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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:03:17 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Quelques créatures de ce temps + +Author: Edmond de Goncourt + Jules de Goncourt + +Release Date: February 9, 2011 [EBook #35223] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK QUELQUES CRÉATURES DE CE TEMPS *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + NOUVELLES + DE + EDMOND ET JULES DE GONCOURT + + + + + QUELQUES + CRÉATURES + DE + CE TEMPS + + + + NOUVELLE ÉDITION + + + + PARIS + G. CHARPENTIER, ÉDITEUR + 13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13 + + 1878 + + Tous droits réservés. + + + + + ROMANS DES MÊMES AUTEURS + + PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER + + à 3 fr. 50 le volume + + GERMINIE LACERTEUX. + MADAME GERVAISAIS. + RENÉE MAUPERIN. + MANETTE SALOMON. + CHARLES DEMAILLY. + SÅ’UR PHILOMÈNE. + IDÉES ET SENSATIONS. + + + EDMOND DE GONCOURT + + LA FILLE ÉLISA. + +Paris.--Imp. E. CATIOMONT et V. RENAULT, 6, rue des Poitevins. + + + + +PRÉFACE + +Ce livre, publié à très-petit nombre et épuisé depuis des années, a paru +portant sur sa couverture: _Une Voiture de Masques_. Je réédite ce livre +aujourd'hui sous un titre qui me semble mieux le nommer. + +Ce volume complète l'Å’uvre d'imagination des deux frères. Il montre, +lors de notre début littéraire, la tendance de nos esprits à déjà +introduire dans l'invention la réalité du document humain, à faire +entrer dans le roman, un peu de cette histoire individuelle, qui dans +l'Histoire, n'a pas d'historien. + +EDMOND DE GONCOURT. + +Août 1876 + + + + +QUELQUES +CRÉATURES DE CE TEMPS + + + + +L'ORNEMANISTE P... + +Dans un coin,--chez Michéli,--en fouillant, peut-être êtes-vous tombé +sur des mauves enroulées? Ce devait être un plat, la guirlande devait +courir tout autour; mais ce n'est qu'un morceau, et les derniers +bouquets appellent vainement ceux qui devaient suivre. Un tesson, rien +qu'un tesson; mais les feuilles incisées et lobées sont d'un rendu si +vrai, elles courent en spirales ou s'épanouissent si harmonieusement, +elles se joignent, se nouent, se marient et se dénouent d'une si +gracieuse façon; il est si heureux et si spirituel ce retour à la flore +ornementée du moyen âge,--que les gens du métier vous diront: c'est une +Å“uvre. Cela et un pan de coffre,--encore un fragment,--qu'on a essayé de +couler en bronze et dont la fonte n'a pas réussi,--rien ne devait lui +réussir, même après sa mort,--est tout ce qu'a laissé, ou à peu près, +P... + +Les pieds au feu, un grog bien chaud sur la cheminée, à portée de la +main,--voilà ce qu'on nous a conté. + +L'atelier de P... était rue Notre-Dame-des-Champs, au rez-de-chaussée. +Il était divisé en deux compartiments: le premier,--celui où on +entrait,--n'était que maquettes, tabourets, ébauches de cire, projets et +instruments de travail; aux murs, une collection de feuilles moulées sur +nature et un beau jour du nord, bien net là dedans,--le nécessaire de la +vie d'un artiste. Le second compartiment, séparé du premier par une +grande draperie et plus petit, était tout garni--à ne pas y jeter une +épingle--de petits meubles, de petits objets. C'était moelleux, soyeux +et douillet, un vrai nid... et tapissé! Même au plafond, P... avait mis +une tapisserie,--un de ces grands bois où courent des chasseurs en +veste Louis XV, une vieille tapisserie harmonisée en ses tons verdâtres, +et que P... avait relevée de baguettes dorées.--Là dedans, au fond, +était un lit, un bon lit, et une femme, sa maîtresse. + +Clou à clou, il lui avait fait ce réduit. Le petit chiffonnier de bois +de rose et l'ancienne pendule signée Leroy, tout cela était venu peu à +peu,--commande à commande,--sou à sou. + +Un des premiers, P... avait compris l'ornementation moderne et ce +qu'elle doit être. Comme tous les commençants, exploité d'abord par ces +gens arrivés dont la signature est un bon à vue sur le public, il avait +vendu un temps ses modèles,--des chefs-d'Å“uvre,--pour des quinze francs, +pour des vingt francs. Puis la confiance lui était venue. Il était allé +lui-même aux fabricants. Lampes, flambeaux, vide-poches, +serre-papiers,--il ennoblit par de charmantes créations toutes ces +choses usuelles qui maintenant sont des objets d'art chez tout le monde, +ou à peu près,--faisant de grandes imaginations pour ces petits riens +abandonnés de tout goût et de toute grâce depuis bien des années, et +toujours pensant aux Grecs, ce peuple béni des arts, qui mettait +jusqu'aux tuiles de ses maisons les arabesques de sa fantaisie. + +Entre autres charmants emprunts à la flore,--de deux feuilles de +violette il fit une coupe. Les deux feuilles simples, opposées, font le +creux de la coupe, et les deux stipules, croisées l'une sur l'autre, +forment le pied. Cette coupe a été offerte, nous croyons, à M. le baron +Taylor. + +Puis il tentait un projet de vase,--un vase épique dont la base était la +création du monde. Sur l'ove marchaient les successions de générations; +l'histoire de l'humanité se déroulait d'étape en étape, et finissait à +une grande figure de la civilisation, debout et couronnant le vase +symbolique. + +Enhardi, P... songea à se mettre un peu hors de page. Il fit un coffret +en forme de châsse. De petites figurines veillaient à chaque angle. Les +pieds du coffret disparaissaient sous un fouillis de plantes marines, +d'algues et de feuilles lancéolées courant l'une après l'autre, où +fourmillaient scarabées, bêtes à bon Dieu, sauterelles émaillées en leur +couleur. Le coffret fini, P... alla le porter à madame la duchesse +d'Orléans. Madame la duchesse d'Orléans, en qui revivait cette +intelligente protection des arts familière à Ferdinand d'Orléans, +accueillit l'artiste et l'offrande. C'est dire que la femme fut +gracieuse autant que la princesse fut généreuse. + +Vinrent les mauvais jours, les privations, les gênes quotidiennes; puis +les caprices de sa maîtresse amenèrent la vraie misère, les dîners +incertains, la vie glanée au jour le jour. + +P... souffrait depuis quelque temps. D'où? il ne savait. C'était une +organisation bien faible et déjà bien éprouvée par la maladie.--Un beau +jour, il fit apporter chez lui de la glaise, une grande table, et se mit +à modeler avec une assiduité âpre, n'écoutant ni conseils ni fatigue. Il +ébauchait un grand Christ en croix de dix-huit pieds de haut. + +P... n'avait ni le genre ni l'habitude d'une pareille machine. Il +travaillait avec rage, s'emportant après la glaise rebelle, remettant, +ôtant, remaniant et revenant, et toujours à faire Å“uvre de son ébauchoir +enfiévré. Le Christ ne venait pas, ne sortait pas. Ses amis haussaient +les épaules. Ils ne comprenaient pas que ce Christ était une envie de +mourant, et que les artistes ressemblent aux femmes qui, avant de +mourir, commencent toujours quelque tapisserie de longue haleine. + +P... travailla ainsi une quinzaine de jours, ne quittant son travail que +pour manger. Il dînait alors avec des Å“ufs durs. + +Un dimanche,--le samedi P... avait eu quelques amis,--c'était le +choléra;--on avait ri de lui parce qu'il avait comme la peur du +pressentiment;--sur les neuf heures, en rentrant, P... fut pris du +choléra. Sa maîtresse était couchée. Comme il sentait l'épidémie en lui, +il arracha de dessus la glaise les toiles mouillées, jeta ça par terre +et se roula dedans. Les atroces douleurs lui étaient venues; et lui, +écartant le rideau de l'autre chambre, les yeux et le visage tendus vers +cette femme, lui voulait sourire et lui souriait pour qu'elle ne +s'inquiétât pas. + +La femme s'endormit. + +Le lendemain matin, en entrant, on vit P...,--dont les veines s'étaient +cavées dans la nuit, --toujours une main à lever le rideau, toujours le +visage tendu vers la femme. + +La femme eut peur; elle courut emménager chez celui que le mourant +appelait son meilleur ami. + +P... fut porté à l'hôpital. + +Du mort, il ne reste qu'un peu de cire et de plâtre, et le nom de Possot +qui vit encore dans la mémoire de quelques amis. + + + + +VICTOR CHEVASSIER + +3 juin 1836.--Je suis arrivé aujourd'hui à la maison. Maman m'avait fait +faire un pantalon et un habit noirs. A midi, j'ai été au convoi de mon +père. Le cimetière était plein: hommes, femmes et les enfants qu'on +traînait par la main, tout le village, et encore des gens de Damblin et +de Fresnoy. J'ai eu du réconfort à voir cette foule.--Maman pleure.--Je +me suis fait installer un lit dans la bibliothèque.--Mon rêve est fini. +Maman est trop âgée, elle a maintenant la tête trop affaiblie et le +corps trop malingre, pour que je la laisse toute aux soins d'une +servante;--et elle s'est trop envieillie en cette vie de campagne, et +elle a trop vécu en la maison de mon père pour que j'essaye de la tirer +d'ici, et que je l'emmène à Nancy.--J'envoie ma démission. + +4 juin.--Il fait du soleil. J'ouvre la fenêtre. L'orme du cimetière, +plein d'oiseaux, a sa feuillée toute frissonnante. A deux pas de l'orme +s'élève un peu de terre fraîchement remuée.--J'ai refermé la fenêtre. Je +me suis mis dans mes livres. J'ai retrouvé le Bodin. J'ai vu quelques +livres que je ne connaissais pas. J'ai trouvé un Calvin avec la +signature de Marie d'Écosse, 1584: elle était alors en prison.--Il m'a +fallu descendre: les fermiers venaient pour renouveler leurs baux. Ils +m'ont tenu deux heures. Je les ai fait attabler. Ils m'ont demandé une +diminution. Ils disent que le chemin vicinal a tranché sur le terrage +aboutissant à la pâture de M. Lourdel, et que c'est un dommage de quatre +bichets de blé. Je me suis défendu d'eux le mieux que j'ai pu: mais je +crains bien qu'ils n'aient percé mon ignorance, et ils ont dû s'en aller +en se disant qu'ils auraient meilleur marché du fils que du père.--Ils +apportaient à maman le beurre de la redevance. Il a fallu fondre le +beurre; et puis, on va faire la lessive. Maman a mis tremper tout le +linge dans le cuveau de la chambre à four. Tout cela a fait comme une +distraction à sa douleur. + +20 juin. On est tout en l'air pour l'élection du maire en remplacement +de mon père. Le maître d'école est venu me consulter. Il m'a dit qu'un +bon choix ce serait M. Michaux, qui commande les pompiers.--Je ne +connais guère personne ici. Bien des vieilles gens, chez qui j'ai joué, +sont mortes. Les quelques amis de ma première jeunesse,--André, avec qui +je volais des _couèches_, et Robert, qui avait imaginé de mettre des +hameçons dans du pain pour pêcher les poules de la mère Langlumé,--et +les autres, sont loin finissant leur droit ou leur médecine. + +2 juillet.--Je me suis installé tout à fait dans la bibliothèque; je +suis là avec mes vieux livres rustiques et mal vêtus, mais qui me +semblent mieux amis pour cela même. Je me mets à ne plus lire, mais à +relire. Je me suis retiré en une société petite, mais choisie.--Maman +m'a laissé mettre sur la cheminée les terres cuites de Rousseau et de +Voltaire, que j'ai achetées à mon voyage à Paris. Il n'y a pas eu moyen +d'obtenir qu'elle retirât deux timbales d'argent sur lesquelles sont +deux oranges. Elle m'a dit que c'était comme cela du temps de mon père. +J'ai sur le chambranle des portes des coloquintes qui sèchent et des +lions en bois blanc à crinière farouche. Maman ne peut comprendre +combien ces lions et ces coloquintes me sont désagréables.--Blangin m'a +écrit qu'il regrettait d'autant plus vivement ma retraite du _Phare_, +qu'il va fonder à Paris un nouveau journal d'opposition, dont il +comptait me donner la rédaction en chef. Cette lettre est restée toute +la nuit ouverte sur la table autour de laquelle je me promenais.--Après +tout, c'est cinq ans, dix ans peut-être d'étude. Ma pensée se trempera +aux amertumes de la solitude, et sortira plus aguerrie et plus virile +pour la lutte. J'apporterai aux âpres polémiques une verve mûrie, et +toute une jeunesse condensée et impatiente. + +25 juillet.--Allons! il n'y a pas décidément un homme avec lequel on +puisse causer. Sortez ces hommes-là du prix des «paires» et des fauchées +de pré, ils perdent la pensée.--Rien n'est pour eux en dehors de +cela.--Ils mangent bien parce que le gibier et le poisson sont +abondants. Ils sont buveurs parce qu'ils sont vignerons.--De ce que je +n'ai pas six pieds et le teint rouge, ils me regardent comme +poitrinaire.--«Vous allez nous en tuer de ces perdreaux, monsieur +Victor, avec les bons fusils de votre père,--m'a dit le père Jansiau en +regardant les trois fusils accrochés au manteau de la cheminée.--Je ne +chasse pas», lui ai-je dit. Ç'a été un étonnement quand Jansiau leur a +dit que je ne chassais pas.--Ils auraient bien envie de me traiter de +séminariste, comme j'ai toujours le nez dans mes livres; mais ils savent +que j'ai écrit dans les journaux contre le gouvernement, ce qui +contribue encore beaucoup à me faire regarder comme quelqu'un +d'étrange.--Il faut tout penser en soi, en cette terre abdéritaine. Pas +une oreille digne de vous.--Les petits châtelains des environs sont des +paysans de la pire espèce.--Véritablement, je suis comme dans un pays +dont je ne saurais pas la langue. Il y a des jours où je me tâte, me +demandant si je ne suis pas fou, tant tout ce qui m'entoure a une autre +façon de tête que moi.--Après souper, ma mère se met à son orgue +portatif, elle en tourne deux ou trois airs, et puis je monte me +coucher. + +30 juillet.--Les fermiers ont apporté ce matin des poulets maigres. +Maman m'a envoyé chercher le bail, et quand elle a vu que je n'y avais +pas inséré «dix chapons gras, vifs, emplumés, la queue en faucille», les +reproches ont commencé, et duré du dîner au souper: que je n'avais aucun +soin de nos affaires, que ce n'était pas la peine d'avoir un fils qui ne +sût pas mettre tout ce qu'il faut dans un bail...--J'ai écrit à Paris +pour avoir un portrait d'Armand Carrel. + +Septembre.--Cette allée du jardin est tout étroite et longue. Elle a +deux pieds de large avec une bordure de buis mangée par place. Elle est +garnie de petits cailloux criants. Je vais jusqu'à la porte qui s'ouvre +sur la route de l'Ermitage; je reviens au bâtiment de l'écurie; je +retourne jusqu'au bout, et toujours ainsi. Je la sais par cÅ“ur cette +allée droite, et elle est dessinée aussi nettement dans mon cerveau que +dans le jardin.--Je ne sais pourquoi je m'y promène, mais je m'y promène +à présent toute l'après-dînée; et quand il vient quelqu'un pour me +parler et que je suis dans le jardin, maman dit: «Victor?... il fait du +sable.»--Cette allée, et les deux bouts de terrain qui l'accompagnent, +ont l'air de trois rubans juxtaposés. D'un côté, des choux, des +groseilliers et des carottes; de l'autre, de l'herbe où des pommiers +mettent leurs ombres grêles.--Des haies de fagots me séparent à droite +du verger de la fabrique de limes; à gauche, du verger des +Nantouillet.--Une vingtaine de rosiers régulièrement distancés de vingt +pas en vingt pas, comme des sentinelles, sont sur le bord de l'allée, et +je pourrais dire, tant je les ai vus de fois, la forme de chacun, et le +dessin des bouquets de feuilles, et celui qui a sur son petit tronc une +ligature de soie bleue pour une bouture, je pense.--Je sais tout de +cette allée, et le banc au bout usé et noirci par la pluie, et la +tonnelle auprès des deux cornouillers de l'entrée. Rien n'est monté +après cette tonnelle, et elle est là , tendant l'épaule, pour que quelque +chose y grimpe.--Un peu de distraction me vient quelquefois du gros +poirier de rousselet, où des frelons, grands comme la moitié du doigt, +ont installé leur nid, faisant des envolées furieuses. Dans la bande +d'herbe, de l'autre côté, je vais voir le réservoir. Entre les pierres +de revêtement poussent de petits saules. Quand il fait beau, deux petits +poissons viennent jouer à la surface de l'eau.--Je ne puis dire combien +cette allée m'irrite et m'ennuie. Elle est inexorable comme une ligne +droite.--Par hasard, j'ouvre la porte. Je vais une demi-heure, une heure +dans la campagne. Un pays plat à perte de vue, des champs coupés à la +règle. Des paysans passent sur des voitures de foin, dormant les yeux +ouverts. Puis le cri des roues dans les essieux diminue et finit. Le +paysage est immobile comme un décor, et j'en veux à la campagne de son +calme et de son silence. Je prends la fièvre à voir cette nature qui ne +me répond rien.--La maison aussi me semble avoir pour moi un méchant +sourire, comme une vieille.--La servante, à qui ma mère donne les +ordres, ne m'écoute pas quand je lui parle.--Les dindons de la cour +courent après moi quand je vais au jardin. + +Mars 1837.--L'hiver a été long, froid, pluvieux. J'ai lu.--Le portrait +de Carrel est accroché dans ma bibliothèque. Je suis tombé l'autre jour +sur ce passage de Plutarque: «... Marcellus fut enterré par ses ennemis +qui l'avaient fait mourir. Son sort est grand et glorieux; car l'ennemi +qui admire et honore la vertu qu'il redoutait, fait bien plus que l'ami +qui témoigne sa reconnaissance à la vertu dont il a reçu des +bienfaits.»--Ce portrait est sur le mur du fond. Le soleil l'éclaire en +se couchant. + +Voilà les huit plus longs jours que j'aie vécu. On a cuit des poires au +four. Maman m'a pris la bibliothèque pour les faire sécher sur des +claies. Il pleut. Je me tiens en bas, regardant par les carreaux la +pluie, et forcé de recevoir qui vient. + +A soi la publicité! Chaque matin éveiller Paris avec son idée! Avoir le +journal qui fait la parole ailée! Tous les jours battre la charge, +renvoyer le sarcasme comme un volant, attaquer, riposter et tenir la +France suspendue à sa plume! Donner sa fièvre à ce grand public, +l'agiter de sa passion, le pousser à la brèche, à l'ennemi! Se réjouir +l'oreille au bruit des flèches barbelées qu'on lance et qui sifflent! +Être quelque chose à l'intelligence de tous! La lutte, la lutte +quotidienne! Vaincre tout un jour! Se coucher, ses adversaires sabrés! +Se montrer brutal comme la logique! Reposer, ne jamais dormir! Répondre +aux ennemis qui se démasquent, aux hostilités qui surgissent, aux +arguments qui se relayent! Être prêt le jour, être prêt le lendemain, +être prêt à toutes les heures de cette vie militante! La guerre de la +tête enfin! Oh! les belles fatigues!--Le journal de Blangin est fondé. +Le premier numéro, à ce qu'il m'écrit, a fait un certain tapage. +J'avais envoyé la carcasse du programme. + +L'esprit de maman se dérange, mais sa santé s'améliore. Elle a des +absences et semble par moment troublée en sa raison. Elle ne garde sa +tête que pour tout ce qui est affaire. Elle me reproche souvent mon +humeur casanière. La vieille femme devient de jour en jour plus aigre et +plus montée contre ce qu'elle appelle ma paresse et mon insouciance. + +Il naît en moi des idées de découragement et de dégoût de la vie. Être +ainsi enterré dans un village! Contre cette solitude d'esprit, mon +cerveau tiendra-t-il? Il me prend des terreurs de ne pouvoir plus rien +quand la liberté me viendra.--J'ai fait le compte de ce que nous +possédons, à nous deux maman; avec le petit bois de la Charbonnière, +nous avons bien 100 000 fr.; mais au taux de la terre, cela ne rapporte +guère que 2000 fr. Il est donc impossible d'aller habiter Paris. Du +reste, ma mère ne voudrait jamais y consentir. C'est par moment des +vÅ“ux impies... + +Je me suis désabonné à mon journal. Je ne veux plus rien savoir de ce +qui ce passe là -bas. + +Maman veut que je me marie. Elle m'a parlé de la fille de Capron, des +sÅ“urs Cadet, de la petite Noémi. Je lui ai répondu par un _non_ formel. + +Nous sommes allés au chef-lieu aujourd'hui. + +Au théâtre, maman m'a présenté à M. et madame Langot et à leur fille. +Nous avions deux places dans leur loge. Bocage était de passage. Il +jouait _Antony_. Au moment où Antony demande une chaise de poste et +jette sur la table de l'auberge une bourse sans compter ce qu'il y a +dedans, un individu aux premières loges s'est mis à dire tout haut, +qu'on n'achetait pas une voiture comme cela; on l'examinait, on la +marchandait et l'on comptait son argent. Tout le monde, dans la salle, +paraissait du sentiment de l'individu.--M. Langot est un gros homme qui +paraît inoffensif. Je n'ai pu tirer de mademoiselle Langot que des oui +et des non. Elle n'est pas jolie. Elle a l'air doux. Ma mère m'a dit +qu'elle chantait au piano, et qu'elle devait avoir deux cent mille +francs à la mort de son père.--Au fait, maintenant que ma vie est +terminée... Et puis, peut-être, un enfant cela vous rattache-t-il à +vivre? + +Je me suis marié. Ma femme est nulle. Elle a le cÅ“ur sec, le jugement +petit et étroit de la province, l'avarice passée dans le sang des +familles terriennes. Mon beau-père est vain, braillard, insupportable, +poussant l'ignorance au delà du permis, le ridicule au delà du croyable. +J'ai eu toutes les peines du monde à le faire revenir sur l'idée qu'il +avait d'illuminer la tombe de sa mère le jour de mon mariage avec sa +fille. L'autre jour il m'a dit: Vous aimez les antiquailles? je vous +donnerai une pipe romaine qu'a trouvée un de mes ouvriers dans mon bois +de...--Aristophane aurait fait une belle comédie avec cette idée et sous +ce titre: «Prométhée, gendre de Plutus.»--Journellement, pour les riens +du ménage, ce sont des scènes entre maman et ma femme; maman me +reproche de ne pas la faire respecter par ma femme; ma femme me dit que +je donne toujours raison à maman. Je suis ballotté entre ces deux +jalousies. Elles boudent, et lorsqu'elles se raccommodent, elles +s'allient et se tournent toutes deux contre moi.--Mon beau-père vient +passer ici des huit jours, et quand il est là , toujours parlant avec sa +grosse voix, je n'ai plus même à moi le silence du calme. + +J'ai un fils. Tant qu'il sera petit, je le ferai jouer dans le jardin; +quand il sera grand, je lui mettrai une blouse et lui achèterai un bout +de champ; et puis aille la charrue! + +Je me suis rencontré hier avec le monsieur de Paris qui est venu faire +de l'agriculture à la ferme de Levecourt. Je l'ai salué, nous nous +sommes mis à causer. Depuis neuf ans, c'est la première conversation que +j'aie eue. Il m'a invité à venir le voir. + +M. Dumont, de Levecourt, est mieux qu'une ressource; il a un charme de +rapports et d'esprit, et des façons cordiales, qui me poussent de jour +en jour à son amitié.--C'est un ancien garde du corps; et quoique nous +différions entièrement de manière de voir politique, nous discutons sans +disputer.--Il est venu souvent cet hiver souper à la maison. + +Voilà quinze jours que je n'ai vu M. Dumont.--Ma femme aurait dit, la +dernière fois qu'il a soupé à la maison, devant son domestique, qui +mettait le cheval à la voiture, que «je ne pouvais pas continuer à +manger ma fortune, en tenant table ouverte». + +7 juillet 1845.--Mon petit garçon s'en est allé, le croup l'a emporté. +Il était beau et souriant vendredi encore... Des gens du pays qui ne +m'aiment pas ont jeté le soir, par-dessus la haie de mon jardin, un +petit cochon de lait mort... + +10 décembre 1847.--Ma femme a vendu 17 fr. 50 cent. les paires de +Colombey, à Jangeneux, marchand de blé à Gray, payable au 1er avril. + +26 février 1848.--Le percepteur vient de m'arrêter sur la place; il m'a +lu son journal. Une révolution... + + + + +BUISSON + +C'est un livre, un gros livre dans un cuir de Russie bien grenu et de +sauvage odeur. Il y a aux quatre coins des plats quatre pensées; il y a +entre les nervures du dos cinq pensées, et au milieu de toutes ces +fleurs de souvenir dorées de bel or fin se lit: _Jules Buisson, Essais +d'eaux-fortes_. + +Ce livre unique où une main amie a rangé, comme des reliques, toutes les +pièces, a réuni tous les _états_, mettant devant ces chères images les +vers explicatifs gravés eux aussi à l'eau-forte et faisant choix des +tirages, et les échelonnant l'un après l'autre,--ce livre tient l'Å’uvre +d'un artiste. Feuilletez-le en ses pages; et vous aurez le recueil des +imaginations de Buisson, de son premier à son dernier jour,--du jour où +il fit une planche entre une leçon de M. Ducauroy et une leçon de M. +Valette, au jour où il dit à sa pointe: Adieu, paniers! vendanges sont +faites! et jeta aux champs ses bouteilles de vernis. + +Buisson entra dans la vie positive à une belle sortie de collége. Il fit +comme tout le monde, et alla s'asseoir sur les bancs de l'École de +droit. Mais en son chemin, il rencontrait mille accidents de la vie, +mille petites scènes animées qui sollicitaient coup d'Å“il et obtenaient +souvenir. Au Luxembourg il voyait de beaux petits enfants rieurs qui +jouaient près des bassins, puis s'asseyaient sur les bonnes de pierre, +tout rouges de courir, laissant voir leurs mollets dodus. Souvent, dans +les rues de la montagne Sainte-Geneviève, il laissait complaisamment +tomber le regard sur des dogues muselés, rognés d'oreille et de queue, +les bajoues piquées de poils rudes comme des soies de porc, le museau +plissé et relevé pour montrer de petits crocs blancs, incisifs et +entêtés, chiens tout nerfs et chair, sanglés dans leur peau, et les +rognons et le train de derrière puissants comme chez certains monstres +assyriens. Par les rues, il se cognait parfois à des habits grotesques, +à des faces étranges, à des échappés d'un conte fantastique, des +docteurs Pyramide ou des Pasquale Capuzzi. Lors son ami Prarond le poëte +lui disait, aux heures des rimes conseillères: + + J'ai trouvé des Goya cachés sous vos Pandectes, + Ami! j'ai dépisté parmi de longs discours, + Entre autres notes fort suspectes, + Que sur Papinien vous recueillez aux cours, + En marge et grimaçant dans des cadres fantasques, + Bien des nez de travers et bien des fronts cornus, + Bien des figures bergamasques, + Et des ânes prêtant ou réclamant leurs masques + A des visages bien connus. + +Buisson oublia d'être juge, et se mit à dessiner des bouledogues. Et si +bien il en dessina, si bien il en moula, si bien il en sculpta, qu'il +eut à l'Exposition de 1842 «deux dogues», tableau acquis par la Société +des amis des arts. Son tableau acheté, envie lui prit de graver son +tableau, et il se trouva avoir et la pointe libertine de Chaplin, et la +manière grasse et ressentie d'Hédouin dans son _Étable_, et la science +du _vernis mou_ de Marvy. Que si vous ouvrez le volume, et que vous +passiez la garde de papier _peigne_, vous rencontrez tout d'abord ces +deux chiens, l'un couché, l'autre debout sur ses pattes de devant et +l'oreille inquiète, tous deux solidement accentués et étalant des +contours comme tracés par une plume de roseau qui aurait poché +victorieusement les ombres. Le sol, les murs, les accessoires du chenil, +dans un certain _brut_ pittoresque, viennent à l'Å“il dignes presque des +bassets de Decamps. + +Puis, il s'abandonna à rêver. Au réalisme de sa première Å“uvre succèdent +les pensées tournées vers les créations imaginatives, les aspirations, +les songeries par les champs de l'inconnu, les contours ondoyants et à +peine entrevus, la recherche de l'idéal; à la réalité rigoureuse succède +le dédain des pensées trop écrites. Une effacée réminiscence d'un +tableau italien du musée de Tournai lui tourmente la main, et sur le +cuivre, dans les griffonnages à toute bride d'un paysage de Cythère, +s'enlèvent discrètement le beau corps et la gorge milésienne d'une +jeune Muse endormie. Les Amours ont volé ses vêtements, ils les ont +livrés au Zéphyre, + + Zéphyre court de fleurs en fleurs, + Et l'on n'attrape point Zéphyre. + +Par les fonds incertains, ce sont de mystérieuses envolées d'Amours, et +les vagues des vêtements flottant dans l'air,--un rêve antique qui +remonte au ciel sur le premier rayon de soleil. + +Cet homme à la façon des soldats de Salvator, une toque à plume sur la +tête, torse à moitié nu, se caressant sa longue barbe avec sa main, est +Finsonius: + + _Belga Brugensis hic est, sed Parthenopensis amore + Artis Finsonius sceptra jocosa gerens._ + +--Une figure de peintre provincial retrouvée par un ami de +l'aquafortiste, Philippe de Chennevières. + +Buisson se plaisait à ces illustrations d'ouvrages écrits par des plumes +qui lui étaient chères et de préférence aimées. Ils étaient quatre en +ce temps heureux de la gaie jeunesse, qui pensaient ensemble, et se +parlaient et se répondaient l'un à l'autre en tout: prose, rimes ou +dessins. Aussi, presque toujours, Buisson se fait écho de la poésie et +de l'amitié; et Prarond et Levavasseur chantent tour à tour sous sa +pointe, à moins que les _Contes normands_ ne lui donnent l'idée de +dessiner une vieille Normande, le nez crochu, le bonnet de coton en +révolte, une bouteille sous le bras, trouvant que le vent est rude, +l'équilibre difficile, et le pont étroit, et chantant son _Ave_ +d'ivrognesse: + + Ma bonne Vierge, laissez-mai passer + Je n'berai pus quand il fera ner. + +Et tout après le «Chenil», le frontispice des fables de l'ami Prarond. +Préault voulait exécuter ce frontispice en marbre. Des Amours entourent, +avec la grâce perdue du XVIIIe siècle, un rustique médaillon de +mademoiselle de la Sablière, jeté dans les feuilles. Au bas, les Amours +jouent avec des fleurs, puis ils volent et s'asseyent et se renvolent, +et le premier arrivé tend le bras et met une couronne de fleurs des +champs sur la tête de l'hôtesse du fablier.--Et vraiment c'était un +Clodion. + +Mais Levavasseur a dit quelque part: + + La rime est une esclave + Qui de dame Raison + Fait le ménage et lave + La petite maison. + + La maîtresse est hargneuse, + Et du soir au matin + La vieille besogneuse + Met de l'eau dans son vin. + + La servante est folâtre + Et dérobe au tonneau + Le vin de la marâtre + Qu'elle met dans son eau. + +Vite du giron de la servante décolletée, les épaules au vent, la chemise +aux hanches, monte avec la fumée blanchâtre des fagots une ronde +d'effrontés parpaillots qui embrassent et cajolent la servante, et +grimpent boire le vin jusque sur le manteau de la cheminée. Bientôt +voilà Buisson qui enfourche le balai, comme Penguilly; le fantastique +le visite; et voilà les eaux-fortes de minuit. Tantôt c'est un cavalier +fort maigre, et vêtu de noir, qui chante des séguedilles à la nymphe de +l'Arnette; tantôt c'est un burg au haut d'un mont, soutenu par des +consoles humaines; deux petits bonshommes grotesquement accoutrés +sonnant de l'olifant, poussent avec leurs montures jusqu'au château +magnifique, et dans un coin est accroupi, les coudes aux genoux et les +mains aux oreilles, un petit Belzébuth cornu, grand comme +l'ongle.--Eaux-fortes étranges, d'un ton roux qui rappelle l'encre +rougie par le temps des dessins à la plume du Guerchin et du Vinci. + +Que Levavasseur, après avoir lu une parade de Dominique, fasse _Pierrot +couveur et roi_, Buisson regarde une image de Watteau, et lui fait deux +Pierrots: Pierrot pendu, la lune le regardant: + + Je n'aurais cru d'avance + Qu'on pût être si bien au bout d'une potence. + Que de sots préjugés on a sur terre, hélas + Quand on voit en passant ces choses--là d'en bas! + +Puis Pierrot en collerette, son serre-tête noir un peu passant sous sa +coiffe blanche, et faisant à deux mains un mémorable pied de nez; ceci +est pour l'épilogue: + + Tes dix doigts allongeant ton nez original + Nargueront le public dans un lazzi final. + +Levavasseur raconte-t-il, en bon Normand, la vie de Corneille, Buisson +ne manque, comme vous imaginez, si belle occasion de portrait. + +Ici le fabuliste Prarond a le _Cavalier et le cheval_ à faire sauter un +fossé. Buisson se rappelle les fuites rapides, les croupes qui +s'effacent, les cavaliers couchés à l'avant, les queues droites à +l'horizon, les chevauchées tempétueuses, toute cette _furia_ équestre +qu'il livrait en ses heures de fièvre à des panneaux oubliés; il enlève +d'un bond la fable de Prarond, et, la tête échauffée, sur un coin de la +même planche, il jette pour l'ami Levavasseur une houle impétueuse de +cavalerie tournoyante avec le mouvementé d'un Maturino dans un défilé du +Guaspre. Dans ce _griffonnis_ le Cid fait rage de la vieille épée de +Murdora le Castillan. Écoutez le _Romancero_: «Il défit tous les Mores, +prit les cinq rois, leur fit lâcher la grande prise et les gens qui +allaient captifs.» + +Buisson est allé en Normandie. Il a rapporté de la lande de Laugé de +solides études, de véritables études normandes; il a rapporté «les +chemins verts, les mares perdues dans l'ombre du soir, les ciels verts, +la prime verdure d'avril sur les haies et sous les futaies, les nappes +vertes des prés déroulées sous les bois, les tons bleus et violets si +légers des arbres qui vont ouvrir leurs premiers bourgeons». Mais le +pays de Goya l'appelle, et en l'automne de l'an 1845 son ami Levavasseur +lui écrit: + +_Monsieur_ + +_Buisson, peintre français, fonda de las Naranjas, calle de Jovellanos._ + + C'est donc vrai, le soleil a des rayons étranges + Qui naturellement font mûrir les oranges! + Vous qui n'en aviez vu comme moi qu'au bazar, + --Enfants emmaillottés dans un papier de soie, + Vous en avez cueilli dans votre folle joie + Aux orangers de l'Alcazar, + +Il court les Espagnes; il s'enivre de soleil, il s'enivre de haillons +drapés avec un air de pourpre, de couleurs chatoyantes, d'ombres +rousses, de terrains brûlés, d'horizons en incendie et de firmaments +zébrés; il dessine le mendiant s'épouillant, et la manola alerte, et le +_presidio_ lézardé, et tout le peuple bariolé. Il essaye de fixer en des +pages d'album cette lumière d'or, cette misère splendide. Il croque des +brigands, lazaroni à fusils, se chauffant au crépuscule dans une gorge +morne. Il court ce qu'on voit et ce qu'on montre, les Murillo de la rue +et du _Museo del Rey_. Il s'éprend des vieux et des terribles, de +Correa, d'Alonzo Beruguete, de Liaño, de Gaspar Becerra, de Dominique +Théotocopuli. + +D'Espagne, il rapporte un tableau: une cour au bas d'une église, au bas +d'un énorme Christ en bois peinturluré, hommes et femmes bigarrés +d'écharpes, de mantes, de chapeaux mahonnais, les uns poussant devant +eux des troupeaux de cochons truites de rose; les autres, des ânes se +pressant et se bousculant et tintinnabulant d'alcarazas. Le ciel est +vert sombre avec des filets violets; un coloris brutal, un dessin +violent; mais sous les crudités de ton et les inhabiletés de brosse, une +riche palette, une méritante audace. + +D'Espagne il rapporte une petite eau-forte, une carte de visite. Devant +un terrain qui fuit à perte de vue, caillouteux et désolé comme les +Alpujuras, près d'une source tarie, au pied du squelette d'une +broussaille exfoliée, une tête coupée, les yeux clos, les lèvres +entr'ouvertes, les veines du col bavant sur le sol une mare rouge; un +souvenir des deux Sévillains pantelants, Valdès et Montanès. + +Mais tournez la page des Valdès, des cauchemars, de l'école +_terrifique_, et venez vite voir les beaux enfants, les méplats charnus, +les faisceaux de plis aux jarrets, le potelé, le grassouillet, le dessin +rebondi de l'enfance. Une statuette de Flamand, un Giotto enfant, lui +donnent, celle-ci une étude, celui-là un succès. Une petite fille vue de +dos lui livre un chef-d'Å“uvre. Il y a là les caresses de l'artiste, et, +dit-on, du parent. Comme toutes les courbes sont pleines! comme la +pointe lutine! comme elle rondit le long de ce galbe douillet! la +réjouissante graisse étoilée de fossettes! + +Salut, madame la Fable! Elle est vue de dos, laissant pendre un coin de +draperie et se regardant dans un miroir: + + Même quand elle prend, par un beau jour d'été + Au bord d'un fleuve ou sur le sable, + L'uniforme charmant de dame Vérité, + A certain regard effronté, + A cet air nonchalant, au miroir emprunté, + On reconnaît toujours la Fable. + +Cette eau-forte, publiée par _l'Artiste_, est la gravure, moins trois +Amours dans le ciel, d'un tableau de Buisson, qui joua de malheur. Il +fut reçu à l'Exposition de 1848, le 23 février. Le lendemain, tout le +monde exposait de droit. Un instant Buisson avait dû arriver vraiment au +public: on avait parlé de lui pour illustrer _l'Âne mort_ de Jules +Janin. + +1848 a dispersé le cénacle et mis un écriteau à la porte de l'atelier +hospitalier. Mais Buisson n'a laissé partir ses amis qu'après qu'un +chacun a eu un beau portrait à mettre en tête de ses Å“uvres. Il a gravé +d'une pointe onctueuse la tête bien en chair du fabuliste; il a gravé +avec la pointe fine d'Henriquel le profil élégant de Levavasseur; il a +gravé la barbe de l'ami Philippe; et quand il les a eu tous +_pourtraicts_, il n'a pas voulu que ces visages qui s'étaient fait face +si longtemps fussent séparés. En mémoire des années qui ne reviennent +pas, il les a tous réunis dans le frontispice du livre de M. de +Chennevières, faisant de l'un une cariatide nue, sortant d'une gaine +l'habit de l'autre, appuyant sa fantaisie architecturale sur la tête de +celui-ci et la couronnant de son portrait: + + Avec les cheveux en broussaille, + Le front saillant et les yeux creux, + Dent qui mord et bouche qui raille! + +Et maintenant Jules Buisson plante ses choux près de Castelnaudary. Il +ne grave plus, il ne peint plus. Il est marié; il cause engrais avec ses +fermiers. Rarement il lit cette _Comédie humaine_ que Balzac lui avait +donnée pour avoir aidé à la décoration de son petit hôtel du faubourg +du Roule. Il s'est retiré en un coin de grasse terre, oublieux de son +talent passé; et si parfois du ciseau qu'il vient de se faire envoyer, +il dégrossit une tête d'animal dans un tronc de poirier, c'est pour +mettre au-dessus de la porte de ses étables. + + + + +NICHOLSON + + ______________________________________ + | Come and see | + | | + | THE LORD CHIEF BARON NICHOLSON. | + | | + | At the Coal Hole tavern. | + | | + | STRAND[1]. | + |_____________________________________| + +L'affiche est ornée d'une énorme tête de Nicholson en perruque et en +rabat. + +En bas, à la _bar_[2] de la taverne, vous payez un schelling; montez +l'escalier, et entrez dans la salle. La salle est un rectangle recouvert +jusqu'au plafond d'un papier couleur bois. Aux deux côtés de sa longueur +sont figurées quatre cheminées surmontées de glaces dans des cadres de +chêne, décorés d'arabesques en bronze. La salle est coupée de longues +tables d'acajou; les tables sont entourées de bancs recouverts d'une +moquette rouge jaspée de noir. Sur la table il y a des verres, des +carafes, des bols de verre bleu qui servent de sucriers. Huit becs de +gaz éclairent la salle. Aux murs est appendu le prospectus colorié d'une +école de natation d'hiver; aux murs est accrochée à un clou une plaque +de verre noir portant en lettres de cuivre le mot: _Beds_[3]. Dans le +fond de la salle, le plancher ressaute d'un pied; et au centre de +l'estrade s'élève, réservée au chef baron, une petite table où brûlent +deux bougies. A côté des bougies, au-dessus d'un étain bien luisant, «la +bonne vieille boisson écossaise, richement brune, mousse par-dessus les +bords en glorieuse écume», comme dit Burns. + + [Note 1: Venez et voyez le grand juge Nicholson à la + taverne du _Trou au charbon_, dans le Strand.] + + [Note 2: Comptoir.] + + [Note 3: Il y a des lits ici] + +Aux pieds de Nicholson, sur un canapé au dossier de jonc, sont assis le +greffier, le conducteur du conseil, l'avocat. Une petite barre en bois +blanc, où viennent déposer les témoins, se dresse à la gauche du +tribunal. Dans l'enceinte réservée est encore un grand piano à queue qui +accompagne les chansons grivoises chargées de faire attendre le procès. + +La table la plus rapprochée du tribunal reçoit le jury, jury qui se +recrute parmi les buveurs de «gin» de bonne volonté. Un appel de noms +imaginaires est fait. Chaque juré prend la Bible entre le pouce et +l'index de la main droite, jure de juger d'après sa conscience, baise la +Bible, et la passe à son voisin, qui fait de même, et la baise, et la +repasse. Nicholson demande un cigare. L'huissier appelle la cause. Le +conducteur du conseil, connu sous le nom du _savant sergent_, et qui +s'est occupé avec succès du génie dramatique chez les anciens et les +modernes, lit l'acte d'accusation. L'avocat, qui est un habile étudiant +en droit, présente la défense. On appelle un témoin, puis un autre, puis +un autre. Tantôt il vient une vieille fille les cheveux gris lui +battant sur les joues, lunettes sur le nez, robe rosâtre à volants, +mantelet de soie grise, chapeau avec des bouquets de bluets; la démarche +intimidée, la voix mince et fluette, l'accent pudibond, croisant les +bras sur la poitrine; une personnification femelle du _shoking_; puis +c'est un garçon coiffeur qui entre «comme le torrent de la Moréna», qui +monte à la barre comme on monte à l'assaut, qui frappe du poing, qui a +un toupet jaune ébouriffé, qui se dépêche, qui crie, qui bredouille, qui +répond avant qu'on l'interroge, qui raconte quand on lui dit de se +taire, qui se démène, qui cherche machinalement et fiévreusement son +tablier de sa main, qui s'essouffle, qui se mouche dans son tablier, les +yeux hors la tête, la voix glapissante, haletant, prolixe, bavard et +bavardant, toujours exubérant, toujours parlant;--et ce coiffeur et +cette Anglaise, et ce _blackguard_ et cette lady, c'est un homme, un +seul homme, le même homme! Cet éternel témoin, le chef baron n'a-t-il +pas raison de l'appeler «le plus comique dessinateur de types comiques, +depuis la splénétique vieille fille jusqu'au garçon coiffeur avec son +tablier à bavette»? + +Mais Nicholson a un peu avancé la tête. Il a adressé une question au +témoin, et toute la salle est partie d'un éclat de rire. + +Nicholson est petit, apoplectique. D'énormes favoris noirs encadrent sa +figure carrée et massive, comme la figure d'un financier d'Hogarth. Ses +traits sont pleins et ronds; il a le teint frais; il a de petits yeux +qu'il rapetisse encore en clignant et en plissant la paupière; et ce +manége leur donne une indicible chafouinerie. Rominagrobis faisant le +mort devait avoir cet Å“il demi-fermé, narquois et guetteur. Il a la +grande perruque poudrée de chef baron à grands anneaux, tirant sur le +front une ligne droite comme faite à la règle, et trouée au sommet par +un petit trou qui laisse échapper la chaleur de la tête. Il a le rabat +blanc, les manchettes et la grande robe noire. Nicholson ne rit jamais; +il parle lentement; il a dans toute la physionomie comme une bonhomie +bridoisonne, et comme une sournoiserie de vieux juge. Souvent, il fait +avancer sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure en homme de mauvaise +humeur qui boude un mauvais argument. Il joue de façon exquise et de +bonne comédie le perpétuel demi-sommeil d'un tribunal. + +Nicholson se complaît aux causes d'adultère; il a fait son domaine des +infortunes conjugales: tout le scandaleux judiciaire est bien venu de +lui. En ces causes, les grasses façons de dire ont leurs coudées +franches; les équivoques, les allusions, les demi-gros mots ont beau jeu +dans ces libres plaisanteries, dont l'histoire du marron de Sterne est +comme le type. C'est en plein croustillant que Nicholson excelle à faire +les mille et une confusions de «l'Avocat patelin», à jeter au beau +milieu d'une plaidoirie une interrogation cynique, à déchirer d'une +phrase les gazes de pudeur de la défense; et pour peu que les tribunaux +anglais aient évoqué quelque belle «conversation criminelle», aussitôt +la parodie est prête, juge, avocat, greffier se donnant la main. Les +causes s'improvisent, à peu près comme ces drôleries de la comédie +italienne où les acteurs, avant d'entrer en scène, lisaient sur une +pancarte accrochée dans les coulisses le canevas de leurs lazzis. Et +cela dure tout autant qu'une petite pièce de nos boulevards: une +vingtaine de jours, un mois. Nous avons vu toute une soirée débattre la +vraisemblance d'un adultère en cab, avec des: Comment? que vous ne +pourriez imaginer.--L'Anglais, qui aime à boire, va se coucher sur un +verre de grog, et sur un résumé du chef baron de la plus impartiale +salauderie. + +Quelquefois la cour de justice du Trou à charbon évoque une cause +politique réelle ou fictive; alors elle se met à être comme la face +grotesque des haines anglaises. Tout Londres se rappelle le succès +récent qu'obtint Nicholson avec son fameux procès: «Haynau et les +ouvriers de la brasserie Barclay-Perkins.» + +Licence singulière et sans précédent dans les mÅ“urs d'un peuple! Parodie +unique et surprenante! Le jury, et le juge, et l'accusé, et les témoins, +et la défense, et l'accusation,--la Justice! abandonnés à tout l'humour +d'un Swift de taverne, traduisant en libertines railleries l'amère +parole de Shakspeare sur la jugeaillerie humaine: «L'homme, cet être +vain et superbe, revêtu d'une autorité passagère, lui qui connaît le +moins ce dont il est le plus certain, son existence fragile comme le +verre, se plaît, comme un singe en fureur, à exercer les jeux de sa +puérile et ridicule puissance à la face du ciel, et contriste les +anges.» Et chez ce peuple religieux de sa loi, où les plus grands +criminels baissent la tête sous la baguette du constable, cette farce +quotidienne des assises anglaises! là , dans cette salle, un coquin de +Rose-Mary-Lane que l'attorney enverra peut-être dans un mois à +Botany-Bay, vient rire à cette répétition comique des vengeances +sociales! Étrange comédie que cette comédie du _Chief baron_, où la +Bible, et les balances, et le glaive sont chaque jour de l'année bafoués +et traînés dans les éclats du rire! Étrange peuple où toute moquerie +permise n'ôte rien au respect! où la caricature ne fait pas une +rébellion! où, dans le fond d'une allée, au-dessus d'une _bar_ à +liqueurs, un homme peut, tous les soirs, toléré par la police anglaise, +être l'Aristophane de la loi anglaise! + +Nous ne voulons pas essayer une biographie de Benton Nicholson; c'est +une célébrité que nous amenons sur le continent, et le public n'aime à +entendre longuement parler que des gens qu'il connaît. Tout au plus, +nous essayons quelques traits du Falstaff juge. «Les peintres, dit le +vieil anecdotier, prennent la ressemblance de leurs portraits dans les +yeux et les traits du visage où le naturel éclate plus sensiblement, et +négligent le reste.» Ainsi faisons-nous, ne tentant qu'une animée +silhouette et un buste rieur du _Chief baron_. + +Nicholson a été rédacteur de quatre grands journaux; il a donné des +articles au _Times_; il est l'auteur de _Dombay et sa fille_, roman dans +la manière de Dickens. Après le succès de _Gavarni in London_, il a +publié un journal périodique, sorte de Tintamarre anglais, intitulé _Don +Giovanni in London_. Une chose que l'on ne sait guère, même en +Angleterre, c'est que peu s'en est fallu que Nicholson ne fondât le +_Punch_. Ce fut dans la chambre de Nicholson, alors prisonnier pour +dettes, que fut discutée et résolue la venue au monde du drôlatique +journal. M. A. Henning avait apporté _le Charivari_ de Paris. Les +questions matérielles du _Charivari_ de Londres réglées, le bureau du +journal fut ainsi composé: M. Nicholson, rédacteur; M. Landell, +graveur; M. Last, imprimeur. Mais Nicholson ne put sortir de prison +aussi vite qu'il le désirait, et MM. Last et Landell, privés du concours +de Nicholson, appelèrent à la rédaction M. Gilbert Beckett, M. Henri +Mayhew, M. Grattan, et M. Mark Lémon, qui fut le parrain du journal; et +l'appela de ce bienheureux nom: _Punch_. + +Nicholson commença son rôle sur une scène médiocre à la _Tête de +Garrick_; mais il n'était alors qu'un juge d'occasion. Ce fut sous lord +Melbourne que Nicholson fut élevé à la dignité de chef baron, et +représenté dans une colossale peinture avec la robe d'hermine «de son +feu regrettable confrère Jenterden». La première foi qu'il porta cette +fameuse robe, il eut la visite de Jean Adolphus, le père du barreau +anglais «qui joignait à l'esprit, à la sagesse, à la légale sagacité, le +génie non encore vu de faire naître un scandale d'un scandale». + +Depuis lors, sa réputation ne fit que grandir; il n'eut plus seulement +des oisifs, ou de jeunes avocats venant apprendre «à cette mimique du +_Forum_» la repartie vive et l'ironie improvisée, il eut des membres du +parlement; que dis-je? il les fit jouer dans sa grave parade, et les fit +s'asseoir comme jurés à son banc plaisant. + +Ce fut un de ces jours-là sans doute que Nicholson, mis en verve par son +public, prononça cette burlesquement sérieuse apologie de sa _Mimic +Court_: + +«Ce n'est pas, messieurs du jury, que je veuille médire du talent ou de +la sagesse des cours inférieures, _Courts of Chancery_, _Court of +Queen's Bench Exchequer_, _Common-Pleas_, _Old-Bayley_; non, messieurs, +ils ont le génie, ils ont la science; mais, messieurs, il leur manque ce +qui ne manque pas au savant conseil; il leur manque ce que nous avons: +une _bar_ au-dessous de la _bar_[4]. La _bar_ du dessous donne +l'inspiration, l'esprit, l'énergie à la _bar_ du dessus. Messieurs du +jury, croyez-vous que les arguments de sir William Follet perdraient de +leur à -propos arrosés d'eau-chaude et de rhum? ou encore que les +métaphores ingénieuses de L. Charles Phillips perdraient toute leur +grâce pour tremper leurs lèvres à un verre de whiski? Songez encore, +messieurs du jury, quel allégement ce serait à mon savant confrère +Denman s'il pouvait seulement allumer un cigare et prendre un grog au +gin. Messieurs du jury, la panacée des timidités, le coup de fouet de +l'éloquence, le générateur de l'argument, le médecin de la raison, c'est +un verre de champagne. Voltaire l'a dit: + + [Note 4: Jeu de mots sur le mot _bar_, qui signifie + comptoir de marchand de vin, et barre de la justice.] + +«L'homme devient éloquent sous l'influence des grandes passions ou des +grands intérêts. Mon grand intérêt, c'est l'excitant; ma grande passion, +c'est le verre de champagne; et je suis appuyé par ce philosophe dans +mon opinion que l'homme parle et argumente mieux sous l'impression des +excitants que lorsqu'une sage sobriété siége seule, en son chagrin, sur +le trône de l'intelligence.» + +Nicholson est un homme de _sport_; c'est un parieur distingué. Un +rédacteur du _London-News_ nous disait qu'il avait une façon +particulière de juger les chevaux à l'oreille. Il se fait remplacer +pendant la saison des courses, où à Epsom, à Ascot, à Hampton, escortée +de sa tente monstre en toile, sa seigneurie fatigue une salade, coupe +une tranche de rosbeef, remplit un verre d'ale, «offrant le premier +exemple du premier juge qui ait jamais vendu du bÅ“uf à une course de +chevaux». + +Nicholson a un petit lever. Les boxeurs, les maquignons, quelques +acteurs viennent lui faire leur cour. La ruelle est le rendez-vous des +nouvelles du _Ring_; c'est l'endroit de Londres où on sait le mieux et +le plus tôt combien de _rounds_ a donnés Harry-Broome. + +Ses occupations sévères de chef baron ne l'empêchent pas de revenir +quelquefois à la littérature. Le grave emperruqué met alors à son esprit +«des bas couleur de rose». Une fable s'échappe de sa plume entre deux +résumés de la taverne: + + +L'AMOUR ET LA MORT + +«L'Amour et la Mort convinrent de voyager ensemble. La Discorde les +surprit au milieu de leur sommeil et mêla leurs flèches. C'est ainsi que +l'Amour, quand il se propose de frapper les jeunes d'une tendre passion, +tue souvent, et que la Mort, quand elle lance sur les vieux la flèche +fatale, allume un doux attachement.» + +Ne dirait-on pas le goût d'une odelette d'Anacréon?--Nicholson dit +plaisamment, à propos de ses Å“uvres rimées, «qu'il est le plus pesant +barde d'Angleterre, un barde de 266 livres». + +Mais, après sa fable, vite il remonte à son siége, il retourne à sa +baronnie; il recommence, applaudi, sa farce étonnante. Il sait que toute +sa gloire est dans sa toge risible, et il se résume ainsi lui-même dans +l'autobiographie de sa main qu'il nous a envoyée: «Je vous livre ceci, +non comme une sérieuse archive, mais comme un satirique souvenir, mon +objet étant toujours d'exciter un rire dans mon auditoire par ma +moqueuse grandeur.» + + + + +UNE PREMIÈRE AMOUREUSE[5] + +La Haye, avril 1845 + +Me voici établie ici, ma chère mignonne. J'ai un très-joli appartement +qui donne sur la place du Marché. Ma chambre à coucher est tendue en +rose; j'ai des jardinières en bambou avec des tulipes qui coûtent +très-cher, à ce qu'il paraît; la petite cage chinoise que nous avons +achetée ensemble au Havre, et dedans des oiseaux bleus et rouges, sur ma +fenêtre:--et vous savez mon nid par cÅ“ur. Les indigènes sont +très-curieux de moi. J'arrose mes tulipes. Je ne vis pas beaucoup. +C'est le mieux. Si vous étiez ici, chère belle, je crois vraiment que je +ne regretterais rien de Paris. + + [Note 5: Nous ne sommes guère qu'éditeurs des lettres qui + suivent.] + +Dites à Élisa que je ne puis rien pour elle en ce moment; j'ai été assez +malade; mon entretien ici est coûteux. En deux mots, je suis à sec. +Qu'elle prenne patience. J'ai de fort belles robes, que je ne puis +vendre puisqu'elles me sont nécessaires pour le théâtre; un bracelet qui +ne me quitte jamais, et auquel je ne toucherais pas pour nourrir ma +mère. Vous savez, chère amie, que ce n'est pas le cÅ“ur qui me manque; +mais je suis au fond de ma bourse en ce moment, je vous assure. Que +deviennent Edgar et Léon? Que devient Paris? Je n'ai rien à vous dire. +Je vous écris absolument pour que vous me répondiez. Au revoir, ma chère +Louise; je vous embrasse comme autrefois. + +MATHILDE. + + +Dijon, décembre 1846. + +Enfin, ma chère Louise, une bonne et grande lettre de vous! J'en ai été +toute surprise, et j'en suis toute réjouie. Votre lettre me rejoint à +Dijon, où je compte passer l'hiver, attachée au théâtre, vous pensez +bien. Il y a si longtemps que nous n'avons causé ensemble, et tant de +fortunes diverses me sont arrivées depuis, que je pourrais facilement +vous envoyer un in-octavo sur les impressions par moi éprouvées depuis +huit mois. Qu'il vous suffise de savoir, pour le moment, que j'ai été +heureuse à la Haye au delà de ce que je pourrais vous dire! que ce pays +maussade, brumeux, sans soleil ni éclat, garde pourtant mes plus +précieux souvenirs, mes plus chères ivresses; que je l'ai quitté +désespérée, éperdue de chagrin, y laissant désormais tout l'amour et le +vrai bonheur que je puis avoir en ce monde! Je vous expliquerai tout +plus tard; j'ai voulu vous répondre immédiatement pour vous dire que je +vous remercie d'avoir songé à moi, et que je suis aise de votre lettre +et de vous avoir retrouvée. + +Je suis contente que vous ayez rompu avec Théodore: un vilain nom +d'abord! et puis il doit aimer comme son ami Edouard, qui prend ses +maîtresses à proximité du café où il déjeune. Gustave fait-il toujours +des vers? Le brave garçon! il est ennuyeux comme un album. Embrassez-le +de ma part.--Camille est ruiné? Je le crois bien. Il faut avoir trop +d'oncles pour hériter tous les ans. Je me rappelle quand nous avons été +déjeuner au pavillon d'Henri IV, au sortir d'un bal de l'Opéra, et qu'il +voulait allumer son cigare à un réverbère, vous souvenez-vous? + +Que ne vous mettez-vous au théâtre? vous feriez merveille. C'est une vie +animée, pleine de péripéties, de détails émouvants et grotesques, et de +dîners de carton qui donnent à manger. Le théâtre ici manque de femmes; +on n'exige ni talent ni habitude: de la grâce et de la beauté, voilà +tout! Si vous le vouliez je vous y ferais entrer avec moi. Quelque +chose, quelqu'un vous retient-il à Paris?--J'ai mille choses à vous +dire; mais on m'attend chez un correspondant. Je vous quitte. Je vous +embrasse. + +MATHILDE. + + +Dijon, janvier 1847. + +Mon réengagement est signé d'hier. Je ne veux pas tarder, chère belle, à +vous écrire cette bonne nouvelle, sachant toute la part que vous y +prendrez. J'ai eu affaire à un directeur presque amoureux: c'est vous +dire que j'ai tiré à moi la couverture. Comme je ne suis pas +d'aujourd'hui au théâtre, et que je sais sur le bout du doigt tout le +sous-entendu de ces messieurs, j'ai tout précisé. Je ne dois jouer que +trois fois par semaine; et j'ai, de plus, un congé de quinze jours à +prendre quand il me plaira. Vous concevez, ma mignonne, que j'attendrai +un succès, et que le lendemain je me ferai racheter mes quinze jours ce +que je voudrai. + +Encore une fois, que ne vous mettez-vous au théâtre? Votre idée de +Conservatoire est puérile: vous y entrerez très-difficilement; puis, ce +que vous gagnerez vous permettra au plus d'acheter des bouquets de +violettes. Le théâtre, à la bonne heure! Si vous avez quelque chance de +faire fortune, c'est là , uniquement là . Vous savez que si vous avez du +talent, cela sera un accessoire fort généreux de votre part, c'est la +dernière chose qu'on vous demandera. Pourvu que vous ayez la jambe bien +tournée et l'Å“il bien fendu, directeur et public seront satisfaits; or +vous avez cela, et, en plus, une jolie voix, et vous êtes musicienne. +Venez ici, je vous fais engager au théâtre. J'ai le directeur dans mon +bas, ou peu s'en faut. Pour ce qui est de vos débuts, ne vous en faites +pas un monstre d'avance. C'est une des nombreuses choses de la vie +auxquelles il ne faut songer que le lendemain. L'habitude du public vous +viendra peu à peu, ma chère, comme toutes les habitudes. Vous concevez +bien que mes conseils et mes exhortations ne vous donneront pas du +courage si vous n'en avez pas. Ceci, vous le sentez, est une condition +toute physique. Mais, rassurez-vous; tout le monde est ému le premier +jour; les débuts sont toujours pleins de troubles et d'émotions, et le +public, je vous jure, le public de province surtout, ne songe pas à se +formaliser de voir une jolie fille embarrassée d'être regardée et qui +rougit sous son rouge. Mais vous ne voulez pas quitter Paris; vous +tenez à votre Prosper. Passons. + +Je vous envoie une lettre pour M. ***, rue...; vous lui direz qu'il vous +fasse entrer au Vaudeville; il sera enchanté de vous recevoir. Puis il +faut voir rue..., nº 9, je crois: en prenant par la rue Montmartre, +c'est la sept ou huitième maison à droite; il y avait des portraits au +daguerréotype à la porte. Vous demanderez M. ***. C'est un charmant +garçon qui a été mon amant pendant deux ans. Il fait des pièces de +théâtre. On l'a joué. Il m'a passionnément aimée; ceci sans fatuité. Je +l'ai rendu un peu malheureux parfois, en sorte qu'il ne m'aura pas +oubliée. Vous lui écrirez qu'il vienne chez vous prendre des nouvelles +de Mathilde ***. Il viendra, c'est sûr. Songez au théâtre. + +MATHILDE. + + +Dijon, mars 1847. + +De soir en soir, je remets depuis quinze jours, ma chère Louise, pour +vous répondre une longue lettre bien bavarde et bien paresseuse en même +temps, de ces causeries à bâtons rompus, à branches cassées, dans +lesquelles l'esprit se pose sans durée et s'arrête sans choix. Depuis +votre dernière lettre, j'ai été occupée d'une façon absolue, excessive. +J'en ai été malade. On a été forcé de faire venir une seconde amoureuse +pour me seconder. Chère petite, quelles fatigues le public nous paye en +bravos! Vous ne sauriez croire à quel point le théâtre est un maître +exigeant, capricieux; comme il vous envahit la vie! C'est un amant qui a +bien besoin de faire plaisir quelque peu pour qu'on le supporte. Enfin +j'attrape au vol une heure de liberté franche et de flânerie: je viens à +vous. J'ai toujours été égoïste. Bah! c'est toujours quelque chose de +bien choisir ses défauts et ses victimes. + +Ma chère mignonne, votre lettre est triste et toute vibrante d'une foule +d'inquiétudes non avouées, et que j'ai bien comprises. Malheureusement, +je ne puis en cela vous venir en aide. Un seul argument peut vous +toucher, et celui-là précisément me manque. Ne doutez pas de ma bonne +volonté et de mes généreuses pensées à votre égard. Croyez à mon +impuissance. Je viens de jouer ces jours-ci un rôle Jenny-Vertpré dans +_Madame Pinchon_. J'ai été rappelée avec deux autres personnes. C'était +la première fois, depuis la Haye, que je revenais ainsi glorieusement +devant le public. Eh bien! aucune jouissance d'amour-propre ne m'a fait +battre le cÅ“ur. Ce cÅ“ur, cet amour-propre sont si complétement usés que +rien maintenant ne les active, ne les réveille. Quand je ne dédaigne +pas, je suis indifférente. C'est que, voyez-vous, aucun résultat, de +quelque nature que ce soit, ne vaut les peines, les fatigues, les +emplois de force et de pensées qu'on a donnés pour l'obtenir, et ce +qu'on a désiré est toujours au-dessus de ce qu'on possède. Aussi, bien +pénétrée à présent de cette vérité, je ne cours fougueusement au-devant +de rien ici-bas. Si j'ai à portée de ma main des choses désirables et +qui tentent quelque partie sensuelle ou très-délicate de mon individu, +je les prends sans impatience, je les consomme le plus vite possible +afin d'être débarrassée de la fantaisie que j'en ai eue. Si, au +contraire, ces choses sont éloignées et d'un abord difficile, je fouille +mon souvenir, et j'y trouve des joies et des sensations comme il ne me +sera jamais plus possible d'en éprouver, et qui cependant ne valaient +pas mes rêves..... excepté une époque et un amour que je veux +oublier!--Je ne fais plus de course à l'aventure. Je me suis assise en +mon indifférence comme en une stalle commode pour voir la vie. + +Je sais bien que tout ce que je vous dis là n'est guère pratique pour +vous, ma chère belle. Vos illusions sont encore bleues comme des +pervenches ouvertes le matin; vous faites un poëme intitulé: «Misère et +Amour», et vous ne vous effrayez pas du dernier chapitre, qui est +«Misère» seulement. Voyez, moi, j'ai été aimée, idolâtrée, pardonnée et +gâtée comme Manon le fut à peine par Desgrieux. J'ai dormi sur des cÅ“urs +jeunes, forts et valeureux qui ne battaient que pour moi, sur des +poitrines qui bondissaient d'ivresse et d'amour au toucher de ma main, +dans des bras qui étaient toujours amoureux pour m'enlacer, toujours +levés et tendus pour me soutenir, toujours prêts à me défendre; si ma +bouche ne s'est pas usée sous les baisers délirants qu'elle a reçus, +c'est que Dieu l'avait créée sans doute pour cela. Pendant cinq ans, +cette vie fêtée, choyée, enveloppée de mailles brillantes, de dentelles, +de velours, inondée de parfums et de soleil, cette vie a duré sans +relâche; puis, un beau jour, je me suis trouvée seule, toute seule! Mes +oiseaux, qui gazouillaient si bien et si passionnément dans les rideaux +transparents de mon alcôve, se sont envolés l'un après l'autre, me +laissant beaucoup de souvenirs--et autant de dettes..... Tous ces hommes +qui m'avaient sincèrement aimée, qui avaient animé près de moi leur +triomphante jeunesse, qui avaient bu à mes lèvres les ivresses +généreuses de la force, de la liberté, du plaisir réunis, cédaient à la +froide et implacable logique de la vie, à l'inexorable cours des +événements rationnels. Celui-ci s'est marié. Celui-là s'est rangé. On a +fait un préfet de l'un. L'autre, un adorable et séduisant garçon s'il en +fut, élève des bestiaux maintenant, je ne sais où. Enfin chacun +poursuivait son ambition, sa chimère, son intérêt; laissant derrière +eux, et presque sans regret, les ingrats! le nid chaud, parfumé et +joyeux de leurs vraies, de leurs heureuses, de leurs indépendantes +amours!..... Et moi, que m'est-il resté de tout cela? Un cÅ“ur usé, +vieilli par ces abandons et ces désenchantements successifs; +l'impuissance d'aimer; une vie incertaine, jetée au hasard de la faim et +de la maladie! Rien dans mon existence, plus rien dans mon cÅ“ur: voilà +le résultat des plus belles et plus heureuses amours qu'il ait été +possible d'avoir en ce monde. Si cet exemple vous sert, tant mieux! Mais +j'en doute. Si vous suiviez un bon conseil, vous quitteriez votre Paris, +votre Prosper, et prendriez un engagement pour la province. Vous vous y +formeriez à la scène. Vos études seraient bonnes, parce qu'elles +pourraient être suivies. Au bout de deux ou trois ans, vous auriez +peut-être du talent, et à coup sûr une routine aisée, suffisante. Vous +retourneriez à Paris dans de bonnes conditions, et votre existence +matérielle serait au moins assurée. + +MATHILDE. + + +Dijon, septembre 1847. + +Chère bien-aimée, avez-vous cru que je vous abandonnais? Non, n'est-ce +pas? Notre liaison n'est pas une de ces liaisons ordinaires qu'un +silence fait défiantes. Vous me connaissez assez pour ne pas entrer en +doute sur mon compte pour une paresse de plume. C'est sur l'intelligence +de votre cÅ“ur que je compte pour ne pas me condamner sur les apparences, +et pour croire que, malgré mon silence inqualifiable, je vous aime +toujours, et que vous êtes toujours tout près de toutes mes pensées. +Trop de charmants souvenirs lient mon souvenir au vôtre pour que je +puisse oublier. + +Si donc aucun message de moi n'a volé vers vous, accusez-en, chère +petite, ces mille accablements de l'esprit découragé, ces riens qui se +définissent difficilement, qui vous taquinent la pensée et la vie, ces +ennuis de toute sorte qui, malgré leur vulgarité et leur insuffisance, +ramènent à eux des facultés portées vers un point plus élevé et plus +sympathique, en les isolant forcément de leur centre choisi. D'abord +j'ai été accablée de répétitions et de lectures. Puis j'ai eu, non un +amour, mais une liaison très-mouvementée,--comme disent MM. les +romantiques: un père prudent, qui s'est jeté entre son fils éperdu et +fou de passion, dont l'âme et la vie étaient fatalement livrées à cette +sirène dangereuse que je suis, disent MM. les Dijonnais, et qui l'a +arraché aux séductions bien émoussées, hélas! de votre désenchantée +Mathilde. Cet incident m'a pris du temps et quelques préoccupations. Ce +jeune homme, le seul qui vaille la peine qu'on s'occupe un peu de lui +dans tout le département, a été malade de chagrin; mais il a engagé à sa +famille sa parole d'honneur que tout était à jamais fini entre nous; et +malgré tout, il tient sa parole! C'est beau!... mais j'enrage! Le +malheureux est chaque soir au théâtre. Si je suis en scène, il me mange +des yeux; quand je suis dans ma loge, il rôde autour comme autour d'une +chandelle un papillon. Les jeunes gens de Dijon, une sotte et cancanière +engeance! sont vivement émus, et suivent avec une fièvre de curiosité +les phases de ce petit roman provincial; il y a des paris d'engagés. Au +milieu de cette effervescence, je suis d'un calme splendide, en +apparence; car au fond je suis animée d'une colère assez colorée envers +le père; et j'ai pour le fils un âpre regret, fruit de l'amour-propre et +de l'entêtement. Avouez qu'il est difficile de se disséquer avec une +meilleure grâce. + +Et vous, cher ange, que devenez-vous? Comment menez-vous ces bienheureux +drôles qui ont le droit de vous aimer et l'adresse de vous le prouver? +Quelle génération éclopée et infime! Ces petits jeunes gens-là ont l'air +de sortir de nourrice. Quel rien, et quelle fatuité! Ils sont poussifs +comme des danseuses, et bêtes comme des écuyers. Ils n'ont que deux +talents: celui de s'essuyer les lèvres, comme s'ils venaient de boire du +madère, celui de marcher comme s'ils venaient de monter à cheval. Ah! +les amusants petits bonshommes, avec leurs vices à bon marché, leurs +ostentations, leur manque d'esprit, leur manque d'argent, apitoyant tout +le monde,--et nous-mêmes,--des efforts qu'ils se donnent à paraître +riches; commanditant à plusieurs les caprices d'une femme; subsistant de +petites caresses et de grosses lâchetés! Amoureux de papier mâché, gris +d'un doigt de vin, sur les dents d'une nuit blanche, fatigués, usés, +blasés, finis! Ils se mettent à trois pour parier un louis sur un cheval +qui appartient à un de leurs amis; ils fument leur cigare à la portière +quand ils sont en coupé de louage, et on les rencontre au bal masqué +avec leur papa! + +Au revoir, ma belle mignonne. Je baise vos beaux yeux qui, je l'espère, +ne m'envoient pas de grands vilains regards de courroux. Ah! si j'étais +là -bas, je ne m'inquiéterais guère; mais de si loin, on a si peu de +moyens de conviction! + +Au revoir et mille baisers. + +MATHILDE. + + +Marseille, décembre 1847. + +Vous ririez bien de me voir vous écrire, ma chère Louise, sur un coin de +toilette, tout encombrée de pommades et de peignes à bandeaux. Je vous +écris de ma loge pendant un acte où je ne parais pas; mon encrier est +tout près de mon rouge végétal; j'ai pour tabouret un carton à chapeau. +Mon habilleuse dort ou à peu près. J'ai encore une demi-heure avant +d'entendre la sonnette au foyer. Causons. + +Dimanche prochain, le public de Marseille va être appelé à décider du +renvoi ou de l'admission des artistes. La soirée sera, dit-on, des plus +orageuses.--Comme dans beaucoup de villes de province soucieuses de +ressembler à Paris, se montrer fantasque et irraisonnable est une preuve +de haut goût et d'exigences motivées. Puis les jeunes gens et les +officiers, toujours peu alliés, jugent la femme bien plus que l'actrice, +et profitent souvent du tumulte et des discussions théâtrales pour vider +des querelles de rivalité ou d'amour. Quant à moi, j'ai ici une +réputation d'esprit qui me nuit auprès des négociants, seuls individus +qui par leur position financière soient acceptables. Je suis pour eux un +charme dangereux, une attraction malfaisante, un feu follet séduisant, +mais qu'il faut bien se garder de suivre, car il vous entraînerait sur +des routes pleines d'abîmes. Le soir, sur le quai, tous ces honnêtes +richards du négoce, qui guettent leurs arrivages de coton et d'indigo, +se pressent autour de moi, me regardent et m'écoutent; les plus osés me +suivent jusqu'à ma porte, mais ils s'arrêtent à l'antre de la +louve!--J'ai à la tête de mon parti un officier de marine dont vous +seriez amoureuse, j'en suis sûre: un bon et brave garçon, gai et crâne, +ami de mes amis, qui m'aime comme un niais, c'est-à -dire sérieusement et +qui va se faire quelque affaire fâcheuse dimanche, j'en ai peur. Déjà +hier, j'avais deux rôles pour ma soirée, et on avait dit dans la ville +que quelques jeunes gens devaient commencer les hostilités contre les +artistes. Mon officier s'en va, en grande tenue, l'épée au côté, se +planter au milieu du parquet, deux de ses amis un peu plus loin pour le +soutenir. Là , avant le lever du rideau, il fait grand tapage, et jure +par tous les saints du paradis que le premier qui sifflera la perle du +théâtre, madame Mathilde, sera souffleté par lui. Aussi ai-je été bien +accueillie à mon entrée en scène. Il est vrai que mes costumes m'ont été +envoyés par Babin, et qu'hier précisément j'avais de très-belles +toilettes. Enfin nous verrons la décision de dimanche. Mon cÅ“ur est +toujours le même, rempli du souvenir d'Alphonse, inaccessible à tout +amour nouveau! Je n'ai pas encore d'amant et n'en prendrai que par +intérêt: c'est ignoble! mais c'est ainsi! + +Et vous, chère enfant, quelle nouvelle de bourse ou de cÅ“ur? Avez-vous +trouvé un filon? Croyez-moi, presque tous les hommes n'ont bien +réellement qu'une valeur d'utilité. Êtes-vous toujours aussi remplie +d'Octave? Celui-là est au moins un loyal et excellent cÅ“ur; et il offre +à l'amour des circonstances atténuantes. + +Envoyez-moi quelques notes de l'archet éblouissant de Musard. Cela me +rappellera des jours de joyeuses folies, et d'ardentes fêtes, et de +radieuses jouissances, jours que je ne regrette pas d'avoir vécu, que je +ne regrette pas de ne plus vivre.--Mon entrée arrive. + +Adieu, aimez-moi. + +MATHILDE. + + +Marseille, décembre 1847. + +Je ne veux pas manquer à votre découragement, ma pauvre chère amie. Si +vous étiez heureuse, gaie, je serais moins empressée. Mais vous êtes +triste, accablée de soucis, je me dois donc à vous. + +Hélas! je comprends votre situation, je la sais d'expérience, dans +chacune de ses phases, dans la plus mystérieuse de ses douleurs! Moi +aussi j'ai passé par là ! moi aussi j'ai supporté les gênes +journalières, les privations silencieuses, les anxiétés résignées, les +inquiétudes du lendemain, pour garder un amour en lequel ma folie avait +foi, et qui empruntait surtout à mon imagination et à mes propres +délires ses attraits les plus séduisants, ses formes les plus +charmantes! L'amour m'a quittée et la misère m'est restée. Ceci m'a été +une déception profitable; car j'ai compris l'égoïsme des hommes ou leur +insuffisance. On ne me reprendra plus aujourd'hui à avoir des transports +d'ivresse dans une mansarde, à préférer une étoile à un diamant! à +porter des robes d'indienne vertueuses, à négliger d'avoir des bas de +soie!--Bien entendu que je ne parle pas d'Alphonse: son amour a été ma +seule réalité vraiment enivrante, vraiment sincère et divine, sans +désenchantement, sans rien qui soit venu faire réfléchir mon esprit ni +glacer ma tendresse! Toute femme, quelque dépravée qu'elle soit devenue, +porte en elle, dans un sanctuaire réservé, un nom, un souvenir, une +rêverie, une croyance! Choses saintes et bénies qu'elle garde en elle, +comme des perles au fond des vagues! qu'elle préserve des souillures et +des atteintes honteuses de sa vie vagabonde et maudite! vers lesquelles +elle se retourne aux heures du recueillement et de la pensée régénérée, +et qui sont la religion de son esprit sans foi ni respect!--Alphonse est +tout cela pour moi. Il est à part de ma vie, de mes froids +raisonnements, de mes implacables dédains pour tout ce qui tient aux +amours et aux amants.--Ceci posé, revenons à vous. + +Je vous porte, chère enfant, un intérêt sympathique; je voudrais vous le +prouver d'une victorieuse façon. Mais l'impuissance est là . + +Devant la passion, l'esprit le plus clairvoyant n'a aucun succès. Je ne +veux pas ergoter avec vous comme un pédagogue et chercher à vous +extirper la folie amoureuse qui envahit aujourd'hui tout votre être; je +n'y réussirais pas, je le sais d'avance; à quoi bon alors? Seul, le +temps guérit d'aimer. Mais il nous est donné de souffrir, de souffrir +longtemps avant de guérir. Les illusions tombent une à une, et si +lentement qu'on est bien vieille quand le cÅ“ur en est vide. C'est un +débarras qui ne se fait pas tout d'un coup. Mais le mieux, croyez-moi, +se fait tous les jours. Tous les jours, sans que vous vous en doutiez, +vous venez à moi. + +Et l'on a beau faire, il y a toujours des choses qui reviennent!--Je ne +sais l'autre jour, dans quel méchant vaudeville où je jouais, il y avait +un couplet sur cet air triste qu'il aimait tant et qu'il chantait à ses +heures de gaieté. Je me mis à me ressouvenir... Nous étions tous les +deux dans une brasserie, aux portes de la Haye,--un petit jardin planté +d'acacias; mes genoux touchaient ses genoux: rien ne nous venait aux +lèvres à nous dire... Il m'a cueilli en route un gros bouquet de toutes +sortes de vilaines fleurs; et j'étais à bout de bras de les porter.--La +nuit venue, nous voulûmes revenir à travers champs. Il y avait de petits +fossés avec de l'eau. Il me donnait la main pour sauter; à chaque fossé, +c'était une histoire! Je mouillais mes bottines; et lui, riait. + +Mais au nom de notre amitié, ne parlez jamais à Amédée de la confidence +que je vous ai faite. S'il vous en parle, bien! mais ne prenez pas +l'initiative. Alphonse est marié à présent; je ne veux pas que son ami +me croie capable de le compromettre, en mettant son nom en villanelle, +et l'histoire de nos amours en rondes que je chanterais à tue-tête sur +les chemins.--Je compte sur vous. + +MATHILDE. + + +Marseille, décembre 1847. + +Aussitôt cette lettre reçue, ma belle amie, vous irez chez Bethmont, au +coin de la rue Louis-le-Grand, et vous lui demanderez pourquoi il ne m'a +pas envoyé mes bas rouges. Il me les faut absolument d'ici à mercredi. + +Je vous écris toute triste. Mon officier de marine a été tué avant-hier +par un jeune homme de la ville. Cela a eu du retentissement, de sorte +qu'on me regarde un peu ici comme un phénomène. + +Je vous recommande mes bas. J'en ai absolument besoin pour la semaine +prochaine. Je ne comprends rien à ce retard. Le messager était payé. + +Toute à vous. + +MATHILDE. + + +Marseille, janvier 1848. + +Que voulez-vous, ma bien chère Louise! la vie est une chose railleuse et +hostile qu'il faut énormément de dépravation pour braver, ou une force +de dédain philosophique plus énorme encore pour dominer. Les +intelligences fortes et arrogantes y succombent souvent; comment nous, +pauvres femmes, avec nos esprits délicats et frissonnants, nos cÅ“urs +peureux et faibles, pourrions-nous trouver la lutte victorieuse, la +vaillance persévérante, la résignation pleine de grandeur et de courage? + +Vraiment, vos ennuis sont une injustice de la Providence, un manque de +goût du hasard; et si j'étais à leur place, vous n'auriez qu'à envier un +peu de noir à votre ciel pour en changer l'azur éternel. Par malheur je +ne suis ni la Providence ni le hasard; et je ne puis que vous prêcher +une théorie peu élevée. Ce n'est pas la théorie de la conscience haute +et fière, qui ne trouvant pas d'issue ici-bas transporte plus haut ses +valeurs méconnues et ses blessures sans récompenses; c'est tout +prosaïquement de l'épicurisme d'Å“uvres, et de l'étourdissement moral. + +Pour moi, je ne m'étourdis plus. A force de s'être soûlée à toutes les +coupes des rêves et des erreurs de la vie, mon imagination a une si +forte tête qu'elle ne peut plus se griser; et quant à mes sens... vous +savez le respectueux silence que je garde aux morts... + +Que vous dire! Tenir tête à l'orage, c'est de la folie présomptueuse; se +laisser aller au courant, c'est de la lâcheté. Que faire alors?--Allez, +ma pauvre enfant, comme les condamnés qui, en faveur de leur arrêt +impitoyable, trouvent partout autour d'eux l'accomplissement matériel de +leurs funèbres et derniers désirs, nous qui sommes condamnées, de par +les préjugés du monde, à un différent supplice, demandons aussi à la vie +notre poulet et notre vin de Bordeaux. + +Votre chambre est prête. Je vous attends. + +Votre amie. + +MATHILDE + + + + +CALINOT[6] + +Pauvre innocente vie que cette vie de Calinot, qui semble écrite tout +entière pour une parade des Funambules; écoulée doucement sans peur, +sans reproche, sans haine, sans remords, sans regrets; innocente comme +une parade où Pierrot,--Pierrot le mime, Pierrot le muet,--où Pierrot +parlerait! + + [Note 6: Calinot, à l'heure présente, est une figure + très-populaire. Théodore Barrière en a fait une pièce, et + chaque jour le petit journal augmente d'une naïveté nouvelle + le chapitre des naïvetés de ce petit-fils de Lapalisse. Mais + en 1852, lorsque nous avons pour la première fois biographié + Calinot, ce n'était encore qu'une légende flottante dans la + _blague_ des ateliers.] + +C'est une parade, si bien une parade, que, lorsque Camille, le metteur +en scène, le souffleur de toutes ces naïvetés, n'est plus là pour lui +donner la réplique, l'histoire et la légende prêtent toujours à Calinot +pour partners de ses janotades deux autres drolatiques. Vous savez ce +seigneur de la légende allemande entre deux chevaliers qui chevauchent à +côté de lui, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche? Eh bien! comme le +seigneur allemand Calinot chevauchait entre deux chevaliers: V... et +L...--V..., c'était la phrase française en habit de marquis;--L..., +c'était une mémoire qui toujours restait court, qui sans cesse buttait +contre le mot propre, qui jamais ne le trouvait. C'est V... qui disait: +«Il me semble que le crépuscule s'annonce, je vais mettre mon _peplum_; +et encore, après avoir chaviré: «Je jure Dieu de ne plus mettre le pied +dans cette caravelle!» C'est L... qui annonçait au piquet: «J'ai une +tierce... en ce que tu sais bien, une quinte en ce que tu m'as dit, et +un quatorze... en ce que tu viens de me dire.» Et ainsi il croissait, le +bon Calinot, en grâces et en joyeux devis, entre ce lexique des +_Précieuses ridicules_ et cet incurable oublieur, entre ce purisme et +cette paralysie! + +Parades!--races perdues! ô vieux pitres! tout ce cortége de Momus +populaire, les rires larges et les grosses bêtises, les paternelles +niaiseries! Pantalons et Cassandres, vieux faiseurs de gaieté qu'on +ressuscitait tout à l'heure,--ô Lapalisse! aïeul des naïvetés,--je vous +le dis: Bobèche revivait en cet homme. + +Et l'atelier, qui s'ennuyait de Jocrisse, s'est mis à compiler +l'_enchiridion_ de Calinot, avec un culte de philologue, et l'a +augmenté, et l'a enrichi, et l'a pourléché, et s'est mis à déclamer +ainsi ornée, cette rapsodie du théâtre de la Foire, pour faire suite à +celle que chantait Dancourt en sortant du cabaret de la _Cornemuse_, en +sorte que les écouteurs ont fini par être aussi incrédules à l'endroit +de l'existence de Calinot qu'à l'endroit de l'archevêque Turpin. + +Et pourtant il a si bien vécu, ce mortel désopilant,--qu'un jour il est +mort--du choléra. + +L'existence de Calinot a toutes sortes de tableaux: Calinot +restaurateur,--Calinot logeur,--Calinot commis,--Calinot garde +national. S'il fut tout cela, nul ne l'a jamais bien su. Le savait-il +lui même? Il était de si bonne composition et faisait si peu de +résistance à laisser mettre la main à ses souvenirs à y laisser +ajouter!--Un beau jour, Camille lui persuada qu'il avait été marin; et, +depuis ce jour-là , Calinot se rappelait tout au moins une fois par mois +ses impressions de la _Tremblante_. + +Un grand corps monté sur des jambes d'échassier; là -dessus, une tête +blonde, chauve, inculte; de la barbe; les yeux bonasses; la tête ballant +en avant; dans la pose, quelque chose comme le profil d'une canne à bec +de corbin; une voix pleine d'embarras, obstruée de bredouillements, +notée tout au long de notes innotables;--c'est ainsi fait qu'il a +traversé la vie avec des vêtements trop larges sur son corps maigre, +faisant rire tout le monde, et s'amusant de voir rire tout le monde. + +Les tréteaux du Pont-Neuf ont eu leurs sténographes; pourquoi +laisserait-on perdre ce monument de la _bêtise_ française? + +A côté de cette épopée de cynisme, toute sanglante, de cet «Allons-y +gaiement!» de _l'Abbaye de Monte-à -regret_,--Jean Hiroux,--Calinot a +sa place: c'est un lever de rideau avant la grande pièce. + +Enfant, Calinot, en revenant de l'école, se bat avec un camarade, et +attrape une grande écorchure au front. Au dîner, son père lui dit: +Qu'est-ce que tu as là ?--Papa, j'ai rien.--Mais si, tu as quelque +chose.--Je me suis mordu au front!--Imbécile! est-ce qu'on se mord au +front?--Tiens! je suis monté sur une chaise. + + * + * * + +Moi, j'aime bien mieux la lune que le soleil. Le soleil, à quoi ça sert? +Il vient quand il fait jour, ce feignant-là ! Au lieu que la lune, ça +sert à quelque chose: ça éclaire. + + * + * * + +CAMILLE.--Veux-tu me mesurer ce tableau? + +CALINOT.--Avec quoi? + +CAMILLE.--Prends le mètre, il est sur la table. + +CALINOT, mesurant:--Un mètre... heu... heu... + +CAMILLE.--Eh bien! combien a-t-il? + +CALINOT.--J'sais pas: le mètre n'est pas assez long. + + * + * * + +CAMILLE.--Prends garde à ta pie, voilà le chat. + +CALINOT.--Laisse donc! une pie, ça vit cent ans! + + * + * * + +«Monsieur, + +«Envoyez-moi les deux Boissieu que je vous ai demandés.....» Ici le +marchand de tableaux meurt. Calinot finit la lettre: «Je vous écris le +reste par la main de Calinot, mon premier commis, vu que je viens de +mourir d'une attaque d'apoplexie.» + + * + * * + +CAMILLE.--Que tu es bête! + +CALINOT.--C'est pas malin si je suis bête, on m'a changé en nourrice! + + * + * * + +Calinot voit un moineau dans le jardin de Camille; il l'ajuste. Il +n'était pas bien pour le tirer; il remonte l'escalier à pas de loup; il +ouvre bien doucement la porte de Camille, bien doucement la fenêtre de +Camille qui dormait.--Pan! + +CAMILLE, se réveillant en sursaut.--Hé?..... hein? quoi? + +CALINOT.--Tiens! j'avais tiré tout doucement. + + * + * * + +«Moi, d'abord, je n'aime pas les lâchetés. Quand j'écris une lettre +anonyme, je la signe toujours.» + + * + * * + +_A M. le maître d'hôtel du Cheval blanc, à Rouen_ (Seine-Inférieure). + +«Monsieur, + +»Je vous prie de me renvoyer mon couteau-poignard que j'ai oublié sous +mon traversin dans la chambre nº 23. + +»Votre dévoué, + +»CALINOT.» + +En cachetant la lettre, Calinot retrouve son couteau-poignard. + +«_Post-scriptum._--Ne vous donnez pas la peine de chercher mon +couteau-poignard; je l'ai retrouvé.» + +CAMILLE.--Tu es bête!... puisque tu l'as retrouvé... + +CALINOT.--C'est trop fort! Tu veux donc que cet homme s'échine à +chercher mon couteau-poignard? + + * + * * + +«Sont-ils bêtes ces gens qui donnent une lettre à un commissionnaire! +ils se figurent qu'il la porte; il ne la porte jamais. Moi, quand je +veux être sûr, je vais toujours avec le commissionnaire.» + + * + * * + +On proposait un parti à Calinot: + +--Que diable veux-tu que je l'épouse, elle a le double de mon âge. + +CAMILLE.--Qu'est-ce que ça te fait? + +CALINOT.--Songe donc! quand j'aurai cinquante ans, elle sera centenaire. + + * + * * + +CAMILLE.--Tâche donc de me rapporter des allumettes qui aillent. + +Calinot remonte avec des allumettes. + +CAMILLE.--Cré mâtin! elles ne vont pas tes allumettes! + +CALINOT.--C'est bien drôle, ça; je les ai toutes essayées! + + * + * * + +CALINOT, logeur.--Oh! monsieur, à tous les prix: dix, quinze, +vingt-cinq. Voyez: la chambre est bien; c'est propre; il y a des +rideaux, une table de nuit... + +--Qu'est-ce que c'est que ça? + +--C'est une truelle. + +--Et ça? + +--Du plâtre et du verre pilé. + +--Tiens! pourquoi donc? + +--C'est très-commode. Figurez-vous, monsieur, que la maison est infestée +de rats. Quand vous en voyez un, vous sautez sur la truelle et vous +bouchez le trou. Dans les chambres à quinze francs, ils vous mangeraient +le nez: on vous donne un masque en verre. + + * + * * + +Dans son jardin de Romainville, Calinot avait un tas de gravois. + +CAMILLE.--Fais un trou, tu mettras ça dedans. + +Calinot n'avait plus de gravois, mais il avait un tas de terre. «C'est +que je ne l'ai pas fait assez grand!» + + * + * * + +Calinot disait: «Napoléon!... un ambitieux! S'il était resté capitaine +d'artillerie et mari de Joséphine, il administrerait encore la France!» + + * + * * + +Calinot, capitaine instructeur: «Eh! là -bas, qu'est-ce qui lève les deux +jambes?» + + * + * * + +Calinot, aux journées de juin: «Si je fais arriver mes hommes tous de +front, les malheureux, ils vont tous être mitraillés!... Si je faisais +tête de colonne à droite, tête de colonne à gauche?--» Il commande: +«Tour droite! tour gauche!» Tout le monde fait tour complet. Une +fusillade terrible part de la barricade. La compagnie de Calinot est +criblée. Le général arrive bride abattue: «Imbécile! vous faites tuer +tous vos hommes!--Ah! taisez-vous donc! ça fait bien moins de mal que +dans la poitrine!» + + * + * * + +Calinot était à deviner un rébus du _Charivari_ dans un café.--Le gazier +sonne pour prévenir qu'il va éteindre. Au bout de cinq minutes, Calinot, +toujours à son rébus, dit: Eh ben! a-t-il éteint, cet imbécile? + + * + * * + +CALINOT.--Je viens de rendre service à un vieux camarade de la +_Tremblante_. Ce pauvre diable! il n'avait pas mangé depuis deux jours. +Je l'ai fait entrer dans une allée, je lui ai donné mes bottes. + +CAMILLE.--Et toi, comment t'es-tu en allé? + +CALINOT.--Ah! tu demandes toujours des explications. + + * + * * + +CAMILLE.--Mon escalier est noir comme le diable. Prends ce bout de +bougie. + +CALINOT, au bas de l'escalier.--Les artistes sont si pauvres! Il en +reste encore un grand bout.--Calinot remonte la bougie. + + * + * * + +CALINOT au Salon.--Ducornet... né sans bras... Qu'éque ça fait, s'il a +des mains? + + * + * * + +CAMILLE.--Eh bien! tu ne viens pas à l'enterrement de mademoiselle Mars? +tous les artistes y seront. + +CALINOT.--Je ne vais à l'enterrement des gens que quand ils viennent au +mien. + + * + * * + +Camille donne à Calinot une canne avec une très-belle pomme de Saxe. La +canne est trop grande pour Calinot.--Calinot la rogne de la pomme. + +CAMILLE.--Pourquoi ne l'as-tu pas rognée du bas? + +CALINOT.--C'était en haut qu'elle me gênait. + + * + * * + +CALINOT malade, se plaignant de la sonnerie des cloches, qui lui brise +la tête:--Pourquoi qu'on n'a pas mis de la paille dans la rue? + + * + * * + +CALINOT, mourant du choléra.--Je meurs comme le Christ, à quarante-trois +ans. + +CAMILLE.--Tu te trompes, mon ami, il est mort à trente-trois ans. + +CALINOT.--Eh ben! il est mort dix ans trop tôt. + + + + +ÉDOUARD OURLIAC + +En ce temps-là , c'était le beau temps, le beau temps et l'âge d'or du +roman. Par ces années de grâce littéraire, il y avait beaucoup de gens +qui faisaient des livres, et il y avait, de gens qui en lisaient, plus +encore que de gens qui en faisaient. Le lecteur de 1830 était un lecteur +dévoué, incomparable, héroïque, inassouvi: il lisait tout. Que le livre +eût un titre un peu affriandeur, le livre était enlevé. En ce temps, les +maîtresses de cabinet de lecture, à ficeler les paquets de leurs +abonnés, avaient les doigts comme des maîtresses de maison qui couvrent +leurs confitures. + +Aux vitrines, les lithographies pleines de meurtres, de femmes +renversées par terre, de mares de sang, de lumières de coups de +pistolets, de malédictions paternelles, s'étouffaient l'une l'autre. Ces +lithographies étaient d'un _faire_ féroce. Elles étaient plus hautes en +couleur, et plus énergiquement crayonnées, et plus tirant l'Å“il les unes +que les autres: on aurait dit des saltimbanques qui se disputent la +foule à renfort de tapage.--Édouard Ourliac fit son entrée dans le monde +littéraire à coups de lithographies; la première annonçait _l'Archevêque +et la Protestante_ (1832); celle qui suivit, _Jeanne la Noire_ (1833). +L'éditeur était Lachapelle, cet audacieux d'alors qui imprimait à peu +près tout ce qu'on lui apportait, à la condition qu'on lui donnerait +gratis un second roman, si le premier faisait son bout de chemin. Madame +Cardinal, de la rue des Canettes, la bibliothécaire du roman moderne, +vous dira qu'Ourliac lui recommandait de passer sous silence ces deux +péchés de jeunesse, à qui lui demanderait son Å“uvre. + +La voie d'Ourliac, Balzac l'a définie d'un mot, Ourliac retournait +l'ironie de Candide contre la philosophie de Voltaire; et de l'ironie +il essaya toujours de faire une arme d'Église. Il se moqua au nom du +Christ. Là est l'originalité du talent d'Ourliac. Ne lui demandez ni une +forme neuve, ni un cadre bien original. Il a un peu lu, et +malheureusement il a beaucoup retenu. Mais où il est bien lui, comme +mode d'idées, c'est dans ces nouvelles où il exhorte à la religion en +raillant le siècle, et paradoxant _ad majorem Dei gloriam_. Cette façon +singulière de faire servir à la maison du Seigneur les étais de la +maison du diable, marquait un esprit osé, décidé à faire flèche de tout +bois. Elle parut sans doute de bon aloi à de plus casuistes que nous; et +Ourliac fit école de Rabelais de sacristie. + +Peut-être bien, en ces baliverneries sérieuses et de consciences, y +a-t-il un grain de trop gros paradoxe, et le réquisitoire du chrétien +pourrait-il être moins partial. Peut-être bien y a-t-il exagération à +mettre comme dans _l'Épicurien_, toujours l'indigestion à côté du +souper, l'hôpital après l'amour, la santé à côté du jeûne et des +macérations. Mais cela est sauvé par l'intention.--Puis, ces rieuses +morsures d'un esprit antirévolutionnaire, il en use à toute outrance +contre le journal, dans le conte humoristique des _Phillophages_. Les +colères qui s'allument, les pavés qui se remuent, les gamins qui +deviennent des héros, les révolutions qui mijotent, toutes les +catastrophes privées et sociales, il porte tout cela au compte de ce +carré de papier qu'on passe sous les portes le matin. La presse est pour +lui «une correspondance bien réglée entre quelques gens qui ne pensent +guère, et beaucoup qui ne pensent pas».--Là , dans le _Bien des pauvres_, +c'est une ménippée, le rire aux lèvres, contre les hôpitaux, ou pour +mieux parler contre la charité constitutionnelle Ourliac dit tous les +biens de l'administration des hôpitaux et hospices civils de la ville de +Paris. Il s'étend sur les difficultés de résoudre le problème d'obtenir +entrée dans un hôpital sans être tout à fait mort. Il montre le médecin +plus ami de la science que du malade. Il fait les infirmiers ivres, la +miséricorde et la sollicitude nulles en cette maison des pauvres; et +comme le conte approche de la fin, un curé entre en scène, qui argumente +contre les réconforts laïques, appelant les hôpitaux «une voirie», et +recommence le procès aux spoliateurs du clergé. Mais le pauvre Ourliac +devait mourir dans une manière d'hôpital, et on ne peut guère lui en +vouloir de s'être vengé par avance. + +Ourliac était un petit homme imberbe comme un acteur, et pâle. Son teint +était bilieux, son Å“il pétillant. Des lèvres minces et faites à point +pour le persiflage complétaient un remarquable masque d'ironie. «Il +n'avait rien,--dit-il quelque part de lui, sans se nommer,--il n'avait +rien qui prévînt en sa faveur; point de cet air de franchise et +d'étourderie qui sied à un jeune homme; une tenue circonspecte, peu de +taille, un teint maladif, un visage désagréable, qui frappait pourtant; +des traits mobiles, expressifs quand il s'animait, et un sourire qui +n'était pas sans grâce.» Quand il avait bu, de pâle Ourliac passait +blême; et alors, dans les dandinements et l'excitation de l'ivresse, son +esprit mal d'aplomb entre la fièvre de tête et le mal de cÅ“ur, son +esprit «mal réglé, peu choisi, tourné au sarcasme, mais fort plaisant», +éclatait en pantagruéliques gaudisseries. Facétiant comme un Triboulet +de lettres, il jetait au hasard ses joyeusetés intarissables. Il +semblait qu'il tirât au sort dans une casquette les mots et les idées; +et des phrases insolites, les plus étranges défis à la grammaire, des +lazzis en dehors de toute syntaxe, toute une langue tordue comme un +kriss malais, toute une littérature à lui, macaronique et inimitable, +s'envolait de sa bouche crispée par les tournoiements de l'ébriété. Au +milieu des rires qui accueillaient ses saillies, il restait grave et +blême, presque humilié d'une galerie, comme un Debureau sur une chaise +curule. Et, chose étonnante, de ce Pierrot dont il avait si bien la +face, il avait aussi les mignons vices; il eût très-bien passé par les +sept compartiments d'un dessin allemand des sept péchés capitaux. Il +était voluptueux, goinfre, ladre, et, prudent; si prudent qu'il +persuadait souvent le soir à un de ses amis qui s'en retournait de la +rue d'Alger rue des Petits-Champs, que son plus court était de passer +par les Batignolles. Ainsi, Ourliac se faisait reconduire jusque chez +lui; mais il faut dire qu'il payait la reconduite de C... et charmait le +chemin par des romans, récits, histoires, propos, bons contes, +pantalonnades à dérider même un critique de livres ou un habitué de +théâtres. + +Quand, rompant sa chaîne de famille, et parti tout un jour de la maison +paternelle, Ourliac courait les cabarets autour de Paris avec une bande +d'amis, des artistes et des écrivains de son âge,--qui maintenant, sont +d'aucuns des gens décorés et d'autres des maris,--Ourliac lâchait toute +bride à sa verve. Il improvisait des chansons burlesques que les joyeux +faisaient redire à tous les échos de la route du retour: + + Le père de la demoiselle, + Un monsieur fort bien, + En culotte de peau, + Qui voulait tout savoir! + +Sa licence, en ces parties de campagne, passait celle de tous autres; +elle s'égayait jusqu'aux extrêmes crudités du cynisme; puis, quand sa +farce de l'après-dîner avait tout à fait sombré dans l'ivresse, et qu'on +le jetait dans une voiture, Ourliac, à qui le vin «reprochait», comme +lui disait son ami Henri Monnier, était pris de terreurs et de remords. +Des réminiscences religieuses l'assaillaient. Les souvenirs de son +enfance passée chez les jésuites lui revenaient dans la conscience; et +comme un évadé du purgatoire menacé d'une extradition, le glorieux +paillard de tout à l'heure, étourdi, se persuadant que l'omnibus allait +sur lui-même comme un toton, Ourliac disait à demi-voix, d'un ton +effrayé: «Voilà sept fois que ce cocher fait tourner la voiture; et +cependant je ne l'ai pas mérité!» + +A ces petites fêtes sous les treille de la banlieue, quand il s'agissait +de payer l'écot, Ourliac n'avait jamais que quarante sous dans sa poche. +C'était le «_nec plus ultra_» de son appoint. On parfaisait le compte et +tout était dit pour les amis d'Ourliac, mais non pour Ourliac. Il +prenait de ces petites générosités subies, dont il ne devait rancune +qu'à son avarice, une amertume et une âcreté de ressentiment qui devait +plus tard éclater dans _Collinet_. Écoutez avec quelle vivacité et quel +fiel amassé il met certains souvenirs dans son héros: «Il se sentait à +certains égards au-dessous de ces jeunes gens bien vêtus qui lui +faisaient politesse. Il se crut, du moins, obligé de les divertir. Il +les défrayait du reste par des bouffonneries qu'il savait bien lui-même +affectées de mauvais goût... Il plaisantait parce qu'il était pauvre, et +que ces jeunes gens étaient riches; parce qu'il n'avait pas soupé, et +qu'ils soupaient; parce qu'il était triste, affamé, parasite, indiscret; +il plaisantait pour qu'on lui pardonnât, pour qu'on ne lui fît pas +affront; lui qui avait du talent et de l'esprit, il plaisantait pour un +déjeuner.» + +Mais si vous voulez entrer en intime connaissance avec le fond de +l'homme, lisez _Suzanne_. C'est le «moi» d'Ourliac se confessant +lui-même, que ce livre. Tout le mauvais qu'il portait en lui, il se +l'avoue, se souciant peu que ses amis le reconnaissent au visage, et +faisant l'autopsie de ses misères morales avec un détail patient et une +brutale franchise. La peinture de ces défaillances, de ce travail de +l'envie, de ces exagérations poétiques, de cette sécheresse de cÅ“ur, de +ce lyrisme aposté, de ces élans calculés, de ce despotisme d'égoïsme, de +cette inquiétude de cerveau, de cette paresse de résolution et d'Å“uvre, +de ces expansions épistolaires qui prenaient Ourliac à ses réveils +d'orgie, de cette vanité sans entrailles, de cette intuition un peu +obtuse du sentiment de l'honneur en l'attente du frein religieux, toutes +ces maladies de l'esprit analysées à la loupe, et impartialement +rapportées, donnent à _Suzanne_ l'intérêt d'une dissection sur le vif. +Quand M. d'Hautberchamp viendra lui demander raison, Lareynie ne rougira +pas d'avouer qu'il a peur. Il ne tournera pas sa lâcheté en paradoxe +nouveau: il jouera une merveilleuse scène de Tartuffe couard. Quand +Lareynie a fait que mademoiselle des Ilets l'aime, il faut voir jusqu'au +bout l'agonie de cette malheureuse, tuée à coups d'épingle, et les +jalousies sans amour de Lareynie et les froides insultes. Il y a dans ce +caractère un venin d'envie, un ragoût d'hypocrisie et de cruauté. Puis +mademoiselle des Ilets martyrisée longuement, sciemment, +impitoyablement, une fois morte de par lui, lorsqu'une révolution +soudaine s'est faite en ce Lareynie, lorsqu'il s'est jeté à la religion, +quand toute cette mauvaise instinctivité, toute cette méchante vie, ce +méchant cÅ“ur, et ce cabotinage, il les a eu cachés sous une soutane, +même chrétien, Lareynie ne s'humilie pas. Le vieil homme reparaît avec +le vieux levain; et s'en prenant à l'état de la société et au temps, aux +approches d'un an Mil social, d'avoir été le bourreau d'une femme, il +jette au siècle son restant d'hypocondrie: «Je devais rester et mourir +dans la condition où j'étais né. Mais dans quel malheureux temps +vivons-nous? Quelle tempête a soulevé la lie de la société? Quelle +politique insensée a rompu toute barrière et déchaîné toute passion? +Quel anathème pèse sur cette jeunesse sans frein, sans principes, sans +tradition, déshéritée, desséchée dans sa fleur comme une moisson +maudite?» + +_Suzanne_ est l'Å“uvre capitale d'Ourliac. C'est une des plus +consciencieuses, des plus fidèles, des plus habiles, des plus +remarquables analyses de caractère qui nous aient été données depuis +1830. + +Malheureusement, il faut revenir à cela: chez Ourliac, les ressouvenirs +de style, d'intrigue et d'inventions épisodiques percent le fond presque +partout. _Collinet_,--_Collinet_ duquel la _Revue parisienne_ +prophétisait: «c'est une puissante et belle comédie dont on tirera +peut-être quelque misérable vaudeville»,--_Collinet_ contient, +déshabillée en prose, toute une scène du _Roi s'amuse_. _Psyllé_ est du +Perrault battu avec du Swift. _Les Noces d'Eustache Plumet_ se +ressentent du compagnonnage de Monnier. La _Légende apocryphe_ emprunte +au grand humoriste du XVIe siècle sa phrase énumératoire et chargée de +mots. Dans SUZANNE, on l'a dit, mademoiselle des Ilets est un calque de +mademoiselle Delachaux de _Ceci c'est pas un conte_, de Diderot. Peters +est parent de Krespel; cette scène fraîche du violon aux Champs-Élysées +dans _Geneviève_, on la retrouve encore dans _Suzanne_. Dans la +_Confession de Nazarille_, vous vous choquerez à des réminiscences +flagrantes d'Eugène Sue, à des profils visiblement dessinés sur les deux +profils de Ruy Blas et de don Salluste. Au reste, sur cette dernière +Å“uvre, Ourliac n'avait pas grande illusion: «Je l'ai écrite en +courant,--écrivait-il,--sans copie; je n'en ai point corrigé les +épreuves, et j'en suis sur les épines. Ces morceaux si courts ne font +jamais grand bien, quel que soit leur mérite; mais ils suffisent souvent +à donner une idée parfaite de la pauvreté de l'auteur. C'est +compromettant, comme on dit. Je crains que celui-là ne soit de ce +dernier genre.» + +En dehors de sa verve de partisan catholique, Ourliac a la recherche du +cÅ“ur humain poussée jusqu'à l'infinitésimal psychologique, l'observation +épigrammatique, le tour vif et relevé de saillies. S'il avait eu moins +de mémoire, un procédé de style plus fertile et plus varié, nul doute +qu'il n'eût fait sa place grande. Je ne citerai comme exemple de son +talent débarrassé des préoccupations polémiques que cette _Physiologie +de l'écolier_, un petit chef-d'Å“uvre, où laissant venir à lui, comme +Jésus, les petits enfants, il a narré finement, joliment, curieusement, +les mÅ“urs et les allures de ces petites âmes qui apprennent +l'espièglerie mieux que toute autre chose. Là , son analyse est +charmante. Elle est comme une récréation dans une cour de pension. + +Mais ce qui fit le plus pour la réputation d'Ourliac, ce fut un petit +volume in-18, publié rue Cassette. L'exemplaire que j'en ai là porte par +hasard, comme revêtement de sa garde, «la Cloche, l'Encensoir et la +Rose,» chapitre 53 de quelque livre poétiquement mystique édité chez +Waille. + +Les _Contes du Bocage_, où vous avez lu cette belle supercherie filiale +de mademoiselle de la Charnaye faisant accroire au vieux marquis aveugle +les succès continus des chouans, alors que les bleus, enfin vainqueurs, +traquent de buissons en buissons les obscurs Philopémens de la Vendée; +les _Contes du Bocage_, tout ardents de l'esprit royaliste, valurent à +Ourliac les chaudes sympathies de la presse religieuse. + +Ourliac s'était marié. La Bruyère dit quelque part: «L'on ne voit point +faire de vÅ“ux ni de pèlerinages pour obtenir d'un saint d'avoir l'esprit +plus doux, l'âme plus reconnaissante, d'être plus équitable et moins +malfaisant, d'être guéri de la vanité, de l'inquiétude et de la mauvaise +raillerie.»--Le mariage ne fut pas heureux. Toutefois, on en était +encore aux années de miel, et Ourliac, sur les bords de la Loire, +veillait paternellement, l'esprit détendu et reposé, au succès de son +petit volume. Il écrivait alors: «15 août 1843... Nous avons tous les +soirs ici des nuits d'Opéra, une belle et pleine lune de l'autre côté +de la rivière qui s'épanouit à travers nos feuillages comme une bombe +lumineuse. De tous les coins de notre terrasse, le paysage fait +tableau... Je suis entouré de belles choses à quatre ou cinq lieues de +distance; j'ai visité avant-hier le château d'Azay sur l'Indre. J'ai +toutes les peines du monde à croire que Chenonceaux soit plus beau: une +vraie vignette anglaise, de la renaissance toute pure! et un parc! et +des eaux! La vallée d'Azay est celle du _Lys dans la vallée_. Les +habitants sont furieux contre l'auteur qui a trouvé leurs femmes +laides... Je pêche à la ligne sans aller bien loin et avec succès. Je +n'ai qu'à me baisser pour en prendre. Je pêche les ablettes par +soixantaine. Je trouve à ce prix que tout ce qu'on a dit là -dessus sont +des calomnies. C'est une belle chose que Paris; mais je n'en persiste +pas moins à croire que nous ferions bien, sur le retour, de nous en +venir par ici planter nos choux avec quatre ou cinq amis sensés. La +nourriture saine, le bon vin, le repos, les jardins, le loisir, ont bien +leur mérite. J'ajouterai qu'il y a ici de certains vins qui valent le +champagne.» Cet apaisement de l'idée, ce calme, cet accommodement de +l'esprit aux jouissances terrestres, ce souffle d'Horace, cette pente à +une honnête «humerie» ne tinrent guère contre les avances et les +engagements du parti catholique; et à quelque temps de là , Ourliac +remerciait un rédacteur du _National_ d'un compte rendu favorable, en +essayant de le convertir, quatre pages de lettre durant. + +Dès lors Ourliac appartenait à _l'Univers_, où il apporta les qualités +de son esprit. Mais de ce corps malingre, épuisé, travaillé de longue +main par les agitations et les anxiétés morales, une maladie de poitrine +eut bon marché; et Ourliac, encore bien jeune, mourut à la maison de +Saint-Jean-de-Dieu, rue Plumet. + + + + +BÉNÉDICT + +Il habitait un divan vert quand je l'ai connu. Il avait pour draps un +rideau en percaline lorsque les draps étaient à la blanchisseuse, et +pour couverture un manteau d'Ojibewas en peau, tatoué en rouge de mille +figures qui avaient peut-être l'intention de représenter une chasse aux +bisons. + +Le grand-père de Bénédict avait été un peintre de genre connu, et un +vignettiste couru au temps où les journaux de mode recommandaient aux +élégantes les _casques à la romaine_ en satin jaune, les _robes à +l'anglaise_, et les _sabots chinois_ garnis de falbalas roses. + +Son père était un mathématicien distingué. + +A dix-sept ans, Bénédict, qui se destinait à Saint-Cyr, entra à l'école +préparatoire de M. Loriol.--Il y passa un an, et y apprit le cornet à +piston. + +Bénédict revint chez son père, et se mit à travailler pour passer son +baccalauréat. + +Le père de Bénédict était attaqué de la poitrine. Il partit pour la +Touraine. Dix jours après son départ, il reçut une lettre de son fils, +qui lui demandait 300 fr. pour acheter un canot. Le bonhomme, qui +n'avait plus grande force pour refuser, envoya l'argent. + +Le canot de Bénédict lui amena des amis, et entre autres un jeune homme +nommé Armand, entrepreneur des peintures au Jardin des plantes où son +père était gardien en chef. Armand avait obtenu de dresser un petit +théâtre dans une des serres; et les amis d'Armand répétaient là , avec +leurs maîtresses, quelques petits vaudevilles qu'ils avaient l'ambition +de jouer à Chantereine. Deux ou trois femmes dépareillées s'étaient +jointes à la troupe bénévole. Gaillardement on détonnait le couplet. Les +Finettes et les Nérines avaient cette volubilité de langue nécessaire +pour traduire les Regnards du Palais-Royal. Presque tous les soirs, les +répétitions avaient lieu au Jardin des plantes. Les acteurs étaient bien +près de se prendre au sérieux, et les actrices jouaient pour sourire. Le +public prié était indulgent comme un public qui ne paye pas; et M. de +Saint-Albine eût reconnu que ce n'était pas demander l'impossible à ces +comédiens de la prime jeunesse, que d'exiger «quand ils jouaient +ensemble des scènes tendres, qu'ils fussent, pour ce moment, épris l'un +de l'autre.» Et si bien ils l'étaient, qu'une belle blonde qui répondait +au nom de Jenny, et qui avait pour 4000 fr. de meubles rue de Richelieu, +prit Bénédict en affection. + +Aux beaux jours, ils firent rouler tout aux environs de Paris leur +chariot de Thespis. Ils jouèrent partout,--les beaux fils et les belles +filles,--sur des planches posées sur des tonneaux, avec des lustres +faits d'une herse où l'on plantait des bougies, quelquefois au profit +d'eux-mêmes, souvent au profit des pauvres.--Bénédict passa l'été à +apprendre dans la journée ses rôles pour le soir, par tous les sentiers +de Chatou et de Saint-Cloud, sa Jenny au bras: il lui donnait le ton de +ses couplets, elle lui donnait la réplique de son amour. + +Mais voilà qu'il n'y a plus d'argent chez mademoiselle Jenny. Les +meubles s'en vont. L'oreiller tout passequillé de rubans bleus, et le +lit, et le tapis, et les chauffeuses, tout cela s'envole.--Bénédict +n'hésita pas. Il prit sa maîtresse avec lui, dans l'appartement le son +père. Les 125 fr. par mois qu'il touchait pour ses dépenses de poche ne +lui suffisant plus, il réfléchit qu'il y avait trois pendules dans +l'appartement, et que trois pendules cela faisait deux redites. Il mit +deux pendules au mont-de-piété. Il réfléchit encore qu'un Voltaire en 95 +volumes était une édition gênante, et en quatre voyages, aidé de sa +maîtresse, il le déménagea chez madame Mansut. + +Un matin, le portier de la maison entra tout effaré dans la chambre de +Bénédict, et lui dit: «Monsieur, votre père qui est en bas!»--Bénédict +descendit.--«Je sais tout,--lui dit son père.--Je vous donne huit jours +pour que cette créature quitte la maison. Je reviendrai dans huit +jours.» + +Le jour même, Bénédict alla louer une petite chambre faubourg du Temple. +Un ami le mena chez un juif du quai de la Tournelle, qui, moyennant des +billets payables à sa majorité, lui fournit un mobilier en noyer de 700 +fr. Bénédict s'installa là -dedans avec Jenny. + +L'argent du père s'arrêta; et la misère frappa, brutale, au logis. La +femme qui jadis ne fatiguait ses doigts qu'à porter des bouquets, se mit +à piquer des selles de luxe et à colorier des images, se levant au matin +pour ne cesser de travailler que l'aiguille ou le pinceau lui tombant +des mains de fatigue, à onze heures ou minuit. Bénédict trouva à occuper +sa journée au télégraphe qu'essayait alors de monter l'abbé Gonon. Il +gagnait cent sous par jour, et le soir il pliait des enveloppes qui lui +étaient payées 3 fr. le mille. Pourtant, en cette dure vie, et en cette +chambre ouvrière, l'amour mettait des chansons. Un ou deux de leurs +anciens camarades venaient encore le soir, et alors on se contait, à un +petit feu avare de cotrets, quelques souvenirs des anciennes comédies +qu'on répétait sur l'herbe. Souvent une actrice du Vaudeville, morte +depuis, madame B..., qui connaissait Jenny, venait voir le jeune couple, +traversant comme une fée leurs ennuis journaliers, les égayant à ses +grâces d'oiseau, à ses chants de fauvette; et sachant que leur tirelire +fuyait, hélas! elle les emmenait dîner avec elle, ne voulant pas de leur +écot, et leur disant qu'ils payeraient la prochaine fois. + +«Bénédict,--dit un jour Jenny, nous avons assez mangé de misère comme +ça. Il serait temps de nous retourner. On m'offre 1800 fr. pour aller à +Limoges. + +--Qui ça? + +--Le directeur donc, M. Carrier de Richaux. Tu peux encore t'arranger +avec ton père. C'est un service que je te rends en m'en allant là -bas. +Je t'écrirai, d'ailleurs.» + +A vingt-quatre heures de là , Bénédict frappait à la porte de la maison +de santé du docteur Hoffmann, avenue Fortuné. C'était là qu'était venu +habiter son père. La maladie l'avait gagné, et il sentait qu'elle ne +devait plus s'en aller qu'avec lui. + +«Mon père,--dit Bénédict, quand il fut en face du vieillard, je vais me +faire comédien.» + +Le vieillard pâlit soudainement, et porta son mouchoir à sa bouche. Il +ne répondit pas. + +«J'ai un engagement de premier comique pour Limoges, à 1500 fr. par an; +mais je n'ai rien pour m'acheter des perruques et des costumes, et j'ai +compté sur vous.» + +Le vieillard dit à Bénédict: «Revenez demain.» + +Le lendemain, le père était au lit. Il prit un billet de cinq cents +francs dans un portefeuille sur sa table de nuit, le tendit à Bénédict, +avec ce seul mot: «Partez.» + +Bénédict descendit l'escalier, se jeta dans un cabriolet, et fondit en +larmes. + +Le jour où le théâtre de Limoges fit son ouverture, il arriva à Bénédict +une chose assez romanesque. Le spectacle commençait par une sorte de +prologue pot-pourri, où tous les personnages de la troupe paraissaient +successivement, Bénédict fut placé dans l'avant-scène de droite. C'était +là qu'il devait jouer son fragment de rôle. L'avant-scène de droite +avait été louée pour madame la générale de R... et ses deux filles. Mais +le directeur avait obtenu d'elle qu'elle voulût bien permettre qu'un +étranger de passage dans la ville prît place dans sa loge. Voici donc +Bénédict installé dans la loge de la générale, en habit noir et ganté +frais. Il avait encore une tournure de fils de famille, et ses gestes, +et les mille riens de la pose et du regard disaient un homme bien né. La +conversation s'engagea entre madame de R... et Bénédict, madame de R... +lui demandant «s'il croyait à une bonne troupe», et lui, répondant +«qu'il n'avait pas grande confiance dans ces cabotins de province; et +madame de R.***.--«Vous êtes de passage?--Quelques jours +seulement...--Jolie actrice que cette blonde...--Peuh!--Et où +habitez-vous? A l'hôtel de la Promenade, madame.--C'est le +meilleur.--C'est le seul, m'a-t-on dit.» La conversation allait le même +train que le prologue quand, à ces mots de l'actrice en scène: «Et pas +de premier comique!» Bénédict, soudain levé et comme entrant dans la +voix d'Arnal: «Le premier comique demandé voilà !»--Puis il acheva son +bout de rôle, le public riant, madame de R... toute rouge, et ses filles +se retournant pour voir.--«Oh! madame.--dit Bénédict en s'inclinant bien +bas, quand il eut fini,--que d'excuses!--Cela n'en vaut vraiment pas la +peine, monsieur», répondit madame de R..., d'un ton piqué. + +Deux mois se passèrent.--Un soir où Bénedict jouait _Babiole et Joblot_, +à sa sortie, à la deuxième scène, il reçut une lettre qui portait ceci: +«Monsieur, votre père vient de mourir. Veuillez venir à Paris le plus +tôt possible, et passer à mon étude pour y régler les affaires de la +succession.»--Bénédict suffoquait. La réplique venait. Le directeur le +poussa. Il finit la pièce. Il avait des larmes plein la voix. On crut à +un nouveau moyen comique. On applaudit. + +A Paris, les tristes démarches et les tristes cérémonies faites, +Bénédict apprit qu'il lui revenait 125 000 fr., plus 10 000 fr. de bons +du Trésor.--Il acheta à Jenny des cadeaux. + +En diligence, mille pensées lugubres l'assaillirent d'abord. Il lui +sembla revoir son père, comme il l'avait vu la dernière fois son +mouchoir sur la bouche, et la face maigre. Son dernier mot: «Partez», +lui revibrait douloureusement dans la conscience, avec son accent +précis... Puis, par un de ces jeux ironiques et irrespectueux où se +plaît la pensée, son imagination sauta du cercueil de son père à sa +maîtresse; et il songea au bonheur qu'elle allait avoir à se parer de +tout ce qu'il lui rapportait; et tout songeant, il s'endormit. + +--Monsieur,--dit le conducteur,--nous sommes à Limoges.--Bénédict +abaissa la glace de la portière, et levant machinalement les yeux, il +aperçut à une fenêtre du rez-de-chaussée de l'hôtel de la Promenade, sur +une table, un bol de punch qui flambait et trois hommes attablés autour. +Il descendit. Une main lui frappa sur l'épaule, c'était Alexis, l'un de +ses camarades.--«Nous vous attendions, venez.»--Bénédict trouva près du +bol de punch, Carini, le père noble, et de Richaux, le directeur.--«Et +Jenny? dit Bénédict.--Nous avons une mauvaise nouvelle à vous apprendre, +dit Carini.--Malade?... morte?... et la voix de Bénédict se +strangula.--Rassurez-vous, reprit Carini, elle n'est ni morte, ni +malade; seulement, en votre absence, elle ne s'est pas conduite... Elle +vous a trompé.--Veut-elle se remettre avec moi?--Carini hocha la +tête.--Et qui? dit Bénédict.--C'est moi, monsieur,--dit de Richaux en +s'avançant. Bénédict prit une bouteille de champagne par le goulot, et +leva le bras; Carini le retint.--Monsieur, dit froidement de Richaux, +elle vous a aimé, elle ne vous aime plus. Quand nous nous battrions, je +ne vois pas ce que cela changerait à votre position et à la mienne.--Que +je la voie deux heures seulement,--fit Bénédict,--et...--On va vous +mener chez elle»--dit de Richaux. + +Jenny était sur son lit, les cheveux épars, dans une pose tragique. Elle +s'était faite pâle avec de la poudre de riz.--«Ma mère! ma mère! +s'écria-t-elle en voyant Bénédict amené par Carini qui se retira, dites +que je suis une misérable!--Monsieur, ne me touchez pas!» et Bénédict se +laissa prendre à cette scène de drame qu'il avait vu jouer cent fois à +sa maîtresse sur les planches. + +Au matin, Jenny reprit la promesse qu'elle avait faite à Bénédict de +retourner avec lui à Paris. Jenny ne voulut plus partir. Bénédict la +menaça de se tuer. Jenny promit encore pour retirer sa promesse peu +après. Quatre ou cinq jours durant ce furent des reproches et des +apaisements, des génuflexions et des révoltes, des jalousies et des +miséricordes, des larmes et des trêves qui ne valent pas un récit, parce +que cette déchirante bataille d'un amour vivant avec un amour mort est +toujours la même. Enfin, lassée de ses obsessions, et pour avoir la +paix, Jenny jura d'aller le retrouver dans huit jours. + +Bénédict partit, le remords au cÅ“ur. Pour cette femme, il n'avait pas +fermé les yeux de son père. + +De retour à Paris, il reçut deux lettres de Jenny, à huit jours de +distance. Dans la première elle lui demandait 200 francs pour faire le +voyage. La seconde était ainsi conçue: «Cher enfant, je suis indigne de +vous. Que diriez-vous de moi si je retournais avec vous maintenant que +je suis déshonorée? Ah! vous penseriez peut-être que je veux profiter de +la fortune qui vous est tombée. Adieu! Je vous renvoie les 200 francs +que vous m'avez envoyés. Celle qui vous aime toujours.» Seulement--dit +gravement Bénédict quand il raconte cette histoire,--les 200 francs n'y +étaient pas. + +Alors commença une noce énorme et royale. Entre les dix doigts de +Bénédict l'argent coula comme l'eau. Ce fut un gala de trois ans, une +table ouverte, une Cocagne, un festin toujours recommencé. Tous venants +étaient accueillis; tous accueillis mangeaient. Les connaissances des +amis arrivaient-elles au dessert, on relayait le dîner qui repartait de +plus belle, et de la cave le vin remontait. C'était une auberge, une +auberge et un mont-de-piété, cet appartement de la rue +Notre-Dame-de-Lorette. Quand vous aviez mangé trois fois chez Bénédict, +cela vous faisait un droit tout naturel à lui emprunter vingt francs. +Bénédict avait cela d'agréable que ses habits allaient à toutes les +tailles, que ses bottes allaient à presque tous les pieds, et que ses +gants allaient à presque toutes les mains;--en sorte que ses habits, que +ses bottes et que ses gants diminuèrent. Et puis, il paraît encore que +son argent allait à toutes les poches, et comme il en laissait parfois +sur sa cheminée, son argent fit comme ses habits. La troupe de Limoges +s'étant débandée, Carini et Ernest, le second comique, dédoublèrent son +lit et lui empruntèrent ses pantoufles. L'hôtel Bénédict prit vogue, et +comme l'on soupait au homard, tous les drolatiques à jeun y abondèrent. +«Onc ne vis maison de plaisantes gens si largement remplie.» Toutes les +nuits l'on dansait, les refrains grivois battaient de l'aile contre les +vitres jusqu'à l'aube!--Aux jours de soleil, la Seine, l'île Séguin, les +matelottes chez Gentil ou à la Maison rouge, et encore les chansons sur +l'eau. + +Les billets de mille francs s'effeuillaient à tous les vents d'orgie: +Bénédict les regardait s'en aller. Le bohémien Trimalcion s'était fait +une vie à voir la face contente de tous les invités; et comme en une +forêt de Bondy, il s'était tranquillement endormi en l'amitié de tous +ces parasitismes. + +--Bah! dit une fois Bénédict en se levant, si j'allais en Italie?--Je te +suivrai, Bénédict, dit Carini.--Moi, je garde ton appartement, dit un +nommé Vielleux, un ami de collége.--Et moi aussi, dit Ernest. + +Ils partirent, Bénédict, Carini et la maîtresse de Bénédict. Le voyage +n'eut rien de curieux, si ce n'est qu'à chaque ville Bénédict mettait +deux louis dans le gilet de Carini pour qu'un homme de sa société fît +figure; et qu'à chaque table d'hôte, la maîtresse de Bénédict descendait +décolletée, en toilette de bal, avec des fleurs dans les cheveux. + +A Milan, Bénédict avait dépensé trois mille francs. Il faut dire que +Carini avait changé de gilet presque aussi souvent que la maîtresse de +Bénédict avait changé de robe. + +Bénédict partait pour Florence, quand un petit mot d'Ernest le rappela à +Paris. Son mobilier saisi allait être vendu. + +En partant, Bénédict avait laissé 200 francs à Vielleux pour payer un +billet. Vielleux avait mangé les 200 francs, n'avait pas payé, et avait +disparu.--Bénédict sauta du fiacre qui le ramenait des diligences, +arracha les affiches jaunes qui annonçaient sa vente pour le lendemain, +et courut payer chez le commissaire priseur.--Ernest lui dit que +Vielleux avait très-mal agi, en abusant de l'argent qu'il lui avait +confié; que, pour lui, il s'était occupé d'économie politique, et +qu'ayant eu besoin de livres, il devait lui avouer qu'il avait mis au +clou quelque chose de sa garde-robe. Si tu veux,--dit-il en +terminant,--je te lirai cette nuit le livre que j'ai fait. C'est un +travail sur les _Enfants trouvés_.--Bénédict l'en dispensa: il y avait +trois nuits qu'il n'avait dormi. + +Bénédict alla chez son notaire demander de l'argent. Le notaire mit sous +les yeux de Bénédict quatre ou cinq pages de chiffres bien alignés. +Bénédict passa à la dernière page, et y vit un total qui s'étalait sur +six colonnes. Ce total fit réfléchir Bénédict. Il donna congé, vendit +une partie de ses meubles, et s'assit résolûment devant son piano, dans +un plus modeste appartement, rue des Martyrs.--Aux heures rêveuses, +Bénédict avait laissé s'envoler quelques mélodies qui couraient la ville +_incognito_, et avaient leur petite part de gaz et de célébrité aux +cafés chantants et aux petits théâtres des boulevards. Bénédict, +installé rue des Martyrs, ses amis se retirèrent peu à peu de lui, +comme les rats d'une maison qui craque, lui laissant tous ses loisirs. +Bénédict fit de sérieuses études d'harmonie; et dix romances dans un +carton, il se rendit chez Leduc. L'éditeur trouva la musique charmante; +mais, toute charmante qu'il déclarât la trouver, il répondit à Bénédict +que cette musique «ne rentrait pas dans son cadre». + +Bénédict apprit dans la journée qu'il venait de perdre ses quinze +derniers mille francs dans une faillite.--Il est vrai qu'il vendit le +même jour cinq francs une de ses romances à un de ses amis. L'ami +l'exécuta le soir chez un oncle de Bénédict, et il eut le plus grand +succès. + +Il ne jugea pas utile de dire qu'il l'avait achetée à Bénédict. Il +déclara même que ce pauvre Bénédict n'avait pas le sentiment musical, +qu'il ne ferait rien de bon de sa vie. Du salon de l'oncle de Bénédict +la romance passa dans un salon, puis dans un autre; en sorte que l'ami +de Bénédict fut obligé d'acheter une seconde, une troisième, une +quatrième romance, pour se continuer en son talent; et l'ami de Bénédict +fut pendant l'hiver de l'année 1847 l'un des hommes les plus heureux de +Paris. + +Bénédict n'avait pas payé son terme. L'ami le recueillit chez lui +généreusement; mais quand l'album de Bénédict eut défilé, et que +Bénédict un peu découragé trouva moins, l'ami dit à Bénédict qu'il était +obligé de manger dans sa famille; de façon que Bénédict se vit menacé de +perdre l'habitude de dîner. + +Bénédict était comme le Centurion de la pièce espagnole: il aurait pu +sauter trois fois sans qu'un maravédis tombât de sa poche. Il se +ressouvint qu'il avait prêté. Il se mit à faire tous les jours la battue +des obligés, arrachant ce qu'on lui devait, tantôt quarante sous, tantôt +cent sous, et subsistant ainsi. Mais l'alarme donnée de proche en proche +sur ce créancier qui demandait l'aumône, on évita Bénédict. + +A Noël, Bénédict réveillonna rue de Laval, dans un atelier où l'avait +conduit Ernest, et gagna 3 francs au lansquenet. Le lendemain, avec ses +3 francs, Bénédict fit monter un sac de pommes de terre chez son ami. Il +s'agissait d'attendre le jour de l'an, où la tante de Bénédict lui +donnait 40 francs d'étrennes. Il attendait ainsi, se couchant quand il +eut trop faim, la nouvelle année. + +Au commencement de janvier, Bénédict alla rendre visite à l'atelier de +la rue de Laval. Il y resta dix-huit mois. + +C'était, en cet atelier, le phalanstère le plus étrange qu'on puisse +voir. Ils étaient là , cinq qui campaient, tous jeunes, et d'une +confiance effrontée en la Providence. Édouard et Paul étaient peintres; +Maxence attendait pour savoir ce qu'il serait, et Alfred faisait les +commissions.--Bénédict habitait, comme je vous ai dit, un divan vert +au-dessous d'une panoplie. Paul logeait sur quatre planches et un +matelas. Maxence et Édouard couchaient dans quelque chose que l'on +appelait un lit, et Alfred faisait en sorte de dormir sur les quatre +oreillers du divan de Bénédict rangés sur un grand coffre à bois. Tous +les matins, il faisait faim à l'atelier. Avant déjeuner, Maxence +préparait les terrains d'un panneau; Édouard, pendant ce temps, sabrait +le ciel; et quand ils avaient fini, Paul en imaginait le motif à toute +brosse. Le panneau fini, Alfred le descendait chez le propriétaire, +brocanteur singulier, qui avait un magasin de chaussure à vis rue +Montmartre, et un magasin de tableaux rue Notre-Dame-de-Lorette. Le +propriétaire donnait d'ordinaire cent sous du panneau; et l'on avait de +quoi dîner et déjeuner chez Tisserant, au haut de la barrière +Pigale.--Bénédict avait déterré quelques leçons de solfége et apportait, +par-ci par-là , ses quarante sous à la caisse. Au beau milieu de cette +vie de hasard, il composait ses deux belles marches.--Un moment Paul +faillit faire dîner régulièrement toute la société. Picot, le marchand +de la rue du Coq-Saint-Honoré, lui payait vingt sous pièce des cartes de +visite avec des emblèmes à l'aquarelle. Tout le monde s'y mit, même +Bénédict. Mais cela ne fut qu'une lueur, et le propriétaire ayant été +_brûlé_ au deux cent quatorzième panneau, on tomba à dîner _Au +Désespoir_, à sept sous par tête. + +Puis, cela finit comme tous les phalanstères qui ne payent pas leur +terme, par une envolée de chacun et par une saisie d'huissier. + +Bénédict est devenu... J'allais, Dieu me pardonne! vous le nommer. + + + + +LA REVENDEUSE DE MACON + +En remontant la rue qui débouche sur le pont de la Saône à Macon, vous +trouvez à gauche une vieille maison en bois. + +La maison est trouée de petites fenêtres carrées qui bâillent, +étranglées pendant deux étages, entre des colonnes cannelées, striées, +imbriquées, losangées, chacune d'un dessin différent de sa voisine. Sur +les colonnettes s'appuient des frises peuplées de satyres et de femmes +nues, celles-ci attaquant ceux-là à travers les guirlandes de fleurs en +ronde-bosse,--naïve représentation mythologique, que les Mâconnaises ne +peuvent regarder qu'en échappade. Quelques petites lucarnes aux toits +pointus, sans volets, laissent entrer au grenier le vent l'hiver, le +soleil l'été. Le bois, qui a vieilli et pris les teintes rubiacées de +l'acajou, est marqueté d'écriteaux numérotant toutes les industries qui +se sont casernées dans cette gigantesque façade de bahut. Une tripière, +un chaudronnier, un marchand de cartons, une fruitière, une +blanchisseuse, se sont établis entre les piliers de bois. Les mous +rose-rouge, les malles de carton aux arabesques jaunes, où les filles de +la campagne apportent leur bagage quand elles viennent à Paris entrer en +service, les linges blancs, les camisoles foncées, pendues comme une +enseigne au-dessus des cuvées de savon, les carottes, les potirons +éventrés, les chaudronneries cuivrées ou toutes noires de fumée, tout +cela fait un tapage de tons et de devantures guenilleuses au pied de la +maison de bois. Entre la tripière et le cartonnier est une fenêtre +hermétiquement fermée dont une persienne est rabattue et l'autre +seulement entr'ouverte; vous apercevez, sur le rebord de la fenêtre, +quelques poteries de Chine ébréchées; vous apercevez, collée à la +vitre, une feuille de papier sur laquelle est écrit: «Madame Javet, +marchande en vieux», dans le fond de la pièce obscurée des +scintillements de vieil or, et comme dans un kaléidoscope plein +d'ombres, les mille couleurs de quelque chose pendu aux murs. + +Que si l'amour du rococo vous fait pousser une porte à côté de la +fenêtre, vous entrez de plain-pied dans le domaine sombre et fantastique +de Goya. + +Dans la demi-nuit au milieu de laquelle jouait une étroite filtrée de +lumière, juchée plutôt qu'assise sur un grand coffre semblable à ceux +des Moresques, apparaissait dans le rayon lumineux une vieille petite +femme vêtue, des pieds à la tête, de noir, et propre comme pourrait +l'être une sorcière hollandaise. Deux mèches grises couraient sous le +madras autour de tempes desséchées; ses yeux sans couleur s'éveillaient +parfois comme les yeux d'un fiévreux; ses sourcils étaient mitan blancs, +mitan noirs. Elle n'avait pas de lèvres. Elle était ainsi, tricotant un +bas de laine noire, et talonnant son coffre, la diabolique petite +créature! + +--Que veut monsieur?--Elle avait déjà fiché son épingle à tricoter dans +ses cheveux, et était déjà à bas de son coffre. + +Elle me fit voir, en trottinant de-ci, de-là , comme une souris, des +fragments de retable en bois doré, bon nombre de saints dépossédés de +leur nez, un gilet pailleté d'argent qu'elle attribuait à Louis XV, un +torse à la Vierge du XIIe siècle au bouton du sein saillant de la robe, +des pendules de Boule délabrées, de petits calvaires en chenille +magnifiquement encadrés; puis, en me tendant un petit plat de faïence: +Un Bernard Palissy!--me dit-elle. Je souris.--Tous les Bernard Palissy, +madame Javet, ont un craquelé.....--Ah! vous savez cela!--Elle jeta le +plat sur un paquet de hardes, décrocha un tableau, ouvrit une armoire, +et me présenta un coquetier, charmant enroulement de plantes grimpantes, +signées de la grâce, du goût, du faire de l'admirable «inventeur des +rustiques figulines du roy».--Combien en voulez-vous?--Et ça?--fit-elle +sans répondre, en fouillant dans ce petit coin où j'entrevoyais une +dizaine de merveilles respectées des siècles, la fine fleur de la +curiosité, dix bijoux de l'art!--Et ça?--C'était une assiette de cristal +de roche aux chiffres d'Henri II.--Et ça encore?--Un étui en émail de +Saxe, à semis de tulipes, enchâssé dans quatre baguettes de vermeil, +tombé de la poche d'une reine le jour d'une révolution. + +Elle épiait de l'Å“il les objets dans mes mains; elle les suivait, elle +avançait à tous moments vers eux ses doigts crochus. + +Je demandai le prix de quelques-uns. Elle me fit des prix fabuleux; elle +semblait heureuse de me les voir admirer, inquiète de me les voir tenir. +Je marchandai longuement, elle me remontrant, me retirant les +_mirolifiques_, les replaçant, puis voulant refermer son armoire et nous +jetant le regard du libraire espagnol assassin de l'amateur qui venait +de lui acheter son plus précieux livre. Je lui offris enfin de son étui +le prix qu'elle voulait. Elle toussa, prit l'étui, l'ouvrit, le +retourna.--Je me suis trompée, j'avais oublié. Il est vendu de ce matin. +Vous aimez la dentelle?--fit la singulière femme en faisant disparaître +l'étui; et, sans me donner le temps de répondre, elle ouvrit le coffre +sur lequel elle était assise, et fouillant à pleines mains, elle +retirait des merveilles arachnéennes.--«Mes +dentelles!--disait-elle.--Hein! monsieur, elles sont belles?--J'ai un +fils;--voyez ce picot-là !--mon petit «l'Éveillot», un gamin de dix +ans.--Allons! venez un peu au jour, mesdemoiselles! anciennes, monsieur, +tout cela!--L'Éveillot! Il va bien, cet enfant-là ! Je lui ai acheté un +pantalon blanc! il sert la messe dans tous les couvents d'ici et des +environs, et quand il revient, il me dit ce qu'a la nappe d'autel, +combien d'aunes, et s'il y a des trous, si on peut la repiquer. Il aime +les dentelles, l'Éveillot.--Tenez, j'ai attendu dix ans une mort pour +avoir cette gueuse de valencienne-là !--Il est comme sa mère.»--La +guipure, les dentelles de Venise, de Gênes, les beaux points d'Alençon +du XVIIIe siècle, les malines brodées, les réseaux microscopiques de +Bruxelles passaient sous mes yeux; la marchande s'exaltait et se grisait +à parler tracé, bride, couchure, bouclure, rempli, mode, points gaze, +mignon, brode.--«Vous ne savez pas ce que c'est, vous autres! Je me +relève la nuit pour les voir!»--Et elle déployait les dentelles, les +déroulait des cartons bleus, les montrait au jour, les jetait l'une sur +l'autre, les entassait, les mêlait, leur riait, leur souriait! Elle +sortait toutes ces richesses comme du fond d'une caisse magique ne +s'épuisant jamais, et les plus belles et les plus magnifiques venant les +dernières. + +Enfin elle retirait une jupe semblable à cette triomphante jupe de Marie +de Médicis que possédait le marquis de l'Escalopier. De cette jupe, +madame de Lamartine avait offert quinze cents francs; et des grande +dames du département, des mille et des douze cents. Il y a longtemps, au +reste, que les Mâconnaises aiment la dentelle. La chronique du pays +raconte qu'à l'entrée de Charles IX, le père Émot, gardien des +Cordeliers, fut envoyé près du roi, réclamer certaine nappe manquant à +son couvent. Il trouva en entrant chez le roi madame de Tavannes parée +des ornements de la sacristie, dont son mari, gouverneur de la ville, +lui avait fait don. «Le pauvre moine se mit d'abord à genoux devant +madame, et dit hautement que l'on ne fût pas surpris de l'honneur qu'il +rendait à cette vertugale, puisqu'elle était faite d'une nappe qui +avait servi si souvent à l'office divin.» La dame, en colère, lui +appliqua un soufflet; le roi rit; les réclamations en restèrent là . + +Et la marchande causait avec moi de l'hôtel Bullion et des collections +particulières, comme pourrait en causer Gansberg ou Manheim. Des «Lucca +della Robbia» de M. R... aux bijoux de la renaissance de M. de B..., +elle savait par cÅ“ur tout le Paris amateur. + +--Et M. Sauvageot, madame Javet? + +--Une jolie collection. C'est dommage qu'il lui manque... Elle s'arrêta +et regarda en face.--Oh! rien, rien, reprit-elle. + +Comme je sortais et que je regardais encore la maison de bois:--Elle +n'est pas dans l'alignement,--entendis-je derrière moi. Je me retournai. +Un membre du conseil général de Saône-et-Loire de ma connaissance me +tendait la main.--Ah! tenez, puisque vous aimez les antiquités, il faut +que je vous mène chez une vieille dame qui demeure en face, madame L... + +Madame L... me promena à travers trois pièces remplies d'orfévrerie, de +ferronnerie, de marqueterie, de verrerie, d'ivoires, de Saxe, de +Sèvres, de Faenza; je ne regardai qu'un petit chef-d'Å“uvre de la +serrurerie du XVIe siècle,--une souricière--unique. + +La mère Javet me guettait sur sa porte. + +--Vous avez vu? + +--Quoi? + +--La souricière, la souricière,--reprit-elle deux ou trois fois en +hochant la tête. + +Quelques jours après, j'allai faire mes adieux à madame L... et à sa +collection. Le marché se tenait dans la rue. Les bÅ“ufs du Charolais +traînaient pesamment leurs charrettes. Les Mâconnaises, avec leurs +petits puffs noirs sur le côté de la tête, et leurs chapelets d'oignons +rouges pendus au bras, criaient et riaient. On me frappa sur +l'épaule.--Madame L... est très-malade,--me dit le monsieur qui nous +avait introduits chez elle, elle a fait une chute avant-hier en voulant +épousseter ses diables d'étagères! + +J'étais à la porte de madame Javet. J'entrai. Elle était à sa fenêtre et +ne se retourna pas. Il y avait près d'elle un charmant petit bonhomme +aux cheveux blonds frisés, qui se haussait sur les pieds et +tambourinait des doigts sur les vitres, recommençant sa chanson à mesure +qu'elle finissait: + + Grand papa va mourir, + J'aurai sa belle tasse bleue + Qui est sur sa cheminée. + +La marchande, le cou tendu, était collée à la vitre, et son regard fixe +allait de la fenêtre de la malade au bout de la rue. Je me penchai +derrière elle. C'était un prêtre qui débouchait et qui s'avançait vers +la maison de madame L..., apportant l'extrême-onction. Madame Javet eut +un sourire qui montra une rangée de petites dents jaunes et déchaussées. +Elle marmotta, comme si elle grignotait ses mots: Ma souricière! + +L'enfant chantonnait toujours: + + Grand papa va mourir, + J'aurai sa belle tasse bleue + Qui est sur sa cheminée. + + + + +HIPPOLYTE + +La fée Guignolant, berceuse de la duchesse de Mazarin, avait été sa +marraine. La fée Guignolant lui avait fait le tronc et la vue trop +courts, les jambes, le cou, le nez trop longs,--surtout le nez,--les +oreilles et les pieds trop grands, les yeux rouges, et encore l'esprit +fol. Enfant, la fée Guignolant lui avait donné une peau tendre, des +verges dures, des versions difficiles, des camarades batteurs, et des +tartines qui se laissaient toujours choir à terre du côté des +confitures. Une fois grand, la fée Guignolant chercha, chercha,--et le +fit poëte. Puis par là -dessus, elle le fit bureaucrate. + +Dans une de ces grandes casernes civiles où d'avoir été vingt ans assis, +cela donne des droits, et, trente ans, la croix,--au ministère de +l'agriculture, si je ne me trompe, Hippolyte fut parqué avec un +vieillard appelé chef de bureau, homme sans préjugés, qui tout au milieu +de ses verts cartons faisait et refaisait sa cuisine, faisait et +refaisait sa barbe. Le poêle où mijotait la cuisine du chef recuisait le +vieil air du vieux bureau, et des senteurs rances, des empuantissements +de brûlé ou de sauce épandue sur un fumeron, montèrent tous les jours au +nez d'Hippolyte, qui ne put jamais, de ces odeurs, se faire une +habitude. Puis c'était la barbe; et dans quelque verre, le sien ou bien +l'autre, le vieillard mettait un morceau de savon et sur un vieux +papier, tout près d'Hippolyte, déposait les poils grisâtres et +blanchâtres, tout hachés menus dans la mousse blanche. Ce qu'Hippolyte, +crispé et nerveux, souffrit, pour deux pauvres mille francs, de cette +vie en famille, nul ne pourrait le dire; ce qui n'empêcha pas beaucoup +de gazettes du temps de le traiter, lui et trois cent mille autres, de +_budgétivore_. + +Hippolyte avait fait deux parts de son argent: les pipes et les vieux +livres; et trois parts de sa vie: les pipes, les vieux livres et les +femmes. + +Les pipes!--c'était le long d'un des murs de sa chambre le plus beau +musée de _belges_ et de _marseillaises_ culottées: toutes les variations +de ton de la terre et de l'écume de mer, la gamme la plus merveilleuse +de la nuance café au lait à l'ébène, et du pâle à l'intense, et de +l'estompé au cerné! Culots nets et dessinés comme la petite calotte du +gland des bois;--le tuyau, cacheté de cire rouge;--deux clous tenant +chaque pipe à la gorge et pendue.--Hippolyte laissait aller ses yeux sur +elles, avant d'en choisir une, comme un général qui avant une affaire +hésite sur le régiment qu'il enverra à la gloire; ou plutôt c'était le +pacha dont le mouchoir est attendu, et qui s'amuse à le faire +attendre.--Lente affaire, et studieuse besogne, qu'une première pipe! +Les regards amoureux, et le pouce polisseur qui se promènent sur la +suée! La pipe qui commence à se teinter!--Hippolyte était très-beau de +pose et d'attente patiente, quand il fumait cette première pipe. +D'habitude, en cette grave occurrence, une fois assis, il tournait et +nouait sa grande jambe droite autour de sa grande jambe gauche, comme un +sarment autour d'un échalas.--Et quel déboire, quand par malheur la pipe +était rebelle!--comme celle à propos de laquelle un mauvais plaisant lui +dit: «Ce n'est pas étonnant: tu fumes dans un courant d'air.»--Hippolyte +courut fermer la fenêtre. + +Les livres!--Bibliophile, bibliomane, Hippolyte était; et bon vent il +faisait alors aux bibliophiles. Sur les quais c'étaient souvent +trouvailles: manuscrits de Bossuet dans un rayon à 15 sous; et les +épiciers enveloppaient leurs chandelles dans ces chartes de 1400.--Oh! +de ce côté, la mauvaise fée Guignolant avait été battue par la fée des +fureteurs, l'Occasion, bonne fée qui avait souri à Hippolyte tout le +long de la Seine. Dans sa bibliothèque d'acajou, Hippolyte tenait +presque tout son vieux XVIe siècle, disant: bonjour! aux vieux poëtes à +tout réveil, et: bonsoir! à tout coucher.--Et le dimanche, grandes +joies, jour de revue! Le torse ceint d'un gilet de tricot, Hippolyte est +tout à ses amis, à les décrasser, éponger, gratter, rempâter. Aux +feuilles jaunies, un bain de chlore; une tache de rousseur qui commence +à moucheter: vite l'acide oxalique. Si une vilaine larme de graisse en +un beau feuillet: la poudre minérale infaillible. Il les pare, il les +lave, il les fait beaux, le cÅ“ur souriant aux grandes marges, aux pages +immaculées, oubliant l'heure, le monde, et son ministère,--et parfois +aussi son pantalon. + +Pour l'Amour,--Hippolyte l'aima presque autant que ses pipes et que ses +livres. Ce qu'il dépensa pour les femmes, de vers, est considérable. +Mais de toutes ses Laures, la plus célébrée, celle envers laquelle +Hippolyte se montra le plus généreux de rimes, ce fut la première par +ordre de date: Émilie V..., une actrice, sÅ“ur de cette autre actrice qui +a épousé un préfet. Émilie V... était alors la Contat de l'Odéon. +Hippolyte la vit dans _la Famille Cauchois_ de M. Alexis de Longpré, +«désespérante de beauté et de talent». Et tout aussitôt portier de la +ville et portier du théâtre de n'être occupés qu'à monter chez +«l'adorable actrice» petits papiers, petits rondeaux: «C'est un rondeau +redoublé qu'entre vos mains, madame, on m'a dit de remettre.» Tantôt +cela débutait: + + V..., vous êtes belle entre toutes les femmes! + +Tantôt c'était une _idylle_ de Théocrite: + + J'ai gravé sur le hêtre à Vénus consacré, + Gracieuse V...! votre nom adoré! + Mon intuition pour chiffre y met ce signe: + Une âme de colombe avec un corps de cygne! + +Puis un _lamento_: + + Toujours vous, ô V...! + +Et le lendemain un cantique à la Régnier: + + Et ce corps amoureux plein d'exquises saveurs! + +Cela était devenu si habituel chez mademoiselle V..., que sa femme de +chambre ne regardait même plus dans les lettres dont l'adresse annonçait +l'écriture d'Hippolyte. La déesse chantée, mademoiselle V..., qui avait +entendu dire que les vers sont de certains mots qu'on met un certain +temps à ranger, et qui d'ailleurs ne lisait guère la signature, se fit +cette illusion que tout le public de l'Odéon était devenu amoureux +d'elle,--et poëte; ce qui fit qu'Hippolyte, après trois encriers vidés, +ne recevant pas de réponse, cessa un beau jour d'envoyer à +l'indifférente le journal rimé de son cÅ“ur. + +A peine guéri de mademoiselle V..., Hippolyte eut une rechute, et se +remit à soupirer pour une baronne, douée des cheveux d'une comtesse +d'Amaégui, et du teint d'un drame moderne.--Ici, je crois le moment bon +pour vous prévenir que le pauvre poëte avait pris au sérieux la poésie +des autres. Par toutes les Å“uvres des chanteurs d'alors ce n'étaient +qu'Espagne et qu'Italie, que galantes folies des siècles romanesques, +qu'amours d'escalade, et que rendez-vous au clair de la lune; le poëte +s'était mis à ne pas vivre la vie, mais à la lire. Il croyait aux romans +comme à une expérience. Et voilà que dans cette cervelle de bonne foi +ainsi retournée par les livres et le théâtre du temps, l'amour prit un +chemin étrange et insolite: le chemin des toits. Encore tout chaud +d'_Antony_, Hippolyte veut prendre sa maîtresse d'assaut.--Si elle me +reçoit, c'est qu'elle m'aime, je l'épouse; si elle ne m'aime +pas...»--Hippolyte ne poussait jamais plus loin le dilemme. Sa +résolution prise, Hippolyte songea à l'exécution; et il arriva--ceci est +historique--qu'en l'une des prosaïques années du dernier règne, ce +romantique consciencieux demanda à un de ses amis une lanterne sourde et +une échelle de corde. De cette demande sérieuse, les romanciers devaient +faire plus tard des charges charmantes,--et l'ami n'eut pas pitié. Il +n'éclata pas de rire. Il joua avec cette folie burlesque.--«Comment! tu +n'as pas une lanterne sourde et une échelle de corde... à ton âge?... +Cela n'est pas possible!... Mais tout le monde a une lanterne sourde et +une échelle de corde!» + +Hippolyte dînait à cette époque à une table d'hôte du boulevard des +Poissonniers. Il y rencontra Cinthie Fiocardo. Lui et elle, ils +dînèrent, ils se virent, ils se plurent, la baronne fut oubliée, et +Cinthie devint Philis sous la plume de l'amant: + + O bien-aimée! + Étoile de ma vie, adorable clarté! + Du soir où je te vis mon cÅ“ur fut habité, + Et sa porte sur toi, ma Philis, s'est fermée! + +Cinthie Fiocardo avait été chanteuse au théâtre de Pau. Il lui restait +de sa voix--une guitare. + + Allons! prends ta guitare, + +lui disait Hippolyte dans la langue des dieux, + + Et redis-moi ce chant + Que la nuit j'aime tant + En fumant mon cigare! + +Cinthie prenait sa guitare, et elle apprenait à Hippolyte la romance: + + Fleur des champs, + Brune moissonneuse! + +Hippolyte n'était pas encore de la force de Figaro sur la guitare quand +il s'aperçut, comme par une révélation subite, que Cynthie Fiocardo +avait cinquante ans,--et de plus qu'elle était maigre. Hippolyte chassa +Cinthie, et fit le rondeau: + + Je sais fort bien qu'en ce fatal mystère, + La faute en est à monsieur votre père, + Et j'ai honte à vous dire bas: + Vous êtes maigre! + +Pour vengeance, Cinthie mit en lettres incendiaires tous les romans de +madame Sand, menaçant en post-scriptum l'ingrat de poignard et de +vitriol; ce qui coûta maintes fois quatre sous au poëte,--et des +insomnies. + +Ce fut à partir de ce, qu'Hippolyte fit contre la maigreur un serment +d'Annibal. Il arbora l'enthousiasme de la graisse. Un poëte--qui est +maintenant un académicien--venait de chanter «_la femme de lit_». La +glorification régnait des robustes appas; l'on recommençait les +épigrammes du vieux Maynard: + + Catherine ne me plaît point; + Elle est sèche comme cannelle, + On ne saurait trouver sur elle + Pour quatre deniers d'embonpoint. + +Toutes les plumes jeunes chantaient la Vénus dodue. Un souffle de +paganisme flamand semblait descendu chaud et lourd sur la Poésie. Les +plus timides essayaient un compromis entre le Toucher et l'Idéal. Un de +ceux-là qui voulaient greffer Jordaëns sur Memmeling,--un jeune homme +d'alors,--M. Marc Fournier, écrivait: «Chez les disciples du dogme +nouveau, la femme est chrétienne, même un peu mystique jusqu'à la +ceinture, mais païenne de là jusqu'au talon... Je te salue, Vénus pleine +de grâce!»--Mais ceux-là étaient traités de vieillards. Les enfants +terribles chantaient de plus belle: + + Des seins fermes et lourds, au moins c'est positif! + +Et Hippolyte faisait chorus. Il s'était sacré le Juvénal de l'étisie. +Écoutez plutôt: + + Au nombre des fléaux que sur notre hémisphère + Dieu fit pleuvoir dans un jour de colère, + Il en est encore un qu'on leur doit ajouter: + En Égypte, aussi bien qu'à Saint-Germain en Laye + Comme à Paris, partout où la chair peut tenter, + --A mon avis, si je sais bien compter, + La _femme maigre_ est la huitième plaie. + +Ainsi chantant, il advint qu'Hippolyte aperçut aux vitres d'un magasin +de la rue de Richelieu son idéal--un idéal de beaucoup de kilos, vous +imaginez bien. La forte jeune personne était magnifiquement en chair. +L'ayant vue, Hippolyte se prit à rabâcher à tous ses amis les charmes +de l'intérieur qu'il rêvait: «De joufflus enfants barbouillés enfournant +de longues tartines..., au nez deux belles chandelles..., la mère une +camisole ouverte, les plis mal rangés, écrasant un de ses seins robustes +sur la face du dernier né..., les langes souillés qui sèchent au feu, un +air tiède là -dedans, une atmosphère de poêle..., l'avant-dernier marmot +qu'on nettoie dans le fond..., tout ce que Rabelais et Ostade mettent de +prose et d'humanité autour des joies maritales!»--L'avenir entrevu de +cette grasse façon, Hippolyte, qui demeurait au faubourg Saint-Germain, +se mit à passer rue de Richelieu, pour aller au ministère de +l'agriculture. + +Quelques mots sur l'écrivain. + +Dans cette grande poussée de 1830, entre toutes ces jeunesses et ces +fougues qui se cherchaient une originalité, Hippolyte avait la sienne +propre. Parfois bien, sa muse n'était qu'une spirituelle à la suite, une +suivante du _Mardoche_. Elle chantait: + + Je suis las de toujours voir la lune qui cogne + Son nez à la lucarne; on dirait un blanc d'Å“uf + Collé sur du drap bleu: tableau d'épicier veuf, + Ami de la campagne et du bois de Boulogne! + +Parfois bien c'était les désespérances à la mode, et dans lesquelles les +plus gras et les plus gais garçons d'alors se drapaient à l'Hamlet: + + ......... Et plus rien ne me luit + Qu'un repos lourd, inerte, où mon corps par avance + Est comme un soliveau pur de toute souffrance. + Matériel et sec, comme lui gros et rond, + Et couché sur le dos, n'ayant plus rien de l'homme + Qu'une masse quelconque, une chose qu'on nomme + Soit dans l'arbre ou le corps du même nom: le _tronc_. + +Il ne s'était pas garé mieux qu'un autre des ballades à la Lune, qu'il +appelait _dame Luna_, et à qui il dédiait force madrigaux intitulés: _La +lune qui va au bal_. + +Ce qui le faisait original, ce n'était pas cette admiration du Maître +poussée jusqu'au culte: + + Hugo! maître divin, resplendissant génie, + Qu'à l'égal de Dieu même en mon cÅ“ur je chéris! + +cette idolâtrie courait alors les rues. + +Ce n'était pas une petite brochure portant pour titre: _Espérance_, et +dirigée contre le suicide, qu'il appelait «le fléau de l'humanité». + +Ce n'était pas non plus nombre de vers emportés de couleur; et cet assez +baroque portrait de l'hiver: + + ... Des rameaux crochus les turbulents squelettes + Qui dansent par les airs en se cassant les doigts, + Simulent un combat de portiers en goguettes + S'éreintant à coups de balais! + +Chaque jour de ce temps apportait de ces images frénétiques et +nouvelles. + +Ce qui faisait l'originalité d'Hippolyte, c'était l'amour et le respect +des grands poëtes du XVIe siècle et ce certains du XVIIe. Ses goûts de +bibliophile étaient passés dans ses goûts d'homme de lettres. Il +trouvait à tout écrivain français un ancêtre, en ce vrai grand siècle. +Il donnait à cette passion de retrouver ces gloires anciennes sous les +gloires plus modernes tout le charme d'un paradoxe vraisemblable. Le sel +et l'agrément de cette langue toute riche l'avaient pris et le tenaient. +Toutes ces célébrités, tombées en jachère, lui faisaient sa compagnie +d'esprit; et «il vivait, et il couchait, s'il se peut dire, avec elles +dans toute la religion d'un cher et pur silence.» Dans les sublimes +beautés des _Tragiques_, beautés que Corneille n'égala pas, il +retrouvait un accent du _Roi s'amuse_. Il révérait les oubliés des +anciens siècles comme les pères du nôtre. Là , il avait un arsenal pour +la polémique parlée; et il en savait par cÅ“ur toutes les armes. En son +exclusivisme, aux Boileau il vous répondait par les Régnier; aux Piron +par les Scarron et les Saint-Amand; aux Jean-Baptiste Rousseau par les +Théophile; aux Delille par les Vauquelin de la Fresnaye; aux Parny, aux +Bertin par les Marot, les Saint-Gelais, les Desportes; aux Malherbe par +les Ronsard; aux Ducis, aux Chénier par les Alexandre Hardy, les Mairet, +les Robert Garnier; aux Voltaire, aux Crébillon par les Cyrano de +Bergerac, les du Ryer, les Tristan; aux Racine même il répondait par les +Nérée et les Pradon, et aux Corneille par les Rotrou.--Ne s'avisa-t-il +pas de rimer toutes ces opinions biscornues en vers libres, de les faire +imprimer en façon de _canard_! + + De par saint George et sainte Thècle, + Ce fut un grand passé que le seizième siècle, + +et le _canard_, imprimé chez Beaudoin, rue des Boucheries-Saint-Germain, +n'eut-il pas l'idée de vouloir le jeter lui-même et en personne du haut +du paradis de l'Odéon!--Au Jean Journet littéraire on eut grand'peine à +faire entendre raison. Il ne se rendit que sur cette observation amicale +«que cela pourrait mettre le feu au lustre». + +Lorsque Hippolyte envoya son volume de vers, _les Amours_, à ses +confrères, les confrères lui répondirent, ceux-ci: «Vous avez du génie», +et ceux-là : «Ce n'est pas moi qui suis poëte, c'est vous.» Hippolyte eut +la naïveté de ne pas prendre cela pour de l'eau bénite de littérature. + +Hippolyte était très-simple.--Longtemps Henry Monnier se donna auprès de +lui comme un homme sans relations, désirant se produire; et c'était une +comédie charmante, qu'Hippolyte lui proposant de le présenter à deux ou +trois pauvres petites célébrités à lui connues. + +Deux de ses amis firent d'Hippolyte, l'un le portrait, l'autre la charge +en plâtre. Hippolyte dans sa charge n'avait pas un nez. Il avait une +trompe. La mère d'Hippolyte mit le portrait d'Hippolyte je ne sais où; +et la charge d'Hippolyte sur la cheminée de sa chambre, disant que +«c'était mieux son portrait que l'autre».--C'est cette charge qu'un +jour, où toute une joyeuse société s'était abattue chez Hippolyte, le +diabolique Ourliac fit respirer devant Hippolyte, à une femme évanouie, +qui aspirait de confiance. + +Hippolyte ne s'habillait comme personne. Il s'habillait comme lui-même +pour ainsi parler.--A un bal de noces, on la vit en habit noir, avec un +gilet à carreaux rouges, et des gants couleur de chair.--Sur +l'observation qu'on lui fit de l'étrangeté d'un pareil gilet en pareille +circonstance, Hippolyte boutonna son habit; et ainsi, son gilet passant +entre le noir de l'habit et le noir du pantalon, il semblait porter une +ceinture de flanelle rose. + +Hippolyte avait si fort chanté--de Paris--_les purs baumes de l'air_, +_des oiseaux le chant clair_, l'_herbe qui s'emplit de fleurs_ et les +_jeunes moissons qui recouvrent du vallon la gorge en__core frileuse_; +il avait, dis-je, si bien chanté, qu'il lui prit envie d'aller vérifier +la nature. Il partit pour Fontainebleau. A Fontainebleau, il alla dans +un grand chemin de la forêt. Rien que des arbres de chaque côté. Peur +lui vint. Il retourna à la ville, entra dans un cabinet de lecture, et +s'attabla à un roman si intéressant qu'il passa trois jours à le lire, +et regagna Paris au bout des trois jours, fort édifié, et de plus belle +épris des «parfums du ciel» et des «chansons de l'arbre». + +Tellement quellement, ainsi que je viens de vous narrer, doué et pourvu, +le poëte se maria,--avec la permission de M. le maire cette fois. La loi +et l'église firent de la demoiselle de boutique de la rue Richelieu sa +moitié légitime. A sa noce, Hippolyte eut un témoin ventriloque; le +lendemain, il trouva sa femme à balayer toute sa correspondance +amoureuse, et cette collection de mèches de cheveux qui lui étaient si +chères! Il prit un logement pour s'établir en ménage. La chambre tirait +le jour par des fenêtres au ras du plancher qui vous éclairaient +par-dessous comme une rampe de théâtre. Un enfant lui vint. Il +déménagea en un autre logement. Celui-ci était tellement en pente que +le berceau de l'enfant placé le soir près du lit, se trouvait le matin +contre la porte. Il déménagea encore. Il se trouva logé place +Saint-Jacques--juste en face la guillotine. Une fois là , Hippolyte se +mit à être malade, et à se laisser mourir--crainte d'un coup de +bistouri. + +Hippolyte mort,--ne croyez pas que la fée Guignolant lâche encore sa +proie.--Les amis réunis à l'église attendent une heure, deux heures... +Rien ne vient. On va fumer une cigarette au Luxembourg. De joyeux +croque-morts passent. On les aborde. On leur demande, croyant +plaisanter, s'ils cherchent quelqu'un. On était tombé juste. Les joyeux +croque-morts cherchaient Hippolyte. L'adresse avait été mal donnée. Ils +étaient allés rue Saint-Jacques au lieu d'aller faubourg +Saint-Jacques.--Enfin les joyeux croque-morts mettent la main sur M. +Hippolyte... Bon! la bière est trop petite.--On retourne, on cherche, on +trouve; ah! celle-ci va au corps.--On charge, on fouette, on arrive à +l'église, on décharge, on pose sur les tréteaux.--Tous les amis étaient +partis.--On chante, on bourdonne, on asperge, on recharge, on remporte, +on refouette;--et derrière le corbillard marche tout seul l'enfant +d'Hippolyte, mordant une belle pomme verte. + + + + +LE PASSEUR DE MAGUELONNE + +Le Lez est une jolie rivière avec ses iris jaunes. Suivez-le une heure +en sortant de Montpellier, et vous entrerez en un pays étrange. Passé +les saules du hameau de Lattes, il n'y a plus d'arbres, il n'y a plus +d'ombre. Ici finit la terre de France. Il se déroule devant vous une +lande sans borne toute coupée de flaques d'eau. Ce ne sont plus, jusqu'à +la Méditerranée, que des étangs envahis d'herbes et de steppes +marécageuses où le ciel, en se reflétant, laisse tomber de loin en loin +un morceau de lapis. Les joncs, les tamaris, les ronces, jettent leur +manteau vert sur les eaux qui fermentent. Les touffes de soude et de +varech tachent de longues langues de sable. En ce désert lézardé par la +mer envahissante, semé d'îlots de terre brûlée, et propice au mirage +comme le Sahara, quelques cavales blanches filent à l'horizon comme des +flèches d'argent. Pour un passant qui passe, des troupes de taureaux +s'effarent. Dans les canaux encaissés qui traversent le marais, de +lourds bateaux à dragues dorment, leurs roues à godets immobiles. Plus +les chants, plus les cris, plus les joyeux appels de la Provence! Il +fait silence. Le sol vermineux pullule de scorpions. L'air charrie des +nuées de moustiques et de moucherons. Par le paysage d'or pâle volent +des milliers d'oiseaux aquatiques; et même parfois les flamants +navigateurs, rangés en file, frôlent les plus hauts roseaux, déployant +au soleil leurs ailes flamboyantes, joyeux de cette Égypte retrouvée. + +Auprès d'une hutte conique en joncs, wigham de Huron trempant dans la +boue, s'évase une mare où gît, sombrée, la carcasse d'un vieux bateau. +Au bord de la mare, pieds nus, jupe rouge et jupe bleue, deux petites +filles, l'une accroupie, l'autre à genoux, font de grands jeux dans +l'eau. Leurs petits cheveux blonds leur courent gentiment sur la tête; +leurs petites jupes carrées et tombant droit des brassières à la moitié +de leurs petites jambes brunies, reluisent au clair soleil qui s'amuse à +jeter sur les plis de la vieille cotonnade des pointes de bel outre-mer +et de beau vermillon. Le soleil remonte tout le long et mord aux petites +filles un bout de cou hâlé, et ces petits cheveux follets, qui marquent +sur la nuque des enfants de la campagne comme une petite ligne blanche. +La lumière les inonde toutes deux, met à ce groupe la couleur tapageuse +d'une aquarelle de Lessore. Les deux enfants se penchent vers la mare, +allongeant les bras, sans grand souci de se mouiller les poignets. Elles +lancent à l'eau un petit poisson mort, et le petit poisson se retourne +et se met sur le flanc à la surface. Elles le rattrapent, elles le +rejettent pour voir s'il nagera mieux; et ce sont grandes joies et +félicités d'enfants, à ces petites, de souffler l'eau morte pour faire +un peu aller le cadavre d'argent, et de le pousser du doigt, la plus +petite se mouillant encore plus que la plus grande. + +Derrière les enfants, à l'ombre de la hutte, sur une chaise recouverte +d'une vieille tapisserie, est assise une jeune femme en costume de +mariée, une couronne de fleurs blanches sur la tête, un bouquet au côté. +La jeune mariée regarde insouciamment la ruine de Maguelonne qui se +dresse dans la mer en face d'elle. + +Maguelonne! le long passé! Maguelonne! la croisade prêchée par Urbain +II! Maguelonne! Alexandre III sur la haquenée blanche, encombrant de son +cortège pontifical le pont d'une lieue! Maguelonne! la chanoinerie de +doulce beuverye! Maguelonne! le _convivium generale_, et le bon vin +clairet, et les crespets à l'hypocras! le _convivium generale_ avec la +sauce au poivre de la Saint-Michel à Pâques et la sauce au verjus de +Pâques jusques à la Saint-Michel! Maguelonne! le manuscrit d'Apicius _in +re coquinaria_, retrouvé sous les cuisines du monastère! Maguelonne! la +ville! Maguelonne! la forteresse! Maguelonne! l'évêché! Maguelonne! la +cathédrale! Maguelonne! la déserte! Maguelonne! une ferme! Maguelonne! +les goëlands sur la plage! Maguelonne! les sabots des chevaux sur les +tombes épiscopales! + +Le soleil tourne la hutte; la tête de la jeune femme est encore blottie +dans l'ombre; mais le soleil va la gagner. Un homme à barbe noire, à +membres robustes, sort prendre un vieux morceau de voile, il le jette +au-dessus de la tête de la mariée, sur des pieux qui servent à sécher +les filets. + +Pauvre femme, pauvre homme et pauvres enfants! + +Dans un faubourg d'Arles,--c'était un soir de noce. La gaieté disait: +noce de petites gens; le heurt des verres disait: noce de braves gens; +les chansons disaient: noces de jeunes gens.--Ils étaient en beaux +habits; elle était en belle robe. On porta des santés de la soupe au +dessert; il avait vingt ans, elle en avait seize. Le marié regardait la +mariée; la mariée regardait le marié: ils se souriaient en +l'avenir.--Une chanson, le marié! Une chanson à la mariée! + +Et lui se leva; elle rougit. Il chanta: + + La belle coumé lou printemps + Nous rebiscoule et nous counsolou, + N'a qu'a paraisse, et tout d'un temps + Dé plési lou cor nous trémolou! + +--Dé plési lou cor nous trémoulou! reprirent-ils en chÅ“ur, et de fait la +belle Rosalie valait bien tout le patois du monde. Le riant sourire et +les blanches dents, les noirs cheveux et les noirs yeux, les longs cils +et le joli nez droit, le front bombé et la peau dorée, la grande taille +et les petits pieds; la jolie mariée et le beau marbre grec! Au dernier +lundi de Pâques, sur la promenade, les filles d'Arles, en leurs plus +riches atours, en leur plus bel orgueil, ont couronné Rosalie reine de +la beauté. Un Marseillais, qui avait un grand café sur la Cannebière, +lui a proposé mariage pour la mettre dans son comptoir; un riche +confiseur de Lyon a suivi le cafetier marseillais. De Nîmes, de +Toulouse, sont venus des cafetiers, des confiseurs, des pâtissiers, des +saucissotiers; elle les a refusés tous comme ceux d'Arles. Des jeunes +gens lui ont fait des bouquets et ont glissé des lettres dedans. Rosalie +a donné les bouquets à ses amies, et a jeté les lettres au feu. Un +grand jeune homme, renommé trompeur, menant bonne guerre aux jolies +filles, a tourné autour d'elle longtemps; elle lui a fait les cornes; et +l'autre est revenu à ses amis la lèvre pincée et l'oreille basse comme +un homme qui pense à quelque chose de mal. + +Son amoureux n'a guère grand'chose: un petit clos et une maisonnette. +Mais quoi! c'est son amoureux. + +Les lumières de la table dansaient sur les haies du petit clos, et la +maisonnette, de la cave au grenier, chantait l'amour.--La mariée était +montée à sa chambre; elle était déjà couchée: en bas elle entendait les +derniers refrains et les paroles d'adieu. Voilà que la fenêtre s'ouvrit, +et elle regarda... La peur la prit; elle poussa un cri. Son mari, qui +venait d'entrer, la trouva évanouie, et vit comme un homme qui sautait +par-dessus la haie de l'enclos. La mariée eut le transport toute la +nuit.--Le lendemain on trouva dans le jardin une tête de mort et un drap +de lit.--Le mari comprit; il devina qui s'était vengé. + +La malade fut trois jours entre la vie et la mort; quand elle se reprit +à vivre,--Rosalie était idiote. Le mari songea à l'abandonnée créature, +s'il venait à mourir, lui; il ne dit mot à l'assassin; mais, comme il le +rencontrait tous les jours, de peur d'un malheur, il se décida à quitter +la ville. Et puis il y a des gens méchants qui prennent plaisir à rire +des pauvres affolés, les montrant au doigt et éclatant en moqueries peu +chrétiennes. Sa maison vendue, un fusil sur l'épaule, quelques écus de +cent sous dans sa bourse de cuir, le mari vint droit à ce désert, bâtit +sa hutte lui-même, acheta un bateau avec lequel il passe les étrangers +qui vont visiter Maguelonne. Il chasse la macreuse; il pêche le poisson +que la tempête jette en ces bourbeuses lagunes; il ramasse sur le sable +les insectes, portant ses curieuses trouvailles aux entomologistes +d'alentour, et faisant souvent affaires avec M. Crespon. + +Cet argent qu'il gagne ainsi, ce sont les fleurs blanches, c'est la robe +blanche, c'est le voile blanc, c'est le costume de mariée que, dans sa +douce folie, Rosalie n'a pas voulu quitter et veut porter tous les +jours. Toute l'ambition du passeur est que ce costume soit toujours +renouvelé, toujours blanc, toujours frais comme au matin de leur union; +et la femme passe ainsi ses journées entières dans sa robe blanche, à +regarder la mer bleue. + +Tout misérable qu'il est, le passeur a tout tenté pour la guérir; la +médecine a été impuissante. Elle lui a fait espérer un moment que la +naissance d'un enfant pourrait amener une crise; Rosalie a eu deux +enfants, et la crise n'est pas venue. + +Une fois il l'a prise dans sa barque, et comme il a trouvé une lueur de +plaisir dans ses yeux, souvent il l'emmène en mer; et les pêcheurs, à +voir passer cette femme vêtue de blanc, assise, immobile, une main +traînante dans l'eau, saluent comme un présage cette madone de la +Méditerranée, et se disent: Bonne mer et bonne pêche! + + + + + PETERS + +HENRI. + +Dis donc, Albert, si nous allions passer l'été aux environs de la +France? + +ALBERT. + +Trouve-moi un trou où il y ait du caporal et où il n'y ait pas de sites +à aller voir,--je suis ton homme. + +HENRI. + +Je chercherai.--Si nous allions à Londres? + +ALBERT. + +Merci. Un pays où il y a presque autant d'Anglais qu'à Naples! Ils ont +tout mis en deuil, ces diables d'Anglais! même le vin: leur vin, c'est +du _porter_. + +THOMAS. + +Allez en Suisse. + +ALBERT. + +Une république d'aubergistes! + +THOMAS. + +Allez à Constantinople. + +ALBERT. + +Allez au diable. + +ADOLPHE. + +Ah çà , toi, Albert, est-ce que tu ne reviens pas de quelque part? + +ALBERT. + +Je crois que oui, d'Allemagne... Des paysans qui fument des pipes de +porcelaine; beaucoup de diplomates: une bouteille de bière sur un volume +de Schiller; et un soleil que le bon Dieu mouche bien trois fois par +an..... C'est la patrie des conseillers auliques, des redingotes à +brandebourgs et des lits non bordés... Voilà mes impressions de voyage. + +CHARLES. + +Tu étais l'année dernière à Saint-Pétersbourg? + +ALBERT. + +Et il y a deux ans au Caire.--Croirais-tu que _Bonino Crétin_, c'est +écrit sur la petite pyramide? + +THOMAS. + +Pourquoi diable voyagez-vous? + +ALBERT. + +Je ne me le suis jamais demandé.--Parbleu! pour être revenu! + +CHARLES. + +Sais-tu, Albert, que tu ferais un gros livre de tes voyages? + +ALBERT. + +Oui,--si je n'avais pas lu d'Alembert: _Les voyageurs sont les livres +des convalescents: ils bercent doucement le lecteur._ + +THOMAS. + +Qui vient à la campagne dimanche? + +CHARLES. + +L'adresse de l'idylle? + +THOMAS. + +On y va par une barrière... Un rustique cabaret, coiffé de verdure comme +un Bacchus antique!--Une hospitalité, un accueil, une habitude! Quand +vous êtes deux,--bottes contre bottines,--on ne vous donne qu'un verre. + +ALBERT. + +C'est très-joli cela, dans les romans... Quelque bouchon, son cabaret! +Un rendez-vous d'amours qui mangent à la gamelle! + +ADOLPHE. + +Eh là ! passez-moi un cigare. + +THOMAS. + +Es-tu retourné chez madame de S...? + +ALBERT. + +Non. C'est composé comme une table d'hôte. Il y a des gens qui lisent... +on m'a dit que c'était des vers. Elle lit aussi. Je crois qu'elle va +publier quelque chose. + +CHARLES. + +Son acte de naissance? + +THOMAS. + +Ses trente-cinq ans sont discrets comme une femme de chambre du Marais. + +HENRI. + +Qui a vu la féerie? + +ALBERT. + +Un pauvre vaudeville!--J'ai toujours rêvé de faire une féerie, moi. +C'est le diable, une féerie, savez-vous? Il faut être un poëte +d'impossibilités, chimérique à toute bride, bête comme un rêve, et fou +comme un cauchemar... Il faudrait deux, trois costumiers qui +s'appelleraient Callot, Goya... + +THOMAS. + +Pardon, Albert.--Et ta Lydie, Charles? + +CHARLES. + +Une femme pour qui j'ai poussé l'amour jusqu'à lui apprendre à faire des +bâtons, parole d'honneur!--Messieurs, Lydie s'est jetée à l'eau, d'amour +pour moi... + +ALBERT. + +Dans la Garonne? + +CHARLES. + +... Et elle m'a écrit, me demandant deux cents francs pour se sécher. + +HENRI. + +Tu lui as répondu? + +CHARLES. + +Je lui ai répondu que j'étais déménagé. + +THOMAS. + +As-tu vu le platonique Ernest ces jours-ci? + +HENRI. + +Oui. Il marche toujours sur du Pétrarque. + +THOMAS. + +Et René? + +ALBERT. + +Il est toujours content de lui comme une épithète neuve. + +HENRI. + +Est-ce que Samuel est mort? On ne le voit plus. + +CHARLES. + +On le disait marié l'autre jour. + +THOMAS. + +Des deux mains? + +CHARLES. + +Des deux mains...--Une veuve qui a un grain de beauté, l'âge d'une +veuve, et voiture. + +ADOLPHE. + +Diavolo! + +HENRI. + +Où l'avait-il rencontrée, cette veuve? + +ALBERT. + +Chez Foy. + +CHARLES. + +A propos, j'y pense. Albert, veux-tu te marier?... 150 000 fr. de dot. + +ALBERT. + +Aimes-tu les jardins dessinés par le Nôtre? + +CHARLES. + +Hein?... justement le parc du papa est une de ses créations. + +ALBERT. + +Il y a, n'est-ce pas, de grandes allées à angle droit?... Les arbres +sont taillés à pic, de vrais murs... C'est de la géométrie +pittoresque... Les gens qui vaguent dans les allées les mouvements de +terrain, les réduits verts, les lignes de buis, la pièce d'eau, toute +votre promenade, vous la savez par cÅ“ur du haut du perron... Hélas! mon +cher, j'aime encore, encore un peu le jardin anglais, les échappades +d'horizon, les surprises et les rencontres, un voile vert au détour +d'une allée, les massifs qu'on ne devinait pas, le parc qui a l'air de +s'être dessiné tout seul, l'imprévu d'une végétation libre... ce qui +fait que je te remercie, et que je me garde garçon. + +HENRI. + +Dis donc, j'ai voyagé avant-hier en chemin de fer avec un monsieur qui +faisait des nÅ“uds à son mouchoir pour se rappeler les points de vue! + +CHARLES. + +Ah! vous savez que Rodrigue est revenu de Californie? + +THOMAS. + +Qu'est-ce qu'il a rapporté? + +CHARLES. + +Deux pièces de cent sous en or. + +HENRI. + +Et son amour, est-ce fini? + +CHARLES. + +C'est fermé. Mais je crains bien que ça ne se rouvre. + +THOMAS. + +Venez-vous ce soir au boulevard? + +ADOLPHE. + +Qu'est-ce qu'il y a à voir? + +CHARLES. + +Un drame très-beau!... Cent cinq représentations, mon cher! + +HENRI. + +_Jocko_ en a eu deux cents. + +THOMAS. + +J'ai rencontré Berthold hier. + +CHARLES. + +Eh bien? + +THOMAS. + +Il va toujours dans le monde. + +ALBERT. + +Songer qu'il y a à Paris dix mille jeunes gens qui se font la barbe le +matin, qui achètent des gants, qui s'habillent, qui sortent de chez eux +à dix heures, quelque froid qu'il fasse, qui saluent, qui dansent six +heures durant, qui causent avec leurs danseuses, et qui font ce métier +huit mois de l'année sur douze... tout cela pour attraper et manger +debout, le chapeau dans une main, gênés, foulés, le coude poussé, un +morceau de galantine truffée d'une dizaine de sous;--et penser que si +ces dix mille jeunes gens cessaient d'avoir envie de ce morceau de +galantine truffée, les boutiques fermeraient, le commerce chômerait, +cela ferait la crise commerciale la plus épouvantable qu'on ait vue! + +CHARLES. + +Qui a vu _le Vampire_? + +ADOLPHE. + +Moi. + +CHARLES. + +Qui en rend compte? + +ALBERT. + +Moi.--Adolphe, raconte-moi la pièce. + +ADOLPHE. + +Mon cher,--le Vampire, cadavre suceur, poursuit cruellement de son amour +exsangue la jeune héritière de Tiffaugel,--créature grasse et jolie. Il +a le visage suffisamment vert,--vert comme le serpent diabolique qui +nous a volé le Paradis où paissaient les panthères, où le vin de +Champagne,--miracle inouï,--se servait de lui-même... + +CHARLES. + +Très-bien, Adolphe.--Est-ce un succès, Henri? + +HENRI. + +Un succès de chair de poule!--Le Vampire est un minotaure du +Walpurgis... + +THOMAS. + +Messieurs, est-ce que vous ne croyez pas aux vampires? + +CHARLES. + +Ah! ah! + +THOMAS. + +Là , sérieusement? + +ALBERT. + +Je croirai si vous voulez aux abonnés du journal de la carrosserie, à +l'esprit de monsieur un tel, au succès d'une pièce littéraire, à ma +nomination à l'Académie, aux dettes qu'Arthur se donne, aux maîtresses +que Félix se prête, à l'orthographe de mademoiselle X..., à ma +conscience de journaliste, à l'amitié de mes amis, et encore à l'école +du bon sens... mais pour les vampires, je suis le _Credo_ de Voltaire: +je crois aux agioteurs, aux traitants et aux gens d'affaires! + +THOMAS. + +C'est tout bonnement, messieurs, que vous n'avez jamais été en Dalmatie; +c'est que vous n'avez pas vu des paysans qui n'ont pas lu dom Calmet, +certes! se couper les jarrets avec une faux, et recommander au pope de +traverser, quand on les enterrera, leur cÅ“ur avec un pieu. + +ADOLPHE. + +Moi, je crois aux vampires; je crois bien à Peters. + +CHARLES. + +Nous y voilà ! gare les contes! + +HENRI. + +Peters, le peintre? + +ADOLPHE. + +Oui. + +ALBERT. + +Est-ce qu'il dîne à minuit, sur le pouce, au cimetière Montmartre? + +ADOLPHE. + +Je n'en sais rien.--Tenez, à la pièce d'hier, il paraît au couloir de +l'orchestre, il me voit, il me salue..... Une chose qui n'est jamais +arrivée!--qu'on emporte, de tragédie à autre, un apoplectique, sombré +dans sa stalle, cela est dans l'ordre, et n'a pas même de quoi +interrompre une tirade... mais qu'à l'instant où il me regarde, un +parapluie,--notez qu'il faisait une soirée superbe, un ciel qui +promettait d'être sec au moins huit jours,--qu'un parapluie tombe du +cintre d'une façon homicide et perpendiculaire, et manque de m'empaler à +rebours, de me tuer net... cela est d'un inouï et d'un extravagant à +convertir tous les Voltaires de la _jettatura_! + +ALBERT. + +Adolphe, mon cher, vous voulez nous faire croire qu'une nourrice +napolitaine vous a bercé. + +ADOLPHE. + +Et remarquez que la comédie cheminait doucement vers les convenances du +dénoûment. Les acteurs disaient proprement la chose. Galamment, le +public écoutait; bénévolement, les critiques jugeottaient. Grandement +s'allongeaient les figures des ennemis de l'auteur. Les hémistiches +marchaient d'un petit pas sûr et tranquille, comme des mulets de +montagne, dans un silence de bonne composition... Mon Peters jette le +regard sur la scène; zac! un coup de baguette d'une mauvaise fée! La +pièce se décolore. La peinture devient grisaille. On salue ce vers-ci et +celui-là , et cette idée, et cette scène, comme de vieilles +connaissances. Un monsieur se mouche. La grande actrice se prend les +pieds dans sa robe. Le souffleur souffle trop haut. Les critiques du +balcon se mettent à lorgner dans la salle. Madame de R..... entre. Les +femmes se renversent au fond de leurs loges. Le silence de tout à +l'heure se met à bavarder. La toile baisse sur une déroute.--Peters sort +au quatrième acte. L'attention est reprise au pas de course. Les +critiques écoutent. La grande actrice met des frissons dans la salle. +Succès sur toute la ligne. Peters rentre au cinquième acte. Chute +complète. (_Entre Robert._) + +HENRI. + +Tiens! Robert. + +CHARLES. + +D'où sortez-vous? + +ROBERT. + +De déjeuner rue des Poteries. Verdier nous avait invités. + +CHARLES. + +Bah! + +ROBERT. + +Oui... un déjeuner à l'ail! des perdreaux truffés d'ail... Je n'ai plus +de langue... Une soif!... Nous l'avons arrosée!--On ne te voit plus, +Adolphe.--Venez-vous ce soir au bal de B... Très-amusant, mon cher! J'ai +perdu vingt louis l'autre soir.--De quoi parliez-vous? + +HENRI. + +De Peters. + +ROBERT. + +De Peters? diantre! + +CHARLES. + +Mon cher, ils sont tous ici superstitieux comme des ballades. Ils +disent... + +ADOLPHE. + +N'est-ce pas que c'est un jettator? + +ROBERT. + +Si c'en est un?... Mais aussi vrai que je vous attends tous à dîner +mercredi, je suis sûr de fumer toute la journée de mauvais cigares, de +rencontrer des créanciers au Luxembourg, et des connaissances au +mont-de-piété, de renouer avec une maîtresse qui n'a pas rajeuni, de +manger de la poitrine de mouton à mon dîner, d'aller aux _Variétés_ le +soir, de souper à côté d'Anglais, et d'être gris à ma seconde bouteille +de Champagne!... Ah çà , qu'est-ce qui en a parlé, de ce Peters? Est-ce +qu'il vient ici? Qu'est-ce qu'il veut?--C'est très-malsain, parole +d'honneur! de parler de cet homme-là ! + +ADOLPHE. + +C'est ce fou de Charles, qui veut lui faire faire son portrait. + +ROBERT. + +Mon cher, cet homme fait votre portrait, bon. Rappelez-vous ce que je +vais vous dire. Je suppose que vous ayez un oncle à héritage, votre +oncle, dans les six mois, épouse sa cuisinière; je suppose que vous ayez +un attachement, cet attachement deviendra une chaîne; je suppose que +vous ayez un chien de Terre-Neuve, on vous le volera; un frère de lait, +il sera condamné aux galères; un cheval, il boitera; une stalle aux +Italiens, on jouera la _Sonnambula_ toute la saison; des amis, ils vous +emprunteront de l'argent; des fermiers, il grêlera; du vin de Volney, il +se piquera; du trois pour cent, il tombera à rien; des bottes vernies, +elles se couperont; une maladie, elle vous commencera; un médecin, il +vous finira!--Peters! messieurs, mais la tabatière de cet homme-là ... + +HENRI. + +Ah çà , comment est-il votre homme? l'Å“il Antony... + +CHARLES. + +L'air de Delaistre quand il joue les traîtres... + +ALBERT. + +Le grand manteau de Méry, une voix de caverne, le cheveu noir et le +sourcil circonflexe? + +ROBERT. + +Peters? Mais, messieurs, quand on ne le connaît pas, jamais... + +ADOLPHE. + +Les voilà bien! ils n'ont jamais étudié l'espèce; mon Peters n'a rien de +truculent. Il ne sent pas le mélodrame, foi de gentilhomme! Mon +jettator! Il a la tournure d'un honnête homme de bourgeois, les allures +placides et quasi timides, la physionomie douceâtre, la parole +mielleuse, le geste onctueux: pas de grand manteau! Albert, une +redingote qui tourne à la coupe paternelle de la douillette. Des cheveux +jaunes, mon ami, oui, jaunes, des cheveux jaunes. Et puis l'Å“il rond et +saillant, l'Å“il bleu, l'Å“il à fleur de tête, et comme lentement roulant +sur un pivot. Il est avec tout cela, le monstre, très-doux, obséquieux, +avenant, allant au-devant de vous, toujours vous reconnaissant, vous +abordant, vous saluant. Il a une petite voix, et au bout de toutes ses +phrases, il fait un petit: hi! hi!--qui est comme un tic d'ironie. Il +vous rencontre; il dit en vous donnant une petite tape sur le ventre: +Vous n'avez jamais été malade, vous? Vous rentrez, et vous êtes six +mois au lit. Demandez à F... Quand vous me donneriez vingt actions du +Crédit foncier, vous ne me feriez pas aborder Peters sans avoir l'index +et le petit doigt en arrêt... Je ne vais plus au spectacle sans une +petite main de corail... Ali, le bijoutier de la rue du Mont-Blanc, +depuis qu'on connaît son mauvais Å“il, en vend des boisseaux, comme +celle-là , tous les jours. + +ROBERT. + +Et si vous saviez ce qu'il peint!... Un Rembrandt de cauchemar! Je n'ai +vu qu'un tableau de lui, je ne sais plus où? ça représente une fenêtre +de la Clinique où des fÅ“tus étaient rangés. Un chat en avait empoigné +un, et se sauvait, le brinqueballant comme un morceau de mou... Holbein +est un Watteau auprès de ce coquin-là !--Il paraît qu'il a une collection +de têtes de suppliciés admirable... C'est macabre! Il y a surtout, m'a +dit Alfred, une tête de Fieschi... Elle marche sur vous.--Mais, le +diable m'emporte! vous connaissez de Montgeron, vous, Charles? +Parlez-lui du nommé Peters. + +CHARLES. + +Qu'est-ce qu'il lui a fait encore à celui-là ? + +ROBERT. + +L'an dernier, au steeple-chase, Montgeron montait _Trilby_. La rivière +franchie, Montgeron passe _Emilius_ qui était premier. Au mur en pierres +sèches, Peters dit: «M. de Montgeron saute bien.» _Trilby_ tombe et se +couronne; Montgeron se casse la jambe;--une bête de 500 louis! + +CHARLES. + +Allons, bien, c'est le bouc émissaire, votre Peters! On tombe de cheval, +c'est la faute à Peters; une pièce chute, c'est Peters; il pleut, c'est +Peters; il fait froid à Longchamp, c'est Peters; vous vous découvrez des +cheveux blancs, c'est Peters; vous trouvez l'omnibus complet, c'est +Peters; on s'ivrogne, c'est Peters; on se met au lit, Peters; on y +reste, Peters; votre notaire vous écrit une lettre de quatre pages, +c'est Peters; votre journal se met à publier une série d'articles sur la +production agricole, c'est Peters; vous êtes rencontré en bonne fortune +dans une baignoire à l'Odéon, c'est Peters; vous recevez un billet de +garde, c'est Peters; vous entendez une traduction au piano des contes +d'Hoffmann, c'est Peters... + +ALBERT. + +Les soufflets qui se donnent, les sauces qui tournent, les portefeuilles +qui déménagent en Belgique, les abricots qui manquent, Voltaire qui se +réimprime, les pommes de terre qui sont malades, les baleines et les +porcelaines de Saxe qui deviennent rares, les hommes de lettres et les +originaux de Raphaël qui deviennent trop nombreux, les giboulées de +mars, les pipes qui se bouchent, les femmes qui pleurent, les sonnettes +qui cassent, le sel qu'on renverse, les livres qui ne se vendent pas, +les notes d'apothicaire, Peters! Peters! toujours le mauvais Å“il de +Peters!--Pour un peu, quand M. Peters regarde les pavés, vous feriez +croire qu'il pousse des barricades! + +ROBERT. + +Ne rions pas de cela, s'il vous plaît.--Et permettez-moi, monsieur, un +conseil d'amitié; si jamais vous parlez, dans le journal, de Peters, +n'ayez pas tant d'esprit. + +CHARLES. + +Est-ce qu'il me fera souper avec une femme grêlée? + +ROBERT. + +Il viendra tous les matins se poster en face de votre porte, et vous +regardera sortir, et vous verrez avant quinze jours la tuile qui vous +tombera! Attendez-vous à tout, à être brûlé vif comme mademoiselle B..., +la jolie, la charmante mademoiselle B...! Peters sortait de donner une +leçon de dessin à mademoiselle B... Mademoiselle B... s'approche de la +cheminée pour secouer son tablier sali par le crayon. Le feu saute après +le tablier; mais on a le temps de se jeter sur la jeune fille et de la +rouler dans un tapis. Peters, au cri que mademoiselle B... avait jeté, +remonte; il pousse la porte: la flamme, comme arrosée d'huile, reprend +et court; mademoiselle B... était brûlée avant qu'on ait pu l'éteindre. + +ADOLPHE. + +Enfin, messieurs, ce maudit n'a servi de témoin que dans un duel: les +deux adversaires ont fait coup fourré. + +LE GARÇON DE BUREAU, _entrant_. + +Il y a là quelqu'un qui demande à vous parler. + +CHARLES. + +Demandez-lui son nom. + +LE GARÇON. + +M. Peters. + +ROBERT. + +M. Peters! + +ALBERT. + +Voilà une entrée bien amenée! + +ADOLPHE. + +Si ce philistin entre ici, messieurs, demain la rédaction sera mise à +deux sous la ligne, je me brûlerai la cervelle par amour, ou les écus de +la caisse se changeront en feuilles sèches! + +CHARLES. + +Dites-lui... hum... dites-lui que je n'y suis pas. + + + + +LE PERE THIBAUT + +Avril est fini. + +Les feuilles poussent. + +Les froids s'en vont. + +Sur les ruisselets flottent encore les couvercles des boîtes à fromages, +avec leurs petits bouts de chandelle éteints, lancées par les enfants, +le soir du vendredi saint. + +Les jours s'allongent; et les paysans se lèvent à l'aube et taillent +melons et concombres, et découvrent les artichauts et les Å“illetonnent. +Dès le grand matin, âme ne chôme; on fait dans le jardin du maire de +nouveaux plants de fraisiers et les cÅ“urs s'enlacent. + +Dans le sentier vraiment les rouges-gorges s'éveillent; et même on +entend une voix douce et chevrotante, et ironique un peu, qui chante +plus haut que les rouges-gorges. + +Sur le chemin où passait la chanson, Minette était montée sur l'échalier +pour ouvrir la barrière à ses bêtes; et Pierre quasi l'entr'aidait, +appuyant contre elle par manÅ“uvre, et la pressant sans paraître, de fine +force d'accolade. A la chanson, saut de chatte, sabots passés aux pieds, +bêtes entrées, Minette rouge, et révérence: Bien le bonjour, monsieur +Thibaut. + + Les veillées se noient, + Les toits gouttent, + Pâques revient, + C'est un grand bien + Pour les chats et les chiens, + Et toutes les gens + En même temps. + +Il marche au bon pas, le père Thibaut. Il n'est pas plus vieux que +l'année dernière. Il a sa grande balle sur son dos, son bâton, et ses +mêmes bretelles. Il faut que le père Thibaut ait de l'huile de bras pour +porter depuis le temps ce qu'il porte là . Dieu merci! il n'a pas plu, +et ses souliers lacés sont propres et nets comme s'il venait d'une +petite promenade sur la route aux Gendarmes. + +Et de clos en clos, par-dessus les haies et buissonnets, à la chanson +qu'il dit, les fillettes actives, et tous les paysans, lèvent le nez du +travail: C'est le père Thibaut. + +Il arrive chez Collot, son compère. Collot fait une croix blanche à sa +cheminée par façon de joie de le revoir et de bon accueil. Le père +Thibaut met sur la table ses soixante livres pesants;--c'est dur au dos +du vieil homme, savez-vous? De franc gosier, il lape le verre de vin +frais tiré. Il ouvre sa grande boîte à deux battants; et elle brille +comme le triptyque de l'église que le curé a fait redorer. Il prend sa +prise. + +Chez Collot, le village entre, et s'empresse, guigne et reguigne la +grande boîte. Même ceux qui cueillaient des salades pour le soir, ont +dit aux salades: «Attendez,» et sont venus. + +Le père Thibaut sourit de l'Å“il à tous les vieux visages. Il tâche à se +rappeler les plus jeunes et derniers venus. Et puis, prise humée, vin +lampé:--«Eh! eh! vous m'attendiez, nem'? Un peu plus tôt, un peu plus +tard, que voulez-vous? c'est affaire du temps qu'il fait, plutôt que +péché de mes deux jambes, qui ne m'abandonnent pas encore trop, quand je +ne suis pas à l'heure du cadran de votre place.--Ne faut pas que les +demoiselles regardent si fort là -dedans, avec de petits yeux de c'te +façon-là , ça userait les affiquets!--C'est-y beau ce que j'ai +aujourd'hui! et ça reluit, et ça pare, et ça requinque, et les blanches +et les brunettes! Voyons, Manon, cette année-ci, plus d'excuses, que je +t'accommode, ma fille, c'est-y pour toi qu'il fleurit ce beau bouquet +d'imitation, là , dans le fond, que l'on dirait une gentille aubépine +poussée par miracle? Tiens! toi, la Grande, qui manges ta pomme, veux-tu +que je te dise la première lettre du nom de ton galant? Jette ta pelure +par-dessus ton épaule: je lirai tout courant. Mesdames les demoiselles, +je suis arrangeur à cette heure, et de compte rond; c'est-il ça, ou ça +qui vous fait affaire? le père Thibaut est là pour la réponse. Pour un +demi-écu, fichus rouges à ramageures, et comme en ont des filles de +ville; Lucienne, à toi, Lucienne! et d'un beau rouge qui se lave, rouge +comme soleil couchant sur bois.--A toi, Roussette, le tour de cou à +fleurs jaunes!--A toi, bonne caquetière, qui trouves toujours le mot +quand on joue aux _devinottes_, nem'? quarante épingles pour un sou, et +de bonnes épingles qui surnageront si vous allez les jeter dans la +fontaine de Sainte-Sabine à la forêt de Fossard, pour voir si vous aurez +des épouseux;--deux liards l'aune, la tresse! des peignes, père Milon, +que votre bru peigne vos chérubins de petits filiots!» + +Le père Thibaut reprend haleine, et refait son verre plein, et le refait +vide en moins de temps que ne part une volée de perdreaux. De lui verser +chacun se peine et prend hâte. Ses sourcils sont blancs, sa bouche +grande, sa veste bleue. Son gilet croisé a des boutons de cuivre. Les +bretelles de sa balle sont de cuir. Ses bas sont des bas bleus à côtes. +Sa voix, sans être aussi belle et redondante que celle des charlatans en +habit rouge, avec des épaulettes d'or, qui battent la caisse pour +étourdir le pauvre monde, et les souffrants de dents, et paraître +grands savants,--sa voix est encore bonne, et prend les gens à sa +caresse. Une gaie fleur de verte santé rit dans son bon vieux visage. Il +a toutes ses dents, le père Thibaut. + +--«V'là les collerettes, cousine Mariotte, et des fines plissures! Ça a +l'air du fichu blanc autour du cou des marguerites.--Alliances +poinçonnées et luisantes à se regarder dedans, Ninette! Si vous avez un +soupireux, il a bien des piécettes en sa poche; il n'y a pas besoin de +lui dire de vous en donner une, nem'?--Des piéges à taupes qui vous +feront grand ouvrage et tuerie, père Fleury!--Ah! ah! n'allez pas par +là , c'est pas pour vous Jean-Pierre; c'est des choses de paresse: de +l'encre et des plumes, à c'te fin qu'il y ait aussi de quoi pour M. le +curé et le maître d'école... De la belle toile, nem'? et qui n'est pas +d'usure! faites passer à ça deux nuits à la rosée: c'est une soie sur le +corps.--Je sais bien que la moisson n'est pas sur le feu; tout de même, +je vous apporte des pierres à aiguiser des faux.--Voulez-vous des +rigoles de buis pour vos futailles? C'est-y des pommades avec une fleur +dorée dessus? des tabatières de bouleau qui fraîchissent?--Il vous faut +des mouchoirs bleus à petits carreaux.--Chut! chut! je serais à l'amende +comme fraudeur: c'est du tabac... de là -bas... suisse, pour les vieilles +pipes d'ici. Si je courais avec tout ça au dos, ça ferait carillon, +hein? tous ces chapelets et médailles de la Vierge pour le cou de vos +petits poupinets et poupinettes!--Et des petites croix de cire bénites, +à mettre sur les ruches, crainte que les abeilles ne +s'ensauvent.--Tenez, je retrouve des couteaux, beaux manches jaunes à +fleurettes, comme des bêtes à bon Dieu.--Une belle jupe pour la danse et +les assemblées! A toi, Marie-Jeanne, un casaquin couleur de bois qui ne +se salit pas. Tu te rouleras des ans au coin de ton feu, que pas une +tache ne marquera.--Du savon à détacher la laine, et qui savonne en un +clin d'Å“il,--et de beaux miroirs à serrer en poche; miroirs d'étain qui +se referment, avec un joli drap sur la glace, qui vous diront vos +vérités, Jeannette; mais n'allez point par chaque minute à c'te +confesse-là , coquette!--Et du fil, et des boutons, toutes les +cognandises pour les ménagères qui ont homme à pourvoir et +maintenir;--et des ceintures, et des rubans,--ceux-là bleus, comme quand +il fait beau, nem'? Eh! eh! ruban bleu, mes enfants, c'est jarretière de +mariée.» + +Automne amène hiver. + +Voilà qu'on laboure et qu'on taille les arbres. + +Aux _tendues_, dans les bois, il n'y a plus de passage d'oiseaux. A +peine si, de loin en loin, près des places à charbon, une bécasse se +prend dans un lacet abandonné. + +Les feuilles se rouillent. + +Les fumées des sabotteries se voient à travers les futaies moins vêtues; +on a mangé le pain de Noël, le _Rama_, garni de quartiers de noix et de +poires sèches. Dans les nuits longues les chiens hurlent à la mort. + +Pourtant, sur les feuilles du chemin de la commune, un pas crépite et +s'approche; et dans le taillis sans musique à présent, une chanson vole, +vole de branche noire en branche noire. + + Dieu a gardé vos bêtes + Et les yeux de vos têtes, + Et des larrons, vion, vion!.... + La petite Saint-Sauvé, vite donc! vite donc! + +C'est le père Thibaut. + +--«Oui-dà , mes enfants, c'est le vieux père Thibaut.»--Il déroidit un +peu ses doigts bleus, s'asseyant sur une chaise dans le grand âtre de la +cheminée, à côté d'un jambon pendu. Il lui faut maintenant toquer à +chaque porte, et aller s'asseoir à chaque cheminée; car les portes sont +bien closes à présent; même le trou où passe le chat familier, on l'a +bouché; et les vieilles femmes filent près du feu. + +--«Ne m'ayez pas rancune, les amis, si je vous apporte neige, mauvais +froids, vilains ciels, toutes les colères, du bon Dieu; je vous apporte +aussi du chaud et du doux: c'est-y vous, la Colombey, qui voudriez que +votre homme eût froid? A ne pas lui acheter de ces bas aussi chauds +qu'haleine de four, et qui chaussent les genoux comme des bottes de +marais, vous n'auriez pas un gentil cÅ“ur. Une bénédiction, ces bas, pour +le labour d'avant le jour, quand la terre est roide gelée!--Ça, nem'? +des petits chaussons pour mettre aux fanfans qui ne tiennent pas au +feu, et vont s'éjouir à la neige.--C'est-y pas toi, Jean les-bé-jambes, +qu'a toujours un regret de douleur dans les épaules? Prends-moi de c'te +boule-là ; c'est de la santé en barre, mes agneaux!--Ne montre pas tes +dents, la grosse Jeannette: il n'est pas beau de rire comme ça contre la +marchandise du père Thibaut, parce qu'on a été en condition à la +ville;--une vraie boule de Nancy, à mettre dans de l'eau, à s'en frotter +le rhumatisme, et qui vous remet une foulure mieux que tous les +rebouteux!» + +Il entre chez le père Valence.--«Bonjour, mère Valence! v'là votre eau +qui bout sur le feu. Vous savez ce qu'on dit à Cornimont: que c'est âme +du purgatoire qui prend un bain? Faudrait avoir pitié.» + +Le père Valence rentre. Pour ne pas les perdre, il était allé donner aux +bestiaux qu'il a achetés hier une tartine beurrée tournée trois fois +autour de la crémaillère. + +--«Bonjour, père Valence, je ne vous ai pas mis dans les oublis, père +Valence. Les yeux, comment que ça va? Le blé a grainé cette année; le +diable n'a pas chevillé les moulins; l'argent n'est pas cher; c'est pas +une pièce de vingt sous de plus ou de moins... Des lunettes à tous yeux, +bien montées de fer-blanc, qu'on marcherait dessus sans qu'elles +cassent,--un bel étui, là ;--et qui vous feront lire dans votre vieux +livre de messe, comme dans du tout neuf.--Et votre enfant, le malingre, +ça lui irait-il pas, un tricot comme ça? ça le sauvera de l'hiver, c'te +enfant; tâtez, virez, c'est du soleil dans le dos, qu'un tricot calibré +de c'te épaisseur. Des bonnets de coton doubles de Troyes qui vous +enfournent jusqu'aux oreilles, et que la bise siffle en démon, que les +carreaux le matin soient tout blancs, vous ne prendrez pas de ces +vilains rhumes qui ne se détachent pas.» + +Le père Thibaut va plus loin à la ferme. Les marmots qui étaient à +l'écurie, à fouailler les poules avec le grand fouet, l'entendant +arriver, rentrent pêle-mêle, les cheveux pleins de paille, dans la +grande chambre.--«Les petiots! les petiots! c'est toujours des +alouettes, monsieur Landry; les petiots, ne sautez pas après mes images, +que vous me les déchireriez. L'_Histoire du Juif-Errant_, _Sainte +Geneviève de Brabant_, les _Hussards français à pied_; voyez, il ne +m'en reste plus qu'une de cette belle-là .» + +Les marmots prennent d'assaut les épaules du père Thibaut pour regarder +l'image. L'image a une légende en français et en espagnol. Elle porte à +l'un de ses coins: _Dubreuil, rue Zacharie, 8_. Il y a un catafalque +jaune, coupé de guirlandes vertes avec des Renommées roses, adossées aux +angles, des brûle-parfums jetant au premier plan des fumées bleues et +violettes, des horizons de drapeaux tricolores, des groupes de lustres, +dont le rayonnement est fait par le blanc épargné du papier, des femmes +en robes rouges, des messieurs en habit bleu cobalt; et un groupe +principal composé d'une femme en chapeau vert-pois, un boa au cou, un +châle bleu de ciel, avec des franges oranges, et une robe rouge, d'une +femme ainsi vêtue qui donne la main à un jeune enfant en redingote +polonaise avec un collant et des bottes à la hussarde. + +--«Et puis que je vous souhaite bonne année, récolte bonne! Savez-vous +que v'là bientôt à Saint-Sylvestre, et v'là encore une gueuse d'année de +finie? Bien des maux, une année! Faut que vous sachiez le temps, est-ce +pas? et donnez-vous un almanach! Bleu, vert, jaune, la couleur n'y fait +rien. Le _Grand Messager boiteux des cinq parties du monde_, le +_Messager à la Girafe_ ou le _Postillon lorrain_, monsieur Landry; vous +trouverez là tout ce qui vous est d'utilité et d'avantage, à savoir: le +comput ecclésiastique, l'horoscope de vos caractères, les remèdes contre +la rage et les remèdes contre le piétain, le crapaud, le fourchet et les +autres. Faites emplette, monsieur Landry; les routes s'embourbent; je ne +viens pas tous les huit jours; qui ne m'achète, regrette; et puis ça me +délourdit de ma charge pour m'en aller. Vous retournez à mon image? Une +fois, deux fois, monsieur Landry, ça vous va-t-il? topez là pour l'image +et le _Liégeois_!» + +Partout et toujours, dans toute la chaîne des Vosges, trottinant, +marchant, ouvrant sa balle et la refermant avec toutes sortes de bonnes +et gaies paroles,--ici l'été, là l'hiver,--à Pompierre, venant comme +avril vient, à Allarmont, arrivant comme janvier arrive,--toujours +chanson voltigeant aux lèvres, appétit en poche, et cÅ“ur content, +oui-dà , c'est le père Thibaut.--Du bisaïeul au grand-père, du +grand-père au père, du père au fils, le petit commerce s'est légué; et +bien sûr, mes amis, que c'était un Thibaut qui colportait de village en +village, tout par là , dans les vieux temps passés, le vieux _Kalendrier +des bergiers_, qui tant contenait: _Tables des festes mobiles. Tables +pour congnoistre chacun iour en quel signe la lune est. Figures des +éclipses de lune et de soleil et les jours, heures, minutes. Larbre et +branches des vices. Les peines denfer, le liure du salut de lame. +Lanothomye du cors humain. Lart de fleubothomye des veines. Le régime de +santé du corps humain. Lastrologie des bergiers. Des quatre complexions. +Les iugements de phizonomie. La division des eages. Les dits des +oyseauls. Les méditations sur la passion. Dictiez et epitaphes des +morts. Loraison que bergiers font à notre dame. Et plusieurs autres +choses._ + + + + +UN VISIONNAIRE + +--Des contes à mourir de peur! dit Madame ***. + +--Madame,--répondit Frantz avec un sourire,--il faut bien s'amuser à +quelque chose, à la campagne. + +--Et vous laissez refroidir votre thé?--lui dit Édouard. + +--Madame, c'est une autre histoire que je veux vous conter. Cassio +Burroughs était le plus beau garçon de Londres. Ajoutez qu'il était +bretteur. Il eût tué tout le monde, si tout le monde avait voulu se +battre en duel avec lui.--En sorte qu'il avait pour maîtresse une +grande dame, une Italienne. Comme elle était à son lit de mort, elle lui +fit jurer de ne jamais dire ce qu'il y avait eu entre elle et lui. +Cassio pleura. La femme mourut. Un soir à la taverne,--Cassio buvait, +madame,--Cassio but et parla. Depuis lors, à toutes ses orgies, à côté +de lui vint s'asseoir la belle Italienne. Le matin de son dernier duel, +l'Italienne vint le prendre par la main et le conduisit jusqu'au +terrain. + +--Ah! le beau drame!--fit Hector. + +--Je ne l'ai pas fait.--Et Frantz s'inclina froidement. + +--Voulez-vous encore une tasse, ma luguore Schéhérazade?--Et madame *** +s'apprêtait à servir Frantz. + +--Mille remercîments. + +--Et vous croyez aux apparitions? + +--Si j'y crois?.... Madame, si j'y croyais, je serais fou. + +--Et vous ne l'êtes pas?--dit Hector en riant. + +--Je n'en sais rien, monsieur.--Ah! madame, il y a peut-être un monde +que nos yeux ne voient pas, et que nos oreilles n'entendent +pas.--Blake, qu'on nommait _le Voyant_, causait avec Michel-Ange, dînait +avec Moïse, soupait avec Sémiramis. Il vous disait: «Vous n'avez pas +rencontré Marc-Antoine? il sort d'ici.»--Ou bien encore: «Ah! voilà +Richard III. Ne faites pas de bruit, il pose.» Et il prenait ses +crayons,--car c'était un artiste,--et il dessinait, devant vous le +Richard III. + +--Eh bien oui!--dit Amédée en remuant le fond de sa tasse de thé avec la +petite cuiller de vermeil, et en la reposant sur la table de bois peinte +en vert,--une hallucination! Maintenant, l'hallucination est-elle, comme +a dit un médecin aliéniste, une image, une idée, reproduite par la +mémoire, associée par l'imagination, et personnifiée par l'habitude?... + +--Monsieur Amédée, vous parlez comme un livre allemand!--dit madame ***. + +--Et que ferez-vous, en ce cas, de Ben Johnson,--reprit Frantz,--qui +passait certaines nuits à regarder son gros orteil, autour duquel il +voyait des Tartares, des Turcs, des catholiques monter et se battre? +Allez, messieurs, le cerveau de l'homme,--la nature psychique, comme +ils disent,--ils ont beau y mettre le scalpel, ils le pèsent comme un +paquet! ils ne sauront pas encore demain ce qu'il y a dedans.--Oui! +expliquer l'hallucination, rêve les yeux ouverts, quand vous m'aurez +expliqué le rêve, l'hallucination les yeux fermés!--Cet homme voit dans +ses appartements des personnes inconnues, aux visages pâles, aller et +venir. Celle-là , une femme aveugle, dit le matin à sa bonne: «Ouvrez la +porte toute grande! Que tous ces messieurs et toutes ces dames s'en +aillent!» Et il n'y a personne chez elle. Pour un autre, ce sont des +personnages habillés en vert qui dansent dans sa chambre;--et les +exemples les plus extravagants et les plus divers de cette détente de +l'attention,--encore une définition!--de cette fascination de l'organe +visuel, de ce degré morbifique de la sensibilité! Et le libraire de +Berlin, Nicolaï! Celui-là , qui boit, a les diables bleus.--Et vous +savez, madame, l'histoire des visions de ce magistrat anglais? Il vit +d'abord un chat, puis c'était un huissier de cour avec la bourse et +l'épée, une veste brodée, le chapeau sous le bras; puis enfin ce fut un +squelette, caché dans les rideaux de son lit, et regardant par-dessus +l'épaule de son médecin!--Mais pardon, je bavarde.... + +--Et mon album attend,--dit madame *** en le lui tendant à une page +blanche... + +Frantz se mit à écrire. + +Et je ne sais pourquoi tout le monde se tut, écoutant la plume de fer +grincer à chaque grain de papier. + +La porte, tapissée de roseaux, s'était entrebâillée par hasard. Les deux +bougies vacillaient dans le pavillon rustique où se tenaient madame *** +et ses invités, auprès des tasses de thé, le dos appuyé contre le mur de +mousse. Au dehors, par la fenêtre encaissée entre des troncs d'arbres +non écorcés, on voyait la nuit, et la lune qui donnait à la pelouse, +margée de grands arbres tout noirs, l'aspect d'une nappe blanche. +Quelques petites rigoles qui descendaient à la rivière dans des +conduites de bois faisaient dans le lointain de petits bruits douteux. +Il y avait de brusques remuements de feuilles dans l'allée de tilleuls +qui boulait l'eau. La lueur agitée des deux bougies coulait, par la +porte entr'ouverte, sur l'allée sablée, et mettait, se perdant, sur +quelques bouleaux des futaies, des apparences fantasques. Tout au fond, +dans le parc, on entendait par instant un renard qui vagissait comme un +petit enfant. + +--Voici, madame.--Frantz lut: + +--Le petit tambour était joli; il était joli comme un cÅ“ur avec ses +cheveux blonds et son uniforme rouge. + +Sa mère est à Newcastle, elle fait des aiguilles; et son père est mort, +comme un homme, à la bataille. + +Il a l'Å“il éveillé et le cÅ“ur qui sautille, le petit tambour. Les jeunes +filles le regardent et lui les regarde aussi; et puis, il suit son +chemin, car il faut qu'il arrive avant le soir à son régiment, avant +qu'il ne fasse noir comme l'encre. + +Jarvis est grand, Jarvis est fort. Il a la joue fendue. Il dit au petit +tambour: «Nous ferons route ensemble. Tu es petit, je te protégerai. Les +corbeaux dorment, et il n'y a personne, ni un homme, ni une femme, ni +une petite fille, personne sur la route.» + +Jarvis a un petit couteau dans sa poche. Ils passent dans le +bois.--«Monsieur, dit le petit tambour,--la route est là ; pourquoi +allons-nous dans le sentier? Serrez votre petit couteau.» + +Le petit tambour était joli; il était joli comme un cÅ“ur, avec ses +cheveux blonds et son uniforme rouge. + +A Newcastle, on a rapporté le petit tambour. Il a du sang rouge dans ses +cheveux et sur son uniforme rouge.--Il ne battra plus, madame, votre +enfant; madame, il ne battra plus en tête du régiment. + +Jarvis se lava les mains.--Il est allé à Portsmouth. Il a vu un navire +qui se balançait comme une demoiselle prête à danser. Il est parti bien +loin sur la mer. + +Il fait nuit sur le pont comme dans la cale. Il fait nuit dessous et +dessus. Jarvis dit au marin de quart: «John, les pavés se remuent et +courent après moi.»--John dit: «Ne prends plus de gin.» + +«John, les pavés se détachent, vois, vois-tu? Ils courent après moi. Tu +sais, le petit tambour, le petit tambour si joli avec son uniforme +rouge?--John dit: «Va trouver le médecin.» + +--«Non, non, je n'irai pas trouver le médecin. Cet enfant qui nous suit +de si près, le petit garçon sanglant,--les pavés courent,--vois-tu comme +il se traîne sur les cailloux? Le voilà !» + +Et Jarvis se met à courir. Il tombe par-dessus le bastingage. Il remonte +sur la vague, il crie: «_God by!_ le petit tambour!»--C'est tout. + +--Est-ce qu'elle est vraie votre ballade, monsieur Frantz? + +--Comme l'histoire de Talma. Vous connaissez tous ce que Talma +racontait, et ce qui faisait son jeu plein de terreur. Lorsqu'il entrait +en scène, il tendait sa volonté, et ôtant les vêtements de son +auditoire, il faisait que ses yeux substituaient à ces personnages +vivants autant de squelettes. + +--Mais à vous, monsieur,--dit Paul,--ne vous est-il jamais +personnellement arrivé... + +--Si fait, monsieur,--dit Frantz d'une voix lente. + +Madame *** se rapprocha de ses voisins. + +--Il y a neuf ans de cela; j'étais dans un village près de Saverne. Je +finissais mes études, et je logeais chez un curé. Le presbytère était +sur le haut d'une colline. Du bas du presbytère partait une grande allée +de vieux tilleuls,--comme vos tilleuls là -bas, madame,--qui menait au +cimetière. Les gens du pays racontent toutes sortes d'histoires sur +cette allée de tilleuls. Il paraît qu'il s'y pend au même arbre un homme +tous les ans. Ce que je puis dire, c'est que j'y suis resté un an, et +que j'ai vu au fameux arbre un pendu. Mes deux fenêtres donnaient du +côté de l'allée, et quand il faisait une belle lune, je distinguais +chaque tombe du cimetière. Une nuit... + +--Ah! monsieur Frantz,--dit madame *** en se cachant de pâlir sous un +sourire,--vous avez fait le pari de me faire peur ce soir, et voyez, +vous avez gagné. Qui de vous, messieurs, me donne le bras jusqu'au +château? + +--Moi, madame, si vous le voulez bien,--dit Hector en se levant. + +Les jeunes gens allumèrent un cigare. On retrouva du thé au fond de la +théière. + +--L'apparition de Saverne, l'apparition de Saverne!--dirent ensemble +Édouard, Amédée et Paul. + +--Messieurs, l'apparition de Saverne est une apparition d'une nuit. Cela +ne vaut pas vraiment la peine de conter; mais, puisque vous êtes en +veine d'écouter... + +Frantz parut se recueillir. + +C'était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Il était blond. +Ses cheveux longs, plantés hauts sur le crâne, s'élevaient droits sur +leurs racines et retombaient plats sur les joues, laissant se montrer +les deux bosses frontales. Il était maigre; son nez était fin; ses +moustaches tombaient sur les coins de sa bouche. Son menton, un peu +pointu, était garni d'une longue impériale. Ses yeux bleus, d'un bleu +sourd, étaient petits et enfoncés. Ses pommettes saillaient vivement sur +sa face osseuse, dont la lumière des bougies accusait, à grandes ombres, +tous les creux. Ses doigts étaient longs. En parlant, il tenait ses +auditeurs sous un regard qui paraissait par moments figé comme un regard +d'aveugle.--Il était vêtu de noir. + +--Puisque nous sommes seuls, messieurs, reprit Frantz après quelques +instants de silence,--que la châtelaine est partie, et que vous êtes +éveillés comme des gens qui attendent un revenant, je vous raconterai ce +que je vois tous les huit jours; mais ayez la bonté de pousser la porte. +Ces tas de plâtre qui sont après l'allée, et sur lesquels la lune donne, +ont l'air de linceuls, et cela m'ennuie... me fait peur, si vous +voulez.--Je perdis jeune une sÅ“ur que j'aimais. Le cimetière était assez +éloigné de la petite ville que nous habitions; j'y allais tous les soirs +après souper. Deux mois, je l'ai vue, jour par jour, comme je vous vois, +et les vers venir, et la chair s'en aller. Je la voyais comme elle était +sous terre. Il n'y avait pour moi ni pierre ni sapin; je la voyais... un +spectacle horrible et qui me tuait! et je revenais toujours... Depuis +lors, je dormis mal. Les songes me vinrent. Mes insomnies se peuplèrent. +Un dimanche, dans la nuit,--mon père gardait le lit depuis deux +jours,--dans un rêve, je vis dans notre salon beaucoup de gens de ma +famille en deuil; une de mes tantes s'approcha de moi, et me dit: «Ton +père ne passera pas trois jours.»--Mon père mourut le mardi. Cela me +mit encore plus de songes dans la pensée. Mon père et ma sÅ“ur me +revenaient souvent. Insensiblement, je nouai ma vie avec des +imaginations bizarres; des fantasmagories m'assaillirent, et, si vous +voulez me passer l'album, oublié là , je raconterai en crayonnant. + +Il est une heure. Je me couche. Je regarde sous mon lit. Je regarde +toujours sous mon lit. Je vois si la porte de l'appartement est fermée à +double tour. Je regarde dans mes armoires. Je pousse les tiroirs de ma +commode et je mets les clefs sur le marbre de ma table de nuit. Une +heure, deux heures se passent sans sommeil. Je me sens froid aux pieds. +Mes tempes se compriment. La voûte de mon crâne semble s'abaisser. Des +bouffées de chaleur me montent à la tête. Les muscles de mes jambes se +distendent. Je mets quelquefois la main sur mon cÅ“ur: il ne bat ni plus +vite ni plus fort. Mes mains se contractent et se crispent aux draps. +J'ai la gorge serrée. Je sens un poids au creux de l'estomac, et par +tout mon individu un sentiment d'anxiété et d'angoisse que je ne puis +dire. + +Ma porte s'ouvre doucement. Une tête passe, me fait un salut, et semble +demander du regard si l'on peut entrer. Puis le personnage entre et à sa +suite se faufilent processionnellement vingt à vingt-cinq larves d'un +pied et demi de haut. Ces terribles grotesques ont la blancheur livide +d'une tête de veau échaudée. Ils marchent sur des pieds grands au moins +comme le tiers de leur corps, pieds à peine équarris dans la chair +mollasse. Leurs mains informes et gélatineuses se digitent en d'immenses +doigts annelés de bourrelets de graisse. Tous emboîtant le pas, et comme +enchevêtrés l'un dans l'autre, se prennent à côtoyer lentement le mur, +contournant les meubles, entrant dans tous les angles, passant autour de +toutes les saillies, ondulant et fourmillant comme un monstrueux relief +de Calibans nains. Le maître des cérémonies est un croque-mort qui a sa +tête sinistre couverte d'un gigantesque tricorne, d'où s'échappent, +voltigeant à terre et se prenant en ses jambes, deux bandes de crêpe +noir pareil à celui de Crespel. Sa face est creusée du front aux dents +comme un quartier de lune, sa veste est noire, ses grandes bottes sont +relevées au bout à la poulaine. Il tient dans sa main une lettre bordée +et cachetée de noir. Je n'ai jamais pu lire ce qu'il y avait sur cette +lettre. Il est suivi d'une petite femme dont l'épaisse chevelure grise, +séparée au milieu de la tête, retombe jusqu'aux talons, comme un voile +poudreux autour d'un corps qui semble habillé d'une vieille reliure de +vieux vélin. Ses deux grands yeux blancs, logés dans des orbites de +crâne desséché, sont tachés d'un point noir; les mâchoires, dégarnies de +joues, bâillent hideusement avec toutes leurs dents et leurs gencives +dénudées; la colonne vertébrale, qui relie la tête au reste du corps, et +les clavicules apparaissent tachées de rouille, complètement +dépouillées. Sous les turgescences des seins, les vertèbres trouent la +chair; et l'épouvantable Lamie de ses doigts de chauve-souris porte son +ventre ballonné comme une vessie de blanc. Du ventre partent deux +petites tiges emmanchées de deux pieds plats,--deux truelles de +maçon.--Cette apparition, messieurs, est celle qui m'effraie le +plus.--Ce ne sont pas les caprices funèbres du graveur espagnol; ce ne +sont pas les ombres stygiennes de l'antre de Trophonius; ce ne sont pas +les griffonnages et les bossues goîtreuses du Vinci; ce ne sont ni les +maigres squelettes classiques des _Danses des morts_, ni les figurations +antinaturelles des mythologies de l'Edda; ce sont plutôt,--autant que ma +pensée peut trouver une analogie à ces visions de terreur +caricaturale,--ces idoles sataniques que, dans un tronc d'arbre, Java +taille à ses dieux de mort.--Derrière la femme vient un garde national +pied-bot, avec un énorme bonnet à poil. Les bras retournés, plus longs +que son corps, traînent par terre derrière lui deux mains semblables à +des poulpes de mer; puis encore, c'est un cul-de-jatte assez propret, +avec une jolie queue par derrière dont le nÅ“ud forme un énorme papillon +noir, voltigeant de droite et de gauche; les moignons sont fichés dans +les pieds ronds en bois des poupées de vingt-cinq sous; il ne touche pas +terre et tenant une béquille de chaque main, il se balance dans le vide, +comme un pendule. + +Après cela, ce sont les incestes de la forme humaine et de la forme +bestiale, les plus inouïes contrefaçons de l'homme. Une grosse tête +d'enfant, cerclée d'un bourrelet, montée sur des pattes de faucheux; +une face qui rentre dans le crâne fait en coquille d'escargot... Je veux +leur parler; je ne puis. Ma langue se colle à mon palais. Ils vont +ainsi, suivant chaque plan du mur, fût-ce une moulure, jusqu'à mon lit. +Ils passent frôlant mes draps. Un clown diabolique marche les pieds en +l'air, les mains passées dans de prodigieux sabots; des mufles de +gargouilles; un prêtre qui a des règles d'ébène au lieu de bras; un +homme qui chevauche une tarasque, en mâchant une boule de billard rouge; +un maître d'armes avec un serre-bras, un énorme tire-bouchon en guise +d'épée;--tout cela passe; les uns me regardent tristement; les autres +d'un air menaçant; les autres indifférents, ou occupés à marcher sur la +queue traînante de ceux qui les précèdent. Cheveux et barbes faits en +plumes d'oiseau; des gens qui portent la tête du côté du dos, des pieds +palmés; c'est comme si un Callot d'enfer vidait ses cartons dans ma +chambre! les plus étranges accoutrements...--et il n'y a point entre eux +et moi cette gaze dont parle Esquirol;--tout éclate de lumière, +pourpoints à la croix blanche des Templiers, des faux cols, des +chapeaux en entonnoir, des éperons, des lunettes d'or, des fraises Henri +II, des redingotes à la propriétaire... Ils s'en vont; je sens qu'ils +passent dans la pièce à côté de ma chambre, et qu'ils en font le tour. +Quelquefois ils reviennent, et tournent encore une fois... + +Le sable cria dans l'allée. + +--Messieurs--dit Siméon en ouvrant la porte--le feu est allumé dans vos +chambres! + + + + +UN COMÉDIEN NOMADE + +«V'là les comédiens! serrez les couverts!»--L'étape a été longue, le +chemin poudreux. Tout le long de la route, vainement les cabarets ont +balancé leurs provoquants bouchons de paille: il a fait soif pourtant; +mais la dernière sous-préfecture n'a pas goûté _Lazare le Pâtre_. Ils +arrivent, les pauvres diables! «riches de mine, mais pauvres d'habits» +dans un char à banc peint en jaune, avec leur bagage dans de mauvaises +caisses en bois blanc chargées et rechargées d'adresses. Ils arrivent. +L'hôtesse de Châteauroux, qui les a flairés, crie à la bonne: «V'là les +comédiens! serrez les couverts!» + +Comédiens de province! parias, sentinelles perdues de l'art dramatique, +artistes au long cours, allant par toute la France à la chasse de la +recette, portant dans une misérable valise toutes les gaietés et toutes +les terreurs, les fourberies de Scapin et les fureurs d'Oreste, des +couronnes et des battes; comédiens à toute outrance, suppléant aux +décors, faisant de rien quelque chose; Napoléons de la rampe, rayant le +mot _impossible_, apprenant sept actes en deux jours, prenant le vent +comme il vient, le public comme il est, emplissant la rotonde des +diligences, répétant dans les auberges la fenêtre grande ouverte; +quelquefois montant et descendant toute la gamme des passions humaines +dans une grange pour dix sous les secondes; tirades hurlées, recettes en +gros sous, existences de hasard, dîners d'occasion, couchées de +rencontre, le _plaustrum_ de Thespis moins les vendanges, soupirs des +Ragotins de l'endroit pour Angélique ou mademoiselle l'Étoile, +hôtelleries où l'on engage «les chausses troussées à bas d'attache»; vie +de pourpre et de guenilles, d'imaginative et d'audace; vie à la +Rosambeau, où Robespierre se fait un gilet avec du papier grand-aigle, +où Louis XV se fait une perruque avec des copeaux poudrés de farine! + +Pauvres comédiens! toujours tournant le dos au succès, toujours gais et +dispos, toujours éclatant en joyeuses histoires, la boîte de Pandore +sous le bras, la boîte ouverte, l'espérance au fond! + +Destin! l'Olive! la Rancune! X... était votre frère! Et lui aussi était +allé au Mans et partout, lui aussi eût joué une pièce à lui tout seul! +lui aussi eût fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur! + +C'est X... qui va trouver un correspondant dramatique: «Parbleu! +monsieur, je viens vous demander une place dans la troupe que vous +formez pour Abbeville!--Quel emploi jouez-vous?--Monsieur, quel est +l'emploi que l'on paye le plus cher?--Monsieur, ce sont les premiers +ténors.--Eh bien! monsieur, mettez que je joue les premiers ténors!» Et +il joua les premiers ténors. + +X... est maigre comme un vieux cheval; il mange comme un homme qui a eu +appétit toute sa vie. X... ne joue bien, à ce qu'il dit, que lorsqu'il +a un coup de soleil--(son coup de soleil, il le jauge à huit litres). + +Mais il faut l'entendre annoncer, ainsi jauge, dans le drame moyen âge +la fameuse lettre patente: «C'est une lettre _épatante_ du roi!»--il +faut l'entendre prononcer sa fameuse phrase: «Allons! il se fait tard, +regagnons notre pauvre chaumière; là , du moins, nous goûterons le +bonheur que le riche ignore peut-être sous ses _nombrils_ dorés!»--il +faut encore entendre dire cette autre phrase de la _Forêt périlleuse_: +«Faites tourner ce rocher sur ses gonds. Le capitaine ne plaisante pas; +à la moindre _inflaction_ à la discipline, il vous tranche la tête avec +un sabre fraîchement _émolu_, comme je la tranche moi-même à ces simples +pavots!» Cette dernière phrase, où X... employait toutes les +cavernosités de sa voix, fit frémir trois mois le parterre de Nérac. + +Il y a dans X... pas mal de Panurge et beaucoup de Gringoire. Plus riche +en ressources que Quinola, il a toujours à sa disposition soixante et +trois manières de payer un écot. Ne doutant de rien, et moins de lui que +de toute autre chose, grand caractère tout frotté de stoïcisme, assez +indifférent aux pièces qui _descendent la garde_, accueillant les bravos +avec gravité, il déjeune parfois d'une croûte trompée à la fontaine du +comédien de Le Sage; mais vient-il à dîner, à dîner avec la fine +côtelette aux cornichons, la sardine et l'omelette au lard, il ne songe +nullement, je vous jure, à penser qu'il y a 365 dîners dans l'année. + +X... a une expression favorite: + + Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse. + +Un de ses amis le rencontre à Paris: Quel emploi avais-tu à +Lunéville?--Hautbois.--Comment, hautbois? Ça n'est pas un emploi, ça. Et +puis tu ne sais pas en jouer... + + Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse! + +X... a toujours les mains sur les hanches, comme s'il cherchait la batte +d'Arlequin. Il sautille; ses mouvements sont saccadés. Il a l'air de +remuer, piqué d'une tarentule. Sa voix est aiguë, aigre et criarde, et +se raccroche en ses hiatus au perpétuel _sangodemi_!--Quand il parle, +il s'aide de ses yeux, et roule les prunelles comme s'il jouait dans la +vie privée les traîtres de Bouchardé. + +X... est prêt à tout, propre à tout. Un accessoire qui manque, il le +remplace. Un souffleur, qui crut lui faire une mauvaise farce, lui +souffla un soir tout le temps d'une pièce le journal _la Patrie_: X... +improvisa un autre rôle.--Dans je ne sais quel drame, l'horloge devait +sonner trois heures. Elle ne sonne pas. X... s'approche de la rampe, +fait: Tin!... tin!... tin!... et reprend: Trois heures ont sonné!--Rien +ne l'embarrasse. Je ne vous dirai pas qu'il jouera sans public, non; +mais il jouera sans salle. A Rouen, le directeur du Théâtre des Arts ne +veut pas lui laisser donner sa représentation à bénéfice sur son +théâtre: X... va trouver le directeur d'un théâtre de marionnettes, et +lui loue sa salle. Il n'y avait qu'un inconvénient: X... était plus haut +que le théâtre. Quand il était debout, sa tête était dans les frises. +X... ne sourcille pas. Il se couche à terre, s'appuie sur un banc de +gazon, et chante ainsi couché: _Asile héréditaire_, de _Guillaume Tell_, +et dit la tirade de Gros René, du _Dépit amoureux_. Il fit 47 fr. de +recette. A un de ses amis qui lui disait: Comment.....? + + --Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse! + +Écoutez ses vues sur l'esthétique de l'art, quand à la Halle il va de +chez Baratte chez Bordier, bras dessus, bras dessous, avec F..... qui +l'avait ce soir-là enguirlandé, des pieds à la tête, d'une devanture +d'herboristerie: «On n'a jamais compris Buridan de _la Tour de Nesle_; +Buridan ne doit pas avoir une cape, une épée; c'est pas ça. Buridan est +un soldat qui revient de la guerre; il fume son brûle-gueule, raconte +ses campagnes, et demande un litre à 6!» + +A table d'hôte, quand on enlève un service: Laissez! «laissez! dit X... +Ces plats ne vous gênent pas; ils charment ma vue!» + +Grand comédien que ce X...!--Ce n'est pas qu'il ne soit sifflé, et +souvent, et beaucoup, et très-fort! Mais il a le caractère et le dos +fait aux sifflets comme aux _frutti_ du parterre de Rouen, et va se +_guabelant_ de tout cela.--Il joue le premier acte de _la Dame +blanche_. Il est sifflé. Le second acte va commencer. Le directeur vient +le prévenir. Il trouve X... se déshabillant tranquillement dans sa loge. +«Mais vous êtes donc fou! Et le second acte...--Je ne le sais pas, ni le +troisième.--Comment?--J'ai toujours été sifflé au premier. Je n'ai +jamais joué le second.»--On lui jette un jour du paradis une tête +d'oie.--Messieurs, dit X... en la ramassant, la personne qui a laissé +tomber sa tête pourra la réclamer au vestiaire en sortant. + +Va, pauvre X...! pauvre méconnu! pauvre calomnié! va de sous-préfecture +en sous-préfecture, méprisé de tes collègues des grandes villes, pensant +avec Bonaventure Des Périers «qu'avec cent francs de mélancolie, on ne +paye pas pour cent sols de dettes»;--peut-être un soir, dans le Midi, +bien las et fatigué, tu t'assiéras sur un banc de pierre, sans un sou de +courage ni d'argent, n'ayant plus qu'un vieil habit noir à vendre, +l'habit de tes jeunes premiers; tu t'assiéras, les pieds moulus et la +mort dans le cÅ“ur: alors une vieille femme passera qui te dira: «Venez +chez moi.» Elle te fera bien souper et bien coucher. Et le matin, quand +tu lui diras: «Je ne peux pas vous payer. Je suis comédien; voilà mon +habit»;--la femme le repliera, ton habit noir, et le remettera dans ton +sac en te disant: «Moi aussi, j'ai un mauvais garçon de fils qui est à +courir la France comme vous. Eh bien! s'il se trouvait dans votre +position d'à -présent, j'aimerais bien qu'il trouvât une brave femme +comme moi pour lui donner à manger et à coucher.» + +Sur la tombe du nomade, qu'on mette un masque comique, un bâton de +voyageur. + + + + +L'EX-MAIRE DE RUMILLY + +C'était, après tout, des gens d'esprit essayant de faire l'hôtellerie de +la vie bien fournie, montée, pourvue, garnie de toutes sortes de +plaisances, charmes et agréments, dormant grasses nuitées, riches et +argentés comme des mendiants qui reçoivent de tout le monde, écrémant le +plaisir et la satisfaction du mariage pour laisser au prochain ses +charges, ennuis, chagrins et déboires, se gagnant magnifiques, et +bien-sonnants, et doux-flattants, revenus de leur ferme du ciel, ayant à +portée de la main toutes bonnes et désirables choses. Les belles +plaines, avec fraîches eaux, beaux prés valants, terres fertiles, +salubres et délicieuses, étaient leurs douaires et leurs hoiries +prédestinés. «O gens heureux! ô demy-dieux!»--leur disait l'autre, les +voyant autour des dix sept cent mille clochers de France, seigneurs de +toutes les bonnes pâtures, beaux aspects de feuillade, et belles granges +et basses-cours, et bois, et rivières, bien ameublés de tous gibiers, +poissons, poulailles, bien vivant, mangeant, humant: «O demy-dieux! ô +gens heureux! c'est paradiz en cette vie et en l'aultre pareillement +avoir!» + +Habiles gens que ces épicuriens du maigre et du jeûne! Des étangs à ne +pas les compter, où le filet n'avait qu'à se laisser tomber pour +ramasser, à se rompre, brochets, carpes, brochetons, anguilles! Viviers +de pierres de taille pour garder le tout bien vif et en santé! Allées +sablées pour l'abbé, de l'abbaye jusqu'à la belle vigne, folie et joie +et réconfort des soirées d'hiver, attendant les buveurs dominicaux, +couchés sur les coteaux de pierre à fusil! Domiciles d'élection, de +paix, de pitancerie, et de bien-être, et de belle vue champêtre, avec le +gai soleil pour éveilleur et sonneur de matines aux fenêtres joyeuses, +avec le gai soleil pour compagnon mûrisseur des espaliers à six étages! +Vergers frutescents, tout rougeauds de fruits; plantureux terrages, +chauds nourriciers des grainées opulentes; forêts qui font l'horizon +vert, et le garde-manger encombré; rivières échappées à travers les +peupliers, pour le babil des battoirs, et le tic-tac du moulin; +chènevières mettant fine toile au corps; prairies d'émeraude, donnant +bon beurre, bon fromage, et bonne viande: toutes gaudisseries de la +gueule et des yeux, cherchées et trouvées en ces châteaux bénis!--«Bien +de moines!» à tous charmants coins de nature; «Bien de moines!» à tous +riches terroirs, c'est le refrain populaire; aux prés de feutre: «Bien +de moines!» aux guérets serrés: «Bien de moines!» aux étangs grands +comme des lacs: «Bien de moines!» aux saulées bruissantes: «Bien de +moines!» «Bien de moines!» dira toujours le plus vieux du village. «Bien +de moines!» ont dit les acheteurs des biens nationaux. «Bien de moines!» +se disent les fermiers de leurs héritiers. + +Quel rêve entrevu, la première fois qu'ils entrèrent au pays de Rumilly! +C'était splendide jour de printemps, ou clair temps d'automne. Quelle +ambition éveillée par toutes les promesses de la gente contrée! Et +comme, leur quête finie, les moines la quittent pensifs, tout songeant à +un retour. Donations à insérer au cartulaire, indulgences à donner aux +peccadilles de ces temps héroïques et brutaux, ils ruminent la clef qui +leur ouvrira le petit Éden. Et dès 1104, ce sont moines de Molesmes +entrant à Rumilly de par Hugues de Champagne. Hugues a retiré de son +doigt son anneau. Il a juré sur les Évangiles, devant Pascal de Rome, +Rithal, évêque d'Albe, légat du pape, Milon de Bar, l'acte de donation +du village de Rumilly; et vite de Molesmes, pays raboteux, abrupte, +tempétueux, pays de grand vent et de montées où les mules se +déferrent,--ils s'installent en cette patrie nouvelle à pentes molles, à +promenades point essoufflantes aux bedaines béates. L'air y ventile, +frais et doux, et la forêt pare la bise. Benoîtement, les bonnes gens +s'arrondissent à la sourdine d'un arpent, de deux, de cinquante, +envahissant, de ci, de là , tout le pays. Gauthier de Fresnoy leur +accorde la moitié de ses dîmes. Un autre jour, c'est le village de +Saint-Parres qui leur est donné; un autre, c'est le Bouchot; un autre, +c'est Nice; un autre encore, Villeneuve-sur-Terrien; un autre, le +Long-du-Bois; un autre, c'est le château de la Motte; un autre, c'est +une verrerie à souffler larges flacons pour enserrer la purée +septembrale, et verres généreux pour porter les santés du souper. Pour +des chemises, c'est Adèle de Rumilly qui leur accorde la dîme sur le +chanvre. Ce ne sont, en ce temporel de Carabas, que milliers de +boisseaux de blé et d'avoine; les arpents de terre, de bois, de prés ne +s'y comptent plus que par centaines. Sous le poids de la dix-septième +gerbe, du vingt et unième du chanvre et de la navette, crèvent les +granges. Vers les basses-cours trop étroites, on amène des quatre points +cardinaux du lieu, en longues processions, oies, chapons, gélines. Trois +moulins, pour l'abbaye, tournent sur l'Hozain. Et pendant que Jean +Collet échaffaude entre les peupliers la tour blanche de son église, +cinq petites tourelles élancent dans le ciel leurs pointes d'ardoises +pour l'abri et l'habitation d'honneur du seigneur abbé. Et de tant de +jouissances charnelles, conquises en si peu de temps, le cantique de +reconnaissance se lit aux murs tout égayés de paganisme. Sous les +figures emmédaillonnées dans les grandes cheminées, c'est la devise: +_Jupiter Custos_. Sur les chapiteaux des colonnes qui soutiennent le +promenoir d'été, des enfants à cheval sur des cygnes font cabrer leurs +montures, et les Amours, à ailes rognées, qui jouent du _psalterion_, +semblent chanter, en leurs musiques inentendues, le _Credo_ mythologique +du XVIe siècle; même au-dessus de la porte, passage particulier de +l'abbé, le tailleur de pierre jette, dans les lambrequins, la tête +échevelée d'Ariane. + +Mais tout cela était hier, et je veux conter aujourd'hui. Débouchez un +jour de mai par l'ancienne route de Paris: la plaine qui entoure Rumilly +vous apparaît immense et plate, toute couverte de blés verts, où la +houle jette en courant ses moires blanches. Plus loin, une ligne qui +serpente, d'oseraies et de peupliers. Quelques tuiles de toits percent +de rouge les feuillages. Puis les cinq tourelles bleuâtres du château, +la tour blanche de l'église. Là -dessus, le coteau monte, couvert +d'arbres fruitiers fleuris. Le soleil joue dans la neige mate des +fleurs, y posant par places des brillants, comme dans de l'argent bruni. +Au haut du coteau, un panache d'un vert sourd qui fait ressauter les +verdures aériennes des premiers plans.--Sur le chemin vicinal qui va du +village à la route, il marche un androgyne de six pieds de haut, entoilé +d'un coutil gris qui dessine d'amples gigots aux bras. A chaque enjambée +sous la blouse longue se cache et se laisse voir, pudibonde et modeste, +la broderie anglaise d'un pantalon de petite fille. Des souliers de +prunelle chiffonnent leurs rubans de soie noire autour d'une cheville en +paturon. Le vieillard s'avance, herculéen, dans un balancement craintif +et sautillant. Il a sur la tête nue une perruque qui semble une touffe +de mousse desséchée, à cheval sur deux immenses oreilles couleur de +vieille préparation de cire. Au front, un nez gigantesque commence; un +nez non pareil auquel on dirait que courent toutes les lignes du menton +et des joues comme si elles s'efforçaient d'amarrer au visage cet +insolite morceau de chair prêt à fuir. Ainsi nasalement pourvu, la tête +du vieillard a l'air de ces hydrocéphales de buis qui servent +d'enseignes drolatiques aux marchands de parapluies. Il tient en main +une ombrelle ouverte. L'ombrelle de soie met au chef de l'homme des +reflets roses. + +Il s'avance relevant sa jupe pour la moindre rigole. Il remonte ses +gigots, tout en scrutant d'un Å“il de maître les champs, les gens, les +mares et les canards. Il s'arrête tout au bord de la route. Il jette un +regard du côté de Paris. Il revient. Il trottine, faisant des +coquetteries de démarche, et se retournant. Il s'ajuste. Il se trousse, +se détrousse et se retrousse. + +Cet homme est le seigneur suzerain de cette ancienne terre de moinerie. +Cet homme commande au pouvoir spirituel. Cet homme règle les obligations +du maître d'école envers la commune. Cet homme donne le mot d'ordre à +cette police qui est le garde champêtre. Cet homme requiert cette force +civile qui est la garde nationale. Quand cet homme rentre de son +invariable promenade, les intérêts locaux, et les contestations, et les +demandes, et les placets sont à sa porte, bonnet bas, révérences prêtes. +Cet homme est le maire de Rumilly. + +--«Azélie--a-t-il dit--donnez-moi mon ouvrage.» + +Il a tiré une longue broderie. Il a mis son dé, il a enfilé son +aiguille. Il a ses yeux de vingt ans. Il ne met pas de lunettes. Il +brode au feston la longue bande.--C'est le baldaquin qu'il destine à son +lit. + +Celui-ci entre, et celui-là . Ils s'asseyent. M. Jousseau poursuit son +feston. Ses doigts agiles vont et viennent. Il a croisé une de ses +jambes par-dessus l'autre, et il travaille. L'un dit que les oisonneaux +de Mathieu trouent sa haie; l'autre qu'il faudrait un nouvel +instituteur, que celui qu'on a se grise, et que les enfants n'y +apprennent rien, et qu'il n'est jamais levé pour sonner l'_Angelus_; un +autre qu'il faudrait voir le préfet pour le procès des grands bois que +la commune a avec l'État. M. Jousseau dit à l'un: «Vraiment?--à l'autre: +«Possible!» Il brode toujours. Il ajoute: «J'irai à Paris, le mois +prochain,»--et il répète: «J'irai à Paris.» + +De la cuisine, une voix aigre s'échappe:--«A Paris? y pensez-vous, +Monsieur? J'ai cent cinquante dindons à élever cette année! Vous allez, +comme ça me laisser seule?» + +Après souper,--quand c'est l'hiver,--Azélie a mis de l'huile dans son +_bureton_. M. Jousseau le prend à la main. Azélie marche avec ses sabots +dans la nuit noire. Elle porte un rouet, et une quenouille chargée. M. +Jousseau marche après Azélie, se garant des pierres et du ruisseau de +fumier de la ferme. Les voilà arrivés, lui et elle, à la veillée des +femmes: tous les rouets sont en jeu. Quand les commères le voient:--«M. +Jousseau, mon dernier a une foulure.»--«Il faut une omelette aux +cloportes,--dit M. Jousseau,--je vous ferai l'ordonnance.» Il s'arrange +à son rouet.--«M. Jousseau, mon homme a son rhumatisme.»--«Bonne femme, +c'est qu'il ne porte plus les trois marrons que je lui ai dit de porter +dans la poche de son pantalon.»--M. Jousseau a mis son rouet en train. +Il ordonne encore d'autres remèdes, et sous son pied géant chaussé de +prunelle, son rouet en fièvre tournoie et ronronne dans la grange, plus +strident que tous les autres. + +Méprise du créateur que cette cervelle femelle logée dans cette +caricature de mâle? Cervelle coulée au moule des gynécées, engouée de +chiffons, manÅ“uvrant toute la machine solide de ce corps ridicule aux +petits travaux des Arachnés! Homme-femme ayant ambition depuis trente +ans d'aller à Paris pour caresser de l'Å“il les belles robes et les beaux +bonnets, et les petits brodequins! Et les paysans lui pardonnent à ce +maire enjuponné, fiers de vous montrer l'écriture calligraphiée de ses +grotesques ordonnances médicales. + +La veillée est finie. Il est rentré chez lui. Il est dans son lit, M. +Jousseau. Il a la tête sur son oreiller; sa chandelle est sur sa table +de nuit. Ses volets sont bien fermés, les rideaux de sa fenêtre tirés. +Il est couché sur le dos; il tripote dans ses longs et grands doigts +noueux quelque chose, et le retourne et le façonne comme une mère +habille son enfant. Il a un petit carton près de lui, où il puise et +remet tantôt un chiffon, et tantôt un autre. Ces chiffons ressemblent, à +de petits vêtements: voilà un petit béguin et voilà une petite jupe. Il +travaille avec tout cela dans la ruelle contre le mur. C'est long ce +qu'il fait; il s'impatiente; il prend une épingle sur la table de nuit; +il se pique. Il bougonne sourdement. Cela avance. Il sifflote un petit +air. Il lui faut maintenant ses deux mains; il met l'épingle entre ses +dents. Là ! voilà qui est fini. Il fait sauter cela sur son séant, +regarde et donne encore un coup de main ici et là : c'est sa poupée qu'il +vient d'habiller. La chandelle tantôt ramasse sa flamme au-dessus de son +champignon qui charbonne, tantôt la lance bien haut par-dessus; et au +mur, le petit paquet de chiffons que branle le vieillard remue. Au mur, +aussi, l'énorme nez du vieillard se projette, mettant une grande ombre +bien noire qui marche et rétrograde selon que la chandelle flambe ou se +reploie. Au mur, ce nez énorme se profile net; et d'une ligne cernée, la +silhouette étrange tremblotte, toujours à sa même place, grandissante, +puis immobile; tandis que promenée et ballante sur les plis des draps, +la poupée estompe plus bas l'ombre allongée de ses oripeaux qui +dansent... + +Le dimanche gras, il arrive à Rumilly une grande caisse de Paris pour M. +Jousseau.--M. Jousseau s'enferme avec sa caisse; même Azélie ne sait ce +qu'il fait enfermé. + +A midi, le mardi gras, M. Jousseau sort dans son cabriolet d'osier. + +Quand M. Jousseau passe en son cabriolet d'osier devant le portail de +l'église, le saint Martin sous son dais festonné ajusté aux meneaux lève +son petit bras de pierre et met sa main devant ses yeux, en auvent, pour +mieux voir. Les figurines qui vivent à chaque jambage perchées sur une +colonne torse, dans un habitacle clochetonné, se penchent et se dressent +sur la pointe du pied et s'avancent. L'ange à droite qui porte un beau +lis à la main s'oublie, curieux, et grimpé jusqu'au haut des accolades, +s'accoude sur les armes de France, laissant ses voisins en mauvaise +position et mal en point pour voir. Petit à petit les saints s'essayent +tous à déranger de la tête les gouttes de glace, réunies en grappes, qui +pendent à leurs petites couronnes sculptées. Le soleil, jusque-là +endormi dans son lit de nuages gris, s'éveille et met une mouche d'or au +bout du nez de la Vierge qui fait vis-à -vis à l'ange de l'Annonciation, +les yeux baissés. Voilà que la jolie Vierge lève elle aussi, pour +regarder, ses paupières de pierre toute noircies des larmes de la pluie +d'hiver. La grande rose à six feuilles en cÅ“ur resplendit comme une +prunelle de cyclope dilatée; et les monstres des gouttières, et les +apôtres qui demeurent contre les contre-forts sont tout éjouis et +remuants d'aise d'avoir les plus hautes et les meilleures places, tant +elle est curieuse, unique et merveilleuse, la chose à voir! Même comme +les portes sont ouvertes, du fond de l'église, les personnages du +retable, les soldats juifs et les saintes femmes tâchent de jeter l'Å“il +par-dessus les chandeliers d'argent de l'autel, et les deux larrons +quasi-morts retrouvent un regard pour ce spectacle étrange:--M. +Jousseau, M. le maire, dans son cabriolet d'osier, défile devant +l'église costumé en odalisque! + +Le curé qui a lu la chronique du pays, disait sur le pas du presbytère: +«O Jean Collet, vous qui élevâtes notre église de Rumilly, si belle +qu'un monsieur de Paris est venu la dessiner l'autre année, et que le +préfet l'a regardée l'autre jour! Vous qui l'élevâtes, pieux Jean +Collet, chanoine et official de Troyes, par trente-quatre ans de quêtes +patientes au travers des contrées chrétiennes, architecte de charité! ne +serait-ce pas votre méchant petit frère Claude,--Claude qui, perdant +que vous faisiez, armé de votre aumônière, croisade pour conquérir cette +belle maison de Dieu, crayonnait sur tous les murs un grand enfer, +écrivant au-dessous, le mécréant! + + En ce palud et horrible manoir + N'est cordelier, ni moine blanc ou noir + On s'en estonne, et le peintre respond: + S'il y en a, mais on ne peut les voir. + Parce qu'ils sont mussez au plus profond. + +«Claude, ce poète d'Hérodiades, qui donnait à lire aux beaux amidonnés +de son temps, l'_Oraison de Mars aux dames de la cour_;--ne serait-ce +pas, ô pieux Jean Collet, votre méchant malin de frère qui revient un +instant de l'_Ile des Hermaphrodites_ en guenon habillée, pour distraire +et mettre en émeute les saints, les saintes, la Vierge et les anges et +les éveiller de leur rêve de paradis et faire les cornes à votre pauvre +âme trépassée, dites, ô Jean Collet?» + + + + +MARIUS CLAVETON + +_Honorable monsieur, je suis à la porte de votre habitation. Depuis que +j'ai eu l'honneur de vous voir, j'ai acheté des vêtements, afin de +pouvoir me présenter là où j'ai affaire. Je suis mieux vêtu, mais mon +pauvre nez souffre bien. Je me recommande à votre bon cÅ“ur._ + + MARIUS CLAVETON. + +_Mon pauvre nez! mon pauvre nez!_ + +L'honorable monsieur fit entrer le visiteur, et lui donna de quoi +acheter du tabac. + +Marius Claveton est méridional, mais, à cela près qu'il jure par +_pécaïre_, il n'est pas de son pays: il est modeste, il est discret, il +est taciturne. Il sait l'étiquette entre gens qui n'ont rien et gens qui +ont un peu plus. Invitez-le à déjeuner, il acceptera, mais de cet air +honteux que devait avoir, je ne me rappelle plus, quel auteur du XVIIIe +siècle, qui répondait quand un seigneur l'invitait: Vous êtes bien poli, +monsieur, j'ai dîné hier. Des quatre ou cinq personnes qui l'obligent, +il accepte la piécette, mais un peu rouge, et croyant d'ailleurs +fermement qu'il ne fait qu'emprunter. Il attend de confiance le payement +d'un billet idéal le lundi, et le mardi, dès qu'il l'aura escompté, il +viendra mettre à votre disposition _et sa bourse et ses services_.--Deux +points de feu dans les yeux.--Marius Claveton est un petit homme, les +cheveux très-noirs, le visage impitoyablement vrillé de petite vérole, +de grosses lèvres rouges sensuelles et épanouies, le nez au vent. + +Defauconpret a beaucoup traduit; il a traduit quatre cent vingt-deux +volumes. Marius Claveton a peut-être traduit encore plus de volumes que +Defauconpret, car Marius n'a «ne cens, ne rente, ne avoir», comme ce bon +larron de Villon. Marius vit à traduire de l'anglais. + +Quand Marius a six sous, et de plus de quoi acheter des plumes et du +papier, il va dans un certain cabinet de lecture qui possède bon nombre +de livres anglais. Il s'attable, et, comme il a l'intelligence preste, +la main vive et l'écriture expéditive, il écrit couramment sa +traduction, fatiguant le plus de bouts d'ailes, emplissant le plus de +papier qu'il peut. + +A quatre heures, il se lève, essuie ses plumes, et va proposer, de +petits journaux en petits journaux, sa main de papier noircie. Une +quarantaine de sous est le salaire ordinaire. Marius achète du tabac, +dîne avec une friture dans un cornet de papier, et se couche et s'endort +pour recommencer le lendemain. + +Un soir un de ses protecteurs qui le savait confiné au lit, faute de +pantalon, vint lui rendre visite. Marius logeait rue Saint-Jacques, à +l'hôtel de Grèce,--en son hôtel de Grèce, comme il avait l'habitude de +dire.--Le protecteur monte l'escalier, il frappe.--Qui est là ? crie +Marius.--C'est moi.--Honorable monsieur! honorable +monsieur!--L'honorable monsieur entendit des allées et venues dans la +chambre; puis ce fut comme un frôlement de linge. Marius passait une +chemise. Il ouvrit. L'honorable monsieur faillit être renversé: la +chambre de Marius empestait le suif et l'humanité. Marius n'avait que sa +chemise. Le monsieur prit son cÅ“ur à deux mains et fit un pas en avant. +Dans la chambre, il y avait une chaise et un lit, et sur la chaise une +chandelle cannelée de coulures avec un pied-de-nez. Le lit n'avait pas +de draps.--Honorable monsieur, asseyez-vous.--Marius,--le Méridional, se +retrouvait ici,--se croyait assez de chaises pour faire asseoir +quelqu'un.--Merci, je m'en vais, dit l'honorable monsieur en tendant un +paquet de hardes à Marius. Voici pour vous; j'ai une dame qui m'attend +en bas.--Eh bien, faites monter cette dame! dit héroïquement Marius. + +Le costume de Marius est d'ordinaire composé d'aumônes partielles que +lui font quelques artistes de sa connaissance. On se cotise, on apporte, +qui un gilet, qui une redingote, qui un pantalon, ce qui vous permet de +deviner que le costume de Marius est d'un style éminemment composite; +les charités qu'on lui fait étant de tous ordres et les habits qu'on lui +donne étant de toutes dates. Mais cela ne fait guère à Marius; il marche +dans tous ces morceaux de drap colligés, comme Diogène dans son haillon, +et ne s'aperçoit des trous que quand ils sont grands. + +Et savez-vous, mesdames, ce que ce déguenillé traduit, et quelle est sa +veine et sa spécialité d'interprétation à ce costumé d'aumônes? il +traduit, le plus souvent, les parfumeries, la parfumerie de Windsor et +la parfumerie de Smyrne, les senteurs d'Énis-el-Djelis et les vinaigres +de lady! il traduit les articles sur les strigilles, les gauzapes, les +_alipili_ et les _elacothesii_. Il se plaît aux toilettes d'exquise +élégance; il entre en tous les détails des soins internes, en toutes les +parures du corps! Il traduit tous vos auxiliaires, mesdames; les +sachets, les savons, les pots-pourris, les préparations balsamiques, les +bains de Vénus, les eaux de Jouvence, les laits de beauté! Il dit chaque +ωσμη du gynécée; il dit, d'après les Guerlains inédits de la +Grande-Bretagne, le castoréum, le crocus, la marjolaine, le storax; +il dit les stagonies d'encens et les roses de Tunis, et d'Égypte, et de +Campanie, et que nous devons à Néron l'art de s'oindre la plante des +pieds! Il conte toutes les ressources de l'Orient, Éden des parfums, le +musc, l'ambre, la civette, le jasmin, le nard, le macis, le girofle, le +bétel et le ginseng! Il traduit toutes les joies de l'épiderme, le +massage, et les essences et les arômes! Il traduit, mesdames,--ce Marius +sale et pouilleux, et qui pue,--il traduit pour vous toutes les recettes +de Calcutta et de Téhéran, tous les secrets de l'hygiène de la beauté! +Il plonge sa plume en toutes les extases de l'odorat. Pour vous, +mesdames, il fait passer d'anglais en français tout ce qui assouplit +l'épiderme, tout ce qui veloute la peau, tout ce qui fait la femme +savoureuse, et en bon point pour les désirs! + +Marius trouve le Luxembourg à sa porte, les habits des autres à sa +taille, _il n'est rien d'égal au tabac_ de Sganarelle à son goût, la +misère qu'il mène à sa guise. + +Je ne connais qu'un malheur et qu'une douleur arrivés à Marius. + +Marius,--il paraît que, cette après-midi là , le journal où il s'était +présenté manquait de copie,--Marius revenait avec huit francs dans sa +poche. Huit francs! Pécaïre! Huit francs! une fortune! Huit francs!! Si +Marius eût dû jamais connaître l'orgueil, il l'eût fait ce soir-là . Il +était tard! Marius trouva la friturière où il dînait fermée. Marius +remonta gaiement la rue Saint-Jacques. Il arriva ainsi chez Tonnelier. +Il dîna, il but du vin. Marius d'ordinaire ne buvait que de l'eau. Le +lendemain, aux premières fraîcheurs du matin, Marius se retrouva dans un +terrain vague, près de la barrière du Maine, le corps meurtri, la tête +troublée, avec ses bottes aux pieds et sa chemise au dos,--rien de plus. +Marius avait l'inexpérience du vin. Il s'était grisé; on l'avait battu, +on l'avait volé, et là -dessus il s'était endormi. Marius reprit le +chemin de son chez lui, donnant à regarder aux laitières sans le savoir, +essayant de voir clair dans son histoire et ne s'y reconnaissant pas +trop, la langue épaisse, les jambes molles. Il n'était pas encore assez +dégagé pour comprendre ses infortunes et son peu de costume. La portière +de l'hôtel de Grèce, en l'apercevant, partit d'un éclat de rire. Le +pauvre Marius ouvrit les yeux; il vit que les voleurs lui avaient fendu +sa chemise par devant,--du haut en bas. Ce n'était plus qu'une +redingote. Marius se vit comme il était; il vit la portière rire,--il se +mit à pleurer comme un enfant. + + + + +LOUIS ROGUET + +Et ce sont, dès l'enfance comme dans l'histoire de tous les sculpteurs, +des tentatives, des essais. Les angles des pupitres du collége d'Orléans +se découpent en silhouettes caricaturales; la neige, la terre, la cire, +tout vient prendre forme sous les doigts du jeune modeleur. L'attention +s'éveille autour de ses débuts. Vient l'époque des études sérieuses, des +études du matin au soir, des expériences, des tâtonnements, des luttes, +des premiers travaux, des premiers encouragements. Le rayonnement n'est +pas considérable. Mais le portrait de l'assassin Abraham Serain derrière +les barreaux de sa prison, un groupe représentant _un Fils recevant les +derniers soupirs de sa mère_, éveillent la curiosité. Les charges de +quelques notables, inspirées de l'humour de Dantan, font le jeune homme +redoutable dans une ville de province: c'est le succès. + +Mais Rogues ne s'abuse pas; il sait tout le premier la faiblesse de ces +commencements. Il a soif de Paris, de Paris où l'étude a des +comparaisons, des modèles; de Paris où le travail rend tout ce qu'on lui +donne. Il veut un public. Il sait que là de vrais jugeurs font justice +des grands hommes de province et des génies de sous-préfecture; il sait +que c'est un crible immense qui sépare le bon grain de l'ivraie; il le +sait, et il part. Il descend à l'atelier de Drolling, et attaque la +glaise avec fureur, n'interrompant l'académie que pour courir à +l'amphithéâtre, et puisant dans sa constitution herculéenne la force de +recommencer tous les jours. Voici les bustes de Boursy, Jules Saladin, +Béhic, Paillet, Chopin, Buchon, David, Baroche, de Larochejaquelein, les +uns originaux, les autres copiés, mais des copies redoutables aux +maîtres; voici les figurines de madame Paillet, de mademoiselle +Méquillet dans le rôle de Valentine des _Huguenots_, d'Audran dans _Ne +touchez pas à la Reine_; voici trois médailles obtenues en 1844, 1845, +1847. De ses esquisses perdues, nous nous rappelons une étude de la +Nuit, la tête penchée en arrière, effleurant d'un pied le globe +terrestre, laissant tomber de ses bras relevés une draperie toute +constellée d'étoiles. La draperie voletait jusqu'aux pieds, nuageuse et +perdue, dessinant ce beau corps, le caressant avec des ondulations de +vagues. + +Mais ce fut un jour de rêverie que Roguet jeta sur la glaise cette sÅ“ur +de la _Mélancolia_, un jour qui n'eut guère de lendemains. Là n'était +point sa veine. Ce qu'il fallait à Roguet, c'étaient les larges +musculatures, les formes plébéiennes de la matrone romaine, les enfants +charnus à la Jules Romain, les mêlées aux lignes impétueuses, les +pantomimes héroïques, les fougues d'une pensée matérialiste, un combat, +une victoire à couler dans le bronze, à décorer un arc triomphal; ce +qu'il lui fallait, c'étaient les contours terribles. Michel-Ange allait +à lui. + +L'homme se traduisait dans ses Å“uvres. Doué d'une vigueur d'athlète, +prenant plaisir aux tours de force, et l'emportant sur tous; faisant de +son atelier une sorte de _palestre_; exerçant ses membres pour retrouver +chez lui les lignes qu'il aimait en ses modèles; jetant un jour un +municipal et son cheval à terre; vivant d'après les anciens préceptes du +gymnase; buvant de l'eau, se privant de Vénus; c'était un des derniers +fanatiques de la force, et de l'image de la force. Il vous prenait une +admiration et un étonnement à regarder cette tête qui rappelait le +masque du Jupiter Olympien, ces yeux de lion, ces sourcils épais, ce +front et ce nez droits, ce menton court, ce front haut et large, ces +cheveux tombant du sommet de la tête comme une crinière blonde. + +Caractère d'une âpreté dominante, nature batailleuse, se cabrant pour un +rien, il voulait tout autour de lui des amitiés souples et maniables qui +ne lui fissent pas ombrage. Violent comme une énergie qui a conscience +d'elle-même, il adorait sa mère; mais, dans son adoration, n'entrait-il +pas un peu de reconnaissance pour l'affection soumise et comme +obéissante que lui portait l'excellente femme?--Ame valeureuse faite +pour la lutte et pour les chocs, taillée à grands coups; une âme du XVIe +siècle dépaysée dans le nôtre. Mais dévoué garçon, mais tout débordant +de franchise, mais loyal, loyal à ce point qu'il ne douta jamais de la +loyauté de personne, et qu'un jour, il lui arriva sur le terrain, de +dire à un adversaire de première force: «Monsieur, je n'ai jamais touché +une arme. Je vous demande un an pour vous rendre raison.» + +En 1848, l'élève de Duret concourut pour le prix de Rome, et obtint le +second grand prix. + +Puis on mit la statue de la République au concours. Roguet vêtit son +esquisse du drapeau tricolore, la hampe du drapeau appuyée contre le +sein gauche, une épée à la main, un pied sur un pavé. Cette République, +emportée comme la Liberté de Delacroix, mais toute magnifique de +sérénité en sa fièvre,--le meilleur, sans contredit de tous les +envois,--fut jugée digne d'être exécutée en grand modèle et coulée en +bronze. + +Mais déjà une toux sèche le fatiguait. Le cheval qu'il avait jeté à +terre lui avait un moment reculé sur la poitrine, et depuis ce moment +il éprouvait des malaises; puis ce furent des douleurs. On lui +conseilla le repos; mais il se souciait bien de cela vraiment!--Il entre +en loge tout enfiévré, et malade à ce point qu'il est obligé de demander +un matelas pour se jeter dessus à l'heure de ses redoublements de +fièvre. Le vingt-deuxième jour, l'ébauchoir lui tombe des mains, et son +bas-relief reste inachevé. Le jury des beaux-arts est appelé à juger le +bas-relief inachevé: Teucer blessé par Hector et défendu par Ajax. Il +juge «à la majorité de vingt-trois voix sur vingt-cinq, la composition +de Louis Roguet digne du premier grand prix, et décide qu'après avoir +reçu, en séance solennelle, la médaille d'or, il sera envoyé à Rome aux +frais du gouvernement.» + +Après un court séjour à Hyères, il arriva à Rome, où ses rêves l'avaient +fait entrer autrefois plein de vie et de santé. Là eut lieu cette lutte +de l'homme qui se sent mourir et qui compte ce qui lui reste à vivre. +Les projets s'accumulent dans sa tête, et sa main est impuissante. Il se +couche, il se relève; il prend la fièvre pour de la force, il va de son +lit à la statue, de la statue à son lit; maudissant les survivants qui +ont le temps avec eux, pleurant sur la douleur de sa mère, voulant +revenir et ne pouvant pas. Ce fut entre lui et l'agonie une lutte +atroce; lui qui à chaque minute sentait l'avenir qui s'en allait, lui +dont la robuste charpente s'indignait d'être ainsi tâtonnée par la mort, +la mort, qui avait envie de ce jeune corps et de ce riche cerveau, envie +de tout ce qu'ils promettaient. + +Arrivé à l'heure de mourir, il voulut partir. Ses amis le portèrent pour +descendre l'escalier. On raconte qu'à la dernière marche de la villa +Médicis, il râla dans une convulsion de désespoir: «S.............! ces +crétins de l'Institut qui ont des soixante ans dans le ventre!» + +Roguet avait vingt-six ans. + + + + +UN AQUA-FORTISTE + + +I + +..... Dans ce café du boulevard, un jeune homme était attablé devant +moi. Son chapeau de feutre, abaissé sur ses yeux, le drap sans reflet de +son habit, buvaient et flétrissaient la lumière rousse, terne, morne et +morte sur tout cet homme comme sur un vieux crêpe. Il avait, posés, ses +deux mains sur les marges de _la Patrie_, et ses deux yeux, qui ne +lisaient pas, au beau milieu du journal. + +La demoiselle de comptoir comptait les petites cuillers. Un garçon +couvrait le billard; un autre apportait un matelas roulé sur sa tête. +Minuit avait éteint le gaz. L'or des plafonds et des murs, les éclairs +des glaces, les paillettes des verres, tout cela avait été soigneusement +serré dans les ténèbres. Une bougie veillait la nuit. + +Un garçon prit racine devant la table du jeune homme. + +--Ah! oui!--dit le jeune homme, qui finit par l'apercevoir; et il mit la +main dans la poche de son gilet, se fouilla à droite et à gauche, puis +en haut, puis en bas... La figure de marbre du garçon eut un +courroucement olympien. Il se rejeta en arrière, fit volter sa serviette +de sa manche droite sous son aisselle gauche avec un mouvement digne, +éclaircit sa voix par un: Hum! hum!... A ce moment:--prenez les deux +consommations,--dis-je, en jetant une pièce d'argent sur la table de +marbre. + +Nous sortîmes.--Voilà une belle nuit, Monsieur!--fait mon homme. Nous +marchions.--Une bien belle nuit!--Et il allait, promenant ses yeux dans +l'ombre.--Ah! pardon, je suis distrait: vous ai-je demandé votre +adresse?--Je lui donne ma carte.--Monsieur, ils sont trois, à l'heure +qu'il est, sur la place du Carrousel: un homme, une grosse lorgnette et +la lune. L'homme attend, la lorgnette regarde, la lune... Ah! voilà un +sergent de ville... deux... quatre sergents de ville. Monsieur, à +l'honneur de vous revoir. + +Le lendemain, mon portier me remettait quatre gros sous enveloppés dans +un morceau de gravure déchirée. + + +II + +Je le retrouvai, et voici comme. + +Domangeot avait un oncle sans un enfant et sans un sou. Un chemin de fer +avait tué l'oncle à Domangeot. Domangeot avait recueilli de son +oncle--des dommages intérêts. Dans une petite chambre de la rue de +l'Ancienne-Comédie, c'était une chambrée complète de buveurs en manche +de chemises; et, par la fenêtre, penché un verre à la main, comme le +Bacchus rouge d'un cabaret, Domangeot invitait les amis qui passaient +dans la rue, et les amis des amis, et même les amis des autres. Je +passais; mon nom tomba de là -haut; je montai. On me donna une chaise et +un verre de Champagne dont le pied était cassé. Mon homme était là , pâle +parmi les faces de pourpre. Cependant il buvait, il buvait comme un +remords. + +Les cÅ“urs trinquaient. + +--A Emma!--A Clorinde!--A Juliette! + +--A l'almanach! + +Je demande à droite: + +--Qui est-ce, ce monsieur qui ne dit rien? + +--C'est mon ami!... Connais pas! + +Je me retournai à gauche: + +--Celui-là ... sans faux-col?... Attends... un graveur... Ah! je ne sais +plus! + +Paroles, voix, cris, cliquetis de verres et de noms, le vin couronné de +souvenirs,--il semblait que ce fût toutes les amours du quartier Latin +portées en triomphe par les toasts grisés, se disputant la cendre des +souvenirs morts et des jours envolés! + +--A Berthe! qui avait un bouvreuil dans le gosier, des grains de beauté +partout... + +--A une blonde! + +--A cette bonne Fanchette! qui marchandait à la boutique à un sou! + +--A Annette! qui dansait à l'ombre de sa jambe droite! + +--A Tape-à -l'Å’il! + +--A Rose! une oie!... bête comme un homme, menteuse comme une affiche, +triste comme un poêle, grêlée... et mauvaise comme une guenon qu'on +oublie de battre! A Rose, que j'ai aimée! + +--A des yeux!--et le verre du buveur taciturne monta soudain sur tous +les verres entrechoqués,--à des yeux!--Quand ils me regardent ces +yeux..... Nom de D..., qu'est-ce qui me soutient ici que ces yeux ne +sont pas deux rayons de la Lune... Ah! c'est vrai, vous autres, vous +n'avez pas lu Marbodée, vous ne savez pas qu'il y a des saphirs et des +yeux de femmes qui se font sous certaines influences sidérales. Tout ce +que je sais moi, c'est que ces yeux chassent d'autour de moi le noir de +la nuit et les chauves-souris qui me boivent à petites gouttes le +sang... Quand ces yeux me regardent, c'est bien étrange, allez +messieurs, mais c'est comme je vous le dis, Rembrandt me prenant par la +main me fait entrer dans le clair-obscur d'une de ses planches,--et il +répéta quatre ou cinq fois en riant bêtement--oui dans le clair-obscur, +oui dans son divin clair-obscur. + +Alors se penchant sur la table, il tomba ivre-mort. Puis il eut une +terrible attaque de nerfs. La nappe, vidée sur l'escalier, fut soulevée +aux quatre coins, l'homme mis dedans et échoué sur un lit. Quand deux +livres de glace lui eurent été fondues sur la tête, il faisait pleine +nuit. Je me proposai pour le reconduire. + + +III + +Le grand air remit mon compagnon. Les soufflets d'un petit vent +d'automne lui ramenèrent le sang aux joues.--Ah! Monsieur,--me +dit-il,--que de pardons pour aujourd'hui et pour l'autre soir! Je suis +graveur, Monsieur; un triste état, comme vous voyez: des taches, des +trous, un habit qu'on dirait d'amadou sur lequel on a battu le briquet. +Les marchands... ah! les marchands! Il faut mendier quinze francs d'une +planche!... On a de mauvaises hontes, et je n'ai osé aller vous +remercier, fait comme un pauvre... Ce soir,--je bois comme un +enfant;--et puis il me fallait boire; j'ai comme cela, là et là , au cÅ“ur +et au front, des visions, des fumées, des nuages, des images qui +passent... Mais cela va bien maintenant, très-bien: il y a longtemps que +je n'ai eu la tête si légère. Pardon encore, et merci de votre bras... +Retournez-vous donc, Monsieur! La nuit! voilà la reine des eaux-fortes! +Cela fait du noir où il y a des choses. Avez-vous remarqué comme les +fleuves sont grands la nuit? Paris qui dort, les pieds dans l'eau, c'est +beau, beau, bien beau! Un flot d'ombre éclaboussé de gaz! L'eau,--une +huile, du bleu, du noir, du violet, de l'or! du neutre--la teinte moiré +de feu; un miroir qui pêle-mêle roule les ténèbres et les éclairs!--Le +ciel est pâle, ce soir.--Près du pont, le remous, voyez donc! de +l'argent bleu!... mille lucioles... cela grouille... et la berge aux +grandes pierres blanches qui entre dans le trou noir de l'arche comme un +mitron se glissant dans un four éteint... Ces réverbères, dans l'eau +tout là -bas,--des crucifix de feu; là , devant nous, comme des pans de +fenêtres d'où les flammes des lustres filtrent à travers des rideaux de +bal... Non, cela tourne: des colonnes torses qui remuent de la braise +dans l'inconnu mort de l'eau; non, cela n'est pas cela, c'est autre +chose... Est-ce bête, les phrases!... Toutes ces masses, un gribouillis +d'encre avec des gris blafards comme il y en a sur les ailes des +chauves-souris. Monsieur, les critiques nous ont gâtés, et vous voyez +bien que c'est une grande sottise de broyer des idées sur la palette: +les feux d'artifice ne pensent à rien.--Vous avez un peintre qui a pris +la nuit en flagrant délit; il se nomme... J'ai perdu son nom... Mais +n'avoir qu'une aiguille emmanchée pour peindre! Ah! Ah! Nous voilà en +face la rue de Jérusalem... Quelque jour--il faut que je me presse, car +les maçons... je sauverai ce motif-là . Ces deux grosses boules qui +trempent, croiriez-vous que ce sont les deux arbres sans feuilles au bas +du quai? une fière estompe, à ces heures-ci, dans le dessin de toutes +choses!... La tourelle, oui, avec ces deux fonds d'ombre à droite et à +gauche, la petite flèche de la Sainte-Chapelle,--voilà ! Et là -dessous, +penchez-vous, il faudra que j'agrandisse et que j'allonge, à la façon de +l'eau morne, la face des maisons éteintes, comme les perspectives de +maladreries blêmes. Ça? des fenêtres de blanchisseuses; on dirait des +yeux éclairés de vert de gris... Toujours Notre-Dame! avec comme des +marches dans le haut; un escalier vers l'infini, cassé à moitié du +ciel... Ah! c'est drôle, l'arche du pont Saint-Michel et l'ombre portée: +un cerceau tout noir où ainsi qu'un clown saute la +lumière!--Regardez-bien: tout derrière une maison peinte en rouge, aux +fenêtres de feu, et mille petites maisons blanches; devant, le quai, une +maison carrée, cinq trous dans le mur, un gros tuyau noir au milieu du +toit, du gris, du sale au bas de la maison,--voilà tout ce que c'est que +la Morgue! Il n'y a pas à en dire plus que la chose! C'est simple comme +bonjour!--Cette grande chose sombre en bas, c'est un bateau, tout +bonnement. Essayez donc de peindre la noyade là -dedans! Je sais cela +d'expérience: il ne faut pas mettre sa tête dans sa main. Les choses ne +prêchent, ni ne pleurent, ni ne rêvent, ni ne se souviennent. Les +chefs-d'Å“uvre ne doivent pas parler; il n'y a que quelques sots comme +moi... Ah! des crêtes, des toits, des dômes de saphir: la lune s'est +levée. Après tout il y a des gens qui la font très-bien avec un pain à +cacheter...--Et l'Hôtel-Dieu, ce n'est qu'une caserne! Une, deux, trois, +quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, quinze... quarante-cinq...--je +compte les fenêtres: une manie!...--sur cinq rangées, cela fait... + +Quand il eut passé Notre-Dame, il s'assit sur le parapet. Nous +regardions par derrière la basilique noire accroupie sur la ville bleue, +avec ses deux tours levées sur l'orbe d'argent, comme un sphinx de +basalte à deux énormes têtes. + + +IV + +Nous eûmes, ce poète malade et moi, de belles soirées remplies de +promenades, de spectacles, de paroles. Nous courions la ville la nuit. +Nous regardions, sur le fleuve, la danse des rayons voilés. Nous nous +enfoncions dans les faubourgs, dans les quartiers lointains, cherchant +et surprenant un Paris mystérieux, lugubrement superbe et terriblement +muet, théâtre vide et noir du peuple. Ou bien, mangeant quelques pommes +de terre tirées de son petit jardin, et cuites dans son poêle--il était +fier et ne voulait rien accepter,--nous causions. Il parlait +singulièrement, merveilleusement, et comme je n'ai jamais entendu +parler. Il sautait d'idées en idées, s'accrochant aux sommets, traînant +votre bon sens après sa verve, pensant au delà des livres, mêlant son +art et son âme, bousculant les mots, se précipitant aux vérités vierges; +puis soudain se perdant, se brouillant, bataillant contre les nuées, +blasphémant l'humanité, retombant à terre, balbutiant avec des craintes, +des tons de voix baissés tout à coup, avec je ne sais quelle peur de je +ne sais quelle chose. Puis des retours, et de nouvelles éloquences, et +la femme toujours revenant au milieu de l'art et tout à coup à +l'imprévu: + +--Mon cher, la femme n'a pas de traits. Son visage est tout fait d'une +clarté. Un rayonnement, vous le savez, n'a pas de lignes. Toute la +figure de la femme n'est qu'une esquisse dont la lumière de la +physionomie fait une peinture finie qui ne ressemble pas à l'esquisse. +Il y a des femmes dont on n'a jamais vu le nez, parce qu'elles le +cachent avec un regard. Vous savez bien que les photographies ne +ressemblent pas. Mais, chut! on écoute.... la police...--Quand je serai +marié, j'aurai des enfants. Ils n'apprendront rien... J'aurai des luttes +avec la mère; mais j'ai mes idées... rien! L'alphabet, voilà le mal. Oh! +avoir une cervelle qui ne regarde ni dans les tableaux, ni dans les +livres ni dans le ciel! la cervelle,--l'ennemi! Non, ils n'iront pas à +l'école apprendre des choses qui tuent le bonheur... Quand ils me +diront: Qu'est-ce que ça, papa? Pourquoi ça, papa?--Je ne sais pas; je +ne sais pas... Vivez...--Seulement il ne faut pas mécontenter les +gendarmes, vous concevez?--Leur cervelle? ce que j'en ferai? Un instinct +qui vous gare des roues d'omnibus, une machine qui vérifie la monnaie +qu'on vous rend, un guide aux yeux crevés qui vous mène à la mort sans +vous dire: Mais retournez-vous donc!--Paradoxe? Allez, dites le mot! Eh! +bien, quoi? c'est un lieu commun qui n'est pas mûr? Mais l'Amérique est +un paradoxe de Christophe Colomb! Le paradoxe! c'est la seconde vue de +l'esprit, la veille qui devine le lendemain, un homme qui avance comme +une montre!... Quand je serai marié--c'est bon de n'être pas seul, quand +le soleil n'est pas là ;--je vous dis cela à vous, parce que vous êtes +mon ami--elle me fera mon petit dîner. J'aime le bleu. Elle sera +habillée en gaze bleue--imaginez une vapeur! des vêtements comme il y en +a dans les clairs de lune! Et puis je la ferai poudrer. Elle a des +cheveux noirs; avec des yeux bleus, cela jurerait, tandis que poudrée... +ce sera charmant, oui, charmant, ma parole d'honneur! et sur ses cheveux +poudrés--vous devinez bien?--un beau disque d'argent. Seuls, tout à +nous, les volets fermés, nous bouderons le soleil toute la journée; le +soir, nous irons, nous marcherons... Oh! alors, je ferai des choses!... +Il faudra bien qu'on parle de moi; j'aurai des jaloux, des envieux... +les critiques... mon talent... Bête que je suis! je passerai tout mon +temps à l'aimer!--Après tout, qu'est-ce que ça me fait, la postérité, +avec ces grandes lessives du monde par l'eau ou le feu, tous les vingt +mille ans? Une immortalité de deux sous!--Et puis c'est une injustice. +Si je suis aussi fort que Rembrandt, qui me rendra l'admiration qu'il +touche depuis cent cinquante deux ans? Je suis volé. Je vous dis, c'est +une injustice. + + +V + +J'aperçus mon monsieur Thomas à côté d'un musicien, dans l'orchestre. Il +dévorait du regard la petite Marie, qui jouait avec ses yeux bleus et +ses cheveux noirs. + +C'était d'Outreville qui m'avait entraîné aux Délassements-Comiques, +pour voir ce qu'il appelait «sa petite machine», l'_Amour au +Mont-de-piété_.--Quoique d'Outreville fût mon ami, sa pièce ne me parut +pas plus stupide qu'à un autre. + +--Eh bien! trouves-tu ça assez Beaumarchais, hein? + +--Trop! + +Il me serra la main.--Allons dans les coulisses!--Dis donc, +Marie,--fit d'Outreville en lui parlant tout haut à l'oreille,--et tes +amours avec M. Thomas? + +--Comment, vous qui êtes un bon enfant, vous allez vous ficher de ce +pauvre _toqué_ qui m'aime--et moi aussi! Eh bien! il m'a demandé ma +main, n'a! Maman va le flanquer à la porte comme un balai. Il n'a pas le +sou, que voulez-vous? Maman a vécu: elle sait la vie, n'est-ce pas? + + +VI + +J'étais dans mon lit, ne dormant plus, pensant à peine, les yeux clos, +tout le corps assoupi encore, l'esprit bercé, confit dans mes draps, +tapi, enfoui, baigné des moiteurs de l'édredon, couvant et cuvant ma +paresse, caressé d'un petit soleil que je sentais dans la chambre, avec, +dans la tête, le plus gai bégayement d'idées; et, sans remuer, +m'éveillant à petits coups, benoîtement, bâtissant des châteaux de +cartes à tâtons, embrassant mes projets dans le nuage, indolent comme +une aube, je m'amusais à rêver. Je rêvais que s'il m'arrivait de vendre +un livre trois cent mille francs, je les dépenserais ainsi: dans +l'entre-deux de mes deux fenêtres, à ces deux rubans plats surmontés +d'un gros gland où pendaient les tableaux de l'hôtel Soubise,--les +gravures m'ont montré cela,--je pends le dessin qui n'existe pas--du +_Chat malade_ de Watteau; les joues de la gentille commère effarée, +caressées et battues d'une rouge sanguine, et sa belle prunelle allumée +de crayon noir, l'empressement grotesquement charbonné du docteur, et +Minet qui si furieusement se défend de guérir,--je les vois. C'est bien. +Au dessous du chat malade, voici installé ce secrétaire signé Riesener +au pied gauche du meuble, qui était à vendre 30,000 francs, je ne sais +plus où. Sur le secrétaire, il trône, ébouriffé, vieux de trois siècles, +beau comme un cauchemar, un chien de Fô d'ancien bleu céleste, la +crinière violette, la gueule en tirelire, roulant sous ses sourcils deux +boules furibondes, la queue en une énorme flamme,--ce monstre chinois +qui m'a fait une si mémorable grimace au coin d'une rue d'Anvers. De +chaque côté, c'est fort simple, les deux grands pots de blanc de +Saint-Cloud, à lourdes et riches fleurs à la Pillement, boîtes à thé où +la Régence puisait le thé noir avec la petite spatule, et le thé vert +avec la petite cuiller de chine à tête de coq:--ils me sourient d'ici, +chez Lambert Roy, au fond de leur caisse aux armes de Philippe +d'Orléans. La tablette du secrétaire est large: quoi encore? Pour le +devant, ce sera sur leur plateau, six petites glacières de Saxe en +feuilles de vigne, semées de fleurettes, assises sur des pieds de fleurs +en relief. Pour la gauche, un de mes amis me cède la tasse de Sèvres, +signée 2000--ainsi signait avec un calembour l'ouvrier Vincent--tasse +royale où Louis XVI buvait tous les matins son eau de chicorée. A +droite... à droite, je verrai. Pour les fenêtres, révolution complète. +J'ai horreur des rideaux à plis droits et tombants: je prends les +rideaux dont Saint-Aubin a donné le modèle dans la planche du _Concert_: +vraies jupes à volants, à bouillons, du haut en bas, et qu'on remonte +sans les tirer. Du papier aux murs, vous pensez bien qu'il ne pouvait en +être un moment question. J'envoie un ministre plénipotentiaire, mais +habile, vers une vieille dame, chez laquelle j'ai fait un excellent +dîner à Troyes: il me faut les quatre tentures de son salon, des +bergeries de Boucher, réjouissantes à l'Å“il comme un lever de soleil +pris au traquenard dans les métiers des Gobelins. Assis aux coins de ma +cheminée, deux Amours-faunes de Clodion se balancent dans un +serpentement de rocaille dorée d'or moulu d'où montent des bougies. Mais +le milieu? Point de pendule d'abord! Une pendule, c'est la main du temps +sur votre vie, comme le doigt d'un médecin sur votre pouls... Le +milieu... le milieu... + +Ici un coup de sonnette très-vif,--et la petite Marie dans ma chambre. + +--Monsieur, vous êtes l'ami de M. Thomas. On m'a dit qu'il était malade. +Je veux le voir. + +Une demi-heure après, une voiture nous descendait rue Saint-Victor. Je +ne me rappelle pas que nous nous soyons parlé pendant la route. + +La porte de l'allée était ouverte. Le jardin sonnait sourdement sous des +coups. Une petite pluie fine était survenue qui tombait. Thomas, en +manches de chemise, piochait furieusement. La moitié du jardin était +déjà retournée. Thomas poussait son ouvrage sans se soucier de nous qui +marchions derrière son dos. + +--Eh bien! Thomas, voilà comme on reçoit ses amis? + +Sans tourner la tête, et sans regarder, sa pioche allant toujours: + +--J'ai fini. Encore une cinquantaine de coups de pioche. + +--Mais au moins regardez une dame que je vous amène. + +Thomas passa sa manche sur son front baigné de sueur, regarda fixement +la jeune femme: + +--Madame, j'ai l'honneur de vous saluer. Asseyez-vous. + +Il n'y avait dans le pauvre jardinet que quelques tiges flétries de +pommes de terre. + +Et se tournant vers moi: + +--Eh bien, voilà ! Le tour est fait, mon cher Monsieur! Vous vous +demandiez pourquoi j'avais peur d'eux? Elle est là -dessous! Je la +cherche. Ils l'ont tuée... Oh! il n'y aura pas de trace, vous verrez! Je +les ai bien entendus cette nuit: aussitôt la lune disparue du ciel, ils +sont venus;--doucement, doucement, ils sont entrés dans le jardin... +les misérables! Moi, j'étais couché sur un matelas de liége, et toute ma +chambre était remplie d'eau-forte... Je ne pouvais pas descendre... je +ne pouvais pas descendre..., comprenez-vous?--Il s'arrêta +suffoquant.--Le reste, parbleu! reprit-il d'un ton brusque, il faut que +vous ayez la tête diablement dure..., ils l'ont enterrée ici... +Savez-vous où elle est, vous?... Ah! là !... Otez-vous, Madame, vous me +gênez! + +--Mais qui, mon Dieu! ont-ils enterré?--lui dit Marie en lui prenant les +mains. + +--Qui! Rien! la petite Marie! + +Et il se remit à piocher. + +Thomas est mort, il y a de cela six semaines. + +Deux amis, le Silence et l'Oubli, l'ont mené à la fosse commune; et son +propriétaire a fait six casseroles des cuivres de ses belles planches: +_les Amours de la Nuit et de la Seine_. + + + + +L'ORGANISTE DE LANGRES + + +DE LA VILLE DE LANGRES ET D'UN QUI Y HABITAIT + +Langres est une petite ville de la Champagne, ayant un évêché, sept +mille six cent soixante-dix-sept habitants au dernier compte, une belle +promenade, beaucoup de prêtres sur la promenade, une bibliothèque, une +cathédrale, presque une société, un collége communal, un musée qui a un +gardien, et un tribunal de première instance.--De plus, Langres est la +patrie d'Éponine et de Sabinus.--Les géographes qui l'ont découverte +parlent de sa coutellerie, de son vinaigre, de ses bougies et de ses +meules à émoudre.--Comme la ville est sur une hauteur, les rues montent +naturellement, et comme les rues montent, les casaquins à petites fleurs +bleues et roses s'arrêtent à tous les pas de porte, et se reposent à +causer.--Langres est très-fière d'avoir été brûlée par les Vandales en +407, et rebrûlée par Attila en 451. Tous les ans, un savant du lieu +publie une petite brochure de cinquante pages qu'il tire à vingt-cinq +exemplaires, sur les «Lingones», ou le «tumulus» nouvellement trouvé à +la côte d'Orbigny.--A ces petites brochures près, on naît, on mange, on +médit et on meurt à Langres à peu près comme dans toutes les villes de +province. + +Or, en cette petite ville habitait un singulier petit homme, +singulièrement vêtu: chapeau rond à larges bords, carrik gris à trois +collets, culotte courte et bas noirs, souliers à boucles de jargon, et +breloques au gilet. + + +CE QUE LA VILLE DE LANGRES SAVAIT ET DISAIT DE L'HOMME AU CARRIK. + +L'homme au carrik était arrivé à Langres quelques jours après la mort +de M. Lebeau, l'organiste de la cathédrale, celui qui toucha l'orgue au +mariage de mademoiselle Pinel, la demoiselle aux trois cent mille francs +de dot. + +La place de M. Lebeau avait été promise à M. Dujeune, le maître de piano +des demoiselles Delchez, dont l'oncle était président du tribunal. + +L'homme au carrik en arrivant alla à l'évêché.--On parla beaucoup d'une +lettre qu'il remit à l'évêque. + +Autour du 15 mars, ce fut une chose officielle que M. Dujeune était +«sacrifié», et que l'homme au carrik lui avait pris sa place.--M. +Mettret, qui était au conseil municipal, en exprimait tout haut son +opinion chez madame Delchez, profitant de l'occasion pour dire: C'est +encore Paris qui nous vaut ça!--et parler dix minutes contre la +centralisation. + +Au dimanche de Pâques, l'homme au carrik toucha l'orgue pour la première +fois. Madame Maréchal, qui avait pris à Paris quinze leçons de Quidant, +à vingt francs le cachet, dit «qu'il jouait des choses qui n'en +finissaient plus, et qu'il faisait de la musique qui donnait envie de +pleurer.»--M. Delbneck, qui était président de la Société philharmonique +et qui était chargé des comptes rendus musicaux dans le _Veilleur de +Langres_, écrivit dans cette feuille «que le nouvel organiste manquait +entièrement de _brio_,» un mot tout neuf à Langres, et qui y fit +fortune. + +L'évêque ayant recommandé l'organiste à plusieurs personnes, l'homme au +carrik fut invité à plusieurs réunions. Mais deux ou trois fois ayant +été prié «de toucher du piano», il avait pris son chapeau; et aussitôt +après son départ, M. Dujeune avait joué trois ou quatre morceaux sans +désemparer, entre autres la fameuse _Promenade en nacelle_,--en sorte +qu'on finit par ne plus inviter l'homme au carrik. + +Il y a partout des originaux, qui croient bon sur l'étiquette tout ce +qui vient de la capitale, Les quelques originaux de Langres demandèrent +à l'homme au carrik des leçons de piano pour leurs enfants; l'organiste +refusa net. + +L'homme au carrik avait pris pour servante la fille qui était chez M. le +curé d'Épinay. + +On savait que s'il y avait deux bons morceaux au marché,--deux bonnes +truites ou deux beaux cents d'écrevisses,--l'un était acheté par +mademoiselle Pélagie, la cuisinière de l'évêque, et l'autre par la fille +de l'homme au carrik. + +On savait que l'homme au carrik remplissait ses devoirs religieux avec +soin. + +On savait que l'homme au carrik se couchait après souper, se relevait la +nuit, prenait du café noir, et restait à son piano jusqu'au matin. + +On savait qu'il avait été payé deux cents francs de plus que M. Lebeau, +et que tous les trois mois il touchait, chez le receveur particulier, +quelque chose qui lui venait de Paris.--A ce propos, M. Noulins, des +contributions directes, disait à l'oreille qu'il était peut-être «de la +police.» + +On savait qu'il n'aimait pas les enfants et encore moins les chiens. On +lui avait entendu répéter «que les chiens aboient faux quand on ne les +bat pas;--et que les enfants sont de petits sans-oreilles qui font leurs +dents quand on fait de la musique.» + + +COMMENT DE TROIS CONNAISSANCES L'ORGANISTE N'EN GARDA QU'UNE. + +Il restait à l'organiste trois portes ouvertes. + +Il allait chez madame Comantin, une vieille femme qui habitait rue +Saint-Jean et qui avait un vieux perroquet. + +Il allait dans le ménage Malu, maison charmante où l'on recevait une +fois par semaine, avec des petits-fours, et où l'on commençait à jouer +au whist. Madame Malu avait un petit garçon «étonnant pour la musique», +et à qui l'organiste, longuement prié, avait consenti à donner quelques +leçons de violon. + +--«Madame,»--dit un jour, sans penser à ce qu'il disait, l'organiste +renversé dans un grand fauteuil chez madame Comantin, l'esprit tout +entier à un vieux motet d'Orlando de Lassus et l'Å“il vaguement se +promenant sur le plumage multicolore de l'ara,--Madame, croyez-vous +qu'un perroquet à la broche serait un bon manger? + +Ici, madame Comantin appela l'organiste «bourreau», et lui signifia +qu'il eût à ne plus remettre les pieds chez elle. + +A quelques jours de là , le petit Malu ayant, contrairement aux +remontrances de l'organiste, cinq fois réitéré une note fausse, +l'organiste, dans une colère à la Lulli, lui cassa son violon sur la +tête. Son moment de vivacité passé, l'organiste regretta son violon. M. +Malu lui dit sévèrement qu'il en parlerait à M. Mettret,--et le petit +Malu, sur la porte, tira la langue à son ancien maître. + +La troisième maison où l'organiste allait, c'était chez Monseigneur. + + +D'UN DINER CHEZ L'ÉVÊQUE, ET DES DISCOURS EXTRAVAGANTS QUE LE TOUCHEUR +D'ORGUES TIENT PAR LES RUES. + +--Du beurre d'écrevisse, Monseigneur! + +--Du beurre d'écrevisse! Vous avez dit le mot, monsieur l'organiste. +Pélagie est prodigieuse pour les bisques.--Avez-vous remarqué comme le +crustacé n'abandonne rien de son goût et profite du coulis sans s'y +assimiler?--On dit qu'à Paris, on mange les écrevisses très-épicées. + +--Une hérésie, Monseigneur! En Pologne, on les fait bouillir dans le +lait. + +--Dans le lait?...--Au fait, j'oubliais de vous dire que j'ai fait +demander à Paris un orgue expressif. + +--Un orgue expressif!--exclama l'organiste comme mordu par une +vipère.--Musique d'enfer! Un orgue expressif dans la... la +cathédrale?--Et l'organiste jeta sa serviette sur son assiette, et se +leva de table. + +--«Un orgue expressif! disait-il en descendant l'escalier tête nue,--un +orgue expressif!--Monseigneur! monseigneur! à tous les diables votre +orgue expressif! Haendel, entends-tu? l'art mondain dans le sanctuaire, +l'expression terrestre des passions, la sensibilité théâtrale! Oh! oh! +Monseigneur, cela est beau et canonique! Tu l'as entendu, maître +Palestrina! Et qu'en diraient les anciens, Landrino, Milleville, John +Bull? Vieux amis rappelés là -haut et que je consulte pour ma messe +toutes les nuits, Frescolbaldi, Lebègue, Nivers! Ami, mon vieil ami +Bach... j'ai le front brûlant, les mains froides! Oh! les profanes!... +un orgue expressif!» + +Et il était dans la rue, et il marchait, et il trottait, tantôt le +menton dans son gilet, tantôt levant les bras. Quelques fenêtres +s'ouvraient; une tête passait; un mot partait: «Tiens! le toucheur +d'orgues qui n'a pas de chapeau!» Quelques chiens aboyaient. + +«Les massacres du XVIIIe siècle! les Calvière, les Daquin, les Balbatre! +les hérésiarques et les Pompadour, qui ont voulu faire de la musique +pour leur rocaille et leurs chapelles dorées! La voix humaine dans +l'orgue, massacres, mais c'est la voix divine! La voix humaine dans +l'orgue! elle doit parler, sans inflexion, sans modulation, sans +caresse!--Du bon Dieu, vous feriez un ténor! Monseigneur, si vous les +laissez faire de l'expression et augmenter et diminuer l'intensité du +son..., Monseigneur, vous faites abdiquer à l'orgue sa mission illimitée +dans l'ordre humain des conceptions musicales! Vous me dites: «Bonne +nouvelle, un orgue expressif!» Et qu'est-ce que je vous demande? De me +laisser mes _moissons d'airain_ comme elles sont, moi!--marier l'orgue +avec le plain-chant: là est l'effort, là est le beau!--Orgue +expressif!--que la foudre l'écrase! Gravité, immobilité, universalité, +perpétuité, tout cela reçu de l'institution ecclésiastique; tranquillité +plane, rompant avec l'émotion sensuelle; les mille voix de l'air dans +les mille tuyaux, depuis le trente-deux pieds du bourdon jusqu'au filet +de son se perdant dans l'aigu; la pédale de bombarde qui roule comme un +tonnerre; une masse d'harmonie soutenue et prolongée; tenant l'esprit de +l'homme suspendu et le jetant dans l'infini de l'extase,--c'est +l'orgue!» + +L'organiste s'échauffait en parlant. Ses gestes s'animaient; et les +quelques braves gens qui le rencontraient passaient de l'autre côté de +la rue, le pensant fou. + +«L'orgue!... Des ignorants, et l'évêque tout le premier! L'orgue! +emblème et symbole du chant ecclésiastique!... L'orgue qui a reçu une +destination dans l'ordre religieux! Oui, oui, il porte en lui l'écho de +toutes les harmonies du monde! Il est la synthèse harmonique des lois +cosmogoniques!--Je le vois bien! vous voulez qu'il se ravale à +l'imitation des instruments, qu'il prenne, comme vous dites chez vous, +un rayon de vous-même! et qu'il se fasse matière à votre image! Parce +qu'il ne leur répond pas comme un gosier de _prima donna_! Et savent-ils +ce que le concile de Mayence a dit là -dessus? _Canticum turpe et +luxuriosum!_--Ils l'accusent de monotonie! Eh! vous avez les répons +brefs alléluiatiques, et les neumes de jubilation! Et la diversité des +claviers, et la prodigieuse variété des jeux et des timbres! Et est-ce +ma faute si vos Milanais ont abandonné le jeu tremblant de la Chèvre, la +belle marche des Rois, et pour le premier dimanche de mai le Chant des +oiseaux... La monotonie! les Vandales! Ils parlent de monotonie, ô +Sébastien Bach! renvoie-les donc à tes chorals à quatre voix!... Et puis +ce que j'ai trouvé, moi, et ce que je puis faire!» + + +OÙ L'ORGANISTE FAIT UNE MOUILLETTE,--ET SE MARIE. + +Le lendemain de ce jour unique où l'organiste n'avait pas plié sa +serviette, il alla à l'évêché sur les dix heures du matin. Mais il ne +monta pas l'escalier, il entra dans la cour, tourna la buanderie, et +pénétra dans la cuisine. + +--«Pélagie, ma fille, vous avez fait hier une bisque dont je me souviens +encore. Non, non, je ne ris pas, vous êtes la première cuisinière du +département. + +--Vous êtes bien bon, monsieur l'organiste. + +--Et je m'y connais.» + +L'organiste s'assit sur un coin de la table de la cuisine. + +--Pélagie, vous avez trente-deux ans. Eh! eh! c'est un âge, cela, +trente-deux ans! Vous n'avez jamais songé à vous marier? Bah! vous +n'êtes pas faite pour coiffer sainte Catherine, ma fille.--Joli bois, +que vous mettez là sur le feu!--Tenez! un petit ménage, par exemple, où +vous feriez tout à votre aise vos petits plats, et puis je mets que vous +auriez entre votre cuisine, votre temps pour les offices, et visiter vos +connaissances..... Là , un mariage qui vous ferait une dame d'ici..... +Comme ça flambe le petit fagot! ça a-t-il envie de brûler, ce bois-là ! +C'est pour une friture? oui, pour une friture..... Qu'est-ce que vous +avez ici? 300 fr., et quelques pièces de trente sous des curés qui +viennent à l'évêché..... Au reste, de grands fourneaux à tenir, +beaucoup à éplucher, et des grands dîners... Les jeunes gens, +voyez-vous, ça fait des trous dans les économies.» + +Tout en parlant, l'organiste avait pris sur la table un morceau de mie +de pain, et l'avait coupé en forme de mouillette. Il le plongea dans la +poêle pendant cinq à six secondes, et l'ayant retiré doré:--«Là , vous +pouvez mettre vos perches à présent, elles seront surprises.--Ma foi! il +ne s'agit pas de trente-six chemins... 1,200 fr. bon an, mal an, ça vous +va-t-il? Si ça vous va, topez là ! nous sommes mari et femme. Donnez +votre compte à monseigneur, et vos bans demain. Eh! ma fille, ce +mariage-là , ça vous revient-il? + +--Tout de même, monsieur l'organiste, dit Pélagie toute rouge. + + +NOCE,--ET CE QUE C'ÉTAIT QUE LES SEPT HOMMES BLEUS. + +Il fallut que les cloches tintassent pour que l'organiste s'éveillât. + +Il brossa son chapeau, son carrik, son gilet, sa culotte. + +Il secoua ses bas. + +Il essuya ses boucles et ses breloques,--et puis il partit. + +Pendant ce temps, mademoiselle Pélagie se faisait coiffer par un +coiffeur. + +Dès le matin, vaguant par les rues de Langres, on avait vu sept grands +garçons, tous vêtus d'un habit de toile bleue. Les sept grands garçons +avaient l'air réjoui, et se donnaient le bras, tous les sept, de façon +qu'ils auraient barré les rues, s'ils avaient voulu.--A la première +tintée des cloches, ils frappaient chez leur sÅ“ur Pélagie. Chacun d'eux, +l'un après l'autre, vint déposer un gros baiser sur ses grosses joues. +Comme les embrassades finissaient, l'organiste arriva. Il avait même +démarche, même air, même tenue et même habit que d'ordinaire. Il salua +ses sept beaux-frères qui lui ôtèrent leurs sept chapeaux, après quoi il +dit: «Allons!» et les sept paires de jambes des sept garçons de ferme se +mirent à enjamber derrière les grands pieds de leur sÅ“ur, et les mollets +maigres de l'organiste: + +Heureusement qu'il n'y avait pas loin de chez mademoiselle Pélagie à +l'église; car il sortait un polisson de chaque pavé, et quand les +fiancés, suivis des sept hommes bleus, montèrent les degrés, ils avaient +déjà , derrière eux, un cortége de gouailleurs et moqueurs à mines roses, +à culottes fendues, les plus jeunes et les plus mauvais garnements de la +ville, faisant au couple charivari, de la voix et du geste. + +L'organiste ne broncha pas; mais un des gamins étant venu se frotter un +peu trop à sa portée, il faillit lui enlever une oreille. Cela fit un +peu de respect dans la meute et un peu de silence dans les aboiements. + +La cérémonie faite, l'organiste, qui avait dans sa main osseuse la main +de mademoiselle Pélagie, tourna brusquement une petite ruelle qui +longeait l'église. Les sept habits bleus furent obligés de rompre leur +ordre de bataille et se mirent à marcher un à un. L'organiste, entendant +grincer derrière lui les quatorze cents gros clous de leurs quatorze +souliers, prit sept pièces de deux francs toutes neuves dans la poche de +son gilet et dit, en en donnant une à chacun des sept frères: «On ne +fait pas la noce chez moi. Voilà .»--Les sept habits bleus sortirent de +la ruelle, se reprirent le bras et entrèrent dans un cabaret sur la +Grand'Place. + +Il faisait beau ce jour-là à Langres, et l'on en profitait pour rendre +des visites «de digestion». Sur les portes, les visités faisaient les +derniers compliments aux visiteurs. Madame Comantin même se hasardait à +marcher un peu au soleil, le long du mur du Collége, avec sa servante, +essayant de se réchauffer le dos;--en sorte que toutes les anciennes +connaissances de l'organiste se régalèrent de le voir passer, la +cuisinière de l'évêque au bras. + +De tout cela, la mariée ne s'occupa guère, occupée qu'elle était à se +mirer en sa robe blanche; et pour le marié, sans doute qu'il ne vit et +n'entendit rien. Eût-il eu à la main une princesse de l'illustre maison +de Lorraine, il n'eût pas eu le jarret mieux tendu ni le front plus +haut. + +--«Pélagie!--dit l'organiste en montant l'escalier du domicile +conjugal,--vous allez me mettre un tablier et me faire une bisque comme +celle de l'évêque.» + + +NUIT DE NOCE,--OÙ L'ORGANISTE INVENTE LE SAC DU _gras_ ET DU _maigre_ ET +FAIT DE LA BONNE MUSIQUE A SON ÉPOUSÉE. + +Après dîner, l'organiste se mit à couper du papier dans la chambre +nuptiale, et à copier dans un livre d'assez malpropre apparence sur un +tas de petits carrés. + +Pélagie passa la soirée à faire tourner dans tous les sens, sur un +champignon, un chapeau qu'elle avait fait venir de Paris. + +A onze heures, elle ne trouva rien de mieux que d'embrasser son mari. + +Le musicien eut un moment d'impatience, dit assez brusquement: «Ma +fille, couchez-vous,»--et continua à couvrir ses petits papiers qu'il +mettait, à mesure qu'ils étaient écrits, dans deux sacs placés devant +lui. + +Quand il eut fini, il s'approcha du lit. + +Pélagie eut un moment de pudeur. + +L'organiste s'assit au pied du lit.--«Pélagie,--dit-il,--vous n'avez +jamais entendu parler de cela _Cantu et Musica sacra, auctore +Ger__bert_. Eh bien! je le traduis, et puis, vous le savez, je fais de +la musique... Je veux vivre très-doucement, à ma volonté.... +Rappelez-vous qu'une femme en colère a de très-vilaines notes dans la +voix, et cela m'agace.... J'ai des choses dans la tête que vous ne +pouvez comprendre, et c'est pourquoi je ne peux pas m'occuper de +fariboles.... Vous prendrez l'habitude de dormir quand je joue du piano, +je vous assure. A la fin, cela vous endormira.... Vous aurez la +bourse.... Vous irez voir vos amies, si cela vous plaît, autant et quand +il vous plaira.... Mais je ne veux âme qui vive chez moi, entendez-vous? +L'escalier est haut, et je vous préviens que les amies pourraient tomber +en s'en allant.... Ce que c'est que ces deux sacs, je vais vous le dire, +Pélagie.... et tous ces petits papiers en même temps. Je n'aime pas à +manger les mêmes plats, mon goût se fatigue. Je suis peut-être gourmand, +et trouver quelque chose pour ma bouche, c'est un supplice. Dans ce sac +que voici, je viens de mettre tous les noms des plats gras que j'aime, +et dans l'autre tous les plats maigres. Selon le jour, vous prendrez +trois petits papiers dans l'un ou dans l'autre, et vous saurez ce qu'il +faudra me faire.... Je vous ai dit ce que j'avais à vous +dire.--Maintenant endormez-vous là -dessus.» + +Et sans un mot de plus, l'organiste approcha une chaise du piano. Il +préluda; puis, ses mains volèrent sur l'instrument, et la chaîne des +harmonies graves montait du piano au plafond, redescendait du plafond au +piano,--et les doigts de l'organiste réveillaient des accords, à te +croire encore de ce monde, Jean Gabrielli de Venise! + +La femme songea un peu;--puis ses idées se noyèrent dans le bruit. Elle +s'endormit. + +Quand elle se leva le lendemain matin, l'organiste ferma le piano et se +mit au lit. + + +OÙ ILS FURENT HEUREUX ET N'EURENT PAS D'ENFANTS. + +Adonc l'organiste continua, toutes les nuits, à composer sa messe, et +finit de traduire Gerbert. + +Pélagie porta chapeau.--Elle s'habitua aux musiques nocturnes de son +mari, et Attila aurait pu recommencer à brûler la ville de Langres sans +qu'elle eût la moindre velléité de s'éveiller. + +Au bout de quelque temps, elle tira régulièrement la loterie des dîners +gras, cinq jours dans un sac, et la loterie des dîners maigres, deux +jours dans l'autre. + +L'évêque ne pardonna pas d'abord à l'organiste ce qu'il appelait une +«mésalliance».--Mais quand il eut remplacé Pélagie par Jeanneton, de +chez M. Daguet, l'ancien juge d'instruction, il reconnut que si Pélagie +était inimitable pour la bisque d'écrevisses, Jeanneton avait bien son +prix pour le salmis de bécasses; et le jour où il reconnut cela, +Monseigneur commença--dit-on--à en vouloir moins au mari de sa +cuisinière. + + + + + MADAME ALCIDE + +LE CHÅ’UR, _se tournant vers Indiana_. + +Trois juliennes!--trois matelottes!--trois gigots!--trois fritures!... + +MADAME ALCIDE. + +Une salade et des fraises, voilà ! Messieurs; du bordeaux, n'est-ce pas? +ça fait du bien à la gorge! + +Il est, il est à dix minutes de Paris un cabaret où l'Art et la +Littérature ont leur couvert toujours mis. Il y a des tonnelles; les +fourmis marchent sur la nappe, et les chenilles tombent dans les +assiettes. Cabaret monté de la hutte au pavillon, et de l'île à la +berge! il a changé ses planches contre des murailles blanches, sa +devanture de filets contre les volets verts des vieux romans, son fer +contre du ruolz! Cabaret où sous la droite redoutable de cette femme de +soixante-quatorze ans qui siége au comptoir se taisent à demi, +inapaisés, grondants, les jalousies, les ressentiments, les colères de +son entour et de sa portée! Cabaret où quand la table de famille se +dresse pour les amants, les fils et les filles de la vieille matrone, il +se parle une langue toute neuve et sans clef, langue de forts en gueule, +coulée d'argot roulée des Halles à la Conciergerie! La nuit, le couteau, +promené par les mains des fils, contient les prétendants de la Pénélope +énorme; les filles, la mère les donne pour gages aux cuisiniers! Et dans +cette promiscuité et ce pêle-mêle de drames, un génie protecteur, comme +dans une peuplade de _Peaux-rouges_, un idiot, un gros, gras et huileux +garçon, la lèvre sans ressort et tombante; un idiot que, depuis vingt +ans, les habitués voient apprenant à lire derrière l'allumette promenée +sur un même alphabet par un vieillard en cravate blanche. Le vieillard +au chef grave, le menton monté sur sa cravate toujours blanche, émiette +du pain aux poulets et aux lapins qu'il gouverne; puis il vient +s'asseoir,--lui, ce marquis ruiné par la vieille!--à ce festin des +Lapithes, dont elle lui fait aumône, indifférent, muet, sourd! Caverne +où un soir à souper s'est attardée la muse d'Eugène Süe! + +MADAME ALCIDE. + +Ah! bien, vous me l'aviez prédit: «Quand il sera arrivé celui-là , il +vous écrasera avec son carrosse.» Vous aviez plus de philosophie du cÅ“ur +humain que moi. Je me rappelle que vous m'aviez si bien prédit ça! Je +suis restée tout de même trois ans avec lui...--Ah! la bonne soupe! +C'est un fameux restaurant ici! Ça me rappelle les deux seuls dîners que +j'ai faits avec lui. Figurez-vous, Messieurs,--il faut vous dire qu'il +gagnait douze cents francs par an, c'était pas le diable, mais enfin... +V'là qu'au bout d'un an, il me mène à la campagne... J'avais une petite +robe très-gentille, toute neuve, que je m'étais faite avec des doublures +de soie que la mère du Château lui envoyait, si par hasard il avait +besoin de se raccommoder. + +CHÅ’UR. + +Femme ingénieuse! Nous connaissons ton tapis de Smyrne à franges tissées +avec les épaulettes du garde national La Coutelle! Tu t'habilles comme +l'oiseau fait son nid, de grapilles quêtées çà et là . Nous t'avons +contemplée au bal de l'Opéra, Alcide, en _Reine de Chypre_; et nul n'a +jamais su dire de quoi tu t'étais fais cette chose composite que tu +appelais ton costume! Va, reprends de la matelotte, et continue à +dévoiler ton cÅ“ur! + +MADAME ALCIDE. + +Ai-je sué ce jour-là !... Quelle trotte! Il m'a fait aller de la rue +Frochot au Jardin-des Plantes, et du Jardin-des-Plantes à Belleville, à +pied; et a-t-il rechigné après ses gueux de trois francs de dîner!--En +rentrant, il a mis tout de suite sur son livre de dépenses: _Gaudriole_, +trois francs. + +CHÅ’UR. + +_Gaudriole?_--Ah! ah!--Et pourquoi? et pourquoi? + +MADAME ALCIDE. + +Oui, Messieurs, il m'a dit que tout ce qui n'était pas des choses +utiles, il portait ça au compte: _Gaudriole_.--Il était rat comme tout, +faut vous dire... il avait un livre de compte... un livre de compte. +C'était drôle... un tas de colonnes, des rangées de colonnes, des +chiffres, c'était en ordre comme un régiment. Il me disait que comme ça, +ça lui faisait voir toutes ses dépenses groupées. Et il mettait tout +dessus; le soir nous n'avions pas d'argent pour sortir; alors nous +jouions; quand je perdais, il mettait sur ses comptes: _Alcide me redoit +un sou de jeu_.--Mais, Messieurs, prenez donc de la matelotte... Vous, +Monsieur... + +CHÅ’UR. + +Merci, Madame Alcide; elle est à nous, elle est à vous! + +MADAME ALCIDE. + +Voyons, là -bas, le _petit chapeau_, vrai, vous ne m'en voudrez pas?... +j'ai une faim de chien... j'ai mangé un petit gâteau d'un sou en venant, +j'allais tomber; mais voyons, vraiment vous en avez assez? + +CHÅ’UR. + +Madame Alcide, vous faites des cérémonies! + +MADAME ALCIDE. + +Moi, Messieurs? Ah bien!... Mais qu'est-ce que je vous racontais... Ah! +vous savez l'histoire de sa robe de chambre... C'est pour vous en +revenir à ses grandeurs, vous allez voir.--Attendez, parce que quand je +raconte, je ne mange pas. + +CHÅ’UR. + +Mangez et buvez, Madame Alcide! Buvez et mangez, Madame Alcide! + +MADAME ALCIDE. + +Le matin, je sortais, et lui donnait un coup au ménage. J'avais +remarqué... V'là un vrai restaurant! C'est meilleur qu'à ma table +d'hôte! + +CHÅ’UR. + +Vous dînez donc toujours à votre table d'hôte, Madame Alcide? + +MADAME ALCIDE. + +Oui, Messieurs; écoutez donc, j'ai quatre plats pour vingt sous. Eh +bien! si je faisais ma boubouille chez moi, je prendrais un bifteck, je +suppose, de dix sous; bien.., du bleu à dix... ah! moi j'aime le bon +vin... ça me ferait déjà ... et puis le charbon, le bois, et aller +chercher... est-ce que je sais! + +CHÅ’UR. + +Madame Alcide, à votre table d'hôte, ce ne sont que voleurs. On joue +après dîner. Vous vous ferez voler, ô Madame Alcide, comme vous fûtes +toujours volée tout le long, le long de votre existence. + +MADAME ALCIDE. + +Non, Messieurs, on ne joue pas après dîner. Mais ce n'est pas de cela +qu'il s'agit. M. du Château se mettait donc toujours à la fenêtre avec +une robe de chambre grasse, mais grasse... Il était très-beau, vous +savez, un brun, des favoris noirs, et moustache _idem_. Je me dis: +«C'est bien drôle tout de même qu'il prenne l'air tant que ça,» et je +vis que c'était pour une guenon d'Anglaise qui montait tous les jours à +cheval dans la cour, une amazone! Elle le regardait. M. du Château +coupait là -dedans. Je suis jalouse, moi. Ça me trottait déjà , cette +Anglaise à caracoles, quand il me dit un matin comme ça: «Avance-moi une +robe de chambre. Je voudrais avoir une robe de chambre, une robe de +chambre avec une torsade et un gland pour faire un nÅ“ud comme ça, sur le +côté;» et il se pose. Je vois son jeu de loin, je devine de longueur +que Monsieur veut s'adoniser pour cette Franconi! La moutarde me monte, +et je lui dis: «Monsieur du Château, j'ai vingt-cinq francs dans mon +secrétaire. C'est pour le terme, vous le savez bien; je n'irai pas +m'échigner pour vous donner une autre robe de chambre.»--Le beau gigot! +Ah! j'ai faim; je ne fais pas la petite bouche... C'est de la bonne +viande... Moi qui ne connaissais pas ce restaurant-là ... Je connais +pourtant assez d'artistes. + +CHÅ’UR. + +Mangez du gigot, Madame Alcide, et continuez-nous l'histoire secrète du +nommé du Château. + +MADAME ALCIDE. + +Il me quitte. Nous sommes un an sans nous revoir. J'avais aux pieds des +bottines percées. J'étais rue Larochefoucauld. Au coin de l'épicier, +j'entends quelqu'un qui demande la monnaie d'un billet de cinq. C'était +lui! Ah! je dis, par exemple, tu ne m'échapperas pas. Je vais me planter +devant la boutique. Il m'aperçoit du coin de l'Å“il. Il me tourne vite le +dos. Je ne bouge pas. Il sort. Je lui dis: «Je suis bien heureuse que +vous ayez fait fortune. Vous devriez bien me donner une paire de +bottines.» Il me dit: «De l'argent, vous voyez bien que je n'en ai pas; +l'épicier n'a pas voulu me changer.» C'était vrai. Il me dit encore que +dans le temps je n'ai pas voulu lui avancer une robe de chambre.--Ça lui +était resté, cette robe de chambre! et il me donne rendez-vous le +lendemain à huit heures sur les buttes Montmartre. + +CHÅ’UR. + +Sur les buttes Montmartre, Madame Alcide? + +MADAME ALCIDE. + +Il faisait un temps, de la pluie, du vent! Je m'en vais là -haut. Je ne +vois personne, et j'attends de bonne foi. Le lendemain soir je le pince +sur le boulevard. Il y avait une débâcle atroce. J'avais les pieds dans +la neige et la glace. Je lui dis s'il veut me donner ma paire de +botttines. Lui, à bout, il me dit: «Eh bien, enfin, combien que ça coûte +une paire de bottines?--Douze francs, vois, j'ai les pieds dans l'eau.» +V'là qui veut me reconduire et monter chez moi. Ah! Messieurs, vous +savez que je ne reçois personne... et puis mon propriétaire, M. Dumon, +un vieux qui m'a fait la cour, n'entend pas de cette oreille-là . Je dis +à mon du Château--je ne voulais pas le vexer, rapport à mes +bottines,--que M. Dumon est graveur du roi, un orléaniste, et qu'il me +flanquera à la porte, s'il sait que j'ai reçu un bonapartiste. +Là -dessus, du Château s'en va, et je n'ai pas eu de bottines. + +CHÅ’UR. + +Et ce fut alors, n'est-ce pas, Madame Alcide, que commença votre grande +_panne_, cette _panne_ pendant laquelle vous échangeâtes, blonde que +vous étiez! un gril, une petite pendule dorée, et une guitare contre une +queue de cheveux noirs! + +MADAME ALCIDE. + +Tenez! avec vous, je ne décesse pas de parler, parce que vous +m'inspirez..., oui, vous me dites un petit mot... et ça me fait +repartir. La dernière fois que je vis M. du Château, c'était à l'époque +de nos troubles politiques. Je n'avais plus le sou. Je ne posais plus. +Vous savez que ça n'allait pas. Ma foi! j'avais une marine de je ne sais +plus qui, je la décroche, je la fourre sous mon châle; et je pars +_laver_ ça. Dans la rue Montmartre, il y avait des rassemblements; +j'aperçois M. du Château. Il avait un grand bandeau sur l'Å“il. +Heureusement qu'il se présenta à moi du côté droit qui n'avait pas de +bandeau, sans cela je ne l'aurais pas reconnu. Il était accompagné de +deux ou trois hommes, des faces de galériens, de ces gens qu'on ne +rencontre que dans les révolutions. Ils me jetaient, Messieurs, des +regards terribles. Je ne fais ni une ni deux. V'lan! je flanque ma toile +devant le nez de M. du Château.--Qu'est-ce que c'est que cela, +Madame?--qu'il fait.--Une marine! Vous allez m'acheter cela. Je n'ai +plus le sou. Je ne fais plus rien.--Je n'achète pas de marine.--Eh +bien,--je lui dis,--menez-moi dîner à la campagne.--Non; je n'ai pas le +temps. L'Å“uvre marche,--qu'il me dit tout bas, et il tire une pièce +blanche qu'il me met dans la main, et file avec ses satellites. Devant +tout le monde, ça m'a offusquée. Je ne l'ai jamais retrouvé depuis ce +temps-là . Un peu de sauce? Oui, je veux bien, vous en avez, vous, +Messieurs? Personne n'en veut plus? Eh bien, j'aime autant prendre le +plat, si ça ne vous fait rien. + +CHÅ’UR. + +La Renommée aux pieds légers a chanté à mon oreille que vous connûtes le +célèbre prince Édouard. + +MADAME ALCIDE. + +Encore des choses drôles, allez. Je le rencontre au bal de l'Opéra. Il +cause. Il me demande à venir chez moi. Moi,--une folie, si vous voulez, +Messieurs: je voulais connaître un fils de roi, je lui donne mon +adresse. Il vient le lendemain. Il était noble comme tout, un +port...--«Ma chère,--me dit-il,--ma voiture est en bas; mais je ne puis +vous emmener, vous n'avez pas de toilette,»--et il me laisse. Ça me +monte, cet affront. Ah! je dis, attends, je n'ai pas de toilette, tu vas +voir ça. Je prends tout l'argent que j'avais. J'achète des chapeaux, un +jaune, et un petit bonnet avec des roses... très-gentil. Il +revient.--«Madame, où allez-vous?--Je vais sortir, monsieur,--que je +fais--on va m'apporter des chapeaux.»--Ça le pique.--«Je serais curieux +de les voir.»--On les apporte. Il trouve que ça me va, et il me +dit:--«Madame, vous allez venir dîner avec moi chez Broggi. Nous irons +à pied.» Il me fait boire; et puis je voyais que quand il me versait, il +tirait d'une boîte en or quelque chose, et mettait un peu de poudre dans +mon verre. Je me sens toute drôle. Je lui dis: «Je suis malade, +empoisonneur!» Il ne se trouble pas. Il me dit: «Madame, j'ai voulu vous +éprouver. On m'avait dit que vous n'étiez pas une femme comme une autre. +Je vois que vous n'êtes pas usée par les orgies.» Ça n'empêche pas que +je fus malade toute la nuit. Il me soigna comme un père au milieu des +convulsions..... Nous demeurions ensemble. C'était l'hiver. Il gelait à +pierre fendre. Il me dit: «Madame, vous ne faites donc pas de feu?--Du +feu, Monsieur le prince? non. Quand j'ai froid, je vais me chauffer au +bal.» Quand il voit ça: «Madame, il n'est pas convenable que vous ayez +une garniture de cheminée antique. J'ai fait prix avec un brocanteur +pour vous en débarrasser;--et il met par terre ma pendule d'albâtre et +mes vases de fleurs. J'ai vu de très-beaux flambeaux de bronze à 10 +francs, rue Saint-Lazare. Vous allez aller les acheter.»--J'ai été +acheter les flambeaux. On me les a laissés à 9. Pour la pendule, il +mettait à sa place tous les jours un bouquet de violettes. Il me donnait +30 francs par mois. Il logeait chez moi. Un jour il me dit: «Voulez-vous +voir, Madame, les débris de ma fortune?» et il me fait voir sur un +papier une foule de diamants. Ce soir-là , il rentra; il avait le gousset +plein de pièces d'or et d'argent. Il mit tout ça sur la table de nuit, +et, couché, la tête dans sa main, il se mit à regarder longtemps. Et +moi, je pensais pendant ce temps que cet homme contemplait les débris de +ses richesses; et ça me faisait songer tristement, Messieurs. Quand, le +lendemain, il compta son or, et qu'il allait partir, je me dis: Il faut +pourtant que je lui demande quelque chose.--Je l'arrêtai à la +porte:--«Mon ami, je n'ai plus d'argent.»--Lui, il me dit: «Et les 50 +francs que je vous avais confiés?--Vos 50 francs? les voilà !» Je lui +tends deux factures. Comme il aimait être couché mollement, ce mois-là , +je lui avais fait la chatterie de faire rebattre les matelas, changer +les taies, et ça coûte tout ça! Il me dit: «Madame, puisque vous n'avez +pas su garder cet argent, je vous en aurais donné cinquante autres; +vous ne les aurez pas. Du reste, Madame, je respecte trop une femme qui +est à moi pour lui offrir de l'argent.»--Au terme, je lui dis: «Il faut +payer le propriétaire.» Le voilà qui me répond: «Madame, je vais en +Normandie, manger du fromage de Brie; respectez mon malheur.» Cette +réponse avait le droit de me surprendre.--Quand je pense que ma pauvre +vie a toujours été d'être bousculée comme ça. Toute petite, j'ai eu un +père, un brave qui n'avait pas froid aux oreilles, un père dur, mais +dur! Ça n'a pas encore été pour moi un doux agneau... + +INDIANA, _ouvrant la porte_. + +Combien de fritures à ces Messieurs? + +MADAME ALCIDE. + +Oh! pour un, n'est-ce pas, Messieurs? Je suis pleine jusque-là . + +INDIANA. + +Pour un? Vous êtes cinq!--Vous me faites mal, la mère! + +CHÅ’UR. + +Pour trois! et sortez, Indiana.--Ah! ça, Madame Alcide, est-ce que la +roue de la Fortune n'a pas arraché du Château de vos bras pour le +porter au sommet d'une haute position? + +MADAME ALCIDE. + +Je crois bien. Il est quelque chose comme qui dirait ministre. Ah! il a +fait son beurre! Il est au pinacle. Voilà qu'il me revient une histoire +là -dessus. Figurez-vous, je dînais cet hiver au _Grand-Turc_. Beaucoup +de monde était à regarder un beau domestique, mais très-bien, qui avait +une livrée avec des galons d'or, un bel homme et qui faisait son +important. Je le fixe, et je reconnais cet homme. Ça l'étonne que je le +regarde comme ça. Je lui dis: «Connaissez-vous M. du Château?» Il me +dit: «Oui. Je suis le valet de pied de l'empereur son maître.» Et en me +toisant il me demande si je le connaîtrais? «Oui, je fais tout haut, et +même intimement. J'ai été sa maîtresse pendant trois ans.» Cet homme se +lève du coup et me dit: «Vous avez été la maîtresse de M. du +Château?»--«Même, que je lui dis, que je vous connais bien, et que quand +vous êtes venu parler à M. du Château de la part de votre maître, et +apporter une lettre rue de Laval, vous vous êtes assis à gauche en +entrant, sur une banquette.» Voilà cet homme qui voit bien que je l'ai +connu, qui m'offre le café, et qui me dit que je devrais m'adresser à M. +du Château pour avoir quelque chose. Il me dit que justement il y a dans +la maison de l'empereur une place vacante de femme de la garde-robe, ça +rapporte cinquante sous par jour... + +CHÅ’UR. + +Femme de la garde-robe? Expliquez-vous, Madame Alcide. + +MADAME ALCIDE. + +J'écris une lettre à M. du Château, et je vais porter ça à l'adresse où +ce domestique m'avait dit demeurer. Il s'était fait fort de remettre ma +lettre à M. du Château lui-même; moi ça m'allait, vous comprenez.--Après +cela, je savais bien qu'il fallait être une dame noble pour cet +emploi-là ..... + +CHOEUR. + +Une noble dame,--vous l'avez dit, Madame Alcide. + +MADAME ALCIDE. + +Dans ma lettre, je lui rappelais le passé, à ce sans-cÅ“ur, et je lui +disais que je me conformerais à toutes ses instructions; oui, enfin que +je ne parlerais jamais de ce qui s'est passé entre nous. Mais vous ne +savez pas ce qui m'arrive le lendemain matin? Une femme qui entre avec +un train de furie chez moi, et qui me dit que j'écris à son mari des +choses!... C'était la femme de ce domestique! Elle avait décacheté la +lettre pour M. du Château. Cette grue-là ! elle avait pris ce que je +disais pour son mari!--Ah! je n'ai jamais eu de chance! Justement, dans +ce moment-là , je posais les mains de M. Molé, vous savez, dans le +portrait d'Horace Vernet. J'étais raffalée; j'avais envie d'aller +l'attendre à la porte d'Horace, et de lui dire: «Monseigneur, c'est moi +qui pose vos mains. Donnez-moi un bureau de papier timbré!» Mais je n'ai +pas eu ce front-là . Tenez! je vous parlais tout à l'heure de mon père... +Eh bien! mon premier amour, ça n'a pas encore été tout bonheur... Moi +qui ai toujours eu pour idéal un jeune homme noble, bien fait, avec des +ongles roses et un chien de chasse, qui m'embrasserait dans l'île +Saint-Denis! + +CHÅ’UR. + +Aux baisers d'argent de PhÅ“bé la blonde, enlacés l'un à l'autre comme la +vigne à l'ormeau, avez-vous vu passer Madame Alcide au bras de son +idéal, suivant le sentier qui trempe dans la rivière murmurante? + +MADAME ALCIDE. + +Oui, Messieurs, ç'a été un homme de quarante-cinq ans,--mon premier +amour--qui faisait des pièces. Des raisons de famille me forcent à vous +taire son nom. On l'a porté en triomphe sur la scène de l'Odéon tout de +même comme Voltaire. Il n'avait pas le sou, avec tous ses triomphes. Ah! +il m'a bien fait aller au spectacle. + +CHÅ’UR. + +Femme, tu peux un moment suspendre ta langue, et boire le bain de pied +de ton petit verre. Tes paroles descendent dans les oreilles, comme les +neiges des montagnes descendent dans les plaines. Les péripéties de tes +aventures étonnent les mortels pendus à tes lèvres. Femme simple, femme +étonnante, tes amours pleins d'épisodes comme les amours d'épopées, sont +toujours liés à des amours sans monnaie. Ta bêtise est grandiose et +cyclopéenne, créature ingénue, mariée avec le grotesque. L'odyssée de +ton existence ahurit, si j'ose m'exprimer ainsi. Alcide, toi qu'un +peintre fameux enroula et enchaîna dans les tissus de l'Orient, pour +abuser de ta faiblesse; géante de cocasserie, Alcide, toi dont les +formes plantureuses revivront par les toiles éternelles; toi que nous +avons vue porter l'adversité, comme le bÅ“uf porte le soleil, et dont le +_clou_ fatal a souvent reçu toutes les toilettes; Crusoé du beau sexe, +toi qui te fais des robes de rien,--retourne en tes lointains foyers! +Nous te respectons trop pour te reconduire. + +MADAME ALCIDE. + +Tout ce que vous me dites là ... je ne sais pas... mais ce que je sais, +c'est que vous êtes bien gentils: vous payez du bordeaux aux femmes, et +puis avec vous jamais de claques ni de coups de poing au dessert. + +(_Exeunt._) + + + + +PEYTEL + +«_Cour d'Assises de l'Ain.--Audience du 30 août._--M. le Président +prononce l'arrêt qui condamne _Benoît-Sébastien Peytel à la peine de +mort_.--Au moment même où M. le Président vient de prononcer la peine +terrible, on entend une voix du milieu de la foule s'écrier: «Vivent les +jurés!» + +Le pourvoi en cassation fut rejeté le 10 octobre. + +Bourg, mardi 15 octobre 1839. + +«Le 13, Peytel a appris de M. le curé le rejet de son pourvoi. Cette +affreuse nouvelle ne lui a fait perdre ni son calme ni son énergie. Le +curé était tellement ému que Peytel s'en aperçut et lui dit: Vous êtes +agité, Monsieur le curé; pourquoi?.. Voyez, moi, je suis calme, +jugez-en. Puis déboutonnant son gilet et sa chemise, il prit une de ses +mains qu'il posa sur son cÅ“ur en lui disant: «Voyez si mon cÅ“ur bat plus +vite que de coutume. + +GUI...» + +Bourg, le 16 octobre 1839. + +«Croiriez-vous que ce matin, lorsque M. le curé est entré auprès de ce +malheureux, il lui a dit presque souriant: Vous ne devineriez pas, +Monsieur le curé, de quoi j'ai parlé hier pendant tout mon dîner avec le +concierge?--Non.--De mon exécution... Et là -dessus, il est entré avec +son calme ordinaire dans des détails vraiment inconcevables. + +GUI...» + +Si l'annonce du rejet de son pourvoi avait laissé Peytel calme, la +possibilité de commutation de peine et la perspective du bagne le +trouvaient plus ému et moins préparé; et avant de le décider à tenter un +recours en grâce, son avocat, M. Margerand, et ses amis eurent à +soutenir contre lui des luttes et des combats pendant lesquels cette +lettre s'échappait de sa plume: + +«Je n'ai pas changé de manière de voir, et n'en changerai pas, _quoi +qu'il advienne_... Déshonoré met le comble à mes maux: je doute qu'il +soit au monde un homme qui le sente mieux que moi. Lorsque votre lettre +d'hier m'a été remise, je voulais faire une réponse en quatre mots; +cette réponse sera encore faite de même sur votre papier. Ici vont se +trouver quelques explications. Hier soir, j'ai lu à la lumière votre +lettre; on a eu pour la première fois la complaisance de me donner un +morceau de bougie gros comme un canon de plume, long d'un demi-pouce. +Cette lumière m'a suffi pour lire deux fois votre épître et m'en bien +pénétrer. A huit heures la fièvre m'a pris. A neuf, j'avais sept +pulsations et demie dans l'espace de temps qui s'écoule entre deux coups +frappés à l'horloge de la ville. Le mouvement habituel de mon pouls est +de quatre et demi. C'est donc trois de plus qu'à l'ordinaire; cet état a +duré jusqu'à deux heures du matin. Alors j'ai eu un redoublement de +fièvre, j'ai eu une espèce d'hallucination; j'ai vu autour de moi mon +père, mes oncles décédés, mes parents vivants. Je me suis levé, j'ai +cherché à comprendre où j'étais, ce que j'étais, et j'ai fini par tomber +sur les cadettes qui pavent mon cachot. + +»A cinq heures, un fou qui est dans un cachot voisin m'a réveillé en +frappant à coups redoublés contre la porte. Je me suis relevé, mis au +lit et l'abattement m'a assoupi jusqu'à six heures et demie. Alors, j'ai +lu et relu votre lettre, y ai fait un mot de réponse. C'est le seul mot +précédé de points ci-dessus qui a produit cet effet. Car dimanche j'ai +connu le rejet, et je n'ai pas changé de manière de faire ni de dire. +Que m'importe la vie aujourd'hui? La vie du bagne est pour moi +impossible, j'aime mieux la mort. Je serai si je vis encore un fardeau +pour ma famille, pour ceux de mes enfants qui conserveront encore +quelques sentiments pour moi, il vaut mieux que je meure. Qu'importe +quelques jours de plus ou de moins avec le déshonneur? La prolongation +de l'existence devient pesante, quelque énergie que l'homme se sente, +quelque purs que soient ses sentiments, quelque peu mérités que soient +les jugements portés contre lui, quelle que soit enfin la force et la +grandeur de ce qu'il ferait dans la suite. L'homme déshonoré ne peut +rien espérer, il a souillé son nom, souillé la lignée dont il sort, il a +fait une blessure qui non-seulement porte préjudice aux branches, mais +encore attaque la souche de sa généalogie. Un bon horticulteur tranche +au vif une branche pareille; quelques années après, la cicatrisation +s'opère, et l'arbre n'est nullement endommagé. Mais si la branche viciée +reste sur l'arbre tout périclitera. Il vaut mieux la couper. Qu'on me +tranche donc la tête.» + +Un peu plus tard, Peytel se décida. Tous les efforts de ce qui lui +restait d'amis se tournèrent vers la clémence royale. On savait que le +roi mettait comme une religion à dire _oui_ ou _non_, quand il +s'agissait de la tête d'un homme, et qu'il compulsait lui-même, et avec +grand soin, le dossier des condamnés. + +Ce qui avait ému le plus vivement la cour, c'était ce double homicide, +et la mort de cette jeune femme bientôt mère. Une familière des +Tuileries, madame d'Abrantès, écrivait: «On a parlé surtout de la +position de madame Peytel, et ce qui exaspère le plus, c'est une femme +grosse tuée en deux personnes.»--Toutes les démarches faites à +Saint-Cloud, par la sÅ“ur du condamné, Madame Carraud, conduite par +madame d'Abrantès, pour parvenir jusqu'au roi, furent inutiles. Le roi +fit répondre par M. d'Houdetot, son premier aide de camp, «qu'il prenait +en considération la position de cette pauvre sÅ“ur, mais qu'il ne pouvait +pas la voir.» A une seconde tentative, le roi trouva encore une excuse +dont il chargea le général Delort: «On ne peut plus poliment répondre +_non_», dit madame d'Abrantès. Le premier mot du général avait été: «Les +lettres de Balzac l'ont perdu dans l'opinion.» Ces lettres remarquables, +cette défense discrète qui était presque toute dans ce qu'elle ne disait +pas, cette plaidoirie qui laissait déduire au lecteur les conséquences +vraisemblables du caractère _bilieux-sanguin_ de Peytel, dans une +circonstance habilement probabilisée, avaient indigné le roi. +«Avant-hier, écrivait madame d'Abrantès,--le roi a parlé de Peytel avec +amertume, et l'a appelé un monstre pour avoir permis qu'on calomniât +ainsi une femme morte, et il a ajouté: «Cela seul prouve le crime.» La +reine, en sa clémence de femme, touchée d'abord par la situation du +malheureux, lui avait retiré bientôt après sa pitié. Je lis ceci dans +une des lettres de madame d'Abrantès, qui s'employait avec dévouement à +mieux disposer la cour pour le condamné, «On a beaucoup jasé de ma +visite à Saint-Cloud.» Le roi a dit: «Cette pauvre madame d'Abrantès se +donne là bien du mal pour une bien mauvaise cause.» La reine a dit dans +le même sens; et madame d'Abrantès ajoutait: «Il vous est impossible de +comprendre ce qu'on a d'opinion arrêtée à l'égard de Peytel au château. +Je ne m'explique une animosité si positive que par une chose: les +lettres de Balzac ont paru dans le _Siècle_; le _Siècle_ est un journal +de l'opposition. Cela a peut-être contribué à cette haine;» et plus +loin: «Le roi a fait écrire à Bourg, à Belley; on a répondu que, s'il +faisait grâce, il y aurait du bruit... La haine de la cour est tout à +fait nouvelle pour ces sortes d'affaires. On dirait qu'on punit en lui +un autre Alibaud.» Cette dernière phrase est curieuse. Le roi croyait +Peytel coupable: il se refusait à lui faire grâce, et les esprits les +plus justes et les plus calmes avaient je ne sais quel entraînement à +lui prêter un ressentiment contre le condamné, et à mettre sur le compte +d'une vengeance politique, ce qui était pour le roi une affaire de +justice. C'est que Peytel avait, lui aussi, donné son coup d'épingle +dans cette guerre charivarique que l'opposition avait commencée contre +Louis-Philippe à peine assis sur le trône. Au temps où, actif et +remueur, Peytel s'était essayé à être homme de lettres, au temps où il +espérait, comme disait, devenir _contemporain_, au temps où germait déjà +en lui le désir d'un nom, désir immense, insensé, délirant, qui le fit +aller à l'échafaud presque consolé en songeant à la célébrité des causes +célèbres, Peytel, las du journalisme et des petites batailles de la +petite presse, avait frappé à la porte de la Muse du vigneron de la +Chavonnière. Il avait fait--d'autres disent il avait fait faire par L. +D., un homme d'esprit,--_la Physiologie de la Poire_. C'était l'époque +de vogue et de premier succès de cette plaisanterie Philiponienne. +L'allégorie eut tout le succès qu'elle pouvait espérer; et les allusions +sur _le calice à cinq divisions ouvertes comme qui dirait cinq +ministères_, les plaisanteries plus ou moins spirituelles sur les poires +de _Sainte-Lésine_, _d'Épargne_, _de Martin-Sec_, furent trouvées +délicates autant que récréatives par tous les boudeurs de la royauté +nouvelle. + +Quoi qu'il en soit des dispositions vraies ou supposées de la cour, +quelques jours après le rejet du pourvoi, M. Teste, alors ministre de la +justice, remit au roi, en conseil des ministres, un mémoire en faveur de +Peytel. + +Ce long mémoire débutait par une peinture du caractère de Peytel, +appuyée de traits vifs et intimes. Puis Gavarni disait le mauvais +vouloir de cette petite ville où Peytel avait fait l'inimitié autour de +lui par des chansons, des couplets, deux rimes souvent ou un mot. Il +s'étendait sur toutes ces rancunes un peu envieuses de province, réunies +en faisceau, et formant une opinion locale ennemie de l'homme. Il +joignait à son dire les lettres sur lesquelles avait travaillé M. de +Balzac, celle par exemple qui retraçait la visite au domicile du +prévenu: «... Ce fut un moment bien curieux pour un observateur que +l'entrée de ces messieurs dans les appartements de Peytel, ce riche +étranger, ce notaire inconnu qui était tombé un beau jour dans cette +bonne petite ville de Belley avec sa réputation de fortune d'autant plus +colossale, qu'on ne le connaissait en aucune façon. Arrivés dans le +salon où quelques peintures, quelques dessins modernes assez richement +encadrés dans de beaux cadres d'or, se trouvaient distribués avec goût +sur une tapisserie rouge qui sans être neuve avait encore de la +fraîcheur, ce fut une extase générale sur le luxe de l'ameublement; M. +*** surtout ne pouvait s'empêcher d'admirer, et à chaque pas qu'il +faisait on l'entendait s'exclamer: «C'est un mobilier de 40,000 livres +de rente!»--Puis après ces prolégomènes, venant au fait même, Gavarni +révélait une confession faite à lui seul par le condamné: «Le 21 août, +Peytel m'écrivait: «Le 30 ou le 31, on me trouvera probablement libre; +et si vous venez, nous partirons ensemble pour je ne sais où.» Le 31, +j'étais à Bourg au petit jour. Peytel avait été condamné à mort à +minuit. Je le vis à onze heures. Il me parla peu. Nous avions là deux +témoins, un de ses avocats et le geôlier: «Mon ami, me dit-il, je vais +mourir, et.....» En sortant, M. Gui... me fit remarquer cette réticence +de Peytel. Si je n'avais pas été là , il se serait ouvert à vous.--De +retour à Paris, M. de Balzac me parla du désir qu'il avait de publier +quelques observations à propos du procès de Bourg. Muni d'une permission +de visiter le condamné, nous partîmes de compagnie. A Bourg, je pénétrai +seul et le premier auprès de lui; et, le regardant en face, je provoquai +brusquement sa confiance par quelques paroles nettes et pressantes. +Peytel fut d'abord étourdi, ébranlé. Il regarda le geôlier qui s'était +mis près de nous; et il me demanda en latin si je voulais parler cette +langue. Je lui dis de parler français et de parler bas. Il me passa un +bras autour du cou, et, collant sa bouche à mon oreille, il me dit.....» +Cette confession était-elle la vérité était-elle un nouveau mensonge?[7] + + [Note 7: Au reste, que cette confession soit la vérité + ou soit un mensonge, la justice et le jury ont jugé en toute + conscience. Peytel, au cas où cette confession serait la + vérité, se serait défendu sur un mensonge d'un bout à l'autre + des débats.--Nous ne sommes en cette notice qu'éditeurs de + pièces inconnues. Nous nous déclarons insolidaires de toutes + récriminations et insinuations contenues dans la lettre qu'on + va lire.] + +A ce mémoire soumis au roi était jointe avec cette suscription: _Dernier +billet du pauvre condamné pour le roi, le roi seul_, une lettre de +Peytel, jetée sans doute par-dessus les murs de la prison, et qui était +parvenue à Gavarni par la petite poste. Sur l'enveloppe on lisait ceci: + +_Ne trompez pas un pauvre malheureux qui s'est confié à vous, qui n'a +que vous pour lui être utile, et puisque vous avez rompu la première +enveloppe de ce billet, arrêtez-vous; vous violeriez un secret important +en allant au delà ; recouvrez ce billet d'une autre enveloppe, et +adressez à Gavarni, rue Fontaine-Saint-Georges, à Paris._ + +La lettre qui suivait, étrange, un peu folle et rabâcheuse en ses +commencements, poignante à la fin, écrite d'une petite écriture fine, +serrée, régulière, et sans tremblement; cette lettre où le malheureux, +riant un instant, faisait allusion à sa pauvre _Physiologie de la +Poire_, Gavarni la crut bonne pour l'attendrissement; et de cette +allusion même, il espéra une impartialité plus bien-veillante du roi. +Voici cette lettre: + + +«COMMENCEMENT. + +»Employer des moyens autres que ceux employés jusqu'à ce jour est une +chose maladroite et imprudente.--Maladroite parce qu'on sanctionne ainsi +toutes les erreurs des juges-instructeurs, des magistrats du parquet, et +celles des médecins. Or, celles de ces derniers sont _positives en fait +à sa connaissance à lui. Il peut_ donc bien en juger.--Les erreurs des +juges ressortent à chaque page de l'instruction. Il ne s'agit que de +lire _sa_ correspondance avec les magistrats.--En suivant la procédure +depuis le premier jour jusqu'au dernier, la loi à la main, on verra +partout que la loi a été évitée quand elle _lui_ était avantageuse, +qu'on s'est servi contre _lui_ de tous les petits moyens de procédure; +ainsi on _lui_ a signifié la liste des témoins la veille des débats, +dans ces témoins on avait substitué Jaudet, ouvrier, à Jaudet, +maître-ouvrier. Ce dernier seul avait été interrogé dans +l'instruction.--On avait refusé d'écrire quelque chose qu'il avait +déposé en _sa_ faveur, on a assigné son frère. Lui n'a vu cela qu'aux +débats. On a refusé de vous laisser voir le dossier au greffe, tantôt +sous un prétexte, tantôt sous un autre, et nous n'avions pas copie de +tout le dossier.--Ainsi donc changer de système serait maladroit; car on +perdrait ainsi tous les avantages qu'on peut avoir sur la procédure et +sur les médecins.--Ce serait imprudent parce qu'on irait du connu à +l'inconnu: ainsi on dirait: Vous avez menti au passé, vous mentez +aujourd'hui, _tout ce que la défense a avancé est vrai_. Il faut donc +persister et dire simplement, pour prouver combien la défense a été +généreuse. Il ne s'agit que de connaître telle lettre, telle déposition, +tels faits, dont on pourrait tirer telles conséquences.--Par ce moyen on +prouverait de la générosité au passé, on en ferait soupçonner au +présent.--On se ferait craindre par ceux qui ont intérêt à voir mort un +pauvre malheureux,--en leur faisant savoir que mort, rien ne sera +épargné pour réhabiliter sa mémoire, et que vivant,--_banni_ ou +_déporté_,--on pourra se taire, on obtiendra leur appui par-dessous +main, tandis qu'ils sont très-hostiles..... On peut leur faire savoir +que l'on a des pièces qui pourraient faire penser _telle chose_; que ces +pièces émanent d'eux, sans qu'ils sachent en quoi elles consistent, +qu'elles ne sont pas niables par eux: ils craindront;--il faut bien se +garder de dire que _la chose soit_, mais qu'il est possible, +_très-possible d'y faire croire_: on les aura alors pour soi.--Avec le +caractère de _générosité_ qu'on veut bien supposer au pauvre malheureux, +il faut admettre les conséquences: ainsi, dans un premier moment, il +aurait anéanti tout ce qui pouvait prouver ce qu'il voulait _et veut +encore nier_.--Si quelques pièces existent encore, c'est qu'elles ont +été oubliées dans la précipitation, et que trois autres lettres... n'ont +été trouvées qu'après l'hostilité connue des...--Le malheureux peut +n'avoir jamais pensé qu'il aurait soif à l'avenir et conséquemment +n'avoir gardé _aucune poire_, les avoir au contraire fait +disparaître,--et aujourd'hui il ne faudrait pas lui faire perdre, pour +_conserver ses jours_, ce qu'il a de beau, de bien, dans ses actions, +et on le laisserait perdre s'il avançait _une chose_ pareille, qu'il ne +pourrait peut-être plus prouver aujourd'hui, mais qu'il peut +parfaitement laisser supposer.--_D'après ce que le malheureux sent +personnellement_, il suppose tout ce que fait son bon frère G... Il l'en +remercie on ne peut plus. + +«Il le prie de lui faire parvenir de l'opium en quantité suffisante pour +produire _effet complet dans une heure et demi_ (sic) _au plus_; il n'en +fera usage que lorsque _tout espoir sera perdu_. Lorsqu'on viendra lui +mettre la camisole de force, ce qui aura lieu seulement _deux heures +avant_, attendu qu'il ne _sera prévenu que deux heures avant_.--Pour lui +faire tenir cet opium ou _toute autre matière produisant le même effet_, +il faut lui envoyer de suite _une Bible_ (_il n'en a pas_); cette +_Bible_ sera reliée à la Bradel; le carton de la couverture sera +entaillé dans divers endroits, recouvert d'un carton mince pour empêcher +de sentir les cavités, et ces cavités seront remplies de la matière, qui +devra être solide et non liquide, comme on le voit. Ceci est pressé, car +il a encore la possibilité de recevoir quelque chose comme une Bible, +mais rien autre, et il peut arriver qu'on lui retire cette +possibilité.--Pour ne compromettre personne, il laissera un écrit +portant ces mots: «Étant à la prison de Belley, je me suis fait apporter +une boîte de pharmacie; j'ai pris dedans ce qui m'a servi et je l'ai +toujours porté sur moi; cela était caché sous la baudruche qui semblait +retenir un taffetas sur des cors que j'ai aux pieds, et par ce moyen on +ne l'a pas vu.»--Et, en effet, le malheureux a aux pieds du taffetas +retenu par la baudruche. La couverture et le livre seront brûlées +(_sic_), attendu qu'on lui fait du feu _une fois_ par jour pendant deux +heures.--_Il promet de n'en faire usage qu'au dernier moment. Ce sera un +vrai service à lui rendre, car il ne servira pas de spectacle à tout un +pays et quel spectacle!_...--Déjà il a demandé de l'opium à G...; il +croyait que ce dernier lui en avait promis; il le croit encore, et le +prie d'envoyer vite. + +«Il devra y avoir dans la même couverture un papier explicatif de la +nature de la matière et du temps nécessaire pour produire effet complet, +et de la quantité à prendre en plus ou en moins _pour arriver au but +plutôt_ (_sic_) si cela devait (_sic_) nécessaire.--On peut envoyer le +livre à M..... ou à M....., à Bourg, qui le feront parvenir. M....... +vaudrait mieux.--On peut se dispenser d'inscrire le nom de _l'envoyant_ +sur le registre des messageries. Le premier nom venu fera tout aussi +bien. On aura seulement soin d'indiquer que ce livre est pour le +malheureux (il ne veut plus écrire son nom).--Il prie avec instance, +supplie à genoux G...... de lui faire parvenir ce livre ainsi rangé dans +la huitaine au plus tard, autrement il fera du vert-de-gris avec deux +boutons en cuivre qui sont à son pantalon.--Il le répète, _il ne fera +usage de l'objet envoyé qu'au dernier moment_, il le promet.--Après +l'avoir avalé il se confessera et partira.» + +Il n'y eut pas décision sur le recours en grâce au conseil des +ministres. Le soir Gavarni reçut des mains de M. Teste la lettre de +Peytel, et nous lisons sur l'enveloppe, recachetée du cachet du roi, ces +mots de la main du roi: _Fidèlement recachetée_. L. P. + +«Le roi,--écrit madame d'Abrantès à ce moment,--a été préoccupé +quarante-huit heures au point de n'en pas manger ni dormir. Il est +demeuré persuadé que Peytel avait tué sa femme par préméditation.» + +Le 21, Gavarni apprit que le roi avait rejeté le recours en grâce. +Chaque jour il ouvrait le journal avec une curiosité anxieuse, cherchant +la nouvelle de l'exécution. Sept jours,--sept jours!--s'écoulèrent sans +nouvelle. Enfin le 30 octobre, les journaux de Paris annoncèrent +l'exécution capitale. La tête de Peytel était tombée sur la place de +Bourg le 28. Contrairement à tout précédent judiciaire, huit jours +s'étaient écoulés entre le rejet du recours en grâce et l'exécution. +Louis-Philippe, en sa miséricorde, avait-il voulu laisser au condamné le +temps de mourir, à l'ami le temps de l'y aider? + + +FIN. + + + + +TABLE + + L'ornemaniste. + Victor Chevassie. + Buisson. + Nicholson. + Une première amoureuse. + Calino. + Ourliac. + Benedict. + La revendeuse de Mâcon. + Hippolyte. + Le passeur de Maguelonne. + Peters. + Le père Thibaut. + Un visionnaire. + Un comédien nomade. + L'ex-maire de Rumilly. + Marius Claveton. + Louis Roguet. + Un aqua-fortiste. + L'organiste de Langres. + Madame Alcide. + Peytel. + + +FIN DE LA TABLE. + +______________________________________________________________ +Paris.--Imp. E. CATIOMONT et V. RENAULT, rue des Poitevins, 6. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Quelques créatures de ce temps, by +Edmond de Goncourt and Jules de Goncourt + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK QUELQUES CRÉATURES DE CE TEMPS *** + +***** This file should be named 35223-0.txt or 35223-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/5/2/2/35223/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Quelques créatures de ce temps + +Author: Edmond de Goncourt + Jules de Goncourt + +Release Date: February 9, 2011 [EBook #35223] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK QUELQUES CRÉATURES DE CE TEMPS *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + NOUVELLES + DE + EDMOND ET JULES DE GONCOURT + + + + + QUELQUES + CRÉATURES + DE + CE TEMPS + + + + NOUVELLE ÉDITION + + + + PARIS + G. CHARPENTIER, ÉDITEUR + 13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13 + + 1878 + + Tous droits réservés. + + + + + ROMANS DES MÊMES AUTEURS + + PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER + + à 3 fr. 50 le volume + + GERMINIE LACERTEUX. + MADAME GERVAISAIS. + RENÉE MAUPERIN. + MANETTE SALOMON. + CHARLES DEMAILLY. + SOEUR PHILOMÈNE. + IDÉES ET SENSATIONS. + + + EDMOND DE GONCOURT + + LA FILLE ÉLISA. + +Paris.--Imp. E. CATIOMONT et V. RENAULT, 6, rue des Poitevins. + + + + +PRÉFACE + +Ce livre, publié à très-petit nombre et épuisé depuis des années, a paru +portant sur sa couverture: _Une Voiture de Masques_. Je réédite ce livre +aujourd'hui sous un titre qui me semble mieux le nommer. + +Ce volume complète l'OEuvre d'imagination des deux frères. Il montre, +lors de notre début littéraire, la tendance de nos esprits à déjà +introduire dans l'invention la réalité du document humain, à faire +entrer dans le roman, un peu de cette histoire individuelle, qui dans +l'Histoire, n'a pas d'historien. + +EDMOND DE GONCOURT. + +Août 1876 + + + + +QUELQUES +CRÉATURES DE CE TEMPS + + + + +L'ORNEMANISTE P... + +Dans un coin,--chez Michéli,--en fouillant, peut-être êtes-vous tombé +sur des mauves enroulées? Ce devait être un plat, la guirlande devait +courir tout autour; mais ce n'est qu'un morceau, et les derniers +bouquets appellent vainement ceux qui devaient suivre. Un tesson, rien +qu'un tesson; mais les feuilles incisées et lobées sont d'un rendu si +vrai, elles courent en spirales ou s'épanouissent si harmonieusement, +elles se joignent, se nouent, se marient et se dénouent d'une si +gracieuse façon; il est si heureux et si spirituel ce retour à la flore +ornementée du moyen âge,--que les gens du métier vous diront: c'est une +oeuvre. Cela et un pan de coffre,--encore un fragment,--qu'on a essayé de +couler en bronze et dont la fonte n'a pas réussi,--rien ne devait lui +réussir, même après sa mort,--est tout ce qu'a laissé, ou à peu près, +P... + +Les pieds au feu, un grog bien chaud sur la cheminée, à portée de la +main,--voilà ce qu'on nous a conté. + +L'atelier de P... était rue Notre-Dame-des-Champs, au rez-de-chaussée. +Il était divisé en deux compartiments: le premier,--celui où on +entrait,--n'était que maquettes, tabourets, ébauches de cire, projets et +instruments de travail; aux murs, une collection de feuilles moulées sur +nature et un beau jour du nord, bien net là dedans,--le nécessaire de la +vie d'un artiste. Le second compartiment, séparé du premier par une +grande draperie et plus petit, était tout garni--à ne pas y jeter une +épingle--de petits meubles, de petits objets. C'était moelleux, soyeux +et douillet, un vrai nid... et tapissé! Même au plafond, P... avait mis +une tapisserie,--un de ces grands bois où courent des chasseurs en +veste Louis XV, une vieille tapisserie harmonisée en ses tons verdâtres, +et que P... avait relevée de baguettes dorées.--Là dedans, au fond, +était un lit, un bon lit, et une femme, sa maîtresse. + +Clou à clou, il lui avait fait ce réduit. Le petit chiffonnier de bois +de rose et l'ancienne pendule signée Leroy, tout cela était venu peu à +peu,--commande à commande,--sou à sou. + +Un des premiers, P... avait compris l'ornementation moderne et ce +qu'elle doit être. Comme tous les commençants, exploité d'abord par ces +gens arrivés dont la signature est un bon à vue sur le public, il avait +vendu un temps ses modèles,--des chefs-d'oeuvre,--pour des quinze francs, +pour des vingt francs. Puis la confiance lui était venue. Il était allé +lui-même aux fabricants. Lampes, flambeaux, vide-poches, +serre-papiers,--il ennoblit par de charmantes créations toutes ces +choses usuelles qui maintenant sont des objets d'art chez tout le monde, +ou à peu près,--faisant de grandes imaginations pour ces petits riens +abandonnés de tout goût et de toute grâce depuis bien des années, et +toujours pensant aux Grecs, ce peuple béni des arts, qui mettait +jusqu'aux tuiles de ses maisons les arabesques de sa fantaisie. + +Entre autres charmants emprunts à la flore,--de deux feuilles de +violette il fit une coupe. Les deux feuilles simples, opposées, font le +creux de la coupe, et les deux stipules, croisées l'une sur l'autre, +forment le pied. Cette coupe a été offerte, nous croyons, à M. le baron +Taylor. + +Puis il tentait un projet de vase,--un vase épique dont la base était la +création du monde. Sur l'ove marchaient les successions de générations; +l'histoire de l'humanité se déroulait d'étape en étape, et finissait à +une grande figure de la civilisation, debout et couronnant le vase +symbolique. + +Enhardi, P... songea à se mettre un peu hors de page. Il fit un coffret +en forme de châsse. De petites figurines veillaient à chaque angle. Les +pieds du coffret disparaissaient sous un fouillis de plantes marines, +d'algues et de feuilles lancéolées courant l'une après l'autre, où +fourmillaient scarabées, bêtes à bon Dieu, sauterelles émaillées en leur +couleur. Le coffret fini, P... alla le porter à madame la duchesse +d'Orléans. Madame la duchesse d'Orléans, en qui revivait cette +intelligente protection des arts familière à Ferdinand d'Orléans, +accueillit l'artiste et l'offrande. C'est dire que la femme fut +gracieuse autant que la princesse fut généreuse. + +Vinrent les mauvais jours, les privations, les gênes quotidiennes; puis +les caprices de sa maîtresse amenèrent la vraie misère, les dîners +incertains, la vie glanée au jour le jour. + +P... souffrait depuis quelque temps. D'où? il ne savait. C'était une +organisation bien faible et déjà bien éprouvée par la maladie.--Un beau +jour, il fit apporter chez lui de la glaise, une grande table, et se mit +à modeler avec une assiduité âpre, n'écoutant ni conseils ni fatigue. Il +ébauchait un grand Christ en croix de dix-huit pieds de haut. + +P... n'avait ni le genre ni l'habitude d'une pareille machine. Il +travaillait avec rage, s'emportant après la glaise rebelle, remettant, +ôtant, remaniant et revenant, et toujours à faire oeuvre de son ébauchoir +enfiévré. Le Christ ne venait pas, ne sortait pas. Ses amis haussaient +les épaules. Ils ne comprenaient pas que ce Christ était une envie de +mourant, et que les artistes ressemblent aux femmes qui, avant de +mourir, commencent toujours quelque tapisserie de longue haleine. + +P... travailla ainsi une quinzaine de jours, ne quittant son travail que +pour manger. Il dînait alors avec des oeufs durs. + +Un dimanche,--le samedi P... avait eu quelques amis,--c'était le +choléra;--on avait ri de lui parce qu'il avait comme la peur du +pressentiment;--sur les neuf heures, en rentrant, P... fut pris du +choléra. Sa maîtresse était couchée. Comme il sentait l'épidémie en lui, +il arracha de dessus la glaise les toiles mouillées, jeta ça par terre +et se roula dedans. Les atroces douleurs lui étaient venues; et lui, +écartant le rideau de l'autre chambre, les yeux et le visage tendus vers +cette femme, lui voulait sourire et lui souriait pour qu'elle ne +s'inquiétât pas. + +La femme s'endormit. + +Le lendemain matin, en entrant, on vit P...,--dont les veines s'étaient +cavées dans la nuit, --toujours une main à lever le rideau, toujours le +visage tendu vers la femme. + +La femme eut peur; elle courut emménager chez celui que le mourant +appelait son meilleur ami. + +P... fut porté à l'hôpital. + +Du mort, il ne reste qu'un peu de cire et de plâtre, et le nom de Possot +qui vit encore dans la mémoire de quelques amis. + + + + +VICTOR CHEVASSIER + +3 juin 1836.--Je suis arrivé aujourd'hui à la maison. Maman m'avait fait +faire un pantalon et un habit noirs. A midi, j'ai été au convoi de mon +père. Le cimetière était plein: hommes, femmes et les enfants qu'on +traînait par la main, tout le village, et encore des gens de Damblin et +de Fresnoy. J'ai eu du réconfort à voir cette foule.--Maman pleure.--Je +me suis fait installer un lit dans la bibliothèque.--Mon rêve est fini. +Maman est trop âgée, elle a maintenant la tête trop affaiblie et le +corps trop malingre, pour que je la laisse toute aux soins d'une +servante;--et elle s'est trop envieillie en cette vie de campagne, et +elle a trop vécu en la maison de mon père pour que j'essaye de la tirer +d'ici, et que je l'emmène à Nancy.--J'envoie ma démission. + +4 juin.--Il fait du soleil. J'ouvre la fenêtre. L'orme du cimetière, +plein d'oiseaux, a sa feuillée toute frissonnante. A deux pas de l'orme +s'élève un peu de terre fraîchement remuée.--J'ai refermé la fenêtre. Je +me suis mis dans mes livres. J'ai retrouvé le Bodin. J'ai vu quelques +livres que je ne connaissais pas. J'ai trouvé un Calvin avec la +signature de Marie d'Écosse, 1584: elle était alors en prison.--Il m'a +fallu descendre: les fermiers venaient pour renouveler leurs baux. Ils +m'ont tenu deux heures. Je les ai fait attabler. Ils m'ont demandé une +diminution. Ils disent que le chemin vicinal a tranché sur le terrage +aboutissant à la pâture de M. Lourdel, et que c'est un dommage de quatre +bichets de blé. Je me suis défendu d'eux le mieux que j'ai pu: mais je +crains bien qu'ils n'aient percé mon ignorance, et ils ont dû s'en aller +en se disant qu'ils auraient meilleur marché du fils que du père.--Ils +apportaient à maman le beurre de la redevance. Il a fallu fondre le +beurre; et puis, on va faire la lessive. Maman a mis tremper tout le +linge dans le cuveau de la chambre à four. Tout cela a fait comme une +distraction à sa douleur. + +20 juin. On est tout en l'air pour l'élection du maire en remplacement +de mon père. Le maître d'école est venu me consulter. Il m'a dit qu'un +bon choix ce serait M. Michaux, qui commande les pompiers.--Je ne +connais guère personne ici. Bien des vieilles gens, chez qui j'ai joué, +sont mortes. Les quelques amis de ma première jeunesse,--André, avec qui +je volais des _couèches_, et Robert, qui avait imaginé de mettre des +hameçons dans du pain pour pêcher les poules de la mère Langlumé,--et +les autres, sont loin finissant leur droit ou leur médecine. + +2 juillet.--Je me suis installé tout à fait dans la bibliothèque; je +suis là avec mes vieux livres rustiques et mal vêtus, mais qui me +semblent mieux amis pour cela même. Je me mets à ne plus lire, mais à +relire. Je me suis retiré en une société petite, mais choisie.--Maman +m'a laissé mettre sur la cheminée les terres cuites de Rousseau et de +Voltaire, que j'ai achetées à mon voyage à Paris. Il n'y a pas eu moyen +d'obtenir qu'elle retirât deux timbales d'argent sur lesquelles sont +deux oranges. Elle m'a dit que c'était comme cela du temps de mon père. +J'ai sur le chambranle des portes des coloquintes qui sèchent et des +lions en bois blanc à crinière farouche. Maman ne peut comprendre +combien ces lions et ces coloquintes me sont désagréables.--Blangin m'a +écrit qu'il regrettait d'autant plus vivement ma retraite du _Phare_, +qu'il va fonder à Paris un nouveau journal d'opposition, dont il +comptait me donner la rédaction en chef. Cette lettre est restée toute +la nuit ouverte sur la table autour de laquelle je me promenais.--Après +tout, c'est cinq ans, dix ans peut-être d'étude. Ma pensée se trempera +aux amertumes de la solitude, et sortira plus aguerrie et plus virile +pour la lutte. J'apporterai aux âpres polémiques une verve mûrie, et +toute une jeunesse condensée et impatiente. + +25 juillet.--Allons! il n'y a pas décidément un homme avec lequel on +puisse causer. Sortez ces hommes-là du prix des «paires» et des fauchées +de pré, ils perdent la pensée.--Rien n'est pour eux en dehors de +cela.--Ils mangent bien parce que le gibier et le poisson sont +abondants. Ils sont buveurs parce qu'ils sont vignerons.--De ce que je +n'ai pas six pieds et le teint rouge, ils me regardent comme +poitrinaire.--«Vous allez nous en tuer de ces perdreaux, monsieur +Victor, avec les bons fusils de votre père,--m'a dit le père Jansiau en +regardant les trois fusils accrochés au manteau de la cheminée.--Je ne +chasse pas», lui ai-je dit. Ç'a été un étonnement quand Jansiau leur a +dit que je ne chassais pas.--Ils auraient bien envie de me traiter de +séminariste, comme j'ai toujours le nez dans mes livres; mais ils savent +que j'ai écrit dans les journaux contre le gouvernement, ce qui +contribue encore beaucoup à me faire regarder comme quelqu'un +d'étrange.--Il faut tout penser en soi, en cette terre abdéritaine. Pas +une oreille digne de vous.--Les petits châtelains des environs sont des +paysans de la pire espèce.--Véritablement, je suis comme dans un pays +dont je ne saurais pas la langue. Il y a des jours où je me tâte, me +demandant si je ne suis pas fou, tant tout ce qui m'entoure a une autre +façon de tête que moi.--Après souper, ma mère se met à son orgue +portatif, elle en tourne deux ou trois airs, et puis je monte me +coucher. + +30 juillet.--Les fermiers ont apporté ce matin des poulets maigres. +Maman m'a envoyé chercher le bail, et quand elle a vu que je n'y avais +pas inséré «dix chapons gras, vifs, emplumés, la queue en faucille», les +reproches ont commencé, et duré du dîner au souper: que je n'avais aucun +soin de nos affaires, que ce n'était pas la peine d'avoir un fils qui ne +sût pas mettre tout ce qu'il faut dans un bail...--J'ai écrit à Paris +pour avoir un portrait d'Armand Carrel. + +Septembre.--Cette allée du jardin est tout étroite et longue. Elle a +deux pieds de large avec une bordure de buis mangée par place. Elle est +garnie de petits cailloux criants. Je vais jusqu'à la porte qui s'ouvre +sur la route de l'Ermitage; je reviens au bâtiment de l'écurie; je +retourne jusqu'au bout, et toujours ainsi. Je la sais par coeur cette +allée droite, et elle est dessinée aussi nettement dans mon cerveau que +dans le jardin.--Je ne sais pourquoi je m'y promène, mais je m'y promène +à présent toute l'après-dînée; et quand il vient quelqu'un pour me +parler et que je suis dans le jardin, maman dit: «Victor?... il fait du +sable.»--Cette allée, et les deux bouts de terrain qui l'accompagnent, +ont l'air de trois rubans juxtaposés. D'un côté, des choux, des +groseilliers et des carottes; de l'autre, de l'herbe où des pommiers +mettent leurs ombres grêles.--Des haies de fagots me séparent à droite +du verger de la fabrique de limes; à gauche, du verger des +Nantouillet.--Une vingtaine de rosiers régulièrement distancés de vingt +pas en vingt pas, comme des sentinelles, sont sur le bord de l'allée, et +je pourrais dire, tant je les ai vus de fois, la forme de chacun, et le +dessin des bouquets de feuilles, et celui qui a sur son petit tronc une +ligature de soie bleue pour une bouture, je pense.--Je sais tout de +cette allée, et le banc au bout usé et noirci par la pluie, et la +tonnelle auprès des deux cornouillers de l'entrée. Rien n'est monté +après cette tonnelle, et elle est là, tendant l'épaule, pour que quelque +chose y grimpe.--Un peu de distraction me vient quelquefois du gros +poirier de rousselet, où des frelons, grands comme la moitié du doigt, +ont installé leur nid, faisant des envolées furieuses. Dans la bande +d'herbe, de l'autre côté, je vais voir le réservoir. Entre les pierres +de revêtement poussent de petits saules. Quand il fait beau, deux petits +poissons viennent jouer à la surface de l'eau.--Je ne puis dire combien +cette allée m'irrite et m'ennuie. Elle est inexorable comme une ligne +droite.--Par hasard, j'ouvre la porte. Je vais une demi-heure, une heure +dans la campagne. Un pays plat à perte de vue, des champs coupés à la +règle. Des paysans passent sur des voitures de foin, dormant les yeux +ouverts. Puis le cri des roues dans les essieux diminue et finit. Le +paysage est immobile comme un décor, et j'en veux à la campagne de son +calme et de son silence. Je prends la fièvre à voir cette nature qui ne +me répond rien.--La maison aussi me semble avoir pour moi un méchant +sourire, comme une vieille.--La servante, à qui ma mère donne les +ordres, ne m'écoute pas quand je lui parle.--Les dindons de la cour +courent après moi quand je vais au jardin. + +Mars 1837.--L'hiver a été long, froid, pluvieux. J'ai lu.--Le portrait +de Carrel est accroché dans ma bibliothèque. Je suis tombé l'autre jour +sur ce passage de Plutarque: «... Marcellus fut enterré par ses ennemis +qui l'avaient fait mourir. Son sort est grand et glorieux; car l'ennemi +qui admire et honore la vertu qu'il redoutait, fait bien plus que l'ami +qui témoigne sa reconnaissance à la vertu dont il a reçu des +bienfaits.»--Ce portrait est sur le mur du fond. Le soleil l'éclaire en +se couchant. + +Voilà les huit plus longs jours que j'aie vécu. On a cuit des poires au +four. Maman m'a pris la bibliothèque pour les faire sécher sur des +claies. Il pleut. Je me tiens en bas, regardant par les carreaux la +pluie, et forcé de recevoir qui vient. + +A soi la publicité! Chaque matin éveiller Paris avec son idée! Avoir le +journal qui fait la parole ailée! Tous les jours battre la charge, +renvoyer le sarcasme comme un volant, attaquer, riposter et tenir la +France suspendue à sa plume! Donner sa fièvre à ce grand public, +l'agiter de sa passion, le pousser à la brèche, à l'ennemi! Se réjouir +l'oreille au bruit des flèches barbelées qu'on lance et qui sifflent! +Être quelque chose à l'intelligence de tous! La lutte, la lutte +quotidienne! Vaincre tout un jour! Se coucher, ses adversaires sabrés! +Se montrer brutal comme la logique! Reposer, ne jamais dormir! Répondre +aux ennemis qui se démasquent, aux hostilités qui surgissent, aux +arguments qui se relayent! Être prêt le jour, être prêt le lendemain, +être prêt à toutes les heures de cette vie militante! La guerre de la +tête enfin! Oh! les belles fatigues!--Le journal de Blangin est fondé. +Le premier numéro, à ce qu'il m'écrit, a fait un certain tapage. +J'avais envoyé la carcasse du programme. + +L'esprit de maman se dérange, mais sa santé s'améliore. Elle a des +absences et semble par moment troublée en sa raison. Elle ne garde sa +tête que pour tout ce qui est affaire. Elle me reproche souvent mon +humeur casanière. La vieille femme devient de jour en jour plus aigre et +plus montée contre ce qu'elle appelle ma paresse et mon insouciance. + +Il naît en moi des idées de découragement et de dégoût de la vie. Être +ainsi enterré dans un village! Contre cette solitude d'esprit, mon +cerveau tiendra-t-il? Il me prend des terreurs de ne pouvoir plus rien +quand la liberté me viendra.--J'ai fait le compte de ce que nous +possédons, à nous deux maman; avec le petit bois de la Charbonnière, +nous avons bien 100 000 fr.; mais au taux de la terre, cela ne rapporte +guère que 2000 fr. Il est donc impossible d'aller habiter Paris. Du +reste, ma mère ne voudrait jamais y consentir. C'est par moment des +voeux impies... + +Je me suis désabonné à mon journal. Je ne veux plus rien savoir de ce +qui ce passe là-bas. + +Maman veut que je me marie. Elle m'a parlé de la fille de Capron, des +soeurs Cadet, de la petite Noémi. Je lui ai répondu par un _non_ formel. + +Nous sommes allés au chef-lieu aujourd'hui. + +Au théâtre, maman m'a présenté à M. et madame Langot et à leur fille. +Nous avions deux places dans leur loge. Bocage était de passage. Il +jouait _Antony_. Au moment où Antony demande une chaise de poste et +jette sur la table de l'auberge une bourse sans compter ce qu'il y a +dedans, un individu aux premières loges s'est mis à dire tout haut, +qu'on n'achetait pas une voiture comme cela; on l'examinait, on la +marchandait et l'on comptait son argent. Tout le monde, dans la salle, +paraissait du sentiment de l'individu.--M. Langot est un gros homme qui +paraît inoffensif. Je n'ai pu tirer de mademoiselle Langot que des oui +et des non. Elle n'est pas jolie. Elle a l'air doux. Ma mère m'a dit +qu'elle chantait au piano, et qu'elle devait avoir deux cent mille +francs à la mort de son père.--Au fait, maintenant que ma vie est +terminée... Et puis, peut-être, un enfant cela vous rattache-t-il à +vivre? + +Je me suis marié. Ma femme est nulle. Elle a le coeur sec, le jugement +petit et étroit de la province, l'avarice passée dans le sang des +familles terriennes. Mon beau-père est vain, braillard, insupportable, +poussant l'ignorance au delà du permis, le ridicule au delà du croyable. +J'ai eu toutes les peines du monde à le faire revenir sur l'idée qu'il +avait d'illuminer la tombe de sa mère le jour de mon mariage avec sa +fille. L'autre jour il m'a dit: Vous aimez les antiquailles? je vous +donnerai une pipe romaine qu'a trouvée un de mes ouvriers dans mon bois +de...--Aristophane aurait fait une belle comédie avec cette idée et sous +ce titre: «Prométhée, gendre de Plutus.»--Journellement, pour les riens +du ménage, ce sont des scènes entre maman et ma femme; maman me +reproche de ne pas la faire respecter par ma femme; ma femme me dit que +je donne toujours raison à maman. Je suis ballotté entre ces deux +jalousies. Elles boudent, et lorsqu'elles se raccommodent, elles +s'allient et se tournent toutes deux contre moi.--Mon beau-père vient +passer ici des huit jours, et quand il est là, toujours parlant avec sa +grosse voix, je n'ai plus même à moi le silence du calme. + +J'ai un fils. Tant qu'il sera petit, je le ferai jouer dans le jardin; +quand il sera grand, je lui mettrai une blouse et lui achèterai un bout +de champ; et puis aille la charrue! + +Je me suis rencontré hier avec le monsieur de Paris qui est venu faire +de l'agriculture à la ferme de Levecourt. Je l'ai salué, nous nous +sommes mis à causer. Depuis neuf ans, c'est la première conversation que +j'aie eue. Il m'a invité à venir le voir. + +M. Dumont, de Levecourt, est mieux qu'une ressource; il a un charme de +rapports et d'esprit, et des façons cordiales, qui me poussent de jour +en jour à son amitié.--C'est un ancien garde du corps; et quoique nous +différions entièrement de manière de voir politique, nous discutons sans +disputer.--Il est venu souvent cet hiver souper à la maison. + +Voilà quinze jours que je n'ai vu M. Dumont.--Ma femme aurait dit, la +dernière fois qu'il a soupé à la maison, devant son domestique, qui +mettait le cheval à la voiture, que «je ne pouvais pas continuer à +manger ma fortune, en tenant table ouverte». + +7 juillet 1845.--Mon petit garçon s'en est allé, le croup l'a emporté. +Il était beau et souriant vendredi encore... Des gens du pays qui ne +m'aiment pas ont jeté le soir, par-dessus la haie de mon jardin, un +petit cochon de lait mort... + +10 décembre 1847.--Ma femme a vendu 17 fr. 50 cent. les paires de +Colombey, à Jangeneux, marchand de blé à Gray, payable au 1er avril. + +26 février 1848.--Le percepteur vient de m'arrêter sur la place; il m'a +lu son journal. Une révolution... + + + + +BUISSON + +C'est un livre, un gros livre dans un cuir de Russie bien grenu et de +sauvage odeur. Il y a aux quatre coins des plats quatre pensées; il y a +entre les nervures du dos cinq pensées, et au milieu de toutes ces +fleurs de souvenir dorées de bel or fin se lit: _Jules Buisson, Essais +d'eaux-fortes_. + +Ce livre unique où une main amie a rangé, comme des reliques, toutes les +pièces, a réuni tous les _états_, mettant devant ces chères images les +vers explicatifs gravés eux aussi à l'eau-forte et faisant choix des +tirages, et les échelonnant l'un après l'autre,--ce livre tient l'OEuvre +d'un artiste. Feuilletez-le en ses pages; et vous aurez le recueil des +imaginations de Buisson, de son premier à son dernier jour,--du jour où +il fit une planche entre une leçon de M. Ducauroy et une leçon de M. +Valette, au jour où il dit à sa pointe: Adieu, paniers! vendanges sont +faites! et jeta aux champs ses bouteilles de vernis. + +Buisson entra dans la vie positive à une belle sortie de collége. Il fit +comme tout le monde, et alla s'asseoir sur les bancs de l'École de +droit. Mais en son chemin, il rencontrait mille accidents de la vie, +mille petites scènes animées qui sollicitaient coup d'oeil et obtenaient +souvenir. Au Luxembourg il voyait de beaux petits enfants rieurs qui +jouaient près des bassins, puis s'asseyaient sur les bonnes de pierre, +tout rouges de courir, laissant voir leurs mollets dodus. Souvent, dans +les rues de la montagne Sainte-Geneviève, il laissait complaisamment +tomber le regard sur des dogues muselés, rognés d'oreille et de queue, +les bajoues piquées de poils rudes comme des soies de porc, le museau +plissé et relevé pour montrer de petits crocs blancs, incisifs et +entêtés, chiens tout nerfs et chair, sanglés dans leur peau, et les +rognons et le train de derrière puissants comme chez certains monstres +assyriens. Par les rues, il se cognait parfois à des habits grotesques, +à des faces étranges, à des échappés d'un conte fantastique, des +docteurs Pyramide ou des Pasquale Capuzzi. Lors son ami Prarond le poëte +lui disait, aux heures des rimes conseillères: + + J'ai trouvé des Goya cachés sous vos Pandectes, + Ami! j'ai dépisté parmi de longs discours, + Entre autres notes fort suspectes, + Que sur Papinien vous recueillez aux cours, + En marge et grimaçant dans des cadres fantasques, + Bien des nez de travers et bien des fronts cornus, + Bien des figures bergamasques, + Et des ânes prêtant ou réclamant leurs masques + A des visages bien connus. + +Buisson oublia d'être juge, et se mit à dessiner des bouledogues. Et si +bien il en dessina, si bien il en moula, si bien il en sculpta, qu'il +eut à l'Exposition de 1842 «deux dogues», tableau acquis par la Société +des amis des arts. Son tableau acheté, envie lui prit de graver son +tableau, et il se trouva avoir et la pointe libertine de Chaplin, et la +manière grasse et ressentie d'Hédouin dans son _Étable_, et la science +du _vernis mou_ de Marvy. Que si vous ouvrez le volume, et que vous +passiez la garde de papier _peigne_, vous rencontrez tout d'abord ces +deux chiens, l'un couché, l'autre debout sur ses pattes de devant et +l'oreille inquiète, tous deux solidement accentués et étalant des +contours comme tracés par une plume de roseau qui aurait poché +victorieusement les ombres. Le sol, les murs, les accessoires du chenil, +dans un certain _brut_ pittoresque, viennent à l'oeil dignes presque des +bassets de Decamps. + +Puis, il s'abandonna à rêver. Au réalisme de sa première oeuvre succèdent +les pensées tournées vers les créations imaginatives, les aspirations, +les songeries par les champs de l'inconnu, les contours ondoyants et à +peine entrevus, la recherche de l'idéal; à la réalité rigoureuse succède +le dédain des pensées trop écrites. Une effacée réminiscence d'un +tableau italien du musée de Tournai lui tourmente la main, et sur le +cuivre, dans les griffonnages à toute bride d'un paysage de Cythère, +s'enlèvent discrètement le beau corps et la gorge milésienne d'une +jeune Muse endormie. Les Amours ont volé ses vêtements, ils les ont +livrés au Zéphyre, + + Zéphyre court de fleurs en fleurs, + Et l'on n'attrape point Zéphyre. + +Par les fonds incertains, ce sont de mystérieuses envolées d'Amours, et +les vagues des vêtements flottant dans l'air,--un rêve antique qui +remonte au ciel sur le premier rayon de soleil. + +Cet homme à la façon des soldats de Salvator, une toque à plume sur la +tête, torse à moitié nu, se caressant sa longue barbe avec sa main, est +Finsonius: + + _Belga Brugensis hic est, sed Parthenopensis amore + Artis Finsonius sceptra jocosa gerens._ + +--Une figure de peintre provincial retrouvée par un ami de +l'aquafortiste, Philippe de Chennevières. + +Buisson se plaisait à ces illustrations d'ouvrages écrits par des plumes +qui lui étaient chères et de préférence aimées. Ils étaient quatre en +ce temps heureux de la gaie jeunesse, qui pensaient ensemble, et se +parlaient et se répondaient l'un à l'autre en tout: prose, rimes ou +dessins. Aussi, presque toujours, Buisson se fait écho de la poésie et +de l'amitié; et Prarond et Levavasseur chantent tour à tour sous sa +pointe, à moins que les _Contes normands_ ne lui donnent l'idée de +dessiner une vieille Normande, le nez crochu, le bonnet de coton en +révolte, une bouteille sous le bras, trouvant que le vent est rude, +l'équilibre difficile, et le pont étroit, et chantant son _Ave_ +d'ivrognesse: + + Ma bonne Vierge, laissez-mai passer + Je n'berai pus quand il fera ner. + +Et tout après le «Chenil», le frontispice des fables de l'ami Prarond. +Préault voulait exécuter ce frontispice en marbre. Des Amours entourent, +avec la grâce perdue du XVIIIe siècle, un rustique médaillon de +mademoiselle de la Sablière, jeté dans les feuilles. Au bas, les Amours +jouent avec des fleurs, puis ils volent et s'asseyent et se renvolent, +et le premier arrivé tend le bras et met une couronne de fleurs des +champs sur la tête de l'hôtesse du fablier.--Et vraiment c'était un +Clodion. + +Mais Levavasseur a dit quelque part: + + La rime est une esclave + Qui de dame Raison + Fait le ménage et lave + La petite maison. + + La maîtresse est hargneuse, + Et du soir au matin + La vieille besogneuse + Met de l'eau dans son vin. + + La servante est folâtre + Et dérobe au tonneau + Le vin de la marâtre + Qu'elle met dans son eau. + +Vite du giron de la servante décolletée, les épaules au vent, la chemise +aux hanches, monte avec la fumée blanchâtre des fagots une ronde +d'effrontés parpaillots qui embrassent et cajolent la servante, et +grimpent boire le vin jusque sur le manteau de la cheminée. Bientôt +voilà Buisson qui enfourche le balai, comme Penguilly; le fantastique +le visite; et voilà les eaux-fortes de minuit. Tantôt c'est un cavalier +fort maigre, et vêtu de noir, qui chante des séguedilles à la nymphe de +l'Arnette; tantôt c'est un burg au haut d'un mont, soutenu par des +consoles humaines; deux petits bonshommes grotesquement accoutrés +sonnant de l'olifant, poussent avec leurs montures jusqu'au château +magnifique, et dans un coin est accroupi, les coudes aux genoux et les +mains aux oreilles, un petit Belzébuth cornu, grand comme +l'ongle.--Eaux-fortes étranges, d'un ton roux qui rappelle l'encre +rougie par le temps des dessins à la plume du Guerchin et du Vinci. + +Que Levavasseur, après avoir lu une parade de Dominique, fasse _Pierrot +couveur et roi_, Buisson regarde une image de Watteau, et lui fait deux +Pierrots: Pierrot pendu, la lune le regardant: + + Je n'aurais cru d'avance + Qu'on pût être si bien au bout d'une potence. + Que de sots préjugés on a sur terre, hélas + Quand on voit en passant ces choses--là d'en bas! + +Puis Pierrot en collerette, son serre-tête noir un peu passant sous sa +coiffe blanche, et faisant à deux mains un mémorable pied de nez; ceci +est pour l'épilogue: + + Tes dix doigts allongeant ton nez original + Nargueront le public dans un lazzi final. + +Levavasseur raconte-t-il, en bon Normand, la vie de Corneille, Buisson +ne manque, comme vous imaginez, si belle occasion de portrait. + +Ici le fabuliste Prarond a le _Cavalier et le cheval_ à faire sauter un +fossé. Buisson se rappelle les fuites rapides, les croupes qui +s'effacent, les cavaliers couchés à l'avant, les queues droites à +l'horizon, les chevauchées tempétueuses, toute cette _furia_ équestre +qu'il livrait en ses heures de fièvre à des panneaux oubliés; il enlève +d'un bond la fable de Prarond, et, la tête échauffée, sur un coin de la +même planche, il jette pour l'ami Levavasseur une houle impétueuse de +cavalerie tournoyante avec le mouvementé d'un Maturino dans un défilé du +Guaspre. Dans ce _griffonnis_ le Cid fait rage de la vieille épée de +Murdora le Castillan. Écoutez le _Romancero_: «Il défit tous les Mores, +prit les cinq rois, leur fit lâcher la grande prise et les gens qui +allaient captifs.» + +Buisson est allé en Normandie. Il a rapporté de la lande de Laugé de +solides études, de véritables études normandes; il a rapporté «les +chemins verts, les mares perdues dans l'ombre du soir, les ciels verts, +la prime verdure d'avril sur les haies et sous les futaies, les nappes +vertes des prés déroulées sous les bois, les tons bleus et violets si +légers des arbres qui vont ouvrir leurs premiers bourgeons». Mais le +pays de Goya l'appelle, et en l'automne de l'an 1845 son ami Levavasseur +lui écrit: + +_Monsieur_ + +_Buisson, peintre français, fonda de las Naranjas, calle de Jovellanos._ + + C'est donc vrai, le soleil a des rayons étranges + Qui naturellement font mûrir les oranges! + Vous qui n'en aviez vu comme moi qu'au bazar, + --Enfants emmaillottés dans un papier de soie, + Vous en avez cueilli dans votre folle joie + Aux orangers de l'Alcazar, + +Il court les Espagnes; il s'enivre de soleil, il s'enivre de haillons +drapés avec un air de pourpre, de couleurs chatoyantes, d'ombres +rousses, de terrains brûlés, d'horizons en incendie et de firmaments +zébrés; il dessine le mendiant s'épouillant, et la manola alerte, et le +_presidio_ lézardé, et tout le peuple bariolé. Il essaye de fixer en des +pages d'album cette lumière d'or, cette misère splendide. Il croque des +brigands, lazaroni à fusils, se chauffant au crépuscule dans une gorge +morne. Il court ce qu'on voit et ce qu'on montre, les Murillo de la rue +et du _Museo del Rey_. Il s'éprend des vieux et des terribles, de +Correa, d'Alonzo Beruguete, de Liaño, de Gaspar Becerra, de Dominique +Théotocopuli. + +D'Espagne, il rapporte un tableau: une cour au bas d'une église, au bas +d'un énorme Christ en bois peinturluré, hommes et femmes bigarrés +d'écharpes, de mantes, de chapeaux mahonnais, les uns poussant devant +eux des troupeaux de cochons truites de rose; les autres, des ânes se +pressant et se bousculant et tintinnabulant d'alcarazas. Le ciel est +vert sombre avec des filets violets; un coloris brutal, un dessin +violent; mais sous les crudités de ton et les inhabiletés de brosse, une +riche palette, une méritante audace. + +D'Espagne il rapporte une petite eau-forte, une carte de visite. Devant +un terrain qui fuit à perte de vue, caillouteux et désolé comme les +Alpujuras, près d'une source tarie, au pied du squelette d'une +broussaille exfoliée, une tête coupée, les yeux clos, les lèvres +entr'ouvertes, les veines du col bavant sur le sol une mare rouge; un +souvenir des deux Sévillains pantelants, Valdès et Montanès. + +Mais tournez la page des Valdès, des cauchemars, de l'école +_terrifique_, et venez vite voir les beaux enfants, les méplats charnus, +les faisceaux de plis aux jarrets, le potelé, le grassouillet, le dessin +rebondi de l'enfance. Une statuette de Flamand, un Giotto enfant, lui +donnent, celle-ci une étude, celui-là un succès. Une petite fille vue de +dos lui livre un chef-d'oeuvre. Il y a là les caresses de l'artiste, et, +dit-on, du parent. Comme toutes les courbes sont pleines! comme la +pointe lutine! comme elle rondit le long de ce galbe douillet! la +réjouissante graisse étoilée de fossettes! + +Salut, madame la Fable! Elle est vue de dos, laissant pendre un coin de +draperie et se regardant dans un miroir: + + Même quand elle prend, par un beau jour d'été + Au bord d'un fleuve ou sur le sable, + L'uniforme charmant de dame Vérité, + A certain regard effronté, + A cet air nonchalant, au miroir emprunté, + On reconnaît toujours la Fable. + +Cette eau-forte, publiée par _l'Artiste_, est la gravure, moins trois +Amours dans le ciel, d'un tableau de Buisson, qui joua de malheur. Il +fut reçu à l'Exposition de 1848, le 23 février. Le lendemain, tout le +monde exposait de droit. Un instant Buisson avait dû arriver vraiment au +public: on avait parlé de lui pour illustrer _l'Âne mort_ de Jules +Janin. + +1848 a dispersé le cénacle et mis un écriteau à la porte de l'atelier +hospitalier. Mais Buisson n'a laissé partir ses amis qu'après qu'un +chacun a eu un beau portrait à mettre en tête de ses oeuvres. Il a gravé +d'une pointe onctueuse la tête bien en chair du fabuliste; il a gravé +avec la pointe fine d'Henriquel le profil élégant de Levavasseur; il a +gravé la barbe de l'ami Philippe; et quand il les a eu tous +_pourtraicts_, il n'a pas voulu que ces visages qui s'étaient fait face +si longtemps fussent séparés. En mémoire des années qui ne reviennent +pas, il les a tous réunis dans le frontispice du livre de M. de +Chennevières, faisant de l'un une cariatide nue, sortant d'une gaine +l'habit de l'autre, appuyant sa fantaisie architecturale sur la tête de +celui-ci et la couronnant de son portrait: + + Avec les cheveux en broussaille, + Le front saillant et les yeux creux, + Dent qui mord et bouche qui raille! + +Et maintenant Jules Buisson plante ses choux près de Castelnaudary. Il +ne grave plus, il ne peint plus. Il est marié; il cause engrais avec ses +fermiers. Rarement il lit cette _Comédie humaine_ que Balzac lui avait +donnée pour avoir aidé à la décoration de son petit hôtel du faubourg +du Roule. Il s'est retiré en un coin de grasse terre, oublieux de son +talent passé; et si parfois du ciseau qu'il vient de se faire envoyer, +il dégrossit une tête d'animal dans un tronc de poirier, c'est pour +mettre au-dessus de la porte de ses étables. + + + + +NICHOLSON + + +-------------------------------------+ + | Come and see | + | | + | THE LORD CHIEF BARON NICHOLSON. | + | | + | At the Coal Hole tavern. | + | | + | STRAND[1]. | + +-------------------------------------+ + +L'affiche est ornée d'une énorme tête de Nicholson en perruque et en +rabat. + +En bas, à la _bar_[2] de la taverne, vous payez un schelling; montez +l'escalier, et entrez dans la salle. La salle est un rectangle recouvert +jusqu'au plafond d'un papier couleur bois. Aux deux côtés de sa longueur +sont figurées quatre cheminées surmontées de glaces dans des cadres de +chêne, décorés d'arabesques en bronze. La salle est coupée de longues +tables d'acajou; les tables sont entourées de bancs recouverts d'une +moquette rouge jaspée de noir. Sur la table il y a des verres, des +carafes, des bols de verre bleu qui servent de sucriers. Huit becs de +gaz éclairent la salle. Aux murs est appendu le prospectus colorié d'une +école de natation d'hiver; aux murs est accrochée à un clou une plaque +de verre noir portant en lettres de cuivre le mot: _Beds_[3]. Dans le +fond de la salle, le plancher ressaute d'un pied; et au centre de +l'estrade s'élève, réservée au chef baron, une petite table où brûlent +deux bougies. A côté des bougies, au-dessus d'un étain bien luisant, «la +bonne vieille boisson écossaise, richement brune, mousse par-dessus les +bords en glorieuse écume», comme dit Burns. + + [Note 1: Venez et voyez le grand juge Nicholson à la + taverne du _Trou au charbon_, dans le Strand.] + + [Note 2: Comptoir.] + + [Note 3: Il y a des lits ici] + +Aux pieds de Nicholson, sur un canapé au dossier de jonc, sont assis le +greffier, le conducteur du conseil, l'avocat. Une petite barre en bois +blanc, où viennent déposer les témoins, se dresse à la gauche du +tribunal. Dans l'enceinte réservée est encore un grand piano à queue qui +accompagne les chansons grivoises chargées de faire attendre le procès. + +La table la plus rapprochée du tribunal reçoit le jury, jury qui se +recrute parmi les buveurs de «gin» de bonne volonté. Un appel de noms +imaginaires est fait. Chaque juré prend la Bible entre le pouce et +l'index de la main droite, jure de juger d'après sa conscience, baise la +Bible, et la passe à son voisin, qui fait de même, et la baise, et la +repasse. Nicholson demande un cigare. L'huissier appelle la cause. Le +conducteur du conseil, connu sous le nom du _savant sergent_, et qui +s'est occupé avec succès du génie dramatique chez les anciens et les +modernes, lit l'acte d'accusation. L'avocat, qui est un habile étudiant +en droit, présente la défense. On appelle un témoin, puis un autre, puis +un autre. Tantôt il vient une vieille fille les cheveux gris lui +battant sur les joues, lunettes sur le nez, robe rosâtre à volants, +mantelet de soie grise, chapeau avec des bouquets de bluets; la démarche +intimidée, la voix mince et fluette, l'accent pudibond, croisant les +bras sur la poitrine; une personnification femelle du _shoking_; puis +c'est un garçon coiffeur qui entre «comme le torrent de la Moréna», qui +monte à la barre comme on monte à l'assaut, qui frappe du poing, qui a +un toupet jaune ébouriffé, qui se dépêche, qui crie, qui bredouille, qui +répond avant qu'on l'interroge, qui raconte quand on lui dit de se +taire, qui se démène, qui cherche machinalement et fiévreusement son +tablier de sa main, qui s'essouffle, qui se mouche dans son tablier, les +yeux hors la tête, la voix glapissante, haletant, prolixe, bavard et +bavardant, toujours exubérant, toujours parlant;--et ce coiffeur et +cette Anglaise, et ce _blackguard_ et cette lady, c'est un homme, un +seul homme, le même homme! Cet éternel témoin, le chef baron n'a-t-il +pas raison de l'appeler «le plus comique dessinateur de types comiques, +depuis la splénétique vieille fille jusqu'au garçon coiffeur avec son +tablier à bavette»? + +Mais Nicholson a un peu avancé la tête. Il a adressé une question au +témoin, et toute la salle est partie d'un éclat de rire. + +Nicholson est petit, apoplectique. D'énormes favoris noirs encadrent sa +figure carrée et massive, comme la figure d'un financier d'Hogarth. Ses +traits sont pleins et ronds; il a le teint frais; il a de petits yeux +qu'il rapetisse encore en clignant et en plissant la paupière; et ce +manége leur donne une indicible chafouinerie. Rominagrobis faisant le +mort devait avoir cet oeil demi-fermé, narquois et guetteur. Il a la +grande perruque poudrée de chef baron à grands anneaux, tirant sur le +front une ligne droite comme faite à la règle, et trouée au sommet par +un petit trou qui laisse échapper la chaleur de la tête. Il a le rabat +blanc, les manchettes et la grande robe noire. Nicholson ne rit jamais; +il parle lentement; il a dans toute la physionomie comme une bonhomie +bridoisonne, et comme une sournoiserie de vieux juge. Souvent, il fait +avancer sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure en homme de mauvaise +humeur qui boude un mauvais argument. Il joue de façon exquise et de +bonne comédie le perpétuel demi-sommeil d'un tribunal. + +Nicholson se complaît aux causes d'adultère; il a fait son domaine des +infortunes conjugales: tout le scandaleux judiciaire est bien venu de +lui. En ces causes, les grasses façons de dire ont leurs coudées +franches; les équivoques, les allusions, les demi-gros mots ont beau jeu +dans ces libres plaisanteries, dont l'histoire du marron de Sterne est +comme le type. C'est en plein croustillant que Nicholson excelle à faire +les mille et une confusions de «l'Avocat patelin», à jeter au beau +milieu d'une plaidoirie une interrogation cynique, à déchirer d'une +phrase les gazes de pudeur de la défense; et pour peu que les tribunaux +anglais aient évoqué quelque belle «conversation criminelle», aussitôt +la parodie est prête, juge, avocat, greffier se donnant la main. Les +causes s'improvisent, à peu près comme ces drôleries de la comédie +italienne où les acteurs, avant d'entrer en scène, lisaient sur une +pancarte accrochée dans les coulisses le canevas de leurs lazzis. Et +cela dure tout autant qu'une petite pièce de nos boulevards: une +vingtaine de jours, un mois. Nous avons vu toute une soirée débattre la +vraisemblance d'un adultère en cab, avec des: Comment? que vous ne +pourriez imaginer.--L'Anglais, qui aime à boire, va se coucher sur un +verre de grog, et sur un résumé du chef baron de la plus impartiale +salauderie. + +Quelquefois la cour de justice du Trou à charbon évoque une cause +politique réelle ou fictive; alors elle se met à être comme la face +grotesque des haines anglaises. Tout Londres se rappelle le succès +récent qu'obtint Nicholson avec son fameux procès: «Haynau et les +ouvriers de la brasserie Barclay-Perkins.» + +Licence singulière et sans précédent dans les moeurs d'un peuple! Parodie +unique et surprenante! Le jury, et le juge, et l'accusé, et les témoins, +et la défense, et l'accusation,--la Justice! abandonnés à tout l'humour +d'un Swift de taverne, traduisant en libertines railleries l'amère +parole de Shakspeare sur la jugeaillerie humaine: «L'homme, cet être +vain et superbe, revêtu d'une autorité passagère, lui qui connaît le +moins ce dont il est le plus certain, son existence fragile comme le +verre, se plaît, comme un singe en fureur, à exercer les jeux de sa +puérile et ridicule puissance à la face du ciel, et contriste les +anges.» Et chez ce peuple religieux de sa loi, où les plus grands +criminels baissent la tête sous la baguette du constable, cette farce +quotidienne des assises anglaises! là, dans cette salle, un coquin de +Rose-Mary-Lane que l'attorney enverra peut-être dans un mois à +Botany-Bay, vient rire à cette répétition comique des vengeances +sociales! Étrange comédie que cette comédie du _Chief baron_, où la +Bible, et les balances, et le glaive sont chaque jour de l'année bafoués +et traînés dans les éclats du rire! Étrange peuple où toute moquerie +permise n'ôte rien au respect! où la caricature ne fait pas une +rébellion! où, dans le fond d'une allée, au-dessus d'une _bar_ à +liqueurs, un homme peut, tous les soirs, toléré par la police anglaise, +être l'Aristophane de la loi anglaise! + +Nous ne voulons pas essayer une biographie de Benton Nicholson; c'est +une célébrité que nous amenons sur le continent, et le public n'aime à +entendre longuement parler que des gens qu'il connaît. Tout au plus, +nous essayons quelques traits du Falstaff juge. «Les peintres, dit le +vieil anecdotier, prennent la ressemblance de leurs portraits dans les +yeux et les traits du visage où le naturel éclate plus sensiblement, et +négligent le reste.» Ainsi faisons-nous, ne tentant qu'une animée +silhouette et un buste rieur du _Chief baron_. + +Nicholson a été rédacteur de quatre grands journaux; il a donné des +articles au _Times_; il est l'auteur de _Dombay et sa fille_, roman dans +la manière de Dickens. Après le succès de _Gavarni in London_, il a +publié un journal périodique, sorte de Tintamarre anglais, intitulé _Don +Giovanni in London_. Une chose que l'on ne sait guère, même en +Angleterre, c'est que peu s'en est fallu que Nicholson ne fondât le +_Punch_. Ce fut dans la chambre de Nicholson, alors prisonnier pour +dettes, que fut discutée et résolue la venue au monde du drôlatique +journal. M. A. Henning avait apporté _le Charivari_ de Paris. Les +questions matérielles du _Charivari_ de Londres réglées, le bureau du +journal fut ainsi composé: M. Nicholson, rédacteur; M. Landell, +graveur; M. Last, imprimeur. Mais Nicholson ne put sortir de prison +aussi vite qu'il le désirait, et MM. Last et Landell, privés du concours +de Nicholson, appelèrent à la rédaction M. Gilbert Beckett, M. Henri +Mayhew, M. Grattan, et M. Mark Lémon, qui fut le parrain du journal; et +l'appela de ce bienheureux nom: _Punch_. + +Nicholson commença son rôle sur une scène médiocre à la _Tête de +Garrick_; mais il n'était alors qu'un juge d'occasion. Ce fut sous lord +Melbourne que Nicholson fut élevé à la dignité de chef baron, et +représenté dans une colossale peinture avec la robe d'hermine «de son +feu regrettable confrère Jenterden». La première foi qu'il porta cette +fameuse robe, il eut la visite de Jean Adolphus, le père du barreau +anglais «qui joignait à l'esprit, à la sagesse, à la légale sagacité, le +génie non encore vu de faire naître un scandale d'un scandale». + +Depuis lors, sa réputation ne fit que grandir; il n'eut plus seulement +des oisifs, ou de jeunes avocats venant apprendre «à cette mimique du +_Forum_» la repartie vive et l'ironie improvisée, il eut des membres du +parlement; que dis-je? il les fit jouer dans sa grave parade, et les fit +s'asseoir comme jurés à son banc plaisant. + +Ce fut un de ces jours-là sans doute que Nicholson, mis en verve par son +public, prononça cette burlesquement sérieuse apologie de sa _Mimic +Court_: + +«Ce n'est pas, messieurs du jury, que je veuille médire du talent ou de +la sagesse des cours inférieures, _Courts of Chancery_, _Court of +Queen's Bench Exchequer_, _Common-Pleas_, _Old-Bayley_; non, messieurs, +ils ont le génie, ils ont la science; mais, messieurs, il leur manque ce +qui ne manque pas au savant conseil; il leur manque ce que nous avons: +une _bar_ au-dessous de la _bar_[4]. La _bar_ du dessous donne +l'inspiration, l'esprit, l'énergie à la _bar_ du dessus. Messieurs du +jury, croyez-vous que les arguments de sir William Follet perdraient de +leur à-propos arrosés d'eau-chaude et de rhum? ou encore que les +métaphores ingénieuses de L. Charles Phillips perdraient toute leur +grâce pour tremper leurs lèvres à un verre de whiski? Songez encore, +messieurs du jury, quel allégement ce serait à mon savant confrère +Denman s'il pouvait seulement allumer un cigare et prendre un grog au +gin. Messieurs du jury, la panacée des timidités, le coup de fouet de +l'éloquence, le générateur de l'argument, le médecin de la raison, c'est +un verre de champagne. Voltaire l'a dit: + + [Note 4: Jeu de mots sur le mot _bar_, qui signifie + comptoir de marchand de vin, et barre de la justice.] + +«L'homme devient éloquent sous l'influence des grandes passions ou des +grands intérêts. Mon grand intérêt, c'est l'excitant; ma grande passion, +c'est le verre de champagne; et je suis appuyé par ce philosophe dans +mon opinion que l'homme parle et argumente mieux sous l'impression des +excitants que lorsqu'une sage sobriété siége seule, en son chagrin, sur +le trône de l'intelligence.» + +Nicholson est un homme de _sport_; c'est un parieur distingué. Un +rédacteur du _London-News_ nous disait qu'il avait une façon +particulière de juger les chevaux à l'oreille. Il se fait remplacer +pendant la saison des courses, où à Epsom, à Ascot, à Hampton, escortée +de sa tente monstre en toile, sa seigneurie fatigue une salade, coupe +une tranche de rosbeef, remplit un verre d'ale, «offrant le premier +exemple du premier juge qui ait jamais vendu du boeuf à une course de +chevaux». + +Nicholson a un petit lever. Les boxeurs, les maquignons, quelques +acteurs viennent lui faire leur cour. La ruelle est le rendez-vous des +nouvelles du _Ring_; c'est l'endroit de Londres où on sait le mieux et +le plus tôt combien de _rounds_ a donnés Harry-Broome. + +Ses occupations sévères de chef baron ne l'empêchent pas de revenir +quelquefois à la littérature. Le grave emperruqué met alors à son esprit +«des bas couleur de rose». Une fable s'échappe de sa plume entre deux +résumés de la taverne: + + +L'AMOUR ET LA MORT + +«L'Amour et la Mort convinrent de voyager ensemble. La Discorde les +surprit au milieu de leur sommeil et mêla leurs flèches. C'est ainsi que +l'Amour, quand il se propose de frapper les jeunes d'une tendre passion, +tue souvent, et que la Mort, quand elle lance sur les vieux la flèche +fatale, allume un doux attachement.» + +Ne dirait-on pas le goût d'une odelette d'Anacréon?--Nicholson dit +plaisamment, à propos de ses oeuvres rimées, «qu'il est le plus pesant +barde d'Angleterre, un barde de 266 livres». + +Mais, après sa fable, vite il remonte à son siége, il retourne à sa +baronnie; il recommence, applaudi, sa farce étonnante. Il sait que toute +sa gloire est dans sa toge risible, et il se résume ainsi lui-même dans +l'autobiographie de sa main qu'il nous a envoyée: «Je vous livre ceci, +non comme une sérieuse archive, mais comme un satirique souvenir, mon +objet étant toujours d'exciter un rire dans mon auditoire par ma +moqueuse grandeur.» + + + + +UNE PREMIÈRE AMOUREUSE[5] + +La Haye, avril 1845 + +Me voici établie ici, ma chère mignonne. J'ai un très-joli appartement +qui donne sur la place du Marché. Ma chambre à coucher est tendue en +rose; j'ai des jardinières en bambou avec des tulipes qui coûtent +très-cher, à ce qu'il paraît; la petite cage chinoise que nous avons +achetée ensemble au Havre, et dedans des oiseaux bleus et rouges, sur ma +fenêtre:--et vous savez mon nid par coeur. Les indigènes sont +très-curieux de moi. J'arrose mes tulipes. Je ne vis pas beaucoup. +C'est le mieux. Si vous étiez ici, chère belle, je crois vraiment que je +ne regretterais rien de Paris. + + [Note 5: Nous ne sommes guère qu'éditeurs des lettres qui + suivent.] + +Dites à Élisa que je ne puis rien pour elle en ce moment; j'ai été assez +malade; mon entretien ici est coûteux. En deux mots, je suis à sec. +Qu'elle prenne patience. J'ai de fort belles robes, que je ne puis +vendre puisqu'elles me sont nécessaires pour le théâtre; un bracelet qui +ne me quitte jamais, et auquel je ne toucherais pas pour nourrir ma +mère. Vous savez, chère amie, que ce n'est pas le coeur qui me manque; +mais je suis au fond de ma bourse en ce moment, je vous assure. Que +deviennent Edgar et Léon? Que devient Paris? Je n'ai rien à vous dire. +Je vous écris absolument pour que vous me répondiez. Au revoir, ma chère +Louise; je vous embrasse comme autrefois. + +MATHILDE. + + +Dijon, décembre 1846. + +Enfin, ma chère Louise, une bonne et grande lettre de vous! J'en ai été +toute surprise, et j'en suis toute réjouie. Votre lettre me rejoint à +Dijon, où je compte passer l'hiver, attachée au théâtre, vous pensez +bien. Il y a si longtemps que nous n'avons causé ensemble, et tant de +fortunes diverses me sont arrivées depuis, que je pourrais facilement +vous envoyer un in-octavo sur les impressions par moi éprouvées depuis +huit mois. Qu'il vous suffise de savoir, pour le moment, que j'ai été +heureuse à la Haye au delà de ce que je pourrais vous dire! que ce pays +maussade, brumeux, sans soleil ni éclat, garde pourtant mes plus +précieux souvenirs, mes plus chères ivresses; que je l'ai quitté +désespérée, éperdue de chagrin, y laissant désormais tout l'amour et le +vrai bonheur que je puis avoir en ce monde! Je vous expliquerai tout +plus tard; j'ai voulu vous répondre immédiatement pour vous dire que je +vous remercie d'avoir songé à moi, et que je suis aise de votre lettre +et de vous avoir retrouvée. + +Je suis contente que vous ayez rompu avec Théodore: un vilain nom +d'abord! et puis il doit aimer comme son ami Edouard, qui prend ses +maîtresses à proximité du café où il déjeune. Gustave fait-il toujours +des vers? Le brave garçon! il est ennuyeux comme un album. Embrassez-le +de ma part.--Camille est ruiné? Je le crois bien. Il faut avoir trop +d'oncles pour hériter tous les ans. Je me rappelle quand nous avons été +déjeuner au pavillon d'Henri IV, au sortir d'un bal de l'Opéra, et qu'il +voulait allumer son cigare à un réverbère, vous souvenez-vous? + +Que ne vous mettez-vous au théâtre? vous feriez merveille. C'est une vie +animée, pleine de péripéties, de détails émouvants et grotesques, et de +dîners de carton qui donnent à manger. Le théâtre ici manque de femmes; +on n'exige ni talent ni habitude: de la grâce et de la beauté, voilà +tout! Si vous le vouliez je vous y ferais entrer avec moi. Quelque +chose, quelqu'un vous retient-il à Paris?--J'ai mille choses à vous +dire; mais on m'attend chez un correspondant. Je vous quitte. Je vous +embrasse. + +MATHILDE. + + +Dijon, janvier 1847. + +Mon réengagement est signé d'hier. Je ne veux pas tarder, chère belle, à +vous écrire cette bonne nouvelle, sachant toute la part que vous y +prendrez. J'ai eu affaire à un directeur presque amoureux: c'est vous +dire que j'ai tiré à moi la couverture. Comme je ne suis pas +d'aujourd'hui au théâtre, et que je sais sur le bout du doigt tout le +sous-entendu de ces messieurs, j'ai tout précisé. Je ne dois jouer que +trois fois par semaine; et j'ai, de plus, un congé de quinze jours à +prendre quand il me plaira. Vous concevez, ma mignonne, que j'attendrai +un succès, et que le lendemain je me ferai racheter mes quinze jours ce +que je voudrai. + +Encore une fois, que ne vous mettez-vous au théâtre? Votre idée de +Conservatoire est puérile: vous y entrerez très-difficilement; puis, ce +que vous gagnerez vous permettra au plus d'acheter des bouquets de +violettes. Le théâtre, à la bonne heure! Si vous avez quelque chance de +faire fortune, c'est là, uniquement là. Vous savez que si vous avez du +talent, cela sera un accessoire fort généreux de votre part, c'est la +dernière chose qu'on vous demandera. Pourvu que vous ayez la jambe bien +tournée et l'oeil bien fendu, directeur et public seront satisfaits; or +vous avez cela, et, en plus, une jolie voix, et vous êtes musicienne. +Venez ici, je vous fais engager au théâtre. J'ai le directeur dans mon +bas, ou peu s'en faut. Pour ce qui est de vos débuts, ne vous en faites +pas un monstre d'avance. C'est une des nombreuses choses de la vie +auxquelles il ne faut songer que le lendemain. L'habitude du public vous +viendra peu à peu, ma chère, comme toutes les habitudes. Vous concevez +bien que mes conseils et mes exhortations ne vous donneront pas du +courage si vous n'en avez pas. Ceci, vous le sentez, est une condition +toute physique. Mais, rassurez-vous; tout le monde est ému le premier +jour; les débuts sont toujours pleins de troubles et d'émotions, et le +public, je vous jure, le public de province surtout, ne songe pas à se +formaliser de voir une jolie fille embarrassée d'être regardée et qui +rougit sous son rouge. Mais vous ne voulez pas quitter Paris; vous +tenez à votre Prosper. Passons. + +Je vous envoie une lettre pour M. ***, rue...; vous lui direz qu'il vous +fasse entrer au Vaudeville; il sera enchanté de vous recevoir. Puis il +faut voir rue..., nº 9, je crois: en prenant par la rue Montmartre, +c'est la sept ou huitième maison à droite; il y avait des portraits au +daguerréotype à la porte. Vous demanderez M. ***. C'est un charmant +garçon qui a été mon amant pendant deux ans. Il fait des pièces de +théâtre. On l'a joué. Il m'a passionnément aimée; ceci sans fatuité. Je +l'ai rendu un peu malheureux parfois, en sorte qu'il ne m'aura pas +oubliée. Vous lui écrirez qu'il vienne chez vous prendre des nouvelles +de Mathilde ***. Il viendra, c'est sûr. Songez au théâtre. + +MATHILDE. + + +Dijon, mars 1847. + +De soir en soir, je remets depuis quinze jours, ma chère Louise, pour +vous répondre une longue lettre bien bavarde et bien paresseuse en même +temps, de ces causeries à bâtons rompus, à branches cassées, dans +lesquelles l'esprit se pose sans durée et s'arrête sans choix. Depuis +votre dernière lettre, j'ai été occupée d'une façon absolue, excessive. +J'en ai été malade. On a été forcé de faire venir une seconde amoureuse +pour me seconder. Chère petite, quelles fatigues le public nous paye en +bravos! Vous ne sauriez croire à quel point le théâtre est un maître +exigeant, capricieux; comme il vous envahit la vie! C'est un amant qui a +bien besoin de faire plaisir quelque peu pour qu'on le supporte. Enfin +j'attrape au vol une heure de liberté franche et de flânerie: je viens à +vous. J'ai toujours été égoïste. Bah! c'est toujours quelque chose de +bien choisir ses défauts et ses victimes. + +Ma chère mignonne, votre lettre est triste et toute vibrante d'une foule +d'inquiétudes non avouées, et que j'ai bien comprises. Malheureusement, +je ne puis en cela vous venir en aide. Un seul argument peut vous +toucher, et celui-là précisément me manque. Ne doutez pas de ma bonne +volonté et de mes généreuses pensées à votre égard. Croyez à mon +impuissance. Je viens de jouer ces jours-ci un rôle Jenny-Vertpré dans +_Madame Pinchon_. J'ai été rappelée avec deux autres personnes. C'était +la première fois, depuis la Haye, que je revenais ainsi glorieusement +devant le public. Eh bien! aucune jouissance d'amour-propre ne m'a fait +battre le coeur. Ce coeur, cet amour-propre sont si complétement usés que +rien maintenant ne les active, ne les réveille. Quand je ne dédaigne +pas, je suis indifférente. C'est que, voyez-vous, aucun résultat, de +quelque nature que ce soit, ne vaut les peines, les fatigues, les +emplois de force et de pensées qu'on a donnés pour l'obtenir, et ce +qu'on a désiré est toujours au-dessus de ce qu'on possède. Aussi, bien +pénétrée à présent de cette vérité, je ne cours fougueusement au-devant +de rien ici-bas. Si j'ai à portée de ma main des choses désirables et +qui tentent quelque partie sensuelle ou très-délicate de mon individu, +je les prends sans impatience, je les consomme le plus vite possible +afin d'être débarrassée de la fantaisie que j'en ai eue. Si, au +contraire, ces choses sont éloignées et d'un abord difficile, je fouille +mon souvenir, et j'y trouve des joies et des sensations comme il ne me +sera jamais plus possible d'en éprouver, et qui cependant ne valaient +pas mes rêves..... excepté une époque et un amour que je veux +oublier!--Je ne fais plus de course à l'aventure. Je me suis assise en +mon indifférence comme en une stalle commode pour voir la vie. + +Je sais bien que tout ce que je vous dis là n'est guère pratique pour +vous, ma chère belle. Vos illusions sont encore bleues comme des +pervenches ouvertes le matin; vous faites un poëme intitulé: «Misère et +Amour», et vous ne vous effrayez pas du dernier chapitre, qui est +«Misère» seulement. Voyez, moi, j'ai été aimée, idolâtrée, pardonnée et +gâtée comme Manon le fut à peine par Desgrieux. J'ai dormi sur des coeurs +jeunes, forts et valeureux qui ne battaient que pour moi, sur des +poitrines qui bondissaient d'ivresse et d'amour au toucher de ma main, +dans des bras qui étaient toujours amoureux pour m'enlacer, toujours +levés et tendus pour me soutenir, toujours prêts à me défendre; si ma +bouche ne s'est pas usée sous les baisers délirants qu'elle a reçus, +c'est que Dieu l'avait créée sans doute pour cela. Pendant cinq ans, +cette vie fêtée, choyée, enveloppée de mailles brillantes, de dentelles, +de velours, inondée de parfums et de soleil, cette vie a duré sans +relâche; puis, un beau jour, je me suis trouvée seule, toute seule! Mes +oiseaux, qui gazouillaient si bien et si passionnément dans les rideaux +transparents de mon alcôve, se sont envolés l'un après l'autre, me +laissant beaucoup de souvenirs--et autant de dettes..... Tous ces hommes +qui m'avaient sincèrement aimée, qui avaient animé près de moi leur +triomphante jeunesse, qui avaient bu à mes lèvres les ivresses +généreuses de la force, de la liberté, du plaisir réunis, cédaient à la +froide et implacable logique de la vie, à l'inexorable cours des +événements rationnels. Celui-ci s'est marié. Celui-là s'est rangé. On a +fait un préfet de l'un. L'autre, un adorable et séduisant garçon s'il en +fut, élève des bestiaux maintenant, je ne sais où. Enfin chacun +poursuivait son ambition, sa chimère, son intérêt; laissant derrière +eux, et presque sans regret, les ingrats! le nid chaud, parfumé et +joyeux de leurs vraies, de leurs heureuses, de leurs indépendantes +amours!..... Et moi, que m'est-il resté de tout cela? Un coeur usé, +vieilli par ces abandons et ces désenchantements successifs; +l'impuissance d'aimer; une vie incertaine, jetée au hasard de la faim et +de la maladie! Rien dans mon existence, plus rien dans mon coeur: voilà +le résultat des plus belles et plus heureuses amours qu'il ait été +possible d'avoir en ce monde. Si cet exemple vous sert, tant mieux! Mais +j'en doute. Si vous suiviez un bon conseil, vous quitteriez votre Paris, +votre Prosper, et prendriez un engagement pour la province. Vous vous y +formeriez à la scène. Vos études seraient bonnes, parce qu'elles +pourraient être suivies. Au bout de deux ou trois ans, vous auriez +peut-être du talent, et à coup sûr une routine aisée, suffisante. Vous +retourneriez à Paris dans de bonnes conditions, et votre existence +matérielle serait au moins assurée. + +MATHILDE. + + +Dijon, septembre 1847. + +Chère bien-aimée, avez-vous cru que je vous abandonnais? Non, n'est-ce +pas? Notre liaison n'est pas une de ces liaisons ordinaires qu'un +silence fait défiantes. Vous me connaissez assez pour ne pas entrer en +doute sur mon compte pour une paresse de plume. C'est sur l'intelligence +de votre coeur que je compte pour ne pas me condamner sur les apparences, +et pour croire que, malgré mon silence inqualifiable, je vous aime +toujours, et que vous êtes toujours tout près de toutes mes pensées. +Trop de charmants souvenirs lient mon souvenir au vôtre pour que je +puisse oublier. + +Si donc aucun message de moi n'a volé vers vous, accusez-en, chère +petite, ces mille accablements de l'esprit découragé, ces riens qui se +définissent difficilement, qui vous taquinent la pensée et la vie, ces +ennuis de toute sorte qui, malgré leur vulgarité et leur insuffisance, +ramènent à eux des facultés portées vers un point plus élevé et plus +sympathique, en les isolant forcément de leur centre choisi. D'abord +j'ai été accablée de répétitions et de lectures. Puis j'ai eu, non un +amour, mais une liaison très-mouvementée,--comme disent MM. les +romantiques: un père prudent, qui s'est jeté entre son fils éperdu et +fou de passion, dont l'âme et la vie étaient fatalement livrées à cette +sirène dangereuse que je suis, disent MM. les Dijonnais, et qui l'a +arraché aux séductions bien émoussées, hélas! de votre désenchantée +Mathilde. Cet incident m'a pris du temps et quelques préoccupations. Ce +jeune homme, le seul qui vaille la peine qu'on s'occupe un peu de lui +dans tout le département, a été malade de chagrin; mais il a engagé à sa +famille sa parole d'honneur que tout était à jamais fini entre nous; et +malgré tout, il tient sa parole! C'est beau!... mais j'enrage! Le +malheureux est chaque soir au théâtre. Si je suis en scène, il me mange +des yeux; quand je suis dans ma loge, il rôde autour comme autour d'une +chandelle un papillon. Les jeunes gens de Dijon, une sotte et cancanière +engeance! sont vivement émus, et suivent avec une fièvre de curiosité +les phases de ce petit roman provincial; il y a des paris d'engagés. Au +milieu de cette effervescence, je suis d'un calme splendide, en +apparence; car au fond je suis animée d'une colère assez colorée envers +le père; et j'ai pour le fils un âpre regret, fruit de l'amour-propre et +de l'entêtement. Avouez qu'il est difficile de se disséquer avec une +meilleure grâce. + +Et vous, cher ange, que devenez-vous? Comment menez-vous ces bienheureux +drôles qui ont le droit de vous aimer et l'adresse de vous le prouver? +Quelle génération éclopée et infime! Ces petits jeunes gens-là ont l'air +de sortir de nourrice. Quel rien, et quelle fatuité! Ils sont poussifs +comme des danseuses, et bêtes comme des écuyers. Ils n'ont que deux +talents: celui de s'essuyer les lèvres, comme s'ils venaient de boire du +madère, celui de marcher comme s'ils venaient de monter à cheval. Ah! +les amusants petits bonshommes, avec leurs vices à bon marché, leurs +ostentations, leur manque d'esprit, leur manque d'argent, apitoyant tout +le monde,--et nous-mêmes,--des efforts qu'ils se donnent à paraître +riches; commanditant à plusieurs les caprices d'une femme; subsistant de +petites caresses et de grosses lâchetés! Amoureux de papier mâché, gris +d'un doigt de vin, sur les dents d'une nuit blanche, fatigués, usés, +blasés, finis! Ils se mettent à trois pour parier un louis sur un cheval +qui appartient à un de leurs amis; ils fument leur cigare à la portière +quand ils sont en coupé de louage, et on les rencontre au bal masqué +avec leur papa! + +Au revoir, ma belle mignonne. Je baise vos beaux yeux qui, je l'espère, +ne m'envoient pas de grands vilains regards de courroux. Ah! si j'étais +là-bas, je ne m'inquiéterais guère; mais de si loin, on a si peu de +moyens de conviction! + +Au revoir et mille baisers. + +MATHILDE. + + +Marseille, décembre 1847. + +Vous ririez bien de me voir vous écrire, ma chère Louise, sur un coin de +toilette, tout encombrée de pommades et de peignes à bandeaux. Je vous +écris de ma loge pendant un acte où je ne parais pas; mon encrier est +tout près de mon rouge végétal; j'ai pour tabouret un carton à chapeau. +Mon habilleuse dort ou à peu près. J'ai encore une demi-heure avant +d'entendre la sonnette au foyer. Causons. + +Dimanche prochain, le public de Marseille va être appelé à décider du +renvoi ou de l'admission des artistes. La soirée sera, dit-on, des plus +orageuses.--Comme dans beaucoup de villes de province soucieuses de +ressembler à Paris, se montrer fantasque et irraisonnable est une preuve +de haut goût et d'exigences motivées. Puis les jeunes gens et les +officiers, toujours peu alliés, jugent la femme bien plus que l'actrice, +et profitent souvent du tumulte et des discussions théâtrales pour vider +des querelles de rivalité ou d'amour. Quant à moi, j'ai ici une +réputation d'esprit qui me nuit auprès des négociants, seuls individus +qui par leur position financière soient acceptables. Je suis pour eux un +charme dangereux, une attraction malfaisante, un feu follet séduisant, +mais qu'il faut bien se garder de suivre, car il vous entraînerait sur +des routes pleines d'abîmes. Le soir, sur le quai, tous ces honnêtes +richards du négoce, qui guettent leurs arrivages de coton et d'indigo, +se pressent autour de moi, me regardent et m'écoutent; les plus osés me +suivent jusqu'à ma porte, mais ils s'arrêtent à l'antre de la +louve!--J'ai à la tête de mon parti un officier de marine dont vous +seriez amoureuse, j'en suis sûre: un bon et brave garçon, gai et crâne, +ami de mes amis, qui m'aime comme un niais, c'est-à-dire sérieusement et +qui va se faire quelque affaire fâcheuse dimanche, j'en ai peur. Déjà +hier, j'avais deux rôles pour ma soirée, et on avait dit dans la ville +que quelques jeunes gens devaient commencer les hostilités contre les +artistes. Mon officier s'en va, en grande tenue, l'épée au côté, se +planter au milieu du parquet, deux de ses amis un peu plus loin pour le +soutenir. Là, avant le lever du rideau, il fait grand tapage, et jure +par tous les saints du paradis que le premier qui sifflera la perle du +théâtre, madame Mathilde, sera souffleté par lui. Aussi ai-je été bien +accueillie à mon entrée en scène. Il est vrai que mes costumes m'ont été +envoyés par Babin, et qu'hier précisément j'avais de très-belles +toilettes. Enfin nous verrons la décision de dimanche. Mon coeur est +toujours le même, rempli du souvenir d'Alphonse, inaccessible à tout +amour nouveau! Je n'ai pas encore d'amant et n'en prendrai que par +intérêt: c'est ignoble! mais c'est ainsi! + +Et vous, chère enfant, quelle nouvelle de bourse ou de coeur? Avez-vous +trouvé un filon? Croyez-moi, presque tous les hommes n'ont bien +réellement qu'une valeur d'utilité. Êtes-vous toujours aussi remplie +d'Octave? Celui-là est au moins un loyal et excellent coeur; et il offre +à l'amour des circonstances atténuantes. + +Envoyez-moi quelques notes de l'archet éblouissant de Musard. Cela me +rappellera des jours de joyeuses folies, et d'ardentes fêtes, et de +radieuses jouissances, jours que je ne regrette pas d'avoir vécu, que je +ne regrette pas de ne plus vivre.--Mon entrée arrive. + +Adieu, aimez-moi. + +MATHILDE. + + +Marseille, décembre 1847. + +Je ne veux pas manquer à votre découragement, ma pauvre chère amie. Si +vous étiez heureuse, gaie, je serais moins empressée. Mais vous êtes +triste, accablée de soucis, je me dois donc à vous. + +Hélas! je comprends votre situation, je la sais d'expérience, dans +chacune de ses phases, dans la plus mystérieuse de ses douleurs! Moi +aussi j'ai passé par là! moi aussi j'ai supporté les gênes +journalières, les privations silencieuses, les anxiétés résignées, les +inquiétudes du lendemain, pour garder un amour en lequel ma folie avait +foi, et qui empruntait surtout à mon imagination et à mes propres +délires ses attraits les plus séduisants, ses formes les plus +charmantes! L'amour m'a quittée et la misère m'est restée. Ceci m'a été +une déception profitable; car j'ai compris l'égoïsme des hommes ou leur +insuffisance. On ne me reprendra plus aujourd'hui à avoir des transports +d'ivresse dans une mansarde, à préférer une étoile à un diamant! à +porter des robes d'indienne vertueuses, à négliger d'avoir des bas de +soie!--Bien entendu que je ne parle pas d'Alphonse: son amour a été ma +seule réalité vraiment enivrante, vraiment sincère et divine, sans +désenchantement, sans rien qui soit venu faire réfléchir mon esprit ni +glacer ma tendresse! Toute femme, quelque dépravée qu'elle soit devenue, +porte en elle, dans un sanctuaire réservé, un nom, un souvenir, une +rêverie, une croyance! Choses saintes et bénies qu'elle garde en elle, +comme des perles au fond des vagues! qu'elle préserve des souillures et +des atteintes honteuses de sa vie vagabonde et maudite! vers lesquelles +elle se retourne aux heures du recueillement et de la pensée régénérée, +et qui sont la religion de son esprit sans foi ni respect!--Alphonse est +tout cela pour moi. Il est à part de ma vie, de mes froids +raisonnements, de mes implacables dédains pour tout ce qui tient aux +amours et aux amants.--Ceci posé, revenons à vous. + +Je vous porte, chère enfant, un intérêt sympathique; je voudrais vous le +prouver d'une victorieuse façon. Mais l'impuissance est là. + +Devant la passion, l'esprit le plus clairvoyant n'a aucun succès. Je ne +veux pas ergoter avec vous comme un pédagogue et chercher à vous +extirper la folie amoureuse qui envahit aujourd'hui tout votre être; je +n'y réussirais pas, je le sais d'avance; à quoi bon alors? Seul, le +temps guérit d'aimer. Mais il nous est donné de souffrir, de souffrir +longtemps avant de guérir. Les illusions tombent une à une, et si +lentement qu'on est bien vieille quand le coeur en est vide. C'est un +débarras qui ne se fait pas tout d'un coup. Mais le mieux, croyez-moi, +se fait tous les jours. Tous les jours, sans que vous vous en doutiez, +vous venez à moi. + +Et l'on a beau faire, il y a toujours des choses qui reviennent!--Je ne +sais l'autre jour, dans quel méchant vaudeville où je jouais, il y avait +un couplet sur cet air triste qu'il aimait tant et qu'il chantait à ses +heures de gaieté. Je me mis à me ressouvenir... Nous étions tous les +deux dans une brasserie, aux portes de la Haye,--un petit jardin planté +d'acacias; mes genoux touchaient ses genoux: rien ne nous venait aux +lèvres à nous dire... Il m'a cueilli en route un gros bouquet de toutes +sortes de vilaines fleurs; et j'étais à bout de bras de les porter.--La +nuit venue, nous voulûmes revenir à travers champs. Il y avait de petits +fossés avec de l'eau. Il me donnait la main pour sauter; à chaque fossé, +c'était une histoire! Je mouillais mes bottines; et lui, riait. + +Mais au nom de notre amitié, ne parlez jamais à Amédée de la confidence +que je vous ai faite. S'il vous en parle, bien! mais ne prenez pas +l'initiative. Alphonse est marié à présent; je ne veux pas que son ami +me croie capable de le compromettre, en mettant son nom en villanelle, +et l'histoire de nos amours en rondes que je chanterais à tue-tête sur +les chemins.--Je compte sur vous. + +MATHILDE. + + +Marseille, décembre 1847. + +Aussitôt cette lettre reçue, ma belle amie, vous irez chez Bethmont, au +coin de la rue Louis-le-Grand, et vous lui demanderez pourquoi il ne m'a +pas envoyé mes bas rouges. Il me les faut absolument d'ici à mercredi. + +Je vous écris toute triste. Mon officier de marine a été tué avant-hier +par un jeune homme de la ville. Cela a eu du retentissement, de sorte +qu'on me regarde un peu ici comme un phénomène. + +Je vous recommande mes bas. J'en ai absolument besoin pour la semaine +prochaine. Je ne comprends rien à ce retard. Le messager était payé. + +Toute à vous. + +MATHILDE. + + +Marseille, janvier 1848. + +Que voulez-vous, ma bien chère Louise! la vie est une chose railleuse et +hostile qu'il faut énormément de dépravation pour braver, ou une force +de dédain philosophique plus énorme encore pour dominer. Les +intelligences fortes et arrogantes y succombent souvent; comment nous, +pauvres femmes, avec nos esprits délicats et frissonnants, nos coeurs +peureux et faibles, pourrions-nous trouver la lutte victorieuse, la +vaillance persévérante, la résignation pleine de grandeur et de courage? + +Vraiment, vos ennuis sont une injustice de la Providence, un manque de +goût du hasard; et si j'étais à leur place, vous n'auriez qu'à envier un +peu de noir à votre ciel pour en changer l'azur éternel. Par malheur je +ne suis ni la Providence ni le hasard; et je ne puis que vous prêcher +une théorie peu élevée. Ce n'est pas la théorie de la conscience haute +et fière, qui ne trouvant pas d'issue ici-bas transporte plus haut ses +valeurs méconnues et ses blessures sans récompenses; c'est tout +prosaïquement de l'épicurisme d'oeuvres, et de l'étourdissement moral. + +Pour moi, je ne m'étourdis plus. A force de s'être soûlée à toutes les +coupes des rêves et des erreurs de la vie, mon imagination a une si +forte tête qu'elle ne peut plus se griser; et quant à mes sens... vous +savez le respectueux silence que je garde aux morts... + +Que vous dire! Tenir tête à l'orage, c'est de la folie présomptueuse; se +laisser aller au courant, c'est de la lâcheté. Que faire alors?--Allez, +ma pauvre enfant, comme les condamnés qui, en faveur de leur arrêt +impitoyable, trouvent partout autour d'eux l'accomplissement matériel de +leurs funèbres et derniers désirs, nous qui sommes condamnées, de par +les préjugés du monde, à un différent supplice, demandons aussi à la vie +notre poulet et notre vin de Bordeaux. + +Votre chambre est prête. Je vous attends. + +Votre amie. + +MATHILDE + + + + +CALINOT[6] + +Pauvre innocente vie que cette vie de Calinot, qui semble écrite tout +entière pour une parade des Funambules; écoulée doucement sans peur, +sans reproche, sans haine, sans remords, sans regrets; innocente comme +une parade où Pierrot,--Pierrot le mime, Pierrot le muet,--où Pierrot +parlerait! + + [Note 6: Calinot, à l'heure présente, est une figure + très-populaire. Théodore Barrière en a fait une pièce, et + chaque jour le petit journal augmente d'une naïveté nouvelle + le chapitre des naïvetés de ce petit-fils de Lapalisse. Mais + en 1852, lorsque nous avons pour la première fois biographié + Calinot, ce n'était encore qu'une légende flottante dans la + _blague_ des ateliers.] + +C'est une parade, si bien une parade, que, lorsque Camille, le metteur +en scène, le souffleur de toutes ces naïvetés, n'est plus là pour lui +donner la réplique, l'histoire et la légende prêtent toujours à Calinot +pour partners de ses janotades deux autres drolatiques. Vous savez ce +seigneur de la légende allemande entre deux chevaliers qui chevauchent à +côté de lui, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche? Eh bien! comme le +seigneur allemand Calinot chevauchait entre deux chevaliers: V... et +L...--V..., c'était la phrase française en habit de marquis;--L..., +c'était une mémoire qui toujours restait court, qui sans cesse buttait +contre le mot propre, qui jamais ne le trouvait. C'est V... qui disait: +«Il me semble que le crépuscule s'annonce, je vais mettre mon _peplum_; +et encore, après avoir chaviré: «Je jure Dieu de ne plus mettre le pied +dans cette caravelle!» C'est L... qui annonçait au piquet: «J'ai une +tierce... en ce que tu sais bien, une quinte en ce que tu m'as dit, et +un quatorze... en ce que tu viens de me dire.» Et ainsi il croissait, le +bon Calinot, en grâces et en joyeux devis, entre ce lexique des +_Précieuses ridicules_ et cet incurable oublieur, entre ce purisme et +cette paralysie! + +Parades!--races perdues! ô vieux pitres! tout ce cortége de Momus +populaire, les rires larges et les grosses bêtises, les paternelles +niaiseries! Pantalons et Cassandres, vieux faiseurs de gaieté qu'on +ressuscitait tout à l'heure,--ô Lapalisse! aïeul des naïvetés,--je vous +le dis: Bobèche revivait en cet homme. + +Et l'atelier, qui s'ennuyait de Jocrisse, s'est mis à compiler +l'_enchiridion_ de Calinot, avec un culte de philologue, et l'a +augmenté, et l'a enrichi, et l'a pourléché, et s'est mis à déclamer +ainsi ornée, cette rapsodie du théâtre de la Foire, pour faire suite à +celle que chantait Dancourt en sortant du cabaret de la _Cornemuse_, en +sorte que les écouteurs ont fini par être aussi incrédules à l'endroit +de l'existence de Calinot qu'à l'endroit de l'archevêque Turpin. + +Et pourtant il a si bien vécu, ce mortel désopilant,--qu'un jour il est +mort--du choléra. + +L'existence de Calinot a toutes sortes de tableaux: Calinot +restaurateur,--Calinot logeur,--Calinot commis,--Calinot garde +national. S'il fut tout cela, nul ne l'a jamais bien su. Le savait-il +lui même? Il était de si bonne composition et faisait si peu de +résistance à laisser mettre la main à ses souvenirs à y laisser +ajouter!--Un beau jour, Camille lui persuada qu'il avait été marin; et, +depuis ce jour-là, Calinot se rappelait tout au moins une fois par mois +ses impressions de la _Tremblante_. + +Un grand corps monté sur des jambes d'échassier; là-dessus, une tête +blonde, chauve, inculte; de la barbe; les yeux bonasses; la tête ballant +en avant; dans la pose, quelque chose comme le profil d'une canne à bec +de corbin; une voix pleine d'embarras, obstruée de bredouillements, +notée tout au long de notes innotables;--c'est ainsi fait qu'il a +traversé la vie avec des vêtements trop larges sur son corps maigre, +faisant rire tout le monde, et s'amusant de voir rire tout le monde. + +Les tréteaux du Pont-Neuf ont eu leurs sténographes; pourquoi +laisserait-on perdre ce monument de la _bêtise_ française? + +A côté de cette épopée de cynisme, toute sanglante, de cet «Allons-y +gaiement!» de _l'Abbaye de Monte-à-regret_,--Jean Hiroux,--Calinot a +sa place: c'est un lever de rideau avant la grande pièce. + +Enfant, Calinot, en revenant de l'école, se bat avec un camarade, et +attrape une grande écorchure au front. Au dîner, son père lui dit: +Qu'est-ce que tu as là?--Papa, j'ai rien.--Mais si, tu as quelque +chose.--Je me suis mordu au front!--Imbécile! est-ce qu'on se mord au +front?--Tiens! je suis monté sur une chaise. + + * + * * + +Moi, j'aime bien mieux la lune que le soleil. Le soleil, à quoi ça sert? +Il vient quand il fait jour, ce feignant-là! Au lieu que la lune, ça +sert à quelque chose: ça éclaire. + + * + * * + +CAMILLE.--Veux-tu me mesurer ce tableau? + +CALINOT.--Avec quoi? + +CAMILLE.--Prends le mètre, il est sur la table. + +CALINOT, mesurant:--Un mètre... heu... heu... + +CAMILLE.--Eh bien! combien a-t-il? + +CALINOT.--J'sais pas: le mètre n'est pas assez long. + + * + * * + +CAMILLE.--Prends garde à ta pie, voilà le chat. + +CALINOT.--Laisse donc! une pie, ça vit cent ans! + + * + * * + +«Monsieur, + +«Envoyez-moi les deux Boissieu que je vous ai demandés.....» Ici le +marchand de tableaux meurt. Calinot finit la lettre: «Je vous écris le +reste par la main de Calinot, mon premier commis, vu que je viens de +mourir d'une attaque d'apoplexie.» + + * + * * + +CAMILLE.--Que tu es bête! + +CALINOT.--C'est pas malin si je suis bête, on m'a changé en nourrice! + + * + * * + +Calinot voit un moineau dans le jardin de Camille; il l'ajuste. Il +n'était pas bien pour le tirer; il remonte l'escalier à pas de loup; il +ouvre bien doucement la porte de Camille, bien doucement la fenêtre de +Camille qui dormait.--Pan! + +CAMILLE, se réveillant en sursaut.--Hé?..... hein? quoi? + +CALINOT.--Tiens! j'avais tiré tout doucement. + + * + * * + +«Moi, d'abord, je n'aime pas les lâchetés. Quand j'écris une lettre +anonyme, je la signe toujours.» + + * + * * + +_A M. le maître d'hôtel du Cheval blanc, à Rouen_ (Seine-Inférieure). + +«Monsieur, + +»Je vous prie de me renvoyer mon couteau-poignard que j'ai oublié sous +mon traversin dans la chambre nº 23. + +»Votre dévoué, + +»CALINOT.» + +En cachetant la lettre, Calinot retrouve son couteau-poignard. + +«_Post-scriptum._--Ne vous donnez pas la peine de chercher mon +couteau-poignard; je l'ai retrouvé.» + +CAMILLE.--Tu es bête!... puisque tu l'as retrouvé... + +CALINOT.--C'est trop fort! Tu veux donc que cet homme s'échine à +chercher mon couteau-poignard? + + * + * * + +«Sont-ils bêtes ces gens qui donnent une lettre à un commissionnaire! +ils se figurent qu'il la porte; il ne la porte jamais. Moi, quand je +veux être sûr, je vais toujours avec le commissionnaire.» + + * + * * + +On proposait un parti à Calinot: + +--Que diable veux-tu que je l'épouse, elle a le double de mon âge. + +CAMILLE.--Qu'est-ce que ça te fait? + +CALINOT.--Songe donc! quand j'aurai cinquante ans, elle sera centenaire. + + * + * * + +CAMILLE.--Tâche donc de me rapporter des allumettes qui aillent. + +Calinot remonte avec des allumettes. + +CAMILLE.--Cré mâtin! elles ne vont pas tes allumettes! + +CALINOT.--C'est bien drôle, ça; je les ai toutes essayées! + + * + * * + +CALINOT, logeur.--Oh! monsieur, à tous les prix: dix, quinze, +vingt-cinq. Voyez: la chambre est bien; c'est propre; il y a des +rideaux, une table de nuit... + +--Qu'est-ce que c'est que ça? + +--C'est une truelle. + +--Et ça? + +--Du plâtre et du verre pilé. + +--Tiens! pourquoi donc? + +--C'est très-commode. Figurez-vous, monsieur, que la maison est infestée +de rats. Quand vous en voyez un, vous sautez sur la truelle et vous +bouchez le trou. Dans les chambres à quinze francs, ils vous mangeraient +le nez: on vous donne un masque en verre. + + * + * * + +Dans son jardin de Romainville, Calinot avait un tas de gravois. + +CAMILLE.--Fais un trou, tu mettras ça dedans. + +Calinot n'avait plus de gravois, mais il avait un tas de terre. «C'est +que je ne l'ai pas fait assez grand!» + + * + * * + +Calinot disait: «Napoléon!... un ambitieux! S'il était resté capitaine +d'artillerie et mari de Joséphine, il administrerait encore la France!» + + * + * * + +Calinot, capitaine instructeur: «Eh! là-bas, qu'est-ce qui lève les deux +jambes?» + + * + * * + +Calinot, aux journées de juin: «Si je fais arriver mes hommes tous de +front, les malheureux, ils vont tous être mitraillés!... Si je faisais +tête de colonne à droite, tête de colonne à gauche?--» Il commande: +«Tour droite! tour gauche!» Tout le monde fait tour complet. Une +fusillade terrible part de la barricade. La compagnie de Calinot est +criblée. Le général arrive bride abattue: «Imbécile! vous faites tuer +tous vos hommes!--Ah! taisez-vous donc! ça fait bien moins de mal que +dans la poitrine!» + + * + * * + +Calinot était à deviner un rébus du _Charivari_ dans un café.--Le gazier +sonne pour prévenir qu'il va éteindre. Au bout de cinq minutes, Calinot, +toujours à son rébus, dit: Eh ben! a-t-il éteint, cet imbécile? + + * + * * + +CALINOT.--Je viens de rendre service à un vieux camarade de la +_Tremblante_. Ce pauvre diable! il n'avait pas mangé depuis deux jours. +Je l'ai fait entrer dans une allée, je lui ai donné mes bottes. + +CAMILLE.--Et toi, comment t'es-tu en allé? + +CALINOT.--Ah! tu demandes toujours des explications. + + * + * * + +CAMILLE.--Mon escalier est noir comme le diable. Prends ce bout de +bougie. + +CALINOT, au bas de l'escalier.--Les artistes sont si pauvres! Il en +reste encore un grand bout.--Calinot remonte la bougie. + + * + * * + +CALINOT au Salon.--Ducornet... né sans bras... Qu'éque ça fait, s'il a +des mains? + + * + * * + +CAMILLE.--Eh bien! tu ne viens pas à l'enterrement de mademoiselle Mars? +tous les artistes y seront. + +CALINOT.--Je ne vais à l'enterrement des gens que quand ils viennent au +mien. + + * + * * + +Camille donne à Calinot une canne avec une très-belle pomme de Saxe. La +canne est trop grande pour Calinot.--Calinot la rogne de la pomme. + +CAMILLE.--Pourquoi ne l'as-tu pas rognée du bas? + +CALINOT.--C'était en haut qu'elle me gênait. + + * + * * + +CALINOT malade, se plaignant de la sonnerie des cloches, qui lui brise +la tête:--Pourquoi qu'on n'a pas mis de la paille dans la rue? + + * + * * + +CALINOT, mourant du choléra.--Je meurs comme le Christ, à quarante-trois +ans. + +CAMILLE.--Tu te trompes, mon ami, il est mort à trente-trois ans. + +CALINOT.--Eh ben! il est mort dix ans trop tôt. + + + + +ÉDOUARD OURLIAC + +En ce temps-là, c'était le beau temps, le beau temps et l'âge d'or du +roman. Par ces années de grâce littéraire, il y avait beaucoup de gens +qui faisaient des livres, et il y avait, de gens qui en lisaient, plus +encore que de gens qui en faisaient. Le lecteur de 1830 était un lecteur +dévoué, incomparable, héroïque, inassouvi: il lisait tout. Que le livre +eût un titre un peu affriandeur, le livre était enlevé. En ce temps, les +maîtresses de cabinet de lecture, à ficeler les paquets de leurs +abonnés, avaient les doigts comme des maîtresses de maison qui couvrent +leurs confitures. + +Aux vitrines, les lithographies pleines de meurtres, de femmes +renversées par terre, de mares de sang, de lumières de coups de +pistolets, de malédictions paternelles, s'étouffaient l'une l'autre. Ces +lithographies étaient d'un _faire_ féroce. Elles étaient plus hautes en +couleur, et plus énergiquement crayonnées, et plus tirant l'oeil les unes +que les autres: on aurait dit des saltimbanques qui se disputent la +foule à renfort de tapage.--Édouard Ourliac fit son entrée dans le monde +littéraire à coups de lithographies; la première annonçait _l'Archevêque +et la Protestante_ (1832); celle qui suivit, _Jeanne la Noire_ (1833). +L'éditeur était Lachapelle, cet audacieux d'alors qui imprimait à peu +près tout ce qu'on lui apportait, à la condition qu'on lui donnerait +gratis un second roman, si le premier faisait son bout de chemin. Madame +Cardinal, de la rue des Canettes, la bibliothécaire du roman moderne, +vous dira qu'Ourliac lui recommandait de passer sous silence ces deux +péchés de jeunesse, à qui lui demanderait son oeuvre. + +La voie d'Ourliac, Balzac l'a définie d'un mot, Ourliac retournait +l'ironie de Candide contre la philosophie de Voltaire; et de l'ironie +il essaya toujours de faire une arme d'Église. Il se moqua au nom du +Christ. Là est l'originalité du talent d'Ourliac. Ne lui demandez ni une +forme neuve, ni un cadre bien original. Il a un peu lu, et +malheureusement il a beaucoup retenu. Mais où il est bien lui, comme +mode d'idées, c'est dans ces nouvelles où il exhorte à la religion en +raillant le siècle, et paradoxant _ad majorem Dei gloriam_. Cette façon +singulière de faire servir à la maison du Seigneur les étais de la +maison du diable, marquait un esprit osé, décidé à faire flèche de tout +bois. Elle parut sans doute de bon aloi à de plus casuistes que nous; et +Ourliac fit école de Rabelais de sacristie. + +Peut-être bien, en ces baliverneries sérieuses et de consciences, y +a-t-il un grain de trop gros paradoxe, et le réquisitoire du chrétien +pourrait-il être moins partial. Peut-être bien y a-t-il exagération à +mettre comme dans _l'Épicurien_, toujours l'indigestion à côté du +souper, l'hôpital après l'amour, la santé à côté du jeûne et des +macérations. Mais cela est sauvé par l'intention.--Puis, ces rieuses +morsures d'un esprit antirévolutionnaire, il en use à toute outrance +contre le journal, dans le conte humoristique des _Phillophages_. Les +colères qui s'allument, les pavés qui se remuent, les gamins qui +deviennent des héros, les révolutions qui mijotent, toutes les +catastrophes privées et sociales, il porte tout cela au compte de ce +carré de papier qu'on passe sous les portes le matin. La presse est pour +lui «une correspondance bien réglée entre quelques gens qui ne pensent +guère, et beaucoup qui ne pensent pas».--Là, dans le _Bien des pauvres_, +c'est une ménippée, le rire aux lèvres, contre les hôpitaux, ou pour +mieux parler contre la charité constitutionnelle Ourliac dit tous les +biens de l'administration des hôpitaux et hospices civils de la ville de +Paris. Il s'étend sur les difficultés de résoudre le problème d'obtenir +entrée dans un hôpital sans être tout à fait mort. Il montre le médecin +plus ami de la science que du malade. Il fait les infirmiers ivres, la +miséricorde et la sollicitude nulles en cette maison des pauvres; et +comme le conte approche de la fin, un curé entre en scène, qui argumente +contre les réconforts laïques, appelant les hôpitaux «une voirie», et +recommence le procès aux spoliateurs du clergé. Mais le pauvre Ourliac +devait mourir dans une manière d'hôpital, et on ne peut guère lui en +vouloir de s'être vengé par avance. + +Ourliac était un petit homme imberbe comme un acteur, et pâle. Son teint +était bilieux, son oeil pétillant. Des lèvres minces et faites à point +pour le persiflage complétaient un remarquable masque d'ironie. «Il +n'avait rien,--dit-il quelque part de lui, sans se nommer,--il n'avait +rien qui prévînt en sa faveur; point de cet air de franchise et +d'étourderie qui sied à un jeune homme; une tenue circonspecte, peu de +taille, un teint maladif, un visage désagréable, qui frappait pourtant; +des traits mobiles, expressifs quand il s'animait, et un sourire qui +n'était pas sans grâce.» Quand il avait bu, de pâle Ourliac passait +blême; et alors, dans les dandinements et l'excitation de l'ivresse, son +esprit mal d'aplomb entre la fièvre de tête et le mal de coeur, son +esprit «mal réglé, peu choisi, tourné au sarcasme, mais fort plaisant», +éclatait en pantagruéliques gaudisseries. Facétiant comme un Triboulet +de lettres, il jetait au hasard ses joyeusetés intarissables. Il +semblait qu'il tirât au sort dans une casquette les mots et les idées; +et des phrases insolites, les plus étranges défis à la grammaire, des +lazzis en dehors de toute syntaxe, toute une langue tordue comme un +kriss malais, toute une littérature à lui, macaronique et inimitable, +s'envolait de sa bouche crispée par les tournoiements de l'ébriété. Au +milieu des rires qui accueillaient ses saillies, il restait grave et +blême, presque humilié d'une galerie, comme un Debureau sur une chaise +curule. Et, chose étonnante, de ce Pierrot dont il avait si bien la +face, il avait aussi les mignons vices; il eût très-bien passé par les +sept compartiments d'un dessin allemand des sept péchés capitaux. Il +était voluptueux, goinfre, ladre, et, prudent; si prudent qu'il +persuadait souvent le soir à un de ses amis qui s'en retournait de la +rue d'Alger rue des Petits-Champs, que son plus court était de passer +par les Batignolles. Ainsi, Ourliac se faisait reconduire jusque chez +lui; mais il faut dire qu'il payait la reconduite de C... et charmait le +chemin par des romans, récits, histoires, propos, bons contes, +pantalonnades à dérider même un critique de livres ou un habitué de +théâtres. + +Quand, rompant sa chaîne de famille, et parti tout un jour de la maison +paternelle, Ourliac courait les cabarets autour de Paris avec une bande +d'amis, des artistes et des écrivains de son âge,--qui maintenant, sont +d'aucuns des gens décorés et d'autres des maris,--Ourliac lâchait toute +bride à sa verve. Il improvisait des chansons burlesques que les joyeux +faisaient redire à tous les échos de la route du retour: + + Le père de la demoiselle, + Un monsieur fort bien, + En culotte de peau, + Qui voulait tout savoir! + +Sa licence, en ces parties de campagne, passait celle de tous autres; +elle s'égayait jusqu'aux extrêmes crudités du cynisme; puis, quand sa +farce de l'après-dîner avait tout à fait sombré dans l'ivresse, et qu'on +le jetait dans une voiture, Ourliac, à qui le vin «reprochait», comme +lui disait son ami Henri Monnier, était pris de terreurs et de remords. +Des réminiscences religieuses l'assaillaient. Les souvenirs de son +enfance passée chez les jésuites lui revenaient dans la conscience; et +comme un évadé du purgatoire menacé d'une extradition, le glorieux +paillard de tout à l'heure, étourdi, se persuadant que l'omnibus allait +sur lui-même comme un toton, Ourliac disait à demi-voix, d'un ton +effrayé: «Voilà sept fois que ce cocher fait tourner la voiture; et +cependant je ne l'ai pas mérité!» + +A ces petites fêtes sous les treille de la banlieue, quand il s'agissait +de payer l'écot, Ourliac n'avait jamais que quarante sous dans sa poche. +C'était le «_nec plus ultra_» de son appoint. On parfaisait le compte et +tout était dit pour les amis d'Ourliac, mais non pour Ourliac. Il +prenait de ces petites générosités subies, dont il ne devait rancune +qu'à son avarice, une amertume et une âcreté de ressentiment qui devait +plus tard éclater dans _Collinet_. Écoutez avec quelle vivacité et quel +fiel amassé il met certains souvenirs dans son héros: «Il se sentait à +certains égards au-dessous de ces jeunes gens bien vêtus qui lui +faisaient politesse. Il se crut, du moins, obligé de les divertir. Il +les défrayait du reste par des bouffonneries qu'il savait bien lui-même +affectées de mauvais goût... Il plaisantait parce qu'il était pauvre, et +que ces jeunes gens étaient riches; parce qu'il n'avait pas soupé, et +qu'ils soupaient; parce qu'il était triste, affamé, parasite, indiscret; +il plaisantait pour qu'on lui pardonnât, pour qu'on ne lui fît pas +affront; lui qui avait du talent et de l'esprit, il plaisantait pour un +déjeuner.» + +Mais si vous voulez entrer en intime connaissance avec le fond de +l'homme, lisez _Suzanne_. C'est le «moi» d'Ourliac se confessant +lui-même, que ce livre. Tout le mauvais qu'il portait en lui, il se +l'avoue, se souciant peu que ses amis le reconnaissent au visage, et +faisant l'autopsie de ses misères morales avec un détail patient et une +brutale franchise. La peinture de ces défaillances, de ce travail de +l'envie, de ces exagérations poétiques, de cette sécheresse de coeur, de +ce lyrisme aposté, de ces élans calculés, de ce despotisme d'égoïsme, de +cette inquiétude de cerveau, de cette paresse de résolution et d'oeuvre, +de ces expansions épistolaires qui prenaient Ourliac à ses réveils +d'orgie, de cette vanité sans entrailles, de cette intuition un peu +obtuse du sentiment de l'honneur en l'attente du frein religieux, toutes +ces maladies de l'esprit analysées à la loupe, et impartialement +rapportées, donnent à _Suzanne_ l'intérêt d'une dissection sur le vif. +Quand M. d'Hautberchamp viendra lui demander raison, Lareynie ne rougira +pas d'avouer qu'il a peur. Il ne tournera pas sa lâcheté en paradoxe +nouveau: il jouera une merveilleuse scène de Tartuffe couard. Quand +Lareynie a fait que mademoiselle des Ilets l'aime, il faut voir jusqu'au +bout l'agonie de cette malheureuse, tuée à coups d'épingle, et les +jalousies sans amour de Lareynie et les froides insultes. Il y a dans ce +caractère un venin d'envie, un ragoût d'hypocrisie et de cruauté. Puis +mademoiselle des Ilets martyrisée longuement, sciemment, +impitoyablement, une fois morte de par lui, lorsqu'une révolution +soudaine s'est faite en ce Lareynie, lorsqu'il s'est jeté à la religion, +quand toute cette mauvaise instinctivité, toute cette méchante vie, ce +méchant coeur, et ce cabotinage, il les a eu cachés sous une soutane, +même chrétien, Lareynie ne s'humilie pas. Le vieil homme reparaît avec +le vieux levain; et s'en prenant à l'état de la société et au temps, aux +approches d'un an Mil social, d'avoir été le bourreau d'une femme, il +jette au siècle son restant d'hypocondrie: «Je devais rester et mourir +dans la condition où j'étais né. Mais dans quel malheureux temps +vivons-nous? Quelle tempête a soulevé la lie de la société? Quelle +politique insensée a rompu toute barrière et déchaîné toute passion? +Quel anathème pèse sur cette jeunesse sans frein, sans principes, sans +tradition, déshéritée, desséchée dans sa fleur comme une moisson +maudite?» + +_Suzanne_ est l'oeuvre capitale d'Ourliac. C'est une des plus +consciencieuses, des plus fidèles, des plus habiles, des plus +remarquables analyses de caractère qui nous aient été données depuis +1830. + +Malheureusement, il faut revenir à cela: chez Ourliac, les ressouvenirs +de style, d'intrigue et d'inventions épisodiques percent le fond presque +partout. _Collinet_,--_Collinet_ duquel la _Revue parisienne_ +prophétisait: «c'est une puissante et belle comédie dont on tirera +peut-être quelque misérable vaudeville»,--_Collinet_ contient, +déshabillée en prose, toute une scène du _Roi s'amuse_. _Psyllé_ est du +Perrault battu avec du Swift. _Les Noces d'Eustache Plumet_ se +ressentent du compagnonnage de Monnier. La _Légende apocryphe_ emprunte +au grand humoriste du XVIe siècle sa phrase énumératoire et chargée de +mots. Dans SUZANNE, on l'a dit, mademoiselle des Ilets est un calque de +mademoiselle Delachaux de _Ceci c'est pas un conte_, de Diderot. Peters +est parent de Krespel; cette scène fraîche du violon aux Champs-Élysées +dans _Geneviève_, on la retrouve encore dans _Suzanne_. Dans la +_Confession de Nazarille_, vous vous choquerez à des réminiscences +flagrantes d'Eugène Sue, à des profils visiblement dessinés sur les deux +profils de Ruy Blas et de don Salluste. Au reste, sur cette dernière +oeuvre, Ourliac n'avait pas grande illusion: «Je l'ai écrite en +courant,--écrivait-il,--sans copie; je n'en ai point corrigé les +épreuves, et j'en suis sur les épines. Ces morceaux si courts ne font +jamais grand bien, quel que soit leur mérite; mais ils suffisent souvent +à donner une idée parfaite de la pauvreté de l'auteur. C'est +compromettant, comme on dit. Je crains que celui-là ne soit de ce +dernier genre.» + +En dehors de sa verve de partisan catholique, Ourliac a la recherche du +coeur humain poussée jusqu'à l'infinitésimal psychologique, l'observation +épigrammatique, le tour vif et relevé de saillies. S'il avait eu moins +de mémoire, un procédé de style plus fertile et plus varié, nul doute +qu'il n'eût fait sa place grande. Je ne citerai comme exemple de son +talent débarrassé des préoccupations polémiques que cette _Physiologie +de l'écolier_, un petit chef-d'oeuvre, où laissant venir à lui, comme +Jésus, les petits enfants, il a narré finement, joliment, curieusement, +les moeurs et les allures de ces petites âmes qui apprennent +l'espièglerie mieux que toute autre chose. Là, son analyse est +charmante. Elle est comme une récréation dans une cour de pension. + +Mais ce qui fit le plus pour la réputation d'Ourliac, ce fut un petit +volume in-18, publié rue Cassette. L'exemplaire que j'en ai là porte par +hasard, comme revêtement de sa garde, «la Cloche, l'Encensoir et la +Rose,» chapitre 53 de quelque livre poétiquement mystique édité chez +Waille. + +Les _Contes du Bocage_, où vous avez lu cette belle supercherie filiale +de mademoiselle de la Charnaye faisant accroire au vieux marquis aveugle +les succès continus des chouans, alors que les bleus, enfin vainqueurs, +traquent de buissons en buissons les obscurs Philopémens de la Vendée; +les _Contes du Bocage_, tout ardents de l'esprit royaliste, valurent à +Ourliac les chaudes sympathies de la presse religieuse. + +Ourliac s'était marié. La Bruyère dit quelque part: «L'on ne voit point +faire de voeux ni de pèlerinages pour obtenir d'un saint d'avoir l'esprit +plus doux, l'âme plus reconnaissante, d'être plus équitable et moins +malfaisant, d'être guéri de la vanité, de l'inquiétude et de la mauvaise +raillerie.»--Le mariage ne fut pas heureux. Toutefois, on en était +encore aux années de miel, et Ourliac, sur les bords de la Loire, +veillait paternellement, l'esprit détendu et reposé, au succès de son +petit volume. Il écrivait alors: «15 août 1843... Nous avons tous les +soirs ici des nuits d'Opéra, une belle et pleine lune de l'autre côté +de la rivière qui s'épanouit à travers nos feuillages comme une bombe +lumineuse. De tous les coins de notre terrasse, le paysage fait +tableau... Je suis entouré de belles choses à quatre ou cinq lieues de +distance; j'ai visité avant-hier le château d'Azay sur l'Indre. J'ai +toutes les peines du monde à croire que Chenonceaux soit plus beau: une +vraie vignette anglaise, de la renaissance toute pure! et un parc! et +des eaux! La vallée d'Azay est celle du _Lys dans la vallée_. Les +habitants sont furieux contre l'auteur qui a trouvé leurs femmes +laides... Je pêche à la ligne sans aller bien loin et avec succès. Je +n'ai qu'à me baisser pour en prendre. Je pêche les ablettes par +soixantaine. Je trouve à ce prix que tout ce qu'on a dit là-dessus sont +des calomnies. C'est une belle chose que Paris; mais je n'en persiste +pas moins à croire que nous ferions bien, sur le retour, de nous en +venir par ici planter nos choux avec quatre ou cinq amis sensés. La +nourriture saine, le bon vin, le repos, les jardins, le loisir, ont bien +leur mérite. J'ajouterai qu'il y a ici de certains vins qui valent le +champagne.» Cet apaisement de l'idée, ce calme, cet accommodement de +l'esprit aux jouissances terrestres, ce souffle d'Horace, cette pente à +une honnête «humerie» ne tinrent guère contre les avances et les +engagements du parti catholique; et à quelque temps de là, Ourliac +remerciait un rédacteur du _National_ d'un compte rendu favorable, en +essayant de le convertir, quatre pages de lettre durant. + +Dès lors Ourliac appartenait à _l'Univers_, où il apporta les qualités +de son esprit. Mais de ce corps malingre, épuisé, travaillé de longue +main par les agitations et les anxiétés morales, une maladie de poitrine +eut bon marché; et Ourliac, encore bien jeune, mourut à la maison de +Saint-Jean-de-Dieu, rue Plumet. + + + + +BÉNÉDICT + +Il habitait un divan vert quand je l'ai connu. Il avait pour draps un +rideau en percaline lorsque les draps étaient à la blanchisseuse, et +pour couverture un manteau d'Ojibewas en peau, tatoué en rouge de mille +figures qui avaient peut-être l'intention de représenter une chasse aux +bisons. + +Le grand-père de Bénédict avait été un peintre de genre connu, et un +vignettiste couru au temps où les journaux de mode recommandaient aux +élégantes les _casques à la romaine_ en satin jaune, les _robes à +l'anglaise_, et les _sabots chinois_ garnis de falbalas roses. + +Son père était un mathématicien distingué. + +A dix-sept ans, Bénédict, qui se destinait à Saint-Cyr, entra à l'école +préparatoire de M. Loriol.--Il y passa un an, et y apprit le cornet à +piston. + +Bénédict revint chez son père, et se mit à travailler pour passer son +baccalauréat. + +Le père de Bénédict était attaqué de la poitrine. Il partit pour la +Touraine. Dix jours après son départ, il reçut une lettre de son fils, +qui lui demandait 300 fr. pour acheter un canot. Le bonhomme, qui +n'avait plus grande force pour refuser, envoya l'argent. + +Le canot de Bénédict lui amena des amis, et entre autres un jeune homme +nommé Armand, entrepreneur des peintures au Jardin des plantes où son +père était gardien en chef. Armand avait obtenu de dresser un petit +théâtre dans une des serres; et les amis d'Armand répétaient là, avec +leurs maîtresses, quelques petits vaudevilles qu'ils avaient l'ambition +de jouer à Chantereine. Deux ou trois femmes dépareillées s'étaient +jointes à la troupe bénévole. Gaillardement on détonnait le couplet. Les +Finettes et les Nérines avaient cette volubilité de langue nécessaire +pour traduire les Regnards du Palais-Royal. Presque tous les soirs, les +répétitions avaient lieu au Jardin des plantes. Les acteurs étaient bien +près de se prendre au sérieux, et les actrices jouaient pour sourire. Le +public prié était indulgent comme un public qui ne paye pas; et M. de +Saint-Albine eût reconnu que ce n'était pas demander l'impossible à ces +comédiens de la prime jeunesse, que d'exiger «quand ils jouaient +ensemble des scènes tendres, qu'ils fussent, pour ce moment, épris l'un +de l'autre.» Et si bien ils l'étaient, qu'une belle blonde qui répondait +au nom de Jenny, et qui avait pour 4000 fr. de meubles rue de Richelieu, +prit Bénédict en affection. + +Aux beaux jours, ils firent rouler tout aux environs de Paris leur +chariot de Thespis. Ils jouèrent partout,--les beaux fils et les belles +filles,--sur des planches posées sur des tonneaux, avec des lustres +faits d'une herse où l'on plantait des bougies, quelquefois au profit +d'eux-mêmes, souvent au profit des pauvres.--Bénédict passa l'été à +apprendre dans la journée ses rôles pour le soir, par tous les sentiers +de Chatou et de Saint-Cloud, sa Jenny au bras: il lui donnait le ton de +ses couplets, elle lui donnait la réplique de son amour. + +Mais voilà qu'il n'y a plus d'argent chez mademoiselle Jenny. Les +meubles s'en vont. L'oreiller tout passequillé de rubans bleus, et le +lit, et le tapis, et les chauffeuses, tout cela s'envole.--Bénédict +n'hésita pas. Il prit sa maîtresse avec lui, dans l'appartement le son +père. Les 125 fr. par mois qu'il touchait pour ses dépenses de poche ne +lui suffisant plus, il réfléchit qu'il y avait trois pendules dans +l'appartement, et que trois pendules cela faisait deux redites. Il mit +deux pendules au mont-de-piété. Il réfléchit encore qu'un Voltaire en 95 +volumes était une édition gênante, et en quatre voyages, aidé de sa +maîtresse, il le déménagea chez madame Mansut. + +Un matin, le portier de la maison entra tout effaré dans la chambre de +Bénédict, et lui dit: «Monsieur, votre père qui est en bas!»--Bénédict +descendit.--«Je sais tout,--lui dit son père.--Je vous donne huit jours +pour que cette créature quitte la maison. Je reviendrai dans huit +jours.» + +Le jour même, Bénédict alla louer une petite chambre faubourg du Temple. +Un ami le mena chez un juif du quai de la Tournelle, qui, moyennant des +billets payables à sa majorité, lui fournit un mobilier en noyer de 700 +fr. Bénédict s'installa là-dedans avec Jenny. + +L'argent du père s'arrêta; et la misère frappa, brutale, au logis. La +femme qui jadis ne fatiguait ses doigts qu'à porter des bouquets, se mit +à piquer des selles de luxe et à colorier des images, se levant au matin +pour ne cesser de travailler que l'aiguille ou le pinceau lui tombant +des mains de fatigue, à onze heures ou minuit. Bénédict trouva à occuper +sa journée au télégraphe qu'essayait alors de monter l'abbé Gonon. Il +gagnait cent sous par jour, et le soir il pliait des enveloppes qui lui +étaient payées 3 fr. le mille. Pourtant, en cette dure vie, et en cette +chambre ouvrière, l'amour mettait des chansons. Un ou deux de leurs +anciens camarades venaient encore le soir, et alors on se contait, à un +petit feu avare de cotrets, quelques souvenirs des anciennes comédies +qu'on répétait sur l'herbe. Souvent une actrice du Vaudeville, morte +depuis, madame B..., qui connaissait Jenny, venait voir le jeune couple, +traversant comme une fée leurs ennuis journaliers, les égayant à ses +grâces d'oiseau, à ses chants de fauvette; et sachant que leur tirelire +fuyait, hélas! elle les emmenait dîner avec elle, ne voulant pas de leur +écot, et leur disant qu'ils payeraient la prochaine fois. + +«Bénédict,--dit un jour Jenny, nous avons assez mangé de misère comme +ça. Il serait temps de nous retourner. On m'offre 1800 fr. pour aller à +Limoges. + +--Qui ça? + +--Le directeur donc, M. Carrier de Richaux. Tu peux encore t'arranger +avec ton père. C'est un service que je te rends en m'en allant là-bas. +Je t'écrirai, d'ailleurs.» + +A vingt-quatre heures de là, Bénédict frappait à la porte de la maison +de santé du docteur Hoffmann, avenue Fortuné. C'était là qu'était venu +habiter son père. La maladie l'avait gagné, et il sentait qu'elle ne +devait plus s'en aller qu'avec lui. + +«Mon père,--dit Bénédict, quand il fut en face du vieillard, je vais me +faire comédien.» + +Le vieillard pâlit soudainement, et porta son mouchoir à sa bouche. Il +ne répondit pas. + +«J'ai un engagement de premier comique pour Limoges, à 1500 fr. par an; +mais je n'ai rien pour m'acheter des perruques et des costumes, et j'ai +compté sur vous.» + +Le vieillard dit à Bénédict: «Revenez demain.» + +Le lendemain, le père était au lit. Il prit un billet de cinq cents +francs dans un portefeuille sur sa table de nuit, le tendit à Bénédict, +avec ce seul mot: «Partez.» + +Bénédict descendit l'escalier, se jeta dans un cabriolet, et fondit en +larmes. + +Le jour où le théâtre de Limoges fit son ouverture, il arriva à Bénédict +une chose assez romanesque. Le spectacle commençait par une sorte de +prologue pot-pourri, où tous les personnages de la troupe paraissaient +successivement, Bénédict fut placé dans l'avant-scène de droite. C'était +là qu'il devait jouer son fragment de rôle. L'avant-scène de droite +avait été louée pour madame la générale de R... et ses deux filles. Mais +le directeur avait obtenu d'elle qu'elle voulût bien permettre qu'un +étranger de passage dans la ville prît place dans sa loge. Voici donc +Bénédict installé dans la loge de la générale, en habit noir et ganté +frais. Il avait encore une tournure de fils de famille, et ses gestes, +et les mille riens de la pose et du regard disaient un homme bien né. La +conversation s'engagea entre madame de R... et Bénédict, madame de R... +lui demandant «s'il croyait à une bonne troupe», et lui, répondant +«qu'il n'avait pas grande confiance dans ces cabotins de province; et +madame de R.***.--«Vous êtes de passage?--Quelques jours +seulement...--Jolie actrice que cette blonde...--Peuh!--Et où +habitez-vous? A l'hôtel de la Promenade, madame.--C'est le +meilleur.--C'est le seul, m'a-t-on dit.» La conversation allait le même +train que le prologue quand, à ces mots de l'actrice en scène: «Et pas +de premier comique!» Bénédict, soudain levé et comme entrant dans la +voix d'Arnal: «Le premier comique demandé voilà!»--Puis il acheva son +bout de rôle, le public riant, madame de R... toute rouge, et ses filles +se retournant pour voir.--«Oh! madame.--dit Bénédict en s'inclinant bien +bas, quand il eut fini,--que d'excuses!--Cela n'en vaut vraiment pas la +peine, monsieur», répondit madame de R..., d'un ton piqué. + +Deux mois se passèrent.--Un soir où Bénedict jouait _Babiole et Joblot_, +à sa sortie, à la deuxième scène, il reçut une lettre qui portait ceci: +«Monsieur, votre père vient de mourir. Veuillez venir à Paris le plus +tôt possible, et passer à mon étude pour y régler les affaires de la +succession.»--Bénédict suffoquait. La réplique venait. Le directeur le +poussa. Il finit la pièce. Il avait des larmes plein la voix. On crut à +un nouveau moyen comique. On applaudit. + +A Paris, les tristes démarches et les tristes cérémonies faites, +Bénédict apprit qu'il lui revenait 125 000 fr., plus 10 000 fr. de bons +du Trésor.--Il acheta à Jenny des cadeaux. + +En diligence, mille pensées lugubres l'assaillirent d'abord. Il lui +sembla revoir son père, comme il l'avait vu la dernière fois son +mouchoir sur la bouche, et la face maigre. Son dernier mot: «Partez», +lui revibrait douloureusement dans la conscience, avec son accent +précis... Puis, par un de ces jeux ironiques et irrespectueux où se +plaît la pensée, son imagination sauta du cercueil de son père à sa +maîtresse; et il songea au bonheur qu'elle allait avoir à se parer de +tout ce qu'il lui rapportait; et tout songeant, il s'endormit. + +--Monsieur,--dit le conducteur,--nous sommes à Limoges.--Bénédict +abaissa la glace de la portière, et levant machinalement les yeux, il +aperçut à une fenêtre du rez-de-chaussée de l'hôtel de la Promenade, sur +une table, un bol de punch qui flambait et trois hommes attablés autour. +Il descendit. Une main lui frappa sur l'épaule, c'était Alexis, l'un de +ses camarades.--«Nous vous attendions, venez.»--Bénédict trouva près du +bol de punch, Carini, le père noble, et de Richaux, le directeur.--«Et +Jenny? dit Bénédict.--Nous avons une mauvaise nouvelle à vous apprendre, +dit Carini.--Malade?... morte?... et la voix de Bénédict se +strangula.--Rassurez-vous, reprit Carini, elle n'est ni morte, ni +malade; seulement, en votre absence, elle ne s'est pas conduite... Elle +vous a trompé.--Veut-elle se remettre avec moi?--Carini hocha la +tête.--Et qui? dit Bénédict.--C'est moi, monsieur,--dit de Richaux en +s'avançant. Bénédict prit une bouteille de champagne par le goulot, et +leva le bras; Carini le retint.--Monsieur, dit froidement de Richaux, +elle vous a aimé, elle ne vous aime plus. Quand nous nous battrions, je +ne vois pas ce que cela changerait à votre position et à la mienne.--Que +je la voie deux heures seulement,--fit Bénédict,--et...--On va vous +mener chez elle»--dit de Richaux. + +Jenny était sur son lit, les cheveux épars, dans une pose tragique. Elle +s'était faite pâle avec de la poudre de riz.--«Ma mère! ma mère! +s'écria-t-elle en voyant Bénédict amené par Carini qui se retira, dites +que je suis une misérable!--Monsieur, ne me touchez pas!» et Bénédict se +laissa prendre à cette scène de drame qu'il avait vu jouer cent fois à +sa maîtresse sur les planches. + +Au matin, Jenny reprit la promesse qu'elle avait faite à Bénédict de +retourner avec lui à Paris. Jenny ne voulut plus partir. Bénédict la +menaça de se tuer. Jenny promit encore pour retirer sa promesse peu +après. Quatre ou cinq jours durant ce furent des reproches et des +apaisements, des génuflexions et des révoltes, des jalousies et des +miséricordes, des larmes et des trêves qui ne valent pas un récit, parce +que cette déchirante bataille d'un amour vivant avec un amour mort est +toujours la même. Enfin, lassée de ses obsessions, et pour avoir la +paix, Jenny jura d'aller le retrouver dans huit jours. + +Bénédict partit, le remords au coeur. Pour cette femme, il n'avait pas +fermé les yeux de son père. + +De retour à Paris, il reçut deux lettres de Jenny, à huit jours de +distance. Dans la première elle lui demandait 200 francs pour faire le +voyage. La seconde était ainsi conçue: «Cher enfant, je suis indigne de +vous. Que diriez-vous de moi si je retournais avec vous maintenant que +je suis déshonorée? Ah! vous penseriez peut-être que je veux profiter de +la fortune qui vous est tombée. Adieu! Je vous renvoie les 200 francs +que vous m'avez envoyés. Celle qui vous aime toujours.» Seulement--dit +gravement Bénédict quand il raconte cette histoire,--les 200 francs n'y +étaient pas. + +Alors commença une noce énorme et royale. Entre les dix doigts de +Bénédict l'argent coula comme l'eau. Ce fut un gala de trois ans, une +table ouverte, une Cocagne, un festin toujours recommencé. Tous venants +étaient accueillis; tous accueillis mangeaient. Les connaissances des +amis arrivaient-elles au dessert, on relayait le dîner qui repartait de +plus belle, et de la cave le vin remontait. C'était une auberge, une +auberge et un mont-de-piété, cet appartement de la rue +Notre-Dame-de-Lorette. Quand vous aviez mangé trois fois chez Bénédict, +cela vous faisait un droit tout naturel à lui emprunter vingt francs. +Bénédict avait cela d'agréable que ses habits allaient à toutes les +tailles, que ses bottes allaient à presque tous les pieds, et que ses +gants allaient à presque toutes les mains;--en sorte que ses habits, que +ses bottes et que ses gants diminuèrent. Et puis, il paraît encore que +son argent allait à toutes les poches, et comme il en laissait parfois +sur sa cheminée, son argent fit comme ses habits. La troupe de Limoges +s'étant débandée, Carini et Ernest, le second comique, dédoublèrent son +lit et lui empruntèrent ses pantoufles. L'hôtel Bénédict prit vogue, et +comme l'on soupait au homard, tous les drolatiques à jeun y abondèrent. +«Onc ne vis maison de plaisantes gens si largement remplie.» Toutes les +nuits l'on dansait, les refrains grivois battaient de l'aile contre les +vitres jusqu'à l'aube!--Aux jours de soleil, la Seine, l'île Séguin, les +matelottes chez Gentil ou à la Maison rouge, et encore les chansons sur +l'eau. + +Les billets de mille francs s'effeuillaient à tous les vents d'orgie: +Bénédict les regardait s'en aller. Le bohémien Trimalcion s'était fait +une vie à voir la face contente de tous les invités; et comme en une +forêt de Bondy, il s'était tranquillement endormi en l'amitié de tous +ces parasitismes. + +--Bah! dit une fois Bénédict en se levant, si j'allais en Italie?--Je te +suivrai, Bénédict, dit Carini.--Moi, je garde ton appartement, dit un +nommé Vielleux, un ami de collége.--Et moi aussi, dit Ernest. + +Ils partirent, Bénédict, Carini et la maîtresse de Bénédict. Le voyage +n'eut rien de curieux, si ce n'est qu'à chaque ville Bénédict mettait +deux louis dans le gilet de Carini pour qu'un homme de sa société fît +figure; et qu'à chaque table d'hôte, la maîtresse de Bénédict descendait +décolletée, en toilette de bal, avec des fleurs dans les cheveux. + +A Milan, Bénédict avait dépensé trois mille francs. Il faut dire que +Carini avait changé de gilet presque aussi souvent que la maîtresse de +Bénédict avait changé de robe. + +Bénédict partait pour Florence, quand un petit mot d'Ernest le rappela à +Paris. Son mobilier saisi allait être vendu. + +En partant, Bénédict avait laissé 200 francs à Vielleux pour payer un +billet. Vielleux avait mangé les 200 francs, n'avait pas payé, et avait +disparu.--Bénédict sauta du fiacre qui le ramenait des diligences, +arracha les affiches jaunes qui annonçaient sa vente pour le lendemain, +et courut payer chez le commissaire priseur.--Ernest lui dit que +Vielleux avait très-mal agi, en abusant de l'argent qu'il lui avait +confié; que, pour lui, il s'était occupé d'économie politique, et +qu'ayant eu besoin de livres, il devait lui avouer qu'il avait mis au +clou quelque chose de sa garde-robe. Si tu veux,--dit-il en +terminant,--je te lirai cette nuit le livre que j'ai fait. C'est un +travail sur les _Enfants trouvés_.--Bénédict l'en dispensa: il y avait +trois nuits qu'il n'avait dormi. + +Bénédict alla chez son notaire demander de l'argent. Le notaire mit sous +les yeux de Bénédict quatre ou cinq pages de chiffres bien alignés. +Bénédict passa à la dernière page, et y vit un total qui s'étalait sur +six colonnes. Ce total fit réfléchir Bénédict. Il donna congé, vendit +une partie de ses meubles, et s'assit résolûment devant son piano, dans +un plus modeste appartement, rue des Martyrs.--Aux heures rêveuses, +Bénédict avait laissé s'envoler quelques mélodies qui couraient la ville +_incognito_, et avaient leur petite part de gaz et de célébrité aux +cafés chantants et aux petits théâtres des boulevards. Bénédict, +installé rue des Martyrs, ses amis se retirèrent peu à peu de lui, +comme les rats d'une maison qui craque, lui laissant tous ses loisirs. +Bénédict fit de sérieuses études d'harmonie; et dix romances dans un +carton, il se rendit chez Leduc. L'éditeur trouva la musique charmante; +mais, toute charmante qu'il déclarât la trouver, il répondit à Bénédict +que cette musique «ne rentrait pas dans son cadre». + +Bénédict apprit dans la journée qu'il venait de perdre ses quinze +derniers mille francs dans une faillite.--Il est vrai qu'il vendit le +même jour cinq francs une de ses romances à un de ses amis. L'ami +l'exécuta le soir chez un oncle de Bénédict, et il eut le plus grand +succès. + +Il ne jugea pas utile de dire qu'il l'avait achetée à Bénédict. Il +déclara même que ce pauvre Bénédict n'avait pas le sentiment musical, +qu'il ne ferait rien de bon de sa vie. Du salon de l'oncle de Bénédict +la romance passa dans un salon, puis dans un autre; en sorte que l'ami +de Bénédict fut obligé d'acheter une seconde, une troisième, une +quatrième romance, pour se continuer en son talent; et l'ami de Bénédict +fut pendant l'hiver de l'année 1847 l'un des hommes les plus heureux de +Paris. + +Bénédict n'avait pas payé son terme. L'ami le recueillit chez lui +généreusement; mais quand l'album de Bénédict eut défilé, et que +Bénédict un peu découragé trouva moins, l'ami dit à Bénédict qu'il était +obligé de manger dans sa famille; de façon que Bénédict se vit menacé de +perdre l'habitude de dîner. + +Bénédict était comme le Centurion de la pièce espagnole: il aurait pu +sauter trois fois sans qu'un maravédis tombât de sa poche. Il se +ressouvint qu'il avait prêté. Il se mit à faire tous les jours la battue +des obligés, arrachant ce qu'on lui devait, tantôt quarante sous, tantôt +cent sous, et subsistant ainsi. Mais l'alarme donnée de proche en proche +sur ce créancier qui demandait l'aumône, on évita Bénédict. + +A Noël, Bénédict réveillonna rue de Laval, dans un atelier où l'avait +conduit Ernest, et gagna 3 francs au lansquenet. Le lendemain, avec ses +3 francs, Bénédict fit monter un sac de pommes de terre chez son ami. Il +s'agissait d'attendre le jour de l'an, où la tante de Bénédict lui +donnait 40 francs d'étrennes. Il attendait ainsi, se couchant quand il +eut trop faim, la nouvelle année. + +Au commencement de janvier, Bénédict alla rendre visite à l'atelier de +la rue de Laval. Il y resta dix-huit mois. + +C'était, en cet atelier, le phalanstère le plus étrange qu'on puisse +voir. Ils étaient là, cinq qui campaient, tous jeunes, et d'une +confiance effrontée en la Providence. Édouard et Paul étaient peintres; +Maxence attendait pour savoir ce qu'il serait, et Alfred faisait les +commissions.--Bénédict habitait, comme je vous ai dit, un divan vert +au-dessous d'une panoplie. Paul logeait sur quatre planches et un +matelas. Maxence et Édouard couchaient dans quelque chose que l'on +appelait un lit, et Alfred faisait en sorte de dormir sur les quatre +oreillers du divan de Bénédict rangés sur un grand coffre à bois. Tous +les matins, il faisait faim à l'atelier. Avant déjeuner, Maxence +préparait les terrains d'un panneau; Édouard, pendant ce temps, sabrait +le ciel; et quand ils avaient fini, Paul en imaginait le motif à toute +brosse. Le panneau fini, Alfred le descendait chez le propriétaire, +brocanteur singulier, qui avait un magasin de chaussure à vis rue +Montmartre, et un magasin de tableaux rue Notre-Dame-de-Lorette. Le +propriétaire donnait d'ordinaire cent sous du panneau; et l'on avait de +quoi dîner et déjeuner chez Tisserant, au haut de la barrière +Pigale.--Bénédict avait déterré quelques leçons de solfége et apportait, +par-ci par-là, ses quarante sous à la caisse. Au beau milieu de cette +vie de hasard, il composait ses deux belles marches.--Un moment Paul +faillit faire dîner régulièrement toute la société. Picot, le marchand +de la rue du Coq-Saint-Honoré, lui payait vingt sous pièce des cartes de +visite avec des emblèmes à l'aquarelle. Tout le monde s'y mit, même +Bénédict. Mais cela ne fut qu'une lueur, et le propriétaire ayant été +_brûlé_ au deux cent quatorzième panneau, on tomba à dîner _Au +Désespoir_, à sept sous par tête. + +Puis, cela finit comme tous les phalanstères qui ne payent pas leur +terme, par une envolée de chacun et par une saisie d'huissier. + +Bénédict est devenu... J'allais, Dieu me pardonne! vous le nommer. + + + + +LA REVENDEUSE DE MACON + +En remontant la rue qui débouche sur le pont de la Saône à Macon, vous +trouvez à gauche une vieille maison en bois. + +La maison est trouée de petites fenêtres carrées qui bâillent, +étranglées pendant deux étages, entre des colonnes cannelées, striées, +imbriquées, losangées, chacune d'un dessin différent de sa voisine. Sur +les colonnettes s'appuient des frises peuplées de satyres et de femmes +nues, celles-ci attaquant ceux-là à travers les guirlandes de fleurs en +ronde-bosse,--naïve représentation mythologique, que les Mâconnaises ne +peuvent regarder qu'en échappade. Quelques petites lucarnes aux toits +pointus, sans volets, laissent entrer au grenier le vent l'hiver, le +soleil l'été. Le bois, qui a vieilli et pris les teintes rubiacées de +l'acajou, est marqueté d'écriteaux numérotant toutes les industries qui +se sont casernées dans cette gigantesque façade de bahut. Une tripière, +un chaudronnier, un marchand de cartons, une fruitière, une +blanchisseuse, se sont établis entre les piliers de bois. Les mous +rose-rouge, les malles de carton aux arabesques jaunes, où les filles de +la campagne apportent leur bagage quand elles viennent à Paris entrer en +service, les linges blancs, les camisoles foncées, pendues comme une +enseigne au-dessus des cuvées de savon, les carottes, les potirons +éventrés, les chaudronneries cuivrées ou toutes noires de fumée, tout +cela fait un tapage de tons et de devantures guenilleuses au pied de la +maison de bois. Entre la tripière et le cartonnier est une fenêtre +hermétiquement fermée dont une persienne est rabattue et l'autre +seulement entr'ouverte; vous apercevez, sur le rebord de la fenêtre, +quelques poteries de Chine ébréchées; vous apercevez, collée à la +vitre, une feuille de papier sur laquelle est écrit: «Madame Javet, +marchande en vieux», dans le fond de la pièce obscurée des +scintillements de vieil or, et comme dans un kaléidoscope plein +d'ombres, les mille couleurs de quelque chose pendu aux murs. + +Que si l'amour du rococo vous fait pousser une porte à côté de la +fenêtre, vous entrez de plain-pied dans le domaine sombre et fantastique +de Goya. + +Dans la demi-nuit au milieu de laquelle jouait une étroite filtrée de +lumière, juchée plutôt qu'assise sur un grand coffre semblable à ceux +des Moresques, apparaissait dans le rayon lumineux une vieille petite +femme vêtue, des pieds à la tête, de noir, et propre comme pourrait +l'être une sorcière hollandaise. Deux mèches grises couraient sous le +madras autour de tempes desséchées; ses yeux sans couleur s'éveillaient +parfois comme les yeux d'un fiévreux; ses sourcils étaient mitan blancs, +mitan noirs. Elle n'avait pas de lèvres. Elle était ainsi, tricotant un +bas de laine noire, et talonnant son coffre, la diabolique petite +créature! + +--Que veut monsieur?--Elle avait déjà fiché son épingle à tricoter dans +ses cheveux, et était déjà à bas de son coffre. + +Elle me fit voir, en trottinant de-ci, de-là, comme une souris, des +fragments de retable en bois doré, bon nombre de saints dépossédés de +leur nez, un gilet pailleté d'argent qu'elle attribuait à Louis XV, un +torse à la Vierge du XIIe siècle au bouton du sein saillant de la robe, +des pendules de Boule délabrées, de petits calvaires en chenille +magnifiquement encadrés; puis, en me tendant un petit plat de faïence: +Un Bernard Palissy!--me dit-elle. Je souris.--Tous les Bernard Palissy, +madame Javet, ont un craquelé.....--Ah! vous savez cela!--Elle jeta le +plat sur un paquet de hardes, décrocha un tableau, ouvrit une armoire, +et me présenta un coquetier, charmant enroulement de plantes grimpantes, +signées de la grâce, du goût, du faire de l'admirable «inventeur des +rustiques figulines du roy».--Combien en voulez-vous?--Et ça?--fit-elle +sans répondre, en fouillant dans ce petit coin où j'entrevoyais une +dizaine de merveilles respectées des siècles, la fine fleur de la +curiosité, dix bijoux de l'art!--Et ça?--C'était une assiette de cristal +de roche aux chiffres d'Henri II.--Et ça encore?--Un étui en émail de +Saxe, à semis de tulipes, enchâssé dans quatre baguettes de vermeil, +tombé de la poche d'une reine le jour d'une révolution. + +Elle épiait de l'oeil les objets dans mes mains; elle les suivait, elle +avançait à tous moments vers eux ses doigts crochus. + +Je demandai le prix de quelques-uns. Elle me fit des prix fabuleux; elle +semblait heureuse de me les voir admirer, inquiète de me les voir tenir. +Je marchandai longuement, elle me remontrant, me retirant les +_mirolifiques_, les replaçant, puis voulant refermer son armoire et nous +jetant le regard du libraire espagnol assassin de l'amateur qui venait +de lui acheter son plus précieux livre. Je lui offris enfin de son étui +le prix qu'elle voulait. Elle toussa, prit l'étui, l'ouvrit, le +retourna.--Je me suis trompée, j'avais oublié. Il est vendu de ce matin. +Vous aimez la dentelle?--fit la singulière femme en faisant disparaître +l'étui; et, sans me donner le temps de répondre, elle ouvrit le coffre +sur lequel elle était assise, et fouillant à pleines mains, elle +retirait des merveilles arachnéennes.--«Mes +dentelles!--disait-elle.--Hein! monsieur, elles sont belles?--J'ai un +fils;--voyez ce picot-là!--mon petit «l'Éveillot», un gamin de dix +ans.--Allons! venez un peu au jour, mesdemoiselles! anciennes, monsieur, +tout cela!--L'Éveillot! Il va bien, cet enfant-là! Je lui ai acheté un +pantalon blanc! il sert la messe dans tous les couvents d'ici et des +environs, et quand il revient, il me dit ce qu'a la nappe d'autel, +combien d'aunes, et s'il y a des trous, si on peut la repiquer. Il aime +les dentelles, l'Éveillot.--Tenez, j'ai attendu dix ans une mort pour +avoir cette gueuse de valencienne-là!--Il est comme sa mère.»--La +guipure, les dentelles de Venise, de Gênes, les beaux points d'Alençon +du XVIIIe siècle, les malines brodées, les réseaux microscopiques de +Bruxelles passaient sous mes yeux; la marchande s'exaltait et se grisait +à parler tracé, bride, couchure, bouclure, rempli, mode, points gaze, +mignon, brode.--«Vous ne savez pas ce que c'est, vous autres! Je me +relève la nuit pour les voir!»--Et elle déployait les dentelles, les +déroulait des cartons bleus, les montrait au jour, les jetait l'une sur +l'autre, les entassait, les mêlait, leur riait, leur souriait! Elle +sortait toutes ces richesses comme du fond d'une caisse magique ne +s'épuisant jamais, et les plus belles et les plus magnifiques venant les +dernières. + +Enfin elle retirait une jupe semblable à cette triomphante jupe de Marie +de Médicis que possédait le marquis de l'Escalopier. De cette jupe, +madame de Lamartine avait offert quinze cents francs; et des grande +dames du département, des mille et des douze cents. Il y a longtemps, au +reste, que les Mâconnaises aiment la dentelle. La chronique du pays +raconte qu'à l'entrée de Charles IX, le père Émot, gardien des +Cordeliers, fut envoyé près du roi, réclamer certaine nappe manquant à +son couvent. Il trouva en entrant chez le roi madame de Tavannes parée +des ornements de la sacristie, dont son mari, gouverneur de la ville, +lui avait fait don. «Le pauvre moine se mit d'abord à genoux devant +madame, et dit hautement que l'on ne fût pas surpris de l'honneur qu'il +rendait à cette vertugale, puisqu'elle était faite d'une nappe qui +avait servi si souvent à l'office divin.» La dame, en colère, lui +appliqua un soufflet; le roi rit; les réclamations en restèrent là. + +Et la marchande causait avec moi de l'hôtel Bullion et des collections +particulières, comme pourrait en causer Gansberg ou Manheim. Des «Lucca +della Robbia» de M. R... aux bijoux de la renaissance de M. de B..., +elle savait par coeur tout le Paris amateur. + +--Et M. Sauvageot, madame Javet? + +--Une jolie collection. C'est dommage qu'il lui manque... Elle s'arrêta +et regarda en face.--Oh! rien, rien, reprit-elle. + +Comme je sortais et que je regardais encore la maison de bois:--Elle +n'est pas dans l'alignement,--entendis-je derrière moi. Je me retournai. +Un membre du conseil général de Saône-et-Loire de ma connaissance me +tendait la main.--Ah! tenez, puisque vous aimez les antiquités, il faut +que je vous mène chez une vieille dame qui demeure en face, madame L... + +Madame L... me promena à travers trois pièces remplies d'orfévrerie, de +ferronnerie, de marqueterie, de verrerie, d'ivoires, de Saxe, de +Sèvres, de Faenza; je ne regardai qu'un petit chef-d'oeuvre de la +serrurerie du XVIe siècle,--une souricière--unique. + +La mère Javet me guettait sur sa porte. + +--Vous avez vu? + +--Quoi? + +--La souricière, la souricière,--reprit-elle deux ou trois fois en +hochant la tête. + +Quelques jours après, j'allai faire mes adieux à madame L... et à sa +collection. Le marché se tenait dans la rue. Les boeufs du Charolais +traînaient pesamment leurs charrettes. Les Mâconnaises, avec leurs +petits puffs noirs sur le côté de la tête, et leurs chapelets d'oignons +rouges pendus au bras, criaient et riaient. On me frappa sur +l'épaule.--Madame L... est très-malade,--me dit le monsieur qui nous +avait introduits chez elle, elle a fait une chute avant-hier en voulant +épousseter ses diables d'étagères! + +J'étais à la porte de madame Javet. J'entrai. Elle était à sa fenêtre et +ne se retourna pas. Il y avait près d'elle un charmant petit bonhomme +aux cheveux blonds frisés, qui se haussait sur les pieds et +tambourinait des doigts sur les vitres, recommençant sa chanson à mesure +qu'elle finissait: + + Grand papa va mourir, + J'aurai sa belle tasse bleue + Qui est sur sa cheminée. + +La marchande, le cou tendu, était collée à la vitre, et son regard fixe +allait de la fenêtre de la malade au bout de la rue. Je me penchai +derrière elle. C'était un prêtre qui débouchait et qui s'avançait vers +la maison de madame L..., apportant l'extrême-onction. Madame Javet eut +un sourire qui montra une rangée de petites dents jaunes et déchaussées. +Elle marmotta, comme si elle grignotait ses mots: Ma souricière! + +L'enfant chantonnait toujours: + + Grand papa va mourir, + J'aurai sa belle tasse bleue + Qui est sur sa cheminée. + + + + +HIPPOLYTE + +La fée Guignolant, berceuse de la duchesse de Mazarin, avait été sa +marraine. La fée Guignolant lui avait fait le tronc et la vue trop +courts, les jambes, le cou, le nez trop longs,--surtout le nez,--les +oreilles et les pieds trop grands, les yeux rouges, et encore l'esprit +fol. Enfant, la fée Guignolant lui avait donné une peau tendre, des +verges dures, des versions difficiles, des camarades batteurs, et des +tartines qui se laissaient toujours choir à terre du côté des +confitures. Une fois grand, la fée Guignolant chercha, chercha,--et le +fit poëte. Puis par là-dessus, elle le fit bureaucrate. + +Dans une de ces grandes casernes civiles où d'avoir été vingt ans assis, +cela donne des droits, et, trente ans, la croix,--au ministère de +l'agriculture, si je ne me trompe, Hippolyte fut parqué avec un +vieillard appelé chef de bureau, homme sans préjugés, qui tout au milieu +de ses verts cartons faisait et refaisait sa cuisine, faisait et +refaisait sa barbe. Le poêle où mijotait la cuisine du chef recuisait le +vieil air du vieux bureau, et des senteurs rances, des empuantissements +de brûlé ou de sauce épandue sur un fumeron, montèrent tous les jours au +nez d'Hippolyte, qui ne put jamais, de ces odeurs, se faire une +habitude. Puis c'était la barbe; et dans quelque verre, le sien ou bien +l'autre, le vieillard mettait un morceau de savon et sur un vieux +papier, tout près d'Hippolyte, déposait les poils grisâtres et +blanchâtres, tout hachés menus dans la mousse blanche. Ce qu'Hippolyte, +crispé et nerveux, souffrit, pour deux pauvres mille francs, de cette +vie en famille, nul ne pourrait le dire; ce qui n'empêcha pas beaucoup +de gazettes du temps de le traiter, lui et trois cent mille autres, de +_budgétivore_. + +Hippolyte avait fait deux parts de son argent: les pipes et les vieux +livres; et trois parts de sa vie: les pipes, les vieux livres et les +femmes. + +Les pipes!--c'était le long d'un des murs de sa chambre le plus beau +musée de _belges_ et de _marseillaises_ culottées: toutes les variations +de ton de la terre et de l'écume de mer, la gamme la plus merveilleuse +de la nuance café au lait à l'ébène, et du pâle à l'intense, et de +l'estompé au cerné! Culots nets et dessinés comme la petite calotte du +gland des bois;--le tuyau, cacheté de cire rouge;--deux clous tenant +chaque pipe à la gorge et pendue.--Hippolyte laissait aller ses yeux sur +elles, avant d'en choisir une, comme un général qui avant une affaire +hésite sur le régiment qu'il enverra à la gloire; ou plutôt c'était le +pacha dont le mouchoir est attendu, et qui s'amuse à le faire +attendre.--Lente affaire, et studieuse besogne, qu'une première pipe! +Les regards amoureux, et le pouce polisseur qui se promènent sur la +suée! La pipe qui commence à se teinter!--Hippolyte était très-beau de +pose et d'attente patiente, quand il fumait cette première pipe. +D'habitude, en cette grave occurrence, une fois assis, il tournait et +nouait sa grande jambe droite autour de sa grande jambe gauche, comme un +sarment autour d'un échalas.--Et quel déboire, quand par malheur la pipe +était rebelle!--comme celle à propos de laquelle un mauvais plaisant lui +dit: «Ce n'est pas étonnant: tu fumes dans un courant d'air.»--Hippolyte +courut fermer la fenêtre. + +Les livres!--Bibliophile, bibliomane, Hippolyte était; et bon vent il +faisait alors aux bibliophiles. Sur les quais c'étaient souvent +trouvailles: manuscrits de Bossuet dans un rayon à 15 sous; et les +épiciers enveloppaient leurs chandelles dans ces chartes de 1400.--Oh! +de ce côté, la mauvaise fée Guignolant avait été battue par la fée des +fureteurs, l'Occasion, bonne fée qui avait souri à Hippolyte tout le +long de la Seine. Dans sa bibliothèque d'acajou, Hippolyte tenait +presque tout son vieux XVIe siècle, disant: bonjour! aux vieux poëtes à +tout réveil, et: bonsoir! à tout coucher.--Et le dimanche, grandes +joies, jour de revue! Le torse ceint d'un gilet de tricot, Hippolyte est +tout à ses amis, à les décrasser, éponger, gratter, rempâter. Aux +feuilles jaunies, un bain de chlore; une tache de rousseur qui commence +à moucheter: vite l'acide oxalique. Si une vilaine larme de graisse en +un beau feuillet: la poudre minérale infaillible. Il les pare, il les +lave, il les fait beaux, le coeur souriant aux grandes marges, aux pages +immaculées, oubliant l'heure, le monde, et son ministère,--et parfois +aussi son pantalon. + +Pour l'Amour,--Hippolyte l'aima presque autant que ses pipes et que ses +livres. Ce qu'il dépensa pour les femmes, de vers, est considérable. +Mais de toutes ses Laures, la plus célébrée, celle envers laquelle +Hippolyte se montra le plus généreux de rimes, ce fut la première par +ordre de date: Émilie V..., une actrice, soeur de cette autre actrice qui +a épousé un préfet. Émilie V... était alors la Contat de l'Odéon. +Hippolyte la vit dans _la Famille Cauchois_ de M. Alexis de Longpré, +«désespérante de beauté et de talent». Et tout aussitôt portier de la +ville et portier du théâtre de n'être occupés qu'à monter chez +«l'adorable actrice» petits papiers, petits rondeaux: «C'est un rondeau +redoublé qu'entre vos mains, madame, on m'a dit de remettre.» Tantôt +cela débutait: + + V..., vous êtes belle entre toutes les femmes! + +Tantôt c'était une _idylle_ de Théocrite: + + J'ai gravé sur le hêtre à Vénus consacré, + Gracieuse V...! votre nom adoré! + Mon intuition pour chiffre y met ce signe: + Une âme de colombe avec un corps de cygne! + +Puis un _lamento_: + + Toujours vous, ô V...! + +Et le lendemain un cantique à la Régnier: + + Et ce corps amoureux plein d'exquises saveurs! + +Cela était devenu si habituel chez mademoiselle V..., que sa femme de +chambre ne regardait même plus dans les lettres dont l'adresse annonçait +l'écriture d'Hippolyte. La déesse chantée, mademoiselle V..., qui avait +entendu dire que les vers sont de certains mots qu'on met un certain +temps à ranger, et qui d'ailleurs ne lisait guère la signature, se fit +cette illusion que tout le public de l'Odéon était devenu amoureux +d'elle,--et poëte; ce qui fit qu'Hippolyte, après trois encriers vidés, +ne recevant pas de réponse, cessa un beau jour d'envoyer à +l'indifférente le journal rimé de son coeur. + +A peine guéri de mademoiselle V..., Hippolyte eut une rechute, et se +remit à soupirer pour une baronne, douée des cheveux d'une comtesse +d'Amaégui, et du teint d'un drame moderne.--Ici, je crois le moment bon +pour vous prévenir que le pauvre poëte avait pris au sérieux la poésie +des autres. Par toutes les oeuvres des chanteurs d'alors ce n'étaient +qu'Espagne et qu'Italie, que galantes folies des siècles romanesques, +qu'amours d'escalade, et que rendez-vous au clair de la lune; le poëte +s'était mis à ne pas vivre la vie, mais à la lire. Il croyait aux romans +comme à une expérience. Et voilà que dans cette cervelle de bonne foi +ainsi retournée par les livres et le théâtre du temps, l'amour prit un +chemin étrange et insolite: le chemin des toits. Encore tout chaud +d'_Antony_, Hippolyte veut prendre sa maîtresse d'assaut.--Si elle me +reçoit, c'est qu'elle m'aime, je l'épouse; si elle ne m'aime +pas...»--Hippolyte ne poussait jamais plus loin le dilemme. Sa +résolution prise, Hippolyte songea à l'exécution; et il arriva--ceci est +historique--qu'en l'une des prosaïques années du dernier règne, ce +romantique consciencieux demanda à un de ses amis une lanterne sourde et +une échelle de corde. De cette demande sérieuse, les romanciers devaient +faire plus tard des charges charmantes,--et l'ami n'eut pas pitié. Il +n'éclata pas de rire. Il joua avec cette folie burlesque.--«Comment! tu +n'as pas une lanterne sourde et une échelle de corde... à ton âge?... +Cela n'est pas possible!... Mais tout le monde a une lanterne sourde et +une échelle de corde!» + +Hippolyte dînait à cette époque à une table d'hôte du boulevard des +Poissonniers. Il y rencontra Cinthie Fiocardo. Lui et elle, ils +dînèrent, ils se virent, ils se plurent, la baronne fut oubliée, et +Cinthie devint Philis sous la plume de l'amant: + + O bien-aimée! + Étoile de ma vie, adorable clarté! + Du soir où je te vis mon coeur fut habité, + Et sa porte sur toi, ma Philis, s'est fermée! + +Cinthie Fiocardo avait été chanteuse au théâtre de Pau. Il lui restait +de sa voix--une guitare. + + Allons! prends ta guitare, + +lui disait Hippolyte dans la langue des dieux, + + Et redis-moi ce chant + Que la nuit j'aime tant + En fumant mon cigare! + +Cinthie prenait sa guitare, et elle apprenait à Hippolyte la romance: + + Fleur des champs, + Brune moissonneuse! + +Hippolyte n'était pas encore de la force de Figaro sur la guitare quand +il s'aperçut, comme par une révélation subite, que Cynthie Fiocardo +avait cinquante ans,--et de plus qu'elle était maigre. Hippolyte chassa +Cinthie, et fit le rondeau: + + Je sais fort bien qu'en ce fatal mystère, + La faute en est à monsieur votre père, + Et j'ai honte à vous dire bas: + Vous êtes maigre! + +Pour vengeance, Cinthie mit en lettres incendiaires tous les romans de +madame Sand, menaçant en post-scriptum l'ingrat de poignard et de +vitriol; ce qui coûta maintes fois quatre sous au poëte,--et des +insomnies. + +Ce fut à partir de ce, qu'Hippolyte fit contre la maigreur un serment +d'Annibal. Il arbora l'enthousiasme de la graisse. Un poëte--qui est +maintenant un académicien--venait de chanter «_la femme de lit_». La +glorification régnait des robustes appas; l'on recommençait les +épigrammes du vieux Maynard: + + Catherine ne me plaît point; + Elle est sèche comme cannelle, + On ne saurait trouver sur elle + Pour quatre deniers d'embonpoint. + +Toutes les plumes jeunes chantaient la Vénus dodue. Un souffle de +paganisme flamand semblait descendu chaud et lourd sur la Poésie. Les +plus timides essayaient un compromis entre le Toucher et l'Idéal. Un de +ceux-là qui voulaient greffer Jordaëns sur Memmeling,--un jeune homme +d'alors,--M. Marc Fournier, écrivait: «Chez les disciples du dogme +nouveau, la femme est chrétienne, même un peu mystique jusqu'à la +ceinture, mais païenne de là jusqu'au talon... Je te salue, Vénus pleine +de grâce!»--Mais ceux-là étaient traités de vieillards. Les enfants +terribles chantaient de plus belle: + + Des seins fermes et lourds, au moins c'est positif! + +Et Hippolyte faisait chorus. Il s'était sacré le Juvénal de l'étisie. +Écoutez plutôt: + + Au nombre des fléaux que sur notre hémisphère + Dieu fit pleuvoir dans un jour de colère, + Il en est encore un qu'on leur doit ajouter: + En Égypte, aussi bien qu'à Saint-Germain en Laye + Comme à Paris, partout où la chair peut tenter, + --A mon avis, si je sais bien compter, + La _femme maigre_ est la huitième plaie. + +Ainsi chantant, il advint qu'Hippolyte aperçut aux vitres d'un magasin +de la rue de Richelieu son idéal--un idéal de beaucoup de kilos, vous +imaginez bien. La forte jeune personne était magnifiquement en chair. +L'ayant vue, Hippolyte se prit à rabâcher à tous ses amis les charmes +de l'intérieur qu'il rêvait: «De joufflus enfants barbouillés enfournant +de longues tartines..., au nez deux belles chandelles..., la mère une +camisole ouverte, les plis mal rangés, écrasant un de ses seins robustes +sur la face du dernier né..., les langes souillés qui sèchent au feu, un +air tiède là-dedans, une atmosphère de poêle..., l'avant-dernier marmot +qu'on nettoie dans le fond..., tout ce que Rabelais et Ostade mettent de +prose et d'humanité autour des joies maritales!»--L'avenir entrevu de +cette grasse façon, Hippolyte, qui demeurait au faubourg Saint-Germain, +se mit à passer rue de Richelieu, pour aller au ministère de +l'agriculture. + +Quelques mots sur l'écrivain. + +Dans cette grande poussée de 1830, entre toutes ces jeunesses et ces +fougues qui se cherchaient une originalité, Hippolyte avait la sienne +propre. Parfois bien, sa muse n'était qu'une spirituelle à la suite, une +suivante du _Mardoche_. Elle chantait: + + Je suis las de toujours voir la lune qui cogne + Son nez à la lucarne; on dirait un blanc d'oeuf + Collé sur du drap bleu: tableau d'épicier veuf, + Ami de la campagne et du bois de Boulogne! + +Parfois bien c'était les désespérances à la mode, et dans lesquelles les +plus gras et les plus gais garçons d'alors se drapaient à l'Hamlet: + + ......... Et plus rien ne me luit + Qu'un repos lourd, inerte, où mon corps par avance + Est comme un soliveau pur de toute souffrance. + Matériel et sec, comme lui gros et rond, + Et couché sur le dos, n'ayant plus rien de l'homme + Qu'une masse quelconque, une chose qu'on nomme + Soit dans l'arbre ou le corps du même nom: le _tronc_. + +Il ne s'était pas garé mieux qu'un autre des ballades à la Lune, qu'il +appelait _dame Luna_, et à qui il dédiait force madrigaux intitulés: _La +lune qui va au bal_. + +Ce qui le faisait original, ce n'était pas cette admiration du Maître +poussée jusqu'au culte: + + Hugo! maître divin, resplendissant génie, + Qu'à l'égal de Dieu même en mon coeur je chéris! + +cette idolâtrie courait alors les rues. + +Ce n'était pas une petite brochure portant pour titre: _Espérance_, et +dirigée contre le suicide, qu'il appelait «le fléau de l'humanité». + +Ce n'était pas non plus nombre de vers emportés de couleur; et cet assez +baroque portrait de l'hiver: + + ... Des rameaux crochus les turbulents squelettes + Qui dansent par les airs en se cassant les doigts, + Simulent un combat de portiers en goguettes + S'éreintant à coups de balais! + +Chaque jour de ce temps apportait de ces images frénétiques et +nouvelles. + +Ce qui faisait l'originalité d'Hippolyte, c'était l'amour et le respect +des grands poëtes du XVIe siècle et ce certains du XVIIe. Ses goûts de +bibliophile étaient passés dans ses goûts d'homme de lettres. Il +trouvait à tout écrivain français un ancêtre, en ce vrai grand siècle. +Il donnait à cette passion de retrouver ces gloires anciennes sous les +gloires plus modernes tout le charme d'un paradoxe vraisemblable. Le sel +et l'agrément de cette langue toute riche l'avaient pris et le tenaient. +Toutes ces célébrités, tombées en jachère, lui faisaient sa compagnie +d'esprit; et «il vivait, et il couchait, s'il se peut dire, avec elles +dans toute la religion d'un cher et pur silence.» Dans les sublimes +beautés des _Tragiques_, beautés que Corneille n'égala pas, il +retrouvait un accent du _Roi s'amuse_. Il révérait les oubliés des +anciens siècles comme les pères du nôtre. Là, il avait un arsenal pour +la polémique parlée; et il en savait par coeur toutes les armes. En son +exclusivisme, aux Boileau il vous répondait par les Régnier; aux Piron +par les Scarron et les Saint-Amand; aux Jean-Baptiste Rousseau par les +Théophile; aux Delille par les Vauquelin de la Fresnaye; aux Parny, aux +Bertin par les Marot, les Saint-Gelais, les Desportes; aux Malherbe par +les Ronsard; aux Ducis, aux Chénier par les Alexandre Hardy, les Mairet, +les Robert Garnier; aux Voltaire, aux Crébillon par les Cyrano de +Bergerac, les du Ryer, les Tristan; aux Racine même il répondait par les +Nérée et les Pradon, et aux Corneille par les Rotrou.--Ne s'avisa-t-il +pas de rimer toutes ces opinions biscornues en vers libres, de les faire +imprimer en façon de _canard_! + + De par saint George et sainte Thècle, + Ce fut un grand passé que le seizième siècle, + +et le _canard_, imprimé chez Beaudoin, rue des Boucheries-Saint-Germain, +n'eut-il pas l'idée de vouloir le jeter lui-même et en personne du haut +du paradis de l'Odéon!--Au Jean Journet littéraire on eut grand'peine à +faire entendre raison. Il ne se rendit que sur cette observation amicale +«que cela pourrait mettre le feu au lustre». + +Lorsque Hippolyte envoya son volume de vers, _les Amours_, à ses +confrères, les confrères lui répondirent, ceux-ci: «Vous avez du génie», +et ceux-là: «Ce n'est pas moi qui suis poëte, c'est vous.» Hippolyte eut +la naïveté de ne pas prendre cela pour de l'eau bénite de littérature. + +Hippolyte était très-simple.--Longtemps Henry Monnier se donna auprès de +lui comme un homme sans relations, désirant se produire; et c'était une +comédie charmante, qu'Hippolyte lui proposant de le présenter à deux ou +trois pauvres petites célébrités à lui connues. + +Deux de ses amis firent d'Hippolyte, l'un le portrait, l'autre la charge +en plâtre. Hippolyte dans sa charge n'avait pas un nez. Il avait une +trompe. La mère d'Hippolyte mit le portrait d'Hippolyte je ne sais où; +et la charge d'Hippolyte sur la cheminée de sa chambre, disant que +«c'était mieux son portrait que l'autre».--C'est cette charge qu'un +jour, où toute une joyeuse société s'était abattue chez Hippolyte, le +diabolique Ourliac fit respirer devant Hippolyte, à une femme évanouie, +qui aspirait de confiance. + +Hippolyte ne s'habillait comme personne. Il s'habillait comme lui-même +pour ainsi parler.--A un bal de noces, on la vit en habit noir, avec un +gilet à carreaux rouges, et des gants couleur de chair.--Sur +l'observation qu'on lui fit de l'étrangeté d'un pareil gilet en pareille +circonstance, Hippolyte boutonna son habit; et ainsi, son gilet passant +entre le noir de l'habit et le noir du pantalon, il semblait porter une +ceinture de flanelle rose. + +Hippolyte avait si fort chanté--de Paris--_les purs baumes de l'air_, +_des oiseaux le chant clair_, l'_herbe qui s'emplit de fleurs_ et les +_jeunes moissons qui recouvrent du vallon la gorge en__core frileuse_; +il avait, dis-je, si bien chanté, qu'il lui prit envie d'aller vérifier +la nature. Il partit pour Fontainebleau. A Fontainebleau, il alla dans +un grand chemin de la forêt. Rien que des arbres de chaque côté. Peur +lui vint. Il retourna à la ville, entra dans un cabinet de lecture, et +s'attabla à un roman si intéressant qu'il passa trois jours à le lire, +et regagna Paris au bout des trois jours, fort édifié, et de plus belle +épris des «parfums du ciel» et des «chansons de l'arbre». + +Tellement quellement, ainsi que je viens de vous narrer, doué et pourvu, +le poëte se maria,--avec la permission de M. le maire cette fois. La loi +et l'église firent de la demoiselle de boutique de la rue Richelieu sa +moitié légitime. A sa noce, Hippolyte eut un témoin ventriloque; le +lendemain, il trouva sa femme à balayer toute sa correspondance +amoureuse, et cette collection de mèches de cheveux qui lui étaient si +chères! Il prit un logement pour s'établir en ménage. La chambre tirait +le jour par des fenêtres au ras du plancher qui vous éclairaient +par-dessous comme une rampe de théâtre. Un enfant lui vint. Il +déménagea en un autre logement. Celui-ci était tellement en pente que +le berceau de l'enfant placé le soir près du lit, se trouvait le matin +contre la porte. Il déménagea encore. Il se trouva logé place +Saint-Jacques--juste en face la guillotine. Une fois là, Hippolyte se +mit à être malade, et à se laisser mourir--crainte d'un coup de +bistouri. + +Hippolyte mort,--ne croyez pas que la fée Guignolant lâche encore sa +proie.--Les amis réunis à l'église attendent une heure, deux heures... +Rien ne vient. On va fumer une cigarette au Luxembourg. De joyeux +croque-morts passent. On les aborde. On leur demande, croyant +plaisanter, s'ils cherchent quelqu'un. On était tombé juste. Les joyeux +croque-morts cherchaient Hippolyte. L'adresse avait été mal donnée. Ils +étaient allés rue Saint-Jacques au lieu d'aller faubourg +Saint-Jacques.--Enfin les joyeux croque-morts mettent la main sur M. +Hippolyte... Bon! la bière est trop petite.--On retourne, on cherche, on +trouve; ah! celle-ci va au corps.--On charge, on fouette, on arrive à +l'église, on décharge, on pose sur les tréteaux.--Tous les amis étaient +partis.--On chante, on bourdonne, on asperge, on recharge, on remporte, +on refouette;--et derrière le corbillard marche tout seul l'enfant +d'Hippolyte, mordant une belle pomme verte. + + + + +LE PASSEUR DE MAGUELONNE + +Le Lez est une jolie rivière avec ses iris jaunes. Suivez-le une heure +en sortant de Montpellier, et vous entrerez en un pays étrange. Passé +les saules du hameau de Lattes, il n'y a plus d'arbres, il n'y a plus +d'ombre. Ici finit la terre de France. Il se déroule devant vous une +lande sans borne toute coupée de flaques d'eau. Ce ne sont plus, jusqu'à +la Méditerranée, que des étangs envahis d'herbes et de steppes +marécageuses où le ciel, en se reflétant, laisse tomber de loin en loin +un morceau de lapis. Les joncs, les tamaris, les ronces, jettent leur +manteau vert sur les eaux qui fermentent. Les touffes de soude et de +varech tachent de longues langues de sable. En ce désert lézardé par la +mer envahissante, semé d'îlots de terre brûlée, et propice au mirage +comme le Sahara, quelques cavales blanches filent à l'horizon comme des +flèches d'argent. Pour un passant qui passe, des troupes de taureaux +s'effarent. Dans les canaux encaissés qui traversent le marais, de +lourds bateaux à dragues dorment, leurs roues à godets immobiles. Plus +les chants, plus les cris, plus les joyeux appels de la Provence! Il +fait silence. Le sol vermineux pullule de scorpions. L'air charrie des +nuées de moustiques et de moucherons. Par le paysage d'or pâle volent +des milliers d'oiseaux aquatiques; et même parfois les flamants +navigateurs, rangés en file, frôlent les plus hauts roseaux, déployant +au soleil leurs ailes flamboyantes, joyeux de cette Égypte retrouvée. + +Auprès d'une hutte conique en joncs, wigham de Huron trempant dans la +boue, s'évase une mare où gît, sombrée, la carcasse d'un vieux bateau. +Au bord de la mare, pieds nus, jupe rouge et jupe bleue, deux petites +filles, l'une accroupie, l'autre à genoux, font de grands jeux dans +l'eau. Leurs petits cheveux blonds leur courent gentiment sur la tête; +leurs petites jupes carrées et tombant droit des brassières à la moitié +de leurs petites jambes brunies, reluisent au clair soleil qui s'amuse à +jeter sur les plis de la vieille cotonnade des pointes de bel outre-mer +et de beau vermillon. Le soleil remonte tout le long et mord aux petites +filles un bout de cou hâlé, et ces petits cheveux follets, qui marquent +sur la nuque des enfants de la campagne comme une petite ligne blanche. +La lumière les inonde toutes deux, met à ce groupe la couleur tapageuse +d'une aquarelle de Lessore. Les deux enfants se penchent vers la mare, +allongeant les bras, sans grand souci de se mouiller les poignets. Elles +lancent à l'eau un petit poisson mort, et le petit poisson se retourne +et se met sur le flanc à la surface. Elles le rattrapent, elles le +rejettent pour voir s'il nagera mieux; et ce sont grandes joies et +félicités d'enfants, à ces petites, de souffler l'eau morte pour faire +un peu aller le cadavre d'argent, et de le pousser du doigt, la plus +petite se mouillant encore plus que la plus grande. + +Derrière les enfants, à l'ombre de la hutte, sur une chaise recouverte +d'une vieille tapisserie, est assise une jeune femme en costume de +mariée, une couronne de fleurs blanches sur la tête, un bouquet au côté. +La jeune mariée regarde insouciamment la ruine de Maguelonne qui se +dresse dans la mer en face d'elle. + +Maguelonne! le long passé! Maguelonne! la croisade prêchée par Urbain +II! Maguelonne! Alexandre III sur la haquenée blanche, encombrant de son +cortège pontifical le pont d'une lieue! Maguelonne! la chanoinerie de +doulce beuverye! Maguelonne! le _convivium generale_, et le bon vin +clairet, et les crespets à l'hypocras! le _convivium generale_ avec la +sauce au poivre de la Saint-Michel à Pâques et la sauce au verjus de +Pâques jusques à la Saint-Michel! Maguelonne! le manuscrit d'Apicius _in +re coquinaria_, retrouvé sous les cuisines du monastère! Maguelonne! la +ville! Maguelonne! la forteresse! Maguelonne! l'évêché! Maguelonne! la +cathédrale! Maguelonne! la déserte! Maguelonne! une ferme! Maguelonne! +les goëlands sur la plage! Maguelonne! les sabots des chevaux sur les +tombes épiscopales! + +Le soleil tourne la hutte; la tête de la jeune femme est encore blottie +dans l'ombre; mais le soleil va la gagner. Un homme à barbe noire, à +membres robustes, sort prendre un vieux morceau de voile, il le jette +au-dessus de la tête de la mariée, sur des pieux qui servent à sécher +les filets. + +Pauvre femme, pauvre homme et pauvres enfants! + +Dans un faubourg d'Arles,--c'était un soir de noce. La gaieté disait: +noce de petites gens; le heurt des verres disait: noce de braves gens; +les chansons disaient: noces de jeunes gens.--Ils étaient en beaux +habits; elle était en belle robe. On porta des santés de la soupe au +dessert; il avait vingt ans, elle en avait seize. Le marié regardait la +mariée; la mariée regardait le marié: ils se souriaient en +l'avenir.--Une chanson, le marié! Une chanson à la mariée! + +Et lui se leva; elle rougit. Il chanta: + + La belle coumé lou printemps + Nous rebiscoule et nous counsolou, + N'a qu'a paraisse, et tout d'un temps + Dé plési lou cor nous trémolou! + +--Dé plési lou cor nous trémoulou! reprirent-ils en choeur, et de fait la +belle Rosalie valait bien tout le patois du monde. Le riant sourire et +les blanches dents, les noirs cheveux et les noirs yeux, les longs cils +et le joli nez droit, le front bombé et la peau dorée, la grande taille +et les petits pieds; la jolie mariée et le beau marbre grec! Au dernier +lundi de Pâques, sur la promenade, les filles d'Arles, en leurs plus +riches atours, en leur plus bel orgueil, ont couronné Rosalie reine de +la beauté. Un Marseillais, qui avait un grand café sur la Cannebière, +lui a proposé mariage pour la mettre dans son comptoir; un riche +confiseur de Lyon a suivi le cafetier marseillais. De Nîmes, de +Toulouse, sont venus des cafetiers, des confiseurs, des pâtissiers, des +saucissotiers; elle les a refusés tous comme ceux d'Arles. Des jeunes +gens lui ont fait des bouquets et ont glissé des lettres dedans. Rosalie +a donné les bouquets à ses amies, et a jeté les lettres au feu. Un +grand jeune homme, renommé trompeur, menant bonne guerre aux jolies +filles, a tourné autour d'elle longtemps; elle lui a fait les cornes; et +l'autre est revenu à ses amis la lèvre pincée et l'oreille basse comme +un homme qui pense à quelque chose de mal. + +Son amoureux n'a guère grand'chose: un petit clos et une maisonnette. +Mais quoi! c'est son amoureux. + +Les lumières de la table dansaient sur les haies du petit clos, et la +maisonnette, de la cave au grenier, chantait l'amour.--La mariée était +montée à sa chambre; elle était déjà couchée: en bas elle entendait les +derniers refrains et les paroles d'adieu. Voilà que la fenêtre s'ouvrit, +et elle regarda... La peur la prit; elle poussa un cri. Son mari, qui +venait d'entrer, la trouva évanouie, et vit comme un homme qui sautait +par-dessus la haie de l'enclos. La mariée eut le transport toute la +nuit.--Le lendemain on trouva dans le jardin une tête de mort et un drap +de lit.--Le mari comprit; il devina qui s'était vengé. + +La malade fut trois jours entre la vie et la mort; quand elle se reprit +à vivre,--Rosalie était idiote. Le mari songea à l'abandonnée créature, +s'il venait à mourir, lui; il ne dit mot à l'assassin; mais, comme il le +rencontrait tous les jours, de peur d'un malheur, il se décida à quitter +la ville. Et puis il y a des gens méchants qui prennent plaisir à rire +des pauvres affolés, les montrant au doigt et éclatant en moqueries peu +chrétiennes. Sa maison vendue, un fusil sur l'épaule, quelques écus de +cent sous dans sa bourse de cuir, le mari vint droit à ce désert, bâtit +sa hutte lui-même, acheta un bateau avec lequel il passe les étrangers +qui vont visiter Maguelonne. Il chasse la macreuse; il pêche le poisson +que la tempête jette en ces bourbeuses lagunes; il ramasse sur le sable +les insectes, portant ses curieuses trouvailles aux entomologistes +d'alentour, et faisant souvent affaires avec M. Crespon. + +Cet argent qu'il gagne ainsi, ce sont les fleurs blanches, c'est la robe +blanche, c'est le voile blanc, c'est le costume de mariée que, dans sa +douce folie, Rosalie n'a pas voulu quitter et veut porter tous les +jours. Toute l'ambition du passeur est que ce costume soit toujours +renouvelé, toujours blanc, toujours frais comme au matin de leur union; +et la femme passe ainsi ses journées entières dans sa robe blanche, à +regarder la mer bleue. + +Tout misérable qu'il est, le passeur a tout tenté pour la guérir; la +médecine a été impuissante. Elle lui a fait espérer un moment que la +naissance d'un enfant pourrait amener une crise; Rosalie a eu deux +enfants, et la crise n'est pas venue. + +Une fois il l'a prise dans sa barque, et comme il a trouvé une lueur de +plaisir dans ses yeux, souvent il l'emmène en mer; et les pêcheurs, à +voir passer cette femme vêtue de blanc, assise, immobile, une main +traînante dans l'eau, saluent comme un présage cette madone de la +Méditerranée, et se disent: Bonne mer et bonne pêche! + + + + + PETERS + +HENRI. + +Dis donc, Albert, si nous allions passer l'été aux environs de la +France? + +ALBERT. + +Trouve-moi un trou où il y ait du caporal et où il n'y ait pas de sites +à aller voir,--je suis ton homme. + +HENRI. + +Je chercherai.--Si nous allions à Londres? + +ALBERT. + +Merci. Un pays où il y a presque autant d'Anglais qu'à Naples! Ils ont +tout mis en deuil, ces diables d'Anglais! même le vin: leur vin, c'est +du _porter_. + +THOMAS. + +Allez en Suisse. + +ALBERT. + +Une république d'aubergistes! + +THOMAS. + +Allez à Constantinople. + +ALBERT. + +Allez au diable. + +ADOLPHE. + +Ah çà, toi, Albert, est-ce que tu ne reviens pas de quelque part? + +ALBERT. + +Je crois que oui, d'Allemagne... Des paysans qui fument des pipes de +porcelaine; beaucoup de diplomates: une bouteille de bière sur un volume +de Schiller; et un soleil que le bon Dieu mouche bien trois fois par +an..... C'est la patrie des conseillers auliques, des redingotes à +brandebourgs et des lits non bordés... Voilà mes impressions de voyage. + +CHARLES. + +Tu étais l'année dernière à Saint-Pétersbourg? + +ALBERT. + +Et il y a deux ans au Caire.--Croirais-tu que _Bonino Crétin_, c'est +écrit sur la petite pyramide? + +THOMAS. + +Pourquoi diable voyagez-vous? + +ALBERT. + +Je ne me le suis jamais demandé.--Parbleu! pour être revenu! + +CHARLES. + +Sais-tu, Albert, que tu ferais un gros livre de tes voyages? + +ALBERT. + +Oui,--si je n'avais pas lu d'Alembert: _Les voyageurs sont les livres +des convalescents: ils bercent doucement le lecteur._ + +THOMAS. + +Qui vient à la campagne dimanche? + +CHARLES. + +L'adresse de l'idylle? + +THOMAS. + +On y va par une barrière... Un rustique cabaret, coiffé de verdure comme +un Bacchus antique!--Une hospitalité, un accueil, une habitude! Quand +vous êtes deux,--bottes contre bottines,--on ne vous donne qu'un verre. + +ALBERT. + +C'est très-joli cela, dans les romans... Quelque bouchon, son cabaret! +Un rendez-vous d'amours qui mangent à la gamelle! + +ADOLPHE. + +Eh là! passez-moi un cigare. + +THOMAS. + +Es-tu retourné chez madame de S...? + +ALBERT. + +Non. C'est composé comme une table d'hôte. Il y a des gens qui lisent... +on m'a dit que c'était des vers. Elle lit aussi. Je crois qu'elle va +publier quelque chose. + +CHARLES. + +Son acte de naissance? + +THOMAS. + +Ses trente-cinq ans sont discrets comme une femme de chambre du Marais. + +HENRI. + +Qui a vu la féerie? + +ALBERT. + +Un pauvre vaudeville!--J'ai toujours rêvé de faire une féerie, moi. +C'est le diable, une féerie, savez-vous? Il faut être un poëte +d'impossibilités, chimérique à toute bride, bête comme un rêve, et fou +comme un cauchemar... Il faudrait deux, trois costumiers qui +s'appelleraient Callot, Goya... + +THOMAS. + +Pardon, Albert.--Et ta Lydie, Charles? + +CHARLES. + +Une femme pour qui j'ai poussé l'amour jusqu'à lui apprendre à faire des +bâtons, parole d'honneur!--Messieurs, Lydie s'est jetée à l'eau, d'amour +pour moi... + +ALBERT. + +Dans la Garonne? + +CHARLES. + +... Et elle m'a écrit, me demandant deux cents francs pour se sécher. + +HENRI. + +Tu lui as répondu? + +CHARLES. + +Je lui ai répondu que j'étais déménagé. + +THOMAS. + +As-tu vu le platonique Ernest ces jours-ci? + +HENRI. + +Oui. Il marche toujours sur du Pétrarque. + +THOMAS. + +Et René? + +ALBERT. + +Il est toujours content de lui comme une épithète neuve. + +HENRI. + +Est-ce que Samuel est mort? On ne le voit plus. + +CHARLES. + +On le disait marié l'autre jour. + +THOMAS. + +Des deux mains? + +CHARLES. + +Des deux mains...--Une veuve qui a un grain de beauté, l'âge d'une +veuve, et voiture. + +ADOLPHE. + +Diavolo! + +HENRI. + +Où l'avait-il rencontrée, cette veuve? + +ALBERT. + +Chez Foy. + +CHARLES. + +A propos, j'y pense. Albert, veux-tu te marier?... 150 000 fr. de dot. + +ALBERT. + +Aimes-tu les jardins dessinés par le Nôtre? + +CHARLES. + +Hein?... justement le parc du papa est une de ses créations. + +ALBERT. + +Il y a, n'est-ce pas, de grandes allées à angle droit?... Les arbres +sont taillés à pic, de vrais murs... C'est de la géométrie +pittoresque... Les gens qui vaguent dans les allées les mouvements de +terrain, les réduits verts, les lignes de buis, la pièce d'eau, toute +votre promenade, vous la savez par coeur du haut du perron... Hélas! mon +cher, j'aime encore, encore un peu le jardin anglais, les échappades +d'horizon, les surprises et les rencontres, un voile vert au détour +d'une allée, les massifs qu'on ne devinait pas, le parc qui a l'air de +s'être dessiné tout seul, l'imprévu d'une végétation libre... ce qui +fait que je te remercie, et que je me garde garçon. + +HENRI. + +Dis donc, j'ai voyagé avant-hier en chemin de fer avec un monsieur qui +faisait des noeuds à son mouchoir pour se rappeler les points de vue! + +CHARLES. + +Ah! vous savez que Rodrigue est revenu de Californie? + +THOMAS. + +Qu'est-ce qu'il a rapporté? + +CHARLES. + +Deux pièces de cent sous en or. + +HENRI. + +Et son amour, est-ce fini? + +CHARLES. + +C'est fermé. Mais je crains bien que ça ne se rouvre. + +THOMAS. + +Venez-vous ce soir au boulevard? + +ADOLPHE. + +Qu'est-ce qu'il y a à voir? + +CHARLES. + +Un drame très-beau!... Cent cinq représentations, mon cher! + +HENRI. + +_Jocko_ en a eu deux cents. + +THOMAS. + +J'ai rencontré Berthold hier. + +CHARLES. + +Eh bien? + +THOMAS. + +Il va toujours dans le monde. + +ALBERT. + +Songer qu'il y a à Paris dix mille jeunes gens qui se font la barbe le +matin, qui achètent des gants, qui s'habillent, qui sortent de chez eux +à dix heures, quelque froid qu'il fasse, qui saluent, qui dansent six +heures durant, qui causent avec leurs danseuses, et qui font ce métier +huit mois de l'année sur douze... tout cela pour attraper et manger +debout, le chapeau dans une main, gênés, foulés, le coude poussé, un +morceau de galantine truffée d'une dizaine de sous;--et penser que si +ces dix mille jeunes gens cessaient d'avoir envie de ce morceau de +galantine truffée, les boutiques fermeraient, le commerce chômerait, +cela ferait la crise commerciale la plus épouvantable qu'on ait vue! + +CHARLES. + +Qui a vu _le Vampire_? + +ADOLPHE. + +Moi. + +CHARLES. + +Qui en rend compte? + +ALBERT. + +Moi.--Adolphe, raconte-moi la pièce. + +ADOLPHE. + +Mon cher,--le Vampire, cadavre suceur, poursuit cruellement de son amour +exsangue la jeune héritière de Tiffaugel,--créature grasse et jolie. Il +a le visage suffisamment vert,--vert comme le serpent diabolique qui +nous a volé le Paradis où paissaient les panthères, où le vin de +Champagne,--miracle inouï,--se servait de lui-même... + +CHARLES. + +Très-bien, Adolphe.--Est-ce un succès, Henri? + +HENRI. + +Un succès de chair de poule!--Le Vampire est un minotaure du +Walpurgis... + +THOMAS. + +Messieurs, est-ce que vous ne croyez pas aux vampires? + +CHARLES. + +Ah! ah! + +THOMAS. + +Là, sérieusement? + +ALBERT. + +Je croirai si vous voulez aux abonnés du journal de la carrosserie, à +l'esprit de monsieur un tel, au succès d'une pièce littéraire, à ma +nomination à l'Académie, aux dettes qu'Arthur se donne, aux maîtresses +que Félix se prête, à l'orthographe de mademoiselle X..., à ma +conscience de journaliste, à l'amitié de mes amis, et encore à l'école +du bon sens... mais pour les vampires, je suis le _Credo_ de Voltaire: +je crois aux agioteurs, aux traitants et aux gens d'affaires! + +THOMAS. + +C'est tout bonnement, messieurs, que vous n'avez jamais été en Dalmatie; +c'est que vous n'avez pas vu des paysans qui n'ont pas lu dom Calmet, +certes! se couper les jarrets avec une faux, et recommander au pope de +traverser, quand on les enterrera, leur coeur avec un pieu. + +ADOLPHE. + +Moi, je crois aux vampires; je crois bien à Peters. + +CHARLES. + +Nous y voilà! gare les contes! + +HENRI. + +Peters, le peintre? + +ADOLPHE. + +Oui. + +ALBERT. + +Est-ce qu'il dîne à minuit, sur le pouce, au cimetière Montmartre? + +ADOLPHE. + +Je n'en sais rien.--Tenez, à la pièce d'hier, il paraît au couloir de +l'orchestre, il me voit, il me salue..... Une chose qui n'est jamais +arrivée!--qu'on emporte, de tragédie à autre, un apoplectique, sombré +dans sa stalle, cela est dans l'ordre, et n'a pas même de quoi +interrompre une tirade... mais qu'à l'instant où il me regarde, un +parapluie,--notez qu'il faisait une soirée superbe, un ciel qui +promettait d'être sec au moins huit jours,--qu'un parapluie tombe du +cintre d'une façon homicide et perpendiculaire, et manque de m'empaler à +rebours, de me tuer net... cela est d'un inouï et d'un extravagant à +convertir tous les Voltaires de la _jettatura_! + +ALBERT. + +Adolphe, mon cher, vous voulez nous faire croire qu'une nourrice +napolitaine vous a bercé. + +ADOLPHE. + +Et remarquez que la comédie cheminait doucement vers les convenances du +dénoûment. Les acteurs disaient proprement la chose. Galamment, le +public écoutait; bénévolement, les critiques jugeottaient. Grandement +s'allongeaient les figures des ennemis de l'auteur. Les hémistiches +marchaient d'un petit pas sûr et tranquille, comme des mulets de +montagne, dans un silence de bonne composition... Mon Peters jette le +regard sur la scène; zac! un coup de baguette d'une mauvaise fée! La +pièce se décolore. La peinture devient grisaille. On salue ce vers-ci et +celui-là, et cette idée, et cette scène, comme de vieilles +connaissances. Un monsieur se mouche. La grande actrice se prend les +pieds dans sa robe. Le souffleur souffle trop haut. Les critiques du +balcon se mettent à lorgner dans la salle. Madame de R..... entre. Les +femmes se renversent au fond de leurs loges. Le silence de tout à +l'heure se met à bavarder. La toile baisse sur une déroute.--Peters sort +au quatrième acte. L'attention est reprise au pas de course. Les +critiques écoutent. La grande actrice met des frissons dans la salle. +Succès sur toute la ligne. Peters rentre au cinquième acte. Chute +complète. (_Entre Robert._) + +HENRI. + +Tiens! Robert. + +CHARLES. + +D'où sortez-vous? + +ROBERT. + +De déjeuner rue des Poteries. Verdier nous avait invités. + +CHARLES. + +Bah! + +ROBERT. + +Oui... un déjeuner à l'ail! des perdreaux truffés d'ail... Je n'ai plus +de langue... Une soif!... Nous l'avons arrosée!--On ne te voit plus, +Adolphe.--Venez-vous ce soir au bal de B... Très-amusant, mon cher! J'ai +perdu vingt louis l'autre soir.--De quoi parliez-vous? + +HENRI. + +De Peters. + +ROBERT. + +De Peters? diantre! + +CHARLES. + +Mon cher, ils sont tous ici superstitieux comme des ballades. Ils +disent... + +ADOLPHE. + +N'est-ce pas que c'est un jettator? + +ROBERT. + +Si c'en est un?... Mais aussi vrai que je vous attends tous à dîner +mercredi, je suis sûr de fumer toute la journée de mauvais cigares, de +rencontrer des créanciers au Luxembourg, et des connaissances au +mont-de-piété, de renouer avec une maîtresse qui n'a pas rajeuni, de +manger de la poitrine de mouton à mon dîner, d'aller aux _Variétés_ le +soir, de souper à côté d'Anglais, et d'être gris à ma seconde bouteille +de Champagne!... Ah çà, qu'est-ce qui en a parlé, de ce Peters? Est-ce +qu'il vient ici? Qu'est-ce qu'il veut?--C'est très-malsain, parole +d'honneur! de parler de cet homme-là! + +ADOLPHE. + +C'est ce fou de Charles, qui veut lui faire faire son portrait. + +ROBERT. + +Mon cher, cet homme fait votre portrait, bon. Rappelez-vous ce que je +vais vous dire. Je suppose que vous ayez un oncle à héritage, votre +oncle, dans les six mois, épouse sa cuisinière; je suppose que vous ayez +un attachement, cet attachement deviendra une chaîne; je suppose que +vous ayez un chien de Terre-Neuve, on vous le volera; un frère de lait, +il sera condamné aux galères; un cheval, il boitera; une stalle aux +Italiens, on jouera la _Sonnambula_ toute la saison; des amis, ils vous +emprunteront de l'argent; des fermiers, il grêlera; du vin de Volney, il +se piquera; du trois pour cent, il tombera à rien; des bottes vernies, +elles se couperont; une maladie, elle vous commencera; un médecin, il +vous finira!--Peters! messieurs, mais la tabatière de cet homme-là... + +HENRI. + +Ah çà, comment est-il votre homme? l'oeil Antony... + +CHARLES. + +L'air de Delaistre quand il joue les traîtres... + +ALBERT. + +Le grand manteau de Méry, une voix de caverne, le cheveu noir et le +sourcil circonflexe? + +ROBERT. + +Peters? Mais, messieurs, quand on ne le connaît pas, jamais... + +ADOLPHE. + +Les voilà bien! ils n'ont jamais étudié l'espèce; mon Peters n'a rien de +truculent. Il ne sent pas le mélodrame, foi de gentilhomme! Mon +jettator! Il a la tournure d'un honnête homme de bourgeois, les allures +placides et quasi timides, la physionomie douceâtre, la parole +mielleuse, le geste onctueux: pas de grand manteau! Albert, une +redingote qui tourne à la coupe paternelle de la douillette. Des cheveux +jaunes, mon ami, oui, jaunes, des cheveux jaunes. Et puis l'oeil rond et +saillant, l'oeil bleu, l'oeil à fleur de tête, et comme lentement roulant +sur un pivot. Il est avec tout cela, le monstre, très-doux, obséquieux, +avenant, allant au-devant de vous, toujours vous reconnaissant, vous +abordant, vous saluant. Il a une petite voix, et au bout de toutes ses +phrases, il fait un petit: hi! hi!--qui est comme un tic d'ironie. Il +vous rencontre; il dit en vous donnant une petite tape sur le ventre: +Vous n'avez jamais été malade, vous? Vous rentrez, et vous êtes six +mois au lit. Demandez à F... Quand vous me donneriez vingt actions du +Crédit foncier, vous ne me feriez pas aborder Peters sans avoir l'index +et le petit doigt en arrêt... Je ne vais plus au spectacle sans une +petite main de corail... Ali, le bijoutier de la rue du Mont-Blanc, +depuis qu'on connaît son mauvais oeil, en vend des boisseaux, comme +celle-là, tous les jours. + +ROBERT. + +Et si vous saviez ce qu'il peint!... Un Rembrandt de cauchemar! Je n'ai +vu qu'un tableau de lui, je ne sais plus où? ça représente une fenêtre +de la Clinique où des foetus étaient rangés. Un chat en avait empoigné +un, et se sauvait, le brinqueballant comme un morceau de mou... Holbein +est un Watteau auprès de ce coquin-là!--Il paraît qu'il a une collection +de têtes de suppliciés admirable... C'est macabre! Il y a surtout, m'a +dit Alfred, une tête de Fieschi... Elle marche sur vous.--Mais, le +diable m'emporte! vous connaissez de Montgeron, vous, Charles? +Parlez-lui du nommé Peters. + +CHARLES. + +Qu'est-ce qu'il lui a fait encore à celui-là? + +ROBERT. + +L'an dernier, au steeple-chase, Montgeron montait _Trilby_. La rivière +franchie, Montgeron passe _Emilius_ qui était premier. Au mur en pierres +sèches, Peters dit: «M. de Montgeron saute bien.» _Trilby_ tombe et se +couronne; Montgeron se casse la jambe;--une bête de 500 louis! + +CHARLES. + +Allons, bien, c'est le bouc émissaire, votre Peters! On tombe de cheval, +c'est la faute à Peters; une pièce chute, c'est Peters; il pleut, c'est +Peters; il fait froid à Longchamp, c'est Peters; vous vous découvrez des +cheveux blancs, c'est Peters; vous trouvez l'omnibus complet, c'est +Peters; on s'ivrogne, c'est Peters; on se met au lit, Peters; on y +reste, Peters; votre notaire vous écrit une lettre de quatre pages, +c'est Peters; votre journal se met à publier une série d'articles sur la +production agricole, c'est Peters; vous êtes rencontré en bonne fortune +dans une baignoire à l'Odéon, c'est Peters; vous recevez un billet de +garde, c'est Peters; vous entendez une traduction au piano des contes +d'Hoffmann, c'est Peters... + +ALBERT. + +Les soufflets qui se donnent, les sauces qui tournent, les portefeuilles +qui déménagent en Belgique, les abricots qui manquent, Voltaire qui se +réimprime, les pommes de terre qui sont malades, les baleines et les +porcelaines de Saxe qui deviennent rares, les hommes de lettres et les +originaux de Raphaël qui deviennent trop nombreux, les giboulées de +mars, les pipes qui se bouchent, les femmes qui pleurent, les sonnettes +qui cassent, le sel qu'on renverse, les livres qui ne se vendent pas, +les notes d'apothicaire, Peters! Peters! toujours le mauvais oeil de +Peters!--Pour un peu, quand M. Peters regarde les pavés, vous feriez +croire qu'il pousse des barricades! + +ROBERT. + +Ne rions pas de cela, s'il vous plaît.--Et permettez-moi, monsieur, un +conseil d'amitié; si jamais vous parlez, dans le journal, de Peters, +n'ayez pas tant d'esprit. + +CHARLES. + +Est-ce qu'il me fera souper avec une femme grêlée? + +ROBERT. + +Il viendra tous les matins se poster en face de votre porte, et vous +regardera sortir, et vous verrez avant quinze jours la tuile qui vous +tombera! Attendez-vous à tout, à être brûlé vif comme mademoiselle B..., +la jolie, la charmante mademoiselle B...! Peters sortait de donner une +leçon de dessin à mademoiselle B... Mademoiselle B... s'approche de la +cheminée pour secouer son tablier sali par le crayon. Le feu saute après +le tablier; mais on a le temps de se jeter sur la jeune fille et de la +rouler dans un tapis. Peters, au cri que mademoiselle B... avait jeté, +remonte; il pousse la porte: la flamme, comme arrosée d'huile, reprend +et court; mademoiselle B... était brûlée avant qu'on ait pu l'éteindre. + +ADOLPHE. + +Enfin, messieurs, ce maudit n'a servi de témoin que dans un duel: les +deux adversaires ont fait coup fourré. + +LE GARÇON DE BUREAU, _entrant_. + +Il y a là quelqu'un qui demande à vous parler. + +CHARLES. + +Demandez-lui son nom. + +LE GARÇON. + +M. Peters. + +ROBERT. + +M. Peters! + +ALBERT. + +Voilà une entrée bien amenée! + +ADOLPHE. + +Si ce philistin entre ici, messieurs, demain la rédaction sera mise à +deux sous la ligne, je me brûlerai la cervelle par amour, ou les écus de +la caisse se changeront en feuilles sèches! + +CHARLES. + +Dites-lui... hum... dites-lui que je n'y suis pas. + + + + +LE PERE THIBAUT + +Avril est fini. + +Les feuilles poussent. + +Les froids s'en vont. + +Sur les ruisselets flottent encore les couvercles des boîtes à fromages, +avec leurs petits bouts de chandelle éteints, lancées par les enfants, +le soir du vendredi saint. + +Les jours s'allongent; et les paysans se lèvent à l'aube et taillent +melons et concombres, et découvrent les artichauts et les oeilletonnent. +Dès le grand matin, âme ne chôme; on fait dans le jardin du maire de +nouveaux plants de fraisiers et les coeurs s'enlacent. + +Dans le sentier vraiment les rouges-gorges s'éveillent; et même on +entend une voix douce et chevrotante, et ironique un peu, qui chante +plus haut que les rouges-gorges. + +Sur le chemin où passait la chanson, Minette était montée sur l'échalier +pour ouvrir la barrière à ses bêtes; et Pierre quasi l'entr'aidait, +appuyant contre elle par manoeuvre, et la pressant sans paraître, de fine +force d'accolade. A la chanson, saut de chatte, sabots passés aux pieds, +bêtes entrées, Minette rouge, et révérence: Bien le bonjour, monsieur +Thibaut. + + Les veillées se noient, + Les toits gouttent, + Pâques revient, + C'est un grand bien + Pour les chats et les chiens, + Et toutes les gens + En même temps. + +Il marche au bon pas, le père Thibaut. Il n'est pas plus vieux que +l'année dernière. Il a sa grande balle sur son dos, son bâton, et ses +mêmes bretelles. Il faut que le père Thibaut ait de l'huile de bras pour +porter depuis le temps ce qu'il porte là. Dieu merci! il n'a pas plu, +et ses souliers lacés sont propres et nets comme s'il venait d'une +petite promenade sur la route aux Gendarmes. + +Et de clos en clos, par-dessus les haies et buissonnets, à la chanson +qu'il dit, les fillettes actives, et tous les paysans, lèvent le nez du +travail: C'est le père Thibaut. + +Il arrive chez Collot, son compère. Collot fait une croix blanche à sa +cheminée par façon de joie de le revoir et de bon accueil. Le père +Thibaut met sur la table ses soixante livres pesants;--c'est dur au dos +du vieil homme, savez-vous? De franc gosier, il lape le verre de vin +frais tiré. Il ouvre sa grande boîte à deux battants; et elle brille +comme le triptyque de l'église que le curé a fait redorer. Il prend sa +prise. + +Chez Collot, le village entre, et s'empresse, guigne et reguigne la +grande boîte. Même ceux qui cueillaient des salades pour le soir, ont +dit aux salades: «Attendez,» et sont venus. + +Le père Thibaut sourit de l'oeil à tous les vieux visages. Il tâche à se +rappeler les plus jeunes et derniers venus. Et puis, prise humée, vin +lampé:--«Eh! eh! vous m'attendiez, nem'? Un peu plus tôt, un peu plus +tard, que voulez-vous? c'est affaire du temps qu'il fait, plutôt que +péché de mes deux jambes, qui ne m'abandonnent pas encore trop, quand je +ne suis pas à l'heure du cadran de votre place.--Ne faut pas que les +demoiselles regardent si fort là-dedans, avec de petits yeux de c'te +façon-là, ça userait les affiquets!--C'est-y beau ce que j'ai +aujourd'hui! et ça reluit, et ça pare, et ça requinque, et les blanches +et les brunettes! Voyons, Manon, cette année-ci, plus d'excuses, que je +t'accommode, ma fille, c'est-y pour toi qu'il fleurit ce beau bouquet +d'imitation, là, dans le fond, que l'on dirait une gentille aubépine +poussée par miracle? Tiens! toi, la Grande, qui manges ta pomme, veux-tu +que je te dise la première lettre du nom de ton galant? Jette ta pelure +par-dessus ton épaule: je lirai tout courant. Mesdames les demoiselles, +je suis arrangeur à cette heure, et de compte rond; c'est-il ça, ou ça +qui vous fait affaire? le père Thibaut est là pour la réponse. Pour un +demi-écu, fichus rouges à ramageures, et comme en ont des filles de +ville; Lucienne, à toi, Lucienne! et d'un beau rouge qui se lave, rouge +comme soleil couchant sur bois.--A toi, Roussette, le tour de cou à +fleurs jaunes!--A toi, bonne caquetière, qui trouves toujours le mot +quand on joue aux _devinottes_, nem'? quarante épingles pour un sou, et +de bonnes épingles qui surnageront si vous allez les jeter dans la +fontaine de Sainte-Sabine à la forêt de Fossard, pour voir si vous aurez +des épouseux;--deux liards l'aune, la tresse! des peignes, père Milon, +que votre bru peigne vos chérubins de petits filiots!» + +Le père Thibaut reprend haleine, et refait son verre plein, et le refait +vide en moins de temps que ne part une volée de perdreaux. De lui verser +chacun se peine et prend hâte. Ses sourcils sont blancs, sa bouche +grande, sa veste bleue. Son gilet croisé a des boutons de cuivre. Les +bretelles de sa balle sont de cuir. Ses bas sont des bas bleus à côtes. +Sa voix, sans être aussi belle et redondante que celle des charlatans en +habit rouge, avec des épaulettes d'or, qui battent la caisse pour +étourdir le pauvre monde, et les souffrants de dents, et paraître +grands savants,--sa voix est encore bonne, et prend les gens à sa +caresse. Une gaie fleur de verte santé rit dans son bon vieux visage. Il +a toutes ses dents, le père Thibaut. + +--«V'là les collerettes, cousine Mariotte, et des fines plissures! Ça a +l'air du fichu blanc autour du cou des marguerites.--Alliances +poinçonnées et luisantes à se regarder dedans, Ninette! Si vous avez un +soupireux, il a bien des piécettes en sa poche; il n'y a pas besoin de +lui dire de vous en donner une, nem'?--Des piéges à taupes qui vous +feront grand ouvrage et tuerie, père Fleury!--Ah! ah! n'allez pas par +là, c'est pas pour vous Jean-Pierre; c'est des choses de paresse: de +l'encre et des plumes, à c'te fin qu'il y ait aussi de quoi pour M. le +curé et le maître d'école... De la belle toile, nem'? et qui n'est pas +d'usure! faites passer à ça deux nuits à la rosée: c'est une soie sur le +corps.--Je sais bien que la moisson n'est pas sur le feu; tout de même, +je vous apporte des pierres à aiguiser des faux.--Voulez-vous des +rigoles de buis pour vos futailles? C'est-y des pommades avec une fleur +dorée dessus? des tabatières de bouleau qui fraîchissent?--Il vous faut +des mouchoirs bleus à petits carreaux.--Chut! chut! je serais à l'amende +comme fraudeur: c'est du tabac... de là-bas... suisse, pour les vieilles +pipes d'ici. Si je courais avec tout ça au dos, ça ferait carillon, +hein? tous ces chapelets et médailles de la Vierge pour le cou de vos +petits poupinets et poupinettes!--Et des petites croix de cire bénites, +à mettre sur les ruches, crainte que les abeilles ne +s'ensauvent.--Tenez, je retrouve des couteaux, beaux manches jaunes à +fleurettes, comme des bêtes à bon Dieu.--Une belle jupe pour la danse et +les assemblées! A toi, Marie-Jeanne, un casaquin couleur de bois qui ne +se salit pas. Tu te rouleras des ans au coin de ton feu, que pas une +tache ne marquera.--Du savon à détacher la laine, et qui savonne en un +clin d'oeil,--et de beaux miroirs à serrer en poche; miroirs d'étain qui +se referment, avec un joli drap sur la glace, qui vous diront vos +vérités, Jeannette; mais n'allez point par chaque minute à c'te +confesse-là, coquette!--Et du fil, et des boutons, toutes les +cognandises pour les ménagères qui ont homme à pourvoir et +maintenir;--et des ceintures, et des rubans,--ceux-là bleus, comme quand +il fait beau, nem'? Eh! eh! ruban bleu, mes enfants, c'est jarretière de +mariée.» + +Automne amène hiver. + +Voilà qu'on laboure et qu'on taille les arbres. + +Aux _tendues_, dans les bois, il n'y a plus de passage d'oiseaux. A +peine si, de loin en loin, près des places à charbon, une bécasse se +prend dans un lacet abandonné. + +Les feuilles se rouillent. + +Les fumées des sabotteries se voient à travers les futaies moins vêtues; +on a mangé le pain de Noël, le _Rama_, garni de quartiers de noix et de +poires sèches. Dans les nuits longues les chiens hurlent à la mort. + +Pourtant, sur les feuilles du chemin de la commune, un pas crépite et +s'approche; et dans le taillis sans musique à présent, une chanson vole, +vole de branche noire en branche noire. + + Dieu a gardé vos bêtes + Et les yeux de vos têtes, + Et des larrons, vion, vion!.... + La petite Saint-Sauvé, vite donc! vite donc! + +C'est le père Thibaut. + +--«Oui-dà, mes enfants, c'est le vieux père Thibaut.»--Il déroidit un +peu ses doigts bleus, s'asseyant sur une chaise dans le grand âtre de la +cheminée, à côté d'un jambon pendu. Il lui faut maintenant toquer à +chaque porte, et aller s'asseoir à chaque cheminée; car les portes sont +bien closes à présent; même le trou où passe le chat familier, on l'a +bouché; et les vieilles femmes filent près du feu. + +--«Ne m'ayez pas rancune, les amis, si je vous apporte neige, mauvais +froids, vilains ciels, toutes les colères, du bon Dieu; je vous apporte +aussi du chaud et du doux: c'est-y vous, la Colombey, qui voudriez que +votre homme eût froid? A ne pas lui acheter de ces bas aussi chauds +qu'haleine de four, et qui chaussent les genoux comme des bottes de +marais, vous n'auriez pas un gentil coeur. Une bénédiction, ces bas, pour +le labour d'avant le jour, quand la terre est roide gelée!--Ça, nem'? +des petits chaussons pour mettre aux fanfans qui ne tiennent pas au +feu, et vont s'éjouir à la neige.--C'est-y pas toi, Jean les-bé-jambes, +qu'a toujours un regret de douleur dans les épaules? Prends-moi de c'te +boule-là; c'est de la santé en barre, mes agneaux!--Ne montre pas tes +dents, la grosse Jeannette: il n'est pas beau de rire comme ça contre la +marchandise du père Thibaut, parce qu'on a été en condition à la +ville;--une vraie boule de Nancy, à mettre dans de l'eau, à s'en frotter +le rhumatisme, et qui vous remet une foulure mieux que tous les +rebouteux!» + +Il entre chez le père Valence.--«Bonjour, mère Valence! v'là votre eau +qui bout sur le feu. Vous savez ce qu'on dit à Cornimont: que c'est âme +du purgatoire qui prend un bain? Faudrait avoir pitié.» + +Le père Valence rentre. Pour ne pas les perdre, il était allé donner aux +bestiaux qu'il a achetés hier une tartine beurrée tournée trois fois +autour de la crémaillère. + +--«Bonjour, père Valence, je ne vous ai pas mis dans les oublis, père +Valence. Les yeux, comment que ça va? Le blé a grainé cette année; le +diable n'a pas chevillé les moulins; l'argent n'est pas cher; c'est pas +une pièce de vingt sous de plus ou de moins... Des lunettes à tous yeux, +bien montées de fer-blanc, qu'on marcherait dessus sans qu'elles +cassent,--un bel étui, là;--et qui vous feront lire dans votre vieux +livre de messe, comme dans du tout neuf.--Et votre enfant, le malingre, +ça lui irait-il pas, un tricot comme ça? ça le sauvera de l'hiver, c'te +enfant; tâtez, virez, c'est du soleil dans le dos, qu'un tricot calibré +de c'te épaisseur. Des bonnets de coton doubles de Troyes qui vous +enfournent jusqu'aux oreilles, et que la bise siffle en démon, que les +carreaux le matin soient tout blancs, vous ne prendrez pas de ces +vilains rhumes qui ne se détachent pas.» + +Le père Thibaut va plus loin à la ferme. Les marmots qui étaient à +l'écurie, à fouailler les poules avec le grand fouet, l'entendant +arriver, rentrent pêle-mêle, les cheveux pleins de paille, dans la +grande chambre.--«Les petiots! les petiots! c'est toujours des +alouettes, monsieur Landry; les petiots, ne sautez pas après mes images, +que vous me les déchireriez. L'_Histoire du Juif-Errant_, _Sainte +Geneviève de Brabant_, les _Hussards français à pied_; voyez, il ne +m'en reste plus qu'une de cette belle-là.» + +Les marmots prennent d'assaut les épaules du père Thibaut pour regarder +l'image. L'image a une légende en français et en espagnol. Elle porte à +l'un de ses coins: _Dubreuil, rue Zacharie, 8_. Il y a un catafalque +jaune, coupé de guirlandes vertes avec des Renommées roses, adossées aux +angles, des brûle-parfums jetant au premier plan des fumées bleues et +violettes, des horizons de drapeaux tricolores, des groupes de lustres, +dont le rayonnement est fait par le blanc épargné du papier, des femmes +en robes rouges, des messieurs en habit bleu cobalt; et un groupe +principal composé d'une femme en chapeau vert-pois, un boa au cou, un +châle bleu de ciel, avec des franges oranges, et une robe rouge, d'une +femme ainsi vêtue qui donne la main à un jeune enfant en redingote +polonaise avec un collant et des bottes à la hussarde. + +--«Et puis que je vous souhaite bonne année, récolte bonne! Savez-vous +que v'là bientôt à Saint-Sylvestre, et v'là encore une gueuse d'année de +finie? Bien des maux, une année! Faut que vous sachiez le temps, est-ce +pas? et donnez-vous un almanach! Bleu, vert, jaune, la couleur n'y fait +rien. Le _Grand Messager boiteux des cinq parties du monde_, le +_Messager à la Girafe_ ou le _Postillon lorrain_, monsieur Landry; vous +trouverez là tout ce qui vous est d'utilité et d'avantage, à savoir: le +comput ecclésiastique, l'horoscope de vos caractères, les remèdes contre +la rage et les remèdes contre le piétain, le crapaud, le fourchet et les +autres. Faites emplette, monsieur Landry; les routes s'embourbent; je ne +viens pas tous les huit jours; qui ne m'achète, regrette; et puis ça me +délourdit de ma charge pour m'en aller. Vous retournez à mon image? Une +fois, deux fois, monsieur Landry, ça vous va-t-il? topez là pour l'image +et le _Liégeois_!» + +Partout et toujours, dans toute la chaîne des Vosges, trottinant, +marchant, ouvrant sa balle et la refermant avec toutes sortes de bonnes +et gaies paroles,--ici l'été, là l'hiver,--à Pompierre, venant comme +avril vient, à Allarmont, arrivant comme janvier arrive,--toujours +chanson voltigeant aux lèvres, appétit en poche, et coeur content, +oui-dà, c'est le père Thibaut.--Du bisaïeul au grand-père, du +grand-père au père, du père au fils, le petit commerce s'est légué; et +bien sûr, mes amis, que c'était un Thibaut qui colportait de village en +village, tout par là, dans les vieux temps passés, le vieux _Kalendrier +des bergiers_, qui tant contenait: _Tables des festes mobiles. Tables +pour congnoistre chacun iour en quel signe la lune est. Figures des +éclipses de lune et de soleil et les jours, heures, minutes. Larbre et +branches des vices. Les peines denfer, le liure du salut de lame. +Lanothomye du cors humain. Lart de fleubothomye des veines. Le régime de +santé du corps humain. Lastrologie des bergiers. Des quatre complexions. +Les iugements de phizonomie. La division des eages. Les dits des +oyseauls. Les méditations sur la passion. Dictiez et epitaphes des +morts. Loraison que bergiers font à notre dame. Et plusieurs autres +choses._ + + + + +UN VISIONNAIRE + +--Des contes à mourir de peur! dit Madame ***. + +--Madame,--répondit Frantz avec un sourire,--il faut bien s'amuser à +quelque chose, à la campagne. + +--Et vous laissez refroidir votre thé?--lui dit Édouard. + +--Madame, c'est une autre histoire que je veux vous conter. Cassio +Burroughs était le plus beau garçon de Londres. Ajoutez qu'il était +bretteur. Il eût tué tout le monde, si tout le monde avait voulu se +battre en duel avec lui.--En sorte qu'il avait pour maîtresse une +grande dame, une Italienne. Comme elle était à son lit de mort, elle lui +fit jurer de ne jamais dire ce qu'il y avait eu entre elle et lui. +Cassio pleura. La femme mourut. Un soir à la taverne,--Cassio buvait, +madame,--Cassio but et parla. Depuis lors, à toutes ses orgies, à côté +de lui vint s'asseoir la belle Italienne. Le matin de son dernier duel, +l'Italienne vint le prendre par la main et le conduisit jusqu'au +terrain. + +--Ah! le beau drame!--fit Hector. + +--Je ne l'ai pas fait.--Et Frantz s'inclina froidement. + +--Voulez-vous encore une tasse, ma luguore Schéhérazade?--Et madame *** +s'apprêtait à servir Frantz. + +--Mille remercîments. + +--Et vous croyez aux apparitions? + +--Si j'y crois?.... Madame, si j'y croyais, je serais fou. + +--Et vous ne l'êtes pas?--dit Hector en riant. + +--Je n'en sais rien, monsieur.--Ah! madame, il y a peut-être un monde +que nos yeux ne voient pas, et que nos oreilles n'entendent +pas.--Blake, qu'on nommait _le Voyant_, causait avec Michel-Ange, dînait +avec Moïse, soupait avec Sémiramis. Il vous disait: «Vous n'avez pas +rencontré Marc-Antoine? il sort d'ici.»--Ou bien encore: «Ah! voilà +Richard III. Ne faites pas de bruit, il pose.» Et il prenait ses +crayons,--car c'était un artiste,--et il dessinait, devant vous le +Richard III. + +--Eh bien oui!--dit Amédée en remuant le fond de sa tasse de thé avec la +petite cuiller de vermeil, et en la reposant sur la table de bois peinte +en vert,--une hallucination! Maintenant, l'hallucination est-elle, comme +a dit un médecin aliéniste, une image, une idée, reproduite par la +mémoire, associée par l'imagination, et personnifiée par l'habitude?... + +--Monsieur Amédée, vous parlez comme un livre allemand!--dit madame ***. + +--Et que ferez-vous, en ce cas, de Ben Johnson,--reprit Frantz,--qui +passait certaines nuits à regarder son gros orteil, autour duquel il +voyait des Tartares, des Turcs, des catholiques monter et se battre? +Allez, messieurs, le cerveau de l'homme,--la nature psychique, comme +ils disent,--ils ont beau y mettre le scalpel, ils le pèsent comme un +paquet! ils ne sauront pas encore demain ce qu'il y a dedans.--Oui! +expliquer l'hallucination, rêve les yeux ouverts, quand vous m'aurez +expliqué le rêve, l'hallucination les yeux fermés!--Cet homme voit dans +ses appartements des personnes inconnues, aux visages pâles, aller et +venir. Celle-là, une femme aveugle, dit le matin à sa bonne: «Ouvrez la +porte toute grande! Que tous ces messieurs et toutes ces dames s'en +aillent!» Et il n'y a personne chez elle. Pour un autre, ce sont des +personnages habillés en vert qui dansent dans sa chambre;--et les +exemples les plus extravagants et les plus divers de cette détente de +l'attention,--encore une définition!--de cette fascination de l'organe +visuel, de ce degré morbifique de la sensibilité! Et le libraire de +Berlin, Nicolaï! Celui-là, qui boit, a les diables bleus.--Et vous +savez, madame, l'histoire des visions de ce magistrat anglais? Il vit +d'abord un chat, puis c'était un huissier de cour avec la bourse et +l'épée, une veste brodée, le chapeau sous le bras; puis enfin ce fut un +squelette, caché dans les rideaux de son lit, et regardant par-dessus +l'épaule de son médecin!--Mais pardon, je bavarde.... + +--Et mon album attend,--dit madame *** en le lui tendant à une page +blanche... + +Frantz se mit à écrire. + +Et je ne sais pourquoi tout le monde se tut, écoutant la plume de fer +grincer à chaque grain de papier. + +La porte, tapissée de roseaux, s'était entrebâillée par hasard. Les deux +bougies vacillaient dans le pavillon rustique où se tenaient madame *** +et ses invités, auprès des tasses de thé, le dos appuyé contre le mur de +mousse. Au dehors, par la fenêtre encaissée entre des troncs d'arbres +non écorcés, on voyait la nuit, et la lune qui donnait à la pelouse, +margée de grands arbres tout noirs, l'aspect d'une nappe blanche. +Quelques petites rigoles qui descendaient à la rivière dans des +conduites de bois faisaient dans le lointain de petits bruits douteux. +Il y avait de brusques remuements de feuilles dans l'allée de tilleuls +qui boulait l'eau. La lueur agitée des deux bougies coulait, par la +porte entr'ouverte, sur l'allée sablée, et mettait, se perdant, sur +quelques bouleaux des futaies, des apparences fantasques. Tout au fond, +dans le parc, on entendait par instant un renard qui vagissait comme un +petit enfant. + +--Voici, madame.--Frantz lut: + +--Le petit tambour était joli; il était joli comme un coeur avec ses +cheveux blonds et son uniforme rouge. + +Sa mère est à Newcastle, elle fait des aiguilles; et son père est mort, +comme un homme, à la bataille. + +Il a l'oeil éveillé et le coeur qui sautille, le petit tambour. Les jeunes +filles le regardent et lui les regarde aussi; et puis, il suit son +chemin, car il faut qu'il arrive avant le soir à son régiment, avant +qu'il ne fasse noir comme l'encre. + +Jarvis est grand, Jarvis est fort. Il a la joue fendue. Il dit au petit +tambour: «Nous ferons route ensemble. Tu es petit, je te protégerai. Les +corbeaux dorment, et il n'y a personne, ni un homme, ni une femme, ni +une petite fille, personne sur la route.» + +Jarvis a un petit couteau dans sa poche. Ils passent dans le +bois.--«Monsieur, dit le petit tambour,--la route est là; pourquoi +allons-nous dans le sentier? Serrez votre petit couteau.» + +Le petit tambour était joli; il était joli comme un coeur, avec ses +cheveux blonds et son uniforme rouge. + +A Newcastle, on a rapporté le petit tambour. Il a du sang rouge dans ses +cheveux et sur son uniforme rouge.--Il ne battra plus, madame, votre +enfant; madame, il ne battra plus en tête du régiment. + +Jarvis se lava les mains.--Il est allé à Portsmouth. Il a vu un navire +qui se balançait comme une demoiselle prête à danser. Il est parti bien +loin sur la mer. + +Il fait nuit sur le pont comme dans la cale. Il fait nuit dessous et +dessus. Jarvis dit au marin de quart: «John, les pavés se remuent et +courent après moi.»--John dit: «Ne prends plus de gin.» + +«John, les pavés se détachent, vois, vois-tu? Ils courent après moi. Tu +sais, le petit tambour, le petit tambour si joli avec son uniforme +rouge?--John dit: «Va trouver le médecin.» + +--«Non, non, je n'irai pas trouver le médecin. Cet enfant qui nous suit +de si près, le petit garçon sanglant,--les pavés courent,--vois-tu comme +il se traîne sur les cailloux? Le voilà!» + +Et Jarvis se met à courir. Il tombe par-dessus le bastingage. Il remonte +sur la vague, il crie: «_God by!_ le petit tambour!»--C'est tout. + +--Est-ce qu'elle est vraie votre ballade, monsieur Frantz? + +--Comme l'histoire de Talma. Vous connaissez tous ce que Talma +racontait, et ce qui faisait son jeu plein de terreur. Lorsqu'il entrait +en scène, il tendait sa volonté, et ôtant les vêtements de son +auditoire, il faisait que ses yeux substituaient à ces personnages +vivants autant de squelettes. + +--Mais à vous, monsieur,--dit Paul,--ne vous est-il jamais +personnellement arrivé... + +--Si fait, monsieur,--dit Frantz d'une voix lente. + +Madame *** se rapprocha de ses voisins. + +--Il y a neuf ans de cela; j'étais dans un village près de Saverne. Je +finissais mes études, et je logeais chez un curé. Le presbytère était +sur le haut d'une colline. Du bas du presbytère partait une grande allée +de vieux tilleuls,--comme vos tilleuls là-bas, madame,--qui menait au +cimetière. Les gens du pays racontent toutes sortes d'histoires sur +cette allée de tilleuls. Il paraît qu'il s'y pend au même arbre un homme +tous les ans. Ce que je puis dire, c'est que j'y suis resté un an, et +que j'ai vu au fameux arbre un pendu. Mes deux fenêtres donnaient du +côté de l'allée, et quand il faisait une belle lune, je distinguais +chaque tombe du cimetière. Une nuit... + +--Ah! monsieur Frantz,--dit madame *** en se cachant de pâlir sous un +sourire,--vous avez fait le pari de me faire peur ce soir, et voyez, +vous avez gagné. Qui de vous, messieurs, me donne le bras jusqu'au +château? + +--Moi, madame, si vous le voulez bien,--dit Hector en se levant. + +Les jeunes gens allumèrent un cigare. On retrouva du thé au fond de la +théière. + +--L'apparition de Saverne, l'apparition de Saverne!--dirent ensemble +Édouard, Amédée et Paul. + +--Messieurs, l'apparition de Saverne est une apparition d'une nuit. Cela +ne vaut pas vraiment la peine de conter; mais, puisque vous êtes en +veine d'écouter... + +Frantz parut se recueillir. + +C'était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Il était blond. +Ses cheveux longs, plantés hauts sur le crâne, s'élevaient droits sur +leurs racines et retombaient plats sur les joues, laissant se montrer +les deux bosses frontales. Il était maigre; son nez était fin; ses +moustaches tombaient sur les coins de sa bouche. Son menton, un peu +pointu, était garni d'une longue impériale. Ses yeux bleus, d'un bleu +sourd, étaient petits et enfoncés. Ses pommettes saillaient vivement sur +sa face osseuse, dont la lumière des bougies accusait, à grandes ombres, +tous les creux. Ses doigts étaient longs. En parlant, il tenait ses +auditeurs sous un regard qui paraissait par moments figé comme un regard +d'aveugle.--Il était vêtu de noir. + +--Puisque nous sommes seuls, messieurs, reprit Frantz après quelques +instants de silence,--que la châtelaine est partie, et que vous êtes +éveillés comme des gens qui attendent un revenant, je vous raconterai ce +que je vois tous les huit jours; mais ayez la bonté de pousser la porte. +Ces tas de plâtre qui sont après l'allée, et sur lesquels la lune donne, +ont l'air de linceuls, et cela m'ennuie... me fait peur, si vous +voulez.--Je perdis jeune une soeur que j'aimais. Le cimetière était assez +éloigné de la petite ville que nous habitions; j'y allais tous les soirs +après souper. Deux mois, je l'ai vue, jour par jour, comme je vous vois, +et les vers venir, et la chair s'en aller. Je la voyais comme elle était +sous terre. Il n'y avait pour moi ni pierre ni sapin; je la voyais... un +spectacle horrible et qui me tuait! et je revenais toujours... Depuis +lors, je dormis mal. Les songes me vinrent. Mes insomnies se peuplèrent. +Un dimanche, dans la nuit,--mon père gardait le lit depuis deux +jours,--dans un rêve, je vis dans notre salon beaucoup de gens de ma +famille en deuil; une de mes tantes s'approcha de moi, et me dit: «Ton +père ne passera pas trois jours.»--Mon père mourut le mardi. Cela me +mit encore plus de songes dans la pensée. Mon père et ma soeur me +revenaient souvent. Insensiblement, je nouai ma vie avec des +imaginations bizarres; des fantasmagories m'assaillirent, et, si vous +voulez me passer l'album, oublié là, je raconterai en crayonnant. + +Il est une heure. Je me couche. Je regarde sous mon lit. Je regarde +toujours sous mon lit. Je vois si la porte de l'appartement est fermée à +double tour. Je regarde dans mes armoires. Je pousse les tiroirs de ma +commode et je mets les clefs sur le marbre de ma table de nuit. Une +heure, deux heures se passent sans sommeil. Je me sens froid aux pieds. +Mes tempes se compriment. La voûte de mon crâne semble s'abaisser. Des +bouffées de chaleur me montent à la tête. Les muscles de mes jambes se +distendent. Je mets quelquefois la main sur mon coeur: il ne bat ni plus +vite ni plus fort. Mes mains se contractent et se crispent aux draps. +J'ai la gorge serrée. Je sens un poids au creux de l'estomac, et par +tout mon individu un sentiment d'anxiété et d'angoisse que je ne puis +dire. + +Ma porte s'ouvre doucement. Une tête passe, me fait un salut, et semble +demander du regard si l'on peut entrer. Puis le personnage entre et à sa +suite se faufilent processionnellement vingt à vingt-cinq larves d'un +pied et demi de haut. Ces terribles grotesques ont la blancheur livide +d'une tête de veau échaudée. Ils marchent sur des pieds grands au moins +comme le tiers de leur corps, pieds à peine équarris dans la chair +mollasse. Leurs mains informes et gélatineuses se digitent en d'immenses +doigts annelés de bourrelets de graisse. Tous emboîtant le pas, et comme +enchevêtrés l'un dans l'autre, se prennent à côtoyer lentement le mur, +contournant les meubles, entrant dans tous les angles, passant autour de +toutes les saillies, ondulant et fourmillant comme un monstrueux relief +de Calibans nains. Le maître des cérémonies est un croque-mort qui a sa +tête sinistre couverte d'un gigantesque tricorne, d'où s'échappent, +voltigeant à terre et se prenant en ses jambes, deux bandes de crêpe +noir pareil à celui de Crespel. Sa face est creusée du front aux dents +comme un quartier de lune, sa veste est noire, ses grandes bottes sont +relevées au bout à la poulaine. Il tient dans sa main une lettre bordée +et cachetée de noir. Je n'ai jamais pu lire ce qu'il y avait sur cette +lettre. Il est suivi d'une petite femme dont l'épaisse chevelure grise, +séparée au milieu de la tête, retombe jusqu'aux talons, comme un voile +poudreux autour d'un corps qui semble habillé d'une vieille reliure de +vieux vélin. Ses deux grands yeux blancs, logés dans des orbites de +crâne desséché, sont tachés d'un point noir; les mâchoires, dégarnies de +joues, bâillent hideusement avec toutes leurs dents et leurs gencives +dénudées; la colonne vertébrale, qui relie la tête au reste du corps, et +les clavicules apparaissent tachées de rouille, complètement +dépouillées. Sous les turgescences des seins, les vertèbres trouent la +chair; et l'épouvantable Lamie de ses doigts de chauve-souris porte son +ventre ballonné comme une vessie de blanc. Du ventre partent deux +petites tiges emmanchées de deux pieds plats,--deux truelles de +maçon.--Cette apparition, messieurs, est celle qui m'effraie le +plus.--Ce ne sont pas les caprices funèbres du graveur espagnol; ce ne +sont pas les ombres stygiennes de l'antre de Trophonius; ce ne sont pas +les griffonnages et les bossues goîtreuses du Vinci; ce ne sont ni les +maigres squelettes classiques des _Danses des morts_, ni les figurations +antinaturelles des mythologies de l'Edda; ce sont plutôt,--autant que ma +pensée peut trouver une analogie à ces visions de terreur +caricaturale,--ces idoles sataniques que, dans un tronc d'arbre, Java +taille à ses dieux de mort.--Derrière la femme vient un garde national +pied-bot, avec un énorme bonnet à poil. Les bras retournés, plus longs +que son corps, traînent par terre derrière lui deux mains semblables à +des poulpes de mer; puis encore, c'est un cul-de-jatte assez propret, +avec une jolie queue par derrière dont le noeud forme un énorme papillon +noir, voltigeant de droite et de gauche; les moignons sont fichés dans +les pieds ronds en bois des poupées de vingt-cinq sous; il ne touche pas +terre et tenant une béquille de chaque main, il se balance dans le vide, +comme un pendule. + +Après cela, ce sont les incestes de la forme humaine et de la forme +bestiale, les plus inouïes contrefaçons de l'homme. Une grosse tête +d'enfant, cerclée d'un bourrelet, montée sur des pattes de faucheux; +une face qui rentre dans le crâne fait en coquille d'escargot... Je veux +leur parler; je ne puis. Ma langue se colle à mon palais. Ils vont +ainsi, suivant chaque plan du mur, fût-ce une moulure, jusqu'à mon lit. +Ils passent frôlant mes draps. Un clown diabolique marche les pieds en +l'air, les mains passées dans de prodigieux sabots; des mufles de +gargouilles; un prêtre qui a des règles d'ébène au lieu de bras; un +homme qui chevauche une tarasque, en mâchant une boule de billard rouge; +un maître d'armes avec un serre-bras, un énorme tire-bouchon en guise +d'épée;--tout cela passe; les uns me regardent tristement; les autres +d'un air menaçant; les autres indifférents, ou occupés à marcher sur la +queue traînante de ceux qui les précèdent. Cheveux et barbes faits en +plumes d'oiseau; des gens qui portent la tête du côté du dos, des pieds +palmés; c'est comme si un Callot d'enfer vidait ses cartons dans ma +chambre! les plus étranges accoutrements...--et il n'y a point entre eux +et moi cette gaze dont parle Esquirol;--tout éclate de lumière, +pourpoints à la croix blanche des Templiers, des faux cols, des +chapeaux en entonnoir, des éperons, des lunettes d'or, des fraises Henri +II, des redingotes à la propriétaire... Ils s'en vont; je sens qu'ils +passent dans la pièce à côté de ma chambre, et qu'ils en font le tour. +Quelquefois ils reviennent, et tournent encore une fois... + +Le sable cria dans l'allée. + +--Messieurs--dit Siméon en ouvrant la porte--le feu est allumé dans vos +chambres! + + + + +UN COMÉDIEN NOMADE + +«V'là les comédiens! serrez les couverts!»--L'étape a été longue, le +chemin poudreux. Tout le long de la route, vainement les cabarets ont +balancé leurs provoquants bouchons de paille: il a fait soif pourtant; +mais la dernière sous-préfecture n'a pas goûté _Lazare le Pâtre_. Ils +arrivent, les pauvres diables! «riches de mine, mais pauvres d'habits» +dans un char à banc peint en jaune, avec leur bagage dans de mauvaises +caisses en bois blanc chargées et rechargées d'adresses. Ils arrivent. +L'hôtesse de Châteauroux, qui les a flairés, crie à la bonne: «V'là les +comédiens! serrez les couverts!» + +Comédiens de province! parias, sentinelles perdues de l'art dramatique, +artistes au long cours, allant par toute la France à la chasse de la +recette, portant dans une misérable valise toutes les gaietés et toutes +les terreurs, les fourberies de Scapin et les fureurs d'Oreste, des +couronnes et des battes; comédiens à toute outrance, suppléant aux +décors, faisant de rien quelque chose; Napoléons de la rampe, rayant le +mot _impossible_, apprenant sept actes en deux jours, prenant le vent +comme il vient, le public comme il est, emplissant la rotonde des +diligences, répétant dans les auberges la fenêtre grande ouverte; +quelquefois montant et descendant toute la gamme des passions humaines +dans une grange pour dix sous les secondes; tirades hurlées, recettes en +gros sous, existences de hasard, dîners d'occasion, couchées de +rencontre, le _plaustrum_ de Thespis moins les vendanges, soupirs des +Ragotins de l'endroit pour Angélique ou mademoiselle l'Étoile, +hôtelleries où l'on engage «les chausses troussées à bas d'attache»; vie +de pourpre et de guenilles, d'imaginative et d'audace; vie à la +Rosambeau, où Robespierre se fait un gilet avec du papier grand-aigle, +où Louis XV se fait une perruque avec des copeaux poudrés de farine! + +Pauvres comédiens! toujours tournant le dos au succès, toujours gais et +dispos, toujours éclatant en joyeuses histoires, la boîte de Pandore +sous le bras, la boîte ouverte, l'espérance au fond! + +Destin! l'Olive! la Rancune! X... était votre frère! Et lui aussi était +allé au Mans et partout, lui aussi eût joué une pièce à lui tout seul! +lui aussi eût fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur! + +C'est X... qui va trouver un correspondant dramatique: «Parbleu! +monsieur, je viens vous demander une place dans la troupe que vous +formez pour Abbeville!--Quel emploi jouez-vous?--Monsieur, quel est +l'emploi que l'on paye le plus cher?--Monsieur, ce sont les premiers +ténors.--Eh bien! monsieur, mettez que je joue les premiers ténors!» Et +il joua les premiers ténors. + +X... est maigre comme un vieux cheval; il mange comme un homme qui a eu +appétit toute sa vie. X... ne joue bien, à ce qu'il dit, que lorsqu'il +a un coup de soleil--(son coup de soleil, il le jauge à huit litres). + +Mais il faut l'entendre annoncer, ainsi jauge, dans le drame moyen âge +la fameuse lettre patente: «C'est une lettre _épatante_ du roi!»--il +faut l'entendre prononcer sa fameuse phrase: «Allons! il se fait tard, +regagnons notre pauvre chaumière; là, du moins, nous goûterons le +bonheur que le riche ignore peut-être sous ses _nombrils_ dorés!»--il +faut encore entendre dire cette autre phrase de la _Forêt périlleuse_: +«Faites tourner ce rocher sur ses gonds. Le capitaine ne plaisante pas; +à la moindre _inflaction_ à la discipline, il vous tranche la tête avec +un sabre fraîchement _émolu_, comme je la tranche moi-même à ces simples +pavots!» Cette dernière phrase, où X... employait toutes les +cavernosités de sa voix, fit frémir trois mois le parterre de Nérac. + +Il y a dans X... pas mal de Panurge et beaucoup de Gringoire. Plus riche +en ressources que Quinola, il a toujours à sa disposition soixante et +trois manières de payer un écot. Ne doutant de rien, et moins de lui que +de toute autre chose, grand caractère tout frotté de stoïcisme, assez +indifférent aux pièces qui _descendent la garde_, accueillant les bravos +avec gravité, il déjeune parfois d'une croûte trompée à la fontaine du +comédien de Le Sage; mais vient-il à dîner, à dîner avec la fine +côtelette aux cornichons, la sardine et l'omelette au lard, il ne songe +nullement, je vous jure, à penser qu'il y a 365 dîners dans l'année. + +X... a une expression favorite: + + Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse. + +Un de ses amis le rencontre à Paris: Quel emploi avais-tu à +Lunéville?--Hautbois.--Comment, hautbois? Ça n'est pas un emploi, ça. Et +puis tu ne sais pas en jouer... + + Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse! + +X... a toujours les mains sur les hanches, comme s'il cherchait la batte +d'Arlequin. Il sautille; ses mouvements sont saccadés. Il a l'air de +remuer, piqué d'une tarentule. Sa voix est aiguë, aigre et criarde, et +se raccroche en ses hiatus au perpétuel _sangodemi_!--Quand il parle, +il s'aide de ses yeux, et roule les prunelles comme s'il jouait dans la +vie privée les traîtres de Bouchardé. + +X... est prêt à tout, propre à tout. Un accessoire qui manque, il le +remplace. Un souffleur, qui crut lui faire une mauvaise farce, lui +souffla un soir tout le temps d'une pièce le journal _la Patrie_: X... +improvisa un autre rôle.--Dans je ne sais quel drame, l'horloge devait +sonner trois heures. Elle ne sonne pas. X... s'approche de la rampe, +fait: Tin!... tin!... tin!... et reprend: Trois heures ont sonné!--Rien +ne l'embarrasse. Je ne vous dirai pas qu'il jouera sans public, non; +mais il jouera sans salle. A Rouen, le directeur du Théâtre des Arts ne +veut pas lui laisser donner sa représentation à bénéfice sur son +théâtre: X... va trouver le directeur d'un théâtre de marionnettes, et +lui loue sa salle. Il n'y avait qu'un inconvénient: X... était plus haut +que le théâtre. Quand il était debout, sa tête était dans les frises. +X... ne sourcille pas. Il se couche à terre, s'appuie sur un banc de +gazon, et chante ainsi couché: _Asile héréditaire_, de _Guillaume Tell_, +et dit la tirade de Gros René, du _Dépit amoureux_. Il fit 47 fr. de +recette. A un de ses amis qui lui disait: Comment.....? + + --Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse! + +Écoutez ses vues sur l'esthétique de l'art, quand à la Halle il va de +chez Baratte chez Bordier, bras dessus, bras dessous, avec F..... qui +l'avait ce soir-là enguirlandé, des pieds à la tête, d'une devanture +d'herboristerie: «On n'a jamais compris Buridan de _la Tour de Nesle_; +Buridan ne doit pas avoir une cape, une épée; c'est pas ça. Buridan est +un soldat qui revient de la guerre; il fume son brûle-gueule, raconte +ses campagnes, et demande un litre à 6!» + +A table d'hôte, quand on enlève un service: Laissez! «laissez! dit X... +Ces plats ne vous gênent pas; ils charment ma vue!» + +Grand comédien que ce X...!--Ce n'est pas qu'il ne soit sifflé, et +souvent, et beaucoup, et très-fort! Mais il a le caractère et le dos +fait aux sifflets comme aux _frutti_ du parterre de Rouen, et va se +_guabelant_ de tout cela.--Il joue le premier acte de _la Dame +blanche_. Il est sifflé. Le second acte va commencer. Le directeur vient +le prévenir. Il trouve X... se déshabillant tranquillement dans sa loge. +«Mais vous êtes donc fou! Et le second acte...--Je ne le sais pas, ni le +troisième.--Comment?--J'ai toujours été sifflé au premier. Je n'ai +jamais joué le second.»--On lui jette un jour du paradis une tête +d'oie.--Messieurs, dit X... en la ramassant, la personne qui a laissé +tomber sa tête pourra la réclamer au vestiaire en sortant. + +Va, pauvre X...! pauvre méconnu! pauvre calomnié! va de sous-préfecture +en sous-préfecture, méprisé de tes collègues des grandes villes, pensant +avec Bonaventure Des Périers «qu'avec cent francs de mélancolie, on ne +paye pas pour cent sols de dettes»;--peut-être un soir, dans le Midi, +bien las et fatigué, tu t'assiéras sur un banc de pierre, sans un sou de +courage ni d'argent, n'ayant plus qu'un vieil habit noir à vendre, +l'habit de tes jeunes premiers; tu t'assiéras, les pieds moulus et la +mort dans le coeur: alors une vieille femme passera qui te dira: «Venez +chez moi.» Elle te fera bien souper et bien coucher. Et le matin, quand +tu lui diras: «Je ne peux pas vous payer. Je suis comédien; voilà mon +habit»;--la femme le repliera, ton habit noir, et le remettera dans ton +sac en te disant: «Moi aussi, j'ai un mauvais garçon de fils qui est à +courir la France comme vous. Eh bien! s'il se trouvait dans votre +position d'à-présent, j'aimerais bien qu'il trouvât une brave femme +comme moi pour lui donner à manger et à coucher.» + +Sur la tombe du nomade, qu'on mette un masque comique, un bâton de +voyageur. + + + + +L'EX-MAIRE DE RUMILLY + +C'était, après tout, des gens d'esprit essayant de faire l'hôtellerie de +la vie bien fournie, montée, pourvue, garnie de toutes sortes de +plaisances, charmes et agréments, dormant grasses nuitées, riches et +argentés comme des mendiants qui reçoivent de tout le monde, écrémant le +plaisir et la satisfaction du mariage pour laisser au prochain ses +charges, ennuis, chagrins et déboires, se gagnant magnifiques, et +bien-sonnants, et doux-flattants, revenus de leur ferme du ciel, ayant à +portée de la main toutes bonnes et désirables choses. Les belles +plaines, avec fraîches eaux, beaux prés valants, terres fertiles, +salubres et délicieuses, étaient leurs douaires et leurs hoiries +prédestinés. «O gens heureux! ô demy-dieux!»--leur disait l'autre, les +voyant autour des dix sept cent mille clochers de France, seigneurs de +toutes les bonnes pâtures, beaux aspects de feuillade, et belles granges +et basses-cours, et bois, et rivières, bien ameublés de tous gibiers, +poissons, poulailles, bien vivant, mangeant, humant: «O demy-dieux! ô +gens heureux! c'est paradiz en cette vie et en l'aultre pareillement +avoir!» + +Habiles gens que ces épicuriens du maigre et du jeûne! Des étangs à ne +pas les compter, où le filet n'avait qu'à se laisser tomber pour +ramasser, à se rompre, brochets, carpes, brochetons, anguilles! Viviers +de pierres de taille pour garder le tout bien vif et en santé! Allées +sablées pour l'abbé, de l'abbaye jusqu'à la belle vigne, folie et joie +et réconfort des soirées d'hiver, attendant les buveurs dominicaux, +couchés sur les coteaux de pierre à fusil! Domiciles d'élection, de +paix, de pitancerie, et de bien-être, et de belle vue champêtre, avec le +gai soleil pour éveilleur et sonneur de matines aux fenêtres joyeuses, +avec le gai soleil pour compagnon mûrisseur des espaliers à six étages! +Vergers frutescents, tout rougeauds de fruits; plantureux terrages, +chauds nourriciers des grainées opulentes; forêts qui font l'horizon +vert, et le garde-manger encombré; rivières échappées à travers les +peupliers, pour le babil des battoirs, et le tic-tac du moulin; +chènevières mettant fine toile au corps; prairies d'émeraude, donnant +bon beurre, bon fromage, et bonne viande: toutes gaudisseries de la +gueule et des yeux, cherchées et trouvées en ces châteaux bénis!--«Bien +de moines!» à tous charmants coins de nature; «Bien de moines!» à tous +riches terroirs, c'est le refrain populaire; aux prés de feutre: «Bien +de moines!» aux guérets serrés: «Bien de moines!» aux étangs grands +comme des lacs: «Bien de moines!» aux saulées bruissantes: «Bien de +moines!» «Bien de moines!» dira toujours le plus vieux du village. «Bien +de moines!» ont dit les acheteurs des biens nationaux. «Bien de moines!» +se disent les fermiers de leurs héritiers. + +Quel rêve entrevu, la première fois qu'ils entrèrent au pays de Rumilly! +C'était splendide jour de printemps, ou clair temps d'automne. Quelle +ambition éveillée par toutes les promesses de la gente contrée! Et +comme, leur quête finie, les moines la quittent pensifs, tout songeant à +un retour. Donations à insérer au cartulaire, indulgences à donner aux +peccadilles de ces temps héroïques et brutaux, ils ruminent la clef qui +leur ouvrira le petit Éden. Et dès 1104, ce sont moines de Molesmes +entrant à Rumilly de par Hugues de Champagne. Hugues a retiré de son +doigt son anneau. Il a juré sur les Évangiles, devant Pascal de Rome, +Rithal, évêque d'Albe, légat du pape, Milon de Bar, l'acte de donation +du village de Rumilly; et vite de Molesmes, pays raboteux, abrupte, +tempétueux, pays de grand vent et de montées où les mules se +déferrent,--ils s'installent en cette patrie nouvelle à pentes molles, à +promenades point essoufflantes aux bedaines béates. L'air y ventile, +frais et doux, et la forêt pare la bise. Benoîtement, les bonnes gens +s'arrondissent à la sourdine d'un arpent, de deux, de cinquante, +envahissant, de ci, de là, tout le pays. Gauthier de Fresnoy leur +accorde la moitié de ses dîmes. Un autre jour, c'est le village de +Saint-Parres qui leur est donné; un autre, c'est le Bouchot; un autre, +c'est Nice; un autre encore, Villeneuve-sur-Terrien; un autre, le +Long-du-Bois; un autre, c'est le château de la Motte; un autre, c'est +une verrerie à souffler larges flacons pour enserrer la purée +septembrale, et verres généreux pour porter les santés du souper. Pour +des chemises, c'est Adèle de Rumilly qui leur accorde la dîme sur le +chanvre. Ce ne sont, en ce temporel de Carabas, que milliers de +boisseaux de blé et d'avoine; les arpents de terre, de bois, de prés ne +s'y comptent plus que par centaines. Sous le poids de la dix-septième +gerbe, du vingt et unième du chanvre et de la navette, crèvent les +granges. Vers les basses-cours trop étroites, on amène des quatre points +cardinaux du lieu, en longues processions, oies, chapons, gélines. Trois +moulins, pour l'abbaye, tournent sur l'Hozain. Et pendant que Jean +Collet échaffaude entre les peupliers la tour blanche de son église, +cinq petites tourelles élancent dans le ciel leurs pointes d'ardoises +pour l'abri et l'habitation d'honneur du seigneur abbé. Et de tant de +jouissances charnelles, conquises en si peu de temps, le cantique de +reconnaissance se lit aux murs tout égayés de paganisme. Sous les +figures emmédaillonnées dans les grandes cheminées, c'est la devise: +_Jupiter Custos_. Sur les chapiteaux des colonnes qui soutiennent le +promenoir d'été, des enfants à cheval sur des cygnes font cabrer leurs +montures, et les Amours, à ailes rognées, qui jouent du _psalterion_, +semblent chanter, en leurs musiques inentendues, le _Credo_ mythologique +du XVIe siècle; même au-dessus de la porte, passage particulier de +l'abbé, le tailleur de pierre jette, dans les lambrequins, la tête +échevelée d'Ariane. + +Mais tout cela était hier, et je veux conter aujourd'hui. Débouchez un +jour de mai par l'ancienne route de Paris: la plaine qui entoure Rumilly +vous apparaît immense et plate, toute couverte de blés verts, où la +houle jette en courant ses moires blanches. Plus loin, une ligne qui +serpente, d'oseraies et de peupliers. Quelques tuiles de toits percent +de rouge les feuillages. Puis les cinq tourelles bleuâtres du château, +la tour blanche de l'église. Là-dessus, le coteau monte, couvert +d'arbres fruitiers fleuris. Le soleil joue dans la neige mate des +fleurs, y posant par places des brillants, comme dans de l'argent bruni. +Au haut du coteau, un panache d'un vert sourd qui fait ressauter les +verdures aériennes des premiers plans.--Sur le chemin vicinal qui va du +village à la route, il marche un androgyne de six pieds de haut, entoilé +d'un coutil gris qui dessine d'amples gigots aux bras. A chaque enjambée +sous la blouse longue se cache et se laisse voir, pudibonde et modeste, +la broderie anglaise d'un pantalon de petite fille. Des souliers de +prunelle chiffonnent leurs rubans de soie noire autour d'une cheville en +paturon. Le vieillard s'avance, herculéen, dans un balancement craintif +et sautillant. Il a sur la tête nue une perruque qui semble une touffe +de mousse desséchée, à cheval sur deux immenses oreilles couleur de +vieille préparation de cire. Au front, un nez gigantesque commence; un +nez non pareil auquel on dirait que courent toutes les lignes du menton +et des joues comme si elles s'efforçaient d'amarrer au visage cet +insolite morceau de chair prêt à fuir. Ainsi nasalement pourvu, la tête +du vieillard a l'air de ces hydrocéphales de buis qui servent +d'enseignes drolatiques aux marchands de parapluies. Il tient en main +une ombrelle ouverte. L'ombrelle de soie met au chef de l'homme des +reflets roses. + +Il s'avance relevant sa jupe pour la moindre rigole. Il remonte ses +gigots, tout en scrutant d'un oeil de maître les champs, les gens, les +mares et les canards. Il s'arrête tout au bord de la route. Il jette un +regard du côté de Paris. Il revient. Il trottine, faisant des +coquetteries de démarche, et se retournant. Il s'ajuste. Il se trousse, +se détrousse et se retrousse. + +Cet homme est le seigneur suzerain de cette ancienne terre de moinerie. +Cet homme commande au pouvoir spirituel. Cet homme règle les obligations +du maître d'école envers la commune. Cet homme donne le mot d'ordre à +cette police qui est le garde champêtre. Cet homme requiert cette force +civile qui est la garde nationale. Quand cet homme rentre de son +invariable promenade, les intérêts locaux, et les contestations, et les +demandes, et les placets sont à sa porte, bonnet bas, révérences prêtes. +Cet homme est le maire de Rumilly. + +--«Azélie--a-t-il dit--donnez-moi mon ouvrage.» + +Il a tiré une longue broderie. Il a mis son dé, il a enfilé son +aiguille. Il a ses yeux de vingt ans. Il ne met pas de lunettes. Il +brode au feston la longue bande.--C'est le baldaquin qu'il destine à son +lit. + +Celui-ci entre, et celui-là. Ils s'asseyent. M. Jousseau poursuit son +feston. Ses doigts agiles vont et viennent. Il a croisé une de ses +jambes par-dessus l'autre, et il travaille. L'un dit que les oisonneaux +de Mathieu trouent sa haie; l'autre qu'il faudrait un nouvel +instituteur, que celui qu'on a se grise, et que les enfants n'y +apprennent rien, et qu'il n'est jamais levé pour sonner l'_Angelus_; un +autre qu'il faudrait voir le préfet pour le procès des grands bois que +la commune a avec l'État. M. Jousseau dit à l'un: «Vraiment?--à l'autre: +«Possible!» Il brode toujours. Il ajoute: «J'irai à Paris, le mois +prochain,»--et il répète: «J'irai à Paris.» + +De la cuisine, une voix aigre s'échappe:--«A Paris? y pensez-vous, +Monsieur? J'ai cent cinquante dindons à élever cette année! Vous allez, +comme ça me laisser seule?» + +Après souper,--quand c'est l'hiver,--Azélie a mis de l'huile dans son +_bureton_. M. Jousseau le prend à la main. Azélie marche avec ses sabots +dans la nuit noire. Elle porte un rouet, et une quenouille chargée. M. +Jousseau marche après Azélie, se garant des pierres et du ruisseau de +fumier de la ferme. Les voilà arrivés, lui et elle, à la veillée des +femmes: tous les rouets sont en jeu. Quand les commères le voient:--«M. +Jousseau, mon dernier a une foulure.»--«Il faut une omelette aux +cloportes,--dit M. Jousseau,--je vous ferai l'ordonnance.» Il s'arrange +à son rouet.--«M. Jousseau, mon homme a son rhumatisme.»--«Bonne femme, +c'est qu'il ne porte plus les trois marrons que je lui ai dit de porter +dans la poche de son pantalon.»--M. Jousseau a mis son rouet en train. +Il ordonne encore d'autres remèdes, et sous son pied géant chaussé de +prunelle, son rouet en fièvre tournoie et ronronne dans la grange, plus +strident que tous les autres. + +Méprise du créateur que cette cervelle femelle logée dans cette +caricature de mâle? Cervelle coulée au moule des gynécées, engouée de +chiffons, manoeuvrant toute la machine solide de ce corps ridicule aux +petits travaux des Arachnés! Homme-femme ayant ambition depuis trente +ans d'aller à Paris pour caresser de l'oeil les belles robes et les beaux +bonnets, et les petits brodequins! Et les paysans lui pardonnent à ce +maire enjuponné, fiers de vous montrer l'écriture calligraphiée de ses +grotesques ordonnances médicales. + +La veillée est finie. Il est rentré chez lui. Il est dans son lit, M. +Jousseau. Il a la tête sur son oreiller; sa chandelle est sur sa table +de nuit. Ses volets sont bien fermés, les rideaux de sa fenêtre tirés. +Il est couché sur le dos; il tripote dans ses longs et grands doigts +noueux quelque chose, et le retourne et le façonne comme une mère +habille son enfant. Il a un petit carton près de lui, où il puise et +remet tantôt un chiffon, et tantôt un autre. Ces chiffons ressemblent, à +de petits vêtements: voilà un petit béguin et voilà une petite jupe. Il +travaille avec tout cela dans la ruelle contre le mur. C'est long ce +qu'il fait; il s'impatiente; il prend une épingle sur la table de nuit; +il se pique. Il bougonne sourdement. Cela avance. Il sifflote un petit +air. Il lui faut maintenant ses deux mains; il met l'épingle entre ses +dents. Là! voilà qui est fini. Il fait sauter cela sur son séant, +regarde et donne encore un coup de main ici et là: c'est sa poupée qu'il +vient d'habiller. La chandelle tantôt ramasse sa flamme au-dessus de son +champignon qui charbonne, tantôt la lance bien haut par-dessus; et au +mur, le petit paquet de chiffons que branle le vieillard remue. Au mur, +aussi, l'énorme nez du vieillard se projette, mettant une grande ombre +bien noire qui marche et rétrograde selon que la chandelle flambe ou se +reploie. Au mur, ce nez énorme se profile net; et d'une ligne cernée, la +silhouette étrange tremblotte, toujours à sa même place, grandissante, +puis immobile; tandis que promenée et ballante sur les plis des draps, +la poupée estompe plus bas l'ombre allongée de ses oripeaux qui +dansent... + +Le dimanche gras, il arrive à Rumilly une grande caisse de Paris pour M. +Jousseau.--M. Jousseau s'enferme avec sa caisse; même Azélie ne sait ce +qu'il fait enfermé. + +A midi, le mardi gras, M. Jousseau sort dans son cabriolet d'osier. + +Quand M. Jousseau passe en son cabriolet d'osier devant le portail de +l'église, le saint Martin sous son dais festonné ajusté aux meneaux lève +son petit bras de pierre et met sa main devant ses yeux, en auvent, pour +mieux voir. Les figurines qui vivent à chaque jambage perchées sur une +colonne torse, dans un habitacle clochetonné, se penchent et se dressent +sur la pointe du pied et s'avancent. L'ange à droite qui porte un beau +lis à la main s'oublie, curieux, et grimpé jusqu'au haut des accolades, +s'accoude sur les armes de France, laissant ses voisins en mauvaise +position et mal en point pour voir. Petit à petit les saints s'essayent +tous à déranger de la tête les gouttes de glace, réunies en grappes, qui +pendent à leurs petites couronnes sculptées. Le soleil, jusque-là +endormi dans son lit de nuages gris, s'éveille et met une mouche d'or au +bout du nez de la Vierge qui fait vis-à-vis à l'ange de l'Annonciation, +les yeux baissés. Voilà que la jolie Vierge lève elle aussi, pour +regarder, ses paupières de pierre toute noircies des larmes de la pluie +d'hiver. La grande rose à six feuilles en coeur resplendit comme une +prunelle de cyclope dilatée; et les monstres des gouttières, et les +apôtres qui demeurent contre les contre-forts sont tout éjouis et +remuants d'aise d'avoir les plus hautes et les meilleures places, tant +elle est curieuse, unique et merveilleuse, la chose à voir! Même comme +les portes sont ouvertes, du fond de l'église, les personnages du +retable, les soldats juifs et les saintes femmes tâchent de jeter l'oeil +par-dessus les chandeliers d'argent de l'autel, et les deux larrons +quasi-morts retrouvent un regard pour ce spectacle étrange:--M. +Jousseau, M. le maire, dans son cabriolet d'osier, défile devant +l'église costumé en odalisque! + +Le curé qui a lu la chronique du pays, disait sur le pas du presbytère: +«O Jean Collet, vous qui élevâtes notre église de Rumilly, si belle +qu'un monsieur de Paris est venu la dessiner l'autre année, et que le +préfet l'a regardée l'autre jour! Vous qui l'élevâtes, pieux Jean +Collet, chanoine et official de Troyes, par trente-quatre ans de quêtes +patientes au travers des contrées chrétiennes, architecte de charité! ne +serait-ce pas votre méchant petit frère Claude,--Claude qui, perdant +que vous faisiez, armé de votre aumônière, croisade pour conquérir cette +belle maison de Dieu, crayonnait sur tous les murs un grand enfer, +écrivant au-dessous, le mécréant! + + En ce palud et horrible manoir + N'est cordelier, ni moine blanc ou noir + On s'en estonne, et le peintre respond: + S'il y en a, mais on ne peut les voir. + Parce qu'ils sont mussez au plus profond. + +«Claude, ce poète d'Hérodiades, qui donnait à lire aux beaux amidonnés +de son temps, l'_Oraison de Mars aux dames de la cour_;--ne serait-ce +pas, ô pieux Jean Collet, votre méchant malin de frère qui revient un +instant de l'_Ile des Hermaphrodites_ en guenon habillée, pour distraire +et mettre en émeute les saints, les saintes, la Vierge et les anges et +les éveiller de leur rêve de paradis et faire les cornes à votre pauvre +âme trépassée, dites, ô Jean Collet?» + + + + +MARIUS CLAVETON + +_Honorable monsieur, je suis à la porte de votre habitation. Depuis que +j'ai eu l'honneur de vous voir, j'ai acheté des vêtements, afin de +pouvoir me présenter là où j'ai affaire. Je suis mieux vêtu, mais mon +pauvre nez souffre bien. Je me recommande à votre bon coeur._ + + MARIUS CLAVETON. + +_Mon pauvre nez! mon pauvre nez!_ + +L'honorable monsieur fit entrer le visiteur, et lui donna de quoi +acheter du tabac. + +Marius Claveton est méridional, mais, à cela près qu'il jure par +_pécaïre_, il n'est pas de son pays: il est modeste, il est discret, il +est taciturne. Il sait l'étiquette entre gens qui n'ont rien et gens qui +ont un peu plus. Invitez-le à déjeuner, il acceptera, mais de cet air +honteux que devait avoir, je ne me rappelle plus, quel auteur du XVIIIe +siècle, qui répondait quand un seigneur l'invitait: Vous êtes bien poli, +monsieur, j'ai dîné hier. Des quatre ou cinq personnes qui l'obligent, +il accepte la piécette, mais un peu rouge, et croyant d'ailleurs +fermement qu'il ne fait qu'emprunter. Il attend de confiance le payement +d'un billet idéal le lundi, et le mardi, dès qu'il l'aura escompté, il +viendra mettre à votre disposition _et sa bourse et ses services_.--Deux +points de feu dans les yeux.--Marius Claveton est un petit homme, les +cheveux très-noirs, le visage impitoyablement vrillé de petite vérole, +de grosses lèvres rouges sensuelles et épanouies, le nez au vent. + +Defauconpret a beaucoup traduit; il a traduit quatre cent vingt-deux +volumes. Marius Claveton a peut-être traduit encore plus de volumes que +Defauconpret, car Marius n'a «ne cens, ne rente, ne avoir», comme ce bon +larron de Villon. Marius vit à traduire de l'anglais. + +Quand Marius a six sous, et de plus de quoi acheter des plumes et du +papier, il va dans un certain cabinet de lecture qui possède bon nombre +de livres anglais. Il s'attable, et, comme il a l'intelligence preste, +la main vive et l'écriture expéditive, il écrit couramment sa +traduction, fatiguant le plus de bouts d'ailes, emplissant le plus de +papier qu'il peut. + +A quatre heures, il se lève, essuie ses plumes, et va proposer, de +petits journaux en petits journaux, sa main de papier noircie. Une +quarantaine de sous est le salaire ordinaire. Marius achète du tabac, +dîne avec une friture dans un cornet de papier, et se couche et s'endort +pour recommencer le lendemain. + +Un soir un de ses protecteurs qui le savait confiné au lit, faute de +pantalon, vint lui rendre visite. Marius logeait rue Saint-Jacques, à +l'hôtel de Grèce,--en son hôtel de Grèce, comme il avait l'habitude de +dire.--Le protecteur monte l'escalier, il frappe.--Qui est là? crie +Marius.--C'est moi.--Honorable monsieur! honorable +monsieur!--L'honorable monsieur entendit des allées et venues dans la +chambre; puis ce fut comme un frôlement de linge. Marius passait une +chemise. Il ouvrit. L'honorable monsieur faillit être renversé: la +chambre de Marius empestait le suif et l'humanité. Marius n'avait que sa +chemise. Le monsieur prit son coeur à deux mains et fit un pas en avant. +Dans la chambre, il y avait une chaise et un lit, et sur la chaise une +chandelle cannelée de coulures avec un pied-de-nez. Le lit n'avait pas +de draps.--Honorable monsieur, asseyez-vous.--Marius,--le Méridional, se +retrouvait ici,--se croyait assez de chaises pour faire asseoir +quelqu'un.--Merci, je m'en vais, dit l'honorable monsieur en tendant un +paquet de hardes à Marius. Voici pour vous; j'ai une dame qui m'attend +en bas.--Eh bien, faites monter cette dame! dit héroïquement Marius. + +Le costume de Marius est d'ordinaire composé d'aumônes partielles que +lui font quelques artistes de sa connaissance. On se cotise, on apporte, +qui un gilet, qui une redingote, qui un pantalon, ce qui vous permet de +deviner que le costume de Marius est d'un style éminemment composite; +les charités qu'on lui fait étant de tous ordres et les habits qu'on lui +donne étant de toutes dates. Mais cela ne fait guère à Marius; il marche +dans tous ces morceaux de drap colligés, comme Diogène dans son haillon, +et ne s'aperçoit des trous que quand ils sont grands. + +Et savez-vous, mesdames, ce que ce déguenillé traduit, et quelle est sa +veine et sa spécialité d'interprétation à ce costumé d'aumônes? il +traduit, le plus souvent, les parfumeries, la parfumerie de Windsor et +la parfumerie de Smyrne, les senteurs d'Énis-el-Djelis et les vinaigres +de lady! il traduit les articles sur les strigilles, les gauzapes, les +_alipili_ et les _elacothesii_. Il se plaît aux toilettes d'exquise +élégance; il entre en tous les détails des soins internes, en toutes les +parures du corps! Il traduit tous vos auxiliaires, mesdames; les +sachets, les savons, les pots-pourris, les préparations balsamiques, les +bains de Vénus, les eaux de Jouvence, les laits de beauté! Il dit chaque +[Grec: ôsmê] du gynécée; il dit, d'après les Guerlains inédits de la +Grande-Bretagne, le castoréum, le crocus, la marjolaine, le storax; +il dit les stagonies d'encens et les roses de Tunis, et d'Égypte, et de +Campanie, et que nous devons à Néron l'art de s'oindre la plante des +pieds! Il conte toutes les ressources de l'Orient, Éden des parfums, le +musc, l'ambre, la civette, le jasmin, le nard, le macis, le girofle, le +bétel et le ginseng! Il traduit toutes les joies de l'épiderme, le +massage, et les essences et les arômes! Il traduit, mesdames,--ce Marius +sale et pouilleux, et qui pue,--il traduit pour vous toutes les recettes +de Calcutta et de Téhéran, tous les secrets de l'hygiène de la beauté! +Il plonge sa plume en toutes les extases de l'odorat. Pour vous, +mesdames, il fait passer d'anglais en français tout ce qui assouplit +l'épiderme, tout ce qui veloute la peau, tout ce qui fait la femme +savoureuse, et en bon point pour les désirs! + +Marius trouve le Luxembourg à sa porte, les habits des autres à sa +taille, _il n'est rien d'égal au tabac_ de Sganarelle à son goût, la +misère qu'il mène à sa guise. + +Je ne connais qu'un malheur et qu'une douleur arrivés à Marius. + +Marius,--il paraît que, cette après-midi là, le journal où il s'était +présenté manquait de copie,--Marius revenait avec huit francs dans sa +poche. Huit francs! Pécaïre! Huit francs! une fortune! Huit francs!! Si +Marius eût dû jamais connaître l'orgueil, il l'eût fait ce soir-là. Il +était tard! Marius trouva la friturière où il dînait fermée. Marius +remonta gaiement la rue Saint-Jacques. Il arriva ainsi chez Tonnelier. +Il dîna, il but du vin. Marius d'ordinaire ne buvait que de l'eau. Le +lendemain, aux premières fraîcheurs du matin, Marius se retrouva dans un +terrain vague, près de la barrière du Maine, le corps meurtri, la tête +troublée, avec ses bottes aux pieds et sa chemise au dos,--rien de plus. +Marius avait l'inexpérience du vin. Il s'était grisé; on l'avait battu, +on l'avait volé, et là-dessus il s'était endormi. Marius reprit le +chemin de son chez lui, donnant à regarder aux laitières sans le savoir, +essayant de voir clair dans son histoire et ne s'y reconnaissant pas +trop, la langue épaisse, les jambes molles. Il n'était pas encore assez +dégagé pour comprendre ses infortunes et son peu de costume. La portière +de l'hôtel de Grèce, en l'apercevant, partit d'un éclat de rire. Le +pauvre Marius ouvrit les yeux; il vit que les voleurs lui avaient fendu +sa chemise par devant,--du haut en bas. Ce n'était plus qu'une +redingote. Marius se vit comme il était; il vit la portière rire,--il se +mit à pleurer comme un enfant. + + + + +LOUIS ROGUET + +Et ce sont, dès l'enfance comme dans l'histoire de tous les sculpteurs, +des tentatives, des essais. Les angles des pupitres du collége d'Orléans +se découpent en silhouettes caricaturales; la neige, la terre, la cire, +tout vient prendre forme sous les doigts du jeune modeleur. L'attention +s'éveille autour de ses débuts. Vient l'époque des études sérieuses, des +études du matin au soir, des expériences, des tâtonnements, des luttes, +des premiers travaux, des premiers encouragements. Le rayonnement n'est +pas considérable. Mais le portrait de l'assassin Abraham Serain derrière +les barreaux de sa prison, un groupe représentant _un Fils recevant les +derniers soupirs de sa mère_, éveillent la curiosité. Les charges de +quelques notables, inspirées de l'humour de Dantan, font le jeune homme +redoutable dans une ville de province: c'est le succès. + +Mais Rogues ne s'abuse pas; il sait tout le premier la faiblesse de ces +commencements. Il a soif de Paris, de Paris où l'étude a des +comparaisons, des modèles; de Paris où le travail rend tout ce qu'on lui +donne. Il veut un public. Il sait que là de vrais jugeurs font justice +des grands hommes de province et des génies de sous-préfecture; il sait +que c'est un crible immense qui sépare le bon grain de l'ivraie; il le +sait, et il part. Il descend à l'atelier de Drolling, et attaque la +glaise avec fureur, n'interrompant l'académie que pour courir à +l'amphithéâtre, et puisant dans sa constitution herculéenne la force de +recommencer tous les jours. Voici les bustes de Boursy, Jules Saladin, +Béhic, Paillet, Chopin, Buchon, David, Baroche, de Larochejaquelein, les +uns originaux, les autres copiés, mais des copies redoutables aux +maîtres; voici les figurines de madame Paillet, de mademoiselle +Méquillet dans le rôle de Valentine des _Huguenots_, d'Audran dans _Ne +touchez pas à la Reine_; voici trois médailles obtenues en 1844, 1845, +1847. De ses esquisses perdues, nous nous rappelons une étude de la +Nuit, la tête penchée en arrière, effleurant d'un pied le globe +terrestre, laissant tomber de ses bras relevés une draperie toute +constellée d'étoiles. La draperie voletait jusqu'aux pieds, nuageuse et +perdue, dessinant ce beau corps, le caressant avec des ondulations de +vagues. + +Mais ce fut un jour de rêverie que Roguet jeta sur la glaise cette soeur +de la _Mélancolia_, un jour qui n'eut guère de lendemains. Là n'était +point sa veine. Ce qu'il fallait à Roguet, c'étaient les larges +musculatures, les formes plébéiennes de la matrone romaine, les enfants +charnus à la Jules Romain, les mêlées aux lignes impétueuses, les +pantomimes héroïques, les fougues d'une pensée matérialiste, un combat, +une victoire à couler dans le bronze, à décorer un arc triomphal; ce +qu'il lui fallait, c'étaient les contours terribles. Michel-Ange allait +à lui. + +L'homme se traduisait dans ses oeuvres. Doué d'une vigueur d'athlète, +prenant plaisir aux tours de force, et l'emportant sur tous; faisant de +son atelier une sorte de _palestre_; exerçant ses membres pour retrouver +chez lui les lignes qu'il aimait en ses modèles; jetant un jour un +municipal et son cheval à terre; vivant d'après les anciens préceptes du +gymnase; buvant de l'eau, se privant de Vénus; c'était un des derniers +fanatiques de la force, et de l'image de la force. Il vous prenait une +admiration et un étonnement à regarder cette tête qui rappelait le +masque du Jupiter Olympien, ces yeux de lion, ces sourcils épais, ce +front et ce nez droits, ce menton court, ce front haut et large, ces +cheveux tombant du sommet de la tête comme une crinière blonde. + +Caractère d'une âpreté dominante, nature batailleuse, se cabrant pour un +rien, il voulait tout autour de lui des amitiés souples et maniables qui +ne lui fissent pas ombrage. Violent comme une énergie qui a conscience +d'elle-même, il adorait sa mère; mais, dans son adoration, n'entrait-il +pas un peu de reconnaissance pour l'affection soumise et comme +obéissante que lui portait l'excellente femme?--Ame valeureuse faite +pour la lutte et pour les chocs, taillée à grands coups; une âme du XVIe +siècle dépaysée dans le nôtre. Mais dévoué garçon, mais tout débordant +de franchise, mais loyal, loyal à ce point qu'il ne douta jamais de la +loyauté de personne, et qu'un jour, il lui arriva sur le terrain, de +dire à un adversaire de première force: «Monsieur, je n'ai jamais touché +une arme. Je vous demande un an pour vous rendre raison.» + +En 1848, l'élève de Duret concourut pour le prix de Rome, et obtint le +second grand prix. + +Puis on mit la statue de la République au concours. Roguet vêtit son +esquisse du drapeau tricolore, la hampe du drapeau appuyée contre le +sein gauche, une épée à la main, un pied sur un pavé. Cette République, +emportée comme la Liberté de Delacroix, mais toute magnifique de +sérénité en sa fièvre,--le meilleur, sans contredit de tous les +envois,--fut jugée digne d'être exécutée en grand modèle et coulée en +bronze. + +Mais déjà une toux sèche le fatiguait. Le cheval qu'il avait jeté à +terre lui avait un moment reculé sur la poitrine, et depuis ce moment +il éprouvait des malaises; puis ce furent des douleurs. On lui +conseilla le repos; mais il se souciait bien de cela vraiment!--Il entre +en loge tout enfiévré, et malade à ce point qu'il est obligé de demander +un matelas pour se jeter dessus à l'heure de ses redoublements de +fièvre. Le vingt-deuxième jour, l'ébauchoir lui tombe des mains, et son +bas-relief reste inachevé. Le jury des beaux-arts est appelé à juger le +bas-relief inachevé: Teucer blessé par Hector et défendu par Ajax. Il +juge «à la majorité de vingt-trois voix sur vingt-cinq, la composition +de Louis Roguet digne du premier grand prix, et décide qu'après avoir +reçu, en séance solennelle, la médaille d'or, il sera envoyé à Rome aux +frais du gouvernement.» + +Après un court séjour à Hyères, il arriva à Rome, où ses rêves l'avaient +fait entrer autrefois plein de vie et de santé. Là eut lieu cette lutte +de l'homme qui se sent mourir et qui compte ce qui lui reste à vivre. +Les projets s'accumulent dans sa tête, et sa main est impuissante. Il se +couche, il se relève; il prend la fièvre pour de la force, il va de son +lit à la statue, de la statue à son lit; maudissant les survivants qui +ont le temps avec eux, pleurant sur la douleur de sa mère, voulant +revenir et ne pouvant pas. Ce fut entre lui et l'agonie une lutte +atroce; lui qui à chaque minute sentait l'avenir qui s'en allait, lui +dont la robuste charpente s'indignait d'être ainsi tâtonnée par la mort, +la mort, qui avait envie de ce jeune corps et de ce riche cerveau, envie +de tout ce qu'ils promettaient. + +Arrivé à l'heure de mourir, il voulut partir. Ses amis le portèrent pour +descendre l'escalier. On raconte qu'à la dernière marche de la villa +Médicis, il râla dans une convulsion de désespoir: «S.............! ces +crétins de l'Institut qui ont des soixante ans dans le ventre!» + +Roguet avait vingt-six ans. + + + + +UN AQUA-FORTISTE + + +I + +..... Dans ce café du boulevard, un jeune homme était attablé devant +moi. Son chapeau de feutre, abaissé sur ses yeux, le drap sans reflet de +son habit, buvaient et flétrissaient la lumière rousse, terne, morne et +morte sur tout cet homme comme sur un vieux crêpe. Il avait, posés, ses +deux mains sur les marges de _la Patrie_, et ses deux yeux, qui ne +lisaient pas, au beau milieu du journal. + +La demoiselle de comptoir comptait les petites cuillers. Un garçon +couvrait le billard; un autre apportait un matelas roulé sur sa tête. +Minuit avait éteint le gaz. L'or des plafonds et des murs, les éclairs +des glaces, les paillettes des verres, tout cela avait été soigneusement +serré dans les ténèbres. Une bougie veillait la nuit. + +Un garçon prit racine devant la table du jeune homme. + +--Ah! oui!--dit le jeune homme, qui finit par l'apercevoir; et il mit la +main dans la poche de son gilet, se fouilla à droite et à gauche, puis +en haut, puis en bas... La figure de marbre du garçon eut un +courroucement olympien. Il se rejeta en arrière, fit volter sa serviette +de sa manche droite sous son aisselle gauche avec un mouvement digne, +éclaircit sa voix par un: Hum! hum!... A ce moment:--prenez les deux +consommations,--dis-je, en jetant une pièce d'argent sur la table de +marbre. + +Nous sortîmes.--Voilà une belle nuit, Monsieur!--fait mon homme. Nous +marchions.--Une bien belle nuit!--Et il allait, promenant ses yeux dans +l'ombre.--Ah! pardon, je suis distrait: vous ai-je demandé votre +adresse?--Je lui donne ma carte.--Monsieur, ils sont trois, à l'heure +qu'il est, sur la place du Carrousel: un homme, une grosse lorgnette et +la lune. L'homme attend, la lorgnette regarde, la lune... Ah! voilà un +sergent de ville... deux... quatre sergents de ville. Monsieur, à +l'honneur de vous revoir. + +Le lendemain, mon portier me remettait quatre gros sous enveloppés dans +un morceau de gravure déchirée. + + +II + +Je le retrouvai, et voici comme. + +Domangeot avait un oncle sans un enfant et sans un sou. Un chemin de fer +avait tué l'oncle à Domangeot. Domangeot avait recueilli de son +oncle--des dommages intérêts. Dans une petite chambre de la rue de +l'Ancienne-Comédie, c'était une chambrée complète de buveurs en manche +de chemises; et, par la fenêtre, penché un verre à la main, comme le +Bacchus rouge d'un cabaret, Domangeot invitait les amis qui passaient +dans la rue, et les amis des amis, et même les amis des autres. Je +passais; mon nom tomba de là-haut; je montai. On me donna une chaise et +un verre de Champagne dont le pied était cassé. Mon homme était là, pâle +parmi les faces de pourpre. Cependant il buvait, il buvait comme un +remords. + +Les coeurs trinquaient. + +--A Emma!--A Clorinde!--A Juliette! + +--A l'almanach! + +Je demande à droite: + +--Qui est-ce, ce monsieur qui ne dit rien? + +--C'est mon ami!... Connais pas! + +Je me retournai à gauche: + +--Celui-là... sans faux-col?... Attends... un graveur... Ah! je ne sais +plus! + +Paroles, voix, cris, cliquetis de verres et de noms, le vin couronné de +souvenirs,--il semblait que ce fût toutes les amours du quartier Latin +portées en triomphe par les toasts grisés, se disputant la cendre des +souvenirs morts et des jours envolés! + +--A Berthe! qui avait un bouvreuil dans le gosier, des grains de beauté +partout... + +--A une blonde! + +--A cette bonne Fanchette! qui marchandait à la boutique à un sou! + +--A Annette! qui dansait à l'ombre de sa jambe droite! + +--A Tape-à-l'OEil! + +--A Rose! une oie!... bête comme un homme, menteuse comme une affiche, +triste comme un poêle, grêlée... et mauvaise comme une guenon qu'on +oublie de battre! A Rose, que j'ai aimée! + +--A des yeux!--et le verre du buveur taciturne monta soudain sur tous +les verres entrechoqués,--à des yeux!--Quand ils me regardent ces +yeux..... Nom de D..., qu'est-ce qui me soutient ici que ces yeux ne +sont pas deux rayons de la Lune... Ah! c'est vrai, vous autres, vous +n'avez pas lu Marbodée, vous ne savez pas qu'il y a des saphirs et des +yeux de femmes qui se font sous certaines influences sidérales. Tout ce +que je sais moi, c'est que ces yeux chassent d'autour de moi le noir de +la nuit et les chauves-souris qui me boivent à petites gouttes le +sang... Quand ces yeux me regardent, c'est bien étrange, allez +messieurs, mais c'est comme je vous le dis, Rembrandt me prenant par la +main me fait entrer dans le clair-obscur d'une de ses planches,--et il +répéta quatre ou cinq fois en riant bêtement--oui dans le clair-obscur, +oui dans son divin clair-obscur. + +Alors se penchant sur la table, il tomba ivre-mort. Puis il eut une +terrible attaque de nerfs. La nappe, vidée sur l'escalier, fut soulevée +aux quatre coins, l'homme mis dedans et échoué sur un lit. Quand deux +livres de glace lui eurent été fondues sur la tête, il faisait pleine +nuit. Je me proposai pour le reconduire. + + +III + +Le grand air remit mon compagnon. Les soufflets d'un petit vent +d'automne lui ramenèrent le sang aux joues.--Ah! Monsieur,--me +dit-il,--que de pardons pour aujourd'hui et pour l'autre soir! Je suis +graveur, Monsieur; un triste état, comme vous voyez: des taches, des +trous, un habit qu'on dirait d'amadou sur lequel on a battu le briquet. +Les marchands... ah! les marchands! Il faut mendier quinze francs d'une +planche!... On a de mauvaises hontes, et je n'ai osé aller vous +remercier, fait comme un pauvre... Ce soir,--je bois comme un +enfant;--et puis il me fallait boire; j'ai comme cela, là et là, au coeur +et au front, des visions, des fumées, des nuages, des images qui +passent... Mais cela va bien maintenant, très-bien: il y a longtemps que +je n'ai eu la tête si légère. Pardon encore, et merci de votre bras... +Retournez-vous donc, Monsieur! La nuit! voilà la reine des eaux-fortes! +Cela fait du noir où il y a des choses. Avez-vous remarqué comme les +fleuves sont grands la nuit? Paris qui dort, les pieds dans l'eau, c'est +beau, beau, bien beau! Un flot d'ombre éclaboussé de gaz! L'eau,--une +huile, du bleu, du noir, du violet, de l'or! du neutre--la teinte moiré +de feu; un miroir qui pêle-mêle roule les ténèbres et les éclairs!--Le +ciel est pâle, ce soir.--Près du pont, le remous, voyez donc! de +l'argent bleu!... mille lucioles... cela grouille... et la berge aux +grandes pierres blanches qui entre dans le trou noir de l'arche comme un +mitron se glissant dans un four éteint... Ces réverbères, dans l'eau +tout là-bas,--des crucifix de feu; là, devant nous, comme des pans de +fenêtres d'où les flammes des lustres filtrent à travers des rideaux de +bal... Non, cela tourne: des colonnes torses qui remuent de la braise +dans l'inconnu mort de l'eau; non, cela n'est pas cela, c'est autre +chose... Est-ce bête, les phrases!... Toutes ces masses, un gribouillis +d'encre avec des gris blafards comme il y en a sur les ailes des +chauves-souris. Monsieur, les critiques nous ont gâtés, et vous voyez +bien que c'est une grande sottise de broyer des idées sur la palette: +les feux d'artifice ne pensent à rien.--Vous avez un peintre qui a pris +la nuit en flagrant délit; il se nomme... J'ai perdu son nom... Mais +n'avoir qu'une aiguille emmanchée pour peindre! Ah! Ah! Nous voilà en +face la rue de Jérusalem... Quelque jour--il faut que je me presse, car +les maçons... je sauverai ce motif-là. Ces deux grosses boules qui +trempent, croiriez-vous que ce sont les deux arbres sans feuilles au bas +du quai? une fière estompe, à ces heures-ci, dans le dessin de toutes +choses!... La tourelle, oui, avec ces deux fonds d'ombre à droite et à +gauche, la petite flèche de la Sainte-Chapelle,--voilà! Et là-dessous, +penchez-vous, il faudra que j'agrandisse et que j'allonge, à la façon de +l'eau morne, la face des maisons éteintes, comme les perspectives de +maladreries blêmes. Ça? des fenêtres de blanchisseuses; on dirait des +yeux éclairés de vert de gris... Toujours Notre-Dame! avec comme des +marches dans le haut; un escalier vers l'infini, cassé à moitié du +ciel... Ah! c'est drôle, l'arche du pont Saint-Michel et l'ombre portée: +un cerceau tout noir où ainsi qu'un clown saute la +lumière!--Regardez-bien: tout derrière une maison peinte en rouge, aux +fenêtres de feu, et mille petites maisons blanches; devant, le quai, une +maison carrée, cinq trous dans le mur, un gros tuyau noir au milieu du +toit, du gris, du sale au bas de la maison,--voilà tout ce que c'est que +la Morgue! Il n'y a pas à en dire plus que la chose! C'est simple comme +bonjour!--Cette grande chose sombre en bas, c'est un bateau, tout +bonnement. Essayez donc de peindre la noyade là-dedans! Je sais cela +d'expérience: il ne faut pas mettre sa tête dans sa main. Les choses ne +prêchent, ni ne pleurent, ni ne rêvent, ni ne se souviennent. Les +chefs-d'oeuvre ne doivent pas parler; il n'y a que quelques sots comme +moi... Ah! des crêtes, des toits, des dômes de saphir: la lune s'est +levée. Après tout il y a des gens qui la font très-bien avec un pain à +cacheter...--Et l'Hôtel-Dieu, ce n'est qu'une caserne! Une, deux, trois, +quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, quinze... quarante-cinq...--je +compte les fenêtres: une manie!...--sur cinq rangées, cela fait... + +Quand il eut passé Notre-Dame, il s'assit sur le parapet. Nous +regardions par derrière la basilique noire accroupie sur la ville bleue, +avec ses deux tours levées sur l'orbe d'argent, comme un sphinx de +basalte à deux énormes têtes. + + +IV + +Nous eûmes, ce poète malade et moi, de belles soirées remplies de +promenades, de spectacles, de paroles. Nous courions la ville la nuit. +Nous regardions, sur le fleuve, la danse des rayons voilés. Nous nous +enfoncions dans les faubourgs, dans les quartiers lointains, cherchant +et surprenant un Paris mystérieux, lugubrement superbe et terriblement +muet, théâtre vide et noir du peuple. Ou bien, mangeant quelques pommes +de terre tirées de son petit jardin, et cuites dans son poêle--il était +fier et ne voulait rien accepter,--nous causions. Il parlait +singulièrement, merveilleusement, et comme je n'ai jamais entendu +parler. Il sautait d'idées en idées, s'accrochant aux sommets, traînant +votre bon sens après sa verve, pensant au delà des livres, mêlant son +art et son âme, bousculant les mots, se précipitant aux vérités vierges; +puis soudain se perdant, se brouillant, bataillant contre les nuées, +blasphémant l'humanité, retombant à terre, balbutiant avec des craintes, +des tons de voix baissés tout à coup, avec je ne sais quelle peur de je +ne sais quelle chose. Puis des retours, et de nouvelles éloquences, et +la femme toujours revenant au milieu de l'art et tout à coup à +l'imprévu: + +--Mon cher, la femme n'a pas de traits. Son visage est tout fait d'une +clarté. Un rayonnement, vous le savez, n'a pas de lignes. Toute la +figure de la femme n'est qu'une esquisse dont la lumière de la +physionomie fait une peinture finie qui ne ressemble pas à l'esquisse. +Il y a des femmes dont on n'a jamais vu le nez, parce qu'elles le +cachent avec un regard. Vous savez bien que les photographies ne +ressemblent pas. Mais, chut! on écoute.... la police...--Quand je serai +marié, j'aurai des enfants. Ils n'apprendront rien... J'aurai des luttes +avec la mère; mais j'ai mes idées... rien! L'alphabet, voilà le mal. Oh! +avoir une cervelle qui ne regarde ni dans les tableaux, ni dans les +livres ni dans le ciel! la cervelle,--l'ennemi! Non, ils n'iront pas à +l'école apprendre des choses qui tuent le bonheur... Quand ils me +diront: Qu'est-ce que ça, papa? Pourquoi ça, papa?--Je ne sais pas; je +ne sais pas... Vivez...--Seulement il ne faut pas mécontenter les +gendarmes, vous concevez?--Leur cervelle? ce que j'en ferai? Un instinct +qui vous gare des roues d'omnibus, une machine qui vérifie la monnaie +qu'on vous rend, un guide aux yeux crevés qui vous mène à la mort sans +vous dire: Mais retournez-vous donc!--Paradoxe? Allez, dites le mot! Eh! +bien, quoi? c'est un lieu commun qui n'est pas mûr? Mais l'Amérique est +un paradoxe de Christophe Colomb! Le paradoxe! c'est la seconde vue de +l'esprit, la veille qui devine le lendemain, un homme qui avance comme +une montre!... Quand je serai marié--c'est bon de n'être pas seul, quand +le soleil n'est pas là;--je vous dis cela à vous, parce que vous êtes +mon ami--elle me fera mon petit dîner. J'aime le bleu. Elle sera +habillée en gaze bleue--imaginez une vapeur! des vêtements comme il y en +a dans les clairs de lune! Et puis je la ferai poudrer. Elle a des +cheveux noirs; avec des yeux bleus, cela jurerait, tandis que poudrée... +ce sera charmant, oui, charmant, ma parole d'honneur! et sur ses cheveux +poudrés--vous devinez bien?--un beau disque d'argent. Seuls, tout à +nous, les volets fermés, nous bouderons le soleil toute la journée; le +soir, nous irons, nous marcherons... Oh! alors, je ferai des choses!... +Il faudra bien qu'on parle de moi; j'aurai des jaloux, des envieux... +les critiques... mon talent... Bête que je suis! je passerai tout mon +temps à l'aimer!--Après tout, qu'est-ce que ça me fait, la postérité, +avec ces grandes lessives du monde par l'eau ou le feu, tous les vingt +mille ans? Une immortalité de deux sous!--Et puis c'est une injustice. +Si je suis aussi fort que Rembrandt, qui me rendra l'admiration qu'il +touche depuis cent cinquante deux ans? Je suis volé. Je vous dis, c'est +une injustice. + + +V + +J'aperçus mon monsieur Thomas à côté d'un musicien, dans l'orchestre. Il +dévorait du regard la petite Marie, qui jouait avec ses yeux bleus et +ses cheveux noirs. + +C'était d'Outreville qui m'avait entraîné aux Délassements-Comiques, +pour voir ce qu'il appelait «sa petite machine», l'_Amour au +Mont-de-piété_.--Quoique d'Outreville fût mon ami, sa pièce ne me parut +pas plus stupide qu'à un autre. + +--Eh bien! trouves-tu ça assez Beaumarchais, hein? + +--Trop! + +Il me serra la main.--Allons dans les coulisses!--Dis donc, +Marie,--fit d'Outreville en lui parlant tout haut à l'oreille,--et tes +amours avec M. Thomas? + +--Comment, vous qui êtes un bon enfant, vous allez vous ficher de ce +pauvre _toqué_ qui m'aime--et moi aussi! Eh bien! il m'a demandé ma +main, n'a! Maman va le flanquer à la porte comme un balai. Il n'a pas le +sou, que voulez-vous? Maman a vécu: elle sait la vie, n'est-ce pas? + + +VI + +J'étais dans mon lit, ne dormant plus, pensant à peine, les yeux clos, +tout le corps assoupi encore, l'esprit bercé, confit dans mes draps, +tapi, enfoui, baigné des moiteurs de l'édredon, couvant et cuvant ma +paresse, caressé d'un petit soleil que je sentais dans la chambre, avec, +dans la tête, le plus gai bégayement d'idées; et, sans remuer, +m'éveillant à petits coups, benoîtement, bâtissant des châteaux de +cartes à tâtons, embrassant mes projets dans le nuage, indolent comme +une aube, je m'amusais à rêver. Je rêvais que s'il m'arrivait de vendre +un livre trois cent mille francs, je les dépenserais ainsi: dans +l'entre-deux de mes deux fenêtres, à ces deux rubans plats surmontés +d'un gros gland où pendaient les tableaux de l'hôtel Soubise,--les +gravures m'ont montré cela,--je pends le dessin qui n'existe pas--du +_Chat malade_ de Watteau; les joues de la gentille commère effarée, +caressées et battues d'une rouge sanguine, et sa belle prunelle allumée +de crayon noir, l'empressement grotesquement charbonné du docteur, et +Minet qui si furieusement se défend de guérir,--je les vois. C'est bien. +Au dessous du chat malade, voici installé ce secrétaire signé Riesener +au pied gauche du meuble, qui était à vendre 30,000 francs, je ne sais +plus où. Sur le secrétaire, il trône, ébouriffé, vieux de trois siècles, +beau comme un cauchemar, un chien de Fô d'ancien bleu céleste, la +crinière violette, la gueule en tirelire, roulant sous ses sourcils deux +boules furibondes, la queue en une énorme flamme,--ce monstre chinois +qui m'a fait une si mémorable grimace au coin d'une rue d'Anvers. De +chaque côté, c'est fort simple, les deux grands pots de blanc de +Saint-Cloud, à lourdes et riches fleurs à la Pillement, boîtes à thé où +la Régence puisait le thé noir avec la petite spatule, et le thé vert +avec la petite cuiller de chine à tête de coq:--ils me sourient d'ici, +chez Lambert Roy, au fond de leur caisse aux armes de Philippe +d'Orléans. La tablette du secrétaire est large: quoi encore? Pour le +devant, ce sera sur leur plateau, six petites glacières de Saxe en +feuilles de vigne, semées de fleurettes, assises sur des pieds de fleurs +en relief. Pour la gauche, un de mes amis me cède la tasse de Sèvres, +signée 2000--ainsi signait avec un calembour l'ouvrier Vincent--tasse +royale où Louis XVI buvait tous les matins son eau de chicorée. A +droite... à droite, je verrai. Pour les fenêtres, révolution complète. +J'ai horreur des rideaux à plis droits et tombants: je prends les +rideaux dont Saint-Aubin a donné le modèle dans la planche du _Concert_: +vraies jupes à volants, à bouillons, du haut en bas, et qu'on remonte +sans les tirer. Du papier aux murs, vous pensez bien qu'il ne pouvait en +être un moment question. J'envoie un ministre plénipotentiaire, mais +habile, vers une vieille dame, chez laquelle j'ai fait un excellent +dîner à Troyes: il me faut les quatre tentures de son salon, des +bergeries de Boucher, réjouissantes à l'oeil comme un lever de soleil +pris au traquenard dans les métiers des Gobelins. Assis aux coins de ma +cheminée, deux Amours-faunes de Clodion se balancent dans un +serpentement de rocaille dorée d'or moulu d'où montent des bougies. Mais +le milieu? Point de pendule d'abord! Une pendule, c'est la main du temps +sur votre vie, comme le doigt d'un médecin sur votre pouls... Le +milieu... le milieu... + +Ici un coup de sonnette très-vif,--et la petite Marie dans ma chambre. + +--Monsieur, vous êtes l'ami de M. Thomas. On m'a dit qu'il était malade. +Je veux le voir. + +Une demi-heure après, une voiture nous descendait rue Saint-Victor. Je +ne me rappelle pas que nous nous soyons parlé pendant la route. + +La porte de l'allée était ouverte. Le jardin sonnait sourdement sous des +coups. Une petite pluie fine était survenue qui tombait. Thomas, en +manches de chemise, piochait furieusement. La moitié du jardin était +déjà retournée. Thomas poussait son ouvrage sans se soucier de nous qui +marchions derrière son dos. + +--Eh bien! Thomas, voilà comme on reçoit ses amis? + +Sans tourner la tête, et sans regarder, sa pioche allant toujours: + +--J'ai fini. Encore une cinquantaine de coups de pioche. + +--Mais au moins regardez une dame que je vous amène. + +Thomas passa sa manche sur son front baigné de sueur, regarda fixement +la jeune femme: + +--Madame, j'ai l'honneur de vous saluer. Asseyez-vous. + +Il n'y avait dans le pauvre jardinet que quelques tiges flétries de +pommes de terre. + +Et se tournant vers moi: + +--Eh bien, voilà! Le tour est fait, mon cher Monsieur! Vous vous +demandiez pourquoi j'avais peur d'eux? Elle est là-dessous! Je la +cherche. Ils l'ont tuée... Oh! il n'y aura pas de trace, vous verrez! Je +les ai bien entendus cette nuit: aussitôt la lune disparue du ciel, ils +sont venus;--doucement, doucement, ils sont entrés dans le jardin... +les misérables! Moi, j'étais couché sur un matelas de liége, et toute ma +chambre était remplie d'eau-forte... Je ne pouvais pas descendre... je +ne pouvais pas descendre..., comprenez-vous?--Il s'arrêta +suffoquant.--Le reste, parbleu! reprit-il d'un ton brusque, il faut que +vous ayez la tête diablement dure..., ils l'ont enterrée ici... +Savez-vous où elle est, vous?... Ah! là!... Otez-vous, Madame, vous me +gênez! + +--Mais qui, mon Dieu! ont-ils enterré?--lui dit Marie en lui prenant les +mains. + +--Qui! Rien! la petite Marie! + +Et il se remit à piocher. + +Thomas est mort, il y a de cela six semaines. + +Deux amis, le Silence et l'Oubli, l'ont mené à la fosse commune; et son +propriétaire a fait six casseroles des cuivres de ses belles planches: +_les Amours de la Nuit et de la Seine_. + + + + +L'ORGANISTE DE LANGRES + + +DE LA VILLE DE LANGRES ET D'UN QUI Y HABITAIT + +Langres est une petite ville de la Champagne, ayant un évêché, sept +mille six cent soixante-dix-sept habitants au dernier compte, une belle +promenade, beaucoup de prêtres sur la promenade, une bibliothèque, une +cathédrale, presque une société, un collége communal, un musée qui a un +gardien, et un tribunal de première instance.--De plus, Langres est la +patrie d'Éponine et de Sabinus.--Les géographes qui l'ont découverte +parlent de sa coutellerie, de son vinaigre, de ses bougies et de ses +meules à émoudre.--Comme la ville est sur une hauteur, les rues montent +naturellement, et comme les rues montent, les casaquins à petites fleurs +bleues et roses s'arrêtent à tous les pas de porte, et se reposent à +causer.--Langres est très-fière d'avoir été brûlée par les Vandales en +407, et rebrûlée par Attila en 451. Tous les ans, un savant du lieu +publie une petite brochure de cinquante pages qu'il tire à vingt-cinq +exemplaires, sur les «Lingones», ou le «tumulus» nouvellement trouvé à +la côte d'Orbigny.--A ces petites brochures près, on naît, on mange, on +médit et on meurt à Langres à peu près comme dans toutes les villes de +province. + +Or, en cette petite ville habitait un singulier petit homme, +singulièrement vêtu: chapeau rond à larges bords, carrik gris à trois +collets, culotte courte et bas noirs, souliers à boucles de jargon, et +breloques au gilet. + + +CE QUE LA VILLE DE LANGRES SAVAIT ET DISAIT DE L'HOMME AU CARRIK. + +L'homme au carrik était arrivé à Langres quelques jours après la mort +de M. Lebeau, l'organiste de la cathédrale, celui qui toucha l'orgue au +mariage de mademoiselle Pinel, la demoiselle aux trois cent mille francs +de dot. + +La place de M. Lebeau avait été promise à M. Dujeune, le maître de piano +des demoiselles Delchez, dont l'oncle était président du tribunal. + +L'homme au carrik en arrivant alla à l'évêché.--On parla beaucoup d'une +lettre qu'il remit à l'évêque. + +Autour du 15 mars, ce fut une chose officielle que M. Dujeune était +«sacrifié», et que l'homme au carrik lui avait pris sa place.--M. +Mettret, qui était au conseil municipal, en exprimait tout haut son +opinion chez madame Delchez, profitant de l'occasion pour dire: C'est +encore Paris qui nous vaut ça!--et parler dix minutes contre la +centralisation. + +Au dimanche de Pâques, l'homme au carrik toucha l'orgue pour la première +fois. Madame Maréchal, qui avait pris à Paris quinze leçons de Quidant, +à vingt francs le cachet, dit «qu'il jouait des choses qui n'en +finissaient plus, et qu'il faisait de la musique qui donnait envie de +pleurer.»--M. Delbneck, qui était président de la Société philharmonique +et qui était chargé des comptes rendus musicaux dans le _Veilleur de +Langres_, écrivit dans cette feuille «que le nouvel organiste manquait +entièrement de _brio_,» un mot tout neuf à Langres, et qui y fit +fortune. + +L'évêque ayant recommandé l'organiste à plusieurs personnes, l'homme au +carrik fut invité à plusieurs réunions. Mais deux ou trois fois ayant +été prié «de toucher du piano», il avait pris son chapeau; et aussitôt +après son départ, M. Dujeune avait joué trois ou quatre morceaux sans +désemparer, entre autres la fameuse _Promenade en nacelle_,--en sorte +qu'on finit par ne plus inviter l'homme au carrik. + +Il y a partout des originaux, qui croient bon sur l'étiquette tout ce +qui vient de la capitale, Les quelques originaux de Langres demandèrent +à l'homme au carrik des leçons de piano pour leurs enfants; l'organiste +refusa net. + +L'homme au carrik avait pris pour servante la fille qui était chez M. le +curé d'Épinay. + +On savait que s'il y avait deux bons morceaux au marché,--deux bonnes +truites ou deux beaux cents d'écrevisses,--l'un était acheté par +mademoiselle Pélagie, la cuisinière de l'évêque, et l'autre par la fille +de l'homme au carrik. + +On savait que l'homme au carrik remplissait ses devoirs religieux avec +soin. + +On savait que l'homme au carrik se couchait après souper, se relevait la +nuit, prenait du café noir, et restait à son piano jusqu'au matin. + +On savait qu'il avait été payé deux cents francs de plus que M. Lebeau, +et que tous les trois mois il touchait, chez le receveur particulier, +quelque chose qui lui venait de Paris.--A ce propos, M. Noulins, des +contributions directes, disait à l'oreille qu'il était peut-être «de la +police.» + +On savait qu'il n'aimait pas les enfants et encore moins les chiens. On +lui avait entendu répéter «que les chiens aboient faux quand on ne les +bat pas;--et que les enfants sont de petits sans-oreilles qui font leurs +dents quand on fait de la musique.» + + +COMMENT DE TROIS CONNAISSANCES L'ORGANISTE N'EN GARDA QU'UNE. + +Il restait à l'organiste trois portes ouvertes. + +Il allait chez madame Comantin, une vieille femme qui habitait rue +Saint-Jean et qui avait un vieux perroquet. + +Il allait dans le ménage Malu, maison charmante où l'on recevait une +fois par semaine, avec des petits-fours, et où l'on commençait à jouer +au whist. Madame Malu avait un petit garçon «étonnant pour la musique», +et à qui l'organiste, longuement prié, avait consenti à donner quelques +leçons de violon. + +--«Madame,»--dit un jour, sans penser à ce qu'il disait, l'organiste +renversé dans un grand fauteuil chez madame Comantin, l'esprit tout +entier à un vieux motet d'Orlando de Lassus et l'oeil vaguement se +promenant sur le plumage multicolore de l'ara,--Madame, croyez-vous +qu'un perroquet à la broche serait un bon manger? + +Ici, madame Comantin appela l'organiste «bourreau», et lui signifia +qu'il eût à ne plus remettre les pieds chez elle. + +A quelques jours de là, le petit Malu ayant, contrairement aux +remontrances de l'organiste, cinq fois réitéré une note fausse, +l'organiste, dans une colère à la Lulli, lui cassa son violon sur la +tête. Son moment de vivacité passé, l'organiste regretta son violon. M. +Malu lui dit sévèrement qu'il en parlerait à M. Mettret,--et le petit +Malu, sur la porte, tira la langue à son ancien maître. + +La troisième maison où l'organiste allait, c'était chez Monseigneur. + + +D'UN DINER CHEZ L'ÉVÊQUE, ET DES DISCOURS EXTRAVAGANTS QUE LE TOUCHEUR +D'ORGUES TIENT PAR LES RUES. + +--Du beurre d'écrevisse, Monseigneur! + +--Du beurre d'écrevisse! Vous avez dit le mot, monsieur l'organiste. +Pélagie est prodigieuse pour les bisques.--Avez-vous remarqué comme le +crustacé n'abandonne rien de son goût et profite du coulis sans s'y +assimiler?--On dit qu'à Paris, on mange les écrevisses très-épicées. + +--Une hérésie, Monseigneur! En Pologne, on les fait bouillir dans le +lait. + +--Dans le lait?...--Au fait, j'oubliais de vous dire que j'ai fait +demander à Paris un orgue expressif. + +--Un orgue expressif!--exclama l'organiste comme mordu par une +vipère.--Musique d'enfer! Un orgue expressif dans la... la +cathédrale?--Et l'organiste jeta sa serviette sur son assiette, et se +leva de table. + +--«Un orgue expressif! disait-il en descendant l'escalier tête nue,--un +orgue expressif!--Monseigneur! monseigneur! à tous les diables votre +orgue expressif! Haendel, entends-tu? l'art mondain dans le sanctuaire, +l'expression terrestre des passions, la sensibilité théâtrale! Oh! oh! +Monseigneur, cela est beau et canonique! Tu l'as entendu, maître +Palestrina! Et qu'en diraient les anciens, Landrino, Milleville, John +Bull? Vieux amis rappelés là-haut et que je consulte pour ma messe +toutes les nuits, Frescolbaldi, Lebègue, Nivers! Ami, mon vieil ami +Bach... j'ai le front brûlant, les mains froides! Oh! les profanes!... +un orgue expressif!» + +Et il était dans la rue, et il marchait, et il trottait, tantôt le +menton dans son gilet, tantôt levant les bras. Quelques fenêtres +s'ouvraient; une tête passait; un mot partait: «Tiens! le toucheur +d'orgues qui n'a pas de chapeau!» Quelques chiens aboyaient. + +«Les massacres du XVIIIe siècle! les Calvière, les Daquin, les Balbatre! +les hérésiarques et les Pompadour, qui ont voulu faire de la musique +pour leur rocaille et leurs chapelles dorées! La voix humaine dans +l'orgue, massacres, mais c'est la voix divine! La voix humaine dans +l'orgue! elle doit parler, sans inflexion, sans modulation, sans +caresse!--Du bon Dieu, vous feriez un ténor! Monseigneur, si vous les +laissez faire de l'expression et augmenter et diminuer l'intensité du +son..., Monseigneur, vous faites abdiquer à l'orgue sa mission illimitée +dans l'ordre humain des conceptions musicales! Vous me dites: «Bonne +nouvelle, un orgue expressif!» Et qu'est-ce que je vous demande? De me +laisser mes _moissons d'airain_ comme elles sont, moi!--marier l'orgue +avec le plain-chant: là est l'effort, là est le beau!--Orgue +expressif!--que la foudre l'écrase! Gravité, immobilité, universalité, +perpétuité, tout cela reçu de l'institution ecclésiastique; tranquillité +plane, rompant avec l'émotion sensuelle; les mille voix de l'air dans +les mille tuyaux, depuis le trente-deux pieds du bourdon jusqu'au filet +de son se perdant dans l'aigu; la pédale de bombarde qui roule comme un +tonnerre; une masse d'harmonie soutenue et prolongée; tenant l'esprit de +l'homme suspendu et le jetant dans l'infini de l'extase,--c'est +l'orgue!» + +L'organiste s'échauffait en parlant. Ses gestes s'animaient; et les +quelques braves gens qui le rencontraient passaient de l'autre côté de +la rue, le pensant fou. + +«L'orgue!... Des ignorants, et l'évêque tout le premier! L'orgue! +emblème et symbole du chant ecclésiastique!... L'orgue qui a reçu une +destination dans l'ordre religieux! Oui, oui, il porte en lui l'écho de +toutes les harmonies du monde! Il est la synthèse harmonique des lois +cosmogoniques!--Je le vois bien! vous voulez qu'il se ravale à +l'imitation des instruments, qu'il prenne, comme vous dites chez vous, +un rayon de vous-même! et qu'il se fasse matière à votre image! Parce +qu'il ne leur répond pas comme un gosier de _prima donna_! Et savent-ils +ce que le concile de Mayence a dit là-dessus? _Canticum turpe et +luxuriosum!_--Ils l'accusent de monotonie! Eh! vous avez les répons +brefs alléluiatiques, et les neumes de jubilation! Et la diversité des +claviers, et la prodigieuse variété des jeux et des timbres! Et est-ce +ma faute si vos Milanais ont abandonné le jeu tremblant de la Chèvre, la +belle marche des Rois, et pour le premier dimanche de mai le Chant des +oiseaux... La monotonie! les Vandales! Ils parlent de monotonie, ô +Sébastien Bach! renvoie-les donc à tes chorals à quatre voix!... Et puis +ce que j'ai trouvé, moi, et ce que je puis faire!» + + +OÙ L'ORGANISTE FAIT UNE MOUILLETTE,--ET SE MARIE. + +Le lendemain de ce jour unique où l'organiste n'avait pas plié sa +serviette, il alla à l'évêché sur les dix heures du matin. Mais il ne +monta pas l'escalier, il entra dans la cour, tourna la buanderie, et +pénétra dans la cuisine. + +--«Pélagie, ma fille, vous avez fait hier une bisque dont je me souviens +encore. Non, non, je ne ris pas, vous êtes la première cuisinière du +département. + +--Vous êtes bien bon, monsieur l'organiste. + +--Et je m'y connais.» + +L'organiste s'assit sur un coin de la table de la cuisine. + +--Pélagie, vous avez trente-deux ans. Eh! eh! c'est un âge, cela, +trente-deux ans! Vous n'avez jamais songé à vous marier? Bah! vous +n'êtes pas faite pour coiffer sainte Catherine, ma fille.--Joli bois, +que vous mettez là sur le feu!--Tenez! un petit ménage, par exemple, où +vous feriez tout à votre aise vos petits plats, et puis je mets que vous +auriez entre votre cuisine, votre temps pour les offices, et visiter vos +connaissances..... Là, un mariage qui vous ferait une dame d'ici..... +Comme ça flambe le petit fagot! ça a-t-il envie de brûler, ce bois-là! +C'est pour une friture? oui, pour une friture..... Qu'est-ce que vous +avez ici? 300 fr., et quelques pièces de trente sous des curés qui +viennent à l'évêché..... Au reste, de grands fourneaux à tenir, +beaucoup à éplucher, et des grands dîners... Les jeunes gens, +voyez-vous, ça fait des trous dans les économies.» + +Tout en parlant, l'organiste avait pris sur la table un morceau de mie +de pain, et l'avait coupé en forme de mouillette. Il le plongea dans la +poêle pendant cinq à six secondes, et l'ayant retiré doré:--«Là, vous +pouvez mettre vos perches à présent, elles seront surprises.--Ma foi! il +ne s'agit pas de trente-six chemins... 1,200 fr. bon an, mal an, ça vous +va-t-il? Si ça vous va, topez là! nous sommes mari et femme. Donnez +votre compte à monseigneur, et vos bans demain. Eh! ma fille, ce +mariage-là, ça vous revient-il? + +--Tout de même, monsieur l'organiste, dit Pélagie toute rouge. + + +NOCE,--ET CE QUE C'ÉTAIT QUE LES SEPT HOMMES BLEUS. + +Il fallut que les cloches tintassent pour que l'organiste s'éveillât. + +Il brossa son chapeau, son carrik, son gilet, sa culotte. + +Il secoua ses bas. + +Il essuya ses boucles et ses breloques,--et puis il partit. + +Pendant ce temps, mademoiselle Pélagie se faisait coiffer par un +coiffeur. + +Dès le matin, vaguant par les rues de Langres, on avait vu sept grands +garçons, tous vêtus d'un habit de toile bleue. Les sept grands garçons +avaient l'air réjoui, et se donnaient le bras, tous les sept, de façon +qu'ils auraient barré les rues, s'ils avaient voulu.--A la première +tintée des cloches, ils frappaient chez leur soeur Pélagie. Chacun d'eux, +l'un après l'autre, vint déposer un gros baiser sur ses grosses joues. +Comme les embrassades finissaient, l'organiste arriva. Il avait même +démarche, même air, même tenue et même habit que d'ordinaire. Il salua +ses sept beaux-frères qui lui ôtèrent leurs sept chapeaux, après quoi il +dit: «Allons!» et les sept paires de jambes des sept garçons de ferme se +mirent à enjamber derrière les grands pieds de leur soeur, et les mollets +maigres de l'organiste: + +Heureusement qu'il n'y avait pas loin de chez mademoiselle Pélagie à +l'église; car il sortait un polisson de chaque pavé, et quand les +fiancés, suivis des sept hommes bleus, montèrent les degrés, ils avaient +déjà, derrière eux, un cortége de gouailleurs et moqueurs à mines roses, +à culottes fendues, les plus jeunes et les plus mauvais garnements de la +ville, faisant au couple charivari, de la voix et du geste. + +L'organiste ne broncha pas; mais un des gamins étant venu se frotter un +peu trop à sa portée, il faillit lui enlever une oreille. Cela fit un +peu de respect dans la meute et un peu de silence dans les aboiements. + +La cérémonie faite, l'organiste, qui avait dans sa main osseuse la main +de mademoiselle Pélagie, tourna brusquement une petite ruelle qui +longeait l'église. Les sept habits bleus furent obligés de rompre leur +ordre de bataille et se mirent à marcher un à un. L'organiste, entendant +grincer derrière lui les quatorze cents gros clous de leurs quatorze +souliers, prit sept pièces de deux francs toutes neuves dans la poche de +son gilet et dit, en en donnant une à chacun des sept frères: «On ne +fait pas la noce chez moi. Voilà.»--Les sept habits bleus sortirent de +la ruelle, se reprirent le bras et entrèrent dans un cabaret sur la +Grand'Place. + +Il faisait beau ce jour-là à Langres, et l'on en profitait pour rendre +des visites «de digestion». Sur les portes, les visités faisaient les +derniers compliments aux visiteurs. Madame Comantin même se hasardait à +marcher un peu au soleil, le long du mur du Collége, avec sa servante, +essayant de se réchauffer le dos;--en sorte que toutes les anciennes +connaissances de l'organiste se régalèrent de le voir passer, la +cuisinière de l'évêque au bras. + +De tout cela, la mariée ne s'occupa guère, occupée qu'elle était à se +mirer en sa robe blanche; et pour le marié, sans doute qu'il ne vit et +n'entendit rien. Eût-il eu à la main une princesse de l'illustre maison +de Lorraine, il n'eût pas eu le jarret mieux tendu ni le front plus +haut. + +--«Pélagie!--dit l'organiste en montant l'escalier du domicile +conjugal,--vous allez me mettre un tablier et me faire une bisque comme +celle de l'évêque.» + + +NUIT DE NOCE,--OÙ L'ORGANISTE INVENTE LE SAC DU _gras_ ET DU _maigre_ ET +FAIT DE LA BONNE MUSIQUE A SON ÉPOUSÉE. + +Après dîner, l'organiste se mit à couper du papier dans la chambre +nuptiale, et à copier dans un livre d'assez malpropre apparence sur un +tas de petits carrés. + +Pélagie passa la soirée à faire tourner dans tous les sens, sur un +champignon, un chapeau qu'elle avait fait venir de Paris. + +A onze heures, elle ne trouva rien de mieux que d'embrasser son mari. + +Le musicien eut un moment d'impatience, dit assez brusquement: «Ma +fille, couchez-vous,»--et continua à couvrir ses petits papiers qu'il +mettait, à mesure qu'ils étaient écrits, dans deux sacs placés devant +lui. + +Quand il eut fini, il s'approcha du lit. + +Pélagie eut un moment de pudeur. + +L'organiste s'assit au pied du lit.--«Pélagie,--dit-il,--vous n'avez +jamais entendu parler de cela _Cantu et Musica sacra, auctore +Ger__bert_. Eh bien! je le traduis, et puis, vous le savez, je fais de +la musique... Je veux vivre très-doucement, à ma volonté.... +Rappelez-vous qu'une femme en colère a de très-vilaines notes dans la +voix, et cela m'agace.... J'ai des choses dans la tête que vous ne +pouvez comprendre, et c'est pourquoi je ne peux pas m'occuper de +fariboles.... Vous prendrez l'habitude de dormir quand je joue du piano, +je vous assure. A la fin, cela vous endormira.... Vous aurez la +bourse.... Vous irez voir vos amies, si cela vous plaît, autant et quand +il vous plaira.... Mais je ne veux âme qui vive chez moi, entendez-vous? +L'escalier est haut, et je vous préviens que les amies pourraient tomber +en s'en allant.... Ce que c'est que ces deux sacs, je vais vous le dire, +Pélagie.... et tous ces petits papiers en même temps. Je n'aime pas à +manger les mêmes plats, mon goût se fatigue. Je suis peut-être gourmand, +et trouver quelque chose pour ma bouche, c'est un supplice. Dans ce sac +que voici, je viens de mettre tous les noms des plats gras que j'aime, +et dans l'autre tous les plats maigres. Selon le jour, vous prendrez +trois petits papiers dans l'un ou dans l'autre, et vous saurez ce qu'il +faudra me faire.... Je vous ai dit ce que j'avais à vous +dire.--Maintenant endormez-vous là-dessus.» + +Et sans un mot de plus, l'organiste approcha une chaise du piano. Il +préluda; puis, ses mains volèrent sur l'instrument, et la chaîne des +harmonies graves montait du piano au plafond, redescendait du plafond au +piano,--et les doigts de l'organiste réveillaient des accords, à te +croire encore de ce monde, Jean Gabrielli de Venise! + +La femme songea un peu;--puis ses idées se noyèrent dans le bruit. Elle +s'endormit. + +Quand elle se leva le lendemain matin, l'organiste ferma le piano et se +mit au lit. + + +OÙ ILS FURENT HEUREUX ET N'EURENT PAS D'ENFANTS. + +Adonc l'organiste continua, toutes les nuits, à composer sa messe, et +finit de traduire Gerbert. + +Pélagie porta chapeau.--Elle s'habitua aux musiques nocturnes de son +mari, et Attila aurait pu recommencer à brûler la ville de Langres sans +qu'elle eût la moindre velléité de s'éveiller. + +Au bout de quelque temps, elle tira régulièrement la loterie des dîners +gras, cinq jours dans un sac, et la loterie des dîners maigres, deux +jours dans l'autre. + +L'évêque ne pardonna pas d'abord à l'organiste ce qu'il appelait une +«mésalliance».--Mais quand il eut remplacé Pélagie par Jeanneton, de +chez M. Daguet, l'ancien juge d'instruction, il reconnut que si Pélagie +était inimitable pour la bisque d'écrevisses, Jeanneton avait bien son +prix pour le salmis de bécasses; et le jour où il reconnut cela, +Monseigneur commença--dit-on--à en vouloir moins au mari de sa +cuisinière. + + + + + MADAME ALCIDE + +LE CHOEUR, _se tournant vers Indiana_. + +Trois juliennes!--trois matelottes!--trois gigots!--trois fritures!... + +MADAME ALCIDE. + +Une salade et des fraises, voilà! Messieurs; du bordeaux, n'est-ce pas? +ça fait du bien à la gorge! + +Il est, il est à dix minutes de Paris un cabaret où l'Art et la +Littérature ont leur couvert toujours mis. Il y a des tonnelles; les +fourmis marchent sur la nappe, et les chenilles tombent dans les +assiettes. Cabaret monté de la hutte au pavillon, et de l'île à la +berge! il a changé ses planches contre des murailles blanches, sa +devanture de filets contre les volets verts des vieux romans, son fer +contre du ruolz! Cabaret où sous la droite redoutable de cette femme de +soixante-quatorze ans qui siége au comptoir se taisent à demi, +inapaisés, grondants, les jalousies, les ressentiments, les colères de +son entour et de sa portée! Cabaret où quand la table de famille se +dresse pour les amants, les fils et les filles de la vieille matrone, il +se parle une langue toute neuve et sans clef, langue de forts en gueule, +coulée d'argot roulée des Halles à la Conciergerie! La nuit, le couteau, +promené par les mains des fils, contient les prétendants de la Pénélope +énorme; les filles, la mère les donne pour gages aux cuisiniers! Et dans +cette promiscuité et ce pêle-mêle de drames, un génie protecteur, comme +dans une peuplade de _Peaux-rouges_, un idiot, un gros, gras et huileux +garçon, la lèvre sans ressort et tombante; un idiot que, depuis vingt +ans, les habitués voient apprenant à lire derrière l'allumette promenée +sur un même alphabet par un vieillard en cravate blanche. Le vieillard +au chef grave, le menton monté sur sa cravate toujours blanche, émiette +du pain aux poulets et aux lapins qu'il gouverne; puis il vient +s'asseoir,--lui, ce marquis ruiné par la vieille!--à ce festin des +Lapithes, dont elle lui fait aumône, indifférent, muet, sourd! Caverne +où un soir à souper s'est attardée la muse d'Eugène Süe! + +MADAME ALCIDE. + +Ah! bien, vous me l'aviez prédit: «Quand il sera arrivé celui-là, il +vous écrasera avec son carrosse.» Vous aviez plus de philosophie du coeur +humain que moi. Je me rappelle que vous m'aviez si bien prédit ça! Je +suis restée tout de même trois ans avec lui...--Ah! la bonne soupe! +C'est un fameux restaurant ici! Ça me rappelle les deux seuls dîners que +j'ai faits avec lui. Figurez-vous, Messieurs,--il faut vous dire qu'il +gagnait douze cents francs par an, c'était pas le diable, mais enfin... +V'là qu'au bout d'un an, il me mène à la campagne... J'avais une petite +robe très-gentille, toute neuve, que je m'étais faite avec des doublures +de soie que la mère du Château lui envoyait, si par hasard il avait +besoin de se raccommoder. + +CHOEUR. + +Femme ingénieuse! Nous connaissons ton tapis de Smyrne à franges tissées +avec les épaulettes du garde national La Coutelle! Tu t'habilles comme +l'oiseau fait son nid, de grapilles quêtées çà et là. Nous t'avons +contemplée au bal de l'Opéra, Alcide, en _Reine de Chypre_; et nul n'a +jamais su dire de quoi tu t'étais fais cette chose composite que tu +appelais ton costume! Va, reprends de la matelotte, et continue à +dévoiler ton coeur! + +MADAME ALCIDE. + +Ai-je sué ce jour-là!... Quelle trotte! Il m'a fait aller de la rue +Frochot au Jardin-des Plantes, et du Jardin-des-Plantes à Belleville, à +pied; et a-t-il rechigné après ses gueux de trois francs de dîner!--En +rentrant, il a mis tout de suite sur son livre de dépenses: _Gaudriole_, +trois francs. + +CHOEUR. + +_Gaudriole?_--Ah! ah!--Et pourquoi? et pourquoi? + +MADAME ALCIDE. + +Oui, Messieurs, il m'a dit que tout ce qui n'était pas des choses +utiles, il portait ça au compte: _Gaudriole_.--Il était rat comme tout, +faut vous dire... il avait un livre de compte... un livre de compte. +C'était drôle... un tas de colonnes, des rangées de colonnes, des +chiffres, c'était en ordre comme un régiment. Il me disait que comme ça, +ça lui faisait voir toutes ses dépenses groupées. Et il mettait tout +dessus; le soir nous n'avions pas d'argent pour sortir; alors nous +jouions; quand je perdais, il mettait sur ses comptes: _Alcide me redoit +un sou de jeu_.--Mais, Messieurs, prenez donc de la matelotte... Vous, +Monsieur... + +CHOEUR. + +Merci, Madame Alcide; elle est à nous, elle est à vous! + +MADAME ALCIDE. + +Voyons, là-bas, le _petit chapeau_, vrai, vous ne m'en voudrez pas?... +j'ai une faim de chien... j'ai mangé un petit gâteau d'un sou en venant, +j'allais tomber; mais voyons, vraiment vous en avez assez? + +CHOEUR. + +Madame Alcide, vous faites des cérémonies! + +MADAME ALCIDE. + +Moi, Messieurs? Ah bien!... Mais qu'est-ce que je vous racontais... Ah! +vous savez l'histoire de sa robe de chambre... C'est pour vous en +revenir à ses grandeurs, vous allez voir.--Attendez, parce que quand je +raconte, je ne mange pas. + +CHOEUR. + +Mangez et buvez, Madame Alcide! Buvez et mangez, Madame Alcide! + +MADAME ALCIDE. + +Le matin, je sortais, et lui donnait un coup au ménage. J'avais +remarqué... V'là un vrai restaurant! C'est meilleur qu'à ma table +d'hôte! + +CHOEUR. + +Vous dînez donc toujours à votre table d'hôte, Madame Alcide? + +MADAME ALCIDE. + +Oui, Messieurs; écoutez donc, j'ai quatre plats pour vingt sous. Eh +bien! si je faisais ma boubouille chez moi, je prendrais un bifteck, je +suppose, de dix sous; bien..., du bleu à dix... ah! moi j'aime le bon +vin... ça me ferait déjà... et puis le charbon, le bois, et aller +chercher... est-ce que je sais! + +CHOEUR. + +Madame Alcide, à votre table d'hôte, ce ne sont que voleurs. On joue +après dîner. Vous vous ferez voler, ô Madame Alcide, comme vous fûtes +toujours volée tout le long, le long de votre existence. + +MADAME ALCIDE. + +Non, Messieurs, on ne joue pas après dîner. Mais ce n'est pas de cela +qu'il s'agit. M. du Château se mettait donc toujours à la fenêtre avec +une robe de chambre grasse, mais grasse... Il était très-beau, vous +savez, un brun, des favoris noirs, et moustache _idem_. Je me dis: +«C'est bien drôle tout de même qu'il prenne l'air tant que ça,» et je +vis que c'était pour une guenon d'Anglaise qui montait tous les jours à +cheval dans la cour, une amazone! Elle le regardait. M. du Château +coupait là-dedans. Je suis jalouse, moi. Ça me trottait déjà, cette +Anglaise à caracoles, quand il me dit un matin comme ça: «Avance-moi une +robe de chambre. Je voudrais avoir une robe de chambre, une robe de +chambre avec une torsade et un gland pour faire un noeud comme ça, sur le +côté;» et il se pose. Je vois son jeu de loin, je devine de longueur +que Monsieur veut s'adoniser pour cette Franconi! La moutarde me monte, +et je lui dis: «Monsieur du Château, j'ai vingt-cinq francs dans mon +secrétaire. C'est pour le terme, vous le savez bien; je n'irai pas +m'échigner pour vous donner une autre robe de chambre.»--Le beau gigot! +Ah! j'ai faim; je ne fais pas la petite bouche... C'est de la bonne +viande... Moi qui ne connaissais pas ce restaurant-là... Je connais +pourtant assez d'artistes. + +CHOEUR. + +Mangez du gigot, Madame Alcide, et continuez-nous l'histoire secrète du +nommé du Château. + +MADAME ALCIDE. + +Il me quitte. Nous sommes un an sans nous revoir. J'avais aux pieds des +bottines percées. J'étais rue Larochefoucauld. Au coin de l'épicier, +j'entends quelqu'un qui demande la monnaie d'un billet de cinq. C'était +lui! Ah! je dis, par exemple, tu ne m'échapperas pas. Je vais me planter +devant la boutique. Il m'aperçoit du coin de l'oeil. Il me tourne vite le +dos. Je ne bouge pas. Il sort. Je lui dis: «Je suis bien heureuse que +vous ayez fait fortune. Vous devriez bien me donner une paire de +bottines.» Il me dit: «De l'argent, vous voyez bien que je n'en ai pas; +l'épicier n'a pas voulu me changer.» C'était vrai. Il me dit encore que +dans le temps je n'ai pas voulu lui avancer une robe de chambre.--Ça lui +était resté, cette robe de chambre! et il me donne rendez-vous le +lendemain à huit heures sur les buttes Montmartre. + +CHOEUR. + +Sur les buttes Montmartre, Madame Alcide? + +MADAME ALCIDE. + +Il faisait un temps, de la pluie, du vent! Je m'en vais là-haut. Je ne +vois personne, et j'attends de bonne foi. Le lendemain soir je le pince +sur le boulevard. Il y avait une débâcle atroce. J'avais les pieds dans +la neige et la glace. Je lui dis s'il veut me donner ma paire de +botttines. Lui, à bout, il me dit: «Eh bien, enfin, combien que ça coûte +une paire de bottines?--Douze francs, vois, j'ai les pieds dans l'eau.» +V'là qui veut me reconduire et monter chez moi. Ah! Messieurs, vous +savez que je ne reçois personne... et puis mon propriétaire, M. Dumon, +un vieux qui m'a fait la cour, n'entend pas de cette oreille-là. Je dis +à mon du Château--je ne voulais pas le vexer, rapport à mes +bottines,--que M. Dumon est graveur du roi, un orléaniste, et qu'il me +flanquera à la porte, s'il sait que j'ai reçu un bonapartiste. +Là-dessus, du Château s'en va, et je n'ai pas eu de bottines. + +CHOEUR. + +Et ce fut alors, n'est-ce pas, Madame Alcide, que commença votre grande +_panne_, cette _panne_ pendant laquelle vous échangeâtes, blonde que +vous étiez! un gril, une petite pendule dorée, et une guitare contre une +queue de cheveux noirs! + +MADAME ALCIDE. + +Tenez! avec vous, je ne décesse pas de parler, parce que vous +m'inspirez..., oui, vous me dites un petit mot... et ça me fait +repartir. La dernière fois que je vis M. du Château, c'était à l'époque +de nos troubles politiques. Je n'avais plus le sou. Je ne posais plus. +Vous savez que ça n'allait pas. Ma foi! j'avais une marine de je ne sais +plus qui, je la décroche, je la fourre sous mon châle; et je pars +_laver_ ça. Dans la rue Montmartre, il y avait des rassemblements; +j'aperçois M. du Château. Il avait un grand bandeau sur l'oeil. +Heureusement qu'il se présenta à moi du côté droit qui n'avait pas de +bandeau, sans cela je ne l'aurais pas reconnu. Il était accompagné de +deux ou trois hommes, des faces de galériens, de ces gens qu'on ne +rencontre que dans les révolutions. Ils me jetaient, Messieurs, des +regards terribles. Je ne fais ni une ni deux. V'lan! je flanque ma toile +devant le nez de M. du Château.--Qu'est-ce que c'est que cela, +Madame?--qu'il fait.--Une marine! Vous allez m'acheter cela. Je n'ai +plus le sou. Je ne fais plus rien.--Je n'achète pas de marine.--Eh +bien,--je lui dis,--menez-moi dîner à la campagne.--Non; je n'ai pas le +temps. L'oeuvre marche,--qu'il me dit tout bas, et il tire une pièce +blanche qu'il me met dans la main, et file avec ses satellites. Devant +tout le monde, ça m'a offusquée. Je ne l'ai jamais retrouvé depuis ce +temps-là. Un peu de sauce? Oui, je veux bien, vous en avez, vous, +Messieurs? Personne n'en veut plus? Eh bien, j'aime autant prendre le +plat, si ça ne vous fait rien. + +CHOEUR. + +La Renommée aux pieds légers a chanté à mon oreille que vous connûtes le +célèbre prince Édouard. + +MADAME ALCIDE. + +Encore des choses drôles, allez. Je le rencontre au bal de l'Opéra. Il +cause. Il me demande à venir chez moi. Moi,--une folie, si vous voulez, +Messieurs: je voulais connaître un fils de roi, je lui donne mon +adresse. Il vient le lendemain. Il était noble comme tout, un +port...--«Ma chère,--me dit-il,--ma voiture est en bas; mais je ne puis +vous emmener, vous n'avez pas de toilette,»--et il me laisse. Ça me +monte, cet affront. Ah! je dis, attends, je n'ai pas de toilette, tu vas +voir ça. Je prends tout l'argent que j'avais. J'achète des chapeaux, un +jaune, et un petit bonnet avec des roses... très-gentil. Il +revient.--«Madame, où allez-vous?--Je vais sortir, monsieur,--que je +fais--on va m'apporter des chapeaux.»--Ça le pique.--«Je serais curieux +de les voir.»--On les apporte. Il trouve que ça me va, et il me +dit:--«Madame, vous allez venir dîner avec moi chez Broggi. Nous irons +à pied.» Il me fait boire; et puis je voyais que quand il me versait, il +tirait d'une boîte en or quelque chose, et mettait un peu de poudre dans +mon verre. Je me sens toute drôle. Je lui dis: «Je suis malade, +empoisonneur!» Il ne se trouble pas. Il me dit: «Madame, j'ai voulu vous +éprouver. On m'avait dit que vous n'étiez pas une femme comme une autre. +Je vois que vous n'êtes pas usée par les orgies.» Ça n'empêche pas que +je fus malade toute la nuit. Il me soigna comme un père au milieu des +convulsions..... Nous demeurions ensemble. C'était l'hiver. Il gelait à +pierre fendre. Il me dit: «Madame, vous ne faites donc pas de feu?--Du +feu, Monsieur le prince? non. Quand j'ai froid, je vais me chauffer au +bal.» Quand il voit ça: «Madame, il n'est pas convenable que vous ayez +une garniture de cheminée antique. J'ai fait prix avec un brocanteur +pour vous en débarrasser;--et il met par terre ma pendule d'albâtre et +mes vases de fleurs. J'ai vu de très-beaux flambeaux de bronze à 10 +francs, rue Saint-Lazare. Vous allez aller les acheter.»--J'ai été +acheter les flambeaux. On me les a laissés à 9. Pour la pendule, il +mettait à sa place tous les jours un bouquet de violettes. Il me donnait +30 francs par mois. Il logeait chez moi. Un jour il me dit: «Voulez-vous +voir, Madame, les débris de ma fortune?» et il me fait voir sur un +papier une foule de diamants. Ce soir-là, il rentra; il avait le gousset +plein de pièces d'or et d'argent. Il mit tout ça sur la table de nuit, +et, couché, la tête dans sa main, il se mit à regarder longtemps. Et +moi, je pensais pendant ce temps que cet homme contemplait les débris de +ses richesses; et ça me faisait songer tristement, Messieurs. Quand, le +lendemain, il compta son or, et qu'il allait partir, je me dis: Il faut +pourtant que je lui demande quelque chose.--Je l'arrêtai à la +porte:--«Mon ami, je n'ai plus d'argent.»--Lui, il me dit: «Et les 50 +francs que je vous avais confiés?--Vos 50 francs? les voilà!» Je lui +tends deux factures. Comme il aimait être couché mollement, ce mois-là, +je lui avais fait la chatterie de faire rebattre les matelas, changer +les taies, et ça coûte tout ça! Il me dit: «Madame, puisque vous n'avez +pas su garder cet argent, je vous en aurais donné cinquante autres; +vous ne les aurez pas. Du reste, Madame, je respecte trop une femme qui +est à moi pour lui offrir de l'argent.»--Au terme, je lui dis: «Il faut +payer le propriétaire.» Le voilà qui me répond: «Madame, je vais en +Normandie, manger du fromage de Brie; respectez mon malheur.» Cette +réponse avait le droit de me surprendre.--Quand je pense que ma pauvre +vie a toujours été d'être bousculée comme ça. Toute petite, j'ai eu un +père, un brave qui n'avait pas froid aux oreilles, un père dur, mais +dur! Ça n'a pas encore été pour moi un doux agneau... + +INDIANA, _ouvrant la porte_. + +Combien de fritures à ces Messieurs? + +MADAME ALCIDE. + +Oh! pour un, n'est-ce pas, Messieurs? Je suis pleine jusque-là. + +INDIANA. + +Pour un? Vous êtes cinq!--Vous me faites mal, la mère! + +CHOEUR. + +Pour trois! et sortez, Indiana.--Ah! ça, Madame Alcide, est-ce que la +roue de la Fortune n'a pas arraché du Château de vos bras pour le +porter au sommet d'une haute position? + +MADAME ALCIDE. + +Je crois bien. Il est quelque chose comme qui dirait ministre. Ah! il a +fait son beurre! Il est au pinacle. Voilà qu'il me revient une histoire +là-dessus. Figurez-vous, je dînais cet hiver au _Grand-Turc_. Beaucoup +de monde était à regarder un beau domestique, mais très-bien, qui avait +une livrée avec des galons d'or, un bel homme et qui faisait son +important. Je le fixe, et je reconnais cet homme. Ça l'étonne que je le +regarde comme ça. Je lui dis: «Connaissez-vous M. du Château?» Il me +dit: «Oui. Je suis le valet de pied de l'empereur son maître.» Et en me +toisant il me demande si je le connaîtrais? «Oui, je fais tout haut, et +même intimement. J'ai été sa maîtresse pendant trois ans.» Cet homme se +lève du coup et me dit: «Vous avez été la maîtresse de M. du +Château?»--«Même, que je lui dis, que je vous connais bien, et que quand +vous êtes venu parler à M. du Château de la part de votre maître, et +apporter une lettre rue de Laval, vous vous êtes assis à gauche en +entrant, sur une banquette.» Voilà cet homme qui voit bien que je l'ai +connu, qui m'offre le café, et qui me dit que je devrais m'adresser à M. +du Château pour avoir quelque chose. Il me dit que justement il y a dans +la maison de l'empereur une place vacante de femme de la garde-robe, ça +rapporte cinquante sous par jour... + +CHOEUR. + +Femme de la garde-robe? Expliquez-vous, Madame Alcide. + +MADAME ALCIDE. + +J'écris une lettre à M. du Château, et je vais porter ça à l'adresse où +ce domestique m'avait dit demeurer. Il s'était fait fort de remettre ma +lettre à M. du Château lui-même; moi ça m'allait, vous comprenez.--Après +cela, je savais bien qu'il fallait être une dame noble pour cet +emploi-là..... + +CHOEUR. + +Une noble dame,--vous l'avez dit, Madame Alcide. + +MADAME ALCIDE. + +Dans ma lettre, je lui rappelais le passé, à ce sans-coeur, et je lui +disais que je me conformerais à toutes ses instructions; oui, enfin que +je ne parlerais jamais de ce qui s'est passé entre nous. Mais vous ne +savez pas ce qui m'arrive le lendemain matin? Une femme qui entre avec +un train de furie chez moi, et qui me dit que j'écris à son mari des +choses!... C'était la femme de ce domestique! Elle avait décacheté la +lettre pour M. du Château. Cette grue-là! elle avait pris ce que je +disais pour son mari!--Ah! je n'ai jamais eu de chance! Justement, dans +ce moment-là, je posais les mains de M. Molé, vous savez, dans le +portrait d'Horace Vernet. J'étais raffalée; j'avais envie d'aller +l'attendre à la porte d'Horace, et de lui dire: «Monseigneur, c'est moi +qui pose vos mains. Donnez-moi un bureau de papier timbré!» Mais je n'ai +pas eu ce front-là. Tenez! je vous parlais tout à l'heure de mon père... +Eh bien! mon premier amour, ça n'a pas encore été tout bonheur... Moi +qui ai toujours eu pour idéal un jeune homme noble, bien fait, avec des +ongles roses et un chien de chasse, qui m'embrasserait dans l'île +Saint-Denis! + +CHOEUR. + +Aux baisers d'argent de Phoebé la blonde, enlacés l'un à l'autre comme la +vigne à l'ormeau, avez-vous vu passer Madame Alcide au bras de son +idéal, suivant le sentier qui trempe dans la rivière murmurante? + +MADAME ALCIDE. + +Oui, Messieurs, ç'a été un homme de quarante-cinq ans,--mon premier +amour--qui faisait des pièces. Des raisons de famille me forcent à vous +taire son nom. On l'a porté en triomphe sur la scène de l'Odéon tout de +même comme Voltaire. Il n'avait pas le sou, avec tous ses triomphes. Ah! +il m'a bien fait aller au spectacle. + +CHOEUR. + +Femme, tu peux un moment suspendre ta langue, et boire le bain de pied +de ton petit verre. Tes paroles descendent dans les oreilles, comme les +neiges des montagnes descendent dans les plaines. Les péripéties de tes +aventures étonnent les mortels pendus à tes lèvres. Femme simple, femme +étonnante, tes amours pleins d'épisodes comme les amours d'épopées, sont +toujours liés à des amours sans monnaie. Ta bêtise est grandiose et +cyclopéenne, créature ingénue, mariée avec le grotesque. L'odyssée de +ton existence ahurit, si j'ose m'exprimer ainsi. Alcide, toi qu'un +peintre fameux enroula et enchaîna dans les tissus de l'Orient, pour +abuser de ta faiblesse; géante de cocasserie, Alcide, toi dont les +formes plantureuses revivront par les toiles éternelles; toi que nous +avons vue porter l'adversité, comme le boeuf porte le soleil, et dont le +_clou_ fatal a souvent reçu toutes les toilettes; Crusoé du beau sexe, +toi qui te fais des robes de rien,--retourne en tes lointains foyers! +Nous te respectons trop pour te reconduire. + +MADAME ALCIDE. + +Tout ce que vous me dites là... je ne sais pas... mais ce que je sais, +c'est que vous êtes bien gentils: vous payez du bordeaux aux femmes, et +puis avec vous jamais de claques ni de coups de poing au dessert. + +(_Exeunt._) + + + + +PEYTEL + +«_Cour d'Assises de l'Ain.--Audience du 30 août._--M. le Président +prononce l'arrêt qui condamne _Benoît-Sébastien Peytel à la peine de +mort_.--Au moment même où M. le Président vient de prononcer la peine +terrible, on entend une voix du milieu de la foule s'écrier: «Vivent les +jurés!» + +Le pourvoi en cassation fut rejeté le 10 octobre. + +Bourg, mardi 15 octobre 1839. + +«Le 13, Peytel a appris de M. le curé le rejet de son pourvoi. Cette +affreuse nouvelle ne lui a fait perdre ni son calme ni son énergie. Le +curé était tellement ému que Peytel s'en aperçut et lui dit: Vous êtes +agité, Monsieur le curé; pourquoi?... Voyez, moi, je suis calme, +jugez-en. Puis déboutonnant son gilet et sa chemise, il prit une de ses +mains qu'il posa sur son coeur en lui disant: «Voyez si mon coeur bat plus +vite que de coutume. + +GUI...» + +Bourg, le 16 octobre 1839. + +«Croiriez-vous que ce matin, lorsque M. le curé est entré auprès de ce +malheureux, il lui a dit presque souriant: Vous ne devineriez pas, +Monsieur le curé, de quoi j'ai parlé hier pendant tout mon dîner avec le +concierge?--Non.--De mon exécution... Et là-dessus, il est entré avec +son calme ordinaire dans des détails vraiment inconcevables. + +GUI...» + +Si l'annonce du rejet de son pourvoi avait laissé Peytel calme, la +possibilité de commutation de peine et la perspective du bagne le +trouvaient plus ému et moins préparé; et avant de le décider à tenter un +recours en grâce, son avocat, M. Margerand, et ses amis eurent à +soutenir contre lui des luttes et des combats pendant lesquels cette +lettre s'échappait de sa plume: + +«Je n'ai pas changé de manière de voir, et n'en changerai pas, _quoi +qu'il advienne_... Déshonoré met le comble à mes maux: je doute qu'il +soit au monde un homme qui le sente mieux que moi. Lorsque votre lettre +d'hier m'a été remise, je voulais faire une réponse en quatre mots; +cette réponse sera encore faite de même sur votre papier. Ici vont se +trouver quelques explications. Hier soir, j'ai lu à la lumière votre +lettre; on a eu pour la première fois la complaisance de me donner un +morceau de bougie gros comme un canon de plume, long d'un demi-pouce. +Cette lumière m'a suffi pour lire deux fois votre épître et m'en bien +pénétrer. A huit heures la fièvre m'a pris. A neuf, j'avais sept +pulsations et demie dans l'espace de temps qui s'écoule entre deux coups +frappés à l'horloge de la ville. Le mouvement habituel de mon pouls est +de quatre et demi. C'est donc trois de plus qu'à l'ordinaire; cet état a +duré jusqu'à deux heures du matin. Alors j'ai eu un redoublement de +fièvre, j'ai eu une espèce d'hallucination; j'ai vu autour de moi mon +père, mes oncles décédés, mes parents vivants. Je me suis levé, j'ai +cherché à comprendre où j'étais, ce que j'étais, et j'ai fini par tomber +sur les cadettes qui pavent mon cachot. + +»A cinq heures, un fou qui est dans un cachot voisin m'a réveillé en +frappant à coups redoublés contre la porte. Je me suis relevé, mis au +lit et l'abattement m'a assoupi jusqu'à six heures et demie. Alors, j'ai +lu et relu votre lettre, y ai fait un mot de réponse. C'est le seul mot +précédé de points ci-dessus qui a produit cet effet. Car dimanche j'ai +connu le rejet, et je n'ai pas changé de manière de faire ni de dire. +Que m'importe la vie aujourd'hui? La vie du bagne est pour moi +impossible, j'aime mieux la mort. Je serai si je vis encore un fardeau +pour ma famille, pour ceux de mes enfants qui conserveront encore +quelques sentiments pour moi, il vaut mieux que je meure. Qu'importe +quelques jours de plus ou de moins avec le déshonneur? La prolongation +de l'existence devient pesante, quelque énergie que l'homme se sente, +quelque purs que soient ses sentiments, quelque peu mérités que soient +les jugements portés contre lui, quelle que soit enfin la force et la +grandeur de ce qu'il ferait dans la suite. L'homme déshonoré ne peut +rien espérer, il a souillé son nom, souillé la lignée dont il sort, il a +fait une blessure qui non-seulement porte préjudice aux branches, mais +encore attaque la souche de sa généalogie. Un bon horticulteur tranche +au vif une branche pareille; quelques années après, la cicatrisation +s'opère, et l'arbre n'est nullement endommagé. Mais si la branche viciée +reste sur l'arbre tout périclitera. Il vaut mieux la couper. Qu'on me +tranche donc la tête.» + +Un peu plus tard, Peytel se décida. Tous les efforts de ce qui lui +restait d'amis se tournèrent vers la clémence royale. On savait que le +roi mettait comme une religion à dire _oui_ ou _non_, quand il +s'agissait de la tête d'un homme, et qu'il compulsait lui-même, et avec +grand soin, le dossier des condamnés. + +Ce qui avait ému le plus vivement la cour, c'était ce double homicide, +et la mort de cette jeune femme bientôt mère. Une familière des +Tuileries, madame d'Abrantès, écrivait: «On a parlé surtout de la +position de madame Peytel, et ce qui exaspère le plus, c'est une femme +grosse tuée en deux personnes.»--Toutes les démarches faites à +Saint-Cloud, par la soeur du condamné, Madame Carraud, conduite par +madame d'Abrantès, pour parvenir jusqu'au roi, furent inutiles. Le roi +fit répondre par M. d'Houdetot, son premier aide de camp, «qu'il prenait +en considération la position de cette pauvre soeur, mais qu'il ne pouvait +pas la voir.» A une seconde tentative, le roi trouva encore une excuse +dont il chargea le général Delort: «On ne peut plus poliment répondre +_non_», dit madame d'Abrantès. Le premier mot du général avait été: «Les +lettres de Balzac l'ont perdu dans l'opinion.» Ces lettres remarquables, +cette défense discrète qui était presque toute dans ce qu'elle ne disait +pas, cette plaidoirie qui laissait déduire au lecteur les conséquences +vraisemblables du caractère _bilieux-sanguin_ de Peytel, dans une +circonstance habilement probabilisée, avaient indigné le roi. +«Avant-hier, écrivait madame d'Abrantès,--le roi a parlé de Peytel avec +amertume, et l'a appelé un monstre pour avoir permis qu'on calomniât +ainsi une femme morte, et il a ajouté: «Cela seul prouve le crime.» La +reine, en sa clémence de femme, touchée d'abord par la situation du +malheureux, lui avait retiré bientôt après sa pitié. Je lis ceci dans +une des lettres de madame d'Abrantès, qui s'employait avec dévouement à +mieux disposer la cour pour le condamné, «On a beaucoup jasé de ma +visite à Saint-Cloud.» Le roi a dit: «Cette pauvre madame d'Abrantès se +donne là bien du mal pour une bien mauvaise cause.» La reine a dit dans +le même sens; et madame d'Abrantès ajoutait: «Il vous est impossible de +comprendre ce qu'on a d'opinion arrêtée à l'égard de Peytel au château. +Je ne m'explique une animosité si positive que par une chose: les +lettres de Balzac ont paru dans le _Siècle_; le _Siècle_ est un journal +de l'opposition. Cela a peut-être contribué à cette haine;» et plus +loin: «Le roi a fait écrire à Bourg, à Belley; on a répondu que, s'il +faisait grâce, il y aurait du bruit... La haine de la cour est tout à +fait nouvelle pour ces sortes d'affaires. On dirait qu'on punit en lui +un autre Alibaud.» Cette dernière phrase est curieuse. Le roi croyait +Peytel coupable: il se refusait à lui faire grâce, et les esprits les +plus justes et les plus calmes avaient je ne sais quel entraînement à +lui prêter un ressentiment contre le condamné, et à mettre sur le compte +d'une vengeance politique, ce qui était pour le roi une affaire de +justice. C'est que Peytel avait, lui aussi, donné son coup d'épingle +dans cette guerre charivarique que l'opposition avait commencée contre +Louis-Philippe à peine assis sur le trône. Au temps où, actif et +remueur, Peytel s'était essayé à être homme de lettres, au temps où il +espérait, comme disait, devenir _contemporain_, au temps où germait déjà +en lui le désir d'un nom, désir immense, insensé, délirant, qui le fit +aller à l'échafaud presque consolé en songeant à la célébrité des causes +célèbres, Peytel, las du journalisme et des petites batailles de la +petite presse, avait frappé à la porte de la Muse du vigneron de la +Chavonnière. Il avait fait--d'autres disent il avait fait faire par L. +D., un homme d'esprit,--_la Physiologie de la Poire_. C'était l'époque +de vogue et de premier succès de cette plaisanterie Philiponienne. +L'allégorie eut tout le succès qu'elle pouvait espérer; et les allusions +sur _le calice à cinq divisions ouvertes comme qui dirait cinq +ministères_, les plaisanteries plus ou moins spirituelles sur les poires +de _Sainte-Lésine_, _d'Épargne_, _de Martin-Sec_, furent trouvées +délicates autant que récréatives par tous les boudeurs de la royauté +nouvelle. + +Quoi qu'il en soit des dispositions vraies ou supposées de la cour, +quelques jours après le rejet du pourvoi, M. Teste, alors ministre de la +justice, remit au roi, en conseil des ministres, un mémoire en faveur de +Peytel. + +Ce long mémoire débutait par une peinture du caractère de Peytel, +appuyée de traits vifs et intimes. Puis Gavarni disait le mauvais +vouloir de cette petite ville où Peytel avait fait l'inimitié autour de +lui par des chansons, des couplets, deux rimes souvent ou un mot. Il +s'étendait sur toutes ces rancunes un peu envieuses de province, réunies +en faisceau, et formant une opinion locale ennemie de l'homme. Il +joignait à son dire les lettres sur lesquelles avait travaillé M. de +Balzac, celle par exemple qui retraçait la visite au domicile du +prévenu: «... Ce fut un moment bien curieux pour un observateur que +l'entrée de ces messieurs dans les appartements de Peytel, ce riche +étranger, ce notaire inconnu qui était tombé un beau jour dans cette +bonne petite ville de Belley avec sa réputation de fortune d'autant plus +colossale, qu'on ne le connaissait en aucune façon. Arrivés dans le +salon où quelques peintures, quelques dessins modernes assez richement +encadrés dans de beaux cadres d'or, se trouvaient distribués avec goût +sur une tapisserie rouge qui sans être neuve avait encore de la +fraîcheur, ce fut une extase générale sur le luxe de l'ameublement; M. +*** surtout ne pouvait s'empêcher d'admirer, et à chaque pas qu'il +faisait on l'entendait s'exclamer: «C'est un mobilier de 40,000 livres +de rente!»--Puis après ces prolégomènes, venant au fait même, Gavarni +révélait une confession faite à lui seul par le condamné: «Le 21 août, +Peytel m'écrivait: «Le 30 ou le 31, on me trouvera probablement libre; +et si vous venez, nous partirons ensemble pour je ne sais où.» Le 31, +j'étais à Bourg au petit jour. Peytel avait été condamné à mort à +minuit. Je le vis à onze heures. Il me parla peu. Nous avions là deux +témoins, un de ses avocats et le geôlier: «Mon ami, me dit-il, je vais +mourir, et.....» En sortant, M. Gui... me fit remarquer cette réticence +de Peytel. Si je n'avais pas été là, il se serait ouvert à vous.--De +retour à Paris, M. de Balzac me parla du désir qu'il avait de publier +quelques observations à propos du procès de Bourg. Muni d'une permission +de visiter le condamné, nous partîmes de compagnie. A Bourg, je pénétrai +seul et le premier auprès de lui; et, le regardant en face, je provoquai +brusquement sa confiance par quelques paroles nettes et pressantes. +Peytel fut d'abord étourdi, ébranlé. Il regarda le geôlier qui s'était +mis près de nous; et il me demanda en latin si je voulais parler cette +langue. Je lui dis de parler français et de parler bas. Il me passa un +bras autour du cou, et, collant sa bouche à mon oreille, il me dit.....» +Cette confession était-elle la vérité était-elle un nouveau mensonge?[7] + + [Note 7: Au reste, que cette confession soit la vérité + ou soit un mensonge, la justice et le jury ont jugé en toute + conscience. Peytel, au cas où cette confession serait la + vérité, se serait défendu sur un mensonge d'un bout à l'autre + des débats.--Nous ne sommes en cette notice qu'éditeurs de + pièces inconnues. Nous nous déclarons insolidaires de toutes + récriminations et insinuations contenues dans la lettre qu'on + va lire.] + +A ce mémoire soumis au roi était jointe avec cette suscription: _Dernier +billet du pauvre condamné pour le roi, le roi seul_, une lettre de +Peytel, jetée sans doute par-dessus les murs de la prison, et qui était +parvenue à Gavarni par la petite poste. Sur l'enveloppe on lisait ceci: + +_Ne trompez pas un pauvre malheureux qui s'est confié à vous, qui n'a +que vous pour lui être utile, et puisque vous avez rompu la première +enveloppe de ce billet, arrêtez-vous; vous violeriez un secret important +en allant au delà; recouvrez ce billet d'une autre enveloppe, et +adressez à Gavarni, rue Fontaine-Saint-Georges, à Paris._ + +La lettre qui suivait, étrange, un peu folle et rabâcheuse en ses +commencements, poignante à la fin, écrite d'une petite écriture fine, +serrée, régulière, et sans tremblement; cette lettre où le malheureux, +riant un instant, faisait allusion à sa pauvre _Physiologie de la +Poire_, Gavarni la crut bonne pour l'attendrissement; et de cette +allusion même, il espéra une impartialité plus bien-veillante du roi. +Voici cette lettre: + + +«COMMENCEMENT. + +»Employer des moyens autres que ceux employés jusqu'à ce jour est une +chose maladroite et imprudente.--Maladroite parce qu'on sanctionne ainsi +toutes les erreurs des juges-instructeurs, des magistrats du parquet, et +celles des médecins. Or, celles de ces derniers sont _positives en fait +à sa connaissance à lui. Il peut_ donc bien en juger.--Les erreurs des +juges ressortent à chaque page de l'instruction. Il ne s'agit que de +lire _sa_ correspondance avec les magistrats.--En suivant la procédure +depuis le premier jour jusqu'au dernier, la loi à la main, on verra +partout que la loi a été évitée quand elle _lui_ était avantageuse, +qu'on s'est servi contre _lui_ de tous les petits moyens de procédure; +ainsi on _lui_ a signifié la liste des témoins la veille des débats, +dans ces témoins on avait substitué Jaudet, ouvrier, à Jaudet, +maître-ouvrier. Ce dernier seul avait été interrogé dans +l'instruction.--On avait refusé d'écrire quelque chose qu'il avait +déposé en _sa_ faveur, on a assigné son frère. Lui n'a vu cela qu'aux +débats. On a refusé de vous laisser voir le dossier au greffe, tantôt +sous un prétexte, tantôt sous un autre, et nous n'avions pas copie de +tout le dossier.--Ainsi donc changer de système serait maladroit; car on +perdrait ainsi tous les avantages qu'on peut avoir sur la procédure et +sur les médecins.--Ce serait imprudent parce qu'on irait du connu à +l'inconnu: ainsi on dirait: Vous avez menti au passé, vous mentez +aujourd'hui, _tout ce que la défense a avancé est vrai_. Il faut donc +persister et dire simplement, pour prouver combien la défense a été +généreuse. Il ne s'agit que de connaître telle lettre, telle déposition, +tels faits, dont on pourrait tirer telles conséquences.--Par ce moyen on +prouverait de la générosité au passé, on en ferait soupçonner au +présent.--On se ferait craindre par ceux qui ont intérêt à voir mort un +pauvre malheureux,--en leur faisant savoir que mort, rien ne sera +épargné pour réhabiliter sa mémoire, et que vivant,--_banni_ ou +_déporté_,--on pourra se taire, on obtiendra leur appui par-dessous +main, tandis qu'ils sont très-hostiles..... On peut leur faire savoir +que l'on a des pièces qui pourraient faire penser _telle chose_; que ces +pièces émanent d'eux, sans qu'ils sachent en quoi elles consistent, +qu'elles ne sont pas niables par eux: ils craindront;--il faut bien se +garder de dire que _la chose soit_, mais qu'il est possible, +_très-possible d'y faire croire_: on les aura alors pour soi.--Avec le +caractère de _générosité_ qu'on veut bien supposer au pauvre malheureux, +il faut admettre les conséquences: ainsi, dans un premier moment, il +aurait anéanti tout ce qui pouvait prouver ce qu'il voulait _et veut +encore nier_.--Si quelques pièces existent encore, c'est qu'elles ont +été oubliées dans la précipitation, et que trois autres lettres... n'ont +été trouvées qu'après l'hostilité connue des...--Le malheureux peut +n'avoir jamais pensé qu'il aurait soif à l'avenir et conséquemment +n'avoir gardé _aucune poire_, les avoir au contraire fait +disparaître,--et aujourd'hui il ne faudrait pas lui faire perdre, pour +_conserver ses jours_, ce qu'il a de beau, de bien, dans ses actions, +et on le laisserait perdre s'il avançait _une chose_ pareille, qu'il ne +pourrait peut-être plus prouver aujourd'hui, mais qu'il peut +parfaitement laisser supposer.--_D'après ce que le malheureux sent +personnellement_, il suppose tout ce que fait son bon frère G... Il l'en +remercie on ne peut plus. + +«Il le prie de lui faire parvenir de l'opium en quantité suffisante pour +produire _effet complet dans une heure et demi_ (sic) _au plus_; il n'en +fera usage que lorsque _tout espoir sera perdu_. Lorsqu'on viendra lui +mettre la camisole de force, ce qui aura lieu seulement _deux heures +avant_, attendu qu'il ne _sera prévenu que deux heures avant_.--Pour lui +faire tenir cet opium ou _toute autre matière produisant le même effet_, +il faut lui envoyer de suite _une Bible_ (_il n'en a pas_); cette +_Bible_ sera reliée à la Bradel; le carton de la couverture sera +entaillé dans divers endroits, recouvert d'un carton mince pour empêcher +de sentir les cavités, et ces cavités seront remplies de la matière, qui +devra être solide et non liquide, comme on le voit. Ceci est pressé, car +il a encore la possibilité de recevoir quelque chose comme une Bible, +mais rien autre, et il peut arriver qu'on lui retire cette +possibilité.--Pour ne compromettre personne, il laissera un écrit +portant ces mots: «Étant à la prison de Belley, je me suis fait apporter +une boîte de pharmacie; j'ai pris dedans ce qui m'a servi et je l'ai +toujours porté sur moi; cela était caché sous la baudruche qui semblait +retenir un taffetas sur des cors que j'ai aux pieds, et par ce moyen on +ne l'a pas vu.»--Et, en effet, le malheureux a aux pieds du taffetas +retenu par la baudruche. La couverture et le livre seront brûlées +(_sic_), attendu qu'on lui fait du feu _une fois_ par jour pendant deux +heures.--_Il promet de n'en faire usage qu'au dernier moment. Ce sera un +vrai service à lui rendre, car il ne servira pas de spectacle à tout un +pays et quel spectacle!_...--Déjà il a demandé de l'opium à G...; il +croyait que ce dernier lui en avait promis; il le croit encore, et le +prie d'envoyer vite. + +«Il devra y avoir dans la même couverture un papier explicatif de la +nature de la matière et du temps nécessaire pour produire effet complet, +et de la quantité à prendre en plus ou en moins _pour arriver au but +plutôt_ (_sic_) si cela devait (_sic_) nécessaire.--On peut envoyer le +livre à M..... ou à M....., à Bourg, qui le feront parvenir. M....... +vaudrait mieux.--On peut se dispenser d'inscrire le nom de _l'envoyant_ +sur le registre des messageries. Le premier nom venu fera tout aussi +bien. On aura seulement soin d'indiquer que ce livre est pour le +malheureux (il ne veut plus écrire son nom).--Il prie avec instance, +supplie à genoux G...... de lui faire parvenir ce livre ainsi rangé dans +la huitaine au plus tard, autrement il fera du vert-de-gris avec deux +boutons en cuivre qui sont à son pantalon.--Il le répète, _il ne fera +usage de l'objet envoyé qu'au dernier moment_, il le promet.--Après +l'avoir avalé il se confessera et partira.» + +Il n'y eut pas décision sur le recours en grâce au conseil des +ministres. Le soir Gavarni reçut des mains de M. Teste la lettre de +Peytel, et nous lisons sur l'enveloppe, recachetée du cachet du roi, ces +mots de la main du roi: _Fidèlement recachetée_. L. P. + +«Le roi,--écrit madame d'Abrantès à ce moment,--a été préoccupé +quarante-huit heures au point de n'en pas manger ni dormir. Il est +demeuré persuadé que Peytel avait tué sa femme par préméditation.» + +Le 21, Gavarni apprit que le roi avait rejeté le recours en grâce. +Chaque jour il ouvrait le journal avec une curiosité anxieuse, cherchant +la nouvelle de l'exécution. Sept jours,--sept jours!--s'écoulèrent sans +nouvelle. Enfin le 30 octobre, les journaux de Paris annoncèrent +l'exécution capitale. La tête de Peytel était tombée sur la place de +Bourg le 28. Contrairement à tout précédent judiciaire, huit jours +s'étaient écoulés entre le rejet du recours en grâce et l'exécution. +Louis-Philippe, en sa miséricorde, avait-il voulu laisser au condamné le +temps de mourir, à l'ami le temps de l'y aider? + + +FIN. + + + + +TABLE + + L'ornemaniste. + Victor Chevassie. + Buisson. + Nicholson. + Une première amoureuse. + Calino. + Ourliac. + Benedict. + La revendeuse de Mâcon. + Hippolyte. + Le passeur de Maguelonne. + Peters. + Le père Thibaut. + Un visionnaire. + Un comédien nomade. + L'ex-maire de Rumilly. + Marius Claveton. + Louis Roguet. + Un aqua-fortiste. + L'organiste de Langres. + Madame Alcide. + Peytel. + + +FIN DE LA TABLE. + +______________________________________________________________ +Paris.--Imp. E. CATIOMONT et V. RENAULT, rue des Poitevins, 6. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Quelques créatures de ce temps, by +Edmond de Goncourt and Jules de Goncourt + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK QUELQUES CRÉATURES DE CE TEMPS *** + +***** This file should be named 35223-8.txt or 35223-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/5/2/2/35223/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/35223-8.zip b/35223-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..68d494c --- /dev/null +++ b/35223-8.zip diff --git a/35223-h.zip b/35223-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ee2c499 --- /dev/null +++ b/35223-h.zip diff --git a/35223-h/35223-h.htm b/35223-h/35223-h.htm new file mode 100644 index 0000000..c555c1c --- /dev/null +++ b/35223-h/35223-h.htm @@ -0,0 +1,7108 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=UTF-8"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Quelques créatures de ce temps, par Edmond et Jules de Goncourt</title> + + +<style type="text/css"> + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.note {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.side {padding-left: 10px; font-weight: bold; font-size: 75%; + float: right; margin-left: 10px; border-left: thin dashed; + width: 25%; text-indent: 0px; font-style: italic; text-align: left} + +.sc {font-variant: small-caps} +.lef {float: left} +.mid {text-align: center} +.rig {float: right} +.sml {font-size: 10pt} +.overl {font-size: 10pt; text-decoration: overline; text-align: center} +.tn {margin: 5em auto 5em auto; width: 300px; + border: 1px solid black; + padding: 1em; + background: #ffffff;} + +span.pagenum {font-size: 8pt; left: 91%; right: 1%; position: absolute} +span.linenum {font-size: 8pt; right: 91%; left: 1%; position: absolute} + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + +</style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Quelques créatures de ce temps, by +Edmond de Goncourt and Jules de Goncourt + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Quelques créatures de ce temps + +Author: Edmond de Goncourt + Jules de Goncourt + +Release Date: February 9, 2011 [EBook #35223] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK QUELQUES CRÉATURES DE CE TEMPS *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + +<br><br> + +<h4>NOUVELLES</h4> +<h5>DE</h5> +<h3>EDMOND ET JULES DE GONCOURT</h3> +<br><hr class="short"><br> + +<h3>QUELQUES</h3> +<h1>CRÉATURES</h1> +<h5>DE</h5> +<h3>CE TEMPS</h3> +<br><br> +<h4> NOUVELLE ÉDITION</h4> +<br><br> +<p class="mid"> PARIS<br> + G. CHARPENTIER, ÉDITEUR<br> + 13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13</p> +<br> +<h5> 1878</h5> +<br> +<p class="mid">Tous droits réservés.</p> +<br><br> + +<h3> ROMANS DES MÊMES AUTEURS</h3> + +<h4> PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER</h4> + +<h5> à 3 fr. 50 le volume</h5> + +<p class="mid"> GERMINIE LACERTEUX.<br> + MADAME GERVAISAIS.<br> + RENÉE MAUPERIN.<br> + MANETTE SALOMON.<br> + CHARLES DEMAILLY.<br> + SŒUR PHILOMÈNE.<br> + IDÉES ET SENSATIONS.</p> + + +<h3>EDMOND DE GONCOURT</h3> + +<p class="mid">LA FILLE ÉLISA.</p> +<br><br> + +<p class="overl"><span class="sml">Paris.--Imp. E. <span class="sc">Catiomont</span> et V. <span class="sc">Renault</span>, 6, rue des Poitevins.</span></p> +<br><br><br> + +<h3>PRÉFACE</h3> + +<p>Ce livre, publié à très-petit nombre et épuisé depuis des années, a paru +portant sur sa couverture: <i>Une Voiture de Masques</i>. Je réédite ce livre +aujourd'hui sous un titre qui me semble mieux le nommer.</p> + +<p>Ce volume complète l'Œuvre d'imagination des deux frères. Il montre, +lors de notre début littéraire, la tendance de nos esprits à déjà +introduire dans l'invention la réalité du document humain, à faire +entrer dans le roman, un peu de cette histoire individuelle, qui dans +l'Histoire, n'a pas d'historien.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Edmond de Goncourt.</span></span></p><br> + +<p>Août 1876</p><br> + +<h3>QUELQUES</h3> +<h1>CRÉATURES DE CE TEMPS</h1> +<br><hr class="full"> + +<a name="c1" id="c1"></a> +<br><br> + +<h3>L'ORNEMANISTE P...</h3> + +<p>Dans un coin,--chez Michéli,--en fouillant, peut-être êtes-vous tombé +sur des mauves enroulées? Ce devait être un plat, la guirlande devait +courir tout autour; mais ce n'est qu'un morceau, et les derniers +bouquets appellent vainement ceux qui devaient suivre. Un tesson, rien +qu'un tesson; mais les feuilles incisées et lobées sont d'un rendu si +vrai, elles courent en spirales ou s'épanouissent si harmonieusement, +elles se joignent, se nouent, se marient et se dénouent d'une si +gracieuse façon; il est si heureux et si spirituel ce retour à la flore +ornementée du moyen âge,--que les gens du métier vous diront: c'est une +œuvre. Cela et un pan de coffre,--encore un fragment,--qu'on a essayé de +couler en bronze et dont la fonte n'a pas réussi,--rien ne devait lui +réussir, même après sa mort,--est tout ce qu'a laissé, ou à peu près, +P...</p> + +<p>Les pieds au feu, un grog bien chaud sur la cheminée, à portée de la +main,--voilà ce qu'on nous a conté.</p> + +<p>L'atelier de P... était rue Notre-Dame-des-Champs, au rez-de-chaussée. +Il était divisé en deux compartiments: le premier,--celui oC on +entrait,--n'était que maquettes, tabourets, ébauches de cire, projets et +instruments de travail; aux murs, une collection de feuilles moulées sur +nature et un beau jour du nord, bien net là dedans,--le nécessaire de la +vie d'un artiste. Le second compartiment, séparé du premier par une +grande draperie et plus petit, était tout garni--à ne pas y jeter une +épingle--de petits meubles, de petits objets. C'était moelleux, soyeux +et douillet, un vrai nid... et tapissé! Même au plafond, P... avait mis +une tapisserie,--un de ces grands bois où courent des chasseurs en +veste Louis XV, une vieille tapisserie harmonisée en ses tons verdâtres, +et que P... avait relevée de baguettes dorées.--Là dedans, au fond, +était un lit, un bon lit, et une femme, sa maîtresse.</p> + +<p>Clou à clou, il lui avait fait ce réduit. Le petit chiffonnier de bois +de rose et l'ancienne pendule signée Leroy, tout cela était venu peu à +peu,--commande à commande,--sou à sou.</p> + +<p>Un des premiers, P... avait compris l'ornementation moderne et ce +qu'elle doit être. Comme tous les commençants, exploité d'abord par ces +gens arrivés dont la signature est un bon à vue sur le public, il avait +vendu un temps ses modèles,--des chefs-d'œuvre,--pour des quinze francs, +pour des vingt francs. Puis la confiance lui était venue. Il était allé +lui-même aux fabricants. Lampes, flambeaux, vide-poches, +serre-papiers,--il ennoblit par de charmantes créations toutes ces +choses usuelles qui maintenant sont des objets d'art chez tout le monde, +ou à peu près,--faisant de grandes imaginations pour ces petits riens +abandonnés de tout goût et de toute grâce depuis bien des années, et +toujours pensant aux Grecs, ce peuple béni des arts, qui mettait +jusqu'aux tuiles de ses maisons les arabesques de sa fantaisie.</p> + +<p>Entre autres charmants emprunts à la flore,--de deux feuilles de +violette il fit une coupe. Les deux feuilles simples, opposées, font le +creux de la coupe, et les deux stipules, croisées l'une sur l'autre, +forment le pied. Cette coupe a été offerte, nous croyons, à M. le baron +Taylor.</p> + +<p>Puis il tentait un projet de vase,--un vase épique dont la base était la +création du monde. Sur l'ove marchaient les successions de générations; +l'histoire de l'humanité se déroulait d'étape en étape, et finissait à +une grande figure de la civilisation, debout et couronnant le vase +symbolique.</p> + +<p>Enhardi, P... songea à se mettre un peu hors de page. Il fit un coffret +en forme de châsse. De petites figurines veillaient à chaque angle. Les +pieds du coffret disparaissaient sous un fouillis de plantes marines, +d'algues et de feuilles lancéolées courant l'une après l'autre, où +fourmillaient scarabées, bêtes à bon Dieu, sauterelles émaillées en leur +couleur. Le coffret fini, P... alla le porter à madame la duchesse +d'Orléans. Madame la duchesse d'Orléans, en qui revivait cette +intelligente protection des arts familière à Ferdinand d'Orléans, +accueillit l'artiste et l'offrande. C'est dire que la femme fut +gracieuse autant que la princesse fut généreuse.</p> + +<p>Vinrent les mauvais jours, les privations, les gênes quotidiennes; puis +les caprices de sa maîtresse amenèrent la vraie misère, les dîners +incertains, la vie glanée au jour le jour.</p> + +<p>P... souffrait depuis quelque temps. D'où? il ne savait. C'était une +organisation bien faible et déjà bien éprouvée par la maladie.--Un beau +jour, il fit apporter chez lui de la glaise, une grande table, et se mit +à modeler avec une assiduité âpre, n'écoutant ni conseils ni fatigue. Il +ébauchait un grand Christ en croix de dix-huit pieds de haut.</p> + +<p>P... n'avait ni le genre ni l'habitude d'une pareille machine. Il +travaillait avec rage, s'emportant après la glaise rebelle, remettant, +ôtant, remaniant et revenant, et toujours à faire œuvre de son ébauchoir +enfiévré. Le Christ ne venait pas, ne sortait pas. Ses amis haussaient +les épaules. Ils ne comprenaient pas que ce Christ était une envie de +mourant, et que les artistes ressemblent aux femmes qui, avant de +mourir, commencent toujours quelque tapisserie de longue haleine.</p> + +<p>P... travailla ainsi une quinzaine de jours, ne quittant son travail que +pour manger. Il dînait alors avec des œufs durs.</p> + +<p>Un dimanche,--le samedi P... avait eu quelques amis,--c'était le +choléra;--on avait ri de lui parce qu'il avait comme la peur du +pressentiment;--sur les neuf heures, en rentrant, P... fut pris du +choléra. Sa maîtresse était couchée. Comme il sentait l'épidémie en lui, +il arracha de dessus la glaise les toiles mouillées, jeta ça par terre +et se roula dedans. Les atroces douleurs lui étaient venues; et lui, +écartant le rideau de l'autre chambre, les yeux et le visage tendus vers +cette femme, lui voulait sourire et lui souriait pour qu'elle ne +s'inquiétât pas.</p> + +<p>La femme s'endormit.</p> + +<p>Le lendemain matin, en entrant, on vit P...,--dont les veines s'étaient +cavées dans la nuit, --toujours une main à lever le rideau, toujours le +visage tendu vers la femme.</p> + +<p>La femme eut peur; elle courut emménager chez celui que le mourant +appelait son meilleur ami.</p> + +<p>P... fut porté à l'hôpital.</p> + +<p>Du mort, il ne reste qu'un peu de cire et de plâtre, et le nom de Possot +qui vit encore dans la mémoire de quelques amis.</p> + +<a name="c2" id="c2"></a> +<br><br> + +<h3>VICTOR CHEVASSIER</h3> + +<p>3 juin 1836.--Je suis arrivé aujourd'hui à la maison. Maman m'avait fait +faire un pantalon et un habit noirs. A midi, j'ai été au convoi de mon +père. Le cimetière était plein: hommes, femmes et les enfants qu'on +traînait par la main, tout le village, et encore des gens de Damblin et +de Fresnoy. J'ai eu du réconfort à voir cette foule.--Maman pleure.--Je +me suis fait installer un lit dans la bibliothèque.--Mon rêve est fini. +Maman est trop âgée, elle a maintenant la tête trop affaiblie et le +corps trop malingre, pour que je la laisse toute aux soins d'une +servante;--et elle s'est trop envieillie en cette vie de campagne, et +elle a trop vécu en la maison de mon père pour que j'essaye de la tirer +d'ici, et que je l'emmène à Nancy.--J'envoie ma démission.</p> + +<p>4 juin.--Il fait du soleil. J'ouvre la fenêtre. L'orme du cimetière, +plein d'oiseaux, a sa feuillée toute frissonnante. A deux pas de l'orme +s'élève un peu de terre fraîchement remuée.--J'ai refermé la fenêtre. Je +me suis mis dans mes livres. J'ai retrouvé le Bodin. J'ai vu quelques +livres que je ne connaissais pas. J'ai trouvé un Calvin avec la +signature de Marie d'Écosse, 1584: elle était alors en prison.--Il m'a +fallu descendre: les fermiers venaient pour renouveler leurs baux. Ils +m'ont tenu deux heures. Je les ai fait attabler. Ils m'ont demandé une +diminution. Ils disent que le chemin vicinal a tranché sur le terrage +aboutissant à la pâture de M. Lourdel, et que c'est un dommage de quatre +bichets de blé. Je me suis défendu d'eux le mieux que j'ai pu: mais je +crains bien qu'ils n'aient percé mon ignorance, et ils ont dû s'en aller +en se disant qu'ils auraient meilleur marché du fils que du père.--Ils +apportaient à maman le beurre de la redevance. Il a fallu fondre le +beurre; et puis, on va faire la lessive. Maman a mis tremper tout le +linge dans le cuveau de la chambre à four. Tout cela a fait comme une +distraction à sa douleur.</p> + +<p>20 juin. On est tout en l'air pour l'élection du maire en remplacement +de mon père. Le maître d'école est venu me consulter. Il m'a dit qu'un +bon choix ce serait M. Michaux, qui commande les pompiers.--Je ne +connais guère personne ici. Bien des vieilles gens, chez qui j'ai joué, +sont mortes. Les quelques amis de ma première jeunesse,--André, avec qui +je volais des <i>couèches</i>, et Robert, qui avait imaginé de mettre des +hameçons dans du pain pour pêcher les poules de la mère Langlumé,--et +les autres, sont loin finissant leur droit ou leur médecine.</p> + +<p>2 juillet.--Je me suis installé tout à fait dans la bibliothèque; je +suis là avec mes vieux livres rustiques et mal vêtus, mais qui me +semblent mieux amis pour cela même. Je me mets à ne plus lire, mais à +relire. Je me suis retiré en une société petite, mais choisie.--Maman +m'a laissé mettre sur la cheminée les terres cuites de Rousseau et de +Voltaire, que j'ai achetées à mon voyage à Paris. Il n'y a pas eu moyen +d'obtenir qu'elle retirât deux timbales d'argent sur lesquelles sont +deux oranges. Elle m'a dit que c'était comme cela du temps de mon père. +J'ai sur le chambranle des portes des coloquintes qui sèchent et des +lions en bois blanc à crinière farouche. Maman ne peut comprendre +combien ces lions et ces coloquintes me sont désagréables.--Blangin m'a +écrit qu'il regrettait d'autant plus vivement ma retraite du <i>Phare</i>, +qu'il va fonder à Paris un nouveau journal d'opposition, dont il +comptait me donner la rédaction en chef. Cette lettre est restée toute +la nuit ouverte sur la table autour de laquelle je me promenais.--Après +tout, c'est cinq ans, dix ans peut-être d'étude. Ma pensée se trempera +aux amertumes de la solitude, et sortira plus aguerrie et plus virile +pour la lutte. J'apporterai aux âpres polémiques une verve mûrie, et +toute une jeunesse condensée et impatiente.</p> + +<p>25 juillet.--Allons! il n'y a pas décidément un homme avec lequel on +puisse causer. Sortez ces hommes-là du prix des «paires» et des fauchées +de pré, ils perdent la pensée.--Rien n'est pour eux en dehors de +cela.--Ils mangent bien parce que le gibier et le poisson sont +abondants. Ils sont buveurs parce qu'ils sont vignerons.--De ce que je +n'ai pas six pieds et le teint rouge, ils me regardent comme +poitrinaire.--«Vous allez nous en tuer de ces perdreaux, monsieur +Victor, avec les bons fusils de votre père,--m'a dit le père Jansiau en +regardant les trois fusils accrochés au manteau de la cheminée.--Je ne +chasse pas», lui ai-je dit. Ç'a été un étonnement quand Jansiau leur a +dit que je ne chassais pas.--Ils auraient bien envie de me traiter de +séminariste, comme j'ai toujours le nez dans mes livres; mais ils savent +que j'ai écrit dans les journaux contre le gouvernement, ce qui +contribue encore beaucoup à me faire regarder comme quelqu'un +d'étrange.--Il faut tout penser en soi, en cette terre abdéritaine. Pas +une oreille digne de vous.--Les petits châtelains des environs sont des +paysans de la pire espèce.--Véritablement, je suis comme dans un pays +dont je ne saurais pas la langue. Il y a des jours où je me tâte, me +demandant si je ne suis pas fou, tant tout ce qui m'entoure a une autre +façon de tête que moi.--Après souper, ma mère se met à son orgue +portatif, elle en tourne deux ou trois airs, et puis je monte me +coucher.</p> + +<p>30 juillet.--Les fermiers ont apporté ce matin des poulets maigres. +Maman m'a envoyé chercher le bail, et quand elle a vu que je n'y avais +pas inséré «dix chapons gras, vifs, emplumés, la queue en faucille», les +reproches ont commencé, et duré du dîner au souper: que je n'avais aucun +soin de nos affaires, que ce n'était pas la peine d'avoir un fils qui ne +sût pas mettre tout ce qu'il faut dans un bail...--J'ai écrit à Paris +pour avoir un portrait d'Armand Carrel.</p> + +<p>Septembre.--Cette allée du jardin est tout étroite et longue. Elle a +deux pieds de large avec une bordure de buis mangée par place. Elle est +garnie de petits cailloux criants. Je vais jusqu'à la porte qui s'ouvre +sur la route de l'Ermitage; je reviens au bâtiment de l'écurie; je +retourne jusqu'au bout, et toujours ainsi. Je la sais par cœur cette +allée droite, et elle est dessinée aussi nettement dans mon cerveau que +dans le jardin.--Je ne sais pourquoi je m'y promène, mais je m'y promène +à présent toute l'après-dînée; et quand il vient quelqu'un pour me +parler et que je suis dans le jardin, maman dit: «Victor?... il fait du +sable.»--Cette allée, et les deux bouts de terrain qui l'accompagnent, +ont l'air de trois rubans juxtaposés. D'un côté, des choux, des +groseilliers et des carottes; de l'autre, de l'herbe où des pommiers +mettent leurs ombres grêles.--Des haies de fagots me séparent à droite +du verger de la fabrique de limes; à gauche, du verger des +Nantouillet.--Une vingtaine de rosiers régulièrement distancés de vingt +pas en vingt pas, comme des sentinelles, sont sur le bord de l'allée, et +je pourrais dire, tant je les ai vus de fois, la forme de chacun, et le +dessin des bouquets de feuilles, et celui qui a sur son petit tronc une +ligature de soie bleue pour une bouture, je pense.--Je sais tout de +cette allée, et le banc au bout usé et noirci par la pluie, et la +tonnelle auprès des deux cornouillers de l'entrée. Rien n'est monté +après cette tonnelle, et elle est là, tendant l'épaule, pour que quelque +chose y grimpe.--Un peu de distraction me vient quelquefois du gros +poirier de rousselet, où des frelons, grands comme la moitié du doigt, +ont installé leur nid, faisant des envolées furieuses. Dans la bande +d'herbe, de l'autre côté, je vais voir le réservoir. Entre les pierres +de revêtement poussent de petits saules. Quand il fait beau, deux petits +poissons viennent jouer à la surface de l'eau.--Je ne puis dire combien +cette allée m'irrite et m'ennuie. Elle est inexorable comme une ligne +droite.--Par hasard, j'ouvre la porte. Je vais une demi-heure, une heure +dans la campagne. Un pays plat à perte de vue, des champs coupés à la +règle. Des paysans passent sur des voitures de foin, dormant les yeux +ouverts. Puis le cri des roues dans les essieux diminue et finit. Le +paysage est immobile comme un décor, et j'en veux à la campagne de son +calme et de son silence. Je prends la fièvre à voir cette nature qui ne +me répond rien.--La maison aussi me semble avoir pour moi un méchant +sourire, comme une vieille.--La servante, à qui ma mère donne les +ordres, ne m'écoute pas quand je lui parle.--Les dindons de la cour +courent après moi quand je vais au jardin.</p> + +<p>Mars 1837.--L'hiver a été long, froid, pluvieux. J'ai lu.--Le portrait +de Carrel est accroché dans ma bibliothèque. Je suis tombé l'autre jour +sur ce passage de Plutarque: «... Marcellus fut enterré par ses ennemis +qui l'avaient fait mourir. Son sort est grand et glorieux; car l'ennemi +qui admire et honore la vertu qu'il redoutait, fait bien plus que l'ami +qui témoigne sa reconnaissance à la vertu dont il a reçu des +bienfaits.»--Ce portrait est sur le mur du fond. Le soleil l'éclaire en +se couchant.</p> + +<p>Voilà les huit plus longs jours que j'aie vécu. On a cuit des poires au +four. Maman m'a pris la bibliothèque pour les faire sécher sur des +claies. Il pleut. Je me tiens en bas, regardant par les carreaux la +pluie, et forcé de recevoir qui vient.</p> + +<p>A soi la publicité! Chaque matin éveiller Paris avec son idée! Avoir le +journal qui fait la parole ailée! Tous les jours battre la charge, +renvoyer le sarcasme comme un volant, attaquer, riposter et tenir la +France suspendue à sa plume! Donner sa fièvre à ce grand public, +l'agiter de sa passion, le pousser à la brèche, à l'ennemi! Se réjouir +l'oreille au bruit des flèches barbelées qu'on lance et qui sifflent! +Être quelque chose à l'intelligence de tous! La lutte, la lutte +quotidienne! Vaincre tout un jour! Se coucher, ses adversaires sabrés! +Se montrer brutal comme la logique! Reposer, ne jamais dormir! Répondre +aux ennemis qui se démasquent, aux hostilités qui surgissent, aux +arguments qui se relayent! Être prêt le jour, être prêt le lendemain, +être prêt à toutes les heures de cette vie militante! La guerre de la +tête enfin! Oh! les belles fatigues!--Le journal de Blangin est fondé. +Le premier numéro, à ce qu'il m'écrit, a fait un certain tapage. +J'avais envoyé la carcasse du programme.</p> + +<p>L'esprit de maman se dérange, mais sa santé s'améliore. Elle a des +absences et semble par moment troublée en sa raison. Elle ne garde sa +tête que pour tout ce qui est affaire. Elle me reproche souvent mon +humeur casanière. La vieille femme devient de jour en jour plus aigre et +plus montée contre ce qu'elle appelle ma paresse et mon insouciance.</p> + +<p>Il naît en moi des idées de découragement et de dégoût de la vie. Être +ainsi enterré dans un village! Contre cette solitude d'esprit, mon +cerveau tiendra-t-il? Il me prend des terreurs de ne pouvoir plus rien +quand la liberté me viendra.--J'ai fait le compte de ce que nous +possédons, à nous deux maman; avec le petit bois de la Charbonnière, +nous avons bien 100 000 fr.; mais au taux de la terre, cela ne rapporte +guère que 2000 fr. Il est donc impossible d'aller habiter Paris. Du +reste, ma mère ne voudrait jamais y consentir. C'est par moment des +vœux impies...</p> + +<p>Je me suis désabonné à mon journal. Je ne veux plus rien savoir de ce +qui ce passe là-bas.</p> + +<p>Maman veut que je me marie. Elle m'a parlé de la fille de Capron, des +sœurs Cadet, de la petite Noémi. Je lui ai répondu par un <i>non</i> formel.</p> + +<p>Nous sommes allés au chef-lieu aujourd'hui.</p> + +<p>Au théâtre, maman m'a présenté à M. et madame Langot et à leur fille. +Nous avions deux places dans leur loge. Bocage était de passage. Il +jouait <i>Antony</i>. Au moment où Antony demande une chaise de poste et +jette sur la table de l'auberge une bourse sans compter ce qu'il y a +dedans, un individu aux premières loges s'est mis à dire tout haut, +qu'on n'achetait pas une voiture comme cela; on l'examinait, on la +marchandait et l'on comptait son argent. Tout le monde, dans la salle, +paraissait du sentiment de l'individu.--M. Langot est un gros homme qui +paraît inoffensif. Je n'ai pu tirer de mademoiselle Langot que des oui +et des non. Elle n'est pas jolie. Elle a l'air doux. Ma mère m'a dit +qu'elle chantait au piano, et qu'elle devait avoir deux cent mille +francs à la mort de son père.--Au fait, maintenant que ma vie est +terminée... Et puis, peut-être, un enfant cela vous rattache-t-il à +vivre?</p> + +<p>Je me suis marié. Ma femme est nulle. Elle a le cœur sec, le jugement +petit et étroit de la province, l'avarice passée dans le sang des +familles terriennes. Mon beau-père est vain, braillard, insupportable, +poussant l'ignorance au delà du permis, le ridicule au delà du croyable. +J'ai eu toutes les peines du monde à le faire revenir sur l'idée qu'il +avait d'illuminer la tombe de sa mère le jour de mon mariage avec sa +fille. L'autre jour il m'a dit: Vous aimez les antiquailles? je vous +donnerai une pipe romaine qu'a trouvée un de mes ouvriers dans mon bois +de...--Aristophane aurait fait une belle comédie avec cette idée et sous +ce titre: «Prométhée, gendre de Plutus.»--Journellement, pour les riens +du ménage, ce sont des scènes entre maman et ma femme; maman me +reproche de ne pas la faire respecter par ma femme; ma femme me dit que +je donne toujours raison à maman. Je suis ballotté entre ces deux +jalousies. Elles boudent, et lorsqu'elles se raccommodent, elles +s'allient et se tournent toutes deux contre moi.--Mon beau-père vient +passer ici des huit jours, et quand il est là, toujours parlant avec sa +grosse voix, je n'ai plus même à moi le silence du calme.</p> + +<p>J'ai un fils. Tant qu'il sera petit, je le ferai jouer dans le jardin; +quand il sera grand, je lui mettrai une blouse et lui achèterai un bout +de champ; et puis aille la charrue!</p> + +<p>Je me suis rencontré hier avec le monsieur de Paris qui est venu faire +de l'agriculture à la ferme de Levecourt. Je l'ai salué, nous nous +sommes mis à causer. Depuis neuf ans, c'est la première conversation que +j'aie eue. Il m'a invité à venir le voir.</p> + +<p>M. Dumont, de Levecourt, est mieux qu'une ressource; il a un charme de +rapports et d'esprit, et des façons cordiales, qui me poussent de jour +en jour à son amitié.--C'est un ancien garde du corps; et quoique nous +différions entièrement de manière de voir politique, nous discutons sans +disputer.--Il est venu souvent cet hiver souper à la maison.</p> + +<p>Voilà quinze jours que je n'ai vu M. Dumont.--Ma femme aurait dit, la +dernière fois qu'il a soupé à la maison, devant son domestique, qui +mettait le cheval à la voiture, que «je ne pouvais pas continuer à +manger ma fortune, en tenant table ouverte».</p> + +<p>7 juillet 1845.--Mon petit garçon s'en est allé, le croup l'a emporté. +Il était beau et souriant vendredi encore... Des gens du pays qui ne +m'aiment pas ont jeté le soir, par-dessus la haie de mon jardin, un +petit cochon de lait mort...</p> + +<p>10 décembre 1847.--Ma femme a vendu 17 fr. 50 cent. les paires de +Colombey, à Jangeneux, marchand de blé à Gray, payable au 1er avril.</p> + +<p>26 février 1848.--Le percepteur vient de m'arrêter sur la place; il m'a +lu son journal. Une révolution...</p> + +<a name="c3" id="c3"></a> +<br><br> + +<h3>BUISSON</h3> + +<p>C'est un livre, un gros livre dans un cuir de Russie bien grenu et de +sauvage odeur. Il y a aux quatre coins des plats quatre pensées; il y a +entre les nervures du dos cinq pensées, et au milieu de toutes ces +fleurs de souvenir dorées de bel or fin se lit: <i>Jules Buisson, Essais +d'eaux-fortes</i>.</p> + +<p>Ce livre unique où une main amie a rangé, comme des reliques, toutes les +pièces, a réuni tous les <i>états</i>, mettant devant ces chères images les +vers explicatifs gravés eux aussi à l'eau-forte et faisant choix des +tirages, et les échelonnant l'un après l'autre,--ce livre tient l'Œuvre +d'un artiste. Feuilletez-le en ses pages; et vous aurez le recueil des +imaginations de Buisson, de son premier à son dernier jour,--du jour où +il fit une planche entre une leçon de M. Ducauroy et une leçon de M. +Valette, au jour où il dit à sa pointe: Adieu, paniers! vendanges sont +faites! et jeta aux champs ses bouteilles de vernis.</p> + +<p>Buisson entra dans la vie positive à une belle sortie de collége. Il fit +comme tout le monde, et alla s'asseoir sur les bancs de l'École de +droit. Mais en son chemin, il rencontrait mille accidents de la vie, +mille petites scènes animées qui sollicitaient coup d'œil et obtenaient +souvenir. Au Luxembourg il voyait de beaux petits enfants rieurs qui +jouaient près des bassins, puis s'asseyaient sur les bonnes de pierre, +tout rouges de courir, laissant voir leurs mollets dodus. Souvent, dans +les rues de la montagne Sainte-Geneviève, il laissait complaisamment +tomber le regard sur des dogues muselés, rognés d'oreille et de queue, +les bajoues piquées de poils rudes comme des soies de porc, le museau +plissé et relevé pour montrer de petits crocs blancs, incisifs et +entêtés, chiens tout nerfs et chair, sanglés dans leur peau, et les +rognons et le train de derrière puissants comme chez certains monstres +assyriens. Par les rues, il se cognait parfois à des habits grotesques, +à des faces étranges, à des échappés d'un conte fantastique, des +docteurs Pyramide ou des Pasquale Capuzzi. Lors son ami Prarond le poëte +lui disait, aux heures des rimes conseillères:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> J'ai trouvé des Goya cachés sous vos Pandectes,</p> +<p class="i14"> Ami! j'ai dépisté parmi de longs discours,</p> +<p class="i18"> Entre autres notes fort suspectes,</p> +<p class="i14"> Que sur Papinien vous recueillez aux cours,</p> +<p class="i14"> En marge et grimaçant dans des cadres fantasques,</p> +<p class="i14"> Bien des nez de travers et bien des fronts cornus,</p> +<p class="i18"> Bien des figures bergamasques,</p> +<p class="i14"> Et des ânes prêtant ou réclamant leurs masques</p> +<p class="i18"> A des visages bien connus.</p> +</div></div> + +<p>Buisson oublia d'être juge, et se mit à dessiner des bouledogues. Et si +bien il en dessina, si bien il en moula, si bien il en sculpta, qu'il +eut à l'Exposition de 1842 «deux dogues», tableau acquis par la Société +des amis des arts. Son tableau acheté, envie lui prit de graver son +tableau, et il se trouva avoir et la pointe libertine de Chaplin, et la +manière grasse et ressentie d'Hédouin dans son <i>Étable</i>, et la science +du <i>vernis mou</i> de Marvy. Que si vous ouvrez le volume, et que vous +passiez la garde de papier <i>peigne</i>, vous rencontrez tout d'abord ces +deux chiens, l'un couché, l'autre debout sur ses pattes de devant et +l'oreille inquiète, tous deux solidement accentués et étalant des +contours comme tracés par une plume de roseau qui aurait poché +victorieusement les ombres. Le sol, les murs, les accessoires du chenil, +dans un certain <i>brut</i> pittoresque, viennent à l'œil dignes presque des +bassets de Decamps.</p> + +<p>Puis, il s'abandonna à rêver. Au réalisme de sa première œuvre succèdent +les pensées tournées vers les créations imaginatives, les aspirations, +les songeries par les champs de l'inconnu, les contours ondoyants et à +peine entrevus, la recherche de l'idéal; à la réalité rigoureuse succède +le dédain des pensées trop écrites. Une effacée réminiscence d'un +tableau italien du musée de Tournai lui tourmente la main, et sur le +cuivre, dans les griffonnages à toute bride d'un paysage de Cythère, +s'enlèvent discrètement le beau corps et la gorge milésienne d'une +jeune Muse endormie. Les Amours ont volé ses vêtements, ils les ont +livrés au Zéphyre,</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Zéphyre court de fleurs en fleurs,</p> +<p class="i14"> Et l'on n'attrape point Zéphyre.</p> +</div></div> + +<p>Par les fonds incertains, ce sont de mystérieuses envolées d'Amours, et +les vagues des vêtements flottant dans l'air,--un rêve antique qui +remonte au ciel sur le premier rayon de soleil.</p> + +<p>Cet homme à la façon des soldats de Salvator, une toque à plume sur la +tête, torse à moitié nu, se caressant sa longue barbe avec sa main, est +Finsonius:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> <i>Belga Brugensis hic est, sed Parthenopensis amore</i></p> +<p class="i14"> <i>Artis Finsonius sceptra jocosa gerens.</i></p> +</div></div> + +<p>--Une figure de peintre provincial retrouvée par un ami de +l'aquafortiste, Philippe de Chennevières.</p> + +<p>Buisson se plaisait à ces illustrations d'ouvrages écrits par des plumes +qui lui étaient chères et de préférence aimées. Ils étaient quatre en +ce temps heureux de la gaie jeunesse, qui pensaient ensemble, et se +parlaient et se répondaient l'un à l'autre en tout: prose, rimes ou +dessins. Aussi, presque toujours, Buisson se fait écho de la poésie et +de l'amitié; et Prarond et Levavasseur chantent tour à tour sous sa +pointe, à moins que les <i>Contes normands</i> ne lui donnent l'idée de +dessiner une vieille Normande, le nez crochu, le bonnet de coton en +révolte, une bouteille sous le bras, trouvant que le vent est rude, +l'équilibre difficile, et le pont étroit, et chantant son <i>Ave</i> +d'ivrognesse:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Ma bonne Vierge, laissez-mai passer</p> +<p class="i14"> Je n'berai pus quand il fera ner.</p> +</div></div> + +<p>Et tout après le «Chenil», le frontispice des fables de l'ami Prarond. +Préault voulait exécuter ce frontispice en marbre. Des Amours entourent, +avec la grâce perdue du <span class="sc">XVIII</span>e siècle, un rustique médaillon de +mademoiselle de la Sablière, jeté dans les feuilles. Au bas, les Amours +jouent avec des fleurs, puis ils volent et s'asseyent et se renvolent, +et le premier arrivé tend le bras et met une couronne de fleurs des +champs sur la tête de l'hôtesse du fablier.--Et vraiment c'était un +Clodion.</p> + +<p>Mais Levasseur a dit quelque part:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> La rime est une esclave</p> +<p class="i20"> Qui de dame Raison</p> +<p class="i20"> Fait le ménage et lave</p> +<p class="i20"> La petite maison.</p> +<br> +<p class="i20"> La maîtresse est hargneuse,</p> +<p class="i20"> Et du soir au matin</p> +<p class="i20"> La vieille besogneuse</p> +<p class="i20"> Met de l'eau dans son vin.</p> +<br> +<p class="i20"> La servante est folâtre</p> +<p class="i20"> Et dérobe au tonneau</p> +<p class="i20"> Le vin de la marâtre</p> +<p class="i20"> Qu'elle met dans son eau.</p> +</div></div> + +<p>Vite du giron de la servante décolletée, les épaules au vent, la chemise +aux hanches, monte avec la fumée blanchâtre des fagots une ronde +d'effrontés parpaillots qui embrassent et cajolent la servante, et +grimpent boire le vin jusque sur le manteau de la cheminée. Bientôt +voilà Buisson qui enfourche le balai, comme Penguilly; le fantastique +le visite; et voilà les eaux-fortes de minuit. Tantôt c'est un cavalier +fort maigre, et vêtu de noir, qui chante des séguedilles à la nymphe de +l'Arnette; tantôt c'est un burg au haut d'un mont, soutenu par des +consoles humaines; deux petits bonshommes grotesquement accoutrés +sonnant de l'olifant, poussent avec leurs montures jusqu'au château +magnifique, et dans un coin est accroupi, les coudes aux genoux et les +mains aux oreilles, un petit Belzébuth cornu, grand comme +l'ongle.--Eaux-fortes étranges, d'un ton roux qui rappelle l'encre +rougie par le temps des dessins à la plume du Guerchin et du Vinci.</p> + +<p>Que Levavasseur, après avoir lu une parade de Dominique, fasse <i>Pierrot +couveur et roi</i>, Buisson regarde une image de Watteau, et lui fait deux +Pierrots: Pierrot pendu, la lune le regardant:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Je n'aurais cru d'avance</p> +<p class="i14"> Qu'on pût être si bien au bout d'une potence.</p> +<p class="i14"> Que de sots préjugés on a sur terre, hélas</p> +<p class="i14"> Quand on voit en passant ces choses--là d'en bas!</p> +</div></div> + +<p>Puis Pierrot en collerette, son serre-tête noir un peu passant sous sa +coiffe blanche, et faisant à deux mains un mémorable pied de nez; ceci +est pour l'épilogue:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Tes dix doigts allongeant ton nez original</p> +<p class="i14"> Nargueront le public dans un lazzi final.</p> +</div></div> + +<p>Levavasseur raconte-t-il, en bon Normand, la vie de Corneille, Buisson +ne manque, comme vous imaginez, si belle occasion de portrait.</p> + +<p>Ici le fabuliste Prarond a le <i>Cavalier et le cheval</i> à faire sauter un +fossé. Buisson se rappelle les fuites rapides, les croupes qui +s'effacent, les cavaliers couchés à l'avant, les queues droites à +l'horizon, les chevauchées tempétueuses, toute cette <i>furia</i> équestre +qu'il livrait en ses heures de fièvre à des panneaux oubliés; il enlève +d'un bond la fable de Prarond, et, la tête échauffée, sur un coin de la +même planche, il jette pour l'ami Levavasseur une houle impétueuse de +cavalerie tournoyante avec le mouvementé d'un Maturino dans un défilé du +Guaspre. Dans ce <i>griffonnis</i> le Cid fait rage de la vieille épée de +Murdora le Castillan. Écoutez le <i>Romancero</i>: «Il défit tous les Mores, +prit les cinq rois, leur fit lâcher la grande prise et les gens qui +allaient captifs.»</p> + +<p>Buisson est allé en Normandie. Il a rapporté de la lande de Laugé de +solides études, de véritables études normandes; il a rapporté «les +chemins verts, les mares perdues dans l'ombre du soir, les ciels verts, +la prime verdure d'avril sur les haies et sous les futaies, les nappes +vertes des prés déroulées sous les bois, les tons bleus et violets si +légers des arbres qui vont ouvrir leurs premiers bourgeons». Mais le +pays de Goya l'appelle, et en l'automne de l'an 1845 son ami Levavasseur +lui écrit:</p> + +<p><i>Monsieur</i></p> + +<p><i>Buisson, peintre français, fonda de las Naranjas, calle de Jovellanos.</i></p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> C'est donc vrai, le soleil a des rayons étranges</p> +<p class="i14"> Qui naturellement font mûrir les oranges!</p> +<p class="i14"> Vous qui n'en aviez vu comme moi qu'au bazar,</p> +<p class="i14"> --Enfants emmaillottés dans un papier de soie,</p> +<p class="i14"> Vous en avez cueilli dans votre folle joie</p> +<p class="i18"> Aux orangers de l'Alcazar,</p> +</div></div> + +<p>Il court les Espagnes; il s'enivre de soleil, il s'enivre de haillons +drapés avec un air de pourpre, de couleurs chatoyantes, d'ombres +rousses, de terrains brûlés, d'horizons en incendie et de firmaments +zébrés; il dessine le mendiant s'épouillant, et la manola alerte, et le +<i>presidio</i> lézardé, et tout le peuple bariolé. Il essaye de fixer en des +pages d'album cette lumière d'or, cette misère splendide. Il croque des +brigands, lazaroni à fusils, se chauffant au crépuscule dans une gorge +morne. Il court ce qu'on voit et ce qu'on montre, les Murillo de la rue +et du <i>Museo del Rey</i>. Il s'éprend des vieux et des terribles, de +Correa, d'Alonzo Beruguete, de Liaño, de Gaspar Becerra, de Dominique +Théotocopuli.</p> + +<p>D'Espagne, il rapporte un tableau: une cour au bas d'une église, au bas +d'un énorme Christ en bois peinturluré, hommes et femmes bigarrés +d'écharpes, de mantes, de chapeaux mahonnais, les uns poussant devant +eux des troupeaux de cochons truites de rose; les autres, des ânes se +pressant et se bousculant et tintinnabulant d'alcarazas. Le ciel est +vert sombre avec des filets violets; un coloris brutal, un dessin +violent; mais sous les crudités de ton et les inhabiletés de brosse, une +riche palette, une méritante audace.</p> + +<p>D'Espagne il rapporte une petite eau-forte, une carte de visite. Devant +un terrain qui fuit à perte de vue, caillouteux et désolé comme les +Alpujuras, près d'une source tarie, au pied du squelette d'une +broussaille exfoliée, une tête coupée, les yeux clos, les lèvres +entr'ouvertes, les veines du col bavant sur le sol une mare rouge; un +souvenir des deux Sévillains pantelants, Valdès et Montanès.</p> + +<p>Mais tournez la page des Valdès, des cauchemars, de l'école +<i>terrifique</i>, et venez vite voir les beaux enfants, les méplats charnus, +les faisceaux de plis aux jarrets, le potelé, le grassouillet, le dessin +rebondi de l'enfance. Une statuette de Flamand, un Giotto enfant, lui +donnent, celle-ci une étude, celui-là un succès. Une petite fille vue de +dos lui livre un chef-d'œuvre. Il y a là les caresses de l'artiste, et, +dit-on, du parent. Comme toutes les courbes sont pleines! comme la +pointe lutine! comme elle rondit le long de ce galbe douillet! la +réjouissante graisse étoilée de fossettes!</p> + +<p>Salut, madame la Fable! Elle est vue de dos, laissant pendre un coin de +draperie et se regardant dans un miroir:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Même quand elle prend, par un beau jour d'été</p> +<p class="i18"> Au bord d'un fleuve ou sur le sable,</p> +<p class="i14"> L'uniforme charmant de dame Vérité,</p> +<p class="i18"> A certain regard effronté,</p> +<p class="i14"> A cet air nonchalant, au miroir emprunté,</p> +<p class="i18"> On reconnaît toujours la Fable.</p> +</div></div> + +<p>Cette eau-forte, publiée par <i>l'Artiste</i>, est la gravure, moins trois +Amours dans le ciel, d'un tableau de Buisson, qui joua de malheur. Il +fut reçu à l'Exposition de 1848, le 23 février. Le lendemain, tout le +monde exposait de droit. Un instant Buisson avait dû arriver vraiment au +public: on avait parlé de lui pour illustrer <i>l'Âne mort</i> de Jules +Janin.</p> + +<p>1848 a dispersé le cénacle et mis un écriteau à la porte de l'atelier +hospitalier. Mais Buisson n'a laissé partir ses amis qu'après qu'un +chacun a eu un beau portrait à mettre en tête de ses œuvres. Il a gravé +d'une pointe onctueuse la tête bien en chair du fabuliste; il a gravé +avec la pointe fine d'Henriquel le profil élégant de Levavasseur; il a +gravé la barbe de l'ami Philippe; et quand il les a eu tous +<i>pourtraicts</i>, il n'a pas voulu que ces visages qui s'étaient fait face +si longtemps fussent séparés. En mémoire des années qui ne reviennent +pas, il les a tous réunis dans le frontispice du livre de M. de +Chennevières, faisant de l'un une cariatide nue, sortant d'une gaine +l'habit de l'autre, appuyant sa fantaisie architecturale sur la tête de +celui-ci et la couronnant de son portrait:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Avec les cheveux en broussaille,</p> +<p class="i14"> Le front saillant et les yeux creux,</p> +<p class="i14"> Dent qui mord et bouche qui raille!</p> +</div></div> + +<p>Et maintenant Jules Buisson plante ses choux près de Castelnaudary. Il +ne grave plus, il ne peint plus. Il est marié; il cause engrais avec ses +fermiers. Rarement il lit cette <i>Comédie humaine</i> que Balzac lui avait +donnée pour avoir aidé à la décoration de son petit hôtel du faubourg +du Roule. Il s'est retiré en un coin de grasse terre, oublieux de son +talent passé; et si parfois du ciseau qu'il vient de se faire envoyer, +il dégrossit une tête d'animal dans un tronc de poirier, c'est pour +mettre au-dessus de la porte de ses étables.</p> + +<a name="c4" id="c4"></a> +<br><br> + +<h3>NICHOLSON</h3> + +<div class="tn"> +<p class="mid">Come and see<br> +THE LORD CHIEF BARON NICHOLSON.<br> +At the Coal Hole tavern.<br> +STRAND<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a></p> +</div> + +<p>L'affiche est ornée d'une énorme tête de Nicholson en perruque et en +rabat.</p> + +<p>En bas, à la <i>bar</i><a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a> de la taverne, vous payez un schelling; montez +l'escalier, et entrez dans la salle. La salle est un rectangle recouvert +jusqu'au plafond d'un papier couleur bois. Aux deux côtés de sa longueur +sont figurées quatre cheminées surmontées de glaces dans des cadres de +chêne, décorés d'arabesques en bronze. La salle est coupée de longues +tables d'acajou; les tables sont entourées de bancs recouverts d'une +moquette rouge jaspée de noir. Sur la table il y a des verres, des +carafes, des bols de verre bleu qui servent de sucriers. Huit becs de +gaz éclairent la salle. Aux murs est appendu le prospectus colorié d'une +école de natation d'hiver; aux murs est accrochée à un clou une plaque +de verre noir portant en lettres de cuivre le mot: <i>Beds</i><a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup class="sml">3</sup></a>. Dans le +fond de la salle, le plancher ressaute d'un pied; et au centre de +l'estrade s'élève, réservée au chef baron, une petite table où brûlent +deux bougies. A côté des bougies, au-dessus d'un étain bien luisant, «la +bonne vieille boisson écossaise, richement brune, mousse par-dessus les +bords en glorieuse écume», comme dit Burns.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"><b>Note 1: </b></a><a href="#footnotetag1">(retour) </a> Venez et voyez le grand juge Nicholson à la + taverne du <i>Trou au charbon</i>, dans le Strand.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"><b>Note 2: </b></a><a href="#footnotetag2">(retour) </a> Comptoir.</blockquote> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"><b>Note 3: </b></a><a href="#footnotetag3">(retour) </a> Il y a des lits ici.</blockquote> + +<p>Aux pieds de Nicholson, sur un canapé au dossier de jonc, sont assis le +greffier, le conducteur du conseil, l'avocat. Une petite barre en bois +blanc, où viennent déposer les témoins, se dresse à la gauche du +tribunal. Dans l'enceinte réservée est encore un grand piano à queue qui +accompagne les chansons grivoises chargées de faire attendre le procès.</p> + +<p>La table la plus rapprochée du tribunal reçoit le jury, jury qui se +recrute parmi les buveurs de «gin» de bonne volonté. Un appel de noms +imaginaires est fait. Chaque juré prend la Bible entre le pouce et +l'index de la main droite, jure de juger d'après sa conscience, baise la +Bible, et la passe à son voisin, qui fait de même, et la baise, et la +repasse. Nicholson demande un cigare. L'huissier appelle la cause. Le +conducteur du conseil, connu sous le nom du <i>savant sergent</i>, et qui +s'est occupé avec succès du génie dramatique chez les anciens et les +modernes, lit l'acte d'accusation. L'avocat, qui est un habile étudiant +en droit, présente la défense. On appelle un témoin, puis un autre, puis +un autre. Tantôt il vient une vieille fille les cheveux gris lui +battant sur les joues, lunettes sur le nez, robe rosâtre à volants, +mantelet de soie grise, chapeau avec des bouquets de bluets; la démarche +intimidée, la voix mince et fluette, l'accent pudibond, croisant les +bras sur la poitrine; une personnification femelle du <i>shoking</i>; puis +c'est un garçon coiffeur qui entre «comme le torrent de la Moréna», qui +monte à la barre comme on monte à l'assaut, qui frappe du poing, qui a +un toupet jaune ébouriffé, qui se dépêche, qui crie, qui bredouille, qui +répond avant qu'on l'interroge, qui raconte quand on lui dit de se +taire, qui se démène, qui cherche machinalement et fiévreusement son +tablier de sa main, qui s'essouffle, qui se mouche dans son tablier, les +yeux hors la tête, la voix glapissante, haletant, prolixe, bavard et +bavardant, toujours exubérant, toujours parlant;--et ce coiffeur et +cette Anglaise, et ce <i>blackguard</i> et cette lady, c'est un homme, un +seul homme, le même homme! Cet éternel témoin, le chef baron n'a-t-il +pas raison de l'appeler «le plus comique dessinateur de types comiques, +depuis la splénétique vieille fille jusqu'au garçon coiffeur avec son +tablier à bavette»?</p> + +<p>Mais Nicholson a un peu avancé la tête. Il a adressé une question au +témoin, et toute la salle est partie d'un éclat de rire.</p> + +<p>Nicholson est petit, apoplectique. D'énormes favoris noirs encadrent sa +figure carrée et massive, comme la figure d'un financier d'Hogarth. Ses +traits sont pleins et ronds; il a le teint frais; il a de petits yeux +qu'il rapetisse encore en clignant et en plissant la paupière; et ce +manége leur donne une indicible chafouinerie. Rominagrobis faisant le +mort devait avoir cet œil demi-fermé, narquois et guetteur. Il a la +grande perruque poudrée de chef baron à grands anneaux, tirant sur le +front une ligne droite comme faite à la règle, et trouée au sommet par +un petit trou qui laisse échapper la chaleur de la tête. Il a le rabat +blanc, les manchettes et la grande robe noire. Nicholson ne rit jamais; +il parle lentement; il a dans toute la physionomie comme une bonhomie +bridoisonne, et comme une sournoiserie de vieux juge. Souvent, il fait +avancer sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure en homme de mauvaise +humeur qui boude un mauvais argument. Il joue de façon exquise et de +bonne comédie le perpétuel demi-sommeil d'un tribunal.</p> + +<p>Nicholson se complaît aux causes d'adultère; il a fait son domaine des +infortunes conjugales: tout le scandaleux judiciaire est bien venu de +lui. En ces causes, les grasses façons de dire ont leurs coudées +franches; les équivoques, les allusions, les demi-gros mots ont beau jeu +dans ces libres plaisanteries, dont l'histoire du marron de Sterne est +comme le type. C'est en plein croustillant que Nicholson excelle à faire +les mille et une confusions de «l'Avocat patelin», à jeter au beau +milieu d'une plaidoirie une interrogation cynique, à déchirer d'une +phrase les gazes de pudeur de la défense; et pour peu que les tribunaux +anglais aient évoqué quelque belle «conversation criminelle», aussitôt +la parodie est prête, juge, avocat, greffier se donnant la main. Les +causes s'improvisent, à peu près comme ces drôleries de la comédie +italienne où les acteurs, avant d'entrer en scène, lisaient sur une +pancarte accrochée dans les coulisses le canevas de leurs lazzis. Et +cela dure tout autant qu'une petite pièce de nos boulevards: une +vingtaine de jours, un mois. Nous avons vu toute une soirée débattre la +vraisemblance d'un adultère en cab, avec des: Comment? que vous ne +pourriez imaginer.--L'Anglais, qui aime à boire, va se coucher sur un +verre de grog, et sur un résumé du chef baron de la plus impartiale +salauderie.</p> + +<p>Quelquefois la cour de justice du Trou à charbon évoque une cause +politique réelle ou fictive; alors elle se met à être comme la face +grotesque des haines anglaises. Tout Londres se rappelle le succès +récent qu'obtint Nicholson avec son fameux procès: «Haynau et les +ouvriers de la brasserie Barclay-Perkins.»</p> + +<p>Licence singulière et sans précédent dans les mœurs d'un peuple! Parodie +unique et surprenante! Le jury, et le juge, et l'accusé, et les témoins, +et la défense, et l'accusation,--la Justice! abandonnés à tout l'humour +d'un Swift de taverne, traduisant en libertines railleries l'amère +parole de Shakspeare sur la jugeaillerie humaine: «L'homme, cet être +vain et superbe, revêtu d'une autorité passagère, lui qui connaît le +moins ce dont il est le plus certain, son existence fragile comme le +verre, se plaît, comme un singe en fureur, à exercer les jeux de sa +puérile et ridicule puissance à la face du ciel, et contriste les +anges.» Et chez ce peuple religieux de sa loi, où les plus grands +criminels baissent la tête sous la baguette du constable, cette farce +quotidienne des assises anglaises! là, dans cette salle, un coquin de +Rose-Mary-Lane que l'attorney enverra peut-être dans un mois à +Botany-Bay, vient rire à cette répétition comique des vengeances +sociales! Étrange comédie que cette comédie du <i>Chief baron</i>, où la +Bible, et les balances, et le glaive sont chaque jour de l'année bafoués +et traînés dans les éclats du rire! Étrange peuple où toute moquerie +permise n'ôte rien au respect! où la caricature ne fait pas une +rébellion! où, dans le fond d'une allée, au-dessus d'une <i>bar</i> à +liqueurs, un homme peut, tous les soirs, toléré par la police anglaise, +être l'Aristophane de la loi anglaise!</p> + +<p>Nous ne voulons pas essayer une biographie de Benton Nicholson; c'est +une célébrité que nous amenons sur le continent, et le public n'aime à +entendre longuement parler que des gens qu'il connaît. Tout au plus, +nous essayons quelques traits du Falstaff juge. «Les peintres, dit le +vieil anecdotier, prennent la ressemblance de leurs portraits dans les +yeux et les traits du visage où le naturel éclate plus sensiblement, et +négligent le reste.» Ainsi faisons-nous, ne tentant qu'une animée +silhouette et un buste rieur du <i>Chief baron</i>.</p> + +<p>Nicholson a été rédacteur de quatre grands journaux; il a donné des +articles au <i>Times</i>; il est l'auteur de <i>Dombay et sa fille</i>, roman dans +la manière de Dickens. Après le succès de <i>Gavarni in London</i>, il a +publié un journal périodique, sorte de Tintamarre anglais, intitulé <i>Don +Giovanni in London</i>. Une chose que l'on ne sait guère, même en +Angleterre, c'est que peu s'en est fallu que Nicholson ne fondât le +<i>Punch</i>. Ce fut dans la chambre de Nicholson, alors prisonnier pour +dettes, que fut discutée et résolue la venue au monde du drôlatique +journal. M. A. Henning avait apporté <i>le Charivari</i> de Paris. Les +questions matérielles du <i>Charivari</i> de Londres réglées, le bureau du +journal fut ainsi composé: M. Nicholson, rédacteur; M. Landell, +graveur; M. Last, imprimeur. Mais Nicholson ne put sortir de prison +aussi vite qu'il le désirait, et MM. Last et Landell, privés du concours +de Nicholson, appelèrent à la rédaction M. Gilbert Beckett, M. Henri +Mayhew, M. Grattan, et M. Mark Lémon, qui fut le parrain du journal; et +l'appela de ce bienheureux nom: <i>Punch</i>.</p> + +<p>Nicholson commença son rôle sur une scène médiocre à la <i>Tête de +Garrick</i>; mais il n'était alors qu'un juge d'occasion. Ce fut sous lord +Melbourne que Nicholson fut élevé à la dignité de chef baron, et +représenté dans une colossale peinture avec la robe d'hermine «de son +feu regrettable confrère Jenterden». La première foi qu'il porta cette +fameuse robe, il eut la visite de Jean Adolphus, le père du barreau +anglais «qui joignait à l'esprit, à la sagesse, à la légale sagacité, le +génie non encore vu de faire naître un scandale d'un scandale».</p> + +<p>Depuis lors, sa réputation ne fit que grandir; il n'eut plus seulement +des oisifs, ou de jeunes avocats venant apprendre «à cette mimique du +<i>Forum</i>» la repartie vive et l'ironie improvisée, il eut des membres du +parlement; que dis-je? il les fit jouer dans sa grave parade, et les fit +s'asseoir comme jurés à son banc plaisant.</p> + +<p>Ce fut un de ces jours-là sans doute que Nicholson, mis en verve par son +public, prononça cette burlesquement sérieuse apologie de sa <i>Mimic +Court</i>:</p> + +<p>«Ce n'est pas, messieurs du jury, que je veuille médire du talent ou de +la sagesse des cours inférieures, <i>Courts of Chancery</i>, <i>Court of +Queen's Bench Exchequer</i>, <i>Common-Pleas</i>, <i>Old-Bayley</i>; non, messieurs, +ils ont le génie, ils ont la science; mais, messieurs, il leur manque ce +qui ne manque pas au savant conseil; il leur manque ce que nous avons: +une <i>bar</i> au-dessous de la <i>bar</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup class="sml">4</sup></a>. La <i>bar</i> du dessous donne +l'inspiration, l'esprit, l'énergie à la <i>bar</i> du dessus. Messieurs du +jury, croyez-vous que les arguments de sir William Follet perdraient de +leur à-propos arrosés d'eau-chaude et de rhum? ou encore que les +métaphores ingénieuses de L. Charles Phillips perdraient toute leur +grâce pour tremper leurs lèvres à un verre de whiski? Songez encore, +messieurs du jury, quel allégement ce serait à mon savant confrère +Denman s'il pouvait seulement allumer un cigare et prendre un grog au +gin. Messieurs du jury, la panacée des timidités, le coup de fouet de +l'éloquence, le générateur de l'argument, le médecin de la raison, c'est +un verre de champagne. Voltaire l'a dit:</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"><b>Note 4: </b></a><a href="#footnotetag4">(retour) </a> Jeu de mots sur le mot <i>bar</i>, qui signifie + comptoir de marchand de vin, et barre de la justice.</blockquote> + +<p>«L'homme devient éloquent sous l'influence des grandes passions ou des +grands intérêts. Mon grand intérêt, c'est l'excitant; ma grande passion, +c'est le verre de champagne; et je suis appuyé par ce philosophe dans +mon opinion que l'homme parle et argumente mieux sous l'impression des +excitants que lorsqu'une sage sobriété siége seule, en son chagrin, sur +le trône de l'intelligence.»</p> + +<p>Nicholson est un homme de <i>sport</i>; c'est un parieur distingué. Un +rédacteur du <i>London-News</i> nous disait qu'il avait une façon +particulière de juger les chevaux à l'oreille. Il se fait remplacer +pendant la saison des courses, où à Epsom, à Ascot, à Hampton, escortée +de sa tente monstre en toile, sa seigneurie fatigue une salade, coupe +une tranche de rosbeef, remplit un verre d'ale, «offrant le premier +exemple du premier juge qui ait jamais vendu du bœuf à une course de +chevaux».</p> + +<p>Nicholson a un petit lever. Les boxeurs, les maquignons, quelques +acteurs viennent lui faire leur cour. La ruelle est le rendez-vous des +nouvelles du <i>Ring</i>; c'est l'endroit de Londres où on sait le mieux et +le plus tôt combien de <i>rounds</i> a donnés Harry-Broome.</p> + +<p>Ses occupations sévères de chef baron ne l'empêchent pas de revenir +quelquefois à la littérature. Le grave emperruqué met alors à son esprit +«des bas couleur de rose». Une fable s'échappe de sa plume entre deux +résumés de la taverne:</p> + +<h5>L'AMOUR ET LA MORT</h5> + +<p>«L'Amour et la Mort convinrent de voyager ensemble. La Discorde les +surprit au milieu de leur sommeil et mêla leurs flèches. C'est ainsi que +l'Amour, quand il se propose de frapper les jeunes d'une tendre passion, +tue souvent, et que la Mort, quand elle lance sur les vieux la flèche +fatale, allume un doux attachement.»</p> + +<p>Ne dirait-on pas le goût d'une odelette d'Anacréon?--Nicholson dit +plaisamment, à propos de ses œuvres rimées, «qu'il est le plus pesant +barde d'Angleterre, un barde de 266 livres».</p> + +<p>Mais, après sa fable, vite il remonte à son siége, il retourne à sa +baronnie; il recommence, applaudi, sa farce étonnante. Il sait que toute +sa gloire est dans sa toge risible, et il se résume ainsi lui-même dans +l'autobiographie de sa main qu'il nous a envoyée: «Je vous livre ceci, +non comme une sérieuse archive, mais comme un satirique souvenir, mon +objet étant toujours d'exciter un rire dans mon auditoire par ma +moqueuse grandeur.»</p> + +<a name="c5" id="c5"></a> +<br><br> + +<h3>UNE PREMIÈRE AMOUREUSE<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup class="sml">5</sup></a></h3> + +<p class="rig">La Haye, avril 1845</p><br><br> + +<p>Me voici établie ici, ma chère mignonne. J'ai un très-joli appartement +qui donne sur la place du Marché. Ma chambre à coucher est tendue en +rose; j'ai des jardinières en bambou avec des tulipes qui coûtent +très-cher, à ce qu'il paraît; la petite cage chinoise que nous avons +achetée ensemble au Havre, et dedans des oiseaux bleus et rouges, sur ma +fenêtre:--et vous savez mon nid par cœur. Les indigènes sont +très-curieux de moi. J'arrose mes tulipes. Je ne vis pas beaucoup. +C'est le mieux. Si vous étiez ici, chère belle, je crois vraiment que je +ne regretterais rien de Paris.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"><b>Note 5: </b></a><a href="#footnotetag5">(retour) </a> Nous ne sommes guère qu'éditeurs des lettres qui + suivent.</blockquote> + +<p>Dites à Élisa que je ne puis rien pour elle en ce moment; j'ai été assez +malade; mon entretien ici est coûteux. En deux mots, je suis à sec. +Qu'elle prenne patience. J'ai de fort belles robes, que je ne puis +vendre puisqu'elles me sont nécessaires pour le théâtre; un bracelet qui +ne me quitte jamais, et auquel je ne toucherais pas pour nourrir ma +mère. Vous savez, chère amie, que ce n'est pas le cœur qui me manque; +mais je suis au fond de ma bourse en ce moment, je vous assure. Que +deviennent Edgar et Léon? Que devient Paris? Je n'ai rien à vous dire. +Je vous écris absolument pour que vous me répondiez. Au revoir, ma chère +Louise; je vous embrasse comme autrefois.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<p class="rig">Dijon, décembre 1846.</p><br><br> + +<p>Enfin, ma chère Louise, une bonne et grande lettre de vous! J'en ai été +toute surprise, et j'en suis toute réjouie. Votre lettre me rejoint à +Dijon, où je compte passer l'hiver, attachée au théâtre, vous pensez +bien. Il y a si longtemps que nous n'avons causé ensemble, et tant de +fortunes diverses me sont arrivées depuis, que je pourrais facilement +vous envoyer un in-octavo sur les impressions par moi éprouvées depuis +huit mois. Qu'il vous suffise de savoir, pour le moment, que j'ai été +heureuse à la Haye au delà de ce que je pourrais vous dire! que ce pays +maussade, brumeux, sans soleil ni éclat, garde pourtant mes plus +précieux souvenirs, mes plus chères ivresses; que je l'ai quitté +désespérée, éperdue de chagrin, y laissant désormais tout l'amour et le +vrai bonheur que je puis avoir en ce monde! Je vous expliquerai tout +plus tard; j'ai voulu vous répondre immédiatement pour vous dire que je +vous remercie d'avoir songé à moi, et que je suis aise de votre lettre +et de vous avoir retrouvée.</p> + +<p>Je suis contente que vous ayez rompu avec Théodore: un vilain nom +d'abord! et puis il doit aimer comme son ami Edouard, qui prend ses +maîtresses à proximité du café où il déjeune. Gustave fait-il toujours +des vers? Le brave garçon! il est ennuyeux comme un album. Embrassez-le +de ma part.--Camille est ruiné? Je le crois bien. Il faut avoir trop +d'oncles pour hériter tous les ans. Je me rappelle quand nous avons été +déjeuner au pavillon d'Henri IV, au sortir d'un bal de l'Opéra, et qu'il +voulait allumer son cigare à un réverbère, vous souvenez-vous?</p> + +<p>Que ne vous mettez-vous au théâtre? vous feriez merveille. C'est une vie +animée, pleine de péripéties, de détails émouvants et grotesques, et de +dîners de carton qui donnent à manger. Le théâtre ici manque de femmes; +on n'exige ni talent ni habitude: de la grâce et de la beauté, voilà +tout! Si vous le vouliez je vous y ferais entrer avec moi. Quelque +chose, quelqu'un vous retient-il à Paris?--J'ai mille choses à vous +dire; mais on m'attend chez un correspondant. Je vous quitte. Je vous +embrasse.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<p class="rig">Dijon, janvier 1847.</p><br><br> + +<p>Mon réengagement est signé d'hier. Je ne veux pas tarder, chère belle, à +vous écrire cette bonne nouvelle, sachant toute la part que vous y +prendrez. J'ai eu affaire à un directeur presque amoureux: c'est vous +dire que j'ai tiré à moi la couverture. Comme je ne suis pas +d'aujourd'hui au théâtre, et que je sais sur le bout du doigt tout le +sous-entendu de ces messieurs, j'ai tout précisé. Je ne dois jouer que +trois fois par semaine; et j'ai, de plus, un congé de quinze jours à +prendre quand il me plaira. Vous concevez, ma mignonne, que j'attendrai +un succès, et que le lendemain je me ferai racheter mes quinze jours ce +que je voudrai.</p> + +<p>Encore une fois, que ne vous mettez-vous au théâtre? Votre idée de +Conservatoire est puérile: vous y entrerez très-difficilement; puis, ce +que vous gagnerez vous permettra au plus d'acheter des bouquets de +violettes. Le théâtre, à la bonne heure! Si vous avez quelque chance de +faire fortune, c'est là, uniquement là. Vous savez que si vous avez du +talent, cela sera un accessoire fort généreux de votre part, c'est la +dernière chose qu'on vous demandera. Pourvu que vous ayez la jambe bien +tournée et l'œil bien fendu, directeur et public seront satisfaits; or +vous avez cela, et, en plus, une jolie voix, et vous êtes musicienne. +Venez ici, je vous fais engager au théâtre. J'ai le directeur dans mon +bas, ou peu s'en faut. Pour ce qui est de vos débuts, ne vous en faites +pas un monstre d'avance. C'est une des nombreuses choses de la vie +auxquelles il ne faut songer que le lendemain. L'habitude du public vous +viendra peu à peu, ma chère, comme toutes les habitudes. Vous concevez +bien que mes conseils et mes exhortations ne vous donneront pas du +courage si vous n'en avez pas. Ceci, vous le sentez, est une condition +toute physique. Mais, rassurez-vous; tout le monde est ému le premier +jour; les débuts sont toujours pleins de troubles et d'émotions, et le +public, je vous jure, le public de province surtout, ne songe pas à se +formaliser de voir une jolie fille embarrassée d'être regardée et qui +rougit sous son rouge. Mais vous ne voulez pas quitter Paris; vous +tenez à votre Prosper. Passons.</p> + +<p>Je vous envoie une lettre pour M. ***, rue...; vous lui direz qu'il vous +fasse entrer au Vaudeville; il sera enchanté de vous recevoir. Puis il +faut voir rue..., nº 9, je crois: en prenant par la rue Montmartre, +c'est la sept ou huitième maison à droite; il y avait des portraits au +daguerréotype à la porte. Vous demanderez M. ***. C'est un charmant +garçon qui a été mon amant pendant deux ans. Il fait des pièces de +théâtre. On l'a joué. Il m'a passionnément aimée; ceci sans fatuité. Je +l'ai rendu un peu malheureux parfois, en sorte qu'il ne m'aura pas +oubliée. Vous lui écrirez qu'il vienne chez vous prendre des nouvelles +de Mathilde ***. Il viendra, c'est sûr. Songez au théâtre.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<p class="rig">Dijon, mars 1847.</p><br><br> + +<p>De soir en soir, je remets depuis quinze jours, ma chère Louise, pour +vous répondre une longue lettre bien bavarde et bien paresseuse en même +temps, de ces causeries à bâtons rompus, à branches cassées, dans +lesquelles l'esprit se pose sans durée et s'arrête sans choix. Depuis +votre dernière lettre, j'ai été occupée d'une façon absolue, excessive. +J'en ai été malade. On a été forcé de faire venir une seconde amoureuse +pour me seconder. Chère petite, quelles fatigues le public nous paye en +bravos! Vous ne sauriez croire à quel point le théâtre est un maître +exigeant, capricieux; comme il vous envahit la vie! C'est un amant qui a +bien besoin de faire plaisir quelque peu pour qu'on le supporte. Enfin +j'attrape au vol une heure de liberté franche et de flânerie: je viens à +vous. J'ai toujours été égoïste. Bah! c'est toujours quelque chose de +bien choisir ses défauts et ses victimes.</p> + +<p>Ma chère mignonne, votre lettre est triste et toute vibrante d'une foule +d'inquiétudes non avouées, et que j'ai bien comprises. Malheureusement, +je ne puis en cela vous venir en aide. Un seul argument peut vous +toucher, et celui-là précisément me manque. Ne doutez pas de ma bonne +volonté et de mes généreuses pensées à votre égard. Croyez à mon +impuissance. Je viens de jouer ces jours-ci un rôle Jenny-Vertpré dans +<i>Madame Pinchon</i>. J'ai été rappelée avec deux autres personnes. C'était +la première fois, depuis la Haye, que je revenais ainsi glorieusement +devant le public. Eh bien! aucune jouissance d'amour-propre ne m'a fait +battre le cœur. Ce cœur, cet amour-propre sont si complétement usés que +rien maintenant ne les active, ne les réveille. Quand je ne dédaigne +pas, je suis indifférente. C'est que, voyez-vous, aucun résultat, de +quelque nature que ce soit, ne vaut les peines, les fatigues, les +emplois de force et de pensées qu'on a donnés pour l'obtenir, et ce +qu'on a désiré est toujours au-dessus de ce qu'on possède. Aussi, bien +pénétrée à présent de cette vérité, je ne cours fougueusement au-devant +de rien ici-bas. Si j'ai à portée de ma main des choses désirables et +qui tentent quelque partie sensuelle ou très-délicate de mon individu, +je les prends sans impatience, je les consomme le plus vite possible +afin d'être débarrassée de la fantaisie que j'en ai eue. Si, au +contraire, ces choses sont éloignées et d'un abord difficile, je fouille +mon souvenir, et j'y trouve des joies et des sensations comme il ne me +sera jamais plus possible d'en éprouver, et qui cependant ne valaient +pas mes rêves..... excepté une époque et un amour que je veux +oublier!--Je ne fais plus de course à l'aventure. Je me suis assise en +mon indifférence comme en une stalle commode pour voir la vie.</p> + +<p>Je sais bien que tout ce que je vous dis là n'est guère pratique pour +vous, ma chère belle. Vos illusions sont encore bleues comme des +pervenches ouvertes le matin; vous faites un poëme intitulé: «Misère et +Amour», et vous ne vous effrayez pas du dernier chapitre, qui est +«Misère» seulement. Voyez, moi, j'ai été aimée, idolâtrée, pardonnée et +gâtée comme Manon le fut à peine par Desgrieux. J'ai dormi sur des cœurs +jeunes, forts et valeureux qui ne battaient que pour moi, sur des +poitrines qui bondissaient d'ivresse et d'amour au toucher de ma main, +dans des bras qui étaient toujours amoureux pour m'enlacer, toujours +levés et tendus pour me soutenir, toujours prêts à me défendre; si ma +bouche ne s'est pas usée sous les baisers délirants qu'elle a reçus, +c'est que Dieu l'avait créée sans doute pour cela. Pendant cinq ans, +cette vie fêtée, choyée, enveloppée de mailles brillantes, de dentelles, +de velours, inondée de parfums et de soleil, cette vie a duré sans +relâche; puis, un beau jour, je me suis trouvée seule, toute seule! Mes +oiseaux, qui gazouillaient si bien et si passionnément dans les rideaux +transparents de mon alcôve, se sont envolés l'un après l'autre, me +laissant beaucoup de souvenirs--et autant de dettes..... Tous ces hommes +qui m'avaient sincèrement aimée, qui avaient animé près de moi leur +triomphante jeunesse, qui avaient bu à mes lèvres les ivresses +généreuses de la force, de la liberté, du plaisir réunis, cédaient à la +froide et implacable logique de la vie, à l'inexorable cours des +événements rationnels. Celui-ci s'est marié. Celui-là s'est rangé. On a +fait un préfet de l'un. L'autre, un adorable et séduisant garçon s'il en +fut, élève des bestiaux maintenant, je ne sais où. Enfin chacun +poursuivait son ambition, sa chimère, son intérêt; laissant derrière +eux, et presque sans regret, les ingrats! le nid chaud, parfumé et +joyeux de leurs vraies, de leurs heureuses, de leurs indépendantes +amours!..... Et moi, que m'est-il resté de tout cela? Un cœur usé, +vieilli par ces abandons et ces désenchantements successifs; +l'impuissance d'aimer; une vie incertaine, jetée au hasard de la faim et +de la maladie! Rien dans mon existence, plus rien dans mon cœur: voilà +le résultat des plus belles et plus heureuses amours qu'il ait été +possible d'avoir en ce monde. Si cet exemple vous sert, tant mieux! Mais +j'en doute. Si vous suiviez un bon conseil, vous quitteriez votre Paris, +votre Prosper, et prendriez un engagement pour la province. Vous vous y +formeriez à la scène. Vos études seraient bonnes, parce qu'elles +pourraient être suivies. Au bout de deux ou trois ans, vous auriez +peut-être du talent, et à coup sûr une routine aisée, suffisante. Vous +retourneriez à Paris dans de bonnes conditions, et votre existence +matérielle serait au moins assurée.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<p class="rig">Dijon, septembre 1847.</p><br><br> + +<p>Chère bien-aimée, avez-vous cru que je vous abandonnais? Non, n'est-ce +pas? Notre liaison n'est pas une de ces liaisons ordinaires qu'un +silence fait défiantes. Vous me connaissez assez pour ne pas entrer en +doute sur mon compte pour une paresse de plume. C'est sur l'intelligence +de votre cœur que je compte pour ne pas me condamner sur les apparences, +et pour croire que, malgré mon silence inqualifiable, je vous aime +toujours, et que vous êtes toujours tout près de toutes mes pensées. +Trop de charmants souvenirs lient mon souvenir au vôtre pour que je +puisse oublier.</p> + +<p>Si donc aucun message de moi n'a volé vers vous, accusez-en, chère +petite, ces mille accablements de l'esprit découragé, ces riens qui se +définissent difficilement, qui vous taquinent la pensée et la vie, ces +ennuis de toute sorte qui, malgré leur vulgarité et leur insuffisance, +ramènent à eux des facultés portées vers un point plus élevé et plus +sympathique, en les isolant forcément de leur centre choisi. D'abord +j'ai été accablée de répétitions et de lectures. Puis j'ai eu, non un +amour, mais une liaison très-mouvementée,--comme disent MM. les +romantiques: un père prudent, qui s'est jeté entre son fils éperdu et +fou de passion, dont l'âme et la vie étaient fatalement livrées à cette +sirène dangereuse que je suis, disent MM. les Dijonnais, et qui l'a +arraché aux séductions bien émoussées, hélas! de votre désenchantée +Mathilde. Cet incident m'a pris du temps et quelques préoccupations. Ce +jeune homme, le seul qui vaille la peine qu'on s'occupe un peu de lui +dans tout le département, a été malade de chagrin; mais il a engagé à sa +famille sa parole d'honneur que tout était à jamais fini entre nous; et +malgré tout, il tient sa parole! C'est beau!... mais j'enrage! Le +malheureux est chaque soir au théâtre. Si je suis en scène, il me mange +des yeux; quand je suis dans ma loge, il rôde autour comme autour d'une +chandelle un papillon. Les jeunes gens de Dijon, une sotte et cancanière +engeance! sont vivement émus, et suivent avec une fièvre de curiosité +les phases de ce petit roman provincial; il y a des paris d'engagés. Au +milieu de cette effervescence, je suis d'un calme splendide, en +apparence; car au fond je suis animée d'une colère assez colorée envers +le père; et j'ai pour le fils un âpre regret, fruit de l'amour-propre et +de l'entêtement. Avouez qu'il est difficile de se disséquer avec une +meilleure grâce.</p> + +<p>Et vous, cher ange, que devenez-vous? Comment menez-vous ces bienheureux +drôles qui ont le droit de vous aimer et l'adresse de vous le prouver? +Quelle génération éclopée et infime! Ces petits jeunes gens-là ont l'air +de sortir de nourrice. Quel rien, et quelle fatuité! Ils sont poussifs +comme des danseuses, et bêtes comme des écuyers. Ils n'ont que deux +talents: celui de s'essuyer les lèvres, comme s'ils venaient de boire du +madère, celui de marcher comme s'ils venaient de monter à cheval. Ah! +les amusants petits bonshommes, avec leurs vices à bon marché, leurs +ostentations, leur manque d'esprit, leur manque d'argent, apitoyant tout +le monde,--et nous-mêmes,--des efforts qu'ils se donnent à paraître +riches; commanditant à plusieurs les caprices d'une femme; subsistant de +petites caresses et de grosses lâchetés! Amoureux de papier mâché, gris +d'un doigt de vin, sur les dents d'une nuit blanche, fatigués, usés, +blasés, finis! Ils se mettent à trois pour parier un louis sur un cheval +qui appartient à un de leurs amis; ils fument leur cigare à la portière +quand ils sont en coupé de louage, et on les rencontre au bal masqué +avec leur papa!</p> + +<p>Au revoir, ma belle mignonne. Je baise vos beaux yeux qui, je l'espère, +ne m'envoient pas de grands vilains regards de courroux. Ah! si j'étais +là-bas, je ne m'inquiéterais guère; mais de si loin, on a si peu de +moyens de conviction!</p> + +<p>Au revoir et mille baisers.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<p class="rig">Marseille, décembre 1847.</p><br><br> + +<p>Vous ririez bien de me voir vous écrire, ma chère Louise, sur un coin de +toilette, tout encombrée de pommades et de peignes à bandeaux. Je vous +écris de ma loge pendant un acte où je ne parais pas; mon encrier est +tout près de mon rouge végétal; j'ai pour tabouret un carton à chapeau. +Mon habilleuse dort ou à peu près. J'ai encore une demi-heure avant +d'entendre la sonnette au foyer. Causons.</p> + +<p>Dimanche prochain, le public de Marseille va être appelé à décider du +renvoi ou de l'admission des artistes. La soirée sera, dit-on, des plus +orageuses.--Comme dans beaucoup de villes de province soucieuses de +ressembler à Paris, se montrer fantasque et irraisonnable est une preuve +de haut goût et d'exigences motivées. Puis les jeunes gens et les +officiers, toujours peu alliés, jugent la femme bien plus que l'actrice, +et profitent souvent du tumulte et des discussions théâtrales pour vider +des querelles de rivalité ou d'amour. Quant à moi, j'ai ici une +réputation d'esprit qui me nuit auprès des négociants, seuls individus +qui par leur position financière soient acceptables. Je suis pour eux un +charme dangereux, une attraction malfaisante, un feu follet séduisant, +mais qu'il faut bien se garder de suivre, car il vous entraînerait sur +des routes pleines d'abîmes. Le soir, sur le quai, tous ces honnêtes +richards du négoce, qui guettent leurs arrivages de coton et d'indigo, +se pressent autour de moi, me regardent et m'écoutent; les plus osés me +suivent jusqu'à ma porte, mais ils s'arrêtent à l'antre de la +louve!--J'ai à la tête de mon parti un officier de marine dont vous +seriez amoureuse, j'en suis sûre: un bon et brave garçon, gai et crâne, +ami de mes amis, qui m'aime comme un niais, c'est-à-dire sérieusement et +qui va se faire quelque affaire fâcheuse dimanche, j'en ai peur. Déjà +hier, j'avais deux rôles pour ma soirée, et on avait dit dans la ville +que quelques jeunes gens devaient commencer les hostilités contre les +artistes. Mon officier s'en va, en grande tenue, l'épée au côté, se +planter au milieu du parquet, deux de ses amis un peu plus loin pour le +soutenir. Là, avant le lever du rideau, il fait grand tapage, et jure +par tous les saints du paradis que le premier qui sifflera la perle du +théâtre, madame Mathilde, sera souffleté par lui. Aussi ai-je été bien +accueillie à mon entrée en scène. Il est vrai que mes costumes m'ont été +envoyés par Babin, et qu'hier précisément j'avais de très-belles +toilettes. Enfin nous verrons la décision de dimanche. Mon cœur est +toujours le même, rempli du souvenir d'Alphonse, inaccessible à tout +amour nouveau! Je n'ai pas encore d'amant et n'en prendrai que par +intérêt: c'est ignoble! mais c'est ainsi!</p> + +<p>Et vous, chère enfant, quelle nouvelle de bourse ou de cœur? Avez-vous +trouvé un filon? Croyez-moi, presque tous les hommes n'ont bien +réellement qu'une valeur d'utilité. Êtes-vous toujours aussi remplie +d'Octave? Celui-là est au moins un loyal et excellent cœur; et il offre +à l'amour des circonstances atténuantes.</p> + +<p>Envoyez-moi quelques notes de l'archet éblouissant de Musard. Cela me +rappellera des jours de joyeuses folies, et d'ardentes fêtes, et de +radieuses jouissances, jours que je ne regrette pas d'avoir vécu, que je +ne regrette pas de ne plus vivre.--Mon entrée arrive.</p> + +<p>Adieu, aimez-moi.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<p class="rig">Marseille, décembre 1847.</p><br><br> + +<p>Je ne veux pas manquer à votre découragement, ma pauvre chère amie. Si +vous étiez heureuse, gaie, je serais moins empressée. Mais vous êtes +triste, accablée de soucis, je me dois donc à vous.</p> + +<p>Hélas! je comprends votre situation, je la sais d'expérience, dans +chacune de ses phases, dans la plus mystérieuse de ses douleurs! Moi +aussi j'ai passé par là! moi aussi j'ai supporté les gênes +journalières, les privations silencieuses, les anxiétés résignées, les +inquiétudes du lendemain, pour garder un amour en lequel ma folie avait +foi, et qui empruntait surtout à mon imagination et à mes propres +délires ses attraits les plus séduisants, ses formes les plus +charmantes! L'amour m'a quittée et la misère m'est restée. Ceci m'a été +une déception profitable; car j'ai compris l'égoïsme des hommes ou leur +insuffisance. On ne me reprendra plus aujourd'hui à avoir des transports +d'ivresse dans une mansarde, à préférer une étoile à un diamant! à +porter des robes d'indienne vertueuses, à négliger d'avoir des bas de +soie!--Bien entendu que je ne parle pas d'Alphonse: son amour a été ma +seule réalité vraiment enivrante, vraiment sincère et divine, sans +désenchantement, sans rien qui soit venu faire réfléchir mon esprit ni +glacer ma tendresse! Toute femme, quelque dépravée qu'elle soit devenue, +porte en elle, dans un sanctuaire réservé, un nom, un souvenir, une +rêverie, une croyance! Choses saintes et bénies qu'elle garde en elle, +comme des perles au fond des vagues! qu'elle préserve des souillures et +des atteintes honteuses de sa vie vagabonde et maudite! vers lesquelles +elle se retourne aux heures du recueillement et de la pensée régénérée, +et qui sont la religion de son esprit sans foi ni respect!--Alphonse est +tout cela pour moi. Il est à part de ma vie, de mes froids +raisonnements, de mes implacables dédains pour tout ce qui tient aux +amours et aux amants.--Ceci posé, revenons à vous.</p> + +<p>Je vous porte, chère enfant, un intérêt sympathique; je voudrais vous le +prouver d'une victorieuse façon. Mais l'impuissance est là.</p> + +<p>Devant la passion, l'esprit le plus clairvoyant n'a aucun succès. Je ne +veux pas ergoter avec vous comme un pédagogue et chercher à vous +extirper la folie amoureuse qui envahit aujourd'hui tout votre être; je +n'y réussirais pas, je le sais d'avance; à quoi bon alors? Seul, le +temps guérit d'aimer. Mais il nous est donné de souffrir, de souffrir +longtemps avant de guérir. Les illusions tombent une à une, et si +lentement qu'on est bien vieille quand le cœur en est vide. C'est un +débarras qui ne se fait pas tout d'un coup. Mais le mieux, croyez-moi, +se fait tous les jours. Tous les jours, sans que vous vous en doutiez, +vous venez à moi.</p> + +<p>Et l'on a beau faire, il y a toujours des choses qui reviennent!--Je ne +sais l'autre jour, dans quel méchant vaudeville où je jouais, il y avait +un couplet sur cet air triste qu'il aimait tant et qu'il chantait à ses +heures de gaieté. Je me mis à me ressouvenir... Nous étions tous les +deux dans une brasserie, aux portes de la Haye,--un petit jardin planté +d'acacias; mes genoux touchaient ses genoux: rien ne nous venait aux +lèvres à nous dire... Il m'a cueilli en route un gros bouquet de toutes +sortes de vilaines fleurs; et j'étais à bout de bras de les porter.--La +nuit venue, nous voulûmes revenir à travers champs. Il y avait de petits +fossés avec de l'eau. Il me donnait la main pour sauter; à chaque fossé, +c'était une histoire! Je mouillais mes bottines; et lui, riait.</p> + +<p>Mais au nom de notre amitié, ne parlez jamais à Amédée de la confidence +que je vous ai faite. S'il vous en parle, bien! mais ne prenez pas +l'initiative. Alphonse est marié à présent; je ne veux pas que son ami +me croie capable de le compromettre, en mettant son nom en villanelle, +et l'histoire de nos amours en rondes que je chanterais à tue-tête sur +les chemins.--Je compte sur vous.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<p class="rig">Marseille, décembre 1847.</p><br><br> + +<p>Aussitôt cette lettre reçue, ma belle amie, vous irez chez Bethmont, au +coin de la rue Louis-le-Grand, et vous lui demanderez pourquoi il ne m'a +pas envoyé mes bas rouges. Il me les faut absolument d'ici à mercredi.</p> + +<p>Je vous écris toute triste. Mon officier de marine a été tué avant-hier +par un jeune homme de la ville. Cela a eu du retentissement, de sorte +qu'on me regarde un peu ici comme un phénomène.</p> + +<p>Je vous recommande mes bas. J'en ai absolument besoin pour la semaine +prochaine. Je ne comprends rien à ce retard. Le messager était payé.</p> + +<p>Toute à vous.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<p class="rig">Marseille, janvier 1848.</p><br><br> + +<p>Que voulez-vous, ma bien chère Louise! la vie est une chose railleuse et +hostile qu'il faut énormément de dépravation pour braver, ou une force +de dédain philosophique plus énorme encore pour dominer. Les +intelligences fortes et arrogantes y succombent souvent; comment nous, +pauvres femmes, avec nos esprits délicats et frissonnants, nos cœurs +peureux et faibles, pourrions-nous trouver la lutte victorieuse, la +vaillance persévérante, la résignation pleine de grandeur et de courage?</p> + +<p>Vraiment, vos ennuis sont une injustice de la Providence, un manque de +goût du hasard; et si j'étais à leur place, vous n'auriez qu'à envier un +peu de noir à votre ciel pour en changer l'azur éternel. Par malheur je +ne suis ni la Providence ni le hasard; et je ne puis que vous prêcher +une théorie peu élevée. Ce n'est pas la théorie de la conscience haute +et fière, qui ne trouvant pas d'issue ici-bas transporte plus haut ses +valeurs méconnues et ses blessures sans récompenses; c'est tout +prosaïquement de l'épicurisme d'œuvres, et de l'étourdissement moral.</p> + +<p>Pour moi, je ne m'étourdis plus. A force de s'être soûlée à toutes les +coupes des rêves et des erreurs de la vie, mon imagination a une si +forte tête qu'elle ne peut plus se griser; et quant à mes sens... vous +savez le respectueux silence que je garde aux morts...</p> + +<p>Que vous dire! Tenir tête à l'orage, c'est de la folie présomptueuse; se +laisser aller au courant, c'est de la lâcheté. Que faire alors?--Allez, +ma pauvre enfant, comme les condamnés qui, en faveur de leur arrêt +impitoyable, trouvent partout autour d'eux l'accomplissement matériel de +leurs funèbres et derniers désirs, nous qui sommes condamnées, de par +les préjugés du monde, à un différent supplice, demandons aussi à la vie +notre poulet et notre vin de Bordeaux.</p> + +<p>Votre chambre est prête. Je vous attends.</p> + +<p>Votre amie.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Mathilde.</span></span></p><br><br> + +<a name="c6" id="c6"></a> +<br> + +<h3>CALINOT<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup class="sml">6</sup></a></h3> + +<p>Pauvre innocente vie que cette vie de Calinot, qui semble écrite tout +entière pour une parade des Funambules; écoulée doucement sans peur, +sans reproche, sans haine, sans remords, sans regrets; innocente comme +une parade où Pierrot,--Pierrot le mime, Pierrot le muet,--où Pierrot +parlerait!</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"><b>Note 6: </b></a><a href="#footnotetag6">(retour) </a> Calinot, à l'heure présente, est une figure + très-populaire. Théodore Barrière en a fait une pièce, et + chaque jour le petit journal augmente d'une naïveté nouvelle + le chapitre des naïvetés de ce petit-fils de Lapalisse. Mais + en 1852, lorsque nous avons pour la première fois biographié + Calinot, ce n'était encore qu'une légende flottante dans la + <i>blague</i> des ateliers.</blockquote> + +<p>C'est une parade, si bien une parade, que, lorsque Camille, le metteur +en scène, le souffleur de toutes ces naïvetés, n'est plus là pour lui +donner la réplique, l'histoire et la légende prêtent toujours à Calinot +pour partners de ses janotades deux autres drolatiques. Vous savez ce +seigneur de la légende allemande entre deux chevaliers qui chevauchent à +côté de lui, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche? Eh bien! comme le +seigneur allemand Calinot chevauchait entre deux chevaliers: V... et +L...--V..., c'était la phrase française en habit de marquis;--L..., +c'était une mémoire qui toujours restait court, qui sans cesse buttait +contre le mot propre, qui jamais ne le trouvait. C'est V... qui disait: +«Il me semble que le crépuscule s'annonce, je vais mettre mon <i>peplum</i>; +et encore, après avoir chaviré: «Je jure Dieu de ne plus mettre le pied +dans cette caravelle!» C'est L... qui annonçait au piquet: «J'ai une +tierce... en ce que tu sais bien, une quinte en ce que tu m'as dit, et +un quatorze... en ce que tu viens de me dire.» Et ainsi il croissait, le +bon Calinot, en grâces et en joyeux devis, entre ce lexique des +<i>Précieuses ridicules</i> et cet incurable oublieur, entre ce purisme et +cette paralysie!</p> + +<p>Parades!--races perdues! ô vieux pitres! tout ce cortége de Momus +populaire, les rires larges et les grosses bêtises, les paternelles +niaiseries! Pantalons et Cassandres, vieux faiseurs de gaieté qu'on +ressuscitait tout à l'heure,--ô Lapalisse! aïeul des naïvetés,--je vous +le dis: Bobèche revivait en cet homme.</p> + +<p>Et l'atelier, qui s'ennuyait de Jocrisse, s'est mis à compiler +l'<i>enchiridion</i> de Calinot, avec un culte de philologue, et l'a +augmenté, et l'a enrichi, et l'a pourléché, et s'est mis à déclamer +ainsi ornée, cette rapsodie du théâtre de la Foire, pour faire suite à +celle que chantait Dancourt en sortant du cabaret de la <i>Cornemuse</i>, en +sorte que les écouteurs ont fini par être aussi incrédules à l'endroit +de l'existence de Calinot qu'à l'endroit de l'archevêque Turpin.</p> + +<p>Et pourtant il a si bien vécu, ce mortel désopilant,--qu'un jour il est +mort--du choléra.</p> + +<p>L'existence de Calinot a toutes sortes de tableaux: Calinot +restaurateur,--Calinot logeur,--Calinot commis,--Calinot garde +national. S'il fut tout cela, nul ne l'a jamais bien su. Le savait-il +lui même? Il était de si bonne composition et faisait si peu de +résistance à laisser mettre la main à ses souvenirs à y laisser +ajouter!--Un beau jour, Camille lui persuada qu'il avait été marin; et, +depuis ce jour-là, Calinot se rappelait tout au moins une fois par mois +ses impressions de la <i>Tremblante</i>.</p> + +<p>Un grand corps monté sur des jambes d'échassier; là-dessus, une tête +blonde, chauve, inculte; de la barbe; les yeux bonasses; la tête ballant +en avant; dans la pose, quelque chose comme le profil d'une canne à bec +de corbin; une voix pleine d'embarras, obstruée de bredouillements, +notée tout au long de notes innotables;--c'est ainsi fait qu'il a +traversé la vie avec des vêtements trop larges sur son corps maigre, +faisant rire tout le monde, et s'amusant de voir rire tout le monde.</p> + +<p>Les tréteaux du Pont-Neuf ont eu leurs sténographes; pourquoi +laisserait-on perdre ce monument de la <i>bêtise</i> française?</p> + +<p>A côté de cette épopée de cynisme, toute sanglante, de cet «Allons-y +gaiement!» de <i>l'Abbaye de Monte-à-regret</i>,--Jean Hiroux,--Calinot a +sa place: c'est un lever de rideau avant la grande pièce.</p> + +<p>Enfant, Calinot, en revenant de l'école, se bat avec un camarade, et +attrape une grande écorchure au front. Au dîner, son père lui dit: +Qu'est-ce que tu as là?--Papa, j'ai rien.--Mais si, tu as quelque +chose.--Je me suis mordu au front!--Imbécile! est-ce qu'on se mord au +front?--Tiens! je suis monté sur une chaise.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>Moi, j'aime bien mieux la lune que le soleil. Le soleil, à quoi ça sert? +Il vient quand il fait jour, ce feignant-là! Au lieu que la lune, ça +sert à quelque chose: ça éclaire.</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Veux-tu me mesurer ce tableau?</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--Avec quoi?</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Prends le mètre, il est sur la table.</p> + +<p><span class="sc">Calinot</span>, mesurant:--Un mètre... heu... heu...</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Eh bien! combien a-t-il?</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--J'sais pas: le mètre n'est pas assez long.</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Prends garde à ta pie, voilà le chat.</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--Laisse donc! une pie, ça vit cent ans!</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>«Monsieur,</p> + +<p>«Envoyez-moi les deux Boissieu que je vous ai demandés.....» Ici le +marchand de tableaux meurt. Calinot finit la lettre: «Je vous écris le +reste par la main de Calinot, mon premier commis, vu que je viens de +mourir d'une attaque d'apoplexie.»</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Que tu es bête!</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--C'est pas malin si je suis bête, on m'a changé en nourrice!</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>Calinot voit un moineau dans le jardin de Camille; il l'ajuste. Il +n'était pas bien pour le tirer; il remonte l'escalier à pas de loup; il +ouvre bien doucement la porte de Camille, bien doucement la fenêtre de +Camille qui dormait.--Pan!</p> + +<p><span class="sc">Camille</span>, se réveillant en sursaut.--Hé?..... hein? quoi?</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--Tiens! j'avais tiré tout doucement.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>«Moi, d'abord, je n'aime pas les lâchetés. Quand j'écris une lettre +anonyme, je la signe toujours.»</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><i>A M. le maître d'hôtel du Cheval blanc, à Rouen</i> (Seine-Inférieure).</p> + +<p>«Monsieur,</p> + +<p>»Je vous prie de me renvoyer mon couteau-poignard que j'ai oublié sous +mon traversin dans la chambre nº 23.</p> + +<p>»Votre dévoué,</p> + +<p>»<span class="sc">Calinot.</span>»</p> + +<p>En cachetant la lettre, Calinot retrouve son couteau-poignard.</p> + +<p>«<i>Post-scriptum.</i>--Ne vous donnez pas la peine de chercher mon +couteau-poignard; je l'ai retrouvé.»</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Tu es bête!... puisque tu l'as retrouvé...</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--C'est trop fort! Tu veux donc que cet homme s'échine à +chercher mon couteau-poignard?</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>«Sont-ils bêtes ces gens qui donnent une lettre à un commissionnaire! +ils se figurent qu'il la porte; il ne la porte jamais. Moi, quand je +veux être sûr, je vais toujours avec le commissionnaire.»</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>On proposait un parti à Calinot:</p> + +<p>--Que diable veux-tu que je l'épouse, elle a le double de mon âge.</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Qu'est-ce que ça te fait?</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--Songe donc! quand j'aurai cinquante ans, elle sera centenaire.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Tâche donc de me rapporter des allumettes qui aillent.</p> + +<p>Calinot remonte avec des allumettes.</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Cré mâtin! elles ne vont pas tes allumettes!</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--C'est bien drôle, ça; je les ai toutes essayées!</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Calinot</span>, logeur.--Oh! monsieur, à tous les prix: dix, quinze, +vingt-cinq. Voyez: la chambre est bien; c'est propre; il y a des +rideaux, une table de nuit...</p> + +<p>--Qu'est-ce que c'est que ça?</p> + +<p>--C'est une truelle.</p> + +<p>--Et ça?</p> + +<p>--Du plâtre et du verre pilé.</p> + +<p>--Tiens! pourquoi donc?</p> + +<p>--C'est très-commode. Figurez-vous, monsieur, que la maison est infestée +de rats. Quand vous en voyez un, vous sautez sur la truelle et vous +bouchez le trou. Dans les chambres à quinze francs, ils vous mangeraient +le nez: on vous donne un masque en verre.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>Dans son jardin de Romainville, Calinot avait un tas de gravois.</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Fais un trou, tu mettras ça dedans.</p> + +<p>Calinot n'avait plus de gravois, mais il avait un tas de terre. «C'est +que je ne l'ai pas fait assez grand!»</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>Calinot disait: «Napoléon!... un ambitieux! S'il était resté capitaine +d'artillerie et mari de Joséphine, il administrerait encore la France!»</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>Calinot, capitaine instructeur: «Eh! là-bas, qu'est-ce qui lève les deux +jambes?»</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>Calinot, aux journées de juin: «Si je fais arriver mes hommes tous de +front, les malheureux, ils vont tous être mitraillés!... Si je faisais +tête de colonne à droite, tête de colonne à gauche?--» Il commande: +«Tour droite! tour gauche!» Tout le monde fait tour complet. Une +fusillade terrible part de la barricade. La compagnie de Calinot est +criblée. Le général arrive bride abattue: «Imbécile! vous faites tuer +tous vos hommes!--Ah! taisez-vous donc! ça fait bien moins de mal que +dans la poitrine!»</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>Calinot était à deviner un rébus du <i>Charivari</i> dans un café.--Le gazier +sonne pour prévenir qu'il va éteindre. Au bout de cinq minutes, Calinot, +toujours à son rébus, dit: Eh ben! a-t-il éteint, cet imbécile?</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--Je viens de rendre service à un vieux camarade de la +<i>Tremblante</i>. Ce pauvre diable! il n'avait pas mangé depuis deux jours. +Je l'ai fait entrer dans une allée, je lui ai donné mes bottes.</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Et toi, comment t'es-tu en allé?</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--Ah! tu demandes toujours des explications.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Mon escalier est noir comme le diable. Prends ce bout de +bougie.</p> + +<p><span class="sc">Calinot</span>, au bas de l'escalier.--Les artistes sont si pauvres! Il en +reste encore un grand bout.--Calinot remonte la bougie.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Calinot</span> au Salon.--Ducornet... né sans bras... Qu'éque ça fait, s'il a +des mains?</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Eh bien! tu ne viens pas à l'enterrement de mademoiselle Mars? +tous les artistes y seront.</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--Je ne vais à l'enterrement des gens que quand ils viennent au +mien.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p>Camille donne à Calinot une canne avec une très-belle pomme de Saxe. La +canne est trop grande pour Calinot.--Calinot la rogne de la pomme.</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Pourquoi ne l'as-tu pas rognée du bas?</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--C'était en haut qu'elle me gênait.</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Calinot</span> malade, se plaignant de la sonnerie des cloches, qui lui brise +la tête:--Pourquoi qu'on n'a pas mis de la paille dans la rue?</p> + +<p class="mid">*<br>* *</p> + +<p><span class="sc">Calinot</span>, mourant du choléra.--Je meurs comme le Christ, à quarante-trois +ans.</p> + +<p><span class="sc">Camille.</span>--Tu te trompes, mon ami, il est mort à trente-trois ans.</p> + +<p><span class="sc">Calinot.</span>--Eh ben! il est mort dix ans trop tôt.</p> + +<a name="c7" id="c7"></a> +<br><br> + +<h3>ÉDOUARD OURLIAC</h3> + +<p>En ce temps-là, c'était le beau temps, le beau temps et l'âge d'or du +roman. Par ces années de grâce littéraire, il y avait beaucoup de gens +qui faisaient des livres, et il y avait, de gens qui en lisaient, plus +encore que de gens qui en faisaient. Le lecteur de 1830 était un lecteur +dévoué, incomparable, héroïque, inassouvi: il lisait tout. Que le livre +eût un titre un peu affriandeur, le livre était enlevé. En ce temps, les +maîtresses de cabinet de lecture, à ficeler les paquets de leurs +abonnés, avaient les doigts comme des maîtresses de maison qui couvrent +leurs confitures.</p> + +<p>Aux vitrines, les lithographies pleines de meurtres, de femmes +renversées par terre, de mares de sang, de lumières de coups de +pistolets, de malédictions paternelles, s'étouffaient l'une l'autre. Ces +lithographies étaient d'un <i>faire</i> féroce. Elles étaient plus hautes en +couleur, et plus énergiquement crayonnées, et plus tirant l'œil les unes +que les autres: on aurait dit des saltimbanques qui se disputent la +foule à renfort de tapage.-Édouard Ourliac fit son entrée dans le monde +littéraire à coups de lithographies; la première annonçait <i>l'Archevêque +et la Protestante</i> (1832); celle qui suivit, <i>Jeanne la Noire</i> (1833). +L'éditeur était Lachapelle, cet audacieux d'alors qui imprimait à peu +près tout ce qu'on lui apportait, à la condition qu'on lui donnerait +gratis un second roman, si le premier faisait son bout de chemin. Madame +Cardinal, de la rue des Canettes, la bibliothécaire du roman moderne, +vous dira qu'Ourliac lui recommandait de passer sous silence ces deux +péchés de jeunesse, à qui lui demanderait son œuvre.</p> + +<p>La voie d'Ourliac, Balzac l'a définie d'un mot, Ourliac retournait +l'ironie de Candide contre la philosophie de Voltaire; et de l'ironie +il essaya toujours de faire une arme d'Église. Il se moqua au nom du +Christ. Là est l'originalité du talent d'Ourliac. Ne lui demandez ni une +forme neuve, ni un cadre bien original. Il a un peu lu, et +malheureusement il a beaucoup retenu. Mais où il est bien lui, comme +mode d'idées, c'est dans ces nouvelles où il exhorte à la religion en +raillant le siècle, et paradoxant <i>ad majorem Dei gloriam</i>. Cette façon +singulière de faire servir à la maison du Seigneur les étais de la +maison du diable, marquait un esprit osé, décidé à faire flèche de tout +bois. Elle parut sans doute de bon aloi à de plus casuistes que nous; et +Ourliac fit école de Rabelais de sacristie.</p> + +<p>Peut-être bien, en ces baliverneries sérieuses et de consciences, y +a-t-il un grain de trop gros paradoxe, et le réquisitoire du chrétien +pourrait-il être moins partial. Peut-être bien y a-t-il exagération à +mettre comme dans <i>l'Épicurien</i>, toujours l'indigestion à côté du +souper, l'hôpital après l'amour, la santé à côté du jeûne et des +macérations. Mais cela est sauvé par l'intention.--Puis, ces rieuses +morsures d'un esprit antirévolutionnaire, il en use à toute outrance +contre le journal, dans le conte humoristique des <i>Phillophages</i>. Les +colères qui s'allument, les pavés qui se remuent, les gamins qui +deviennent des héros, les révolutions qui mijotent, toutes les +catastrophes privées et sociales, il porte tout cela au compte de ce +carré de papier qu'on passe sous les portes le matin. La presse est pour +lui «une correspondance bien réglée entre quelques gens qui ne pensent +guère, et beaucoup qui ne pensent pas».--Là, dans le <i>Bien des pauvres</i>, +c'est une ménippée, le rire aux lèvres, contre les hôpitaux, ou pour +mieux parler contre la charité constitutionnelle Ourliac dit tous les +biens de l'administration des hôpitaux et hospices civils de la ville de +Paris. Il s'étend sur les difficultés de résoudre le problème d'obtenir +entrée dans un hôpital sans être tout à fait mort. Il montre le médecin +plus ami de la science que du malade. Il fait les infirmiers ivres, la +miséricorde et la sollicitude nulles en cette maison des pauvres; et +comme le conte approche de la fin, un curé entre en scène, qui argumente +contre les réconforts laïques, appelant les hôpitaux «une voirie», et +recommence le procès aux spoliateurs du clergé. Mais le pauvre Ourliac +devait mourir dans une manière d'hôpital, et on ne peut guère lui en +vouloir de s'être vengé par avance.</p> + +<p>Ourliac était un petit homme imberbe comme un acteur, et pâle. Son teint +était bilieux, son œil pétillant. Des lèvres minces et faites à point +pour le persiflage complétaient un remarquable masque d'ironie. «Il +n'avait rien,--dit-il quelque part de lui, sans se nommer,--il n'avait +rien qui prévînt en sa faveur; point de cet air de franchise et +d'étourderie qui sied à un jeune homme; une tenue circonspecte, peu de +taille, un teint maladif, un visage désagréable, qui frappait pourtant; +des traits mobiles, expressifs quand il s'animait, et un sourire qui +n'était pas sans grâce.» Quand il avait bu, de pâle Ourliac passait +blême; et alors, dans les dandinements et l'excitation de l'ivresse, son +esprit mal d'aplomb entre la fièvre de tête et le mal de cœur, son +esprit «mal réglé, peu choisi, tourné au sarcasme, mais fort plaisant», +éclatait en pantagruéliques gaudisseries. Facétiant comme un Triboulet +de lettres, il jetait au hasard ses joyeusetés intarissables. Il +semblait qu'il tirât au sort dans une casquette les mots et les idées; +et des phrases insolites, les plus étranges défis à la grammaire, des +lazzis en dehors de toute syntaxe, toute une langue tordue comme un +kriss malais, toute une littérature à lui, macaronique et inimitable, +s'envolait de sa bouche crispée par les tournoiements de l'ébriété. Au +milieu des rires qui accueillaient ses saillies, il restait grave et +blême, presque humilié d'une galerie, comme un Debureau sur une chaise +curule. Et, chose étonnante, de ce Pierrot dont il avait si bien la +face, il avait aussi les mignons vices; il eût très-bien passé par les +sept compartiments d'un dessin allemand des sept péchés capitaux. Il +était voluptueux, goinfre, ladre, et, prudent; si prudent qu'il +persuadait souvent le soir à un de ses amis qui s'en retournait de la +rue d'Alger rue des Petits-Champs, que son plus court était de passer +par les Batignolles. Ainsi, Ourliac se faisait reconduire jusque chez +lui; mais il faut dire qu'il payait la reconduite de C... et charmait le +chemin par des romans, récits, histoires, propos, bons contes, +pantalonnades à dérider même un critique de livres ou un habitué de +théâtres.</p> + +<p>Quand, rompant sa chaîne de famille, et parti tout un jour de la maison +paternelle, Ourliac courait les cabarets autour de Paris avec une bande +d'amis, des artistes et des écrivains de son âge,--qui maintenant, sont +d'aucuns des gens décorés et d'autres des maris,--Ourliac lâchait toute +bride à sa verve. Il improvisait des chansons burlesques que les joyeux +faisaient redire à tous les échos de la route du retour:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Le père de la demoiselle,</p> +<p class="i20"> Un monsieur fort bien,</p> +<p class="i20"> En culotte de peau,</p> +<p class="i20"> Qui voulait tout savoir!</p> +</div></div> + +<p>Sa licence, en ces parties de campagne, passait celle de tous autres; +elle s'égayait jusqu'aux extrêmes crudités du cynisme; puis, quand sa +farce de l'après-dîner avait tout à fait sombré dans l'ivresse, et qu'on +le jetait dans une voiture, Ourliac, à qui le vin «reprochait», comme +lui disait son ami Henri Monnier, était pris de terreurs et de remords. +Des réminiscences religieuses l'assaillaient. Les souvenirs de son +enfance passée chez les jésuites lui revenaient dans la conscience; et +comme un évadé du purgatoire menacé d'une extradition, le glorieux +paillard de tout à l'heure, étourdi, se persuadant que l'omnibus allait +sur lui-même comme un toton, Ourliac disait à demi-voix, d'un ton +effrayé: «Voilà sept fois que ce cocher fait tourner la voiture; et +cependant je ne l'ai pas mérité!»</p> + +<p>A ces petites fêtes sous les treille de la banlieue, quand il s'agissait +de payer l'écot, Ourliac n'avait jamais que quarante sous dans sa poche. +C'était le «<i>nec plus ultra</i>» de son appoint. On parfaisait le compte et +tout était dit pour les amis d'Ourliac, mais non pour Ourliac. Il +prenait de ces petites générosités subies, dont il ne devait rancune +qu'à son avarice, une amertume et une âcreté de ressentiment qui devait +plus tard éclater dans <i>Collinet</i>. Écoutez avec quelle vivacité et quel +fiel amassé il met certains souvenirs dans son héros: «Il se sentait à +certains égards au-dessous de ces jeunes gens bien vêtus qui lui +faisaient politesse. Il se crut, du moins, obligé de les divertir. Il +les défrayait du reste par des bouffonneries qu'il savait bien lui-même +affectées de mauvais goût... Il plaisantait parce qu'il était pauvre, et +que ces jeunes gens étaient riches; parce qu'il n'avait pas soupé, et +qu'ils soupaient; parce qu'il était triste, affamé, parasite, indiscret; +il plaisantait pour qu'on lui pardonnât, pour qu'on ne lui fît pas +affront; lui qui avait du talent et de l'esprit, il plaisantait pour un +déjeuner.»</p> + +<p>Mais si vous voulez entrer en intime connaissance avec le fond de +l'homme, lisez <i>Suzanne</i>. C'est le «moi» d'Ourliac se confessant +lui-même, que ce livre. Tout le mauvais qu'il portait en lui, il se +l'avoue, se souciant peu que ses amis le reconnaissent au visage, et +faisant l'autopsie de ses misères morales avec un détail patient et une +brutale franchise. La peinture de ces défaillances, de ce travail de +l'envie, de ces exagérations poétiques, de cette sécheresse de cœur, de +ce lyrisme aposté, de ces élans calculés, de ce despotisme d'égoïsme, de +cette inquiétude de cerveau, de cette paresse de résolution et d'œuvre, +de ces expansions épistolaires qui prenaient Ourliac à ses réveils +d'orgie, de cette vanité sans entrailles, de cette intuition un peu +obtuse du sentiment de l'honneur en l'attente du frein religieux, toutes +ces maladies de l'esprit analysées à la loupe, et impartialement +rapportées, donnent à <i>Suzanne</i> l'intérêt d'une dissection sur le vif. +Quand M. d'Hautberchamp viendra lui demander raison, Lareynie ne rougira +pas d'avouer qu'il a peur. Il ne tournera pas sa lâcheté en paradoxe +nouveau: il jouera une merveilleuse scène de Tartuffe couard. Quand +Lareynie a fait que mademoiselle des Ilets l'aime, il faut voir jusqu'au +bout l'agonie de cette malheureuse, tuée à coups d'épingle, et les +jalousies sans amour de Lareynie et les froides insultes. Il y a dans ce +caractère un venin d'envie, un ragoût d'hypocrisie et de cruauté. Puis +mademoiselle des Ilets martyrisée longuement, sciemment, +impitoyablement, une fois morte de par lui, lorsqu'une révolution +soudaine s'est faite en ce Lareynie, lorsqu'il s'est jeté à la religion, +quand toute cette mauvaise instinctivité, toute cette méchante vie, ce +méchant cœur, et ce cabotinage, il les a eu cachés sous une soutane, +même chrétien, Lareynie ne s'humilie pas. Le vieil homme reparaît avec +le vieux levain; et s'en prenant à l'état de la société et au temps, aux +approches d'un an Mil social, d'avoir été le bourreau d'une femme, il +jette au siècle son restant d'hypocondrie: «Je devais rester et mourir +dans la condition où j'étais né. Mais dans quel malheureux temps +vivons-nous? Quelle tempête a soulevé la lie de la société? Quelle +politique insensée a rompu toute barrière et déchaîné toute passion? +Quel anathème pèse sur cette jeunesse sans frein, sans principes, sans +tradition, déshéritée, desséchée dans sa fleur comme une moisson +maudite?»</p> + +<p><i>Suzanne</i> est l'œuvre capitale d'Ourliac. C'est une des plus +consciencieuses, des plus fidèles, des plus habiles, des plus +remarquables analyses de caractère qui nous aient été données depuis +1830.</p> + +<p>Malheureusement, il faut revenir à cela: chez Ourliac, les ressouvenirs +de style, d'intrigue et d'inventions épisodiques percent le fond presque +partout. <i>Collinet</i>,--<i>Collinet</i> duquel la <i>Revue parisienne</i> +prophétisait: «c'est une puissante et belle comédie dont on tirera +peut-être quelque misérable vaudeville»,--<i>Collinet</i> contient, +déshabillée en prose, toute une scène du <i>Roi s'amuse</i>. <i>Psyllé</i> est du +Perrault battu avec du Swift. <i>Les Noces d'Eustache Plumet</i> se +ressentent du compagnonnage de Monnier. La <i>Légende apocryphe</i> emprunte +au grand humoriste du <span class="sc">XVI</span>e siècle sa phrase énumératoire et chargée de +mots. Dans <span class="sc">Suzanne</span>, on l'a dit, mademoiselle des Ilets est un calque de +mademoiselle Delachaux de <i>Ceci c'est pas un conte</i>, de Diderot. Peters +est parent de Krespel; cette scène fraîche du violon aux Champs-Élysées +dans <i>Geneviève</i>, on la retrouve encore dans <i>Suzanne</i>. Dans la +<i>Confession de Nazarille</i>, vous vous choquerez à des réminiscences +flagrantes d'Eugène Sue, à des profils visiblement dessinés sur les deux +profils de Ruy Blas et de don Salluste. Au reste, sur cette dernière +œuvre, Ourliac n'avait pas grande illusion: «Je l'ai écrite en +courant,--écrivait-il,--sans copie; je n'en ai point corrigé les +épreuves, et j'en suis sur les épines. Ces morceaux si courts ne font +jamais grand bien, quel que soit leur mérite; mais ils suffisent souvent +à donner une idée parfaite de la pauvreté de l'auteur. C'est +compromettant, comme on dit. Je crains que celui-là ne soit de ce +dernier genre.»</p> + +<p>En dehors de sa verve de partisan catholique, Ourliac a la recherche du +cœur humain poussée jusqu'à l'infinitésimal psychologique, l'observation +épigrammatique, le tour vif et relevé de saillies. S'il avait eu moins +de mémoire, un procédé de style plus fertile et plus varié, nul doute +qu'il n'eût fait sa place grande. Je ne citerai comme exemple de son +talent débarrassé des préoccupations polémiques que cette <i>Physiologie +de l'écolier</i>, un petit chef-d'œuvre, où laissant venir à lui, comme +Jésus, les petits enfants, il a narré finement, joliment, curieusement, +les mœurs et les allures de ces petites âmes qui apprennent +l'espièglerie mieux que toute autre chose. Là, son analyse est +charmante. Elle est comme une récréation dans une cour de pension.</p> + +<p>Mais ce qui fit le plus pour la réputation d'Ourliac, ce fut un petit +volume in-18, publié rue Cassette. L'exemplaire que j'en ai là porte par +hasard, comme revêtement de sa garde, «la Cloche, l'Encensoir et la +Rose,» chapitre 53 de quelque livre poétiquement mystique édité chez +Waille.</p> + +<p>Les <i>Contes du Bocage</i>, où vous avez lu cette belle supercherie filiale +de mademoiselle de la Charnaye faisant accroire au vieux marquis aveugle +les succès continus des chouans, alors que les bleus, enfin vainqueurs, +traquent de buissons en buissons les obscurs Philopémens de la Vendée; +les <i>Contes du Bocage</i>, tout ardents de l'esprit royaliste, valurent à +Ourliac les chaudes sympathies de la presse religieuse.</p> + +<p>Ourliac s'était marié. La Bruyère dit quelque part: «L'on ne voit point +faire de vœux ni de pèlerinages pour obtenir d'un saint d'avoir l'esprit +plus doux, l'âme plus reconnaissante, d'être plus équitable et moins +malfaisant, d'être guéri de la vanité, de l'inquiétude et de la mauvaise +raillerie.»--Le mariage ne fut pas heureux. Toutefois, on en était +encore aux années de miel, et Ourliac, sur les bords de la Loire, +veillait paternellement, l'esprit détendu et reposé, au succès de son +petit volume. Il écrivait alors: «15 août 1843... Nous avons tous les +soirs ici des nuits d'Opéra, une belle et pleine lune de l'autre côté +de la rivière qui s'épanouit à travers nos feuillages comme une bombe +lumineuse. De tous les coins de notre terrasse, le paysage fait +tableau... Je suis entouré de belles choses à quatre ou cinq lieues de +distance; j'ai visité avant-hier le château d'Azay sur l'Indre. J'ai +toutes les peines du monde à croire que Chenonceaux soit plus beau: une +vraie vignette anglaise, de la renaissance toute pure! et un parc! et +des eaux! La vallée d'Azay est celle du <i>Lys dans la vallée</i>. Les +habitants sont furieux contre l'auteur qui a trouvé leurs femmes +laides... Je pêche à la ligne sans aller bien loin et avec succès. Je +n'ai qu'à me baisser pour en prendre. Je pêche les ablettes par +soixantaine. Je trouve à ce prix que tout ce qu'on a dit là-dessus sont +des calomnies. C'est une belle chose que Paris; mais je n'en persiste +pas moins à croire que nous ferions bien, sur le retour, de nous en +venir par ici planter nos choux avec quatre ou cinq amis sensés. La +nourriture saine, le bon vin, le repos, les jardins, le loisir, ont bien +leur mérite. J'ajouterai qu'il y a ici de certains vins qui valent le +champagne.» Cet apaisement de l'idée, ce calme, cet accommodement de +l'esprit aux jouissances terrestres, ce souffle d'Horace, cette pente à +une honnête «humerie» ne tinrent guère contre les avances et les +engagements du parti catholique; et à quelque temps de là, Ourliac +remerciait un rédacteur du <i>National</i> d'un compte rendu favorable, en +essayant de le convertir, quatre pages de lettre durant.</p> + +<p>Dès lors Ourliac appartenait à <i>l'Univers</i>, où il apporta les qualités +de son esprit. Mais de ce corps malingre, épuisé, travaillé de longue +main par les agitations et les anxiétés morales, une maladie de poitrine +eut bon marché; et Ourliac, encore bien jeune, mourut à la maison de +Saint-Jean-de-Dieu, rue Plumet.</p> + +<a name="c8" id="c8"></a> +<br><br> + +<h3>BÉNÉDICT</h3> + +<p>Il habitait un divan vert quand je l'ai connu. Il avait pour draps un +rideau en percaline lorsque les draps étaient à la blanchisseuse, et +pour couverture un manteau d'Ojibewas en peau, tatoué en rouge de mille +figures qui avaient peut-être l'intention de représenter une chasse aux +bisons.</p> + +<p>Le grand-père de Bénédict avait été un peintre de genre connu, et un +vignettiste couru au temps où les journaux de mode recommandaient aux +élégantes les <i>casques à la romaine</i> en satin jaune, les <i>robes à +l'anglaise</i>, et les <i>sabots chinois</i> garnis de falbalas roses.</p> + +<p>Son père était un mathématicien distingué.</p> + +<p>A dix-sept ans, Bénédict, qui se destinait à Saint-Cyr, entra à l'école +préparatoire de M. Loriol.--Il y passa un an, et y apprit le cornet à +piston.</p> + +<p>Bénédict revint chez son père, et se mit à travailler pour passer son +baccalauréat.</p> + +<p>Le père de Bénédict était attaqué de la poitrine. Il partit pour la +Touraine. Dix jours après son départ, il reçut une lettre de son fils, +qui lui demandait 300 fr. pour acheter un canot. Le bonhomme, qui +n'avait plus grande force pour refuser, envoya l'argent.</p> + +<p>Le canot de Bénédict lui amena des amis, et entre autres un jeune homme +nommé Armand, entrepreneur des peintures au Jardin des plantes où son +père était gardien en chef. Armand avait obtenu de dresser un petit +théâtre dans une des serres; et les amis d'Armand répétaient là, avec +leurs maîtresses, quelques petits vaudevilles qu'ils avaient l'ambition +de jouer à Chantereine. Deux ou trois femmes dépareillées s'étaient +jointes à la troupe bénévole. Gaillardement on détonnait le couplet. Les +Finettes et les Nérines avaient cette volubilité de langue nécessaire +pour traduire les Regnards du Palais-Royal. Presque tous les soirs, les +répétitions avaient lieu au Jardin des plantes. Les acteurs étaient bien +près de se prendre au sérieux, et les actrices jouaient pour sourire. Le +public prié était indulgent comme un public qui ne paye pas; et M. de +Saint-Albine eût reconnu que ce n'était pas demander l'impossible à ces +comédiens de la prime jeunesse, que d'exiger «quand ils jouaient +ensemble des scènes tendres, qu'ils fussent, pour ce moment, épris l'un +de l'autre.» Et si bien ils l'étaient, qu'une belle blonde qui répondait +au nom de Jenny, et qui avait pour 4000 fr. de meubles rue de Richelieu, +prit Bénédict en affection.</p> + +<p>Aux beaux jours, ils firent rouler tout aux environs de Paris leur +chariot de Thespis. Ils jouèrent partout,--les beaux fils et les belles +filles,--sur des planches posées sur des tonneaux, avec des lustres +faits d'une herse où l'on plantait des bougies, quelquefois au profit +d'eux-mêmes, souvent au profit des pauvres.--Bénédict passa l'été à +apprendre dans la journée ses rôles pour le soir, par tous les sentiers +de Chatou et de Saint-Cloud, sa Jenny au bras: il lui donnait le ton de +ses couplets, elle lui donnait la réplique de son amour.</p> + +<p>Mais voilà qu'il n'y a plus d'argent chez mademoiselle Jenny. Les +meubles s'en vont. L'oreiller tout passequillé de rubans bleus, et le +lit, et le tapis, et les chauffeuses, tout cela s'envole.--Bénédict +n'hésita pas. Il prit sa maîtresse avec lui, dans l'appartement le son +père. Les 125 fr. par mois qu'il touchait pour ses dépenses de poche ne +lui suffisant plus, il réfléchit qu'il y avait trois pendules dans +l'appartement, et que trois pendules cela faisait deux redites. Il mit +deux pendules au mont-de-piété. Il réfléchit encore qu'un Voltaire en 95 +volumes était une édition gênante, et en quatre voyages, aidé de sa +maîtresse, il le déménagea chez madame Mansut.</p> + +<p>Un matin, le portier de la maison entra tout effaré dans la chambre de +Bénédict, et lui dit: «Monsieur, votre père qui est en bas!»--Bénédict +descendit.--«Je sais tout,--lui dit son père.--Je vous donne huit jours +pour que cette créature quitte la maison. Je reviendrai dans huit +jours.»</p> + +<p>Le jour même, Bénédict alla louer une petite chambre faubourg du Temple. +Un ami le mena chez un juif du quai de la Tournelle, qui, moyennant des +billets payables à sa majorité, lui fournit un mobilier en noyer de 700 +fr. Bénédict s'installa là-dedans avec Jenny.</p> + +<p>L'argent du père s'arrêta; et la misère frappa, brutale, au logis. La +femme qui jadis ne fatiguait ses doigts qu'à porter des bouquets, se mit +à piquer des selles de luxe et à colorier des images, se levant au matin +pour ne cesser de travailler que l'aiguille ou le pinceau lui tombant +des mains de fatigue, à onze heures ou minuit. Bénédict trouva à occuper +sa journée au télégraphe qu'essayait alors de monter l'abbé Gonon. Il +gagnait cent sous par jour, et le soir il pliait des enveloppes qui lui +étaient payées 3 fr. le mille. Pourtant, en cette dure vie, et en cette +chambre ouvrière, l'amour mettait des chansons. Un ou deux de leurs +anciens camarades venaient encore le soir, et alors on se contait, à un +petit feu avare de cotrets, quelques souvenirs des anciennes comédies +qu'on répétait sur l'herbe. Souvent une actrice du Vaudeville, morte +depuis, madame B..., qui connaissait Jenny, venait voir le jeune couple, +traversant comme une fée leurs ennuis journaliers, les égayant à ses +grâces d'oiseau, à ses chants de fauvette; et sachant que leur tirelire +fuyait, hélas! elle les emmenait dîner avec elle, ne voulant pas de leur +écot, et leur disant qu'ils payeraient la prochaine fois.</p> + +<p>«Bénédict,--dit un jour Jenny, nous avons assez mangé de misère comme +ça. Il serait temps de nous retourner. On m'offre 1800 fr. pour aller à +Limoges.</p> + +<p>--Qui ça?</p> + +<p>--Le directeur donc, M. Carrier de Richaux. Tu peux encore t'arranger +avec ton père. C'est un service que je te rends en m'en allant là-bas. +Je t'écrirai, d'ailleurs.»</p> + +<p>A vingt-quatre heures de là, Bénédict frappait à la porte de la maison +de santé du docteur Hoffmann, avenue Fortuné. C'était là qu'était venu +habiter son père. La maladie l'avait gagné, et il sentait qu'elle ne +devait plus s'en aller qu'avec lui.</p> + +<p>«Mon père,--dit Bénédict, quand il fut en face du vieillard, je vais me +faire comédien.»</p> + +<p>Le vieillard pâlit soudainement, et porta son mouchoir à sa bouche. Il +ne répondit pas.</p> + +<p>«J'ai un engagement de premier comique pour Limoges, à 1500 fr. par an; +mais je n'ai rien pour m'acheter des perruques et des costumes, et j'ai +compté sur vous.»</p> + +<p>Le vieillard dit à Bénédict: «Revenez demain.»</p> + +<p>Le lendemain, le père était au lit. Il prit un billet de cinq cents +francs dans un portefeuille sur sa table de nuit, le tendit à Bénédict, +avec ce seul mot: «Partez.»</p> + +<p>Bénédict descendit l'escalier, se jeta dans un cabriolet, et fondit en +larmes.</p> + +<p>Le jour où le théâtre de Limoges fit son ouverture, il arriva à Bénédict +une chose assez romanesque. Le spectacle commençait par une sorte de +prologue pot-pourri, où tous les personnages de la troupe paraissaient +successivement, Bénédict fut placé dans l'avant-scène de droite. C'était +là qu'il devait jouer son fragment de rôle. L'avant-scène de droite +avait été louée pour madame la générale de R... et ses deux filles. Mais +le directeur avait obtenu d'elle qu'elle voulût bien permettre qu'un +étranger de passage dans la ville prît place dans sa loge. Voici donc +Bénédict installé dans la loge de la générale, en habit noir et ganté +frais. Il avait encore une tournure de fils de famille, et ses gestes, +et les mille riens de la pose et du regard disaient un homme bien né. La +conversation s'engagea entre madame de R... et Bénédict, madame de R... +lui demandant «s'il croyait à une bonne troupe», et lui, répondant +«qu'il n'avait pas grande confiance dans ces cabotins de province; et +madame de R.***.--«Vous êtes de passage?--Quelques jours +seulement...--Jolie actrice que cette blonde...--Peuh!--Et où +habitez-vous? A l'hôtel de la Promenade, madame.--C'est le +meilleur.--C'est le seul, m'a-t-on dit.» La conversation allait le même +train que le prologue quand, à ces mots de l'actrice en scène: «Et pas +de premier comique!» Bénédict, soudain levé et comme entrant dans la +voix d'Arnal: «Le premier comique demandé voilà!»--Puis il acheva son +bout de rôle, le public riant, madame de R... toute rouge, et ses filles +se retournant pour voir.--«Oh! madame.--dit Bénédict en s'inclinant bien +bas, quand il eut fini,--que d'excuses!--Cela n'en vaut vraiment pas la +peine, monsieur», répondit madame de R..., d'un ton piqué.</p> + +<p>Deux mois se passèrent.--Un soir où Bénedict jouait <i>Babiole et Joblot</i>, +à sa sortie, à la deuxième scène, il reçut une lettre qui portait ceci: +«Monsieur, votre père vient de mourir. Veuillez venir à Paris le plus +tôt possible, et passer à mon étude pour y régler les affaires de la +succession.»--Bénédict suffoquait. La réplique venait. Le directeur le +poussa. Il finit la pièce. Il avait des larmes plein la voix. On crut à +un nouveau moyen comique. On applaudit.</p> + +<p>A Paris, les tristes démarches et les tristes cérémonies faites, +Bénédict apprit qu'il lui revenait 125 000 fr., plus 10 000 fr. de bons +du Trésor.--Il acheta à Jenny des cadeaux.</p> + +<p>En diligence, mille pensées lugubres l'assaillirent d'abord. Il lui +sembla revoir son père, comme il l'avait vu la dernière fois son +mouchoir sur la bouche, et la face maigre. Son dernier mot: «Partez», +lui revibrait douloureusement dans la conscience, avec son accent +précis... Puis, par un de ces jeux ironiques et irrespectueux où se +plaît la pensée, son imagination sauta du cercueil de son père à sa +maîtresse; et il songea au bonheur qu'elle allait avoir à se parer de +tout ce qu'il lui rapportait; et tout songeant, il s'endormit.</p> + +<p>--Monsieur,--dit le conducteur,--nous sommes à Limoges.--Bénédict +abaissa la glace de la portière, et levant machinalement les yeux, il +aperçut à une fenêtre du rez-de-chaussée de l'hôtel de la Promenade, sur +une table, un bol de punch qui flambait et trois hommes attablés autour. +Il descendit. Une main lui frappa sur l'épaule, c'était Alexis, l'un de +ses camarades.--«Nous vous attendions, venez.»--Bénédict trouva près du +bol de punch, Carini, le père noble, et de Richaux, le directeur.--«Et +Jenny? dit Bénédict.--Nous avons une mauvaise nouvelle à vous apprendre, +dit Carini.--Malade?... morte?... et la voix de Bénédict se +strangula.--Rassurez-vous, reprit Carini, elle n'est ni morte, ni +malade; seulement, en votre absence, elle ne s'est pas conduite... Elle +vous a trompé.--Veut-elle se remettre avec moi?--Carini hocha la +tête.--Et qui? dit Bénédict.--C'est moi, monsieur,--dit de Richaux en +s'avançant. Bénédict prit une bouteille de champagne par le goulot, et +leva le bras; Carini le retint.--Monsieur, dit froidement de Richaux, +elle vous a aimé, elle ne vous aime plus. Quand nous nous battrions, je +ne vois pas ce que cela changerait à votre position et à la mienne.--Que +je la voie deux heures seulement,--fit Bénédict,--et...--On va vous +mener chez elle»--dit de Richaux.</p> + +<p>Jenny était sur son lit, les cheveux épars, dans une pose tragique. Elle +s'était faite pâle avec de la poudre de riz.--«Ma mère! ma mère! +s'écria-t-elle en voyant Bénédict amené par Carini qui se retira, dites +que je suis une misérable!--Monsieur, ne me touchez pas!» et Bénédict se +laissa prendre à cette scène de drame qu'il avait vu jouer cent fois à +sa maîtresse sur les planches.</p> + +<p>Au matin, Jenny reprit la promesse qu'elle avait faite à Bénédict de +retourner avec lui à Paris. Jenny ne voulut plus partir. Bénédict la +menaça de se tuer. Jenny promit encore pour retirer sa promesse peu +après. Quatre ou cinq jours durant ce furent des reproches et des +apaisements, des génuflexions et des révoltes, des jalousies et des +miséricordes, des larmes et des trêves qui ne valent pas un récit, parce +que cette déchirante bataille d'un amour vivant avec un amour mort est +toujours la même. Enfin, lassée de ses obsessions, et pour avoir la +paix, Jenny jura d'aller le retrouver dans huit jours.</p> + +<p>Bénédict partit, le remords au cœur. Pour cette femme, il n'avait pas +fermé les yeux de son père.</p> + +<p>De retour à Paris, il reçut deux lettres de Jenny, à huit jours de +distance. Dans la première elle lui demandait 200 francs pour faire le +voyage. La seconde était ainsi conçue: «Cher enfant, je suis indigne de +vous. Que diriez-vous de moi si je retournais avec vous maintenant que +je suis déshonorée? Ah! vous penseriez peut-être que je veux profiter de +la fortune qui vous est tombée. Adieu! Je vous renvoie les 200 francs +que vous m'avez envoyés. Celle qui vous aime toujours.» Seulement--dit +gravement Bénédict quand il raconte cette histoire,--les 200 francs n'y +étaient pas.</p> + +<p>Alors commença une noce énorme et royale. Entre les dix doigts de +Bénédict l'argent coula comme l'eau. Ce fut un gala de trois ans, une +table ouverte, une Cocagne, un festin toujours recommencé. Tous venants +étaient accueillis; tous accueillis mangeaient. Les connaissances des +amis arrivaient-elles au dessert, on relayait le dîner qui repartait de +plus belle, et de la cave le vin remontait. C'était une auberge, une +auberge et un mont-de-piété, cet appartement de la rue +Notre-Dame-de-Lorette. Quand vous aviez mangé trois fois chez Bénédict, +cela vous faisait un droit tout naturel à lui emprunter vingt francs. +Bénédict avait cela d'agréable que ses habits allaient à toutes les +tailles, que ses bottes allaient à presque tous les pieds, et que ses +gants allaient à presque toutes les mains;--en sorte que ses habits, que +ses bottes et que ses gants diminuèrent. Et puis, il paraît encore que +son argent allait à toutes les poches, et comme il en laissait parfois +sur sa cheminée, son argent fit comme ses habits. La troupe de Limoges +s'étant débandée, Carini et Ernest, le second comique, dédoublèrent son +lit et lui empruntèrent ses pantoufles. L'hôtel Bénédict prit vogue, et +comme l'on soupait au homard, tous les drolatiques à jeun y abondèrent. +«Onc ne vis maison de plaisantes gens si largement remplie.» Toutes les +nuits l'on dansait, les refrains grivois battaient de l'aile contre les +vitres jusqu'à l'aube!--Aux jours de soleil, la Seine, l'île Séguin, les +matelottes chez Gentil ou à la Maison rouge, et encore les chansons sur +l'eau.</p> + +<p>Les billets de mille francs s'effeuillaient à tous les vents d'orgie: +Bénédict les regardait s'en aller. Le bohémien Trimalcion s'était fait +une vie à voir la face contente de tous les invités; et comme en une +forêt de Bondy, il s'était tranquillement endormi en l'amitié de tous +ces parasitismes.</p> + +<p>--Bah! dit une fois Bénédict en se levant, si j'allais en Italie?--Je te +suivrai, Bénédict, dit Carini.--Moi, je garde ton appartement, dit un +nommé Vielleux, un ami de collége.--Et moi aussi, dit Ernest.</p> + +<p>Ils partirent, Bénédict, Carini et la maîtresse de Bénédict. Le voyage +n'eut rien de curieux, si ce n'est qu'à chaque ville Bénédict mettait +deux louis dans le gilet de Carini pour qu'un homme de sa société fît +figure; et qu'à chaque table d'hôte, la maîtresse de Bénédict descendait +décolletée, en toilette de bal, avec des fleurs dans les cheveux.</p> + +<p>A Milan, Bénédict avait dépensé trois mille francs. Il faut dire que +Carini avait changé de gilet presque aussi souvent que la maîtresse de +Bénédict avait changé de robe.</p> + +<p>Bénédict partait pour Florence, quand un petit mot d'Ernest le rappela à +Paris. Son mobilier saisi allait être vendu.</p> + +<p>En partant, Bénédict avait laissé 200 francs à Vielleux pour payer un +billet. Vielleux avait mangé les 200 francs, n'avait pas payé, et avait +disparu.--Bénédict sauta du fiacre qui le ramenait des diligences, +arracha les affiches jaunes qui annonçaient sa vente pour le lendemain, +et courut payer chez le commissaire priseur.--Ernest lui dit que +Vielleux avait très-mal agi, en abusant de l'argent qu'il lui avait +confié; que, pour lui, il s'était occupé d'économie politique, et +qu'ayant eu besoin de livres, il devait lui avouer qu'il avait mis au +clou quelque chose de sa garde-robe. Si tu veux,--dit-il en +terminant,--je te lirai cette nuit le livre que j'ai fait. C'est un +travail sur les <i>Enfants trouvés</i>.--Bénédict l'en dispensa: il y avait +trois nuits qu'il n'avait dormi.</p> + +<p>Bénédict alla chez son notaire demander de l'argent. Le notaire mit sous +les yeux de Bénédict quatre ou cinq pages de chiffres bien alignés. +Bénédict passa à la dernière page, et y vit un total qui s'étalait sur +six colonnes. Ce total fit réfléchir Bénédict. Il donna congé, vendit +une partie de ses meubles, et s'assit résolûment devant son piano, dans +un plus modeste appartement, rue des Martyrs.--Aux heures rêveuses, +Bénédict avait laissé s'envoler quelques mélodies qui couraient la ville +<i>incognito</i>, et avaient leur petite part de gaz et de célébrité aux +cafés chantants et aux petits théâtres des boulevards. Bénédict, +installé rue des Martyrs, ses amis se retirèrent peu à peu de lui, +comme les rats d'une maison qui craque, lui laissant tous ses loisirs. +Bénédict fit de sérieuses études d'harmonie; et dix romances dans un +carton, il se rendit chez Leduc. L'éditeur trouva la musique charmante; +mais, toute charmante qu'il déclarât la trouver, il répondit à Bénédict +que cette musique «ne rentrait pas dans son cadre».</p> + +<p>Bénédict apprit dans la journée qu'il venait de perdre ses quinze +derniers mille francs dans une faillite.--Il est vrai qu'il vendit le +même jour cinq francs une de ses romances à un de ses amis. L'ami +l'exécuta le soir chez un oncle de Bénédict, et il eut le plus grand +succès.</p> + +<p>Il ne jugea pas utile de dire qu'il l'avait achetée à Bénédict. Il +déclara même que ce pauvre Bénédict n'avait pas le sentiment musical, +qu'il ne ferait rien de bon de sa vie. Du salon de l'oncle de Bénédict +la romance passa dans un salon, puis dans un autre; en sorte que l'ami +de Bénédict fut obligé d'acheter une seconde, une troisième, une +quatrième romance, pour se continuer en son talent; et l'ami de Bénédict +fut pendant l'hiver de l'année 1847 l'un des hommes les plus heureux de +Paris.</p> + +<p>Bénédict n'avait pas payé son terme. L'ami le recueillit chez lui +généreusement; mais quand l'album de Bénédict eut défilé, et que +Bénédict un peu découragé trouva moins, l'ami dit à Bénédict qu'il était +obligé de manger dans sa famille; de façon que Bénédict se vit menacé de +perdre l'habitude de dîner.</p> + +<p>Bénédict était comme le Centurion de la pièce espagnole: il aurait pu +sauter trois fois sans qu'un maravédis tombât de sa poche. Il se +ressouvint qu'il avait prêté. Il se mit à faire tous les jours la battue +des obligés, arrachant ce qu'on lui devait, tantôt quarante sous, tantôt +cent sous, et subsistant ainsi. Mais l'alarme donnée de proche en proche +sur ce créancier qui demandait l'aumône, on évita Bénédict.</p> + +<p>A Noël, Bénédict réveillonna rue de Laval, dans un atelier où l'avait +conduit Ernest, et gagna 3 francs au lansquenet. Le lendemain, avec ses +3 francs, Bénédict fit monter un sac de pommes de terre chez son ami. Il +s'agissait d'attendre le jour de l'an, où la tante de Bénédict lui +donnait 40 francs d'étrennes. Il attendait ainsi, se couchant quand il +eut trop faim, la nouvelle année.</p> + +<p>Au commencement de janvier, Bénédict alla rendre visite à l'atelier de +la rue de Laval. Il y resta dix-huit mois.</p> + +<p>C'était, en cet atelier, le phalanstère le plus étrange qu'on puisse +voir. Ils étaient là, cinq qui campaient, tous jeunes, et d'une +confiance effrontée en la Providence. Édouard et Paul étaient peintres; +Maxence attendait pour savoir ce qu'il serait, et Alfred faisait les +commissions.--Bénédict habitait, comme je vous ai dit, un divan vert +au-dessous d'une panoplie. Paul logeait sur quatre planches et un +matelas. Maxence et Édouard couchaient dans quelque chose que l'on +appelait un lit, et Alfred faisait en sorte de dormir sur les quatre +oreillers du divan de Bénédict rangés sur un grand coffre à bois. Tous +les matins, il faisait faim à l'atelier. Avant déjeuner, Maxence +préparait les terrains d'un panneau; Édouard, pendant ce temps, sabrait +le ciel; et quand ils avaient fini, Paul en imaginait le motif à toute +brosse. Le panneau fini, Alfred le descendait chez le propriétaire, +brocanteur singulier, qui avait un magasin de chaussure à vis rue +Montmartre, et un magasin de tableaux rue Notre-Dame-de-Lorette. Le +propriétaire donnait d'ordinaire cent sous du panneau; et l'on avait de +quoi dîner et déjeuner chez Tisserant, au haut de la barrière +Pigale.--Bénédict avait déterré quelques leçons de solfége et apportait, +par-ci par-là, ses quarante sous à la caisse. Au beau milieu de cette +vie de hasard, il composait ses deux belles marches.--Un moment Paul +faillit faire dîner régulièrement toute la société. Picot, le marchand +de la rue du Coq-Saint-Honoré, lui payait vingt sous pièce des cartes de +visite avec des emblèmes à l'aquarelle. Tout le monde s'y mit, même +Bénédict. Mais cela ne fut qu'une lueur, et le propriétaire ayant été +<i>brûlé</i> au deux cent quatorzième panneau, on tomba à dîner <i>Au +Désespoir</i>, à sept sous par tête.</p> + +<p>Puis, cela finit comme tous les phalanstères qui ne payent pas leur +terme, par une envolée de chacun et par une saisie d'huissier.</p> + +<p>Bénédict est devenu... J'allais, Dieu me pardonne! vous le nommer.</p> + +<a name="c9" id="c9"></a> +<br><br> + +<h3>LA REVENDEUSE DE MACON</h3> + +<p>En remontant la rue qui débouche sur le pont de la Saône à Macon, vous +trouvez à gauche une vieille maison en bois.</p> + +<p>La maison est trouée de petites fenêtres carrées qui bâillent, +étranglées pendant deux étages, entre des colonnes cannelées, striées, +imbriquées, losangées, chacune d'un dessin différent de sa voisine. Sur +les colonnettes s'appuient des frises peuplées de satyres et de femmes +nues, celles-ci attaquant ceux-là à travers les guirlandes de fleurs en +ronde-bosse,--naïve représentation mythologique, que les Mâconnaises ne +peuvent regarder qu'en échappade. Quelques petites lucarnes aux toits +pointus, sans volets, laissent entrer au grenier le vent l'hiver, le +soleil l'été. Le bois, qui a vieilli et pris les teintes rubiacées de +l'acajou, est marqueté d'écriteaux numérotant toutes les industries qui +se sont casernées dans cette gigantesque façade de bahut. Une tripière, +un chaudronnier, un marchand de cartons, une fruitière, une +blanchisseuse, se sont établis entre les piliers de bois. Les mous +rose-rouge, les malles de carton aux arabesques jaunes, où les filles de +la campagne apportent leur bagage quand elles viennent à Paris entrer en +service, les linges blancs, les camisoles foncées, pendues comme une +enseigne au-dessus des cuvées de savon, les carottes, les potirons +éventrés, les chaudronneries cuivrées ou toutes noires de fumée, tout +cela fait un tapage de tons et de devantures guenilleuses au pied de la +maison de bois. Entre la tripière et le cartonnier est une fenêtre +hermétiquement fermée dont une persienne est rabattue et l'autre +seulement entr'ouverte; vous apercevez, sur le rebord de la fenêtre, +quelques poteries de Chine ébréchées; vous apercevez, collée à la +vitre, une feuille de papier sur laquelle est écrit: «Madame Javet, +marchande en vieux», dans le fond de la pièce obscurée des +scintillements de vieil or, et comme dans un kaléidoscope plein +d'ombres, les mille couleurs de quelque chose pendu aux murs.</p> + +<p>Que si l'amour du rococo vous fait pousser une porte à côté de la +fenêtre, vous entrez de plain-pied dans le domaine sombre et fantastique +de Goya.</p> + +<p>Dans la demi-nuit au milieu de laquelle jouait une étroite filtrée de +lumière, juchée plutôt qu'assise sur un grand coffre semblable à ceux +des Moresques, apparaissait dans le rayon lumineux une vieille petite +femme vêtue, des pieds à la tête, de noir, et propre comme pourrait +l'être une sorcière hollandaise. Deux mèches grises couraient sous le +madras autour de tempes desséchées; ses yeux sans couleur s'éveillaient +parfois comme les yeux d'un fiévreux; ses sourcils étaient mitan blancs, +mitan noirs. Elle n'avait pas de lèvres. Elle était ainsi, tricotant un +bas de laine noire, et talonnant son coffre, la diabolique petite +créature!</p> + +<p>--Que veut monsieur?--Elle avait déjà fiché son épingle à tricoter dans +ses cheveux, et était déjà à bas de son coffre.</p> + +<p>Elle me fit voir, en trottinant de-ci, de-là, comme une souris, des +fragments de retable en bois doré, bon nombre de saints dépossédés de +leur nez, un gilet pailleté d'argent qu'elle attribuait à Louis XV, un +torse à la Vierge du <span class="sc">XII</span>e siècle au bouton du sein saillant de la robe, +des pendules de Boule délabrées, de petits calvaires en chenille +magnifiquement encadrés; puis, en me tendant un petit plat de faïence: +Un Bernard Palissy!--me dit-elle. Je souris.--Tous les Bernard Palissy, +madame Javet, ont un craquelé.....--Ah! vous savez cela!--Elle jeta le +plat sur un paquet de hardes, décrocha un tableau, ouvrit une armoire, +et me présenta un coquetier, charmant enroulement de plantes grimpantes, +signées de la grâce, du goût, du faire de l'admirable «inventeur des +rustiques figulines du roy».--Combien en voulez-vous?--Et ça?--fit-elle +sans répondre, en fouillant dans ce petit coin où j'entrevoyais une +dizaine de merveilles respectées des siècles, la fine fleur de la +curiosité, dix bijoux de l'art!--Et ça?--C'était une assiette de cristal +de roche aux chiffres d'Henri II.--Et ça encore?--Un étui en émail de +Saxe, à semis de tulipes, enchâssé dans quatre baguettes de vermeil, +tombé de la poche d'une reine le jour d'une révolution.</p> + +<p>Elle épiait de l'œil les objets dans mes mains; elle les suivait, elle +avançait à tous moments vers eux ses doigts crochus.</p> + +<p>Je demandai le prix de quelques-uns. Elle me fit des prix fabuleux; elle +semblait heureuse de me les voir admirer, inquiète de me les voir tenir. +Je marchandai longuement, elle me remontrant, me retirant les +<i>mirolifiques</i>, les replaçant, puis voulant refermer son armoire et nous +jetant le regard du libraire espagnol assassin de l'amateur qui venait +de lui acheter son plus précieux livre. Je lui offris enfin de son étui +le prix qu'elle voulait. Elle toussa, prit l'étui, l'ouvrit, le +retourna.--Je me suis trompée, j'avais oublié. Il est vendu de ce matin. +Vous aimez la dentelle?--fit la singulière femme en faisant disparaître +l'étui; et, sans me donner le temps de répondre, elle ouvrit le coffre +sur lequel elle était assise, et fouillant à pleines mains, elle +retirait des merveilles arachnéennes.--«Mes +dentelles!--disait-elle.--Hein! monsieur, elles sont belles?--J'ai un +fils;--voyez ce picot-là!--mon petit «l'Éveillot», un gamin de dix +ans.--Allons! venez un peu au jour, mesdemoiselles! anciennes, monsieur, +tout cela!--L'Éveillot! Il va bien, cet enfant-là! Je lui ai acheté un +pantalon blanc! il sert la messe dans tous les couvents d'ici et des +environs, et quand il revient, il me dit ce qu'a la nappe d'autel, +combien d'aunes, et s'il y a des trous, si on peut la repiquer. Il aime +les dentelles, l'Éveillot.--Tenez, j'ai attendu dix ans une mort pour +avoir cette gueuse de valencienne-là!--Il est comme sa mère.»--La +guipure, les dentelles de Venise, de Gênes, les beaux points d'Alençon +du <span class="sc">XVIII</span>e siècle, les malines brodées, les réseaux microscopiques de +Bruxelles passaient sous mes yeux; la marchande s'exaltait et se grisait +à parler tracé, bride, couchure, bouclure, rempli, mode, points gaze, +mignon, brode.--«Vous ne savez pas ce que c'est, vous autres! Je me +relève la nuit pour les voir!»--Et elle déployait les dentelles, les +déroulait des cartons bleus, les montrait au jour, les jetait l'une sur +l'autre, les entassait, les mêlait, leur riait, leur souriait! Elle +sortait toutes ces richesses comme du fond d'une caisse magique ne +s'épuisant jamais, et les plus belles et les plus magnifiques venant les +dernières.</p> + +<p>Enfin elle retirait une jupe semblable à cette triomphante jupe de Marie +de Médicis que possédait le marquis de l'Escalopier. De cette jupe, +madame de Lamartine avait offert quinze cents francs; et des grande +dames du département, des mille et des douze cents. Il y a longtemps, au +reste, que les Mâconnaises aiment la dentelle. La chronique du pays +raconte qu'à l'entrée de Charles IX, le père Émot, gardien des +Cordeliers, fut envoyé près du roi, réclamer certaine nappe manquant à +son couvent. Il trouva en entrant chez le roi madame de Tavannes parée +des ornements de la sacristie, dont son mari, gouverneur de la ville, +lui avait fait don. «Le pauvre moine se mit d'abord à genoux devant +madame, et dit hautement que l'on ne fût pas surpris de l'honneur qu'il +rendait à cette vertugale, puisqu'elle était faite d'une nappe qui +avait servi si souvent à l'office divin.» La dame, en colère, lui +appliqua un soufflet; le roi rit; les réclamations en restèrent là.</p> + +<p>Et la marchande causait avec moi de l'hôtel Bullion et des collections +particulières, comme pourrait en causer Gansberg ou Manheim. Des «Lucca +della Robbia» de M. R... aux bijoux de la renaissance de M. de B..., +elle savait par cœur tout le Paris amateur.</p> + +<p>--Et M. Sauvageot, madame Javet?</p> + +<p>--Une jolie collection. C'est dommage qu'il lui manque... Elle s'arrêta +et regarda en face.--Oh! rien, rien, reprit-elle.</p> + +<p>Comme je sortais et que je regardais encore la maison de bois:--Elle +n'est pas dans l'alignement,--entendis-je derrière moi. Je me retournai. +Un membre du conseil général de Saône-et-Loire de ma connaissance me +tendait la main.--Ah! tenez, puisque vous aimez les antiquités, il faut +que je vous mène chez une vieille dame qui demeure en face, madame L...</p> + +<p>Madame L... me promena à travers trois pièces remplies d'orfévrerie, de +ferronnerie, de marqueterie, de verrerie, d'ivoires, de Saxe, de +Sèvres, de Faenza; je ne regardai qu'un petit chef-d'œuvre de la +serrurerie du <span class="sc">XVI</span>e siècle,--une souricière--unique.</p> + +<p>La mère Javet me guettait sur sa porte.</p> + +<p>--Vous avez vu?</p> + +<p>--Quoi?</p> + +<p>--La souricière, la souricière,--reprit-elle deux ou trois fois en +hochant la tête.</p> + +<p>Quelques jours après, j'allai faire mes adieux à madame L... et à sa +collection. Le marché se tenait dans la rue. Les bœufs du Charolais +traînaient pesamment leurs charrettes. Les Mâconnaises, avec leurs +petits puffs noirs sur le côté de la tête, et leurs chapelets d'oignons +rouges pendus au bras, criaient et riaient. On me frappa sur +l'épaule.--Madame L... est très-malade,--me dit le monsieur qui nous +avait introduits chez elle, elle a fait une chute avant-hier en voulant +épousseter ses diables d'étagères!</p> + +<p>J'étais à la porte de madame Javet. J'entrai. Elle était à sa fenêtre et +ne se retourna pas. Il y avait près d'elle un charmant petit bonhomme +aux cheveux blonds frisés, qui se haussait sur les pieds et +tambourinait des doigts sur les vitres, recommençant sa chanson à mesure +qu'elle finissait:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Grand papa va mourir,</p> +<p class="i20"> J'aurai sa belle tasse bleue</p> +<p class="i20"> Qui est sur sa cheminée.</p> +</div></div> + +<p>La marchande, le cou tendu, était collée à la vitre, et son regard fixe +allait de la fenêtre de la malade au bout de la rue. Je me penchai +derrière elle. C'était un prêtre qui débouchait et qui s'avançait vers +la maison de madame L..., apportant l'extrême-onction. Madame Javet eut +un sourire qui montra une rangée de petites dents jaunes et déchaussées. +Elle marmotta, comme si elle grignotait ses mots: Ma souricière!</p> + +<p>L'enfant chantonnait toujours:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Grand papa va mourir,</p> +<p class="i20"> J'aurai sa belle tasse bleue</p> +<p class="i20"> Qui est sur sa cheminée.</p> +</div></div> + +<a name="c10" id="c10"></a> +<br><br> +<h3>HIPPOLYTE</h3> + +<p>La fée Guignolant, berceuse de la duchesse de Mazarin, avait été sa +marraine. La fée Guignolant lui avait fait le tronc et la vue trop +courts, les jambes, le cou, le nez trop longs,--surtout le nez,--les +oreilles et les pieds trop grands, les yeux rouges, et encore l'esprit +fol. Enfant, la fée Guignolant lui avait donné une peau tendre, des +verges dures, des versions difficiles, des camarades batteurs, et des +tartines qui se laissaient toujours choir à terre du côté des +confitures. Une fois grand, la fée Guignolant chercha, chercha,--et le +fit poëte. Puis par là-dessus, elle le fit bureaucrate.</p> + +<p>Dans une de ces grandes casernes civiles où d'avoir été vingt ans assis, +cela donne des droits, et, trente ans, la croix,--au ministère de +l'agriculture, si je ne me trompe, Hippolyte fut parqué avec un +vieillard appelé chef de bureau, homme sans préjugés, qui tout au milieu +de ses verts cartons faisait et refaisait sa cuisine, faisait et +refaisait sa barbe. Le poêle où mijotait la cuisine du chef recuisait le +vieil air du vieux bureau, et des senteurs rances, des empuantissements +de brûlé ou de sauce épandue sur un fumeron, montèrent tous les jours au +nez d'Hippolyte, qui ne put jamais, de ces odeurs, se faire une +habitude. Puis c'était la barbe; et dans quelque verre, le sien ou bien +l'autre, le vieillard mettait un morceau de savon et sur un vieux +papier, tout près d'Hippolyte, déposait les poils grisâtres et +blanchâtres, tout hachés menus dans la mousse blanche. Ce qu'Hippolyte, +crispé et nerveux, souffrit, pour deux pauvres mille francs, de cette +vie en famille, nul ne pourrait le dire; ce qui n'empêcha pas beaucoup +de gazettes du temps de le traiter, lui et trois cent mille autres, de +<i>budgétivore</i>.</p> + +<p>Hippolyte avait fait deux parts de son argent: les pipes et les vieux +livres; et trois parts de sa vie: les pipes, les vieux livres et les +femmes.</p> + +<p>Les pipes!--c'était le long d'un des murs de sa chambre le plus beau +musée de <i>belges</i> et de <i>marseillaises</i> culottées: toutes les variations +de ton de la terre et de l'écume de mer, la gamme la plus merveilleuse +de la nuance café au lait à l'ébène, et du pâle à l'intense, et de +l'estompé au cerné! Culots nets et dessinés comme la petite calotte du +gland des bois;--le tuyau, cacheté de cire rouge;--deux clous tenant +chaque pipe à la gorge et pendue.--Hippolyte laissait aller ses yeux sur +elles, avant d'en choisir une, comme un général qui avant une affaire +hésite sur le régiment qu'il enverra à la gloire; ou plutôt c'était le +pacha dont le mouchoir est attendu, et qui s'amuse à le faire +attendre.--Lente affaire, et studieuse besogne, qu'une première pipe! +Les regards amoureux, et le pouce polisseur qui se promènent sur la +suée! La pipe qui commence à se teinter!--Hippolyte était très-beau de +pose et d'attente patiente, quand il fumait cette première pipe. +D'habitude, en cette grave occurrence, une fois assis, il tournait et +nouait sa grande jambe droite autour de sa grande jambe gauche, comme un +sarment autour d'un échalas.--Et quel déboire, quand par malheur la pipe +était rebelle!--comme celle à propos de laquelle un mauvais plaisant lui +dit: «Ce n'est pas étonnant: tu fumes dans un courant d'air.»--Hippolyte +courut fermer la fenêtre.</p> + +<p>Les livres!--Bibliophile, bibliomane, Hippolyte était; et bon vent il +faisait alors aux bibliophiles. Sur les quais c'étaient souvent +trouvailles: manuscrits de Bossuet dans un rayon à 15 sous; et les +épiciers enveloppaient leurs chandelles dans ces chartes de 1400.--Oh! +de ce côté, la mauvaise fée Guignolant avait été battue par la fée des +fureteurs, l'Occasion, bonne fée qui avait souri à Hippolyte tout le +long de la Seine. Dans sa bibliothèque d'acajou, Hippolyte tenait +presque tout son vieux <span class="sc">XVI</span>e siècle, disant: bonjour! aux vieux poëtes à +tout réveil, et: bonsoir! à tout coucher.--Et le dimanche, grandes +joies, jour de revue! Le torse ceint d'un gilet de tricot, Hippolyte est +tout à ses amis, à les décrasser, éponger, gratter, rempâter. Aux +feuilles jaunies, un bain de chlore; une tache de rousseur qui commence +à moucheter: vite l'acide oxalique. Si une vilaine larme de graisse en +un beau feuillet: la poudre minérale infaillible. Il les pare, il les +lave, il les fait beaux, le cœur souriant aux grandes marges, aux pages +immaculées, oubliant l'heure, le monde, et son ministère,--et parfois +aussi son pantalon.</p> + +<p>Pour l'Amour,--Hippolyte l'aima presque autant que ses pipes et que ses +livres. Ce qu'il dépensa pour les femmes, de vers, est considérable. +Mais de toutes ses Laures, la plus célébrée, celle envers laquelle +Hippolyte se montra le plus généreux de rimes, ce fut la première par +ordre de date: Émilie V..., une actrice, sœur de cette autre actrice qui +a épousé un préfet. Émilie V... était alors la Contat de l'Odéon. +Hippolyte la vit dans <i>la Famille Cauchois</i> de M. Alexis de Longpré, +«désespérante de beauté et de talent». Et tout aussitôt portier de la +ville et portier du théâtre de n'être occupés qu'à monter chez +«l'adorable actrice» petits papiers, petits rondeaux: «C'est un rondeau +redoublé qu'entre vos mains, madame, on m'a dit de remettre.» Tantôt +cela débutait:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> V..., vous êtes belle entre toutes les femmes!</p> +</div></div> + +<p>Tantôt c'était une <i>idylle</i> de Théocrite:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> J'ai gravé sur le hêtre à Vénus consacré,</p> +<p class="i16"> Gracieuse V...! votre nom adoré!</p> +<p class="i14"> Mon intuition pour chiffre y met ce signe:</p> +<p class="i14"> Une âme de colombe avec un corps de cygne!</p> +</div></div> + +<p>Puis un <i>lamento</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Toujours vous, ô V...!</p> +</div></div> + +<p>Et le lendemain un cantique à la Régnier:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Et ce corps amoureux plein d'exquises saveurs!</p> +</div></div> + +<p>Cela était devenu si habituel chez mademoiselle V..., que sa femme de +chambre ne regardait même plus dans les lettres dont l'adresse annonçait +l'écriture d'Hippolyte. La déesse chantée, mademoiselle V..., qui avait +entendu dire que les vers sont de certains mots qu'on met un certain +temps à ranger, et qui d'ailleurs ne lisait guère la signature, se fit +cette illusion que tout le public de l'Odéon était devenu amoureux +d'elle,--et poëte; ce qui fit qu'Hippolyte, après trois encriers vidés, +ne recevant pas de réponse, cessa un beau jour d'envoyer à +l'indifférente le journal rimé de son cœur.</p> + +<p>A peine guéri de mademoiselle V..., Hippolyte eut une rechute, et se +remit à soupirer pour une baronne, douée des cheveux d'une comtesse +d'Amaégui, et du teint d'un drame moderne.--Ici, je crois le moment bon +pour vous prévenir que le pauvre poëte avait pris au sérieux la poésie +des autres. Par toutes les œuvres des chanteurs d'alors ce n'étaient +qu'Espagne et qu'Italie, que galantes folies des siècles romanesques, +qu'amours d'escalade, et que rendez-vous au clair de la lune; le poëte +s'était mis à ne pas vivre la vie, mais à la lire. Il croyait aux romans +comme à une expérience. Et voilà que dans cette cervelle de bonne foi +ainsi retournée par les livres et le théâtre du temps, l'amour prit un +chemin étrange et insolite: le chemin des toits. Encore tout chaud +d'<i>Antony</i>, Hippolyte veut prendre sa maîtresse d'assaut.--Si elle me +reçoit, c'est qu'elle m'aime, je l'épouse; si elle ne m'aime +pas...»--Hippolyte ne poussait jamais plus loin le dilemme. Sa +résolution prise, Hippolyte songea à l'exécution; et il arriva--ceci est +historique--qu'en l'une des prosaïques années du dernier règne, ce +romantique consciencieux demanda à un de ses amis une lanterne sourde et +une échelle de corde. De cette demande sérieuse, les romanciers devaient +faire plus tard des charges charmantes,--et l'ami n'eut pas pitié. Il +n'éclata pas de rire. Il joua avec cette folie burlesque.--«Comment! tu +n'as pas une lanterne sourde et une échelle de corde... à ton âge?... +Cela n'est pas possible!... Mais tout le monde a une lanterne sourde et +une échelle de corde!»</p> + +<p>Hippolyte dînait à cette époque à une table d'hôte du boulevard des +Poissonniers. Il y rencontra Cinthie Fiocardo. Lui et elle, ils +dînèrent, ils se virent, ils se plurent, la baronne fut oubliée, et +Cinthie devint Philis sous la plume de l'amant:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i30"> O bien-aimée!</p> +<p class="i14"> Étoile de ma vie, adorable clarté!</p> +<p class="i14"> Du soir où je te vis mon cœur fut habité,</p> +<p class="i14"> Et sa porte sur toi, ma Philis, s'est fermée!</p> +</div></div> + +<p>Cinthie Fiocardo avait été chanteuse au théâtre de Pau. Il lui restait +de sa voix--une guitare.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Allons! prends ta guitare,</p> +</div></div> + +<p>lui disait Hippolyte dans la langue des dieux,</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Et redis-moi ce chant</p> +<p class="i20"> Que la nuit j'aime tant</p> +<p class="i20"> En fumant mon cigare!</p> +</div></div> + +<p>Cinthie prenait sa guitare, et elle apprenait à Hippolyte la romance:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> Fleur des champs,</p> +<p class="i20"> Brune moissonneuse!</p> +</div></div> + +<p>Hippolyte n'était pas encore de la force de Figaro sur la guitare quand +il s'aperçut, comme par une révélation subite, que Cynthie Fiocardo +avait cinquante ans,--et de plus qu'elle était maigre. Hippolyte chassa +Cinthie, et fit le rondeau:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <p class="i14"> Je sais fort bien qu'en ce fatal mystère,</p> +<p class="i14"> La faute en est à monsieur votre père,</p> +<p class="i14"> Et j'ai honte à vous dire bas:</p> +<p class="i20"> Vous êtes maigre!</p> +</div></div> + +<p>Pour vengeance, Cinthie mit en lettres incendiaires tous les romans de +madame Sand, menaçant en post-scriptum l'ingrat de poignard et de +vitriol; ce qui coûta maintes fois quatre sous au poëte,--et des +insomnies.</p> + +<p>Ce fut à partir de ce, qu'Hippolyte fit contre la maigreur un serment +d'Annibal. Il arbora l'enthousiasme de la graisse. Un poëte--qui est +maintenant un académicien--venait de chanter «<i>la femme de lit</i>». La +glorification régnait des robustes appas; l'on recommençait les +épigrammes du vieux Maynard:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Catherine ne me plaît point;</p> +<p class="i14"> Elle est sèche comme cannelle,</p> +<p class="i14"> On ne saurait trouver sur elle</p> +<p class="i14"> Pour quatre deniers d'embonpoint.</p> +</div></div> + +<p>Toutes les plumes jeunes chantaient la Vénus dodue. Un souffle de +paganisme flamand semblait descendu chaud et lourd sur la Poésie. Les +plus timides essayaient un compromis entre le Toucher et l'Idéal. Un de +ceux-là qui voulaient greffer Jordaëns sur Memmeling,--un jeune homme +d'alors,--M. Marc Fournier, écrivait: «Chez les disciples du dogme +nouveau, la femme est chrétienne, même un peu mystique jusqu'à la +ceinture, mais païenne de là jusqu'au talon... Je te salue, Vénus pleine +de grâce!»--Mais ceux-là étaient traités de vieillards. Les enfants +terribles chantaient de plus belle:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Des seins fermes et lourds, au moins c'est positif!</p> +</div></div> + +<p>Et Hippolyte faisait chorus. Il s'était sacré le Juvénal de l'étisie. +Écoutez plutôt:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Au nombre des fléaux que sur notre hémisphère</p> +<p class="i16"> Dieu fit pleuvoir dans un jour de colère,</p> +<p class="i14"> Il en est encore un qu'on leur doit ajouter:</p> +<p class="i14"> En Égypte, aussi bien qu'à Saint-Germain en Laye</p> +<p class="i14"> Comme à Paris, partout où la chair peut tenter,</p> +<p class="i16"> --A mon avis, si je sais bien compter,</p> +<p class="i16"> La <i>femme maigre</i> est la huitième plaie.</p> +</div></div> + +<p>Ainsi chantant, il advint qu'Hippolyte aperçut aux vitres d'un magasin +de la rue de Richelieu son idéal--un idéal de beaucoup de kilos, vous +imaginez bien. La forte jeune personne était magnifiquement en chair. +L'ayant vue, Hippolyte se prit à rabâcher à tous ses amis les charmes +de l'intérieur qu'il rêvait: «De joufflus enfants barbouillés enfournant +de longues tartines..., au nez deux belles chandelles..., la mère une +camisole ouverte, les plis mal rangés, écrasant un de ses seins robustes +sur la face du dernier né..., les langes souillés qui sèchent au feu, un +air tiède là-dedans, une atmosphère de poêle..., l'avant-dernier marmot +qu'on nettoie dans le fond..., tout ce que Rabelais et Ostade mettent de +prose et d'humanité autour des joies maritales!»--L'avenir entrevu de +cette grasse façon, Hippolyte, qui demeurait au faubourg Saint-Germain, +se mit à passer rue de Richelieu, pour aller au ministère de +l'agriculture.</p> + +<p>Quelques mots sur l'écrivain.</p> + +<p>Dans cette grande poussée de 1830, entre toutes ces jeunesses et ces +fougues qui se cherchaient une originalité, Hippolyte avait la sienne +propre. Parfois bien, sa muse n'était qu'une spirituelle à la suite, une +suivante du <i>Mardoche</i>. Elle chantait:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Je suis las de toujours voir la lune qui cogne</p> +<p class="i14"> Son nez à la lucarne; on dirait un blanc d'œuf</p> +<p class="i14"> Collé sur du drap bleu: tableau d'épicier veuf, +<p class="i14"> Ami de la campagne et du bois de Boulogne!</p> +</div></div> + +<p>Parfois bien c'était les désespérances à la mode, et dans lesquelles les +plus gras et les plus gais garçons d'alors se drapaient à l'Hamlet:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i20"> ......... Et plus rien ne me luit</p> +<p class="i14"> Qu'un repos lourd, inerte, où mon corps par avance</p> +<p class="i14"> Est comme un soliveau pur de toute souffrance.</p> +<p class="i14"> Matériel et sec, comme lui gros et rond,</p> +<p class="i14"> Et couché sur le dos, n'ayant plus rien de l'homme</p> +<p class="i14"> Qu'une masse quelconque, une chose qu'on nomme</p> +<p class="i14"> Soit dans l'arbre ou le corps du même nom: le <i>tronc</i>.</p> +</div></div> + +<p>Il ne s'était pas garé mieux qu'un autre des ballades à la Lune, qu'il +appelait <i>dame Luna</i>, et à qui il dédiait force madrigaux intitulés: <i>La +lune qui va au bal</i>.</p> + +<p>Ce qui le faisait original, ce n'était pas cette admiration du Maître +poussée jusqu'au culte:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Hugo! maître divin, resplendissant génie,</p> +<p class="i14"> Qu'à l'égal de Dieu même en mon cœur je chéris!</p> +</div></div> + +<p>cette idolâtrie courait alors les rues.</p> + +<p>Ce n'était pas une petite brochure portant pour titre: <i>Espérance</i>, et +dirigée contre le suicide, qu'il appelait «le fléau de l'humanité».</p> + +<p>Ce n'était pas non plus nombre de vers emportés de couleur; et cet assez +baroque portrait de l'hiver:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i13"> ... Des rameaux crochus les turbulents squelettes</p> +<p class="i14"> Qui dansent par les airs en se cassant les doigts,</p> +<p class="i14"> Simulent un combat de portiers en goguettes</p> +<p class="i18"> S'éreintant à coups de balais!</p> +</div></div> + +<p>Chaque jour de ce temps apportait de ces images frénétiques et +nouvelles.</p> + +<p>Ce qui faisait l'originalité d'Hippolyte, c'était l'amour et le respect +des grands poëtes du <span class="sc">XVI</span>e siècle et ce certains du <span class="sc">XVII</span>e. Ses goûts de +bibliophile étaient passés dans ses goûts d'homme de lettres. Il +trouvait à tout écrivain français un ancêtre, en ce vrai grand siècle. +Il donnait à cette passion de retrouver ces gloires anciennes sous les +gloires plus modernes tout le charme d'un paradoxe vraisemblable. Le sel +et l'agrément de cette langue toute riche l'avaient pris et le tenaient. +Toutes ces célébrités, tombées en jachère, lui faisaient sa compagnie +d'esprit; et «il vivait, et il couchait, s'il se peut dire, avec elles +dans toute la religion d'un cher et pur silence.» Dans les sublimes +beautés des <i>Tragiques</i>, beautés que Corneille n'égala pas, il +retrouvait un accent du <i>Roi s'amuse</i>. Il révérait les oubliés des +anciens siècles comme les pères du nôtre. Là, il avait un arsenal pour +la polémique parlée; et il en savait par cœur toutes les armes. En son +exclusivisme, aux Boileau il vous répondait par les Régnier; aux Piron +par les Scarron et les Saint-Amand; aux Jean-Baptiste Rousseau par les +Théophile; aux Delille par les Vauquelin de la Fresnaye; aux Parny, aux +Bertin par les Marot, les Saint-Gelais, les Desportes; aux Malherbe par +les Ronsard; aux Ducis, aux Chénier par les Alexandre Hardy, les Mairet, +les Robert Garnier; aux Voltaire, aux Crébillon par les Cyrano de +Bergerac, les du Ryer, les Tristan; aux Racine même il répondait par les +Nérée et les Pradon, et aux Corneille par les Rotrou.--Ne s'avisa-t-il +pas de rimer toutes ces opinions biscornues en vers libres, de les faire +imprimer en façon de <i>canard</i>!</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i18"> De par saint George et sainte Thècle,</p> +<p class="i14"> Ce fut un grand passé que le seizième siècle,</p> +</div></div> + +<p>et le <i>canard</i>, imprimé chez Beaudoin, rue des Boucheries-Saint-Germain, +n'eut-il pas l'idée de vouloir le jeter lui-même et en personne du haut +du paradis de l'Odéon!--Au Jean Journet littéraire on eut grand'peine à +faire entendre raison. Il ne se rendit que sur cette observation amicale +«que cela pourrait mettre le feu au lustre».</p> + +<p>Lorsque Hippolyte envoya son volume de vers, <i>les Amours</i>, à ses +confrères, les confrères lui répondirent, ceux-ci: «Vous avez du génie», +et ceux-là: «Ce n'est pas moi qui suis poëte, c'est vous.» Hippolyte eut +la naïveté de ne pas prendre cela pour de l'eau bénite de littérature.</p> + +<p>Hippolyte était très-simple.--Longtemps Henry Monnier se donna auprès de +lui comme un homme sans relations, désirant se produire; et c'était une +comédie charmante, qu'Hippolyte lui proposant de le présenter à deux ou +trois pauvres petites célébrités à lui connues.</p> + +<p>Deux de ses amis firent d'Hippolyte, l'un le portrait, l'autre la charge +en plâtre. Hippolyte dans sa charge n'avait pas un nez. Il avait une +trompe. La mère d'Hippolyte mit le portrait d'Hippolyte je ne sais où; +et la charge d'Hippolyte sur la cheminée de sa chambre, disant que +«c'était mieux son portrait que l'autre».--C'est cette charge qu'un +jour, où toute une joyeuse société s'était abattue chez Hippolyte, le +diabolique Ourliac fit respirer devant Hippolyte, à une femme évanouie, +qui aspirait de confiance.</p> + +<p>Hippolyte ne s'habillait comme personne. Il s'habillait comme lui-même +pour ainsi parler.--A un bal de noces, on la vit en habit noir, avec un +gilet à carreaux rouges, et des gants couleur de chair.--Sur +l'observation qu'on lui fit de l'étrangeté d'un pareil gilet en pareille +circonstance, Hippolyte boutonna son habit; et ainsi, son gilet passant +entre le noir de l'habit et le noir du pantalon, il semblait porter une +ceinture de flanelle rose.</p> + +<p>Hippolyte avait si fort chanté--de Paris--<i>les purs baumes de l'air</i>, +<i>des oiseaux le chant clair</i>, l'<i>herbe qui s'emplit de fleurs</i> et les +<i>jeunes moissons qui recouvrent du vallon la gorge en</i><i>core frileuse</i>; +il avait, dis-je, si bien chanté, qu'il lui prit envie d'aller vérifier +la nature. Il partit pour Fontainebleau. A Fontainebleau, il alla dans +un grand chemin de la forêt. Rien que des arbres de chaque côté. Peur +lui vint. Il retourna à la ville, entra dans un cabinet de lecture, et +s'attabla à un roman si intéressant qu'il passa trois jours à le lire, +et regagna Paris au bout des trois jours, fort édifié, et de plus belle +épris des «parfums du ciel» et des «chansons de l'arbre».</p> + +<p>Tellement quellement, ainsi que je viens de vous narrer, doué et pourvu, +le poëte se maria,--avec la permission de M. le maire cette fois. La loi +et l'église firent de la demoiselle de boutique de la rue Richelieu sa +moitié légitime. A sa noce, Hippolyte eut un témoin ventriloque; le +lendemain, il trouva sa femme à balayer toute sa correspondance +amoureuse, et cette collection de mèches de cheveux qui lui étaient si +chères! Il prit un logement pour s'établir en ménage. La chambre tirait +le jour par des fenêtres au ras du plancher qui vous éclairaient +par-dessous comme une rampe de théâtre. Un enfant lui vint. Il +déménagea en un autre logement. Celui-ci était tellement en pente que +le berceau de l'enfant placé le soir près du lit, se trouvait le matin +contre la porte. Il déménagea encore. Il se trouva logé place +Saint-Jacques--juste en face la guillotine. Une fois là, Hippolyte se +mit à être malade, et à se laisser mourir--crainte d'un coup de +bistouri.</p> + +<p>Hippolyte mort,--ne croyez pas que la fée Guignolant lâche encore sa +proie.--Les amis réunis à l'église attendent une heure, deux heures... +Rien ne vient. On va fumer une cigarette au Luxembourg. De joyeux +croque-morts passent. On les aborde. On leur demande, croyant +plaisanter, s'ils cherchent quelqu'un. On était tombé juste. Les joyeux +croque-morts cherchaient Hippolyte. L'adresse avait été mal donnée. Ils +étaient allés rue Saint-Jacques au lieu d'aller faubourg +Saint-Jacques.--Enfin les joyeux croque-morts mettent la main sur M. +Hippolyte... Bon! la bière est trop petite.--On retourne, on cherche, on +trouve; ah! celle-ci va au corps.--On charge, on fouette, on arrive à +l'église, on décharge, on pose sur les tréteaux.--Tous les amis étaient +partis.--On chante, on bourdonne, on asperge, on recharge, on remporte, +on refouette;--et derrière le corbillard marche tout seul l'enfant +d'Hippolyte, mordant une belle pomme verte.</p> + +<a name="c11" id="c11"></a> +<br><br> + +<h3>LE PASSEUR DE MAGUELONNE</h3> + +<p>Le Lez est une jolie rivière avec ses iris jaunes. Suivez-le une heure +en sortant de Montpellier, et vous entrerez en un pays étrange. Passé +les saules du hameau de Lattes, il n'y a plus d'arbres, il n'y a plus +d'ombre. Ici finit la terre de France. Il se déroule devant vous une +lande sans borne toute coupée de flaques d'eau. Ce ne sont plus, jusqu'à +la Méditerranée, que des étangs envahis d'herbes et de steppes +marécageuses où le ciel, en se reflétant, laisse tomber de loin en loin +un morceau de lapis. Les joncs, les tamaris, les ronces, jettent leur +manteau vert sur les eaux qui fermentent. Les touffes de soude et de +varech tachent de longues langues de sable. En ce désert lézardé par la +mer envahissante, semé d'îlots de terre brûlée, et propice au mirage +comme le Sahara, quelques cavales blanches filent à l'horizon comme des +flèches d'argent. Pour un passant qui passe, des troupes de taureaux +s'effarent. Dans les canaux encaissés qui traversent le marais, de +lourds bateaux à dragues dorment, leurs roues à godets immobiles. Plus +les chants, plus les cris, plus les joyeux appels de la Provence! Il +fait silence. Le sol vermineux pullule de scorpions. L'air charrie des +nuées de moustiques et de moucherons. Par le paysage d'or pâle volent +des milliers d'oiseaux aquatiques; et même parfois les flamants +navigateurs, rangés en file, frôlent les plus hauts roseaux, déployant +au soleil leurs ailes flamboyantes, joyeux de cette Égypte retrouvée.</p> + +<p>Auprès d'une hutte conique en joncs, wigham de Huron trempant dans la +boue, s'évase une mare où gît, sombrée, la carcasse d'un vieux bateau. +Au bord de la mare, pieds nus, jupe rouge et jupe bleue, deux petites +filles, l'une accroupie, l'autre à genoux, font de grands jeux dans +l'eau. Leurs petits cheveux blonds leur courent gentiment sur la tête; +leurs petites jupes carrées et tombant droit des brassières à la moitié +de leurs petites jambes brunies, reluisent au clair soleil qui s'amuse à +jeter sur les plis de la vieille cotonnade des pointes de bel outre-mer +et de beau vermillon. Le soleil remonte tout le long et mord aux petites +filles un bout de cou hâlé, et ces petits cheveux follets, qui marquent +sur la nuque des enfants de la campagne comme une petite ligne blanche. +La lumière les inonde toutes deux, met à ce groupe la couleur tapageuse +d'une aquarelle de Lessore. Les deux enfants se penchent vers la mare, +allongeant les bras, sans grand souci de se mouiller les poignets. Elles +lancent à l'eau un petit poisson mort, et le petit poisson se retourne +et se met sur le flanc à la surface. Elles le rattrapent, elles le +rejettent pour voir s'il nagera mieux; et ce sont grandes joies et +félicités d'enfants, à ces petites, de souffler l'eau morte pour faire +un peu aller le cadavre d'argent, et de le pousser du doigt, la plus +petite se mouillant encore plus que la plus grande.</p> + +<p>Derrière les enfants, à l'ombre de la hutte, sur une chaise recouverte +d'une vieille tapisserie, est assise une jeune femme en costume de +mariée, une couronne de fleurs blanches sur la tête, un bouquet au côté. +La jeune mariée regarde insouciamment la ruine de Maguelonne qui se +dresse dans la mer en face d'elle.</p> + +<p>Maguelonne! le long passé! Maguelonne! la croisade prêchée par Urbain +II! Maguelonne! Alexandre III sur la haquenée blanche, encombrant de son +cortège pontifical le pont d'une lieue! Maguelonne! la chanoinerie de +doulce beuverye! Maguelonne! le <i>convivium generale</i>, et le bon vin +clairet, et les crespets à l'hypocras! le <i>convivium generale</i> avec la +sauce au poivre de la Saint-Michel à Pâques et la sauce au verjus de +Pâques jusques à la Saint-Michel! Maguelonne! le manuscrit d'Apicius <i>in +re coquinaria</i>, retrouvé sous les cuisines du monastère! Maguelonne! la +ville! Maguelonne! la forteresse! Maguelonne! l'évêché! Maguelonne! la +cathédrale! Maguelonne! la déserte! Maguelonne! une ferme! Maguelonne! +les goëlands sur la plage! Maguelonne! les sabots des chevaux sur les +tombes épiscopales!</p> + +<p>Le soleil tourne la hutte; la tête de la jeune femme est encore blottie +dans l'ombre; mais le soleil va la gagner. Un homme à barbe noire, à +membres robustes, sort prendre un vieux morceau de voile, il le jette +au-dessus de la tête de la mariée, sur des pieux qui servent à sécher +les filets.</p> + +<p>Pauvre femme, pauvre homme et pauvres enfants!</p> + +<p>Dans un faubourg d'Arles,--c'était un soir de noce. La gaieté disait: +noce de petites gens; le heurt des verres disait: noce de braves gens; +les chansons disaient: noces de jeunes gens.--Ils étaient en beaux +habits; elle était en belle robe. On porta des santés de la soupe au +dessert; il avait vingt ans, elle en avait seize. Le marié regardait la +mariée; la mariée regardait le marié: ils se souriaient en +l'avenir.--Une chanson, le marié! Une chanson à la mariée!</p> + +<p>Et lui se leva; elle rougit. Il chanta:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> La belle coumé lou printemps</p> +<p class="i14"> Nous rebiscoule et nous counsolou,</p> +<p class="i14"> N'a qu'a paraisse, et tout d'un temps</p> +<p class="i14"> Dé plési lou cor nous trémolou!</p> +</div></div> + +<p>--Dé plési lou cor nous trémoulou! reprirent-ils en chœur, et de fait la +belle Rosalie valait bien tout le patois du monde. Le riant sourire et +les blanches dents, les noirs cheveux et les noirs yeux, les longs cils +et le joli nez droit, le front bombé et la peau dorée, la grande taille +et les petits pieds; la jolie mariée et le beau marbre grec! Au dernier +lundi de Pâques, sur la promenade, les filles d'Arles, en leurs plus +riches atours, en leur plus bel orgueil, ont couronné Rosalie reine de +la beauté. Un Marseillais, qui avait un grand café sur la Cannebière, +lui a proposé mariage pour la mettre dans son comptoir; un riche +confiseur de Lyon a suivi le cafetier marseillais. De Nîmes, de +Toulouse, sont venus des cafetiers, des confiseurs, des pâtissiers, des +saucissotiers; elle les a refusés tous comme ceux d'Arles. Des jeunes +gens lui ont fait des bouquets et ont glissé des lettres dedans. Rosalie +a donné les bouquets à ses amies, et a jeté les lettres au feu. Un +grand jeune homme, renommé trompeur, menant bonne guerre aux jolies +filles, a tourné autour d'elle longtemps; elle lui a fait les cornes; et +l'autre est revenu à ses amis la lèvre pincée et l'oreille basse comme +un homme qui pense à quelque chose de mal.</p> + +<p>Son amoureux n'a guère grand'chose: un petit clos et une maisonnette. +Mais quoi! c'est son amoureux.</p> + +<p>Les lumières de la table dansaient sur les haies du petit clos, et la +maisonnette, de la cave au grenier, chantait l'amour.--La mariée était +montée à sa chambre; elle était déjà couchée: en bas elle entendait les +derniers refrains et les paroles d'adieu. Voilà que la fenêtre s'ouvrit, +et elle regarda... La peur la prit; elle poussa un cri. Son mari, qui +venait d'entrer, la trouva évanouie, et vit comme un homme qui sautait +par-dessus la haie de l'enclos. La mariée eut le transport toute la +nuit.--Le lendemain on trouva dans le jardin une tête de mort et un drap +de lit.--Le mari comprit; il devina qui s'était vengé.</p> + +<p>La malade fut trois jours entre la vie et la mort; quand elle se reprit +à vivre,--Rosalie était idiote. Le mari songea à l'abandonnée créature, +s'il venait à mourir, lui; il ne dit mot à l'assassin; mais, comme il le +rencontrait tous les jours, de peur d'un malheur, il se décida à quitter +la ville. Et puis il y a des gens méchants qui prennent plaisir à rire +des pauvres affolés, les montrant au doigt et éclatant en moqueries peu +chrétiennes. Sa maison vendue, un fusil sur l'épaule, quelques écus de +cent sous dans sa bourse de cuir, le mari vint droit à ce désert, bâtit +sa hutte lui-même, acheta un bateau avec lequel il passe les étrangers +qui vont visiter Maguelonne. Il chasse la macreuse; il pêche le poisson +que la tempête jette en ces bourbeuses lagunes; il ramasse sur le sable +les insectes, portant ses curieuses trouvailles aux entomologistes +d'alentour, et faisant souvent affaires avec M. Crespon.</p> + +<p>Cet argent qu'il gagne ainsi, ce sont les fleurs blanches, c'est la robe +blanche, c'est le voile blanc, c'est le costume de mariée que, dans sa +douce folie, Rosalie n'a pas voulu quitter et veut porter tous les +jours. Toute l'ambition du passeur est que ce costume soit toujours +renouvelé, toujours blanc, toujours frais comme au matin de leur union; +et la femme passe ainsi ses journées entières dans sa robe blanche, à +regarder la mer bleue.</p> + +<p>Tout misérable qu'il est, le passeur a tout tenté pour la guérir; la +médecine a été impuissante. Elle lui a fait espérer un moment que la +naissance d'un enfant pourrait amener une crise; Rosalie a eu deux +enfants, et la crise n'est pas venue.</p> + +<p>Une fois il l'a prise dans sa barque, et comme il a trouvé une lueur de +plaisir dans ses yeux, souvent il l'emmène en mer; et les pêcheurs, à +voir passer cette femme vêtue de blanc, assise, immobile, une main +traînante dans l'eau, saluent comme un présage cette madone de la +Méditerranée, et se disent: Bonne mer et bonne pêche!</p> + +<a name="c12" id="c12"></a> +<br><br> + +<h3>PETERS</h3> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Dis donc, Albert, si nous allions passer l'été aux environs de la +France?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Trouve-moi un trou où il y ait du caporal et où il n'y ait pas de sites +à aller voir,--je suis ton homme.</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Je chercherai.--Si nous allions à Londres?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Merci. Un pays où il y a presque autant d'Anglais qu'à Naples! Ils ont +tout mis en deuil, ces diables d'Anglais! même le vin: leur vin, c'est +du <i>porter</i>.</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Allez en Suisse.</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Une république d'aubergistes!</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Allez à Constantinople.</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Allez au diable.</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Ah çà, toi, Albert, est-ce que tu ne reviens pas de quelque part?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Je crois que oui, d'Allemagne... Des paysans qui fument des pipes de +porcelaine; beaucoup de diplomates: une bouteille de bière sur un volume +de Schiller; et un soleil que le bon Dieu mouche bien trois fois par +an..... C'est la patrie des conseillers auliques, des redingotes à +brandebourgs et des lits non bordés... Voilà mes impressions de voyage.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Tu étais l'année dernière à Saint-Pétersbourg?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Et il y a deux ans au Caire.--Croirais-tu que <i>Bonino Crétin</i>, c'est +écrit sur la petite pyramide?</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Pourquoi diable voyagez-vous?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Je ne me le suis jamais demandé.--Parbleu! pour être revenu!</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Sais-tu, Albert, que tu ferais un gros livre de tes voyages?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Oui,--si je n'avais pas lu d'Alembert: <i>Les voyageurs sont les livres +des convalescents: ils bercent doucement le lecteur.</i></p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Qui vient à la campagne dimanche?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>L'adresse de l'idylle?</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>On y va par une barrière... Un rustique cabaret, coiffé de verdure comme +un Bacchus antique!--Une hospitalité, un accueil, une habitude! Quand +vous êtes deux,--bottes contre bottines,--on ne vous donne qu'un verre.</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>C'est très-joli cela, dans les romans... Quelque bouchon, son cabaret! +Un rendez-vous d'amours qui mangent à la gamelle!</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Eh là! passez-moi un cigare.</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Es-tu retourné chez madame de S...?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Non. C'est composé comme une table d'hôte. Il y a des gens qui lisent... +on m'a dit que c'était des vers. Elle lit aussi. Je crois qu'elle va +publier quelque chose.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Son acte de naissance?</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Ses trente-cinq ans sont discrets comme une femme de chambre du Marais.</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Qui a vu la féerie?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Un pauvre vaudeville!--J'ai toujours rêvé de faire une féerie, moi. +C'est le diable, une féerie, savez-vous? Il faut être un poëte +d'impossibilités, chimérique à toute bride, bête comme un rêve, et fou +comme un cauchemar... Il faudrait deux, trois costumiers qui +s'appelleraient Callot, Goya...</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Pardon, Albert.--Et ta Lydie, Charles?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Une femme pour qui j'ai poussé l'amour jusqu'à lui apprendre à faire des +bâtons, parole d'honneur!--Messieurs, Lydie s'est jetée à l'eau, d'amour +pour moi...</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Dans la Garonne?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>... Et elle m'a écrit, me demandant deux cents francs pour se sécher.</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Tu lui as répondu?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Je lui ai répondu que j'étais déménagé.</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>As-tu vu le platonique Ernest ces jours-ci?</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Oui. Il marche toujours sur du Pétrarque.</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Et René?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Il est toujours content de lui comme une épithète neuve.</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Est-ce que Samuel est mort? On ne le voit plus.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>On le disait marié l'autre jour.</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Des deux mains?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Des deux mains...--Une veuve qui a un grain de beauté, l'âge d'une +veuve, et voiture.</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Diavolo!</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Où l'avait-il rencontrée, cette veuve?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Chez Foy.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>A propos, j'y pense. Albert, veux-tu te marier?... 150 000 fr. de dot.</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Aimes-tu les jardins dessinés par le Nôtre?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Hein?... justement le parc du papa est une de ses créations.</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Il y a, n'est-ce pas, de grandes allées à angle droit?... Les arbres +sont taillés à pic, de vrais murs... C'est de la géométrie +pittoresque... Les gens qui vaguent dans les allées les mouvements de +terrain, les réduits verts, les lignes de buis, la pièce d'eau, toute +votre promenade, vous la savez par cœur du haut du perron... Hélas! mon +cher, j'aime encore, encore un peu le jardin anglais, les échappades +d'horizon, les surprises et les rencontres, un voile vert au détour +d'une allée, les massifs qu'on ne devinait pas, le parc qui a l'air de +s'être dessiné tout seul, l'imprévu d'une végétation libre... ce qui +fait que je te remercie, et que je me garde garçon.</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Dis donc, j'ai voyagé avant-hier en chemin de fer avec un monsieur qui +faisait des nœuds à son mouchoir pour se rappeler les points de vue!</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Ah! vous savez que Rodrigue est revenu de Californie?</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Qu'est-ce qu'il a rapporté?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Deux pièces de cent sous en or.</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Et son amour, est-ce fini?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>C'est fermé. Mais je crains bien que ça ne se rouvre.</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Venez-vous ce soir au boulevard?</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Qu'est-ce qu'il y a à voir?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Un drame très-beau!... Cent cinq représentations, mon cher!</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p><i>Jocko</i> en a eu deux cents.</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>J'ai rencontré Berthold hier.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Eh bien?</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Il va toujours dans le monde.</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Songer qu'il y a à Paris dix mille jeunes gens qui se font la barbe le +matin, qui achètent des gants, qui s'habillent, qui sortent de chez eux +à dix heures, quelque froid qu'il fasse, qui saluent, qui dansent six +heures durant, qui causent avec leurs danseuses, et qui font ce métier +huit mois de l'année sur douze... tout cela pour attraper et manger +debout, le chapeau dans une main, gênés, foulés, le coude poussé, un +morceau de galantine truffée d'une dizaine de sous;--et penser que si +ces dix mille jeunes gens cessaient d'avoir envie de ce morceau de +galantine truffée, les boutiques fermeraient, le commerce chômerait, +cela ferait la crise commerciale la plus épouvantable qu'on ait vue!</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Qui a vu <i>le Vampire</i>?</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Moi.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Qui en rend compte?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Moi.--Adolphe, raconte-moi la pièce.</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Mon cher,--le Vampire, cadavre suceur, poursuit cruellement de son amour +exsangue la jeune héritière de Tiffaugel,--créature grasse et jolie. Il +a le visage suffisamment vert,--vert comme le serpent diabolique qui +nous a volé le Paradis où paissaient les panthères, où le vin de +Champagne,--miracle inouï,--se servait de lui-même...</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Très-bien, Adolphe.--Est-ce un succès, Henri?</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Un succès de chair de poule!--Le Vampire est un minotaure du +Walpurgis...</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Messieurs, est-ce que vous ne croyez pas aux vampires?</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Ah! ah!</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>Là, sérieusement?</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Je croirai si vous voulez aux abonnés du journal de la carrosserie, à +l'esprit de monsieur un tel, au succès d'une pièce littéraire, à ma +nomination à l'Académie, aux dettes qu'Arthur se donne, aux maîtresses +que Félix se prête, à l'orthographe de mademoiselle X..., à ma +conscience de journaliste, à l'amitié de mes amis, et encore à l'école +du bon sens... mais pour les vampires, je suis le <i>Credo</i> de Voltaire: +je crois aux agioteurs, aux traitants et aux gens d'affaires!</p> + +<p class="mid">THOMAS.</p> + +<p>C'est tout bonnement, messieurs, que vous n'avez jamais été en Dalmatie; +c'est que vous n'avez pas vu des paysans qui n'ont pas lu dom Calmet, +certes! se couper les jarrets avec une faux, et recommander au pope de +traverser, quand on les enterrera, leur cœur avec un pieu.</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Moi, je crois aux vampires; je crois bien à Peters.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Nous y voilà! gare les contes!</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Peters, le peintre?</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Oui.</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Est-ce qu'il dîne à minuit, sur le pouce, au cimetière Montmartre?</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Je n'en sais rien.--Tenez, à la pièce d'hier, il paraît au couloir de +l'orchestre, il me voit, il me salue..... Une chose qui n'est jamais +arrivée!--qu'on emporte, de tragédie à autre, un apoplectique, sombré +dans sa stalle, cela est dans l'ordre, et n'a pas même de quoi +interrompre une tirade... mais qu'à l'instant où il me regarde, un +parapluie,--notez qu'il faisait une soirée superbe, un ciel qui +promettait d'être sec au moins huit jours,--qu'un parapluie tombe du +cintre d'une façon homicide et perpendiculaire, et manque de m'empaler à +rebours, de me tuer net... cela est d'un inouï et d'un extravagant à +convertir tous les Voltaires de la <i>jettatura</i>!</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Adolphe, mon cher, vous voulez nous faire croire qu'une nourrice +napolitaine vous a bercé.</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Et remarquez que la comédie cheminait doucement vers les convenances du +dénoûment. Les acteurs disaient proprement la chose. Galamment, le +public écoutait; bénévolement, les critiques jugeottaient. Grandement +s'allongeaient les figures des ennemis de l'auteur. Les hémistiches +marchaient d'un petit pas sûr et tranquille, comme des mulets de +montagne, dans un silence de bonne composition... Mon Peters jette le +regard sur la scène; zac! un coup de baguette d'une mauvaise fée! La +pièce se décolore. La peinture devient grisaille. On salue ce vers-ci et +celui-là, et cette idée, et cette scène, comme de vieilles +connaissances. Un monsieur se mouche. La grande actrice se prend les +pieds dans sa robe. Le souffleur souffle trop haut. Les critiques du +balcon se mettent à lorgner dans la salle. Madame de R..... entre. Les +femmes se renversent au fond de leurs loges. Le silence de tout à +l'heure se met à bavarder. La toile baisse sur une déroute.--Peters sort +au quatrième acte. L'attention est reprise au pas de course. Les +critiques écoutent. La grande actrice met des frissons dans la salle. +Succès sur toute la ligne. Peters rentre au cinquième acte. Chute +complète. (<i>Entre Robert.</i>)</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Tiens! Robert.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>D'où sortez-vous?</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>De déjeuner rue des Poteries. Verdier nous avait invités.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Bah!</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>Oui... un déjeuner à l'ail! des perdreaux truffés d'ail... Je n'ai plus +de langue... Une soif!... Nous l'avons arrosée!--On ne te voit plus, +Adolphe.--Venez-vous ce soir au bal de B... Très-amusant, mon cher! J'ai +perdu vingt louis l'autre soir.--De quoi parliez-vous?</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>De Peters.</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>De Peters? diantre!</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Mon cher, ils sont tous ici superstitieux comme des ballades. Ils +disent...</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>N'est-ce pas que c'est un jettator?</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>Si c'en est un?... Mais aussi vrai que je vous attends tous à dîner +mercredi, je suis sûr de fumer toute la journée de mauvais cigares, de +rencontrer des créanciers au Luxembourg, et des connaissances au +mont-de-piété, de renouer avec une maîtresse qui n'a pas rajeuni, de +manger de la poitrine de mouton à mon dîner, d'aller aux <i>Variétés</i> le +soir, de souper à côté d'Anglais, et d'être gris à ma seconde bouteille +de Champagne!... Ah çà, qu'est-ce qui en a parlé, de ce Peters? Est-ce +qu'il vient ici? Qu'est-ce qu'il veut?--C'est très-malsain, parole +d'honneur! de parler de cet homme-là!</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>C'est ce fou de Charles, qui veut lui faire faire son portrait.</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>Mon cher, cet homme fait votre portrait, bon. Rappelez-vous ce que je +vais vous dire. Je suppose que vous ayez un oncle à héritage, votre +oncle, dans les six mois, épouse sa cuisinière; je suppose que vous ayez +un attachement, cet attachement deviendra une chaîne; je suppose que +vous ayez un chien de Terre-Neuve, on vous le volera; un frère de lait, +il sera condamné aux galères; un cheval, il boitera; une stalle aux +Italiens, on jouera la <i>Sonnambula</i> toute la saison; des amis, ils vous +emprunteront de l'argent; des fermiers, il grêlera; du vin de Volney, il +se piquera; du trois pour cent, il tombera à rien; des bottes vernies, +elles se couperont; une maladie, elle vous commencera; un médecin, il +vous finira!--Peters! messieurs, mais la tabatière de cet homme-là...</p> + +<p class="mid">HENRI.</p> + +<p>Ah çà, comment est-il votre homme? l'œil Antony...</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>L'air de Delaistre quand il joue les traîtres...</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Le grand manteau de Méry, une voix de caverne, le cheveu noir et le +sourcil circonflexe?</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>Peters? Mais, messieurs, quand on ne le connaît pas, jamais...</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Les voilà bien! ils n'ont jamais étudié l'espèce; mon Peters n'a rien de +truculent. Il ne sent pas le mélodrame, foi de gentilhomme! Mon +jettator! Il a la tournure d'un honnête homme de bourgeois, les allures +placides et quasi timides, la physionomie douceâtre, la parole +mielleuse, le geste onctueux: pas de grand manteau! Albert, une +redingote qui tourne à la coupe paternelle de la douillette. Des cheveux +jaunes, mon ami, oui, jaunes, des cheveux jaunes. Et puis l'œil rond et +saillant, l'œil bleu, l'œil à fleur de tête, et comme lentement roulant +sur un pivot. Il est avec tout cela, le monstre, très-doux, obséquieux, +avenant, allant au-devant de vous, toujours vous reconnaissant, vous +abordant, vous saluant. Il a une petite voix, et au bout de toutes ses +phrases, il fait un petit: hi! hi!--qui est comme un tic d'ironie. Il +vous rencontre; il dit en vous donnant une petite tape sur le ventre: +Vous n'avez jamais été malade, vous? Vous rentrez, et vous êtes six +mois au lit. Demandez à F... Quand vous me donneriez vingt actions du +Crédit foncier, vous ne me feriez pas aborder Peters sans avoir l'index +et le petit doigt en arrêt... Je ne vais plus au spectacle sans une +petite main de corail... Ali, le bijoutier de la rue du Mont-Blanc, +depuis qu'on connaît son mauvais œil, en vend des boisseaux, comme +celle-là, tous les jours.</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>Et si vous saviez ce qu'il peint!... Un Rembrandt de cauchemar! Je n'ai +vu qu'un tableau de lui, je ne sais plus où? ça représente une fenêtre +de la Clinique où des fœtus étaient rangés. Un chat en avait empoigné +un, et se sauvait, le brinqueballant comme un morceau de mou... Holbein +est un Watteau auprès de ce coquin-là!--Il paraît qu'il a une collection +de têtes de suppliciés admirable... C'est macabre! Il y a surtout, m'a +dit Alfred, une tête de Fieschi... Elle marche sur vous.--Mais, le +diable m'emporte! vous connaissez de Montgeron, vous, Charles? +Parlez-lui du nommé Peters.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Qu'est-ce qu'il lui a fait encore à celui-là?</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>L'an dernier, au steeple-chase, Montgeron montait <i>Trilby</i>. La rivière +franchie, Montgeron passe <i>Emilius</i> qui était premier. Au mur en pierres +sèches, Peters dit: «M. de Montgeron saute bien.» <i>Trilby</i> tombe et se +couronne; Montgeron se casse la jambe;--une bête de 500 louis!</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Allons, bien, c'est le bouc émissaire, votre Peters! On tombe de cheval, +c'est la faute à Peters; une pièce chute, c'est Peters; il pleut, c'est +Peters; il fait froid à Longchamp, c'est Peters; vous vous découvrez des +cheveux blancs, c'est Peters; vous trouvez l'omnibus complet, c'est +Peters; on s'ivrogne, c'est Peters; on se met au lit, Peters; on y +reste, Peters; votre notaire vous écrit une lettre de quatre pages, +c'est Peters; votre journal se met à publier une série d'articles sur la +production agricole, c'est Peters; vous êtes rencontré en bonne fortune +dans une baignoire à l'Odéon, c'est Peters; vous recevez un billet de +garde, c'est Peters; vous entendez une traduction au piano des contes +d'Hoffmann, c'est Peters...</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Les soufflets qui se donnent, les sauces qui tournent, les portefeuilles +qui déménagent en Belgique, les abricots qui manquent, Voltaire qui se +réimprime, les pommes de terre qui sont malades, les baleines et les +porcelaines de Saxe qui deviennent rares, les hommes de lettres et les +originaux de Raphaël qui deviennent trop nombreux, les giboulées de +mars, les pipes qui se bouchent, les femmes qui pleurent, les sonnettes +qui cassent, le sel qu'on renverse, les livres qui ne se vendent pas, +les notes d'apothicaire, Peters! Peters! toujours le mauvais œil de +Peters!--Pour un peu, quand M. Peters regarde les pavés, vous feriez +croire qu'il pousse des barricades!</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>Ne rions pas de cela, s'il vous plaît.--Et permettez-moi, monsieur, un +conseil d'amitié; si jamais vous parlez, dans le journal, de Peters, +n'ayez pas tant d'esprit.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Est-ce qu'il me fera souper avec une femme grêlée?</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>Il viendra tous les matins se poster en face de votre porte, et vous +regardera sortir, et vous verrez avant quinze jours la tuile qui vous +tombera! Attendez-vous à tout, à être brûlé vif comme mademoiselle B..., +la jolie, la charmante mademoiselle B...! Peters sortait de donner une +leçon de dessin à mademoiselle B... Mademoiselle B... s'approche de la +cheminée pour secouer son tablier sali par le crayon. Le feu saute après +le tablier; mais on a le temps de se jeter sur la jeune fille et de la +rouler dans un tapis. Peters, au cri que mademoiselle B... avait jeté, +remonte; il pousse la porte: la flamme, comme arrosée d'huile, reprend +et court; mademoiselle B... était brûlée avant qu'on ait pu l'éteindre.</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Enfin, messieurs, ce maudit n'a servi de témoin que dans un duel: les +deux adversaires ont fait coup fourré.</p> + +<p class="mid"><span class="sc">LE GARÇON DE BUREAU</span>, <i>entrant</i>.</p> + +<p>Il y a là quelqu'un qui demande à vous parler.</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Demandez-lui son nom.</p> + +<p class="mid">LE GARÇON.</p> + +<p>M. Peters.</p> + +<p class="mid">ROBERT.</p> + +<p>M. Peters!</p> + +<p class="mid">ALBERT.</p> + +<p>Voilà une entrée bien amenée!</p> + +<p class="mid">ADOLPHE.</p> + +<p>Si ce philistin entre ici, messieurs, demain la rédaction sera mise à +deux sous la ligne, je me brûlerai la cervelle par amour, ou les écus de +la caisse se changeront en feuilles sèches!</p> + +<p class="mid">CHARLES.</p> + +<p>Dites-lui... hum... dites-lui que je n'y suis pas.</p> + +<a name="c13" id="c13"></a> +<br><br> + +<h3>LE PERE THIBAUT</h3> + +<p>Avril est fini.</p> + +<p>Les feuilles poussent.</p> + +<p>Les froids s'en vont.</p> + +<p>Sur les ruisselets flottent encore les couvercles des boîtes à fromages, +avec leurs petits bouts de chandelle éteints, lancées par les enfants, +le soir du vendredi saint.</p> + +<p>Les jours s'allongent; et les paysans se lèvent à l'aube et taillent +melons et concombres, et découvrent les artichauts et les œilletonnent. +Dès le grand matin, âme ne chôme; on fait dans le jardin du maire de +nouveaux plants de fraisiers et les cœurs s'enlacent.</p> + +<p>Dans le sentier vraiment les rouges-gorges s'éveillent; et même on +entend une voix douce et chevrotante, et ironique un peu, qui chante +plus haut que les rouges-gorges.</p> + +<p>Sur le chemin où passait la chanson, Minette était montée sur l'échalier +pour ouvrir la barrière à ses bêtes; et Pierre quasi l'entr'aidait, +appuyant contre elle par manœuvre, et la pressant sans paraître, de fine +force d'accolade. A la chanson, saut de chatte, sabots passés aux pieds, +bêtes entrées, Minette rouge, et révérence: Bien le bonjour, monsieur +Thibaut.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i18"> Les veillées se noient,</p> +<p class="i18"> Les toits gouttent,</p> +<p class="i18"> Pâques revient,</p> +<p class="i18"> C'est un grand bien</p> +<p class="i18"> Pour les chats et les chiens,</p> +<p class="i18"> Et toutes les gens</p> +<p class="i18"> En même temps.</p> +</div></div> + +<p>Il marche au bon pas, le père Thibaut. Il n'est pas plus vieux que +l'année dernière. Il a sa grande balle sur son dos, son bâton, et ses +mêmes bretelles. Il faut que le père Thibaut ait de l'huile de bras pour +porter depuis le temps ce qu'il porte là. Dieu merci! il n'a pas plu, +et ses souliers lacés sont propres et nets comme s'il venait d'une +petite promenade sur la route aux Gendarmes.</p> + +<p>Et de clos en clos, par-dessus les haies et buissonnets, à la chanson +qu'il dit, les fillettes actives, et tous les paysans, lèvent le nez du +travail: C'est le père Thibaut.</p> + +<p>Il arrive chez Collot, son compère. Collot fait une croix blanche à sa +cheminée par façon de joie de le revoir et de bon accueil. Le père +Thibaut met sur la table ses soixante livres pesants;--c'est dur au dos +du vieil homme, savez-vous? De franc gosier, il lape le verre de vin +frais tiré. Il ouvre sa grande boîte à deux battants; et elle brille +comme le triptyque de l'église que le curé a fait redorer. Il prend sa +prise.</p> + +<p>Chez Collot, le village entre, et s'empresse, guigne et reguigne la +grande boîte. Même ceux qui cueillaient des salades pour le soir, ont +dit aux salades: «Attendez,» et sont venus.</p> + +<p>Le père Thibaut sourit de l'œil à tous les vieux visages. Il tâche à se +rappeler les plus jeunes et derniers venus. Et puis, prise humée, vin +lampé:--«Eh! eh! vous m'attendiez, nem'? Un peu plus tôt, un peu plus +tard, que voulez-vous? c'est affaire du temps qu'il fait, plutôt que +péché de mes deux jambes, qui ne m'abandonnent pas encore trop, quand je +ne suis pas à l'heure du cadran de votre place.--Ne faut pas que les +demoiselles regardent si fort là-dedans, avec de petits yeux de c'te +façon-là, ça userait les affiquets!--C'est-y beau ce que j'ai +aujourd'hui! et ça reluit, et ça pare, et ça requinque, et les blanches +et les brunettes! Voyons, Manon, cette année-ci, plus d'excuses, que je +t'accommode, ma fille, c'est-y pour toi qu'il fleurit ce beau bouquet +d'imitation, là, dans le fond, que l'on dirait une gentille aubépine +poussée par miracle? Tiens! toi, la Grande, qui manges ta pomme, veux-tu +que je te dise la première lettre du nom de ton galant? Jette ta pelure +par-dessus ton épaule: je lirai tout courant. Mesdames les demoiselles, +je suis arrangeur à cette heure, et de compte rond; c'est-il ça, ou ça +qui vous fait affaire? le père Thibaut est là pour la réponse. Pour un +demi-écu, fichus rouges à ramageures, et comme en ont des filles de +ville; Lucienne, à toi, Lucienne! et d'un beau rouge qui se lave, rouge +comme soleil couchant sur bois.--A toi, Roussette, le tour de cou à +fleurs jaunes!--A toi, bonne caquetière, qui trouves toujours le mot +quand on joue aux <i>devinottes</i>, nem'? quarante épingles pour un sou, et +de bonnes épingles qui surnageront si vous allez les jeter dans la +fontaine de Sainte-Sabine à la forêt de Fossard, pour voir si vous aurez +des épouseux;--deux liards l'aune, la tresse! des peignes, père Milon, +que votre bru peigne vos chérubins de petits filiots!»</p> + +<p>Le père Thibaut reprend haleine, et refait son verre plein, et le refait +vide en moins de temps que ne part une volée de perdreaux. De lui verser +chacun se peine et prend hâte. Ses sourcils sont blancs, sa bouche +grande, sa veste bleue. Son gilet croisé a des boutons de cuivre. Les +bretelles de sa balle sont de cuir. Ses bas sont des bas bleus à côtes. +Sa voix, sans être aussi belle et redondante que celle des charlatans en +habit rouge, avec des épaulettes d'or, qui battent la caisse pour +étourdir le pauvre monde, et les souffrants de dents, et paraître +grands savants,--sa voix est encore bonne, et prend les gens à sa +caresse. Une gaie fleur de verte santé rit dans son bon vieux visage. Il +a toutes ses dents, le père Thibaut.</p> + +<p>--«V'là les collerettes, cousine Mariotte, et des fines plissures! Ça a +l'air du fichu blanc autour du cou des marguerites.--Alliances +poinçonnées et luisantes à se regarder dedans, Ninette! Si vous avez un +soupireux, il a bien des piécettes en sa poche; il n'y a pas besoin de +lui dire de vous en donner une, nem'?--Des piéges à taupes qui vous +feront grand ouvrage et tuerie, père Fleury!--Ah! ah! n'allez pas par +là, c'est pas pour vous Jean-Pierre; c'est des choses de paresse: de +l'encre et des plumes, à c'te fin qu'il y ait aussi de quoi pour M. le +curé et le maître d'école... De la belle toile, nem'? et qui n'est pas +d'usure! faites passer à ça deux nuits à la rosée: c'est une soie sur le +corps.--Je sais bien que la moisson n'est pas sur le feu; tout de même, +je vous apporte des pierres à aiguiser des faux.--Voulez-vous des +rigoles de buis pour vos futailles? C'est-y des pommades avec une fleur +dorée dessus? des tabatières de bouleau qui fraîchissent?--Il vous faut +des mouchoirs bleus à petits carreaux.--Chut! chut! je serais à l'amende +comme fraudeur: c'est du tabac... de là-bas... suisse, pour les vieilles +pipes d'ici. Si je courais avec tout ça au dos, ça ferait carillon, +hein? tous ces chapelets et médailles de la Vierge pour le cou de vos +petits poupinets et poupinettes!--Et des petites croix de cire bénites, +à mettre sur les ruches, crainte que les abeilles ne +s'ensauvent.--Tenez, je retrouve des couteaux, beaux manches jaunes à +fleurettes, comme des bêtes à bon Dieu.--Une belle jupe pour la danse et +les assemblées! A toi, Marie-Jeanne, un casaquin couleur de bois qui ne +se salit pas. Tu te rouleras des ans au coin de ton feu, que pas une +tache ne marquera.--Du savon à détacher la laine, et qui savonne en un +clin d'œil,--et de beaux miroirs à serrer en poche; miroirs d'étain qui +se referment, avec un joli drap sur la glace, qui vous diront vos +vérités, Jeannette; mais n'allez point par chaque minute à c'te +confesse-là, coquette!--Et du fil, et des boutons, toutes les +cognandises pour les ménagères qui ont homme à pourvoir et +maintenir;--et des ceintures, et des rubans,--ceux-là bleus, comme quand +il fait beau, nem'? Eh! eh! ruban bleu, mes enfants, c'est jarretière de +mariée.»</p> + +<p>Automne amène hiver.</p> + +<p>Voilà qu'on laboure et qu'on taille les arbres.</p> + +<p>Aux <i>tendues</i>, dans les bois, il n'y a plus de passage d'oiseaux. A +peine si, de loin en loin, près des places à charbon, une bécasse se +prend dans un lacet abandonné.</p> + +<p>Les feuilles se rouillent.</p> + +<p>Les fumées des sabotteries se voient à travers les futaies moins vêtues; +on a mangé le pain de Noël, le <i>Rama</i>, garni de quartiers de noix et de +poires sèches. Dans les nuits longues les chiens hurlent à la mort.</p> + +<p>Pourtant, sur les feuilles du chemin de la commune, un pas crépite et +s'approche; et dans le taillis sans musique à présent, une chanson vole, +vole de branche noire en branche noire.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <p class="i20"> Dieu a gardé vos bêtes</p> + <p class="i20"> Et les yeux de vos têtes,</p> + <p class="i20"> Et des larrons, vion, vion!....</p> + <p class="i20"> La petite Saint-Sauvé, vite donc! vite donc!</p> +</div></div> + +<p>C'est le père Thibaut.</p> + +<p>--«Oui-dà, mes enfants, c'est le vieux père Thibaut.»--Il déroidit un +peu ses doigts bleus, s'asseyant sur une chaise dans le grand âtre de la +cheminée, à côté d'un jambon pendu. Il lui faut maintenant toquer à +chaque porte, et aller s'asseoir à chaque cheminée; car les portes sont +bien closes à présent; même le trou où passe le chat familier, on l'a +bouché; et les vieilles femmes filent près du feu.</p> + +<p>--«Ne m'ayez pas rancune, les amis, si je vous apporte neige, mauvais +froids, vilains ciels, toutes les colères, du bon Dieu; je vous apporte +aussi du chaud et du doux: c'est-y vous, la Colombey, qui voudriez que +votre homme eût froid? A ne pas lui acheter de ces bas aussi chauds +qu'haleine de four, et qui chaussent les genoux comme des bottes de +marais, vous n'auriez pas un gentil cœur. Une bénédiction, ces bas, pour +le labour d'avant le jour, quand la terre est roide gelée!--Ça, nem'? +des petits chaussons pour mettre aux fanfans qui ne tiennent pas au +feu, et vont s'éjouir à la neige.--C'est-y pas toi, Jean les-bé-jambes, +qu'a toujours un regret de douleur dans les épaules? Prends-moi de c'te +boule-là; c'est de la santé en barre, mes agneaux!--Ne montre pas tes +dents, la grosse Jeannette: il n'est pas beau de rire comme ça contre la +marchandise du père Thibaut, parce qu'on a été en condition à la +ville;--une vraie boule de Nancy, à mettre dans de l'eau, à s'en frotter +le rhumatisme, et qui vous remet une foulure mieux que tous les +rebouteux!»</p> + +<p>Il entre chez le père Valence.--«Bonjour, mère Valence! v'là votre eau +qui bout sur le feu. Vous savez ce qu'on dit à Cornimont: que c'est âme +du purgatoire qui prend un bain? Faudrait avoir pitié.»</p> + +<p>Le père Valence rentre. Pour ne pas les perdre, il était allé donner aux +bestiaux qu'il a achetés hier une tartine beurrée tournée trois fois +autour de la crémaillère.</p> + +<p>--«Bonjour, père Valence, je ne vous ai pas mis dans les oublis, père +Valence. Les yeux, comment que ça va? Le blé a grainé cette année; le +diable n'a pas chevillé les moulins; l'argent n'est pas cher; c'est pas +une pièce de vingt sous de plus ou de moins... Des lunettes à tous yeux, +bien montées de fer-blanc, qu'on marcherait dessus sans qu'elles +cassent,--un bel étui, là;--et qui vous feront lire dans votre vieux +livre de messe, comme dans du tout neuf.--Et votre enfant, le malingre, +ça lui irait-il pas, un tricot comme ça? ça le sauvera de l'hiver, c'te +enfant; tâtez, virez, c'est du soleil dans le dos, qu'un tricot calibré +de c'te épaisseur. Des bonnets de coton doubles de Troyes qui vous +enfournent jusqu'aux oreilles, et que la bise siffle en démon, que les +carreaux le matin soient tout blancs, vous ne prendrez pas de ces +vilains rhumes qui ne se détachent pas.»</p> + +<p>Le père Thibaut va plus loin à la ferme. Les marmots qui étaient à +l'écurie, à fouailler les poules avec le grand fouet, l'entendant +arriver, rentrent pêle-mêle, les cheveux pleins de paille, dans la +grande chambre.--«Les petiots! les petiots! c'est toujours des +alouettes, monsieur Landry; les petiots, ne sautez pas après mes images, +que vous me les déchireriez. L'<i>Histoire du Juif-Errant</i>, <i>Sainte +Geneviève de Brabant</i>, les <i>Hussards français à pied</i>; voyez, il ne +m'en reste plus qu'une de cette belle-là.»</p> + +<p>Les marmots prennent d'assaut les épaules du père Thibaut pour regarder +l'image. L'image a une légende en français et en espagnol. Elle porte à +l'un de ses coins: <i>Dubreuil, rue Zacharie, 8</i>. Il y a un catafalque +jaune, coupé de guirlandes vertes avec des Renommées roses, adossées aux +angles, des brûle-parfums jetant au premier plan des fumées bleues et +violettes, des horizons de drapeaux tricolores, des groupes de lustres, +dont le rayonnement est fait par le blanc épargné du papier, des femmes +en robes rouges, des messieurs en habit bleu cobalt; et un groupe +principal composé d'une femme en chapeau vert-pois, un boa au cou, un +châle bleu de ciel, avec des franges oranges, et une robe rouge, d'une +femme ainsi vêtue qui donne la main à un jeune enfant en redingote +polonaise avec un collant et des bottes à la hussarde.</p> + +<p>--«Et puis que je vous souhaite bonne année, récolte bonne! Savez-vous +que v'là bientôt à Saint-Sylvestre, et v'là encore une gueuse d'année de +finie? Bien des maux, une année! Faut que vous sachiez le temps, est-ce +pas? et donnez-vous un almanach! Bleu, vert, jaune, la couleur n'y fait +rien. Le <i>Grand Messager boiteux des cinq parties du monde</i>, le +<i>Messager à la Girafe</i> ou le <i>Postillon lorrain</i>, monsieur Landry; vous +trouverez là tout ce qui vous est d'utilité et d'avantage, à savoir: le +comput ecclésiastique, l'horoscope de vos caractères, les remèdes contre +la rage et les remèdes contre le piétain, le crapaud, le fourchet et les +autres. Faites emplette, monsieur Landry; les routes s'embourbent; je ne +viens pas tous les huit jours; qui ne m'achète, regrette; et puis ça me +délourdit de ma charge pour m'en aller. Vous retournez à mon image? Une +fois, deux fois, monsieur Landry, ça vous va-t-il? topez là pour l'image +et le <i>Liégeois</i>!»</p> + +<p>Partout et toujours, dans toute la chaîne des Vosges, trottinant, +marchant, ouvrant sa balle et la refermant avec toutes sortes de bonnes +et gaies paroles,--ici l'été, là l'hiver,--à Pompierre, venant comme +avril vient, à Allarmont, arrivant comme janvier arrive,--toujours +chanson voltigeant aux lèvres, appétit en poche, et cœur content, +oui-dà, c'est le père Thibaut.--Du bisaïeul au grand-père, du +grand-père au père, du père au fils, le petit commerce s'est légué; et +bien sûr, mes amis, que c'était un Thibaut qui colportait de village en +village, tout par là, dans les vieux temps passés, le vieux <i>Kalendrier +des bergiers</i>, qui tant contenait: <i>Tables des festes mobiles. Tables +pour congnoistre chacun iour en quel signe la lune est. Figures des +éclipses de lune et de soleil et les jours, heures, minutes. Larbre et +branches des vices. Les peines denfer, le liure du salut de lame. +Lanothomye du cors humain. Lart de fleubothomye des veines. Le régime de +santé du corps humain. Lastrologie des bergiers. Des quatre complexions. +Les iugements de phizonomie. La division des eages. Les dits des +oyseauls. Les méditations sur la passion. Dictiez et epitaphes des +morts. Loraison que bergiers font à notre dame. Et plusieurs autres +choses.</i></p> + +<a name="c14" id="c14"></a> +<br><br> + +<h3>UN VISIONNAIRE</h3> + +<p>--Des contes à mourir de peur! dit Madame ***.</p> + +<p>--Madame,--répondit Frantz avec un sourire,--il faut bien s'amuser à +quelque chose, à la campagne.</p> + +<p>--Et vous laissez refroidir votre thé?--lui dit Édouard.</p> + +<p>--Madame, c'est une autre histoire que je veux vous conter. Cassio +Burroughs était le plus beau garçon de Londres. Ajoutez qu'il était +bretteur. Il eût tué tout le monde, si tout le monde avait voulu se +battre en duel avec lui.--En sorte qu'il avait pour maîtresse une +grande dame, une Italienne. Comme elle était à son lit de mort, elle lui +fit jurer de ne jamais dire ce qu'il y avait eu entre elle et lui. +Cassio pleura. La femme mourut. Un soir à la taverne,--Cassio buvait, +madame,--Cassio but et parla. Depuis lors, à toutes ses orgies, à côté +de lui vint s'asseoir la belle Italienne. Le matin de son dernier duel, +l'Italienne vint le prendre par la main et le conduisit jusqu'au +terrain.</p> + +<p>--Ah! le beau drame!--fit Hector.</p> + +<p>--Je ne l'ai pas fait.--Et Frantz s'inclina froidement.</p> + +<p>--Voulez-vous encore une tasse, ma luguore Schéhérazade?--Et madame *** +s'apprêtait à servir Frantz.</p> + +<p>--Mille remercîments.</p> + +<p>--Et vous croyez aux apparitions?</p> + +<p>--Si j'y crois?.... Madame, si j'y croyais, je serais fou.</p> + +<p>--Et vous ne l'êtes pas?--dit Hector en riant.</p> + +<p>--Je n'en sais rien, monsieur.--Ah! madame, il y a peut-être un monde +que nos yeux ne voient pas, et que nos oreilles n'entendent +pas.--Blake, qu'on nommait <i>le Voyant</i>, causait avec Michel-Ange, dînait +avec Moïse, soupait avec Sémiramis. Il vous disait: «Vous n'avez pas +rencontré Marc-Antoine? il sort d'ici.»--Ou bien encore: «Ah! voilà +Richard III. Ne faites pas de bruit, il pose.» Et il prenait ses +crayons,--car c'était un artiste,--et il dessinait, devant vous le +Richard III.</p> + +<p>--Eh bien oui!--dit Amédée en remuant le fond de sa tasse de thé avec la +petite cuiller de vermeil, et en la reposant sur la table de bois peinte +en vert,--une hallucination! Maintenant, l'hallucination est-elle, comme +a dit un médecin aliéniste, une image, une idée, reproduite par la +mémoire, associée par l'imagination, et personnifiée par l'habitude?...</p> + +<p>--Monsieur Amédée, vous parlez comme un livre allemand!--dit madame ***.</p> + +<p>--Et que ferez-vous, en ce cas, de Ben Johnson,--reprit Frantz,--qui +passait certaines nuits à regarder son gros orteil, autour duquel il +voyait des Tartares, des Turcs, des catholiques monter et se battre? +Allez, messieurs, le cerveau de l'homme,--la nature psychique, comme +ils disent,--ils ont beau y mettre le scalpel, ils le pèsent comme un +paquet! ils ne sauront pas encore demain ce qu'il y a dedans.--Oui! +expliquer l'hallucination, rêve les yeux ouverts, quand vous m'aurez +expliqué le rêve, l'hallucination les yeux fermés!--Cet homme voit dans +ses appartements des personnes inconnues, aux visages pâles, aller et +venir. Celle-là, une femme aveugle, dit le matin à sa bonne: «Ouvrez la +porte toute grande! Que tous ces messieurs et toutes ces dames s'en +aillent!» Et il n'y a personne chez elle. Pour un autre, ce sont des +personnages habillés en vert qui dansent dans sa chambre;--et les +exemples les plus extravagants et les plus divers de cette détente de +l'attention,--encore une définition!--de cette fascination de l'organe +visuel, de ce degré morbifique de la sensibilité! Et le libraire de +Berlin, Nicolaï! Celui-là, qui boit, a les diables bleus.--Et vous +savez, madame, l'histoire des visions de ce magistrat anglais? Il vit +d'abord un chat, puis c'était un huissier de cour avec la bourse et +l'épée, une veste brodée, le chapeau sous le bras; puis enfin ce fut un +squelette, caché dans les rideaux de son lit, et regardant par-dessus +l'épaule de son médecin!--Mais pardon, je bavarde....</p> + +<p>--Et mon album attend,--dit madame *** en le lui tendant à une page +blanche...</p> + +<p>Frantz se mit à écrire.</p> + +<p>Et je ne sais pourquoi tout le monde se tut, écoutant la plume de fer +grincer à chaque grain de papier.</p> + +<p>La porte, tapissée de roseaux, s'était entrebâillée par hasard. Les deux +bougies vacillaient dans le pavillon rustique où se tenaient madame *** +et ses invités, auprès des tasses de thé, le dos appuyé contre le mur de +mousse. Au dehors, par la fenêtre encaissée entre des troncs d'arbres +non écorcés, on voyait la nuit, et la lune qui donnait à la pelouse, +margée de grands arbres tout noirs, l'aspect d'une nappe blanche. +Quelques petites rigoles qui descendaient à la rivière dans des +conduites de bois faisaient dans le lointain de petits bruits douteux. +Il y avait de brusques remuements de feuilles dans l'allée de tilleuls +qui boulait l'eau. La lueur agitée des deux bougies coulait, par la +porte entr'ouverte, sur l'allée sablée, et mettait, se perdant, sur +quelques bouleaux des futaies, des apparences fantasques. Tout au fond, +dans le parc, on entendait par instant un renard qui vagissait comme un +petit enfant.</p> + +<p>--Voici, madame.--Frantz lut:</p> + +<p>--Le petit tambour était joli; il était joli comme un cœur avec ses +cheveux blonds et son uniforme rouge.</p> + +<p>Sa mère est à Newcastle, elle fait des aiguilles; et son père est mort, +comme un homme, à la bataille.</p> + +<p>Il a l'œil éveillé et le cœur qui sautille, le petit tambour. Les jeunes +filles le regardent et lui les regarde aussi; et puis, il suit son +chemin, car il faut qu'il arrive avant le soir à son régiment, avant +qu'il ne fasse noir comme l'encre.</p> + +<p>Jarvis est grand, Jarvis est fort. Il a la joue fendue. Il dit au petit +tambour: «Nous ferons route ensemble. Tu es petit, je te protégerai. Les +corbeaux dorment, et il n'y a personne, ni un homme, ni une femme, ni +une petite fille, personne sur la route.»</p> + +<p>Jarvis a un petit couteau dans sa poche. Ils passent dans le +bois.--«Monsieur, dit le petit tambour,--la route est là; pourquoi +allons-nous dans le sentier? Serrez votre petit couteau.»</p> + +<p>Le petit tambour était joli; il était joli comme un cœur, avec ses +cheveux blonds et son uniforme rouge.</p> + +<p>A Newcastle, on a rapporté le petit tambour. Il a du sang rouge dans ses +cheveux et sur son uniforme rouge.--Il ne battra plus, madame, votre +enfant; madame, il ne battra plus en tête du régiment.</p> + +<p>Jarvis se lava les mains.--Il est allé à Portsmouth. Il a vu un navire +qui se balançait comme une demoiselle prête à danser. Il est parti bien +loin sur la mer.</p> + +<p>Il fait nuit sur le pont comme dans la cale. Il fait nuit dessous et +dessus. Jarvis dit au marin de quart: «John, les pavés se remuent et +courent après moi.»--John dit: «Ne prends plus de gin.»</p> + +<p>«John, les pavés se détachent, vois, vois-tu? Ils courent après moi. Tu +sais, le petit tambour, le petit tambour si joli avec son uniforme +rouge?--John dit: «Va trouver le médecin.»</p> + +<p>--«Non, non, je n'irai pas trouver le médecin. Cet enfant qui nous suit +de si près, le petit garçon sanglant,--les pavés courent,--vois-tu comme +il se traîne sur les cailloux? Le voilà!»</p> + +<p>Et Jarvis se met à courir. Il tombe par-dessus le bastingage. Il remonte +sur la vague, il crie: «<i>God by!</i> le petit tambour!»--C'est tout.</p> + +<p>--Est-ce qu'elle est vraie votre ballade, monsieur Frantz?</p> + +<p>--Comme l'histoire de Talma. Vous connaissez tous ce que Talma +racontait, et ce qui faisait son jeu plein de terreur. Lorsqu'il entrait +en scène, il tendait sa volonté, et ôtant les vêtements de son +auditoire, il faisait que ses yeux substituaient à ces personnages +vivants autant de squelettes.</p> + +<p>--Mais à vous, monsieur,--dit Paul,--ne vous est-il jamais +personnellement arrivé...</p> + +<p>--Si fait, monsieur,--dit Frantz d'une voix lente.</p> + +<p>Madame *** se rapprocha de ses voisins.</p> + +<p>--Il y a neuf ans de cela; j'étais dans un village près de Saverne. Je +finissais mes études, et je logeais chez un curé. Le presbytère était +sur le haut d'une colline. Du bas du presbytère partait une grande allée +de vieux tilleuls,--comme vos tilleuls là-bas, madame,--qui menait au +cimetière. Les gens du pays racontent toutes sortes d'histoires sur +cette allée de tilleuls. Il paraît qu'il s'y pend au même arbre un homme +tous les ans. Ce que je puis dire, c'est que j'y suis resté un an, et +que j'ai vu au fameux arbre un pendu. Mes deux fenêtres donnaient du +côté de l'allée, et quand il faisait une belle lune, je distinguais +chaque tombe du cimetière. Une nuit...</p> + +<p>--Ah! monsieur Frantz,--dit madame *** en se cachant de pâlir sous un +sourire,--vous avez fait le pari de me faire peur ce soir, et voyez, +vous avez gagné. Qui de vous, messieurs, me donne le bras jusqu'au +château?</p> + +<p>--Moi, madame, si vous le voulez bien,--dit Hector en se levant.</p> + +<p>Les jeunes gens allumèrent un cigare. On retrouva du thé au fond de la +théière.</p> + +<p>--L'apparition de Saverne, l'apparition de Saverne!--dirent ensemble +Édouard, Amédée et Paul.</p> + +<p>--Messieurs, l'apparition de Saverne est une apparition d'une nuit. Cela +ne vaut pas vraiment la peine de conter; mais, puisque vous êtes en +veine d'écouter...</p> + +<p>Frantz parut se recueillir.</p> + +<p>C'était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Il était blond. +Ses cheveux longs, plantés hauts sur le crâne, s'élevaient droits sur +leurs racines et retombaient plats sur les joues, laissant se montrer +les deux bosses frontales. Il était maigre; son nez était fin; ses +moustaches tombaient sur les coins de sa bouche. Son menton, un peu +pointu, était garni d'une longue impériale. Ses yeux bleus, d'un bleu +sourd, étaient petits et enfoncés. Ses pommettes saillaient vivement sur +sa face osseuse, dont la lumière des bougies accusait, à grandes ombres, +tous les creux. Ses doigts étaient longs. En parlant, il tenait ses +auditeurs sous un regard qui paraissait par moments figé comme un regard +d'aveugle.--Il était vêtu de noir.</p> + +<p>--Puisque nous sommes seuls, messieurs, reprit Frantz après quelques +instants de silence,--que la châtelaine est partie, et que vous êtes +éveillés comme des gens qui attendent un revenant, je vous raconterai ce +que je vois tous les huit jours; mais ayez la bonté de pousser la porte. +Ces tas de plâtre qui sont après l'allée, et sur lesquels la lune donne, +ont l'air de linceuls, et cela m'ennuie... me fait peur, si vous +voulez.--Je perdis jeune une sœur que j'aimais. Le cimetière était assez +éloigné de la petite ville que nous habitions; j'y allais tous les soirs +après souper. Deux mois, je l'ai vue, jour par jour, comme je vous vois, +et les vers venir, et la chair s'en aller. Je la voyais comme elle était +sous terre. Il n'y avait pour moi ni pierre ni sapin; je la voyais... un +spectacle horrible et qui me tuait! et je revenais toujours... Depuis +lors, je dormis mal. Les songes me vinrent. Mes insomnies se peuplèrent. +Un dimanche, dans la nuit,--mon père gardait le lit depuis deux +jours,--dans un rêve, je vis dans notre salon beaucoup de gens de ma +famille en deuil; une de mes tantes s'approcha de moi, et me dit: «Ton +père ne passera pas trois jours.»--Mon père mourut le mardi. Cela me +mit encore plus de songes dans la pensée. Mon père et ma sœur me +revenaient souvent. Insensiblement, je nouai ma vie avec des +imaginations bizarres; des fantasmagories m'assaillirent, et, si vous +voulez me passer l'album, oublié là, je raconterai en crayonnant.</p> + +<p>Il est une heure. Je me couche. Je regarde sous mon lit. Je regarde +toujours sous mon lit. Je vois si la porte de l'appartement est fermée à +double tour. Je regarde dans mes armoires. Je pousse les tiroirs de ma +commode et je mets les clefs sur le marbre de ma table de nuit. Une +heure, deux heures se passent sans sommeil. Je me sens froid aux pieds. +Mes tempes se compriment. La voûte de mon crâne semble s'abaisser. Des +bouffées de chaleur me montent à la tête. Les muscles de mes jambes se +distendent. Je mets quelquefois la main sur mon cœur: il ne bat ni plus +vite ni plus fort. Mes mains se contractent et se crispent aux draps. +J'ai la gorge serrée. Je sens un poids au creux de l'estomac, et par +tout mon individu un sentiment d'anxiété et d'angoisse que je ne puis +dire.</p> + +<p>Ma porte s'ouvre doucement. Une tête passe, me fait un salut, et semble +demander du regard si l'on peut entrer. Puis le personnage entre et à sa +suite se faufilent processionnellement vingt à vingt-cinq larves d'un +pied et demi de haut. Ces terribles grotesques ont la blancheur livide +d'une tête de veau échaudée. Ils marchent sur des pieds grands au moins +comme le tiers de leur corps, pieds à peine équarris dans la chair +mollasse. Leurs mains informes et gélatineuses se digitent en d'immenses +doigts annelés de bourrelets de graisse. Tous emboîtant le pas, et comme +enchevêtrés l'un dans l'autre, se prennent à côtoyer lentement le mur, +contournant les meubles, entrant dans tous les angles, passant autour de +toutes les saillies, ondulant et fourmillant comme un monstrueux relief +de Calibans nains. Le maître des cérémonies est un croque-mort qui a sa +tête sinistre couverte d'un gigantesque tricorne, d'où s'échappent, +voltigeant à terre et se prenant en ses jambes, deux bandes de crêpe +noir pareil à celui de Crespel. Sa face est creusée du front aux dents +comme un quartier de lune, sa veste est noire, ses grandes bottes sont +relevées au bout à la poulaine. Il tient dans sa main une lettre bordée +et cachetée de noir. Je n'ai jamais pu lire ce qu'il y avait sur cette +lettre. Il est suivi d'une petite femme dont l'épaisse chevelure grise, +séparée au milieu de la tête, retombe jusqu'aux talons, comme un voile +poudreux autour d'un corps qui semble habillé d'une vieille reliure de +vieux vélin. Ses deux grands yeux blancs, logés dans des orbites de +crâne desséché, sont tachés d'un point noir; les mâchoires, dégarnies de +joues, bâillent hideusement avec toutes leurs dents et leurs gencives +dénudées; la colonne vertébrale, qui relie la tête au reste du corps, et +les clavicules apparaissent tachées de rouille, complètement +dépouillées. Sous les turgescences des seins, les vertèbres trouent la +chair; et l'épouvantable Lamie de ses doigts de chauve-souris porte son +ventre ballonné comme une vessie de blanc. Du ventre partent deux +petites tiges emmanchées de deux pieds plats,--deux truelles de +maçon.--Cette apparition, messieurs, est celle qui m'effraie le +plus.--Ce ne sont pas les caprices funèbres du graveur espagnol; ce ne +sont pas les ombres stygiennes de l'antre de Trophonius; ce ne sont pas +les griffonnages et les bossues goîtreuses du Vinci; ce ne sont ni les +maigres squelettes classiques des <i>Danses des morts</i>, ni les figurations +antinaturelles des mythologies de l'Edda; ce sont plutôt,--autant que ma +pensée peut trouver une analogie à ces visions de terreur +caricaturale,--ces idoles sataniques que, dans un tronc d'arbre, Java +taille à ses dieux de mort.--Derrière la femme vient un garde national +pied-bot, avec un énorme bonnet à poil. Les bras retournés, plus longs +que son corps, traînent par terre derrière lui deux mains semblables à +des poulpes de mer; puis encore, c'est un cul-de-jatte assez propret, +avec une jolie queue par derrière dont le nœud forme un énorme papillon +noir, voltigeant de droite et de gauche; les moignons sont fichés dans +les pieds ronds en bois des poupées de vingt-cinq sous; il ne touche pas +terre et tenant une béquille de chaque main, il se balance dans le vide, +comme un pendule.</p> + +<p>Après cela, ce sont les incestes de la forme humaine et de la forme +bestiale, les plus inouïes contrefaçons de l'homme. Une grosse tête +d'enfant, cerclée d'un bourrelet, montée sur des pattes de faucheux; +une face qui rentre dans le crâne fait en coquille d'escargot... Je veux +leur parler; je ne puis. Ma langue se colle à mon palais. Ils vont +ainsi, suivant chaque plan du mur, fût-ce une moulure, jusqu'à mon lit. +Ils passent frôlant mes draps. Un clown diabolique marche les pieds en +l'air, les mains passées dans de prodigieux sabots; des mufles de +gargouilles; un prêtre qui a des règles d'ébène au lieu de bras; un +homme qui chevauche une tarasque, en mâchant une boule de billard rouge; +un maître d'armes avec un serre-bras, un énorme tire-bouchon en guise +d'épée;--tout cela passe; les uns me regardent tristement; les autres +d'un air menaçant; les autres indifférents, ou occupés à marcher sur la +queue traînante de ceux qui les précèdent. Cheveux et barbes faits en +plumes d'oiseau; des gens qui portent la tête du côté du dos, des pieds +palmés; c'est comme si un Callot d'enfer vidait ses cartons dans ma +chambre! les plus étranges accoutrements...--et il n'y a point entre eux +et moi cette gaze dont parle Esquirol;--tout éclate de lumière, +pourpoints à la croix blanche des Templiers, des faux cols, des +chapeaux en entonnoir, des éperons, des lunettes d'or, des fraises Henri +II, des redingotes à la propriétaire... Ils s'en vont; je sens qu'ils +passent dans la pièce à côté de ma chambre, et qu'ils en font le tour. +Quelquefois ils reviennent, et tournent encore une fois...</p> + +<p>Le sable cria dans l'allée.</p> + +<p>--Messieurs--dit Siméon en ouvrant la porte--le feu est allumé dans vos +chambres!</p> + +<a name="c15" id="c15"></a> +<br><br> + +<h3>UN COMÉDIEN NOMADE</h3> + +<p>«V'là les comédiens! serrez les couverts!»--L'étape a été longue, le +chemin poudreux. Tout le long de la route, vainement les cabarets ont +balancé leurs provoquants bouchons de paille: il a fait soif pourtant; +mais la dernière sous-préfecture n'a pas goûté <i>Lazare le Pâtre</i>. Ils +arrivent, les pauvres diables! «riches de mine, mais pauvres d'habits» +dans un char à banc peint en jaune, avec leur bagage dans de mauvaises +caisses en bois blanc chargées et rechargées d'adresses. Ils arrivent. +L'hôtesse de Châteauroux, qui les a flairés, crie à la bonne: «V'là les +comédiens! serrez les couverts!»</p> + +<p>Comédiens de province! parias, sentinelles perdues de l'art dramatique, +artistes au long cours, allant par toute la France à la chasse de la +recette, portant dans une misérable valise toutes les gaietés et toutes +les terreurs, les fourberies de Scapin et les fureurs d'Oreste, des +couronnes et des battes; comédiens à toute outrance, suppléant aux +décors, faisant de rien quelque chose; Napoléons de la rampe, rayant le +mot <i>impossible</i>, apprenant sept actes en deux jours, prenant le vent +comme il vient, le public comme il est, emplissant la rotonde des +diligences, répétant dans les auberges la fenêtre grande ouverte; +quelquefois montant et descendant toute la gamme des passions humaines +dans une grange pour dix sous les secondes; tirades hurlées, recettes en +gros sous, existences de hasard, dîners d'occasion, couchées de +rencontre, le <i>plaustrum</i> de Thespis moins les vendanges, soupirs des +Ragotins de l'endroit pour Angélique ou mademoiselle l'Étoile, +hôtelleries où l'on engage «les chausses troussées à bas d'attache»; vie +de pourpre et de guenilles, d'imaginative et d'audace; vie à la +Rosambeau, où Robespierre se fait un gilet avec du papier grand-aigle, +où Louis XV se fait une perruque avec des copeaux poudrés de farine!</p> + +<p>Pauvres comédiens! toujours tournant le dos au succès, toujours gais et +dispos, toujours éclatant en joyeuses histoires, la boîte de Pandore +sous le bras, la boîte ouverte, l'espérance au fond!</p> + +<p>Destin! l'Olive! la Rancune! X... était votre frère! Et lui aussi était +allé au Mans et partout, lui aussi eût joué une pièce à lui tout seul! +lui aussi eût fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur!</p> + +<p>C'est X... qui va trouver un correspondant dramatique: «Parbleu! +monsieur, je viens vous demander une place dans la troupe que vous +formez pour Abbeville!--Quel emploi jouez-vous?--Monsieur, quel est +l'emploi que l'on paye le plus cher?--Monsieur, ce sont les premiers +ténors.--Eh bien! monsieur, mettez que je joue les premiers ténors!» Et +il joua les premiers ténors.</p> + +<p>X... est maigre comme un vieux cheval; il mange comme un homme qui a eu +appétit toute sa vie. X... ne joue bien, à ce qu'il dit, que lorsqu'il +a un coup de soleil--(son coup de soleil, il le jauge à huit litres).</p> + +<p>Mais il faut l'entendre annoncer, ainsi jauge, dans le drame moyen âge +la fameuse lettre patente: «C'est une lettre <i>épatante</i> du roi!»--il +faut l'entendre prononcer sa fameuse phrase: «Allons! il se fait tard, +regagnons notre pauvre chaumière; là, du moins, nous goûterons le +bonheur que le riche ignore peut-être sous ses <i>nombrils</i> dorés!»--il +faut encore entendre dire cette autre phrase de la <i>Forêt périlleuse</i>: +«Faites tourner ce rocher sur ses gonds. Le capitaine ne plaisante pas; +à la moindre <i>inflaction</i> à la discipline, il vous tranche la tête avec +un sabre fraîchement <i>émolu</i>, comme je la tranche moi-même à ces simples +pavots!» Cette dernière phrase, où X... employait toutes les +cavernosités de sa voix, fit frémir trois mois le parterre de Nérac.</p> + +<p>Il y a dans X... pas mal de Panurge et beaucoup de Gringoire. Plus riche +en ressources que Quinola, il a toujours à sa disposition soixante et +trois manières de payer un écot. Ne doutant de rien, et moins de lui que +de toute autre chose, grand caractère tout frotté de stoïcisme, assez +indifférent aux pièces qui <i>descendent la garde</i>, accueillant les bravos +avec gravité, il déjeune parfois d'une croûte trompée à la fontaine du +comédien de Le Sage; mais vient-il à dîner, à dîner avec la fine +côtelette aux cornichons, la sardine et l'omelette au lard, il ne songe +nullement, je vous jure, à penser qu'il y a 365 dîners dans l'année.</p> + +<p>X... a une expression favorite:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse.</p> +</div></div> + +<p>Un de ses amis le rencontre à Paris: Quel emploi avais-tu à +Lunéville?--Hautbois.--Comment, hautbois? Ça n'est pas un emploi, ça. Et +puis tu ne sais pas en jouer...</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <p class="i14"> Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse!</p> +</div></div> + +<p>X... a toujours les mains sur les hanches, comme s'il cherchait la batte +d'Arlequin. Il sautille; ses mouvements sont saccadés. Il a l'air de +remuer, piqué d'une tarentule. Sa voix est aiguë, aigre et criarde, et +se raccroche en ses hiatus au perpétuel <i>sangodemi</i>!--Quand il parle, +il s'aide de ses yeux, et roule les prunelles comme s'il jouait dans la +vie privée les traîtres de Bouchardé.</p> + +<p>X... est prêt à tout, propre à tout. Un accessoire qui manque, il le +remplace. Un souffleur, qui crut lui faire une mauvaise farce, lui +souffla un soir tout le temps d'une pièce le journal <i>la Patrie</i>: X... +improvisa un autre rôle.--Dans je ne sais quel drame, l'horloge devait +sonner trois heures. Elle ne sonne pas. X... s'approche de la rampe, +fait: Tin!... tin!... tin!... et reprend: Trois heures ont sonné!--Rien +ne l'embarrasse. Je ne vous dirai pas qu'il jouera sans public, non; +mais il jouera sans salle. A Rouen, le directeur du Théâtre des Arts ne +veut pas lui laisser donner sa représentation à bénéfice sur son +théâtre: X... va trouver le directeur d'un théâtre de marionnettes, et +lui loue sa salle. Il n'y avait qu'un inconvénient: X... était plus haut +que le théâtre. Quand il était debout, sa tête était dans les frises. +X... ne sourcille pas. Il se couche à terre, s'appuie sur un banc de +gazon, et chante ainsi couché: <i>Asile héréditaire</i>, de <i>Guillaume Tell</i>, +et dit la tirade de Gros René, du <i>Dépit amoureux</i>. Il fit 47 fr. de +recette. A un de ses amis qui lui disait: Comment.....?</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> + <p class="i14"> --Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse!</p> +</div></div> + +<p>Écoutez ses vues sur l'esthétique de l'art, quand à la Halle il va de +chez Baratte chez Bordier, bras dessus, bras dessous, avec F..... qui +l'avait ce soir-là enguirlandé, des pieds à la tête, d'une devanture +d'herboristerie: «On n'a jamais compris Buridan de <i>la Tour de Nesle</i>; +Buridan ne doit pas avoir une cape, une épée; c'est pas ça. Buridan est +un soldat qui revient de la guerre; il fume son brûle-gueule, raconte +ses campagnes, et demande un litre à 6!»</p> + +<p>A table d'hôte, quand on enlève un service: Laissez! «laissez! dit X... +Ces plats ne vous gênent pas; ils charment ma vue!»</p> + +<p>Grand comédien que ce X...!--Ce n'est pas qu'il ne soit sifflé, et +souvent, et beaucoup, et très-fort! Mais il a le caractère et le dos +fait aux sifflets comme aux <i>frutti</i> du parterre de Rouen, et va se +<i>guabelant</i> de tout cela.--Il joue le premier acte de <i>la Dame +blanche</i>. Il est sifflé. Le second acte va commencer. Le directeur vient +le prévenir. Il trouve X... se déshabillant tranquillement dans sa loge. +«Mais vous êtes donc fou! Et le second acte...--Je ne le sais pas, ni le +troisième.--Comment?--J'ai toujours été sifflé au premier. Je n'ai +jamais joué le second.»--On lui jette un jour du paradis une tête +d'oie.--Messieurs, dit X... en la ramassant, la personne qui a laissé +tomber sa tête pourra la réclamer au vestiaire en sortant.</p> + +<p>Va, pauvre X...! pauvre méconnu! pauvre calomnié! va de sous-préfecture +en sous-préfecture, méprisé de tes collègues des grandes villes, pensant +avec Bonaventure Des Périers «qu'avec cent francs de mélancolie, on ne +paye pas pour cent sols de dettes»;--peut-être un soir, dans le Midi, +bien las et fatigué, tu t'assiéras sur un banc de pierre, sans un sou de +courage ni d'argent, n'ayant plus qu'un vieil habit noir à vendre, +l'habit de tes jeunes premiers; tu t'assiéras, les pieds moulus et la +mort dans le cœur: alors une vieille femme passera qui te dira: «Venez +chez moi.» Elle te fera bien souper et bien coucher. Et le matin, quand +tu lui diras: «Je ne peux pas vous payer. Je suis comédien; voilà mon +habit»;--la femme le repliera, ton habit noir, et le remettera dans ton +sac en te disant: «Moi aussi, j'ai un mauvais garçon de fils qui est à +courir la France comme vous. Eh bien! s'il se trouvait dans votre +position d'à-présent, j'aimerais bien qu'il trouvât une brave femme +comme moi pour lui donner à manger et à coucher.»</p> + +<p>Sur la tombe du nomade, qu'on mette un masque comique, un bâton de +voyageur.</p> + +<a name="c16" id="c16"></a> +<br><br> + +<h3>L'EX-MAIRE DE RUMILLY</h3> + +<p>C'était, après tout, des gens d'esprit essayant de faire l'hôtellerie de +la vie bien fournie, montée, pourvue, garnie de toutes sortes de +plaisances, charmes et agréments, dormant grasses nuitées, riches et +argentés comme des mendiants qui reçoivent de tout le monde, écrémant le +plaisir et la satisfaction du mariage pour laisser au prochain ses +charges, ennuis, chagrins et déboires, se gagnant magnifiques, et +bien-sonnants, et doux-flattants, revenus de leur ferme du ciel, ayant à +portée de la main toutes bonnes et désirables choses. Les belles +plaines, avec fraîches eaux, beaux prés valants, terres fertiles, +salubres et délicieuses, étaient leurs douaires et leurs hoiries +prédestinés. «O gens heureux! ô demy-dieux!»--leur disait l'autre, les +voyant autour des dix sept cent mille clochers de France, seigneurs de +toutes les bonnes pâtures, beaux aspects de feuillade, et belles granges +et basses-cours, et bois, et rivières, bien ameublés de tous gibiers, +poissons, poulailles, bien vivant, mangeant, humant: «O demy-dieux! ô +gens heureux! c'est paradiz en cette vie et en l'aultre pareillement +avoir!»</p> + +<p>Habiles gens que ces épicuriens du maigre et du jeûne! Des étangs à ne +pas les compter, où le filet n'avait qu'à se laisser tomber pour +ramasser, à se rompre, brochets, carpes, brochetons, anguilles! Viviers +de pierres de taille pour garder le tout bien vif et en santé! Allées +sablées pour l'abbé, de l'abbaye jusqu'à la belle vigne, folie et joie +et réconfort des soirées d'hiver, attendant les buveurs dominicaux, +couchés sur les coteaux de pierre à fusil! Domiciles d'élection, de +paix, de pitancerie, et de bien-être, et de belle vue champêtre, avec le +gai soleil pour éveilleur et sonneur de matines aux fenêtres joyeuses, +avec le gai soleil pour compagnon mûrisseur des espaliers à six étages! +Vergers frutescents, tout rougeauds de fruits; plantureux terrages, +chauds nourriciers des grainées opulentes; forêts qui font l'horizon +vert, et le garde-manger encombré; rivières échappées à travers les +peupliers, pour le babil des battoirs, et le tic-tac du moulin; +chènevières mettant fine toile au corps; prairies d'émeraude, donnant +bon beurre, bon fromage, et bonne viande: toutes gaudisseries de la +gueule et des yeux, cherchées et trouvées en ces châteaux bénis!--«Bien +de moines!» à tous charmants coins de nature; «Bien de moines!» à tous +riches terroirs, c'est le refrain populaire; aux prés de feutre: «Bien +de moines!» aux guérets serrés: «Bien de moines!» aux étangs grands +comme des lacs: «Bien de moines!» aux saulées bruissantes: «Bien de +moines!» «Bien de moines!» dira toujours le plus vieux du village. «Bien +de moines!» ont dit les acheteurs des biens nationaux. «Bien de moines!» +se disent les fermiers de leurs héritiers.</p> + +<p>Quel rêve entrevu, la première fois qu'ils entrèrent au pays de Rumilly! +C'était splendide jour de printemps, ou clair temps d'automne. Quelle +ambition éveillée par toutes les promesses de la gente contrée! Et +comme, leur quête finie, les moines la quittent pensifs, tout songeant à +un retour. Donations à insérer au cartulaire, indulgences à donner aux +peccadilles de ces temps héroïques et brutaux, ils ruminent la clef qui +leur ouvrira le petit Éden. Et dès 1104, ce sont moines de Molesmes +entrant à Rumilly de par Hugues de Champagne. Hugues a retiré de son +doigt son anneau. Il a juré sur les Évangiles, devant Pascal de Rome, +Rithal, évêque d'Albe, légat du pape, Milon de Bar, l'acte de donation +du village de Rumilly; et vite de Molesmes, pays raboteux, abrupte, +tempétueux, pays de grand vent et de montées où les mules se +déferrent,--ils s'installent en cette patrie nouvelle à pentes molles, à +promenades point essoufflantes aux bedaines béates. L'air y ventile, +frais et doux, et la forêt pare la bise. Benoîtement, les bonnes gens +s'arrondissent à la sourdine d'un arpent, de deux, de cinquante, +envahissant, de ci, de là, tout le pays. Gauthier de Fresnoy leur +accorde la moitié de ses dîmes. Un autre jour, c'est le village de +Saint-Parres qui leur est donné; un autre, c'est le Bouchot; un autre, +c'est Nice; un autre encore, Villeneuve-sur-Terrien; un autre, le +Long-du-Bois; un autre, c'est le château de la Motte; un autre, c'est +une verrerie à souffler larges flacons pour enserrer la purée +septembrale, et verres généreux pour porter les santés du souper. Pour +des chemises, c'est Adèle de Rumilly qui leur accorde la dîme sur le +chanvre. Ce ne sont, en ce temporel de Carabas, que milliers de +boisseaux de blé et d'avoine; les arpents de terre, de bois, de prés ne +s'y comptent plus que par centaines. Sous le poids de la dix-septième +gerbe, du vingt et unième du chanvre et de la navette, crèvent les +granges. Vers les basses-cours trop étroites, on amène des quatre points +cardinaux du lieu, en longues processions, oies, chapons, gélines. Trois +moulins, pour l'abbaye, tournent sur l'Hozain. Et pendant que Jean +Collet échaffaude entre les peupliers la tour blanche de son église, +cinq petites tourelles élancent dans le ciel leurs pointes d'ardoises +pour l'abri et l'habitation d'honneur du seigneur abbé. Et de tant de +jouissances charnelles, conquises en si peu de temps, le cantique de +reconnaissance se lit aux murs tout égayés de paganisme. Sous les +figures emmédaillonnées dans les grandes cheminées, c'est la devise: +<i>Jupiter Custos</i>. Sur les chapiteaux des colonnes qui soutiennent le +promenoir d'été, des enfants à cheval sur des cygnes font cabrer leurs +montures, et les Amours, à ailes rognées, qui jouent du <i>psalterion</i>, +semblent chanter, en leurs musiques inentendues, le <i>Credo</i> mythologique +du <span class="sc">XVI</span>e siècle; même au-dessus de la porte, passage particulier de +l'abbé, le tailleur de pierre jette, dans les lambrequins, la tête +échevelée d'Ariane.</p> + +<p>Mais tout cela était hier, et je veux conter aujourd'hui. Débouchez un +jour de mai par l'ancienne route de Paris: la plaine qui entoure Rumilly +vous apparaît immense et plate, toute couverte de blés verts, où la +houle jette en courant ses moires blanches. Plus loin, une ligne qui +serpente, d'oseraies et de peupliers. Quelques tuiles de toits percent +de rouge les feuillages. Puis les cinq tourelles bleuâtres du château, +la tour blanche de l'église. Là-dessus, le coteau monte, couvert +d'arbres fruitiers fleuris. Le soleil joue dans la neige mate des +fleurs, y posant par places des brillants, comme dans de l'argent bruni. +Au haut du coteau, un panache d'un vert sourd qui fait ressauter les +verdures aériennes des premiers plans.--Sur le chemin vicinal qui va du +village à la route, il marche un androgyne de six pieds de haut, entoilé +d'un coutil gris qui dessine d'amples gigots aux bras. A chaque enjambée +sous la blouse longue se cache et se laisse voir, pudibonde et modeste, +la broderie anglaise d'un pantalon de petite fille. Des souliers de +prunelle chiffonnent leurs rubans de soie noire autour d'une cheville en +paturon. Le vieillard s'avance, herculéen, dans un balancement craintif +et sautillant. Il a sur la tête nue une perruque qui semble une touffe +de mousse desséchée, à cheval sur deux immenses oreilles couleur de +vieille préparation de cire. Au front, un nez gigantesque commence; un +nez non pareil auquel on dirait que courent toutes les lignes du menton +et des joues comme si elles s'efforçaient d'amarrer au visage cet +insolite morceau de chair prêt à fuir. Ainsi nasalement pourvu, la tête +du vieillard a l'air de ces hydrocéphales de buis qui servent +d'enseignes drolatiques aux marchands de parapluies. Il tient en main +une ombrelle ouverte. L'ombrelle de soie met au chef de l'homme des +reflets roses.</p> + +<p>Il s'avance relevant sa jupe pour la moindre rigole. Il remonte ses +gigots, tout en scrutant d'un œil de maître les champs, les gens, les +mares et les canards. Il s'arrête tout au bord de la route. Il jette un +regard du côté de Paris. Il revient. Il trottine, faisant des +coquetteries de démarche, et se retournant. Il s'ajuste. Il se trousse, +se détrousse et se retrousse.</p> + +<p>Cet homme est le seigneur suzerain de cette ancienne terre de moinerie. +Cet homme commande au pouvoir spirituel. Cet homme règle les obligations +du maître d'école envers la commune. Cet homme donne le mot d'ordre à +cette police qui est le garde champêtre. Cet homme requiert cette force +civile qui est la garde nationale. Quand cet homme rentre de son +invariable promenade, les intérêts locaux, et les contestations, et les +demandes, et les placets sont à sa porte, bonnet bas, révérences prêtes. +Cet homme est le maire de Rumilly.</p> + +<p>--«Azélie--a-t-il dit--donnez-moi mon ouvrage.»</p> + +<p>Il a tiré une longue broderie. Il a mis son dé, il a enfilé son +aiguille. Il a ses yeux de vingt ans. Il ne met pas de lunettes. Il +brode au feston la longue bande.--C'est le baldaquin qu'il destine à son +lit.</p> + +<p>Celui-ci entre, et celui-là. Ils s'asseyent. M. Jousseau poursuit son +feston. Ses doigts agiles vont et viennent. Il a croisé une de ses +jambes par-dessus l'autre, et il travaille. L'un dit que les oisonneaux +de Mathieu trouent sa haie; l'autre qu'il faudrait un nouvel +instituteur, que celui qu'on a se grise, et que les enfants n'y +apprennent rien, et qu'il n'est jamais levé pour sonner l'<i>Angelus</i>; un +autre qu'il faudrait voir le préfet pour le procès des grands bois que +la commune a avec l'État. M. Jousseau dit à l'un: «Vraiment?--à l'autre: +«Possible!» Il brode toujours. Il ajoute: «J'irai à Paris, le mois +prochain,»--et il répète: «J'irai à Paris.»</p> + +<p>De la cuisine, une voix aigre s'échappe:--«A Paris? y pensez-vous, +Monsieur? J'ai cent cinquante dindons à élever cette année! Vous allez, +comme ça me laisser seule?»</p> + +<p>Après souper,--quand c'est l'hiver,--Azélie a mis de l'huile dans son +<i>bureton</i>. M. Jousseau le prend à la main. Azélie marche avec ses sabots +dans la nuit noire. Elle porte un rouet, et une quenouille chargée. M. +Jousseau marche après Azélie, se garant des pierres et du ruisseau de +fumier de la ferme. Les voilà arrivés, lui et elle, à la veillée des +femmes: tous les rouets sont en jeu. Quand les commères le voient:--«M. +Jousseau, mon dernier a une foulure.»--«Il faut une omelette aux +cloportes,--dit M. Jousseau,--je vous ferai l'ordonnance.» Il s'arrange +à son rouet.--«M. Jousseau, mon homme a son rhumatisme.»--«Bonne femme, +c'est qu'il ne porte plus les trois marrons que je lui ai dit de porter +dans la poche de son pantalon.»--M. Jousseau a mis son rouet en train. +Il ordonne encore d'autres remèdes, et sous son pied géant chaussé de +prunelle, son rouet en fièvre tournoie et ronronne dans la grange, plus +strident que tous les autres.</p> + +<p>Méprise du créateur que cette cervelle femelle logée dans cette +caricature de mâle? Cervelle coulée au moule des gynécées, engouée de +chiffons, manœuvrant toute la machine solide de ce corps ridicule aux +petits travaux des Arachnés! Homme-femme ayant ambition depuis trente +ans d'aller à Paris pour caresser de l'œil les belles robes et les beaux +bonnets, et les petits brodequins! Et les paysans lui pardonnent à ce +maire enjuponné, fiers de vous montrer l'écriture calligraphiée de ses +grotesques ordonnances médicales.</p> + +<p>La veillée est finie. Il est rentré chez lui. Il est dans son lit, M. +Jousseau. Il a la tête sur son oreiller; sa chandelle est sur sa table +de nuit. Ses volets sont bien fermés, les rideaux de sa fenêtre tirés. +Il est couché sur le dos; il tripote dans ses longs et grands doigts +noueux quelque chose, et le retourne et le façonne comme une mère +habille son enfant. Il a un petit carton près de lui, où il puise et +remet tantôt un chiffon, et tantôt un autre. Ces chiffons ressemblent, à +de petits vêtements: voilà un petit béguin et voilà une petite jupe. Il +travaille avec tout cela dans la ruelle contre le mur. C'est long ce +qu'il fait; il s'impatiente; il prend une épingle sur la table de nuit; +il se pique. Il bougonne sourdement. Cela avance. Il sifflote un petit +air. Il lui faut maintenant ses deux mains; il met l'épingle entre ses +dents. Là! voilà qui est fini. Il fait sauter cela sur son séant, +regarde et donne encore un coup de main ici et là: c'est sa poupée qu'il +vient d'habiller. La chandelle tantôt ramasse sa flamme au-dessus de son +champignon qui charbonne, tantôt la lance bien haut par-dessus; et au +mur, le petit paquet de chiffons que branle le vieillard remue. Au mur, +aussi, l'énorme nez du vieillard se projette, mettant une grande ombre +bien noire qui marche et rétrograde selon que la chandelle flambe ou se +reploie. Au mur, ce nez énorme se profile net; et d'une ligne cernée, la +silhouette étrange tremblotte, toujours à sa même place, grandissante, +puis immobile; tandis que promenée et ballante sur les plis des draps, +la poupée estompe plus bas l'ombre allongée de ses oripeaux qui +dansent...</p> + +<p>Le dimanche gras, il arrive à Rumilly une grande caisse de Paris pour M. +Jousseau.--M. Jousseau s'enferme avec sa caisse; même Azélie ne sait ce +qu'il fait enfermé.</p> + +<p>A midi, le mardi gras, M. Jousseau sort dans son cabriolet d'osier.</p> + +<p>Quand M. Jousseau passe en son cabriolet d'osier devant le portail de +l'église, le saint Martin sous son dais festonné ajusté aux meneaux lève +son petit bras de pierre et met sa main devant ses yeux, en auvent, pour +mieux voir. Les figurines qui vivent à chaque jambage perchées sur une +colonne torse, dans un habitacle clochetonné, se penchent et se dressent +sur la pointe du pied et s'avancent. L'ange à droite qui porte un beau +lis à la main s'oublie, curieux, et grimpé jusqu'au haut des accolades, +s'accoude sur les armes de France, laissant ses voisins en mauvaise +position et mal en point pour voir. Petit à petit les saints s'essayent +tous à déranger de la tête les gouttes de glace, réunies en grappes, qui +pendent à leurs petites couronnes sculptées. Le soleil, jusque-là +endormi dans son lit de nuages gris, s'éveille et met une mouche d'or au +bout du nez de la Vierge qui fait vis-à-vis à l'ange de l'Annonciation, +les yeux baissés. Voilà que la jolie Vierge lève elle aussi, pour +regarder, ses paupières de pierre toute noircies des larmes de la pluie +d'hiver. La grande rose à six feuilles en cœur resplendit comme une +prunelle de cyclope dilatée; et les monstres des gouttières, et les +apôtres qui demeurent contre les contre-forts sont tout éjouis et +remuants d'aise d'avoir les plus hautes et les meilleures places, tant +elle est curieuse, unique et merveilleuse, la chose à voir! Même comme +les portes sont ouvertes, du fond de l'église, les personnages du +retable, les soldats juifs et les saintes femmes tâchent de jeter l'œil +par-dessus les chandeliers d'argent de l'autel, et les deux larrons +quasi-morts retrouvent un regard pour ce spectacle étrange:--M. +Jousseau, M. le maire, dans son cabriolet d'osier, défile devant +l'église costumé en odalisque!</p> + +<p>Le curé qui a lu la chronique du pays, disait sur le pas du presbytère: +«O Jean Collet, vous qui élevâtes notre église de Rumilly, si belle +qu'un monsieur de Paris est venu la dessiner l'autre année, et que le +préfet l'a regardée l'autre jour! Vous qui l'élevâtes, pieux Jean +Collet, chanoine et official de Troyes, par trente-quatre ans de quêtes +patientes au travers des contrées chrétiennes, architecte de charité! ne +serait-ce pas votre méchant petit frère Claude,--Claude qui, perdant +que vous faisiez, armé de votre aumônière, croisade pour conquérir cette +belle maison de Dieu, crayonnait sur tous les murs un grand enfer, +écrivant au-dessous, le mécréant!</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> En ce palud et horrible manoir</p> +<p class="i14"> N'est cordelier, ni moine blanc ou noir</p> +<p class="i14"> On s'en estonne, et le peintre respond:</p> +<p class="i14"> S'il y en a, mais on ne peut les voir.</p> +<p class="i14"> Parce qu'ils sont mussez au plus profond.</p> +</div></div> + +<p>«Claude, ce poète d'Hérodiades, qui donnait à lire aux beaux amidonnés +de son temps, l'<i>Oraison de Mars aux dames de la cour</i>;--ne serait-ce +pas, ô pieux Jean Collet, votre méchant malin de frère qui revient un +instant de l'<i>Ile des Hermaphrodites</i> en guenon habillée, pour distraire +et mettre en émeute les saints, les saintes, la Vierge et les anges et +les éveiller de leur rêve de paradis et faire les cornes à votre pauvre +âme trépassée, dites, ô Jean Collet?»</p> + +<a name="c17" id="c17"></a> +<br><br> + +<h3>MARIUS CLAVETON</h3> + +<p><i>Honorable monsieur, je suis à la porte de votre habitation. Depuis que +j'ai eu l'honneur de vous voir, j'ai acheté des vêtements, afin de +pouvoir me présenter là où j'ai affaire. Je suis mieux vêtu, mais mon +pauvre nez souffre bien. Je me recommande à votre bon cœur.</i><br> + +<span class="rig"><span class="sc">Marius Claveton.</span></span></p><br> + +<p><i>Mon pauvre nez! mon pauvre nez!</i></p> + +<p>L'honorable monsieur fit entrer le visiteur, et lui donna de quoi +acheter du tabac.</p> + +<p>Marius Claveton est méridional, mais, à cela près qu'il jure par +<i>pécaïre</i>, il n'est pas de son pays: il est modeste, il est discret, il +est taciturne. Il sait l'étiquette entre gens qui n'ont rien et gens qui +ont un peu plus. Invitez-le à déjeuner, il acceptera, mais de cet air +honteux que devait avoir, je ne me rappelle plus, quel auteur du <span class="sc">XVIII</span>e +siècle, qui répondait quand un seigneur l'invitait: Vous êtes bien poli, +monsieur, j'ai dîné hier. Des quatre ou cinq personnes qui l'obligent, +il accepte la piécette, mais un peu rouge, et croyant d'ailleurs +fermement qu'il ne fait qu'emprunter. Il attend de confiance le payement +d'un billet idéal le lundi, et le mardi, dès qu'il l'aura escompté, il +viendra mettre à votre disposition <i>et sa bourse et ses services</i>.--Deux +points de feu dans les yeux.--Marius Claveton est un petit homme, les +cheveux très-noirs, le visage impitoyablement vrillé de petite vérole, +de grosses lèvres rouges sensuelles et épanouies, le nez au vent.</p> + +<p>Defauconpret a beaucoup traduit; il a traduit quatre cent vingt-deux +volumes. Marius Claveton a peut-être traduit encore plus de volumes que +Defauconpret, car Marius n'a «ne cens, ne rente, ne avoir», comme ce bon +larron de Villon. Marius vit à traduire de l'anglais.</p> + +<p>Quand Marius a six sous, et de plus de quoi acheter des plumes et du +papier, il va dans un certain cabinet de lecture qui possède bon nombre +de livres anglais. Il s'attable, et, comme il a l'intelligence preste, +la main vive et l'écriture expéditive, il écrit couramment sa +traduction, fatiguant le plus de bouts d'ailes, emplissant le plus de +papier qu'il peut.</p> + +<p>A quatre heures, il se lève, essuie ses plumes, et va proposer, de +petits journaux en petits journaux, sa main de papier noircie. Une +quarantaine de sous est le salaire ordinaire. Marius achète du tabac, +dîne avec une friture dans un cornet de papier, et se couche et s'endort +pour recommencer le lendemain.</p> + +<p>Un soir un de ses protecteurs qui le savait confiné au lit, faute de +pantalon, vint lui rendre visite. Marius logeait rue Saint-Jacques, à +l'hôtel de Grèce,--en son hôtel de Grèce, comme il avait l'habitude de +dire.--Le protecteur monte l'escalier, il frappe.--Qui est là? crie +Marius.--C'est moi.--Honorable monsieur! honorable +monsieur!--L'honorable monsieur entendit des allées et venues dans la +chambre; puis ce fut comme un frôlement de linge. Marius passait une +chemise. Il ouvrit. L'honorable monsieur faillit être renversé: la +chambre de Marius empestait le suif et l'humanité. Marius n'avait que sa +chemise. Le monsieur prit son cœur à deux mains et fit un pas en avant. +Dans la chambre, il y avait une chaise et un lit, et sur la chaise une +chandelle cannelée de coulures avec un pied-de-nez. Le lit n'avait pas +de draps.--Honorable monsieur, asseyez-vous.--Marius,--le Méridional, se +retrouvait ici,--se croyait assez de chaises pour faire asseoir +quelqu'un.--Merci, je m'en vais, dit l'honorable monsieur en tendant un +paquet de hardes à Marius. Voici pour vous; j'ai une dame qui m'attend +en bas.--Eh bien, faites monter cette dame! dit héroïquement Marius.</p> + +<p>Le costume de Marius est d'ordinaire composé d'aumônes partielles que +lui font quelques artistes de sa connaissance. On se cotise, on apporte, +qui un gilet, qui une redingote, qui un pantalon, ce qui vous permet de +deviner que le costume de Marius est d'un style éminemment composite; +les charités qu'on lui fait étant de tous ordres et les habits qu'on lui +donne étant de toutes dates. Mais cela ne fait guère à Marius; il marche +dans tous ces morceaux de drap colligés, comme Diogène dans son haillon, +et ne s'aperçoit des trous que quand ils sont grands.</p> + +<p>Et savez-vous, mesdames, ce que ce déguenillé traduit, et quelle est sa +veine et sa spécialité d'interprétation à ce costumé d'aumônes? il +traduit, le plus souvent, les parfumeries, la parfumerie de Windsor et +la parfumerie de Smyrne, les senteurs d'Énis-el-Djelis et les vinaigres +de lady! il traduit les articles sur les strigilles, les gauzapes, les +<i>alipili</i> et les <i>elacothesii</i>. Il se plaît aux toilettes d'exquise +élégance; il entre en tous les détails des soins internes, en toutes les +parures du corps! Il traduit tous vos auxiliaires, mesdames; les +sachets, les savons, les pots-pourris, les préparations balsamiques, les +bains de Vénus, les eaux de Jouvence, les laits de beauté! Il dit chaque +ωσμη du gynécée; il dit, d'après les Guerlains inédits de +la Grande-Bretagne, le castoréum, le crocus, la marjolaine, le storax; +il dit les stagonies d'encens et les roses de Tunis, et d'Égypte, et de +Campanie, et que nous devons à Néron l'art de s'oindre la plante des +pieds! Il conte toutes les ressources de l'Orient, Éden des parfums, le +musc, l'ambre, la civette, le jasmin, le nard, le macis, le girofle, le +bétel et le ginseng! Il traduit toutes les joies de l'épiderme, le +massage, et les essences et les arômes! Il traduit, mesdames,--ce Marius +sale et pouilleux, et qui pue,--il traduit pour vous toutes les recettes +de Calcutta et de Téhéran, tous les secrets de l'hygiène de la beauté! +Il plonge sa plume en toutes les extases de l'odorat. Pour vous, +mesdames, il fait passer d'anglais en français tout ce qui assouplit +l'épiderme, tout ce qui veloute la peau, tout ce qui fait la femme +savoureuse, et en bon point pour les désirs!</p> + +<p>Marius trouve le Luxembourg à sa porte, les habits des autres à sa +taille, <i>il n'est rien d'égal au tabac</i> de Sganarelle à son goût, la +misère qu'il mène à sa guise.</p> + +<p>Je ne connais qu'un malheur et qu'une douleur arrivés à Marius.</p> + +<p>Marius,--il paraît que, cette après-midi là, le journal où il s'était +présenté manquait de copie,--Marius revenait avec huit francs dans sa +poche. Huit francs! Pécaïre! Huit francs! une fortune! Huit francs!! Si +Marius eût dû jamais connaître l'orgueil, il l'eût fait ce soir-là. Il +était tard! Marius trouva la friturière où il dînait fermée. Marius +remonta gaiement la rue Saint-Jacques. Il arriva ainsi chez Tonnelier. +Il dîna, il but du vin. Marius d'ordinaire ne buvait que de l'eau. Le +lendemain, aux premières fraîcheurs du matin, Marius se retrouva dans un +terrain vague, près de la barrière du Maine, le corps meurtri, la tête +troublée, avec ses bottes aux pieds et sa chemise au dos,--rien de plus. +Marius avait l'inexpérience du vin. Il s'était grisé; on l'avait battu, +on l'avait volé, et là-dessus il s'était endormi. Marius reprit le +chemin de son chez lui, donnant à regarder aux laitières sans le savoir, +essayant de voir clair dans son histoire et ne s'y reconnaissant pas +trop, la langue épaisse, les jambes molles. Il n'était pas encore assez +dégagé pour comprendre ses infortunes et son peu de costume. La portière +de l'hôtel de Grèce, en l'apercevant, partit d'un éclat de rire. Le +pauvre Marius ouvrit les yeux; il vit que les voleurs lui avaient fendu +sa chemise par devant,--du haut en bas. Ce n'était plus qu'une +redingote. Marius se vit comme il était; il vit la portière rire,--il se +mit à pleurer comme un enfant.</p> + +<a name="c18" id="c18"></a> +<br><br> + +<h3>LOUIS ROGUET</h3> + +<p>Et ce sont, dès l'enfance comme dans l'histoire de tous les sculpteurs, +des tentatives, des essais. Les angles des pupitres du collége d'Orléans +se découpent en silhouettes caricaturales; la neige, la terre, la cire, +tout vient prendre forme sous les doigts du jeune modeleur. L'attention +s'éveille autour de ses débuts. Vient l'époque des études sérieuses, des +études du matin au soir, des expériences, des tâtonnements, des luttes, +des premiers travaux, des premiers encouragements. Le rayonnement n'est +pas considérable. Mais le portrait de l'assassin Abraham Serain derrière +les barreaux de sa prison, un groupe représentant <i>un Fils recevant les +derniers soupirs de sa mère</i>, éveillent la curiosité. Les charges de +quelques notables, inspirées de l'humour de Dantan, font le jeune homme +redoutable dans une ville de province: c'est le succès.</p> + +<p>Mais Rogues ne s'abuse pas; il sait tout le premier la faiblesse de ces +commencements. Il a soif de Paris, de Paris où l'étude a des +comparaisons, des modèles; de Paris où le travail rend tout ce qu'on lui +donne. Il veut un public. Il sait que là de vrais jugeurs font justice +des grands hommes de province et des génies de sous-préfecture; il sait +que c'est un crible immense qui sépare le bon grain de l'ivraie; il le +sait, et il part. Il descend à l'atelier de Drolling, et attaque la +glaise avec fureur, n'interrompant l'académie que pour courir à +l'amphithéâtre, et puisant dans sa constitution herculéenne la force de +recommencer tous les jours. Voici les bustes de Boursy, Jules Saladin, +Béhic, Paillet, Chopin, Buchon, David, Baroche, de Larochejaquelein, les +uns originaux, les autres copiés, mais des copies redoutables aux +maîtres; voici les figurines de madame Paillet, de mademoiselle +Méquillet dans le rôle de Valentine des <i>Huguenots</i>, d'Audran dans <i>Ne +touchez pas à la Reine</i>; voici trois médailles obtenues en 1844, 1845, +1847. De ses esquisses perdues, nous nous rappelons une étude de la +Nuit, la tête penchée en arrière, effleurant d'un pied le globe +terrestre, laissant tomber de ses bras relevés une draperie toute +constellée d'étoiles. La draperie voletait jusqu'aux pieds, nuageuse et +perdue, dessinant ce beau corps, le caressant avec des ondulations de +vagues.</p> + +<p>Mais ce fut un jour de rêverie que Roguet jeta sur la glaise cette sœur +de la <i>Mélancolia</i>, un jour qui n'eut guère de lendemains. Là n'était +point sa veine. Ce qu'il fallait à Roguet, c'étaient les larges +musculatures, les formes plébéiennes de la matrone romaine, les enfants +charnus à la Jules Romain, les mêlées aux lignes impétueuses, les +pantomimes héroïques, les fougues d'une pensée matérialiste, un combat, +une victoire à couler dans le bronze, à décorer un arc triomphal; ce +qu'il lui fallait, c'étaient les contours terribles. Michel-Ange allait +à lui.</p> + +<p>L'homme se traduisait dans ses œuvres. Doué d'une vigueur d'athlète, +prenant plaisir aux tours de force, et l'emportant sur tous; faisant de +son atelier une sorte de <i>palestre</i>; exerçant ses membres pour retrouver +chez lui les lignes qu'il aimait en ses modèles; jetant un jour un +municipal et son cheval à terre; vivant d'après les anciens préceptes du +gymnase; buvant de l'eau, se privant de Vénus; c'était un des derniers +fanatiques de la force, et de l'image de la force. Il vous prenait une +admiration et un étonnement à regarder cette tête qui rappelait le +masque du Jupiter Olympien, ces yeux de lion, ces sourcils épais, ce +front et ce nez droits, ce menton court, ce front haut et large, ces +cheveux tombant du sommet de la tête comme une crinière blonde.</p> + +<p>Caractère d'une âpreté dominante, nature batailleuse, se cabrant pour un +rien, il voulait tout autour de lui des amitiés souples et maniables qui +ne lui fissent pas ombrage. Violent comme une énergie qui a conscience +d'elle-même, il adorait sa mère; mais, dans son adoration, n'entrait-il +pas un peu de reconnaissance pour l'affection soumise et comme +obéissante que lui portait l'excellente femme?--Ame valeureuse faite +pour la lutte et pour les chocs, taillée à grands coups; une âme du <span class="sc">XVI</span>e +siècle dépaysée dans le nôtre. Mais dévoué garçon, mais tout débordant +de franchise, mais loyal, loyal à ce point qu'il ne douta jamais de la +loyauté de personne, et qu'un jour, il lui arriva sur le terrain, de +dire à un adversaire de première force: «Monsieur, je n'ai jamais touché +une arme. Je vous demande un an pour vous rendre raison.»</p> + +<p>En 1848, l'élève de Duret concourut pour le prix de Rome, et obtint le +second grand prix.</p> + +<p>Puis on mit la statue de la République au concours. Roguet vêtit son +esquisse du drapeau tricolore, la hampe du drapeau appuyée contre le +sein gauche, une épée à la main, un pied sur un pavé. Cette République, +emportée comme la Liberté de Delacroix, mais toute magnifique de +sérénité en sa fièvre,--le meilleur, sans contredit de tous les +envois,--fut jugée digne d'être exécutée en grand modèle et coulée en +bronze.</p> + +<p>Mais déjà une toux sèche le fatiguait. Le cheval qu'il avait jeté à +terre lui avait un moment reculé sur la poitrine, et depuis ce moment +il éprouvait des malaises; puis ce furent des douleurs. On lui +conseilla le repos; mais il se souciait bien de cela vraiment!--Il entre +en loge tout enfiévré, et malade à ce point qu'il est obligé de demander +un matelas pour se jeter dessus à l'heure de ses redoublements de +fièvre. Le vingt-deuxième jour, l'ébauchoir lui tombe des mains, et son +bas-relief reste inachevé. Le jury des beaux-arts est appelé à juger le +bas-relief inachevé: Teucer blessé par Hector et défendu par Ajax. Il +juge «à la majorité de vingt-trois voix sur vingt-cinq, la composition +de Louis Roguet digne du premier grand prix, et décide qu'après avoir +reçu, en séance solennelle, la médaille d'or, il sera envoyé à Rome aux +frais du gouvernement.»</p> + +<p>Après un court séjour à Hyères, il arriva à Rome, où ses rêves l'avaient +fait entrer autrefois plein de vie et de santé. Là eut lieu cette lutte +de l'homme qui se sent mourir et qui compte ce qui lui reste à vivre. +Les projets s'accumulent dans sa tête, et sa main est impuissante. Il se +couche, il se relève; il prend la fièvre pour de la force, il va de son +lit à la statue, de la statue à son lit; maudissant les survivants qui +ont le temps avec eux, pleurant sur la douleur de sa mère, voulant +revenir et ne pouvant pas. Ce fut entre lui et l'agonie une lutte +atroce; lui qui à chaque minute sentait l'avenir qui s'en allait, lui +dont la robuste charpente s'indignait d'être ainsi tâtonnée par la mort, +la mort, qui avait envie de ce jeune corps et de ce riche cerveau, envie +de tout ce qu'ils promettaient.</p> + +<p>Arrivé à l'heure de mourir, il voulut partir. Ses amis le portèrent pour +descendre l'escalier. On raconte qu'à la dernière marche de la villa +Médicis, il râla dans une convulsion de désespoir: «S.............! ces +crétins de l'Institut qui ont des soixante ans dans le ventre!»</p> + +<p>Roguet avait vingt-six ans.</p> + +<a name="c19" id="c19"></a> +<br><br> + +<h3>UN AQUA-FORTISTE</h3> + +<h4>I</h4> + +<p>..... Dans ce café du boulevard, un jeune homme était attablé devant +moi. Son chapeau de feutre, abaissé sur ses yeux, le drap sans reflet de +son habit, buvaient et flétrissaient la lumière rousse, terne, morne et +morte sur tout cet homme comme sur un vieux crêpe. Il avait, posés, ses +deux mains sur les marges de <i>la Patrie</i>, et ses deux yeux, qui ne +lisaient pas, au beau milieu du journal.</p> + +<p>La demoiselle de comptoir comptait les petites cuillers. Un garçon +couvrait le billard; un autre apportait un matelas roulé sur sa tête. +Minuit avait éteint le gaz. L'or des plafonds et des murs, les éclairs +des glaces, les paillettes des verres, tout cela avait été soigneusement +serré dans les ténèbres. Une bougie veillait la nuit.</p> + +<p>Un garçon prit racine devant la table du jeune homme.</p> + +<p>--Ah! oui!--dit le jeune homme, qui finit par l'apercevoir; et il mit la +main dans la poche de son gilet, se fouilla à droite et à gauche, puis +en haut, puis en bas... La figure de marbre du garçon eut un +courroucement olympien. Il se rejeta en arrière, fit volter sa serviette +de sa manche droite sous son aisselle gauche avec un mouvement digne, +éclaircit sa voix par un: Hum! hum!... A ce moment:--prenez les deux +consommations,--dis-je, en jetant une pièce d'argent sur la table de +marbre.</p> + +<p>Nous sortîmes.--Voilà une belle nuit, Monsieur!--fait mon homme. Nous +marchions.--Une bien belle nuit!--Et il allait, promenant ses yeux dans +l'ombre.--Ah! pardon, je suis distrait: vous ai-je demandé votre +adresse?--Je lui donne ma carte.--Monsieur, ils sont trois, à l'heure +qu'il est, sur la place du Carrousel: un homme, une grosse lorgnette et +la lune. L'homme attend, la lorgnette regarde, la lune... Ah! voilà un +sergent de ville... deux... quatre sergents de ville. Monsieur, à +l'honneur de vous revoir.</p> + +<p>Le lendemain, mon portier me remettait quatre gros sous enveloppés dans +un morceau de gravure déchirée.</p> + +<h4>II</h4> + +<p>Je le retrouvai, et voici comme.</p> + +<p>Domangeot avait un oncle sans un enfant et sans un sou. Un chemin de fer +avait tué l'oncle à Domangeot. Domangeot avait recueilli de son +oncle--des dommages intérêts. Dans une petite chambre de la rue de +l'Ancienne-Comédie, c'était une chambrée complète de buveurs en manche +de chemises; et, par la fenêtre, penché un verre à la main, comme le +Bacchus rouge d'un cabaret, Domangeot invitait les amis qui passaient +dans la rue, et les amis des amis, et même les amis des autres. Je +passais; mon nom tomba de là-haut; je montai. On me donna une chaise et +un verre de Champagne dont le pied était cassé. Mon homme était là, pâle +parmi les faces de pourpre. Cependant il buvait, il buvait comme un +remords.</p> + +<p>Les cœurs trinquaient.</p> + +<p>--A Emma!--A Clorinde!--A Juliette!</p> + +<p>--A l'almanach!</p> + +<p>Je demande à droite:</p> + +<p>--Qui est-ce, ce monsieur qui ne dit rien?</p> + +<p>--C'est mon ami!... Connais pas!</p> + +<p>Je me retournai à gauche:</p> + +<p>--Celui-là... sans faux-col?... Attends... un graveur... Ah! je ne sais +plus!</p> + +<p>Paroles, voix, cris, cliquetis de verres et de noms, le vin couronné de +souvenirs,--il semblait que ce fût toutes les amours du quartier Latin +portées en triomphe par les toasts grisés, se disputant la cendre des +souvenirs morts et des jours envolés!</p> + +<p>--A Berthe! qui avait un bouvreuil dans le gosier, des grains de beauté +partout...</p> + +<p>--A une blonde!</p> + +<p>--A cette bonne Fanchette! qui marchandait à la boutique à un sou!</p> + +<p>--A Annette! qui dansait à l'ombre de sa jambe droite!</p> + +<p>--A Tape-à-l'Œil!</p> + +<p>--A Rose! une oie!... bête comme un homme, menteuse comme une affiche, +triste comme un poêle, grêlée... et mauvaise comme une guenon qu'on +oublie de battre! A Rose, que j'ai aimée!</p> + +<p>--A des yeux!--et le verre du buveur taciturne monta soudain sur tous +les verres entrechoqués,--à des yeux!--Quand ils me regardent ces +yeux..... Nom de D..., qu'est-ce qui me soutient ici que ces yeux ne +sont pas deux rayons de la Lune... Ah! c'est vrai, vous autres, vous +n'avez pas lu Marbodée, vous ne savez pas qu'il y a des saphirs et des +yeux de femmes qui se font sous certaines influences sidérales. Tout ce +que je sais moi, c'est que ces yeux chassent d'autour de moi le noir de +la nuit et les chauves-souris qui me boivent à petites gouttes le +sang... Quand ces yeux me regardent, c'est bien étrange, allez +messieurs, mais c'est comme je vous le dis, Rembrandt me prenant par la +main me fait entrer dans le clair-obscur d'une de ses planches,--et il +répéta quatre ou cinq fois en riant bêtement--oui dans le clair-obscur, +oui dans son divin clair-obscur.</p> + +<p>Alors se penchant sur la table, il tomba ivre-mort. Puis il eut une +terrible attaque de nerfs. La nappe, vidée sur l'escalier, fut soulevée +aux quatre coins, l'homme mis dedans et échoué sur un lit. Quand deux +livres de glace lui eurent été fondues sur la tête, il faisait pleine +nuit. Je me proposai pour le reconduire.</p> + +<h4>III</h4> + +<p>Le grand air remit mon compagnon. Les soufflets d'un petit vent +d'automne lui ramenèrent le sang aux joues.--Ah! Monsieur,--me +dit-il,--que de pardons pour aujourd'hui et pour l'autre soir! Je suis +graveur, Monsieur; un triste état, comme vous voyez: des taches, des +trous, un habit qu'on dirait d'amadou sur lequel on a battu le briquet. +Les marchands... ah! les marchands! Il faut mendier quinze francs d'une +planche!... On a de mauvaises hontes, et je n'ai osé aller vous +remercier, fait comme un pauvre... Ce soir,--je bois comme un +enfant;--et puis il me fallait boire; j'ai comme cela, là et là, au cœur +et au front, des visions, des fumées, des nuages, des images qui +passent... Mais cela va bien maintenant, très-bien: il y a longtemps que +je n'ai eu la tête si légère. Pardon encore, et merci de votre bras... +Retournez-vous donc, Monsieur! La nuit! voilà la reine des eaux-fortes! +Cela fait du noir où il y a des choses. Avez-vous remarqué comme les +fleuves sont grands la nuit? Paris qui dort, les pieds dans l'eau, c'est +beau, beau, bien beau! Un flot d'ombre éclaboussé de gaz! L'eau,--une +huile, du bleu, du noir, du violet, de l'or! du neutre--la teinte moiré +de feu; un miroir qui pêle-mêle roule les ténèbres et les éclairs!--Le +ciel est pâle, ce soir.--Près du pont, le remous, voyez donc! de +l'argent bleu!... mille lucioles... cela grouille... et la berge aux +grandes pierres blanches qui entre dans le trou noir de l'arche comme un +mitron se glissant dans un four éteint... Ces réverbères, dans l'eau +tout là-bas,--des crucifix de feu; là, devant nous, comme des pans de +fenêtres d'où les flammes des lustres filtrent à travers des rideaux de +bal... Non, cela tourne: des colonnes torses qui remuent de la braise +dans l'inconnu mort de l'eau; non, cela n'est pas cela, c'est autre +chose... Est-ce bête, les phrases!... Toutes ces masses, un gribouillis +d'encre avec des gris blafards comme il y en a sur les ailes des +chauves-souris. Monsieur, les critiques nous ont gâtés, et vous voyez +bien que c'est une grande sottise de broyer des idées sur la palette: +les feux d'artifice ne pensent à rien.--Vous avez un peintre qui a pris +la nuit en flagrant délit; il se nomme... J'ai perdu son nom... Mais +n'avoir qu'une aiguille emmanchée pour peindre! Ah! Ah! Nous voilà en +face la rue de Jérusalem... Quelque jour--il faut que je me presse, car +les maçons... je sauverai ce motif-là. Ces deux grosses boules qui +trempent, croiriez-vous que ce sont les deux arbres sans feuilles au bas +du quai? une fière estompe, à ces heures-ci, dans le dessin de toutes +choses!... La tourelle, oui, avec ces deux fonds d'ombre à droite et à +gauche, la petite flèche de la Sainte-Chapelle,--voilà! Et là-dessous, +penchez-vous, il faudra que j'agrandisse et que j'allonge, à la façon de +l'eau morne, la face des maisons éteintes, comme les perspectives de +maladreries blêmes. Ça? des fenêtres de blanchisseuses; on dirait des +yeux éclairés de vert de gris... Toujours Notre-Dame! avec comme des +marches dans le haut; un escalier vers l'infini, cassé à moitié du +ciel... Ah! c'est drôle, l'arche du pont Saint-Michel et l'ombre portée: +un cerceau tout noir où ainsi qu'un clown saute la +lumière!--Regardez-bien: tout derrière une maison peinte en rouge, aux +fenêtres de feu, et mille petites maisons blanches; devant, le quai, une +maison carrée, cinq trous dans le mur, un gros tuyau noir au milieu du +toit, du gris, du sale au bas de la maison,--voilà tout ce que c'est que +la Morgue! Il n'y a pas à en dire plus que la chose! C'est simple comme +bonjour!--Cette grande chose sombre en bas, c'est un bateau, tout +bonnement. Essayez donc de peindre la noyade là-dedans! Je sais cela +d'expérience: il ne faut pas mettre sa tête dans sa main. Les choses ne +prêchent, ni ne pleurent, ni ne rêvent, ni ne se souviennent. Les +chefs-d'œuvre ne doivent pas parler; il n'y a que quelques sots comme +moi... Ah! des crêtes, des toits, des dômes de saphir: la lune s'est +levée. Après tout il y a des gens qui la font très-bien avec un pain à +cacheter...--Et l'Hôtel-Dieu, ce n'est qu'une caserne! Une, deux, trois, +quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, quinze... quarante-cinq...--je +compte les fenêtres: une manie!...--sur cinq rangées, cela fait...</p> + +<p>Quand il eut passé Notre-Dame, il s'assit sur le parapet. Nous +regardions par derrière la basilique noire accroupie sur la ville bleue, +avec ses deux tours levées sur l'orbe d'argent, comme un sphinx de +basalte à deux énormes têtes.</p> + +<h4>IV</h4> + +<p>Nous eûmes, ce poète malade et moi, de belles soirées remplies de +promenades, de spectacles, de paroles. Nous courions la ville la nuit. +Nous regardions, sur le fleuve, la danse des rayons voilés. Nous nous +enfoncions dans les faubourgs, dans les quartiers lointains, cherchant +et surprenant un Paris mystérieux, lugubrement superbe et terriblement +muet, théâtre vide et noir du peuple. Ou bien, mangeant quelques pommes +de terre tirées de son petit jardin, et cuites dans son poêle--il était +fier et ne voulait rien accepter,--nous causions. Il parlait +singulièrement, merveilleusement, et comme je n'ai jamais entendu +parler. Il sautait d'idées en idées, s'accrochant aux sommets, traînant +votre bon sens après sa verve, pensant au delà des livres, mêlant son +art et son âme, bousculant les mots, se précipitant aux vérités vierges; +puis soudain se perdant, se brouillant, bataillant contre les nuées, +blasphémant l'humanité, retombant à terre, balbutiant avec des craintes, +des tons de voix baissés tout à coup, avec je ne sais quelle peur de je +ne sais quelle chose. Puis des retours, et de nouvelles éloquences, et +la femme toujours revenant au milieu de l'art et tout à coup à +l'imprévu:</p> + +<p>--Mon cher, la femme n'a pas de traits. Son visage est tout fait d'une +clarté. Un rayonnement, vous le savez, n'a pas de lignes. Toute la +figure de la femme n'est qu'une esquisse dont la lumière de la +physionomie fait une peinture finie qui ne ressemble pas à l'esquisse. +Il y a des femmes dont on n'a jamais vu le nez, parce qu'elles le +cachent avec un regard. Vous savez bien que les photographies ne +ressemblent pas. Mais, chut! on écoute.... la police...--Quand je serai +marié, j'aurai des enfants. Ils n'apprendront rien... J'aurai des luttes +avec la mère; mais j'ai mes idées... rien! L'alphabet, voilà le mal. Oh! +avoir une cervelle qui ne regarde ni dans les tableaux, ni dans les +livres ni dans le ciel! la cervelle,--l'ennemi! Non, ils n'iront pas à +l'école apprendre des choses qui tuent le bonheur... Quand ils me +diront: Qu'est-ce que ça, papa? Pourquoi ça, papa?--Je ne sais pas; je +ne sais pas... Vivez...--Seulement il ne faut pas mécontenter les +gendarmes, vous concevez?--Leur cervelle? ce que j'en ferai? Un instinct +qui vous gare des roues d'omnibus, une machine qui vérifie la monnaie +qu'on vous rend, un guide aux yeux crevés qui vous mène à la mort sans +vous dire: Mais retournez-vous donc!--Paradoxe? Allez, dites le mot! Eh! +bien, quoi? c'est un lieu commun qui n'est pas mûr? Mais l'Amérique est +un paradoxe de Christophe Colomb! Le paradoxe! c'est la seconde vue de +l'esprit, la veille qui devine le lendemain, un homme qui avance comme +une montre!... Quand je serai marié--c'est bon de n'être pas seul, quand +le soleil n'est pas là;--je vous dis cela à vous, parce que vous êtes +mon ami--elle me fera mon petit dîner. J'aime le bleu. Elle sera +habillée en gaze bleue--imaginez une vapeur! des vêtements comme il y en +a dans les clairs de lune! Et puis je la ferai poudrer. Elle a des +cheveux noirs; avec des yeux bleus, cela jurerait, tandis que poudrée... +ce sera charmant, oui, charmant, ma parole d'honneur! et sur ses cheveux +poudrés--vous devinez bien?--un beau disque d'argent. Seuls, tout à +nous, les volets fermés, nous bouderons le soleil toute la journée; le +soir, nous irons, nous marcherons... Oh! alors, je ferai des choses!... +Il faudra bien qu'on parle de moi; j'aurai des jaloux, des envieux... +les critiques... mon talent... Bête que je suis! je passerai tout mon +temps à l'aimer!--Après tout, qu'est-ce que ça me fait, la postérité, +avec ces grandes lessives du monde par l'eau ou le feu, tous les vingt +mille ans? Une immortalité de deux sous!--Et puis c'est une injustice. +Si je suis aussi fort que Rembrandt, qui me rendra l'admiration qu'il +touche depuis cent cinquante deux ans? Je suis volé. Je vous dis, c'est +une injustice.</p> + +<h4>V</h4> + +<p>J'aperçus mon monsieur Thomas à côté d'un musicien, dans l'orchestre. Il +dévorait du regard la petite Marie, qui jouait avec ses yeux bleus et +ses cheveux noirs.</p> + +<p>C'était d'Outreville qui m'avait entraîné aux Délassements-Comiques, +pour voir ce qu'il appelait «sa petite machine», l'<i>Amour au +Mont-de-piété</i>.--Quoique d'Outreville fût mon ami, sa pièce ne me parut +pas plus stupide qu'à un autre.</p> + +<p>--Eh bien! trouves-tu ça assez Beaumarchais, hein?</p> + +<p>--Trop!</p> + +<p>Il me serra la main.--Allons dans les coulisses! --Dis donc, +Marie,--fit d'Outreville en lui parlant tout haut à l'oreille,--et tes +amours avec M. Thomas?</p> + +<p>--Comment, vous qui êtes un bon enfant, vous allez vous ficher de ce +pauvre <i>toqué</i> qui m'aime--et moi aussi! Eh bien! il m'a demandé ma +main, n'a! Maman va le flanquer à la porte comme un balai. Il n'a pas le +sou, que voulez-vous? Maman a vécu: elle sait la vie, n'est-ce pas?</p> + +<h4>VI</h4> + +<p>J'étais dans mon lit, ne dormant plus, pensant à peine, les yeux clos, +tout le corps assoupi encore, l'esprit bercé, confit dans mes draps, +tapi, enfoui, baigné des moiteurs de l'édredon, couvant et cuvant ma +paresse, caressé d'un petit soleil que je sentais dans la chambre, avec, +dans la tête, le plus gai bégayement d'idées; et, sans remuer, +m'éveillant à petits coups, benoîtement, bâtissant des châteaux de +cartes à tâtons, embrassant mes projets dans le nuage, indolent comme +une aube, je m'amusais à rêver. Je rêvais que s'il m'arrivait de vendre +un livre trois cent mille francs, je les dépenserais ainsi: dans +l'entre-deux de mes deux fenêtres, à ces deux rubans plats surmontés +d'un gros gland où pendaient les tableaux de l'hôtel Soubise,--les +gravures m'ont montré cela,--je pends le dessin qui n'existe pas--du +<i>Chat malade</i> de Watteau; les joues de la gentille commère effarée, +caressées et battues d'une rouge sanguine, et sa belle prunelle allumée +de crayon noir, l'empressement grotesquement charbonné du docteur, et +Minet qui si furieusement se défend de guérir,--je les vois. C'est bien. +Au dessous du chat malade, voici installé ce secrétaire signé Riesener +au pied gauche du meuble, qui était à vendre 30,000 francs, je ne sais +plus où. Sur le secrétaire, il trône, ébouriffé, vieux de trois siècles, +beau comme un cauchemar, un chien de Fô d'ancien bleu céleste, la +crinière violette, la gueule en tirelire, roulant sous ses sourcils deux +boules furibondes, la queue en une énorme flamme,--ce monstre chinois +qui m'a fait une si mémorable grimace au coin d'une rue d'Anvers. De +chaque côté, c'est fort simple, les deux grands pots de blanc de +Saint-Cloud, à lourdes et riches fleurs à la Pillement, boîtes à thé où +la Régence puisait le thé noir avec la petite spatule, et le thé vert +avec la petite cuiller de chine à tête de coq:--ils me sourient d'ici, +chez Lambert Roy, au fond de leur caisse aux armes de Philippe +d'Orléans. La tablette du secrétaire est large: quoi encore? Pour le +devant, ce sera sur leur plateau, six petites glacières de Saxe en +feuilles de vigne, semées de fleurettes, assises sur des pieds de fleurs +en relief. Pour la gauche, un de mes amis me cède la tasse de Sèvres, +signée 2000--ainsi signait avec un calembour l'ouvrier Vincent--tasse +royale où Louis XVI buvait tous les matins son eau de chicorée. A +droite... à droite, je verrai. Pour les fenêtres, révolution complète. +J'ai horreur des rideaux à plis droits et tombants: je prends les +rideaux dont Saint-Aubin a donné le modèle dans la planche du <i>Concert</i>: +vraies jupes à volants, à bouillons, du haut en bas, et qu'on remonte +sans les tirer. Du papier aux murs, vous pensez bien qu'il ne pouvait en +être un moment question. J'envoie un ministre plénipotentiaire, mais +habile, vers une vieille dame, chez laquelle j'ai fait un excellent +dîner à Troyes: il me faut les quatre tentures de son salon, des +bergeries de Boucher, réjouissantes à l'œil comme un lever de soleil +pris au traquenard dans les métiers des Gobelins. Assis aux coins de ma +cheminée, deux Amours-faunes de Clodion se balancent dans un +serpentement de rocaille dorée d'or moulu d'où montent des bougies. Mais +le milieu? Point de pendule d'abord! Une pendule, c'est la main du temps +sur votre vie, comme le doigt d'un médecin sur votre pouls... Le +milieu... le milieu...</p> + +<p>Ici un coup de sonnette très-vif,--et la petite Marie dans ma chambre.</p> + +<p>--Monsieur, vous êtes l'ami de M. Thomas. On m'a dit qu'il était malade. +Je veux le voir.</p> + +<p>Une demi-heure après, une voiture nous descendait rue Saint-Victor. Je +ne me rappelle pas que nous nous soyons parlé pendant la route.</p> + +<p>La porte de l'allée était ouverte. Le jardin sonnait sourdement sous des +coups. Une petite pluie fine était survenue qui tombait. Thomas, en +manches de chemise, piochait furieusement. La moitié du jardin était +déjà retournée. Thomas poussait son ouvrage sans se soucier de nous qui +marchions derrière son dos.</p> + +<p>--Eh bien! Thomas, voilà comme on reçoit ses amis?</p> + +<p>Sans tourner la tête, et sans regarder, sa pioche allant toujours:</p> + +<p>--J'ai fini. Encore une cinquantaine de coups de pioche.</p> + +<p>--Mais au moins regardez une dame que je vous amène.</p> + +<p>Thomas passa sa manche sur son front baigné de sueur, regarda fixement +la jeune femme:</p> + +<p>--Madame, j'ai l'honneur de vous saluer. Asseyez-vous.</p> + +<p>Il n'y avait dans le pauvre jardinet que quelques tiges flétries de +pommes de terre.</p> + +<p>Et se tournant vers moi:</p> + +<p>--Eh bien, voilà! Le tour est fait, mon cher Monsieur! Vous vous +demandiez pourquoi j'avais peur d'eux? Elle est là-dessous! Je la +cherche. Ils l'ont tuée... Oh! il n'y aura pas de trace, vous verrez! Je +les ai bien entendus cette nuit: aussitôt la lune disparue du ciel, ils +sont venus;--doucement, doucement, ils sont entrés dans le jardin... +les misérables! Moi, j'étais couché sur un matelas de liége, et toute ma +chambre était remplie d'eau-forte... Je ne pouvais pas descendre... je +ne pouvais pas descendre..., comprenez-vous?--Il s'arrêta +suffoquant.--Le reste, parbleu! reprit-il d'un ton brusque, il faut que +vous ayez la tête diablement dure..., ils l'ont enterrée ici... +Savez-vous où elle est, vous?... Ah! là!... Otez-vous, Madame, vous me +gênez!</p> + +<p>--Mais qui, mon Dieu! ont-ils enterré?--lui dit Marie en lui prenant les +mains.</p> + +<p>--Qui! Rien! la petite Marie!</p> + +<p>Et il se remit à piocher.</p> + +<p>Thomas est mort, il y a de cela six semaines.</p> + +<p>Deux amis, le Silence et l'Oubli, l'ont mené à la fosse commune; et son +propriétaire a fait six casseroles des cuivres de ses belles planches: +<i>les Amours de la Nuit et de la Seine</i>.</p> + +<a name="c20" id="c20"></a> +<br><br> + +<h3>L'ORGANISTE DE LANGRES</h3> + +<h4>DE LA VILLE DE LANGRES ET D'UN QUI Y HABITAIT</h4> + +<p>Langres est une petite ville de la Champagne, ayant un évêché, sept +mille six cent soixante-dix-sept habitants au dernier compte, une belle +promenade, beaucoup de prêtres sur la promenade, une bibliothèque, une +cathédrale, presque une société, un collége communal, un musée qui a un +gardien, et un tribunal de première instance.--De plus, Langres est la +patrie d'Éponine et de Sabinus.--Les géographes qui l'ont découverte +parlent de sa coutellerie, de son vinaigre, de ses bougies et de ses +meules à émoudre.--Comme la ville est sur une hauteur, les rues montent +naturellement, et comme les rues montent, les casaquins à petites fleurs +bleues et roses s'arrêtent à tous les pas de porte, et se reposent à +causer.--Langres est très-fière d'avoir été brûlée par les Vandales en +407, et rebrûlée par Attila en 451. Tous les ans, un savant du lieu +publie une petite brochure de cinquante pages qu'il tire à vingt-cinq +exemplaires, sur les «Lingones», ou le «tumulus» nouvellement trouvé à +la côte d'Orbigny.--A ces petites brochures près, on naît, on mange, on +médit et on meurt à Langres à peu près comme dans toutes les villes de +province.</p> + +<p>Or, en cette petite ville habitait un singulier petit homme, +singulièrement vêtu: chapeau rond à larges bords, carrik gris à trois +collets, culotte courte et bas noirs, souliers à boucles de jargon, et +breloques au gilet.</p> + +<h4>CE QUE LA VILLE DE LANGRES SAVAIT ET DISAIT DE L'HOMME AU CARRIK.</h4> + +<p>L'homme au carrik était arrivé à Langres quelques jours après la mort +de M. Lebeau, l'organiste de la cathédrale, celui qui toucha l'orgue au +mariage de mademoiselle Pinel, la demoiselle aux trois cent mille francs +de dot.</p> + +<p>La place de M. Lebeau avait été promise à M. Dujeune, le maître de piano +des demoiselles Delchez, dont l'oncle était président du tribunal.</p> + +<p>L'homme au carrik en arrivant alla à l'évêché.--On parla beaucoup d'une +lettre qu'il remit à l'évêque.</p> + +<p>Autour du 15 mars, ce fut une chose officielle que M. Dujeune était +«sacrifié», et que l'homme au carrik lui avait pris sa place.--M. +Mettret, qui était au conseil municipal, en exprimait tout haut son +opinion chez madame Delchez, profitant de l'occasion pour dire: C'est +encore Paris qui nous vaut ça!--et parler dix minutes contre la +centralisation.</p> + +<p>Au dimanche de Pâques, l'homme au carrik toucha l'orgue pour la première +fois. Madame Maréchal, qui avait pris à Paris quinze leçons de Quidant, +à vingt francs le cachet, dit «qu'il jouait des choses qui n'en +finissaient plus, et qu'il faisait de la musique qui donnait envie de +pleurer.»--M. Delbneck, qui était président de la Société philharmonique +et qui était chargé des comptes rendus musicaux dans le <i>Veilleur de +Langres</i>, écrivit dans cette feuille «que le nouvel organiste manquait +entièrement de <i>brio</i>,» un mot tout neuf à Langres, et qui y fit +fortune.</p> + +<p>L'évêque ayant recommandé l'organiste à plusieurs personnes, l'homme au +carrik fut invité à plusieurs réunions. Mais deux ou trois fois ayant +été prié «de toucher du piano», il avait pris son chapeau; et aussitôt +après son départ, M. Dujeune avait joué trois ou quatre morceaux sans +désemparer, entre autres la fameuse <i>Promenade en nacelle</i>,--en sorte +qu'on finit par ne plus inviter l'homme au carrik.</p> + +<p>Il y a partout des originaux, qui croient bon sur l'étiquette tout ce +qui vient de la capitale, Les quelques originaux de Langres demandèrent +à l'homme au carrik des leçons de piano pour leurs enfants; l'organiste +refusa net.</p> + +<p>L'homme au carrik avait pris pour servante la fille qui était chez M. le +curé d'Épinay.</p> + +<p>On savait que s'il y avait deux bons morceaux au marché,--deux bonnes +truites ou deux beaux cents d'écrevisses,--l'un était acheté par +mademoiselle Pélagie, la cuisinière de l'évêque, et l'autre par la fille +de l'homme au carrik.</p> + +<p>On savait que l'homme au carrik remplissait ses devoirs religieux avec +soin.</p> + +<p>On savait que l'homme au carrik se couchait après souper, se relevait la +nuit, prenait du café noir, et restait à son piano jusqu'au matin.</p> + +<p>On savait qu'il avait été payé deux cents francs de plus que M. Lebeau, +et que tous les trois mois il touchait, chez le receveur particulier, +quelque chose qui lui venait de Paris.--A ce propos, M. Noulins, des +contributions directes, disait à l'oreille qu'il était peut-être «de la +police.»</p> + +<p>On savait qu'il n'aimait pas les enfants et encore moins les chiens. On +lui avait entendu répéter «que les chiens aboient faux quand on ne les +bat pas;--et que les enfants sont de petits sans-oreilles qui font leurs +dents quand on fait de la musique.»</p> + +<h4>COMMENT DE TROIS CONNAISSANCES L'ORGANISTE N'EN GARDA QU'UNE.</h4> + +<p>Il restait à l'organiste trois portes ouvertes.</p> + +<p>Il allait chez madame Comantin, une vieille femme qui habitait rue +Saint-Jean et qui avait un vieux perroquet.</p> + +<p>Il allait dans le ménage Malu, maison charmante où l'on recevait une +fois par semaine, avec des petits-fours, et où l'on commençait à jouer +au whist. Madame Malu avait un petit garçon «étonnant pour la musique», +et à qui l'organiste, longuement prié, avait consenti à donner quelques +leçons de violon.</p> + +<p>--«Madame,»--dit un jour, sans penser à ce qu'il disait, l'organiste +renversé dans un grand fauteuil chez madame Comantin, l'esprit tout +entier à un vieux motet d'Orlando de Lassus et l'œil vaguement se +promenant sur le plumage multicolore de l'ara,--Madame, croyez-vous +qu'un perroquet à la broche serait un bon manger?</p> + +<p>Ici, madame Comantin appela l'organiste «bourreau», et lui signifia +qu'il eût à ne plus remettre les pieds chez elle.</p> + +<p>A quelques jours de là, le petit Malu ayant, contrairement aux +remontrances de l'organiste, cinq fois réitéré une note fausse, +l'organiste, dans une colère à la Lulli, lui cassa son violon sur la +tête. Son moment de vivacité passé, l'organiste regretta son violon. M. +Malu lui dit sévèrement qu'il en parlerait à M. Mettret,--et le petit +Malu, sur la porte, tira la langue à son ancien maître.</p> + +<p>La troisième maison où l'organiste allait, c'était chez Monseigneur.</p> + +<h4>D'UN DINER CHEZ L'ÉVÊQUE, ET DES DISCOURS EXTRAVAGANTS QUE LE TOUCHEUR +D'ORGUES TIENT PAR LES RUES.</h4> + +<p>--Du beurre d'écrevisse, Monseigneur!</p> + +<p>--Du beurre d'écrevisse! Vous avez dit le mot, monsieur l'organiste. +Pélagie est prodigieuse pour les bisques.--Avez-vous remarqué comme le +crustacé n'abandonne rien de son goût et profite du coulis sans s'y +assimiler?--On dit qu'à Paris, on mange les écrevisses très-épicées.</p> + +<p>--Une hérésie, Monseigneur! En Pologne, on les fait bouillir dans le +lait.</p> + +<p>--Dans le lait?...--Au fait, j'oubliais de vous dire que j'ai fait +demander à Paris un orgue expressif.</p> + +<p>--Un orgue expressif!--exclama l'organiste comme mordu par une +vipère.--Musique d'enfer! Un orgue expressif dans la... la +cathédrale?--Et l'organiste jeta sa serviette sur son assiette, et se +leva de table.</p> + +<p>--«Un orgue expressif! disait-il en descendant l'escalier tête nue,--un +orgue expressif!--Monseigneur! monseigneur! à tous les diables votre +orgue expressif! Haendel, entends-tu? l'art mondain dans le sanctuaire, +l'expression terrestre des passions, la sensibilité théâtrale! Oh! oh! +Monseigneur, cela est beau et canonique! Tu l'as entendu, maître +Palestrina! Et qu'en diraient les anciens, Landrino, Milleville, John +Bull? Vieux amis rappelés là-haut et que je consulte pour ma messe +toutes les nuits, Frescolbaldi, Lebègue, Nivers! Ami, mon vieil ami +Bach... j'ai le front brûlant, les mains froides! Oh! les profanes!... +un orgue expressif!»</p> + +<p>Et il était dans la rue, et il marchait, et il trottait, tantôt le +menton dans son gilet, tantôt levant les bras. Quelques fenêtres +s'ouvraient; une tête passait; un mot partait: «Tiens! le toucheur +d'orgues qui n'a pas de chapeau!» Quelques chiens aboyaient.</p> + +<p>«Les massacres du <span class="sc">XVIII</span>e siècle! les Calvière, les Daquin, les Balbatre! +les hérésiarques et les Pompadour, qui ont voulu faire de la musique +pour leur rocaille et leurs chapelles dorées! La voix humaine dans +l'orgue, massacres, mais c'est la voix divine! La voix humaine dans +l'orgue! elle doit parler, sans inflexion, sans modulation, sans +caresse!--Du bon Dieu, vous feriez un ténor! Monseigneur, si vous les +laissez faire de l'expression et augmenter et diminuer l'intensité du +son..., Monseigneur, vous faites abdiquer à l'orgue sa mission illimitée +dans l'ordre humain des conceptions musicales! Vous me dites: «Bonne +nouvelle, un orgue expressif!» Et qu'est-ce que je vous demande? De me +laisser mes <i>moissons d'airain</i> comme elles sont, moi!--marier l'orgue +avec le plain-chant: là est l'effort, là est le beau!--Orgue +expressif!--que la foudre l'écrase! Gravité, immobilité, universalité, +perpétuité, tout cela reçu de l'institution ecclésiastique; tranquillité +plane, rompant avec l'émotion sensuelle; les mille voix de l'air dans +les mille tuyaux, depuis le trente-deux pieds du bourdon jusqu'au filet +de son se perdant dans l'aigu; la pédale de bombarde qui roule comme un +tonnerre; une masse d'harmonie soutenue et prolongée; tenant l'esprit de +l'homme suspendu et le jetant dans l'infini de l'extase,--c'est +l'orgue!»</p> + +<p>L'organiste s'échauffait en parlant. Ses gestes s'animaient; et les +quelques braves gens qui le rencontraient passaient de l'autre côté de +la rue, le pensant fou.</p> + +<p>«L'orgue!... Des ignorants, et l'évêque tout le premier! L'orgue! +emblème et symbole du chant ecclésiastique!... L'orgue qui a reçu une +destination dans l'ordre religieux! Oui, oui, il porte en lui l'écho de +toutes les harmonies du monde! Il est la synthèse harmonique des lois +cosmogoniques!--Je le vois bien! vous voulez qu'il se ravale à +l'imitation des instruments, qu'il prenne, comme vous dites chez vous, +un rayon de vous-même! et qu'il se fasse matière à votre image! Parce +qu'il ne leur répond pas comme un gosier de <i>prima donna</i>! Et savent-ils +ce que le concile de Mayence a dit là-dessus? <i>Canticum turpe et +luxuriosum!</i>--Ils l'accusent de monotonie! Eh! vous avez les répons +brefs alléluiatiques, et les neumes de jubilation! Et la diversité des +claviers, et la prodigieuse variété des jeux et des timbres! Et est-ce +ma faute si vos Milanais ont abandonné le jeu tremblant de la Chèvre, la +belle marche des Rois, et pour le premier dimanche de mai le Chant des +oiseaux... La monotonie! les Vandales! Ils parlent de monotonie, ô +Sébastien Bach! renvoie-les donc à tes chorals à quatre voix!... Et puis +ce que j'ai trouvé, moi, et ce que je puis faire!»</p> + +<h4>OU L'ORGANISTE FAIT UNE MOUILLETTE,--ET SE MARIE.</h4> + +<p>Le lendemain de ce jour unique où l'organiste n'avait pas plié sa +serviette, il alla à l'évêché sur les dix heures du matin. Mais il ne +monta pas l'escalier, il entra dans la cour, tourna la buanderie, et +pénétra dans la cuisine.</p> + +<p>--«Pélagie, ma fille, vous avez fait hier une bisque dont je me souviens +encore. Non, non, je ne ris pas, vous êtes la première cuisinière du +département.</p> + +<p>--Vous êtes bien bon, monsieur l'organiste.</p> + +<p>--Et je m'y connais.»</p> + +<p>L'organiste s'assit sur un coin de la table de la cuisine.</p> + +<p>--Pélagie, vous avez trente-deux ans. Eh! eh! c'est un âge, cela, +trente-deux ans! Vous n'avez jamais songé à vous marier? Bah! vous +n'êtes pas faite pour coiffer sainte Catherine, ma fille.--Joli bois, +que vous mettez là sur le feu!--Tenez! un petit ménage, par exemple, où +vous feriez tout à votre aise vos petits plats, et puis je mets que vous +auriez entre votre cuisine, votre temps pour les offices, et visiter vos +connaissances..... Là, un mariage qui vous ferait une dame d'ici..... +Comme ça flambe le petit fagot! ça a-t-il envie de brûler, ce bois-là! +C'est pour une friture? oui, pour une friture..... Qu'est-ce que vous +avez ici? 300 fr., et quelques pièces de trente sous des curés qui +viennent à l'évêché..... Au reste, de grands fourneaux à tenir, +beaucoup à éplucher, et des grands dîners... Les jeunes gens, +voyez-vous, ça fait des trous dans les économies.»</p> + +<p>Tout en parlant, l'organiste avait pris sur la table un morceau de mie +de pain, et l'avait coupé en forme de mouillette. Il le plongea dans la +poêle pendant cinq à six secondes, et l'ayant retiré doré:--«Là, vous +pouvez mettre vos perches à présent, elles seront surprises.--Ma foi! il +ne s'agit pas de trente-six chemins... 1,200 fr. bon an, mal an, ça vous +va-t-il? Si ça vous va, topez là! nous sommes mari et femme. Donnez +votre compte à monseigneur, et vos bans demain. Eh! ma fille, ce +mariage-là, ça vous revient-il?</p> + +<p>--Tout de même, monsieur l'organiste, dit Pélagie toute rouge.</p> + +<h4>NOCE,--ET CE QUE C'ÉTAIT QUE LES SEPT HOMMES BLEUS.</h4> + +<p>Il fallut que les cloches tintassent pour que l'organiste s'éveillât.</p> + +<p>Il brossa son chapeau, son carrik, son gilet, sa culotte.</p> + +<p>Il secoua ses bas.</p> + +<p>Il essuya ses boucles et ses breloques,--et puis il partit.</p> + +<p>Pendant ce temps, mademoiselle Pélagie se faisait coiffer par un +coiffeur.</p> + +<p>Dès le matin, vaguant par les rues de Langres, on avait vu sept grands +garçons, tous vêtus d'un habit de toile bleue. Les sept grands garçons +avaient l'air réjoui, et se donnaient le bras, tous les sept, de façon +qu'ils auraient barré les rues, s'ils avaient voulu.--A la première +tintée des cloches, ils frappaient chez leur sœur Pélagie. Chacun d'eux, +l'un après l'autre, vint déposer un gros baiser sur ses grosses joues. +Comme les embrassades finissaient, l'organiste arriva. Il avait même +démarche, même air, même tenue et même habit que d'ordinaire. Il salua +ses sept beaux-frères qui lui ôtèrent leurs sept chapeaux, après quoi il +dit: «Allons!» et les sept paires de jambes des sept garçons de ferme se +mirent à enjamber derrière les grands pieds de leur sœur, et les mollets +maigres de l'organiste:</p> + +<p>Heureusement qu'il n'y avait pas loin de chez mademoiselle Pélagie à +l'église; car il sortait un polisson de chaque pavé, et quand les +fiancés, suivis des sept hommes bleus, montèrent les degrés, ils avaient +déjà, derrière eux, un cortége de gouailleurs et moqueurs à mines roses, +à culottes fendues, les plus jeunes et les plus mauvais garnements de la +ville, faisant au couple charivari, de la voix et du geste.</p> + +<p>L'organiste ne broncha pas; mais un des gamins étant venu se frotter un +peu trop à sa portée, il faillit lui enlever une oreille. Cela fit un +peu de respect dans la meute et un peu de silence dans les aboiements.</p> + +<p>La cérémonie faite, l'organiste, qui avait dans sa main osseuse la main +de mademoiselle Pélagie, tourna brusquement une petite ruelle qui +longeait l'église. Les sept habits bleus furent obligés de rompre leur +ordre de bataille et se mirent à marcher un à un. L'organiste, entendant +grincer derrière lui les quatorze cents gros clous de leurs quatorze +souliers, prit sept pièces de deux francs toutes neuves dans la poche de +son gilet et dit, en en donnant une à chacun des sept frères: «On ne +fait pas la noce chez moi. Voilà.»--Les sept habits bleus sortirent de +la ruelle, se reprirent le bras et entrèrent dans un cabaret sur la +Grand'Place.</p> + +<p>Il faisait beau ce jour-là à Langres, et l'on en profitait pour rendre +des visites «de digestion». Sur les portes, les visités faisaient les +derniers compliments aux visiteurs. Madame Comantin même se hasardait à +marcher un peu au soleil, le long du mur du Collége, avec sa servante, +essayant de se réchauffer le dos;--en sorte que toutes les anciennes +connaissances de l'organiste se régalèrent de le voir passer, la +cuisinière de l'évêque au bras.</p> + +<p>De tout cela, la mariée ne s'occupa guère, occupée qu'elle était à se +mirer en sa robe blanche; et pour le marié, sans doute qu'il ne vit et +n'entendit rien. Eût-il eu à la main une princesse de l'illustre maison +de Lorraine, il n'eût pas eu le jarret mieux tendu ni le front plus +haut.</p> + +<p>--«Pélagie!--dit l'organiste en montant l'escalier du domicile +conjugal,--vous allez me mettre un tablier et me faire une bisque comme +celle de l'évêque.»</p> + +<p><span class="sc">NUIT DE NOCE,--OU L'ORGANISTE INVENTE LE SAC DU</span> <i>gras</i> <span class="sc">ET DU</span> <i>maigre</i> <span class="sc">ET +FAIT DE LA BONNE MUSIQUE A SON ÉPOUSÉE</span>.</p> + +<p>Après dîner, l'organiste se mit à couper du papier dans la chambre +nuptiale, et à copier dans un livre d'assez malpropre apparence sur un +tas de petits carrés.</p> + +<p>Pélagie passa la soirée à faire tourner dans tous les sens, sur un +champignon, un chapeau qu'elle avait fait venir de Paris.</p> + +<p>A onze heures, elle ne trouva rien de mieux que d'embrasser son mari.</p> + +<p>Le musicien eut un moment d'impatience, dit assez brusquement: «Ma +fille, couchez-vous,»--et continua à couvrir ses petits papiers qu'il +mettait, à mesure qu'ils étaient écrits, dans deux sacs placés devant +lui.</p> + +<p>Quand il eut fini, il s'approcha du lit.</p> + +<p>Pélagie eut un moment de pudeur.</p> + +<p>L'organiste s'assit au pied du lit.--«Pélagie,--dit-il,--vous n'avez +jamais entendu parler de cela <i>Cantu et Musica sacra, auctore +Ger</i><i>bert</i>. Eh bien! je le traduis, et puis, vous le savez, je fais de +la musique... Je veux vivre très-doucement, à ma volonté.... +Rappelez-vous qu'une femme en colère a de très-vilaines notes dans la +voix, et cela m'agace.... J'ai des choses dans la tête que vous ne +pouvez comprendre, et c'est pourquoi je ne peux pas m'occuper de +fariboles.... Vous prendrez l'habitude de dormir quand je joue du piano, +je vous assure. A la fin, cela vous endormira.... Vous aurez la +bourse.... Vous irez voir vos amies, si cela vous plaît, autant et quand +il vous plaira.... Mais je ne veux âme qui vive chez moi, entendez-vous? +L'escalier est haut, et je vous préviens que les amies pourraient tomber +en s'en allant.... Ce que c'est que ces deux sacs, je vais vous le dire, +Pélagie.... et tous ces petits papiers en même temps. Je n'aime pas à +manger les mêmes plats, mon goût se fatigue. Je suis peut-être gourmand, +et trouver quelque chose pour ma bouche, c'est un supplice. Dans ce sac +que voici, je viens de mettre tous les noms des plats gras que j'aime, +et dans l'autre tous les plats maigres. Selon le jour, vous prendrez +trois petits papiers dans l'un ou dans l'autre, et vous saurez ce qu'il +faudra me faire.... Je vous ai dit ce que j'avais à vous +dire.--Maintenant endormez-vous là-dessus.»</p> + +<p>Et sans un mot de plus, l'organiste approcha une chaise du piano. Il +préluda; puis, ses mains volèrent sur l'instrument, et la chaîne des +harmonies graves montait du piano au plafond, redescendait du plafond au +piano,--et les doigts de l'organiste réveillaient des accords, à te +croire encore de ce monde, Jean Gabrielli de Venise!</p> + +<p>La femme songea un peu;--puis ses idées se noyèrent dans le bruit. Elle +s'endormit.</p> + +<p>Quand elle se leva le lendemain matin, l'organiste ferma le piano et se +mit au lit.</p> + +<h4>OÙ ILS FURENT HEUREUX ET N'EURENT PAS D'ENFANTS.</h4> + +<p>Adonc l'organiste continua, toutes les nuits, à composer sa messe, et +finit de traduire Gerbert.</p> + +<p>Pélagie porta chapeau.--Elle s'habitua aux musiques nocturnes de son +mari, et Attila aurait pu recommencer à brûler la ville de Langres sans +qu'elle eût la moindre velléité de s'éveiller.</p> + +<p>Au bout de quelque temps, elle tira régulièrement la loterie des dîners +gras, cinq jours dans un sac, et la loterie des dîners maigres, deux +jours dans l'autre.</p> + +<p>L'évêque ne pardonna pas d'abord à l'organiste ce qu'il appelait une +«mésalliance».--Mais quand il eut remplacé Pélagie par Jeanneton, de +chez M. Daguet, l'ancien juge d'instruction, il reconnut que si Pélagie +était inimitable pour la bisque d'écrevisses, Jeanneton avait bien son +prix pour le salmis de bécasses; et le jour où il reconnut cela, +Monseigneur commença--dit-on--à en vouloir moins au mari de sa +cuisinière.</p> + +<a name="c21" id="c21"></a> +<br><br> + +<h3>MADAME ALCIDE</h3> + +<p class="mid"><span class="sc">LE CHŒUR</span>, <i>se tournant vers Indiana</i>.</p> + +<p>Trois juliennes!--trois matelottes!--trois gigots!--trois fritures!...</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Une salade et des fraises, voilà! Messieurs; du bordeaux, n'est-ce pas? +ça fait du bien à la gorge!</p> + +<p>Il est, il est à dix minutes de Paris un cabaret où l'Art et la +Littérature ont leur couvert toujours mis. Il y a des tonnelles; les +fourmis marchent sur la nappe, et les chenilles tombent dans les +assiettes. Cabaret monté de la hutte au pavillon, et de l'île à la +berge! il a changé ses planches contre des murailles blanches, sa +devanture de filets contre les volets verts des vieux romans, son fer +contre du ruolz! Cabaret où sous la droite redoutable de cette femme de +soixante-quatorze ans qui siége au comptoir se taisent à demi, +inapaisés, grondants, les jalousies, les ressentiments, les colères de +son entour et de sa portée! Cabaret où quand la table de famille se +dresse pour les amants, les fils et les filles de la vieille matrone, il +se parle une langue toute neuve et sans clef, langue de forts en gueule, +coulée d'argot roulée des Halles à la Conciergerie! La nuit, le couteau, +promené par les mains des fils, contient les prétendants de la Pénélope +énorme; les filles, la mère les donne pour gages aux cuisiniers! Et dans +cette promiscuité et ce pêle-mêle de drames, un génie protecteur, comme +dans une peuplade de <i>Peaux-rouges</i>, un idiot, un gros, gras et huileux +garçon, la lèvre sans ressort et tombante; un idiot que, depuis vingt +ans, les habitués voient apprenant à lire derrière l'allumette promenée +sur un même alphabet par un vieillard en cravate blanche. Le vieillard +au chef grave, le menton monté sur sa cravate toujours blanche, émiette +du pain aux poulets et aux lapins qu'il gouverne; puis il vient +s'asseoir,--lui, ce marquis ruiné par la vieille!--à ce festin des +Lapithes, dont elle lui fait aumône, indifférent, muet, sourd! Caverne +où un soir à souper s'est attardée la muse d'Eugène Süe!</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Ah! bien, vous me l'aviez prédit: «Quand il sera arrivé celui-là, il +vous écrasera avec son carrosse.» Vous aviez plus de philosophie du cœur +humain que moi. Je me rappelle que vous m'aviez si bien prédit ça! Je +suis restée tout de même trois ans avec lui...--Ah! la bonne soupe! +C'est un fameux restaurant ici! Ça me rappelle les deux seuls dîners que +j'ai faits avec lui. Figurez-vous, Messieurs,--il faut vous dire qu'il +gagnait douze cents francs par an, c'était pas le diable, mais enfin... +V'là qu'au bout d'un an, il me mène à la campagne... J'avais une petite +robe très-gentille, toute neuve, que je m'étais faite avec des doublures +de soie que la mère du Château lui envoyait, si par hasard il avait +besoin de se raccommoder.</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Femme ingénieuse! Nous connaissons ton tapis de Smyrne à franges tissées +avec les épaulettes du garde national La Coutelle! Tu t'habilles comme +l'oiseau fait son nid, de grapilles quêtées çà et là. Nous t'avons +contemplée au bal de l'Opéra, Alcide, en <i>Reine de Chypre</i>; et nul n'a +jamais su dire de quoi tu t'étais fais cette chose composite que tu +appelais ton costume! Va, reprends de la matelotte, et continue à +dévoiler ton cœur!</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Ai-je sué ce jour-là!... Quelle trotte! Il m'a fait aller de la rue +Frochot au Jardin-des Plantes, et du Jardin-des-Plantes à Belleville, à +pied; et a-t-il rechigné après ses gueux de trois francs de dîner!--En +rentrant, il a mis tout de suite sur son livre de dépenses: <i>Gaudriole</i>, +trois francs.</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p><i>Gaudriole?</i>--Ah! ah!--Et pourquoi? et pourquoi?</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Oui, Messieurs, il m'a dit que tout ce qui n'était pas des choses +utiles, il portait ça au compte: <i>Gaudriole</i>.--Il était rat comme tout, +faut vous dire... il avait un livre de compte... un livre de compte. +C'était drôle... un tas de colonnes, des rangées de colonnes, des +chiffres, c'était en ordre comme un régiment. Il me disait que comme ça, +ça lui faisait voir toutes ses dépenses groupées. Et il mettait tout +dessus; le soir nous n'avions pas d'argent pour sortir; alors nous +jouions; quand je perdais, il mettait sur ses comptes: <i>Alcide me redoit +un sou de jeu</i>.--Mais, Messieurs, prenez donc de la matelotte... Vous, +Monsieur...</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Merci, Madame Alcide; elle est à nous, elle est à vous!</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Voyons, là-bas, le <i>petit chapeau</i>, vrai, vous ne m'en voudrez pas?... +j'ai une faim de chien... j'ai mangé un petit gâteau d'un sou en venant, +j'allais tomber; mais voyons, vraiment vous en avez assez?</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Madame Alcide, vous faites des cérémonies!</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Moi, Messieurs? Ah bien!... Mais qu'est-ce que je vous racontais... Ah! +vous savez l'histoire de sa robe de chambre... C'est pour vous en +revenir à ses grandeurs, vous allez voir.--Attendez, parce que quand je +raconte, je ne mange pas.</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Mangez et buvez, Madame Alcide! Buvez et mangez, Madame Alcide!</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Le matin, je sortais, et lui donnait un coup au ménage. J'avais +remarqué... V'là un vrai restaurant! C'est meilleur qu'à ma table +d'hôte!</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Vous dînez donc toujours à votre table d'hôte, Madame Alcide?</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Oui, Messieurs; écoutez donc, j'ai quatre plats pour vingt sous. Eh +bien! si je faisais ma boubouille chez moi, je prendrais un bifteck, je +suppose, de dix sous; bien.., du bleu à dix... ah! moi j'aime le bon +vin... ça me ferait déjà... et puis le charbon, le bois, et aller +chercher... est-ce que je sais!</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Madame Alcide, à votre table d'hôte, ce ne sont que voleurs. On joue +après dîner. Vous vous ferez voler, ô Madame Alcide, comme vous fûtes +toujours volée tout le long, le long de votre existence.</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Non, Messieurs, on ne joue pas après dîner. Mais ce n'est pas de cela +qu'il s'agit. M. du Château se mettait donc toujours à la fenêtre avec +une robe de chambre grasse, mais grasse... Il était très-beau, vous +savez, un brun, des favoris noirs, et moustache <i>idem</i>. Je me dis: +«C'est bien drôle tout de même qu'il prenne l'air tant que ça,» et je +vis que c'était pour une guenon d'Anglaise qui montait tous les jours à +cheval dans la cour, une amazone! Elle le regardait. M. du Château +coupait là-dedans. Je suis jalouse, moi. Ça me trottait déjà, cette +Anglaise à caracoles, quand il me dit un matin comme ça: «Avance-moi une +robe de chambre. Je voudrais avoir une robe de chambre, une robe de +chambre avec une torsade et un gland pour faire un nœud comme ça, sur le +côté;» et il se pose. Je vois son jeu de loin, je devine de longueur +que Monsieur veut s'adoniser pour cette Franconi! La moutarde me monte, +et je lui dis: «Monsieur du Château, j'ai vingt-cinq francs dans mon +secrétaire. C'est pour le terme, vous le savez bien; je n'irai pas +m'échigner pour vous donner une autre robe de chambre.»--Le beau gigot! +Ah! j'ai faim; je ne fais pas la petite bouche... C'est de la bonne +viande... Moi qui ne connaissais pas ce restaurant-là... Je connais +pourtant assez d'artistes.</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Mangez du gigot, Madame Alcide, et continuez-nous l'histoire secrète du +nommé du Château.</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Il me quitte. Nous sommes un an sans nous revoir. J'avais aux pieds des +bottines percées. J'étais rue Larochefoucauld. Au coin de l'épicier, +j'entends quelqu'un qui demande la monnaie d'un billet de cinq. C'était +lui! Ah! je dis, par exemple, tu ne m'échapperas pas. Je vais me planter +devant la boutique. Il m'aperçoit du coin de l'œil. Il me tourne vite le +dos. Je ne bouge pas. Il sort. Je lui dis: «Je suis bien heureuse que +vous ayez fait fortune. Vous devriez bien me donner une paire de +bottines.» Il me dit: «De l'argent, vous voyez bien que je n'en ai pas; +l'épicier n'a pas voulu me changer.» C'était vrai. Il me dit encore que +dans le temps je n'ai pas voulu lui avancer une robe de chambre.--Ça lui +était resté, cette robe de chambre! et il me donne rendez-vous le +lendemain à huit heures sur les buttes Montmartre.</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Sur les buttes Montmartre, Madame Alcide?</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Il faisait un temps, de la pluie, du vent! Je m'en vais là-haut. Je ne +vois personne, et j'attends de bonne foi. Le lendemain soir je le pince +sur le boulevard. Il y avait une débâcle atroce. J'avais les pieds dans +la neige et la glace. Je lui dis s'il veut me donner ma paire de +botttines. Lui, à bout, il me dit: «Eh bien, enfin, combien que ça coûte +une paire de bottines?--Douze francs, vois, j'ai les pieds dans l'eau.» +V'là qui veut me reconduire et monter chez moi. Ah! Messieurs, vous +savez que je ne reçois personne... et puis mon propriétaire, M. Dumon, +un vieux qui m'a fait la cour, n'entend pas de cette oreille-là. Je dis +à mon du Château--je ne voulais pas le vexer, rapport à mes +bottines,--que M. Dumon est graveur du roi, un orléaniste, et qu'il me +flanquera à la porte, s'il sait que j'ai reçu un bonapartiste. +Là-dessus, du Château s'en va, et je n'ai pas eu de bottines.</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Et ce fut alors, n'est-ce pas, Madame Alcide, que commença votre grande +<i>panne</i>, cette <i>panne</i> pendant laquelle vous échangeâtes, blonde que +vous étiez! un gril, une petite pendule dorée, et une guitare contre une +queue de cheveux noirs!</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Tenez! avec vous, je ne décesse pas de parler, parce que vous +m'inspirez..., oui, vous me dites un petit mot... et ça me fait +repartir. La dernière fois que je vis M. du Château, c'était à l'époque +de nos troubles politiques. Je n'avais plus le sou. Je ne posais plus. +Vous savez que ça n'allait pas. Ma foi! j'avais une marine de je ne sais +plus qui, je la décroche, je la fourre sous mon châle; et je pars +<i>laver</i> ça. Dans la rue Montmartre, il y avait des rassemblements; +j'aperçois M. du Château. Il avait un grand bandeau sur l'œil. +Heureusement qu'il se présenta à moi du côté droit qui n'avait pas de +bandeau, sans cela je ne l'aurais pas reconnu. Il était accompagné de +deux ou trois hommes, des faces de galériens, de ces gens qu'on ne +rencontre que dans les révolutions. Ils me jetaient, Messieurs, des +regards terribles. Je ne fais ni une ni deux. V'lan! je flanque ma toile +devant le nez de M. du Château.--Qu'est-ce que c'est que cela, +Madame?--qu'il fait.--Une marine! Vous allez m'acheter cela. Je n'ai +plus le sou. Je ne fais plus rien.--Je n'achète pas de marine.--Eh +bien,--je lui dis,--menez-moi dîner à la campagne.--Non; je n'ai pas le +temps. L'œuvre marche,--qu'il me dit tout bas, et il tire une pièce +blanche qu'il me met dans la main, et file avec ses satellites. Devant +tout le monde, ça m'a offusquée. Je ne l'ai jamais retrouvé depuis ce +temps-là. Un peu de sauce? Oui, je veux bien, vous en avez, vous, +Messieurs? Personne n'en veut plus? Eh bien, j'aime autant prendre le +plat, si ça ne vous fait rien.</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>La Renommée aux pieds légers a chanté à mon oreille que vous connûtes le +célèbre prince Édouard.</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Encore des choses drôles, allez. Je le rencontre au bal de l'Opéra. Il +cause. Il me demande à venir chez moi. Moi,--une folie, si vous voulez, +Messieurs: je voulais connaître un fils de roi, je lui donne mon +adresse. Il vient le lendemain. Il était noble comme tout, un +port...--«Ma chère,--me dit-il,--ma voiture est en bas; mais je ne puis +vous emmener, vous n'avez pas de toilette,»--et il me laisse. Ça me +monte, cet affront. Ah! je dis, attends, je n'ai pas de toilette, tu vas +voir ça. Je prends tout l'argent que j'avais. J'achète des chapeaux, un +jaune, et un petit bonnet avec des roses... très-gentil. Il +revient.--«Madame, où allez-vous?--Je vais sortir, monsieur,--que je +fais--on va m'apporter des chapeaux.»--Ça le pique.--«Je serais curieux +de les voir.»--On les apporte. Il trouve que ça me va, et il me +dit:--«Madame, vous allez venir dîner avec moi chez Broggi. Nous irons +à pied.» Il me fait boire; et puis je voyais que quand il me versait, il +tirait d'une boîte en or quelque chose, et mettait un peu de poudre dans +mon verre. Je me sens toute drôle. Je lui dis: «Je suis malade, +empoisonneur!» Il ne se trouble pas. Il me dit: «Madame, j'ai voulu vous +éprouver. On m'avait dit que vous n'étiez pas une femme comme une autre. +Je vois que vous n'êtes pas usée par les orgies.» Ça n'empêche pas que +je fus malade toute la nuit. Il me soigna comme un père au milieu des +convulsions..... Nous demeurions ensemble. C'était l'hiver. Il gelait à +pierre fendre. Il me dit: «Madame, vous ne faites donc pas de feu?--Du +feu, Monsieur le prince? non. Quand j'ai froid, je vais me chauffer au +bal.» Quand il voit ça: «Madame, il n'est pas convenable que vous ayez +une garniture de cheminée antique. J'ai fait prix avec un brocanteur +pour vous en débarrasser;--et il met par terre ma pendule d'albâtre et +mes vases de fleurs. J'ai vu de très-beaux flambeaux de bronze à 10 +francs, rue Saint-Lazare. Vous allez aller les acheter.»--J'ai été +acheter les flambeaux. On me les a laissés à 9. Pour la pendule, il +mettait à sa place tous les jours un bouquet de violettes. Il me donnait +30 francs par mois. Il logeait chez moi. Un jour il me dit: «Voulez-vous +voir, Madame, les débris de ma fortune?» et il me fait voir sur un +papier une foule de diamants. Ce soir-là, il rentra; il avait le gousset +plein de pièces d'or et d'argent. Il mit tout ça sur la table de nuit, +et, couché, la tête dans sa main, il se mit à regarder longtemps. Et +moi, je pensais pendant ce temps que cet homme contemplait les débris de +ses richesses; et ça me faisait songer tristement, Messieurs. Quand, le +lendemain, il compta son or, et qu'il allait partir, je me dis: Il faut +pourtant que je lui demande quelque chose.--Je l'arrêtai à la +porte:--«Mon ami, je n'ai plus d'argent.»--Lui, il me dit: «Et les 50 +francs que je vous avais confiés?--Vos 50 francs? les voilà!» Je lui +tends deux factures. Comme il aimait être couché mollement, ce mois-là, +je lui avais fait la chatterie de faire rebattre les matelas, changer +les taies, et ça coûte tout ça! Il me dit: «Madame, puisque vous n'avez +pas su garder cet argent, je vous en aurais donné cinquante autres; +vous ne les aurez pas. Du reste, Madame, je respecte trop une femme qui +est à moi pour lui offrir de l'argent.»--Au terme, je lui dis: «Il faut +payer le propriétaire.» Le voilà qui me répond: «Madame, je vais en +Normandie, manger du fromage de Brie; respectez mon malheur.» Cette +réponse avait le droit de me surprendre.--Quand je pense que ma pauvre +vie a toujours été d'être bousculée comme ça. Toute petite, j'ai eu un +père, un brave qui n'avait pas froid aux oreilles, un père dur, mais +dur! Ça n'a pas encore été pour moi un doux agneau...</p> + +<p class="mid"><span class="sc">INDIANA</span>, <i>ouvrant la porte</i>.</p> + +<p>Combien de fritures à ces Messieurs?</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Oh! pour un, n'est-ce pas, Messieurs? Je suis pleine jusque-là.</p> + +<p class="mid">INDIANA.</p> + +<p>Pour un? Vous êtes cinq!--Vous me faites mal, la mère!</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Pour trois! et sortez, Indiana.--Ah! ça, Madame Alcide, est-ce que la +roue de la Fortune n'a pas arraché du Château de vos bras pour le +porter au sommet d'une haute position?</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Je crois bien. Il est quelque chose comme qui dirait ministre. Ah! il a +fait son beurre! Il est au pinacle. Voilà qu'il me revient une histoire +là-dessus. Figurez-vous, je dînais cet hiver au <i>Grand-Turc</i>. Beaucoup +de monde était à regarder un beau domestique, mais très-bien, qui avait +une livrée avec des galons d'or, un bel homme et qui faisait son +important. Je le fixe, et je reconnais cet homme. Ça l'étonne que je le +regarde comme ça. Je lui dis: «Connaissez-vous M. du Château?» Il me +dit: «Oui. Je suis le valet de pied de l'empereur son maître.» Et en me +toisant il me demande si je le connaîtrais? «Oui, je fais tout haut, et +même intimement. J'ai été sa maîtresse pendant trois ans.» Cet homme se +lève du coup et me dit: «Vous avez été la maîtresse de M. du +Château?»--«Même, que je lui dis, que je vous connais bien, et que quand +vous êtes venu parler à M. du Château de la part de votre maître, et +apporter une lettre rue de Laval, vous vous êtes assis à gauche en +entrant, sur une banquette.» Voilà cet homme qui voit bien que je l'ai +connu, qui m'offre le café, et qui me dit que je devrais m'adresser à M. +du Château pour avoir quelque chose. Il me dit que justement il y a dans +la maison de l'empereur une place vacante de femme de la garde-robe, ça +rapporte cinquante sous par jour...</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Femme de la garde-robe? Expliquez-vous, Madame Alcide.</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>J'écris une lettre à M. du Château, et je vais porter ça à l'adresse où +ce domestique m'avait dit demeurer. Il s'était fait fort de remettre ma +lettre à M. du Château lui-même; moi ça m'allait, vous comprenez.--Après +cela, je savais bien qu'il fallait être une dame noble pour cet +emploi-là.....</p> + +<p class="mid">CHOEUR.</p> + +<p>Une noble dame,--vous l'avez dit, Madame Alcide.</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Dans ma lettre, je lui rappelais le passé, à ce sans-cœur, et je lui +disais que je me conformerais à toutes ses instructions; oui, enfin que +je ne parlerais jamais de ce qui s'est passé entre nous. Mais vous ne +savez pas ce qui m'arrive le lendemain matin? Une femme qui entre avec +un train de furie chez moi, et qui me dit que j'écris à son mari des +choses!... C'était la femme de ce domestique! Elle avait décacheté la +lettre pour M. du Château. Cette grue-là! elle avait pris ce que je +disais pour son mari!--Ah! je n'ai jamais eu de chance! Justement, dans +ce moment-là, je posais les mains de M. Molé, vous savez, dans le +portrait d'Horace Vernet. J'étais raffalée; j'avais envie d'aller +l'attendre à la porte d'Horace, et de lui dire: «Monseigneur, c'est moi +qui pose vos mains. Donnez-moi un bureau de papier timbré!» Mais je n'ai +pas eu ce front-là. Tenez! je vous parlais tout à l'heure de mon père... +Eh bien! mon premier amour, ça n'a pas encore été tout bonheur... Moi +qui ai toujours eu pour idéal un jeune homme noble, bien fait, avec des +ongles roses et un chien de chasse, qui m'embrasserait dans l'île +Saint-Denis!</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Aux baisers d'argent de Phœbé la blonde, enlacés l'un à l'autre comme la +vigne à l'ormeau, avez-vous vu passer Madame Alcide au bras de son +idéal, suivant le sentier qui trempe dans la rivière murmurante?</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Oui, Messieurs, ç'a été un homme de quarante-cinq ans,--mon premier +amour--qui faisait des pièces. Des raisons de famille me forcent à vous +taire son nom. On l'a porté en triomphe sur la scène de l'Odéon tout de +même comme Voltaire. Il n'avait pas le sou, avec tous ses triomphes. Ah! +il m'a bien fait aller au spectacle.</p> + +<p class="mid">CHŒUR.</p> + +<p>Femme, tu peux un moment suspendre ta langue, et boire le bain de pied +de ton petit verre. Tes paroles descendent dans les oreilles, comme les +neiges des montagnes descendent dans les plaines. Les péripéties de tes +aventures étonnent les mortels pendus à tes lèvres. Femme simple, femme +étonnante, tes amours pleins d'épisodes comme les amours d'épopées, sont +toujours liés à des amours sans monnaie. Ta bêtise est grandiose et +cyclopéenne, créature ingénue, mariée avec le grotesque. L'odyssée de +ton existence ahurit, si j'ose m'exprimer ainsi. Alcide, toi qu'un +peintre fameux enroula et enchaîna dans les tissus de l'Orient, pour +abuser de ta faiblesse; géante de cocasserie, Alcide, toi dont les +formes plantureuses revivront par les toiles éternelles; toi que nous +avons vue porter l'adversité, comme le bœuf porte le soleil, et dont le +<i>clou</i> fatal a souvent reçu toutes les toilettes; Crusoé du beau sexe, +toi qui te fais des robes de rien,--retourne en tes lointains foyers! +Nous te respectons trop pour te reconduire.</p> + +<p class="mid">MADAME ALCIDE.</p> + +<p>Tout ce que vous me dites là... je ne sais pas... mais ce que je sais, +c'est que vous êtes bien gentils: vous payez du bordeaux aux femmes, et +puis avec vous jamais de claques ni de coups de poing au dessert.</p> + +<p>(<i>Exeunt.</i>)</p> + + +<a name="c22" id="c22"></a> +<br><br> + +<h3>PEYTEL</h3> + +<p>«<i>Cour d'Assises de l'Ain.--Audience du 30 août.</i>--M. le Président +prononce l'arrêt qui condamne <i>Benoît-Sébastien Peytel à la peine de +mort</i>.--Au moment même où M. le Président vient de prononcer la peine +terrible, on entend une voix du milieu de la foule s'écrier: «Vivent les +jurés!»</p> + +<p>Le pourvoi en cassation fut rejeté le 10 octobre.<br> + +<span class="rig">Bourg, mardi 15 octobre 1839.</span></p><br> + +<p>«Le 13, Peytel a appris de M. le curé le rejet de son pourvoi. Cette +affreuse nouvelle ne lui a fait perdre ni son calme ni son énergie. Le +curé était tellement ému que Peytel s'en aperçut et lui dit: Vous êtes +agité, Monsieur le curé; pourquoi?.. Voyez, moi, je suis calme, +jugez-en. Puis déboutonnant son gilet et sa chemise, il prit une de ses +mains qu'il posa sur son cœur en lui disant: «Voyez si mon cœur bat plus +vite que de coutume.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Gui...</span>»</span></p><br> + +<p class="rig">Bourg, le 16 octobre 1839.</p><br><br> + +<p>«Croiriez-vous que ce matin, lorsque M. le curé est entré auprès de ce +malheureux, il lui a dit presque souriant: Vous ne devineriez pas, +Monsieur le curé, de quoi j'ai parlé hier pendant tout mon dîner avec le +concierge?--Non.--De mon exécution... Et là-dessus, il est entré avec +son calme ordinaire dans des détails vraiment inconcevables.<br> + +<span class="rig"><span class="sc">Gui...</span>»</span></p><br> + +<p>Si l'annonce du rejet de son pourvoi avait laissé Peytel calme, la +possibilité de commutation de peine et la perspective du bagne le +trouvaient plus ému et moins préparé; et avant de le décider à tenter un +recours en grâce, son avocat, M. Margerand, et ses amis eurent à +soutenir contre lui des luttes et des combats pendant lesquels cette +lettre s'échappait de sa plume:</p> + +<p>«Je n'ai pas changé de manière de voir, et n'en changerai pas, <i>quoi +qu'il advienne</i>... Déshonoré met le comble à mes maux: je doute qu'il +soit au monde un homme qui le sente mieux que moi. Lorsque votre lettre +d'hier m'a été remise, je voulais faire une réponse en quatre mots; +cette réponse sera encore faite de même sur votre papier. Ici vont se +trouver quelques explications. Hier soir, j'ai lu à la lumière votre +lettre; on a eu pour la première fois la complaisance de me donner un +morceau de bougie gros comme un canon de plume, long d'un demi-pouce. +Cette lumière m'a suffi pour lire deux fois votre épître et m'en bien +pénétrer. A huit heures la fièvre m'a pris. A neuf, j'avais sept +pulsations et demie dans l'espace de temps qui s'écoule entre deux coups +frappés à l'horloge de la ville. Le mouvement habituel de mon pouls est +de quatre et demi. C'est donc trois de plus qu'à l'ordinaire; cet état a +duré jusqu'à deux heures du matin. Alors j'ai eu un redoublement de +fièvre, j'ai eu une espèce d'hallucination; j'ai vu autour de moi mon +père, mes oncles décédés, mes parents vivants. Je me suis levé, j'ai +cherché à comprendre où j'étais, ce que j'étais, et j'ai fini par tomber +sur les cadettes qui pavent mon cachot.</p> + +<p>»A cinq heures, un fou qui est dans un cachot voisin m'a réveillé en +frappant à coups redoublés contre la porte. Je me suis relevé, mis au +lit et l'abattement m'a assoupi jusqu'à six heures et demie. Alors, j'ai +lu et relu votre lettre, y ai fait un mot de réponse. C'est le seul mot +précédé de points ci-dessus qui a produit cet effet. Car dimanche j'ai +connu le rejet, et je n'ai pas changé de manière de faire ni de dire. +Que m'importe la vie aujourd'hui? La vie du bagne est pour moi +impossible, j'aime mieux la mort. Je serai si je vis encore un fardeau +pour ma famille, pour ceux de mes enfants qui conserveront encore +quelques sentiments pour moi, il vaut mieux que je meure. Qu'importe +quelques jours de plus ou de moins avec le déshonneur? La prolongation +de l'existence devient pesante, quelque énergie que l'homme se sente, +quelque purs que soient ses sentiments, quelque peu mérités que soient +les jugements portés contre lui, quelle que soit enfin la force et la +grandeur de ce qu'il ferait dans la suite. L'homme déshonoré ne peut +rien espérer, il a souillé son nom, souillé la lignée dont il sort, il a +fait une blessure qui non-seulement porte préjudice aux branches, mais +encore attaque la souche de sa généalogie. Un bon horticulteur tranche +au vif une branche pareille; quelques années après, la cicatrisation +s'opère, et l'arbre n'est nullement endommagé. Mais si la branche viciée +reste sur l'arbre tout périclitera. Il vaut mieux la couper. Qu'on me +tranche donc la tête.»</p> + +<p>Un peu plus tard, Peytel se décida. Tous les efforts de ce qui lui +restait d'amis se tournèrent vers la clémence royale. On savait que le +roi mettait comme une religion à dire <i>oui</i> ou <i>non</i>, quand il +s'agissait de la tête d'un homme, et qu'il compulsait lui-même, et avec +grand soin, le dossier des condamnés.</p> + +<p>Ce qui avait ému le plus vivement la cour, c'était ce double homicide, +et la mort de cette jeune femme bientôt mère. Une familière des +Tuileries, madame d'Abrantès, écrivait: «On a parlé surtout de la +position de madame Peytel, et ce qui exaspère le plus, c'est une femme +grosse tuée en deux personnes.»--Toutes les démarches faites à +Saint-Cloud, par la sœur du condamné, Madame Carraud, conduite par +madame d'Abrantès, pour parvenir jusqu'au roi, furent inutiles. Le roi +fit répondre par M. d'Houdetot, son premier aide de camp, «qu'il prenait +en considération la position de cette pauvre sœur, mais qu'il ne pouvait +pas la voir.» A une seconde tentative, le roi trouva encore une excuse +dont il chargea le général Delort: «On ne peut plus poliment répondre +<i>non</i>», dit madame d'Abrantès. Le premier mot du général avait été: «Les +lettres de Balzac l'ont perdu dans l'opinion.» Ces lettres remarquables, +cette défense discrète qui était presque toute dans ce qu'elle ne disait +pas, cette plaidoirie qui laissait déduire au lecteur les conséquences +vraisemblables du caractère <i>bilieux-sanguin</i> de Peytel, dans une +circonstance habilement probabilisée, avaient indigné le roi. +«Avant-hier, écrivait madame d'Abrantès,--le roi a parlé de Peytel avec +amertume, et l'a appelé un monstre pour avoir permis qu'on calomniât +ainsi une femme morte, et il a ajouté: «Cela seul prouve le crime.» La +reine, en sa clémence de femme, touchée d'abord par la situation du +malheureux, lui avait retiré bientôt après sa pitié. Je lis ceci dans +une des lettres de madame d'Abrantès, qui s'employait avec dévouement à +mieux disposer la cour pour le condamné, «On a beaucoup jasé de ma +visite à Saint-Cloud.» Le roi a dit: «Cette pauvre madame d'Abrantès se +donne là bien du mal pour une bien mauvaise cause.» La reine a dit dans +le même sens; et madame d'Abrantès ajoutait: «Il vous est impossible de +comprendre ce qu'on a d'opinion arrêtée à l'égard de Peytel au château. +Je ne m'explique une animosité si positive que par une chose: les +lettres de Balzac ont paru dans le <i>Siècle</i>; le <i>Siècle</i> est un journal +de l'opposition. Cela a peut-être contribué à cette haine;» et plus +loin: «Le roi a fait écrire à Bourg, à Belley; on a répondu que, s'il +faisait grâce, il y aurait du bruit... La haine de la cour est tout à +fait nouvelle pour ces sortes d'affaires. On dirait qu'on punit en lui +un autre Alibaud.» Cette dernière phrase est curieuse. Le roi croyait +Peytel coupable: il se refusait à lui faire grâce, et les esprits les +plus justes et les plus calmes avaient je ne sais quel entraînement à +lui prêter un ressentiment contre le condamné, et à mettre sur le compte +d'une vengeance politique, ce qui était pour le roi une affaire de +justice. C'est que Peytel avait, lui aussi, donné son coup d'épingle +dans cette guerre charivarique que l'opposition avait commencée contre +Louis-Philippe à peine assis sur le trône. Au temps où, actif et +remueur, Peytel s'était essayé à être homme de lettres, au temps où il +espérait, comme disait, devenir <i>contemporain</i>, au temps où germait déjà +en lui le désir d'un nom, désir immense, insensé, délirant, qui le fit +aller à l'échafaud presque consolé en songeant à la célébrité des causes +célèbres, Peytel, las du journalisme et des petites batailles de la +petite presse, avait frappé à la porte de la Muse du vigneron de la +Chavonnière. Il avait fait--d'autres disent il avait fait faire par L. +D., un homme d'esprit,--<i>la Physiologie de la Poire</i>. C'était l'époque +de vogue et de premier succès de cette plaisanterie Philiponienne. +L'allégorie eut tout le succès qu'elle pouvait espérer; et les allusions +sur <i>le calice à cinq divisions ouvertes comme qui dirait cinq +ministères</i>, les plaisanteries plus ou moins spirituelles sur les poires +de <i>Sainte-Lésine</i>, <i>d'Épargne</i>, <i>de Martin-Sec</i>, furent trouvées +délicates autant que récréatives par tous les boudeurs de la royauté +nouvelle.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit des dispositions vraies ou supposées de la cour, +quelques jours après le rejet du pourvoi, M. Teste, alors ministre de la +justice, remit au roi, en conseil des ministres, un mémoire en faveur de +Peytel.</p> + +<p>Ce long mémoire débutait par une peinture du caractère de Peytel, +appuyée de traits vifs et intimes. Puis Gavarni disait le mauvais +vouloir de cette petite ville où Peytel avait fait l'inimitié autour de +lui par des chansons, des couplets, deux rimes souvent ou un mot. Il +s'étendait sur toutes ces rancunes un peu envieuses de province, réunies +en faisceau, et formant une opinion locale ennemie de l'homme. Il +joignait à son dire les lettres sur lesquelles avait travaillé M. de +Balzac, celle par exemple qui retraçait la visite au domicile du +prévenu: «... Ce fut un moment bien curieux pour un observateur que +l'entrée de ces messieurs dans les appartements de Peytel, ce riche +étranger, ce notaire inconnu qui était tombé un beau jour dans cette +bonne petite ville de Belley avec sa réputation de fortune d'autant plus +colossale, qu'on ne le connaissait en aucune façon. Arrivés dans le +salon où quelques peintures, quelques dessins modernes assez richement +encadrés dans de beaux cadres d'or, se trouvaient distribués avec goût +sur une tapisserie rouge qui sans être neuve avait encore de la +fraîcheur, ce fut une extase générale sur le luxe de l'ameublement; M. +*** surtout ne pouvait s'empêcher d'admirer, et à chaque pas qu'il +faisait on l'entendait s'exclamer: «C'est un mobilier de 40,000 livres +de rente!»--Puis après ces prolégomènes, venant au fait même, Gavarni +révélait une confession faite à lui seul par le condamné: «Le 21 août, +Peytel m'écrivait: «Le 30 ou le 31, on me trouvera probablement libre; +et si vous venez, nous partirons ensemble pour je ne sais où.» Le 31, +j'étais à Bourg au petit jour. Peytel avait été condamné à mort à +minuit. Je le vis à onze heures. Il me parla peu. Nous avions là deux +témoins, un de ses avocats et le geôlier: «Mon ami, me dit-il, je vais +mourir, et.....» En sortant, M. Gui... me fit remarquer cette réticence +de Peytel. Si je n'avais pas été là, il se serait ouvert à vous.--De +retour à Paris, M. de Balzac me parla du désir qu'il avait de publier +quelques observations à propos du procès de Bourg. Muni d'une permission +de visiter le condamné, nous partîmes de compagnie. A Bourg, je pénétrai +seul et le premier auprès de lui; et, le regardant en face, je provoquai +brusquement sa confiance par quelques paroles nettes et pressantes. +Peytel fut d'abord étourdi, ébranlé. Il regarda le geôlier qui s'était +mis près de nous; et il me demanda en latin si je voulais parler cette +langue. Je lui dis de parler français et de parler bas. Il me passa un +bras autour du cou, et, collant sa bouche à mon oreille, il me dit.....» +Cette confession était-elle la vérité était-elle un nouveau mensonge?<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup class="sml">7</sup></a></p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"><b>Note 7: </b></a><a href="#footnotetag7">(retour) </a> Au reste, que cette confession soit la vérité + ou soit un mensonge, la justice et le jury ont jugé en toute + conscience. Peytel, au cas où cette confession serait la + vérité, se serait défendu sur un mensonge d'un bout à l'autre + des débats.--Nous ne sommes en cette notice qu'éditeurs de + pièces inconnues. Nous nous déclarons insolidaires de toutes + récriminations et insinuations contenues dans la lettre qu'on + va lire.</blockquote> + +<p>A ce mémoire soumis au roi était jointe avec cette suscription: <i>Dernier +billet du pauvre condamné pour le roi, le roi seul</i>, une lettre de +Peytel, jetée sans doute par-dessus les murs de la prison, et qui était +parvenue à Gavarni par la petite poste. Sur l'enveloppe on lisait ceci:</p> + +<p><i>Ne trompez pas un pauvre malheureux qui s'est confié à vous, qui n'a +que vous pour lui être utile, et puisque vous avez rompu la première +enveloppe de ce billet, arrêtez-vous; vous violeriez un secret important +en allant au delà; recouvrez ce billet d'une autre enveloppe, et +adressez à Gavarni, rue Fontaine-Saint-Georges, à Paris.</i></p> + +<p>La lettre qui suivait, étrange, un peu folle et rabâcheuse en ses +commencements, poignante à la fin, écrite d'une petite écriture fine, +serrée, régulière, et sans tremblement; cette lettre où le malheureux, +riant un instant, faisait allusion à sa pauvre <i>Physiologie de la +Poire</i>, Gavarni la crut bonne pour l'attendrissement; et de cette +allusion même, il espéra une impartialité plus bien-veillante du roi. +Voici cette lettre:</p> + +<h4>«COMMENCEMENT.</h4> + +<p>»Employer des moyens autres que ceux employés jusqu'à ce jour est une +chose maladroite et imprudente.--Maladroite parce qu'on sanctionne ainsi +toutes les erreurs des juges-instructeurs, des magistrats du parquet, et +celles des médecins. Or, celles de ces derniers sont <i>positives en fait +à sa connaissance à lui. Il peut</i> donc bien en juger.--Les erreurs des +juges ressortent à chaque page de l'instruction. Il ne s'agit que de +lire <i>sa</i> correspondance avec les magistrats.--En suivant la procédure +depuis le premier jour jusqu'au dernier, la loi à la main, on verra +partout que la loi a été évitée quand elle <i>lui</i> était avantageuse, +qu'on s'est servi contre <i>lui</i> de tous les petits moyens de procédure; +ainsi on <i>lui</i> a signifié la liste des témoins la veille des débats, +dans ces témoins on avait substitué Jaudet, ouvrier, à Jaudet, +maître-ouvrier. Ce dernier seul avait été interrogé dans +l'instruction.--On avait refusé d'écrire quelque chose qu'il avait +déposé en <i>sa</i> faveur, on a assigné son frère. Lui n'a vu cela qu'aux +débats. On a refusé de vous laisser voir le dossier au greffe, tantôt +sous un prétexte, tantôt sous un autre, et nous n'avions pas copie de +tout le dossier.--Ainsi donc changer de système serait maladroit; car on +perdrait ainsi tous les avantages qu'on peut avoir sur la procédure et +sur les médecins.--Ce serait imprudent parce qu'on irait du connu à +l'inconnu: ainsi on dirait: Vous avez menti au passé, vous mentez +aujourd'hui, <i>tout ce que la défense a avancé est vrai</i>. Il faut donc +persister et dire simplement, pour prouver combien la défense a été +généreuse. Il ne s'agit que de connaître telle lettre, telle déposition, +tels faits, dont on pourrait tirer telles conséquences.--Par ce moyen on +prouverait de la générosité au passé, on en ferait soupçonner au +présent.--On se ferait craindre par ceux qui ont intérêt à voir mort un +pauvre malheureux,--en leur faisant savoir que mort, rien ne sera +épargné pour réhabiliter sa mémoire, et que vivant,--<i>banni</i> ou +<i>déporté</i>,--on pourra se taire, on obtiendra leur appui par-dessous +main, tandis qu'ils sont très-hostiles..... On peut leur faire savoir +que l'on a des pièces qui pourraient faire penser <i>telle chose</i>; que ces +pièces émanent d'eux, sans qu'ils sachent en quoi elles consistent, +qu'elles ne sont pas niables par eux: ils craindront;--il faut bien se +garder de dire que <i>la chose soit</i>, mais qu'il est possible, +<i>très-possible d'y faire croire</i>: on les aura alors pour soi.--Avec le +caractère de <i>générosité</i> qu'on veut bien supposer au pauvre malheureux, +il faut admettre les conséquences: ainsi, dans un premier moment, il +aurait anéanti tout ce qui pouvait prouver ce qu'il voulait <i>et veut +encore nier</i>.--Si quelques pièces existent encore, c'est qu'elles ont +été oubliées dans la précipitation, et que trois autres lettres... n'ont +été trouvées qu'après l'hostilité connue des...--Le malheureux peut +n'avoir jamais pensé qu'il aurait soif à l'avenir et conséquemment +n'avoir gardé <i>aucune poire</i>, les avoir au contraire fait +disparaître,--et aujourd'hui il ne faudrait pas lui faire perdre, pour +<i>conserver ses jours</i>, ce qu'il a de beau, de bien, dans ses actions, +et on le laisserait perdre s'il avançait <i>une chose</i> pareille, qu'il ne +pourrait peut-être plus prouver aujourd'hui, mais qu'il peut +parfaitement laisser supposer.--<i>D'après ce que le malheureux sent +personnellement</i>, il suppose tout ce que fait son bon frère G... Il l'en +remercie on ne peut plus.</p> + +<p>«Il le prie de lui faire parvenir de l'opium en quantité suffisante pour +produire <i>effet complet dans une heure et demi</i> (sic) <i>au plus</i>; il n'en +fera usage que lorsque <i>tout espoir sera perdu</i>. Lorsqu'on viendra lui +mettre la camisole de force, ce qui aura lieu seulement <i>deux heures +avant</i>, attendu qu'il ne <i>sera prévenu que deux heures avant</i>.--Pour lui +faire tenir cet opium ou <i>toute autre matière produisant le même effet</i>, +il faut lui envoyer de suite <i>une Bible</i> (<i>il n'en a pas</i>); cette +<i>Bible</i> sera reliée à la Bradel; le carton de la couverture sera +entaillé dans divers endroits, recouvert d'un carton mince pour empêcher +de sentir les cavités, et ces cavités seront remplies de la matière, qui +devra être solide et non liquide, comme on le voit. Ceci est pressé, car +il a encore la possibilité de recevoir quelque chose comme une Bible, +mais rien autre, et il peut arriver qu'on lui retire cette +possibilité.--Pour ne compromettre personne, il laissera un écrit +portant ces mots: «Étant à la prison de Belley, je me suis fait apporter +une boîte de pharmacie; j'ai pris dedans ce qui m'a servi et je l'ai +toujours porté sur moi; cela était caché sous la baudruche qui semblait +retenir un taffetas sur des cors que j'ai aux pieds, et par ce moyen on +ne l'a pas vu.»--Et, en effet, le malheureux a aux pieds du taffetas +retenu par la baudruche. La couverture et le livre seront brûlées +(<i>sic</i>), attendu qu'on lui fait du feu <i>une fois</i> par jour pendant deux +heures.--<i>Il promet de n'en faire usage qu'au dernier moment. Ce sera un +vrai service à lui rendre, car il ne servira pas de spectacle à tout un +pays et quel spectacle!</i>...--Déjà il a demandé de l'opium à G...; il +croyait que ce dernier lui en avait promis; il le croit encore, et le +prie d'envoyer vite.</p> + +<p>«Il devra y avoir dans la même couverture un papier explicatif de la +nature de la matière et du temps nécessaire pour produire effet complet, +et de la quantité à prendre en plus ou en moins <i>pour arriver au but +plutôt</i> (<i>sic</i>) si cela devait (<i>sic</i>) nécessaire.--On peut envoyer le +livre à M..... ou à M....., à Bourg, qui le feront parvenir. M....... +vaudrait mieux.--On peut se dispenser d'inscrire le nom de <i>l'envoyant</i> +sur le registre des messageries. Le premier nom venu fera tout aussi +bien. On aura seulement soin d'indiquer que ce livre est pour le +malheureux (il ne veut plus écrire son nom).--Il prie avec instance, +supplie à genoux G...... de lui faire parvenir ce livre ainsi rangé dans +la huitaine au plus tard, autrement il fera du vert-de-gris avec deux +boutons en cuivre qui sont à son pantalon.--Il le répète, <i>il ne fera +usage de l'objet envoyé qu'au dernier moment</i>, il le promet.--Après +l'avoir avalé il se confessera et partira.»</p> + +<p>Il n'y eut pas décision sur le recours en grâce au conseil des +ministres. Le soir Gavarni reçut des mains de M. Teste la lettre de +Peytel, et nous lisons sur l'enveloppe, recachetée du cachet du roi, ces +mots de la main du roi: <i>Fidèlement recachetée</i>. L. P.</p> + +<p>«Le roi,--écrit madame d'Abrantès à ce moment,--a été préoccupé +quarante-huit heures au point de n'en pas manger ni dormir. Il est +demeuré persuadé que Peytel avait tué sa femme par préméditation.»</p> + +<p>Le 21, Gavarni apprit que le roi avait rejeté le recours en grâce. +Chaque jour il ouvrait le journal avec une curiosité anxieuse, cherchant +la nouvelle de l'exécution. Sept jours,--sept jours!--s'écoulèrent sans +nouvelle. Enfin le 30 octobre, les journaux de Paris annoncèrent +l'exécution capitale. La tête de Peytel était tombée sur la place de +Bourg le 28. Contrairement à tout précédent judiciaire, huit jours +s'étaient écoulés entre le rejet du recours en grâce et l'exécution. +Louis-Philippe, en sa miséricorde, avait-il voulu laisser au condamné le +temps de mourir, à l'ami le temps de l'y aider?</p> +<br> + +<h4>FIN.</h4> + +<br><br> + +<h3>TABLE</h3> + + + + +<p class="mid"><a href="#c1">L'ornemaniste.</a><br> + <a href="#c2">Victor Chevassier.</a><br> + <a href="#c3">Buisson.</a><br> + <a href="#c4">Nicholson.</a><br> + <a href="#c5">Une première amoureuse.</a><br> + <a href="#c6">Calinot.</a><br> + <a href="#c7">Ourliac.</a><br> + <a href="#c8">Benedict.</a><br> + <a href="#c9">La revendeuse de Mâcon.</a><br> + <a href="#c10">Hippolyte.</a><br> + <a href="#c11">Le passeur de Maguelonne.</a><br> + <a href="#c12">Peters.</a><br> + <a href="#c13">Le père Thibaut.</a><br> + <a href="#c14">Un visionnaire.</a><br> + <a href="#c15">Un comédien nomade.</a><br> + <a href="#c16">L'ex-maire de Rumilly.</a><br> + <a href="#c17">Marius Claveton.</a><br> + <a href="#c18">Louis Roguet.</a><br> + <a href="#c19">Un aqua-fortiste.</a><br> + <a href="#c20">L'organiste de Langres.</a><br> + <a href="#c21">Madame Alcide.</a><br> + <a href="#c22">Peytel.</a></p> + +<br> + +<p>FIN DE LA TABLE.</p> + +<br><br> + +<p class="overl">Paris.--Imp. <span class="sc">E. Catiomont</span> et <span class="sc">V. Renault</span>, rue des Poitevins, 6.</p> + + +<br><br> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Quelques créatures de ce temps, by +Edmond de Goncourt and Jules de Goncourt + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK QUELQUES CRÉATURES DE CE TEMPS *** + +***** This file should be named 35223-h.htm or 35223-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/5/2/2/35223/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + + </body> +</html> diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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