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+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome
+1, by Frédéric Bastiat
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1
+ mises en ordre, revues et annotées d\'après les manuscrits de l\'auteur
+
+Author: Frédéric Bastiat
+
+Editor: Prosper Paillottet
+
+Release Date: February 24, 2011 [EBook #35390]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 1 ***
+
+
+
+
+Produced by Curtis Weyant, Christine P. Travers and the
+Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
+available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+OEUVRES COMPLÈTES
+
+DE
+
+FRÉDÉRIC BASTIAT
+
+
+
+
+LA MÊME ÉDITION
+
+EST PUBLIÉE EN SEPT BEAUX VOLUMES IN-8{o}
+
+Prix des 7 volumes: 35 fr.
+
+
+CORBEIL typ. et stér. de CRÉTÉ.
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLÈTES
+
+DE
+
+FRÉDÉRIC BASTIAT
+
+
+MISES EN ORDRE
+
+REVUES ET ANNOTÉES D'APRÈS LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR
+
+
+Deuxième Édition.
+
+
+TOME PREMIER
+
+
+CORRESPONDANCE
+
+MÉLANGES
+
+
+
+
+PARIS
+
+GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRES
+
+Éditeurs du Journal des Économistes de la Collection des principaux
+Économistes, du Dictionnaire de l'Économie politique, du
+Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc.
+
+RUE RICHELIEU, 14
+
+1862
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+J'ai exercé le droit de propriété sur les oeuvres de Frédéric
+Bastiat, pour le compte d'une société de ses amis, formée peu de
+jours après sa mort, et, conformément à l'intention des sociétaires,
+dont je faisais partie, je l'ai exercé dans le but unique de
+favoriser la propagation de ses écrits. En 1851, parut la seconde
+édition des _Harmonies_, comprenant le complément que j'avais
+rapporté de Rome. En 1855, furent imprimées les oeuvres complètes,
+en six volumes, dont les deux premiers ne sont qu'une réunion
+d'articles de journaux, d'opuscules et de lettres. Rien de ceci
+n'eût peut-être figuré dans un volume, du vivant de l'auteur, avec
+son consentement. Mais on comprend que des amis qui lui survivent ne
+se soient pas fait une loi d'être aussi modestes ou sévères pour lui
+qu'il l'eût été lui-même, et qu'au contraire sa disparition de ce
+monde leur ait imposé le devoir d'utiliser autant que possible ce
+qu'il y a laissé.
+
+Quoi qu'il en soit, l'événement nous a donné raison: l'édition de
+1855 est épuisée, il faut une édition nouvelle.
+
+Dans celle-ci, les amis de Bastiat n'ont plus à intervenir,
+puisqu'aux termes de la loi, depuis le 24 décembre 1860, leur
+propriété est tombée dans le domaine public. Cependant comme ils
+n'avaient vu, dans l'acquisition qu'ils avaient faite, qu'un moyen
+d'honorer la mémoire de leur ami et s'étaient interdit toute
+prétention à des avantages matériels, il arrive, en considération du
+désintéressement de leur zèle, qu'on veut bien admettre encore
+aujourd'hui leur représentant à se mêler de l'édition nouvelle, à la
+surveiller et à l'augmenter un peu.
+
+Ma surveillance portera sur tous les volumes, à l'exception du
+second, qui se trouve déjà réimprimé au moment où j'entre en
+possession du droit de corriger les épreuves.
+
+Avant de songer à augmenter, je m'étais demandé s'il n'était pas
+plus prudent de faire quelques retranchements. Je consultai à ce
+sujet un homme éminent, qui n'était pas de notre petite
+société--formée à la hâte, elle ne se composait que de
+compatriotes,--mais qui était, qui est resté un ami de Bastiat dans
+toute la force du terme. Voici ce que répondit M. Cobden.
+
+«En vue de mon habitation, sur une hauteur qui l'avoisine, se trouve
+une plantation d'arbres qui ont besoin d'être éclaircis. Je
+m'entretins de cette nécessité, il y a quelques semaines, avec un
+voisin qui me dit à la fin de notre conversation:--Quand vous serez
+décidé à l'éclaircie, donnez plein pouvoir à un étranger de la
+faire, car, dans les dispositions où je vous vois, vous trouveriez
+de bonnes raisons pour sauver de la hache chacun de vos arbres.--Eh
+bien! je suis dans les mêmes dispositions à l'égard des écrits de
+Bastiat, et je ne me résignerais pas aisément à en sacrifier une
+seule ligne.»
+
+M. Cobden a raison et il m'ouvre les yeux, me dis-je; le temps des
+étrangers n'est pas encore venu. Nous qui avons connu, aimé et
+admiré Bastiat, donnons-le tout entier; la postérité choisira, s'il
+y a choix à faire. Et puisque j'ai recueilli, depuis 1855, d'autres
+fragments, d'autres articles de journaux, d'autres lettres, il faut
+que la nouvelle édition contienne, non pas un volume de moins, mais
+un volume de plus.
+
+Ceci résolu, venait la question du classement des pièces inédites.
+Les distribuer, d'après leur nature, dans les divers volumes fut ma
+première idée. Je l'abandonnai, dans l'intérêt des acheteurs de
+l'édition de 1855, et me décidai à comprendre tout ce que j'avais
+d'inédit dans un volume supplémentaire. En se procurant ce volume,
+le septième, qui se vendra séparément, tout possesseur de la
+précédente édition aura Bastiat complet.
+
+J'aurais voulu remercier ici quelques personnes pour l'assistance,
+les bons conseils et les encouragements qu'elles m'ont prodigués
+pendant le cours de ma tâche; mais elles ne me le permettent pas, et
+toutes, M. de Fontenay en tête, me tiennent à peu près ce langage:
+Nous avons autant que vous le droit d'aimer Bastiat, nous en usons,
+et vous n'avez pas pour cela de remercîments à nous faire.
+
+Puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à remercier Bastiat
+des excellents amis qu'il m'a donnés.
+
+ P. PAILLOTTET.
+
+
+
+
+NOTICE
+
+SUR LA VIE ET LES ÉCRITS
+
+DE FRÉDÉRIC BASTIAT.
+
+
+Frédéric Bastiat est né à Bayonne, le 19 juin 1801, d'une famille
+honorable et justement considérée dans le pays. Son père était un
+homme remarquablement doué de tous les avantages du corps et de
+l'esprit, brave, loyal, généreux. On dit que Frédéric, son fils
+unique, avait avec lui la plus grande ressemblance. En 1810, F.
+Bastiat resta orphelin sous la tutelle de son grand-père; sa tante,
+mademoiselle Justine Bastiat (qui lui a survécu), lui servit de
+mère:--c'est cette parente dont les lettres de Bastiat parlent avec
+une si tendre sollicitude. Après avoir été un an au collége de
+Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où il fit de très-bonnes
+études. C'est là qu'il se lia d'une amitié intime avec M. V.
+Calmètes,--aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation,--à qui
+sont adressées les premières lettres de la _Correspondance_.
+
+Quelques particularités de cette liaison d'enfance révèlent déjà la
+bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes
+choses. Robuste, alerte, entreprenant et passionné pour les
+exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs,
+pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé
+éloignait des jeux violents. Cette amitié remarquable était
+respectée par les maîtres eux-mêmes; elle avait des priviléges
+particuliers, et pour que tout fût plus complétement commun entre
+les deux élèves, on leur permettait de faire leurs devoirs en
+collaboration et sur la même copie signée des deux noms. C'est ainsi
+qu'ils obtinrent, en 1818, un prix de poésie. La récompense était
+une médaille d'or; elle ne pouvait se partager: «Garde-la, dit
+Bastiat qui était orphelin; puisque tu as encore ton père et ta
+mère, la médaille leur revient de droit.»
+
+En quittant le collége de Sorrèze, Bastiat, que sa famille destinait
+au commerce, entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne.
+À cette époque, le plaisir tint naturellement plus de place dans sa
+vie que les affaires. Nous voyons pourtant, dans ses lettres, qu'il
+prenait sa carrière au sérieux, et qu'il gardait, au milieu des
+entraînements du monde, un penchant marqué pour la retraite;
+étudiant, quelquefois jusqu'à se rendre malade, tour à tour ou tout
+ensemble, les langues étrangères, la musique, la littérature
+française, anglaise et italienne, la question religieuse, l'économie
+politique enfin, que depuis l'âge de dix-neuf ans il a toujours
+travaillée.
+
+Vers l'âge de vingt-deux à vingt-trois ans, après quelques
+hésitations sur le choix d'un état, il revint, pour obéir aux désirs
+de sa famille, se fixer à Mugron, sur les bords de l'Adour, dans une
+terre dont la mort de son grand-père (1825) le mit bientôt en
+possession. Il paraît qu'il y tenta des améliorations agricoles: le
+résultat en fut assez médiocre, et ne pouvait guère manquer de
+l'être dans les conditions de l'entreprise. D'abord, c'était vers
+1827, et à ce moment la science agronomique n'existait pas en
+France. Ensuite, il s'agissait d'un domaine de 250 hectares environ,
+subdivisé en une douzaine de métairies; et tous les agriculteurs
+savent que le régime parcellaire et routinier du métayage oppose à
+tout progrès sérieux un enchevêtrement presque infranchissable de
+difficultés matérielles et surtout de résistances morales. Enfin, le
+caractère de Bastiat était incapable de se plier--on pourrait dire
+de s'abaisser--aux qualités étroites d'exactitude, d'attention
+minutieuse de patiente fermeté, de surveillance défiante, dure, âpre
+au gain, sans lesquelles un propriétaire ne peut diriger
+fructueusement une exploitation très-morcelée. Il avait bien
+entrepris, pour chaque culture et chaque espèce d'engrais, de tenir
+exactement compte des déboursés et des produits, et ses essais
+durent avoir quelque valeur théorique; mais, dans la pratique, il
+était trop indifférent à l'argent, trop accessible à toutes les
+sollicitations, pour défendre ses intérêts propres, et la condition
+de ses métayers ou de ses ouvriers dut seule bénéficier de ses
+améliorations.
+
+L'agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat, qu'un goût ou un
+semblant d'occupation. L'intérêt véritable, le charme sérieux de sa
+vie campagnarde, ce fut au fond l'étude, et la conversation qui est
+l'étude à deux,--«la conférence, comme dit Montaigne, qui apprend et
+exerce en un coup,» quand elle s'établit entre deux esprits
+distingués. Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de
+lui, cette intelligence-soeur, qui devait, en quelque sorte, doubler
+la sienne. Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé
+à l'existence intime et à la pensée de Bastiat, qu'il l'en sépare à
+peine lui-même dans ses derniers écrits: c'est celui de M. Félix
+Coudroy. Si Calmètes est le camarade du coeur et des jeunes
+impressions, Coudroy est l'ami de l'intelligence et de la raison
+virile, comme plus tard R. Cobden sera l'ami politique, le frère
+d'armes de l'action extérieure et du rude apostolat.
+
+Cette intimité a été trop féconde en grands résultats pour que nous
+ne nous arrêtions pas un moment à dire la manière dont elle
+s'engrena:--C'est M. F. Coudroy qui nous l'a racontée. Son
+éducation, ses opinions de famille, plus encore peut-être sa nature
+nerveuse, mélancolique et méditative, l'avaient tourné de bonne
+heure du côté de l'étude de la philosophie religieuse. Un moment
+séduit par les utopies de Rousseau et de Mably, il s'était rejeté
+ensuite, par dégoût de ces rêves, vers la _Politique sacrée_ et la
+_Législation primitive_, sous ce dogme absolu de l'Autorité, si
+éloquemment prêché alors par les de Maistre et les Bonald,--où l'on
+ne comprend l'ordre que comme résultat de l'abdication complète de
+toutes les volontés particulières sous une volonté unique et
+toute-puissante,--où les tendances naturelles de l'humanité sont
+supposées mauvaises, et par conséquent condamnées à un suicide
+perpétuel,--où enfin la liberté et le sentiment de la dignité
+individuelle sont considérés comme des forces insurrectionnelles,
+des principes de déchéance et de désordre. Quand les deux jeunes
+gens se retrouvèrent, en sortant l'un de l'école de droit de
+Toulouse, l'autre des cercles de Bayonne, et qu'on se mit à parler
+d'opinions et de principes, Bastiat, qui avait déjà entrevu en
+germe, dans les idées d'Ad. Smith, de Tracy et de J.-B. Say, une
+solution tout autre du problème humain, Bastiat arrêtait à chaque
+pas son ami, lui montrant par les faits économiques comment les
+manifestations libres des intérêts individuels se limitent
+réciproquement par leur opposition même, et se ramènent mutuellement
+à une résultante commune d'ordre et d'intérêt général;--comment le
+mal, au lieu d'être une des tendances positives de la nature
+humaine, n'est au fond qu'un accident de la recherche même du bien,
+une erreur que corrigent l'intérêt général qui le surveille et
+l'expérience qui le poursuit dans les faits;--comment l'humanité a
+toujours marché d'étape en étape, en brisant à chaque pas quelqu'une
+des lisières de son enfance;--comment, enfin, la liberté n'est pas
+seulement le résultat et le but, mais le principe, le moyen, la
+condition nécessaire de ce grand et incontestable mouvement.....
+
+Il étonna d'abord un peu, puis finit par conquérir à ces idées
+nouvelles son ami, dont l'esprit était juste et le coeur sincèrement
+passionné pour le vrai. Toutefois, ce ne fut pas sans recevoir
+lui-même une certaine impression de ces grandes théories de Bonald
+et de Maistre:--car les négations puissantes ont le bon effet
+d'élever forcément à une hauteur égale le point de vue des systèmes
+qui les combattent. Il y eut sans doute des compromis, des
+concessions mutuelles; et c'est peut-être à une sorte de pénétration
+réciproque des deux principes ou des deux tendances qu'il faudrait
+attribuer le caractère profondément religieux qui se mêle, dans les
+écrits de Bastiat, à la fière doctrine du _progrès par la liberté_.
+
+Nous n'avons pas la prétention de chercher quelle put être la _mise de
+fonds_ que chacun des deux associés d'idées versa ainsi à la masse
+commune. Nous pensons que de part et d'autre l'apport fut considérable.
+Le seul ouvrage de M. Coudroy que nous connaissions, sa brochure _sur le
+duel_, nous a laissé une haute opinion de son talent, et l'on sait que
+Bastiat a eu un moment la pensée de lui léguer à finir le second volume
+de ses _Harmonies_. Il semblerait pourtant que dans l'association, l'un
+apportait plus particulièrement l'esprit d'entreprise et d'initiative,
+l'autre l'élément de suite et de continuité. Bastiat avait le travail
+capricieux, comme les natures artistes; il procédait par intuitions
+soudaines, et, après avoir franchi d'un élan toute une étape, il
+s'endormait dans les délices de la flânerie. L'ami Coudroy, comme le
+volant régulateur de la machine, absorbait de temps en temps cet excès
+de mouvement, pour le rendre en impulsion féconde à son paresseux et
+distrait sociétaire. Quand celui-ci recevait quelque ouvrage nouveau, il
+l'apportait à Coudroy, qui le dégustait, notait avec soin les passages
+remarquables, puis les lisait à son ami. Très-souvent, Bastiat se
+contentait de ces fragments; c'était seulement quand le livre
+l'intéressait sérieusement, qu'il l'emportait pour le lire de son
+côté:--ces jours-là, la musique était mise de côté, la romance avait
+tort, et le violoncelle restait muet.
+
+C'est ainsi qu'ils passaient leur vie ensemble, logés à quatre pas l'un
+de l'autre, se voyant trois fois par jour, tantôt dans leurs chambres,
+tantôt à de longues promenades qu'on faisait un livre sous le bras.
+Ouvrages de philosophie, d'histoire, de politique ou de religion,
+poésie, voyages, mémoires, économie politique, utopies socialistes...
+tout passait ainsi au contrôle de cette double intelligence--ou plutôt
+de cette intelligence doublée, qui portait partout la même méthode et
+rattachait au moyen du même fil conducteur toutes ces notions éparses à
+une grande synthèse. C'est dans ces conversations que l'esprit de
+Bastiat faisait son travail; c'est là que ses idées se développaient, et
+quand quelqu'une le frappait plus particulièrement, il prenait quelques
+heures de ses matinées pour la rédiger sans effort; c'est ainsi, raconte
+M. Coudroy, qu'il a fait l'article sur les _tarifs_, les _sophismes_,
+etc. Ce commerce intime a duré, nous l'avons dit, plus de vingt ans,
+presque sans interruption, et chose remarquable, sans dissentiments. On
+comprend après cela comment de cette longue étude préparatoire, de cette
+méditation solitaire à deux, a pu s'élancer si sûr de lui-même cet
+esprit improvisateur, qui à travers les interruptions de la maladie et
+les pertes de temps énormes d'une vie continuellement publique et
+extérieure, a jeté au monde, dans l'espace de cinq ans, la masse d'idées
+si neuves, si variées et pourtant si homogènes que contiennent ces
+volumes.
+
+Membre du Conseil général des Landes depuis 1832, Bastiat se
+laissait porter de temps en temps à la députation. Décidé, s'il eût
+été nommé, à ne jamais accepter une place du gouvernement et à
+donner immédiatement sa démission des fonctions modestes de juge de
+paix, il redoutait bien plus qu'il ne désirait un honneur qui eût
+profondément dérangé sa vie et probablement sa fortune. Mais il
+profitait, comme il le racontait en riant, de ces rares moments où
+on lit en province, pour répandre dans ses circulaires électorales,
+et «distribuer sous le manteau de la candidature» quelques vérités
+utiles. On voit que son ambition originale intervertissait la marche
+naturelle des choses; car il est certainement bien plus dans les
+usages ordinaires de faire de l'économie politique le marchepied
+d'une candidature, que de faire d'une candidature le prétexte d'un
+enseignement économique. Quelques écrits plus sérieux trahissaient
+de loin en loin la profondeur de cette intelligence si bien
+ordonnée: comme _le Fisc et la Vigne_, en 1841, le _Mémoire sur la
+question vinicole_, en 1843, qui se rattachent à des intérêts locaux
+importants, que Bastiat avait tenté un moment de grouper en une
+association puissante. C'est aussi à cette époque de ses travaux
+qu'il faut rapporter, quoiqu'il n'ait été fini qu'en 1844, le
+_Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier dans le département
+des Landes_, un petit chef-d'oeuvre que tous les statisticiens
+doivent étudier pour apprendre comment il faut manier les chiffres.
+
+La force des choses allait jeter bientôt Bastiat sur un théâtre plus
+vaste. Depuis longtemps (dès 1825) il s'était préoccupé de la
+réforme douanière. En 1829 il avait commencé un ouvrage _sur le
+régime restrictif_ dont nous avons deux chapitres manuscrits et que
+les événements de 1830 l'empêchèrent sans doute de faire
+imprimer[1]. En 1834 il publia _sur les pétitions des ports_ des
+réflexions d'une vigueur de logique que les _Sophismes_ n'ont pas
+surpassée. Mais la liberté du commerce ne lui était apparue encore
+que comme une vague espérance de l'avenir. Une circonstance
+insignifiante vint lui apprendre tout à coup que son rêve prenait un
+corps, que son utopie se réalisait dans un pays voisin.
+
+ [Note 1: Voir la lettre à M. Calmètes, p. 10.]
+
+Il y avait un _cercle_ à Mugron, un cercle même où il se faisait
+beaucoup d'esprit: «deux langues, dit Bastiat, y suffisaient à
+peine.» Il s'y faisait aussi de la politique, et naturellement le
+fond en était une haine féroce contre l'Angleterre. Bastiat, porté
+vers les idées anglaises et cultivant la littérature anglaise, avait
+souvent des lances à rompre à ce propos. Un jour le plus
+_anglophobe_ des habitués l'aborde en lui présentant d'un air
+furieux un des deux journaux que recevait le cercle: «Lisez, dit-il,
+et voyez comment vos amis nous traitent!....» C'était la traduction
+d'un discours de R. Peel à la Chambre des communes; elle se
+terminait ainsi: «Si nous adoptions ce parti, nous tomberions,
+_comme la France_, au dernier rang des nations.» L'insulte était
+écrasante, il n'y avait pas un mot à répondre. Cependant à la
+réflexion, il sembla étrange à Bastiat qu'un premier ministre
+d'Angleterre eût de la France une opinion semblable, et plus étrange
+encore qu'il l'exprimât en pleine Chambre. Il voulut en avoir le
+coeur net, et sur-le-champ il écrivit à Paris pour se faire abonner
+à un journal anglais, en demandant qu'on lui envoyât tous les
+numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après, _the Globe and
+Traveller_ arrivait à Mugron; on pouvait lire le discours de R. Peel
+en anglais; les mots malencontreux _comme la France_ n'y étaient
+pas, ils n'avaient jamais été prononcés.
+
+Mais la lecture du _Globe_ fit faire à Bastiat une découverte bien
+autrement importante. Ce n'était pas seulement en traduisant mal que
+la presse française égarait l'opinion, c'était surtout en ne
+traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute
+l'Angleterre, et personne n'en parlait chez nous. La ligue pour la
+liberté du commerce faisait trembler sur sa base la vieille
+législation. Pendant deux ans, Bastiat put suivre avec admiration la
+marche et les progrès de ce beau mouvement; et l'idée de faire
+connaître et peut-être imiter en France cette magnifique réforme
+vint le mordre au coeur vaguement. C'est sous cette impression
+qu'il se décida à envoyer au _Journal des Économistes_ son premier
+article: _Sur l'influence des tarifs anglais et français._ L'article
+parut en octobre 1844. L'impression en fut profonde dans le petit
+monde économiste; les compliments et les encouragements arrivèrent
+en foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant
+paraître des articles dans les journaux, et surtout cette charmante
+première série des _Sophismes économiques_, Bastiat commence à
+écrire l'histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques
+renseignements qui lui manquent, se met en rapport avec R. Cobden.
+
+Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre
+de _Cobden_,--qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre
+correspondant de l'Institut. On l'accueille à bras ouverts, on veut
+qu'il dirige le _Journal des Économistes_, on lui trouvera une
+chaire d'économie politique, on se serre autour de cet homme étrange
+qui semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des
+économistes le feu communicatif de ses hardies convictions. De
+Paris, Bastiat passe en Angleterre, serre la main à Cobden et aux
+chefs des Ligueurs, puis il va se réfugier à Mugron. Comme ces
+grands oiseaux qui essayent deux ou trois fois leurs ailes avant de
+se lancer dans l'espace, Bastiat revenait s'abattre encore une fois
+dans ce nid tranquille de ses pensées; et déjà trop bien averti des
+agitations et des luttes qui allaient envahir sa vie livrée
+désormais à tous les vents, donner un dernier baiser d'adieu à son
+bonheur passé, à son repos, à sa liberté perdue. Il n'était pas
+homme à se griser du bruit subit fait autour de son nom, il se
+débattait contre les entraînements de l'action extérieure, il eût
+voulu rester dans sa retraite,--ses lettres le prouvent à chaque
+page. Vaine résistance à la destinée! L'épée était sortie du
+fourreau pour n'y plus rentrer.
+
+Au mois de février 1846, l'étincelle part de Bordeaux. Bastiat y
+organise l'association pour la liberté des échanges. De là il va à
+Paris, où s'agitaient, sans parvenir à se constituer, les éléments
+d'un noyau puissant par le nom, le rang et la fortune de ses
+principaux membres. Bastiat se trouve en face d'obstacles sans
+nombre. «Je perds tout mon temps, l'association marche à pas de
+tortue,» écrivait-il à M. Coudroy. À Cobden: «Je souffre de ma
+pauvreté; si, au lieu de courir de l'un à l'autre à pied, crotté
+jusqu'au dos, pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et
+n'obtenir que des réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les
+réunir à ma table, dans un riche salon, que de difficultés seraient
+levées! Ah! ce n'est ni la tête ni le coeur qui me manquent; mais je
+sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place et qu'il faut que
+je me hâte de rentrer dans ma solitude...» Rien n'était plus
+original en effet que l'extérieur du nouvel agitateur. «Il n'avait
+pas eu encore le temps de prendre un tailleur et un chapelier
+parisiens, raconte M. de Molinari,--d'ailleurs il y songeait bien en
+vérité! Avec ses cheveux longs et son petit chapeau, son ample
+redingote et son parapluie de famille, on l'aurait pris volontiers
+pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la
+capitale. Mais la physionomie de ce campagnard était malicieuse et
+spirituelle, son grand oeil noir était lumineux, et son front taillé
+carrément portait l'empreinte de la pensée.» _Sancta simplicitas!_
+Qu'on ne s'y trompe pas, du reste: il n'y a rien d'actif comme ces
+solitaires lancés au milieu du grand monde, rien d'intrépide comme
+ces natures repliées et délicates, une fois qu'elles ont mis le
+respect humain sous leurs pieds, rien d'irrésistible comme ces
+timidités devenues effrontées à force de conviction.
+
+Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes
+sur le pavé inconnu de Paris! Il fallait voir les journalistes,
+parler aux ministres, réunir les commerçants, obtenir des
+autorisations de s'assembler, faire et défaire des manifestes,
+composer et décomposer des bureaux, encourager les noms marquants,
+contenir l'ardeur des recrues plus obscures, quêter des
+souscriptions... Tout cela à travers les discussions intérieures des
+voies et moyens, les divergences d'opinions, les froissements des
+amours-propres. Bastiat est à tout: sous cette impulsion
+communicative, le mouvement prend peu à peu un corps et l'opinion
+s'ébranle à Paris. La Commission centrale s'organise, il en est le
+secrétaire; on fonde un journal hebdomadaire, il le dirige; il parle
+dans les _meetings_, il se met en rapport avec les étudiants et les
+ouvriers, il correspond avec les associations naissantes des grandes
+villes de la province, il va faire des tournées et des discours à
+Lyon, à Marseille, au Havre, etc.; il ouvre, salle Taranne, un cours
+à la jeunesse des écoles; et il ne cesse pas d'écrire pour cela: «Il
+donnait à la fois, dit un de ses collaborateurs, M. de Molinari, des
+lettres, des articles de polémique et des variétés à trois journaux,
+sans compter des travaux plus sérieux pour le _Journal des
+Économistes_. Voyait-il le matin poindre un sophisme protectionniste
+dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume,
+démolissait le sophisme avant même d'avoir songé à déjeuner, et
+notre langue comptait un petit chef-d'oeuvre de plus.» Il faut voir
+dans les lettres de Bastiat le complément de ce tableau: les
+tiraillements intérieurs, les découragements, les soucis de famille
+ou la maladie qui viennent tout interrompre, les menées électorales,
+la froideur ou l'hostilité soldée de la presse, les calomnies qui
+vont l'assaillir jusque dans ses foyers. On lui écrit de Mugron
+«qu'on n'ose plus parler de lui _qu'en famille_, tant l'esprit
+public y est monté contre leur entreprise...» Hélas! qu'étaient
+devenus les lectures avec l'ami Coudroy et les bons mots gascons du
+petit _cercle_!
+
+Nous n'avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes des
+tentatives libre-échangistes de 1846-47. Personne ne peut dire ce
+que fût devenu ce mouvement, s'il n'eût été brusquement arrêté par
+la révolution de 1848. Depuis ce moment-là, l'idée a fait à petit
+bruit son chemin dans l'opinion qu'elle a de plus en plus pénétrée.
+Et quand est arrivé le Traité avec l'Angleterre, il a trouvé le
+terrain débarrassé des fausses théories, et les esprits tout prêts
+pour la pratique. Cette initiation, il faut le dire, manquait
+totalement alors: aussi, à l'exception de quelques villes de grand
+commerce, l'agitation ne s'est guère exercée que dans un milieu
+restreint d'écrivains et de journalistes. Les populations vinicoles,
+si nombreuses en France et si directement intéressées à la liberté
+des échanges, ne s'en sont même pas occupées. Bastiat, du reste, ne
+s'est jamais abusé sur le succès immédiat; il ne voyait ni les
+masses préparées, ni même les instigateurs du mouvement assez
+solidement ancrés sur les principes. Il comptait «sur l'agitation
+même pour éclairer ceux qui la faisaient.» Il déclarait à Cobden
+qu'il aimait mieux «l'esprit du libre-échange que le libre-échange
+lui-même.» Et c'est pour cela que tout en se plaignant un peu d'être
+«garrotté dans une spécialité,» il avait toujours soin, en réalité,
+d'élargir les discussions spéciales, de les rattacher aux grands
+principes, d'accoutumer ses collègues à faire de la doctrine, et
+d'en faire lui-même à tout propos--comme il est facile de le voir
+dans les deux séries des _sophismes économiques_ et dans les
+articles où il commençait déjà à discuter les systèmes socialistes.
+
+En cela Bastiat ne s'est pas trompé. Il a rendu un immense service à
+notre génération, qui s'amusait à écouter les utopies de toute
+espèce comme une innocente diversion aux romans-feuilletons. Il a
+accoutumé le public à entendre traiter sérieusement les questions
+sérieuses; il a réuni autour d'un drapeau, exercé par une lutte de
+tous les jours, excité par son exemple, dirigé par ses conseils et
+sa vive conversation une phalange jeune et vigoureuse d'économistes,
+qui s'est trouvée à son poste de combat et sous les armes, aussitôt
+que la révolution de Février a déchaîné l'arrière-ban du socialisme.
+Quand le mouvement du libre-échange n'aurait servi qu'à cela, il me
+semble que les hommes qui, à différents titres, l'ont provoqué et
+soutenu auraient encore suffisamment bien mérité de leur pays.
+
+Après la révolution de Février, Bastiat se rallia franchement à la
+République, tout en comprenant que personne n'y était préparé. Comme
+dans l'agitation du libre-échange, il comptait sur la pratique même
+des institutions pour y mûrir et façonner les esprits. Le
+département des Landes l'envoya comme député à l'Assemblée
+constituante, puis à la Législative. Il y siégea à la gauche, dans
+une attitude pleine de modération et de fermeté qui, tout en restant
+un peu isolée, fut entourée du respect de tous les partis. Membre du
+comité des finances, dont il fut nommé huit fois de suite
+vice-président, il y eut une influence très-marquée, mais tout
+intérieure et à huis clos. La faiblesse croissante de ses poumons
+lui interdisait à peu près la tribune; ce fut souvent pour lui une
+dure épreuve d'être ainsi cloué sur son banc. Mais ces discours
+_rentrés_ sont devenus les _Pamphlets_, et nous avons gagné à ce
+mutisme forcé, des chefs-d'oeuvre de logique et de style. Il lui
+manquait beaucoup des qualités matérielles de l'orateur; et pourtant
+sa puissance de persuasion était remarquable. Dans une des rares
+occasions où il prit la parole,--à propos des incompatibilités
+parlementaires,--au commencement de son discours il n'avait pas dix
+personnes de son opinion, en descendant de la tribune il avait
+entraîné la majorité; l'amendement était voté, sans M. Billault et
+la commission qui demandèrent à le reprendre, et en suspendant le
+vote pendant deux jours, donnèrent le temps de travailler les votes.
+Bastiat a défini lui-même sa ligne de conduite dans une lettre à ses
+électeurs: «J'ai voté, dit-il, avec la droite contre la gauche,
+quand il s'est agi de résister au débordement des fausses idées
+populaires.--J'ai voté avec la gauche contre la droite, quand les
+griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante ont été
+méconnus.»
+
+Mais la grande oeuvre de Bastiat, à cette époque, ce fut la guerre
+ouverte, incessante, qu'il déclara à tous ces systèmes faux, à toute
+cette effervescence désordonnée d'idées, de plans, de formules creuses,
+de prédications bruyantes, dont le tohu-bohu nous rappela pendant
+quelques mois ce pays Rabelaisien où les paroles dégèlent toutes à la
+fois. Le socialisme, longtemps caressé par une grande partie de la
+littérature, se dessinait avec une effrayante audace; il y avait table
+rase absolue; les bases sociales étaient remises en question comme les
+bases politiques. Devant la phraséologie énergique et brillante de ces
+hommes habitués sinon à résoudre, du moins à remuer profondément les
+grands problèmes, les avocats-orateurs, les légistes du droit écrit, les
+hommes d'État des bureaux, les fortes têtes du comptoir et de la
+fabrique, les grands administrateurs de la routine se trouvaient
+impuissants, déroutés par une tactique nouvelle, interdits comme les
+Mexicains en face de l'artillerie de Fernand Cortès. D'autre part, les
+catholiques criaient à la fin du monde, enveloppant dans un même
+anathème l'agression et la défense, le socialisme et l'économie
+politique, «le vipereau et la vipère[2].» Mais Bastiat était prêt depuis
+longtemps. Comme un savant ingénieur, il avait d'avance étudié les plans
+des ennemis, et contre-miné les approches en creusant plus profondément
+qu'eux le terrain des lois sociales. À chaque erreur, de quelque côté
+qu'elle vienne, il oppose un de ses petits livres:--à la doctrine Louis
+Blanc, _Propriété et loi_; à la doctrine Considérant, _Propriété et
+spoliation_; à la doctrine Leroux, _Justice et fraternité_; à la
+doctrine Proudhon, _Capital et rente_; au comité Mimerel,
+_Protectionnisme et communisme_; au papier-monnaie, _Maudit argent_; au
+manifeste montagnard, _l'État_, etc. Partout on le trouve sur la brèche,
+partout il éclaire et foudroie. Quel malheur et quelle honte qu'une
+association intelligente des défenseurs de l'ordre n'ait pas alors
+répandu par milliers ces petits livres à la fois si profonds et si
+intelligibles pour tous!
+
+ [Note 2: Donoso Cortès.]
+
+Dans cette lutte--où il faut dire, pour être juste, que notre
+écrivain se trouva entouré et soutenu dignement par ses collègues du
+libre-échange,--Bastiat apporta dans la polémique une sérénité et
+un calme bien remarquables à cette époque de colère et d'injures. Il
+s'irritait bien un peu contre l'outrecuidance de ces despotiques
+organisateurs, de ces «pétrisseurs de l'argile humaine;» il
+s'attristait profondément de cet entraînement vers les réformes
+sociales qui compromettait les réformes politiques encore si mal
+assises; mais d'un autre côté il ne méconnaissait pas le côté élevé
+de ces aspirations égarées: Toutes les grandes écoles socialistes,
+disait-il, ont à leur base une puissante vérité... Le tort de leurs
+adeptes, c'est de ne pas savoir assez, et de ne pas voir que le
+développement naturel de la société tend bien mieux que toutes leurs
+organisations artificielles à la réalisation de chacune de leurs
+formules...--Magnifique programme qui indique aux économistes le
+vrai terrain de la pacification des esprits. Sa correspondance avec
+R. Cobden nous a révélé l'action pleine de grandeur que Bastiat
+cherchait à exercer en même temps sur la politique extérieure. Mais
+une autre préoccupation l'obsédait, toujours plus vive à mesure que
+sa santé s'affaiblissait. Il avait dans la tête, depuis longtemps,
+«un exposé nouveau de la science» et il craignait de mourir sans
+l'avoir formulé. Il se recueillit enfin pendant trois mois pour
+écrire le premier volume des _Harmonies_. Puisque cette oeuvre, tout
+incomplète qu'elle soit, est le dernier mot de Bastiat, qu'on nous
+permette de chercher à définir l'esprit et la tendance de sa
+doctrine.
+
+L'économie politique, en France, a eu, dès son origine, le caractère
+d'une sorte de morale supérieure. Les physiocrates lui donnaient
+pour objet le _bonheur des hommes_; ils la nommaient la _science du
+droit naturel_. Le génie anglais, essentiellement positif et
+pratique, commença tout de suite par restreindre ce vol ambitieux:
+en substituant la considération de la _richesse_ à celle du
+_bien-être_, et l'analyse des _faits_ à la recherche des _droits_.
+Ad. Smith renferma la science économique dans des limites plus
+précises sans doute, mais incontestablement plus étroites.
+Seulement, Ad. Smith, en homme de génie qu'il était, ne s'est pas
+cru obligé de respecter servilement les bornes qu'il avait posées
+lui-même; et à chaque pas sa pensée s'élève du fait à l'idée de
+l'utile général ou du juste, aux considérations morales et
+politiques. Mais sous ses successeurs, esprits plus ordinaires, on
+voit la science se restreindre et se matérialiser de plus en plus.
+Dans Ricardo surtout et ses disciples immédiats, l'idée de justice
+n'apparaît pour ainsi dire plus.--C'est de cette phase de l'école
+qu'on a pu dire qu'elle subordonnait le producteur à la production,
+et l'homme à la chose. Aussi faut-il voir avec quelle vivacité le
+vieux Dupont de Nemours protestait contre cet abaissement de
+l'économie politique: «Pourquoi, disait-il à J.-B. Say,
+restreignez-vous la science à celle des richesses? Sortez du
+comptoir... ne vous emprisonnez pas dans les idées et la langue des
+Anglais, peuple sordide qui croit qu'un homme ne _vaut_ que par
+l'argent... qui parlent de leur _contrée_ (country) et n'ont pas dit
+encore qu'ils eussent une _patrie_...» Dupont de Nemours était un
+peu sévère pour J.-B. Say, dont l'enseignement économique a été
+beaucoup plus large et plus élevé que les systèmes qui avaient de
+son temps la vogue en Angleterre. Mais tout en abordant, quand le
+sujet l'y conduit, les aperçus philosophiques et moraux, Say n'en
+persiste pas moins à les considérer, en principe, comme étrangers à
+l'économie politique. L'économie politique est, selon lui, une
+_science de faits_ et uniquement de faits: elle dit _ce qui est_,
+elle n'a pas à chercher _ce qui devrait être_.
+
+Un savant a parfaitement le droit de se renfermer dans les limites
+qui conviennent le mieux à ses forces; mais il ne faut pas qu'il
+rende la science elle-même solidaire de sa modestie, et qu'il
+l'entraîne à une abdication. La science doit être ambitieuse; si
+elle craint d'empiéter sur ses voisins, elle risque de laisser
+inoccupée une partie de ses domaines. Il ne nous est nullement
+démontré qu'il soit possible ou utile de séparer les études sociales
+en deux branches distinctes,--l'une qui serait la simple analyse des
+résultats de la pratique établie,--l'autre qui en discuterait les
+causes théoriques, le but final, la légitimité; mais quand même on
+admettrait ainsi une science du _fait_ et une science du _droit_, il
+n'en est pas moins vrai que, puisqu'à côté de l'enseignement
+économique aucune science classée, aucun groupe d'hommes spéciaux ne
+s'occupait de rechercher la raison et le droit des faits sociaux,
+c'était à l'économie politique à prendre--ne fût-ce que
+provisoirement--cette position importante. Du moment qu'elle la
+laissait vide, il était évident qu'une rivale viendrait s'y établir,
+et qu'une protestation dangereuse battrait le fait avec l'idée du
+droit. Conformément au génie comme aux traditions nationales, cette
+protestation devait éclater surtout en France. Ce fut le
+_socialisme_. La fin de non-recevoir qu'il opposait à l'économie
+politique était spécieuse. «Le mal, disait-il, est dans les faits
+humains à côté du bien; votre science se borne à catégoriser ces
+faits, sans les soumettre au contrôle préalable du droit; par
+conséquent vos formules contiennent le mal comme le bien; elles ne
+sont, à nos yeux, que le mal mis en théories, érigé en axiomes
+absolus et immuables.» Si le socialisme eût ajouté: «Nous allons
+vérifier vos formules à la lumière du juste,» il n'y aurait pas eu
+un mot à lui répondre, et l'économie politique lui eût tendu la
+main. Mais, passionné et exclusif comme toutes les réactions, le
+socialisme nia au lieu de contrôler. On s'était contenté d'étudier,
+au point de vue de l'utile, les résultats de la propriété, de
+l'intérêt, de l'hérédité, de la concurrence, etc., en les prenant
+comme faits acceptés et sans discuter leur raison d'être et leur
+justice;--le socialisme nia au point de vue du juste et attaqua
+comme illégitimes la propriété, l'intérêt, l'héritage, la
+concurrence, etc. On s'était un peu trop borné à décrire ce qui
+est;--il se borna à décrire ce qui, dans ses rêves d'organisation
+nouvelle, devait être. On avait, disait-on, écrasé l'homme sous les
+choses et les faits;--par une sorte de vengeance, il écrasa sous ses
+pieds les faits et les choses pour remettre l'homme à son rang.
+
+Dans cette situation, qu'y avait-il à faire, pour opérer la
+réconciliation des esprits? Évidemment, il fallait réunir et fondre
+ensemble les deux aspects distincts du _fait_ et du _droit_; revenir
+à la formule des physiocrates, à _la science des faits au point de
+vue du droit naturel_; soumettre la pratique au contrôle du juste;
+faire du socialisme savant et consciencieux; prouver que _ce qui
+est_, dans son ensemble actuel et surtout dans sa tendance
+progressive, est conforme à _ce qui doit être_ selon les aspirations
+de la conscience universelle.
+
+Voilà ce qu'a voulu faire Bastiat, et ce qu'il a fait, autant du
+moins qu'il l'a pu dans un livre inachevé. Il a passé en revue les
+phénomènes économiques et les formes fondamentales de nos sociétés
+modernes: en les examinant au triple point de vue de l'intérêt
+particulier, de l'intérêt général, et de la justice, il a montré
+que les trois aspects concordaient. Au-dessus des divergences
+d'intérêts qu'on aperçoit d'abord entre le producteur et le
+consommateur, le capitaliste et le salarié, celui qui possède et
+celui qui ne possède pas, etc., il a fait voir qu'il existe des lois
+prédominantes d'équilibre et d'unité qui associent ces intérêts et
+englobent ces oppositions secondaires dans une harmonie supérieure.
+En sorte que «le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le
+bien de tous favorise le bien de chacun;» et que «le résultat
+naturel du mécanisme social est une élévation constante du niveau
+physique, intellectuel et moral pour toutes les classes, avec une
+tendance à l'égalisation,»--développement qui n'a d'autre condition
+que le champ laissé à la recherche et à l'action, c'est-à-dire _la
+liberté_.
+
+Pour caractériser plus nettement la grande et belle position prise par
+Bastiat, nous avons supprimé des transitions et des nuances. Il est
+essentiel de les rétablir; sans quoi il semblerait que Bastiat a créé
+une science nouvelle, tandis qu'il n'a prétendu, comme il le dit, que
+présenter un exposé nouveau d'une science déjà formée. Il faut donc
+faire remarquer que ses devanciers avaient déjà bien préparé son
+terrain, soit par leurs savantes analyses des phénomènes qu'il n'a eu le
+plus souvent qu'à rappeler, soit en s'élevant eux-mêmes aux
+considérations de l'_intérêt général_,--notion beaucoup moins éloignée
+qu'on ne pense de celle du _juste_. Il faut dire que, sans être aussi
+hautement formulée, l'idée des grandes lois sociales a été de tout temps
+en germe dans la pensée des économistes, et que la fameuse devise du
+_laisser passer_ n'est au fond qu'une affirmation de la gravitation
+naturelle des intérêts vers l'ordre et le progrès. Enfin il faut
+ajouter, pour rendre justice à deux hommes que Bastiat a reconnus comme
+ses maîtres, que Ch. Comte et M. Dunoyer avaient, avant lui, déjà ramené
+très-sensiblement la science vers le point de vue élevé des
+physiocrates:--le premier, en soumettant au contrôle du droit naturel
+les formes diverses de la législation et de la propriété;--le second, en
+introduisant hardiment les fonctions de l'ordre intellectuel et moral
+dans le champ des études économiques.
+
+C'est là précisément l'excellence du point de vue de Bastiat, qu'il
+se rattache aux meilleures traditions, tout en ouvrant des
+perspectives nouvelles. «Les sciences, pour employer une de ses
+expressions, ont une croissance comme les plantes;» il n'y a pas
+d'idées neuves, il n'y a que des idées développées; et l'initiateur
+est celui qui formule en un principe net et absolu des traditions
+hésitantes et incomplètes, celui qui fait un système d'une tendance.
+Bastiat, d'ailleurs, ne s'est pas borné à affirmer son principe dans
+toute sa généralité, sans exceptions ni réserves,--chose neuve déjà
+et hardie. Pour proclamer l'harmonie parfaite des lois économiques,
+il a fallu qu'il la fît en quelque sorte lui-même, en supprimant des
+dissonances, en rectifiant des erreurs appuyées de noms célèbres. Il
+a fallu dissiper la confusion établie entre la valeur et
+l'utilité,--l'utilité qui est le but et le bien,--la valeur, qui
+représente l'obstacle et le mal; asseoir solidement ce beau principe
+de la gratuité absolue du concours de la nature; attaquer toute
+cette théorie qui entachait la propriété foncière d'une accusation
+de monopole aggravateur du prix; débarrasser la loi du Progrès de
+cette effrayante perspective du renchérissement de la subsistance et
+de l'épuisement du sol, etc., etc.;--toutes choses qui peuvent
+paraître simples maintenant, mais qui alors ont été critiquées pour
+leur hardiesse extraordinaire.
+
+Du reste, à notre sens, ce qu'il y a de plus grand encore dans le
+livre de Bastiat, c'est l'idée de l'_harmonie_ elle-même: idée qui
+répond éminemment au travail secret d'unité dans les sciences que
+poursuit notre époque, et qui a plutôt le caractère d'une intuition
+et d'un acte de foi que d'une déduction scientifique. C'est comme un
+cadre immense dans lequel chaque étude partielle des lois sociales
+peut et doit venir se classer infailliblement. Bastiat aurait manqué
+son livre, qu'il nous semble qu'avec sa donnée seule, ce livre se
+serait fait tôt ou tard. Il est permis de croire qu'en le commençant
+il n'en voyait pas toute la portée. Il avait sans doute rassemblé
+d'abord quelques aperçus principaux; puis les vérités se sont
+attirées l'une l'autre; chaque rapport nouveau ouvrait de nouvelles
+équations, chaque groupe _harmonisé_ ou identifié se résolvait en
+une synthèse supérieure. De sorte que les points de vue allaient en
+s'agrandissant toujours, et que Bastiat, à la fin, a dû se sentir
+écrasé, comme il le dit lui-même, par la masse des harmonies qui
+s'offraient à lui. Une note posthume très-précieuse nous indique
+comment cette extension de son sujet l'avait conduit à l'idée de
+refondre complétement tout l'ouvrage. «J'avais d'abord pensé,
+dit-il, à commencer par l'exposition des _Harmonies économiques_, et
+par conséquent ne traiter que des sujets purement économiques:
+valeur, propriété, richesse, concurrence, salaire, population,
+monnaie, crédit, etc. Plus tard, si j'en avais eu le temps et la
+force, j'aurais appelé l'attention du lecteur sur un sujet plus
+vaste: les _Harmonies sociales_. C'est là que j'aurais parlé de la
+_constitution humaine_, du _moteur social_, de la _responsabilité_,
+de la _solidarité_, etc... L'oeuvre ainsi conçue était commencée
+quand je me suis aperçu qu'il était mieux de fondre ensemble que de
+séparer ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique
+voulait que l'étude de l'homme précédât les recherches économiques.
+Il n'était plus temps...»
+
+Il n'était plus temps en effet! Bastiat ne s'était décidé à écrire
+les _Harmonies_ que parce qu'il commençait à sentir que ses jours
+étaient comptés. On le devine à l'entassement tumultueux d'idées du
+dernier chapitre[3] et aux plaintes qui lui échappent sur le temps
+qui lui manque. Tout en continuant à jeter au courant des
+discussions du jour quelques-unes de ses belles pages,--comme la
+polémique avec Proudhon dans la _Voix du Peuple_, la _Loi_, _Ce
+qu'on voit et ce qu'on ne voit pas_, l'article _Abondance_, pour le
+_Dictionnaire de l'économie politique_, il préparait avec une ardeur
+fébrile les ébauches du second volume des _Harmonies_. Il ne voulut
+pas s'attarder à réparer dans le repos ses forces épuisées; il mit
+tout son enjeu sur un dé, il crut qu'il pourrait peut-être gagner de
+vitesse sur les progrès du mal, et arriver par un élan suprême à ne
+tomber qu'au but... Dans ce steeple-chase désespéré contre la mort,
+il a perdu.
+
+ [Note 3: Le chapitre X. Le reste de l'ouvrage se compose de
+ fragments recueillis après sa mort et réunis dans l'ordre
+ indiqué par Bastiat lui-même.]
+
+Quand un homme, à l'âge de quarante-cinq ans, brise d'un seul coup
+tous les liens de son passé, comme l'a fait Bastiat, et, sans
+l'ombre d'ambition, se jette d'une solitude méditative dans
+l'ardente atmosphère de l'action, vous pouvez être sûr que cet
+homme ne s'arrêtera plus que dans la tombe. Il y a quelque chose de
+plus terrible cent fois, de plus implacable au repos que l'ambition
+même: c'est le fanatisme de l'idée, c'est le sentiment d'une
+mission. Chez l'ambitieux, l'égoïsme veille et ménage ses
+ressources; chez l'homme que domine l'idée, le moi est foudroyé, il
+n'avertit plus par sa résistance de l'épuisement des forces. Une
+volonté supérieure s'installe en souveraine dans sa volonté, une
+sorte de conscience étrangère dans sa conscience: c'est le _devoir_.
+Il se dresse sur la dernière marche de sa vie passée, comme l'ange
+au glaive de feu sur le seuil de l'Eden; il ferme la porte sur les
+rêves de bonheur et de paix. Désormais, proscrit, tu n'as plus de
+chez toi; tu ne rentreras plus dans l'indépendance intime de ta
+pensée, tu ne reviendras plus te délasser dans l'asile de ton coeur;
+tu ne t'appartiens pas, tu es la chose de ton idée;--vivant ou
+mourant, ta mission te traînera.
+
+Or la mission que Bastiat s'était donnée, ou plutôt que les
+événements lui imposèrent, était au-dessus des forces humaines.
+Bastiat, par le malheur d'une organisation trop riche, était à la
+fois homme de théories avancées, génie créateur,--et homme d'action
+extérieure, esprit éminemment vulgarisateur et propagandiste. Il eût
+fallu opter entre les deux rôles. On peut être à la rigueur Ad.
+Smith et R. Cobden tour à tour; mais à la fois et en même temps,
+non. Ad. Smith n'a pas essayé de jeter aux masses les vérités
+nouvelles qu'il creusait lentement dans sa retraite, et R. Cobden
+n'a fait passer dans l'opinion publique et les faits que des axiomes
+anciens et acceptés de longue date par la science. Bastiat, lui, a
+jeté dans le tumulte des discussions publiques les lambeaux de sa
+doctrine propre, et c'est au milieu de l'action qu'il a eu l'air
+d'improviser un système. Défricher les terrains vierges de la
+science pure, porter en même temps la hache au milieu de la forêt
+des préjugés gouvernementaux, et labourer en pleine révolution
+l'opinion publique, le sol le plus ingrat, le plus tourmenté, le
+plus impropre à une moisson prochaine, c'était faire triplement le
+métier de pionnier;--et l'on sait que ce métier-là est mortel.
+
+Tant qu'on ne s'agita qu'autour du libre-échange, comme il y avait
+là un symbole commun et un drapeau reconnu, Bastiat se trouva aidé
+et soutenu vigoureusement; et contre la résistance de l'ignorance,
+des préjugés et des intérêts égoïstes, la lutte, en dépit de
+quelques tiraillements, fut possible. Mais quand arriva le
+socialisme et la grande bataille où l'on n'avait plus le temps de
+s'entendre d'avance, quand Bastiat fut entraîné par l'urgence du
+péril à combattre à sa manière, et à jeter de plus en plus dans la
+mêlée ses idées à lui,--idées presque aussi neuves pour ses alliés
+que pour ses adversaires,--il se trouva dans la position d'un chef
+qui, au milieu du feu, changerait l'armement et la tactique de son
+parti: tout en admirant sa nouvelle manière de faire, on se contenta
+de le regarder; et plus il s'avançait ainsi, plus il se trouvait
+seul. Or la collectivité est indispensable aux succès d'opinion et à
+l'effet sur les masses: un homme qui combat isolé ne peut que mourir
+admirablement. Quand les _Harmonies_ parurent et mirent plus au jour
+les vues nouvelles que les _Sophismes_ et les _Pamphlets_ avaient
+seulement fait pressentir, il se fit un silence froid dans l'école
+déroutée, et la plupart des économistes se prononcèrent contre les
+idées de Bastiat.
+
+Cet abandon lui fut très-sensible, mais il ne s'en étonna ni ne
+s'en plaignit: il se sentait trop près de sa fin pour laisser un
+adieu de reproche à ses anciens compagnons de travaux, restés unis à
+lui par le coeur, sinon par les idées. D'autres chagrins se
+joignaient à la pensée de son oeuvre incomprise et inachevée; la
+mort avait fauché dans sa famille pendant son absence, la politique
+amoncelait de sombres nuages, et de ce côté-là encore il voyait
+l'opinion égarée tourner contre lui. Il n'avait plus la force ni le
+désir de lutter. Son esprit commençait à entrer dans cette région
+plus haute de suprême bienveillance, dans ce jour crépusculaire
+triste et doux qui assouplit les contours heurtés et adoucit les
+oppositions de couleur. «Nous autres souffreteux, écrivit-il à un de
+ses amis, nous avons, comme les enfants, besoin d'indulgence: car
+plus le corps est faible, plus l'âme s'amollit, et il semble que la
+vie à son premier, comme à son dernier crépuscule, souffle au coeur
+le besoin de chercher partout des attaches. Ces attendrissements
+involontaires sont l'effet de tous les déclins: fin du jour, fin de
+l'année, demi-jour des basiliques, etc. Je l'éprouvais hier, sous
+les sombres allées des Tuileries... Ne vous alarmez cependant pas de
+ce diapason élégiaque. Je ne suis pas Millevoye, et les feuilles,
+qui s'ouvrent à peine, ne sont pas près de tomber. Bref, je ne me
+trouve pas plus mal, mais seulement plus faible, et je ne puis plus
+guère reculer devant la demande d'un congé. C'est en perspective une
+solitude encore plus solitaire. Autrefois je l'aimais; je savais la
+peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques,
+avec intermèdes de violoncelle. Maintenant, tous ces vieux amis me
+délaissent, même la fidèle compagne de l'isolement, la méditation.
+Ce n'est pas que ma pensée sommeille. Elle n'a jamais été plus
+active; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies, et il
+semble que le livre de l'humanité s'ouvre devant elle. Mais c'est un
+tourment de plus, puisque je ne puis transcrire aucune page de ce
+livre mystérieux sur un livre plus palpable...»
+
+Dès le printemps de 1850, en effet, la maladie de poitrine contre
+laquelle il se débattait depuis longtemps avait fait des progrès
+graves. Les eaux des Pyrénées, qui l'avaient sauvé plusieurs fois,
+aggravèrent son mal. L'affection se porta au larynx et à la gorge:
+la voix s'éteignit, l'alimentation, la respiration même devinrent
+excessivement douloureuses. Au commencement de l'automne, les
+médecins l'envoyèrent en Italie. Au moment où il y arrivait, le
+bruit prématuré de sa mort s'était répandu, et il put lire dans les
+journaux les phrases banales de regret sur la perte du «grand
+économiste» et de «l'illustre écrivain.» Il languit quelque temps
+encore à Pise, puis à Rome. Ce fut de là qu'il envoya sa dernière
+lettre au _Journal des Économistes_[4]. M. Paillottet, qui avait
+quitté Paris pour aller recueillir les dernières instructions de son
+ami, nous a conservé un journal intéressant de la fin de sa vie[5].
+Cette fin fut d'un calme et d'une sérénité antiques. Bastiat sembla
+y assister en spectateur indifférent, causant, en l'attendant,
+d'économie politique, de philosophie et de religion. Il voulut
+mourir en chrétien: «J'ai pris, disait-il simplement, la chose par
+le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je
+l'accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre
+les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne; je suis
+bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre
+humain.» Son intelligence conserva jusqu'au bout toute sa lucidité.
+Un instant avant d'expirer, il fit approcher, comme pour leur dire
+quelque chose d'important, son cousin l'abbé de Monclar et M.
+Paillottet. «Son oeil, dit ce dernier, brillait de cette expression
+particulière que j'avais souvent remarquée dans nos entretiens, et
+qui annonçait la solution d'un problème.» Il murmura à deux fois:
+_La vérité_... Mais le souffle lui manqua, et il ne put achever
+d'expliquer sa pensée. Goethe, en mourant, demandait _la pleine
+lumière_, Bastiat saluait _la vérité_. Chacun d'eux, à ce moment
+suprême, résumait-il l'aspiration de sa vie,--ou proclamait-il sa
+prise de possession du but? Était-ce le dernier mot de la
+question--ou le premier de la réponse? l'adieu au rêve qui s'en
+va--ou le salut à la réalité qui arrive?...
+
+ [Note 4: Page 209.]
+
+ [Note 5: On trouvera quelques extraits de ce journal à la
+ suite de cette notice.]
+
+Bastiat mourut le 24 décembre 1850, âgé de quarante-neuf ans et six
+mois. On lui fit, à l'église de Saint-Louis des Français, de
+pompeuses funérailles. C'est en 1845 qu'il était venu à Paris; sa
+carrière active d'économiste n'a donc embrassé guère plus de cinq
+ans.
+
+F. Bastiat était de taille moyenne; mince et maigre, il était doué
+d'une force physique que son extérieur ne semblait pas annoncer;
+dans sa jeunesse, il passait pour le meilleur coureur du pays
+basque. Sa figure était agréable, la bouche extrêmement fine, l'oeil
+doux et plein de feu sous un sourcil épais, le front carré largement
+encadré d'une forêt de longs cheveux noirs. Sa conversation était
+celle d'un homme qui comprend tout et qui s'intéresse à tout, vive,
+variée, sans prétention, colorée de l'accent comme de l'esprit
+méridional. Jamais il ne causait d'économie politique le premier,
+jamais non plus il n'affectait d'éviter ce sujet, quel que fût le
+rang ou l'éducation de son interlocuteur. Dans les discussions
+sérieuses, il était modeste, conciliant, plein d'aménité dans sa
+fermeté de convictions. Rien dans sa parole ne sentait le discours
+ou la leçon. En général, son opinion finissait par entraîner
+l'assentiment général; mais il n'avait pas l'air de s'apercevoir de
+son influence. Ses manières et ses habitudes étaient d'une extrême
+simplicité. Comme les hommes qui vivent dans leur pensée, il avait
+quelque chose souvent de naïf et de distrait: L. Leclerc l'appelait
+_le La Fontaine de l'économie politique_. Il convenait en riant
+qu'il n'avait jamais été de la rue de Choiseul au Palais-Royal sans
+se tromper de chemin. Un jour qu'il était parti pour aller faire un
+discours à Lyon, il se trouvait débarqué dans un cabaret au fond des
+Vosges. Pour tout ce qui s'appelle affaires, il était d'un
+laisser-aller d'enfant. Sa bourse était ouverte à tout venant, quand
+il était en fonds; il n'y a pas d'auteur qui ait moins tiré parti de
+ses livres. Le détail matériel des choses lui était antipathique;
+jamais il n'a su prendre une précaution pour sa santé; jamais il n'a
+voulu s'occuper d'une annonce ou d'un compte-rendu pour ses
+ouvrages. Il était si ennemi du charlatanisme en tout, il craignait
+tellement d'engager son indépendance dans l'engrenage des coteries,
+qu'après cinq ans de séjour à Paris, il ne connaissait pas un des
+écrivains de la presse quotidienne. Aussi les _comptes-rendus_ de
+journaux sur les livres de Bastiat sont-ils extrêmement rares. Le
+_Journal des économistes_, lui-même, attendit six mois avant de
+parler des _Harmonies_, et son article ne fut qu'une réfutation.
+
+Nous avons déjà dit, je crois, que Bastiat écrivait avec une extrême
+facilité. On le devine à la netteté remarquable de ses manuscrits,
+où la plume semble, la plupart du temps, avoir couru de toute sa
+vitesse. Peut-être le travail préalable qui se faisait dans sa tête
+était-il long et pénible; mais je crois plutôt que c'était une de
+ces intelligences saines qui tournent naturellement du côté de la
+lumière, comme certaines fleurs vers le soleil, et que la vérité lui
+était facile, comme aux natures honnêtes la vertu. Il est certain
+cependant que Bastiat se préoccupait de la forme... à sa manière.
+Nous avons vu, dans ses cahiers, un de ses _Sophismes_, entre
+autres, refondu entièrement trois fois,--trois morceaux aussi finis
+l'un que l'autre, mais très-différents de ton. La première manière,
+la plus belle à mon avis, c'était la déduction scientifique, ferme,
+précise, magistrale;--la seconde offrait déjà quelque chose de plus
+effacé dans la tournure et de plus bourgeois, une causerie terre à
+terre, débarrassée des mots techniques et à la portée du commun des
+lecteurs;--la troisième, enfin, encadrait tout cela dans une forme
+un peu légère, un dialogue ou une petite scène demi-plaisante. La
+première, c'était Bastiat écrivant pour lui, se parlant ses
+idées;--la dernière, c'était Bastiat écrivant pour le public
+ignorant ou distrait, émiettant le pain des forts pour le faire
+avaler aux faibles. Un écrivain ordinaire ne se donne pas tant de
+peine pour s'amoindrir et ne s'efface pas ainsi volontairement pour
+faire passer son idée: il faut pour cela cette souveraine
+préoccupation du but qui caractérise l'apôtre.
+
+Il ne nous appartient pas de préjuger le rang que la postérité
+assignera à Bastiat. M. M. Chevalier a placé hautement les
+_Harmonies_ à côté du livre immortel d'Ad. Smith. Tout récemment, R.
+Cobden a exprimé la même opinion. Pour nous, en cherchant à mettre
+cette simple et noble figure sur un piédestal, nous craindrions de
+faire quelque maladresse. Et puis, nous l'avouons, il nous semble
+qu'un éloge trop cru blesserait encore cet homme que nous avons
+connu si désintéressé de lui-même, qui ne s'est jamais mis en avant
+que pour être utile et n'a brillé que pour éclairer. Tout ce que
+nous pouvons dire, c'est que les idées neuves et d'abord contestées
+de son système ont fait leur chemin depuis sa mort, et que, sans
+parler de l'école américaine, des économistes marquants, en
+Angleterre, en Écosse, en Italie, en Espagne et ailleurs, professent
+hautement et enseignent ses opinions. Et s'il est certain que le
+caractère matériel, en quelque sorte, de la vérité, dans une
+doctrine comme dans une religion, est la puissance du prosélytisme
+qu'elle possède, on peut dire que la doctrine de Bastiat est vraie:
+car les nombreux convertis qui passent aujourd'hui à l'économie
+politique, y vont à peu près tous par Bastiat et sous son patronage.
+Son oeuvre de propagande se poursuit et se poursuivra longtemps
+encore après lui:--c'est la seule espèce d'immortalité qu'il ait
+ambitionnée.
+
+Bastiat était tout simplement une belle intelligence éclairée par un
+admirable coeur, un de ces grands _pacifiques_ auxquels, selon la
+parole sacrée, le monde finit toujours par appartenir. Nous
+préférons hautement ces hommes-là aux génies solitaires et aux
+penseurs sibyllins. Ce ne sont, en effet, ni les idées ni les
+systèmes qui nous manquent aujourd'hui, mais le trait d'union et le
+lien d'harmonie. La masse incohérente des matériaux épars de
+l'avenir ressemble à ces gangues où le métal précieux abonde, mais
+disséminé dans la boue. Ce qu'il faut à notre siècle, c'est l'aimant
+qui rassemblera le fer autour de lui, c'est la goutte de mercure,
+qui, promenée à travers le mélange, s'assimilera les parcelles d'or
+et d'argent. Or, ce rôle assimilateur nous paraît éminemment réservé
+aux natures sympathiques qui ont soif du bien et du vrai et vont le
+cherchant partout, aux hommes de foi plutôt encore que de science.
+
+Voilà pourquoi nous souhaitons à notre pays des hommes comme
+Bastiat, et des vérités comme la doctrine de _l'Harmonie_, de ces
+vérités simples et fécondes qu'on ne découvre et qu'on ne perçoit
+qu'avec _l'esprit de son coeur_, comme a dit de Maistre--_mente
+cordis sui._
+
+ R. DE FONTENAY.
+
+Voici quelques extraits du journal de M. Paillottet, qui sont le
+complément naturel de cette notice:
+
+ NEUF JOURS PRÈS D'UN MOURANT.
+
+ Le 16 décembre, vers midi, j'arrive chez lui, je le vois. Nous
+ nous embrassons, mais à son premier mouvement tout affectueux
+ succède une impression chagrine. Sa figure s'attriste, et il
+ murmure, en élevant les mains: «Est-il possible que vous ayez
+ fait un si long voyage? Quelle folie!»
+
+ Pendant cette première entrevue je le trouvai, à ma grande
+ surprise, impatient, irritable... Comme je voulais lui éviter la
+ peine de monter un étage, à l'aide d'une précaution que j'aurais
+ prise, il me dit: «Je ne puis pas souffrir qu'on s'occupe de
+ moi.» Il lui répugne d'être vu pendant qu'il boit et mange, à
+ cause des efforts pénibles qu'exige de lui l'inglutition.
+ Toutefois cette répugnance ne paraît pas exister vis-à-vis des
+ étrangers. Ainsi à 2 heures 1/2 il entre au café prendre un verre
+ de sirop et ne veut pas que je l'accompagne.
+
+
+ 17 DÉCEMBRE 1850
+
+ ... En rentrant chez lui, il me parle de la seconde édition du
+ premier volume des _Harmonies_, puis du second volume qu'il lui
+ est impossible d'achever. Sur le chapitre des salaires, qui était
+ déjà fort avancé quand il a quitté Paris, il me dit: «Si jamais
+ on publie cela, il faudra bien expliquer que ce n'est qu'un
+ premier jet. J'aurais voulu refaire en entier ce chapitre.»
+
+ Il trouve un éclair de gaieté en me racontant les singulières
+ conventions qu'il avait faites avec son hôtesse. Celle-ci avait
+ par rapport à lui la double qualité de propriétaire et de
+ domestique. Le mobilier et la batterie de cuisine étaient à elle.
+ Lorsqu'elle brisait un ustensile quelconque dans ses fonctions de
+ domestique, comme propriétaire elle en réclamait aussitôt le prix
+ et se faisait payer par lui. Elle avait aussi l'art de maintenir
+ le chiffre de la dépense quotidienne au même taux, bien que les
+ consommations du malade allassent toujours diminuant...
+
+ ... Ce second jour les impatiences furent moins marquées... «À
+ quelle heure viendrez-vous demain?» me demanda-t-il lorsque je le
+ quittai.
+
+ Je suis convenu avec l'abbé de Monclar que je tiendrai compagnie
+ à notre malade depuis onze heures du matin jusqu'à l'heure du
+ dîner; l'abbé lui consacre le commencement et la fin de la
+ journée.
+
+
+ 18 DÉCEMBRE.
+
+ En arrivant près de lui, je lui remets quelques exemplaires de la
+ réimpression des _Incompatibilités parlementaires_, et lui
+ explique que je viens de les retirer du ministère de l'Intérieur
+ des États Romains.
+
+ Voici ce qui m'était arrivé pour ces brochures. Les douaniers de
+ Civita-Vecchia les avaient extraites de mon sac de voyage et
+ envoyées à la police. Je les croyais perdues, quand, passant ce
+ matin devant le magasin du libraire Merle,... je vois exposés en
+ vente plusieurs pamphlets de Bastiat. J'entre et demande à Merle
+ s'il a les _Incompatibilités parlementaires_: «Pas encore,
+ répond-il, mais je ne tarderai sans doute pas; car cet écrit
+ vient d'être réimprimé! Je le sais, à telles enseignes que les
+ douaniers de Civita-Vecchia ont été assez stupides, ces jours-ci,
+ pour en saisir une demi-douzaine d'exemplaires à un voyageur
+ français.»--«Comment donc êtes-vous si bien informé? repris-je;
+ je suis le voyageur dont vous faites mention.» Alors Merle
+ m'apprend qu'il tenait la nouvelle de ma mésaventure du comte
+ Z..., attaché au ministère de l'Intérieur. Le comte Z... avait
+ blâmé le procédé des douaniers, et ajouté que, si le propriétaire
+ se présentait pour réclamer ces brochures, elles lui seraient
+ immédiatement rendues. Sur ces explications, je m'étais empressé
+ d'aller à Monte-Cavallo, où un employé fort poli, après m'avoir
+ adressé beaucoup d'excuses sur ce qui s'était passé, m'avait
+ remis toutes mes brochures, moins une. Cette dernière ne pouvait
+ m'être rendue qu'un peu plus tard, parce que Monseigneur, qui
+ était alors absent, en avait commencé la lecture, curieux de
+ connaître cette production d'un auteur qu'il avait en grande
+ estime. Le même employé, me montrant sur la couverture d'un
+ pamphlet la liste imprimée des divers écrits de Bastiat, posa
+ l'index sur les mots _Harmonies économiques_, et dit: «Voilà un
+ bien bel ouvrage.»
+
+ J'informai de cette particularité mon cher malade, en ajoutant
+ que très-certainement en France, au ministère de l'Intérieur, ses
+ oeuvres étaient moins connues que dans les bureaux de
+ Monte-Cavallo.
+
+ Par un fort beau temps, nous prenons une voiture.... Il veut me
+ servir de cicerone, et m'expliquer les monuments antiques; mais
+ j'obtiens qu'il se taise jusqu'à ce que nous descendions de
+ voiture... Il m'entretient beaucoup de son projet de rentrer en
+ France, d'un domestique, nommé Dargeau, qu'il fait venir de son
+ pays, pour s'assurer ses soins éprouvés, et m'interroge sur la
+ durée probable de mon séjour à Rome. Je me garde bien de lui dire
+ que je m'en irai probablement le lendemain de son départ.
+
+ ... Quand nous sommes rentrés chez lui, il me parle de mettre en
+ ordre ses ébauches. Il voudrait bien me dicter quelques
+ indications importantes et notamment sur le sujet de la
+ population... L'article qu'il a publié, il y a quatre ans
+ environ, dans le _Journal des Économistes_, lui paraît incomplet
+ et à refaire. La principale objection contre la théorie de
+ Malthus n'y est pas exposée.
+
+ Les impatiences ont disparu.
+
+
+ 19 DÉCEMBRE.
+
+ Je le trouve bien fatigué!.... Nous sortons un peu tard, et
+ rentrons bientôt après....
+
+ Il monte son escalier plus péniblement que de coutume. Quand
+ enfin il est assis sur son canapé, je remarque que sa respiration
+ est plus difficile que la veille. Des bruits sourds et de mauvais
+ augure grondent dans sa poitrine oppressée. Il se remet cependant
+ un peu, et entame le chapitre de l'Économie politique.
+
+ «Un travail bien important à faire pour l'Économie politique, me
+ dit-il, c'est d'écrire l'histoire de la spoliation. C'est une
+ longue histoire, dans laquelle, dès l'origine, apparaissent les
+ conquêtes, les migrations de peuples, les invasions, et tous les
+ funestes excès de la force aux prises avec la justice.»
+
+ «De tout cela il reste aujourd'hui encore des traces vivantes, et
+ c'est une grande difficulté pour la solution des questions posées
+ dans notre siècle. On n'arrivera pas à cette solution tant qu'on
+ n'aura pas bien constaté en quoi et comment l'injustice, faisant
+ sa part au milieu de nous, s'est impatronisée dans nos moeurs et
+ dans nos lois.»
+
+ ..... Il m'entretient de plusieurs de nos amis de Paris, sujet
+ sur lequel il s'arrête volontiers; puis, se préoccupant de mon
+ dîner, il me renvoie après m'avoir dit: «Puisque vous avez fait
+ ce long voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici.»
+
+
+ 20 DÉCEMBRE.
+
+ En arrivant près de lui à l'heure accoutumée, je lui demande la
+ permission de le quitter pour aller à l'ambassade où je me suis
+ déjà rendu en vain ce matin. J'ai trois lettres pour la France à
+ remettre à une personne que je n'ai pas rencontrée. Cette demande
+ le contrarie, et l'abbé de Monclar, qui était sur le point de
+ sortir, se charge de faire tenir mes lettres à l'ambassade.
+
+ Dès que nous sommes seuls, il me dit: «Vous ne devineriez jamais
+ ce que j'ai fait ce matin.» Inquiet et le soupçonnant d'une
+ imprudence, je conjecturai qu'il avait écrit. «Non, reprit-il,
+ cela m'eût été, cela m'est impossible. Voici ce que j'ai fait, je
+ me suis confessé. Je veux _vivre_ et mourir dans la religion de
+ mes pères. Je l'ai toujours aimée, quoique je n'en suivisse pas
+ les pratiques extérieures.» Ce mot de _vivre_ n'était employé là
+ que par ménagement pour moi. Je lui rappelai qu'en 1848 il
+ m'avait dit, en parlant de Jésus-Christ: «Il est impossible
+ d'admettre qu'un mortel ait pu avoir, de l'humanité et des lois
+ qui la régissent, une connaissance aussi profonde que celle qui
+ est dans l'Évangile.»
+
+ Il me propose de prendre ses ébauches économiques dans sa malle;
+ car le temps menaçait, et il n'eût pas été prudent de sortir. Je
+ savais, d'ailleurs, dès la veille au soir, qu'aux yeux du docteur
+ Lacauchie il déclinait d'une manière rapide.
+
+ Je pris les papiers, et commençai à les compulser, assis près de
+ lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l'oreille
+ à ce qu'il voulait me dire.
+
+ ...... Voici une recommandation... sur laquelle il a beaucoup
+ insisté. «Il faut traiter l'économie politique au point de vue du
+ _consommateur_. Tous les phénomènes économiques, que leurs effets
+ soient bons ou qu'ils soient mauvais, se résolvent, à la fin de
+ leur évolution, par des avantages ou des préjudices pour les
+ consommateurs. Ces mêmes effets ne font que glisser sur les
+ producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts d'une
+ manière durable.»
+
+ «Le progrès de la civilisation doit amener les hommes à se placer
+ à ce point de vue et à calculer leur intérêt de consommateurs
+ plutôt que leur intérêt de producteurs. On voit déjà ce progrès
+ s'opérer en Angleterre, et des ouvriers s'y occuper moins de
+ l'élévation de leur salaire que de l'avantage d'obtenir à bas
+ prix tous les objets qu'ils consomment.»
+
+ Il m'a répété que c'était là un point capital, et j'étais étonné
+ de la profondeur comme de la lucidité de ses explications.
+
+ Vers la nuit, il m'a parlé de Rome considérée au point de vue
+ religieux. «Ce qui m'a le plus frappé, dit-il, c'est la solidité
+ de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les
+ touche dans les catacombes; il est impossible de les nier.» Son
+ langage était plein d'onction.
+
+ Demain je continuerai le dépouillement de ses papiers
+ scientifiques. Cette journée a été bien triste. La mort se montre
+ à nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom,
+ lui par un sentiment délicat, afin de m'éviter une affliction, et
+ moi pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le
+ gagnerait peut-être et lui serait douloureux. C'est lui qui me
+ donne l'exemple du courage...
+
+
+ 21 DÉCEMBRE (SAMEDI).
+
+ L'affaiblissement continue. À 11 h. 1/2, par un temps superbe, il
+ sent le besoin de se coucher quelques instants avant d'essayer
+ une promenade. Nous sortons à 1 h. 1/4, mais quelques nuages
+ menacent d'intercepter les rayons du soleil... Les nuages se
+ dispersent, et nous jouissons d'un soleil magnifique, qui fait
+ mieux ressortir la beauté des sites dont nous sommes entourés. La
+ sérénité du ciel semble se communiquer à son âme, et il répète
+ fréquemment: «Quelle délicieuse promenade! Comme nous avons bien
+ réussi!» Il m'indique une haute colline couronnée d'ifs, au
+ sommet de laquelle il s'est fait conduire quelques jours avant
+ mon arrivée. Quand je cherche à me rendre compte de ses
+ impressions, il me paraît heureux de voir une dernière fois les
+ splendeurs de la nature et s'applaudir de les rencontrer pour
+ leur faire ses adieux. Car il ne se fait pas d'illusion sur son
+ état. Plus explicite avec l'abbé de Monclar qu'avec moi sur ce
+ triste sujet, il lui disait hier: «Je trouve depuis trois jours
+ que le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait
+ ainsi, Dieu me ferait une grande grâce et m'épargnerait bien des
+ souffrances.»
+
+ ..... Il prend un livre de prières, et moi je continue le
+ classement de ses papiers...
+
+ Il me fait quitter mon classement pour m'asseoir tout près de
+ lui. Après un instant d'assoupissement, comme s'il venait d'y
+ puiser une force nouvelle, il me donne une explication pour
+ corroborer sa théorie de la valeur.
+
+ «Avez-vous trouvé dans mes notes, me demanda-t-il, un passage sur
+ ce sujet? C'est un fragment auquel j'attache quelque importance.
+ Vous le reconnaîtrez à cette formule que j'y ai employée: _Do ut
+ des, facio ut facias_, etc.»
+
+ Je n'ai pas encore découvert ce fragment...
+
+ Avant de nous quitter, qui s'y serait attendu? nous nous sommes
+ livrés à un mouvement d'hilarité. Il m'a raconté qu'ayant vu dans
+ un magasin de librairie son _Cobden et la Ligue_, il avait
+ marchandé cet ouvrage. Comme on lui en demandait le prix de 7 fr.
+ 50, il s'était récrié, avait qualifié ce livre de vieux bouquin,
+ et en avait offert seulement 4 fr. C'est, je crois, la seule
+ fois de sa vie qu'il ait réclamé un rabais, et le moyen qu'il
+ employait pour l'obtenir est fort plaisant. Décrier un de ses
+ écrits pour l'obtenir à meilleur marché, c'est ce que peu
+ d'auteurs se seraient avisés de faire.
+
+
+ 22 DÉCEMBRE 1850 (DIMANCHE).
+
+ Ce matin il a communié. La cérémonie a eu lieu de bonne heure, et
+ cependant, en entrant chez lui, je vois qu'il n'a pas encore
+ déjeuné. Pour qu'il s'acquittât de cette pénible tâche sans être
+ gêné de ma présence, j'allai me promener jusqu'à 11 h. 1/2.
+
+ ..... Avez-vous un crayon? me demanda-t-il. Je lui remis aussitôt
+ celui que contient mon portefeuille, et le vis tracer les lignes
+ suivantes sur son livre de prières:
+
+ «Les 20 et 21 décembre je me suis confessé à M. l'abbé Ducreux.
+ Le 22, j'ai reçu la communion des mains de mon cousin Eugène de
+ Monclar.»
+
+ Il me parla aussitôt après du sacrement qu'il avait reçu le
+ matin, et à ce propos il m'expliqua ses idées religieuses.
+
+ «Le déiste, dit-il, n'a de Dieu qu'une idée trop vague. Son Dieu,
+ il l'oublie souvent, ou bien il l'appelle une cause première et
+ ne se croit plus obligé d'y penser. Il faut que l'homme s'appuie
+ sur une révélation pour être véritablement en communication avec
+ Dieu. Quant à moi, j'ai pris la chose par le bon bout et en toute
+ humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant
+ autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus
+ éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me
+ trouver en communion avec cette portion du genre humain.»
+
+ Un peu plus tard, il s'enquit de nouveau du fragment sur la
+ valeur. Je venais de le découvrir. Il désira que je lui en
+ donnasse lecture, puis m'arrêta à la 6me page en me disant de ne
+ continuer que pour moi seul. Quand j'eus achevé et déclaré que la
+ démonstration me paraissait complète, il dit que, si l'état de sa
+ santé l'eût permis, il eût fondu ce fragment dans le chapitre _De
+ la valeur_ au premier volume des _Harmonies_; mais qu'il
+ suffisait de l'introduire en forme de note dans la 2me édition...
+ Il me recommanda en même temps, à l'égard des chapitres
+ inachevés, de les faire suivre de points suspensifs.....
+
+ Comme je lui demandais à emporter dans ma chambre quelques
+ liasses pour les lire attentivement et à loisir, il me répondit
+ en ces termes: «Prenez tout; il faut que vous emportiez tout à
+ Paris. Si je ressuscite, vous me les rendrez.»
+
+ ..... Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu'il
+ serait imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit.
+
+ Après notre dîner, l'abbé et moi nous revînmes pour le décider à
+ recevoir une garde qui allait lui être envoyée. Il résista et ne
+ voulut pas qu'elle commençât son service, au moins pour cette
+ nuit.
+
+
+ 23 DÉCEMBRE 1850 (LUNDI).
+
+ Le temps est beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus
+ faible que la veille. Il me parle de la seconde édition de ses
+ _Harmonies_, et pense qu'il faudrait comprendre dans le premier
+ volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la
+ _Concurrence_, un autre chapitre intitulé _Production et
+ Consommation_... Après l'avoir dissuadé de sortir, à cause de la
+ vivacité du vent qui souffle du nord, l'abbé et moi, voyant que
+ le soleil échauffe l'atmosphère de ses rayons, nous nous rendons
+ à son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture
+ fermée.
+
+ ..... La durée de notre promenade avait été de 2 heures 1/2. Au
+ seuil de la porte, l'abbé et moi voulûmes le prendre sur nos
+ bras, pour lui éviter la fatigue de l'ascension. Mais il s'y
+ refusa avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se
+ mit à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il s'assit
+ un instant sur une chaise que lui présentait son hôtesse, puis,
+ ayant repris haleine, il monta le second étage. «Je suis bien
+ aise, nous dit-il en manière de justification de son imprudence,
+ d'avoir pu constater que je pouvais faire aujourd'hui ce que j'ai
+ fait hier.» À partir de ce moment, je pus observer qu'il
+ s'attachait de plus en plus à l'idée d'un retour en France. Ce
+ voyage devint sa constante préoccupation.
+
+ Vers quatre heures arriva l'ambassadeur, M. de Rayneval. Cette
+ visite tira notre ami d'un état prononcé d'accablement. Il se
+ leva, fit asseoir l'ambassadeur sur le canapé et s'assit à côté
+ de lui. Son premier soin fut de parler de son départ d'Italie. Il
+ s'enquit du nom du navire sur lequel M. de Rayneval se chargeait
+ de lui procurer une chambre d'officier. M. de Rayneval
+ l'entretint dans son illusion. Ensuite la conversation se porta
+ sur les monuments de Rome, et Bastiat exprima son admiration pour
+ Saint-Pierre. Ses éloges comprenaient cependant des réserves et
+ étaient entremêlés de critiques.
+
+ ...... Je me mis en quête d'une garde... Il me fut impossible
+ d'en trouver une disponible. Alors l'abbé de Monclar se décida à
+ passer la nuit... Le médecin était venu... Il n'estimait pas que
+ le malade pût vivre encore trente-six heures, et même en comptant
+ les pulsations de son pouls, il s'étonnait qu'il fût au nombre
+ des vivants.
+
+
+ 24 DÉCEMBRE 1850 (MARDI).
+
+ J'arrive chez lui à 5 h. du matin, comme j'en étais convenu avec
+ M. de Monclar, que je devais remplacer. Le cher malade avait
+ passé une nuit plus calme, grâce sans doute à l'effet de la
+ potion calmante; toutefois il se plaignait de n'avoir pas dormi.
+ Quand il me vit si matin, il me dit: «Mes amis sont mes
+ victimes.» Il m'entretint de l'effet de la potion à laquelle il
+ attribuait une action sur son cerveau. «Je sens là deux pensées,
+ disait-il en posant le doigt sur son front; ma pensée ordinaire
+ et une autre.» Ce même matin, il voulut se lever un peu plus tôt
+ que de coutume. À 8 h. 1/2 il quitta son lit. Mais il se sentit
+ faible, et n'essaya pas de se laver les mains et le visage, ce
+ qu'il avait fait encore debout, la veille.
+
+ Assis sur son canapé, il m'interrogea de nouveau sur la durée de
+ mon séjour à Rome. Ensuite il me parla de son retour en France,
+ s'inquiétant beaucoup de savoir s'il serait possible de lui
+ procurer des moyens de transport commodes de Marseille à Mugron,
+ de l'installer dans chaque hôtel, au rez-de-chaussée, dans une
+ pièce bien chaude, etc. Quand je le vis s'arrêter sur ces détails
+ et en prendre souci, je crus devoir, pour soulager son esprit,
+ lui proposer de l'accompagner dans son voyage... Il accepta de
+ suite mon offre, et me dit que nous ne nous séparerions qu'à
+ Mugron. Puis, un instant après, comme s'il se fût fait un cas de
+ conscience de son acceptation, il ajouta: «Vous vous sacrifiez
+ pour moi seul, attendez-vous à toutes sortes de déceptions.»
+
+ Ces déceptions qui m'attendaient entre Marseille et Mugron, le
+ scrupule exagéré qui les lui faisait entrevoir, m'eussent égayé
+ dans tout autre moment.
+
+ La veille au soir il avait dit à son cousin qu'il désirait faire
+ son testament et se servir du ministère du chancelier de
+ l'ambassade. Cette résolution étant bien arrêtée dans son esprit,
+ j'allai, un peu avant onze heures, chercher M. de Gérando,
+ chancelier. Celui-ci ne put venir aussi promptement que nous
+ l'eussions désiré. Il n'arriva qu'à 1 h. Notre malade s'était
+ remis au lit. C'est de son lit qu'il déclara lentement ses
+ intentions à M. de Gérando, s'inquiétant beaucoup, non-seulement
+ de les énoncer, mais de les motiver, ce qui était superflu.
+
+ ..... Pendant que le chancelier s'occupait de la rédaction
+ définitive du testament, il me témoignait encore la crainte de
+ n'avoir pas été compris. Pour le rassurer, je lui répétai, non
+ ses propres paroles, mais le sens qu'elles exprimaient, et qui
+ était fort clair. Alors il étendit son bras, posa sa main sur mon
+ cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille près de ses
+ lèvres, et dit en donnant à son faible souffle un accent
+ inimitable: «Voyez-vous, Paillottet, ma tante, c'est ma mère!
+ C'est elle qui m'a élevé, qui a veillé sur mon enfance!»
+
+ Le testament allait s'achever. Pour savoir s'il était en état de
+ le signer, je lui remis une plume et une feuille de papier blanc
+ sur laquelle il traça ces lettres: _Frede_.... Nous vîmes qu'il
+ pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement.
+
+ Un instant après il me dit: «Je fais une réflexion. Mon oncle
+ jouit actuellement de ma maison de Sengresse: je voudrais qu'il
+ ne fût pas troublé dans cette jouissance, et j'aurais dû insérer
+ une disposition à ce sujet dans mes dernières volontés. Il est
+ trop tard.» Je lui promis de faire connaître ce voeu, et, d'après
+ ce que j'avais ouï dire de Mlle sa tante, j'ajoutai que de son
+ propre mouvement elle ferait pour son frère ce que son neveu
+ désirait qu'elle fît.
+
+ À 2 h. 1/2, malgré la fatigue qu'il venait d'éprouver, il voulut
+ quitter son lit. L'abbé venait de rentrer. Nous aidâmes le
+ malade à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient
+ sensiblement. Il resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se
+ recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent.
+ Nous le soulevâmes; mais à raison de la position qu'il avait
+ prise, nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se
+ trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses, nous
+ changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se reposer un
+ instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration devenait
+ de plus en plus pénible, et les bouillonnements à l'intérieur de
+ sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il eut un court
+ assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de changer
+ de position et de se mettre au lit comme de coutume. Puis un
+ nouvel accablement survint. J'étais assis près de lui, les yeux
+ fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui rencontrait
+ tant d'obstacles. L'impression que je ressentais devint si
+ poignante que je dus me retirer dans la pièce voisine. L'abbé de
+ Monclar, que j'avais laissé en prières auprès de la fenêtre, vint
+ bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de
+ lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin, et fit
+ entendre ces mots: «_tous deux_.» C'était à nous deux qu'il
+ voulait s'adresser.
+
+ Il souleva un peu sa tête, l'appuya sur sa main droite, et se
+ disposa à parler. L'intelligence brillait encore dans ses yeux.
+ Son regard avait une expression que j'avais souvent remarquée au
+ milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d'un
+ problème. La première phrase qu'il prononça sortit si faible de
+ ses lèvres que l'abbé, placé debout à la tête du lit, n'en put
+ rien entendre, et que je n'en recueillis que le dernier mot.
+ C'était l'adjectif _philosophique_. Après une courte pause, il
+ prononça distinctement: LA VÉRITÉ; puis s'arrêta, redit le même
+ mot, et le répéta encore, en s'efforçant de compléter sa pensée.
+ Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son
+ explication et de se reposer un peu; l'abbé se pencha pour
+ l'aider à replacer sa tête sur l'oreiller. Dans cette situation
+ le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m'arriver. Il dit alors,
+ sans que je les entendisse, ces mots que l'abbé me transmit
+ immédiatement et me répéta le jour suivant: «_Je suis heureux de
+ ce que mon esprit m'appartient._» L'abbé ayant changé de
+ position, je pus entendre le mourant articuler encore ceci: «_Je
+ ne puis pas m'expliquer._» Ce furent les derniers mots qui
+ sortirent de sa bouche.
+
+ À ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu'il se
+ trouvait avec l'abbé, je crus pouvoir m'absenter un instant, et
+ sortis à 5 h. Quand je revins, mon ami n'existait plus. Cinq
+ minutes après ma sortie il avait rendu le dernier soupir...
+
+ Voici ce que m'apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux
+ témoins de sa fin. Au moment où je m'éloignais, ils
+ s'approchèrent de son lit et virent aussitôt que la mort allait
+ frapper. M. de Monclar se mit en devoir d'administrer au mourant
+ l'Extrême-Onction, et pour s'assurer de ses dispositions à
+ recevoir ce dernier sacrement, il lui dit: «Mon ami, baise le
+ crucifix.» Les lèvres du mourant s'avancèrent, et obéirent
+ complétement à l'exhortation. À cette vue le docteur fit un geste
+ d'étonnement; il ne s'expliquait pas que l'intelligence et la
+ volonté fussent encore là quand la vie se retirait.
+
+ Je contemplai longtemps cette tête chérie que l'âme venait
+ d'abandonner, et vis que la mort n'y avait laissé aucune trace de
+ souffrance.
+
+ Deux jours après, dans l'Église de Saint-Louis des Français, on
+ fit à l'homme éminent, qui avait vécu si simple et si modeste, de
+ pompeuses funérailles. C'était un premier acte de justice envers
+ sa mémoire.
+
+ Le surlendemain, 28 décembre, je quittais Rome pour revenir en
+ France. Quelques heures avant de partir, je lus dans l'Église de
+ Santa Maria degli Angeli une belle et courte épitaphe latine qui
+ semblait faite pour lui. Je la traduis de cette manière:
+
+ _Il vécut par le coeur et la pensée,
+ Il vit dans nos souvenirs,
+ Il vivra dans la postérité._
+
+
+
+
+CORRESPONDANCE[6]
+
+ [Note 6: Parmi les lettres de F. Bastiat que nous publions
+ ici, beaucoup--surtout des premières--n'ont qu'un intérêt
+ autobiographique. D'autres se rattachent aux questions
+ économiques et à l'histoire du mouvement libre-échangiste,
+ dont Bastiat fut, en France, le promoteur et le chef réel. Sa
+ correspondance avec R. Cobden, en nous révélant l'accord
+ intime des vues de ces deux hommes illustres et l'influence
+ réciproque de l'un sur l'autre, nous semble avoir toute
+ l'importance d'une collection de documents historiques.
+ (_Note de l'éditeur._)]
+
+
+
+
+LETTRES DE F. BASTIAT À M. VICTOR CALMÈTES.
+
+
+ Bayonne, 12 septembre 1819.
+
+.................................................................
+
+Nous nous trouvons, mon ami, dans le même cas: tous les deux nous
+sommes portés par goût à une étude autre que celle que le devoir
+nous ordonne; à la différence que la philosophie, vers laquelle
+notre penchant nous entraîne, tient de plus près à l'état d'avocat
+qu'à celui de négociant.
+
+Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dans un comptoir,
+je m'imaginais que l'art du négociant était tout mécanique et que
+six mois suffisaient pour faire de moi un négociant. Dans ces
+dispositions, je ne crus pas nécessaire de travailler beaucoup, et
+je me livrai particulièrement à l'étude de la philosophie et de la
+politique.
+
+Depuis je me suis bien désabusé. J'ai reconnu que la science du
+commerce n'était pas renfermée dans les bornes de la routine. J'ai
+su que le bon négociant, outre la nature des marchandises sur
+lesquelles il trafique, le lieu d'où on les tire, les valeurs qu'il
+peut échanger, la tenue des livres, toutes choses que l'expérience
+et la routine peuvent en partie faire connaître, le bon négociant,
+dis-je, doit étudier les lois et approfondir l'_économie politique_,
+ce qui sort du domaine de la routine et exige une étude constante.
+
+Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude.
+Continuerais-je l'étude de la philosophie qui me plaît, ou
+m'enfoncerais-je dans les finances que je redoute? Sacrifierais-je
+mon devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir?
+
+Décidé à faire passer mon devoir avant tout, j'allais commencer mes
+études, quand je m'avisai de jeter un regard sur l'avenir. Je pesai
+la fortune que je pouvais espérer et, la mettant en balance avec mes
+besoins, je m'assurai que, pour peu que je fusse heureux au
+commerce, je pourrais, très-jeune encore, me décharger du joug d'un
+travail inutile à mon bonheur. Tu connais mes goûts; tu sais si,
+pouvant vivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède
+mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j'irai
+m'imposer le fardeau d'un ennuyeux travail, pour posséder, le reste
+de ma vie, un superflu inutile.
+
+... Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourrai avoir une
+certaine aisance, ce qui, j'espère, sera bientôt, j'abandonne les
+affaires.
+
+
+ Bayonne, 5 mars 1820.
+
+..... J'avais lu le _Traité d'économie politique_ de J. B. Say,
+excellent ouvrage très-méthodique. Tout découle de ce principe que
+_les richesses sont les valeurs et que les valeurs se mesurent sur
+l'utilité_. De ce principe fécond, il vous mène naturellement aux
+conséquences les plus éloignées, en sorte qu'en lisant cet ouvrage
+on est surpris, comme en lisant Laromiguière, de la facilité avec
+laquelle on va d'une idée à une idée nouvelle. Tout le système passe
+sous vos yeux avec des formes variées et vous procure tout le
+plaisir qui naît du sentiment de l'évidence.
+
+Un jour que je me trouvais dans une société assez nombreuse, on
+traita, en manière de conversation, une question d'économie
+politique; tout le monde déraisonnait. Je n'osais pas trop émettre
+mes opinions, tant je les trouvais opposées aux idées reçues;
+cependant me trouvant, par chaque objection, obligé de remonter d'un
+échelon pour en venir à mes preuves, on me poussa bientôt jusqu'au
+principe. Ce fut alors que M. Say me donna beau jeu. Nous partîmes
+du principe de l'économie politique, que mes adversaires
+reconnaissaient être juste; il nous fut bien facile de descendre aux
+conséquences et d'arriver à celle qui était l'objet de la
+discussion. Ce fut à cette occasion que je sentis tout le mérite de
+la méthode, et je voudrais qu'on l'appliquât à tout. N'es-tu pas de
+mon avis là-dessus?
+
+
+ 18 mars 1820.
+
+....... Je suis entré pas à pas dans le monde, mais je ne m'y suis
+pas jeté; et, au milieu de ses plaisirs et de ses peines, quand les
+autres, étourdis par tant de bruit, s'oublient, si je puis
+m'exprimer ainsi, dans le cercle étroit du présent, mon âme
+vigilante avait toujours un oeil en arrière, et la réflexion l'a
+empêchée de se laisser dominer. D'ailleurs mon goût pour l'étude a
+pris beaucoup de mes instants. Je m'y suis tellement livré, l'année
+dernière, que cette année on me l'a défendue, à la suite d'une
+incommodité douloureuse qu'elle m'a occasionnée.......
+
+
+ Bayonne, 10 septembre 1820.
+
+.................................................................
+
+Une chose qui m'occupe plus sérieusement, c'est la philosophie et la
+religion. Mon âme est pleine d'incertitude et je ne puis plus
+supporter cet état. Mon esprit se refuse à _la foi_ et mon coeur
+soupire après elle. En effet, comment mon esprit saurait-il allier
+les grandes idées de la Divinité avec la puérilité de certains
+dogmes, et, d'un autre côté, comment mon coeur pourrait-il ne pas
+désirer de trouver dans la sublime morale du christianisme des
+règles de conduite? Oui, si le paganisme est la mythologie de
+l'imagination, le catholicisme est la mythologie du sentiment.--Quoi
+de plus propre à intéresser un coeur sensible que cette vie de
+Jésus, que cette morale évangélique, que cette médiation de Marie!
+que tout cela est touchant.......
+
+
+ Bayonne, octobre 1820.
+
+Je t'avoue, mon cher ami, que le chapitre de la religion me tient
+dans une hésitation, une incertitude qui commencent à me devenir à
+charge. Comment ne pas voir une mythologie dans les dogmes de notre
+catholicisme? Et cependant cette mythologie est si belle, si
+consolante, si sublime, que l'erreur est presque préférable à la
+vérité. Je pressens que si j'avais dans mon coeur une étincelle de
+foi, il deviendrait bientôt un foyer. Ne sois pas surpris de ce que
+je te dis là. Je crois à la Divinité, à l'immortalité de l'âme, aux
+récompenses de la vertu et au châtiment du vice. Dès lors, quelle
+immense différence entre l'homme religieux et l'incrédule! mon état
+est insupportable. Mon coeur brûle d'amour et de reconnaissance pour
+mon Dieu, et j'ignore le moyen de lui payer le tribut d'hommages que
+je lui dois. Il n'occupe que vaguement ma pensée, tandis que
+l'homme religieux a devant lui une carrière tracée à parcourir. Il
+prie. Toutes les cérémonies du culte le tiennent sans cesse occupé
+de son Créateur. Et puis ce sublime rapprochement de Dieu et de
+l'homme, cette rédemption, qu'il doit être doux d'y croire! quelle
+invention, Calmètes, si c'en est une!
+
+Outre ces avantages, il en est un autre qui n'est pas moindre:
+l'incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la
+suivre. Quelle perfection dans l'entendement, quelle force dans la
+volonté lui sont indispensables! et qui lui répond qu'il ne devra
+pas changer demain son système d'aujourd'hui? L'homme religieux au
+contraire a sa route tracée. Il se nourrit d'une morale toujours
+divine.
+
+
+ Bayonne, 29 avril 1821.
+
+....... Pour moi, je crois que je vais me fixer irrévocablement à la
+religion. Je suis las de recherches qui n'aboutissent et ne peuvent
+aboutir à rien. Là, je suis sûr de la paix, et je ne serai pas
+tourmenté de craintes, même quand je me tromperais. D'ailleurs,
+c'est une religion si belle, que je conçois qu'on la puisse aimer au
+point d'en recevoir le bonheur dès cette vie.
+
+Si je parviens à me déterminer, je reprendrai mes anciens goûts. La
+littérature, l'anglais, l'italien, m'occuperont comme autrefois; mon
+esprit s'était engourdi sur les livres de controverse, de théologie
+et de philosophie. J'ai déjà relu quelques tragédies d'Alfieri.....
+
+
+ Bayonne, 10 septembre 1821.
+
+Je veux te dire un mot de ma santé. Je change de genre de vie, j'ai
+abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie,
+mon spleen enfin, et je m'en trouve bien. Je vais dans le monde,
+cela me distrait singulièrement. Je sens le besoin d'argent, ce qui
+me donne envie d'en gagner, ce qui me donne du goût pour le travail,
+ce qui me fait passer la journée assez agréablement au comptoir, ce
+qui, en dernière analyse, est extrêmement favorable à mon humeur et
+à ma santé. Cependant je regrette parfois ces jouissances
+sentimentales auxquelles on ne peut rien comparer; cet amour de la
+pauvreté, ce goût pour la vie retirée et paisible, et je crois qu'en
+me livrant un peu au plaisir, je n'ai voulu qu'attendre le moment de
+l'abandonner. Porter la solitude dans la société est un contre-sens,
+et je suis bien aise de m'en être aperçu à temps.....
+
+
+ Bayonne, 8 décembre 1821.
+
+J'étais absent, mon cher ami, quand ta lettre est parvenue à Bayonne, ce
+qui retarde un peu ma réponse. Que j'ai eu de plaisir à la recevoir
+cette chère lettre! À mesure que l'époque de notre séparation s'éloigne
+de nous, je pense à toi avec plus d'attendrissement; je sens mieux le
+prix d'un bon ami. Je n'ai pas trouvé ici qui pût te remplacer dans mon
+coeur. Comme nous nous aimions! pendant quatre ans nous ne nous sommes
+pas quittés un instant. Souvent l'uniformité de notre manière de vivre,
+la parfaite conformité de nos sentiments et de nos pensées ne nous
+permettait pas de beaucoup causer. Avec tout autre, de silencieuses
+promenades aussi longues m'auraient été insupportables; avec toi, je n'y
+trouvais rien de fatigant; elles ne me laissaient rien à désirer. J'en
+vois qui ne s'aiment que pour faire parade de leur amitié, et nous, nous
+nous aimions obscurément, bonnement; nous ne nous aperçûmes que notre
+attachement était remarquable que lorsqu'on nous l'eut fait remarquer.
+Ici, mon cher, tout le monde m'aime, mais je n'ai pas d'ami.....
+
+.................................................................
+
+..... Te voilà donc, mon ami, en robe et en bonnet carré! Je suis
+en peine de savoir si tu as des dispositions pour l'état que tu
+embrasses. Je te connais beaucoup de justesse et de rectitude dans
+le jugement; mais c'est la moindre des choses. Tu dois avoir
+l'élocution facile, mais l'as-tu aussi pure? ton accent n'a pas dû
+s'améliorer à Toulouse, ni se perfectionner à Perpignan. Le mien est
+toujours détestable et probablement ne changera jamais. Tu aimes
+l'étude, assez la discussion. Je crois donc que tu dois à présent
+t'attacher surtout à l'étude des lois, car ce sont des notions que
+l'on n'apprend que par le travail, comme l'histoire et la
+géographie,--et ensuite à la partie physique de ta profession. Les
+grâces, les manières nobles et aisées, ce vernis, ce coup d'oeil,
+cet avant-main, ce je ne sais quoi qui plaît, qui prévient, qui
+entraîne. C'est là la moitié du succès. Lis à ce sujet les Lettres
+de lord Chesterfield à son fils. C'est un livre dont je suis loin
+d'approuver la morale, toute séduisante qu'elle est; mais un esprit
+juste comme le tien saura facilement laisser le mauvais et faire son
+profit du bon.
+
+Pour moi, ce n'est pas Thémis, c'est l'aveugle Fortune que j'ai
+choisie, ou qu'on m'a choisie pour amante. Cependant, je dois
+l'avouer, mes idées sur cette déesse ont beaucoup changé. Ce _vil
+métal_ n'est plus aussi vil à mes yeux. Sans doute il était beau de
+voir les Fabricius et les Curius demeurer pauvres, lorsque les
+richesses n'étaient le fruit que du brigandage et de l'usure; sans
+doute Cincinnatus faisait bien de manger des fèves et des raves,
+puisqu'il aurait dû vendre sa patrie et son honneur pour manger des
+mets plus délicats; mais les temps sont changés.--À Rome la fortune
+était le fruit du hasard, de la naissance, de la conquête;
+aujourd'hui elle n'est que le prix du travail, de l'industrie, de
+l'économie. Dans ce cas elle n'a rien que d'honorable. C'est un fort
+sot préjugé qu'on puise dans les colléges, que celui qui fait
+mépriser l'homme qui sait acquérir avec probité et user avec
+discernement. Je ne crois pas que le monde ait tort, dans ce sens,
+d'honorer le riche; son tort est d'honorer indistinctement le riche
+honnête homme et le riche fripon...
+
+
+ Bayonne, 20 octobre 1821.
+
+Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans
+une certaine situation de la vie et y aspire; celui que tu attaches
+à la vie retirée n'a peut-être d'autre mérite que d'être aperçu de
+loin. J'ai plus aimé que toi la solitude, je l'ai cherchée avec
+passion, j'en ai joui; et, quelques mois encore, elle me conduisait
+au tombeau. L'homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul; il
+saisit avec trop d'ardeur, et si sa pensée ne se partage pas sur
+mille objets divers, celui qui l'absorbe le tue.
+
+J'aimerais bien la solitude; mais j'y voudrais des livres, des amis,
+une famille, des intérêts; _des intérêts_, oui, mon ami, ne ris pas
+de ce mot; il attache, il occupe. Le philosophe même, ami de
+l'agriculture, s'ennuierait bientôt, n'en doute pas, s'il devait
+cultiver gratis la terre d'autrui. C'est l'intérêt qui embellit un
+domaine aux yeux du propriétaire, qui donne du prix aux détails,
+rend heureux Orgon et fait dire à l'Optimiste:
+
+ Le château de Plainville est le plus beau du monde.
+
+Tu sens bien que, par intérêt, je ne veux point parler de ce
+sentiment qui approche de l'égoïsme.
+
+Pour être heureux, je voudrais donc posséder un domaine dans un pays
+gai, surtout dans un pays où d'anciens souvenirs et une longue
+habitude m'auraient mis en rapport avec tous les objets. C'est alors
+qu'on jouit de tout, c'est là le _vita vitalis_. Je voudrais avoir
+pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi,
+Carrière et quelques autres. Je voudrais un _bien_ qui ne fût ni
+assez grand pour que j'eusse la faculté de le négliger, ni assez
+petit pour m'occasionner des soucis et des privations. Je voudrais
+une femme..... je n'en ferai pas le portrait, je le sens mieux que
+je ne saurais l'exprimer; je serais moi-même (je ne suis pas modeste
+avec toi) l'instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas
+effrontés comme en ville, ni sauvages comme dans un désert. Il
+serait trop long d'entrer dans tous les détails, mais je t'assure
+que mon plan a le premier de tous les mérites, celui de n'être pas
+romanesque........................................................
+
+
+ Bayonne, décembre 1822.
+
+.................................................................
+
+Je lisais hier une tragédie de Casimir Delavigne intitulée _le
+Paria_. Je n'ai plus l'habitude des analyses critiques; aussi je ne
+t'entretiendrai pas de ce poëme. D'ailleurs j'ai renoncé à cette
+disposition générale des lecteurs français, qui cherchent, dans
+leurs lectures, bien plus des fautes contre les règles que du
+plaisir. Si je jouis en lisant, je suis très-peu sévère sur
+l'ouvrage, car l'intérêt est la plus grande de toutes les beautés.
+J'ai remarqué que tous les modernes tragédiens échouent au dialogue.
+M. Casimir Delavigne, qui est en cela supérieur, selon moi, à
+Arnault et Jouy, est bien loin de la perfection. Son dialogue n'est
+pas assez coupé ni surtout assez suivi, ce sont des tirades et des
+discours, qui même ne s'enchaînent pas toujours; et c'est un des
+défauts que le lecteur pardonne le moins, parce que l'ouvrage est
+sans vraisemblance ni vérité. Je crois plutôt assister à la
+conférence de deux prédicateurs, ou aux plaidoyers de deux avocats,
+qu'à la conversation sincère, animée et naturelle de deux
+personnes.--Alfieri excelle, je crois, dans le dialogue, celui de
+Racine est aussi très-simple et naturel. Du reste, entraîné par un
+vif intérêt (qui n'est peut-être pas assez souvent suspendu), j'ai
+plutôt parcouru que lu _le Paria_. La versification m'en a paru
+belle, trop métaphorique, si ce n'étaient des Orientaux.--Mais la
+catastrophe est trop facile à prévoir, et dès le début le lecteur
+est sans espérance.
+
+
+ Mugron, 12 mars 1829.
+
+.................................................................
+
+À propos, sais-tu que je suis dans l'intention de me faire imprimer
+tout vif?--Quoi! vas-tu dire, Bastiat auteur? que va-t-il nous
+donner? sera-ce un recueil de dix à douze tragédies? ou bien une
+épopée? ou bien des madrigaux? Suit-il les traces de Walter Scott ou
+de lord Byron? Rien de tout cela, mon ami; je me suis borné à
+accumuler les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des
+questions. En un mot, je traite du _régime prohibitif_. Vois si cela
+te tente, et je t'enverrai _mes oeuvres complètes_, bien entendu
+lorsqu'elles auront reçu les honneurs de l'impression.--Je voulais
+t'en parler plus au long, mais j'ai trop d'autres choses à te
+dire..... (Cet écrit ne fut pas imprimé--_Note de l'édit_.)
+
+
+ Mugron, juillet 1829.
+
+......... Je vois avec plaisir que nous avons à peu près la même
+opinion. Oui, tant que nos députés voudront faire leurs affaires et
+non celles du public, le public ne sera que le _grand côlon_ des
+gens du pouvoir. Mais, selon moi, le mal vient de plus loin. Nous
+nous figurons aisément (car notre amour-propre y trouve son compte)
+que tout le mal vient du pouvoir; je suis au contraire convaincu
+qu'il a sa source dans l'ignorance et l'inertie des masses. Quel
+usage faisons-nous des attributions qui nous sont dévolues? La
+constitution nous dit que nous payerons ce que nous jugerons à
+propos; elle nous autorise à envoyer des fondés de pouvoirs à Paris,
+pour fixer la quotité que nous voulons accorder pour être
+gouvernés; et nous donnons notre procuration à des gens qui sont
+parties prenantes dans l'impôt. Ceux qui se plaignent des préfets,
+se font représenter par des préfets; ceux qui déplorent les guerres
+sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt pour
+la liberté d'un peuple, tantôt pour la servitude d'un autre, se font
+représenter par des généraux d'armée; et l'on veut que les préfets
+votent la suppression des préfectures; que les hommes de guerre
+soient imbus d'idées pacifiques[7]! C'est une contradiction
+choquante.--Mais, dira-t-on, on demande aux députés du _dévouement_,
+du _renoncement à soi-même_, vertus antiques que l'on voudrait voir
+renaître parmi nous. Puérile illusion! qu'est-ce qu'une politique
+fondée sur un principe qui répugne à l'organisation humaine? Dans
+aucun temps les hommes n'ont eu du renoncement à eux-mêmes; et selon
+moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de
+l'intérêt personnel. Généralise par la pensée le renoncement à
+soi-même, et tu verras que c'est la destruction de la société.
+L'intérêt personnel, au contraire, tend à la perfectibilité des
+individus et par conséquent des masses, qui ne se composent que
+d'individus. Vainement dira-t-on que l'intérêt d'un homme est en
+opposition avec celui d'un autre; selon moi c'est une erreur grave
+et antisociale[8]. Et, pour descendre des généralités à
+l'application, que les contribuables se fissent représenter par des
+hommes qui eussent les mêmes intérêts qu'eux, et les réformes
+arriveraient d'elles-mêmes. Il en est qui craignent que le
+gouvernement ne fût détruit par esprit d'économie, comme si chacun
+ne sentait pas qu'il est de _son intérêt_ de payer une force chargée
+de la répression des malfaiteurs.
+
+Je t'embrasse tendrement.
+
+ [Note 7: V. au présent volume, la lettre à M. Larnac;--au t.
+ IV, les pp. 198 à 203;--et au t. V, les pp. 518 à 561. (_Note
+ de l'éditeur._)]
+
+ [Note 8: On reconnaît dans ce passage l'idée fondamentale que
+ Bastiat devait si magistralement développer vingt ans plus
+ tard, _l'Harmonie des intérêts_. (_Note de l'éditeur._)]
+
+
+ Bayonne, 22 avril 1831.
+
+.......Je suis fâché que le cens d'éligibilité soit un obstacle à
+ton élection ou du moins à ta candidature. J'ai toujours pensé que
+c'était assez d'exiger des garanties des électeurs, et que celle
+qu'on demande aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai
+qu'il faudrait indemniser les députés; mais cela est trop juste; et
+il est ridicule que la France, qui paye tout le monde, n'indemnise
+pas _ses hommes d'affaires_.
+
+Dans l'arrondissement que j'habite, le général Lamarque sera élu
+d'emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense
+fortune. C'est plus qu'il n'en faut.--Dans le troisième
+arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les
+opinions de la gauche m'ont offert la candidature. Privé de talents
+remarquables, de fortune, d'influence et de rapports, il est
+très-certain que je n'aurais aucune chance, d'autant que le
+mouvement n'est pas ici très-populaire. Cependant ayant adopté pour
+principe que la députation ne doit ni se solliciter ni se refuser,
+j'ai répondu que je ne m'en mêlerais pas et qu'à quelque poste que
+mes concitoyens m'appelassent, j'étais prêt à leur consacrer ma
+fortune et ma vie. Dans quelques jours, ils doivent avoir une
+réunion dans laquelle ils se fixeront sur le choix de leur candidat.
+Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en éprouverai une vive
+joie, non pour moi, car outre que ma nomination définitive est
+impossible, si elle avait lieu, elle me ruinerait; mais parce que je
+ne soupire aujourd'hui qu'après le triomphe des principes, qui font
+partie de mon être, et que si je ne suis pas sûr de mes moyens, je
+le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. Je te tiendrai au
+courant.....
+
+Ton bien dévoué.
+
+
+ Bayonne, 4 mars 1846.
+
+Mon bon et vieil ami, ta lettre m'a réjoui le coeur, et il me
+semblait en la lisant que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma
+tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours
+entrelacés étaient l'image de notre cordiale union. Vingt-cinq ans!
+hélas! ils sont bien vite revenus faire sentir leur poids.
+
+.................................................................
+
+Je crois qu'en elle-même la nomination de membre correspondant de
+l'Institut a peu d'importance, et je crains bien que beaucoup de
+médiocrités n'aient pu se parer de ce titre; mais les circonstances
+particulières qui ont précédé ma nomination ne me permettent pas de
+repousser tes amicales félicitations.--Je n'avais publié qu'un livre et,
+dans ce livre, la préface seule était mon oeuvre. Rentré dans ma
+solitude, cette préface a travaillé pour moi, et à mon insu; car la même
+lettre qui m'a appris mon élection m'a annoncé ma candidature.--Jamais
+de la vie je n'avais pensé à cet honneur.
+
+Ce livre est intitulé: _Cobden et la Ligue._ Je te l'envoie par ce
+courrier, ce qui me dispense de t'en parler.--En 1842 et 1843, je
+m'efforçai d'attirer l'attention sur le sujet qui y est traité.
+J'adressai des articles à la _Presse_, au _Mémorial Bordelais_ et à
+d'autres journaux. Ils furent refusés. Je vis que ma cause venait se
+briser contre la _conspiration du silence_; et je n'avais d'autre
+ressource que de faire un livre.--Voilà comment je me suis trouvé
+auteur sans le savoir. Maintenant je me trouve engagé dans la
+carrière, et je le regrette sincèrement; bien que j'aie toujours
+aimé l'_économie politique_, il m'en coûte d'y donner exclusivement
+mon attention, que j'aimais à laisser errer librement sur tous les
+objets des connaissances humaines. Encore, dans cette science, une
+seule question m'entraîne et va m'absorber: La liberté des relations
+internationales; car peut-être auras-tu vu qu'on m'a assigné un rôle
+dans l'association qui vient de se former à Bordeaux. Tel est le
+siècle; on ne peut s'y mêler sans être garrotté dans les liens d'une
+spécialité.
+
+.................................................................
+
+.......J'oubliais de te parler d'élections. Les électeurs de mon
+pays songent à moi, mais nous nous boudons. Je prétends que leur
+choix est leur affaire et non la mienne, et que par conséquent je
+n'ai rien à leur demander. Ils veulent absolument que j'aille
+solliciter leurs suffrages, sans doute pour acquérir des droits sur
+mon temps et mes services, dans des vues personnelles. Tu vois que
+nous ne nous entendons pas; aussi ne serai-je pas nommé!.....
+
+Adieu, cher Calmètes: ton ami dévoué.
+
+
+
+
+LETTRES À M. FÉLIX COUDROY[9].
+
+ [Note 9: C'est avec M. Coudroy que, pendant vingt ans
+ d'études et de conversations, Bastiat s'était préparé au rôle
+ brillant et trop court des six dernières années de sa vie. En
+ lui envoyant de Paris les _Harmonies économiques_, Bastiat
+ avait écrit sur la première page du volume: «Mon cher Félix,
+ je ne puis pas dire que ce livre t'est offert par _l'auteur_;
+ il est autant à toi qu'à moi.»--Ce mot est un bel éloge.--V.
+ la notice biographique. (_Note de l'éditeur._)]
+
+
+ Bayonne, 15 décembre 1824.
+
+Je vois avec plaisir que tu étudies ardemment l'anglais, mon cher
+Félix. Dès que tu auras surmonté les premières difficultés, tu
+trouveras dans cette langue beaucoup de ressources, à cause de la
+quantité de bons ouvrages qu'elle possède. Applique-toi surtout à
+traduire et à remplir ton magasin de mots, le reste vient ensuite.
+Au collége, j'avais un cahier, j'en partageais les pages par un pli;
+d'un côté j'écrivais tous les mots anglais que je ne savais pas, et
+de l'autre les mots français correspondants. Cette méthode me servit
+à graver beaucoup mieux les mots dans ma tête. Quand tu auras fini
+_Paul et Virginie_, je t'enverrai quelque autre chose; en attendant
+je transcris ici quelques vers de Pope pour voir si tu sauras les
+traduire. Je t'avoue que j'en doute, parce qu'il m'a fallu longtemps
+avant d'en venir là.
+
+Je ne suis pas surpris que l'étude ait pour toi tant de charmes. Je
+l'aimerais aussi beaucoup si d'autres incertitudes ne venaient me
+tourmenter. Je suis toujours comme l'oiseau sur la branche, parce
+que je ne veux rien faire qui puisse déplaire à mes parents; mais
+pour peu que ceci continue, je jette de côté tout projet d'ambition
+et je me renferme dans l'étude solitaire.
+
+ Let us (since life can little more supply
+ Than just to look about us to die)
+ Expatiate free over all this scene of man.
+
+Je ne dois pas craindre que l'étude ne suffise pas à mon ardeur,
+puisque je ne tiendrais à rien moins qu'à savoir la politique,
+l'histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique,
+l'histoire naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc.,
+etc.
+
+Il faut te dire que, depuis que mon grand-père est sujet à ses
+fièvres, il a l'imagination frappée; et par suite il ne voudrait
+voir aucun membre de sa famille s'éloigner. Je sais que je lui
+ferais beaucoup de peine en allant à Paris, et dès lors je prévois
+que j'y renoncerai, parce que je ne voudrais pas pour tout au monde
+lui causer du chagrin. Je sais bien que ce sacrifice n'est pas celui
+d'un plaisir passager, c'est celui de l'utilité de toute ma vie;
+mais enfin je suis résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon
+grand-père. D'un autre côté, je ne veux pas continuer, par quelques
+raisons qui tiennent aux affaires, le genre de vie que je mène ici;
+et par conséquent je vais proposer à mon grand-père de m'aller
+définitivement fixer à Mugron.--Là je crains encore un écueil, c'est
+qu'on ne veuille me charger d'une partie de l'administration des
+biens, ce qui fait que je trouverais à Mugron tous les inconvénients
+de Bayonne. Je ne suis nullement propre à partager les affaires. Je
+veux tout supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop
+vain pour être dominé. Mais enfin je ferai mes conditions. Si je
+vais à Mugron, ce sera pour ne me mêler que de mes études. Je
+traînerai après moi le plus de livres que je pourrai, et je ne doute
+pas qu'au bout de quelque temps ce genre de vie ne finisse par me
+plaire beaucoup.
+
+
+ 8 janvier 1825.
+
+Je t'envoie ce qui précède, mon cher Félix; ça te sera toujours une
+preuve que je ne néglige pas de te répondre, mais seulement de plier
+ma lettre. J'ai ce malheureux défaut, qui tient à mes habitudes
+désordonnées, de me croire quitte envers mes amis quand j'ai écrit,
+sans songer qu'il faut encore que la lettre parte.
+
+Tu me parles de l'économie politique, comme si j'en savais là-dessus
+plus que toi. Si tu as lu Say attentivement, comme il me paraît que
+tu l'as fait, je puis t'assurer que tu m'auras laissé derrière, car
+je n'ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages, Smith,
+Say, Destutt, et _le Censeur_; encore n'ai-je jamais approfondi M.
+Say, surtout le second volume, que je n'ai que lisotté. Tu
+désespères que jamais des idées saines sur ce sujet pénètrent dans
+l'opinion publique; je ne partage pas ce désespoir. Je crois au
+contraire que la paix qui règne sur l'Europe, depuis dix ans, les a
+beaucoup répandues; et c'est un bonheur peut-être que ces progrès
+soient lents et insensibles. Les Américains des États-Unis ont des
+idées très-saines sur ces matières, quoiqu'ils aient établi des
+douanes par représailles. L'Angleterre, qui marche toujours à la
+tête de la civilisation européenne, donne aujourd'hui un grand
+exemple en renonçant graduellement au système qui l'entrave[10]. En
+France, le commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu,
+et les manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir
+le monopole. Malheureusement nous n'avons pas de chambre qui puisse
+constater le véritable état des connaissances nationales. La
+septennalité nuit aussi beaucoup à ce mouvement lent et progressif
+d'instruction, qui, de l'opinion, passait à la législature avec le
+renouvellement partiel. Enfin quelques circonstances et surtout ce
+caractère français indécrottable, enthousiaste de nouveauté et
+toujours prêt à se payer de quelques mots heureux, empêchera quelque
+temps le triomphe de la vérité. Mais je n'en désespère pas; la
+presse, le besoin et l'intérêt finiront par faire ce que la raison
+ne peut encore effectuer. Si tu lis le _Journal du commerce_, tu
+auras vu comment le gouvernement anglais cherche à s'éclairer en
+consultant _officiellement_ les négociants et les fabricants les
+plus éclairés. Il est enfin convenu que la prospérité de la
+Grande-Bretagne n'est pas le produit du système qu'elle a suivi,
+mais de beaucoup d'autres causes. Il ne suffit pas que deux faits
+existent ensemble pour en conclure que l'un est cause et l'autre
+effet. En Angleterre, le système de prohibition et la prospérité ont
+bien des rapports de coexistence, de contiguïté, mais non de
+génération. L'Angleterre a prospéré non à cause, mais malgré un
+milliard d'impôts. C'est là la raison qui me fait trouver si
+ridicule le langage des ministres, qui viennent nous dire chaque
+année d'un air triomphant: _Voyez comme l'Angleterre est riche, elle
+paye un milliard!_
+
+ [Note 10: Ainsi, vingt ans avant son premier ouvrage, Bastiat
+ s'occupait déjà du commencement de réforme douanière
+ inauguré, chez nos voisins, par Huskisson. (_Note de
+ l'éditeur._)]
+
+Je crois que si j'avais eu plus de papier, j'aurais continué cet
+obscur bavardage. Adieu, je t'aime bien tendrement.
+
+
+ Bordeaux, 9 avril 1827.
+
+Mon cher Félix, n'étant pas encore fixé sur l'époque de mon retour à
+Mugron, je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le
+plaisir de t'écrire, et je commence par te donner quelques nouvelles
+littéraires.
+
+D'abord je t'annonce que MM. Lamennais et Dunoyer (noms qui ne sont
+pas ainsi accouplés) en sont toujours au même point, c'est-à-dire
+l'un à son quatrième et l'autre à son premier volume.
+
+Dans un journal intitulé _Revue encyclopédique_, j'ai lu quelques
+articles qui m'ont intéressé, entre autres un examen très-court de
+l'ouvrage de Comte (examen qui se borne à un court éloge), des
+considérations sur les assurances et en général sur les applications
+du calcul des probabilités, un discours de M. Charles Dupin sur
+l'influence de l'éducation populaire, enfin, un article de Dunoyer,
+intitulé: Examen de l'opinion, à laquelle on a donné le nom
+d'_industrialisme_. Dans cet article, M. Dunoyer ne remonte pas plus
+haut qu'à MM. B. Constant et J. B. Say, qu'il cite comme les
+premiers publicistes qui aient observé que le but de l'activité de
+la société est l'industrie. À la vérité, ces auteurs n'ont pas vu le
+parti qu'on pouvait tirer de cette observation. Le dernier n'a
+considéré l'industrie que sous le rapport de la production, de la
+distribution et de la consommation des richesses; et même, dans son
+introduction, il définit la politique la _science de l'organisation
+de la société_, ce qui semble prouver que, comme les auteurs du
+XVIIIe siècle, il ne voit dans la politique que les formes du
+gouvernement, et non le fond et le but de la société. Quant à M. B.
+Constant, après avoir le premier proclamé cette vérité, que le but
+de l'activité de la société est l'industrie, il est si loin d'en
+faire le fondement de sa doctrine, que son grand ouvrage ne traite
+que de formes de gouvernement, d'équilibre, de pondération de
+pouvoirs, etc., etc. Dunoyer passe ensuite à l'examen du _Censeur
+Européen_, dont les auteurs, après s'être emparés des observations
+isolées de leurs devanciers, en ont fait un corps entier de
+doctrine, qui, dans cet article, est discuté avec soin. Je ne puis
+t'analyser un article qui n'est lui-même qu'une analyse. Mais je te
+dirai que Dunoyer me paraît avoir réformé quelques-unes des opinions
+qui dominaient dans le _Censeur_. Par exemple, il me semble qu'il
+donne aujourd'hui au mot industrie une plus grande extension
+qu'autrefois, puisqu'il comprend, sous ce mot, tout travail qui tend
+à perfectionner nos facultés; ainsi tout travail utile et juste est
+industrie, et tout homme qui s'y livre, depuis le chef du
+gouvernement jusqu'à l'artisan, est industrieux. Il suit de là que,
+quoique Dunoyer persiste à penser comme autrefois que, de même que
+les peuples chasseurs choisissent pour chef le chasseur le plus
+adroit, et les peuples guerriers, le guerrier le plus intrépide, les
+peuples industrieux doivent aussi appeler au timon des affaires
+publiques les hommes qui se sont le plus distingués dans
+l'industrie; cependant il pense qu'il a eu tort de désigner
+nominativement les industries où devait se faire le choix des
+gouvernants, et particulièrement l'agriculture, le commerce, la
+fabrication et la banque; car quoique ces quatre professions forment
+sans doute la plus grande partie du cercle immense de l'industrie,
+cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l'homme
+perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres
+semblent même plus propres à former des législateurs, comme sont
+celles de jurisconsulte, homme de lettres.
+
+J'ai fait la trouvaille d'un vrai trésor, c'est un petit volume
+contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J'en
+suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes
+moyens que lui pour devenir aussi bon et aussi heureux; cependant il
+est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir, tant je les
+trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule.
+
+Le hasard m'a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le
+sucre de betterave; les auteurs calculent qu'il reviendrait au
+fabricant à 90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1
+franc 10 centimes. Tu vois qu'à supposer qu'on réussît parfaitement
+dans une pareille entreprise, elle laisserait encore bien peu de
+marge. D'ailleurs, pour se livrer avec plaisir à un travail de ce
+genre et pour le perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et
+malheureusement j'y suis tout à fait étranger; quoi qu'il en soit,
+j'ai eu la hardiesse de pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait
+s'il y répondra.
+
+Pour la somme de 3 francs par mois, j'assiste à un cours de
+botanique qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre
+grand'chose, comme tu vois; mais outre que cela me fait passer le
+temps, cela m'est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui
+s'occupent de science.
+
+Voilà du babil; s'il ne t'en coûtait pas autant d'écrire, je te
+prierais de me _payer de retour_.
+
+
+ Mugron, 3 décembre 1827.
+
+... Tu m'encourages à exécuter mon projet, je crois que je n'ai
+jamais pris de ma vie une résolution aussi ferme. Dès le
+commencement de 1828, je vais m'occuper de lever les obstacles; les
+plus considérables seront pécuniaires. Aller en Angleterre, mettre
+mon habitation en état, acheter les bestiaux, les instruments, les
+livres qui me sont nécessaires, faire les avances des gages, des
+semences, tout cela pour une petite métairie (car je ne veux
+commencer que par une), je sens que ça me mènera un peu loin. Il est
+clair pour moi que, les deux ou trois premières années, mon
+agriculture sera peu productive, tant à cause de mon inexpérience
+que parce que ce n'est qu'à son tour que l'assolement que je me
+propose d'adopter fera tout son effet. Mais je me trouve fort
+heureux de ma situation, car si je n'avais pas de quoi vivre et au
+delà de mon petit bien, il me serait impossible de faire une
+pareille entreprise; tandis que, pouvant au besoin sacrifier la
+rente de mon bien, rien ne m'empêche de me livrer à mes goûts.--Je
+lis des livres d'agriculture; rien n'égale la beauté de cette
+carrière, elle réunit tout; mais elle exige des connaissances
+auxquelles je suis étranger: l'histoire naturelle, la chimie, la
+minéralogie, les mathématiques et bien d'autres.
+
+Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens.
+
+
+ Bayonne, le 4 août 1830.
+
+Mon cher Félix, l'ivresse de la joie m'empêche de tenir la plume. Ce
+n'est pas ici une révolution d'esclaves, se livrant à plus d'excès,
+s'il est possible, que leurs oppresseurs; ce sont des hommes
+éclairés, riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur
+vie pour acquérir l'ordre et sa compagne inséparable, la liberté.
+Qu'on vienne nous dire après cela que les richesses énervent le
+courage, que les lumières mènent à la désorganisation, etc., etc. Je
+voudrais que tu visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les
+services dans l'ordre le plus parfait, ils reçoivent et expédient
+les courriers, montent la garde, sont à la fois autorités
+communales, administratives et militaires. Tous se mêlent,
+bourgeois, magistrats, avocats, militaires. C'est un spectacle
+admirable pour qui sait le voir; et je n'eusse été qu'à demi de la
+secte écossaise[11], j'en serais doublement aujourd'hui.
+
+ [Note 11: Dans la pensée de Bastiat, l'économie politique et
+ la politique étaient inséparables. Il rattache ici les idées
+ libérales aux enseignements de l'illustre professeur à
+ l'université de Glasgow, Adam Smith. (_Note de l'éditeur._)]
+
+Un gouvernement provisoire est établi à Paris, ce sont MM.
+Laffitte, Audry-Puiraveau, Casimir Périer, Odier, Lobeau, Gérard,
+Schonen, Mauguin, Lafayette, commandant de la garde nationale, qui
+est de plus de quarante mille hommes. Ces gens-là pourraient se
+faire dictateurs; tu verras qu'ils n'en feront rien pour faire
+enrager ceux qui ne croient ni au bon sens ni à la vertu.
+
+Je ne m'étendrai pas sur les malheurs qu'ont déversés sur Paris ces
+horribles gardes prétoriennes, qu'on nomme gardes royales; ces
+hommes avides de priviléges parcouraient les rues au nombre de seize
+régiments, égorgeant hommes, enfants et vieillards. On dit que deux
+mille étudiants y ont perdu la vie. Bayonne déplore la perte de
+plusieurs de ses enfants; en revanche la gendarmerie, les Suisses et
+les gardes du corps ont été écrasés le lendemain. Cette fois
+l'infanterie de ligne, loin de rester neutre, s'est battue avec
+acharnement, et pour la nation. Mais nous n'avons pas moins à
+déplorer la perte de vingt mille frères, qui sont morts pour nous
+procurer la liberté et des bienfaits dont ils ne jouiront jamais.
+J'ai entendu à notre cercle[12] exprimer le voeu de ces affreux
+massacres; celui qui les faisait doit être satisfait.
+
+ [Note 12: C'est du cercle du Mugron qu'il s'agit. (_Note de
+ l'éditeur._)]
+
+La nation était dirigée par une foule de députés et pairs de France,
+entre autres les généraux Sémélé, Gérard, Lafayette, Lobeau, etc.,
+etc. Le despotisme avait confié sa cause à Marmont, qui, dit-on, a
+été tué.
+
+L'École polytechnique a beaucoup souffert et bravement combattu.
+
+Enfin, le calme est rétabli, il n'y a plus un seul soldat dans
+Paris; et cette grande ville, après _trois jours et trois nuits
+consécutives_ de massacres et d'horreurs, se gouverne elle-même et
+gouverne la France, comme si elle était aux mains d'_hommes
+d'État_...
+
+Il est juste de proclamer que la troupe de ligne a partout secondé
+le voeu national. Ici, les officiers, au nombre de cent
+quarante-neuf, se sont réunis pour délibérer; cent quarante-huit ont
+juré qu'ils briseraient leurs épées et leurs épaulettes, avant de
+massacrer un peuple uniquement parce qu'il ne veut pas qu'on
+l'opprime. À Bordeaux, à Rennes, leur conduite a été la même; cela
+me réconcilie un peu avec la loi du recrutement.
+
+On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands
+avantages: le premier, de prévenir les désordres, le second, de
+maintenir ce que nous venons d'acquérir, le troisième, de faire voir
+aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes
+inexpugnables.
+
+On croit que, pour satisfaire aux voeux de ceux qui pensent que la
+France ne peut exister que sous une monarchie, la couronne sera
+offerte au duc d'Orléans.
+
+Pour ce qui me regarde personnellement, mon cher Félix, j'ai été
+bien agréablement désappointé, je venais chercher des dangers, je
+voulais vaincre avec mes frères ou mourir avec eux; mais je n'ai
+trouvé que des figures riantes et, au lieu du fracas des canons, je
+n'entends que les éclats de la joie. La population de Bayonne est
+admirable par son calme, son énergie, son patriotisme et son
+unanimité; mais je crois te l'avoir déjà dit.
+
+Bordeaux n'a pas été si heureux. Il y a eu quelques excès. M. Curzay
+s'empara des lettres. Le 29 ou le 30 quatre jeunes gens ayant été
+envoyés pour les réclamer comme une propriété sacrée, il passa à
+l'un d'eux son épée au travers du corps et en blessa un autre; les
+deux autres le jetèrent au peuple, qui l'aurait massacré, sans les
+supplications des constitutionnels.
+
+Adieu, je suis fatigué d'écrire, je dois oublier bien des choses;
+il est minuit, et depuis huit jours je n'ai pas fermé l'oeil.
+Aujourd'hui au moins nous pouvons nous livrer au sommeil.
+
+..... On parle d'un mouvement fait par quatre régiments espagnols
+sur notre frontière. Ils seront bien reçus.
+
+Adieu.
+
+
+ Bayonne, le 5 août 1830.
+
+Mon cher Félix, je ne te parlerai plus de Paris, les journaux
+t'apprennent tout ce qui s'y passe. Notre cause triomphe, la nation
+est admirable, le peuple va être heureux.
+
+Ici l'avenir paraît plus sombre, heureusement la question se
+décidera aujourd'hui même. Je te dirai le résultat par apostille.
+
+Voici la situation des choses.--Le 3 au soir, des groupes nombreux
+couvraient la place publique et agitaient, avec une exaltation
+extraordinaire, la question de savoir si nous ne prendrions pas
+sur-le-champ l'initiative d'arborer le drapeau tricolore. Je
+circulais sans prendre part à la discussion, ce que j'aurais dit
+n'aurait eu aucun résultat. Comme il arrive toujours, quand tout le
+monde parle à la fois, personne n'agit; et le drapeau ne fut pas
+arboré.
+
+Le lendemain matin, la même question fut soulevée, les militaires
+étaient toujours bien disposés à nous laisser faire; mais, pendant
+cette hésitation, des dépêches arrivaient aux colonels et
+refroidissaient évidemment leur zèle pour la cause. L'un d'eux
+s'écria même devant moi que nous avions un roi et une charte, et
+qu'il fallait lui être fidèles, que le roi ne pouvait mal faire, que
+ses ministres étaient seuls coupables, etc., etc. On lui répondit
+solidement... mais tous ces retours à l'inertie me firent concevoir
+une idée, qu'à force de remuer dans ma tête, j'y gravai si fixement,
+que depuis je n'ai pensé et ne pense encore qu'à cela.
+
+Il me parut évident que nous étions trahis. Le roi, me disais-je, ne
+peut avoir qu'un espoir, celui de conserver Bayonne et Perpignan; de
+ces deux points, soulever le Midi et l'Ouest et s'appuyer sur
+l'Espagne et les Pyrénées. Il pourrait allumer une guerre civile
+dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le sommet
+Toulouse; les deux angles sont des places fortes. Le pays qu'il
+comprend est la patrie de l'ignorance et du fanatisme; il touche par
+un des côtés à l'Espagne, par le second à la Vendée, par le
+troisième à la Provence. Plus j'y pensai, plus je vis clairement ce
+projet. J'en fis part aux amis les plus influents qui, par une faute
+inexcusable, ont été appelés par le voeu des citoyens à s'occuper
+des diverses organisations et n'ont plus le temps de penser aux
+choses graves.
+
+D'autres que moi avaient eu la même idée, et à force de crier et de
+répéter, elle est devenue générale. Mais que faire, surtout quand on
+ne peut délibérer et s'entendre, ni se faire entendre? Je me retirai
+pour réfléchir et je conçus plusieurs projets.
+
+Le premier, qui était déjà celui de toute la population bayonnaise,
+était d'arborer le drapeau et de tâcher, par ce mouvement,
+d'entraîner la garnison du château et de la citadelle. Il fut
+exécuté hier, à deux heures de l'après-midi, mais par des vieux qui
+n'y attachaient pas la même idée que Soustra, moi et bien d'autres;
+en sorte que ce coup a manqué.
+
+Je pris alors mon passe-port pour aller en poste chercher le général
+Lamarque. Je comptais sur sa réputation, son grade, son caractère de
+député, son éloquence pour entraîner les deux colonels; au besoin
+sur sa vigueur, pour les arrêter pendant deux heures et se présenter
+à la citadelle, en grand costume, suivi de la garde nationale avec
+le drapeau en tête. J'allais monter à cheval quand on vint
+m'assurer que le général est parti pour Paris, ce qui fit manquer
+ce projet, qui était assurément le plus sûr et le moins dangereux.
+
+Aussitôt je délibérai avec Soustra, qui malheureusement est absorbé
+par d'autres soins, dépêches télégraphiques, poste, garde nationale,
+etc., etc. Nous fûmes trouver les officiers du 9me, qui sont d'un
+esprit excellent, nous leur proposâmes de faire un coup de main sur
+la citadelle, nous nous engageâmes à mener six cents jeunes gens
+bien résolus; ils nous promirent le concours de tout leur régiment,
+après avoir cependant déposé leur colonel.
+
+Ne dis pas, mon cher Félix, que notre conduite fut imprudente ou
+légère. Après ce qui s'est passé à Paris, ce qu'il y a de plus
+important c'est que le drapeau national flotte sur la citadelle de
+Bayonne. Sans cela, je vois d'ici dix ans de guerre civile; et
+quoique je ne doute pas du succès de la cause, je sacrifierais
+volontiers jusqu'à la vie, et tous les amis sont dans les mêmes
+sentiments, pour épargner ce funeste fléau à nos misérables
+provinces.
+
+Hier soir, je rédigeai la proclamation ci-jointe au 7me léger, qui
+garde la citadelle; nous avions l'intention de l'y faire parvenir
+avant l'action.
+
+Ce matin, en me levant, j'ai cru que tout était fini, tous les
+officiers du 9me avaient la cocarde tricolore, les soldats ne se
+contenaient pas de joie, on disait même qu'on avait vu des officiers
+du 7me parés de ces belles couleurs. Un adjudant m'a montré à
+moi-même l'ordre positif, donné à toute la 11me division, d'arborer
+notre drapeau. Cependant les heures s'écoulent et la bannière de la
+liberté ne s'aperçoit pas encore sur la citadelle. On dit, que le
+traître J..... s'avance de Bordeaux avec le 55me de ligne; quatre
+régiments espagnols sont à la frontière, il n'y a pas un moment à
+perdre. Il faut que la citadelle soit à nous ce soir, ou la guerre
+civile s'allume. Nous agirons avec vigueur, s'il le faut; mais moi
+que l'enthousiasme entraîne sans m'aveugler, je vois l'impossibilité
+de réussir, si la garnison, qu'on dit être animée d'un bon esprit,
+n'abandonne pas le gouvernement. Nous aurons peut-être des coups et
+point de succès. Mais il ne faudra pas pour cela se décourager, car
+il faut tout tenter pour écarter la guerre civile. Je suis résolu à
+partir de suite, après l'action, si elle échoue, pour essayer de
+soulever la Chalosse. Je proposerai à d'autres d'en faire autant
+dans la Lande, dans le Béarn, dans le pays Basque; et par famine,
+par ruse, ou par force, nous aurons la garnison.
+
+Je réserve le papier qui me reste pour t'apprendre la fin.
+
+
+ Le 5, à minuit.
+
+Je m'attendais à du sang, c'est du vin seul qui a été répandu. La
+citadelle a arboré le drapeau tricolore. La bonne contenance du Midi
+et de Toulouse a décidé celle de Bayonne, les régiments y ont arboré
+le drapeau. Le traître J..... a vu alors le plan manqué, d'autant
+mieux que partout les troupes faisaient défection; il s'est alors
+décidé à remettre les ordres qu'il avait depuis trois jours dans sa
+poche. Ainsi tout est terminé. Je me propose de repartir
+sur-le-champ. Je t'embrasserai demain.
+
+Ce soir nous avons fraternisé avec les officiers de la garnison.
+Punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la
+fête. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion
+vraiment patriotique. Les officiers étaient plus chauds que nous,
+comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres.
+
+Adieu, tout est fini. La proclamation est inutile, elle ne vaut pas
+les deux sous qu'elle te coûterait.
+
+
+ Bordeaux, le 2 mars 1834.
+
+... Je me suis un peu occupé de faire quelques connaissances, j'y
+réussirai, j'espère. Mais ici vous voyez écrit sur chaque visage
+auquel vous faites politesse: _Qu'y a-t-il à gagner avec toi?_ Cela
+décourage.--On fonde, il est vrai, un nouveau journal. Le prospectus
+n'apprend pas grand' chose, et le rédacteur encore moins; car l'un
+est rédigé avec le pathos à la mode, et l'autre, me supposant un
+homme de parti, s'est borné à me faire sentir combien le _Mémorial_
+et l'_Indicateur_ étaient insuffisants pour les patriotes. Tout ce
+que j'ai pu en obtenir, c'est beaucoup d'insistance pour que je
+prenne un abonnement.
+
+Fonfrède est tout à fait dans les principes de Say. Il fait de longs
+articles qui seraient très-bons dans un ouvrage de longue haleine. À
+tout risque, je lui pousserai ma visite.
+
+Je crois qu'un cours réussirait ici, et je me sens tenté. Il me
+semble que j'aurais la force de le faire, surtout si l'on pouvait
+commencer par la seconde séance; car j'avoue que je ne répondrais
+pas, à la première, même de pouvoir lire couramment: mais je ne puis
+quitter ainsi toutes mes affaires. Nous verrons pourtant cet hiver.
+
+Il s'est établi déjà un professeur de chimie. J'ai dîné avec lui
+sans savoir qu'il faisait un cours. Si je l'avais su, j'aurais pris
+des renseignements sur le nombre d'élèves, la cotisation, etc.
+J'aurais su si, avec un professeur d'histoire, un professeur de
+mécanique, un professeur d'économie politique, on pourrait former
+une sorte d'_Athénée_. Si j'habitais Bordeaux, il y aurait bien du
+malheur si je ne parvenais à l'instituer, dussé-je en faire tous les
+frais; car j'ai la conviction qu'en y adjoignant une bibliothèque,
+cet établissement réussirait. Apprends donc l'histoire, et nous
+essayerons peut-être un jour.
+
+Je te quitte; trente tambours s'exercent sous mes fenêtres, je ne
+sais plus ce que je dis.
+
+Adieu.
+
+
+ Bayonne, le 16 juin 1840.
+
+Mon cher Félix, je suis toujours à la veille de mon départ, voilà
+trois fois que nous commandons nos places; enfin elles sont prises
+et payées pour vendredi. Nous avons joué de malheur, car quand nous
+étions prêts, le général carliste Balmaceda a intercepté les routes;
+il est à craindre que nous n'ayons de la peine à passer. Mais il ne
+faut rien dire de cela pour ne pas effrayer ma tante, qui est déjà
+trop disposée à redouter les Espagnols. Pour moi, je trouve que
+l'affaire qui nous pousse vers Madrid vaut la peine de courir
+quelques chances. Jusqu'à présent elle se présente sous un point de
+vue très-favorable. Nous trouverions ici les capitaux nécessaires,
+si nous ne tenions par-dessus tout à ne fonder qu'une compagnie
+espagnole[13]. Serons-nous arrêtés par l'inertie de cette nation? En
+ce cas j'en serai pour mes frais de route, et je trouverai une
+compensation dans le plaisir d'avoir vu de près un peuple qui a des
+qualités et des défauts qui le distinguent de tous les autres.
+
+ [Note 13: Il s'agissait de fonder une compagnie d'assurance.
+ (_Note de l'éditeur._)]
+
+Si je fais quelques observations intéressantes, j'aurai soin de les
+consigner dans mon portefeuille pour te les communiquer.
+
+Adieu, mon cher Félix.
+
+
+ Madrid, le 6 juillet 1840.
+
+Mon cher Félix, je reçois ta lettre du 6. D'après ce que tu me dis
+de ma chère tante, je vois que pour le moment sa santé est bonne,
+mais qu'elle avait été un peu souffrante; c'est là pour moi le
+revers de la médaille. Madrid est aujourd'hui un théâtre peut-être
+unique au monde, que la paresse et le désintéressement espagnols
+livrent aux étrangers qui, comme moi, connaissent un peu les moeurs
+et la langue du pays. J'ai la certitude que je pourrais y faire
+d'excellentes affaires; mais l'idée de l'isolement de ma tante, à un
+âge où la santé commence à devenir précaire, m'empêche de songer à
+proclamer mon exil.
+
+Depuis que j'ai mis le pied dans ce singulier pays, j'ai formé cent
+fois le projet de t'écrire. Mais tu m'excuseras de n'avoir pas eu le
+courage de l'accomplir, quand tu sauras que nous consacrons le matin
+à nos affaires, le soir à une promenade indispensable, et le jour à
+dormir et haleter sous le poids d'une chaleur plus pénible par sa
+continuité que par son intensité. Je ne sais plus ce que c'est que
+les nuages, toujours un ciel pur et un soleil dévorant. Tu peux
+compter, mon cher Félix, que ce n'est pas par négligence que j'ai
+tant tardé à t'écrire; mais réellement je ne suis pas fait à ce
+climat, et je commence à regretter que nous n'ayons pas retardé de
+deux mois notre départ.....
+
+Je suis surpris que le but de mon voyage soit encore un secret à Mugron.
+Ce n'en est plus un à Bayonne, et j'en ai écrit, avant mon départ, à
+Domenger pour l'engager à prendre un intérêt dans notre entreprise. Elle
+est réellement excellente, mais réussirons-nous à la fonder? C'est ce
+que je ne puis dire encore; les banquiers de Madrid sont à mille lieues
+de l'esprit d'association, toute idée importée de l'étranger est
+accueillie par eux avec méfiance, ils sont aussi très-difficiles sur les
+questions de personnes, chacun vous disant: Je n'entre pas dans
+l'affaire si telle maison y entre; enfin ils gagnent tant d'argent avec
+les fournitures, emprunts, monopoles, etc., qu'ils ne se soucient guère
+d'autre chose. Voilà bien des obstacles à vaincre, et cela est d'autant
+plus difficile qu'ils ne vous donnent pas occasion de les voir un peu
+familièrement. Leurs maisons sont barricadées comme des châteaux forts.
+Nous avons trouvé ici deux classes de banquiers, les uns, Espagnols de
+vieille roche, sont les plus difficiles à amener, mais aussi ceux qui
+peuvent donner plus de consistance à l'entreprise; les autres, plus
+hardis, plus européens, sont plus abordables mais moins accrédités:
+c'est la vieille et la jeune Espagne. Nous avions à opter, nous avons
+frappé à la porte de l'Espagne pure, et il est à craindre qu'elle ne
+refuse et que de plus nous ne nous soyons fermé, par ce seul fait, la
+porte de l'Espagne moderne. Nous ne quitterons la partie qu'après avoir
+épuisé tous les moyens de succès, nous avons quelque raison de penser
+que la solution ne se fera pas attendre.
+
+Cette affaire et la chaleur m'absorbent tellement, que je n'ai
+vraiment pas le courage d'appliquer à autre chose mon esprit
+d'observation. Je ne prends aucune note, et cependant les sujets ne
+me manqueraient pas. Je me trouve placé de manière à voir bien des
+rouages, et si j'avais la force et le talent d'écrire, je crois que
+je serais en mesure de faire des lettres tout aussi intéressantes
+que celles de _Custine_, et peut-être plus vraies.
+
+Pour te donner une idée de la facilité que je trouverais à vivre
+ici, indépendamment des affaires qui s'y traitent et auxquelles je
+pourrais prendre part, on m'a offert d'y suivre des procès de
+maisons italiennes contre des grands d'Espagne, ce qui me donnerait
+suffisamment de quoi vivre sans aucun travail suivi; mais l'idée de
+ma tante m'a fait repousser cette proposition. Elle me souriait
+comme un moyen de prolonger mon séjour et d'étudier ce théâtre, mais
+mon devoir m'oblige à y renoncer.
+
+Mon ami, je crains bien que le catholicisme ne subisse ici le même
+sort qu'en France. Rien de plus beau, de plus digne, de plus
+solennel et de plus imposant, que les cérémonies religieuses en
+Espagne; mais hors de là je ne puis voir en quoi ce peuple est plus
+spiritualiste que les autres. C'est, du reste, une matière que nous
+traiterons au long à mon retour et quand j'aurai pu mieux observer.
+
+Adieu, mon cher Félix, fais une visite à ma tante, donne-lui de mes
+nouvelles, et reçois l'assurance de ma tendre amitié.
+
+
+ Madrid, le 16 juillet 1840.
+
+Mon cher Félix, je te remercie de tes bonnes lettres des 1er et 6
+juillet; ma tante aussi a eu soin de m'écrire, en sorte que jusqu'à
+présent j'ai souvent des nouvelles, et elles me sont bien
+nécessaires. Je ne puis pas dire que je m'ennuie, mais j'ai si peu
+l'habitude de vivre loin de chez moi que je ne suis heureux que les
+jours où je reçois des lettres.
+
+Tu es sans doute curieux de savoir où nous en sommes avec notre
+compagnie d'assurance. J'ai maintenant comme la certitude que nous
+réussirons. Il faut beaucoup de temps pour attirer à nous les
+Espagnols dont le nom nous est nécessaire; il en faudra beaucoup
+ensuite pour faire fonctionner une aussi vaste machine avec des gens
+inexpérimentés. Mais je suis convaincu que nous y parviendrons. La
+part que Soustra et moi devons avoir dans les bénéfices, comme
+créateurs, n'est pas réglée; c'est une matière délicate que nous
+n'abordons pas, n'ayant ni l'un ni l'autre beaucoup d'audace sur ce
+chapitre. Aussi, nous nous eu remettons à la décision du conseil
+d'administration. Ce sera pour moi un sujet d'expérience et
+d'observations. Voyons si ces Espagnols si méfiants, si réservés, si
+inabordables, sont justes et grands quand ils connaissent les gens.
+À cet article près, nos affaires marchent lentement, mais bien. Nous
+avons aujourd'hui ce qui est la clef de tout, neuf noms pour former
+un conseil, et des noms tellement connus et honorables qu'il ne
+paraît pas possible que l'on puisse songer à nous faire concurrence.
+Ce soir, il y a une junte pour étudier les statuts et conditions;
+j'espère qu'au premier jour l'acte de société sera signé. Cela fait,
+peut-être rentrerai-je en France pour voir ma tante et assister à la
+session du conseil général. Si je le puis en quelque manière, je n'y
+manquerai pas. Mais j'aurai à revenir ensuite en Espagne, parce que
+la compagnie me fournira une occasion de faire un voyage complet et
+_gratis_. Jusqu'à présent, je ne puis pas dire que j'aie voyagé.
+Toujours avec mes deux compagnons, je ne suis entré, sauf les
+comptoirs, dans aucune maison espagnole. La chaleur a suspendu
+toutes les réunions publiques, bals, théâtres, courses.--Notre
+chambre et quelques bureaux, le restaurant français et la promenade
+au _Prado_, voilà le cercle dont nous ne sortons pas. Je voudrais
+prendre ma revanche plus tôt. Soustra part le 26; sa présence est
+nécessaire à Bayonne. Lis tout ceci à ma tante que j'embrasse bien
+tendrement.
+
+Le trait le plus saillant du caractère espagnol, c'est sa haine et
+sa méfiance envers les étrangers. Je pense que c'est un véritable
+vice, mais il faut avouer qu'il est alimenté par la fatuité et la
+rouerie de beaucoup d'étrangers. Ceux-ci blâment et tournent tout en
+ridicule; ils critiquent la cuisine, les meubles, les chambres et
+tous les usages du pays, parce qu'en effet les Espagnols tiennent
+très-peu au confortable de la vie; mais nous qui savons, mon cher
+Félix, combien les individus, les familles, les nations peuvent être
+heureuses sans connaître ces sortes de jouissances matérielles, nous
+ne nous presserions pas de condamner l'Espagne. Ceux-là arriveront
+avec leurs poches pleines de plans et de projets absurdes, et parce
+qu'on ne s'arrache pas leurs actions, ils se dépitent et crient à
+l'ignorance, à la stupidité. Cette affluence de _floueurs_ nous a
+fait d'abord beaucoup de tort, et en fera à toute bonne entreprise.
+Pour moi, je pense avec plaisir que la méfiance espagnole
+l'empêchera de tomber dans l'abîme; car les étrangers, après avoir
+apporté leurs plans, seront forcés, pour les faire réussir, de faire
+venir des capitaux et souvent des ouvriers français.
+
+Donne-moi de temps en temps des nouvelles de Mugron, mon cher Félix,
+tu sais combien le patriotisme du clocher nous gagne quand nous en
+sommes éloignés.
+
+Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta soeur.
+
+
+ Madrid, le 17 août 1840.
+
+..... Tu me fais une question à laquelle je ne puis répondre:
+Comment le peuple espagnol a-t-il pu laisser chasser et tuer les
+moines? Moi-même je me le demande souvent; mais je ne connais pas
+assez le pays pour m'expliquer ce phénomène. Ce qu'il y a de
+probable, c'est que le temps des moines est fini partout. Leur
+inutilité, à tort ou à raison, est une croyance généralement
+établie. À supposer qu'il y eût en Espagne 40,000 moines,
+intéressant autant de familles composées de 5 personnes, cela ne
+ferait que 200,000 habitants contre 10 millions. Leurs immenses
+richesses ont pu tenter beaucoup de gens de la classe aisée;
+l'affranchissement d'une foule de redevances a pu tenter beaucoup de
+gens de la classe du peuple. Le fait est qu'on en a fini avec cette
+puissance; mais, à coup sûr, jamais mesure, à la supposer
+nécessaire, n'a été conduite avec autant de barbarie, d'imprévoyance
+et d'impolitique.
+
+Le gouvernement était aux mains des modérés, qui désiraient
+l'abolition des couvents, mais n'osaient y procéder. Financièrement,
+on espérait avec le produit des biens nationaux payer les dettes de
+l'Espagne, éteindre la guerre civile et rétablir les finances.
+Politiquement, on voulait, par la division des terres, rattacher
+une partie considérable du peuple à la révolution. Je crois que ce
+but a été manqué.
+
+N'osant agir légalement, on s'entendit avec les exaltés. Une nuit,
+ceux-ci firent irruption dans les couvents. À Barcelone, Malaga,
+Séville, Madrid, Valladolid, ils égorgèrent et chassèrent les
+moines. Le gouvernement et la force publique restèrent trois jours
+témoins impassibles de ces atrocités. Quand l'aliment manqua au
+désordre, le gouvernement intervint, et le ministère Mendizabal
+décréta la confiscation des couvents et des propriétés monacales.
+Maintenant on les vend; mais tu vas juger de cette administration.
+Un individu quelconque déclare vouloir soumissionner un bien
+national, l'État le fait estimer, et cette estimation est toujours
+très-modique, parce que l'acquéreur s'entend avec l'expert. Cela
+fait, la vente se fait publiquement; on s'est entendu aussi avec le
+notaire pour écarter la publicité, et le bien vous reste à bas prix.
+Il faut payer un cinquième comptant, et les quatre autres cinquièmes
+en huit ans, par huitièmes. L'État reçoit en payement des rentes de
+différentes origines, qui s'achètent à la Bourse depuis 75 jusqu'à
+95 de perte; c'est-à-dire qu'avec 25 fr. et même avec 5 on paye 100
+fr.
+
+Il résulte de là trois choses: 1º l'État ne reçoit presque rien, on
+peut même dire rien; 2º ce n'est pas le peuple des provinces qui
+achète, puisqu'il n'est pas à la Bourse pour brocanter le papier; 3º
+cette masse de terres vendues à la fois et à vil prix, a déprécié
+toutes les autres propriétés. Ainsi le gouvernement, qui s'est
+procuré à peine de quoi payer l'armée, ne remboursera pas la dette.
+
+La propriété ne se divisera que lorsque les spéculateurs revendront
+en seconde main.
+
+Les fermiers n'ont fait que changer de maîtres; et au lieu de payer
+le fermage aux moines, qui, dit-on, étaient des propriétaires fort
+accommodants, peu rigoureux sur les termes, prêtant des semences,
+renonçant même au revenu dans les années malheureuses, ils payeront
+très-rigoureusement aux compagnies belges et anglaises qui,
+incertaines de l'avenir, aspirent à rembourser l'État avec le
+produit des terres.
+
+Le simple paysan, dans les années calamiteuses, n'aura plus la soupe
+à la porte des couvents.
+
+Enfin les simples propriétaires ne peuvent plus vendre leurs terres
+qu'à vil prix.--Voilà, ce me semble, les conséquences de cette
+désastreuse opération.
+
+Des hommes plus capables avaient proposé de profiter d'un usage qui
+existe ici: ce sont des baux de 50 et même 100 ans. Ils voulaient
+qu'on affermât aux paysans, à des taux modérés, pour 50 ans. Avec le
+produit, on aurait payé l'intérêt annuel de la dette et relevé le
+crédit de l'Espagne; et au bout de 50 ans, on aurait un capital déjà
+immense, plus que doublé probablement par la sécurité et le travail.
+Tu vois d'un coup d'oeil la supériorité politique et financière de
+ce système.
+
+Quoi qu'il en soit, il n'y a plus de moines. Que sont-ils devenus?
+Probablement les uns sont morts dans les montagnes, au service de
+don Carlos; les autres auront succombé d'inanition dans les rues et
+greniers des villes; quelques-uns auront pu se réfugier dans leurs
+familles.
+
+Quant aux couvents, ils sont convertis en cafés, en maisons
+publiques, en théâtres et surtout en casernes, pour une autre espèce
+de _dévorants_ plus prosaïque que l'autre. Plusieurs ont été démolis
+pour élargir les rues, faire des places; sur l'emplacement du plus
+beau de tous, et qui passait pour un chef-d'oeuvre d'architecture,
+on a construit un passage et une halle qui se font tort
+mutuellement.
+
+Les religieuses ne sont guère moins à plaindre. Après avoir donné la
+volée à toutes celles qui ont voulu rentrer dans le monde, on a
+enfermé les autres dans deux ou trois couvents, et comme on s'est
+emparé de leurs propriétés, qui représentaient les dots qu'elles
+apportaient à leur ordre, on est censé leur faire une pension; mais,
+comme on ne la paye pas, on voit souvent sur la porte des couvents
+cette simple inscription: _Pan para las pobres monjas._
+
+Je commence à croire, mon cher Félix, que notre M. Custine avait
+bien mal vu l'Espagne. La haine d'une autre civilisation lui avait
+fait chercher ici des vertus qui n'y sont pas. Peut-être a-t-il, en
+sens inverse, commis la même faute que les Espagnols qui ne voient
+rien à blâmer dans la civilisation anglaise. Il est bien difficile
+que nos préjugés nous laissent, je ne dis pas bien juger, mais bien
+voir les faits.
+
+Je rentre, mon cher Félix, et j'ai appris que demain on proclame la
+loi des _ayuntamientos_. Je ne sais pas si je t'ai parlé de cette
+affaire, en tout cas en voici le résumé.
+
+Le ministère modéré, qui vient de tomber, avait senti que, pour
+administrer l'Espagne, il fallait donner au pouvoir central une
+certaine autorité sur les provinces; ici, de temps immémorial,
+chaque province, chaque ville, chaque bourgade s'administre
+elle-même. Tant que le principe monarchique et l'influence du clergé
+ont compensé cette extrême diffusion de l'autorité, les choses ont
+marché tant bien que mal; mais aujourd'hui cet état de choses ne
+peut durer. En Espagne, chaque localité nomme son _ayuntamiento_
+(conseil municipal), alcades, régidors, etc. Ces ayuntamientos,
+outre leurs fonctions municipales, sont chargés du recouvrement de
+l'impôt et de la levée des troupes. Il résulte de là que, lorsqu'une
+ville a quelque sujet de mécontentement, fondé ou non, elle se borne
+à ne pas recouvrer l'impôt ou à refuser le contingent. En outre, il
+paraît que ces ayuntamientos sont le foyer de grands abus, et qu'ils
+ne rendent pas à l'État la moitié des contributions qu'ils
+prélèvent. Le parti modéré a donc voulu saper cette puissance. Une
+loi a été présentée par le ministère, adoptée par les chambres, et
+sanctionnée par la reine, qui dispose que la reine choisira les
+alcades parmi trois candidats nommés par le peuple. Les exaltés ont
+jeté de hauts cris; de là la révolution de Barcelone et
+l'intervention du sabre d'Espartero. Mais, chose qui ne se voit
+qu'ici, la reine, quoique contrainte à changer de ministère, en a
+nommé un autre qui maintient la loi déjà, votée et sanctionnée. Sans
+doute que, parvenu au pouvoir par une violation de la constitution,
+il a cru devoir manifester qu'il la respectait en laissant
+promulguer une loi qui avait reçu la sanction des trois pouvoirs.
+C'est donc demain qu'on proclame cette loi: cela se passera-t-il
+sans trouble? je ne l'espère guère. En outre, comme on attribue à la
+France et à notre nouvel ambassadeur une mystification aussi peu
+attendue, après les événements de Barcelone, il est à craindre que
+la rage des exaltés ne se dirige contre nos compatriotes; aussi
+j'aurai soin d'écrire à ma tante après-demain, parce que les
+journaux ne manqueront pas de faire bruit de l'insurrection qui se
+prépare. Elle ne laisse pas que d'être effrayante, quand on songe
+qu'il n'y a ici, pour maintenir l'ordre, que quelques soldats
+dévoués à Espartero, qui doit être mortellement blessé de la manière
+dont son coup d'État a été déjoué.
+
+Mais quel sujet de réflexions que cette Espagne qui, pour arriver à
+la liberté, perd la monarchie et la religion qui lui étaient si
+chères; et, pour arriver à l'unité, est menacée dans ses franchises
+locales qui faisaient le fond même de son existence!
+
+Adieu! ton ami dévoué. Je n'ai pas le temps de relire ce fatras,
+tire-t'en comme tu pourras.
+
+_P. S._ Mon cher Félix, la tranquillité de Madrid n'a pas été un
+moment troublée. Ce matin, les membres de l'_ayuntamiento_ se sont
+réunis en séance publique pour promulguer la nouvelle loi qui ruine
+leur institution. Ils ont fait suivre cette cérémonie d'une
+énergique protestation, où ils disent qu'ils se feront tous tuer
+plutôt que d'obéir à la loi nouvelle. On dit aussi qu'ils ont payé
+quelques hommes pour crier les _vivas_ et les _mueras_ d'usage, mais
+le peuple ne s'est pas plus ému que ne s'en émouvraient les paysans
+de Mugron; et l'_ayuntamiento_ n'a réussi qu'à démontrer de plus en
+plus la nécessité de la loi. Car enfin, ne serait-ce point un bien
+triste spectacle que de voir une ville troublée et la sûreté des
+citoyens compromise par ceux-là mêmes qui sont chargés de maintenir
+l'ordre?
+
+On m'a assuré que les exaltés n'étaient pas d'accord entre eux; les
+plus avancés (je ne sais pas pourquoi on a donné du crédit à cette
+expression en s'accordant à l'adopter) disaient:
+
+«Il est absurde de faire un mouvement qui n'ait pas de résultat. Un
+mouvement ne peut être décisif qu'autant que le peuple s'en mêle; or
+le peuple ne veut pas intervenir pour des idées; il faut donc lui
+montrer le pillage en perspective.»
+
+Et malgré cette terrible logique, l'_ayuntamiento_ n'a pas reculé
+devant la première provocation! Du reste, je te parle là de bruits
+publics, car, quant à moi, j'étais à la Bibliothèque royale, et je
+ne me suis aperçu de rien.
+
+
+ Lisbonne, le 24 octobre 1840.
+
+Mon cher Félix, voilà bien longtemps que je ne t'ai écrit. C'est que
+nous sommes si éloignés et qu'il faut si longtemps pour avoir une
+réponse de Mugron, que je ne suis jamais sûr de la recevoir ici.
+Enfin me voilà à peu près décidé, et sauf circonstances imprévues, à
+dire adieu à la Péninsule de lundi en huit. Mon intention est
+d'aller à Londres; je ne puis, selon le conseil que tu me transmets,
+de la part de ma tante, aller d'abord à Plymouth. Le steamboat va
+directement à Londres. J'avais d'abord pensé à m'embarquer pour
+Liverpool. Je satisferais ainsi à l'économie et à mon goût pour la
+marine, parce que la navigation à voiles est moins chère et plus
+fertile en émotions que la monotone vapeur. Mais la saison est si
+avancée que ce serait imprudence, et je courrais le risque de passer
+un mois en mer.
+
+Je me suis un peu ennuyé à Lisbonne les premiers jours. Maintenant,
+à part le désir bien naturel de revenir chez moi, je me plais ici,
+quoique j'y mène une vie uniforme. Mais ce climat est si doux, si
+beau, cette nature si riche, et je me sens un bien-être, une
+plénitude de santé si inaccoutumée, que j'attribue à cela l'absence
+d'ennui.
+
+Voici un pays qui, je crois, te conviendrait bien: ni chaud, ni
+froid, ni brouillards, ni humidité; s'il pleut, ce sont des torrents
+pendant un jour ou deux, puis le ciel reprend sa sérénité, et
+l'atmosphère sa douce tiédeur. Partout on peut disposer d'un peu
+d'eau; ce sont des bosquets de myrtes, d'orangers, des treilles
+touffues, des héliotropes qui rampent le long des murs, comme chez
+nous les convolvulus. Maintenant je comprends la vie des Maures.
+Malheureusement les hommes ici ne valent pas la nature, ils ne
+veulent pas se donner la peine par laquelle les Arabes se donnaient
+tant de jouissances. Peut-être penses-tu que ces fervents
+catholiques dédaignent la fraîcheur et les parfums de l'oranger, et
+qu'ils se renferment dans les sévères plaisirs de la pensée et de la
+contemplation. Hélas! je reviendrai bien désabusé de la bonne
+opinion de Custine; il a cru voir ce qu'il désirait voir.
+
+Ce sera pour moi une étude fort curieuse que celle de l'Angleterre
+succédant à celle de la Péninsule. La comparaison serait plus
+intéressante encore, si le catholicisme était aussi vivace ici qu'on se
+le représente. Mais enfin je verrai un peuple dont la religion réside
+dans l'intelligence, après en avoir vu un pour qui elle est toute dans
+les sens. Ici les pompes du culte: des flambeaux, des parfums, des
+habits magnifiques, des statues; mais la démoralisation la plus
+complète. Là, au contraire, des liens de famille, l'homme et la femme
+chacun aux devoirs de son sexe, le travail ennobli par un but
+patriotique, la fidélité aux traditions des ancêtres, l'étude constante
+de la morale biblique et évangélique; mais un culte simple, grave, se
+rapprochant du pur déisme. Quel contraste! que d'oppositions! quelle
+source de réflexions!
+
+Ce voyage aura aussi produit un effet auquel je ne me serais pas
+attendu. Il n'a pu effacer cette habitude que nous avons contractée
+de nous observer nous-mêmes, de nous écouter penser et sentir, de
+suivre toutes les modifications de nos opinions. Cette étude de soi
+a bien des charmes, et l'amour-propre lui communique un intérêt qui
+ne saurait s'affaiblir. Mais à Mugron, toujours dans un milieu
+uniforme, nous ne pouvions que tourner dans un même cercle; en
+voyage, des situations excentriques donnent lieu à de nouvelles
+observations. Par exemple, il est probable que les événements
+actuels m'affectent bien différemment que si j'étais à Mugron; un
+patriotisme plus ardent donne plus d'activité à ma pensée. En même
+temps, le champ où elle s'exerce est plus étendu, comme un homme
+placé sur une hauteur embrasse un plus vaste horizon. Mais la
+puissance du regard est pour chacun de nous une quantité donnée, et
+il n'en est pas de même de la faculté de penser et de sentir.
+
+Ma tante, à l'occasion de la guerre, me recommande la prudence; je
+n'ai absolument aucun danger à courir. Si je voyageais dans un
+bâtiment français et que la guerre fût déclarée, je pourrais
+craindre les corsaires; mais dans un navire anglais je ne cours pas
+ce danger, à moins de tomber sous la serre d'un croiseur français,
+ce qui ne serait pas bien dangereux d'ailleurs. D'après les
+nouvelles reçues aujourd'hui, je vois que la France a pris le parti
+d'une résignation sentimentale, qui devient grotesque. D'ici elle
+me paraît toute _décontenancée_; elle met son honneur à _prouver sa
+modération_, et, à chaque insulte, elle répond par des arguments en
+forme pour démontrer qu'elle a été insultée. Elle a l'air de croire
+que le remords va s'emparer des Anglais, et que, les larmes aux
+yeux, ils vont cesser de poursuivre leur but et nous demander
+pardon. Cela me rappelle ce mot: _Il m'a souffleté, mais je lui ai
+bien dit son fait._
+
+Adressez-moi vos lettres à Londres, sous couvert de MM. A. A. Gower
+neveux et compagnie.
+
+
+ Lisbonne, le 7 novembre 1840.
+
+Mon cher Félix, malgré le vif désir de me rapprocher de la France,
+j'ai été forcé de prolonger mon séjour à Lisbonne. Un rhume m'a
+décidé à remettre mon départ de huit jours, et, dans cet intervalle,
+on a trouvé des papiers qu'il faut dépouiller, ce qui me force à
+rester encore; mais il faudra de bien puissants motifs pour me
+retenir au delà du 17 de ce mois. Enfin ce retard a servi à me
+guérir, ce qui eût été plus difficile en mer ou à Londres.
+
+J'ai joué de malheur de me trouver loin de la France dans un moment
+aussi intéressant; tu ne peux te faire l'idée du patriotisme qui
+nous brûle quand nous sommes en pays étranger. À distance, ce n'est
+plus le bonheur, ni même la liberté de notre pays qui nous occupe le
+plus, c'est sa grandeur, sa gloire, son influence. Malheureusement,
+je crains bien que la France ne jouisse guère des premiers de ces
+biens ni des derniers.
+
+Je me désole d'être sans nouvelles et de ne pouvoir préciser
+l'époque où j'en recevrai; au moins, à Londres, j'espère trouver une
+rame de lettres.
+
+Adieu, l'heure du courrier va sonner.
+
+
+ Paris, 2 janvier 1841.
+
+Mon cher Félix, je m'occupais d'un _plan d'association pour la
+défense des intérêts vinicoles_. Mais, selon mon habitude,
+j'hésitais à en faire part à quelques amis, parce que je ne voyais
+guère de milieu entre le succès et le ridicule, quand M. Humann est
+venu présenter aux chambres le budget des dépenses et recettes pour
+1842. Ainsi que tu l'auras vu, le ministre ne trouve rien de mieux,
+pour combler le déficit qu'a occasionné notre politique, que de
+frapper les boissons de quatre nouvelles contributions. Cela m'a
+donné de l'audace, et j'ai couru chez plusieurs députés pour leur
+communiquer mon projet. Ils ne peuvent pas s'en mêler directement,
+parce que ce serait aliéner d'avance l'indépendance de leur vote.
+C'est une raison pour les uns, un prétexte pour les autres; mais ce
+n'est pas un motif pour que les propriétaires de vignes se croisent
+les bras, en présence du danger qui les menace.
+
+Il n'y a qu'un moyen non-seulement de résister à cette nouvelle
+levée de boucliers, mais encore d'obtenir justice des griefs
+antérieurs, c'est de s'_organiser_. L'_organisation_ pour un but
+_utile_ est un moyen assuré de succès. Il faut que chaque
+département vinicole ait un comité central, et chaque comité un
+délégué.
+
+Je ne sais pas encore dans quelle mesure je vais prendre part à
+cette organisation. Cela dépendra de mes conférences avec mes amis.
+Peut-être faudra-t-il que je m'arrête en passant à Orléans,
+Angoulême, Bordeaux, pour travailler à y fonder l'association.
+Peut-être devrai-je me borner à notre département; en tout cas,
+comme le temps presse, tu ferais bien de voir Domenger, Despouys,
+Labeyrie, Batistant, et de les engager à parcourir le canton, pour y
+préparer les esprits à la résistance légale, mais forte et
+organisée. (V. ci-après: _Le fisc et la vigne._--_Note de l'édit._)
+
+Je n'ai pas besoin, mon cher Félix, de te dérouler la puissance de
+l'association! Fais passer tes convictions dans tous les esprits.
+J'espère être à Mugron dans une quinzaine, et nous agirons de
+concert.
+
+Adieu, ton dévoué.
+
+
+ Paris, 11 janvier 1841.
+
+Que n'es-tu auprès de moi, mon cher Félix! cela ferait cesser bien
+des incertitudes. Je t'ai entretenu du nouveau projet que j'ai
+conçu; mais seul, abandonné à moi-même, les difficultés de
+l'exécution m'effrayent. Je sens que le succès est à peu près
+infaillible; mais il exige une force morale que ta présence me
+donnerait, et des ressources matérielles que je ne sais pas prendre
+sur moi de demander. J'ai tâté le pouls à plusieurs députés, et je
+les ai trouvés froids. Ils ont presque tous des _ménagements_ à
+garder; tu sais que nos hommes du Midi sont presque tous quêteurs de
+places.--Quant à l'opposition, il serait dangereux de lui donner la
+haute main dans l'association, elle s'en ferait un instrument, ce
+qu'il faut éviter. Ainsi, tout bien pesé, il faut renoncer à fonder
+l'association par le _haut_, ce qui eût été plus prompt et plus
+facile. C'est la base qu'il faut fonder.--Si elle se constitue
+fortement, elle entraînera tout. Que les vignerons ne se fassent pas
+illusion, s'ils demeurent dans l'inertie, ils seront ici faiblement
+défendus. Je tâcherai de partir d'ici dimanche prochain; j'aurai
+dans une poche le projet des statuts de l'association, dans l'autre
+le prospectus d'un petit journal destiné à être d'abord le
+propagateur et plus tard l'organe de l'association. Avec cela je
+m'assurerai si ce projet rencontre de la sympathie dans Orléans, la
+Charente et le bassin de la Garonne. La suite dépendra de mes
+observations. Une brusque initiative eût été plus de mon goût. Il y
+a quelques années que je l'aurais peut-être tentée; maintenant une
+avance de six à huit mille francs me fait reculer, et j'en ai
+vraiment honte, car quelques centaines d'abonnés m'eussent relevé de
+tous risques. Le courage m'a manqué, n'en parlons plus.
+
+Je suis obligé, mon cher Félix, d'invoquer sans cesse mon
+impartialité et ma philosophie pour ne pas tomber dans le
+découragement, à la vue de toutes les misères dont je suis témoin.
+Pauvre France!--Je vois tous les jours des députés qui, dans le
+tête-à-tête, sont opposés aux fortifications de Paris et qui
+cependant vont les appuyer à la chambre, l'un pour soutenir Guizot,
+l'autre pour ne pas abandonner Thiers, un troisième de peur qu'on ne
+le traite de Russe ou d'Autrichien; l'opinion, la presse, la mode
+les entraîne, et beaucoup cèdent à des motifs plus honteux encore.
+Le maréchal Soult lui-même est personnellement opposé à cette
+mesure, et tout ce qu'il ose faire, c'est de proposer une exécution
+lente, dans l'espoir qu'un revirement d'opinion lui viendra en aide,
+quand il n'y aura encore qu'une centaine de millions engloutis.
+C'est bien pis dans les questions extérieures. Il semble qu'un
+bandeau couvre tous les yeux, et on court risque d'être maltraité si
+l'on énonce seulement un fait qui contrarie le préjugé dominant.
+
+Adieu, mon cher Félix, il me tarde bien de causer avec toi; les
+sujets ne nous manqueront pas.
+
+Adieu, ton ami.
+
+
+ Bagnères, le 10 juillet 1844.
+
+Mon cher Félix, j'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M.
+Laffitte, d'Aire, membre du conseil général, qui m'embarrasse
+beaucoup. Il m'annonce que le général Durrieu va être élevé à la
+pairie; que le gouvernement veut le faire remplacer, à la chambre,
+par un secrétaire des commandements de M. le duc de Nemours. Il
+ajoute que les électeurs d'Aire ne sont pas disposés à subir cette
+candidature; et enfin il me demande si je me présenterai, auquel cas
+il pense que j'aurai beaucoup de voix dans ce canton, où je n'eus
+que la sienne aux élections dernières.
+
+Comme la législature n'a plus que trois sessions à faire, et
+qu'ainsi je serai libre de me retirer au bout de ce terme sans
+occasionner une réunion extraordinaire du collége de Saint-Sever, je
+serais assez disposé à entrer encore une fois en lice, si je pouvais
+compter sur quelques chances; mais je ne dois pas m'aveugler sur le
+tort que me fera la scission qui s'est introduite dans le parti
+libéral. Si en outre je dois avoir encore contre moi l'aristocratie
+de l'argent et le barreau, j'aime mieux rester tranquille dans mon
+coin. Je le regretterais un peu, parce qu'il me semble que j'aurais
+pu me rendre utile à la cause de la liberté du commerce, qui
+intéresse à un si haut degré la France et surtout notre pays.
+
+Mais cela n'est pas un motif pour que je me mette en avant en
+étourdi: je suis donc résolu à attendre qu'il me soit fait, par les
+électeurs influents, des ouvertures sérieuses; il me semble que
+l'affaire les touche d'assez près pour qu'ils ne laissent pas aux
+candidats le soin de s'en occuper seuls.
+
+Je voulais envoyer mon article au _Journal des Économistes_, mais je
+n'ai pas d'occasion; je profiterai de la première qui se présentera.
+Il a le défaut, comme toute oeuvre de commençant, de vouloir trop
+dire; tel qu'il est, il me paraît offrir quelque intérêt. Je
+profiterai de l'occasion pour essayer d'engager une correspondance
+avec Dunoyer.
+
+
+ Eaux-Bonnes, le 26 juillet 1844.
+
+Ta lettre m'a fait une pénible impression, mon cher Félix, non point
+par les nouvelles que tu me donnes des perspectives électorales,
+mais à cause de ce que tu me dis de toi, de ta santé, et de la lutte
+terrible que se livrent ton âme et ton corps. J'espère pourtant que
+tu as voulu parler de l'état habituel de ta santé, et non pas d'une
+recrudescence qui se serait manifestée depuis mon départ. Je
+comprends bien tes peines, d'autant plus qu'à un moindre degré je
+les éprouve aussi. Ces misérables obstacles, que la santé, la
+fortune, la timidité élèvent comme un mur d'airain entre nos désirs
+et le théâtre où ils pourraient se satisfaire, est un tourment
+inexprimable. Quelquefois je regrette d'avoir bu à la coupe de la
+science, ou du moins de ne pas m'en être tenu à la philosophie
+synthétique et mieux encore à la philosophie religieuse. On y puise
+au moins des consolations pour toutes les situations de la vie, et
+nous pourrions encore arranger tolérablement ce qui nous reste de
+temps à passer ici-bas. Mais l'existence retirée, solitaire, est
+incompatible avec nos doctrines (qui pourtant agissent sur nous avec
+toute la force de vérités mathématiques); car nous savons que la
+vérité n'a de puissance que par sa diffusion. De là l'irrésistible
+besoin de la communiquer, de la répandre, de la proclamer. De plus,
+tout est tellement lié, dans notre système, que l'occasion et la
+facilité d'en montrer un chaînon ne peuvent nous contenter; et pour
+en exposer l'ensemble il faut des conditions de talent, de santé et
+de position qui nous feront toujours défaut. Que faire, mon ami?
+attendre que quelques années encore aient passé sur nos têtes. Je
+les compte souvent, et je prends une sorte de plaisir à remarquer
+que plus elles s'accumulent, plus leur marche paraît rapide:
+
+ ......... Vires acquirit eundo.
+
+Quoique nous ayons la conscience de connaître la vérité, en ce qui
+concerne le mécanisme de la société et au point de vue purement
+humain, nous savons aussi qu'elle nous échappe quant aux rapports de
+cette vie avec la vie future; et, ce qu'il y a de pire, nous croyons
+qu'à cet égard on ne peut rien savoir avec certitude.
+
+Nous avons ici plusieurs prêtres très-distingués. Ils font, de deux
+jours l'un, des instructions de l'ordre le plus relevé; je les suis
+régulièrement. C'est à peu près la répétition du fameux ouvrage de
+Dabadie. Hier le prédicateur disait qu'il y a dans l'homme deux
+ordres de penchants qui se rattachent, les uns à la chute, les
+autres à la réhabilitation. Selon les seconds, l'homme se fait à
+l'image de Dieu; les premiers le conduisent à faire Dieu à son
+image. Il expliquait ainsi l'idolâtrie, le paganisme, il montrait
+leur effrayante convenance avec la nature corrompue. Ensuite il
+disait que la déchéance avait enfoncé si avant la corruption dans le
+coeur de l'homme, qu'il conservait toujours une pente vers
+l'idolâtrie, qui s'était ainsi insinuée jusque dans le catholicisme.
+Il me semble qu'il faisait allusion à une foule de pratiques et de
+dévotions qui sont un si grand obstacle à l'adhésion de
+l'intelligence.--Mais s'ils comprennent les choses ainsi, pourquoi
+n'attaquent-ils pas ouvertement ces doctrines idolâtres? pourquoi ne
+les réforment-ils pas? Pourquoi, au contraire, les voit-on
+s'empresser de les multiplier? Je regrette de n'avoir pas de
+relations avec cet ecclésiastique qui, je crois, professe la
+théologie à la faculté de Bordeaux, pour m'en expliquer avec lui.
+
+Nous voilà bien loin des élections. D'après ce que tu m'apprends, je
+ne doute pas de la nomination de l'homme du château. Je suis surpris
+que notre roi, qui a la vue longue, ne comprenne pas qu'en peuplant
+la chambre de créatures, il sacrifie à quelques avantages immédiats
+le principe même de la constitution. Il s'assure un vote, mais il
+place tout un arrondissement en dehors de nos institutions; et cette
+manoeuvre, s'étendant à toute la France, doit aboutir à corrompre
+nos moeurs politiques déjà si peu avancées. D'un autre côté, les
+abus se multiplieront, puisqu'ils ne rencontreront pas de
+résistance; et quand la mesure sera pleine, quel est le remède que
+cherchera une nation qui n'a pas appris à faire de ses droits un
+usage éclairé?
+
+Pour moi, mon cher Félix, je ne me sens pas de force à disputer
+quelques suffrages. S'ils ne viennent pas d'eux-mêmes, laissons-les
+suivre leur cours. Il me faudrait aller de canton en canton
+organiser les moyens de soutenir la lutte. C'est plus que je ne puis
+faire. Après tout, M. Durrieu n'est pas encore pair.
+
+J'ai profité d'une occasion pour envoyer au _Journal des
+Économistes_ mon article sur les tarifs anglais et français. Il me
+paraît renfermer des points de vue d'autant plus importants qu'ils
+ne paraissent préoccuper personne. J'ai rencontré ici des hommes
+politiques qui ne savent pas le premier mot de ce qui se passe en
+Angleterre; et, quand je leur parle de la réforme douanière qui
+s'accomplit dans ce pays, ils n'y veulent pas croire.--J'ai du temps
+devant moi pour faire la lettre à Dunoyer. Quant à mon travail sur
+la répartition de l'impôt, je n'ai pas les matériaux pour y mettre
+la dernière main. La session du conseil général sera une bonne
+occasion pour cette publication.
+
+Adieu, mon cher Félix, si tu apprends quelque chose de nouveau,
+fais-m'en part; mais de toutes les nouvelles la plus agréable que tu
+puisses me donner, c'est que le découragement dont ta lettre est
+empreinte n'était dû qu'à une souffrance passagère. Après tout, mon
+ami, et au milieu des épaisses ténèbres qui nous environnent,
+attachons-nous à cette idée qu'une cause première, intelligente et
+miséricordieuse, nous a soumis, par des raisons que nous ne pouvons
+comprendre, aux dures épreuves de la vie: que ce soit là notre foi.
+Attendons le jour où elle jugera à propos de nous en délivrer, et de
+nous admettre à une vie meilleure: que ce soit là notre espérance.
+Avec ces sentiments au coeur, nous supporterons nos afflictions et
+nos douleurs...
+
+
+ Paris, mai 1845.
+
+Mon cher Félix, je suis persuadé qu'il te tarde de recevoir de mes
+nouvelles. J'aurais aussi bien des choses à te dire, mais je serai
+forcé d'être court. Quoique à la fin de chaque jour il se rencontre
+que je n'ai rien fait, je suis toujours affairé. Dans ce Paris,
+jusqu'à ce qu'on soit au courant, il faut perdre un demi-jour pour
+utiliser un quart d'heure.
+
+J'ai été très-bien accueilli par M. Guillaumin, qui est le premier
+_économiste_ que j'ai vu. Il m'annonça qu'il donnerait un dîner,
+suivi d'une soirée, pour me mettre en rapport avec les hommes de
+notre école; en conséquence je ne suis allé voir aucun de ces
+messieurs.--Hier a eu lieu ce dîner. J'étais à la droite de
+l'amphitryon, ce qui prouve bien que le dîner était à mon occasion;
+à la gauche était Dunoyer. À côté de madame Guillaumin, MM. Passy et
+Say. Il y avait en outre MM. Dussard et Reybaud. Béranger avait été
+invité, mais il avait d'autres engagements. Le soir, arrivèrent une
+foule d'autres économistes: MM. Renouard, Daire, Monjean, Garnier,
+etc., etc. Mon ami, entre toi et moi, je puis te dire que j'ai
+éprouvé une satisfaction bien vive. Il n'y a aucun de ces messieurs
+qui n'ait lu, relu et parfaitement compris mes trois articles. Je
+pourrais écrire mille ans dans la _Chalosse_, la _Sentinelle_, le
+_Mémorial_, sans trouver, toi excepté, un vrai lecteur. Ici on est
+lu, étudié, et compris. Je n'en puis pas douter, parce que tous ou
+presque tous sont entrés dans des détails minutieux, qui attestent
+que la politesse ne faisait pas seule les frais de cet accueil; je
+n'ai trouvé un peu froid que M. X... Te dire les caresses dont j'ai
+été comblé, l'espoir qu'on a paru fonder sur ma coopération, c'est
+te faire comprendre que j'étais honteux de mon rôle. Mon ami, j'en
+suis aujourd'hui bien convaincu, si notre isolement nous a empêchés
+de meubler beaucoup notre esprit, il lui a donné, du moins sur une
+question spéciale, une force et une justesse, que des hommes plus
+instruits et mieux doués ne possèdent peut-être pas.
+
+Ce qui m'a fait le plus de plaisir, parce que cela prouve qu'on m'a
+réellement lu avec soin, c'est que le dernier article, intitulé
+_Sophismes_, a été mis au-dessus des autres. C'est en effet celui où
+les principes sont scrutés avec le plus de profondeur; et je
+m'attendais à ce qu'il ne serait pas goûté. Dunoyer m'a prié de
+faire un article sur son ouvrage pour être inséré aux _Débats_. Il a
+bien voulu dire qu'il me croyait éminemment propre à faire apprécier
+son travail. Hélas! je sens déjà que je ne me tiendrai pas à la
+hauteur exagérée où ces hommes bienveillants me placent.
+
+Après dîner, on a parlé du duel. J'ai rendu un compte succinct de ta
+brochure. Demain nous avons encore un dîner de corps chez Véfour; je
+l'y porterai, et comme elle n'est pas longue, j'espère qu'on la
+lira. Si tu pouvais la refondre ou du moins la retoucher, je crois
+qu'on la mettrait dans le journal; mais le règlement s'oppose à ce
+qu'on la transcrive textuellement.--Du reste le _Journal des
+Économistes_ n'est pas aussi délaissé que je le craignais. Il a cinq
+à six cents abonnés; il gagne tous les jours en autorité.
+
+Te rapporter la conversation m'entraînerait trop loin. Quel monde,
+mon ami, et qu'on peut bien dire: On ne vit qu'à Paris et l'on
+végète ailleurs!... Malgré cela je soupire déjà après nos promenades
+et nos entretiens intimes. Le papier me manque; adieu, cher Félix,
+ton ami.
+
+_P. S._ Je m'étais trompé; un dîner, même d'économistes, n'est pas
+une occasion favorable pour la lecture d'une brochure. J'ai remis la
+tienne à M. Dunoyer, je ne connaîtrai son sentiment que dans
+quelques jours. Tu trouveras dans le _Moniteur_ du 27 mars, qui doit
+être dans la bibliothèque de ma chambre, le réquisitoire de Dupin
+sur le duel. Peut-être cela te fournira-t-il l'occasion d'étendre ta
+brochure. Ce soir je passe la soirée chez Y... Il m'a fait le plus
+cordial accueil, et nous avons parlé de tout, même de religion. Il
+m'a paru faible sur ce chapitre, parce qu'il la respecte sans y
+croire.
+
+Ce n'est qu'aujourd'hui que je me suis présenté chez Lamartine. Je
+n'ai pas été admis, il partait pour Argenteuil; mais avec sa grâce
+ordinaire, il m'a fait dire qu'il veut que nous causions à l'aise et
+m'a donné rendez-vous pour demain. Comment m'en tirerai-je?
+
+Dans notre dîner, ou pour mieux dire après, on a agité une grande
+question: _de la propriété intellectuelle_. Un Belge, M. Jobard, a
+émis des idées neuves et qui t'étonneront. Il me tarde que nous
+puissions causer de toutes ces choses; car malgré ces succès
+éphémères je sens que je ne suis plus _amusable_ de ce côté. À peine
+si cela touche l'épiderme; et, tout bien balancé, la vie de province
+pourrait être rendue plus douce que celle-ci pour peu que l'on y eût
+le goût de l'étude et des arts.
+
+Adieu, mon cher Félix, à une autre fois. Écris-moi de temps en temps
+et occupe-toi de ton écrit sur le duel. Puisque la cour est revenue
+à sa singulière jurisprudence, la chose en vaut la peine.
+
+
+ Paris, le 23 mai 1845.
+
+Tu t'attends à beaucoup de détails, mon cher Félix, mais tu vas être
+bien désappointé; depuis ma dernière lettre que j'envoyai par
+Bordeaux et dont je n'ai pas encore l'accusé de réception, nous
+avons un temps qui me dégoûte des visites. Je passe les matinées à
+perdre mon temps à quelques bagatelles, commissions, affaires
+obligées, et le soir à le regretter. Ma lettre sera donc bien aride;
+cependant j'espère qu'elle te sera agréable à cause de celle de
+Dunoyer que j'y joins. Tu verras qu'il a apprécié ton écrit sur le
+duel. Je le quitte à l'instant; il m'a répété de vive voix ce qu'il
+a consigné dans sa lettre; il a vanté le fond et le style de ta
+brochure, et a dit qu'elle supposait des études faites dans la bonne
+voie; il m'a exprimé le regret de ne pouvoir en causer plus
+longtemps, et le désir de venir chez moi pour traiter plus à fond le
+sujet. Demain je la communiquerai à M. Say, qui est un homme
+vraiment séduisant par sa douceur, sa grâce, jointe à une grande
+fermeté de principes. C'est l'ancre du parti économiste. Sans lui,
+sans son esprit conciliant, le troupeau serait bientôt dispersé.
+Beaucoup de _mes collaborateurs_ sont engagés dans des journaux qui
+les rétribuent beaucoup mieux que l'économiste. D'autres ont des
+ménagements politiques à garder; en un mot, il y a une réunion
+accidentelle d'hommes bienveillants, qui s'aiment quoique différant
+d'opinions à beaucoup d'égards; il n'y a pas de parti ferme,
+organisé et homogène. Pour moi, si j'avais le temps de rester ici et
+une fortune à recevoir chez moi, je tenterais de fonder une sorte de
+Ligue. Mais quand on ne fait que passer, il est inutile d'essayer
+une aussi grande entreprise.
+
+D'ailleurs je suis arrivé trop tôt; ma traduction ne s'imprime que
+lentement. Si j'avais pu disposer de quelques exemplaires, ils
+m'auraient peut-être ouvert des portes.
+
+Je n'ai pas vu M. de Lamartine, il est absent de Paris; j'ignore
+l'époque de son retour.
+
+Un homme aimable aussi, c'est M. Reybaud; ce qui prouve en lui une
+vigueur d'intelligence remarquable, c'est qu'il est devenu
+économiste en se livrant à l'étude des réformateurs du XIXe siècle.
+Il en tenait aussi quand il commença son ouvrage, mais son bon sens
+a triomphé.
+
+Je suis en peine de savoir si M. Guizot t'a écrit. Il est à craindre
+que ses nombreuses préoccupations ne l'empêchent de lire ta
+brochure. S'il n'était qu'homme de lettres, certainement il te
+répondrait; mais il est ministre et ministre dirigeant. En tout cas,
+s'il arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m'en faire
+part.
+
+Je me suis un peu occupé d'affaires publiques, je veux dire
+départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que
+l'Adour, c'est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra
+1,500,000 fr. Le hasard m'a placé de manière à y donner un petit
+coup d'épaule: ce sera toujours quelque chose si les bateaux à
+vapeur arrivent jusqu'à Pontons. Quant à la partie comprise entre
+Mugron et Hourquet, c'est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a
+tenu; mais que faire? Il n'y a qu'une chose dont le public ne veut
+pas s'occuper, c'est des affaires publiques.
+
+Je ne sais si j'écrirai aujourd'hui à ma tante, en tout cas fais-lui
+dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes
+souvenirs à ta soeur.
+
+
+ Paris, le 5 juin 1845.
+
+Mon cher Félix, une occasion se présente pour Bordeaux, et je ne
+veux pas la laisser partir sans répondre quelques mots à ta lettre.
+Pardonne-moi si j'abrége beaucoup, j'ai honte de dire que je suis
+occupé, car les jours se passent sans que je les utilise. C'est une
+chose qu'on ne peut s'expliquer qu'ici. D'ailleurs nous causerons
+bientôt de tout ce qui nous intéresse tant, et qui n'intéresse guère
+que nous.
+
+Tu ne m'accuses pas réception de la lettre de Dunoyer, je pense que
+tu ne l'as reçue qu'après le départ de Calon. Tu as vu son opinion
+sur ta brochure, il me tarde bien de savoir celle de M.
+Guizot,--s'il te la communique,--car on assure que les hommes du
+pouvoir ne s'occupent absolument que de le conserver. Je ne l'ai pas
+encore communiquée à M. Say, il est à la campagne, je ne le verrai
+que vendredi. C'est un homme charmant et celui que je préfère; je
+dois dîner avec lui chez Dunoyer, et le 10 chez Véfour au banquet
+des Économistes. On doit y agiter la question d'inviter le
+gouvernement (toujours le gouvernement!) à instituer des chaires
+d'économie politique. J'ai été chargé de préparer là-dessus quelques
+idées, c'est un sujet qui me plairait; mais je me bornerai à ruminer
+mon opinion, parce que, là comme ailleurs, il y a des amours-propres
+et des _possesseurs_ qu'il faut ménager. Quant à une association qui
+me plairait bien mieux, j'attendrai pour en parler que ma traduction
+ait paru, parce qu'elle pourra y préparer les esprits. Mais, pour
+s'associer, il faut un principe reconnu; et je crains bien qu'il ne
+nous fasse défaut. Je n'ai jamais vu tant de peur de l'_absolu_,
+comme si nous ne devions pas laisser à nos adversaires le soin de
+modérer au besoin notre marche.
+
+À Mugron, je t'expliquerai les raisons qui ne permettent pas de
+modifier le journal. Au reste, la presse parisienne est maintenant
+fondée sur les annonces et constituée, sous le rapport financier,
+sur des bases telles que _rien de nouveau n'est possible_. Dès lors,
+il n'y a que l'association et les sacrifices qu'elle seule peut
+faire qui puissent nous tirer de cette impasse.--Je viens aux choses
+qui me sont personnelles et t'en parle ouvertement, comme à un ami
+de coeur, sans fausse modestie. Je crois que l'absence d'aveuglement
+est un trait qui nous est commun, et je ne crains pas que tu me
+trouves trop présomptueux.
+
+Mon livre aura trente feuilles, il y en a vingt d'imprimées; tout
+sera prêt, j'espère, à la fin du mois. Je n'ai rien changé ou peu de
+chose à l'introduction que je t'ai lue. La moitié environ paraîtra
+dans le prochain numéro du _Journal des Économistes_. L'ignorance
+des affaires d'Angleterre est telle, même ici, que cet écrit doit,
+ce me semble, faire quelque impression sur les hommes studieux. Je
+t'en dirai franchement l'effet.
+
+J'acquiers chaque jour la preuve que les précédents articles ont
+fait quelque effet. L'éditeur a reçu plusieurs demandes d'abonnement
+_motivées_, entre autres une lettre de Nevers qui disait: «Il nous
+est parvenu deux articles du _Moniteur Industriel_, qui réfute un
+article du _Journal des Économistes_, intitulé: _Sophismes._ Nous ne
+connaissons cet écrit que par les citations du _Moniteur_, mais cela
+nous suffit pour en avoir une haute opinion; veuillez nous l'envoyer
+et nous abonner.» Deux abonnements ont été demandés de Bordeaux.
+Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c'est une conversation que
+j'ai eue avec M. Raoul Duval, conseiller à la cour de Reims, ville
+essentiellement prohibitionniste. Il m'a assuré qu'on avait lu à
+haute voix l'article des tarifs, et qu'à chaque instant les
+manufacturiers disaient: Mais c'est cela, c'est bien cela, voilà ce
+qui va nous arriver, il n'y a rien à répondre. Cette scène, mon cher
+Félix, me signale la route que je devrais suivre. Si je pouvais, je
+devrais maintenant étudier la situation réelle de nos industries
+protégées, au flambeau des principes, et pénétrer dans le domaine
+des faits. M. Guillaumin veut que je passe en revue une douzaine
+d'autres _Sophismes_ pour les réunir et en faire, _à ses frais_, une
+brochure à bon marché qui pourra se répandre.
+
+Il faut que ce soit toi, mon cher Félix, pour que je relate ces
+faits qui, du reste, me laissent aussi froid que si cela regardait
+un tiers. J'étais déjà fixé sur mes articles, et ton jugement me
+servait de garantie suffisante; seulement je me réjouis qu'il y ait
+encore quelques autres lecteurs, ce dont je désespérais.
+
+Je te dirai que je suis à peu près décidé à aller toucher la main à
+Cobden, Fox et Thompson; la connaissance personnelle de ces hommes
+pourra nous être utile. J'ai quelque espoir qu'ils me donneront des
+documents; en tout cas, je ferai provision de quelques bons
+ouvrages, et, entre autres, de discours de Fox et Thompson sur
+d'autres sujets que la liberté commerciale. Si je restais à Paris,
+je sentirais le besoin de m'adonner à cette spécialité: ce serait
+bien assez pour mes faibles épaules. Mais, dans notre douce
+retraite, cela ne nous suffirait pas. D'ailleurs, l'économie paraît
+bien plus belle quand on l'embrasse dans son ensemble. C'est cet
+ensemble harmonieux que je voudrais pouvoir un jour saisir. Tu
+devrais bien t'occuper d'en montrer quelques traits.
+
+Si mon petit traité, _Sophismes économiques_, réussit, nous pourrions le
+faire suivre d'un autre intitulé: _Harmonies sociales._ Il aurait la
+plus grande utilité, parce qu'il satisferait le penchant de notre époque
+à rechercher des organisations, des harmonies artificielles, en lui
+montrant la beauté, l'ordre et le principe progressif dans les harmonies
+naturelles et providentielles.
+
+J'emporterai quelques ouvrages d'ici. Mon voyage aura du moins servi
+à nous donner des aliments, et à nous faire connaître un peu
+l'esprit du siècle.
+
+Adieu, mon cher Félix. Je n'ai pas écrit aujourd'hui à ma tante,
+dis-lui que j'ai reçu sa lettre qui m'a fait bien plaisir, en ayant
+été privé longtemps.
+
+
+ 16 juin 1845.
+
+Mon cher Félix, je t'annonce que ma _Ligue_ est imprimée; on est
+maintenant après l'introduction, et cela ne peut durer plus de huit
+jours. Il y a donc apparence qu'à la fin du mois, je serai libre de
+partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j'aurai le plaisir de
+t'embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte,
+Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre
+qu'après, au cas que j'aie quelque chose à te conter. Dimanche, on
+me fit une ouverture; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a
+tant de pour et de contre que je ne saurai jamais me décider sans
+toi. C'est d'être le directeur du _Journal des Économistes_. Au
+point de vue pécuniaire, c'est une misérable affaire; il s'agit de
+cent louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras
+facilement combien cette position doit aller à mes goûts. D'abord ce
+journal, bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par
+contre-coup sur la presse, une grande influence. Si l'économiste qui
+sera là établit sa réputation de supériorité dans sa spécialité, il
+est impossible qu'il ne se fasse pas quelque peu redouter des
+protectionnistes, des réformateurs, en un mot, des ignorants de
+toute espèce. Par la parole, je n'irai jamais bien loin, parce que
+je manque de confiance, de mémoire et de présence d'esprit; mais ma
+plume a assez de dialectique pour faire honte à certains de nos
+hommes d'État.
+
+Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être
+exclusive, parce que je serai entouré de paresseux; et, autant que
+les actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une
+homogénéité qui lui manque.
+
+Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes
+éminents, au moins dans la sphère de l'économie politique et des
+affaires financières et douanières; et en définitive je serai à leur
+égard l'organe de l'opinion publique, de l'opinion consciencieuse et
+éclairée. Il me semble qu'un pareil rôle peut s'agrandir
+indéfiniment, suivant la portée de celui qui l'occupe.
+
+Quant au travail, il n'est pas de nature, comme le journalisme
+quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n'est
+qu'une perspective éloignée), le directeur du journal, s'il est à la
+hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs
+pour une chaire d'économie politique qui deviendrait vacante.
+
+Voilà le pour.--Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de
+ceux que j'aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s'acheminer
+vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie
+sévère, que je voie s'agiter les passions sans les partager; que
+j'aie sans cesse sous les yeux le spectacle des ambitions
+satisfaites sans permettre à ce sentiment de s'approcher de mon
+coeur; car toute notre force est dans nos principes, et dans la
+confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n'est pas ce que je
+redoute. La simplicité des habitudes est loin de m'effrayer.
+
+
+ Le 18...
+
+Je me suis retiré ce matin à une heure de chez Dunoyer; les convives
+étaient ceux que je t'ai nommés, plus M. de Tracy. À peine a-t-on
+effleuré l'économie politique; ces messieurs en font en amateurs.
+Pendant le dîner cependant, on a parlé quelque peu liberté de
+commerce. M. X... a dit que les Anglais _jouaient la comédie_. Il ne
+me convenait pas de relever ce mot; mais j'étais bien tenté de lui
+demander s'il croyait ou non au principe de la liberté. Car enfin,
+s'il y croit, pourquoi ne veut-il pas que les Anglais y croient?
+Parce qu'ils y ont intérêt? Je me rappelais ton argument: Si l'on
+formait une société de tempérance, faudrait-il la déprécier, parce
+que les hommes ont intérêt à être tempérants? Si je fais un
+_sophisme_ sur ce sujet, j'y glisserai cette réfutation. Après dîner
+on m'a cloué à un whist: soirée perdue. Toute la rédaction du
+journal y était: Wolowski, Villermé, Blaise, Monjean, etc.,
+etc.--Z...--autre déception, je le crains. Il s'est engoué
+d'agriculture, et partant d'idées prohibitives. Vraiment je vois les
+choses de près, et je sens que je pourrais faire du bien et payer ma
+dette à l'humanité.
+
+Je reviens au journal. On ne m'a pas demandé de résolution actuelle,
+maintenant j'attendrai. J'en parle à ma tante, il faut voir ce
+qu'elle en pense. Elle me laisserait certainement suivre mon
+penchant, si elle voyait en même temps un avenir pécuniaire, et
+humainement parlant elle a raison, elle ne peut pas comprendre la
+portée de la position que je puis prendre. Si elle t'en parle,
+dis-moi l'effet que ma lettre aura produit. De mon côté je te dirai
+celui que va produire ma _Ligue_: la lira-t-on? J'en doute. On est
+ici accablé de lecture. Si je te disais que, sauf Dunoyer et Say,
+aucun de mes collaborateurs n'a lu Comte! Tu sais déjà que *** n'a
+pas lu Malthus. À dîner, Tracy a dit que la misère de l'Irlande
+infirmait la doctrine de Malthus!! J'ai entendu dire à quelqu'un
+qu'il y avait _du bon_ dans le _Traité de législation_, et surtout
+dans le _Traité de la propriété_. Pauvre Comte! Say m'a conté sa
+triste histoire, la persécution et sa probité l'ont tué.
+
+Il est bien entendu que tu ne souffleras pas un mot de ce que je te
+dis sur la direction du journal. Tu sens que cette nouvelle ferait
+un éclat inopportun.
+
+Je crois t'avoir dit que l'éditeur de la _Ligue_ va éditer aussi les
+_Sophismes_. Ce sera un petit livre à bon marché, mais le titre n'en
+est pas attrayant. J'en cherche un autre; aide-moi. Le petit livre
+de Mathieu de Dombasle était intitulé: _Un rayon de bon sens_, etc.
+
+Comme je ne pourrai pas épuiser tous les sophismes en un petit
+volume, s'il se vend, j'en ferai un autre. Il serait bon que, de ton
+côté, tu en traitasses quelques-uns; je les intercalerais avec les
+miens, cela te ferait connaître au moins de mes confrères, et tu
+pourrais alors, si le coeur t'en disait, te faire _éditer_ sans
+bourse délier, ce qui n'est pas une petite affaire.
+
+Adieu, mon cher Félix, écris-moi.
+
+
+ Paris, le 3 juillet 1845 (11 heures du soir).
+
+..... Comme toi, mon cher Félix, j'envisage l'avenir avec effroi.
+Laisser ma tante, me séparer de ceux que j'aime, te laisser à Mugron
+seul, sans ami, sans livres, cela est affreux. Et, pour moi-même, je
+ne sais si des travaux solitaires, médités à loisir, discutés avec
+toi, ne vaudraient pas mieux. D'un autre côté, il est certain qu'il
+y a ici une place à conquérir, la seule que je pouvais ambitionner,
+la seule qui me convient et à qui je conviens. Il est maintenant
+certain que je puis avoir la direction du journal, et je ne doute
+pas qu'on ne m'accorde 6 fr. par abonnement. Il y a 500 abonnés, ce
+qui fait 3,000 fr. Ce n'est absolument rien, pécuniairement parlant;
+mais il faut bien croire qu'une forte direction imprimée au journal
+augmenterait sa clientèle; et si nous parvenions au chiffre 1,000,
+je serais satisfait.--Puis vient la perspective d'un cours; je ne
+sais si je t'ai dit qu'à notre dernier dîner, nous avions décidé
+qu'une démarche serait faite auprès du ministère pour qu'il fondât
+des chaires d'économie politique à la Faculté. MM. Guizot, Salvandy,
+Duchâtel se sont montrés favorables à ce projet. M. Guizot a dit:
+«Je suis si bien disposé, que c'est moi qui ai fondé la chaire
+qu'occupe M. Chevalier. Évidemment, nous faisons fausse route, et il
+est indispensable de répandre les saines doctrines économiques. Mais
+la grande difficulté, c'est le choix des personnes.» Sur cette
+réponse, MM. Say, Dussard, Daire et quelques autres m'ont assuré
+que, si on les consultait, ils me désigneraient. M. Dunoyer sera
+certainement pour moi. J'ai su que le ministre des finances avait
+été frappé de mon introduction, et lui-même m'a fait demander
+l'ouvrage. J'aurais donc bien des chances, sinon d'être appelé à la
+Faculté, du moins, si l'on y nommait Blanqui, Rossi ou Chevalier, de
+remplacer un de ces messieurs au Collége de France ou au
+Conservatoire. D'une manière ou d'une autre, je serais lancé, avec
+une existence assurée, et c'est tout ce qu'il me faut.
+
+Mais quitter Mugron! mais quitter ma tante! mais ma poitrine! mais
+le cercle peu étendu de mes connaissances! enfin le long chapitre
+des objections... Oh! que n'ai-je dix ans de moins et une bonne
+santé! Du reste, tu comprends que cette perspective est encore
+éloignée; mais tu comprends aussi que la direction du journal
+mettrait bien des chances de mon côté. Donc; au lieu de donner deux
+_sophismes_, dans le prochain numéro, choisis parmi ceux d'un genre
+populaire et anecdotique, je sens l'_opportunité de faire de la
+doctrine_, et je vais consacrer la journée de demain à en refondre
+deux ou trois plus importants. Voilà pourquoi je ne puis t'écrire
+aussi longuement que je voudrais et me vois forcé de parler de moi
+au lieu de répondre à tes affectueuses lettres.
+
+M. Say veut me confier tous les papiers de son père: il y a des
+choses assez curieuses. C'est d'ailleurs un témoignage de confiance
+qui m'a touché. Hippolyte Comte, le fils de Charles, me laissera
+aussi fouiller dans les notes de notre auteur favori, lequel est
+entièrement inconnu ici même... Mais je ne veux pas manquer à ce que
+je dois aux hommes qui m'accablent de preuves d'amitié.
+
+Tu vois, cher Félix, que de motifs pour et contre: il faudra
+pourtant que je me décide bientôt. Oh! j'ai bien besoin de tes
+conseils, et surtout que tu me dises ce que pense ma pauvre tante.
+
+Quoique je réponde à peine à tes lettres, il faut pourtant que je te
+dise que l'ouvrage de _Simon_ est très-rare et très-cher; il n'y en
+a que quatre exemplaires, dont deux dans les bibliothèques
+publiques. Bossuet avait fait détruire toute l'édition.
+
+Adieu, mon cher Félix, excuse la hâte avec laquelle j'écris.
+
+
+ Londres, juillet 1845.
+
+Mon cher Félix, j'arrivai ici hier soir. Sachant combien tu
+t'intéresses à notre cause, et au rôle que le hasard m'y a donné, je
+te raconterai tout ce qui se passe, d'autant que je n'ai pas le
+temps de prendre des notes, et dès lors mes lettres me serviront
+plus tard à rappeler mes souvenirs, afin que de vive voix je puisse
+te donner plus de détails.
+
+Après m'être installé à l'hôtel (à 10 sh. par jour), je me suis mis
+à écrire six lettres pour Cobden, Bright, Fox, Thompson, Wilson et
+le secrétaire qui m'envoie la _Ligue_. Puis j'ai écrit six dédicaces
+sur autant d'exemplaires de mon livre, et sur ce, je me suis mis au
+lit. Ce matin j'ai porté mes six exemplaires au bureau de la
+_Ligue_, avec prière de les remettre à qui de droit. L'on m'a dit
+que Cobden partait le jour même pour Manchester, et que probablement
+je le trouverais en train de faire ses préparatifs (les préparatifs
+d'un Anglais consistent à avaler un beefsteak et à fourrer deux
+chemises dans un sac). J'ai couru chez Cobden; je l'ai en effet
+rencontré, et nous avons causé pendant deux heures. Il comprend bien
+le français, le parle un peu, et d'ailleurs j'entends son anglais.
+Je lui ai exposé l'état des esprits en France, l'effet que j'attends
+de ce livre, etc., etc. Il m'a témoigné sa peine de quitter Londres,
+et je l'ai vu sur le point de renoncer à son voyage. Ensuite il m'a
+dit: La Ligue est une franc-maçonnerie, à cela près que tout est
+public. Voici une maison que nous avons louée pour recevoir nos amis
+pendant le Bazar, maintenant elle est vide, il faut vous y
+installer.--J'ai fait des façons.--Alors il a repris: Cela peut ne
+pas vous être agréable, mais c'est utile à la cause, parce que MM.
+Bright, Moore et autres ligueurs y passent leurs soirées, et il faut
+que vous soyez toujours au milieu d'eux. Cependant, comme dans la
+suite il a été décidé que j'irai le joindre à Manchester
+après-demain, je n'ai pas jugé à propos de déménager pour deux
+jours. Ensuite il m'a mené au _Reform-Club_, magnifique
+établissement, et m'a laissé à la bibliothèque pendant qu'il prenait
+le bain. Cela fait, il a écrit deux lettres, à Bright et à Moore, et
+je l'ai accompagné au rail-way. Le soir, je suis allé voir Bright,
+toujours au même hôtel, quoique ces messieurs ne l'habitent pas;
+l'accueil de Bright n'a pas tout à fait été aussi cordial. Je me
+suis aperçu qu'il n'approuvait pas que j'eusse mis le nom de Cobden
+sur le titre de mon livre; de plus, il parut surpris que je n'eusse
+rien traduit de M. Villiers; et quant à lui, sa part est petite,
+quoique assurément il en méritât une plus grande, car il est doué
+d'une éloquence entraînante. Cependant la conversation a arrangé
+tout cela. Obligé de parler lentement pour me faire comprendre, et
+traitant toujours des sujets qui me sont familiers, avec des hommes
+qui ont toutes nos idées, je me trouvais certainement dans les
+circonstances les plus favorables. Il m'a mené au parlement, où je
+suis resté jusqu'à présent, parce qu'on traitait une question qui
+embrasse l'éducation et la religion. Sorti à onze heures, je me suis
+mis à t'écrire. Demain, j'ai rendez-vous avec lui, et après-demain
+je vais voir Manchester et retrouver mon Cobden. Il doit faire mon
+logement et me laisser entre les mains de M. Ashworth, ce riche
+manufacturier qui a fait un si bon argument pour démontrer aux
+fermiers que l'exportation des objets manufacturés impliquait
+l'exportation des choses qui s'y sont incorporées, et que, par
+conséquent, la restriction du commerce leur retombait sur le nez. Ce
+brusque départ, je le crains, m'empêchera de voir Fox et Thompson
+jusqu'à mon retour, ainsi que Mill et Senior, pour qui j'ai des
+lettres.
+
+Voilà ma première journée, fort en abrégé. Je vais donc pénétrer
+dans Manchester et Liverpool, dans des circonstances que peu de
+Français peuvent espérer. J'y serai un dimanche. Cobden me mènera
+chez les quakers, les wesleyens. Nous saurons enfin quelque chose;
+et quant aux fabriques, rien ne me sera caché. De plus, toutes les
+opérations de la Ligue me seront dévoilées. Il a été vaguement
+question d'une seconde édition de mon ouvrage sur une plus grande
+échelle. Nous verrons.
+
+N'oublions pas Paris. Avant de le quitter, j'ai passé une heure
+avec Hippolyte, le fils de Charles Comte; il m'a montré tous les
+manuscrits de son père. Il y a deux ou trois cours faits à Genève, à
+Londres, à Paris; tout cela, sans doute, a servi au _Traité de
+législation_; mais quelle mine à mettre au jour!
+
+Adieu, je te quitte. J'ai encore trois lettres à écrire à Paris, et
+nous sommes déjà à demain, car il est plus de minuit.
+
+
+ Bordeaux, le 19 février 1846.
+
+Mon cher Félix, je t'avais promis de t'écrire les événements de
+Bordeaux. Je suis si interrompu par les visites, les assemblées et
+autres incidents fâcheux, que l'heure du courrier arrive toujours
+avant que j'aie pu réaliser ma promesse; d'ailleurs je n'ai pas
+grand'chose à te dire. Les choses se passent fort doucement. On a
+beaucoup pataugé dans les préliminaires d'une _constitution_. Enfin
+elle est sortie telle quelle de la discussion, et aujourd'hui elle
+est offerte à la sanction de soixante-dix à quatre-vingts membres
+fondateurs; le bureau définitif va être installé, avec le maire en
+tête pour président, et, dans deux ou trois jours, aura lieu une
+grande réunion pour ouvrir la souscription. On croit que Bordeaux
+ira à 100,000 fr. Il me tarde de le voir. Tu comprends que ce n'est
+qu'à partir d'aujourd'hui, de l'installation du bureau, qu'on peut
+s'occuper d'un plan, puisque c'est lui qui doit avoir l'initiative.
+Quel sera ce plan? Je l'ignore.
+
+Quant à mon concours personnel, il se borne à assister aux séances,
+à faire quelques articles de journaux, à faire et recevoir des
+visites et à essuyer des objections économiques de toutes sortes. Il
+m'est bien démontré que l'état de l'instruction en ce genre ne
+suffit pas pour faire marcher l'institution, et je me retirerais
+sans espoir si je ne comptais un peu sur l'institution même pour
+éclairer ses propres membres.
+
+J'ai trouvé ici mon pauvre _Cobden_ tout à fait en vogue. Il y a un
+mois, il n'y en avait que deux exemplaires, celui que j'ai donné à
+Eugène et l'échantillon du libraire; aujourd'hui on le trouve
+partout. J'aurais honte, mon cher Félix, de te dire l'opinion qu'on
+s'est formée de l'auteur. Les uns supposent que je suis un savant du
+premier ordre; les autres, que j'ai passé ma vie en Angleterre à
+étudier les institutions et l'histoire de ce pays. Bref, je suis
+tout honteux de ma position, sachant fort bien distinguer ce qu'il y
+a de vrai et ce qu'il y a d'exagéré dans cette opinion du moment. Je
+ne sais si tu verras le _Mémorial_ d'aujourd'hui (48); tu
+comprendras que je n'aurais pas pris ce ton, si je n'avais bien vu
+ce que je puis faire.
+
+Il est à peu près résolu que, lorsque cette organisation sera en
+train, je me rendrai à Paris pour essayer de mettre en mouvement
+l'industrie parisienne, que je sais être bien disposée. Si cela
+réussit, je prévois une difficulté, c'est celle de décider les
+Bordelais à envoyer leur argent à Paris. Il est certain, cependant,
+que c'est le centre d'où tout doit partir; car, à dépense égale, la
+presse parisienne a dix fois plus d'influence que la presse
+départementale.
+
+Quand tu m'écriras (que ce soit le plus tôt possible), dis-moi
+quelque chose de tes affaires.
+
+
+ Paris, le 22 mars 1846.
+
+Mon cher Félix, j'espère que tu ne tarderas pas à me donner de tes
+nouvelles. Dieu veuille qu'un arrangement soit intervenu: je ne
+l'espère guère et le désire beaucoup.--Une fois délivré de cette
+pénible préoccupation, tu pourrais consacrer ton temps à des choses
+utiles, comme par exemple ton article du _Mémorial_, que je n'ai eu
+le temps que de lire très-rapidement, mais que je relirai demain
+chez mon oncle. Il est plein de vivacité et offre, sous des formes
+saisissantes, d'excellentes démonstrations. Lundi je le lirai à
+l'assemblée, qui sera assez nombreuse. Quand je me serai un peu
+mieux posé, je t'indiquerai le journal de Paris auquel il faudra
+t'adresser; mais alors il faudra, autant que possible, t'abstenir de
+parler de vins. Je viens de dire que nous avions une assemblée
+lundi. Le but est de constituer le bureau de l'association. Nous
+avons pour président le duc d'Harcourt qui a accepté avec une
+résolution qui m'a plu. Les autres membres seront MM. Say, Blanqui
+et Dunoyer. Mais ce dernier n'aimerait guère à se mettre en
+évidence, et je proposerai à sa place M. Anisson-Duperron, pair de
+France, qui m'a charmé en ce qu'il est ferme sur _le principe_. Pour
+trésorier, nous aurons le baron d'Eichthal, riche banquier. Enfin
+l'état-major se complétera d'un secrétaire, qui évidemment est
+appelé à supporter le poids de la besogne. Tu pressens peut-être que
+ces fonctions me sont destinées. Comme toujours j'hésite. Il m'en
+coûte de m'enchaîner ainsi à un travail ingrat et assidu. D'un autre
+côté, je sens bien que je puis être utile en m'occupant
+exclusivement de cette affaire. D'ici à lundi il faudra bien que ma
+détermination soit irrévocablement prise. Au reste, j'espère que les
+adhésions ne nous manqueront pas. Pairs, députés, banquiers, hommes
+de lettres viendront à nous en bon nombre, et même quelques
+fabricants considérables. Il me paraît évident qu'il s'est opéré un
+grand changement dans l'opinion, et le triomphe n'est peut-être pas
+aussi éloigné que nous le supposions d'abord.
+
+Ici on voudrait beaucoup que je fusse nommé député; tu ne peux te
+figurer combien l'espèce de prophétie que contient mon _introduction_
+m'a donné de crédit. J'en suis confus et embarrassé, sentant fort bien
+que je suis au-dessous de ma réputation; mais il ne m'est permis de
+conserver aucun espoir, relativement à la députation, car ce qui se
+passe à Bordeaux et à Paris n'a que peu de retentissement à
+Saint-Sever. Et d'ailleurs, ce serait peut-être un motif de plus pour
+qu'on me tînt à l'écart. Cette chère Chalosse ne semble pas comprendre
+la portée de l'entreprise à laquelle j'ai consacré mes efforts; sans
+cela il est probable qu'elle voudrait s'y associer, en accroissant mon
+influence dans son intérêt. Je ne lui en veux pas; je l'aime et la
+servirai jusqu'au bout, quelle que soit son indifférence.
+
+Aujourd'hui j'ai fait mon entrée à l'Institut, on y a discuté la
+question de l'enseignement. Des universitaires, Cousin en tête, ont
+accaparé la discussion. Je regrette bien d'avoir laissé à Mugron mon
+travail sur ce sujet, car je ne vois pas que personne l'envisage à
+notre point de vue.
+
+Tâche de faire de temps en temps des articles pour entretenir à
+Bordeaux le feu sacré; plus tard on en fera sans doute une
+collection qui sera distribuée à grand nombre d'exemplaires. Dans la
+prochaine lettre que j'écrirai à ma tante, je mettrai un mot pour te
+dire ce qu'on a pensé de ton dernier article, à l'assemblée.
+
+J'attends notre ami Daguerre pour être présenté à M. de Lamennais;
+j'espère le convertir au _free-trade_. M. de Lamartine a annoncé son
+adhésion, ainsi que le bon Béranger; on fera arriver aussi M.
+Berryer dès que l'association sera assez fortement constituée pour
+ne pouvoir pas être détournée par les passions politiques. De même
+pour Arago; tu vois que toutes les fortes intelligences de l'époque
+seront pour nous. On m'a assuré que M. de Broglie accepterait la
+présidence. J'avoue que je redoute un peu les allures diplomatiques
+qui doivent être dans ses habitudes. Sa présence ferait sans doute,
+dès l'abord, un effet prodigieux; mais il faut voir l'avenir et ne
+pas se laisser séduire par un éclat momentané.
+
+
+ Paris, le 18 avril 1846.
+
+Mon cher Félix, je suis entièrement privé de tes lettres, il est
+vrai que je suis moi-même bien négligent. Tu ne pourras pas croire
+que le temps me manque, et c'est pourtant la vérité; quand on est
+comme campé à Paris, la distribution des heures est si mauvaise
+qu'on n'arrive à rien.
+
+Je ne te dirai pas grand'chose de moi, j'ai tant de personnes à voir
+que je ne vois personne; cela semble un paradoxe, et c'est la
+vérité. Je n'ai été qu'une fois chez Dunoyer, une fois chez Comte,
+une fois chez Mignet, et ainsi du reste. Je puis avoir des relations
+avec les journaux; la _Patrie_, le _Courrier français_, le _Siècle_
+et le _National_ m'ont ouvert leurs colonnes. Je n'ai pas encore
+d'aboutissant aux _Débats_. M. Michel Chevalier m'a bien offert d'y
+faire admettre mes articles; mais je voudrais avoir entrée dans les
+bureaux pour éviter les coupures et les altérations.
+
+L'association marche à pas de tortue, ce n'est que de dimanche en
+huit que je serai fixé, ce jour-là il y aura une réunion. Voici les
+noms de quelques-uns des membres: d'Harcourt, Pavée de Vendeuvre,
+amiral Grivel, Anisson-Duperron, Vincens Saint-Laurent, pairs.
+
+Lamartine, Lafarelle, Bussières, Lherbette, de Corcelles et quelques
+autres députés[14].
+
+ [Note 14: La coopération de plusieurs de ces personnages ne
+ fut pas obtenue. (_Note de l'éditeur._)]
+
+Michel Chevalier, Blanqui, Wolowski, Léon Faucher et autres
+économistes; d'Eichthal, Cheuvreux, Say et autres banquiers
+négociants.
+
+La difficulté est de réunir ces personnages emportés par le
+tourbillon politique. Derrière, il y a des jeunes gens plus ardents,
+et qu'il faut contenir, au moins provisoirement, pour ne pas perdre
+l'avantage de nous appuyer sur ces noms connus et populaires.
+
+En attendant, nous avons eu un meeting composé de négociants et
+fabricants de Paris. Notre but était de les préparer, j'étais
+très-peu _préparé_ moi-même et je n'avais pas consacré plus d'une
+heure à méditer ce que j'aurais à dire. Je me suis fait un plan
+très-simple dans lequel je ne pouvais m'égarer; j'ai été heureux de
+m'assurer que cette méthode n'était pas au-dessus de mes facultés.
+En débutant très-simplement et sur le ton de la conversation, sans
+rechercher l'esprit ni l'éloquence, mais seulement la clarté et le
+ton de la conviction, j'ai pu parler une demi-heure, sans fatigue ni
+timidité. D'autres ont été plus brillants. Nous aurons un autre
+meeting plus nombreux dans huit jours, puis j'essayerai d'aller
+agiter le quartier latin.
+
+J'ai vu ces jours-ci le ministre des finances; il a approuvé tout ce
+que je fais, et ne demande pas mieux que de voir se former une
+opinion publique.
+
+Adieu, l'heure me presse, je crains même d'être en retard.
+
+
+ 3 mai 1846.
+
+Mon cher Félix, j'apprends qu'une occasion se présente pour cette
+lettre, et quoique je sois abîmé (car il y a sept heures que j'ai la
+plume à la main), je ne veux pas la laisser partir sans te donner de
+mes nouvelles.
+
+Je t'ai parlé d'une réunion pour demain, en voici l'objet. L'adjonction
+des personnages a enterré notre modeste association. Ces messieurs ont
+voulu tout reprendre _ab ovo_, nous en sommes donc à faire un programme,
+un manifeste, c'est à cela que j'ai travaillé tout aujourd'hui. Mais il
+y en a quatre autres qui font la même besogne. Qu'on veuille choisir ou
+fondre, je m'attends à une longue discussion sans dénoûment, parce qu'il
+y a beaucoup d'hommes de lettres, beaucoup de théoriciens, puis le
+chapitre des amours-propres! Je ne serais donc pas surpris qu'on
+renvoyât à une autre commission où les mêmes difficultés se
+présenteront, car chacun, excepté moi, défendra son oeuvre, et l'on
+viendra se faire juger par l'assemblée. C'est dommage; après le
+manifeste viendront les statuts, l'organisation conforme, les
+souscriptions, et ce n'est qu'après tout cela que je serai fixé.
+Quelquefois il me prend envie de déserter, mais quand je songe au bon
+effet que produira le simple manifeste avec ses quarante signatures, je
+n'en ai pas le courage. Peut-être, une fois le manifeste lancé, irai-je
+à Mugron attendre qu'on me rappelle, car je suis effrayé de passer les
+mois entiers à travers de simples formalités, et sans rien faire
+d'utile. D'ailleurs la lutte électorale pourra réclamer ma présence. M.
+Dupérier m'a fait dire qu'il s'était formellement désisté, il a même
+ajouté qu'il avait brûlé ses vaisseaux et écrit à tous ses amis qu'il
+renonçait à la candidature. Puisqu'il en est ainsi, si d'autres
+candidats ne se présentent pas, je pourrai me trouver en présence de M.
+de Larnac tout seul; et cette lutte ne m'effraye pas, parce que c'est
+une lutte de doctrines et d'opinions. Ce qui m'étonne, c'est de ne
+recevoir aucune lettre de Saint-Sever. Il semble que la communication de
+Dupérier aurait dû m'attirer quelques ouvertures. Si tu apprends quelque
+chose, fais-le-moi savoir.
+
+
+ 4 mai.
+
+Hier soir on a discuté et adopté un manifeste, la discussion a été
+sérieuse, intéressante, approfondie, et cela seul est un grand bien,
+car beaucoup de gens qui entreprennent d'éclairer les autres
+s'éclairent eux-mêmes. On a remis tous les pouvoirs exécutifs à une
+commission composée de MM. d'Harcourt, Say, Dunoyer, Renouard,
+Blanqui, Léon Faucher, Anisson-Duperron et moi. D'un autre côté,
+cette commission me transmettra, au moins de fait, l'autorité
+qu'elle a reçue et se bornera à un contrôle; dans ces circonstances,
+puis-je abandonner un rôle qui peut tomber en d'autres mains, et
+compromettre la cause tout entière? Je souffre de quitter Mugron et
+mes habitudes, et mon travail capricieux et nos causeries. C'est un
+déchirement affreux; mais m'est-il permis de reculer?
+
+Adieu, mon cher Félix, ton ami.
+
+
+ Paris, le 24 mai 1846.
+
+Mon cher Félix, j'ai tant couru ce matin que je ne puis tenir la
+plume, et mon écriture est toute tremblante. Ce que tu me dis de
+l'utilité de ma présence à Mugron me préoccupe tous les jours. Mais,
+mon ami, j'ai presque la certitude que, si je quitte Paris, notre
+association tombera dans l'eau et tout sera à recommencer. Tu en
+jugeras; voici où nous en sommes: je crois t'avoir dit qu'une
+commission avait été nommée, réunissant pleins pouvoirs; au moment
+de lancer notre _manifeste_, plusieurs des commissaires ont voulu
+que nous fussions pourvus de _l'autorisation préalable_. Elle a été
+demandée, le ministre l'a promise; mais les jours se passent et je
+ne vois rien arriver. En attendant, le manifeste est dans nos
+cartons. C'est certainement une faute d'exiger _l'autorisation_,
+nous devions nous borner à une simple _déclaration_. Les peureux ont
+cru être agréables au ministre, et je crois qu'ils l'embarrassent,
+parce que, surtout à l'approche des élections, il craindra de se
+mettre à dos les manufacturiers.
+
+Cependant M. Guizot a déclaré qu'il donnerait l'autorisation, M. de
+Broglie a laissé entendre qu'il viendrait à nous aussitôt après,
+c'est pourquoi je patiente encore; mais pour peu qu'on retarde, je
+casserai les vitres, au risque de tout dissoudre, sauf à recommencer
+sur un autre plan, et avec d'autres personnes.
+
+Tu vois combien il est difficile de déserter le terrain en ce
+moment; ce n'est pas l'envie qui me manque, car, mon cher Félix,
+Paris et moi nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Il y aurait
+trop à dire là-dessus, ce sera pour une autre fois.
+
+Ton article du _Mémorial_ était excellent, peu de personnes l'ont
+lu, car il n'est arrivé précisément que quand nos réunions ont
+cessé, par la cause que je t'ai dite; mais je l'a communiqué à
+Dunoyer et à Say, ainsi qu'à quelques autres, et tous y ont trouvé
+une vivacité et une clarté qui entraînent le lecteur et forcent la
+conviction. Le _je ne m'en mêle plus_ ne pouvait que plaire beaucoup
+à Dunoyer; malheureusement les idées du jour sont portées à un point
+effrayant vers l'autre sens: _Mêler à tout l'État._ Bientôt on fera
+une seconde édition de mes _Sophismes_. Nous pourrons y joindre cet
+article et quelques autres, si tu en fais. Je puis bien te dire à
+toi que ce petit livre est destiné à une grande circulation. En
+Amérique, on se propose de le propager à profusion; les journaux
+anglais et italiens l'ont traduit presque en entier. Mais ce qui me
+vexe un peu, c'est de voir que les trois à quatre plaisanteries que
+j'ai glissées dans ce volume ont fait fortune, tandis que la partie
+sérieuse est fort négligée. Tâche donc de faire aussi du _Buffa_.
+
+Je te quitte; je viens d'apprendre qu'une occasion se présente pour
+Bordeaux, et je veux en profiter.
+
+
+ Bordeaux, le 22 juillet 1846.
+
+Mon cher Félix, je t'écrivais avant-hier, et je ne serais pas
+surpris que ma lettre se fût égarée; car depuis un mois je marche de
+malentendu en malentendu. Il faudrait une rame de papier pour te
+raconter tout ce qui m'arrive; ce ne sont pas choses aimables, mais
+elles ont ce bon côté, qu'elles me font faire de grands progrès dans
+la connaissance du coeur humain. Hélas! il vaudrait mieux peut-être
+conserver le peu d'illusions qu'on peut avoir à notre âge.
+
+D'abord je me suis assuré que le retard qu'on a mis à expédier ma
+brochure tient à une intrigue. Ma lettre à M. Duchâtel l'a outré;
+mais elle lui a arraché l'autorisation que tant de hauts personnages
+poursuivaient, depuis trois mois. Et tu penses que l'association
+bordelaise m'en a su gré? point du tout. Il y a ici un revirement
+complet d'opinion contre moi, et je suis _flétri_ du titre de
+_radical_; ma brochure m'a achevé. M. Duchâtel a écrit au préfet,
+le préfet a fait venir le directeur du _Mémorial_, et lui a lavé la
+tête; le directeur a racheté sa faute en retardant ma brochure.
+Cependant en ce moment les quatre cents exemplaires doivent t'être
+parvenus[15].
+
+ [Note 15: V. ci-après l'écrit intitulé: _À MM. les électeurs
+ de l'arrondissement de Saint-Sever._ (_Note de l'éditeur._)]
+
+Quant à ce qui se passe en fait d'élections, ce serait trop long, je
+te le dirai verbalement. En résultat, je ne serai porté nulle part,
+excepté peut-être à Nérac. Mais je ne puis voir là qu'une
+démonstration de l'opposition et non une candidature sérieuse, sauf
+l'_imprévu_ d'une journée électorale.
+
+Hier il y a eu séance de l'association bordelaise. La manière dont
+on m'a engagé à prendre la parole m'a _engagé_ à refuser.
+
+Je présume qu'à l'heure qu'il est, tous les électeurs de Saint-Sever
+ont ma brochure. C'est tout ce que j'ai à leur offrir avec mon
+dévouement. Cette distribution doit te donner bien de la peine.
+Entre quatre pourtant, la besogne n'est pas lourde. J'espère être
+rentré à Mugron vers le 28 ou 29, tout juste pour aller voter.
+
+Adieu, mon cher Félix, je ne fermerai ma lettre que ce soir, en cas
+que j'aie quelque chose à ajouter.
+
+_P. S._ Je viens d'avoir une entrevue importante, je te conterai
+cela. Mais le résultat est que Bordeaux ne me portera pas, on veut
+un _Économiste_ qui soit du juste milieu. Le ministère a recommandé
+_Blanqui_.
+
+
+ Paris, le 1er octobre 1846.
+
+Mon cher Félix, je n'ai pas de tes nouvelles et ne sais par
+conséquent où tu en es de ton procès. Puisses-tu être près de
+l'issue et du succès! Donne-moi des nouvelles de ta bonne soeur; les
+bains de Biarritz lui ont-ils été favorables? Je regrette que tu
+n'aies pas été l'accompagner; il me semble que Mugron doit devenir
+tous les jours plus triste et plus monotone pour toi.
+
+On m'écrit de Bordeaux qu'on fait réimprimer en brochure plusieurs
+de nos articles. C'est ce qui fait que je ne me presse pas de faire
+un second volume des _Sophismes_; cela ferait un double emploi. La
+correspondance seule me prend autant de temps que j'en puis
+consacrer à écrire. Mon ami, je ne suis pas seulement de
+l'association, je suis l'association tout entière; non que je n'aie
+de zélés et dévoués collaborateurs, mais seulement pour parler et
+écrire. Quant à organiser et à administrer cette vaste machine, je
+suis seul, et combien cela durera-t-il? Le 15 de ce mois, je prends
+possession de mes appartements. J'aurai alors un personnel;
+jusque-là, il n'y a pas pour moi de travail intellectuel possible.
+
+Je t'envoie un numéro du journal qui relate notre séance publique d'hier
+soir. J'ai débuté sur la scène parisienne et dans des circonstances
+vraiment défavorables. Le public était nombreux et les dames avaient
+pour la première fois fait apparition aux tribunes. Il avait été arrêté
+qu'on entendrait cinq orateurs, et que chacun ne parlerait qu'une
+demi-heure.--C'était déjà une séance de deux heures et demie.--Je devais
+parler le dernier; sur mes quatre prédécesseurs, deux ont été fidèles
+aux engagements pris, et deux autres ont parlé une grande heure,
+c'étaient deux professeurs. Je me suis donc présenté devant un auditoire
+harassé par trois heures d'économie politique et fort pressé de
+décamper. Moi-même j'avais été très-fatigué par une attente si
+prolongée. Je me suis levé avec un pressentiment terrible que ma tête ne
+me fournirait rien. J'avais bien préparé mon discours, mais sans
+l'écrire. Juge de mon effroi.--Comment se fait-il que je n'aie pas eu un
+moment d'hésitation; que je n'aie éprouvé aucun trouble, aucune émotion,
+si ce n'est aux _jarrets_? C'est inexplicable. Je dois tout au ton
+modeste que j'ai pris en commençant. Après avoir averti le public qu'il
+ne devait pas attendre une pièce d'éloquence, je me suis trouvé
+parfaitement à l'aise, et je dois avoir réussi, puisque les journaux ne
+donnent que ce discours. Voilà une grande épreuve surmontée. Je te dis
+tout cela bien franchement, comme tu vois, convaincu que tu en seras
+charmé pour mon compte et pour la cause. Mon cher Félix, nous vaincrons,
+j'en suis sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger
+leurs vins contre ce qu'ils désireront. La Chalosse renaîtra à la vie.
+Cette pensée me soutient. Je n'aurai pas été tout à fait inutile à mon
+pays.
+
+Je présume que j'irai au Havre dans deux ou trois mois pour
+organiser un comité. Le préfet de Rouen avertit M. Anisson «qu'il
+ait soin de passer de nuit, s'il ne veut pas être lapidé.»
+
+On assure qu'hier soir, il y eut un grand meeting protectionniste à
+Rouen. Si je l'avais su, j'y serais allé _incognito_. Je me
+féliciterais que ces Messieurs fissent comme nous; cela nous
+aiguillonnerait. Et d'ailleurs, c'est une soupape de sûreté; tant
+qu'ils se défendront par les voies légales, il n'y aura pas à
+craindre de collision.
+
+Adieu, mon cher Félix, écris-moi de temps en temps, mets ta solitude
+à profit, et fais quelque chose de sérieux. Je regrette bien de ne
+pouvoir plus rien entreprendre pour la vraie gloire. S'il te vient
+en tête quelque bonne démonstration, fournis-la-moi. Je me suis
+assuré que la parabole et la plaisanterie ont plus de succès et
+opèrent plus que les meilleurs traités.
+
+
+ Paris, le 11 mars 1847.
+
+Mon cher Félix, ta lettre est venue bien à propos pour détruire
+l'inquiétude où m'avait jeté celle de la veille. Pourtant j'avais
+le pressentiment que tu me donnerais de meilleures nouvelles, et ma
+confiance venait précisément de cet assoupissement de ma tante qui
+te donnait des craintes; car, à deux reprises, j'ai pu m'assurer que
+c'est plutôt un bon signe chez elle. Mais la constitution de notre
+machine est si bizarre, que cela ne pouvait me rassurer beaucoup.
+Aussi j'attendais le courrier avec impatience, et le malheur a voulu
+qu'il fût retardé aujourd'hui de plusieurs heures à cause de la
+neige. Enfin, j'ai ta lettre et je suis tranquille. Quel supplice
+pour nous, mon cher Félix, lorsque l'incertitude des circonstances
+vient s'ajouter à l'incertitude de notre caractère! Abandonner ma
+pauvre tante dans ce moment, malade, n'ayant pas un parent auprès
+d'elle! Cette pensée est affreuse. D'un autre côté, tous les fils de
+notre entreprise sont dans ma main: journal, correspondance,
+comptabilité, puis-je laisser s'écrouler tout l'édifice? Il y avait
+comité, je parlai de la nécessité que je prévoyais de faire une
+absence, et j'ai pu comprendre à quel point je suis engagé. Pourtant
+un ami m'a offert de faire le journal en mon absence. C'est
+beaucoup, mais que d'autres obstacles! Enfin, ma tante est
+bien.--Ceci me servira de leçon, et je vais manoeuvrer de manière à
+pouvoir au moins, au besoin, disposer de quelques jours. Pour toi,
+mon cher Félix, aie soin de me tenir bien au courant.
+
+Ta blanche chaumière me sourit. Je t'admire et te félicite de ne placer
+ton château en Espagne qu'à un point où tu puisses atteindre. Deux
+métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, de prés,
+quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux
+domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du
+presbytère, et surtout la bonne soeur et tes livres. Vraiment il y a là
+de quoi varier, occuper et adoucir les jours d'automne. Peut-être un
+jour j'aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix! tu
+crois que je poursuis la gloire. Si elle m'était destinée, comme tu le
+dis, elle m'échapperait ici, où je ne fais rien de sérieux. J'ai, je le
+sens, une nouvelle exposition de la science économique dans la tête, et
+elle n'en sortira jamais!--Adieu, il est déjà peut-être trop tard pour
+le courrier.
+
+
+ Août 1847.
+
+... Je t'envoie le dernier numéro du journal. Tu verras que je me
+suis lancé devant l'École de droit. La brèche est faite. Si ma santé
+ne s'y oppose pas, je persisterai certainement; et à partir de
+novembre prochain, je ferai à cette jeunesse un cours, non
+d'économie politique pure, mais d'économie sociale, en prenant ce
+mot dans l'acception que nous lui donnons, _Harmonie des lois
+sociales_. Quelque chose me dit que ce cours, adressé à des jeunes
+gens, qui ont de la logique dans l'esprit et de la chaleur dans
+l'âme, ne sera pas sans utilité. Il me semble que je produirai la
+conviction, et puis j'indiquerai au moins les bonnes sources. Enfin,
+que le bon Dieu me donne encore un an de force, et mon passage sur
+cette terre n'aura pas été inutile: diriger le journal, faire un
+cours à la jeunesse des écoles, cela ne vaut-il pas mieux que d'être
+député?
+
+Adieu, mon cher Félix, ton ami.
+
+
+ 5 janvier 1848.
+
+Mon cher Félix, écrivant à Domenger, je profite de l'occasion
+uniquement pour te souhaiter une meilleure année que les
+précédentes.
+
+J'ai honte de faire paraître mon second volume des _Sophismes_; ce
+n'est qu'un ramassis de ce qui a paru déjà dans les journaux. Il
+faudra un troisième volume pour me relever; j'en ai les matériaux
+informes.
+
+Mais je tiendrais bien autrement à publier le cours que je fais à la
+jeunesse des écoles. Malheureusement je n'ai que le temps de jeter
+quelques notes sur le papier. J'en enrage, car je puis te le dire à
+toi, et d'ailleurs tu le sais, nous voyons l'économie politique sous
+un jour un peu nouveau. Quelque chose me dit qu'elle peut être
+simplifiée et plus rattachée à la politique et à la morale.
+
+Adieu, je te quitte, je suis réduit à compter les minutes.
+
+
+ 24 janvier 1848.
+
+Je ne puis t'écrire que peu de mots, car je me trouve atteint de la
+même maladie que j'ai eue à Mugron, et qui, entre autres
+désagréments, a celui de priver de toutes forces. Il m'est
+impossible de penser, encore plus d'écrire.
+
+Mon ami, je voudrais bien te parler de notre agitation, mais je ne
+le puis pas. Je ne suis pas du tout content de notre journal, il est
+faible et pâle comme tout ce qui émane d'une association. Je vais
+demander le pouvoir absolu, mais hélas! avec le pouvoir on ne me
+donnera pas la santé.
+
+Je ne reçois pas le _Mémorial_ (bordelais), et par conséquent je
+n'ai pas vu ton article _Anglophobie_; je le regrette. J'y aurais
+peut-être puisé quelques idées, ou nous l'aurions reproduit.
+
+
+ 13 février 1848.
+
+Mon cher Félix, je n'ai aucune de tes nouvelles, je ne sais où tu en
+es de ton procès; je présume que l'arrêt n'est pas rendu, car tu me
+l'aurais fait savoir. Dieu veuille que la cour soit bien inspirée!
+Plus je pense à cette affaire, plus il me semble que les juges ne
+peuvent _conjecturer_ contre le droit commun; dans le doute,
+l'éternelle loi de la justice (et même le Code) doit prévaloir.
+
+La politique étouffe un peu notre affaire; d'ailleurs il y a une
+conspiration du silence bien flagrante, elle a commencé avec notre
+journal. Si j'avais pu prévoir cela, je ne l'aurais pas fondé. Des
+raisons de santé m'ont forcé d'abandonner la direction de cette
+feuille. Je ne m'en occupais pas d'ailleurs avec plaisir, vu que le
+petit nombre de nos lecteurs, et la divergence des opinions
+politiques de nos collègues, ne me permettaient pas d'imprimer au
+journal une direction suffisamment démocratique; il fallait laisser
+dans l'ombre les plus beaux aspects de la question.
+
+Si le nombre des abonnés eût été plus grand, j'aurais pu faire de
+cette feuille ma propriété; mais l'état de l'opinion s'y oppose, et
+puis ma santé est un obstacle invincible. Maintenant je pourrai
+travailler un peu plus capricieusement.
+
+Je fais mon cours aux élèves de droit. Les auditeurs ne sont pas
+très-nombreux, mais ils viennent assidûment, et prennent des notes;
+la semence tombe en bon terrain. J'aurais voulu pouvoir écrire ce
+cours, mais je ne laisserai probablement que des notes confuses.
+
+Adieu, mon cher Félix, écris-moi, dis-moi où tu en es de tes
+affaires et de ta santé, il n'est pas impossible que j'aille vous
+voir avant longtemps; mes souvenirs affectueux à ta bonne soeur.
+
+
+ 29 février 1848.
+
+Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te
+sont faites, je te féliciterai de bon coeur si tu arrives à un
+arrangement. Nous nous faisons vieux; un peu de paix et de calme,
+dans l'arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre.
+
+Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni
+consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je
+te parle de suite des grands événements qui viennent de s'accomplir.
+
+La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle
+de juillet; rien d'admirable comme le courage, l'ordre, le calme, la
+modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les
+suites? Depuis dix ans, de fausses doctrines, fort en vogue,
+nourrissent les classes laborieuses d'absurdes illusions. Elles sont
+maintenant convaincues que l'État est obligé de donner du pain, du
+travail, de l'instruction à tout le monde. Le gouvernement
+provisoire en a fait la promesse solennelle; il sera donc forcé de
+renforcer tous les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et,
+malgré cela, il ne la tiendra pas. Je n'ai pas besoin de te dire
+l'avenir que cela nous prépare.
+
+Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l'erreur
+elle-même, mais cette tâche est si impopulaire qu'on ne peut la
+remplir sans danger; je suis pourtant résolu de m'y dévouer si le
+pays m'envoie à l'assemblée nationale.
+
+Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la
+province pour satisfaire la population de Paris; car le gouvernement
+n'entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et
+artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays
+comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon
+je remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain.
+
+La _curée_ des places est commencée; plusieurs de mes amis sont
+tout-puissants; quelques-uns devraient comprendre que mes études
+spéciales pourraient être utilisées; mais je n'entends pas parler
+d'eux. Quant à moi, je ne mettrai les pieds à l'Hôtel de ville que
+comme curieux; je regarderai le mât de cocagne, je n'y monterai pas.
+Pauvre peuple! que de déceptions on lui a préparées! Il était si
+simple et si juste de le soulager par la diminution des taxes; on
+veut le faire par la profusion, et il ne voit pas que tout le
+mécanisme consiste à lui prendre dix pour lui donner huit, sans
+compter la liberté réelle qui succombera à l'opération!
+
+J'ai essayé de jeter ces idées dans la rue par un journal éphémère
+qui est né de la circonstance; croirais-tu que les ouvriers
+imprimeurs eux-mêmes discutent et désapprouvent l'entreprise! ils
+la disent _contre-révolutionnaire_.
+
+Comment, comment lutter contre une école qui a la force en main et
+qui promet le bonheur parfait à tout le monde?
+
+Ami, si l'on me disait: Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd'hui,
+et demain tu mourras dans l'obscurité, j'accepterais de suite; mais
+lutter sans chance, sans être même écouté, quelle rude tâche!
+
+Il y a plus, l'ordre et la confiance étant l'intérêt suprême du
+moment, il faut s'abstenir de toute critique et appuyer le
+gouvernement provisoire à tout prix, en le ménageant même dans ses
+erreurs. C'est un devoir qui me force à des ménagements infinis.
+
+Adieu, les élections sont prochaines, nous nous verrons alors; en
+attendant, dis-moi si tu remarques quelques bonnes dispositions en
+ma faveur.
+
+
+ Paris, 9 juin 1848.
+
+Mon cher Félix, j'ai été en effet bien longtemps sans t'écrire, et
+il faut me le pardonner, car je ne sais plus où donner de la tête.
+Voici ma vie: je me lève à six heures; s'habiller, se raser,
+déjeuner, parcourir les journaux, cela tient jusqu'à sept heures et
+sept heures et demie. Vers neuf heures, il faut que je parte, car à
+dix heures commence la séance du comité des finances auquel
+j'appartiens; il dure jusqu'à une heure, et alors c'est la séance
+publique qui commence et se prolonge jusqu'à sept. Je rentre pour
+dîner, et il est bien rare qu'après dîner il n'y ait pas réunion des
+sous-commissions chargées de questions spéciales.
+
+La seule heure à ma disposition, c'est donc de huit à neuf heures du
+matin, c'est aussi celle où les visites m'arrivent; de tout cela il
+résulte que non-seulement je ne puis faire face à ma correspondance,
+mais que je ne puis rien étudier, quand, mis enfin en contact avec
+la pratique des affaires, je m'aperçois que j'ai tout à apprendre.
+
+Aussi je suis profondément dégoûté de ce métier, et ce qui se passe
+n'est pas propre à me relever. L'assemblée est certainement
+excellente sous le rapport des intentions, elle a bonne volonté,
+elle veut faire le bien; mais elle ne le peut pas, d'abord parce que
+les principes ne sont pas sus, ensuite parce qu'il n'y a
+d'initiative nulle part. La commission exécutive s'efface
+complétement, nul ne sait si les membres qui la composent sont
+d'accord entre eux, ils ne sortent de leur inertie que pour
+manifester la plus étrange incohérence de vues. La chambre a beau
+leur réitérer des preuves de confiance pour les encourager à agir,
+il semble qu'ils ont le parti pris de nous abandonner à nous-mêmes.
+Juge ce que peut être une assemblée de neuf cents personnes chargées
+de délibérer et d'agir, ajoute à cela une salle immense où on ne
+s'entend pas. Pour avoir voulu dire quelques mots aujourd'hui, je me
+suis retiré avec un rhume; c'est ce qui fait que je ne sors pas et
+que j'écris.
+
+Mais d'autres symptômes sont bien plus effrayants; l'idée dominante,
+celle qui a envahi toutes les classes de la société, c'est que
+l'État est chargé de faire vivre tout le monde. C'est une curée
+générale à laquelle les ouvriers sont enfin appelés; on les blâme,
+on les craint, que font-ils? Ce qu'ont fait jusqu'ici toutes les
+classes. Les ouvriers sont mieux fondés; ils disent: «Du pain contre
+du travail.» Les monopoleurs étaient et sont encore plus exigeants.
+Mais enfin où cela nous mènera-t-il? je tremble d'y penser.
+
+Le comité des finances résiste naturellement, sa mission le rend
+économe et économiste; aussi il est déjà tombé dans l'impopularité.
+«Vous défendez le capital!» avec ce mot on nous tue, car il faut
+savoir que le capital passe ici pour un monstre dévorant.
+
+Duprat, loin d'être mort, n'est pas malade.
+
+«Les gens que vous tuez se portent assez bien.»
+
+Dans l'émeute du 15, je n'ai été ni frappé ni menacé; j'ajouterai
+même que je n'ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce n'est
+quand j'ai cru qu'une tribune publique allait s'écrouler sous les
+pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et
+alors.....
+
+Adieu, mon cher Félix.
+
+
+ 24 juin 1848.
+
+Mon cher Félix, les journaux te disent l'état affreux de notre
+triste capitale. Le canon, la fusillade, voilà le bruit qui domine;
+la guerre civile a commencé et avec un tel acharnement que nul ne
+peut prédire les suites. Si ce spectacle m'afflige comme homme, tu
+dois penser, que j'en souffre aussi comme économiste; la vraie cause
+du mal c'est bien le faux socialisme.
+
+Tu t'étonneras peut-être, et beaucoup de personnes s'étonnent ici,
+de ce que je n'aie pas encore exposé notre doctrine à la tribune.
+Elles me pardonneraient sans doute si elles jetaient un coup d'oeil
+sur cette immense salle où l'on ne peut pas se faire entendre. Et
+puis notre assemblée est indisciplinée; si un seul mot choque
+quelques membres, même avant que la phrase ne soit finie, un orage
+éclate. Dans ces conditions tu comprends ma répugnance à parler.
+J'ai concentré ma faible action dans le comité dont je fais partie
+(celui des finances), et jusqu'ici ce n'est pas tout à fait sans
+succès.
+
+Je voudrais pouvoir te fixer sur le dénoûment de la terrible
+bataille qui se livre autour de nous. Si le parti de l'ordre
+l'emporte, jusqu'où ira la réaction? Si c'est le parti de l'émeute,
+jusqu'où iront ses prétentions? On frémit d'y penser. S'il
+s'agissait d'une lutte accidentelle, je ne serais pas découragé.
+Mais ce qui travaille la société, c'est une erreur manifeste qui ira
+jusqu'au bout, car elle est plus ou moins partagée par ceux-là mêmes
+qui en combattent les manifestations exagérées. Puisse la France ne
+pas devenir une Turquie!
+
+
+ 26 août 1848.
+
+Mon cher Félix, j'éprouve une bien vive peine de voir, malgré mon
+désir, notre correspondance aussi languissante. Il me serait bien
+doux de continuer par lettres cet échange de sentiments et d'idées
+qui, pendant tant d'années, a suffi à notre bonheur. Tes lettres
+d'ailleurs me seraient bien nécessaires. Ici, au milieu des faits,
+dans le tumulte des passions, je sens que la netteté des principes
+s'efface, parce que la vie se passe à transiger. Je demeure
+aujourd'hui convaincu que la pratique des affaires exclut la
+possibilité de produire une oeuvre vraiment scientifique; et
+pourtant, je ne te le cache pas, je conserve toujours cette ancienne
+chimère de mes _Harmonies sociales_, et je ne puis me défendre de
+l'idée que, si j'étais resté auprès de toi, je serais parvenu à
+jeter une idée utile dans le monde. Aussi il me tarde bien de
+prendre ma retraite.
+
+Nous avons terminé ce matin cette grande affaire de l'enquête, qui
+pesait si lourdement sur l'assemblée et sur le pays. Un vote de la
+chambre autorise des poursuites contre L. Blanc et Caussidière, pour
+la part qu'ils ont pu prendre à l'attentat du 15 mai. On sera
+peut-être un peu surpris, dans le pays, que j'aie voté en cette
+circonstance contre le gouvernement. C'était autrefois mon projet de
+faire connaître à mes commettants le motif de mes votes. Le défaut
+de temps et de force peut seul me faire manquer à ce devoir; mais ce
+vote est si grave que je voudrais faire savoir ce qui l'a déterminé.
+Le gouvernement croyait les poursuites contre ces deux collègues
+nécessaires; on allait jusqu'à dire qu'on ne pouvait compter qu'à
+cette condition sur l'appui de la garde nationale. Je ne me suis pas
+cru le droit, même pour ce motif, de faire taire la voix de ma
+conscience. Tu sais que les doctrines de L. Blanc n'ont pas,
+peut-être dans toute la France, un adversaire plus décidé que moi.
+Je ne doute pas que ces doctrines n'aient eu une influence funeste
+sur les idées des ouvriers et, par suite, sur leurs actes. Mais
+étions-nous appelés à nous prononcer sur des doctrines? Quiconque a
+une croyance doit considérer comme funeste la doctrine contraire à
+cette croyance. Quand les catholiques faisaient brûler les
+protestants, ce n'était pas parce que ceux-ci étaient dans l'erreur,
+mais parce que cette erreur était réputée dangereuse. Sur ce
+principe, nous nous tuerions les uns les autres.
+
+Il y avait donc à examiner si L. Blanc s'était rendu vraiment
+coupable _des faits_ de conspiration et insurrection. Je ne l'ai pas
+cru, et quiconque lira sa défense ne pourra le croire. En attendant,
+je ne puis oublier les circonstances où nous sommes: l'état de siége
+est en vigueur, la justice ordinaire est suspendue, la presse est
+bâillonnée. Pouvais-je livrer deux collègues à des adversaires
+politiques au moment où il n'y a plus aucune garantie? C'est un acte
+auquel je ne pouvais m'associer, un premier pas que je n'ai pas
+voulu faire.
+
+Je ne blâme pas Cavaignac d'avoir suspendu momentanément toutes les
+libertés, je crois que cette triste nécessité lui a été aussi
+douloureuse qu'à nous; et elle peut être justifiée par ce qui
+justifie tout, le salut public. Mais le salut public exigeait-il que
+deux de nos collègues fussent livrés? Je ne l'ai pas pensé. Bien au
+contraire, j'ai cru qu'un tel acte ne pouvait que semer parmi nous
+le désordre, envenimer les haines, creuser l'abîme entre les partis,
+non-seulement dans l'assemblée, mais dans la France entière; j'ai
+pensé qu'en présence des circonstances intérieures et extérieures,
+quand le pays souffre, quand il a besoin d'ordre, de confiance,
+d'institutions, d'union, le moment était mal choisi de jeter dans la
+représentation nationale un brandon de discorde. Il me semble que
+nous ferions mieux d'oublier nos griefs, nos rancunes, pour
+travailler au bien du pays; et je m'estimais heureux qu'il n'y eût
+pas de _faits précis_ à la charge de nos collègues, puisque par là
+j'étais dispensé de les livrer.
+
+La majorité a pensé autrement. Puisse-t-elle ne s'être pas trompée!
+puisse ce vote n'être pas fatal à la république!
+
+Si tu le juges à propos, je t'autorise à envoyer un extrait de cette
+lettre au journal du pays.
+
+
+ 7 septembre 1848.
+
+Mon cher Félix, ta lettre ne me laissait pas le choix du parti que
+j'avais à prendre. Je viens d'envoyer ma démission de membre du
+conseil général; je ne donne pas celle de représentant, et tu en
+comprends les motifs. En définitive, ce n'est pas quelques
+Mugronnais qui m'ont conféré ce titre.
+
+Je voudrais savoir combien il y en a, parmi ceux qui me blâment, qui
+ont lu dans le _Moniteur_ la défense de L. Blanc; et, s'ils ne l'ont
+pas lue, il faut avouer que leur audace est grande à se prononcer.
+
+On dit que j'ai cédé à la peur; la peur était toute de l'autre côté.
+Ces messieurs pensent-ils qu'il faut moins de courage à Paris que
+dans les départements pour heurter les passions du jour? On nous
+menaçait de la colère de la garde nationale, si nous repoussions le
+projet de poursuites. Cette menace venait du quartier qui dispose de
+la force militaire.
+
+La peur a donc pu influencer les boules noires, mais non les boules
+blanches. Il faut un degré peu commun d'absurdité et de sottise pour
+croire que c'est un acte de courage que de voter du côté de la
+force, de l'armée, de la garde nationale, de la majorité, de la
+passion du moment, de l'autorité.
+
+As-tu lu l'enquête? as-tu lu la déposition d'un ex-ministre, Trélat?
+Elle dit: «Je suis allé à Clichy, je n'y ai pas vu L. Blanc, je
+n'ai pas appris qu'il y soit allé; mais j'ai reconnu des traces de
+son passage à l'attitude, aux gestes, à la physionomie et jusqu'aux
+articulations des ouvriers.» A-t-on jamais vu la passion se
+manifester par des tendances plus dangereuses? Et les trois quarts
+de l'enquête sont dans cet esprit!
+
+Bref, en conscience, je crois que L. Blanc a fait beaucoup de mal,
+complice en cela de tous les socialistes, et il y en a beaucoup qui
+le sont, sans le savoir, même parmi ceux qui crient contre lui; mais
+je ne crois pas qu'il ait pris part aux attentats de mai et juin, et
+je n'ai pas d'autres raisons à donner de ma conduite.
+
+Je te remercie de m'avoir tenu au courant de l'état des esprits. Je
+connais trop le coeur humain pour en vouloir à personne. À leur
+point de vue, ceux qui me blâment ont raison. Puissent-ils se
+préserver longtemps de cette peste du socialisme! Je me sens soulagé
+d'un grand poids depuis que ma lettre au préfet est à la poste. Le
+pays verra que j'entends qu'il se fasse représenter à son gré. Quand
+viendra la réélection, prie instamment M. Domenger de ne point
+appuyer ma candidature. En l'acceptant, je m'étais laissé entraîner
+par le désir de revoir mon pays; c'était un sentiment tout
+personnel; j'en ai été puni. Maintenant je ne désire autre chose que
+de me débarrasser d'un mandat plus pénible.
+
+
+ Paris, 26 novembre 1848.
+
+Mon cher Félix, vous avez dû m'attendre à Mugron. Mon projet était
+d'abord d'y aller; quand j'ai accepté d'être du conseil général, je
+dois avouer, à ma honte, que j'ai un peu été déterminé par la
+perspective de ce voyage. L'air natal a toujours tant d'attraits! et
+puis j'aurais été heureux de te serrer la main. À cette époque,
+c'était une chose comme arrêtée que l'assemblée se prorogerait
+pendant la session du conseil. Depuis les choses ont changé; on a
+vu un danger à dissoudre la seule autorité debout dans notre pays,
+et, partageant ce sentiment, j'ai dû rester à mon poste. Il est vrai
+que j'ai été malade et retenu souvent dans ma chambre, quelquefois
+dans mon lit, mais enfin j'étais à Paris, prêt à faire, dans la
+mesure de mes forces, ce que les circonstances auraient exigé.
+
+Cette détérioration de ma santé, qui se traduit surtout en faiblesse
+et en apathie, est venue dans un mauvais moment. En vérité, mon ami,
+je crois que j'aurais pu être utile. Je remarque toujours que nos
+doctrines nous font trouver la solution des difficultés qui se
+présentent, et de plus, que ces solutions exposées avec simplicité
+sont toujours bien accueillies. Si l'économie politique, un peu
+élargie et spiritualisée, eût trouvé un organe à l'assemblée, elle y
+eût été une puissance; car, on a beau dire, cette assemblée peut
+manquer de lumières, mais jamais il n'y en eut une qui eût meilleure
+volonté. Les erreurs, les systèmes les plus étranges et les plus
+menaçants sont venus s'étaler à la tribune, comme pour dresser un
+piédestal à l'économie politique et faire ombre à sa lumière.
+J'étais là, témoin cloué sur mon banc, je sentais en moi ce qu'il
+fallait pour rallier les intelligences et même les coeurs sincères,
+et ma misérable santé me condamnait au silence. Bien plus, dans les
+comités, dans les commissions, dans les bureaux, j'ai dû mettre une
+grande attention à m'annuler, sentant que si une fois j'étais poussé
+sur la scène, je ne pourrais y remplir mon rôle. C'est une cruelle
+épreuve. Aussi il faudra que je renonce à la vie publique, et toute
+mon ambition est maintenant d'avoir trois ou quatre mois de
+tranquillité devant moi, pour écrire mes pauvres _Harmonies
+économiques_. Elles sont dans ma tête, mais j'ai peur qu'elles n'en
+sortent jamais.
+
+Les journaux d'aujourd'hui vous porteront la séance d'hier. Elle
+s'est prolongée jusqu'à minuit. Elle était attendue avec anxiété et
+même avec inquiétude. J'espère qu'elle produira un bon effet sur
+l'opinion publique.
+
+Tu me demandes mon opinion sur les prochaines élections. Je ne puis
+comprendre comment, avec des principes identiques, le milieu où nous
+vivons suffit pour nous faire voir les choses à un point de vue si
+différent. Quels journaux, quelles informations recevez-vous, pour
+dire que Cavaignac penche du côté de la Montagne? Cavaignac a été
+mis où il est pour soutenir la république, et il le fera
+consciencieusement. L'aimerait-on mieux s'il la trahissait? En même
+temps qu'il veut la république, il comprend les conditions de sa
+durée. Reportons-nous à l'époque des élections générales. Quel était
+alors le sentiment à peu près universel? Il y avait un certain
+nombre _de vrais et honnêtes républicains_, ensuite une multitude
+immense jusque-là divisée, qui n'avait ni demandé ni désiré la
+république, mais à qui la révolution de février avait ouvert les
+yeux. Elle comprit que la monarchie avait fait son temps, elle
+voulait se rallier à l'ordre nouveau et le soumettre à l'expérience.
+J'ose dire que ce fut là l'esprit dominant, comme l'atteste le
+résultat électoral. La masse choisit ses représentants parmi les
+républicains dont j'ai parlé; en sorte qu'on peut considérer ces
+deux catégories comme composant la nation. Cependant, au-dessus et
+au-dessous de ce corps immense, il y a deux partis. Celui de dessus
+s'appelle _république rouge_ et se compose d'hommes qui font assaut
+d'exagération quand il s'agit de flatter les passions populaires;
+celui de dessous s'appelle _réaction_. Il reçoit tous ceux qui
+aspirent à renverser la république, à lui tendre des piéges et à
+embarrasser sa marche.
+
+Voilà la situation des premiers jours de mai; et pour comprendre la
+suite, il ne faut pas oublier que le pouvoir était alors aux mains
+de la république rouge, dominée encore par des partis plus extrêmes
+et plus violents.
+
+Où en sommes-nous venus à force de temps, de patience, à travers
+bien des périls? à rendre le pouvoir homogène avec cette masse
+immense qui forme la nation même. En effet, où Cavaignac a-t-il pris
+son ministère? en partie parmi les républicains honnêtes de la
+veille, en partie parmi les hommes sincèrement ralliés. Remarque
+qu'il ne pouvait négliger aucun de ces éléments, ni monter jusqu'à
+la Montagne, ni descendre jusqu'à la réaction. C'eût été manquer de
+sincérité et de bonne politique. Il a pris assez de francs
+républicains pour qu'on ne pût douter de la république, et, parmi
+les hommes d'une autre époque, il a choisi ceux que leur loyauté
+notoire ne permet pas de tenir pour suspects, comme Vivien et
+Dufaure.
+
+Dans cette marche descendante vers le point précis qui coïncide avec
+l'opinion et avec la stabilité de la république, nous avons froissé
+le parti exagéré, qui nous a fait sentir tout son mécontentement par
+les 15 mai et 23 juin; nous avons déçu les réactionnaires, qui se
+vengent par leur choix...
+
+Maintenant, si cette multitude immense, qui s'était montrée
+franchement ralliée, oubliant les difficultés qu'a rencontrées
+l'assemblée, se dissout et renonce au but qu'elle s'était proposé,
+je ne sais plus où nous allons. Si elle persiste, elle doit le
+prouver en nommant Cavaignac.
+
+Les rouges, qui ont au moins le mérite d'être conséquents et
+sincères, portent leurs voix sur Ledru-Rollin et Raspail... Que
+devons-nous faire, nous? Je m'en rapporte à ta sagacité.
+
+Sauf aux journées de juin, où, comme tous mes collègues, j'allais, en
+revenant des barricades, dire au chef du pouvoir exécutif ce que j'avais
+vu, je n'ai jamais parlé à Cavaignac, je n'ai jamais été dans ses
+salons, et très-probablement il ne sait pas si j'existe. Mais j'ai
+écouté ses paroles, j'ai observé ses actes, et si je ne les ai pas tous
+approuvés, si j'ai souvent voté contre lui, notamment chaque fois qu'il
+m'a paru que les mesures exceptionnelles, nées des nécessités de juin,
+se prolongeaient trop longtemps, je puis le dire, du moins en mon âme et
+conscience, je crois Cavaignac honnête.....
+
+
+ 5 décembre 1848.
+
+Mon cher Félix, je profite d'une réponse que j'adresse à Hiard pour
+t'écrire deux lignes.
+
+Les élections approchent. J'ai écrit une lettre aux journaux des
+_Landes_. J'ignore si elle a paru. Dans mon intérêt, il eût été plus
+prudent de me taire; mais il m'a semblé que je devais faire
+connaître mon opinion. Si je ne suis pas renommé, je m'en consolerai
+aisément.
+
+Jusqu'ici on n'a aucune nouvelle du pape. Voilà une grande question
+soulevée. Si le pape veut consentir à devenir le premier des
+évêques, le catholicisme peut avoir un grand avenir. Quoi qu'en dise
+Montalembert, la puissance temporelle est une grande difficulté.
+Nous ne sommes plus dans un temps où il soit possible de dire: «Tous
+les peuples seront libres et se donneront le gouvernement qu'ils
+veulent, excepté les Romains, parce que cela nous arrange.»
+
+Adieu.
+
+
+ 1er janvier 1849.
+
+Mon cher Félix, je veux me donner le plaisir de profiter de la
+réforme postale, puisque aussi bien j'y ai contribué. Je la voulais
+radicale, nous n'en avons que la préface; telle qu'elle est, elle
+permettra au moins les épanchements de l'amitié.
+
+Depuis février, nous avons traversé des jours difficiles, mais je
+crois que jamais l'avenir ne s'est montré aussi sombre, et je
+crains bien que l'élection de Bonaparte ne résolve pas les
+difficultés. Au premier moment, je me félicitais de la majorité qui
+l'a porté à la présidence. J'ai nommé Cavaignac, parce que je suis
+sûr de sa parfaite loyauté et de son intelligence; mais tout en le
+nommant, je sentais que le pouvoir lui serait lourd. Il a fait tête
+à un orage terrible, il s'est attiré des haines inextinguibles, le
+parti du désordre ne lui pardonnera jamais. Si c'était un avantage,
+un homme dont le républicanisme fût assuré et qui en même temps ne
+pût plus pactiser avec les rouges, d'un autre côté, ce passé même
+lui créait de grandes difficultés. Un moment j'ai espéré que
+l'apparition sur la scène d'un personnage nouveau, sans relations
+avec les partis, pouvait inaugurer une ère nouvelle... Quoi qu'il en
+soit, moi et tous les républicains sincères avons pris le parti de
+nous rattacher à ce produit du suffrage universel. Je n'ai pas vu
+dans la chambre l'ombre d'une opposition systématique...
+
+D'un autre côté, les partisans des dynasties déchues, sauf à se
+battre entre eux plus tard, commencent par démolir la république.
+Ils savent bien que l'assemblée est notre ancre de salut; aussi ils
+s'ingénient à la faire dissoudre, et provoquent des pétitions dans
+ce sens. Un coup d'État est imminent. D'où viendra-t-il?
+qu'amènera-t-il? Ce qu'il y a de pis, c'est que les masses préfèrent
+le président à l'assemblée.
+
+Pour moi, mon cher Félix, je me tiens en dehors de toutes ces
+intrigues. Autant que mes forces me le permettent, je m'occupe de
+faire prévaloir mon programme. Tu le connais dans sa généralité.
+Voici le plan pratique: réformer la poste, le sel et les boissons;
+de là déficit dans le budget des recettes, qui sera réduit à 12 ou
+1,300 millions;--_exiger_ du pouvoir qu'il y conforme le budget des
+dépenses; lui déclarer que nous n'entendons pas qu'il dépense une
+obole de plus; le forcer ainsi à renoncer, au dehors, à toute
+_intervention_, au dedans, à toutes les _utopies socialistes_; en un
+mot exiger ces deux principes, les obtenir de la _nécessité_,
+puisque nous n'avons pu les obtenir de la _raison_ publique.
+
+Ce projet, je le pousse partout. J'en ai parlé aux ministres qui
+sont mes amis; ils ne m'ont guère écouté. Je le prêche dans les
+réunions de députés. J'espère qu'il prévaudra. Déjà les deux
+premiers actes sont accomplis; restent les boissons. Le crédit en
+souffrira pendant quelque temps, la Bourse est en émoi; mais il n'y
+a pas à reculer. Nous sommes devant un gouffre qui s'élargit sans
+cesse; il ne faut pas espérer de le fermer sans que personne en
+souffre. Le temps des ménagements est passé. Nous prêterons appui au
+président, à tous les ministres, mais nous voulons les _trois
+réformes_, non pas tant pour elles-mêmes, que comme infaillible et
+seul moyen de réaliser notre devise: _Paix et liberté._
+
+Adieu, mon ami, reçois mes voeux de nouvelle année.
+
+
+ 15 mars 1849.
+
+Mon cher Félix, tes lettres sont en effet bien rares, mais elles me
+sont douces comme cette sensation qu'on éprouve quand on revoit
+après longtemps le clocher de son village.
+
+C'est une tâche pénible que d'être et de vouloir rester patriote et
+conséquent. Par je ne sais quelle illusion d'optique, on vous
+attribue les changements qui s'opèrent autour de vous. J'ai rempli
+mon mandat dans l'esprit où je l'avais reçu; mon pays a le droit de
+changer et par conséquent de changer ses mandataires; mais il n'a
+pas le droit de dire que c'est moi qui ai changé.
+
+Tu as vu par les journaux que j'avais présenté ma motion. _Que les
+représentants restent représentants_, ai-je dit, car si la loi fait
+briller à leurs yeux d'autres perspectives, à l'instant le mandat
+est vicié, exploité; et comme il constitue l'essence même du régime
+représentatif, c'est ce régime tout entier qui est faussé dans sa
+source et dans son principe.
+
+Chose extraordinaire! Quand je suis monté à la tribune, je n'avais
+pas dix adhérents, quand j'en suis descendu, j'avais la majorité. Ce
+n'est certainement pas la puissance oratoire qui avait opéré ce
+phénomène, mais la puissance du sens commun. Les ministres et tous
+ceux qui aspirent à le devenir étaient dans les transes; on allait
+voter, quand la commission, M. Billaut en tête, a évoqué
+l'amendement. Il a été renvoyé _de droit_ à cette commission.
+Dimanche et lundi il y a eu une réaction de l'opinion d'ailleurs
+fort peu préparée, si bien que mardi chacun disait: _Les
+représentants rester représentants!_ mais c'est un danger
+effroyable, c'est pire que la Terreur!--Tous les journaux avaient
+tronqué, altéré, supprimé mes paroles, mis des absurdités dans ma
+bouche. Toutes les réunions, rue de _Poitiers_, etc., avaient jeté
+le cri d'alarme... enfin les moyens ordinaires.
+
+Bref, je suis resté avec une minorité, composée de quelques exaltés,
+qui ne m'ont pas mieux compris que les autres; mais il est certain
+que l'impression a été vive et ne s'effacera pas de sitôt. Plus de
+cent membres m'ont dit qu'ils penchaient pour ma proposition, mais
+qu'ils votaient contre, craignant de se tromper sur une innovation
+de cette importance, à laquelle ils n'avaient pas assez réfléchi.
+
+Tu me connais assez pour penser que je n'aurais pas voulu réussir
+par surprise. Plus tard, l'opinion aurait attribué à mon amendement
+toutes les calamités que le temps peut nous réserver.
+
+Au point de vue personnel, ce qu'il y a de triste c'est le
+charlatanisme qui règne ici dans les journaux. C'est un parti pris
+d'exalter certains hommes et d'en rabaisser certains autres. Que
+faire? il me serait facile d'avoir aussi un grand nombre d'amis
+dans la presse; mais il faudrait pour cela se donner un soin que je
+ne prendrai pas, la chaîne est trop lourde.
+
+Quant aux élections, j'ignore si je pourrai y assister, je n'irai
+qu'autant que l'assemblée se dissoudra: membre de la commission du
+budget, il faut bien que je reste à mon poste: que le pays m'en
+punisse s'il le veut, j'ai fait mon devoir. Je n'ai qu'une chose à
+me reprocher, c'est de n'avoir pas assez travaillé, encore j'ai pour
+excuse ma santé fort délabrée, et l'impossibilité de lutter avec mes
+faibles poumons contre les orages parlementaires. Ne pouvant parler,
+j'ai pris le parti d'écrire. Il n'est pas une question brûlante qui
+n'ait donné lieu à une brochure de moi. Il est vrai que j'y traitais
+moins la question pratique que celle de principe; en cela
+j'obéissais à la nature de mon esprit qui est de remonter à la
+source des erreurs, chacun se rend utile à sa manière. Au milieu des
+passions déchaînées, je ne pouvais exercer d'action sur les effets,
+j'ai signalé les causes; suis-je resté inactif?
+
+À la doctrine de L. Blanc, j'ai opposé mon écrit _Individualisme et
+Fraternité_.--La propriété est attaquée, je fais la brochure _Propriété
+et Loi_.--On se rejette sur la rente des terres, je fais les cinq
+articles des _Débats: Propriété et Spoliation_.--La source _pratique_ du
+communisme se montre, je fais la brochure _Protectionnisme et
+Communisme_.--Proudhon et ses adhérents prêchent la _gratuité du
+crédit_, doctrine qui gagne comme un incendie, je fais la brochure
+_Capital et Rente_.--Il est clair qu'on va chercher l'équilibre par de
+nouveaux impôts, je fais la brochure _Paix et Liberté_.--Nous sommes en
+présence d'une loi qui favorise les coalitions parlementaires, je fais
+la brochure des _Incompatibilités_. On nous menace du papier-monnaie, je
+fais la brochure _Maudit argent_.--Toutes ces brochures distribuées
+gratuitement, en grand nombre, m'ont beaucoup coûté; sous ce rapport,
+les électeurs n'ont rien à me reprocher. Sous le rapport de l'action, je
+n'ai pas non plus trahi leur confiance. Au 15 mai, dans les journées de
+juin, j'ai pris part au péril. Après cela, que leur verdict me condamne,
+je le ressentirai peut-être dans mon coeur, mais non dans ma conscience.
+
+Adieu.
+
+
+ 25 avril 1849.
+
+Mon cher Félix, les élections ont beau approcher, je ne reçois
+aucune nouvelle directe. Une bonne et affectueuse lettre de
+Domenger, voilà toute ma pitance. Je puis présumer que je suis le
+seul représentant à ce régime, qui me fait pressentir mon sort.
+D'ailleurs j'ai quelques information indirectes par Dampierre. Il ne
+m'a pas laissé ignorer que le pays a fait un mouvement, qui implique
+le retrait de cette confiance qu'il avait mise en moi. Je n'en suis
+ni surpris ni guère contrarié, _en ce qui me concerne_. Nous sommes
+dans un temps où il faut se jeter dans un des partis extrêmes si
+l'on veut réussir. Quiconque voit d'un oeil froid les exagérations
+des partis et les combat, reste délaissé et écrasé au milieu. Je
+crains que nous ne marchions vers une guerre sociale, vers la guerre
+des pauvres contre les riches, qui pourrait bien être le fait
+dominant de la fin du siècle. Les pauvres sont ignorants, violents,
+travaillés d'idées chimériques, absurdes, et le mouvement qui les
+emporte est malheureusement justifié, dans une certaine mesure, par
+des _griefs réels_, car les contributions indirectes sont pour eux
+l'_impôt progressif_ pris à rebours.--Cela étant ainsi, je ne
+pouvais avoir qu'un plan: combattre les erreurs du peuple et aller
+au-devant des _griefs fondés_, afin de ne jamais laisser la justice
+de son côté. De là mes huit ou dix brochures, et mes votes pour
+toutes les réformes financières.
+
+Mais il s'est rencontré que les riches, profitant du besoin de
+sécurité, qui est le trait saillant de l'opinion publique,
+exploitent ce besoin au profit de leur injustice. Ils restent
+froids, égoïstes, ils flétrissent tout effort qu'on fait pour les
+sauver, et ne rêvent que la restauration du petit nombre d'abus que
+la révolution a ébranlés.
+
+Dans cette situation, le choc me semble inévitable, et il sera
+terrible. Les riches comptent beaucoup sur l'armée; l'expérience du
+passé devrait les rendre un peu moins confiants à cet égard.
+
+Quant à moi, je devais déplaire aux deux partis, par cela même que
+je m'occupais plus de les combattre dans leurs torts que de
+m'enrôler sous leur bannière; moi et tous les autres hommes de
+conciliation _scientifique_, je veux dire fondée sur la justice
+expliquée par la science, nous resterons sur le carreau. La chambre
+prochaine, qui aurait dû être la même que celle-ci, sans les
+extrêmes, sera au contraire formée des deux camps exagérés; la
+prudence intermédiaire en sera bannie. S'il en est ainsi, il ne me
+reste qu'une chose à dire: Dieu protége la France! Mon ami, en
+restant dans l'obscurité, j'aurai des motifs de me consoler, si du
+moins mes tristes prévisions ne se réalisent pas. J'ai ma théorie à
+rédiger; de puissants encouragements m'arrivent fort à propos. Hier,
+je lisais dans une revue anglaise ces mots: En économie politique,
+l'école française a eu trois phases, exprimées par ces trois noms:
+Quesnay, Say, Bastiat.
+
+Certes, c'est prématurément qu'on m'assigne ce rang et ce rôle; mais
+il est certain que j'ai une idée neuve, féconde et que je crois
+vraie. Cette idée, je ne l'ai jamais développée méthodiquement. Elle
+a percé presque accidentellement dans quelques-uns de mes articles;
+et puisque cela a suffi pour qu'elle attirât l'attention des
+savants, puisqu'on lui fait déjà l'honneur de la considérer comme
+une _époque_ dans la science, je suis maintenant sûr que lorsque
+j'en donnerai la théorie complète elle sera au moins examinée.
+N'est-ce pas tout ce que je pouvais désirer? Avec quelle ardeur je
+vais mettre à profit ma retraite pour élaborer cette doctrine, ayant
+la certitude d'avoir des juges qui comprennent et qui attendent!
+
+D'un autre côté, les professeurs d'économie politique belges
+essayent d'enseigner ma _Théorie de la valeur_, mais ils tâtonnent.
+Aux États-Unis, elle a fait impression, et hier à l'assemblée, une
+députation d'Américains m'a remis une traduction de mes ouvrages. La
+préface prouve qu'on attend l'_idée_ fondamentale jusqu'ici plutôt
+indiquée que formulée. Il en est de même en Allemagne et en Italie.
+Tout cela se passe, il est vrai, dans le cercle étroit des
+professeurs; mais c'est par là que les idées font leur entrée dans
+le monde.
+
+Je suis donc prêt à accepter résolûment la vie naturellement fort
+dure qui va m'être faite. Ce qui me donne du coeur, ce n'est pas le
+_non omnis moriar_ d'Horace, mais la pensée que peut-être ma vie
+n'aura pas été inutile à l'humanité.
+
+Maintenant, où me fixerai-je pour accomplir ma tâche? Sera-ce à
+Paris? sera-ce à Mugron? Je n'ai encore rien résolu, mais je sens
+qu'auprès de toi l'oeuvre serait mieux élaborée. N'avoir qu'une
+pensée et la soumettre à un ami éclairé, c'est certainement la
+meilleure condition du succès.
+
+
+ 30 juillet 1849.
+
+Mon cher Félix, tu as vu que la prorogation, pour six semaines, a
+passé à une majorité assez faible. Je compte partir le 12 ou le 13.
+Je te laisse à penser avec quel bonheur je reverrai Mugron et mes
+parents et mes amis. Dieu veuille que l'on me laisse tout ce temps
+dans ma solitude! Avec ton concours, j'achèverai peut-être la
+première partie de mon ouvrage. J'y tiens beaucoup. Il est mal
+engagé, contient trop de controverse, sent trop le métier, etc.,
+etc.; malgré cela il me tarde de le lancer dans le monde, parce que
+je suis résolu à ne jouer aucun rôle parlementaire avant de pouvoir
+m'appuyer sur cette base. M. Thiers provoquait l'autre jour ceux qui
+croient tenir la solution du problème social. Je grillais sur mon
+banc, mais je m'y sentais cloué par l'impossibilité de me faire
+comprendre. Une fois le livre publié, j'aurai la ressource d'y
+renvoyer les hommes de peu de foi.
+
+Puisque nous devons avoir le bonheur de nous voir et de reprendre
+nos délicieuses conversations, il est inutile que je réponde à la
+partie politique de ta lettre. Nous ne pouvons nous séparer sur les
+principes; il est impossible que nous ne portions pas le même
+jugement sur les faits actuels et sur les hommes.
+
+Je porterai les livres que tu me demandes et aussi peut-être ceux
+des ouvrages qui me seront nécessaires. Rends-moi le service de
+faire dire à ma tante que je me porte à merveille et que je vais
+commencer mes préparatifs de départ.
+
+
+ Paris, 13 décembre 1849.
+
+Mon cher Félix, c'est une chose triste que notre correspondance se
+soit ainsi ralentie. Ne va pas en conclure, je t'en prie, que ma
+vieille amitié pour toi se soit refroidie; au contraire, il semble
+que le temps et la distance, ces deux grands poëtes, prêtent un
+charme au souvenir de nos promenades et de nos conversations. Bien
+souvent je regrette Mugron, et son calme philosophique, et ses
+loisirs féconds. Ici, la vie s'use à ne rien faire, ou du moins à ne
+rien produire.
+
+Hier, j'ai parlé dans la discussion des boissons. Comme j'use
+rarement de la tribune, j'ai voulu y poser nos idées. Avec un peu de
+persévérance, on les ferait triompher. Il faut bien qu'on les ait
+jugées dignes d'examen, puisque l'assemblée tout entière les a
+écoutées avec recueillement, sans qu'on puisse attribuer ce rare
+phénomène au talent ou à la renommée de l'orateur. Mais ce qui est
+affligeant, c'est que ces efforts sont perdus pour le public, grâce
+à la mauvaise constitution de la presse périodique. Chaque journal
+m'endosse ses propres pensées. S'ils se bornaient à défigurer,
+ridiculiser, j'en prendrais mon parti; mais ils me prêtent les
+hérésies mêmes que je combats. Que faire?--Au reste, je t'envoie le
+_Moniteur_; amuse-toi à comparer.
+
+Je n'ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le
+dire: notre volubilité méridionale est un fléau oratoire. Quand la
+phrase est finie, on pense à la manière dont la phrase eût dû être
+tournée. Cependant le geste, l'intonation et l'action aidant, on se
+fait comprendre des _auditeurs_. Mais cette parole sténographiée
+n'est plus qu'un tissu lâche; moi-même je n'en puis supporter la
+lecture.
+
+Nous sommes vraiment ici _over-worked_, comme disent les Anglais.
+Ces longues séances, bureaux, commissions, tout cela assomme sans
+profit. Ce sont dix heures perdues qui font perdre le reste de la
+journée; car (au moins aux têtes faibles) elles suffisent pour ôter
+la faculté du travail. Aussi quand pourrai-je faire mon second
+volume, sur lequel je compte bien plus pour la propagande que sur le
+premier? Je ne sais si on reçoit à Mugron la _Voix du Peuple_. Le
+_socialisme_ s'est renfermé aujourd'hui dans une formule, la
+_gratuité du crédit_. Il dit de lui-même: Je suis cela ou je ne suis
+rien. Donc, c'est sur ce terrain que je l'ai attaqué dans une série
+de lettres auxquelles répond Proudhon. Je crois qu'elles ont fait un
+grand bien en désillusionnant beaucoup d'adeptes égarés. Mais voici
+qui t'étonnera: la classe bourgeoise est si aveugle, si passionnée,
+si confiante dans sa force naturelle, qu'elle juge à propos de ne
+pas m'aider. Mes lettres sont dans la _Voix du peuple_, cela suffit
+pour qu'elles soient dédaignées de ces messieurs; comme si elles
+pouvaient faire du bien ailleurs. Eh! quand il s'agit de ramener les
+ouvriers, ne vaut-il pas mieux dire la vérité dans le journal qu'ils
+lisent?
+
+Mardi, je commence mon cours à la jeunesse des écoles. Tu vois que
+la besogne ne manque pas; et, pour m'arranger, ma poitrine subit un
+traitement qui me prend deux heures tous les jours. Il est vrai que
+je m'en trouve à merveille.
+
+Je ne te parle que de moi, mon cher Félix, imite cet exemple, et
+parle-moi beaucoup de toi. Si tu voulais suivre mon conseil, je
+t'engagerais fortement à faire quelque chose d'utile; par exemple,
+une série de petits pamphlets. Ils sont longs à pénétrer dans les
+masses, mais ils finissent par faire leur oeuvre.
+
+
+ Commencement de 1850.
+
+Il n'y a pas de jour, mon cher Félix, où je ne pense à te répondre.
+Toujours par la même cause, j'ai la tête si faible que le moindre
+travail m'assomme. Pour peu que je sois engagé dans quelques-unes de
+ces affaires qui commandent, le peu de temps que je puis consacrer à
+tenir une plume est absorbé; et me voilà forcé de renvoyer de jour
+en jour ma correspondance. Mais enfin, si je dois trouver de
+l'indulgence quelque part, c'est bien dans mes amis.
+
+Tu me disais, dans une lettre précédente, que tu avais un projet et
+que tu me le communiquerais. J'attends, très disposé à te seconder;
+mais s'il s'agit de journaux, je dois te prévenir que j'ai très-peu
+de relations avec eux, et tu devines pourquoi. Il serait impossible
+de se lier avec eux sans y laisser son indépendance. Je suis décidé,
+quoi qu'il arrive, à n'être pas un homme de parti. Avec nos idées,
+c'est un rôle impossible. Je sais bien qu'en ce temps s'isoler c'est
+s'annuler, mais j'aime mieux cela. Si j'avais la force que j'avais
+autrefois, le moment serait venu d'exercer une véritable action sur
+l'opinion publique, et mon éloignement de toute faction me viendrait
+en aide. Mais je vois l'occasion m'échapper, et c'est bien triste.
+Il n'y a pas de jour où l'on ne me fournisse l'occasion de dire ou
+écrire quelque vérité utile. La concordance entre tous les points de
+notre doctrine finirait par frapper les esprits, qui y sont
+d'ailleurs préparés par les nombreuses déceptions dont ils ont été
+dupes. Je vois cela, beaucoup d'amis me pressent de me jeter dans la
+mêlée, et je ne puis pas.--Je t'assure que j'apprends la
+résignation; et, quand j'en aurai besoin, je m'en trouverai bien
+pourvu.
+
+Les _Harmonies_ passent inaperçues ici, si ce n'est d'une douzaine
+de connaisseurs. Je m'y attendais; il ne pouvait en être autrement.
+Je n'ai pas même pour moi le zèle accoutumé de notre petite église,
+qui m'accuse d'hétérodoxie; malgré cela j'ai la confiance que ce
+livre se fera faire place petit à petit. En Allemagne, il a été bien
+autrement reçu. On le creuse, on le pioche, on le laboure, on y
+cherche ce qui y est et ce qui n'y est pas. Pouvais-je souhaiter
+mieux?
+
+Maintenant je demanderais au ciel de m'accorder un an pour faire le
+second volume, qui n'est pas même commencé, après quoi je chanterais
+le _Nunc dimittis_.
+
+Le socialisme se propage d'une manière effrayante; mais, comme
+toutes les contagions, en s'étendant il s'affaiblit et même se
+transforme. Il périra par là. Le nom pourra rester, mais non la
+chose. Aujourd'hui, _socialisme_ est devenu synonyme de _progrès_;
+est socialiste quiconque veut un changement _quelconque_. Vous
+réfutez _L. Blanc_, _Proudhon_, _Leroux_, _Considérant_; vous n'en
+êtes pas moins socialiste, si vous ne demandez pas le _statu quo_ en
+toutes choses. Ceci aboutit à une mystification. Un jour tous les
+hommes se rencontreront avec cette étiquette sur leur chapeau; et
+comme, pour cela, ils ne seront pas plus d'accord sur les réformes
+à faire, il faudra inventer d'autres noms, la guerre s'introduira
+parmi les socialistes. Elle y est déjà, et c'est ce qui sauve la
+France.
+
+Adieu, mon cher Félix, fais dire à ma tante que je me porte bien.
+
+
+ Paris, le 9 septembre 1850.
+
+Mon cher Félix, je t'écris au moment de me lancer dans un grand
+voyage. La maladie, que j'avais quand je t'ai vu, s'est fixée au
+larynx et à la gorge. Par la continuité de la douleur, et
+l'affaiblissement qu'elle occasionne, elle devient un véritable
+supplice. J'espère pourtant que la résignation ne me fera pas
+défaut. Les médecins m'ont ordonné de passer l'hiver à Pise;
+j'obéis, encore que ces messieurs ne m'aient pas habitué à avoir foi
+en eux.
+
+Adieu, je te quitte parce que ma tête ne me permet plus guère
+d'écrire. J'espère être plus vigoureux en route.
+
+
+ Rome, le 11 novembre 1850.
+
+Si je renvoie de jour en jour à t'écrire, mon cher Félix, c'est
+qu'il me semble toujours que sous peu j'aurai la force de me livrer
+à une longue causerie. Au lieu de cela, je suis forcé de restreindre
+toujours davantage mes lettres, soit que ma faiblesse augmente, soit
+que je me déshabitue de la plume.--Me voici dans la ville éternelle,
+mon ami, malheureusement fort peu disposé à en visiter les
+merveilles. J'y suis infiniment mieux qu'à Pise, entouré
+d'excellents amis qui m'enveloppent de la sollicitude la plus
+affectueuse. De plus, j'y ai retrouvé Eugène, qui vient passer avec
+moi une partie de la journée. Enfin, si je sors, je puis toujours
+donner à mes promenades un but intéressant. Je ne demanderais qu'une
+chose, être soulagé de ce que mon mal au larynx a d'aigu; cette
+continuité de souffrance me désole. Les repas sont pour moi de vrais
+supplices. Parler, boire, manger, avaler la salive, tousser, tout
+cela sont des opérations douloureuses. Une promenade à pied me
+fatigue, la promenade en voiture m'irrite la gorge, je ne puis pas
+travailler ni même lire sérieusement. Tu vois où j'en suis réduit.
+Vraiment, je ne serai bientôt plus qu'un cadavre qui a retenu la
+faculté de souffrir: j'espère que les soins que je suis décidé à
+prendre, les remèdes qu'on me fait, et la douceur du climat,
+adouciront bientôt un peu ma situation si déplorable.
+
+Mon ami, je ne te parlerai que vaguement d'un des objets dont tu
+m'entretiens. J'y avais déjà songé, et il doit y avoir, parmi mes
+papiers, quelque ébauche d'articles sous forme de lettres à toi
+adressées. Si la santé me revient et que je puisse faire le second
+volume des _Harmonies_, je te le dédierai. Sinon, je mettrai une
+courte dédicace à la seconde édition du premier volume. Dans cette
+dernière hypothèse, qui implique la fin de ma carrière, je pourrai
+t'exposer mon plan et te léguer la mission de le remplir.
+
+Ici on a de la peine à trouver des journaux. Il m'en est tombé un
+vieux sous la main, du temps où l'engouement était à l'amélioration
+du sort des classes ouvrières. L'avenir des ouvriers, la condition
+des ouvriers, les éternelles vertus des ouvriers, c'était le texte
+de tout livre, brochure, revue ou journal. Et penser que ce sont
+_les mêmes écrivains_, qui accablent le peuple d'injures, enrôlés
+qu'ils sont à l'une des trois dynasties qui, se disputant notre
+pauvre France, font tout le mal de la situation. Sais-tu rien de
+plus triste?
+
+Je te remercie d'avoir bien voulu envoyer quelques renseignements
+biographiques à M. Paillottet. Ma vie n'offre aucun intérêt au
+public, si ce n'est la circonstance qui m'a tiré de Mugron. Si
+j'avais su qu'on s'occupait de cette notice, j'aurais raconté ce
+fait curieux.
+
+Adieu, mon cher Félix, à moins d'être tout à fait hors d'état de
+voyager ou _tout à fait guéri_, je compte passer le mois d'avril à
+Mugron, puisqu'il m'est défendu de rentrer à Paris avant le mois de
+mai. Je gémis de ne pouvoir remplir mes devoirs de représentant,
+mais il est malheureusement certain que ce n'est pas ma faute.--En
+Italie, ainsi qu'en Espagne, on est souvent témoin du peu
+d'influence de la dévotion extérieure sur la morale.
+
+Mes souvenirs à tous les amis; donne de mes nouvelles à ma tante;
+présente mes amitiés à ta soeur.
+
+
+
+
+LETTRES DE FRÉDÉRIC BASTIAT À RICHARD COBDEN.
+
+
+ Mugron, 24 novembre 1844.
+
+MONSIEUR,
+
+Nourri à l'école de votre Adam Smith et de notre J. B. Say je
+commençais à croire que cette doctrine si simple et si claire
+n'avait aucune chance de se populariser, du moins de bien longtemps,
+car, chez nous, elle est complétement étouffée par les spécieuses
+_fallacies_ que vous avez si bien réfutées,--par les sectes
+fouriéristes, communistes, etc., dont le pays s'est momentanément
+engoué,--et aussi par l'alliance funeste des _journaux de parti_
+avec les journaux payés par les comités manufacturiers.
+
+C'est dans l'état de découragement complet où m'avaient jeté ces
+tristes circonstances, que m'étant par hasard abonné au _Globe and
+Traveller_, j'appris, et l'existence de la _Ligue_, et la lutte que
+se livrent en Angleterre la liberté commerciale et le monopole.
+Admirateur passionné de votre si puissante et si morale association,
+et particulièrement de l'homme qui paraît lui donner, au milieu de
+difficultés sans nombre, une impulsion à la fois si énergique et si
+sage, je n'ai pu contempler ce spectacle sans désirer faire aussi
+quelque chose pour la noble cause de l'affranchissement du travail
+et du commerce. Votre honorable secrétaire M. Hickin a eu la bonté
+de me faire parvenir _la Ligue_, à dater de janvier 1844, et
+beaucoup de documents relatifs à l'_agitation_.
+
+Muni de ces pièces, j'ai essayé d'appeler l'attention du public sur
+vos _proceedings_, sur lesquels les journaux français gardaient un
+silence calculé et systématique. J'ai écrit dans les journaux de
+Bayonne et de Bordeaux, deux villes naturellement placées pour être
+le berceau du mouvement. Récemment encore, j'ai fait insérer dans le
+_Journal des Économistes_ (nº 35, Paris, octobre 1844) un article
+que je recommande à votre attention. Qu'est-il arrivé? c'est que les
+journaux parisiens, à qui nos lois donnent le monopole de l'opinion,
+ont jugé la discussion plus dangereuse que le silence. Ils font donc
+le _silence_ autour de moi, bien sûrs, par ce système, de me réduire
+à l'impuissance.
+
+J'ai essayé d'organiser à Bordeaux une association pour
+l'_affranchissement des échanges_; mais j'ai échoué parce que si
+l'on rencontre quelques esprits qui souhaitent _instinctivement_ la
+liberté _dans une certaine mesure_, il ne s'en trouve pas qui la
+comprennent en principe.
+
+D'ailleurs une association n'opère que par la publicité, et il lui
+faut de l'argent. Je ne suis pas assez riche pour la doter à moi
+seul; et demander des fonds, c'eût été créer l'insurmontable
+obstacle de la méfiance.
+
+J'ai songé à établir à Paris un journal quotidien fondé sur ces deux
+données: _Liberté commerciale_; _exclusion d'esprit de parti_.--Là,
+encore, je suis venu me heurter contre des obstacles pécuniaires et
+autres, qu'il est inutile de vous exposer. Je le regretterai tous
+les jours de ma vie, car j'ai la conviction qu'un tel journal,
+répondant à un besoin de l'opinion, aurait eu des chances de
+succès.--(Je n'y renonce pas.)
+
+Enfin, j'ai voulu savoir si je pouvais avoir quelques chances d'être
+nommé député, et j'ai acquis la certitude que mes concitoyens
+m'accorderaient leurs suffrages; car j'atteignis presque la
+majorité aux dernières élections. Mais des considérations
+personnelles m'empêchent d'aspirer à cette position, que j'aurais pu
+faire tourner à l'avantage de notre cause.
+
+Forcé de restreindre mon action, je me suis mis à traduire vos
+séances de _Drury-Lane_ et de _Covent-Garden_.--Au mois de mai
+prochain, je livrerai cette traduction à la publicité. J'en attends
+de bons effets.
+
+1º Il faudra bien que l'on reconnaisse, en France, l'existence de
+l'_agitation_ anglaise contre les monopoles.
+
+2º Il faudra bien qu'on cesse de croire que la liberté n'est qu'un
+piége que l'Angleterre tend aux autres nations.
+
+3º Les arguments en faveur de la liberté du commerce auront
+peut-être plus d'effet, sous la forme vive, variée, populaire de vos
+_speeches_, que dans les ouvrages méthodiques des économistes.
+
+4º Votre _tactique_ si bien dirigée, en bas sur l'opinion, en haut
+sur le parlement, nous apprendra à agir de même et nous éclairera
+sur le parti qu'on peut tirer des institutions constitutionnelles.
+
+5º Cette publication sera un coup vigoureux porté à ces deux grands
+fléaux de notre époque: L'_esprit de parti_ et les _haines
+nationales_.
+
+6º La France verra qu'il y a en Angleterre deux opinions entièrement
+opposées, et qu'il est par conséquent absurde et contradictoire
+d'embrasser toute l'Angleterre dans la même haine.
+
+Pour que cette oeuvre fût complète, j'aurais désiré avoir quelques
+documents sur _l'origine et le commencement de la Ligue_. Un court
+historique de cette association aurait convenablement précédé la
+traduction de vos discours. J'ai demandé ces pièces à M. Hickin;
+mais ses occupations ne lui ont sans doute pas permis de me
+répondre. Mes documents ne remontent qu'à janvier 1843.--Il me
+faudrait au moins la discussion au parlement sur le tarif de 1842,
+et spécialement le discours où M. Peel proclama la vérité
+économique, sous cette forme devenue si populaire: _We must be
+allowed to buy in the cheapest market, etc._
+
+Je voudrais aussi que vous me disiez quels sont ceux de vos
+discours, soit aux meetings, soit au parlement, que vous jugez le
+plus à propos de faire traduire.--Enfin je désire que mon livre
+contienne une ou deux _free-trade discussions_ de la chambre des
+communes, et que vous ayez la bonté de me les désigner.
+
+Je m'estimerai heureux si j'obtiens une lettre de l'homme de notre
+époque à qui j'ai voué la plus vive et la plus sincère admiration.
+
+
+ Mugron, 8 avril 1845.
+
+MONSIEUR,
+
+Puisque vous me permettez de vous écrire, je vais répondre à votre
+bienveillante lettre du 12 décembre dernier. J'ai traité avec M.
+Guillaumin, libraire à Paris, pour l'impression de la traduction
+dont je vous ai entretenu.
+
+Le livre est intitulé: _Cobden et la Ligue, ou l'Agitation anglaise
+pour la liberté des échanges._ Je me suis permis de m'emparer de
+votre nom, et voici mes motifs: je ne pouvais intituler cet ouvrage
+_Anti-corn-Law-league_. Indépendamment de ce qu'il est un peu
+barbare pour les oreilles françaises, il n'aurait porté à l'esprit
+qu'une idée restreinte. Il aurait présenté la question comme
+purement _anglaise_, tandis qu'elle est humanitaire, et la plus
+humanitaire de toutes celles qui s'agitent dans notre siècle. Le
+titre plus simple: _la Ligue_, eut été trop vague et eût porté la
+pensée sur un épisode de notre histoire nationale. J'ai donc cru
+devoir le préciser, en le faisant précéder du nom de celui qui est
+reconnu pour être «l'âme de cette agitation.» Vous avez vous-même
+reconnu que les noms propres étaient quelquefois nécessaires «_to
+give point, to direct attention_.»--C'est là ma justification.
+
+Les noms propres, les réputations faites, la _mode_, en un mot, a
+tant d'influence chez nous, que j'ai cru devoir faire un autre
+effort pour l'attirer de notre côté. J'ai écrit dans le _Journal des
+Économistes_ (numéro de février 1845), une lettre à M. de Lamartine.
+Cet illustre écrivain, cédant à ce tyran _Fashion_, avait assailli
+les économistes de la manière la plus injuste et la plus
+irréfléchie, puisque, dans le même écrit, il adoptait leurs
+principes. J'ai lieu de croire, d'après la réponse qu'il a bien
+voulu m'adresser, qu'il n'est pas éloigné de se ranger parmi nous,
+et cela suffirait peut-être pour déterminer chez nous un revirement
+inattendu de l'opinion. Sans doute, un tel revirement serait bien
+précaire, mais enfin on aurait, au moins provisoirement, un public,
+et c'est ce qui nous manque. Pour moi, je ne demande qu'une chose,
+qu'on ne se bouche pas volontairement les oreilles.
+
+Permettez-moi de vous recommander, si vous en avez l'occasion, _the
+perusal_ de la lettre à laquelle je fais allusion.
+
+Je suis, Monsieur, votre respectueux serviteur.
+
+
+ Londres, 8 juillet 1845.
+
+MONSIEUR,
+
+J'ai enfin le plaisir de vous présenter un exemplaire de la
+traduction dont je vous ai plusieurs fois entretenu. En me livrant à
+ce travail, j'avais la conviction que je rendais à mon pays un
+véritable service, tant en popularisant les saines doctrines
+économiques, qu'en démasquant les hommes coupables qui s'appliquent
+à entretenir de funestes préventions nationales. Mon espérance n'a
+pas été trompée. J'en ai distribué à Paris une centaine
+d'exemplaires, et ils ont produit la meilleure impression. Des
+hommes qui, par leur position et l'objet de leurs études, devraient
+savoir ce qui se passe chez vous, ont été surpris à cette lecture.
+Ils ne pouvaient en croire leurs yeux. La vérité est que tout le
+monde en France ignore l'importance de votre _agitation_, et l'on en
+est encore à soupçonner que quelques manufacturiers cherchent à
+propager _au dehors_ des idées de liberté par pur machiavélisme
+britannique.--Si j'avais combattu directement le préjugé, je ne
+l'aurais pas vaincu. En laissant agir les _free-traders_, en les
+laissant parler, en un mot, en vous _traduisant_, j'espère lui avoir
+porté un coup auquel il ne résistera pas, pourvu que le livre soit
+lu: _That is the question._
+
+J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien m'admettre à l'honneur de
+m'entretenir un moment avec vous et de vous témoigner personnellement ma
+reconnaissance, ma sympathie et ma profonde admiration.
+
+Votre très-humble serviteur.
+
+
+ Mugron, 2 octobre 1845.
+
+Quel que soit le charme, mon cher Monsieur, que vos lettres viennent
+répandre sur ma solitude, je ne me permettrais pas de les provoquer
+par des importunités si fréquentes; mais une circonstance imprévue
+me fait un devoir de vous écrire.
+
+J'ai rencontré dans les cercles de Paris un jeune homme qui m'a paru
+plein de coeur et de talent, nommé Fonteyraud, rédacteur de la
+_Revue britannique_. Il m'écrit qu'il se propose de continuer mon
+oeuvre, en insérant dans le recueil qu'il rédige la suite des
+opérations de la Ligue; à cet effet, il veut aller en Angleterre
+pour voir par lui-même votre belle organisation, et il me demande
+des lettres pour vous, pour MM. Bright et Wilson. L'objet qu'il a en
+vue est trop utile pour que je ne m'empresse pas d'y consentir, et
+j'espère que, de votre côté, vous voudrez bien satisfaire la noble
+curiosité de M. Fonteyraud.
+
+Mais, par une seconde lettre, il m'apprend qu'il a encore un autre
+but qui, selon lui, exigerait de la part de la Ligue un appui
+effectif, et, pour tout dire, pécuniaire. Je me suis empressé de
+répondre à M. Fonteyraud que je ne pouvais pas vous entretenir d'un
+projet que je ne connais que très-imparfaitement. Je ne lui ai pas
+laissé ignorer d'ailleurs que, selon moi, toute action exercée sur
+l'opinion publique, en France, et qui paraîtrait dirigée par le
+doigt et l'or de l'Angleterre, irait contre son but, en renforçant
+des préventions enracinées et que beaucoup d'habiles gens ont
+intérêt à exploiter. Si donc M. Fonteyraud exécute son voyage,
+veuillez, ainsi que MM. Bright et Wilson, juger par vous-même de ses
+projets et me considérer comme totalement étranger aux entreprises
+qu'il médite. Je me hâte de quitter ce sujet, pour répondre à votre
+si affectueuse lettre du 23 septembre.
+
+J'apprends avec peine que votre santé se ressent de vos immenses
+travaux tant privés que publics. On ne saurait, certes, la
+compromettre dans une plus belle cause; chacune de vos souffrances
+vous rappellera de nobles actions; mais c'est là une triste
+consolation, et je n'oserais pas la présenter à tout autre qu'à
+vous; car, pour la comprendre, il faut avoir votre abnégation, votre
+dévouement au bien public. Mais enfin votre oeuvre touche à son
+terme, les ouvriers ne manquent plus autour de vous, et j'espère que
+vous allez enfin chercher des forces au sein du repos.
+
+Depuis ma dernière lettre, un mouvement que je n'espérais pas s'est
+manifesté dans la presse française. Tous les journaux de Paris et un
+grand nombre des journaux de province ont rendu compte, à l'occasion
+de mon livre, de l'agitation contre les lois-céréales. Ils n'en ont
+pas, il est vrai, saisi toute la portée; mais enfin l'opinion
+publique est éveillée. C'était le point essentiel, celui auquel
+j'aspirais de toute mon âme; il s'agit maintenant de ne pas la
+laisser retomber dans son indifférence, et si j'y puis quelque
+chose, cela n'arrivera pas.
+
+Votre lettre m'est parvenue le lendemain du jour où nous avons eu
+une élection. C'est un homme de la cour qui a été nommé. Je n'étais
+pas même candidat. Les électeurs sont imbus de l'idée que leurs
+suffrages sont un don précieux, un service important et personnel.
+Dès lors ils exigent qu'on le leur demande. Ils ne veulent pas
+comprendre que le mandat parlementaire est leur propre affaire; que
+c'est sur eux que retombent les conséquences d'une confiance bien ou
+mal placée, et que c'est par conséquent à eux à l'accorder avec
+discernement sans attendre qu'on la sollicite, qu'on la leur
+arrache.--Pour moi, j'avais pris mon parti de rester dans mon coin,
+et, comme je m'y attendais, on m'y a laissé. Il est probable que,
+dans un an, nous aurons en France les élections générales. Je doute
+que d'ici là les électeurs soient revenus à des idées plus justes.
+Cependant un grand nombre d'entre eux paraissent décidés à me
+porter. Mes efforts en faveur de notre industrie vinicole seront
+pour moi un titre efficace et que je puis avouer. Aussi, j'ai vu
+avec plaisir que vous étiez disposé à seconder les vues que j'ai
+exposées dans la lettre que la _League_ a reproduite[16]. Si vous
+pouvez obtenir que ce journal appuie le principe du droit _ad
+valorem_ appliqué aux vins, cela donnerait à ma candidature une base
+solide et honorable. Au fait, dans ma position, la députation est
+une lourde charge; mais l'espoir de contribuer à former, au sein de
+notre parlement, un noyau de _free-traders_ me fait passer
+par-dessus toutes les considérations personnelles. Quand je viens à
+penser qu'il n'y a pas, dans nos deux chambres, un homme qui ose
+avouer le principe de la liberté des échanges, qui en comprenne
+toute la portée, ou qui sache le soutenir contre les sophismes du
+monopole, j'avoue que je désire au fond du coeur m'emparer de cette
+place vide, que j'aperçois dans notre enceinte législative, quoique
+je ne veuille rien faire pour cela qui tende à fausser de plus en
+plus les idées dominantes en fait d'élections. Essayons de mériter
+la confiance, et non de la surprendre.
+
+ [Note 16: V. ci-après l'écrit intitulé: _De l'avenir du
+ commerce des vins entre la France et la Grande-Bretagne._
+ (_Note de l'éditeur._)]
+
+Je vous remercie des conseils judicieux que vous me donnez, en
+m'indiquant la marche qui vous semble le mieux adaptée aux
+circonstances de notre pays, pour la propagation des doctrines
+économiques. Oui, vous avez raison, je conçois que chez nous la
+diffusion des lumières doit procéder de haut en bas. Instruire les
+masses est une tâche impossible, puisqu'elles n'ont ni le droit, ni
+l'habitude, ni le goût des grandes assemblées et de la discussion
+publique. C'est un motif de plus pour que j'aspire à me mettre en
+contact avec les classes les plus éclairées et les plus influentes,
+_through_ la députation.
+
+Vous me faites bien plaisir en m'annonçant que vous avez de bonnes
+nouvelles des États-Unis. Je ne m'y attendais pas. L'Amérique est
+heureuse de parler la même langue que la Ligue. Il ne sera pas
+possible à ses monopoleurs de soustraire à la connaissance du public
+vos arguments et vos travaux. Je désirerais que vous me dissiez,
+quand vous aurez l'occasion de m'écrire, quel est le journal
+américain qui représente le plus fidèlement l'école économiste. Les
+circonstances de ce pays ont de l'analogie avec les nôtres, et le
+mouvement _free-trader_ des États-Unis ne pourrait manquer de
+produire en France une forte et bonne impression, s'il était
+connu.--Pour épargner du temps, vous pourriez faire prendre pour moi
+un abonnement d'un an, et prier M. Fonteyraud de vous rembourser. Il
+me sera plus facile de lui faire remettre le prix que de vous
+l'envoyer.
+
+J'accepte avec grand plaisir votre offre d'_échanger_ une de vos
+lettres contre deux des miennes. Je trouve que vous sacrifiez encore
+ici la _fallacy_ de la _réciprocité_: car assurément c'est moi qui
+gagnerai le plus, et vous ne recevrez pas _valeur_ contre _valeur_.
+Vu vos importantes occupations, j'aurais bien souscrit à vous écrire
+trois fois. Si jamais je suis député, nous renouvellerons les bases
+du contrat.
+
+
+ Mugron, 13 décembre 1845.
+
+Mon cher Monsieur, me voilà bien redevable envers vous, car vous avez
+bien voulu, au milieu de vos nobles et rudes travaux, vous relâcher de
+cette convention que j'avais acceptée avec reconnaissance, «une lettre
+pour deux;» mais je n'ai malheureusement que trop d'excuses à invoquer,
+et pendant que tous vos moments sont si utilement consacrés au bien
+public, les miens ont été absorbés par la plus grande et la plus intime
+douleur qui pût me frapper ici-bas[17].
+
+ [Note 17: La mort d'une parente. (_Note de l'éditeur._)]
+
+J'attendais pour vous écrire d'avoir des nouvelles de M. Fonteyraud.
+Il fallait bien que je susse en quels termes vous remercier de
+l'accueil que vous lui avez fait, à ma recommandation. J'étais bien
+tranquille à cet égard; car j'avais appris indirectement qu'il était
+enchanté de son voyage et enthousiasmé des ligueurs. J'apprends avec
+plaisir que les ligueurs n'ont pas été moins satisfaits de lui.
+Quoique je l'aie peu connu, j'avais jugé qu'il avait en lui de quoi
+se recommander lui-même. Il n'a pas eu, sans doute, le loisir de
+m'écrire encore.
+
+À ce sujet, vous revenez sur mon séjour auprès de vous, et les
+excuses que vous m'adressez me rendent tout confus. À l'exception
+des deux premiers jours, où, par des circonstances fortuites, je me
+trouvai isolé à Manchester, et où mon moral subit sans doute la
+triste influence de votre étrange climat (influence que je laissai
+trop percer dans ce billet inconvenant auquel vous faites
+allusion), à l'exception de ces deux jours, dis-je, j'ai été accablé
+de soins et de bontés par vous et vos amis, MM. John et Thomas
+Bright, Paulton, Wilson, Smith, Ashworth, Evans et bien d'autres; et
+je serais bien ingrat si, parce qu'il y avait élection à Cambridge
+pendant ces deux jours, je ne me souvenais que de ce moment de
+_spleen_ pour oublier ceux que vous avez entourés de bienveillance
+et de charme. Croyez, mon cher Monsieur, que notre dîner de Chorley,
+votre entretien si instructif avec M. Dyer, chez M. Thomas Bright,
+ont laissé dans ma mémoire et dans mon coeur des souvenirs
+ineffaçables.--Vous voulez m'inviter à renouveler ma visite. Cela
+n'est pas tout à fait irréalisable; voici comment les choses
+pourraient s'arranger. Il est probable que cet été la grande
+question sera décidée; et, comme un vaillant combattant, vous aurez
+besoin de prendre quelque repos et de panser vos blessures. Comme la
+parole a été votre arme principale, c'est son organe qui aura le
+plus souffert en vous; et vous avez fait quelque allusion à l'état
+de votre santé dans votre lettre précédente. Or, nous avons dans nos
+Pyrénées des sources merveilleuses pour guérir les poitrines et les
+larynx fatigués. Venez donc passer en famille une saison aux
+Pyrénées. Je vous promets, soit d'aller vous chercher, soit de vous
+reconduire, à votre choix.--Ce voyage ne sera pas perdu pour la
+cause. Vous verrez notre population vinicole; vous vous ferez une
+idée de l'esprit qui l'anime, ou plutôt ne l'anime pas. En passant à
+Paris, je vous mettrai en relations avec tous nos frères en économie
+politique et en philanthropie rationnelle. Je me plais à croire que
+ce voyage laisserait d'heureuses traces dans votre santé, dans vos
+souvenirs, et aussi dans le mouvement des esprits en France,
+relativement à l'affranchissement du commerce. Bordeaux est aussi
+une ville que vous verrez avec intérêt. Les esprits y sont prompts
+et ardents; il suffit d'une étincelle pour les enflammer, et elle
+pourrait bien partir de votre bouche.
+
+Je vous remercie, mon cher Monsieur, de l'offre que vous me faites
+relativement à ma traduction. Permettez-moi cependant de ne pas
+l'accepter. C'est un sacrifice personnel que vous voulez ajouter à
+tant d'autres, et je ne dois pas m'y prêter.
+
+Je sens que le titre de mon livre ne vous permet pas de réclamer
+l'intervention de la _Ligue_. Dès lors, laissons mon pauvre volume vivre
+ou mourir tout seul.--Mais je ne puis me repentir d'avoir attaché votre
+nom, en France, à l'histoire de ce grand mouvement. En cela j'ai
+peut-être froissé un peu vos dignes collaborateurs, et cette injustice
+involontaire me laisse quelques remords. Mais véritablement, pour
+exciter et fixer l'attention, il faut chez nous qu'une doctrine
+s'incarne dans une individualité, et qu'un grand mouvement soit
+représenté et résumé dans un nom propre. Sans la grande figure
+d'O'Connell, l'agitation irlandaise passerait inaperçue de nos
+journaux.--Et voyez ce qui est arrivé. La presse française se sert
+aujourd'hui de votre nom pour désigner, en économie politique, le
+principe orthodoxe. C'est une ellipse, une manière abrégée de parler. Il
+est vrai que ce principe est encore l'objet de beaucoup de contestations
+et même de sarcasmes. Mais il grandira, et à mesure votre nom grandira
+avec lui. L'esprit humain est ainsi fait. Il a besoin de drapeaux, de
+bannières, d'incarnations, de noms propres; et en France plus
+qu'ailleurs. Qui sait si votre destinée n'excitera pas chez nous
+l'émulation de quelque homme de génie?
+
+Je n'ai pas besoin de vous dire avec quel intérêt, quelle anxiété,
+je suis le progrès de votre _agitation_. Je regrette que M. Peel se
+soit laissé devancer. Sa supériorité personnelle et sa position le
+mettent à même de rendre à la cause des services plus immédiatement
+réalisables, peut-être, que ceux qu'elle peut attendre de Russell;
+et je crains que l'avénement d'un ministère whig n'ait pour
+résultat de recomposer une opposition aristocratique formidable, qui
+vous prépare de nouveaux combats.
+
+Vous voulez bien me demander ce que je fais dans ma solitude. Hélas,
+cher Monsieur, je suis fâché d'avoir à vous répondre par ce honteux
+monosyllabe: _Rien._--La plume me fatigue, la parole davantage, en
+sorte que si quelques pensées utiles fermentent dans ma tête, je
+n'ai plus aucun moyen de les manifester au dehors. Je pense
+quelquefois à notre infortuné André Chénier. Quand il fut sur
+l'échafaud, il se tourna vers le peuple et dit en se frappant le
+front: «C'est dommage, j'avais quelque chose là.» Et moi aussi, il
+me semble que «j'ai quelque chose là.»--Mais qui me souffle cette
+pensée? Est-ce la conscience d'une valeur réelle? est-ce la fatuité
+de l'orgueil?... Car quel est le sot barbouilleur qui de nos jours
+ne croie avoir aussi «quelque chose là?»
+
+Adieu, mon cher Monsieur, permettez-moi, à travers la distance qui
+nous sépare, de vous serrer la main bien affectueusement.
+
+_P. S._ J'ai des relations fréquentes avec Madrid, et il me sera
+facile d'y envoyer un exemplaire de ma traduction.
+
+
+ Mugron, 13 janvier 1846.
+
+Mon cher Monsieur, quelle reconnaissance ne vous dois-je pas pour
+vouloir bien songer à moi, au milieu d'occupations si pressantes et
+si propres à exciter au plus haut point votre intérêt! C'est le 23
+que vous m'avez écrit, le jour même de cet étonnant meeting de
+Manchester, qui n'a certes pas de précédent dans l'histoire. Honneur
+aux hommes du Lancastre! Ce n'est pas seulement la _liberté du
+commerce_ que le monde leur devra, mais encore l'art éclairé, moral
+et dévoué de l'agitation. L'humanité connaît enfin l'_instrument_ de
+toutes les réformes.--En même temps que votre lettre, m'est parvenu
+le numéro du _Manchester Guardian_ où se trouve la relation de cette
+séance. Comme j'avais vu, quelques jours avant, le compte rendu de
+votre première réunion à Manchester, dans le _Courrier français_,
+j'ai pensé que l'opinion publique était maintenant éveillée en
+France, et je n'ai pas cru nécessaire de traduire _the report of
+your proceeding_. J'en suis fâché maintenant, car je vois que ce
+_grand fait_ n'a pas produit ici une impression proportionnée à son
+importance.
+
+Que je vous félicite mille fois, mon cher Monsieur, d'avoir refusé
+une position officielle dans le cabinet whig.--Ce n'est pas que vous
+ne soyez bien capable et bien digne du pouvoir. Ce n'est pas même
+que vous n'y puissiez rendre de grands services. Mais, au siècle où
+nous sommes, on est si imbu de l'idée que quiconque paraît se
+consacrer au bien public, travaille en effet pour soi; on comprend
+si peu le dévouement à un principe, que l'on ne peut croire au
+désintéressement; et certes, vous aurez fait plus de bien par cet
+exemple d'abnégation et par l'effet moral qu'il produira sur les
+esprits, que vous n'en eussiez pu faire au banc ministériel.
+J'aurais voulu vous embrasser, mon cher Monsieur, quand vous m'avez
+appris, par cette conduite, que votre coeur est à la hauteur de
+votre intelligence.--Vos procédés ne resteront pas sans récompense;
+vous êtes dans un pays où l'on ne décourage pas la probité politique
+par le ridicule.
+
+Puisqu'il s'agit de dévouement, cela me servira de transition pour
+passer à l'autre partie de votre bonne lettre. Vous me conseillez
+d'aller à Paris. Je sens moi-même que, dans ce moment décisif, je
+devrais être à mon poste. Mon propre intérêt l'ordonne autant que le
+bien de la cause.--Depuis deux mois, nos journaux débitent sur la
+_Ligue_ un tas d'absurdités, ce qu'ils ne pourraient faire si
+j'étais à Paris, parce que je n'en laisserais pas échapper une sans
+la combattre.--D'un autre côté, mieux instruit que bien d'autres
+sur la portée de votre mouvement, j'acquerrais dans le public une
+certaine autorité.--Je vois tout cela, et cependant je languis dans
+une bourgade du département des Landes.--Pourquoi? Je crois vous en
+avoir dit quelques mots dans une de mes lettres.--Je suis ici dans
+une position honorable et tranquille, quoique modeste. À Paris, je
+ne pourrais me suffire qu'en tirant parti de ma plume, chose que je
+ne blâme pas chez les autres, mais pour laquelle j'éprouve une
+répugnance invincible.--Il faut donc vivre et mourir dans mon coin,
+comme Prométhée sur son rocher.
+
+Vous aurez peut-être une idée de la souffrance morale que j'éprouve,
+quand je vous dirai qu'on a essayé d'organiser une _Ligue_ à Paris.
+Cette tentative a échoué et devait échouer. La proposition en a été
+faite dans un dîner de vingt personnes où assistaient deux
+ex-ministres. Jugez comme cela pouvait réussir! Parmi les convives,
+l'un veut 1/2 liberté, l'autre 1/4 liberté, l'autre 1/8 liberté,
+trois ou quatre peut-être sont prêts à demander la liberté en
+_principe_. Allez-moi faire avec cela une association unie, ardente,
+dévouée. Si j'eusse été à Paris, une telle faute n'eût pas été
+commise. J'ai trop étudié ce qui fait la force et le succès de votre
+organisation.--Ce n'est pas du milieu d'hommes fortuitement
+assemblés que peut surgir une ligue vivace. Ainsi que je l'écrivais
+à M. Fonteyraud, ne soyons que dix, que cinq, que deux s'il le faut,
+mais élevons le drapeau de la liberté absolue, du principe absolu;
+et attendons que ceux qui ont la même foi se joignent à nous. Si le
+hasard m'avait fait naître avec une fortune plus assurée, avec dix à
+douze mille francs de rente, il y aurait en ce moment une ligue en
+France, bien faible sans doute, mais portant dans son sein les deux
+principes de toute force, la vérité et le dévouement.
+
+Sur votre recommandation, j'ai offert mes services à M. Buloz. S'il
+m'avait chargé de l'article à insérer dans la _Revue des deux
+Mondes_, j'aurais continué l'histoire si intéressante de la _Ligue_
+jusqu'à la fin de la crise ministérielle. Mais il ne m'a pas même
+répondu.--Je crains bien que ces directeurs de journaux ne voient,
+dans les événements les plus importants, qu'une occasion de
+satisfaire la curiosité de _l'abonné_, prêts à crier, selon
+l'occurrence: Vive le roi, vive la Ligue!
+
+La chambre de commerce de Bordeaux vient d'élever la bannière de la
+liberté commerciale. Malheureusement elle prend selon moi un texte
+trop restreint: _l'Union douanière entre la France et la Belgique._
+Je vais lui adresser une lettre où je m'efforcerai de lui faire voir
+qu'elle aurait bien plus de puissance si elle se vouait à la cause
+du _principe_, et non à celle d'une application spéciale à tel ou
+tel traité.--C'est la _fallacy_ de la réciprocité qui paralyse les
+efforts de cette chambre.--Les traités lui sourient parce qu'elle y
+voit la stipulation possible d'_avantages réciproques_, de
+_concessions réciproques_, et même de _sacrifices réciproques_. Sous
+ces apparences libérales, se cache toujours la pensée funeste que
+l'importation en elle-même est un mal, et qu'on ne le doit tolérer
+qu'après avoir amené l'étranger à tolérer de son côté notre
+_exportation_. Comme modèle à suivre, j'accompagnerai ma lettre
+d'une copie de la fameuse délibération de la _chambre de commerce_
+de Manchester des 13 et 20 décembre 1838.--Pourquoi la chambre de
+commerce de Bordeaux ne prendrait-elle pas en France la généreuse
+initiative qu'a prise en Angleterre la chambre de commerce de
+Manchester?
+
+Connaissant vos engagements si étendus, j'ose à peine vous demander
+de m'écrire. Cependant, veuillez vous rappeler, de temps en temps,
+que vos lettres sont le baume le plus efficace pour calmer les
+ennuis de ma solitude et les tourments qui naissent du sentiment de
+mon inutilité.
+
+
+ Mugron, 9 février 1846.
+
+Mon cher Monsieur, au moment où vous recevrez cette lettre vous
+serez dans le _coup de feu_ de la discussion. J'espère pourtant que
+vous trouverez un moment pour notre France; car, malgré ce que vous
+me dites d'intéressant sur l'état des choses chez vous, je ne vous
+en parlerai pas. Je n'aurais rien à vous dire, et il me faudrait
+perdre un temps précieux à exprimer des sentiments d'admiration et
+de bonheur dont vous ne doutez pas. Parlons donc de la France. Mais
+avant je veux en finir avec la question anglaise. Je n'ai rien vu,
+dans votre _Peel's measure_, concernant les vins. C'est certainement
+une grande faute contre l'économie politique et contre la
+politique.--Un dernier vestige _of the Policy of reciprocal
+treaties_ se montre dans cette omission, ainsi que dans celle du
+_timber_. C'est une tache dans le projet de M. Peel; et elle
+détruira, dans une proportion énorme, l'effet moral de l'ensemble,
+précisément sur les classes, en France et dans le Nord, qui étaient
+les mieux disposées à recevoir ce haut enseignement. Cette lacune et
+cette phrase: _We shall beat all other nations_, ce sont deux grands
+aliments jetés à nos préjugés; ils vivront longtemps là-dessus. Ils
+verront là la pensée secrète, la pensée machiavélique de la _perfide
+Albion_. De grâce, proposez un amendement. Quel que soit
+l'absolutisme de M. Peel, il ne résistera pas à vos arguments.
+
+Je reviens en France (d'où je ne suis guère sorti). Plus je vais,
+plus j'ai lieu de me féliciter d'une chose qui m'avait donné d'abord
+quelques soucis. C'est d'avoir mis votre nom sur le titre de mon
+livre. Votre nom est maintenant devenu populaire dans mon pays, et
+avec votre nom, votre cause. On m'accable de lettres; on me demande
+des détails; les journaux s'offrent à moi, et l'Institut de France
+m'a élu membre correspondant, M. Guizot et M. Duchâtel ayant voté
+pour moi. Je ne suis pas assez aveugle pour m'attribuer ces succès;
+je les dois à _l'à-propos_, je les dois à ce que les temps sont
+venus, et je les apprécie, non pour moi, mais comme moyens d'être
+utile. Vous serez surpris que tout cela ne m'ait pas déterminé à
+m'installer à Paris. En voici le motif: Bordeaux prépare une grande
+démonstration, trop grande selon moi, car elle embrassera force gens
+qui se croient _free-traders_ et ne le sont pas plus que M.
+Knatchbull. Je crois que mon rôle en ce moment est de mettre à
+profit la connaissance des procédés de la _Ligue_, pour veiller à ce
+que notre association se forme sur des bases solides. Peut-être vous
+enverra-t-on le _Mémorial bordelais_ où j'insère une série
+d'articles sur ce sujet. J'insiste et j'insisterai jusqu'au bout,
+pour que notre Ligue, comme la vôtre, s'attache à un principe
+absolu; et si je ne réussis pas en cela, je l'abandonnerai.
+
+Voilà ma crainte.--En demandant une _sage_ liberté, une protection
+_modérée_, on est sûr d'avoir à Bordeaux beaucoup de sympathies, et
+cela séduira les fondateurs. Mais où cela les mènera-t-il? à la tour
+de Babel.--C'est le _principe_ même de la protection que je veux
+battre en brèche. Jusqu'à ce que cette affaire soit décidée, je
+n'irai pas à Paris.--On m'annonce qu'une réunion de quarante à
+cinquante négociants va avoir lieu à Bordeaux. C'est là qu'on doit
+jeter les bases d'une ligue, sur laquelle je suis invité à donner
+mon avis. Vous rappelez-vous que nous avons vainement cherché
+ensemble votre _règlement_ dans l'_Anti-Bread-tax circular_? Combien
+je regrette aujourd'hui que nous n'ayons pu réussir à le trouver! Si
+M. Paulton voulait dépenser une heure à le chercher, elle ne serait
+pas perdue; car je tremble que notre Ligue n'adopte des bases
+vacillantes. Après cette réunion, il y aura un grand _meeting_ à la
+bourse pour lever un _League-fund_. C'est le maire de Bordeaux qui
+se place à la tête du mouvement.
+
+J'avais connaissance de l'adresse que vous avez reçue de la société
+des économistes, mais je ne l'ai pas lue; puisse-t-elle être digne
+de vous et de notre cause!
+
+Pardon de vous entretenir si longtemps de notre France. Mais vous
+comprendrez que les faibles vagissements qu'elle fait entendre
+m'intéressent presque autant que les virils accents de sir Robert.
+
+Une fois que l'affaire bordelaise sera réglée, je me rendrai à
+Paris. L'espoir de votre visite me décide.
+
+Je vais dresser un plan pour la distribution de 50 exemplaires de ma
+traduction.
+
+
+ Bordeaux, février 1846.
+
+Mon cher Monsieur, vous apprendrez sans doute avec intérêt qu'une
+démonstration se fait à Bordeaux dans le sens du _free-trade_.
+Aujourd'hui l'association s'est constituée. Le maire de Bordeaux a
+été nommé président. Avant peu la souscription va s'ouvrir et on
+espère qu'elle produira une centaine de mille francs. Voilà un beau
+résultat. Je n'ose concevoir de grandes espérances, et je crains que
+nos commencements un peu timides ne nous suscitent plus tard des
+obstacles. On n'a pas osé poser hardiment le principe. On se borne à
+dire que l'association réclame l'abolition, _le plus promptement
+possible_, des droits protecteurs. Ainsi la question de gradation
+est réservée, et votre _total_, _immediate_ n'a pu passer. Vu l'état
+peu avancé des esprits en cette matière, il eût été inutile
+d'insister, et il faut espérer que l'association, qui a pour but
+d'éclairer les autres, aura pour effet de s'éclairer elle-même.
+
+Quand cette affaire sera organisée, je suis décidé à aller à Paris.
+Plusieurs lettres me sont parvenues, d'après lesquelles je dois
+croire que cette immense branche d'industrie qu'on nomme _articles
+Paris_ est disposée à faire un mouvement. J'ai cru que mon devoir
+était de mettre de côté les raisons personnelles que je puis avoir
+de rester dans mon coin. Soyez sûr que je fais à la cause un
+sacrifice qui a quelque mérite, en ce qu'il n'a rien d'apparent.
+
+Depuis un mois, mon volume a un succès extraordinaire à Bordeaux. Le
+ton prophétique avec lequel j'annonçais la réforme m'a fait une
+réputation que je ne mérite guère, car je n'ai eu qu'à être l'écho
+de la Ligue. Mais enfin, j'en profite pour faire de la propagande.
+Quand je serai à Paris, je me consulterai pour savoir s'il ne serait
+pas à propos de faire une seconde édition dans un format _à bon
+marché_. Je ne doute pas que l'association bordelaise ne vienne en
+aide au besoin. Vous m'éviteriez un travail immense si vous me
+désigniez deux discours de MM. Bright, Villiers et autres, après
+avoir pris leur avis. Cela m'éviterait de relire les trois volumes
+de la _Ligue_. Il faudrait que ces messieurs indiquassent les
+discours où ils ont traité la question au point de vue le plus élevé
+et le plus général; où ils ont combattu les _fallacies_ les plus
+universellement répandues, surtout la _réciprocité_. J'y joindrai
+des observations, des renseignements statistiques et des portraits.
+Enfin il faudra aussi m'indiquer quelques séances du parlement, et
+principalement les plus orageuses, celles où les _free-traders_ ont
+été attaqués avec le plus d'acharnement. Un pareil ouvrage, vendu à
+3 francs, fera plus que dix traités d'économie politique. Vous ne
+pouvez pas vous imaginer le bien que fait à Bordeaux la première
+édition.
+
+Je ne puis m'empêcher de déplorer que votre _Premier_ ait manqué
+l'occasion de frapper l'Europe d'étonnement. Si, au lieu de dire:
+«J'ai besoin de nouveaux subsides pour augmenter nos forces de terre
+et de mer,» il avait dit: «Puisque nous adoptons le principe de la
+liberté commerciale, il ne peut plus être question de _débouchés_ et
+de colonies. Nous renonçons à l'Orégon, peut-être même au Canada.
+Nos différends avec les États-Unis disparaissent, et je propose une
+réduction de nos forces de terre et de mer.»--S'il eût tenu ce
+langage, il y aurait eu, pour l'effet, autant de différence entre ce
+discours et les traités d'économie politique que nous sommes encore
+réduits à faire, qu'il y en a entre le soleil et des traités sur la
+lumière. L'Europe aurait été convertie en un an, et l'Angleterre y
+aurait gagné de _trois_ côtés. Je me dispense de les énumérer, car
+je suis accablé de fatigue.
+
+
+ Paris, 16 mars 1846.
+
+Mon cher Monsieur, j'ai tardé quelques jours à répondre à votre
+bonne et instructive lettre. Ce n'est pas que je n'eusse bien des
+choses à vous dire, mais le temps me manquait; aujourd'hui même, je
+ne vous écris que pour vous annoncer mon arrivée à Paris. Si j'avais
+pu hésiter à y venir, l'espoir que vous me donnez de vous y voir
+bientôt aurait suffi pour m'y décider.
+
+Bordeaux est vraiment en _agitation_. Il a été _de mode_ de
+s'associer à cette oeuvre, il m'a été impossible de suivre mon plan,
+qui était de borner l'association aux personnes _convaincues_. La
+_furia francese_ m'a débordé. Je prévois que ce sera un grand
+obstacle pour l'avenir; car déjà, quand on a voulu faire une
+pétition aux chambres pour fixer nos prétentions, des dissidences
+profondes se sont révélées.--Quoi qu'il en soit, on lit, on étudie,
+et c'est beaucoup. Je compte sur l'agitation elle-même pour éclairer
+ceux qui la font. Ils ont pour but d'instruire les autres et ils
+s'instruiront eux-mêmes.
+
+Arrivé hier soir, je ne puis vous rien dire par ce courrier.
+J'aimerais mieux mille fois réussir à former un noyau d'hommes bien
+convaincus que de provoquer une manifestation bruyante comme celle
+de Bordeaux.--Je sais que l'on parle déjà de _modération_, de
+_réformes progressives_, d'_experiments_. Si je le puis, je
+conseillerai à ces gens-là de former entre eux une association sur
+ces bases et de nous laisser en former une autre sur le terrain du
+principe abstrait et absolu: _no protection_, bien convaincu que la
+nôtre absorbera la leur.
+
+
+ Paris, 25 mars 1846.
+
+Mon cher Monsieur, dès la réception de votre lettre, j'ai remis à M.
+Dunoyer votre réponse à l'adresse de notre société d'économistes. Je
+viens de la traduire et elle n'a paru rien contenir qui puisse avoir
+des inconvénients à la publicité. Seulement, nous ne savons trop où
+faire paraître ce précieux document. Le _Journal des Économistes_ ne
+paraîtra que vers le 20 avril. C'est bien tard. Beaucoup de journaux
+sont engagés avec le monopole, beaucoup d'autres avec l'anglophobie,
+et beaucoup d'autres sont sans valeur. Une démarche va être faite
+auprès du _Journal des Débats_. Je vous en dirai l'effet par
+post-scriptum.--Assurément, il n'y a rien dans votre lettre que de
+pur, noble, vrai et cosmopolite, comme dans votre coeur. Mais notre
+nation est si susceptible, elle est d'ailleurs si imbue de l'idée
+que la liberté commerciale est bonne pour vous et mauvaise pour
+nous,--que vous ne l'avez adoptée, _en partie_, que par
+machiavélisme et pour nous entraîner dans cette voie,--ces idées,
+dis-je, sont si répandues, si populaires, que je ne sais si la
+publication de votre adresse ne sera pas inopportune au moment où
+nous formons une association. On ne manquera pas de dire que nous
+sommes dupes de la _perfide Albion_. Des hommes qui savent que si
+_deux et deux font quatre_ en Angleterre, ils ne font pas _trois_ en
+France, rient de ces préjugés. Cependant, il me paraît prudent de
+les dissiper plutôt que de les heurter. C'est pourquoi je soumettrai
+encore la question de la publicité à quelques hommes éclairés avec
+lesquels je me réunis ce soir, et je vous ferai connaître demain le
+résultat de cette conférence.
+
+J'ai souligné le mot _en partie_, voici pourquoi: notre principal
+point d'appui pour l'agitation est la classe commerciale, les
+négociants. Ils vivent sur les échanges et en désirent le plus
+possible. Ils ont d'ailleurs l'habitude de conduire les affaires.
+Sous ce double rapport, ils sont nos meilleurs auxiliaires.
+Cependant ils tiennent au monopole par un côté, le côté maritime, la
+protection à la navigation nationale, en un mot ce qu'on nomme la
+_surtaxe_.
+
+Or, il arrive que tous nos armateurs sont frappés de cette idée que,
+dans son plan financier, sir Robert Peel n'a pas modifié votre acte
+de navigation, qu'il a laissé en cette matière la protection dans
+toute sa force; et je vous laisse à penser les conséquences qu'ils
+en tirent. Je crois me rappeler que votre acte de navigation fut
+modifié par Huskisson. J'ai votre tarif et je n'y aperçois nulle
+part que les denrées apportées par navires étrangers y soient
+soumises à une taxe différentielle. Je voudrais bien être fixé sur
+cette question, et si vous n'avez pas le temps de m'en instruire, ne
+pourriez-vous pas prier M. Paulton ou M. James Wilson de m'écrire à
+ce sujet une lettre assez étendue?
+
+Maintenant je vous dirai un mot de notre association. Je commence à
+être un peu découragé par la difficulté, même matérielle, de faire
+quelque chose à Paris. Les distances sont énormes, on perd tout son
+temps dans les rues, et, depuis dix jours que je suis ici, je n'ai
+pas employé utilement deux heures. Je me déciderais à abandonner
+l'entreprise, si je ne voyais les éléments de quelque chose d'utile.
+Des pairs, des députés, des banquiers, des hommes de lettres, tous
+ayant un nom connu en France, consentent à entrer dans notre
+société; mais ils ne veulent pas faire les premiers pas. À supposer
+qu'on finisse par les réunir, je ne pense pas qu'on puisse compter
+sur un concours bien actif de la part de gens si occupés, si
+emportés par le tourbillon des affaires et des plaisirs. Mais leur
+nom seul aurait un grand effet en France et faciliterait des
+associations semblables et plus pratiques à Marseille, Lyon, le
+Havre et Nantes. Voilà pourquoi je suis résolu à perdre deux mois
+ici. En outre, la société de Paris aura l'avantage de donner un peu
+de courage aux députés _free-traders_, qui, jusqu'ici abandonnés par
+l'opinion, n'osaient avouer leurs principes.
+
+Je n'ai pas d'ailleurs perdu de vue ce que vous me disiez un jour,
+que le mouvement, qui s'était fait de bas en haut en Angleterre,
+doit se faire de haut en bas en France; et par ce motif je me
+réjouirais de voir se réunir à nous des hommes marquants, tels que
+les d'Harcourt, Anisson-Dupéron, Pavée de Vendeuvre, peut-être de
+Broglie, parmi les Pairs; d'Eichthal, Vernes, Ganneron et peut-être
+Rothschild parmi les banquiers; Lamartine, Lamennais, Béranger,
+parmi les hommes de lettres. Assurément je suis loin de croire que
+tous ces illustres personnages aient des opinions arrêtées. C'est
+l'instinct plutôt que la claire-vue du vrai qui les guide; mais le
+seul fait de leur adhésion les engagera dans notre cause et les
+forcera de l'étudier. Voilà pourquoi j'y tiens, car sans cela
+j'aimerais mieux une association bien homogène, entre une douzaine
+d'adeptes libres d'engagements et dégagés des considérations
+qu'impose un nom politique.
+
+À quoi tiennent quelquefois les grands événements! Certainement, si
+un opulent financier se vouait à cette cause, ou ce qui revient au
+même, si un homme profondément convaincu et dévoué avait une grande
+fortune, le mouvement s'opérerait avec rapidité. Aujourd'hui par
+exemple, je connais vingt notabilités qui s'observent, hésitent et
+ne sont retenues que par la crainte de ternir l'éclat de leur nom.
+Si au lieu de courir de l'un à l'autre, à pied, crotté jusqu'au dos,
+pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des
+réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table,
+dans un riche salon, que de difficultés seraient surmontées! Ah!
+croyez-le bien, ce n'est ni la tête, ni le coeur qui me manquent.
+Mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place, et il
+faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude et de borner mon
+concours à quelques articles de journaux, à quelques écrits.
+N'est-il pas singulier que je sois arrivé à l'âge où les cheveux
+blanchissent, témoin des progrès du luxe et répétant comme ce
+philosophe grec: _Que de choses dont je n'ai pas besoin!_ et que je
+me sente à mon âge envahi par l'ambition. L'ambition! oh! j'ose dire
+que celle-là est pure, et si je souffre de ma pauvreté, c'est
+qu'elle oppose un obstacle invincible à l'avancement de la cause.
+
+Pardonnez-moi, mon cher Monsieur, ces épanchements de mon coeur. Je
+vous parle de moi quand je ne devrais vous entretenir que d'affaires
+publiques.
+
+Adieu, croyez-moi toujours votre bien affectionné et dévoué.
+
+
+ Paris, 2 avril 1846.
+
+Mon cher Monsieur, ainsi que je vous l'ai annoncé, votre réponse à
+l'adresse de la société des économistes paraîtra dans le prochain
+numéro du _Journal des Économistes_. Elle fera, j'espère, un bon
+effet. Mais vu l'extrême susceptibilité de nos concitoyens, on a
+jugé à propos de ne pas l'insérer dans les journaux quotidiens et
+d'attendre que notre association parisienne fût un peu plus avancée.
+
+Ce qui nous manque surtout, c'est un organe, un journal spécial,
+comme la _Ligue_. Vous me direz qu'il doit être l'_effet_ de
+l'association. Mais je crois bien que, dans une certaine mesure,
+c'est l'association qui sera l'_effet_ du journal; nous n'avons pas
+de moyens de communication et aucun journal accrédité ne peut nous
+en servir.
+
+Donc j'ai pensé à créer ici un journal hebdomadaire intitulé le
+_Libre Échange_. Hier soir on m'en a remis le devis. Il se monte
+pour la dépense à 40,000 francs, pour la première année; et la
+recette, en supposant 1000 abonnés à 10 francs, n'est que de 10,000
+francs: perte, 30,000 francs.
+
+Bordeaux, je l'espère, consentira à en supporter une partie. Mais je
+dois aviser à couvrir la totalité. J'ai pensé à vous. Je ne puis
+demander à l'Angleterre une subvention avouée ou secrète, elle
+aurait plus d'inconvénients que d'avantages. Mais ne pourriez-vous
+pas nous avoir 1,000 abonnements à une demi-guinée? ce serait pour
+nous une recette de 500 livres sterling ou 12,500 francs, dont
+10,000 francs nets, frais de poste déduits. Il me semble que
+Londres, Manchester, Liverpool, Leeds, Birmingham, Glasgow et
+Édimbourg suffiraient pour absorber ces 1,000 exemplaires, en
+abonnements _réels_ que vos agents faciliteront. Il n'y aurait pas
+alors subvention, mais encouragement loyal, qui pourrait être
+hautement avoué.
+
+Quand je vois la timidité de nos soi-disant _free-traders_, et
+combien peu ils comprennent la nécessité de s'attacher à un principe
+absolu, je ne vous cacherai pas que je regarde comme essentiel de
+prendre l'initiative de ce journal, d'en avoir la direction; car si,
+au lieu de _précéder_ l'association, il la _suit_, et est obligé
+d'en prendre l'esprit au lieu de le créer, je crains que
+l'entreprise n'avorte.
+
+Veuillez me répondre le plus tôt que vous pourrez et me donner
+franchement vos conseils.
+
+
+ Paris, 11 avril 1846.
+
+Mon cher Monsieur, je m'empresse de vous annoncer que votre réponse
+à l'adresse des économistes paraîtra dans le journal de ce mois qui
+se publie du 15 au 20.--La traduction en est un peu faible, celui à
+qui elle est principalement adressée ayant cru convenable d'adoucir
+quelques expressions, afin de ménager la susceptibilité de notre
+public. Cette susceptibilité est réelle, et de plus elle est
+habilement exploitée.--Ces jours-ci, lisant quelques épreuves dans
+une imprimerie, il me tomba sous la main un livre où on nous
+accusait positivement d'être soudoyés par l'Angleterre ou plutôt par
+la Ligue. Connaissant l'auteur, je l'ai décidé à retirer cette
+absurde assertion, mais elle m'a fait sentir de plus en plus le
+danger d'avoir aucune relation financière avec votre société. Il
+m'est impossible de voir dans quelques abonnements que vous
+prendriez à nos écrits, pour les répandre en Europe, rien de
+répréhensible, et cependant je m'abstiendrai dorénavant d'en appeler
+à votre sympathie; et indépendamment des raisons que vous me donnez,
+celle-là suffit pour me décider à me conformer sur cette matière au
+préjugé national.
+
+Le mouvement Bordelais, quoiqu'il ait été assez imposant et
+précisément à cause de cela, nous créera, je le crains, bien des
+obstacles. À Paris on n'ose rien faire, de peur de ne pas faire
+autant qu'à Bordeaux.--Dès l'origine, j'avais prévu qu'une
+association, inaperçue d'abord, mais composée d'hommes parfaitement
+unis et convaincus, aurait de meilleures chances qu'une grande
+démonstration. Enfin, il faut bien agir avec les éléments qu'on a
+sous la main, et l'un des bienfaits de l'association, si elle se
+propage, sera _to train_ les associés eux-mêmes.--Ils en ont grand
+besoin. La distinction entre droit _fiscal_ et droit _protecteur_ ne
+leur entre pas dans la tête. C'est vous dire qu'on ne comprend pas
+même le principe de l'association, la seule chose qui puisse lui
+donner de la force, de la cohésion et de la durée. J'ai développé
+cette thèse dans le _Courrier français_ d'aujourd'hui et je
+continuerai encore.
+
+Quoi qu'il en soit, un progrès dans ce pays est incontestable. Il y
+a six mois, nous n'avions pas un journal pour nous. Aujourd'hui,
+nous en avons cinq à Paris, trois à Bordeaux, deux à Marseille, un
+au Havre et deux à Bayonne. J'espère qu'une douzaine de pairs et
+autant de députés entreront dans notre ligue et y puiseront, sinon
+des lumières, au moins du courage.
+
+
+ Paris, 25 mai 1846.
+
+Voilà bien des jours que je ne vous ai pas écrit, mon cher monsieur
+Cobden, mais enfin je ne pouvais trouver une occasion plus favorable
+pour réparer ma négligence, puisque j'ai le plaisir d'introduire
+auprès de vous le Maire de Bordeaux, le digne, le chaleureux
+président de notre association, M. Duffour Dubergié. Je ne pense pas
+avoir rien à ajouter pour lui assurer de votre part le plus cordial
+accueil. Connaissant l'étroite union qui lie tous les ligueurs, je
+me dispense même d'écrire à messieurs Bright, Paulton, etc., bien
+convaincu qu'à votre recommandation, M. Duffour sera admis au milieu
+de vous comme un membre de cette grande confraternité qui s'est
+levée pour l'affranchissement et l'union des peuples. Et qui mérite
+plus que lui votre sympathie? C'est lui qui, par l'autorité de sa
+position, de sa fortune et de son caractère, a entraîné Bordeaux et
+décidé le peu qui se fait à Paris. Il n'a pas tergiversé et hésité
+comme font nos diplomates de la capitale. Sa résolution a été assez
+prompte et assez énergique pour que notre gouvernement lui-même
+n'ait pas eu le temps d'entraver le mouvement, à supposer qu'il en
+eût eu l'intention.
+
+Recevez donc M. Duffour comme le vrai fondateur de l'association en
+France. D'autres rechercheront et recueilleront peut-être un jour
+cette gloire. C'est assez ordinaire; mais, quant à moi, je la ferai
+toujours remonter à notre président de Bordeaux.
+
+Au milieu de l'agitation que doit exciter l'état de vos affaires,
+peut-être vous demandez-vous quelquefois où en est notre petite
+ligue de Paris. Hélas! elle est dans une période d'inertie fort
+ennuyeuse pour moi. La loi française exigeant que les associations
+soient autorisées, plusieurs membres, et des plus éminents, ont
+exigé que cette formalité précédât toute manifestation au dehors.
+Nous avons donc fait notre demande et, depuis ce jour, nous voilà à
+la discrétion des ministres. Ils promettent bien d'autoriser, mais
+ils ne s'exécutent pas. Notre ami, M. Anisson-Dupéron, déploie dans
+cette circonstance un zèle qui l'honore. Il a toute la vigueur d'un
+jeune homme et toute la maturité d'un pair de France. Grâce à lui,
+j'espère que nous réussirons. Si le ministre s'obstine à nous
+enrayer, notre association se dissoudra. Tous les peureux s'en
+iront; mais il restera toujours un certain nombre d'associés plus
+résolus, et nous nous constituerons sur d'autres bases. Qui sait si
+à la longue ce triage ne nous profitera pas?
+
+J'avoue que je renoncerai à regret à de _beaux noms propres_. C'est
+nécessaire en France, puisque les lois et les habitudes nous
+empêchent de rien faire avec et par le peuple. Nous ne pouvons guère
+agir que dans la classe éclairée; et dès lors les hommes qui ont une
+réputation faite sont d'excellents auxiliaires. Mais enfin, mieux
+vaut se passer d'eux que de ne pas agir du tout.
+
+Il paraît que les protectionnistes préparent en Angleterre une
+défense désespérée. Si vous aviez un moment, je vous serais bien
+obligé de me faire part de votre avis sur l'issue de la lutte. M.
+Duffour assistera à ce grand combat. J'envie cette bonne fortune.
+
+
+ Mugron, 25 juin 1846.
+
+Ce n'est point à vous de vous excuser, mon cher Monsieur, mais à
+moi; car vous faites un grand et noble usage de votre temps, et moi,
+qui gaspille le mien, je n'aurais pas dû rester si longtemps sans
+vous écrire. Vous voilà au terme de vos travaux. L'heure du triomphe
+a sonné pour vous. Vous pouvez vous rendre le témoignage que vous
+aurez laissé sur cette terre une profonde empreinte de votre
+passage; et l'humanité bénira votre nom. Vous avez conduit votre
+immense agitation avec une vigueur, un ensemble, une prudence, une
+modération qui seront un éternel exemple pour tous les réformateurs
+futurs; et, je le dis sincèrement, le perfectionnement que vous avez
+apporté à l'_art d'agiter_ sera pour le genre humain un plus grand
+bien que l'objet spécial de vos efforts, quelle qu'en soit la
+grandeur. Vous avez appris au monde que la vraie force est dans
+l'opinion, et vous lui avez enseigné comment on met cette force en
+oeuvre. De ma propre autorité, mon cher Cobden, je vous décerne la
+palme de l'immortalité et je vous marque au front du signe des
+grands hommes.
+
+Et moi, vous le voyez à la date de ma lettre, j'ai déserté le champ
+de bataille, non point découragé, mais momentanément dégoûté. Il
+faut bien le dire, l'oeuvre en France est plus scientifique, moins
+susceptible de pénétrer dans les sympathies populaires. Les
+obstacles matériels et moraux sont aussi énormes. Nous n'avons ni
+_railways_ ni _penny-postage_. On n'est pas accoutumé aux
+souscriptions; les esprits français sont impatients de toute
+hiérarchie. On est capable de discuter un an les statuts d'un
+règlement ou les formes d'un meeting. Enfin, le plus grand de tous
+les malheurs, c'est que nous n'avons pas de vrais _Économistes_. Je
+n'en ai pas rencontré deux capables de soutenir la cause et la
+doctrine dans toute son orthodoxie, et l'on voit les erreurs et les
+concessions les plus grossières se mêler aux discours et aux écrits
+de ceux qui s'appellent ici _free-traders_. Le _communisme_ et le
+_fouriérisme_ absorbent toutes les jeunes intelligences, et nous
+aurons une foule d'ouvrages extérieurs à détruire avant de pouvoir
+attaquer le corps de la place.
+
+Que si je jette un regard sur moi-même, je sens des larmes de sang
+me venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu
+et..... mais que servent les plaintes et les regrets!
+
+Ces lois de septembre qu'on nous oppose ne sont pas bien
+redoutables. Au contraire, le ministère nous fait beau jeu en nous
+plaçant sur ce terrain. Il nous offre le moyen de remuer un peu la
+fibre populaire, et de fondre la glace de l'indifférence publique.
+S'il a voulu contrarier l'essor de notre principe, il ne pouvait pas
+s'y prendre plus mal.
+
+Vous ne me parlez pas de votre santé. J'espère qu'elle s'est un peu
+rétablie. Je serais désolé que vous passiez à Paris sans que j'aie
+le plaisir de vous en faire les honneurs. C'est sans doute
+l'instinct des contrastes qui vous pousse au Caire, _contraria
+contrariis curantur_. Et vous voulez trouver, sous le soleil, sous
+le despotisme et sous l'immobilité de l'Égypte, un refuge contre le
+brouillard, la liberté et l'agitation britanniques. Puissé-je, dans
+sept ans, aller chercher dans les mêmes lieux un repos aux mêmes
+fatigues!
+
+Vous allez donc dissoudre la Ligue! Quel instructif et imposant
+spectacle! Qu'est-ce auprès d'un tel acte d'abnégation que
+l'abdication de Sylla?--Voici pour moi le moment de refaire et de
+compléter mon _Histoire de la Ligue_. Mais en aurai-je le temps? Le
+courant des affaires absorbe toutes mes heures. Il faut aussi que je
+fasse une seconde édition de mes _Sophismes_, et je voudrais
+beaucoup faire encore un petit livre intitulé: _Harmonies
+économiques._ Il ferait le pendant de l'autre; le premier démolit,
+le second édifierait.
+
+
+ Bordeaux, 21 juillet 1846.
+
+Mon cher et excellent ami, votre lettre est venue me trouver à
+Bordeaux, où je me suis rendu pour assister à un meeting occasionné
+par le retour de notre président M. Duffour-Dubergié. Ce meeting
+aura lieu dans quelques heures; je dois y parler, et cette
+circonstance me préoccupe à tel point que vous excuserez le désordre
+et le décousu de ma lettre. Je ne veux cependant pas remettre de
+vous écrire à un autre moment, puisque vous me demandez de vous
+répondre par retour du courrier.
+
+Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai accueilli avec joie
+l'achèvement de votre grande et glorieuse entreprise. La clef de
+voûte est tombée; tout l'édifice du monopole va s'écrouler, y
+compris le _Système colonial_, en tant que lié au régime protecteur.
+C'est là surtout ce qui agira fortement sur l'opinion publique, en
+Europe, et dissipera chez nous de bien funestes et profondes
+préventions.
+
+Lorsque j'intitulai mon livre _Cobden et la Ligue_, personne ne
+m'avait dit que vous étiez l'âme de cette puissante organisation et
+que vous lui aviez communiqué toutes les qualités de votre
+intelligence et de votre coeur. Je suis fier de vous avoir deviné et
+d'avoir pressenti sinon devancé l'opinion de l'Angleterre toute
+entière. Pour l'amour des hommes, ne rejetez pas le témoignage
+qu'elle vous confère. Laissez les peuples exprimer librement et
+noblement leur reconnaissance. L'Angleterre vous honore, mais elle
+s'honore encore plus par ce grand acte d'équité. Croyez qu'elle
+place à gros intérêts ces 100,000 livres sterling; car tant qu'elle
+saura ainsi récompenser ses fidèles serviteurs, elle sera bien
+servie. Les grands hommes ne lui feront jamais défaut. Ici, dans
+notre France, nous avons aussi de belles intelligences et de nobles
+coeurs, mais ils sont à l'état _virtuel_, parce que le pays n'a
+point encore appris cette leçon si importante quoique si simple:
+_honorer ce qui est honorable et mépriser ce qui est méprisable_. Le
+don qu'on vous prépare est une glorieuse consommation de la plus
+glorieuse entreprise que le monde ait jamais vue. Laissez ces grands
+exemples arriver entiers aux générations futures.
+
+J'irai à Paris au commencement d'août. Il n'est pas probable que
+j'y arrive comme député. Toujours la même cause me force à attendre
+que ce mandat me soit _imposé_, et, en France, on peut attendre
+longtemps. Mais comme vous, je pense que l'oeuvre que j'ai à faire
+est en dehors de l'enceinte législative.
+
+Je sors du meeting où je n'ai pas parlé[18]. Mais il m'est arrivé, à
+propos de députation, une chose bien extraordinaire. Je vous la
+conterai à Paris. Oh! mon ami, il est des pays où il faut avoir
+vraiment l'âme grande pour s'occuper du bien public, tant on s'y
+applique à vous décourager.
+
+ [Note 18: L'explication de cette circonstance se trouve dans
+ une lettre adressée à M. Coudroy, p. 74. (_Note de
+ l'éditeur._)]
+
+
+ Paris, 23 septembre 1846.
+
+Bien que je n'aie pas grand'chose à vous apprendre, mon cher ami, je
+ne veux pas laisser plus de temps sans vous écrire.
+
+Nous sommes toujours dans la même situation, ayant beaucoup de peine
+à enfanter une _organisation_. J'espère pourtant que le mois
+prochain sera plus fertile. D'abord nous aurons un _local_. C'est
+beaucoup; c'est l'_embodyment_ de la Ligue. Ensuite plusieurs
+_leading-men_ reviendront de la campagne, et entre autres
+l'excellent M. Anisson, qui me fait bien défaut.
+
+En attendant, nous préparons un second meeting pour le 29. C'est
+peut-être un peu dangereux, car un _fiasco_ en France est mortel. Je
+me propose d'y parler et je relirai, d'ici là, plusieurs fois votre
+leçon d'éloquence. Pouvait-elle me venir de meilleure source? Je
+vous assure que j'aurai au moins, faute d'autres, deux qualités
+précieuses quoique négatives: la simplicité et la brièveté. Je ne
+chercherai ni à faire rire, ni à faire pleurer, mais à élucider
+quelque point ardu de la science.
+
+Il y a un point sur lequel je ne partage pas votre opinion. C'est
+sur le _public speaking_. Il me semble que c'est le plus puissant
+instrument de propagation.--N'est-ce rien déjà que plusieurs
+milliers d'auditeurs qui nous comprennent bien mieux qu'à la
+lecture? puis le lendemain chacun veut savoir ce que vous avez dit
+et la vérité fait son chemin.
+
+Vous avez su que Marseille a fait son _pronunciamiento_, ils sont
+déjà plus riches que nous. J'espère bien qu'ils nous aideront au
+moins pour la fondation du journal.
+
+Bruxelles vient de former son association. Et, chose étonnante, ils
+ont déjà émis le premier numéro de leur journal. Hélas! ils n'ont
+sans doute pas une loi sur le timbre et une autre sur le
+cautionnement.
+
+Je suis impatient d'apprendre si vous avez visité nos délicieuses
+Pyrénées. Le maire de Bordeaux m'écrivait que mes tristes Landes
+vous étaient apparues comme la patrie des lézards et des
+salamandres. Et pourtant, une profonde affection peut transformer
+cet affreux désert en paradis terrestre! Mais j'espère que nos
+Pyrénées vous auront réconcilié avec le midi de la France. Quel
+dommage que toutes ces provinces qui avoisinent Pau, le Juranson, le
+Béarn, le Tursan, l'Armagnac, la Chalosse, ne puissent pas faire
+avec l'Angleterre un commerce qui serait si naturel!
+
+Je reviens aux associations. Il s'en forme une de
+_protectionnistes_. C'est ce qui pouvait nous arriver de plus
+heureux, car nous avons bien besoin de _stimulant_.--On dit qu'il
+s'en forme une autre pour le Libre-échange en _matières premières_
+et la _protection des manufactures_. Celle-là du moins n'a pas la
+prétention de s'établir sur un _principe_ et de compter la justice
+pour quelque chose. Aussi elle s'imagine être éminemment _pratique_.
+Il est clair qu'elle ne pourra pas tenir sur pied, et qu'elle sera
+absorbée par nous.
+
+
+ Paris, 29 septembre 1846.
+
+Mon cher ami, je suis allé chez M. de Loménie, il est venu chez moi,
+et nous ne nous sommes pas encore rencontrés. Mais je le verrai
+demain et je mettrai à sa disposition tous mes documents et ceux de
+Fonteyraud. En outre, je lui offrirai ma coopération, soit pour
+traduire, soit pour donner à son article, au besoin, la couleur
+d'orthodoxie économique. J'ai très-présent à la mémoire le passage
+de votre discours de clôture, où vous faites une excursion dans
+l'avenir, et, de là, montrez à vos auditeurs un horizon plus vaste
+et plus beau que celui que le Pic du midi a étalé à vos yeux.--Ce
+discours sera traduit et communiqué à M. de Loménie. Il pourrait
+bien se servir aussi de votre morceau sur l'émigration, qui est
+vraiment éloquent. Bref, rapportez-vous-en à moi.--Seulement, je
+dois vous dire que l'on ne parle guère ici de cette _galerie des
+hommes illustres_. On assure que ce genre d'ouvrage est une
+spéculation sur l'amour-propre des prétendants à l'illustration.
+Mais peut-être cette insinuation a-t-elle sa source dans des
+jalousies d'auteurs et d'éditeurs, _irritabile genus_, la plus vaine
+espèce d'hommes que je connaisse, après les maîtres d'escrime.
+
+Je reçois à l'instant votre bonne lettre. M'arrivera-t-elle à temps?
+J'ai cousu assez naturellement le texte que vous me signalez à mon
+discours. Comment n'ai-je pas pensé à vous demander vos conseils? Cela
+provient sans doute de ce que j'ai la tête pleine d'arguments et me
+sentais _riche_. Mais je ne pensais qu'au _sujet_, et vous me faites
+penser à l'_auditoire_. Je comprends maintenant qu'un bon discours doit
+nous être fourni par l'auditoire plus encore que par le sujet. En
+repassant le mien dans ma tête, il me semble qu'il n'est pas trop
+philosophique; que la science, l'à-propos et la parabole s'y mêlent en
+assez juste proportion[19]. Je vous l'enverrai, et vous m'en direz votre
+façon de penser, pour mon instruction. Vous comprenez que tout
+ménagement serait un mauvais service que vous me rendriez, mon cher
+Cobden. J'ai de l'amour-propre comme les autres, et personne ne craint
+plus que moi le ridicule; mais c'est précisément ce qui me fait désirer
+les bons conseils et les bonnes critiques. Une de vos remarques peut
+m'en épargner mille dans l'avenir qui s'ouvre devant moi et qui
+m'entraîne. Ce soir va décider beaucoup de choses.
+
+ [Note 19: V. ce discours, t. II, p. 238. (_Note de
+ l'éditeur._)]
+
+On m'attend au Havre. Oh! quel fardeau qu'une réputation _exagérée_!
+Là, il faudra traiter le _shipping interest_. Je me rappelle que
+vous avez dit de bonnes choses à ce sujet, à Liverpool ou à Hall. Je
+chercherai, mais si vous avez quelque bonne idée relativement au
+Havre, faites-m'en la charité, ou plutôt faites-la, _through me_, à
+ces peureux armateurs qui comptent sur la _rareté des échanges_ pour
+_multiplier les transports_. Quel aveuglement! quelle perversion de
+l'intelligence humaine!
+
+ Et je suis étonné, quand je pense à cela,
+ Comment l'esprit humain peut baisser jusque-là.
+
+Je ne mettrai ma lettre à la poste que demain, afin de vous rendre
+compte d'un événement qui vous intéresse, je suis sûr, comme s'il
+vous était personnel.
+
+J'oubliais de vous dire que votre lettre antérieure m'est arrivée
+trop tard. J'avais arrêté déjà deux appartements séparés, l'un pour
+l'association, l'autre pour moi, mais dans la même maison. Il faut
+en prendre son parti avec ce mot qui console l'Espagnol de tout: _no
+hay remedio!_ Quant à ma santé, ne vous alarmez pas; elle va mieux.
+Je crois que la Providence m'en donnera jusqu'au bout. Je deviens
+superstitieux, n'est-il pas bon de l'être un peu?
+
+Mais voici que ma lettre arrive au _square yard_. Elle payera de
+forts droits. Il n'en serait pas ainsi probablement, si la poste
+adoptait _the ad valorem duty_. Je réserve la place pour demain.
+
+
+ Minuit.
+
+La séance vient de finir. Anisson nous présidait. L'auditoire était
+plus nombreux que l'autre fois. Nous avons eu cinq _Speeches_, dont
+deux de professeurs qui croyaient faire leur cours. Bien plus que
+moi, ils ont songé à leur sujet plus qu'à leur public. M. Say a eu
+beaucoup de succès. Il a parlé avec chaleur et a été fort applaudi.
+Cela me fait bien plaisir, car comment ne pas aimer cet excellent
+homme? M*** a fait _trois_ excellents discours en un. Il n'avait
+d'autre défaut que la longueur. J'ai parlé le cinquième, et avec le
+désavantage de n'avoir plus qu'un auditoire harassé. Cependant, j'ai
+réussi tout autant que je le désirais. Chose drôle, je n'éprouvais
+d'émotion qu'au _mollet_. Je comprends maintenant le vers de Racine:
+
+ Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
+
+
+ 30.
+
+Je n'ai vu qu'un journal, _le Commerce_. Voici comment il s'exprime:
+«M. Bastiat a fait accepter des paraboles économiques, grâce à un
+débit sans prétention et à une verve toute méridionale.» Ce maigre
+éloge me suffit, et je n'en voudrais pas davantage; car Dieu me
+préserve d'exciter jamais l'envie parmi mes collaborateurs!
+
+
+ Paris, 22 octobre 1846.
+
+Mon cher ami, je commençais à m'inquiéter de votre silence. Enfin je
+reçois votre lettre du..... et me réjouis d'apprendre que vous et
+madame Cobden vous trouvez au mieux de l'Espagne. Que sera-ce quand
+vous verrez l'Andalousie! Autant que j'ai pu le remarquer, il y a
+dans les manières, à Séville et à Cadix, un air d'égalité entre les
+classes, qui réjouit l'âme. Je suis enchanté d'apprendre qu'il y a
+de bons _free-traders_ au delà des Pyrénées. Ils nous feront
+peut-être honte. Cher ami, je crois que nous avons cela de commun,
+que nous sommes exempts de jalousie personnelle. Mais avez-vous de
+la jalousie nationale? Pour moi, je ne m'en sens guère. Je voudrais
+bien que mon pays donnât de bons exemples, mais à défaut, j'aime
+encore mieux qu'il en reçoive que s'il fallait attendre un siècle
+pour qu'il prît la tête.--Et puis..... je ne puis retenir ici une
+réflexion philosophique.--Les nations s'enorgueillissent beaucoup
+d'avoir produit un grand musicien, un bon peintre, un habile
+capitaine, comme si cela ajoutait quelque chose à notre propre
+mérite. L'on dit: «Le Français invente, l'Anglais encourage.»
+Morbleu! ne voyez-vous pas que l'invention est un _fait personnel_
+et l'encouragement un _fait national_? Bentham disait des sciences:
+«Ce qui les propage vaut mieux que ce qui les avance.» J'en dis
+autant des vertus.
+
+Mais où vais-je m'égarer? Donc que le progrès nous vienne _du
+couchant ou de l'aurore_, pourvu qu'il vienne.
+
+Votre discours paraîtra demain dans deux journaux de Paris. Ce n'est
+pas moi qui l'ai traduit. J'ai remarqué que vous avez pu vous
+permettre le conseil plus qu'à Paris. Au reste, vous l'avez fait
+avec une parfaite convenance, et je vous approuve fort d'avoir dit
+aux Castillans qu'il n'est pas nécessaire de tuer les gens pour leur
+apprendre à vivre.
+
+Ici nous allons lentement, mais nous allons. Notre dernière séance a été
+bonne et le public en réclame une autre. Je suis allé au Havre. Une
+association s'y est formée; mais elle n'a pas cru devoir prendre notre
+titre. Je crains que ces messieurs n'aient pas compris l'importance de
+se rallier à un principe simple. Ils demandent _la Réforme commerciale
+et l'abaissement des impôts sur la consommation_. Que de choses il y
+aurait à dire!--Réforme commerciale!--Ils n'ont pas osé prononcer le mot
+_Liberté_, à cause de la navigation.--Abaissement des taxes!--Dans quel
+monde de discussions cela va-t-il les jeter!
+
+À propos de la navigation, j'ai mis un article dans le journal du
+Havre qui a fait un bon effet _local_.--M. Anisson croit que c'est
+aux dépens du principe. Je ne le pense pas, mais il m'en coûte
+d'être en désaccord avec le plus zélé et le plus éclairé de mes
+collègues.--Je voudrais bien que vous fussiez à portée de nous, pour
+décider sur ce dissentiment.--Mais vraiment le débat par
+correspondance serait trop long.
+
+Je ne sais si c'est à ma honte ou à ma gloire, mais je n'ai rien lu
+_about the mariage_. Notre journal _le Courrier_ ne parle que de
+cela depuis deux mois. Je l'ai prévenu qu'autant vaudrait mettre
+sous son titre: _Journal d'une coterie espagnole._ Il a perdu ses
+abonnés; il s'en prend au Libre-Échange. Quelle pitié! vraiment je
+regrette mes Landes. Là _j'imaginais_ la turpitude humaine; mais il
+est plus pénible de la voir.
+
+Adieu, mon frère d'armes, soignez bien votre santé et celle de
+madame Cobden, à qui je présente mes civilités. Méfiez-vous de l'air
+de l'Espagne qui est fort traître et détruit les poumons sans avoir
+l'air d'y toucher.
+
+
+ Paris, 22 novembre 1846.
+
+Mon cher ami, je vous remercie de m'avoir mis à même de vous suivre
+dans votre voyage, par les journaux de Madrid, de Séville et de
+Cadix. Les témoignages de sympathie que vous recevez partout
+arrivent, _through you_, à notre belle cause. Cela me réjouit l'âme
+de voir que les hommages des peuples vont enfin à la bonne adresse,
+au lieu de s'égarer, selon l'usage, vers les actions, quels qu'en
+soient les motifs, qui infligent les maux les plus évidents à la
+pauvre humanité. En même temps, il m'est bien agréable d'apprendre
+que vous jouissez d'une bonne santé et que celle de madame Cobden
+n'a pas eu à souffrir d'un si long voyage.
+
+Je partage votre opinion sur l'Espagne et les Espagnols. Cependant,
+ne vous faites-vous pas un peu illusion sur le degré de prospérité
+auquel ce pays est appelé? Je sais qu'on parle toujours de sa
+fertilité; mais l'absence de rivières, de canaux, de routes,
+d'arbres sont des obstacles dont vous devez apprécier la force. En
+isolant les hommes, ils s'opposent autant au développement moral et
+social qu'à l'accroissement des richesses. L'Espagne a besoin qu'on
+invente le moyen de faire franchir les montagnes aux locomotives.
+Pressé par le temps, qui ne me permet plus guère de faire face à une
+correspondance de famille, je vais droit à la question du
+_free-trade_ en France. En ce moment, nous sommes accablés. Les
+prohibitionnistes font de l'agitation à fond et à l'_anglaise_.
+Journaux, contributions, appels aux ouvriers, menaces au
+gouvernement, rien n'y manque. Quand je dis à l'anglaise, j'entends
+qu'ils déploient beaucoup d'énergie et une véritable entente de
+l'agitation.
+
+Sous ce rapport, nos provinces du Nord sont beaucoup plus avancées
+que nos départements méridionaux.--Et puis un intérêt plus actuel
+les aiguillonne.--Dans vingt-quatre heures ils ont fondé un journal,
+et nous... croiriez-vous que nous ne savons pas encore si Bordeaux
+veut ou ne veut pas nous aider? Marseille et le Havre s'isolent, et
+leur seul motif est qu'ils ne nous trouvent pas assez _pratiques_,
+comme si nous avions autre chose à faire qu'à détruire une erreur
+publique. Mais je m'attendais à tout cela et à pis encore.
+
+Je n'ai pas pu échapper à la nécessité de prendre sur moi le travail
+matériel. Le défaut d'argent, d'un côté, et les occupations de mes
+collègues, de l'autre, ne me laissaient que l'alternative de tout
+abandonner ou de boire ce calice.--Je vois passer dans le journal
+protectionniste et dans les feuilles démocratiques les _fallacies_
+les plus étranges sans avoir le temps d'y répondre; et il m'est même
+impossible de réunir les matériaux d'un second volume des
+_Sophismes_, quoique je les aie en suffisante quantité. Seulement,
+ils sont tous dans le genre _Buffa_, et je voudrais en entremêler
+quelques-uns de _Seria_.--Quant à une autre édition plus complète de
+«Cobden et la Ligue,» je n'y pense même plus.
+
+Quelle différence, mon cher ami, si je pouvais aller de ville en
+ville parlant et écrivant!
+
+Quoi qu'il en soit, l'opinion publique est éveillée et j'espère.
+
+Il est à peu près décidé que nous émettrons notre premier numéro
+dans les premiers jours de décembre, sans savoir comment nous
+pourrons nous soutenir. Mais les bonnes causes ne doivent-elles pas
+compter sur la Providence?--Je vous en enverrai un exemplaire toutes
+les fois que je pourrai vous rejoindre dans vos pérégrinations.
+J'espère aussi que vous nous ferez avoir des abonnés au dehors. Nous
+calculons qu'à 12 fr., il nous faudrait 5,000 abonnés pour faire nos
+frais. Nous pourrions alors nous passer de Marseille et du Havre.
+Malgré que nous devions être très-circonspects à l'égard des
+étrangers et surtout des Anglais, je ne pense pas qu'il y ait des
+inconvénients à ce que vos compatriotes nous aident à accroître la
+circulation de notre journal dans les contrées où la langue
+française est répandue.
+
+Je reçois à l'instant une lettre de Bordeaux. Elle me donne
+l'espérance que nous serons aidés. Le maire y travaille
+cordialement.
+
+Une autre bonne fortune m'arrive en ce moment. Les _ouvriers_
+m'engagent à aller les trouver et à m'entendre avec eux. Si je les
+avais, ils entraîneraient le parti démocratique. J'y ferai tous mes
+efforts.
+
+
+ Paris, 25 novembre 1846.
+
+Mon cher ami, hier soir, nous avons tenu notre troisième séance
+publique. La salle Montesquieu était pleine et beaucoup de personnes
+n'ont pas pu entrer, ce qui est, à Paris, la circonstance la plus
+favorable pour attirer du monde. De nouvelles classes ont paru dans
+l'assemblée. J'avais envoyé des billets aux ouvriers et aux élèves
+des écoles de droit. Le public a été admirable; et quoique les
+orateurs oublient quelquefois ce conseil de la sagesse, de la
+prudence et même de leur intérêt bien entendu, _arrêtez-vous donc_!
+l'auditoire a écouté avec une attention religieuse, quand il n'était
+pas entraîné par l'enthousiasme. Nos orateurs ont été MM. Faucher,
+qui a commenté avec beaucoup de force et d'à-propos une lettre
+officielle des protectionnistes au conseil des ministres; Peupin,
+ouvrier, qui aurait été parfait de verve et de simplicité, s'il
+avait su se renfermer dans son rôle, d'où il a un peu trop voulu
+sortir; Ortolan, qui a fait un discours éloquent, et a considéré la
+question à un point de vue tout à fait neuf. Ce discours a enflammé
+l'auditoire et remué la fibre française. Enfin, Blanqui, qui a été
+aussi énergique que spirituel.--Notre digne président avait ouvert
+la séance par quelques paroles pleines de grâce et empreintes du bon
+ton que conserve encore notre aristocratie nominale. Je vous
+enverrai tout cela.
+
+Parler en public a un attrait irrésistible pour le Français. Il est
+donc probable que nous serons accablés de demandes, et quant à moi
+je suis décidé à attendre que la parole me soit offerte. C'est
+m'exposer à attendre longtemps; quoi qu'il en soit, je ne serais pas
+fâché de me tenir prêt au besoin.--Si donc il vous venait quelque
+idée neuve, quelqu'une de ces pensées qui, développées, puissent
+servir de texte à un bon discours, ne manquez pas de me
+l'indiquer.--Si ma santé ne peut se concilier avec la part de
+travail intérieur qui m'est échue, je demanderai un congé et j'en
+profiterai pour aller à Lyon, Marseille, Nîmes, etc. Envoyez-moi
+donc tout ce qui pourra se présenter à votre esprit approprié à ces
+diverses villes.--Vous pourriez écrire ces pensées, à mesure
+qu'elles s'offrent à votre esprit, sur de petits morceaux de papier
+et les enfermer dans vos lettres.--Je me charge du verre d'eau dans
+lequel devront être délayées ces gouttes d'essence.
+
+Particulièrement, je tiens à approfondir la question des _salaires_,
+c'est-à-dire l'influence de la liberté et de la protection sur le
+salaire. Je ne serais pas embarrassé de traiter cette grande question
+d'une manière scientifique; et si j'avais un livre à faire là-dessus,
+j'arriverais peut-être à une démonstration satisfaisante.--Mais ce qui
+me manque, c'est une de ces raisons claires, saisissantes, propres à
+être présentées aux ouvriers eux-mêmes, et qui, pour être comprises,
+n'ont pas besoin de toutes les notions antérieures de _valeur_,
+_numéraire_, _capital_, _concurrence_, etc.
+
+Adieu, mon cher ami, écrivez-moi de Barcelone. Je crois avoir un peu
+de fièvre et je me suis imposé la loi de ne rien faire aujourd'hui.
+C'est pourquoi je m'arrête, en vous renouvelant l'expression de mon
+amitié.
+
+
+ Paris, 20 décembre 1846.
+
+Mon cher ami, j'avais perdu votre trace depuis quelque temps et je
+suis bien aise de vous savoir en France, dans ce pays le plus
+délicieux qu'il y ait au monde, s'il avait le sens commun. Ah! mon
+ami, je m'attendais que nos adversaires exploiteraient contre nous
+les aveugles passions populaires, et entre autres la haine de
+l'étranger. Mais je ne croyais pas qu'ils réussiraient aussi bien.
+Ils ont soudoyé de nouveau la presse, et le mot d'ordre est de nous
+représenter comme des traîtres, des agents de _Pitt et Cobourg_.
+Croiriez-vous que, dans mon pays même, cette calomnie a fait son
+chemin! On m'écrit de Mugron, qu'on n'ose plus y parler de moi
+_qu'en famille_, tant l'esprit public y est monté contre notre
+entreprise. Je sais bien que cela passera, mais la question pour
+nous est de savoir combien de temps il faut à la raison pour avoir
+raison. Le 29 de ce mois, je dois parler à la salle Montesquieu, et
+mon projet est de toucher ce sujet délicat et de développer cette
+idée: «L'oligarchie anglaise a pesé sur le monde, et c'est ce qui
+explique l'universelle défiance avec laquelle on accueille ce qui se
+fait de l'autre côté du détroit. Mais il y a un pays sur lequel elle
+a pesé plus que sur tout autre, et c'est l'Angleterre elle-même.
+Voilà pourquoi il y a en Angleterre, une classe qui résiste à
+l'oligarchie et la dépouille peu à peu de ses dangereux priviléges.
+C'est cette classe qui a conquis successivement l'émancipation
+catholique, la réforme électorale, l'abolition de l'esclavage et la
+liberté commerciale, et qui est sur le point de conquérir
+l'affranchissement des colonies. Elle travaille donc dans notre
+sens, et il est absurde de l'envelopper dans la même haine que nous
+devons réserver aux classes dominatrices de tous les pays.»
+
+Voilà le texte. Je crois pouvoir l'habiller de manière à le faire
+passer[20].
+
+ [Note 20: Ce discours n'a pas été prononcé. On trouvera des
+ développements sur le même sujet, t. II, p. 177 et suiv., et
+ t. III p. 449 à 510. (_Note de l'éditeur._)]
+
+Que de choses j'aurais à vous dire, mon cher ami! mais le temps me
+manque.--Je vous envoie les quatre premiers numéros de notre
+journal. J'y ai marqué ce qui est de moi. Je me suis vu contraint,
+sous peine de faire manquer l'entreprise, d'y mettre mon nom, et
+maintenant je ne puis supporter plus longtemps d'accepter la
+responsabilité de tout ce qui s'y dit. Cela va amener une crise, car
+il faut qu'on me laisse faire le journal comme je le veux ou qu'un
+autre le signe.
+
+De tous les sacrifices que j'ai faits à la cause, celui-là est le
+plus grand.--Combattre à mon gré allait mieux à mon caractère;
+tantôt faisant des articles sérieux et de longue haleine, tantôt
+allant à Lyon ou à Marseille, enfin, obéissant à ma nature
+_sensitive_. Me voilà au contraire attaché à la polémique
+quotidienne. Mais dans notre pays, c'est le champ de l'utilité.
+
+Vous n'avez pas besoin d'introduction auprès de M. Rossi; votre
+renommée vous donne accès partout. Cependant, puisque vous le
+désirez, je vais vous envoyer une lettre de M. Chevalier ou de
+quelque autre.
+
+Maintenant, je crois que nos efforts doivent tendre à la diffusion
+de notre journal le _Libre-Échange_. Soyez convaincu que, dès que
+nous serons sortis des tiraillements inséparables d'un commencement,
+ce journal sera fait dans un bon esprit et pourra rendre de grands
+services, _pourvu qu'il soit lu_. Attachez-vous donc, dans vos
+voyages, à lui trouver des abonnés; faites en sorte que les
+frontières de l'Italie ne lui soient pas fermées. Faites observer
+qu'il n'attaque aucune institution politique, aucune croyance
+religieuse.--L'Italie est le pays qui donne le plus d'abonnés au
+_Journal des Économistes_. Il doit en donner bien davantage au
+Libre-Échange, qui paraît toutes les semaines et ne coûte que 12
+fr.--Ce n'est pas tout. Je pense que vous devriez écrire à Londres
+et à Manchester, car enfin _the cry_ contre l'Angleterre n'empêche
+pas que nous ne puissions y trouver des abonnés. Des abonnements,
+c'est pour nous une question _de vie et de mort_. Mon cher Cobden,
+après avoir dirigé de si haut le mouvement en Angleterre, ne
+dédaignez pas l'humble mission de courtier d'abonnements.
+
+J'ai vraiment honte de vous envoyer cette lettre faite à bâtons
+rompus et sans trop savoir ce que je dis. Je me réserve de vous
+écrire plus à l'aise, cette nuit et la suivante.
+
+
+ Paris, 25 décembre 1846.
+
+Mon cher ami, j'ai communiqué votre lettre à Léon Faucher. Il dit
+que «vous ne connaissez pas la France.» Pour moi, je suis convaincu
+que nous ne pouvons réussir qu'en éveillant le sentiment de la
+justice, et que nous ne pourrions pas même prononcer le mot
+_justice_ si nous admettions l'ombre de _la protection_. Nous en
+avons fait l'expérience; et la seule fois que nous avons voulu faire
+des avances à une ville, elle nous a ri au nez.--C'est cette
+conviction et la certitude où je suis qu'elle n'est pas assez
+partagée qui m'a principalement engagé à accepter la direction du
+journal.--Non que ce soit une direction bien réelle: il y a un
+comité de rédaction qui a la haute main; mais je puis espérer
+néanmoins de donner à l'esprit de cette feuille une couleur un peu
+tranchée. Quel sacrifice, mon ami, que d'accepter le métier de
+journaliste et de mettre mon nom au bas d'une bigarrure! mais je ne
+vous écris pas pour vous faire mes doléances.
+
+Marseille ne paraît, pas plus que Bordeaux, comprendre la nécessité
+de concentrer l'action à Paris. Cela nous affaiblit. Nos adversaires
+n'ont pas fait cette faute; et quoique leur association recèle des
+germes innombrables de division, ils compriment ces germes par leur
+habileté et leur abnégation. Si vous avez occasion de voir les
+meneurs de Marseille, expliquez-leur bien la situation.
+
+_The cry_ contre l'Angleterre nous étouffe. On a soulevé contre nous
+de formidables préventions. Si cette haine contre la _perfide
+Albion_ n'était qu'une mode, j'attendrais patiemment qu'elle passât.
+Mais elle a de profondes racines dans les coeurs. Elle est
+universelle, et je vous ai dit, je crois, que dans mon village on
+n'ose plus parler de moi qu'en famille. De plus, cette aveugle
+passion est si bien à la convenance des intérêts protégés et des
+partis politiques, qu'ils l'exploitent de la manière la plus
+éhontée. Écrivain isolé, je pourrais les combattre avec énergie;
+mais, membre d'une association, je suis tenu à plus de prudence.
+
+D'ailleurs, il faut avouer que les événements ne nous favorisent
+pas. Le jour même où sir Robert Peel a consommé le _free-trade_, il
+a demandé un crédit de 25 millions pour l'armée, comme pour
+proclamer qu'il n'avait pas foi dans son oeuvre, et comme pour
+refouler dans notre bouche nos meilleurs arguments. Depuis, la
+politique de votre gouvernement est toujours empreinte d'un esprit
+de taquinerie qui irrite le peuple français et lui fait oublier ce
+qui pouvait lui rester d'impartialité. Ah! si j'avais été ministre
+d'Angleterre! à l'occasion de Cracovie, j'aurais dit: «Les traités
+de 1815 sont rompus. La France est libre! l'Angleterre combattit le
+principe de la révolution française jusqu'à Waterloo. Aujourd'hui,
+elle a une autre politique, celle de la non-intervention dans toute
+son étendue. Que la France rentre dans ses droits, comme
+l'Angleterre dans une éternelle neutralité.»--Et joignant l'acte aux
+paroles, j'aurais licencié la moitié de l'armée et les trois quarts
+des marins. Mais je ne suis pas ministre.
+
+
+ Paris, 10 janvier 1847.
+
+Mon cher ami, j'ai reçu presque en même temps vos deux lettres
+écrites de Marseille. Je vous approuve de n'avoir fait que passer
+dans cette ville; car Dieu sait comment on aurait interprété un plus
+long séjour. Mon ami, l'obstacle qui nous viendra des préventions
+nationales est beaucoup plus grave et durera plus que vous ne
+paraissez le croire. Si les monopoleurs avaient excité l'anglophobie
+_pour le besoin de la cause_, cette manoeuvre stratégique pourrait
+être aisément déjouée. En tout cas, la France, en bien peu de temps,
+découvrirait le piége. Mais ils exploitent un sentiment
+préexistant, qui a de profondes racines dans les coeurs,--et vous
+le dirai-je? qui, quoique égaré et exagéré, a son explication et sa
+justification. Il n'est pas douteux que l'oligarchie anglaise a pesé
+douloureusement sur l'Europe; que sa politique de bascule, tantôt
+soutenant les despotes du Nord, pour comprimer la liberté au Midi,
+tantôt excitant le libéralisme au Midi pour contenir le despotisme
+du Nord, n'ait dû éveiller partout une infaillible réaction. Vous me
+direz qu'il ne faut jamais confondre les peuples avec leurs
+gouvernements. C'est bon pour les penseurs. Mais les nations se
+jugent entre elles par l'action extérieure qu'elles exercent les
+unes sur les autres. Et puis, je vous l'avoue, cette distinction est
+un peu subtile. Les peuples sont solidaires jusqu'à un certain point
+de leurs gouvernements, qu'ils laissent faire quand ils ne les
+aident pas. La politique constante de l'oligarchie britannique a été
+de compromettre la nation dans ses intrigues et ses entreprises,
+afin de la mettre en état d'hostilité avec le genre humain et la
+tenir ainsi sous sa dépendance. Maintenant cette hostilité générale
+se manifeste; c'est un juste châtiment de fautes passées, et il
+survivra longtemps à ces fautes mêmes.
+
+Ainsi le sentiment national dont les monopoleurs se servent est
+très-réel. Ajoutez qu'il sert admirablement les partis. Les
+démocrates, les républicains et l'opposition de la gauche
+l'exploitent à qui mieux mieux, ceux-là pour dépopulariser le roi,
+ceux-ci pour renverser M. Guizot.--Vous conviendrez que les
+monopoleurs ont trouvé là une puissance bien dangereuse.
+
+Pour déjouer cette manoeuvre, l'idée m'était venue de commencer par
+reconnaître le machiavélisme et la politique envahissante de
+l'oligarchie britannique; de dire ensuite: «Qui en a souffert plus
+que le peuple anglais lui-même?» de montrer le sentiment
+d'opposition qu'elle a de tout temps rencontré en Angleterre; de
+faire voir ce sentiment résistant, en 1773, à la guerre contre
+l'indépendance américaine, en 1791, à la guerre contre la révolution
+française. Ce sentiment fut alors comprimé, mais non étouffé, il vit
+encore, il se fortifie, il grandit, il devient _l'opinion publique_.
+C'est lui qui a arraché à l'oligarchie l'émancipation catholique,
+l'extension du suffrage électoral, l'abolition de l'esclavage et
+récemment la destruction des monopoles. C'est encore lui qui lui
+arrachera l'affranchissement commercial des colonies.--Et à ce
+sujet, je ferai voir que l'affranchissement commercial conduit à
+l'affranchissement politique. Donc _la politique envahissante_ a
+cessé d'être, car on ne renonce pas à des envahissements accomplis
+pour courir après des envahissements nouveaux.
+
+Ensuite, par des traductions de vous, de Fox, de Thompson, je
+montrerai que la Ligue est l'organe et la manifestation de ce
+sentiment qui s'harmonise avec celui de l'Europe, etc., etc., vous
+devinez le reste.--Mais il faudrait du temps et de la force, et je
+n'ai ni l'un ni l'autre.--Ne pouvant écrire, tel sera le texte de la
+fin de mon prochain discours à la salle Montesquieu. Au reste, je ne
+dirai rien que je ne le pense.
+
+Que vous êtes heureux d'être sous le ciel d'Italie! quand verrai-je
+aussi les champs, la mer, les montagnes! _ô rus! quando ego te
+aspiciam!_ et surtout quand serai-je au milieu de ceux qui m'aiment!
+Vous avez fait des sacrifices, vous; mais c'était pour fonder
+l'édifice de la civilisation. En conscience, mon ami, est-on tenu à
+la même abnégation quand on ne peut que porter un grain de sable au
+monument? Mais il fallait faire ces réflexions avant; maintenant,
+l'épée est sortie du fourreau. Elle n'y rentrera plus. Le monopole
+ou votre ami iront avant au _Père Lachaise_.
+
+
+ Paris, 20 mars 1847.
+
+Mon cher ami, j'étais bien en peine et même bien surpris de ne pas
+recevoir de vos nouvelles. Je me disais: Le _free-trade_ atmosphère de
+l'Italie lui aurait-elle fait oublier notre région prohibitionniste?
+chaque jour je pensais à vous écrire; mais où vous trouver, à qui
+adresser mes lettres? Enfin, je reçois la vôtre du 7.--Après m'être
+réjoui d'apprendre que vous jouissez, ainsi que madame Cobden, d'une
+bonne santé, j'éprouve une autre satisfaction, celle de voir l'Italie si
+avancée dans la bonne doctrine. Ainsi ma pauvre France, si en avant des
+autres nations sous tant de rapports, se laisse distancer en économie
+politique. Mon orgueil national devrait en souffrir, mais je vous le
+dis, mon ami, bien bas et à l'oreille, j'ai peu de ce patriotisme, et si
+ce n'est pas mon pays qui projette la lumière, je désire au moins
+qu'elle brille dans d'autres cieux. _Amica patria, sed magis amica
+veritas_; et je dis à la paix, au bonheur de l'humanité, à la fraternité
+des peuples, comme Lamartine à l'enthousiasme:
+
+ Viens du couchant ou de l'aurore.
+
+Je vous écris, mon cher Cobden, deux heures avant mon départ pour Mugron
+où m'appelle, en toute hâte, la sérieuse maladie d'une vieille tante qui
+m'a servi de mère depuis que j'eus le malheur, dans mon enfance, de
+perdre la mienne. Pendant mon absence comment ira notre journal? je
+l'ignore, et mon nom n'y restera pas moins attaché!--C'est vraiment une
+entreprise bien difficile, car on ne peut pas faire la moindre allusion
+aux _passing events_ sans risquer de froisser la susceptibilité
+politique de quelque collègue. Ce soin assidu d'éviter tout ce qui peut
+contrarier les partis politiques--(puisque tous sont représentés dans
+notre association) nous prive des trois quarts de nos forces. Quel bien
+immense notre journal pourrait faire s'il mettait en contraste l'inanité
+et le danger de la politique actuelle avec la grandeur et la sécurité de
+la politique libre-échangiste! Avant la fondation du journal, j'avais le
+projet de publier chaque mois un petit volume, dans le genre des
+_Sophismes_, où j'aurais eu mes coudées franches. Je crois vraiment
+qu'il eût été plus utile que le journal lui-même.
+
+Notre agitation s'agite fort peu. Il nous manque toujours un _homme
+d'action_. Quand surgira-t-il? je l'ignore. Je devrais être cet
+homme, j'y suis poussé par la confiance unanime de mes collègues,
+_but I cannot_. Le caractère n'y est pas, et tous les conseils du
+monde ne peuvent point faire d'un roseau un chêne. Enfin, quand la
+question pressera les esprits, j'espère bien voir apparaître un
+Wilson.
+
+Je vous envoie les cinq à six derniers numéros du _Libre-Échange_.
+Il est bien peu répandu, mais il m'a été assuré qu'il ne laissait
+pas que d'exercer quelque influence sur plusieurs de nos _leading
+men_.
+
+Il paraît que notre ministère n'osera pas présenter cette année une
+loi de douane qui introduise dans la législation actuelle des
+changements sérieux. Cela décourage quelques-uns de nos amis. Quant
+à moi, je ne désire même pas des modifications actuelles. Arrière
+les lois qui précèdent le progrès de l'opinion! et je ne désire pas
+pour mon pays autant le _free-trade_ que l'esprit du free-trade. Le
+_free-trade_, c'est un peu plus de richesse; l'esprit du
+_free-trade_, c'est la réforme de l'intelligence même, c'est-à-dire
+la source de toutes les réformes.
+
+Vous me parlez de Naples, de Rome, de la Sardaigne et du Piémont.
+Mais vous ne me dites rien de la Toscane. Cependant ce pays doit
+être très-curieux à observer. Si vous rencontrez quelque bon ouvrage
+sur l'état de ce pays, tâchez de me l'envoyer. Je ne serais pas
+fâché d'avoir aussi dans mon humble bibliothèque quelques-uns des
+plus anciens économistes italiens, par exemple: _Nicolo Donato._ Je
+me figure que si la renommée n'était pas quelque peu capricieuse,
+Turgot et Ad. Smith, tout en conservant la gloire de grands hommes,
+perdraient celle d'inventeurs.
+
+
+ Paris, 20 avril 1847.
+
+Mon cher ami, votre lettre du 7, écrite de Rome, m'a retrouvé à mon
+poste. Je suis allé passer vingt jours auprès d'une parente malade.
+J'espérais que ce voyage me rendrait aussi la santé, mais il n'en
+est pas ainsi. La grippe a dégénéré en rhume obstiné, et dans ce
+moment je crache le sang. Ce qui m'étonne et m'épouvante, c'est de
+voir combien quelques gouttes de sang sorties du poumon peuvent
+affaiblir notre pauvre machine et surtout la tête. Le travail m'est
+impossible et très-probablement je vais demander au conseil
+l'autorisation de faire une autre absence. J'en profiterai pour
+aller à Lyon et à Marseille, afin de resserrer les liens de nos
+diverses associations, qui ne marchent pas aussi d'accord que je le
+voudrais.
+
+Je n'ai pas besoin de vous dire combien je partage votre opinion sur les
+résultats _politiques_ du libre-échange. On nous accuse, dans le parti
+démocratique et _socialiste_, d'être voués au culte des intérêts
+_matériels_ et de tout ramener à des questions de _richesses_. J'avoue
+que lorsqu'il s'agit des masses, je n'ai pas ce dédain stoïque pour la
+richesse. Ce mot ne veut pas dire quelques écus de plus; il signifie du
+pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui ont froid, de
+l'éducation, de l'indépendance, de la dignité.--Mais, après tout, si le
+résultat du libre-échange devait être uniquement d'accroître la richesse
+publique, je ne m'en occuperais pas plus que de toute autre question
+agricole ou industrielle. Ce que je vois surtout dans notre agitation,
+c'est l'occasion de combattre quelques préjugés et de faire pénétrer
+dans le public quelques idées justes. C'est là un bien indirect cent
+fois supérieur aux avantages directs de la liberté commerciale; et si
+nous éprouvons tant d'obstacles dans la diffusion de notre
+_démonstration économique_, je crois que la Providence nous a ménagé ces
+obstacles, précisément pour que le bien indirect se fasse. Si la liberté
+était proclamée demain, le public resterait dans l'ornière où il est
+sous tous les autres rapports; mais, au début, je suis obligé de ne
+toucher qu'avec un extrême ménagement à ces idées accessoires, afin de
+ne pas heurter nos propres collègues. Aussi je consacre mes efforts à
+élucider le problème économique. Ce sera le point de départ de vues plus
+élevées. Que Dieu me donne encore trois ou quatre ans de force et de
+vie! Quelquefois je me dis que si j'eusse travaillé seul et pour mon
+compte, je n'aurais pas eu tous ces ménagements à garder, et ma carrière
+eût été plus utile.
+
+Pendant les vingt jours où j'ai été absent, quelques dissentiments
+ont éclaté dans le sein de notre association. C'est au sujet de
+cette difficile nuance entre le droit _fiscal_ et le droit
+_protecteur_. Quelques-uns de nos collègues se sont retirés, et il
+se rencontre que ce sont les plus laborieux. Ils voulaient réserver
+la question fiscale même à l'occasion du blé. La majorité a demandé
+la franchise complète sur les subsistances et les matières
+premières. Voilà une première cause de désorganisation. Il y en a
+une seconde dans nos finances, qui sont loin de suffire. C'est par
+ce motif que je désire faire le voyage du Midi. Je ne partirai pas
+sans vous en prévenir.
+
+Je connaissais la réforme de Naples; M. Bursotti avait eu la
+complaisance de m'envoyer des documents là-dessus. Je les donnai à
+mon collaborateur Garnier, qui sans doute les a égarés, puisqu'il ne
+me les rapporte pas. Si vous avez occasion de revoir M. Bursotti,
+veuillez lui présenter mes respects et l'expression de ma profonde
+estime. J'en dis autant de MM. Pettiti, Scialoja, etc.
+
+Vous me parlez de l'état de notre presse périodique; mais probablement
+vous ne connaissez pas toute l'étendue et la profondeur du mal. L'art
+d'écrire est si vulgaire qu'une foule de jeunes gens de vingt ans
+régentent le monde par la presse avant d'avoir eux-mêmes rien étudié et
+rien appris. Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de pire. Les meneurs sont
+tous attachés à des hommes politiques, et toute question devient, entre
+leurs mains, question ministérielle. Plût à Dieu que le mal s'arrêtât
+là! Il y a de plus la _vénalité_ qui n'a pas de bornes. Les préjugés,
+les erreurs, les calomnies sont tarifés à tant la ligne. L'un se vend
+aux Russes, l'autre à la protection, celui-ci à l'université, celui-là à
+la banque, etc... Nous nous disons civilisés! Mais vraiment je crois que
+c'est tout au plus si nous avons un pied dans la voie de la
+civilisation.
+
+Me permettez-vous, mon cher ami, de n'admettre que sous réserve
+l'exactitude de cet axiome: «Le commerce est l'échange du superflu
+contre le nécessaire?» Quand deux hommes, pour exécuter plus de
+besogne dans le même temps, conviennent de se partager le travail,
+peut-on dire que l'un des deux, ou même aucun des deux, donne le
+superflu? Le pauvre diable qui travaille douze heures par jour pour
+avoir du pain donne-t-il son superflu? Le commerce, à ce que je
+crois, n'est autre chose que la séparation des occupations, la
+division du travail.
+
+Il serait à désirer que le Pape fît connaître ses vues économiques,
+alors même qu'il ne pourrait pas les exécuter. Cela disposerait en
+notre faveur une partie du clergé français, qui n'a pas de grandes
+lumières sur notre cause, mais qui n'a pas non plus de répugnances
+contraires.
+
+
+ Paris, 5 juillet 1847.
+
+Mon bien cher ami, les détails que vous me donnez sur l'Italie et
+l'état des connaissances économiques dans ce pays m'ont vivement
+intéressé. J'ai reçu la précieuse collection[21] que vous avez eu la
+bonté de m'envoyer. Hélas! quand pourrai-je seulement y jeter les
+yeux! Du moins, je la tiendrai à la disposition de tous mes amis,
+afin que, d'une manière ou d'une autre, vos généreuses intentions ne
+soient pas sans résultat.
+
+ [Note 21: Les cinquante volumes de la collection Custodi:
+ _Economisti classici italiani._ (_Note de l'éditeur._)]
+
+Vous voulez bien vous préoccuper de ma santé. Je suis presque
+toujours enrhumé; et s'il en est ainsi en juillet, que sera-ce en
+décembre? Mais ce qui m'occupe le plus, c'est l'état de mon cerveau.
+Je ne sais ce que sont devenues les idées qu'il me fournissait
+autrefois en trop grande abondance. Maintenant, je cours après et ne
+puis pas les rattraper. Cela m'alarme.--Je sens, mon cher ami, que
+j'aurais dû rester tout à fait en dehors de l'association et
+conserver la liberté de mes allures, écrire et parler à mon heure et
+à ma guise.--Au lieu de cela, je suis enchaîné de la manière la plus
+indissoluble, par le domicile, par le journal, par les finances, par
+l'administration, etc., etc.; et le pis est que cela est
+irrémédiable, attendu que tous mes collègues sont occupés et ne
+peuvent guère s'occuper de nos affaires que pendant la durée de nos
+rares réunions.
+
+Mon ami, l'ignorance et l'indifférence dans ce pays, en matière
+d'économie politique, dépassent tout ce que j'aurais pu me figurer.
+Ce n'est pas une raison pour se décourager, au contraire, c'en est
+une pour nous donner le sentiment de l'utilité, de l'urgence même de
+nos efforts. Mais je comprends aujourd'hui une chose: c'est que la
+liberté commerciale est un résultat trop éloigné pour nous. Heureux
+si nous pouvons déblayer la route de quelques obstacles.--Le plus
+grand n'est pas le parti protectionniste, mais le _socialisme_ avec
+ses nombreuses ramifications.--S'il n'y avait que les monopoleurs,
+ils ne résisteraient pas à la discussion.--Mais le socialisme leur
+vient en aide. Celui-ci admet la liberté en principe et renvoie
+l'exécution après l'époque où le monde sera constitué sur le plan de
+Fourier ou tout autre inventeur de société.--Et, chose singulière,
+pour prouver que jusque-là la liberté sera nuisible, ils reprennent
+tous les arguments des monopoleurs: balance du commerce, exportation
+du numéraire, supériorité de l'Angleterre, etc., etc.
+
+D'après cela, vous me direz que combattre les monopoleurs, c'est
+combattre les socialistes.--Non.--Les socialistes ont une théorie
+sur la _nature oppressive du capital_, par laquelle ils expliquent
+l'inégalité des conditions, et toutes les souffrances des classes
+pauvres. Ils parlent aux passions, aux sentiments, et même aux
+meilleurs instincts des hommes. Ils séduisent la jeunesse, montrant
+le mal et affirmant qu'ils possèdent le remède. Ce remède consiste
+en une organisation sociale artificielle de leur invention, qui
+rendra tous les hommes heureux et égaux, sans qu'ils aient besoin de
+lumières et de vertus.--Encore si tous les socialistes étaient
+d'accord sur ce plan d'organisation, on pourrait espérer de le
+ruiner dans les intelligences. Mais vous comprenez que, dans cet
+ordre d'idées, et du moment qu'il s'agit de pétrir une société,
+chacun fait la sienne, et tous les matins nous sommes assaillis par
+des inventions nouvelles. Nous avons donc à combattre une hydre à
+qui il repousse dix têtes quand nous lui en coupons une.
+
+Le malheur est que cette méthode a un puissant attrait pour la
+jeunesse. On lui montre des souffrances; et par là on commence par
+toucher son coeur. Ensuite on lui dit que tout peut se guérir, au
+moyen de quelques combinaisons artificielles; et par là on met son
+imagination en campagne. Combien de peine a-t-elle ensuite à vous
+écouter quand vous venez la désillusionner, en lui exposant les
+belles mais sévères lois de l'économie sociale, et lui dire: «Pour
+extirper le mal de ce monde (et encore cette partie du mal sur
+lequel la puissance humaine a quelque action) le procédé est plus
+long; il faut extirper le vice et l'ignorance.»
+
+Frappé du danger de la voie dans laquelle se précipite la jeunesse,
+j'ai pris le parti de lui demander de m'entendre. J'ai réuni les
+élèves des écoles de Droit et de Médecine, c'est-à-dire ces jeunes
+hommes qui dans quelques années gouverneront le monde ou du moins la
+France. Ils m'ont écouté avec bienveillance, avec sympathie, mais,
+comme vous pensez bien, sans trop me comprendre. N'importe; puisque
+l'expérience est commencée, je la suivrai jusqu'au bout. Vous savez
+que j'ai toujours dans la tête le plan d'un petit ouvrage intitulé
+les _Harmonies économiques_. C'est le point de vue _positif_ dont
+les _sophismes_ sont le point de vue _négatif_. Pour préparer le
+terrain, j'ai distribué à ces jeunes gens les _Sophismes_. Chacun en
+a reçu un exemplaire. J'espère que cela désobstruera un peu leur
+esprit, et, au retour des vacances, je me propose de leur exposer
+méthodiquement les harmonies.
+
+Vous comprenez à présent, mon ami, combien je tiens à ma santé! oh!
+que la bonté divine me donne au moins encore un an de force! qu'elle
+me permette d'exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je
+considère comme la vraie théorie sociale, sous ces douze chapitres:
+_Besoins_, _production_, _propriété_, _concurrence_, _population_,
+_liberté_, _égalité_, _responsabilité_, _solidarité_, _fraternité_,
+_unité_, _rôle de l'opinion publique_; et je remettrai sans
+regret,--avec joie,--ma vie entre ses mains!
+
+Adieu, mon ami, veuillez remercier madame Cobden de son bon souvenir
+et recevez tous deux les voeux que je forme pour votre bonheur.
+
+
+ Paris, 15 octobre 1847.
+
+Mon cher ami, j'apprends avec bien du plaisir, par les journaux de
+ce matin, votre retour à Londres. Il y a si longtemps que je n'ai eu
+de vos nouvelles! J'espère que vous ne négligerez pas de m'écrire
+dès que vous serez un peu reposé de vos fatigues, et que vous me
+parlerez des dispositions que vous avez rencontrées dans le nord de
+l'Europe, sur notre question.
+
+Ici, le progrès est lent, si même il y a progrès. La crise des
+subsistances, la crise financière sont venues obscurcir nos
+doctrines. Il semble que la Providence accumule les difficultés au
+commencement de notre oeuvre et se plaise à la rendre plus
+difficile. Peut-être entre-t-il dans ses desseins que le triomphe
+soit chèrement acheté, qu'aucune objection ne reste en arrière, afin
+que la liberté n'entre dans nos lois qu'après avoir pris possession
+de l'opinion publique. Aussi je ne regarderai pas les retards, les
+difficultés, les obstacles, les épreuves comme un malheur pour notre
+cause. En prolongeant la lutte, elles nous mettent à même
+d'éclaircir non-seulement la question principale, mais beaucoup de
+questions accessoires qui sont aussi importantes que la question
+principale elle-même. Le succès législatif s'éloigne, mais l'opinion
+mûrit. Je ne me plaindrais donc pas, si nous étions à la hauteur de
+notre tâche. Mais nous sommes bien faibles. Notre personnel militant
+se réduit à quatre ou cinq athlètes presque tous fort occupés
+d'autre chose. Moi-même je manque d'instruction pratique; mon genre
+d'esprit, qui est de creuser dans les principes, me rend impropre à
+discuter, comme il le faudrait, les événements à mesure qu'ils
+s'accumulent. De plus, les forces intellectuelles m'abandonnent avec
+les forces physiques. Si je pouvais traiter avec la nature et
+échanger dix ans de vie souffreteuse contre deux ans de vigueur et
+de santé, le marché serait bientôt conclu.
+
+De grands obstacles nous viennent aussi de votre côté de la Manche. Mon
+cher Cobden, il faut que je vous parle en toute franchise. En adoptant
+le Libre-Échange, l'Angleterre n'a pas adopté la politique qui dérive
+logiquement du Libre-Échange. Le fera-t-elle? Je n'en doute pas; mais
+quand? Voilà la question. La position que vous et vos amis prendrez dans
+le parlement aura une influence immense sur notre entreprise. Si vous
+désavouez énergiquement votre diplomatie, si vous parvenez à faire
+réduire vos forces navales, nous serons forts. Sinon, quelle figure
+ferons-nous devant le public? Quand nous prédisons que le Libre-Échange
+entraînera la politique anglaise dans la voie de la justice, de la paix,
+de l'économie, de l'affranchissement colonial, est-ce que la France est
+tenue de nous croire sur parole? Il existe une défiance invétérée contre
+l'Angleterre, je dirai même un sentiment d'hostilité, aussi ancien que
+les noms mêmes de _Français_ et d'_Anglais_. Eh bien, ce sentiment est
+excusable. Son tort est d'envelopper tous vos partis et tous vos
+concitoyens dans la même réprobation. Mais les nations ne doivent-elles
+pas se juger entre elles par leurs actes extérieurs? On dit souvent
+qu'il ne faut pas confondre les nations avec leurs gouvernements. Il y a
+du vrai et du faux dans cette maxime; et j'ose dire qu'elle est fausse à
+l'égard des peuples qui ont des moyens constitutionnels de faire
+prévaloir l'_opinion_. Considérez que la France n'a pas d'instruction
+économique. Lors donc qu'elle lit l'histoire, lorsqu'elle y voit les
+envahissements successifs de l'Angleterre, quand elle étudie les moyens
+diplomatiques qui ont amené ces envahissements, quand elle voit un
+système séculaire suivi avec persévérance, soit que les whigs ou les
+torys tiennent le timon de l'État, quand elle lit dans vos journaux
+qu'en ce moment l'Angleterre a 34,000 marins à bord des vaisseaux de
+guerre, comment voulez-vous qu'elle se fie, pour un changement dans
+votre politique, à la force d'un principe que d'ailleurs elle ne
+comprend pas? Il lui faut autre chose; il lui faut des faits. Rendez
+donc la liberté commerciale à vos colonies, détruisez votre Acte de
+navigation, surtout licenciez votre marine militaire, n'en gardez que ce
+qui est indispensable pour votre sécurité, diminuez ainsi vos charges,
+vos dettes, soulagez votre population, ne menacez plus les autres
+peuples et la liberté des mers; et alors, soyez-en sûrs, la France
+ouvrira les yeux.
+
+Mon cher Cobden, dans un discours que j'ai prononcé à Lyon, j'ai osé
+prédire que cette législature, qui a sept ans devant elle, mettrait
+votre système politique en harmonie avec votre système économique.
+«Avant sept ans, ai-je dit, l'Angleterre aura diminué ses armées de
+terre et de mer de moitié.» Ne me faites pas mentir.--Je n'ai
+rencontré qu'incrédulité. On me blâme de faire le prophète; on me
+prend pour un fanatique à vue courte qui ne comprend pas la ruse
+britannique; mais moi j'ai confiance dans deux forces, la force de
+la vérité, et la force de vos vrais intérêts.
+
+Je ne suis pas très-profondément instruit de ce qui se passe à
+Athènes et à Madrid. Ce que je puis vous dire, c'est que Palmerston
+et Bulwer inspirent une défiance universelle. Vous me répondrez que
+si M. Bulwer intrigue à Madrid, M. de Glucksberg en fait autant.
+Soit. Mais si l'un agit contre l'intérêt de la France, comme l'autre
+contre l'intérêt de l'Angleterre, il y a néanmoins cette différence
+que l'Angleterre se vante de connaître ses intérêts. Nous sommes
+encore dans les vieilles idées. Est-il surprenant que nos actes s'en
+ressentent? Mais vous, qui vous êtes défaits des idées, repoussez
+donc les actes. Désavouez Palmerston et Bulwer. Rien ne servira
+autant à nous mettre, nous libre-échangistes, dans une excellente
+position vis-à-vis du public. Il y a plus, je désirerais que vous me
+dissiez la position que vous comptez prendre dans cette affaire au
+parlement. Je commencerais à préparer ici l'opinion publique.
+
+Je vous l'avoue, mon cher ami, quoique ennemi de tout
+charlatanisme, si vous êtes en majorité et en mesure d'inaugurer
+une politique nouvelle, conforme aux principes du _free-trade_, je
+voudrais que vous le fissiez avec quelque éclat et quelque
+solennité. Je souhaite, si vous diminuez votre marine militaire, que
+vous rattachiez explicitement cette mesure au _free-trade_; que vous
+proclamiez bien haut que l'Angleterre a fait fausse route, et que
+son but actuel étant diamétralement opposé à celui qu'elle a
+poursuivi jusqu'ici, les moyens doivent être opposés aussi.
+
+Je ne vous parle pas des _vins_. Je vois que votre situation
+financière ne vous permet pas de grandes réformes fiscales. Mais une
+modération de droits qui ne nuise pas à vos revenus, est-ce trop
+demander? Je désirerais que ce fût vous _personnellement_ qui
+fissiez cette proposition; et je vous dirai pourquoi une autre fois.
+Je n'ai plus de place que pour vous assurer de mon amitié.
+
+
+ Paris, 9 novembre 1847.
+
+Mon cher Cobden, j'ai lu avec bien de l'intérêt ce que vous me dites
+de votre voyage, et je compte retirer autant de plaisir que
+d'instruction des articles que vous vous proposez d'envoyer au
+_Journal des Économistes_. M. Say vous a déjà écrit à ce sujet. Il
+saisit toujours avec empressement l'occasion de donner de la valeur
+à ce recueil, dont il est le fondateur et le soutien. Votre
+correspondance est une bonne fortune pour lui. Je vous adjure
+très-sincèrement d'y consacrer une partie du temps dont vous pourrez
+disposer. La cause que nous servons ne se renferme pas dans les
+limites d'une nation. Elle est universelle et ne trouvera sa
+solution que dans l'adhésion de tous les peuples. Vous ne pouvez
+donc rien faire de plus utile que d'accroître le mérite et la
+circulation du _Journal des Économistes_. Cette revue ne me
+satisfait pas complétement; je regrette maintenant de n'en avoir
+pas pris la direction. Cette propagande philosophique et rationnelle
+m'eût mieux convenu que la polémique quotidienne.
+
+Les difficultés s'accumulent autour de nous; nous n'avons pas pour
+adversaires seulement des _intérêts_. L'ignorance publique se révèle
+maintenant dans toute sa triste étendue. En outre, les _partis_ ont
+besoin de nous abattre. Par un enchaînement de circonstances, qu'il
+serait trop long de rapporter, ils sont tous contre nous. Tous
+aspirent au même but: la _Tyrannie_. Ils ne diffèrent que sur la
+question de savoir en quelles mains l'arbitraire sera déposé. Aussi,
+ce qu'ils redoutent le plus, c'est l'esprit de la vraie liberté. Je
+vous assure, mon cher Cobden, que si j'avais vingt ans de moins et
+de la santé, je prendrais le bon sens pour ma cuirasse, la vérité
+pour ma lance, et je me croirais sûr de les vaincre. Mais hélas!
+l'âme, malgré sa noble origine, ne peut rien faire sans le corps.
+
+Ce qui m'afflige surtout, moi qui porte au coeur le sentiment
+démocratique dans toute son universalité, c'est de voir la démocratie
+française en tête de l'opposition à la liberté du commerce. Cela tient
+aux idées belliqueuses, à l'exagération de l'honneur national, passions
+qui semblent reverdir à chaque révolution. 1830 les a _manured_. Vous me
+dites que nous nous sommes trop laissé prendre au piége tendu par les
+protectionnistes, et que nous aurions dû négliger leurs arguments
+_anglophobes_. Je crois que vous avez tort. Il est sans doute utile de
+tuer la protection, mais il est plus utile encore de tuer les haines
+nationales. Je connais mon pays; il porte au coeur un sentiment vivace
+où le vrai se mêle au faux. Il voit l'Angleterre capable d'écraser
+toutes les marines du monde; il la sait d'ailleurs dirigée par une
+oligarchie sans scrupules. Cela lui trouble la vue et l'empêche de
+comprendre le Libre-Échange. Je dis plus, quand même il le comprendrait,
+il n'en voudrait pas pour ses avantages purement économiques. Ce qu'il
+faut lui montrer surtout, c'est que la liberté des échanges fera
+disparaître les dangers militaires qu'il redoute.--Pour moi, j'aimerais
+mieux combattre quelques années de plus et vaincre les préjugés
+nationaux aussi bien que les préjugés économiques. Je ne suis pas fâché
+que les protectionnistes aient choisi ce champ de bataille.--Mon
+intention est de publier, dans notre journal, les débats du parlement et
+principalement les discours des _free-traders_.
+
+
+ Le 15.
+
+Mon ami, je ne vous cacherai pas que je suis effrayé du vide qui se
+fait autour de nous. Nos adversaires sont pleins d'audace et
+d'ardeur. Nos amis au contraire se découragent et deviennent
+indifférents. Que nous sert d'avoir mille fois raison, si nous ne
+pouvons nous faire entendre? La tactique des protectionnistes, bien
+secondés par les journaux, est de nous laisser avoir raison tout
+seuls.
+
+
+ Paris, 25 février 1848.
+
+Mon cher Cobden, vous savez déjà nos événements. Hier nous étions
+une monarchie, aujourd'hui nous sommes une république.
+
+Je n'ai pas le temps de raconter, je veux seulement vous soumettre
+un point de vue de la plus haute importance.
+
+La France veut la paix et en a besoin. Ses dépenses vont
+s'accroître, ses recettes s'affaiblir et son budget est déjà en
+déficit. Donc, il lui faut la paix et la réduction de son état
+militaire.
+
+Sans cette réduction, pas d'économie sérieuse possible, par
+conséquent pas de réforme financière, pas d'abolition de taxes
+odieuses.--Et sans cela, la révolution se dépopularise.
+
+Or, la France, vous le comprendrez, _ne peut pas prendre
+l'initiative du désarmement_. Il serait absurde de le lui demander.
+
+Voyez les conséquences. Ne désarmant pas, elle ne peut rien
+réformer, et ne réformant rien, ses finances la tuent.
+
+Le seul fait que l'étranger _conserve ses forces_ nous réduit donc à
+périr. Or, nous ne voulons pas périr. Donc, si les nations
+étrangères ne nous mettent pas à même de désarmer en désarmant
+elles-mêmes, s'il nous faut tenir trois ou quatre cent mille hommes
+sur pied, nous serons entraînés à la guerre de propagande. C'est
+forcé. Car alors, le seul moyen d'arriver à respirer, chez nous,
+sera de créer des embarras à tous les rois de l'Europe.
+
+Si donc l'étranger comprend notre situation et ses dangers, il
+n'hésitera pas à nous donner cette preuve de confiance de désarmer
+_sérieusement_. Par là, il nous mettra à même d'en faire autant, de
+rétablir nos finances, de soulager le peuple, d'accomplir l'oeuvre
+qui nous est dévolue.
+
+Si, au contraire, l'étranger juge prudent de rester armé, je
+n'hésite pas à dire que cette prétendue prudence _est de la plus
+haute imprudence_, car elle nous réduira à l'extrémité que je viens
+de vous dire.
+
+Plaise au ciel que l'Angleterre comprenne et fasse comprendre! Elle
+sauverait l'avenir de l'Europe. Que si elle consulte les traditions
+de la vieille politique, je vous défie bien de me dire comment nous
+pourrons échapper aux conséquences.
+
+Méditez cette lettre, cher Cobden, pesez-en toutes les expressions.
+Voyez par vous-même si tout ce que je vous dis n'est pas inévitable.
+
+Si vous restez armés, nous restons armés sans mauvaise intention.
+Mais restant armés, nous succomberons sous le poids de taxes
+impopulaires. Aucun gouvernement n'y pourra tenir. Ils auront beau
+se succéder, ils rencontreront tous la même difficulté; et un jour
+viendra où l'on dira: Puisque nous ne pouvons renvoyer l'armée dans
+ses foyers, il faut l'envoyer soulever les peuples.
+
+Si vous désarmez dans une forte proportion, si vous vous unissez
+fortement à nous pour conseiller à la Prusse la même politique, à
+cette condition, une ère nouvelle peut surgir et surgira du 24
+février.
+
+
+ Paris, 26 février 1848.
+
+Mon cher Cobden, je donnerais beaucoup d'argent (si j'en avais),
+pour voir un moment M. de Lamartine notre ministre des Affaires
+étrangères. Mais je ne puis arriver à lui.
+
+Je voudrais aller à Londres, mais non sans l'avoir vu, parce qu'il
+faut bien lui soumettre les idées que j'aurais à vous communiquer.
+
+L'Angleterre peut faire un bien immense, sans se nuire le moins du
+monde. Elle peut substituer chez nous l'attachement sincère à de
+funestes préventions. Elle n'a qu'à le vouloir. Par exemple,
+pourquoi ne ferait-elle pas cesser _spontanément_ sa sourde
+opposition à notre triste conquête algérienne? Pourquoi ne
+ferait-elle pas cesser _spontanément_ les dangers qui naissent du
+droit de visite? Pourquoi laisser s'enraciner chez nous l'idée
+qu'elle veut nous humilier? Pourquoi attendre que les circonstances
+enveniment ces affaires? Quel magnifique spectacle si l'Angleterre
+disait: «Quand la France aura choisi un gouvernement, l'Angleterre
+s'empressera de le reconnaître, et, pour preuve de sa sympathie,
+elle reconnaîtra aussi l'Algérie comme française, et renoncera au
+droit de visite dont elle aperçoit du reste l'inefficacité et les
+inconvénients!»
+
+Dites-moi, mon cher Cobden, ce que de tels actes coûteraient à votre
+pays, s'ils étaient faits, comme je le dis, _spontanément_?
+
+Ici nous ne pouvons pas tirer de l'idée des Français que
+l'Angleterre convoite l'Algérie. C'est absurde; mais les apparences
+y sont.
+
+Nous ne pouvons pas effacer des esprits la pensée que le droit de
+visite entre dans votre politique. C'est encore absurde; mais les
+apparences y sont.
+
+Au nom de la paix et de l'humanité, provoquez ces grandes mesures!
+Faisons donc une fois de la diplomatie populaire, et faisons-la en
+temps utile.
+
+Écrivez-moi; dites-moi franchement si un voyage à Londres, entrepris
+dans ces vues, sous les auspices de M. de Lamartine, aurait quelques
+chances d'amener un résultat. Je lui montrerai votre lettre.
+
+
+ Mugron, 5 avril 1848.
+
+Mon cher ami, me voici dans ma solitude. Que ne puis-je m'y
+ensevelir pour toujours, et y travailler paisiblement à cette
+synthèse économique, que j'ai dans la tête et qui n'en sortira
+jamais!--Car, à moins d'un revirement subit dans l'opinion du pays,
+je vais être envoyé à Paris chargé du terrible mandat de
+Représentant du Peuple. Si j'avais de la force et de la santé,
+j'accepterais cette mission avec enthousiasme. Mais que pourront ma
+faible voix, mon organisation maladive et nerveuse au milieu des
+tempêtes révolutionnaires? Combien il eût été plus sage de consacrer
+mes derniers jours à creuser, dans le silence, le grand problème de
+la destinée sociale; d'autant que quelque chose me dit que je serais
+arrivé à la solution. Pauvre village, humble toit de mes pères, je
+vais vous dire un éternel adieu; je vais vous quitter avec le
+pressentiment que mon nom et ma vie, perdus au sein des orages,
+n'auront pas même cette modeste utilité pour laquelle vous m'aviez
+préparé!...
+
+Mon ami, je suis trop loin du théâtre des événements pour vous en
+parler. Vous les apprenez avant moi; et au moment où j'écris,
+peut-être les faits sur lesquels je pourrais raisonner sont-ils de
+l'histoire ancienne. Si le gouvernement déchu nous avait laissé les
+finances en bon ordre, j'aurais une foi entière dans l'avenir de la
+République. Malheureusement le trésor public est écrasé, et je sais
+assez l'histoire de notre première révolution pour connaître
+l'influence du délabrement des finances sur les événements. Une
+mesure urgente entraîne une mesure arbitraire; et c'est là surtout
+que la fatalité exerce son empire. Maintenant, le peuple est
+admirable; et vous seriez surpris de voir comme le _suffrage
+universel_ fonctionne bien dès son début. Mais qu'arrivera-t-il
+quand les impôts, au lieu d'être diminués, seront aggravés, quand
+l'ouvrage manquera, quand aux plus brillantes espérances succéderont
+d'amères réalités? J'avais aperçu une planche de salut, sur laquelle
+il est vrai je ne comptais guère, car elle supposait de la sagesse
+et de la prudence dans les rois; c'était le désarmement simultané de
+l'Europe. Alors les finances eussent été partout rétablies, les
+peuples soulagés et rattachés à l'ordre; l'industrie se serait
+développée, le travail eût abondé et les peuples eussent attendu
+avec calme le développement progressif des institutions. Les
+monarques ont préféré jouer leur _va-tout_, ou plutôt ils n'ont pas
+su lire dans le présent et dans l'avenir. Ils pressent un ressort,
+sans comprendre qu'à mesure que leur force s'épuise celle du ressort
+augmente.
+
+Supposez qu'ils aient partout désarmé et dégrévé d'autant les
+impôts, en outre accordé aux nations des institutions d'ailleurs
+inévitables. La France obérée se fût hâtée d'en faire autant, trop
+heureuse de pouvoir fonder la République sur la solide base du
+soulagement réel des souffrances populaires. Le calme et le progrès
+se fussent donné la main.--Mais le contraire est arrivé. Partout on
+arme, partout on accroît les dépenses publiques, et les impôts et
+les entraves, quand les impôts existants sont précisément la cause
+des révolutions. Tout cela ne finira-t-il pas par une terrible
+explosion?
+
+Quoi donc! la justice est-elle si difficile à pratiquer, la prudence
+si difficile à comprendre?
+
+Depuis que je suis ici, je ne vois pas de journaux anglais. Je ne
+sais rien de ce qui se passe dans votre parlement. J'aurais espéré
+que l'Angleterre prendrait l'initiative de la politique rationnelle,
+et qu'elle la prendrait avec cette hardiesse vigoureuse dont elle a
+donné tant d'exemples. J'aurais espéré qu'elle eût voulu _to teach
+mankind how to live_: désarmer, désarmer, abandonner les colonies
+onéreuses, cesser d'être menaçante, se mettre dans l'impossibilité
+d'être menacée, supprimer les taxes impopulaires et présenter au
+monde un beau spectacle d'union, de force, de sagesse, de justice et
+de sécurité. Mais hélas! l'Économie politique n'a pas encore assez
+pénétré les masses, même chez vous.
+
+
+ Paris, 11 mai 1848.
+
+Mon cher Cobden, il ne m'est pas possible de vous écrire longuement.
+D'ailleurs, que vous dirais-je? Comment prévoir ce qui sortira du
+sein d'une assemblée de 900 personnes, qui ne sont contenues par
+aucune règle, par aucun précédent; qui ne se connaissent pas entre
+elles; qui sont sous l'empire de tant d'erreurs; qui ont à
+satisfaire tant d'espérances justes ou chimériques, et qui pourtant
+peuvent à peine s'entendre et délibérer, à cause de leur nombre et
+de l'immensité de la salle? Ce que je puis dire, c'est que
+l'assemblée nationale a de bonnes intentions. L'esprit démocratique
+y domine. Je voudrais pouvoir en dire autant de l'esprit de paix et
+de non-intervention. Nous le saurons lundi. C'est ce jour-là qu'on a
+fixé pour la conversation sur la Pologne et l'Italie.
+
+En attendant j'aborde de suite le sujet de ma lettre.
+
+Vous savez qu'une commission de travailleurs se réunissait au
+Luxembourg, sous la présidence de L. Blanc. L'assemblée nationale
+l'a dispersée par sa présence; mais elle s'est hâtée de fonder, dans
+son propre sein, une commission chargée de faire une enquête sur la
+situation des travailleurs industriels et agricoles, ainsi que de
+proposer les moyens d'améliorer leur sort.
+
+C'est une oeuvre immense, et que les illusions qui ont cours rendent
+périlleuse.
+
+Je suis appelé à faire partie de cette commission. J'ai été nommé
+loyalement, après avoir exposé mes doctrines sans réticences, mais
+en les considérant surtout au point de vue du droit de propriété. Ce
+que j'ai dit et qui m'a valu d'être nommé, je le reproduis, sous
+forme d'un article intitulé: _Loi et propriété_, qui paraîtra dans
+le prochain numéro du _Journal des Économistes_. Je vous prie de le
+lire[22].
+
+ [Note 22: V. t. IV, p. 275 à 297. (_Note de l'éditeur._)]
+
+Maintenant, je voudrais faire servir cette enquête à faire jaillir
+la vérité. Que je me trompe ou non, c'est la vérité qu'il nous
+faut.--Nous n'avons pas en France une grande expérience de cette
+_machinery_ qu'on nomme _enquêtes parlementaires_. Connaîtriez-vous
+quelque ouvrage où soit exposé l'art de les conduire de manière à
+dégager la vérité? Si vous en connaissez, ayez la bonté de me le
+signaler, ou mieux encore de me le faire envoyer.
+
+Les préventions antibritanniques sont encore loin d'être éteintes
+ici. On pense que les Anglais s'appliquent à contrarier, sur le
+continent, la politique franco-républicaine; et cela ne m'étonnerait
+pas de la part de votre aristocratie. Aussi je suivrai avec un vif
+intérêt votre nouvelle agitation, en faveur des réformes politiques
+et économiques qui peuvent diminuer l'influence au dehors de la
+_Squirarchy_.
+
+
+ Paris, le 27 mai 1848.
+
+Mon cher Cobden, je vous remercie de m'avoir procuré l'occasion de
+faire la connaissance de M. Baines. Je regrette seulement de n'avoir
+pu m'entretenir qu'un instant avec un homme aussi distingué.
+
+Pardonnez-moi de vous avoir donné la peine de m'écrire au sujet des
+enquêtes et de leur forme. J'ai déserté notre comité du travail pour
+celui des finances. C'est là en définitive que viendront aboutir
+toutes les questions et même toutes les utopies. À moins que le pays
+ne renonce à l'usage de la raison, il faudra bien qu'il subordonne
+aux finances, même sa politique extérieure, dans une certaine
+mesure. Puissions-nous faire triompher la politique de la paix! Pour
+moi, je suis convaincu qu'après la guerre immédiate, rien n'est plus
+funeste à ma patrie que le système inauguré par notre gouvernement,
+et qu'il a appelé _diplomatie armée_. À quelque point de vue qu'on
+le considère, un tel système est injuste, faux et ruineux. Je me
+désole quand je songe que quelques simples notions d'économie
+politique suffiraient pour le dépopulariser en France. Mais comment
+y parvenir, quand l'immense majorité croit que les intérêts des
+peuples, et même les intérêts en général, sont radicalement et
+naturellement antagoniques? Il faut attendre que ce préjugé
+disparaisse, et ce sera long. Pour ce qui me concerne, rien ne peut
+m'ôter de l'idée que mon rôle était d'être publiciste campagnard
+comme autrefois, ou tout au plus professeur. Je ne suis pas né à une
+époque où ma place soit sur la scène de la politique active.
+
+Quoi de plus simple, en apparence, que de décider la France et
+l'Angleterre à s'entendre pour désarmer en même temps? qu'auraient-elles
+à craindre? combien de difficultés réelles, imminentes, pressantes, ne
+se mettraient-elles pas à même de résoudre! combien d'impôts à réformer!
+que de souffrances à soulager! que d'affections populaires à conquérir!
+que de troubles et de révolutions à éloigner! Et cependant, nous n'y
+parviendrons pas. L'impossibilité matérielle de recouvrer l'impôt ne
+suffira pas, chez vous ni chez nous, pour faire adopter un désarmement,
+d'ailleurs indiqué par la plus simple prudence.
+
+Cependant je dois dire que j'ai été agréablement surpris de trouver
+dans notre comité, composé de soixante membres, les meilleures
+dispositions. Dieu veuille que l'esprit qui l'anime se répande
+d'abord sur l'assemblée et de là sur le public. Mais hélas! sur
+quinze comités, il y en a _un_ qui, chargé des voies et moyens, est
+arrivé à des idées de paix et d'économies. Les autres quatorze
+comités ne s'occupent que de projets qui, tous, entraînent des
+dépenses nouvelles,--résistera-t-il au torrent?
+
+Je crois qu'en ce moment vous avez près de vous madame Cobden, ainsi
+que M. et madame Schwabe--je vous prie de leur présenter mes
+civilités affectueuses. Depuis le départ de M. Schwabe, les
+Champs-Élysées me semblent un désert; avant je les trouvais bien
+nommés.
+
+
+ 27 juin 1848.
+
+Mon cher Cobden, vous avez appris l'immense catastrophe qui vient
+d'affliger la France et qui afflige le monde. Je crois que vous
+serez bien aise d'avoir de mes nouvelles, mais je n'entrerai pas
+dans beaucoup de détails. C'est vraiment une chose trop pénible,
+pour un Français, même pour un Français cosmopolite, d'avoir à
+raconter ces scènes lugubres à un Anglais.
+
+Permettez-moi donc de laisser à nos journaux le soin de vous apprendre
+les faits. Je vous dirai quelques mots sur les causes. Selon moi, elles
+sont toutes dans le _socialisme_. Depuis longtemps nos gouvernants ont
+empêché autant qu'ils l'ont pu la diffusion des connaissances
+économiques. Ils ont fait plus. Par ignorance, ils ont préparé les
+esprits à recevoir les erreurs du socialisme et du faux républicanisme,
+car c'est là l'évidente tendance de l'éducation classique et
+universitaire. La nation s'est engouée de l'idée qu'on pouvait faire de
+la fraternité avec la loi.--On a exigé de l'État qu'il fit directement
+le bonheur des citoyens. Mais qu'est-il arrivé? En vertu des penchants
+naturels du coeur humain, chacun s'est mis à réclamer pour soi, de
+l'État, une plus grande part de bien-être. C'est-à-dire que l'État ou le
+trésor public a été mis au pillage. Toutes les classes ont demandé à
+l'État, comme en vertu d'un droit, des moyens d'existence. Les efforts
+faits dans ce sens par l'État n'ont abouti qu'à des impôts et des
+entraves, et à l'augmentation de la misère; et alors les exigences du
+peuple sont devenues plus impérieuses.--À mes yeux, le régime protecteur
+a été la première manifestation de ce désordre. Les propriétaires, les
+agriculteurs, les manufacturiers, les armateurs ont invoqué
+l'intervention de la loi pour accroître leur part de richesse. La loi
+n'a pu les satisfaire qu'en créant la détresse des autres classes, et
+surtout des ouvriers.--Alors ceux-ci se sont mis sur les rangs, et au
+lieu de demander que la spoliation cessât, ils ont demandé que la loi
+les admît aussi à participer à la spoliation.--Elle est devenue
+générale, universelle. Elle a entraîné la ruine de toutes les
+industries. Les ouvriers, plus malheureux que jamais, ont pensé que le
+dogme de la fraternité ne s'était pas réalisé pour eux, et ils ont pris
+les armes. Vous savez le reste: un carnage affreux qui a désolé pendant
+quatre jours la capitale du monde civilisé et qui n'est pas encore
+terminé.
+
+Il me semble, mon cher Cobden, que je suis le seul à l'assemblée
+nationale qui voie la cause du mal et par conséquent le remède. Mais
+je suis obligé de me taire, car à quoi bon parler pour n'être pas
+compris? aussi je me demande quelquefois si je ne suis pas un
+maniaque, comme tant d'autres, enfoncé dans ma vieille erreur; mais
+cette pensée ne peut prévaloir, car je connais trop, ce me semble,
+tous les détails du problème. D'ailleurs, je me dis toujours: En
+définitive, ce que je demande, c'est le triomphe des harmonieuses et
+simples lois de la Providence. Est-il présumable qu'elle s'est
+trompée?
+
+Je regrette aujourd'hui très-profondément d'avoir accepté le mandat
+qui m'a été confié.--Je n'y suis bon à rien, tandis que, comme
+simple publiciste, j'aurais pu être utile à mon pays.
+
+
+ 7 août 1848.
+
+Mon cher Cobden, je quitte l'assemblée pour répondre quelques lignes
+à votre lettre du 5. J'espérais voir nos ministres pour conférer
+avec eux sur la communication que vous me faites, mais ils ne sont
+pas venus. En attendant d'autres détails, voici ce que je sais.
+
+Nous nous sommes trouvés, pour 1848, en face d'un déficit impossible
+à combler par l'impôt. Le ministre des finances a pris la résolution
+d'y pourvoir par l'emprunt et d'organiser son budget de 1849 de
+manière à équilibrer les recettes et les dépenses, sans en appeler
+de nouveau au crédit. L'intention est bonne, le tout est d'y être
+fidèle.
+
+Dans cette pensée, il a reconnu que les recettes ordinaires ne
+pouvaient faire face aux dépenses de 1849, qu'autant que celles-ci
+seraient réduites d'un chiffre assez considérable. Il a donc déclaré
+à tous ses collègues qu'ils devaient aviser à une réduction à
+répartir entre tous les services. Le département de la marine est
+compris pour 30 millions dans la réduction _proposée_; et comme il y
+a dans ce département des chapitres qu'il est impossible de toucher,
+tels que dépenses coloniales, bagnes, vivres, solde, etc., il
+s'ensuit que la réduction portera exclusivement sur les armements
+nouveaux à faire.
+
+Cette résolution n'est pas immuable. Elle ne part pas d'un parti
+pris de diminuer nos forces militaires. Mais il est certain que le
+gouvernement et l'assemblée seraient fortement encouragés à
+persévérer dans cette voie, si l'Angleterre offrait de nous y suivre
+et surtout de nous y précéder dans une proportion convenable. C'est
+sur quoi je vais appeler l'attention de Bastide.
+
+En ce moment, il circule, à l'occasion de l'Italie, des bruits qui
+sont de nature à faire échouer les bonnes dispositions du ministre
+des finances. Je crains bien que la paix de l'Europe ne puisse pas
+être maintenue. Dieu veuille au moins que nos deux pays marchent
+d'accord!
+
+Adieu, mon cher Cobden, je vous écrirai prochainement.
+
+
+ 18 août 1848.
+
+Mon cher Cobden, j'ai reçu votre lettre et le beau discours de M.
+Molesworth. Si j'avais eu du temps à ma disposition, je l'aurais
+traduit pour le _Journal des Économistes_. Mais le temps me manque
+et plus encore la force. Elle m'échappe, et je vous avoue que me
+voilà saisi de la manie de tous les écrivains. Je voudrais consacrer
+le peu de santé qui me reste, d'abord à établir les vrais principes
+d'économie politique tels que je les conçois, et ensuite à montrer
+leurs relations avec toutes les autres sciences morales. C'est
+toujours ma chimère des _Harmonies économiques_. Si cet ouvrage
+était fait, il me semble qu'il rallierait à nous une foule de belles
+intelligences, que le coeur entraîne vers le socialisme.
+Malheureusement, pour qu'un livre surnage et soit lu, il doit être à
+la fois court, clair, précis et empreint de sentiments autant que
+d'idées. C'est vous dire qu'il ne doit pas contenir un mot qui ne
+soit pesé. Il doit se former goutte à goutte comme le cristal, et,
+comme lui encore, dans le silence et l'obscurité. Aussi je pousse
+bien des soupirs vers mes chères Landes et Pyrénées.
+
+Il ne m'a pas paru encore opportun de faire une ouverture à
+Cavaignac relativement à l'objet de votre lettre[23]. Le moment me
+semble mal choisi. Il faut attendre que les affaires d'Italie soient
+un peu éclaircies. Rien ne serait plus impopulaire en ce moment
+qu'une diminution dans l'armée. Tous les partis se réuniraient pour
+la condamner: les politiques, à cause de l'état de l'Europe; les
+propriétaires et négociants, à cause des passions démagogiques.
+L'armée française est admirable de dévouement et de discipline. Elle
+est, pour le moment, notre ancre de salut.--Ses chefs les plus aimés
+sont au pouvoir et ne voudront rien faire qui puisse altérer son
+affection.
+
+ [Note 23: Il s'agissait d'une réduction simultanée dans les
+ armements, en France et en Angleterre. (_Note de
+ l'éditeur._)]
+
+Quant à la marine, il n'est pas probable que la France entrerait
+dans une négociation qui aurait pour objet la _réduction
+proportionnelle_. Il faudrait que l'Angleterre allât plus loin, et
+je crains bien qu'elle n'y soit pas préparée. Je voudrais savoir au
+moins ce que l'on pourrait espérer d'obtenir.
+
+L'esprit public, de ce côté du détroit, rend une négociation
+semblable extrêmement difficile, surtout avec l'Angleterre seule. Il
+faudrait tâcher de l'étendre à toutes les puissances.
+
+C'est pourquoi je n'ai pas osé compromettre le succès, en demandant
+à Cavaignac une audience _ad hoc_. Je tâcherai de sonder ses idées
+occasionnellement et je vous les communiquerai.
+
+Il est impossible de se proposer un plus noble but. J'ai vu avec
+plaisir que la _Presse_ entre dans cette voie. Je vais tâcher d'y
+faire entrer aussi les _Débats_. Mais la difficulté est d'y
+entraîner les journaux populaires; cependant je n'en désespère pas.
+
+Adieu, je suis forcé de vous quitter.
+
+
+ 17 octobre 1849.
+
+Mon cher Cobden, vous ne devez pas douter de mon empressement à
+assister au meeting du 30 octobre, si mes devoirs parlementaires n'y
+font pas un obstacle absolu. Avoir le plaisir de vous serrer la main
+et être témoin du progrès de l'opinion en Angleterre, en faveur de
+la paix, ce sera pour moi une double bonne fortune. Il me sera bien
+agréable aussi de remercier M. B. Smith[24] de sa gracieuse
+hospitalité, que j'accepte avec reconnaissance.
+
+ [Note 24: M. John B. Smith, membre de la Ligue. V. t. III, p.
+ 404 et suiv. (_Note de l'éditeur._)]
+
+Vous sentez que je ferai tous mes efforts pour entraîner notre
+excellent ami M. Say. Je crains que ses occupations du conseil
+d'État ne le retiennent. Je tiendrais d'autant plus à l'avoir pour
+compagnon de voyage que sa foi n'est pas entière à l'endroit du
+congrès de la paix. Le spectacle de vos meetings ne pourra que
+retremper sa confiance. Je le verrai ce soir.
+
+Mon ami, les nations comme les individus subissent la loi de la
+responsabilité. L'Angleterre aura bien de la peine à faire croire à
+la sincérité de ses efforts pacifiques. Pendant longtemps, pendant
+des siècles peut-être, on dira sur le continent: L'Angleterre prêche
+la modération et la paix; mais elle a cinquante-trois colonies et
+deux cents millions de sujets dans l'Inde.--Ce seul mot neutralisera
+beaucoup de beaux discours. Quand est-ce que l'Angleterre sera assez
+avancée pour renoncer volontairement à quelques-unes de ses
+onéreuses conquêtes? ce serait un beau moyen de propagande.
+
+Croyez-vous qu'il fût imprudent ou déplacé de toucher ce sujet
+délicat?
+
+
+ 24 octobre 1849.
+
+Mon cher Cobden, Say a dû vous écrire que nous nous proposions de
+partir dimanche soir, pour être à Londres lundi matin. Il amène avec
+lui son fils. Quant à Michel Chevalier, il est toujours dans les
+Cévennes.
+
+Mais voici une autre circonstance. Le beau-frère de M. Say, M.
+Cheuvreux, qui était absent quand nous fûmes passer une journée chez
+lui à la campagne, et qui a bien regretté d'avoir perdu cette
+occasion de faire votre connaissance, a le projet de se réunir à
+nous. Il désire d'ailleurs ardemment assister au mouvement de
+l'opinion publique de l'Angleterre, en faveur de la paix et du
+désarmement. Mais tenant à ne pas me séparer de M. Cheuvreux, je me
+vois forcé d'écrire à M. Smith pour lui témoigner toute ma
+reconnaissance et lui expliquer les motifs qui me mettent dans
+l'impossibilité de profiter de sa généreuse hospitalité.
+
+Pendant que j'écris, on discute l'abrogation des lois de
+proscription. Je crains bien que notre Assemblée n'ait pas le
+courage d'ouvrir les portes de la France aux dynasties déchues. À
+mon avis, cet acte de justice consoliderait la république.
+
+
+ 31 décembre 1849.
+
+Mon cher Cobden, je suis enchanté du meeting de Bradford, et je vous
+félicite sincèrement d'avoir abordé enfin la question coloniale. Je
+sais que ce sujet vous a toujours paru délicat; il touche aux fibres
+les plus irritables des coeurs patriotiques. Renoncer à l'empire du
+quart du globe! Oh! jamais une telle preuve de bon sens et de foi
+dans la science n'a été donnée par aucun peuple! Il est surprenant
+qu'on vous ait laissé aller jusqu'au bout. Aussi ce que j'admire le
+plus dans ce meeting, ce n'est pas l'orateur (permettez-moi de le
+dire), c'est l'auditoire. Que ne ferez-vous pas avec un peuple qui
+analyse froidement ses plus chères illusions et qui souffre qu'on
+recherche devant lui ce qu'il y a de fumée dans la gloire!
+
+Je me rappelle vous avoir témérairement insinué, dans le temps, le
+conseil de diriger vos coups sur le régime colonial avec lequel le
+_free-trade_ est incompatible. Vous me répondîtes que l'orgueil
+national est une plante qui croît dans tous les pays et surtout dans
+le vôtre; qu'il ne fallait pas essayer de l'extirper brusquement et
+que le _free-trade_ en rongerait peu à peu les racines. Je me rendis
+à cette observation de bon sens pratique, tout en déplorant la
+nécessité qui vous fermait la bouche; car je savais bien une chose,
+c'est que tant que l'Angleterre aurait quarante colonies, jamais
+l'Europe ne croirait à la sincérité de sa propagande. Pour mon
+compte, j'avais beau dire: «Les colonies sont un fardeau,» cela
+paraissait une assertion aussi paradoxale que celle-ci: «C'est un
+grand malheur pour un gentleman d'avoir de belles fermes.»
+Évidemment il faut que l'assertion et la preuve viennent de
+l'Angleterre elle-même. En avant donc, mon cher Cobden, redoublez
+d'efforts, triomphez, affranchissez vos colonies, et vous aurez
+réalisé la plus grande chose qui se soit faite sous le soleil,
+depuis qu'il éclaire les folies et les belles actions des hommes.
+Plus la Grande-Bretagne s'enorgueillit de son colosse colonial, plus
+vous devez montrer ce colosse aux pieds d'argile dévorant la
+substance de vos travailleurs. Faites que l'Angleterre, librement,
+mûrement, en toute connaissance de cause, dise au Canada, à
+l'Australie, au Cap: «Gouvernez-vous vous-mêmes;» et la liberté aura
+remporté sa grande victoire, et l'économie politique en action sera
+enseignée au monde.
+
+Car il faudra bien que les protectionnistes européens ouvrent enfin
+les yeux.
+
+D'abord ils disaient: «L'Angleterre admet chez elle les objets
+manufacturés. Belle générosité, puisqu'elle a à cet égard une
+supériorité incontestable! Mais elle ne retirera pas la protection à
+l'agriculture, parce que, sous ce rapport, elle ne peut soutenir la
+concurrence des pays où le sol et la main-d'oeuvre sont pour rien.»
+Vous avez répondu en affranchissant le blé, les bestiaux et tous les
+produits agricoles.
+
+Alors ils ont dit: «L'Angleterre joue la comédie; et la preuve,
+c'est qu'elle ne touche pas à ses lois de navigation, car l'empire
+des mers c'est sa vie.» Et vous avez réformé ces lois, non pour
+perdre votre marine, mais pour la renforcer.
+
+Maintenant ils disent: «L'Angleterre peut bien décréter la liberté
+commerciale et maritime, car, par ses quarante colonies, elle a
+accaparé les débouchés du monde. Elle ne portera pas la main sur son
+système colonial.» Renversez le vieux système, et je ne sais plus
+dans quelle prophétie les protectionnistes devront se réfugier. À
+propos de prophétie, j'ai osé en faire une il y a deux ans. C'était
+à Lyon, devant une nombreuse assemblée. Je disais: «Avant dix ans,
+l'Angleterre abattra elle-même volontairement le régime colonial.»
+Ne me faites pas passer ici pour un faux prophète.
+
+Les questions économiques s'agitent en France comme en Angleterre,
+mais dans une autre direction. On remue tous les fondements de la
+science. _Propriété_, _capital_, tout est mis en question; et, chose
+déplorable, les bonnes raisons ne sont pas toujours du côté de la
+raison. Cela tient à l'universelle ignorance en ces matières. On
+combat le communisme avec des arguments communistes. Mais enfin,
+l'intelligence si vive de ce pays est à l'oeuvre. Que sortira-t-il
+de ce travail? du bien pour l'humanité sans doute, mais ce bien ne
+sera-t-il pas chèrement acheté? Passerons-nous par la banqueroute,
+par les assignats, etc.? _that is the question_.
+
+Vous aurez été surpris, sans doute, de me voir publier en ce moment
+un livre de pure théorie; et j'imagine que vous ne pourrez en
+soutenir la lecture. Je crois cependant qu'il aurait de l'utilité
+dans ce pays, si j'avais songé à faire une édition à bon marché et
+surtout si j'avais pu enfanter le second volume. _Ma non ho fiato_,
+au physique comme au moral, le souffle me manque.
+
+J'ai envoyé un exemplaire de ce livre à M. Porter. Mon ami, nos
+renommées sont comme nos vins; les uns comme les autres ont besoin
+de traverser la mer pour acquérir toute leur saveur. Je voudrais
+donc que vous me fissiez connaître quelques personnes à qui je
+pourrais adresser mon volume, afin que, par votre bonne influence,
+elles en rendissent compte dans les journaux. Il est bien entendu
+que je ne quête pas des éloges, mais la consciencieuse opinion de
+mes juges.
+
+
+ 3 août 1850.
+
+Mon cher Cobden, depuis le départ de nos bons amis les Schwabe, je
+n'ai plus l'occasion de m'entretenir de vous. Cependant, je ne vous
+ai pas tout à fait perdu de vue, et, dans une occasion récente, j'ai
+remarqué avec joie, mais sans étonnement, que vous vous étiez séparé
+de nos amis pour rester fidèle à vos convictions. Je veux parler du
+vote sur Palmerston. Cette bouffée d'orgueil britannique qui a
+caractérisé cet épisode, n'est pas d'accord avec la marche naturelle
+des événements et le progrès de la raison publique en Angleterre.
+Vous avez bien fait de résister. C'est cette parfaite concordance de
+toutes vos actions et de tous vos votes qui donnera plus tard à
+votre nom et à votre exemple une autorité irrésistible.
+
+Je suis allé dans mon pays pour voir à guérir ces malheureux
+poumons, qui me sont des serviteurs fort capricieux. Je suis revenu
+un peu mieux, mais atteint d'une maladie de larynx accompagnée d'une
+extinction de voix complète. Le médecin m'ordonne le silence absolu.
+C'est pourquoi je vais aller passer deux mois à la campagne aux
+environs de Paris. Là, j'essayerai de faire le second volume des
+_Harmonies économiques_. Le premier est passé à peu près inaperçu
+dans le monde savant. Je ne serais pas _auteur_, si je souscrivais à
+cet arrêt. J'en appelle à l'avenir, j'ai la conscience que ce livre
+contient une idée importante, une _idée mère_. Le temps me viendra
+en aide.
+
+Aujourd'hui je voulais vous dire quelques mots en faveur de notre
+confrère en économie politique, A. Scialoja. Vous savez qu'il était
+professeur à Turin. Les événements en ont fait, pendant quelques
+jours, un ministre du commerce à Naples. C'était à l'époque de la
+Constitution. Au retour du pouvoir absolu, Scialoja, pensant qu'un
+ministère du commerce n'est pas assez politique pour compromettre
+son titulaire, ne voulut pas fuir. Mal lui en prit. Il a été arrêté
+et mis en prison. Voilà dix mois qu'il sollicite en vain son
+élargissement ou un jugement.
+
+J'ai fait quelques démarches ici afin d'intéresser notre diplomatie.
+(Que la diplomatie soit bonne à quelque chose une fois dans la vie!)
+On m'a répondu que notre ambassade ferait ce qu'elle pourrait, mais
+qu'elle avait peu de chances. Scialoja serait, dit-on, beaucoup
+mieux protégé par la bienveillance anglaise. Voyez donc à lui
+ménager l'appui de votre ambassadeur à Naples.
+
+Scialoja demande à être jugé! j'aimerais mieux pour lui qu'on lui
+donnât un passe-port pour Londres ou Paris; car un jugement
+napolitain ne me paraît pas offrir de grandes garanties, même à
+l'innocence la plus blanche.
+
+Irez-vous à Francfort? Pour moi, il est inutile que j'assiste au
+congrès, puisque je suis devenu muet; mais il me serait bien
+agréable de vous voir à votre passage à Paris, et mon appartement,
+rue d'Alger, nº 3, est à votre disposition.
+
+
+ 17 août 1850.
+
+Mon cher Cobden, connaissant ma misérable santé, vous n'aurez pas
+été surpris de mon absence au congrès de Francfort; surtout vous
+n'aurez pas songé à l'attribuer à un défaut de zèle. Indépendamment
+du plaisir d'être un de vos collaborateurs dans cette noble
+entreprise, il m'eût été bien agréable de rencontrer à Francfort des
+amis que j'ai rarement l'occasion de voir, et d'y faire connaissance
+avec une foule d'hommes distingués de ces deux excellentes races: la
+race anglo-saxonne et la race germanique. Enfin, je suis privé de
+cette consolation comme de bien d'autres. Depuis longtemps la bonne
+nature m'accoutume peu à peu à toutes sortes de privations, comme
+pour me familiariser avec la dernière qui les comprend toutes.
+
+N'ayant pas de vos nouvelles, j'ai ignoré un moment si vous vous
+rendiez au congrès, car l'idée ne m'était pas venue qu'on pouvait se
+rendre d'Angleterre à Francfort sans passer à Paris; et ne pensant
+pas non plus que vous traverseriez notre capitale sans me prévenir,
+je concluais que vous étiez vous-même empêché. On m'assure que non,
+et j'en félicite le congrès. Tâchez de porter un coup vigoureux à ce
+monstre de la guerre, ogre presque aussi dévorant quand il fait sa
+digestion, que lorsqu'il fait ses repas; car, vraiment, je crois que
+les armements font presque autant de mal aux nations que la guerre
+elle-même. De plus, ils empêchent le bien. Pour moi, j'en reviens
+toujours à ceci qui me paraît clair comme le jour: tant que le
+désarmement ne permettra pas à la France de remanier ses finances,
+réformer ses impôts et satisfaire les justes espérances des
+travailleurs, ce sera toujours une nation convulsive... et Dieu sait
+les conséquences.
+
+Un homme que j'aurais désiré voir, à cause de toutes les marques
+d'intérêt dont il m'a comblé, c'est M. Prince Smith, de Berlin; s'il
+est au congrès, veuillez lui exprimer l'extrême désir que j'ai de
+faire sa connaissance personnelle. Que je serais heureux, mon cher
+Cobden, si vous vous décidiez à passer par Paris, et si vous
+obteniez de M. Prince Smith de vous accompagner dans cette
+excursion! mais je n'ose m'arrêter à de telles espérances. Les
+bonnes fortunes ne semblent pas faites pour moi. Depuis longtemps je
+m'exerce à prendre le bien quand il vient, mais sans jamais
+l'attendre.
+
+Il me semble qu'un petit séjour à Paris doit avoir de l'intérêt pour
+des politiques et des économistes. Venez voir de quel calme profond
+nous jouissons ici, quoi qu'on en puisse dire dans les journaux.
+Assurément, la paix intérieure et extérieure, en face d'un passé si
+agité et d'un avenir si incertain, c'est un phénomène qui atteste un
+grand progrès dans le bon sens public. Puisque la France s'est tirée
+de là, elle se tirera de bien d'autres difficultés.
+
+On a beau dire, l'esprit humain progresse, les intérêts bien
+entendus acquièrent de la prépondérance, les discordances sont moins
+profondes et moins durables, l'_harmonie_ se fait.
+
+
+ 9 septembre 1850.
+
+Mon cher Cobden, je suis sensible à l'intérêt que vous voulez bien
+prendre à ma santé. Elle est toujours chancelante. En ce moment j'ai
+une grande inflammation, et probablement des ulcérations à ces deux
+tubes qui conduisent l'air au poumon, et les aliments à l'estomac.
+La question est de savoir si ce mal s'arrêtera ou fera des progrès.
+Dans ce dernier cas, il n'y aurait plus moyen de respirer ni de
+manger, _a very awkward situation indeed_. J'espère n'être pas
+soumis à cette épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me
+préparer, en m'exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce
+qu'il n'y a pas une source inépuisable de consolation et de force
+dans ces mots: _Non sicut ego volo, sed sicut tu._
+
+Une chose qui m'afflige plus que ces perspectives physiologiques,
+c'est la faiblesse intellectuelle dont je sens si bien le progrès.
+Il faudra que je renonce sans doute à achever l'oeuvre commencée.
+Mais, après tout, ce livre a-t-il toute l'importance que je me
+plaisais à y attacher? La postérité ne pourra-t-elle pas fort bien
+s'en passer? Et s'il faut combattre l'amour désordonné de la
+conservation matérielle, n'est-il pas bon d'étouffer aussi les
+bouffées de vanité d'auteur, qui s'interposent entre notre coeur et
+le seul objet qui soit digne de ses aspirations?
+
+D'ailleurs, je commence à croire que l'idée principale que j'ai
+cherché à propager n'est pas perdue; et hier un jeune homme m'a
+envoyé en communication un travail intitulé _Essai sur le capital_.
+J'y ai lu cette phrase:
+
+«Le capital est le signe caractéristique et la mesure du progrès. Il
+en est le véhicule nécessaire et unique, sa mission spéciale est de
+servir de transition de la valeur à la gratuité. Par conséquent, au
+lieu de peser sur le prix naturel, comme on dit, son rôle constant
+est de l'abaisser sans cesse» (_voir ci-après la lettre page 204_).
+
+Or, cette phrase renferme et résume le plus fécond des phénomènes
+économiques que j'aie essayé de décrire. En elle est le gage d'une
+réconciliation inévitable entre les classes propriétaires et
+prolétaires. Puisque ce point de vue de l'ordre social n'est pas
+tombé, puisqu'il a été aperçu par d'autres, qui l'exposeront à tous
+les yeux mieux que je ne pourrais faire, je n'ai pas tout à fait
+perdu mon temps, et je puis chanter, avec un peu moins de
+répugnance, mon _Nunc dimittis_.
+
+J'ai lu la relation du congrès de Francfort. Vous êtes le seul qui
+sachiez donner à cette oeuvre un caractère pratique, une action sur
+le monde des affaires. Les autres orateurs s'en tiennent à des lieux
+communs fort usés. Mais je persiste toujours à penser que
+l'association finira par avoir une grande influence indirecte, en
+éveillant et formant l'opinion publique. Sans doute, vous ne ferez
+pas décréter officiellement la paix universelle; mais vous rendrez
+les guerres plus impopulaires, plus difficiles, plus rares, plus
+odieuses.
+
+Il ne faut pourtant pas se dissimuler que l'affaire de Grèce a porté
+un très-rude coup aux amis de la paix; et il faudra bien du temps
+pour qu'ils s'en relèvent. Quel est, par exemple, le député français
+assez hardi pour seulement parler de désarmement partiel, en
+présence du principe international impliqué dans cette affaire
+grecque, avec l'assentiment (et c'est là surtout ce qui est grave)
+de la nation britannique? Désarmer! s'écrierait-on, désarmer au
+moment où une puissance formidable agit ouvertement en vertu de ce
+principe, qu'au moindre grief, qu'elle se croira contre un autre
+gouvernement, elle pourra non-seulement employer la force contre ce
+gouvernement, mais encore saisir les _propriétés privées_ de ses
+citoyens! Tant qu'un tel principe restera debout, coûte que coûte,
+il faut que nous restions tous armés jusqu'aux dents.
+
+Il fut un temps, mon ami, où la diplomatie elle-même essaya de faire
+prévaloir le respect des _propriétés particulières_ en mer, pendant
+la guerre. Ce principe est entré dans nos moeurs militaires. En
+1814, les Anglais n'ont rien pris, dans le midi de la France, sans
+le payer. En 1823, nous avons fait la guerre en Espagne sur les
+mêmes errements; et quelque injuste que fût cette guerre, au point
+de vue politique, elle marqua admirablement la distinction,
+désormais reçue, entre le domaine public et la propriété
+personnelle. M. de Chateaubriand essaya à cette époque de faire
+admettre, dans le droit international, la suppression de la
+_course_, des _lettres de marque_, en un mot, le respect de la
+propriété privée. Il échoua; mais ses efforts attestent un grand
+progrès de la civilisation.
+
+Combien lord Palmerston nous rejette loin de ce temps! Il est donc
+admis maintenant que, si l'Angleterre a à se plaindre du roi Othon,
+il n'est pas un Grec qui puisse se dire propriétaire d'une barque,
+ou d'un tonneau de marchandise. Par la même raison, si la France a
+quelque grief contre la Belgique, la Suisse, le Piémont, elle peut
+envoyer des bataillons s'emparer des maisons, des récoltes, des
+bestiaux, etc.; c'est de la barbarie... Je le répète, avec un tel
+système, il faut que chacun reste armé jusqu'aux dents, et se tienne
+prêt à défendre son bien.--Car, mon ami, les hommes ne sont pas
+encore des Quakers. Ils n'ont pas renoncé au droit de _défense
+personnelle_, et probablement ils n'y renonceront jamais.
+
+Si encore tout se bornait aux doctrines et aux actes de lord
+Palmerston, ce serait une iniquité de plus à la charge de la
+diplomatie; voilà tout. Mais ce qui est grave, ce qui est menaçant,
+c'est l'approbation inattendue donnée à cette politique par la
+nation anglaise. Il me reste un espoir: c'est que cette approbation
+soit une surprise.
+
+Mais tout en politiquant, j'oublie de vous dire que, pour me
+conformer aux ordonnances des médecins, sans y avoir grand'foi, je
+pars pour l'Italie. Ils m'ont condamné à passer cet hiver à Pise, en
+Toscane. De là, j'irai sans doute visiter Florence et Rome. Si vous
+avez là quelques amis assez intimes pour que je puisse me présenter
+à eux, veuillez me les signaler, sans vous donner la peine de faire
+des lettres de recommandation. Si je savais où trouver monsieur et
+madame Schwabe, je les préviendrais de cette excursion afin de
+prendre leurs ordres. Quand vous aurez occasion de leur écrire,
+veuillez leur faire part de ce voyage.
+
+
+ Pise, le 18 octobre 1850.
+
+Mon cher Cobden, je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à ma
+santé. Je ne puis pas dire qu'elle soit meilleure ou plus mauvaise.
+Sa marche est si imperceptible que je sais à peine vers quel
+dénoûment elle me conduit. Tout ce que je demande au ciel
+maintenant, c'est que les tubes qui descendent de la bouche au
+poumon et à l'estomac ne deviennent pas plus douloureux. Je n'avais
+jamais pensé au rôle immense qu'ils jouent dans notre vie. Le boire,
+le manger, la respiration, la parole, tout passe par là. S'ils ne
+fonctionnent pas, on est mort; s'ils fonctionnent mal, c'est bien
+pis.
+
+Le premier aspect de l'Italie, et particulièrement de la Toscane, ne
+fait pas sur moi la même impression qu'il avait faite sur vous. Cela
+n'est pas surprenant: vous arriviez ici en triomphateur, après avoir
+fait faire à l'humanité un de ses plus notables progrès; vous étiez
+accueilli et fêté par tout ce qu'il y a dans ce pays d'hommes
+éclairés, libéraux, amis du bien public; vous voyiez la Toscane par
+le haut.--Moi, j'y entre par l'extrémité opposée; tous mes rapports
+jusqu'ici ont été avec des bateliers, des voituriers, des garçons
+d'auberge, des mendiants et des facchini, ce qui constitue la race
+d'hommes la plus rapace, la plus tenace, la plus abjecte qu'on
+puisse rencontrer. Je me dis souvent qu'il ne faut pas se hâter de
+juger, que très-probablement ma disposition intérieure me met un
+verre noirci sur la vue. En effet, il est bien difficile qu'un homme
+qui ne peut pas parler, ni guère se tenir debout, ne soit fort
+irritable, et partant injuste. Cependant, mon ami, je ne crois pas
+me tromper en disant ceci:--Quand les hommes n'ont aucun soin de
+leur dignité, quand ils ne reconnaissent d'autre loi que le _sans
+gêne_, quand ils ne veulent se soumettre à aucun ordre, à aucune
+discipline volontaire, il n'y a pas de ressource.--Ici les hommes
+sont très-bienveillants les uns envers les autres; et cette qualité
+est poussée si loin, qu'elle devient un défaut et un obstacle
+invincible à toute tentative sérieuse vers l'indépendance et la
+liberté. Dans les rues, dans les bateaux à vapeur, dans les chemins
+de fer, vous verrez toujours les règlements violés. On fume là où il
+est défendu de fumer, les gens des secondes envahissent les
+premières, ceux qui ne payent pas prennent la place de ceux qui
+payent. Ce sont choses reçues dont nul ne se fâche, pas même les
+victimes. Ils ont l'air de dire: Il ne s'est pas gêné, il a eu
+raison, j'en ferais autant à sa place. Quant aux préposés, gardiens,
+capitaines, comment feraient-ils respecter la règle, puisqu'ils sont
+toujours les premiers à la violer?
+
+Au reste, mon cher Cobden, ne prenez ces paroles que pour ce
+qu'elles sont, les boutades d'un misanthrope. Avant-hier soir,
+l'ennui me poussa vers Florence. J'y arrivai à trois heures de
+l'après-midi. Comme je n'avais d'autre suite et d'autre bagage qu'un
+petit sac de nuit, on ne voulut me recevoir dans aucun hôtel. La
+fatigue m'accablait et je ne pouvais m'expliquer, puisque la voix me
+fait défaut. Enfin, dans une auberge plus hospitalière, on me donna
+une chambre froide et obscure, dans les combles. Aussi, hier, je me
+suis empressé de quitter cette ville des _fleurs_, qui n'a été pour
+moi que la ville des _soucis_. Cependant, j'ai eu le plaisir de voir
+le marquis de Ridolfi. Nous avons beaucoup causé de vous. Plus tard,
+si mes _cordes vocales_ reprennent un peu de sonorité, j'irai me
+réconcilier avec la ville des Médicis.
+
+
+
+
+LETTRE À M. ALCIDE FONTEYRAUD.
+
+
+ Mugron, le 20 décembre 1845.
+
+Mon cher monsieur Fonteyraud, je ne répondrai pas aujourd'hui à
+votre lettre si aimable, si bonne, si intéressante par les sujets
+dont elle m'entretient et par la manière dont elle en parle. Ceci
+n'est qu'un simple accusé de réception dont je charge une personne
+qui part dans quelques heures pour Paris.
+
+J'avais de vos nouvelles par le journal de la Ligue, par M.
+Guillaumin et par M. Cobden, qui me parle de vous en termes que je
+ne veux pas vous répéter pour ne pas blesser votre modestie...
+Cependant je me ravise. M. Cobden sera assez justement célèbre un
+jour, pour que vous soyez bien aise de savoir le jugement qu'il a
+porté de vous. D'ailleurs ce jugement renferme un conseil, et je
+n'ai pas le droit de l'arrêter au passage, d'autant que vous
+persistez à me donner le titre de _maître_. J'en remplirai les
+fonctions une fois, sinon en vous donnant des avis, du moins en vous
+transmettant ceux qui émanent d'une autorité bien imposante pour les
+disciples du _free-trade_.
+
+Voici donc comment s'exprime M. Cobden:
+
+«Let me thank you for introducing to us Mr. Fonteyraud, who excited
+our admiration not only by his superior talents, but by the warmth
+of his zeal in the cause of free-trade. I have rarely met with a
+young man of his age possessing so much knowledge and so mature a
+judgement both as respects _men_ and _things_. If he be preserved
+from the temptations which beset the path of young men of literary
+pursuits in Paris,» (M. Cobden veut-il parler des écoles
+sentimentalistes ou des piéges de l'esprit de parti, c'est ce que
+j'ignore) «he possesses the ability to render himself very useful in
+the cause of humanity.»
+
+Le reste ne pouvant s'adresser qu'à votre amour-propre,
+permettez-moi de le supprimer.
+
+Il est doux, il est consolant de marcher dans la vie appuyé par un
+tel témoignage. Il y a bien quelque chose au fond du coeur qui nous
+parle de notre propre mérite; mais quand nous voyons l'aveuglement
+de tous les hommes à ce sujet, comment pouvons-nous avoir jamais la
+certitude que le sentiment de nos forces en est la mesure? Pour
+vous, vous voilà jugé et consacré; vous êtes voué à la cause de
+l'humanité. _Apprendre et répandre_, telle doit être votre devise,
+telle est votre destinée.
+
+Oh! comme mon coeur battait quand je lisais votre description du
+grand meeting de Manchester! Comme vous, je sentais l'enthousiasme
+me pénétrer par tous les pores. Jamais rien de semblable, quoi qu'en
+dise Salomon, s'était-il vu sous le soleil? On a vu de grandes
+réunions d'hommes se passionner pour une conquête, pour une
+victoire, pour un intérêt, pour le triomphe de la force brutale;
+mais avait-on jamais vu dix mille hommes s'unir pour faire prévaloir
+par des moyens pacifiques, par la parole, par le sacrifice, un grand
+principe de justice universelle? Quand la liberté du commerce serait
+une erreur, une chimère, la Ligue n'en serait pas moins glorieuse,
+car elle a donné au monde le plus puissant et le plus moral de tous
+les instruments de civilisation. Comment ne voit-on pas que ce n'est
+pas seulement l'affranchissement des échanges, mais successivement
+toutes les réformes, tous les actes de justice et de réparation, que
+l'humanité pourra réaliser à l'aide de ces gigantesques et vivantes
+organisations!
+
+Aussi, avec quel bonheur, je dirai presque avec quel délire de joie,
+j'ai accueilli la nouvelle que vous me donniez à la fin de votre
+lettre! La France aurait aussi sa ligue! la France verrait cesser
+son éternelle adolescence; elle rougirait du puérilisme honteux dans
+lequel elle végète, elle se ferait homme! Oh! vienne ce jour, et je
+le saluerai comme le plus beau de ma vie. Ne cesserons-nous jamais
+d'attacher la gloire au développement de la force matérielle, de
+vouloir trancher toutes les questions par l'épée, de ne glorifier
+que le courage du champ de bataille, quels que soient son mobile et
+ses oeuvres? Comprendrons-nous enfin que, puisque _l'opinion est la
+reine du monde_, c'est l'opinion qu'il faut travailler, c'est à
+l'opinion qu'il faut communiquer des lumières qui lui montrent la
+bonne voie et de l'énergie pour y marcher?
+
+Mais après l'enthousiasme est venue la réflexion. Je tremble que
+quelque germe funeste ne se glisse dans les commencements de notre
+ligue, par exemple l'esprit de transaction, de transition,
+d'atermoiements, de ménagements. Tout est perdu si elle ne se
+rallie, si elle n'adhère étroitement à un _principe absolu_. Comment
+les ligueurs eux-mêmes pourraient-ils s'entendre, si la ligue
+admettait divers principes, à diverses doses? Et s'ils ne
+s'entendaient pas entre eux, quelle influence pourraient-ils exercer
+au dehors?--Ne soyons que vingt, ou dix, ou cinq; mais que ces
+vingt, ou dix, ou cinq aient le même but, la même volonté, la même
+foi. Vous avez assisté à l'agitation anglaise; je l'ai moi-même
+beaucoup étudiée, et je sais (ce que je vous prie de bien dire à nos
+amis) que si la Ligue eût fait la moindre concession, à aucune
+époque de son existence, il y a longtemps que l'aristocratie en
+serait débarrassée.
+
+Donc, qu'une association se forme en France; qu'elle entreprenne
+d'affranchir le commerce et l'industrie de tout monopole; qu'elle se
+dévoue au triomphe du principe, et vous pouvez compter sur moi. De la
+parole, de la plume, de la bourse, je suis à elle. S'il faut subir des
+poursuites judiciaires, essuyer des persécutions, braver le ridicule,
+je suis à elle. Quelque rôle qu'on m'y donne, quelque rang qu'on m'y
+assigne, sur les hustings ou dans le cabinet, je suis à elle. Dans des
+entreprises de ce genre, en France plus qu'ailleurs, ce qu'il faut
+redouter, ce sont les rivalités d'amour-propre; et l'amour-propre est le
+premier sacrifice que nous devons faire sur l'autel du bien public. Je
+me trompe, l'indifférence et l'apathie sont peut-être de plus grands
+dangers. Puisque ce projet a été formé, ne le laissez pas tomber. Oh!
+que ne suis-je auprès de vous!
+
+J'allais finir ma lettre sans vous remercier d'avance de ce que vous
+direz dans la _Revue britannique_ de ma publication. Une simple
+traduction ne peut mériter de grands éloges. Quoi qu'il en soit,
+éloges et critiques sont bien venus quand ils sont sincères.
+
+Adieu; votre affectionné.
+
+
+
+
+LETTRE DE F. BASTIAT
+
+AU PRÉSIDENT DU CONGRÈS DE LA PAIX, À FRANCFORT.
+
+
+ Paris, 17 août 1850.
+
+MONSIEUR LE PRÉSIDENT,
+
+Une maladie de larynx n'aurait pas suffi pour me retenir loin du
+congrès, d'autant que mon rôle y serait plutôt d'écouter que de
+parler, si je ne subissais un traitement qui m'oblige à rester à
+Paris. Veuillez exprimer mes regrets à vos collaborateurs. Pénétré
+de ce qu'il y a de grand et de nouveau dans ce spectacle d'hommes de
+toutes les races et de toutes les langues, accourus de tous les
+points du globe pour travailler en commun au triomphe de la paix
+universelle, c'est avec zèle, c'est avec enthousiasme que j'aurais
+joint mes efforts aux vôtres, en faveur d'une si sainte cause.
+
+À la vérité, la paix universelle est considérée, en beaucoup de
+lieux, comme une chimère, et, par suite, le congrès comme un effort
+honorable mais sans portée. Ce sentiment règne peut-être plus en
+France qu'ailleurs, parce que c'est le pays où l'on est le plus
+fatigué d'utopies et où le ridicule est le plus redoutable.
+
+Aussi, s'il m'eût été donné de parler au congrès, je me serais
+attaché à rectifier une si fausse appréciation.
+
+Sans doute, il a été un temps où un congrès de la paix n'aurait eu
+aucune chance de succès. Quand les hommes se faisaient la guerre
+pour conquérir du butin, des terres ou des esclaves, il eût été
+difficile de les arrêter par des considérations morales ou
+économiques. Les religions mêmes y ont échoué.
+
+Mais aujourd'hui deux circonstances ont tout à fait changé la
+question.
+
+La première, c'est que les guerres n'ont plus l'intérêt pour cause
+ni même pour prétexte, étant toujours contraires aux vrais intérêts
+des masses.
+
+La seconde, c'est qu'elles ne dépendent plus du caprice d'un chef,
+mais de l'opinion publique.
+
+Il résulte de la combinaison de ces deux circonstances, que les
+guerres doivent s'éloigner de plus en plus, et enfin disparaître,
+par la seule force des choses, et indépendamment de toute
+intervention du congrès, car un fait qui blesse le public et dépend
+du public doit nécessairement cesser.
+
+Quel est donc le rôle du congrès? C'est de hâter ce dénoûment
+d'ailleurs inévitable, en montrant à ceux qui ne le voient pas
+encore en quoi et comment les guerres et les armements blessent les
+intérêts généraux.
+
+Or, qu'y a-t-il d'utopique dans une telle mission?
+
+Depuis quelques années, le monde a traversé des circonstances qui,
+certes, à d'autres époques, eussent amené de longues et cruelles
+guerres. Pourquoi ont-elles été évitées? Parce que, s'il y a en
+Europe un parti de la guerre, il y a aussi des amis de la paix; s'il
+y a des hommes toujours prêts à guerroyer, qu'une éducation stupide
+a imbus d'idées antiques et de préjugés barbares, qui attachent
+l'honneur au seul courage physique et ne voient de gloire que pour
+les faits militaires, il y a heureusement d'autres hommes à la fois
+plus religieux, plus moraux, plus prévoyants et meilleurs
+calculateurs. N'est-il pas bien naturel que ceux-ci cherchent à
+faire parmi ceux-là des prosélytes? Combien de fois la civilisation,
+comme en 1830, en 1840, en 1848, n'a-t-elle pas été, pour ainsi
+dire, suspendue à cette question: Qui l'emportera du parti de la
+guerre ou du parti de la paix? Jusqu'ici le parti de la paix a
+triomphé, et, il faut le dire, ce n'est peut-être ni par l'ardeur ni
+par le nombre, mais parce qu'il avait l'influence politique.
+
+Ainsi la paix et la guerre dépendent de l'opinion, et l'opinion est
+partagée. Donc il y a un danger toujours imminent. Dans ces
+circonstances, le congrès n'entreprend-il pas une chose utile,
+sérieuse, efficace, j'oserais même dire facile, quand il s'efforce
+de recruter pour l'opinion pacifique de manière à lui donner enfin
+une prépondérance décisive?
+
+Qu'y a-t-il là de chimérique? S'agit-il de venir dire aux hommes:
+«Nous venons vous sommer de fouler aux pieds vos intérêts, d'agir
+désormais sur le principe du dévouement, du sacrifice, du
+renoncement à soi-même?» Oh! s'il en était ainsi, l'entreprise
+serait en effet bien hasardée!...
+
+Mais nous venons au contraire leur dire: «Consultez non-seulement vos
+intérêts de l'autre vie, mais encore ceux de celle-ci. Examinez les
+effets de la guerre. Voyez s'ils ne vous sont pas funestes? voyez si les
+guerres et les gros armements n'amènent pas des interruptions de
+travail, des crises industrielles, des déperditions de force, des dettes
+écrasantes, de lourds impôts, des impossibilités financières, des
+mécontentements, des révolutions, sans compter de déplorables habitudes
+morales et de coupables violations de la loi religieuse?»
+
+N'est-il pas permis d'espérer que ce langage sera entendu? Courage
+donc, hommes de foi et de dévouement, courage et confiance! ceux qui
+ne peuvent aujourd'hui se mêler à vos rangs vous suivent de l'oeil
+et du coeur.
+
+Recevez, Monsieur le président, l'assurance de mes sentiments
+respectueux et dévoués.
+
+
+
+
+LETTRES À M. HORACE SAY.
+
+
+ Eaux-Bonnes, 4 juillet 1850.
+
+MON CHER AMI,
+
+..... J'ai lu l'article de M. Clément sur les _Harmonies_. Si je
+croyais une controverse utile, je l'accepterais; mais qui la lirait?
+M. Clément a l'air de penser que c'est manquer de respect à nos
+maîtres que d'approfondir des problèmes qu'ils ont à peine
+effleurés,--parce qu'au temps où ils écrivaient, ces problèmes
+n'étaient pas posés. Selon lui, ils ont tout dit, tout vu, ne nous
+ont rien laissé à faire.--Ce n'est pas mon opinion et ce n'était
+certainement pas la leur. Entre les premières et les dernières pages
+de votre père, il y a un progrès trop sensible pour qu'il ne vît pas
+lui-même qu'il n'avait pas touché l'horizon et que nul ne le
+touchera jamais. Pour moi, les _Harmonies_ fussent-elles finies à ma
+satisfaction (ce qui ne sera pas), que je ne les regarderais encore
+que comme un point d'où nos successeurs tireront un monde. Comment
+pourrions-nous aller bien avant, quand nous sommes obligés de
+consacrer les trois quarts de notre temps à élucider, pour un public
+égaré, les questions les plus simples?
+
+..... Si vous faites dans le Dictionnaire de Guillaumin l'article
+_Assurance_, faites bien remarquer que ce ne sont pas seulement les
+compagnies qui _s'associent_, mais encore et surtout les _assurés_.
+Ce sont eux qui forment, sans s'en douter, une _association_ qui
+n'en est pas moins réelle pour être volontaire et parce qu'on y
+entre et en sort quand on veut.
+
+
+ Pise, 20 octobre 1850.
+
+Mon cher ami, nous nous écrivions presque au même moment, le jour du
+dîner mensuel, en sorte que nos lettres se sont croisées entre Paris
+et Pise. Depuis, je n'observe aucun progrès, en avant ni en arrière,
+dans ma maladie. Seulement le sentiment de la souffrance s'irrite
+par la durée. Faiblesse, isolement, ennui, je ferais bon marché de
+tout, n'était cette maudite déchirure à la gorge qui me rend si
+pénibles toutes les fonctions, si nombreuses et si indispensables,
+qui s'accomplissent par là. Oh! que je voudrais avoir un jour de
+trêve!--mais toutes les invocations du monde n'y peuvent rien.--À la
+bizarrerie de mes rêves et à la transpiration qui suit toujours le
+sommeil, je reconnais que j'ai chaque nuit un peu de fièvre.
+Cependant, comme je ne tousse pas plus qu'autrefois, je pense que
+cette fièvre est plutôt un effet de ce malaise continuel qu'un
+symptôme de la maladie constitutionnelle.
+
+..... Je crois en effet que l'économie politique est plus sue ici
+qu'en France, par la raison qu'elle fait partie du Droit. C'est
+énorme que de donner une teinture de cette science aux hommes qui se
+rattachent de près ou de loin à l'exécution des lois; car ces mêmes
+hommes entrent pour beaucoup dans leur confection, et d'ailleurs ils
+forment le fond de ce que l'on appelle la classe éclairée. Je
+n'espère jamais voir l'économie politique prendre domicile à l'École
+de Droit en France. À cet égard, l'aveuglement des gouvernements
+est incompréhensible. Ils ne veulent pas qu'on enseigne la seule
+science qui leur donne des garanties de durée et de stabilité.
+N'est-ce pas un fait caractéristique que le ministre du commerce et
+celui de l'instruction publique, me renvoyant de l'un à l'autre
+comme une balle, m'aient, de fait, refusé un local pour faire un
+cours gratuit?
+
+Puisque vous êtes notre _Cappoletto_, notre _Leader_, vous devriez
+bien endoctriner nos amis Garnier et Molinari pour qu'ils mettent à
+profit cette occasion unique de la signature, laquelle, quoi qu'on
+en dise, donne de la dignité au journal. Il dépend d'eux, je crois,
+de donner à la _Patrie_ ce qu'elle n'a jamais eu, une couleur, un
+_caractère_. Ils auront à agir avec beaucoup de prudence et de
+circonspection, puisque le journal n'est économiste, ni au point de
+vue du directeur, ni à celui des actionnaires, ni à celui des
+abonnés. Le _cachet_ ne devra apparaître distinctement que peu à
+peu. Je pense que nos amis ne doivent nullement agir comme s'ils
+étaient dans un journal franchement économiste et ayant arboré le
+drapeau. Il s'agirait là de rompre des lances avec les adversaires.
+Mais dans la _Patrie_, la tactique ne doit pas être la même. Il faut
+d'abord ne traiter que de loin en loin les questions de liberté
+commerciale, particulièrement les plus ardues (comme les lois de
+navigation). Il vaut mieux prendre la question de plus haut, à une
+hauteur qui embrasse à la fois la politique, l'économie politique et
+le socialisme, c'est-à-dire: _l'intervention de l'État_. Encore ne
+doivent-ils pas, selon moi, présenter la _non-intervention_ comme un
+système, comme un principe. Seulement ils doivent appeler
+l'attention du lecteur là-dessus chaque fois que l'occasion s'en
+présente. Leur rôle,--afin de ne pas éveiller la défiance,--est de
+montrer, dans chaque question spéciale, les _avantages_ et les
+_inconvénients_ de l'intervention. Les avantages, pourquoi les
+dissimuler? Il faut bien qu'il y en ait puisque cette intervention
+est si populaire. Ils devront donc avouer que lorsqu'il y a un _bien
+à faire_ ou un _mal à combattre_, l'appel à la force publique paraît
+d'abord le moyen le plus court, le plus économique, le plus
+efficace; à cet égard même, à leur place, je me montrerais
+très-large et très-conciliant envers les gouvernementaux, car ils
+sont bien nombreux et il s'agit moins de les réfuter que de les
+ramener. Mais après avoir reconnu les avantages immédiats,
+j'appellerais leur attention sur les inconvénients ultérieurs. Je
+dirais: C'est ainsi qu'on crée de nouvelles fonctions, de nouveaux
+fonctionnaires, de nouveaux impôts, de nouvelles sources de
+désaffection, de nouveaux embarras financiers. Puis, en substituant
+à l'activité privée la force publique, n'ôte-t-on pas à
+l'individualité sa valeur propre et les moyens de l'acquérir? Ne
+fait-on pas de tous les citoyens des hommes qui ne savent pas se
+conduire eux-mêmes, prendre une résolution, repousser une surprise,
+un coup de main? Ne prépare-t-on pas des éléments au socialisme, qui
+n'est autre chose que la pensée d'un homme substituée à toutes les
+volontés?
+
+Les diverses questions spéciales qui peuvent se présenter, discutées
+à ce point de vue, avec impartialité, la part du _pour_ et du
+_contre_ étant bien faite, je crois que le public s'y intéresserait
+beaucoup et ne tarderait pas à reconnaître la véritable cause de nos
+malheurs.--Les circulaires de M. Dumas offrent un bon texte pour le
+début.
+
+Adieu, mon cher ami, croiriez-vous que je suis fatigué pour avoir
+barbouillé ces quelques lignes? Il me reste cependant la force de me
+rappeler au bon souvenir de madame Say et de Léon.
+
+
+
+
+LETTRE À M. DE FONTENAY.
+
+
+ Paris, 3 juillet 1850.
+
+..... Peut-être prenez-vous avec un peu trop de feu parti pour les
+_Harmonies_ contre l'opposition du _Journal des Économistes_. Des
+hommes d'un certain âge ne renoncent pas facilement à des idées
+faites et longtemps caressées. Aussi ce n'est pas à eux, mais aux
+jeunes gens, que j'ai adressé et soumis mon livre. On finira par
+reconnaître que la _valeur_ ne peut jamais être dans la matière et
+les forces naturelles. De là résulte la gratuité absolue des dons de
+Dieu, sous toutes les formes et à travers toutes les transactions
+humaines: ceci conduit à la mutualité des services, à l'absence de
+tout motif pour que les hommes se jalousent et se haïssent. Cette
+théorie doit ramener toutes les écoles sur un terrain commun. Vivant
+avec cette foi, j'attends patiemment; car plus je vieillis, plus je
+m'aperçois de la lenteur des évolutions humaines.
+
+Je ne dissimule pas cependant un voeu personnel. Oui, je désire que
+cette théorie rencontre, de mon vivant, assez d'adeptes (ne fût-ce
+que deux ou trois) pour être assuré, avant de mourir, qu'elle ne
+tombera pas si elle est vraie. Que mon livre en suscite seulement un
+autre, et je serai satisfait. Voilà pourquoi je ne saurais trop vous
+engager à concentrer vos méditations sur le capital, sujet immense
+et qui peut bien être le pivot d'une économie politique. Je ne l'ai
+qu'effleuré: vous irez plus loin que moi, vous me rectifierez au
+besoin. Ne craignez pas que je m'en formalise. Les horizons
+économiques n'ont pas de limites: en apercevoir de nouveaux, c'est
+mon bonheur, que je les découvre ou qu'un autre me les montre.
+
+..... Oui, vous avez raison. Il y a toute une science à élever sur
+le vilain mot _consommation_: c'est ce que j'établirai au
+commencement de mon second volume. Quant à la _population_, il est
+incompréhensible que M. Clément m'attaque sur un sujet que je n'ai
+pas encore abordé! Et au fond, nier cet axiome: _La densité de la
+population est une facilité de production_, c'est nier toute la
+puissance de l'échange et de la division du travail. De plus c'est
+nier des faits qui crèvent les yeux.--Sans doute la population
+s'arrange naturellement de manière à produire le plus possible; et
+pour cela, selon l'occurrence, elle diverge ou converge, elle obéit
+à une double tendance de dissémination et de concentration; mais
+plus elle augmente, _coeteris paribus_,--c'est-à-dire à égalité de
+vertus, de prévoyance, de dignité,--plus les services se divisent,
+se rendent facilement, plus chacun tire parti de ses moindres
+qualités spéciales, etc.....
+
+
+
+
+LETTRES À M. PAILLOTTET.
+
+
+ Pise, 11 octobre 1850.
+
+Je me sens envie de vivre, mon cher Paillottet, quand je lis la relation
+de vos anxiétés à la nouvelle de ma mort.--Grâce au ciel, je ne suis pas
+mort, ni même guère plus malade. J'ai vu ce matin un médecin qui va
+essayer de me débarrasser au moins quelques instants de cette douleur à
+la gorge, dont la continuité est si importune.--Mais enfin, si la
+nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l'accepter et se
+résigner.--Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet égard,
+la philosophie que j'ai acquise moi-même. Je vous assure que je rendrais
+le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je pouvais être sûr
+de laisser, après moi, à ceux qui m'aiment, non de cuisants regrets,
+mais un souvenir doux, affectueux, un peu mélancolique. Quand je serai
+plus malade, c'est à quoi je les préparerai.....
+
+
+ Rome, 26 novembre 1850.
+
+Mon cher Paillottet, chaque fois que je reçois une lettre de Paris,
+il me semble que mes correspondants sont des _Toinette_, et que je
+suis un _Argan_.
+
+«La coquine a soutenu pendant une heure durant que je n'étais pas
+malade! vous savez, m'amour, ce qui en est.»
+
+Vous prenez bien tous un intérêt amical à mon mal; mais vous me
+traitez ensuite en homme bien portant. Vous me préparez des
+occupations, vous me demandez mon avis sur plusieurs sujets graves,
+puis vous me dites de ne vous écrire que quelques lignes. Je
+voudrais bien que vous eussiez mis dans votre lettre le secret, en
+même temps que le conseil, de tout dire en quelques mots. Comment
+puis-je vous parler des _Incompatibilités parlementaires_, des
+corrections à y apporter, des raisons qui me font penser que ce
+sujet ne peut être accolé, ni pour le fond ni pour la forme, avec le
+discours sur l'impôt des boissons,--le tout en une ligne? Et puis il
+faut bien que je dise quelque chose de Carey, puisque vous m'envoyez
+ses épreuves en Toscane;--des _Harmonies_, puisque vous m'annoncez
+que l'édition est épuisée.
+
+Dans votre bonne lettre, que je reçois aujourd'hui, vous manifestez
+la crainte qu'à la vue de Rome, l'enthousiasme ne me saisisse et ne
+nuise à ma guérison en ébranlant mes nerfs. Vous me placez toujours
+là dans l'hypothèse d'un homme bien portant. Figurez-vous, mon ami,
+qu'il y a deux raisons, aussi fortes l'une que l'autre, pour que les
+monuments de Rome ne fassent pas éclater en moi un enthousiasme
+dangereux. La première, c'est que je ne vois aucun de ces
+monuments, étant à peu près confiné dans ma chambre au milieu des
+cendres et des cafetières; la seconde, c'est que la source de
+l'enthousiasme est en moi complétement tarie, toutes les forces de
+mon attention et de mon imagination se portant sur les moyens
+d'avaler un peu de nourriture ou de boisson, et d'accrocher un peu
+de sommeil entre deux quintes.
+
+J'ai beau écrire à Florence, je suis sans aucune nouvelle des
+épreuves de Carey. Dieu sait quand elles m'arriveront.
+
+Adieu! je finis brusquement. J'aurais mille choses à vous dire pour
+M. et Mme Planat, pour M. de Fontenay, pour M. Manin. Bientôt, quand
+je serai mieux, je causerai plus longtemps avec vous. Maintenant
+c'est tout ce que j'ai pu faire que d'arriver à cette page.
+
+
+ Rome, 8 décembre 1850.
+
+Cher Paillottet, suis-je mieux? Je ne puis le dire; je me sens
+toujours plus faible. Mes amis croient que les forces me reviennent.
+Qui a raison?
+
+La famille Cheuvreux quitte Rome immédiatement, par suite de la
+maladie de madame Girard. Jugez de ma douleur. J'aime à croire
+qu'elle vient surtout de celle de ces bons amis; mais assurément des
+motifs plus égoïstes y ont une grande part.
+
+Par un hasard providentiel, hier j'écrivis à ma famille pour qu'on
+m'expédiât une espèce de Michel Morin, homme plein de gaieté et de
+ressources, cocher, cuisinier, etc., etc., qui m'a souvent servi et
+qui m'est entièrement dévoué. Dès qu'il sera ici, je serai maître de
+partir quand je voudrai pour la France. Car il faut que vous sachiez
+que le médecin et mes amis ont pris à ce sujet une délibération
+solennelle. Ils ont pensé que la nature de ma maladie me crée des
+difficultés si nombreuses, que tous les avantages du climat ne
+compensent pas les soins domestiques.
+
+D'après ces dispositions, mon cher Paillottet, vous ne viendrez pas
+à Rome, gagner auprès de moi les oeuvres de miséricorde. L'affection
+que vous m'avez vouée est telle que vous en serez contrarié, j'en
+suis sûr. Mais consolez-vous en pensant qu'à raison de la nature de
+ma maladie, vous auriez pu faire bien peu pour moi, si ce n'est de
+venir me tenir compagnie deux heures par jour, chose encore plus
+agréable que raisonnable. Je voudrais pouvoir vous donner à ce sujet
+des explications. Mais, bon Dieu! des explications! il faudrait
+beaucoup écrire, et je ne puis. Mon ami, sous des milliers de
+rapports j'éprouve le supplice de Tantale. En voici un nouvel
+exemple: je voudrais vous dire toute ma pensée, et je n'en ai pas la
+force...
+
+Ce que vous et Guillaumin aurez fait pour les _Incompatibilités_
+sera bien fait.
+
+Quant à l'affaire Carey, je vous avoue qu'elle me présente un peu de
+louche. D'un côté, Garnier annonce que le journal prend parti pour
+la _propriété-monopole_. D'une autre part, Guillaumin m'apprend que
+M. Clément va intervenir dans la lutte. Si le _Journal des
+Économistes_ veut me punir d'avoir traité avec indépendance une
+question scientifique, il est bien peu généreux de choisir le moment
+où je suis sur un grabat, privé de la faculté de lire, d'écrire, de
+penser, et cherchant à conserver au moins celle de manger, de boire
+et de dormir qui me quitte.
+
+Pressentant que je ne pourrais accepter le combat, j'ai ajouté à ma
+réponse à Carey quelques considérations adressées au _Journal des
+Économistes_. Vous me direz comment elles ont été reçues.
+
+Fontenay ne sera-t-il donc jamais prêt à entrer en lice? Il doit
+comprendre combien son assistance me serait nécessaire. Garnier dit:
+Nous avons pour nous Smith, Ricardo, Malthus, J. B. Say, Rossi et
+tous les économistes, _moins Carey et Bastiat_. J'espère bien que
+la foi dans la légitimité de la propriété foncière trouvera bientôt
+d'autres défenseurs, et je compte surtout sur Fontenay.
+
+Je vous prie d'écrire à Michel Chevalier, de lui dire combien je
+suis reconnaissant de son excellent article sur mon livre. Il n'a
+d'autre défaut que d'être trop bienveillant et de laisser trop peu
+de place à la critique. Dites à Chevalier que je n'attends qu'un peu
+de force pour lui adresser moi-même l'expression de mes vifs
+sentiments de gratitude. Je fais des voeux sincères pour qu'il
+hérite du fauteuil de M. Droz; ce ne sera que tardive justice.
+
+
+
+
+LETTRE AU JOURNAL DES ÉCONOMISTES[25].
+
+ [Note 25: Après la mort de Bastiat, il fut aisé à ses amis
+ d'édifier M. Carey sur sa parfaite loyauté. Cette lettre nous
+ paraît mériter cependant d'être conservée, d'autant plus que
+ le post-scriptum contient les éléments d'une importante
+ démonstration. (_Note de l'éditeur._)]
+
+
+Mon livre est entre les mains du public. Je ne crains pas qu'il se
+rencontre une seule personne qui, après l'avoir lu, dise: «Ceci est
+l'ouvrage d'un plagiaire.» Une lente assimilation, fruit des
+méditations de toute ma vie, s'y laisse trop voir, surtout si on le
+rapproche de mes autres écrits.
+
+Mais qui dit _assimilation_, avoue qu'il n'a pas tout tiré de sa
+propre substance.
+
+Oh! oui, je dois beaucoup à M. Carey; je dois à Smith, à J. B. Say,
+à Comte, à Dunoyer; je dois à mes adversaires; je dois à l'air que
+j'ai respiré; je dois aux entretiens intimes d'un ami de coeur, M.
+Félix Coudroy, avec qui, pendant vingt ans, j'ai remué toutes ces
+questions dans la solitude, sans que jamais il se soit manifesté
+dans nos appréciations et nos idées la moindre divergence;
+phénomène bien rare dans l'histoire de l'esprit humain, et bien
+propre à faire goûter les délices de la certitude.
+
+C'est dire que je ne revendique pas le titre d'_inventeur_ à l'égard
+de l'harmonie. Je crois même que c'est la marque d'un petit esprit,
+incapable de rattacher le présent au passé, que de se croire
+inventeur de principes. Les sciences ont une _croissance_ comme les
+plantes; elles s'étendent, s'élèvent, s'épurent. Mais quel
+successeur ne doit rien à ses devanciers?
+
+En particulier, l'_Harmonie des intérêts_ ne saurait être une
+invention individuelle. Eh quoi! n'est-elle pas le pressentiment et
+l'aspiration de l'humanité, le but de son évolution éternelle?
+Comment un publiciste oserait-il s'arroger l'invention d'une idée,
+qui est la foi instinctive de tous les hommes?
+
+Cette harmonie, la science économique l'a proclamée dès l'origine.
+Cela est attesté par le titre seul des livres physiocrates. Sans
+doute, les savants l'ont souvent mal démontrée; ils ont laissé
+pénétrer dans leurs ouvrages beaucoup d'erreurs, qui, par cela seul
+qu'elles étaient des erreurs, contredisaient leur foi. Qu'est-ce que
+cela prouve? que les savants se trompent. Cependant, à travers bien
+des tâtonnements, la grande idée de l'harmonie des intérêts a
+toujours brillé sur l'école économiste, comme son étoile polaire. Je
+n'en veux pour preuve que cette devise qu'on lui a reprochée:
+_Laissez faire, laissez passer._ Certes, elle implique la croyance
+que les intérêts se font justice entre eux, sous l'empire de la
+liberté.
+
+Ceci dit, je n'hésite pas à rendre justice à M. Carey. Il y a peu de
+temps que je connais ses ouvrages; je les ai lus fort superficiellement,
+à cause de mes occupations, de mes souffrances, et surtout à cause de la
+singulière divergence qui, en fait de méthode, caractérise l'esprit
+anglais et l'esprit français. Nous généralisons, et c'est ce que nos
+voisins dédaignent. Eux vont particularisant à travers des milliers et
+des milliers de pages, et c'est à quoi notre attention ne peut suffire.
+Quoi qu'il en soit, je reconnais que cette grande et consolante cause,
+l'_accord des intérêts des classes_, ne doit à personne plus qu'à M.
+Carey. Il l'a signalée et prouvée sous un très-grand nombre de points de
+vue divers, de manière à ce qu'il ne puisse pas rester de doute sur la
+loi générale.
+
+M. Carey se plaint de ce que je ne l'ai pas cité; c'est peut-être un
+tort de ma part, mais il ne remonte pas à l'intention. M. Carey a pu
+me montrer des aperçus nouveaux, me fournir des arguments, mais il
+ne m'a révélé aucun principe. Je ne pouvais le citer dans mon
+chapitre sur l'_échange_, qui est la base de tout; ni dans ceux sur
+la _valeur_, sur la _communauté progressive_, sur la _concurrence_.
+Le moment de m'étayer de son autorité eût été à propos de la
+_propriété foncière_; mais, dans ce premier volume, je traitais la
+question par ma propre théorie de la _valeur_, qui n'est pas celle
+de M. Carey. À ce moment, je me proposais de faire un chapitre
+spécial sur la _rente foncière_, et je croyais fermement que mon
+second volume suivrait de près le premier. C'est là que j'aurais
+cité M. Carey; et non-seulement je l'aurais cité, mais je me serais
+effacé, pour lui attribuer sur la scène le premier rôle: c'était
+l'intérêt de la cause. En effet, sur la question foncière, M. Carey
+ne peut manquer d'être une autorité importante. Pour étudier la
+primitive et naturelle formation de cette propriété, il n'a qu'à
+ouvrir les yeux; pour l'exposer, il n'a qu'à décrire ce qu'il voit;
+plus heureux que Ricardo, Malthus, Say et nous tous, économistes
+européens, qui ne voyons qu'une propriété foncière soumise aux mille
+combinaisons factices de la conquête. En Europe, pour remonter au
+principe de la propriété foncière, il faut employer le difficile
+procédé dont se servait Cuvier pour reconstruire un mastodonte; il
+n'est pas très-surprenant que la plupart de nos écrivains se soient
+trompés dans cet effort d'analogie. En Amérique, il y a des
+mastodontes dans toutes les carrières; il suffit d'ouvrir les yeux.
+J'avais donc tout à gagner, ou plutôt la cause avait tout à gagner à
+ce que j'invoquasse le témoignage d'un économiste américain.
+
+En terminant, je ne puis m'empêcher de faire observer à M. Carey
+qu'un Français ne peut guère lui rendre justice, sans un grand
+effort d'impartialité; et comme je suis Français, j'étais loin de
+m'attendre à ce qu'il daignât s'occuper de moi et de mon livre. M.
+Carey professe pour la France et les Français le mépris le plus
+profond et une haine qui va jusqu'au délire. Il a déversé ces
+sentiments dans un bon tiers de ses volumineux écrits; et il s'est
+donné la peine de réunir, sans aucun discernement, il est vrai, de
+nombreux documents statistiques, pour prouver que c'est à peine si,
+dans l'échelle de l'humanité, nous sommes au-dessus des Indous. À la
+vérité, M. Carey, dans son livre, nie cette haine. Mais, en la
+niant, il la prouve; car comment expliquer un tel déni? qui l'a
+provoqué? C'est la conscience même de M. Carey, qui, surpris
+lui-même, sans doute, de toutes les preuves de haine contre la
+France qu'il a accumulées dans son livre, a cru devoir proclamer
+qu'il ne haïssait pas la France. Combien de fois n'ai-je pas dit à
+M. Guillaumin: Il y a d'excellentes choses dans les ouvrages de M.
+Carey, et il serait bien de les faire traduire; ils contribueraient
+à faire avancer l'économie politique dans notre pays. Mais aussitôt
+j'étais forcé d'ajouter: Pouvons-nous jeter dans le public français
+de pareilles diatribes contre la France, et ne risquons-nous pas de
+manquer notre but? Le public ne repoussera-t-il pas ce qu'il y a de
+bon dans ces livres, à cause de ce qu'il y a de blessant et
+d'injuste?
+
+Qu'il me soit permis de finir par une réflexion sur le mot plagiat,
+dont je me suis servi au début de cette lettre. Les personnes
+auxquelles je puis avoir emprunté un aperçu ou un argument pensent
+que je leur suis très-redevable; je suis convaincu du contraire. Si
+je ne m'étais laissé entraîner à aucune controverse, si je n'avais
+examiné aucun système, si je n'avais cité aucun nom propre, si je
+m'étais borné à établir ces deux propositions: _Les services
+s'échangent contre des services_; _La valeur est le rapport des
+services échangés_;--si ensuite j'eusse expliqué, par ces principes,
+toutes les classes si compliquées des transactions humaines, je
+crois que le monument que j'ai cherché à élever eût beaucoup gagné
+(trop, peut-être, pour cette époque) en clarté, en grandeur et en
+simplicité.
+
+_P. S._ Je laisse M. Carey, et je m'adresse, peut-être pour la
+dernière fois, c'est-à-dire dans les sentiments de la plus intime
+bienveillance, à nos collègues de la rédaction du _Journal des
+Économistes_. Dans la note de ce journal qui a provoqué la
+réclamation de M. Carey, la direction annonce qu'elle se prononce,
+sur la propriété foncière, pour la théorie de Ricardo. La raison
+qu'elle en donne, c'est que cette théorie a pour elle l'autorité de
+Ricardo d'abord, puis Malthus, Say et tous les économistes, «MM.
+Bastiat et Carey exceptés.» L'épigramme est aiguë, et il est certain
+que l'économiste américain et moi faisons bien humble figure dans
+l'antithèse.
+
+Quoiqu'il en soit, je répète que la direction du journal prend une
+résolution décisive pour son autorité scientifique.
+
+N'oubliez pas que la théorie de Ricardo se résume ainsi:
+
+«_La propriété foncière est un monopole injuste, mais nécessaire,
+dont l'effet est de rendre fatalement le riche toujours plus riche
+et le pauvre toujours plus pauvre._»
+
+Cette formule a pour premier inconvénient d'exciter, par son simple
+énoncé, une répugnance invincible, et de froisser, dans le coeur de
+l'homme, je ne dis pas tout ce qu'il y a de généreux et de
+philanthropique, mais de plus simplement et de plus grossièrement
+honnête. Son second tort est d'être fondée sur une observation
+inachevée, et par conséquent de choquer la logique.
+
+Ce n'est pas ici le lieu de démontrer la légitimité de la rente
+foncière; mais devant donner à cet écrit un but utile, je dirai, en
+peu de mots, comment je la comprends, et en quoi errent mes
+adversaires.
+
+Vous avez certainement connu à Paris des marchands qui voient leurs
+profits s'augmenter annuellement, sans qu'on puisse en conclure
+qu'ils grèvent chaque année le prix de leurs marchandises. Bien au
+contraire; et il n'y a rien de plus vulgaire et de plus vrai que ce
+proverbe: _Se rattraper sur la quantité._--C'est même une loi
+générale du débit commercial, que plus il s'étend, plus le marchand
+augmente la remise à sa clientèle, tout en faisant de meilleures
+affaires. Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à comparer ce que
+gagnent, par chapeau, un chapelier de Paris et un chapelier de
+village. Voilà donc un exemple bien connu d'un cas où, quand la
+prospérité publique se développe, le vendeur s'enrichit toujours et
+l'acheteur aussi.
+
+Or, je dis que ce n'est pas seulement la loi générale des profits,
+mais encore la loi générale des _Capitaux_ et des _Intérêts_ comme
+je l'ai prouvé à M. Proudhon, et la loi générale de la _Rente
+foncière_, comme je le prouverais, si je n'étais exténué.
+
+Oui, quand la France prospère, il s'ensuit une hausse générale de la
+Rente foncière, et «le riche devient toujours plus riche.» Jusque-là
+Ricardo a raison. Mais il ne s'ensuit pas que chaque produit
+agricole soit grevé au préjudice des travailleurs; il ne s'ensuit
+pas que chaque travailleur soit réduit à donner une plus forte
+proportion de son travail pour un hectolitre de blé; il ne s'ensuit
+pas, enfin, que «le pauvre devienne toujours plus pauvre.» C'est
+justement le contraire qui est vrai. À mesure que la rente augmente,
+par l'_effet naturel de la prospérité publique_, elle grève de
+_moins en moins_ des produits plus abondants, absolument comme le
+chapelier ménage d'autant plus sa clientèle, qu'il est dans un
+milieu plus favorable au débit.
+
+Croyez-moi, mes chers collègues, n'excitons pas légèrement le
+_Journal des Économistes_ à repousser ces explications.
+
+Enfin, le troisième et peut-être le plus grand tort,
+scientifiquement, de la théorie Ricardienne, c'est qu'elle est
+démentie par tous les faits particuliers et généraux qui se
+produisent sur le globe. Selon cette théorie, nous aurions dû voir,
+depuis un siècle, les richesses mobilières, industrielles et
+commerciales entraînées vers un déclin rapide et fatal, relativement
+aux fortunes foncières. Nous devrions constater la barbarie,
+l'obscurité et la malpropreté des villes, la difficulté des moyens
+de locomotion nous envahissant. En outre, les marchands, les
+artisans, les ouvriers étant réduits à donner une proportion
+toujours croissante de leur travail pour obtenir une quantité donnée
+de blé, nous devrions voir l'usage du blé diminuer, ou du moins nul
+ne pouvant se permettre la même consommation de pain, sans se
+refuser d'autres jouissances.--Je vous le demande, mes chers
+collègues, le monde civilisé présente-t-il rien de semblable?
+
+Et puis, quelle mission donnerez-vous au journal? Ira-t-il dire aux
+propriétaires: «Vous êtes riches, c'est que vous jouissez d'un
+monopole injuste mais _nécessaire_; et puisqu'il est nécessaire,
+jouissez-en sans scrupule, d'autant qu'il vous réserve des richesses
+toujours croissantes!»--Puis vous tournant vers les travailleurs de
+toutes classes: «Vous êtes pauvres; vos enfants le seront plus que
+vous, et vos petits-enfants davantage encore, jusqu'à ce que
+s'ensuive la mort par inanition. Cela tient à ce que vous subissez
+un monopole injuste, mais nécessaire; et puisqu'il est nécessaire,
+résignez-vous sagement; que la richesse toujours croissante des
+riches vous console!»
+
+Certes, je ne demande pas que qui que ce soit adopte mes idées sans
+examen; mais je crois que le _Journal des Économistes_ ferait mieux
+de mettre la question à l'étude que de se prononcer d'ores et déjà.
+Oh! ne croyons pas facilement que Ricardo, Say, Malthus, Rossi, que
+de si grands et solides esprits se sont trompés. Mais n'admettons
+pas non plus légèrement une théorie qui aboutit à de telles
+monstruosités.
+
+
+
+
+PREMIERS ÉCRITS
+
+
+
+
+AUX ÉLECTEURS DU DÉPARTEMENT DES LANDES[26]. (Novembre 1830.)
+
+ [Note 26: Pour appuyer la candidature de M. Faurie. (_Note de
+ l'éditeur._)]
+
+
+Un peuple n'est pas libre par cela seul qu'il possède des
+institutions libérales; il faut encore qu'il sache les mettre en
+oeuvre, et la même législation qui a fait sortir de l'urne
+électorale des noms tels que ceux de Lafayette et de Chantelauze, de
+Tracy et de Dudon, peut, selon les lumières des électeurs, devenir
+le palladium des libertés publiques ou l'instrument de la plus
+solide de toutes les oppressions, celle qui s'exerce sur une nation
+par la nation elle-même.
+
+Pour qu'une loi d'élection soit pour le public une garantie
+véritable, une condition est essentielle: c'est que les électeurs
+connaissent leurs intérêts et veuillent les faire triompher; c'est
+qu'ils ne laissent pas capter leurs suffrages par des motifs
+étrangers à l'élection; c'est qu'ils ne regardent pas cet acte
+solennel comme une simple formalité, ou tout au plus comme une
+affaire entre l'électeur et l'éligible; c'est qu'ils n'oublient pas
+complétement les conséquences d'un mauvais choix; c'est enfin que le
+public lui-même sache se servir des seuls moyens répressifs qui
+soient à sa disposition, la haine et le mépris, pour ceux des
+électeurs qui le sacrifient par ignorance, ou l'immolent à leur
+cupidité.
+
+Il est vraiment curieux d'entendre le langage que tiennent naïvement
+quelques électeurs.
+
+L'un nommera un candidat par reconnaissance personnelle ou par
+amitié; comme si ce n'était pas un véritable crime d'acquitter sa
+dette aux dépens du public, et de rendre tout un peuple victime
+d'affections individuelles.
+
+L'autre cède à ce qu'il appelle _la reconnaissance due aux grands
+services rendus à la Patrie_; comme si la députation était une
+récompense, et non un mandat; comme si la chambre était un panthéon
+que nous devions peupler de figures froides et inanimées, et non
+l'enceinte où se décide le sort des peuples.
+
+Celui-ci croirait déshonorer son pays s'il n'envoyait pas à la
+chambre un député né dans le département. De peur qu'on ne croie à
+la nullité des éligibles, il fait supposer l'absurdité des
+électeurs. Il pense qu'on montre plus d'esprit à choisir un sot dans
+son pays, qu'un homme éclairé dans le voisinage, et que c'est un
+meilleur calcul de se faire opprimer par l'intermédiaire d'un
+habitant des Landes, que de se délivrer de ses chaînes par celui
+d'un habitant des Basses-Pyrénées.
+
+Celui-là veut un député rompu dans l'art des sollicitations; il
+espère que nos intérêts locaux s'en trouveront bien, et il ne songe
+pas qu'un vote indépendant sur la loi municipale peut devenir plus
+avantageux à toutes les localités de la France, que les
+sollicitations et les obsessions de cent députés ne pourraient
+l'être à une seule.
+
+Enfin un autre s'en tient obstinément à renommer à tout jamais les
+221.
+
+Vous avez beau lui faire les objections les mieux fondées, il répond
+à tout par ces mots: Mon candidat est des 221.
+
+Mais ses antécédents?--Je les oublie: il est des 221.
+
+Mais il est membre du gouvernement; pensez-vous qu'il sera
+très-disposé à restreindre un pouvoir qu'il partage, à diminuer des
+impôts dont il vit?--Je ne m'en mets pas en peine: il est des 221.
+
+Mais songez qu'il va concourir à faire des lois. Voyez quelles
+conséquences peut avoir un choix fait par un motif étranger au but
+que vous devez vous proposer.--Tout cela m'est égal: il est des 221.
+
+Mais c'est surtout la _modération_ qui joue un grand rôle dans cette
+armée de sophismes que je passe rapidement en revue.
+
+On veut à tout prix des _modérés_; on craint les exagérés par-dessus
+tout; et comment juge-t-on à laquelle de ces classes appartient le
+candidat? On n'examine pas ses opinions, mais la place qu'il occupe;
+et comme le centre est bien le milieu entre la droite et la gauche,
+on en conclut que c'est là qu'est la _modération_.
+
+Étaient-ils donc _modérés_ ceux qui votaient chaque année plus
+d'impôts que la nation n'en pouvait supporter? ceux qui ne
+trouvaient jamais les contributions assez lourdes, les traitements
+assez énormes, les sinécures assez nombreuses? ceux qui faisaient
+avec tous les ministères un trafic odieux de la confiance de leurs
+commettants, trafic par lequel, moyennant des dîners et des places,
+ils acceptaient au nom de la nation les institutions les plus
+tyranniques: des doubles votes, des lois d'amour, des lois sur le
+sacrilége? ceux enfin qui ont réduit la France à briser, par un coup
+d'État, les chaînes qu'ils avaient passé quinze années à river?
+
+Et sont-ils _exagérés_ ceux qui veulent éviter le retour de pareils
+excès; ceux qui veulent mettre de la modération dans les dépenses;
+ceux qui veulent _modérer_ l'action du pouvoir; qui ne sont pas
+_immodérés_, c'est-à-dire insatiables de gros salaires et de
+sinécures; ceux qui veulent que notre révolution ne se borne pas à
+un changement de noms propres et de couleur; qui ne veulent pas que
+la nation soit exploitée par un parti plutôt que par un autre, et
+qui veulent conjurer l'orage qui éclaterait infailliblement si les
+électeurs étaient assez imprudents pour donner la prépondérance au
+_centre droit_ de la chambre?
+
+Je ne pousserai pas plus loin l'examen des motifs par lesquels on
+prétend appuyer une candidature, sur laquelle on avoue généralement
+ne pas fonder de grandes espérances. À quoi servirait d'ailleurs de
+s'étendre davantage à réfuter des sophismes que l'on n'emploie que
+pour s'aveugler soi-même?
+
+Il me semble que les électeurs n'ont qu'un moyen de faire un choix
+raisonnable: c'est de connaître d'abord l'objet général d'une
+représentation nationale, et ensuite de se faire une idée des
+travaux auxquels devra se livrer la prochaine législature. C'est en
+effet la nature du mandat qui doit nous fixer sur le choix du
+mandataire; et, en cette matière comme en toutes, c'est s'exposer à
+de graves méprises que d'adopter le _moyen_, abstraction faite du
+_but_ que l'on se propose d'atteindre.
+
+L'objet général des représentations nationales est aisé à
+comprendre.
+
+Les contribuables, pour se livrer avec sécurité à tous les modes
+d'activité qui sont du domaine de la vie privée, ont besoin d'être
+administrés, jugés, protégés, défendus. C'est l'objet du
+gouvernement. Il se compose du Roi, qui en est le chef suprême, des
+ministres et des nombreux agents, subordonnés les uns aux autres,
+qui enveloppent la nation comme d'un immense réseau.
+
+Si cette vaste machine se renfermait toujours dans le cercle de ses
+attributions, une représentation élective serait superflue; mais le
+gouvernement est, au milieu de la nation, un corps vivant, qui,
+comme tous les êtres organisés, tend avec force à conserver son
+existence, à accroître son bien-être et sa puissance, à étendre
+indéfiniment sa sphère d'action. Livré à lui-même, il franchit
+bientôt les limites qui circonscrivent sa mission; il augmente outre
+mesure le nombre et la richesse de ses agents; il n'administre plus,
+il exploite; il ne juge plus, il persécute ou se venge; il ne
+protége plus, il opprime.
+
+Telle serait la marche de tous les gouvernements, résultat
+inévitable de cette loi de progression dont la nature a doué tous
+les êtres organisés, si les nations n'opposaient un obstacle aux
+envahissements du pouvoir.
+
+La loi d'élection est ce frein aux empiétements de la force
+publique, frein que notre constitution remet aux mains des
+contribuables eux-mêmes; elle leur dit: «Le gouvernement n'existera
+plus pour lui, mais pour vous; il n'administrera qu'autant que vous
+sentirez le besoin d'être administrés; il ne prendra que le
+développement que vous jugerez nécessaire de lui laisser prendre;
+vous serez les maîtres d'étendre ou de resserrer ses ressources; il
+n'adoptera aucune mesure sans votre participation; il ne puisera
+dans vos bourses que de votre consentement; en un mot, puisque c'est
+par vous et pour vous que le pouvoir existe, vous pourrez, à votre
+gré, le surveiller et le contenir au besoin, seconder ses vues
+utiles ou réprimer son action, si elle devenait nuisible à vos
+intérêts.»
+
+Ces considérations générales nous imposent, comme électeurs, une
+première obligation: celle de ne pas aller chercher nos mandataires
+précisément dans les rangs du pouvoir; de confier le soin de
+réprimer la puissance à ceux sur qui elle s'exerce, et non à ceux
+par qui elle est exercée.
+
+Serions-nous en effet assez absurdes pour espérer que, lorsqu'il
+s'agit de supprimer des fonctions et des salaires, cette mission
+sera bien remplie par des fonctionnaires et des salariés? Quand tous
+nos maux viennent de l'exubérance du pouvoir, confierions-nous à un
+agent du pouvoir le soin de le diminuer? Non, non, il faut choisir:
+nommons un fonctionnaire, un préfet, un maître des requêtes, si nous
+ne trouvons pas le fardeau assez lourd; si nous ne sommes pas
+fatigués du poids du milliard; si nous sommes persuadés que le
+pouvoir ne s'ingère pas assez dans les choses qui devraient être
+hors de ses attributions; si nous voulons qu'il continue à se mêler
+d'éducation, de religion, de commerce, d'industrie, à nous donner
+des médecins, des avocats, de la poudre, du tabac, des électeurs et
+des jurés.
+
+Mais si nous voulons restreindre l'action du gouvernement, ne
+nommons pas des agents du gouvernement; si nous voulons diminuer les
+impôts, ne nommons pas des gens qui vivent d'impôts; si nous voulons
+une bonne loi communale, ne nommons pas un préfet; si nous voulons
+la liberté de l'enseignement, ne nommons pas un recteur; si nous
+voulons la suppression des droits réunis ou celle du conseil d'État,
+ne nommons ni un conseiller d'État ni un directeur des droits
+réunis. On ne peut être à la fois payé et représentant des payants,
+et il est absurde de faire exercer un contrôle par celui même qui y
+est soumis.
+
+Si nous venons à examiner les travaux de la prochaine législature,
+nous voyons qu'ils sont d'une telle importance qu'elle peut être
+regardée plutôt comme _constituante_ que comme purement
+_législative_.
+
+Elle aura à nous donner une loi d'élection, c'est-à-dire à fixer les
+limites de la souveraineté.
+
+Elle fera la loi municipale dont chaque mot doit influer sur le
+bien-être des localités.
+
+C'est elle qui discutera l'organisation des gardes nationales, qui
+a un rapport direct avec l'intégrité de notre territoire et le
+maintien de la tranquillité publique.
+
+L'éducation réclamera son attention; et elle est sans doute appelée
+à livrer l'enseignement à la libre concurrence des professeurs, et
+le choix dès études à la sollicitude des parents.
+
+Les affaires ecclésiastiques exigeront de nos députés des
+connaissances étendues, une grande prudence, et une fermeté
+inébranlable; peut-être, suivant le voeu des amis de la justice et
+des prêtres éclairés, agitera-t-on la question de savoir si les
+frais de chaque culte ne doivent pas retomber exclusivement sur ceux
+qui y participent.
+
+Bien d'autres matières importantes seront agitées.
+
+Mais c'est surtout pour la partie économique des travaux de la
+chambre que nous devons être scrupuleux dans le choix de nos
+députés. Les abus, les sinécures, les traitements excessifs, les
+fonctions inutiles, les emplois nuisibles, les régies substituées à
+la concurrence, devront être l'objet d'une investigation sévère; je
+ne crains pas de le dire: c'est là qu'est le plus grand fléau de la
+France.
+
+Je demande pardon au lecteur de la digression vers laquelle je me
+sens irrésistiblement entraîné; mais je ne puis m'empêcher de
+chercher à faire comprendre, sur cette grave question, ma pensée
+tout entière.
+
+Si je ne considérais les dépenses excessives comme un mal, qu'à
+cause de la portion des richesses qu'elles ravissent inutilement à
+la nation, si je n'y voyais d'autres résultats que le poids
+accablant de l'impôt, je n'en parlerais pas si souvent, je dirais,
+avec M. Guizot, qu'il ne faut pas _marchander la liberté_, qu'elle
+est un bien si précieux qu'on ne saurait le payer trop cher, et que
+nous ne devons pas regretter les millions qu'elle nous coûte.
+
+Un tel langage suppose que la profusion et la liberté peuvent
+marcher ensemble; mais si j'ai la conviction intime qu'elles sont
+incompatibles, que les gros traitements et la multiplication des
+places excluent non-seulement la liberté, mais encore l'ordre et la
+tranquillité publiques, qu'ils compromettent la stabilité des
+gouvernements, vicient les idées des peuples et corrompent leurs
+moeurs, on ne s'étonnera plus que j'attache tant d'importance au
+choix des députés qui nous permettent d'espérer la destruction d'un
+tel abus.
+
+Or, que peut-il exister de liberté là où, pour soutenir d'énormes
+dépenses, le gouvernement, forcé de prélever d'énormes tributs, se
+voit réduit à recourir aux contributions les plus vexatoires, aux
+monopoles les plus injustes, aux exactions les plus odieuses, à
+envahir le domaine des industries privées, à rétrécir sans cesse le
+cercle de l'activité individuelle, à se faire marchand, fabricant,
+courrier, professeur, et non-seulement à mettre à très-haut prix ses
+services, mais encore à éloigner, par l'aspect des châtiments
+destinés au crime, toute concurrence qui menacerait de diminuer ses
+profits? Sommes-nous libres si le gouvernement épie tous nos
+mouvements pour les taxer, soumet toutes les actions aux recherches
+des employés, entrave toutes les entreprises, enchaîne toutes les
+facultés, s'interpose entre tous les échanges pour gêner les uns,
+empêcher les autres et les rançonner presque tous?
+
+Peut-on attendre de l'_ordre_ d'un régime qui, plaçant sur tous les
+points du territoire des millions d'appâts offerts à la cupidité,
+donne perpétuellement, à tout un vaste royaume, l'aspect que
+présente une grande ville au jour des _distributions gratuites_?
+
+Croit-on que la stabilité du pouvoir soit bien assurée lorsque,
+abandonné par les peuples, qu'il s'est aliénés par ses exactions, il
+reste livré sans défense aux attaques des ambitieux; lorsque les
+portefeuilles sont assaillis et défendus avec acharnement, et que
+les assiégeants s'appuient sur la rébellion comme les assiégés sur
+le despotisme, les uns pour conquérir la puissance, les autres pour
+la conserver?
+
+Les gros traitements n'engendrent pas seulement les entraves, le
+désordre et l'instabilité du pouvoir, ils faussent encore les idées
+des peuples, en renforçant ce préjugé gothique qui faisait mépriser
+le travail et honorer exclusivement les fonctions publiques; ils
+corrompent les moeurs en rendant les carrières industrielles
+onéreuses et celles des places florissantes; en excitant la
+population entière à déserter l'industrie pour les emplois, le
+travail pour l'intrigue, la production pour la consommation stérile,
+l'ambition qui s'exerce sur les choses pour celle qui n'agit que sur
+les hommes; enfin en répandant de plus en plus la manie de gouverner
+et la fureur de la domination.
+
+Voulons-nous donc délivrer l'autorité des intrigants qui l'obsèdent
+pour la partager, des factieux qui la sapent pour la conquérir, des
+tyrans qui la renforcent pour la défendre; voulons-nous arriver à
+l'ordre, à la liberté, à la paix publique? appliquons-nous surtout à
+diminuer les grosses rétributions; supprimons l'appât, si nous
+redoutons la convoitise; faisons disparaître ces prix séduisants
+attachés au bout de la carrière, si nous ne voulons pas qu'elle se
+remplisse de jouteurs; entrons franchement dans le système
+américain; que les hauts fonctionnaires soient indemnisés et non
+richement dotés, que les places donnent beaucoup de travail et peu
+de profits, que les fonctions publiques soient une charge et non un
+moyen de fortune, qu'elles ne puissent pas faire briller ceux qui
+les ont ni exciter l'envie de ceux qui ne les ont pas.
+
+Après avoir compris l'objet d'une représentation nationale, après
+avoir recherché quels seront les travaux qui occuperont la prochaine
+législature, il nous sera facile de savoir quelles sont les qualités
+et les garanties que nous devons exiger de notre député.
+
+Il est clair que la première chose que nous devons chercher en lui,
+c'est la connaissance des objets sur lesquels il sera appelé à
+discuter, en d'autres termes, la _capacité_ en économie politique et
+en législation.
+
+On ne pourra pas contester que M. Faurie remplisse cette première
+condition. L'habileté avec laquelle il a géré ses affaires
+particulières est une garantie qu'il saura administrer les affaires
+publiques; ses connaissances en finances pourront être à la chambre
+d'une grande utilité; enfin, toute sa vie, il s'est livré avec
+ardeur à l'étude des sciences morales et politiques.
+
+La _capacité_ de bien faire ne suffit pas à notre mandataire, il
+faut encore qu'il en ait la _volonté_; et cette volonté ne peut nous
+être garantie que par un passé invariable, une indépendance absolue
+dans le caractère, la fortune et la position sociale.
+
+Sous tous ces rapports, M. Faurie doit satisfaire les exigences de
+l'électeur le plus sévère.
+
+Aucune variation dans son passé ne peut nous en faire redouter pour
+l'avenir. Sa probité, dans la vie privée, est connue, et la vertu,
+chez M. Faurie, n'est pas un sentiment vague, mais un système arrêté
+et invariablement mis en pratique; en sorte qu'il serait difficile
+de trouver un homme dont la conduite et les opinions fussent plus en
+harmonie. Sa probité politique est poussée jusqu'au scrupule; sa
+fortune le met au-dessus de toutes les séductions, comme son courage
+au-dessus de toutes les craintes; il ne veut pas de places et ne
+peut pas en vouloir; il n'a ni fils ni frères, en faveur desquels il
+puisse, à nos dépens, compromettre son indépendance; enfin l'énergie
+de son caractère en fera pour nous, non un solliciteur intrépide (il
+est bon de le dire), mais au besoin un défenseur opiniâtre.
+
+Si, à la justesse des idées et à l'élévation des sentiments on
+désirait, comme condition, sinon indispensable, du moins
+avantageuse, le talent de la parole, je n'oserais affirmer que M.
+Faurie possédât cette éloquence passionnée destinée à remuer les
+masses populaires sur une place publique; mais je le crois très en
+état d'énoncer devant la chambre les observations qui lui seraient
+suggérées par son esprit droit et ses intentions consciencieuses, et
+l'on conviendra que, lorsqu'il s'agit de discuter des lois,
+l'éloquence qui ne s'adresse qu'à la raison pour l'éclairer est
+moins dangereuse que celle qui agit sur les passions pour les
+égarer.
+
+J'ai entendu faire contre ce candidat une objection qui me paraît
+bien peu fondée: «N'est-il pas à craindre, disait-on, qu'étant
+Bayonnais il ne travaille plus pour Bayonne que pour le département
+des Landes?»
+
+Je ne répondrai pas que personne ne songeait à faire cette objection
+contre M. d'Haussez; que le lien qui s'établit entre l'élu et les
+électeurs est aussi puissant que celui qui attache l'homme au pays
+qui l'a vu naître; enfin, que M. Faurie, possédant ses propriétés
+dans le département des Landes, peut être, en quelque sorte, regardé
+comme notre compatriote.
+
+Il est une autre réponse qui, selon moi, ôte toute sa force à
+l'objection.
+
+Ne semblerait-il pas, à entendre le langage de ces hommes
+prévoyants, que les intérêts de Bayonne et ceux du département des
+Landes sont tellement opposés, qu'on ne puisse rien faire pour les
+uns qui ne tourne nécessairement contre les autres? Mais pour peu
+qu'on réfléchisse à la position respective de Bayonne et des Landes,
+on sentira qu'au contraire leurs intérêts sont inséparables,
+identiques.
+
+En effet, une ville de commerce placée à l'embouchure d'un fleuve ne
+peut avoir, dans le cours ordinaire des choses, qu'une importance
+proportionnée à celle du pays que ce fleuve parcourt. Si Nantes et
+Bordeaux prospèrent plus que Bayonne, c'est que la Loire et la
+Garonne traversent des pays plus riches que l'Adour, des contrées
+capables de produire et de consommer davantage; or, les échanges
+relatifs à cette production et à cette consommation se faisant dans
+la ville située à l'embouchure du fleuve, il s'ensuit que le
+commerce de cette ville se développe ou se restreint selon que les
+pays environnants prospèrent ou dépérissent. Que les bords de
+l'Adour et des rivières qui lui portent leurs eaux soient fertiles,
+que les landes soient défrichées, que la Chalosse ait des moyens de
+communication, que notre département soit traversé de canaux, habité
+par une population nombreuse et riche, alors Bayonne aura un
+commerce assuré, fondé sur la nature des choses. Notre député
+veut-il donc faire fleurir Bayonne, c'est sur le département des
+Landes qu'il doit d'abord appeler la prospérité.
+
+Si une autre circonscription faisait entrer Bayonne dans notre
+département, n'est-il pas vrai qu'on ne ferait pas l'objection? Eh
+quoi! une ligne écrite sur un morceau de papier a donc changé la
+nature des choses? parce que, sur la carte, une ville est séparée de
+la campagne qui l'environne, par une raie rouge ou bleue, cela
+peut-il rompre leurs intérêts réciproques?
+
+Il y en a qui craignent de compromettre le bon ordre en choisissant
+pour députés des hommes franchement libéraux. «Pour le moment,
+disent-ils, nous avons besoin de l'ordre avant tout. Il nous faut
+des députés qui ne veuillent aller ni trop loin ni trop vite!»
+
+Eh! c'est précisément pour le maintien de l'ordre qu'il faut nommer
+de bons députés! C'est par amour pour l'ordre que nous devons
+chercher à mettre les chambres en harmonie avec la France. Vous
+voulez de l'ordre, et vous renforcez le _centre droit_, au moment où
+la France s'irrite contre lui, au moment où, déçue dans ses plus
+chères espérances, elle attend avec anxiété le résultat des
+élections? Et savez-vous ce qu'elle fera, si elle voit encore une
+fois son dernier espoir s'évanouir? Quant à moi, je ne le sais pas.
+
+Électeurs, rendons-nous à notre poste, songeons que la prochaine
+législature porte dans son sein toutes les destinées de la France;
+songeons que ses décisions doivent étouffer à jamais, ou prolonger
+indéfiniment, cette lutte déjà si longue entre l'ancienne France et
+la France moderne! Rappelons-nous que nos destinées sont dans nos
+mains, que c'est nous qui sommes les maîtres de raffermir ou de
+dissoudre cette monstrueuse centralisation, cet échafaudage
+construit par Bonaparte et restauré par les Bourbons, pour exploiter
+la nation après l'avoir garrottée! N'oublions pas que c'est une
+chimère de compter, pour l'amélioration de notre sort, sur des
+couleurs et des noms propres; ne comptons que sur notre indépendance
+et notre fermeté. Voudrions-nous que le pouvoir s'intéressât plus à
+nous que nous ne nous y intéressons nous-mêmes? Attendons-nous qu'il
+se restreigne si nous le renforçons; qu'il se montre moins
+entreprenant si nous lui envoyons des auxiliaires; espérons-nous que
+nos dépouilles soient refusées si nous sommes les premiers à les
+offrir? Quoi! nous exigerions de ceux qui nous gouvernent une
+grandeur d'âme surnaturelle, un désintéressement chimérique, et
+nous, nous ne saurions pas défendre, par un simple vote, nos
+intérêts les plus chers!
+
+Électeurs, prenons-y garde! nous ne ressaisirons pas l'occasion, si
+nous la laissons échapper. Une grande révolution s'est faite;
+jusqu'ici en quoi a-t-elle amélioré votre existence? Je sais que les
+réformes ne se font pas en un jour, qu'il ne faut pas demander
+l'impossible, ni censurer à tort et à travers, par mauvaise humeur
+ou par habitude. Je sais que le nouveau gouvernement a besoin de
+force, je le crois animé des meilleures intentions; mais enfin il ne
+faut pas fermer les yeux à l'évidence; il ne faut pas que la crainte
+d'aller trop vite, non-seulement nous frappe d'immobilité, mais
+encore nous ôte l'espoir d'avancer; et s'il n'a pas été fait
+d'améliorations matérielles, nous en fait-on du moins espérer? Non,
+on déchire ces proclamations enivrantes qui, dans la grande semaine,
+nous auraient fait verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang.
+Chaque jour nous rapproche du passé que les trois immortelles
+journées devaient rejeter à un siècle loin de nous. S'agit-il de la
+loi communale? on exhume le projet Martignac, élaboré sous
+l'influence d'une cour méticuleuse et sans confiance dans la nation.
+S'agit-il d'une garde nationale mobile? au lieu de ces choix
+populaires qui doivent en faire la force morale, on nous jette, pour
+nous consoler, l'élection des subalternes, et l'on se méfie assez de
+nous pour nous imposer tous nos chefs. Est-il question d'impôts? on
+déclare nettement que le gouvernement n'en rabattra pas une obole;
+que s'il fait un _sacrifice_ sur une branche de revenu il veut se
+retrouver sur une autre; que le milliard doit rester intact à tout
+jamais; que si l'on parvient à quelque économie, on n'en soulagera
+pas les contribuables; que supprimer un abus serait s'engager à les
+supprimer tous, et qu'on ne veut pas s'engager dans cette route; que
+l'impôt sur les boissons est le plus juste, le plus équitable des
+impôts, celui dont la perception est la plus douce et la moins
+coûteuse; que c'est le beau idéal des conceptions fiscales; qu'il
+faudrait le maintenir, sans faire aucun cas des _clameurs_ d'une
+population accablée; que si on consent à le modifier, c'est bien à
+contre-coeur, et à condition qu'au lieu d'une iniquité, on nous en
+fera subir deux; que tous les transports seront taxés sans qu'il en
+résulte aucune gêne, aucun inconvénient pour personne; que le luxe
+ne doit pas payer; que ce sont les objets utiles qu'il faut frapper
+de contributions redoublées; que la France est belle et riche, qu'on
+peut compter sur elle, qu'elle est facile à mettre à la raison, et
+cent autres choses qui font revivre le comte Villèle dans le baron
+Louis, et qui frappent d'un étourdissement au sortir duquel on
+ignore si l'on se réveille sous le règne de Philippe ou sous celui
+de Bonaparte.
+
+Mais, dira-t-on, ce ne sont que des projets; il faut encore que nos
+députés les discutent et les adoptent.
+
+Sans doute; et c'est pour cela qu'il importe d'être scrupuleux dans
+nos choix, de ne donner nos suffrages qu'à des hommes indépendants
+de tous les ministères présents et futurs.
+
+Électeurs, Paris nous donne la liberté avec son sang,
+détruirons-nous son ouvrage avec nos votes? Allons aux élections
+uniquement pour le bien général. Fermons l'oreille à toute promesse
+fallacieuse, fermons nos coeurs à toutes affections personnelles,
+même à la reconnaissance. Faisons sortir de l'urne le nom d'un homme
+sage, éclairé, indépendant. Si l'avenir nous apporte un meilleur
+sort, ayons la gloire d'y avoir contribué; s'il recèle encore des
+tempêtes, n'ayons point à nous les reprocher.
+
+
+
+
+RÉFLEXIONS
+
+SUR LES PÉTITIONS DE BORDEAUX, LE HAVRE ET LYON, CONCERNANT LES
+DOUANES.
+
+(Avril 1834.)
+
+
+La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les
+libertés, elle ne s'introduira dans nos lois qu'après avoir pris
+possession de nos esprits. Aussi devons-nous applaudir aux efforts
+des négociants de Bordeaux, du Havre et de Lyon, dussent ces efforts
+n'avoir immédiatement d'autres résultats que d'éveiller l'attention
+publique.
+
+Mais s'il est vrai qu'une réforme doive être généralement comprise
+pour être solidement établie, il s'ensuit que rien ne lui peut être
+plus funeste que ce qui égare l'opinion; et rien n'est plus propre
+à l'égarer que les écrits qui réclament la _liberté_ en s'appuyant
+sur les doctrines du _monopole_.
+
+Il y a sans doute bien de la témérité à un simple agriculteur de
+troubler, par une critique audacieuse, l'unanime concert d'éloges
+qui a accueilli, au dedans et au dehors de notre patrie, les
+réclamations du commerce français. Il n'a fallu rien moins pour l'y
+décider que la ferme conviction, je dirai même la certitude, que ces
+pétitions seraient aussi funestes, par leurs résultats, aux intérêts
+généraux, et particulièrement aux intérêts agricoles de la France,
+qu'elles le sont par leurs doctrines au progrès des connaissances
+économiques.
+
+En m'élevant, au nom de l'agriculture, contre les projets de douanes
+présentés par les pétitionnaires, j'éprouve le besoin de commencer
+par déclarer que ce qui, dans ces projets, excite mes réclamations,
+ce n'est point ce qu'ils renferment de _libéral_ dans les
+_prémisses_, mais d'_exclusif_ dans les _conclusions_.
+
+On demande que toute protection soit retirée aux _matières
+premières_, c'est-à-dire à l'industrie agricole, mais qu'une
+protection soit continuée à l'industrie manufacturière.
+
+Je ne viens point défendre la protection qu'on attaque, mais
+attaquer la protection qu'on défend.
+
+On réclame le privilége pour quelques-uns; je viens réclamer la
+liberté pour tous.
+
+L'agriculture doit de _bien vendre_ au monopole qu'elle exerce, et
+de _mal acheter_ au monopole qu'elle subit. S'il est juste de lui
+retirer le premier, il ne l'est pas moins de l'affranchir du second.
+(_Voyez_ tome II, pages 25 et suiv.)
+
+Vouloir nous livrer à la concurrence universelle, sans y soumettre
+les fabricants, c'est nous léser dans nos ventes sans nous soulager
+dans nos achats, c'est faire justement le contraire pour les
+manufacturiers. Si c'est là la _liberté_, qu'on me définisse donc
+le _privilége_.
+
+Il appartient à l'agriculture de repousser de telles tentatives.
+
+J'ose en appeler ici aux pétitionnaires eux-mêmes, et
+particulièrement à M. Henri Fonfrède. Je l'adjure de réfuter mes
+réclamations ou de les appuyer.
+
+Je prouverai:
+
+1º Qu'il y a, entre le projet des pétitionnaires et le système du
+gouvernement, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens;
+
+2º Qu'ils ne diffèrent que par une erreur de plus à la charge des
+pétitionnaires;
+
+3º Que ce projet a pour but de constituer un privilége inique en
+faveur des négociants et des fabricants, et au détriment des
+agriculteurs et du public.
+
+
+§ 1. Il y a, entre le système des pétitionnaires et le régime
+prohibitif, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens.
+
+Qu'est-ce que le régime prohibitif? Laissons parler M. de
+Saint-Cricq.
+
+«Le travail constitue la richesse d'un peuple, parce que seul il a
+créé les choses matérielles que réclament nos besoins, et que
+l'aisance universelle consiste dans l'abondance de ces choses.»
+Voilà le principe.
+
+«Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail
+national; si elle était le produit du travail étranger, le travail
+national s'arrêterait promptement.» Voilà l'erreur.
+
+«Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier? Réserver son
+marché aux produits de son sol et de son industrie.» Voilà le but.
+
+«Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les
+produits du sol et de l'industrie des autres peuples.» Voilà le
+moyen.
+
+Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.
+
+Elle divise toutes les marchandises en quatre classes. La première
+et la seconde renferment des objets d'alimentation et des _matières
+premières, vierges encore de tout travail humain_. _En principe, une
+sage économie exigerait que ces deux classes ne fussent pas
+imposées._
+
+La troisième classe est composée d'objets _qui ont reçu une
+préparation_. Cette préparation permet _qu'on la charge de quelques
+droits_. On le voit, la _protection_ commence sitôt que, d'après la
+doctrine des pétitionnaires, commence le _travail national_.
+
+La quatrième classe comprend des objets _perfectionnés, qui ne
+peuvent nullement servir au travail national_. Nous la considérons,
+dit la pétition, comme _la plus imposable_.
+
+Ainsi les pétitionnaires professent que la concurrence étrangère
+nuit au travail national; c'est l'erreur du régime prohibitif. Ils
+demandent protection pour le travail; c'est le but du régime
+prohibitif. Ils font consister cette protection en des taxes sur le
+travail étranger; c'est le moyen du régime prohibitif.
+
+
+§ 2. Ces deux systèmes diffèrent par une erreur de plus à la charge
+des pétitionnaires.
+
+Cependant il y a entre ces deux doctrines une différence
+essentielle. Elle réside tout entière dans le plus ou moins
+d'extension donnée à la signification du mot _travail_.
+
+M. de Saint-Cricq l'étend à tout. Aussi veut-il tout protéger.
+
+«Le travail constitue _toute_ la richesse d'un peuple, dit-il;
+protéger l'industrie agricole, _toute_ l'industrie agricole,
+l'industrie manufacturière, _toute_ l'industrie manufacturière,
+c'est le cri qui retentira toujours dans cette chambre.»
+
+Les pétitionnaires ne voient de travail que celui des fabricants;
+aussi n'admettent-ils que celui-là aux faveurs de la protection.
+
+«Les _matières premières_ sont _vierges de travail humain; en
+principe on ne devrait pas les imposer_. Les objets fabriqués _ne
+peuvent plus servir au travail national, nous les considérons comme
+les plus imposables_.
+
+Il se présente donc ici trois questions à examiner: 1º Les matières
+premières sont-elles le produit du travail? 2º Si elles ne sont pas
+autre chose, ce travail est-il si différent du travail des fabriques
+qu'il soit raisonnable de les soumettre à des régimes opposés? 3º Si
+le même régime convient à tous les travaux, est-ce celui de la
+liberté ou celui de la protection?
+
+1º Les matières premières sont-elles le produit du travail?
+
+Et que sont donc, je le demande, tous les articles que les
+pétitionnaires comprennent dans les deux premières classes de leur
+projet? Qu'est-ce que _les blés de toutes sortes_, _la farine_, _les
+bestiaux_, _les viandes sèches et salées_, _le porc_, _le lard_, _le
+sel_, _le fer_, _le cuivre_, _le plomb_, _la houille_, _la laine_,
+_les peaux_, _les semences_, si ce n'est le produit du travail?
+
+Quoi! dira-t-on, un lingot de fer, une balle de laine, un boisseau
+de blé sont des produits du travail? N'est-ce point la _nature_ qui
+les _crée_?
+
+Sans doute la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais
+c'est le travail humain qui en produit la _valeur_. Il n'appartient
+pas à l'homme de créer, de faire quelque chose de rien, pas plus au
+manufacturier qu'au cultivateur; et si par _production_ on entendait
+_création_, tous nos travaux seraient improductifs, et ceux des
+négociants plus que tous autres.
+
+L'agriculteur n'a donc pas la prétention d'avoir créé la laine, mais
+il a celle d'en avoir produit la _valeur_, je veux dire, d'avoir,
+par son travail et ses avances, transformé en laine des substances
+qui n'y ressemblaient nullement. Que fait de plus le manufacturier
+qui la convertit en drap?
+
+Pour que l'homme puisse se vêtir de drap, une foule d'opérations
+sont nécessaires. Avant l'intervention de tout travail humain, les
+véritables _matières premières_ de ce produit sont l'air, l'eau, la
+chaleur, la lumière, le gaz, les sels qui doivent entrer dans sa
+composition. Un premier travail convertit ces substances en
+fourrages, un second en laine, un troisième en fil, un quatrième en
+vêtement. Qui osera dire que tout n'est pas travail dans cette
+oeuvre, depuis le premier coup de charrue qui la commence, jusqu'au
+dernier coup d'aiguille qui la termine?
+
+Et parce que, pour plus de célérité, dans l'accomplissement de
+l'oeuvre définitive, le vêtement, les travaux se sont répartis entre
+plusieurs classes d'industrieux, vous voulez, par une distinction
+arbitraire, que l'ordre de succession de ces travaux soit la raison
+de leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le
+nom de travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul
+digne des _faveurs_ du monopole? Je ne crois pas qu'on puisse
+pousser plus loin l'esprit de système et de partialité.
+
+L'agriculteur, dira-t-on, n'a pas comme le fabricant tout exécuté
+par lui-même; la nature l'a aidé; et s'il y a du travail, tout n'est
+pas travail dans le blé.
+
+Mais tout est travail dans _sa valeur_, répéterai-je. Je veux que la
+nature ait concouru à la formation matérielle du grain; je veux que
+cette formation soit exclusivement son ouvrage; mais convenez que je
+l'y ai contrainte par mon travail, et quand je vous vends du blé, ce
+n'est point le _travail de la nature_ que je me fais payer, _mais le
+mien_.
+
+Et, à ce compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des
+produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder
+aussi par la nature? Ne s'empare-t-il pas, à l'aide de la machine à
+vapeur, du poids de l'atmosphère, comme à l'aide de la charrue je
+m'empare de son humidité? A-t-il créé les lois de la gravitation, de
+la transmission des forces, de l'affinité?
+
+On conviendra peut-être que la laine et le blé sont le produit du
+travail. Mais la houille, dira-t-on, est certainement l'ouvrage, et
+l'ouvrage exclusif de la nature.
+
+Oui, la nature a fait la houille (car elle a tout fait), _mais le
+travail en a fait la valeur_. La houille n'a aucune valeur quand
+elle est à cent pieds sous terre. Il l'y faut aller chercher, c'est
+un travail; il la faut porter sur un marché, c'est un autre travail;
+et remarquez-le bien, le prix de la houille sur le marché n'est
+autre que le salaire de ces _travaux_ d'extraction et de transport.
+
+La distinction qu'on a voulu faire, entre les matières premières et
+les matières fabriquées, est donc futile en théorie. Comme base
+d'une inégale répartition de _faveurs_, elle serait inique en
+pratique, à moins que l'on ne veuille prétendre que, bien qu'elles
+soient toutes deux des produits du travail, l'importation des unes
+est plus favorable que celle des autres au développement de la
+richesse publique. C'est la seconde question que j'ai à examiner.
+
+2º Y a-t-il plus d'avantage pour une nation à importer des
+_matières_ dites _premières_, que des objets fabriqués?
+
+J'ai ici à combattre une opinion fort accréditée.
+
+«Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de
+Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent
+d'essor.»--«Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une
+étendue sans limites à l'oeuvre des habitants du pays où elles sont
+importées.»--«Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant
+les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent et
+les admettre _de suite_ au taux _le plus faible_[27].»--«Entre autres
+articles dont le bas prix et l'abondance sont une nécessité, dit la
+pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les matières premières.»
+
+ [Note 27: La même pétition veut que la protection des objets
+ fabriqués soit réduite, non _de suite_, mais dans un temps
+ indéterminé; non au taux _le plus faible_, mais au taux de 20
+ pour 100.]
+
+Sans doute, il est avantageux pour une nation que les matières dites
+_premières_ soient abondantes et à bas prix; et, je vous prie,
+serait-il avantageux pour elle que les objets fabriqués fussent
+chers et rares? Pour les unes comme pour les autres, il faut que
+cette abondance, ce bon marché soient le fruit de la liberté, ou que
+cette rareté, cette cherté soient le fruit du monopole. Ce qui est
+souverainement absurde et inique, c'est de vouloir que l'abondance
+des unes soit due à la liberté et la rareté des autres au privilége.
+
+L'on insistera encore, j'en suis sûr, et l'on dira que les droits
+_protecteurs_ du travail des fabriques sont réclamés dans l'intérêt
+général; qu'importer des articles auxquels _le travail n'a plus rien
+à faire_, c'est perdre tout le profit de la main-d'oeuvre, etc.,
+etc.
+
+Remarquez sur quel terrain les pétitionnaires sont amenés. N'est-ce
+pas le terrain du régime prohibitif? M. de Saint-Cricq ne peut-il
+pas opposer un argument semblable à l'introduction des blés, des
+laines, des houilles, de toutes les matières enfin qui sont, nous
+l'avons vu, le produit du travail?
+
+Réfuter ce dernier argument, prouver que l'importation du travail
+étranger ne nuit pas au travail national, c'est donc démontrer que
+le régime de la concurrence ne convient pas moins aux objets
+fabriqués qu'aux matières premières. C'est la troisième question que
+je m'étais proposée.
+
+Qu'il me soit permis, pour abréger, de réduire cette démonstration à
+un exemple qui les comprend tous.
+
+Un Anglais peut importer une livre de laine en France, sous
+plusieurs formes: en toison, en fil, en drap, en vêtement; mais,
+dans tous ces cas, il n'importera pas une égale quantité de valeur,
+ou, si l'on veut, de travail. Supposons que cette livre de laine
+vaille 3 francs brute, 6 francs en fil, 12 francs en drap, 24 francs
+confectionnée en vêtement. Supposons encore que, sous quelque forme
+que l'introduction s'opère, le payement se fasse en vin; car, après
+tout, il faut qu'il se fasse en quelque chose; et rien n'empêche de
+supposer que ce sera en vin.
+
+Si l'Anglais importe la laine brute, nous exporterons pour 3 francs
+de vin; nous en exporterons pour 6 francs, si la laine arrive en
+fil; pour 12 francs, si elle arrive en drap; et enfin pour 24
+francs, si elle arrive sous forme de vêtement. Dans ce dernier cas,
+le filateur, le fabricant, le tailleur auront été privés d'un
+travail et d'un bénéfice, je le sais; une branche de _travail
+national_ aura été découragée d'autant, je le sais encore; mais une
+autre branche de travail _également national_, la viniculture, aura
+été encouragée précisément dans la même proportion. Et comme la
+laine anglaise ne peut arriver en France sous forme de vêtement
+qu'autant que tous les industrieux qui l'ont amenée à cet état
+seront supérieurs aux industrieux français, en définitive, le
+consommateur du vêtement aura réalisé un bénéfice qui pourra être
+considéré comme un profit net, tant pour lui que pour la nation.
+
+Changez la nature des objets, leur appréciation, leur provenance,
+mais raisonnez juste, et le résultat sera toujours le même.
+
+Je sais qu'on me dira que le payement a pu se faire non en vin, mais
+en numéraire. Je ferai observer que cette objection se tournerait
+aussi bien contre l'introduction d'une matière première que contre
+celle d'une matière fabriquée. J'ai d'ailleurs la certitude qu'elle
+ne me sera faite par aucun négociant digne de l'être. Quant aux
+autres, je me bornerai à leur faire observer que le numéraire est un
+produit indigène ou un produit exotique. Si c'est un produit
+indigène, nous n'en pouvons rien faire de mieux que de l'exporter.
+S'il est exotique, il a fallu le payer avec du _travail national_.
+Si nous l'avons acquis du Mexique, avec du vin par exemple, et que
+nous l'échangions ensuite contre un vêtement anglais, le résultat
+est toujours du vin changé contre un vêtement, et nous rentrons
+entièrement dans l'exemple précédent.
+
+
+§ 3. Le projet des pétitionnaires est un système de priviléges
+réclamés par le commerce et l'industrie, contre l'agriculture et le
+public.
+
+Que le projet des pétitionnaires crée d'injustes _faveurs_ au profit
+des manufacturiers, c'est, je crois, un fait dont les preuves
+seraient maintenant surabondantes.
+
+Mais on ne voit pas sans doute aussi bien comment il octroie aussi
+des priviléges au commerce. Examinons.
+
+Toutes choses égales d'ailleurs, il est avantageux pour le public
+que les matières premières soient mises en oeuvre sur le lieu même
+de leur production.
+
+C'est pour cela que si l'on veut consommer à Paris de l'eau-de-vie
+d'Armagnac, c'est en Armagnac, non à Paris, que se brûle le vin.
+
+Il ne serait pourtant pas impossible qu'il se rencontrât un
+commissionnaire de roulage qui aimât mieux transporter huit pièces
+de vin qu'une pièce d'eau-de-vie.
+
+Il ne serait pas impossible non plus qu'il se rencontrât à Paris un
+bouilleur qui préférât l'importation de la matière première à celle
+de la matière fabriquée.
+
+Il ne serait pas impossible, si cela était du domaine de la
+protection, que nos deux industrieux s'entendissent pour demander
+que le vin entrât librement dans la capitale, mais que l'eau-de-vie
+fût _chargée_ de forts droits.
+
+Il ne serait pas impossible qu'en s'adressant au protecteur, pour
+mieux cacher leurs vues égoïstes, le voiturier ne parlât que des
+intérêts du bouilleur, et le bouilleur que des intérêts du
+voiturier.
+
+Il ne serait pas impossible que le protecteur vît dans ce plan
+l'occasion de _conquérir_ une industrie pour Paris, et de se donner
+de l'importance.
+
+Enfin, et malheureusement, il ne serait pas impossible que le bon
+public parisien ne vît dans tout cela que les vues _larges_ des
+protégés et du protecteur, et qu'il oubliât qu'en définitive, c'est
+sur lui que retombent toujours les frais et les faux frais de la
+protection.
+
+Qui voudra croire que c'est un résultat analogue, un système
+parfaitement identique, organisé sur une grande échelle, auquel,
+après un grand fracas de doctrines généreuses et libérales,
+_concluent_, d'un commun accord, les pétitionnaires de Bordeaux, de
+Lyon et du Havre?
+
+«C'est principalement dans cette seconde classe (celle qui comprend
+les matières _vierges de tout travail humain_), que se trouve,
+disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre
+marine marchande..... En principe, une sage économie exigerait que
+cette classe, ainsi que la première, ne fût pas imposée..... La
+troisième, on peut la _charger_; la quatrième, nous la considérons
+comme la plus imposable.»
+
+«Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est
+_indispensable_ de réduire _de suite_, au taux _le plus bas_, les
+matières premières, afin que l'industrie puisse successivement
+mettre en oeuvre les _forces navales_ qui lui fourniront ses
+premiers et indispensables moyens de travail...»
+
+Les manufacturiers ne pouvaient demeurer en reste de politesse
+envers les armateurs. Aussi la pétition de Lyon demande la libre
+introduction des _matières premières_, pour prouver, y est-il dit,
+«que les intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours
+opposés à ceux des villes maritimes.»
+
+Ne semble-t-il pas entendre le voiturier parisien, dont je parlais
+tout à l'heure, formuler ainsi sa requête: «Considérant que le vin
+est le principal aliment de mes transports; qu'en principe on ne
+devrait pas l'imposer; que quant à l'eau-de-vie on peut _la
+charger_; considérant qu'il est indispensable de réduire de suite le
+vin au taux le plus bas, afin que le bouilleur mette en oeuvre mes
+voitures qui lui fourniront le premier et indispensable aliment de
+son travail...» et le bouilleur demander la libre importation du vin
+à Paris, et l'exclusion de l'eau-de-vie, pour prouver «que les
+intérêts des bouilleurs ne sont pas toujours opposés à ceux des
+voituriers.»
+
+En me résumant, quels seront les résultats du système proposé? Les
+voici:
+
+C'est au prix de la concurrence que nous, agriculteurs, vendrons aux
+manufacturiers nos matières premières. C'est au prix du monopole que
+nous les leur rachèterons.
+
+Que si nous travaillons dans des circonstances plus défavorables que
+les étrangers, tant pis pour nous; au nom de la liberté, on nous
+condamne.
+
+Mais si les fabricants sont plus malhabiles que les étrangers, tant
+pis pour nous; au nom du privilége, on nous condamne encore.
+
+Que si l'on apprend à raffiner le sucre dans l'Inde, ou à tisser le
+coton aux États-Unis, c'est le sucre brut et le coton en laine qu'on
+fera voyager _pour mettre en oeuvre nos forces navales_; et nous,
+consommateurs, payerons l'inutile transport des résidus.
+
+Espérons que, par le même motif et pour fournir aux bûcherons _le
+premier et l'indispensable aliment de leur travail_, on fera venir
+les sapins de Russie avec leurs branches et leur écorce. Espérons
+qu'on fera voyager l'or du Mexique à l'état de minerai. Espérons que
+pour avoir les cuirs de Buénos-Ayres on fera naviguer des troupeaux
+de boeufs.
+
+On n'en viendra pas là, dira-t-on. Ce serait pourtant rationnel;
+mais l'inconséquence est la limite de l'absurdité.
+
+Un grand nombre de personnes, j'en suis convaincu, ont adopté de
+bonne foi les doctrines du régime prohibitif (et certes ce qui se
+passe n'est guère propre à changer leur conviction). Je n'en suis
+point surpris; mais ce qui me surprend, c'est que, quand on les a
+adoptées sur un point, on ne les adopte pas sur tous, car l'erreur a
+aussi sa logique; et quant à moi, malgré tous mes efforts, je n'ai
+pu découvrir une objection quelconque que l'on puisse opposer au
+régime de l'exclusion absolue, qui ne s'oppose avec autant de
+justesse au système _pratique_ des pétitionnaires.
+
+
+
+
+LE FISC ET LA VIGNE.
+
+(Janvier 1841.)
+
+
+La production et le commerce des boissons fermentées ou distillées
+doivent être nécessairement affectés par les traités et lois de
+finances actuellement soumis aux délibérations des Chambres.
+
+Nous entreprenons d'exposer:
+
+1º Les nouvelles entraves dont le projet de loi du 30 décembre 1840
+menace l'industrie vinicole;
+
+2º Celles qui sont implicitement contenues dans la doctrine de
+l'Exposé des motifs qui accompagne ce projet;
+
+3º Les résultats qu'on doit attendre du traité conclu avec la
+Hollande;
+
+4º Les moyens par lesquels l'industrie vinicole peut arriver à son
+affranchissement.
+
+
+§ Ier.--La législation sur les boissons est une dérogation évidente
+au principe de l'égalité des charges.
+
+En même temps qu'elle place dans une exception onéreuse toutes les
+classes de citoyens dont elle régit l'industrie, elle crée, entre
+ces classes mêmes, des _inégalités_ de second ordre: toutes sont
+mises hors le droit commun, et chacune en est tenue à divers degrés
+d'éloignement.
+
+Il ne paraît pas que M. le ministre des finances se soit le moins du
+monde préoccupé de l'_inégalité radicale_ que nous venons de
+signaler; mais, en revanche, il se montre vivement choqué des
+_inégalités secondaires_ créées par la loi: il tient pour
+_privilégiées_ les classes qui ne subissent pas encore toutes les
+rigueurs qu'elle impose à d'autres classes; il s'attache à effacer
+ces nuances, non par voie d'allégement, mais par voie d'aggravation.
+
+Cependant, dans la poursuite de l'_égalité_ ainsi entendue, M. le
+ministre demeure fidèle aux traditions du créateur de l'institution.
+On dit que Bonaparte avait d'abord établi des tarifs si modérés, que
+les recettes ne couvraient pas les frais de perception. Son ministre
+des finances lui fit observer que la loi mécontentait la nation,
+sans rien rapporter au trésor. «Vous êtes un niais, M. Maret, lui
+dit Napoléon: puisque la nation murmure de quelques entraves, que
+ferait-elle si j'y avais joint de lourds impôts? Habituons-la
+d'abord à l'exercice; plus tard, nous remanierons le tarif.» M.
+Maret s'aperçut que le grand capitaine n'était pas moins habile
+financier.
+
+La leçon n'a pas été perdue, et nous aurons occasion de voir que les
+disciples préparent le règne de l'_égalité_ avec une prudence digne
+du maître.
+
+Les principes sur lesquels repose la législation des boissons sont
+clairement et énergiquement exprimés par les trois articles suivants
+de la loi du 28 avril 1816:
+
+«Art. 1. À chaque enlèvement ou déplacement de vins, cidres, etc.,
+il sera perçu un _droit de circulation_.»
+
+«Art. 20. Il sera perçu au profit du trésor, dans les villes et
+communes ayant une population agglomérée de 2,000 âmes et
+au-dessus...[28] un _droit d'entrée_..., etc.»
+
+ [Note 28: Ce chiffre a varié.]
+
+«Art. 47. Il sera perçu, lors de la vente en détail des vins,
+cidres, etc., un _droit_ de 15 pour 100 du prix de ladite vente.»
+
+Ainsi chaque _mouvement_ de vins, chaque _entrée_, chaque vente _au
+détail_, entraîne le payement d'un droit.
+
+À côté de ces rigoureux et on peut dire de ces étranges principes,
+la loi établit quelques exceptions.
+
+Quant au droit de _circulation_.
+
+«Art. 3. Ne seront point assujettis au droit imposé par l'art. 1er:
+
+«1º Les boissons qu'un propriétaire fera conduire de son pressoir,
+ou d'un pressoir public, dans ses caves ou celliers; 2º celles qu'un
+colon partiaire, fermier ou preneur à bail emphytéotique à rente,
+remettra au propriétaire ou recevra de lui, en vertu de baux
+authentiques ou d'usages notoires; 3º les vins, cidres ou poirés,
+qui seront expédiés par un propriétaire ou fermier des caves ou
+celliers où sa récolte aura été déposée, et pourvu qu'ils
+proviennent de ladite récolte, quels que soient le lieu de
+destination et la qualité du destinataire.
+
+«Art. 4. La même exemption sera accordée aux négociants, marchands
+en gros, courtiers, facteurs, commissionnaires, distillateurs et
+débitants, pour les boissons qu'ils feront transporter de l'une de
+leurs caves dans une autre, située dans l'étendue du même
+département.
+
+«Art. 5. Le transport des boissons qui seront enlevées pour
+l'étranger ou pour les colonies françaises sera également affranchi
+du droit de circulation.»
+
+Le droit d'entrée ne souffrit pas d'exception.
+
+Relativement au _droit de détail_:
+
+«Art. 85. Les propriétaires qui voudront vendre les boissons de leur
+cru au détail jouiront d'une remise de 25 pour 100 sur les droits
+qu'ils auront à payer...
+
+«Art. 86.... Ils seront d'ailleurs assujettis à toutes les
+obligations imposées aux débitants de profession. Néanmoins, les
+visites et exercices des commis n'auront pas lieu dans l'intérieur
+de leur domicile, pourvu que le local où leurs boissons seront
+vendues au détail en soit séparé.»
+
+Ainsi, pour résumer ces exceptions:
+
+Franchise du droit de circulation pour les vins de leur récolte que
+les propriétaires envoyaient de chez eux chez eux, _sur tout le
+territoire de la France_;
+
+Franchise du même droit pour les vins que les négociants, marchands,
+débitants, etc., faisaient transporter d'une de leurs caves dans une
+autre située dans le même département;
+
+Franchise du même droit pour les vins exportés;
+
+Remise de 25 pour 100 du droit de détail, en faveur des
+propriétaires;
+
+Affranchissement des visites et exercices des commis dans
+l'intérieur de leur domicile, quand le local où s'opère cette vente
+en est séparé.
+
+Voici maintenant le texte du projet de loi présenté par M. le
+ministre des finances:
+
+«Art. 13. L'exemption du droit de circulation sur les boissons ne
+sera accordée que dans les cas ci-après:
+
+«1º Pour les vins qu'un récoltant fera transporter de son pressoir à
+ses caves, celliers, ou de l'une à l'autre de ses caves _dans
+l'étendue d'une même commune ou d'une commune limitrophe_.
+
+«2º Pour les boissons qu'un fermier ou preneur à rente emphytéotique
+remettra à son propriétaire ou recevra de lui, _dans les mêmes
+limites_, en vertu de baux authentiques ou d'usages notoires.
+
+«Les art. 3 de la loi du 28 avril 1816 et 3 de la loi du 17 juillet
+1819 sont abrogés.
+
+«Art. 14. Seront affranchies du droit de circulation les boissons de
+leur récolte que les propriétaires feront transporter de chez eux
+chez eux, hors des limites posées par l'article précédent, pourvu
+qu'ils se munissent de l'acquit-à-caution, et qu'ils se soumettent,
+au lieu de destination, à toutes les obligations imposées aux
+marchands en gros, le payement de la licence excepté.
+
+«Art. 25. La disposition de l'art. 85 de la loi du 28 avril 1816,
+qui accorde aux propriétaires, vendant au détail des boissons de
+leur cru, une remise exceptionnelle de 25 pour 100 sur les droits de
+détail qu'ils ont à payer, est abrogée.»
+
+Nous dépasserions de beaucoup les bornes que nous nous sommes
+imposées, si nous nous livrions ici à toutes les réflexions que nous
+suggère le projet de loi, et nous devons nous borner à quelques
+courtes observations.
+
+En premier lieu, l'art. 13 du projet abroge-t-il les art. 4 et 5 de
+la loi de 1816? L'affirmative semble résulter de ces expressions
+absolues: _L'exemption ne sera accordée que..._, qui impliquent
+l'exclusion de toutes catégories non désignées dans le reste de la
+disposition.
+
+Mais la négative peut se conclure de la disposition qui termine cet
+art. 13; car, en n'abrogeant que l'art. 3 de la loi de 1816, elle
+maintient sans doute les art. 4 et 5.
+
+Dans ce dernier cas, il y a, ce nous semble, une certaine anomalie à
+conserver aux négociants et débitants, _dans l'étendue du
+département_, une faculté qu'on restreint pour le propriétaire _aux
+limites d'une commune_.
+
+Secondement, puisque les nouvelles mesures ont pour objet de faire
+fructifier l'impôt, nous devons sans doute nous attendre à ce
+qu'elles soient onéreuses pour les contribuables. Il est possible
+néanmoins qu'elles dépassent le but et qu'elles entraînent des
+inconvénients hors de proportion avec les avantages qu'on en espère.
+
+Elles portent, en effet, un coup funeste à la grande propriété par
+l'art. 13, et à la petite propriété par l'art. 20.
+
+Tant que la franchise du droit de circulation n'a été restreinte
+qu'aux limites d'un département, il n'a pu en résulter que des maux
+exceptionnels. Peu de propriétaires possèdent des vignes dans
+plusieurs départements; et quand cela a lieu, ils ont des celliers
+dans chacun d'eux. Mais il est très-fréquent qu'un propriétaire ait
+des vignes dans plusieurs communes voisines sans être limitrophes;
+et en général, dans ce cas, il a intérêt à réunir ses récoltes dans
+le même cellier. La nouvelle loi le contraint ou à multiplier les
+constructions, au détriment de la surveillance, ou à supporter le
+droit de circulation pour un produit déjà si grevé, et dont la vente
+n'aura peut-être lieu qu'après plusieurs années.
+
+Et qu'y gagnera le trésor? À moins que le propriétaire, selon le
+voeu de M. de Villèle, ne boive tout son vin, de recouvrer le droit
+un peu plus tôt.
+
+On dira sans doute que l'art. 14 du projet remédie à cet
+inconvénient. Nous nous réservons d'en examiner ci-après l'esprit et
+la portée.
+
+D'un autre côté, les petits propriétaires retirent de la vente au
+détail un avantage très-considérable, celui de conserver, d'année en
+année, leurs bois de barrique. Désormais ils seront forcés de faire
+tous les ans, pour les acheter, un déboursé trop souvent au-dessus
+de leurs facultés. Je ne crains pas d'avancer que cette disposition
+renferme pour beaucoup d'entre eux une cause de ruine complète.
+L'achat de bois de barrique n'est pas de ceux dont on puisse se
+dispenser, ou qu'il soit possible de retarder. Quand arrive la
+vendange, il faut de toute nécessité, et à quelque prix que ce soit,
+se pourvoir de bois pour la loger; et, si l'on n'a pas d'argent, on
+subit la loi du vendeur. On a vu le vigneron offrir la moitié de sa
+récolte pour obtenir de quoi loger l'autre moitié. La vente en
+détail leur évite cette extrémité, qui se reproduira souvent,
+aujourd'hui que cette faculté va, de fait, leur être interdite.
+
+Les deux modifications, ou, pour parler comme M. le ministre, les
+deux _améliorations_ à la législation existante, que nous venons
+d'analyser, ne sont pas les seules que renferme le projet de loi du
+30 décembre. Il y en a deux autres sur lesquelles nous devons faire
+quelques observations.
+
+L'art. 35 de la loi du 21 avril 1832 avait converti les droits de
+_circulation_, d'_entrée_ et de _détail_, en une _taxe unique_,
+perçue à l'entrée des villes, ce qui avait permis de rendre la
+circulation libre dans l'intérieur de ces villes et d'y supprimer
+les exercices.
+
+D'après l'art. 16 du projet, cette _taxe unique_ ne remplacerait
+plus que les droits d'entrée et de détail, les droits de circulation
+et de licence continuant à être perçus, comme ils l'étaient en 1829,
+en sorte qu'on pourra dire d'elle, avec le chansonnier:
+
+ Que cette taxe _unique_ aura deux soeurs.
+
+Ici se présente une autre difficulté.
+
+Pour établir la taxe unique (loi de 1832, art. 36), «on divise la
+somme de tous les produits annuels, de tous les droits à remplacer,
+par la somme des quantités annuellement introduites.»
+
+Les droits de circulation et de licence n'étant plus compris parmi
+ceux _à remplacer_, il ne faudra pas les faire entrer dans le
+dividende; et alors, le quotient se trouvant proportionnellement
+affaibli, le public sera soumis aux anciennes entraves, sans profit
+pour le trésor.
+
+Que si M. le ministre entend que le taux de la taxe actuelle soit
+maintenu, les droits de circulation et de licence seraient perçus
+deux fois: une fois directement en vertu de la nouvelle loi, une
+seconde fois par la _taxe unique_, puisqu'ils entrent comme éléments
+du taux de cette taxe.
+
+Enfin, une quatrième modification introduit une nouvelle base de
+conversion de l'alcool en liqueurs.
+
+Ce n'est pas tout. M. le ministre fait clairement pressentir qu'il
+ne tardera pas à relever le tarif des boissons aux taux de 1829.
+Beaucoup de bons esprits, dit-il, ont pensé que le moment était
+arrivé de revenir sur le dégrèvement de 1830.
+
+Beaucoup d'autres bons esprits pensent que, si M. le ministre
+s'abstient de faire une proposition formelle à cet égard, c'est pour
+laisser à la Chambre l'honneur de l'initiative.
+
+Nous laissons maintenant le lecteur mesurer l'espace qui nous sépare
+de la révolution de juillet. Dix années sont à peine écoulées, et
+voilà que notre législation sur les boissons ne se distinguera
+bientôt plus de celles de l'empire et de la restauration, que par un
+surcroît de charges et de rigueurs.
+
+§ II.--Encore si ce développement de sévérité avait pour but le seul
+intérêt actuel du fisc, nous pourrions du moins espérer qu'il touche
+au terme de ses exigences. Mais il ne nous laisse pas même cette
+illusion; et, en proclamant qu'il veut faire prévaloir un système,
+il nous avertit que nous devons nous attendre à des exigences
+nouvelles tant que ce système ne sera pas arrivé à sa complète
+réalisation.
+
+«Il nous a paru juste (dit l'Exposé des motifs) de renfermer la
+franchise du droit de circulation, en faveur du propriétaire, dans
+les justes limites où elle peut être légitimement réclamée,
+c'est-à-dire de la restreindre aux produits de sa récolte qu'il
+destine à sa consommation et à celle de sa famille, dans les lieux
+mêmes de la production. Au delà c'était un _privilége_ que rien ne
+justifie, et _qui violait le principe de l'égalité des charges_.
+_Par la même raison_, nous proposons de supprimer la remise d'un
+quart au récoltant qui vend en détail des vins de son cru.»
+
+Or, dès l'instant que le gouvernement a pour but l'_égalité des
+charges_, entendant par ce mot l'assujettissement de toutes les
+classes qu'atteint la loi des boissons au maximum d'entraves qui
+pèse sur la classe la plus maltraitée, tant que ce but ne sera pas
+atteint, les mesures les plus rigoureuses ne peuvent être que le
+prélude de mesures plus rigoureuses encore.
+
+Nous devons le craindre, surtout sachant que le maître a pratiqué et
+recommandé en cette matière une tactique impitoyable, mais prudente.
+
+Nous avons vu que la loi de 1816 étendait l'exemption du droit de
+circulation pour le propriétaire _à tout le territoire de la
+France_.
+
+Bientôt elle fut restreinte aux _limites d'un département_ ou de
+départements limitrophes. (Loi du 25 mars 1817, art. 81.)
+
+Plus tard, on la réduisit aux _limites d'arrondissements
+limitrophes_. (Loi du 17 juillet 1819, art. 3.)
+
+Maintenant on propose de la circonscrire aux _limites d'une commune_
+ou de communes limitrophes. (Projet de loi, art. 13).
+
+Encore un pas, et elle aura entièrement disparu.
+
+Et ce pas, il ne faut pas douter qu'on ne le fasse; car, si ces
+restrictions successives ont circonscrit le _privilége_, elles ne
+l'ont pas détruit. Il reste encore un cas où le récoltant consomme
+un vin qui a _circulé_ sans payer de droit de _circulation_, et l'on
+ne tardera pas à venir dire que _c'est un privilége que rien ne
+justifie, et qui viole le principe de l'égalité de l'impôt_: ainsi,
+dans l'application, le fisc a transigé avec _les principes_; mais,
+en théorie, il a fait ses réserves; et n'est-ce point assez pour une
+fois qu'il soit descendu de l'_arrondissement_ à la _commune_ sans
+faire un temps d'arrêt au _canton_?
+
+Tenons-nous donc pour assurés que le règne de l'_égalité_ arrive, et
+que sous peu il n'y aura plus aucune exception à ce principe. _À
+chaque enlèvement_ ou _déplacement_ de vin, cidre ou poiré, il sera
+perçu un droit.
+
+Mais faut-il le dire? Oui, nous exprimerons notre pensée tout
+entière, quoiqu'on puisse nous soupçonner de nous abandonner à une
+méfiance exagérée. Nous croyons que le fisc a entrevu que, lorsque
+le droit de circulation s'étendra à tous, sans exception,
+l'_égalité_ n'aura achevé que la moitié de sa carrière; il restera
+encore à faire passer les propriétaires sous le joug de
+l'_exercice_.
+
+Il nous semble que le fisc a déposé dans l'art. 14 le germe de cette
+secrète intention.
+
+Quel peut être, autrement, l'objet de cette disposition?
+
+L'art. 13 du projet restreint l'exemption du droit de circulation
+aux _limites de la commune_.
+
+L'exposé des motifs prend soin de déclarer qu'_au delà_ cette
+exemption _est un privilége que rien ne justifie_.
+
+Et aussitôt l'art. 14 nous rend la faculté que l'art. 13 nous avait
+retirée; il nous la rend sans limites, pourvu que le propriétaire se
+soumette aux obligations imposées aux marchands en gros.
+
+Une telle concession est faite pour éveiller notre méfiance.
+
+ Ce sac enfariné ne me dit rien qui vaille.
+
+Remarquez la physionomie de cet art. 14.
+
+D'abord, il se présente comme un correctif. L'art. 13 pouvait
+paraître un peu brutal, l'art. 14 vient offrir des consolations.
+
+Ensuite, il fait mieux que de dorer la pilule, il la cache, et nous
+insinue l'exercice sans le nommer.
+
+Enfin, il pousse la prudence au point de se faire _facultatif_; il
+fait plus, il rend facultatif l'art. 13. Le moyen de se plaindre! Ne
+pourra-t-on pas fuir le droit de circulation en se réfugiant dans
+l'exercice, et trouver un abri contre l'exercice derrière le droit
+de circulation?
+
+Puissions-nous nous tromper! mais nous avons vu grossir le tarif,
+nous avons vu grossir le droit de circulation; craignons que
+l'exercice ne grandisse aussi. Le fabuliste nous l'a dit: «Ce qui
+est petit devient grand....., _pourvu que Dieu lui prête vie_.»
+
+La marche progressive vers l'_égalité_ se manifeste encore dans le
+développement du droit de détail.
+
+Nous avons vu que la législation actuelle accorde au propriétaire, à
+cet égard, deux exemptions: l'une, par la remise de 25 pour 100 sur
+le droit; l'autre, en affranchissant de visites domiciliaires
+l'intérieur de sa maison, quand le local où s'opère la vente en est
+séparé.
+
+Pour le moment, on se borne à demander le retrait de la première de
+ces exemptions; mais le principe de l'égalité n'est pas satisfait,
+puisque le propriétaire continuera à jouir d'un _privilége_ dont est
+privé le cabaretier, à savoir: le privilége de n'ouvrir point sa
+maison, sa chambre et ses armoires à l'oeil des commis, pourvu
+toutefois que, pour vendre son vin, il loue un local par bail
+authentique.
+
+§ III.--Si nous reportons nos regards vers les relations extérieures
+de la France, dans leurs rapports avec le commerce des vins, nous
+n'y trouverons guère aucun sujet de nous consoler du régime
+intérieur qui pèse sur notre industrie.
+
+Notre intention ne peut pas être de traiter ici toutes les questions
+qui se rattachent à ce vaste sujet. Nous devons nous borner à
+quelques réflexions sur une question actuellement pendante, le
+traité de commerce avec la Hollande.
+
+Après avoir annoncé, dans la séance du 21 janvier, que, d'après ce
+traité, «nos vins et eaux-de-vie en cercles seront affranchis de
+tous droits de douane à l'entrée des états néerlandais; qu'ils y
+seront admis, quand ils seront en bouteilles, avec remise des trois
+cinquièmes du droit, pour les vins, et de moitié, pour les
+spiritueux,» M. le ministre du commerce s'écrie:
+
+«Vous ne l'ignorez pas, Messieurs, dans toutes les négociations
+commerciales entreprises par le gouvernement, une de ses
+préoccupations les plus sérieuses a toujours été d'élargir autant
+que possible le marché de nos productions vinicoles, en leur
+ménageant de nouvelles voies d'écoulement dans les pays étrangers.
+Ce n'est donc pas sans une satisfaction particulière que nous venons
+offrir à votre adoption les moyens de soulager les souffrances d'une
+branche de commerce si digne de notre sollicitude.»
+
+À ce pompeux préambule, qui ne croirait que nos vins vont trouver
+dans la Hollande un large débouché?
+
+Pour mesurer l'importance des concessions que nos négociateurs ont
+obtenues du gouvernement néerlandais, il faut savoir que les
+boissons étrangères sont assujetties en Hollande à deux droits
+d'entrée: le _droit de douane_, et le _droit d'accise_.
+
+Que l'on consulte le tableau placé à la fin de cet écrit, et l'on y
+verra que le gouvernement néerlandais a si bien combiné ses
+réductions, que notre commerce de luxe (vins en bouteilles) est
+dégrevé de 10 et demi pour 100 pour la Gironde et de 21 pour 100
+pour la Meuse, et notre commerce essentiel (vins en cercles) de 12
+pour 100 pour l'est et _un et un tiers pour_ 100 pour l'ouest de la
+France. Ce beau résultat a causé une si _vive satisfaction_ à nos
+négociateurs, qu'ils se sont empressés de réduire de 33 un tiers
+pour 100 les droits sur les fromages et céruses de fabrication
+néerlandaise.
+
+§ IV.--Quand une portion considérable de la population se croit
+opprimée, elle n'a que deux moyens de reconquérir ses droits: les
+moyens révolutionnaires, et les moyens légaux.
+
+Il semble que les gouvernements qui se sont succédé en France
+travaillent à l'envi à introduire parmi les classes vinicoles ce
+préjugé funeste qu'elles n'ont rien à attendre que des révolutions.
+
+En effet, les révolutions de 1814 et de 1815 leur avaient valu au
+moins force promesses, et nous voyons, par le texte même des lois de
+l'époque, que la restauration ne prétendait maintenir les
+contributions indirectes que comme une ressource exceptionnelle et
+essentiellement transitoire. (Loi de 1816, art. 257, et de 1818,
+art. 84.)
+
+Mais à peine ce pouvoir eut-il acquis de la consistance que ses
+promesses s'évanouirent avec ses craintes.
+
+La révolution de 1830, il faut lui rendre ce témoignage, ne promit
+rien; mais elle opéra de notables dégrèvements. (Lois des 17 octobre
+et 12 décembre 1830.)
+
+Et déjà nous voyons qu'elle songe non-seulement à revenir à
+l'ancienne législation, mais encore à lui donner un caractère de
+rigueur inconnu aux beaux jours de l'empire et de la restauration.
+
+Ainsi, aux époques de trouble, le fisc promet, transige, se relâche
+de sa sévérité.
+
+Aux époques de calme, il reprend ses concessions et marche à de
+nouvelles conquêtes.
+
+Nous sommes surpris, nous le répétons, que le pouvoir ne craigne pas
+que ce rapprochement frappe les esprits, et qu'ils en tirent cette
+déplorable conclusion: «La légalité nous tue.»
+
+Certes, ce serait la plus triste des erreurs; et l'expérience, qu'on
+invoquerait à l'appui, prouve au contraire qu'il n'y a aucun fond à
+faire sur des promesses et des adoucissements arrachés par la peur à
+un pouvoir chancelant.
+
+Un pouvoir nouveau peut bien, sous l'empire des circonstances,
+renoncer pour un temps à une partie de ses recettes; mais trop de
+charges pèsent sur lui pour qu'il abandonne jamais le dessein de les
+ressaisir. N'a-t-il pas plus que tout autre des ambitions à
+satisfaire, des existences à rassurer, des répugnances à vaincre? Au
+dedans, il a fait naître des jalousies, des rancunes, des
+mécomptes: ne faut-il pas qu'il développe des moyens de police et de
+répression? Au dehors, il excite la crainte et la méfiance: ne
+doit-il pas s'entourer de murailles, grossir ses flottes et ses
+armées?
+
+Il est donc illusoire de chercher du soulagement dans des
+révolutions.
+
+Mais nous croyons, et nous croyons fermement, que la population
+vinicole peut, par un usage intelligent et persévérant des moyens
+légaux, parvenir à améliorer sa situation.
+
+Nous appelons particulièrement son attention sur les ressources que
+lui offre le _droit d'association_.
+
+Depuis plusieurs années, les manufacturiers ont reconnu l'avantage
+d'être représentés, auprès du gouvernement et des Chambres, par des
+délégations spéciales. Les fabricants de sucres, de draps, d'étoffes
+de lin et de coton, ont à Paris leur comité de délégués.
+
+Aussi aucune mesure fiscale ou douanière, de nature à affecter ces
+industries, ne peut être résolue sans avoir passé par le creuset
+d'une longue et sévère enquête; et personne n'ignore combien, dans
+la lutte qu'ils viennent de soutenir, les producteurs de sucre
+indigène ont dû de force à l'_association_.
+
+Si l'industrie manufacturière n'avait pas introduit le système des
+délégations, peut-être appartiendrait-il à l'industrie vinicole d'en
+donner le premier exemple. Mais, à coup sûr, elle ne peut pas
+refuser d'entrer dans la lice que d'autres ont ouverte. Il est trop
+évident que des enquêtes où sa voix ne se fait pas entendre sont
+incomplètes; il est trop évident que ses intérêts ont tout à perdre
+à laisser le champ libre à des intérêts souvent rivaux.
+
+Selon nous, chaque bassin vinicole devrait avoir un comité dans la
+ville qui centralise son mouvement commercial. Chacun de ces comités
+nommerait un délégué, et la réunion des délégués à Paris formerait
+le _comité central_.
+
+Ainsi le bassin de l'Adour et ses affluents, de la Garonne, de la
+Charente, de la Loire, du Rhône, de la Meuse; les départements que
+forment le Languedoc, la Champagne et la Bourgogne auraient chacun
+leur délégué.
+
+Nous nous sommes entretenu, avec plusieurs personnes, de cette
+institution, sans en rencontrer une seule qui en ait contesté
+l'utilité; mais nous devons répondre à quelques objections qui nous
+ont été faites.
+
+On nous a dit:
+
+«L'industrie vinicole a ses délégués naturels dans les députés.
+
+«Il est difficile d'obtenir le concours d'un si grand nombre
+d'intéressés, la plupart disséminés dans les campagnes.
+
+La situation financière de la France ne permet pas d'espérer
+l'abolition des contributions indirectes, qui d'ailleurs, à côté de
+beaucoup d'inconvénients, présentent d'incontestables avantages.»
+
+1º Les députés sont-ils les délégués de l'industrie vinicole?
+
+Apparemment, lorsqu'un corps électoral investit un citoyen des
+fonctions législatives, il ne rapetisse pas cette mission aux
+proportions d'une question spéciale d'industrie. D'autres
+considérations déterminent son choix; et il ne faudrait pas être
+surpris qu'un député, alors même qu'il représenterait un département
+vinicole, n'eût pas préalablement fait une étude approfondie de
+toutes les questions qui se rattachent au commerce et aux impôts des
+boissons. Encore moins, une fois nommé, peut-il concentrer
+exclusivement sur un seul intérêt une attention que réclament tant
+et de si graves matières. Il ne pourrait donc voir qu'un avantage à
+puiser, dans les comités spéciaux qui s'occupent des sucres, des
+fers, des vins,--des informations et des documents qu'il lui serait
+matériellement impossible de chercher et de coordonner. Les
+précédents établis par les manufacturiers ôtent d'ailleurs toute
+valeur à l'objection.
+
+2º On dit encore qu'il est difficile d'obtenir le concours
+persévérant des habitants disséminés dans les provinces.
+
+Nous croyons, nous, qu'on s'exagère cette difficulté. Sans doute
+elle serait invincible, s'il fallait attendre de chaque intéressé un
+concours actif et assidu. Mais, en pareille matière, les plus actifs
+font pour les autres, et les villes pour les campagnes. Cela est
+sans inconvénient quand les intérêts sont identiques; et puisqu'il y
+a un comité vinicole à Bordeaux, on ne voit pas pourquoi il n'y en
+aurait pas à Bayonne, à Nantes, à Montpellier, à Dijon, à Marseille;
+et de là à un comité central il n'y a qu'un pas. C'est en
+s'exagérant les difficultés qu'on n'arrive à rien. Il est
+certainement plus aisé à trois cents fabricants de sucre qu'à
+plusieurs milliers de propriétaires de se concerter, de s'organiser.
+Mais, de ce qu'une chose ne se fait pas toute seule, il ne faut pas
+conclure qu'elle est infaisable. Il faut même reconnaître que, si
+les masses ont plus de difficulté à s'organiser, elles acquièrent
+par l'organisation un ascendant irrésistible.
+
+3º Enfin, on objecte que la situation financière de la France ne
+permet pas d'espérer qu'elle puisse renoncer aux ressources de
+l'impôt de consommation.
+
+Mais c'est encore là circonscrire la question. L'organisation d'un
+comité central préjuge-t-elle qu'il aura pour mission exclusive de
+poursuivre l'abolition absolue de cet impôt? N'y a-t-il pas autre chose
+à faire? Ne se présente-t-il pas tous les jours des questions douanières
+qui intéressent la vigne? Est-on assuré que l'intervention du comité,
+dans les conférences qui ont préparé le traité avec la Hollande, n'eût
+été d'aucune influence sur les stipulations de ce traité? Et quant aux
+contributions indirectes, n'y a-t-il rien entre l'abolition complète et
+le maintien absolu du régime actuel? Le mode de perception, le moyen de
+prévenir ou de réprimer la fraude, les attributions, les compétences,
+n'offrent-ils pas un vaste champ aux réformes?
+
+Il ne faut pas croire, du reste, que tout soit dit sur la question
+principale. Il ne nous appartient pas de formuler une opinion sur
+l'impôt de consommation, il a pour lui et contre lui de grandes
+autorités et de grands exemples, il est la règle en Angleterre, en
+France il est l'exception. Eh bien! il faut résoudre ce problème. Si
+le système est mauvais en principe, il faut le détruire; si on le
+juge bon, il faut le perfectionner, lui ôter son caractère
+exceptionnel, et le rendre à la fois moins lourd et plus productif
+en le _généralisant_. Là peut-être est la solution du grand débat
+pendant entre le fisc et le contribuable. Et qui peut dire que le
+mouvement des esprits, qui naîtra de l'institution des comités
+industriels, les communications régulières qui s'établiront, soit
+entre eux, soit par leur intermédiaire, entre le public et le
+pouvoir, ne hâteront pas cette solution?
+
+DROITS D'ENTRÉE EN HOLLANDE.
+
+ Table headings:
+ Col B: DOUANES.--DROIT PRINCIPAL.
+ Col C: DOUANES.--SYNDICAT. 13%.
+ Col D: DOUANES.--TIMBRE. 20%.
+ Col E: DOUANES.--TOTAL.
+ Col F: ACCISE.--DROIT PRINCIPAL.
+ Col G: ACCISE.--CENTIMES ADDITIONNELS. 25%.
+ Col H: ACCISE.--SYNDICAT. 13%.
+ Col I: ACCISE.--TIMBRE. 10%.
+ Col J: ACCISE.--TOTAL.
+ Col K: SOMMES DES DROITS D'ENTRÉE ACTUELS.
+ Col L: DROITS MODIFIÉS PAR LE TRAITÉ.
+ Col M: DIFFÉRENCE POUR CENT EN MOINS.
+
+ PREMIERS ÉCRITS
+ -----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
+ | | DOUANES | ACCISE | | | |
+ | Base | B | C | D | E | F | G | H | I | J | K | L | M |
+ | du | | | | | | | | | | | | |
+ | droit | | | | | | | | | | | | |
+ | | | | | | | | | | | | | |
+ |-------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|
+ |hectol.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.| |
+ ---------------------------|-------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|
+ {Par {En cercles.| » | » 21| » 03| » 43| » 67|26 71| 6 68| 3 47| 3 68|40 54|41 21|40 54| 1-2/5|
+ {frontière { | | | | | | | | | | | | | |
+ {de mer. {En bouteil.| » |12 29| 1 60| » 43|14 32|26 71| 6 68| 3 47| 3 68|40 54|54 86|46 28|10-1/2|
+ VINS{----------------------|-------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|
+ {Par {En cercles.| » | 6 57| » 85| » 43| 7 85|26 71| 6 68| 3 47| 3 68|40 54|48 39| 4 54|12 |
+ {frontière { | | | | | | | | | | | | | |
+ {de terre. {En bouteil.| » |19 67| 2 85| » 43|22 66|26 71| 6 68| 3 47| 3 68|40 54|63 26|49 67|21-1/2|
+ ---------------------------|-------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|
+ {En cercles.| » | 2 12| » 27| » 43| 2 82|42 40|10 60| 5 51| 5 85|64 36|67 18|64 26| 4-1/5|
+ EAUX-DE-VIE { | | | | | | | | | | | | | |
+ {En bouteil.| » | 9 84| 1 28| » 43|11 55|42 40|10 60| 5 51| 5 85|64 36|75 91|70 12| 7-2/3|
+ ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
+
+
+
+
+MÉMOIRE.
+
+PRÉSENTÉ À LA SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE, COMMERCE, ARTS ET SCIENCES,
+
+DU DÉPARTEMENT DES LANDES,
+
+SUR LA QUESTION VINICOLE.
+
+(22 janvier 1843.)
+
+
+MESSIEURS,
+
+Dans une de vos précédentes séances, vous avez chargé une Commission
+de rechercher les causes de la détresse qui afflige la partie
+viticole du département des Landes, et les moyens par lesquels il
+serait possible de la combattre.
+
+Les circonstances ne m'ont pas permis de communiquer à la Commission
+le travail dont elle m'a chargé. Je le regrette vivement, car la
+coopération des hommes éclairés qui la composent l'eût rendu plus
+digne de vous. Bien que j'ose croire que mes idées ne s'éloignent
+pas beaucoup de celles qu'ils m'eussent autorisé à vous soumettre,
+je ne dois pas moins en assumer sur moi toute la responsabilité.....
+
+Messieurs, prouver d'abord la réalité de la détresse de notre
+population viticole, en tracer à vos yeux une peinture animée, ce
+serait à la fois satisfaire à l'ordre logique de ce rapport et lui
+concilier votre intérêt et votre bienveillance. Je sacrifierai
+volontiers cette considération au désir de ménager vos moments;
+puisque aussi bien je puis admettre, sans crainte de me tromper, que
+si nous ne sommes pas tous d'accord sur les causes de la décadence
+de l'industrie qui nous occupe, il n'y a du moins aucune dissidence
+parmi nous sur le fait même de cette décadence.
+
+Une analyse complète de toutes les causes qui ont concouru à ce
+triste résultat entraînerait encore à des développements trop
+étendus.
+
+Il faudrait d'abord examiner celles de ces causes qui sont au-dessus
+de nos moyens d'action. Telle est la concurrence du midi de la
+France, qui se développe de jour en jour, favorisée par le
+perfectionnement progressif de nos moyens de transport. Telle est
+encore l'infériorité relative qui semble devoir être le partage des
+contrées qui, comme la Chalosse, ne sont pas organisées de manière à
+substituer la culture à boeufs à la culture à bras.
+
+Il faudrait ensuite distinguer les causes de souffrances dont la
+responsabilité pèse sur le producteur lui-même. A-t-il mis assez
+d'activité à améliorer ses procédés de culture et de vinification?
+assez de prévoyance à limiter ses plantations? assez d'habileté à
+faire suivre à ses produits les variations qui ont pu se manifester
+dans les besoins et les goûts des consommateurs? A-t-on essayé, par
+le choix et la combinaison des cépages, ou par d'autres moyens, de
+remplacer la quantité du produit, à mesure que les débouchés se sont
+restreints, par la qualité, qui eût pu rétablir, dans une certaine
+mesure, l'équilibre des revenus? Et la Société d'agriculture
+elle-même, si empressée à favoriser l'introduction de plantes
+exotiques d'un succès fort incertain, n'a-t-elle pas été trop sobre
+d'encouragements envers une culture qui fait vivre le tiers de notre
+population?
+
+Enfin, il faudrait exposer les causes de notre détresse qui doivent
+être attribuées aux mesures gouvernementales, qui ont eu pour effet
+d'entraver la production, la circulation et la consommation des
+vins, ce qui m'entraînerait à rechercher l'influence spéciale
+qu'exercent sur notre contrée l'impôt direct, l'impôt indirect,
+l'octroi et le régime des douanes.
+
+C'est à l'examen de ces trois dernières causes de nos souffrances
+que je circonscrirai ce rapport, d'abord parce qu'elles sont de
+beaucoup celles qui ont le plus immédiatement déterminé notre
+décadence, ensuite, parce qu'elles me paraissent susceptibles de
+modifications actuelles ou prochaines, dont l'opinion publique peut,
+à son gré, selon ses manifestations favorables ou contraires, hâter
+ou retarder la réalisation.
+
+Avant d'aborder ce sujet, je dois dire qu'il a été traité, ainsi que
+plusieurs autres questions économiques, avec un véritable talent,
+par un de nos collègues, M. Auguste Lacome, du Houga, dans un écrit
+dont il fut donné lecture dans une de vos précédentes séances.
+L'auteur apprécie, avec autant de sagacité que d'impartialité, la
+situation des propriétaires de vignobles. Par des concessions
+peut-être trop larges, il admet que les besoins sans cesse
+croissants de l'État, des communes et des manufactures, ne
+permettent pas d'espérer un dégrèvement dans l'ensemble de nos
+charges publiques; il se demande si, dans cette hypothèse même, il
+est juste d'accorder satisfaction à tous les intérêts aux dépens des
+seuls intérêts viticoles, et, après avoir établi que cela est aussi
+contraire à l'équité naturelle qu'à notre droit écrit, il recherche
+par quels moyens on pourrait remplacer les ressources demandées
+jusqu'ici à notre industrie. Entrer dans cette voie, donner à ses
+méditations cette direction d'une utilité pratique, c'est faire
+preuve d'une capacité réelle, c'est s'élever au-dessus de la foule
+de ces esprits frondeurs, qui se bornent à la facile tâche de
+critiquer le mal sans indiquer le remède. Je ne me permettrai pas de
+décider si l'auteur a toujours réussi à indiquer les véritables
+sources auxquelles il faudrait demander une compensation à l'impôt
+des boissons, je me bornerai à proposer de mettre le public à même
+d'en juger par l'insertion de cet écrit dans nos _Annales_.
+
+J'arrive, Messieurs, au sujet que je me propose de traiter. La
+triple ceinture des droits répulsifs que rencontrent nos vins dans
+l'octroi, l'impôt indirect, ou les tarifs douaniers, selon qu'ils
+cherchent des débouchés dans les villes, dans la circulation
+nationale, ou dans le commerce extérieur, a-t-elle réagi sur la
+production et causé l'encombrement qui excite nos plaintes?
+
+Il serait bien surprenant qu'il pût y avoir divergence d'opinions à
+cet égard.
+
+Que sont devenues ces nombreuses maisons de commerce qui autrefois
+se livrèrent exclusivement, à Bayonne, à l'exportation de nos vins
+et eaux-de-vie vers la Belgique, la Hollande, la Prusse, le
+Danemark, la Suède et les villes Anséatiques? Qu'est devenue cette
+navigation intérieure que nous avons vue si active, et qui, sans
+aucun doute, donna naissance à ces nombreuses agglomérations de
+population qui se formèrent sur la rive gauche de l'Adour? Que sont
+devenus ces spéculations multipliées, ces placements sur une
+marchandise qui, par la propriété qu'elle possède de s'améliorer en
+vieillissant, doit, dans un état normal des choses, acquérir de la
+valeur par le temps, véritable caisse d'épargne de nos pères, qui
+répandit l'aisance parmi les classes laborieuses de leur époque, et
+fut la source, bien connue par la tradition, de toutes les fortunes
+qui restent encore en Chalosse? Tout cela a disparu avec la liberté
+de l'industrie et des échanges.
+
+En présence de cette double atteinte portée à notre propriété par le
+régime prohibitif et l'exagération de l'impôt, en présence d'un
+encombrement qu'expliquent d'une manière si naturelle les obstacles
+qui obstruent nos débouchés intérieurs et extérieurs, rien ne
+surprend plus que l'empressement du fisc à chercher ailleurs la
+cause de nos souffrances, si ce n'est la crédulité du public à se
+payer de ses sophismes.
+
+C'est pourtant là ce que nous voyons tous les jours. Le fisc
+proclame qu'on a planté trop de vignes, et chacun de répéter: «Si
+nous souffrons, ce n'est pas parce que les échanges nous font
+défaut, parce que le poids des taxes nous étouffe; mais nous avons
+planté trop de vignes.»
+
+J'ai, à une autre époque, combattu cette assertion; mais elle
+exprime une opinion trop répandue, le fisc en fait contre nous une
+arme trop funeste, pour que je ne revienne pas succinctement sur
+cette démonstration.
+
+D'abord, je voudrais bien que nos antagonistes fixassent les limites
+qu'ils entendent imposer à la culture de la vigne! Je n'entends
+jamais reprocher au froment, au lin, aux vergers, d'envahir une trop
+forte portion de notre territoire. L'offre comparée à la demande, le
+prix de revient rapproché du prix de vente, voilà les bornes entre
+lesquelles s'opèrent les mouvements progressifs ou rétrogrades de
+toutes les industries. Pourquoi la culture de la vigne, échappant à
+cette loi générale, prendrait-elle de l'extension à mesure qu'elle
+devient plus ruineuse?
+
+Mais, dit-on, c'est là de la théorie. Eh bien, voyons ce que nous
+révèlent les faits.
+
+Le fisc, par l'organe d'un ministre des finances[29], nous apprend
+que la superficie viticole de la France était de 1,555,475 hectares
+en 1788, et de 1,993,307 hectares en 1828. L'augmentation est donc
+dans le rapport de 100 à 128. Dans le même espace de temps, la
+population de la France qui, selon Necker, était de 24 millions,
+s'est élevée à 32 millions, ou, dans le rapport, de 100 à 133. La
+culture de la vigne, loin de s'étendre démesurément, n'a donc pas
+même suivi le progrès numérique de la population.
+
+ [Note 29: M. de Chabrol, Rapport au Roi.]
+
+Nous pourrions contrôler ce résultat par des recherches sur la
+consommation, si nous avions, à cet égard, des données statistiques.
+Il n'en a été recueilli, à notre connaissance, que pour Paris;
+elles donnent le résultat suivant:
+
+ Population. Consommation. Consommation
+ par habit.
+ 1789. -- 599,566[30] -- 687,500 hect.[32] -- 114 litres.
+ 1836. -- 909,125[31] -- 922,364 [33] -- 101
+
+ [Note 30: Mémorial de chronologie.]
+
+ [Note 31: Annuaire du bureau des longitudes.]
+
+ [Note 32: Lavoisier.]
+
+ [Note 33: Annuaire du bureau des longitudes.]
+
+Ainsi, Messieurs, il est incontestable que, dans ce dernier
+demi-siècle et pendant que toutes les branches de travail ont fait
+des progrès si remarquables, la plus naturelle de nos productions
+est demeurée au moins stationnaire.
+
+Concluons que les prétendus envahissements de la vigne reposent sur
+des allégations aussi contraires à la logique qu'aux faits, et,
+après nous être ainsi assurés que nous ne faisions pas fausse route
+en attribuant nos souffrances aux mesures administratives qui ont
+restreint tous nos débouchés, examinons de plus près le principe et
+les effets de ces mesures.
+
+Nous devons mettre en première ligne l'impôt indirect sur les
+boissons, droits de circulation, d'expédition, de consommation, de
+licence, de congé, d'entrée, de détail, triste et incomplet
+dénombrement des subtiles inventions par lesquelles le fisc paralyse
+notre industrie et lui arrache _indirectement_ plus de cent millions
+tous les ans. Loin de laisser prévoir quelque adoucissement à ses
+rigueurs, il les redouble, d'année en année, et si, en 1830, il fut
+contraint, pour ainsi dire révolutionnairement, à consentir un
+dégrèvement de 40 millions, bien que ce dégrèvement ait cessé d'être
+sensible, il n'a jamais laissé passer une session sans faire éclater
+ses regrets et ses doléances.
+
+Il faut le dire, les populations vinicoles ont rarement apporté
+l'esprit pratique des affaires dans les efforts qu'elles ont faits
+pour se soustraire à ce régime exceptionnel. Selon qu'elles ont été
+sous l'impression plus immédiate de leurs propres souffrances, ou
+des nécessités de l'époque, tantôt elles ont réclamé avec véhémence
+l'abolition complète de toute taxe de consommation, tantôt elles ont
+fléchi sans réserve sous un système qui leur a paru monstrueux, mais
+irrémédiable, passant ainsi tour à tour d'une confiance aveugle à un
+lâche découragement.
+
+L'abolition pure et simple de la contribution indirecte est évidemment
+une chimère. Réclamée au nom du principe de l'égalité des charges, elle
+implique la chute de tous impôts de consommation, aussi bien ceux qui
+sont établis sur le sel, sur le tabac, que ceux qui pèsent sur les
+boissons; et quel est le hardi réformateur qui parviendra à faire
+descendre immédiatement le budget des dépenses publiques aux proportions
+d'un budget de recettes réduit aux quatre contributions directes? Sans
+doute un temps viendra, et nous devons le hâter de nos efforts autant
+que de nos voeux, où l'industrie privée, moralisée par l'expérience et
+élargie par l'esprit d'association, fera rentrer dans son domaine les
+usurpations des _services publics_; où, le gouvernement circonscrit dans
+sa fonction essentielle, le maintien de la sécurité intérieure et
+extérieure, n'exigeant plus que des ressources proportionnées à cette
+sphère d'action, il sera permis de faire disparaître de notre système
+financier une foule de taxes qui blessent la liberté et l'égalité des
+citoyens. Mais combien s'éloignent d'une telle tendance les vues des
+gouvernants, aussi bien que les forces toutes-puissantes de l'opinion!
+Nous sommes entraînés fatalement, peut-être providentiellement, dans des
+voies opposées. Nous demandons tout à l'État, routes, canaux, chemins de
+fer, encouragements, protection, monuments, instruction, conquêtes,
+colonies, prépondérance militaire, maritime, diplomatique; nous voulons
+civiliser l'Afrique, l'Océanie, que sais-je? Nous obéissons, comme
+l'Angleterre, à une force d'expansion qui contraint toutes nos
+ressources à se centraliser aux mains de l'État; nous ne pouvons donc
+éviter de chercher, comme l'Angleterre, les éléments de la puissance
+dans l'impôt de consommation, le plus abondant, le plus progressif, le
+plus tolérable même de tous les impôts,--lorsqu'il est bien
+entendu,--puisqu'il se confond alors avec la consommation elle-même.
+
+Mais faut-il conclure de là que tout est bien comme il est, ou du
+moins que nos maux sont irrémédiables? Je ne le pense pas. Je crois
+au contraire que le temps est venu de faire subir à l'impôt
+indirect, encore dans l'enfance, une révolution analogue à celle que
+le cadastre et la péréquation ont amenée dans l'assiette de la
+contribution territoriale.
+
+Je n'ai pas la prétention de formuler ici tout un système de
+contributions indirectes, ce qui exigerait des connaissances et une
+expérience que je suis loin de posséder. Mais j'espère que vous ne
+trouverez pas déplacé que j'établisse quelques principes, ne fût-ce
+que pour vous faire entrevoir le vaste champ qui s'offre à vos
+méditations.
+
+J'ai dit que l'impôt indirect était encore dans l'enfance. On
+trouvera peut-être qu'il y a quelque présomption à porter un tel
+jugement sur une oeuvre Napoléonienne. Mais il faut prendre garde
+qu'un système de contributions est toujours nécessairement vicieux à
+son origine, parce qu'il s'établit sous l'empire d'une nécessité
+pressante. Pense-t-on que si le besoin d'argent faisait recourir à
+l'impôt foncier, dans un pays où cette nature de revenu public
+serait inconnue, il fût possible d'arriver du premier jet à la
+perfection, que ce système n'a acquise en France qu'au prix de
+cinquante ans de travaux et cent millions de dépenses? Comment donc
+l'impôt indirect, si compliqué de sa nature, aurait-il atteint, dès
+sa naissance, le dernier degré de perfection?
+
+La loi rationnelle d'un bon système d'impôts de consommation est
+celle-ci: _Généralisation aussi complète que possible, quant au
+nombre des objets atteints; modération poussée à son extrême limite
+possible, quant à la quotité de la taxe._
+
+Plus l'impôt indirect se rapproche dans la pratique de cette double
+donnée théorique, plus il remplit toutes les conditions qu'on doit
+rechercher dans une telle institution, 1º de faire contribuer chacun
+selon sa fortune; 2º de ne pas porter atteinte à la production; 3º
+de gêner le moins possible les mouvements de l'industrie et du
+commerce; 4º de restreindre les profits et par conséquent le domaine
+de la fraude; 5º de n'imposer à aucune classe de citoyens des
+entraves exceptionnelles; 6º de suivre servilement toutes les
+oscillations de la richesse publique; 7º de se prêter avec une
+merveilleuse flexibilité à toutes les distinctions qu'il est d'une
+saine politique d'établir entre les produits, selon qu'ils sont de
+première nécessité, de convenance et de luxe; 8º d'entrer facilement
+dans les moeurs, en imposant à l'opinion ce respect dont elle ne
+manque pas d'entourer tout ce qui porte un caractère incontestable
+d'utilité, de modération et de justice.
+
+Il semble que c'est sur le principe diamétralement opposé,
+_limitation quant au nombre des objets taxés, exagération quant à la
+quotité de la taxe_, que l'on ait fondé notre système financier en
+cette matière.
+
+On a fait choix, entre mille, de deux ou trois produits, le sel, les
+boissons, le tabac,--et on les a accablés.
+
+Encore une fois, il ne pouvait guère en être autrement. Ce n'est pas
+de perfection, de justice que se préoccupait le chef de l'État,
+pressé d'argent. C'était d'en faire arriver au trésor _abondamment_
+et _facilement_, et, disposant d'une force capable de vaincre toutes
+les résistances, il ne lui restait qu'à discerner la _matière
+éminemment imposable_, et à la frapper à coups redoublés[34].
+
+ [Note 34: «Il est reconnu que, de toutes les matières
+ imposables, les boissons sont celles sur lesquelles l'impôt
+ peut être _le plus considérable_ et le plus _facilement_
+ perçu.» M. DE VILLÈLE.]
+
+En ce qui nous concerne, les boissons ont dû se présenter d'abord à
+sa pensée. D'un usage universel, elles promettaient des ressources
+abondantes; d'un transport difficile, elles ne pouvaient guère
+échapper à l'action du fisc; produites par une population
+disséminée, apathique, inexpérimentée aux luttes publiques, elles ne
+le soumettaient pas aux chances d'une résistance insurmontable. Le
+décret du 5 ventôse an XII fut résolu.
+
+Mais, de deux principes opposés, il ne peut sortir que des
+conséquences opposées; aussi l'on ne saurait contester que l'impôt
+indirect, tel que l'a institué le décret de l'an XII, ne soit une
+violation perpétuelle des droits et des intérêts des citoyens.
+
+Il est injuste, par cela seul qu'il est exceptionnel.
+
+Il blesse l'équité, parce qu'il prélève autant sur le salaire de
+l'ouvrier que sur les revenus du millionnaire.
+
+Il est d'une mauvaise économie, en ce que, par son exagération, il
+limite la consommation, réagit sur la production, et tend à
+restreindre la source même qui l'alimente.
+
+Il est impolitique, parce qu'il provoque la fraude et ne saurait la
+prévenir et la réprimer, sans emprisonner les mouvements de
+l'industrie dans un cercle de formalités et d'entraves, consignées
+dans le code le plus barbare qui ait jamais déshonoré la législature
+d'un grand peuple.
+
+Si donc les hommes de coeur et d'intelligence, les conseils de
+département et d'arrondissement, les chambres de commerce, les
+Sociétés d'Agriculture, les comités industriels et vinicoles, ces
+associations préparatoires où s'élabore l'opinion publique et qui
+préparent des matériaux à la législature, veulent donner à leurs
+travaux en cette matière une direction utile, pratique; s'ils
+veulent arriver à des résultats qui concilient les nécessités
+collectives de notre civilisation et les intérêts de chaque
+industrie, de chaque classe de citoyens, ce n'est pas à la puérile
+manifestation d'exigences irréalisables qu'ils doivent recourir;
+encore moins s'abandonner à un stérile découragement; mais ils
+doivent travailler avec persévérance à faire triompher le principe
+fécond que nous venons de poser, dans tout ce qu'il renferme de
+conséquences à la fois justes et praticables.
+
+La seconde cause de la décadence de la viticulture, c'est le régime
+de l'octroi. Comme l'impôt indirect gêne la circulation générale des
+vins, l'octroi les repousse des populations agglomérées,
+c'est-à-dire des grands centres de consommation. C'est la seconde
+barrière que l'esprit de fiscalité interpose entre le vendeur et
+l'acheteur.
+
+Sauf la destination spéciale de son produit, l'octroi est une
+branche de la contribution indirecte, et, par ce motif, son vrai
+principe de fécondité et de justice est celui que nous venons
+d'assigner à cette nature de taxe: _généralisation quant à la
+sphère, limitation quant à l'intensité de son action_; en d'autres
+termes, il doit atteindre toutes choses, mais chacune d'un droit
+imperceptible. L'octroi est d'autant plus tenu de se soumettre à ce
+principe de bonne administration et d'équité que, pour s'y
+soustraire, il n'a pas même, comme la régie des droits réunis, la
+banale excuse de la difficulté d'exécution. Cependant nous voyons le
+principe d'exception prévaloir en cette matière, et des villes
+populeuses asseoir sur les seules boissons la moitié, les trois
+quarts et même la totalité de leurs revenus.
+
+Si encore les tarifs de l'octroi étaient abandonnés à la décision
+souveraine des conseils municipaux, les départements vinicoles
+pourraient user de représailles envers les départements
+manufacturiers. On verrait alors toutes les fractions industrielles
+de la population se livrer à une lutte de douanes intérieures,
+désordre énorme, mais d'où le bon sens public ferait sans doute
+surgir tôt ou tard, par voie de transaction, le principe que nous
+avons invoqué. C'est sans contredit pour éviter ces perturbations
+intestines que l'on a remis au pouvoir central la faculté de régler
+les tarifs des octrois, faculté qui fait essentiellement partie des
+franchises municipales et dont elles n'ont été dépouillées, au
+profit de l'État, qu'à la charge par celui-ci de tenir la balance
+égale entre tous les intérêts.
+
+Quel usage a-t-il fait de cette prérogative exorbitante? S'il est un
+produit qu'il devait protéger et soustraire à la rapacité
+municipale, c'est certainement le vin qui porte déjà à la communauté
+tant et de si lourds tributs; et c'est justement le vin qu'il laisse
+accabler. Bien plus, une loi posait des limites à ces extorsions;
+vaine barrière,
+
+ Car le creuset des ordonnances
+ A fait évaporer la loi.
+
+Nous montrerions-nous donc trop exigeants si nous demandions que les
+tarifs d'octroi soient progressivement ramenés à un maximum qui ne
+puisse dépasser 10 p. 100 de la valeur de la marchandise?
+
+Le régime protecteur est la troisième cause de notre détresse, et
+peut-être celle qui a le plus immédiatement déterminé notre
+décadence. Il mérite donc de vous une attention particulière,
+d'autant qu'il est en ce moment l'objet d'un débat animé entre tous
+les intérêts engagés, débat à l'issue duquel votre opinion et vos
+voeux ne peuvent rester étrangers.
+
+Dans l'origine, la douane est un moyen de créer un revenu à l'État,
+c'est un impôt indirect, c'est un grand octroi national; et tant
+qu'elle conserve ce caractère, c'est un acte d'injustice et de
+mauvaise gestion que de la soustraire à cette loi de tout impôt de
+consommation: _universalité et modicité de la taxe_.
+
+Je dirai même plus: tant que la douane est une institution purement
+_fiscale_, il y a intérêt à taxer non-seulement les importations,
+mais encore les exportations, par cette double considération que
+l'État se crée ainsi un second revenu qui ne coûte aucuns frais de
+perception et qui est supporté par le consommateur étranger.
+
+Mais, il faut le dire, ce n'est plus la _fiscalité_, c'est la
+_protection_ qui est le but de nos mesures douanières; et pour les
+juger à ce point de vue, il faudrait entrer dans des démonstrations
+et des développements qui ne peuvent trouver place dans ce rapport.
+Je me bornerai donc aux considérations qui se rattachent directement
+à notre sujet.
+
+L'idée qui domine dans le système de la protection est celle-ci: que
+si l'on parvient à faire naître dans le pays une nouvelle industrie,
+ou à donner un plus grand développement à une industrie déjà
+existante, on accroît la masse du _travail_, et par conséquent de la
+_richesse nationale_. Or un moyen simple de faire naître un produit
+au dedans, c'est d'empêcher qu'il ne vienne du dehors. De là les
+droits prohibitifs ou protecteurs.
+
+Ce système serait fondé en raison, s'il était au pouvoir d'un décret
+d'ajouter quelque chose aux éléments de la production. Mais il n'y a
+pas de décret au monde qui puisse augmenter le nombre des bras, ou
+la fertilité du sol d'une nation, ajouter une obole à ses capitaux
+ou un rayon à son soleil. Tout ce que peut faire une loi, c'est de
+changer les combinaisons de l'action que ces éléments exercent les
+uns sur les autres; c'est de substituer une direction artificielle à
+la direction naturelle du travail; c'est de le forcer à solliciter
+un agent avare de préférence à un agent libéral; c'est, en un mot,
+de le diviser, de le disséminer, de le dévoyer, de le mettre aux
+prises avec des obstacles supérieurs, mais jamais de l'accroître.
+
+Permettez-moi une comparaison. Si je disais à un homme: «Tu n'as
+qu'un champ et tu y cultives des céréales, dont tu vends ensuite une
+partie pour acheter du lin et de l'huile; ne vois-tu pas que tu es
+tributaire de deux autres agriculteurs? Divise ton champ en trois;
+fais trois parts de ton temps, de tes avances et de tes forces, et
+cultive à la fois des oliviers, du lin et des céréales.» Cet homme
+aurait probablement de bonnes objections à m'opposer; mais si
+j'avais autorité sur lui, j'ajouterais: «Tu ne connais pas tes
+intérêts; je te défends, sous peine de me payer une taxe énorme,
+d'acheter à qui que ce soit de l'huile et du lin.»--Je forcerais
+bien cet homme à multiplier ses cultures; mais aurais-je augmenté
+son bien-être? Voilà le régime prohibitif. C'est une mauvaise taille
+appliquée à l'arbre industriel, laquelle, sans rien ajouter à sa
+séve, la détourne des boutons à fruit pour la porter aux _branches
+gourmandes_.
+
+Ainsi la protection favorise, sous chaque zone, la production de la
+valeur _consommable_, mais elle décourage, dans la même mesure,
+celle de la valeur _échangeable_, d'où il faut rigoureusement
+conclure, et c'est ce qui me ramène à la détresse de la viticulture
+en France, que les tarifs protecteurs ne sauraient provoquer la
+production de certains objets que nous tirions du dehors, sans
+restreindre les industries qui nous fournissaient des moyens
+d'échange, c'est-à-dire, sans appeler la gêne et la souffrance sur
+le travail le plus en harmonie avec le climat, le sol et le génie
+des habitants.
+
+Et, Messieurs, les faits ne viennent-ils pas encore ici attester
+énergiquement la rigueur de ces déductions? Que se passe-t-il des
+deux côtés de la Manche? Au delà, chez ce peuple que la nature a
+doté, avec tant de profusion, de tous les éléments et de toutes les
+facultés que réclame le développement de l'industrie manufacturière,
+c'est précisément la population des ateliers qui est dévorée par la
+misère, le dénûment et l'inanition. Le langage n'a pas d'expressions
+pour décrire une telle détresse; la bienfaisance est impuissante à
+la soulager; les lois sont sans force pour réprimer les désordres
+qu'elle enfante.
+
+De ce côté du détroit, un beau ciel, un soleil bienfaisant devaient
+faire jaillir, sur tous les points du territoire, d'inépuisables
+sources de richesses; eh bien! c'est justement la population
+vinicole qui offre ce spectacle de misère, triste pendant de celle
+qui règne dans les ateliers de la Grande-Bretagne.
+
+Sans doute la pauvreté des vignerons français a moins de
+retentissement que celle des ouvriers anglais; elle ne sévit pas sur
+des masses agglomérées et remuantes; elle n'est pas, matin et soir,
+proclamée par les mille voix de la presse; mais elle n'en est pas
+moins réelle. Parcourez nos métairies, vous y verrez des familles
+strictement réduites, pour toute alimentation, au maïs et à l'eau,
+et dont toutes les consommations ne dépassent pas 10 centimes par
+jour et par individu. Encore la moitié peut-être leur est-elle
+fournie, en apparence, à titre de prêt, mais de fait gratuitement
+par le propriétaire. Aussi le sort de celui-ci n'est pas
+relativement plus heureux. Pénétrez au sein de sa demeure: une
+maison tombant en ruines, des meubles transmis de génération en
+génération attestent que là il y a lutte, lutte incessante et
+acharnée, contre les séductions du bien-être et de ce confort
+moderne, qui l'entoure de toute part et qu'il ne laisse pas
+pénétrer. D'abord vous serez tenté de voir un côté ridicule à ces
+persévérantes privations, à cette parcimonie ingénieuse; mais
+regardez-y de plus près, et vous ne tarderez pas à en découvrir le
+côté triste, touchant et je dirai presque héroïque; car la pensée
+qui le soutient dans ce pénible combat, c'est l'ardent désir de
+maintenir ses fils au rang de ses aïeux, de ne pas tomber de
+génération en génération jusqu'aux derniers degrés de l'échelle
+sociale, intolérable souffrance dont tous ses efforts ne le
+préserveront pas.
+
+Pourquoi donc ce peuple si riche de fer et de feu, si riche de
+capitaux, si riche de facultés industrielles, dont les hommes sont
+actifs, persévérants, réguliers comme les rouages de leurs machines,
+périt-il de besoin sur des tas de houille, de fer, de tissus?
+Pourquoi cet autre peuple, à la terre féconde, au soleil
+bienfaisant, succombe-t-il de détresse au milieu de ses vins, de ses
+soies, de ses céréales? Uniquement parce qu'une erreur économique,
+incarnée dans le régime prohibitif, leur a défendu d'échanger entre
+eux leurs richesses diverses.
+
+Ainsi, ce déplorable système, déjà théoriquement ruiné par la
+science, a encore contre lui la terrible argumentation des faits.
+
+Il n'est donc pas surprenant que nous assistions à un commencement
+de réaction en faveur des idées libérales. Nées parmi les
+intelligences les plus élevées, elles ont, avant d'avoir rallié les
+forces de l'opinion publique, pénétré dans la sphère du pouvoir, en
+Angleterre avec Huskisson, en France avec M. Duchâtel[35].
+
+ [Note 35: Je parle moins ici du ministre, dont les actes me
+ sont inconnus, que du publiciste qui appartient notoirement à
+ l'école d'Adam Smith.]
+
+Le pouvoir, sans doute, n'est pas, en général, très-empressé de
+hâter les développements des libertés publiques. Il y a pourtant une
+exception à faire en faveur de la liberté commerciale. Ce ne peut
+jamais être par mauvais vouloir, mais par erreur systématique, qu'il
+paralyse cette liberté. Il sent trop bien que si la douane était
+ramenée à sa primitive destination, la création d'un revenu public,
+le Trésor y gagnerait, la tâche du gouvernement serait rendue plus
+facile par sa neutralité au milieu dès rivalités industrielles, la
+paix des nations trouverait dans les relations commerciales des
+peuples sa plus puissante garantie.
+
+Il ne faut donc pas être surpris de la tendance qui se manifeste,
+parmi les sommités gouvernementales, vers l'affranchissement du
+commerce, en Prusse, en Autriche, en Espagne, en Angleterre, en
+Belgique, en France, sous les noms d'unions douanières, traités de
+commerce, etc., etc., ce sont autant de pas vers la _sainte alliance
+des peuples_.
+
+Une des plus significatives manifestations officielles de cette
+tendance, c'est, sans contredit, le traité qui se négocia il y a
+deux ans entre la France et l'Angleterre. Alors, si l'industrie
+vinicole avait eu l'oeil ouvert sur ses véritables intérêts, elle
+aurait entrevu et hâté de sa part d'influence un avenir de
+prospérité dont elle ne se fait probablement aucune idée. À aucune
+époque, en effet, une perspective aussi brillante ne s'était montrée
+à la France méridionale. Non-seulement l'Angleterre abaissait les
+droits dont elle a frappé nos vins, mais encore, par une innovation
+d'une incalculable portée, elle substituait au droit uniforme, si
+défavorable aux vins communs, le droit graduel qui, en maintenant
+une taxe assez élevée sur le vin de luxe, réduisait dans une grande
+proportion celle qui pèse sur le vin de basse qualité. Dès lors ce
+n'étaient plus quelques caves aristocratiques, c'étaient les fermes,
+les ateliers, les chaumières de la Grande-Bretagne qui s'ouvraient à
+notre production. Ce n'était plus l'Aï, le Laffitte et le Sauterne
+qui avaient le privilége de traverser la Manche, c'était la France
+vinicole tout entière qui rencontrait tout d'un coup vingt millions
+de consommateurs. Je n'essaierai point de calculer la portée d'une
+telle révolution et son influence sur nos vignobles, notre marine
+marchande et nos villes commerciales; mais je ne pense pas que
+personne puisse mettre en doute que, sous l'empire de ce traité, le
+travail, le revenu et le capital territorial de notre département
+n'eussent reçu un rapide et prodigieux accroissement.
+
+À un autre point de vue, c'était une belle conquête que celle du
+principe du droit graduel, acheminement vers l'adoption générale de
+la taxe dite _ad valorem_, seule juste, seule équitable, seule
+conforme aux vrais principes de la science. Le droit uniforme est de
+nature aristocratique; il ne laisse subsister quelques relations
+qu'entre les producteurs et les consommateurs de haut parage. Le
+droit proportionnel à la valeur fera entrer en communauté d'intérêts
+les masses populaires de toutes les nations.
+
+Cependant la France ne pouvait prétendre à de tels avantages sans
+ouvrir son marché à quelques-uns des produits de l'industrie
+anglaise. Le traité devait donc trouver de la résistance parmi les
+fabricants. Elle ne tarda pas à se manifester habile, persévérante,
+désespérée; les producteurs de houilles, de fers, de tissus firent
+entendre leurs doléances et ne se bornèrent pas à cette opposition
+passive. Des associations, des comités s'organisèrent au sein de
+chaque industrie; des délégués permanents reçurent mission de faire
+prévaloir, auprès des ministères et des chambres, les intérêts
+privilégiés; d'abondantes et régulières cotisations assurèrent à
+cette cause le concours des journaux les plus répandus, et par leur
+organe, la sympathie de l'opinion publique égarée. Il ne suffisait
+pas de faire échouer momentanément la conclusion du traité; il
+fallait le rendre impossible, même au risque d'une conflagration
+générale, et pour cela s'attacher à irriter incessamment l'orgueil
+patriotique, cette fibre si sensible des coeurs français. Aussi les
+a-t-on vus, depuis cette époque, exploiter avec un infernal
+machiavélisme tous les germes longtemps inertes des jalousies
+nationales, et réussir enfin à faire échouer toutes les négociations
+ouvertes avec l'Angleterre.
+
+Peu de temps après, les gouvernements de France et de Belgique
+conçurent la pensée d'une fusion entre les intérêts économiques des
+deux peuples. Ce fut encore un sujet d'espérances pour l'industrie
+méridionale, d'alarmes pour le monopole manufacturier. Cette fois
+les chances n'étaient pas favorables au monopole; il avait contre
+lui l'intérêt des masses, celui des industries souffrantes,
+l'influence du pouvoir, et tous les instincts populaires, prompts à
+voir dans l'union douanière le prélude et le gage d'une alliance
+plus intime entre ces deux enfants de la même patrie. Le
+journalisme, qui l'avait si bien secondé dans la question anglaise,
+lui était de peu de ressources dans la question belge, sous peine de
+se décréditer dans l'opinion. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était
+de contrarier l'union douanière par des insinuations entourées de
+force précautions oratoires, ou de se renfermer dans une honteuse
+neutralité.
+
+Mais la neutralité des journaux, dans la plus grande question qui
+puisse s'élever au sein de la France de nos jours, n'était pas
+longtemps possible. Le monopole n'avait pas de temps à perdre; il
+fallait une démonstration prompte et vigoureuse pour faire échouer
+l'union douanière et tenir toujours notre Midi écrasé. C'est la
+mission qu'accomplit avec succès une assemblée de délégués, devenue
+célèbre sous le nom du député qui la présidait (_M. Fulchiron_).
+
+Que faisaient pendant ce temps-là les intérêts vinicoles? Hélas! à
+peine parvenaient-ils à présenter laborieusement quelques traces
+informes d'association. Quand il aurait fallu combattre, des comités
+se recrutaient péniblement au fond de quelque province. Sans
+organisation, sans ressources, sans ordre, sans organes, faut-il
+être surpris s'ils ont été pour la seconde fois vaincus?
+
+Mais il serait insensé de perdre courage. Il n'est pas au pouvoir de
+quelques intrigues éphémères d'enterrer ainsi les grandes questions
+sociales, de faire reculer pour toujours les tendances qui
+entraînent vers l'unité les destinées humaines. Un moment
+comprimées, ces questions renaissent, ces tendances reprennent leur
+force; et au moment où je parle, nos assemblées nationales ont été
+déjà saisies de nouveau de ces questions par le discours de la
+couronne.
+
+Espérons que cette fois les comités vinicoles ne seront pas absents
+du champ de bataille. Le privilége a d'immenses ressources; il a des
+délégués, des finances, des auxiliaires plus ou moins déclarés dans
+la presse; il est fort de l'unité et de la promptitude de ses
+mouvements. Que la cause de la liberté se défende par les mêmes
+moyens. Elle a pour elle la vérité et le grand nombre; qu'elle se
+donne aussi l'_organisation_. Que des comités surgissent dans tous
+les départements; qu'ils se rattachent au comité central de Paris;
+qu'ils grossissent ses ressources financières et intellectuelles;
+qu'ils l'aident enfin à remplir la difficile mission d'être pour le
+pouvoir un puissant auxiliaire, s'il tend à l'affranchissement du
+commerce, un obstacle, s'il cède aux exigences de l'industrie
+privilégiée.
+
+Mais entre-t-il dans vos attributions de concourir à cette oeuvre?
+
+Eh quoi, Messieurs, vous vous intitulez _Société d'Agriculture et du
+Commerce_, vous êtes convoqués de tous les points du territoire,
+comme les hommes les plus versés dans les connaissances qui se
+rattachent à ces deux branches de la richesse publique, vous
+reconnaissez qu'épuisées par des mesures désastreuses, elles ne
+fournissent plus à la population, je ne dis pas le bien-être, mais
+même la subsistance, et il ne vous serait pas permis de prendre des
+intérêts aussi chers sous votre patronage, de faire ce que font tous
+les jours les Chambres de commerce? Ne seriez-vous donc pas une
+Société sérieuse? Le cercle de vos attributions serait-il légalement
+limité à l'examen de quelque végétal étranger, de quelque engrais
+imaginaire ou de quelque lieu commun d'agronomie spéculative? et
+suffira-t-il qu'une question soit grave pour qu'à l'instant vous
+décliniez votre compétence!
+
+J'ai la conviction que la Société d'Agriculture ne voudra pas
+laisser amoindrir à ce point son influence. J'ai l'honneur de lui
+proposer d'adopter la délibération suivante:
+
+
+Projet de délibération.
+
+La Société d'Agriculture et de Commerce des Landes, prenant en
+considération la détresse qui afflige la population de la Chalosse
+et de l'Armagnac, spécialement vouée à la culture de la vigne;
+
+Reconnaissant que cette détresse a pour causes principales l'impôt
+indirect, l'octroi et le régime prohibitif;
+
+En ce qui concerne l'impôt indirect, la Société pense que les
+propriétaires de vignes, aussi longtemps que l'État, pour faire face
+à ses dépenses, ne pourra se passer de ses revenus actuels, ne
+peuvent pas espérer qu'une branche aussi importante de revenus soit
+retranchée sans être remplacée par une autre; mais elle n'appuie pas
+moins leurs justes protestations contre le régime d'exception où ce
+système d'impôt les a placés. Il ne lui semble pas impossible qu'on
+trouve, dans l'extension combinée avec la modicité de cette nature
+de taxe, et dans un mode de recouvrement moins compliqué, un moyen
+de concilier les exigences du Trésor, l'intérêt des contribuables;
+et la vérité du principe de l'égalité des charges.
+
+C'est par une déviation semblable aux lois de l'équité que l'octroi
+a été autorisé à s'attacher presque exclusivement aux boissons. En
+se réservant le droit de sanction sur les tarifs votés par les
+communes, il semble que l'État n'ait pu avoir pour but que
+d'empêcher l'octroi, envahi par l'esprit d'hostilité industrielle,
+de devenir entre les provinces, ce qu'est la douane entre les
+nations, un ferment perpétuel de discorde. Mais alors il est
+difficile d'expliquer comment il a pu tolérer et seconder la
+coalition de tous les intérêts municipaux contre une seule
+industrie. Tous les abus de l'octroi seraient prévenus si la loi,
+restituant leurs franchises aux communes, n'intervenait dans les
+règlements du tarif que pour les arrêter à une limite générale et
+uniforme, qui ne pourrait être dépassée au préjudice d'aucun
+produit, sans distinction.
+
+La Société attribue encore la décadence de la viticulture dans le
+département des Landes, à la cessation absolue de l'exportation des
+vins et eaux-de-vie par le port de Bayonne, effet que ne pouvait
+manquer de produire le régime prohibitif. Aussi, elle a recueilli,
+dans les paroles récentes du Roi des Français, l'espoir d'une
+amélioration prochaine de nos débouchés extérieurs.
+
+Elle ne se dissimule pas les obstacles que l'esprit de monopole
+opposera à la réalisation de ce bienfait. Elle fera observer qu'en
+faisant tourner momentanément l'action des tarifs au profit de
+quelques établissements industriels, jamais la France n'a entendu
+aliéner le droit de ramener la douane au but purement fiscal de son
+institution; que, loin de là, elle a toujours proclamé que la
+_protection_ était de sa nature temporaire. Il est temps enfin que
+l'intérêt privé s'efface devant l'intérêt des consommateurs, des
+industries souffrantes, du commerce maritime des villes
+commerciales, et devant le grand intérêt de la paix des nations dont
+le commerce est la plus sûre garantie.
+
+La Société émet le voeu que les traités à intervenir soient, autant
+que possible, fondés sur le principe du droit proportionnel à la
+valeur de la marchandise, le seul vrai, le seul équitable, le seul
+qui puisse étendre à toutes les classes les bienfaits des échanges
+internationaux.
+
+Dans la prévision des débats qui ne manqueront pas de s'élever entre
+les industries rivales, à l'occasion de la réforme douanière, la
+Société croirait déserter la cause qu'elle vient de prendre sous son
+patronage, si elle laissait le département des Landes sans moyens de
+prendre part à la lutte qui se prépare.
+
+En conséquence, et en l'absence de comités spéciaux, dont elle
+regrette de ne pouvoir, en cette circonstance, emprunter le
+concours, elle décide que la Commission vinicole, déjà nommée dans
+la séance du 17 avril 1842, continuera ses fonctions, et se mettra
+en communication avec les Comités de la Gironde et de Paris.
+
+Copies de la présente délibération seront transmises, par les soins
+de M. le Secrétaire de la Société, à M. le Ministre du commerce, aux
+Commissions des Chambres qu'elles concernent et au secrétariat des
+Comités vinicoles.
+
+
+
+
+DE LA RÉPARTITION DE LA CONTRIBUTION FONCIÈRE
+
+DANS LE DÉPARTEMENT DES LANDES (1844).
+
+
+Je me propose d'établir quelques _faits_ qui me paraissent propres à
+jeter du jour sur ces deux questions:
+
+1º Les forces contributives des trois grandes cultures du
+département des Landes, le pin, la vigne, les _labourables_,
+furent-elles équitablement appréciées lorsqu'on répartit l'impôt
+entre les trois arrondissements?
+
+2º Depuis la répartition, est-il survenu des circonstances qui ont
+changé le rapport de ces forces?
+
+S'il résultait de ces faits
+
+Que, dès l'origine, la région des pins fut ménagée et celle des
+vignes surchargée;
+
+Que, depuis, l'une a constamment prospéré et l'autre constamment
+décliné;
+
+Il faudrait conclure qu'aujourd'hui celle-ci paye trop par deux
+motifs:
+
+Parce qu'on aurait, en 1821, exagéré sa force contributive;
+
+Parce que, depuis 1821, cette force aurait diminué;
+
+Et que celle-là ne paye pas assez:
+
+Parce qu'en 1821 ses revenus auraient été atténués;
+
+Parce que, depuis 1821, ses revenus se seraient accrus.
+
+Je ferai mieux comprendre ma pensée par des chiffres.
+
+Soient deux portions de territoire, P et V, donnant ensemble, et
+chacune par moitié, un revenu net de 10,000 fr.
+
+Soient 1,000 fr. d'impôts ou 1/10 du revenu à répartir entre elles.
+
+Cette répartition devra équitablement se faire ainsi:
+
+P pour un revenu de 5,000 fr., 500 fr. d'impôts, ou 1 fr. sur 10.
+
+V pour un revenu de 5,000 fr., 500 fr. d'impôts, ou 1 fr. sur 10.
+
+ Mais si l'on atténue la force contributive de
+ P d'un cinquième, la réduisant à 4,000 fr.,
+
+ et si l'on exagère celle de V d'un cinquième, la
+ portant à 6,000 fr.,
+
+La répartition se fera ainsi:
+
+P pour un revenu réel de 5,000 fr., supposé de 4,000 fr., 400 fr.
+d'impôts, 1 fr. sur 12 fr. 50 c.;
+
+V pour un revenu réel de 5,000 fr., supposé de 6,000 fr., 600 fr.
+d'impôts, 1 fr. sur 8 fr. 50 c.
+
+Tant que les forces contributives de ces deux portions de territoire
+continueront à être égales, l'injustice se bornera à ôter un quart
+de la contribution à P pour la faire supporter par V.
+
+Mais si, au bout d'un certain nombre d'années, le revenu réel de P
+s'élève de 5,000 fr. à 6,000 fr., tandis que celui de V tombe de
+5,000 fr. à 4,000 fr.,
+
+La répartition devient:
+
+P pour un revenu supposé de 4,000 fr., mais en réalité de 6,000
+fr.,--400 fr. ou 1 fr. sur 15 fr.;
+
+V pour un revenu supposé de 6,000 fr., mais en réalité de 4,000
+fr.,--600 fr. ou 1 fr. sur 6 fr. 66 c.
+
+Par où l'on voit qu'une contrée peut insensiblement rejeter sur une
+autre _plus de la moitié_ de son fardeau.
+
+
+PREMIÈRE QUESTION.
+
+ La répartition se fit-elle d'une manière équitable en 1821?
+
+La règle générale est que l'impôt doit frapper le revenu.
+
+Pour connaître le revenu des terres, on a appliqué à leurs
+productions le _prix moyen_ des denrées déduit des quinze années
+antérieures à 1821.
+
+Cependant, un seul mode d'opération peut conduire à des erreurs. On
+a cru les atténuer en cherchant le revenu par un autre procédé. Les
+_actes de vente_ ont fait connaître la valeur capitale de certains
+domaines, et l'intérêt à 3-1/2 pour 100 du capital a été censé
+représenter le revenu.
+
+On se trouvait donc, pour le même domaine, en présence de deux
+revenus révélés par deux procédés différents; et l'on à établi
+l'impôt sur le revenu intermédiaire, d'après l'autorité de cet
+axiome: La réalité est dans les moyennes.
+
+Malheureusement ce n'est pas le vrai, mais le faux, qui est dans les
+moyennes, quand les données d'où on les déduit concourent toutes
+vers la même erreur.
+
+Examinons donc l'usage qui a été fait de ces deux bases de la
+répartition de l'impôt: le _prix moyen de denrées_ et les _actes de
+vente_.
+
+§ I.--Les prix des denrées, dit M. le Directeur des Contributions
+directes, ont été fixés, dans les opérations cadastrales, année
+moyenne, savoir:
+
+ Froment 18 fr. 77 c. l'hect.--Vin rouge 28 à 60 fr.
+ Résine 2 fr. 50 c. les 50 kilog.
+ Seigle 12 fr. 76 c. l'hect.--Vin blanc 10 à 22.
+ Maïs 11 fr. 33 c.
+
+Je suis convaincu que cette première base d'évaluation présente
+plusieurs erreurs de fait et de doctrine, toutes au profit des pins
+et au préjudice des labourables et des vignes.
+
+Les prix des céréales sont évidemment très-élevés. Je ne veux pas
+dire qu'on n'a pas suivi exactement les données fournies par les
+mercuriales; mais la période de 1806 à 1821, soit parce qu'elle
+embrasse des temps de troubles et d'invasions, soit par toute autre
+cause, a donné des éléments d'évaluation peu favorables aux communes
+agricoles. La preuve en est que, dans les quinze années suivantes,
+de 1821 à 1836, et d'après M. le Directeur lui-même, ces prix moyens
+sont tombés à fr. 17,13 pour le froment, 11,27 pour le seigle, et
+9,17 pour le maïs.
+
+La première série avait donné, pour toutes sortes de céréales, une
+moyenne de 14 fr. 28 c. La seconde ne donne que 12 fr. 32 c.:
+différence 1 fr. 96 c. ou 14 pour 100.
+
+Si donc la répartition se fût faite en 1836, le revenu des terres
+labourables eût été évalué à 14 pour 100 au-dessous de ce qu'on
+l'estima en 1821.
+
+Quant aux prix assignés aux vins blancs, savoir 10 fr. et 22 fr.,
+suivant les qualités, ils ne me semblent pas exagérés.
+
+Il n'en est pas de même des vins rouges. S'il est quelques vignobles
+qui produisent du vin de qualité assez supérieure pour qu'il se
+vende, net et au pressoir, à 60 fr. (ce que j'ignore), je puis du
+moins affirmer que les qualités inférieures sont loin de trouver le
+prix de 28 fr. en moyenne, ce qui suppose 35 fr. trois mois après la
+vendange et avec la futaille.
+
+Mais c'est surtout le prix de la résine qui me semble donner prise à
+la critique. En admettant ce chiffre évidemment atténué de 2 fr. 50
+c. les 50 kilog., l'administration et la commission spéciale
+prévoyaient, sans doute, qu'elles s'exposaient à laisser planer sur
+toutes leurs opérations un soupçon de partialité. Ce soupçon n'a pas
+manqué. Les populations agricoles et vinicoles du département sont
+sous l'influence d'une méfiance qu'il serait difficile de détruire.
+On se plaint de cette méfiance, on dit qu'elle fait obstacle à la
+réforme dont on s'occupe; mais la responsabilité n'en revient-elle
+pas exclusivement aux procédés qui l'ont fait naître?
+
+Je vais maintenant présenter quelques observations sur ce que j'ai
+nommé: _Erreurs de doctrine_, c'est-à-dire sur la manière erronée
+dont on forme les _moyennes_ et sur les fausses conséquences que
+l'on en déduit.
+
+D'abord, pour que le prix des qualités supérieures combiné avec
+celui des qualités inférieures donnât un _prix moyen réel_, en
+harmonie avec le _revenu réel_, il faudrait qu'il se récoltât autant
+des unes que des autres, ce qui, pour le vin, est contraire à la
+vérité. Le département des Landes en produit beaucoup plus de
+médiocre que de bon; et en négligeant cette considération, on arrive
+à une moyenne exagérée. Exemple: soient 100 pièces de vin à 28 fr.
+et 10 pièces à 60 fr., la moyenne des prix considérés en eux-mêmes,
+est bien 44 fr. Mais la moyenne des prix réels accusant le revenu,
+c'est-à-dire des sommes recouvrées pour chaque barrique l'une dans
+l'autre, n'est que de 30 fr. 91 c.
+
+Ensuite, lorsqu'on introduit un prix élevé dans la série de ceux qui
+doivent concourir à former une moyenne; celle-ci s'élève, d'où l'on
+conclut à une élévation correspondante de revenu. Or, cette
+conclusion n'est ni rigoureuse en théorie, ni vraie en pratique.
+
+Je suppose que pendant quatre ans une denrée se vend à 10 fr.,--la
+moyenne est 10 fr. Si la cinquième année cette même denrée se vend à
+20 fr., on a pour les cinq années une moyenne de 12 fr.--L'opération
+arithmétique est irréprochable. Mais si l'on en conclut que, pour
+ces cinq années, le revenu est représenté par 12 au lieu de l'être
+par 10, la conclusion économique sera au moins fort hasardée. Pour
+qu'elle fût vraie, il faudrait que le produit, _en quantité_, eût
+été égal, pendant cette cinquième année, à celui des années
+précédentes, ce qui ne peut pas même se supposer, dans les
+circonstances ordinaires, puisque c'est précisément le déficit dans
+la récolte qui occasionne l'élévation du prix.
+
+Pour obtenir des moyennes qui représentent la réalité des faits, et
+dont on puisse induire le revenu, il faut donc combiner les prix
+obtenus avec les quantités produites, et c'est ce qu'on a négligé de
+faire.--Si, dans la nouvelle répartition dont on s'occupe, on
+prenait pour base les prix moyens des vins des trois dernières
+années, voyez à quels résultats différents mèneraient le procédé
+administratif et celui que j'indique.
+
+L'administration raisonnerait ainsi:
+
+ 1840 -- 10 b/ques à 25 fr. donnant un revenu de 250 fr.
+ 1841 -- 10 -- 25 250
+ 1843 -- 10 -- (Supposition
+ gratuite). 50 500
+ ---- ------------------- ------
+ 30 b/ques, prix moyen 33 fr. 33 c. 1/3 revenu 1,000 fr.
+
+Tandis qu'elle devrait dire:
+
+ 1840 -- 10 b/ques à 25 fr. 250 fr.
+ 1841 -- 10 -- 25 250
+ 1843 -- 5 -- (réalité). 50 250
+ ---- ---- ------
+ 25 b/ques, prix moyen 30 750 fr.
+
+C'est ainsi qu'on arrive à un revenu imaginaire, sur lequel
+néanmoins on ne laisse pas de prélever l'impôt.
+
+On dira, sans doute, que la répartition est une opération déjà assez
+difficile sans la compliquer par des considérations aussi subtiles.
+On ajoutera que les mêmes procédés étant employés pour tous les
+produits, les erreurs se compensent et se neutralisent, puisque tous
+sont soumis aux mêmes lois économiques.
+
+Mais c'est là ce dont je ne conviens pas; et je maintiens que notre
+département se trouve dans des conditions telles, qu'il faut de
+toute nécessité tenir compte des causes d'erreur que je viens de
+signaler, si l'on aspire au moins à mettre quelque équité dans la
+répartition des charges publiques. Il me reste donc à prouver que
+l'application des _prix moyens_, prise abstractivement des
+proportions entre les qualités diverses et les quantités annuelles,
+a été défavorable aux pays de céréales et de vignes.
+
+L'élévation du prix d'une chose peut être due à deux causes.
+
+Ou la production de cette chose a manqué; et alors le prix hausse,
+sans qu'on en puisse inférer, de beaucoup s'en faut, une
+augmentation de revenu.
+
+Ou la production de cette chose est stationnaire, même progressive,
+mais la demande s'accroît dans une plus forte proportion; et alors
+le prix de cette chose hausse et l'on doit conclure à une
+amélioration de revenu.
+
+Or, prendre, dans un cas comme dans l'autre, le prix moyen de la
+chose comme indice du revenu, c'est là une souveraine injustice.
+
+Si le haut prix de 50 fr., que la Chalosse retire cette année de ses
+vins, était intervenu sans diminution de quantité produite, comme,
+par exemple, si l'Angleterre, la Belgique et nos grandes villes,
+eussent renversé les barrières des douanes et de l'octroi, que par
+suite la consommation du vin se fût doublée et les prix avec elle,
+je dirais: Inscrivez 50 fr. dans votre liste de prix annuels,
+faites-les concourir à dégager une moyenne; car ils correspondent à
+une amélioration réelle de revenu.
+
+De même, si le prix élevé, auquel nous voyons que les matières
+résineuses sont parvenues, était dû à l'affaiblissement productif
+des _pignadas_; si les propriétaires de pins perdaient plus sur la
+quantité de leurs produits qu'ils ne gagnent sur les prix, je serais
+assez juste pour dire: Ne concluez pas de ces hauts prix à des
+revenus proportionnels avec eux; car ce serait un mensonge, ce
+serait une spoliation.
+
+Eh bien! le contraire est arrivé; la Lande a été assez heureuse pour
+que l'amélioration des prix tourne à son profit; la Chalosse a été
+assez malheureuse pour que l'augmentation des prix ne lui fasse pas
+atteindre même à ses revenus ordinaires. Ne suis-je pas fondé à
+réclamer que cette différence profonde de situation soit prise en
+considération?
+
+Concluons que la première base d'évaluation a été préjudiciable aux
+labourables et aux vignes.
+
+§ II.--La seconde donnée, qui a servi à déterminer les revenus
+imposables, est prise des _actes de vente_.
+
+La valeur vénale d'une terre en indique assez exactement le revenu.
+Deux domaines qui se sont vendus chacun 100,000 fr. sont présumés
+donner le même revenu, et ce revenu doit être égal à l'intérêt que
+rendent généralement les capitaux, _dans un pays et à une époque
+donnés_. Le débat qui s'établit entre le vendeur et l'acheteur,
+débat dans lequel l'un veille à ce que le revenu ne soit pas
+exagéré, l'autre, à ce qu'il ne soit pas déprécié, remplace
+avantageusement toute enquête administrative à ce sujet, et offre de
+plus la garantie de cette sagacité, de cette vigilance de l'intérêt
+personnel, que le zèle des contrôleurs, répartiteurs et experts ne
+saurait égaler. Aussi, si l'on pouvait connaître la valeur vénale de
+chaque parcelle, je ne voudrais pas, quant à moi, d'autres bases
+d'évaluation de revenus et de répartition d'impôts; car cette
+_valeur vénale_ résume toutes ces circonstances, si difficilement
+appréciables, ainsi que je l'ai dit dans le paragraphe précédent,
+qui influent sur le _revenu moyen_ des terres.
+
+Mais il ne faut pas perdre de vue la restriction que renferment ces
+mots: _dans un pays et à une époque donnés_.
+
+L'intérêt des capitaux varie, en effet, selon les temps et les
+lieux.
+
+Pour que des revenus identiques puissent s'induire de capitaux
+égaux, il faut que les mutations aient eu lieu à des époques et dans
+des localités où l'intérêt est uniforme. Cela est vrai pour les
+terres comme pour les fonds publics.
+
+5,000 fr. de rentes inscrites ne représentaient, en 1814, que 60,000
+fr.; ils correspondent aujourd'hui à 120,000 fr. de capital.
+
+De même, 100,000 placés en terres peuvent ne donner que 2,500 fr. de
+rentes, en Normandie, et constituer un revenu de 4,000 fr., en
+Gascogne.
+
+Si la Chambre des députés, lorsqu'elle procédera à la péréquation
+générale, ne tenait aucun compte de ces différences, elle
+n'établirait pas l'égalité, mais l'inégalité de l'impôt.
+
+C'est la faute qui a été commise dans notre département, lorsque
+l'on a voulu arriver à la connaissance des revenus par les _actes de
+vente_.
+
+À l'époque où se fit cette opération, les terres ne se vendaient
+pas, sur tous les points du département, à un taux uniforme. Il
+était de notoriété publique qu'on plaçait l'argent à un revenu plus
+élevé dans la Lande que dans la Chalosse.
+
+L'administration elle-même reconnaissait la vérité de ce fait, car
+elle proposa d'adopter trois chiffres pour le taux de l'intérêt,
+savoir: 3, 3-1/2 et 4 pour 100.
+
+Selon cette donnée, un domaine de 100,000 fr. aurait été présumé
+donner 4,000 fr. de revenu, dans tel canton, tandis que, dans tel
+autre, on ne lui aurait attribué qu'un revenu de 3,000 fr. L'impôt
+se serait réparti selon cette proportion.
+
+La commission spéciale, instituée par la loi du 31 juillet 1821,
+repoussa cette distinction et adopta le taux uniforme de 3-1/2 p.
+100.
+
+Or, en cela, elle commit une injustice, s'il n'est pas vrai qu'à
+cette époque l'intérêt fût uniforme dans toute l'étendue du
+territoire.
+
+M. le Directeur le reconnaît lui-même.
+
+«Cette application uniforme, dans le taux de l'intérêt, dit-il, a,
+sans nul doute, influé sur les résultats présentés par l'une des
+deux bases de la répartition, et il est inutile d'ajouter qu'elle
+est venue favoriser, à la vérité dans une assez faible proportion,
+la localité où le taux de l'intérêt est le plus élevé.»
+
+La _faible proportion_ signalée par M. le Directeur peut aisément se
+traduire en chiffres.
+
+Supposons deux domaines vendus chacun 100,000 fr., l'un situé dans
+la localité où le taux de intérêt à 4 p. 100, l'autre dans celle où
+il est à 3 p. 100.
+
+Le premier donne 4,000 fr. de revenu, le second 3,000 fr. et l'impôt
+doit équitablement suivre cette proportion, puisqu'il se prélève sur
+le revenu.
+
+Selon le système de l'administration, chaque _cent francs_ d'impôts
+se seraient répartis entre ces deux domaines savoir:
+
+ Quote-part afférente au domaine de la Lande. 57 fr. 15 c. pour
+ 4,000 de revenu.
+
+ Quote-part afférente au domaine de la Chalosse. 42 fr. 85 c. pour
+ 3,000 de revenu.
+ ---------------
+ TOTAL 100 fr. 00 c.
+
+Mais, selon le système de la commission, cent francs se sont
+répartis ainsi:
+
+ Quote-part afférente au domaine de la Lande. 50 fr. 00 c.
+ ---- ---- de la Chalosse. 50 00
+ --------------
+ TOTAL 100 fr. 00 c.
+
+C'est-à-dire que la Lande s'est dégrevée de 14 pour 100 qu'elle a
+appliqués à la Chalosse[36]. On dira, sans doute, que les actes de
+vente n'étant qu'un des deux éléments de la répartition, ce résultat
+a pu être atténué par l'influence de l'autre élément. Cela serait
+vrai si les cantons agricoles et vinicoles avaient été favorisés par
+l'application des _prix moyens_ des denrées; mais nous avons vu
+qu'ils n'ont pas été plus ménagés par la première que par la seconde
+base d'évaluation. Bien loin donc que les erreurs dont ces deux
+procédés sont entachés se compensent et se neutralisent, on peut
+dire qu'elles se multiplient les unes par les autres, et toujours au
+préjudice des mêmes localités.
+
+ [Note 36: En admettant que l'intérêt ne variât, d'un pays à
+ l'autre, que dans la proportion de 3 à 4 p. 100.]
+
+Ainsi les deux bases de la répartition de l'impôt ont été viciées,
+dénaturées, et toujours au profit d'une nature de propriété, les
+_pignadas_, au détriment des deux autres, les labourables et les
+vignes.
+
+Passons maintenant aux résultats.
+
+Si l'on demandait à un homme désintéressé: Quels sont les cantons
+qui paient le plus de contributions relativement aux vignes? il
+répondrait, sans doute: Ce sont ceux qui ont le plus de superficie
+consacrée à cette culture, les cantons de Montfort, Mugron,
+Saint-Sever, Villeneuve, Gabarret; et cet homme ne se tromperait
+pas. À eux seuls, ces cinq cantons paient les trois quarts de
+l'impôt assigné aux vignobles.--Et si on lui demandait: Quels sont
+ceux qui paient le plus de contributions pour les landes? il
+répondrait sans hésiter: Ceux qui en contiennent d'immenses
+étendues, Sabres, Arjuzanx, Labrit, etc. Mais ici notre
+interlocuteur se tromperait grossièrement, et il serait probablement
+bien surpris d'apprendre que ce sont la Chalosse et l'Armagnac, les
+pays des vignes, qui paient, non-seulement la plus grande partie,
+mais la presque totalité de l'impôt afférent aux landes.
+
+Voici le tableau de nos vingt-huit cantons, rangés selon l'_ordre
+décroissant_ de leur quote-part à la contribution afférente aux
+landes[37].
+
+ [Note 37: Ces rapprochements sont puisés dans le rapport de
+ M. le Directeur des contributions directes publié en 1836. À
+ cette époque, quatre cantons n'étaient pas encore cadastrés,
+ en sorte que le document officiel ne pouvait donner sur la
+ distribution du contingent de ces cantons, entre leurs
+ diverses cultures, que des renseignements approximatifs.
+ Depuis, M. le Directeur a eu la bonté de m'envoyer des états
+ de rectification, et je dois à la vérité de dire que les
+ anomalies que je signale dans le texte sont moins choquantes
+ dans ces états définitifs que dans les tableaux provisoires.
+ Le temps me manque pour refaire le travail d'après les
+ nouvelles bases. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce que
+ les landes paient _en plus_ dans ces quatre cantons, les pins
+ et les labourables le paient _en moins_, car le contingent
+ cantonal n'a pas varié.]
+
+ fr.
+ Saint-Sever 6,296
+ Grenade 5,599
+ Mugron 3,904
+ Roquefort 3,579
+ Hagetmau 3,327
+ Amou 3,000
+ Montfort 3,000
+ Pouillon 2,883
+ Aire 2,852
+ Saint-Vincent 2,663
+ Mont-de-Marsan 2,465
+ Gabarret 2,272
+ Peyrehorade 2,061
+ Villeneuve 1,817
+ Saint-Esprit 1,563
+ Sabres 1,561
+ Geaune 1,287
+ Dax 1,207
+ Arjuzanx 1,168
+ Labrit 1,074
+ Tartas (ouest) 914
+ Castets 600
+ Soustons 522
+ Tartas (est) 495
+ Pissos 166
+ Parentis 141
+ Sore 107
+ Mimizan 94
+
+N'est-il pas assez singulier de voir figurer dans la première moitié
+de cette liste tous les cantons vinicoles, Saint-Sever, Mugron,
+Amou, Montfort, Villeneuve, etc., ainsi que tous les cantons
+agricoles, Hagetmau, Aire, Peyrehorade, etc.; et dans la seconde
+moitié, tous les cantons qui forment la Lande et le Maransin?
+
+Voici un autre rapprochement non moins curieux.
+
+Le canton de Saint-Sever, _à lui tout seul_, paie plus d'impôts pour
+ses 5,583 hectares de landes que ces _neuf cantons réunis_: Mimizan,
+Sore, Parentis, Castets, Soustons, Labrit, Arjuzanx et Sabres, qui
+en présentent ensemble une superficie de 203,760 hectares; et quand
+on ajouterait, à ces neuf cantons, neuf autres cantons égaux à celui
+de Mimizan, on n'arriverait pas encore, par la répartition
+actuelle, à tirer de ces effrayantes étendues ce qui se prélève sur
+les landes du seul canton de Saint-Sever, ainsi qu'on peut s'en
+convaincre par le tableau suivant:
+
+LANDES
+
+ _Impôt en principal._ _Impôt en principal_.
+
+ fr. fr.
+ 1 canton; Sabres 1,561
+ 1 -- Arjuzanx 1,168
+ 1 -- Labrit 1,074
+ 1 -- Castets 600 Saint-Sever 6,296
+ 1 -- Soustons 522
+ 1 -- Pissos 166
+ 1 -- Parentis 141
+ 1 -- Sore 107
+ 1 -- Mimizan 94
+ 9 cantons tels que celui de
+ Mimizan, à 91 fr. chaque 846
+ ------ ------
+ 18 cantons 6,279 6,296
+
+Nous apprenons encore, par le rapport de M. le Directeur des
+contributions directes que le canton de Mimizan, dont le territoire
+nourrit près de 5,000 habitants, c'est-à-dire environ un tiers de la
+population du canton de Saint-Sever, paie de contributions:
+
+ 1,223 fr. pour les labourables.
+ 8 -- vignes.
+ 4,212 -- pins.
+ 94 -- landes.
+ ------
+ TOTAL. 5,537 fr., somme inférieure à celle qu'ont à acquitter les
+ seules landes de Saint-Sever.
+
+Le contingent de Montfort est de 40,771 fr.--Il surpasse celui de
+Soustons et de Castets, qui sont:
+
+ Soustons 22,338 fr.
+ Castets 18,108
+ ---------
+ TOTAL 40,446 fr.
+
+Cependant, selon le dernier dénombrement, la population de Montfort
+n'est que de 13,654 habitants.--Celle des deux cantons du Maransin
+est de 18,654 habitants.
+
+ Castets 9,006 fr.
+ Soustons 9,021
+
+Le contingent du canton de Mugron est de 34,790 fr.--Il surpasse
+celui de ces trois cantons réunis:
+
+ Sabres 13,448 fr.
+ Pissos 11,694
+ Parentis 9,103
+ ---------
+ TOTAL 34,245 fr.
+
+et, à 355 fr. près, il égale celui de ces quatre cantons:
+
+ Labrit 10,286 fr.
+ Parentis 9,103
+ Sore 7,937
+ Mimizan 7,819
+ ---------
+ TOTAL 35,145 fr.
+
+Et pourtant, à notre population de 10,038 habitants, ces quatre
+cantons opposent une population de 20,784 habitants (plus du
+double).--À nos 4,486 hectares de labourables, ils en opposent 9,584
+hectares (plus du double). À nos 1,887 hectares de vigne, ils
+opposent 43,894 hectares de _pignadas_ (23 pour 1). Enfin, à nos
+3,250 hectares de landes, ils en opposent 88,719 hectares (27 pour
+1).
+
+Je ne veux pas dire que les labourables et les landes de ces cantons
+vaillent les nôtres, ni que leurs pins puissent égaler nos vignes,
+hectare par hectare. La question est de savoir s'il y a entre eux
+l'énorme disproportion que nous venons de constater. Si cela est, si
+les _revenus_ de Mugron égalent ceux de Labrit, Parentis, Mimizan et
+Sore, il restera à expliquer comment il se fait qu'ils ne font vivre
+que 10,000 habitants en Chalosse, tandis qu'ils suffisent à 20,000
+habitants dans la Lande. On ne pourrait expliquer ce phénomène qu'en
+disant que les premiers nagent dans l'abondance comparativement aux
+seconds. Mais alors je demanderai comment il se fait qu'ici la
+population diminue, tandis que là elle augmente sensiblement.
+
+Loin de moi la pensée d'élever une lutte entre les arrondissements.
+Je crois que le débat ne peut exister qu'entre les diverses
+cultures, dont la force contributive a été mal appréciée. Aussi je
+n'ai pas hésité à comparer non-seulement des cantons situés dans
+divers arrondissements, mais encore des cantons faisant partie d'une
+même circonscription, mais soumis à des cultures différentes. C'est
+ainsi que j'ai opposé Montfort à Soustons et Castets. Je pourrais
+également comparer Villeneuve, canton vinicole du premier
+arrondissement, à Arjuzanx, ou même à Mont-de-Marsan, et nous
+retrouverions encore la même disproportion. Le premier de ces
+cantons, avec 8,887 habitants, paie beaucoup plus du double que le
+second qui en a 7,075, et autant que notre chef-lieu qui offre une
+population de 15,915 habitants.
+
+Je pourrais signaler des anomalies encore plus frappantes si je
+voulais abandonner la comparaison des cantons pour aborder celle des
+communes: cela me mènerait trop loin; je me bornerai à deux faits.
+
+Il y a dans le deuxième arrondissement telle commune, comme Nerbis,
+qui paie 1 fr. 51 c. pour chaque hectare de lande. Il y a dans le
+premier arrondissement des communes, entre autres celles de Mimizan,
+Ponteux, Aureilhan, Bras, Argelouse, Luxey, qui ne paient que la
+moitié ou le tiers d'un centime. Calen, du canton de Sore, en est
+quitte pour 3/10 de centime; d'où il suit qu'on a estimé un hectare
+de landes, à Nerbis, comme 500 hectares à Calen. On dit que dans le
+premier arrondissement chaque hectare de lande nourrit _un_ mouton,
+et la statistique agricole, publiée par M. le ministre de
+l'agriculture, confirme cette assertion, puisque l'on y voit que cet
+arrondissement qui a 292,000 hectares de landes, entretient 338,800
+animaux de l'espèce ovine.--MM. les administrateurs ont-ils pensé
+qu'à Nerbis un _troupeau_ de 500 _têtes_ peut vivre sur un hectare
+de landes?
+
+La quantité de vin que donne un hectare de vigne est, en réalité, le
+produit de
+
+ 1 hect. de vigne qui paye, _dans la commune de Montfort_ 7 fr. 34 c.
+ 1/2 hectare d'échalassière 2 02
+ 1/2 hectare de landes » 30
+ ------------
+ TOTAL 9 fr. 66 c.
+
+Il y a vingt communes dans le premier arrondissement qui ne sont
+taxées qu'à 27, 26, 24, 20 centimes par hectare de pin; et il y en
+a, telle que Laharie (canton d'Arjuzanx) qui ne paient que 17 c.
+Pour qu'une semblable répartition soit jugée équitable, il faut que
+le produit net d'un hectare de vigne, agencé à Montfort, soit égal
+au produit net de _cinquante-sept hectares_ de pins à Laharie.
+
+Je ne pousserai pas plus loin ces rapprochements. Je crois avoir
+démontré deux choses, savoir: 1º que les deux bases dont on s'est
+servi pour estimer le revenu de chacune des cultures de notre
+département étaient calculées, involontairement sans doute, de
+manière à préjudicier aux labourables et aux vignes au profit des
+pins; 2º que des faits nombreux et irréfragables constatent que tel
+a été en effet le résultat de l'adoption de ces bases, d'où la
+conséquence que la répartition de l'impôt a été inégale dès
+l'origine. Il me reste à prouver que cette _inégalité_ s'est accrue
+depuis et s'accroît tous les jours, par suite des changements qui
+sont intervenus dans les proportions des forces contributives de
+ces cultures.
+
+
+DEUXIÈME QUESTION.
+
+ Les forces contributives des diverses cultures du département
+ ont-elles conservé les proportions qu'elles avaient lorsqu'on fit
+ la répartition de l'impôt?
+
+Pour constater les revenus des terres en 1821, on n'examina pas les
+faits relatifs à cette année. Les baux, les actes de vente que l'on
+consultait, avaient des dates plus ou moins anciennes, et les prix
+moyens dont on faisait l'application résultaient de mercuriales qui
+remontaient à quinze années. Ainsi ces divers éléments n'accusaient
+pas un état de choses _actuel_, mais la situation du pays pendant
+une période dont le point de départ peut être fixé au commencement
+du siècle.
+
+C'est donc à cette période que je dois comparer l'époque présente,
+et j'ai à rechercher, pendant cette durée d'environ quarante ans,
+les phénomènes que la science enseigne à considérer comme les
+manifestations les plus certaines du progrès ou de la décadence des
+populations.
+
+Le premier qui se présente, c'est le mouvement de la population
+elle-même. S'il est vrai, comme tous les publicistes s'accordent à
+le reconnaître, que le nombre des hommes croît ou décroît comme
+leurs revenus, il suffit d'observer le mouvement de la population
+dans les contrées où se cultivent le pin, les céréales et la vigne,
+pour connaître ce que chacune d'elles a gagné ou perdu en forces
+contributives. Livrons-nous donc à cet examen qui me paraît
+présenter un haut degré d'intérêt, même en dehors de la question de
+la répartition de l'impôt.
+
+POPULATION DES TROIS ARRONDISSEMENTS DES LANDES
+
+À DIVERSES ÉPOQUES.
+
+ 1801 1804 1806 1821 1826 1831 1836 1841 Augmentation
+ p. 100.
+
+ M. de Mar. 71,707 74,115 77,225 82,364 86,869 91,595 93,292 94,145 31 80
+
+ S. Sever. 77,467 80,834 80,602 83,585 84,486 90,446 90,500 88,587 14 20
+
+ Dax. 75,098 80,601 82,486 90,362 93,959 90,463 101,126 105,345 40 »
+ ------- ------- ------- ------- ------- ------- ------- -------- -------------
+ 224,272 235,550 240,313 256,311 265,314 272,504 284,918 288,077 28 50
+
+On voit par ce tableau que l'augmentation de la population a été
+pour le département de 28-1/2 p. 100. Cette moyenne a été dépassée
+de 11-1/2 p. 100 par le troisième arrondissement; de 3 p. 100 par le
+premier; le second est resté de 14 p. 100 au-dessous.
+
+L'arrondissement de Saint-Sever était le plus peuplé au commencement
+du siècle. Il passa au second rang en 1806; au troisième en 1831;
+enfin, dans la période de 1832 à 1841, sa population _absolue_ a
+rétrogradé.
+
+Il semble résulter de ce premier aperçu que l'arrondissement qui
+présente la plus forte production et le plus grand commerce de
+matières résineuses est celui qui a la plus rapidement prospéré.
+L'arrondissement qui vient en seconde ligne pour cette culture, est
+aussi en seconde ligne pour l'accroissement de la population. Enfin,
+l'arrondissement où la culture du pin n'occupe qu'une place
+insignifiante, et qui tire la principale source de ses revenus de la
+vigne, est demeuré à peu près stationnaire.
+
+Mais cela ne nous apprend rien de très-précis sur l'influence des
+pins, des labourables et des vignes relativement à la population,
+puisque chacun de nos arrondissements admet ces trois cultures en
+proportions diverses. Dans l'hypothèse que la prospérité ait
+accompagné la culture du pin, la misère celle de la vigne, il est
+clair que le premier et le troisième arrondissement auraient
+présenté une augmentation de population plus considérable, sans les
+cantons vinicoles de Villeneuve et Gabarret, Montfort et Pouillon;
+et le second un accroissement moindre, sans le canton de Tartas
+(ouest) qui contient beaucoup de pins.
+
+Il est donc essentiel d'étudier les mouvements de la population dans
+la circonscription cantonale, qui nous offre une séparation beaucoup
+plus tranchée des trois cultures dont nous comparons l'influence.
+
+Voici la liste de nos vingt-huit cantons, placés selon l'ordre
+décroissant de leur prospérité, révélée par l'augmentation de leur
+population.
+
+MOUVEMENT DE LA POPULATION PAR CANTON.
+
+ CANTONS. 1804 1844 AUGMENTATION DIMINUTION
+ p. 100. p. 100.
+
+ Castets 5,760 9,006 56 »
+ Dax 13,224 20,051 51 »
+ Mimizan 2,700 4,870 43 »
+ Sabres 4,994 7,144 43 »
+ Saint-Esprit 10,907 15,612 43 »
+ Parentis 4,287 5,870 37 »
+ Pissos 4,693 6,324 37 »
+ Soustons 6,625 9,021 36 »
+ Arjuzanx 5,304 7,095 33 »
+ Saint-Vincent 7,780 10,344 32 »
+ Sore 3,251 4,268 31 »
+ Labrit 4,541 5,776 27 »
+ Roquefort 7,453 11,501 27 »
+ Tartas (ouest) 8,391 10,571 25 »
+ Peyrehorade 10,664 13,028 21 »
+ Hagetmau 10,587 12,462 20 »
+ Mont-de-Marsan 13,301 15,915 19 »
+ Tartas (est) 4,595 5,335 16 »
+ Geaune 8,183 9,197 13 »
+ Montfort 12,309 13,654 11 »
+ Aire 10,829 11,992 10 »
+ Amou 12,438 13,579 10 »
+ Grenade 7,173 7,872 9 »
+ Gabarret 8,122 8,716 7 »
+ Villeneuve 8,296 8,887 7 »
+ Pouillon 13,332 14,294 7 »
+ Saint-Sever 15,762 15,322 » 2-1/2
+ Mugron 10,343 10,038 » 3
+
+Ce tableau me semble répandre un grand jour sur la question. On y
+voit d'une manière claire que la prospérité a coïncidé constamment
+avec la culture du pin, et qu'un état lentement progressif,
+stationnaire, ou même rétrograde, a été le partage de la région des
+labourables et de la vigne.
+
+En effet, si l'on partage ce tableau en deux séries, la première
+comprend tous les cantons où la culture du pin est dominante, et
+finit aux cantons de Roquefort et de Tartas (ouest), comme pour
+constater que là où le pin s'arrête, là s'arrête aussi la prospérité
+du pays.--La seconde série des 14 cantons qui présentent le moindre
+accroissement, renferme précisément tous les cantons agricoles et
+vinicoles du département. La grande lande et le Maransin n'y sont
+pas plus représentés que la Chalosse et l'Armagnac dans la première.
+
+Ces deux séries présentent les résultats suivants:
+
+ ----------------------------------------------------------------------------
+ | CULTURES. | POPULATION. | |
+ | ----------------|--------------------------------| |
+ | VIGNES. PINS. | 1804 1841 AUGMENTATION. | |
+ | ----------------|--------------------------------| |
+ | hect. hect. | hab. hab. hab. | |
+ 1re série | 2,160 150,022| 89,910 127,463 37,553 | 42 p. 100 |
+ | | | |
+ 2e série | 18,093 16,821| 145,640 160,089 14,449 | 10 p. 100 |
+ | ------ ------- ------- ------- ------ --------- |
+ TOTAUX. 20,233 166,843| 235,250 287,552[38] 52,002 | 22 p. 100 |
+ ----------------------------------------------------------------------------
+
+ [Note 38: La différence, du reste insignifiante, qui se
+ trouve entre ce chiffre et celui de 288,077, porté au
+ dénombrement, prouvent d'erreurs d'additions qui se sont
+ glissées dans l'annuaire.]
+
+Dans le tableau de la population des cantons on remarquera quelques
+faits qui semblent ne pas s'accorder avec ces déductions: 1º Dax et
+Saint-Esprit, qui n'ont pas de pins, figurent en tête de l'échelle,
+comme présentant une augmentation de population de 56 et 43 p.
+100.--Mont-de-Marsan, qu'on s'attendrait à trouver dans la première
+série, ne vient qu'en troisième ligne dans la seconde, et n'offre
+qu'un accroissement de 19 p. 100.--Montfort, qui est un canton
+vinicole, et qui, par ce motif, devrait être l'un des derniers du
+tableau, a encore huit cantons au-dessous de lui, et présente une
+augmentation de 11 p. 100.
+
+Mais, comme on va le voir, ces anomalies apparentes, bien loin
+d'infirmer, confirment le système que j'émets.
+
+Remarquons d'abord qu'il s'agit des cantons où sont situées les
+villes de Dax, Saint-Esprit et Mont-de-Marsan, dont la population
+industrielle ne subit pas aussi directement que celle des campagnes
+l'influence de l'agriculture, qui fait principalement l'objet de ces
+recherches.
+
+Saint-Esprit n'avait que 4,946 habitants en 1804; il en a 7,324
+aujourd'hui. Sa situation à l'embouchure de l'Adour, son commerce,
+sa garnison, ses établissements militaires, sa proximité de Bayonne,
+expliquent ce développement.
+
+Dax ne produit pas de matières résineuses, mais il est l'entrepôt où
+le Maransin vient faire ses ventes et ses achats. Dax a donc
+prospéré par les mêmes causes qui feraient prospérer Bordeaux, si le
+commerce de vins florissait et répandait la richesse dans la
+Gironde, quoique par elle-même la commune de Bordeaux ne puisse pas
+produire de vins.
+
+Passons à Mont-de-Marsan. D'abord ce canton serait considéré à tort
+comme un de ceux où domine le pin. Il n'y en a que 9,828 hectares,
+contre 8,147 hectares de labourables et 428 hectares de vigne.
+L'impôt qu'il paie pour ses pins n'entre que pour 1/8 dans son
+contingent. Il faut donc le ranger parmi les cantons agricoles qui
+ressentent déjà l'influence de la culture du pin; et, sous ce point
+de vue, la place qu'il occupe dans le tableau ne s'éloigne pas
+beaucoup de celle qu'on aurait pu lui assigner _à priori_. Mais il
+est facile de se convaincre que ce n'est pas la faute des pins si ce
+canton ne figure pas à la première série. En effet, si l'on détache
+des dix-neuf communes qui le composent les six communes qui offrent
+le plus de superficie en _pignadas_, on trouve que dans ces six
+communes, quoiqu'elles aient une très-forte proportion de
+labourables, la population a augmenté de 33 p. 100, tandis que celle
+du canton entier ne s'est accrue que de 19 p. 100.
+
+ CULTURES. POPULATION.
+
+ Labourables Pins 1804 1841
+
+ Saint-Pardon 659 906 596 788
+
+ Saint-Martin 591 985 578 699
+
+ Geloux 578 1,321 660 815
+
+ Campagne 744 743 881 1,052
+
+ Saint-Avit 418 787 435 501
+
+ Saint-Pierre 903 1,037 746 1,344 Augmentation,
+ ----- ------ ----- -----
+ TOTAUX 3,893 5,779 3,896 5,199 33 p. 100.
+
+D'où il résulte clairement que, dans le canton de Mont-de-Marsan, la
+culture du pin a eu les mêmes conséquences que dans le reste du
+département. Ce qui a réduit l'augmentation de la population de ce
+canton à 19 p. 100, c'est l'influence de la ville de Mont-de-Marsan
+qui n'a pas plus d'habitants en 1841 qu'en 1804. Si l'on faisait
+abstraction de la ville, le canton figurerait le dixième au tableau
+_page_ 302, entre Arjuzanx et Saint-Vincent. Mais quelles sont les
+causes de l'état stationnaire de notre chef-lieu? Il n'entre pas dans
+mon sujet de les rechercher. Peut-être la diminution du commerce des
+eaux-de-vie n'y est-elle pas étrangère; peut-être aussi nous
+dissimule-t-il une partie de sa population.
+
+Il nous reste à étudier le canton de Montfort. Ce canton présente,
+dans son ensemble, une augmentation de population de 11 p. 100.
+C'est bien peu relativement à la région des pins; mais c'est encore
+plus qu'on ne devait attendre d'un canton vinicole, d'après ce qui
+se passe à Villeneuve, Gabarret, Saint-Sever et Mugron. Mais si le
+canton de Montfort renferme quelques communes vinicoles, il en
+contient aussi beaucoup d'agricoles.
+
+Quelles sont celles qui ont fait atteindre à l'ensemble du canton le
+chiffre de 11 p. 100? C'est ce que nous allons reconnaître en
+observant séparément ces deux catégories. (_Voir le tableau
+ci-contre._)
+
+Ainsi, comme, en décomposant le canton de Mont-de-Marsan, nous nous
+sommes assuré que s'il n'occupe pas un rang plus élevé dans
+l'échelle de la prospérité départementale, ce n'est pas la culture
+des pins qui l'a arrêté; de même, en analysant le canton de
+Montfort, nous acquérons la certitude qu'il ne s'est maintenu au
+vingtième rang que grâce à ses nombreuses communes agricoles. Si
+l'on en détachait ces communes, il descendrait à un des rangs les
+plus inférieurs, et ne serait dépassé en misère et en dépopulation
+que par les cantons de Saint-Sever et de Mugron.
+
+Ces deux exemples nous avertissent que la circonscription cantonale est
+encore trop étendue, qu'elle admet une trop grande variété de cultures
+pour nous révéler d'une manière satisfaisante l'influence de chacune
+d'elles sur la population, puisque ces influences ne nous apparaissent
+que confondues. Il faut les séparer autant que possible; il faut
+poursuivre la vérité jusque dans la circonscription communale. C'est
+l'objet des cinq tableaux qui terminent cet écrit.
+
+DÉCOMPOSITION DU CANTON DE MONTFORT.
+
+ +-----------+---------------------+---------------+------------+---------------------+-------------+
+ | COMMUNES | CULTURES. | POPULATION. | COMMUNES | CULTURES. | POPULATION. |
+ |AGRICOLES. | Labourables| Vignes | 1801 | 1841 | VINICOLES.| Labourables |Vignes | 1801 | 1841|
+ | | hect. | hect. | hab. | hab. | | hect. |hect. | hab. | hab.|
+ +-----------+------------+--------+--------+------+------------+-------------+-------+-------+-----+
+ |Clermont | 450 | 20 | 825 | 913 |Montfort | 190 | 350 | 1,574 |1,644|
+ |Garrey | 140 | 15 | 219 | 228 |Gamarde | 480 | 310 | 1,194 |1,336|
+ |Gousse | 110 | 6 | 151 | 216 |Laurède | 100 | 105 | 844 | 769|
+ |Hinx | 500 | 50 | 656 | 776 |Lourquen | 180 | 120 | 380 | 416|
+ |Louer | 120 | 4 | 112 | 149 |Nousse | 80 | 110 | 390 | 393|
+ |Ouard | 330 | 1 | 321 | 370 |Poyanne | 100 | 140 | 563 | 558|
+ |Ozourt | 240 | 22 | 287 | 350 |Poyartin | 590 | 170 | 970 | 983|
+ |Lier | 420 | 1 | 371 | 509 |Saint-Geours| 240 | 310 | 773 | 849|
+ |Sort | 480 | 30 | 826 | 943 | | | | | |
+ |Vicq | 250 | " | 290 | 344 | | | | | |
+ |Cassen | 170 | 43 | 348 | 466 | | | | | |
+ |Gibret | 110 | 76 | 237 | 292 | | | | | |
+ |Goos | 310 | 60 | 487 | 566 | | | | | |
+ |Préchacq | 410 | 60 | 491 | 584 | | | | | |
+ | +------------+--------+--------+------+ +-------------+-------+-------+-----+
+ |TOTAUX | 4,040 | 388 |5,621 |6,076 | TOTAUX | 1,960 |1,700 | 6,688 |6,948|
+ +-----------+------------+--------+--------+------+------------+-------------+-------+-------+-----+
+ |Proportion des vignes aux labourables, 1/10. | Proportion des vignes aux labourables, 1/2. |
+ |Augmentation de population, 19 p. 100. | Augmentation de population, 4 p. 100. |
+ +-------------------------------------------------+------------------------------------------------+
+
+J'ai pris, dans le rapport de M. le Directeur, des contributions
+directes, les vingt-deux communes qui offrent la plus forte
+proportion de pins, et les vingt-deux communes qui présentent la
+plus grande proportion de vignes, sans distinction de cantons et
+d'arrondissements. Ces deux classes de communes forment le premier
+et le dernier des cinq tableaux. Entre ces deux classes, il y en a
+une qui ne contient que des labourables. Enfin, deux autres classes
+marquent la transition, l'une entre le pin et les labourables,
+l'autre entre les labourables et la vigne. À côté de chaque
+commune, j'ai mis le chiffre de la population en 1804 et en 1841.
+Par là nous découvrirons comment la population a été affectée,
+non-seulement par chacune des trois grandes cultures du pays, mais
+encore par la combinaison de deux de ces cultures. (_Voir pages 329
+à 333._)
+
+Comment n'être pas frappé des remarquables résultats que révèlent
+ces tableaux?
+
+Ils nous font voir que dans notre département le mouvement de la
+population s'est fait de la manière suivante:
+
+ Augment.: 60 p. 100, dans la région des pins.
+ -- 31 -- dans la région intermédiaire entre les
+ pins et les labourables.
+ -- 16 -- dans la région des labourables.
+ -- 2 -- dans la région intermédiaire entre les
+ labourables et la vigne.
+ Diminut.: 4 -- dans la région de la vigne.
+
+Et il ne faut pas croire que ces deux chiffres: 60 pour 100
+d'augmentation, 4 p. 100 de diminution expriment les effets extrêmes
+produits sur la population par les deux cultures que nous comparons.
+Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait que nous fussions parvenus à
+les étudier isolément. Mais il n'est pas de commune où il n'entre un
+élément, les labourables, qui par son action, lentement progressive,
+ne soit venu atténuer soit l'accroissement qui s'est manifesté dans
+la région des pins, soit la dépopulation qui a décimé la région de
+la vigne. Si l'on voulait dégager l'influence propre de ces deux
+cultures, exclusivement à celle des labourables, il faudrait avoir
+recours à une règle de proportion. Je crois qu'on arriverait à un
+résultat très-approximatif par un raisonnement, rigoureux en
+lui-même, et qu'on ne saurait ébranler qu'en révoquant en doute les
+données officielles sur lesquelles il repose.
+
+Voici le problème à résoudre:
+
+Les vingt-deux communes où domine le pin présentent une augmentation
+de 8,998 habitants sur 13,573, ou 60 p. 100.
+
+Les vingt-deux communes où domine la vigne présentent une diminution
+de 899 habitants sur 20,224, ou 4 p. 100.
+
+En admettant que, dans ces communes, comme dans le reste du
+département, les labourables aient favorisé, à raison de 16 p. 100,
+la portion de population qui leur correspond, quelle est la part
+d'augmentation et de diminution qu'il faut attribuer exclusivement
+aux pins et aux vignes?
+
+La population est en raison des moyens d'existence, les moyens
+d'existence ne sont autres que les revenus, et les revenus
+proportionnels de chaque culture nous sont connus par le contingent
+de leur contribution. De ces données, il est facile de déduire la
+population qui correspond à chaque culture.
+
+Les contingents des vingt-deux communes de la première catégorie
+sont:
+
+ de 27,483 fr. pour les pins,
+ de 7,043 fr. pour les labourables.
+
+Les revenus sont proportionnels à ces contingents.
+
+La population est proportionnelle aux revenus.
+
+Donc les 13,573 habitants, population de 1804, correspondaient,
+savoir:
+
+ Aux pins 10,815 hab.
+ Aux labourables 2,758
+ Faisant abstraction de l'augmentation cherchée, produite
+ par les pins, il faut ajouter celle qui est due aux
+ labourables, 16 p. 100 sur 2,758, soit 441
+ --------
+ En sorte que si les pins n'avaient exercé aucune
+ influence, la population de ces vingt-deux communes
+ serait aujourd'hui de 14,014 hab.
+ Mais elle est de 21,771
+ ---------
+ Différence due exclusivement aux pins 7,757
+
+Or une augmentation de 7,757 sur 10,815 équivaut à 71 p. 100.
+
+ Les contingents des vingt-deux communes vinicoles sont
+ de 22,880 fr. afférents aux vignes, ce qui correspond à 11,709 hab.
+
+ 16,742 fr. afférents aux labourables, ce qui correspond
+ à 8,515
+ --------
+ Population de 1804 20,224
+
+ Par l'action des labourables, qui implique un accroissement
+ de 16 p. 100 sur 8,515 habitants, cette population se
+ serait élevée de 1,373
+ --------
+ En sorte que, sans l'influence de la vigne, la population
+ de 1841 serait de 21,597 hab.
+ Mais elle n'est que de 19,325
+ --------
+ Déficit dû exclusivement à la vigne 2,272
+
+Un déficit de 2,272 sur 11,709 équivaut à 19 p. 100.
+
+Ce qui ne veut pas dire autre chose, si ce n'est que, dans une
+commune où il n'y aurait que des pins, la population aurait augmenté
+de 71 p. 100; qu'elle aurait diminué de 19 p. 100 dans une commune
+où il n'y aurait que des vignes, et qu'en _réalité_ les mouvements
+progressifs et rétrogrades se sont accomplis, entre ces deux
+limites, dans chaque circonscription, selon les proportions de ces
+cultures combinées avec un troisième élément, les labourables.
+
+Voici donc en définitive la loi qui a présidé au mouvement de la
+population dans le département des Landes:
+
+ Pin augment. 71 p. 100
+ 7/8 pin et 1/8 labourables. (tableau _page_ 329) -- 60 --
+ 4/5 pin et 1/5 labourables. ( -- -- 330) -- 31 --
+ Labourables ( -- -- 331) -- 16 --
+ 2/3 labourables et 1/3 vign. ( -- -- 332) -- 2 --
+ 1/2 labourables et 1/2 vign. ( -- -- 333) diminut. 4 --
+ Vignes -- 19 --
+
+Il résulte de là que, si une étendue de pins et une étendue de
+vignes faisant vivre chacune cent personnes avaient été frappées à
+l'origine d'un contingent égal, aujourd'hui ce contingent
+subsisterait encore, quoique les mêmes pins offrent des moyens
+d'existence a 171 personnes, et que les mêmes vignes ne puissent
+plus faire vivre que 81 individus ou moins de moitié.
+
+Cela est bien injuste. Mais combien l'injustice est plus criante, si
+dès l'origine le contingent fut mal réparti, comme je crois l'avoir
+démontré dans la première partie de ce travail!
+
+Il m'en coûte beaucoup de fatiguer l'attention du lecteur sous le
+poids de chiffres arides. Je ne puis cependant pas quitter la
+question que je traite, sans le faire pénétrer dans les détails de
+ce phénomène de dépopulation qui a frappé non-seulement la région de
+la vigne, mais encore un rayon assez étendu autour de cette région,
+comme pour mettre le nombre des hommes en rapport avec les _revenus
+réduits_, tels que les a faits la législation des douanes et des
+contributions indirectes. Le coeur se serre à l'aspect de la
+détresse profonde que cette dépopulation implique.
+
+Forcé de me restreindre, je me borne à donner le relevé des
+naissances et des décès, pendant une période de trente ans (de 1814
+à 1843), dans les quinze communes vinicoles inscrites les premières
+au tableau _page_ 333. Quant aux sept autres communes, j'ai demandé
+à MM. les Maires des états qui ne me sont pas parvenus. Le laps de
+trente années a été divisé en deux périodes de quinze années
+chacune, afin de faciliter la comparaison de l'état des choses
+actuel avec la situation du pays à des époques antérieures.
+
+ +-------------+-------------------------------+--------------------------------+
+ | | PREMIÈRE PÉRIODE | DEUXIÈME PÉRIODE |
+ | +---------------+---------------+----------------+---------------+
+ | DÉSIGNATION | Naissances. | EXCÉDANTS | Naissances. | EXCÉDANTS |
+ | des | | Décès.+---------------+ | Décès. +---------------+
+ | COMMUNES. | | | de naissances.| | | de naissances.|
+ | | | | | décès.| | | | décès.|
+ +-------------+-------+-------+-------+-------+-------+--------+------+--------+
+ | | | | | | | | | |
+ | Mugron | 1,175 | 959 | 216 | " | 949 | 1,284 | " | 335 |
+ | Nerbis | 283 | 229 | 54 | " | 179 | 267 | " | 88 |
+ | Laurède | 414 | 287 | 127 | " | 304 | 333 | " | 29 |
+ | Gamarde | 611 | 433 | 178 | " | 545 | 655 | " | 110 |
+ | Donzacq | 669 | 362 | 307 | " | 541 | 531 | 10 | " |
+ | St-Geours | 492 | 407 | 85 | " | 404 | 498 | " | 94 |
+ | Banos | 202 | 175 | 27 | " | 180 | 155 | 25 | " |
+ | Baigts | 469 | 303 | 166 | " | 400 | 367 | 33 | " |
+ | Lourquen | 172 | 127 | 45 | " | 176 | 162 | 14 | " |
+ | Montaut | 548 | 424 | 124 | " | 464 | 490 | " | 26 |
+ | Poyanne | 250 | 225 | 25 | " | 269 | 273 | " | 4 |
+ | Hauriet | 291 | 187 | 104 | " | 224 | 234 | " | 10 |
+ | Montfort | 702 | 462 | 240 | " | 638 | 588 | 50 | " |
+ | Nousse | 159 | 103 | 56 | " | 137 | 138 | " | 1 |
+ | St-Aubin | 432 | 343 | 89 | " | 404 | 470 | " | 66 |
+ | | | | | | | | | |
+ | TOTAUX | 6,809 | 5,026 | 1,843 | " | 5,814 | 6,445 | 132 | 763 |
+ +-------------+-------+-------+-------+-------+-------+--------+------+--------+
+
+Je supplie le lecteur de donner à ces chiffres l'attention la plus
+sérieuse. De 1814 à 1828, il y eut 6,869 naissances et 5,026 décès.
+La population était progressive, chaque 1,000 habitants donnant 33
+naissances contre 24 décès.
+
+Mais de 1829 à 1843, les naissances sont tombées à 5,814 ou 27-1/2
+par 1,000 habitants, et les décès se sont élevés à 6,445 ou 30-1/2
+par 1,000 habitants.
+
+En sorte, et cela mérite attention, que cet état rétrograde de la
+population vinicole, que j'avais d'ailleurs constaté par les
+recensements, n'est pas l'oeuvre de quarante ans, comme on aurait pu
+le croire, mais bien celle des quinze dernières années. Bien plus,
+pour que sa densité absolue ait diminué, il a fallu qu'elle perdît,
+par la mortalité ou l'émigration, non-seulement la différence
+accusée par les dénombrements de 1804 et 1843, mais encore tout ce
+qu'elle avait gagné pendant les vingt-cinq premières années de cette
+période. (_Voir, au tome V, les pages 471 à 475._)
+
+C'est ainsi que les faits les mieux constatés viennent donner aux
+lois de la population, révélées par la science, leur lugubre
+consécration.
+
+«Les obstacles à la population qui maintiennent le nombre des
+habitants au niveau de leurs moyens de subsistance, dit Malthus,
+peuvent être rangés sous deux chefs: les uns agissent en _prévenant_
+l'accroissement de la population, et les autres en la _détruisant_ à
+mesure qu'elle se forme.»
+
+Sur quoi M. Senior fait cette réflexion:
+
+«Malthus a divisé les obstacles à la population en _préventifs_ et
+_destructifs_. Les premiers diminuent le nombre des naissances, les
+seconds augmentent celui des décès; et comme son calcul ne se
+compose que de deux éléments, la fécondité et la longévité, il n'y a
+pas de doute que sa division ne soit complète.»
+
+On s'est élevé dans ces derniers temps contre cette doctrine. On lui
+a reproché d'être triste, décourageante. Il serait heureux, sans
+doute, que les moyens d'existence pussent diminuer, s'anéantir, sans
+que pour cela les hommes en fussent moins bien nourris, vêtus,
+logés, soignés dans l'enfance, la vieillesse et la maladie. Mais
+cela n'est ni vrai ni possible; cela est même contradictoire. Je ne
+puis vraiment pas concevoir les clameurs dont Malthus a été l'objet.
+Qu'a donc révélé ce célèbre économiste? Après tout, son système
+n'est que le méthodique commentaire de cette vérité bien ancienne et
+bien claire: quand les hommes ne peuvent plus se procurer, en
+suffisante quantité, les choses qui alimentent et soutiennent la
+vie, il faut nécessairement qu'ils diminuent en nombre; et s'ils n'y
+pourvoient par la prudence, la souffrance s'en chargera.
+
+Nous voyons clairement agir cette loi dans notre Chalosse. Les
+métairies ne donnent plus les mêmes revenus, ou, en d'autres termes,
+les mêmes moyens d'existence; aussitôt une prévoyance instinctive
+diminue le nombre des naissances. On réfléchit avant de se marier.
+Le père de famille comprend que le domaine ne peut plus faire vivre
+qu'un moindre nombre de personnes, et il recule le moment d'établir
+ses enfants; ou bien ses exigences s'accroissent et rendent les
+unions plus difficiles, c'est-à-dire plus rares, et le nombre des
+célibataires s'augmente. C'est ainsi qu'une contrée qui présentait
+33 naissances par 1,000 habitants n'en donne plus que 27.
+
+Cependant la prudence, ou ce que Malthus appelle l'obstacle
+préventif, ne suffit pas pour faire baisser la population aussi
+rapidement que les revenus; il faut que l'obstacle répressif ou la
+mortalité vienne concourir à rétablir l'équilibre. Puisque
+l'abondance des choses a diminué, il faut qu'il y ait privation: la
+privation entraîne la souffrance et la souffrance amène la mort. Les
+métairies sont moins productives; par conséquent leur étendue, qui
+avait été calculée pour un autre ordre de choses, tend à augmenter;
+de deux métairies on en fait une, ou de trois deux. Dans la seule
+commune de Mugron, vingt-neuf métairies ont été ainsi supprimées de
+nos jours; ce sont autant de familles infailliblement vouées à une
+lente destruction. Enfin, ce qui reste a moins de moyens de se
+garantir contre la faim, le froid, l'humidité, la maladie; la vie
+moyenne s'abrége, et en définitive, là où 1,000 habitants ne
+donnaient que 24 décès, ils en présentent 30-1/2.
+
+Mais cette dépopulation, qui est bien l'_effet_ et le signe de la
+misère, en est-elle aussi la _mesure_? Écoutons là-dessus les
+judicieuses observations de M. de Chastellux.--«Les subsistances
+sont la mesure de la population, dit-on; si les subsistances
+diminuent, le nombre des hommes doit diminuer en même proportion.
+Il doit diminuer sans doute; _en même proportion_, c'est une autre
+affaire, ou du moins ce n'est qu'au bout d'un très-long temps que
+cette proportion se trouve juste. Avant que la vie des hommes
+s'abrége, que les sources de la vie s'altèrent, il faut que la
+misère ait abattu les forces et multiplié les maladies. Lorsqu'elle
+s'empare d'une contrée, lorsque les subsistances diminuent d'une
+certaine quantité, d'un sixième, par exemple, il n'arrive pas qu'un
+sixième des habitants meure de faim ou s'exile; mais ces infortunés
+consomment en général un sixième de moins. Malheureusement pour eux,
+la destruction ne suit pas toujours la misère, et la nature, plus
+économe que les tyrans, sait encore mieux à combien peu de frais les
+hommes peuvent subsister. Ils pourront encore être nombreux, mais
+ils seront faibles et malheureux..... C'est alors qu'en prenant peu
+on enlève beaucoup.»
+
+Oui, l'idée qu'on se ferait de la détresse de la rive gauche de
+l'Adour serait bien incomplète, si on l'appréciait par les tables de
+la mortalité. La décroissance du revenu n'atteint pas seulement
+cette classe qui ne peut rien perdre sans être vouée à la mort.
+Combien de familles tombent, avant de succomber, de l'opulence dans
+la médiocrité, de la médiocrité dans la gêne, et de la gêne dans le
+dénûment! Elles suppriment d'abord les dépenses de luxe, puis celles
+de commodité, ensuite celles de convenance; elles descendent du rang
+qu'elles occupaient dans la société. Interrogez ces maisons en
+ruine, ces meubles délabrés, ces enfants dont l'éducation est
+interrompue; ils vous diront que le niveau général s'abaisse au
+moral comme au physique; que le monopole et le fisc, ces tyrans de
+notre industrie, savent à combien peu de frais les hommes peuvent
+subsister, et que malheureusement _la destruction ne suit pas
+toujours la misère_.
+
+C'est alors, dit Chastellux, qu'en prenant peu on enlève beaucoup.
+C'est alors, dirai-je, qu'une répartition vicieuse et injuste même
+pour des temps meilleurs, devient intolérable et monstrueuse.
+
+Les faits que j'ai établis sont incontestables. Mais je ne doute pas
+qu'on n'essaie d'ébranler la conclusion en niant ce principe, que la
+population varie comme les moyens d'existence. «Nous n'acquiesçons
+pas, pourra-t-on dire, à cette doctrine de Malthus. Dans la région
+des pins, nous sommes plus nombreux qu'autrefois, sans doute; mais
+il ne s'ensuit pas que le revenu de nos forêts ait augmenté.
+Seulement il se partage entre un plus grand nombre de personnes.»
+
+Je me garderai bien de me livrer ici à de longues dissertations sur
+le principe de la population. Je sais qu'il soulève des questions
+qui sont encore controversées. Mais quant au principe lui-même,
+quant à cet axiome que l'augmentation de la population est l'effet,
+la preuve et le signe d'un accroissement correspondant de moyens
+d'existence ou _de revenus_, je n'ai pas connaissance qu'il ait
+jamais été mis en doute par aucun publiciste de quelque valeur; et
+je crois ne pouvoir mieux faire que de placer ma démonstration sous
+l'autorité d'un grand nombre d'écrivains, qui s'accordent tous sur
+ce point, quelle que soit d'ailleurs la divergence de leurs opinions
+et de leurs systèmes.
+
+«Quel est le signe le plus certain que les hommes se conservent et
+prospèrent? C'est leur nombre et leur population.» (Rousseau,
+_Contrat social_, chap. ix.)
+
+«Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre
+commodément, il se fait un mariage. La nature y porte assez quand
+elle n'est pas arrêtée par _la difficulté de la subsistance_.»
+(Montesquieu, _Esprit des Lois_, liv. XXIII, chap. x.)
+
+«À côté d'un pain il naît un homme.» (Buffon, _Histoire
+naturelle_.)
+
+«Au bout d'un certain nombre d'années, la population d'un pays
+industrieux et commerçant se rapproche de la mesure des
+subsistances.» (Necker, _de l'Administration des Finances_, chap.
+IX.)
+
+«Pour vivre il faut se nourrir, et comme tout accroissement a un
+terme, c'est là que la population s'arrête.» (Stewart, t. VI, p.
+208.)
+
+«La population est en raison des moyens de subsistance et des
+besoins. D'après ce principe, il y a un moyen d'augmenter la
+population, mais il n'y en a qu'un: c'est d'accroître la richesse
+nationale, ou, pour mieux dire, de la laisser s'accroître.» (J.
+Bentham, _Théorie des peines et des récompenses_, liv. IV, chap.
+IX.)[39]
+
+ [Note 39: Il est peut-être bon de faire observer que tous les
+ auteurs cités jusqu'ici, y compris Chastellux et Bentham,
+ avaient écrit avant l'apparition du livre de Malthus.]
+
+«Le seul signe certain d'un accroissement réel et permanent de
+population est l'accroissement des moyens de subsistance.» (Malthus,
+liv. II, chap. XIII.)
+
+«La détresse influe prodigieusement sur les tables de la mortalité.
+En thèse générale, on peut dire que, dans notre espèce, il existe
+toujours des hommes autant et en proportion qu'ils savent et qu'ils
+peuvent se procurer des moyens de subsistance.»
+
+«Il est certain que l'augmentation du nombre des individus est une
+conséquence de leur bien-être.» (Destutt de Tracy, _Commentaire de
+l'Esprit des Lois_; chap. XXII, liv. XXIII.)
+
+«La population d'un pays n'est jamais bornée que par ses produits;
+la production est la mesure de la population.» (J. B. Say, _Cours
+d'économie politique_, 6e partie, chap. II.)
+
+«Le revenu est la mesure de la subsistance et de l'aisance. Le
+revenu est la mesure de l'accroissement de la population pour la
+société comme pour la famille.» (Simonde de Sismondi, _Études sur
+l'économie politique_, vol. II, p. 128.)
+
+«La population croît naturellement à mesure que les ressources pour
+exister augmentent.» (Droz, _Économie politique_, liv. III, chap.
+VI.)
+
+«Tant que les moyens de vivre s'accroissent, la population se
+multiplie; quand ils restent stationnaires, la population reste
+stationnaire; aussitôt qu'ils diminuent, la population diminue dans
+la même proportion.» (Ch. Comte, vol. VII, pag. 6.)
+
+Qu'on me pardonne ce nombre inusité de citations; j'ai cru ne
+pouvoir trop solidement établir un principe qui sert de base aux
+plaintes et aux réclamations de mon pays.
+
+Mais après tout, et science à part, soutiendrait-on sérieusement
+qu'il n'y a pas eu amélioration dans les revenus de la Lande et du
+Maransin, détérioration dans ceux du Condomois et de la Chalosse?
+Est-ce que le prix des matières résineuses et des vins est un
+mystère? ou bien peut-il s'élever ou s'avilir d'une manière
+permanente, sans que la condition des propriétaires et des métayers
+s'en ressente? Prétendra-t-on que 156 individus vivent aujourd'hui
+dans le canton de Castets sur un revenu identique à celui qu'on
+proclamait autrefois insuffisant pour 100 personnes? Ils sont donc
+bien misérables, forcés qu'ils sont de retrancher un tiers de leurs
+dépenses, de se réduire d'un tiers dans toutes leurs consommations?
+Eh bien, examinons encore la question sous ce point de vue. Voyons
+si le nombre des hommes ne s'est accru, dans une portion du
+département, que par des retranchements que chacun se serait imposés
+sur ses consommations. Si nous venons à découvrir que les habitants
+de la Lande sont pourvus de toutes choses aussi bien et mieux que
+ceux de la Chalosse, il faudra bien reconnaître que cette
+population additionnelle n'est pas venue partager des revenus
+immuables, mais vivre sur des revenus nouveaux, qui se sont formés à
+mesure, lesquels, en toute justice, doivent leur part d'impôt.
+
+M. le Ministre de l'agriculture et du commerce a fait publier une
+statistique de la France. J'y ai relevé avec soin l'état de la
+consommation, dans chacun de nos trois arrondissements. Il est à
+regretter, sans doute, que nous ne puissions pas faire de semblables
+relevés pour chaque canton, et même pour chaque commune; car plus
+nous arriverions à une circonscription qui présentât d'une manière
+tranchée une culture dominante, plus l'effet se rapprocherait de la
+cause. Quoi qu'il en soit, le tableau suivant suffit pour éclairer
+la question qui nous occupe.
+
+CONSOMMATION PAR HABITANT[40].
+
+ [Note 40: Il va sans dire que je n'assume pas sur moi la
+ responsabilité des faits statistiques consignés dans le
+ document officiel.]
+
+ +-------------+----------------------------------+---------------------------------+
+ | | Ier ARRONDISSEMENT. | IIe ARRONDISSEMENT. |
+ | | | |
+ | | Quantités. | Prix. | Valeurs. | Quantités. | Prix. | Valeurs. |
+ | +--------------+--------+----------+--------------+-------+----------+
+ |CÉRÉALES. | | | | | | |
+ | | hect. lit. | fr. c. | fr. c. | hect. lit. | fr. c.| fr. c. |
+ |Froment | 0,55 | 15,20 | 8,36 | 0,97 | 14,90 | 14,45 |
+ |Méteil | 0,09 | 11,20 | 0,90 | 0,10 | 10,40 | 1,04 |
+ |Seigle | 2,26 | 7,93 | 17,92 | 0,37 | 9,24 | 3,42 |
+ |Maïs, millet | 1,70 | 7,12 | 12,10 | 2,62 | 9,13 | 23,82 |
+ | | ------ | | ------- | ------ | |------- |
+ |TOTAUX | 4,60 | | 39,38 | 4,06 | | 42,73 |
+ | | ====== | | ====== | ====== | | ====== |
+ |VIANDES. | | | | | | |
+ | | kil. | | | kil. | | |
+ |Boeuf | 1,66 | 0,70 | 1,16 | 1,52 | 0,65 | 0,99 |
+ |Veau | 0,55 | 0,70 | 0,38-1/2| 0,22 | 0,70 | 0,15 |
+ |Mouton | 1,67 | 0,60 | 1,00 | 0,48 | 0,65 | 0,31 |
+ |Agneau | 0,63 | 0,65 | 0,43 | 0,30 | 0,65 | 0,19-1/2|
+ |Porc | 10,64 | 0,65 | 6,92 | 10,31 | 0,65 | 6,70 |
+ |Chèvre | 0,09 | 0,30 | 0,27 | » | » | » |
+ | | ------- | | -------- | ------- | | -------- |
+ |TOTAUX | 15,24 | | 10,16-1/2| 12,84 | | 8,37-1/2|
+ | | ====== | | ====== | ====== | | ====== |
+ |BOISSONS. | | | | | | |
+ | | hect. lit. | | | hect. lit. | | |
+ |Vin | 2,19 | 7,85 | 17,29 | 0,67 | 8,80 | 6,90 |
+ |Eaux-de-vie | 0,00,_{53}| 45,00 | 0,25 | 0,00,_{22}| 50,00 | 0,11 |
+ | | ------- | | ------ | ------- | | ------ |
+ |TOTAUX | 2,19,_{53}| | 17,54 | 0,67,_{22}| | 7,01 |
+ +=============+==============+========+==========+==============+=======+==========+
+ | |
+ | RÉCAPITULATION. |
+ | |
+ | fr. c. fr. c. |
+ | Céréales 39,28 42,73 |
+ | Viandes 10,16 8,37 |
+ | Boissons 17,54 7,01 |
+ | ------- ------- |
+ | TOTAUX 66,98 48,11 |
+ +----------------------------------------------------------------------------------+
+
+Ce qu'il faut surtout comparer, c'est les consommations du premier
+et du deuxième arrondissement, qui puisent leurs revenus, au moins
+dans une forte proportion, à des sources différentes, puisque l'un
+paie le double pour ses pins que pour ses vignes, et l'autre le
+triple pour ses vignes que pour ses pins.
+
+Or, nous voyons que la consommation annuelle de chaque habitant du
+premier arrondissement dépasse celle de chaque habitant du second,
+de 54 litres pour les céréales, de 2 kil. 40 pour la viande, de 152
+litres pour le vin, et de 21 centilitres pour l'eau-de-vie.
+
+En argent la différence est moins forte, parce que, par des motifs dont
+je ne me rends pas compte, le document officiel porte le seigle, le maïs
+et le vin, à des prix beaucoup plus élevés à Saint-Sever qu'à
+Mont-de-Marsan. Mais cette différence est encore de 8 fr. 87 c., en
+faveur de l'habitant des Landes; et cette somme, multipliée par le
+chiffre de la population du premier arrondissement, en 1836, établit une
+supériorité de consommation, et par conséquent de revenu, de plus de
+800,000 fr. du côté de l'arrondissement qui paie 35,000 fr. de moins de
+contributions en principal.
+
+Cette inégalité dans la répartition de l'impôt se déduit plus
+clairement encore de l'état ci-dessous, qui présente la valeur
+totale des consommations pour les trois arrondissements.
+
+ +------------------+--------------+--------------+-----------+
+ | | MONT-DE-MAR. | SAINT-SEVER. | DAX. |
+ | +--------------+--------------+-----------+
+ | | fr. | fr. | fr. |
+ | Froment | 784,189 | 1,499,908 | 848,371 |
+ | Méteil | 93,251 | 97,573 | 60,375 |
+ | Seigle | 2,175,885 | 357,016 | 775,705 |
+ | Maïs et millet | 1,183,030 | 1,991,262 | 2,746,440 |
+ | Vins | 1,602,970 | 536,782 | 1,059,416 |
+ | Eau-de-vie | 22,000 | 10,000 | 84,000 |
+ | Pommes de terre | 34,164 | 35,405 | 35,627 |
+ | Légumes secs | 28,888 | 37,960 | 47,708 |
+ | Viandes | 906,764 | 749,828 | 1,159,689 |
+ | | | | |
+ | TOTAUX | 6,831,141 | 4,815,734 | 6,817,331 |
+ +------------------+--------------+--------------+-----------+
+
+On voit combien était dans l'erreur M. le Ministre de l'intérieur
+lorsque, pour dissuader le Conseil général de reviser la
+sous-répartition actuelle, il écrivait, le 14 octobre 1836, qu'il
+n'était pas _probable_ qu'il fût survenu de changements marqués dans
+le produit des vignes et des pins. Les faits révèlent une inégalité
+sérieuse et profonde. Ainsi, en céréales, viandes et boissons, il
+est consommé pour une valeur de
+
+ 72 fr. 56 c. par chaque habitant du 1er arrondissement.
+ 64 71 -- -- du 3me --
+ 54 60 -- -- du 2me --
+
+Et cependant, dans les cantons de Saint-Sever, Mugron, Aire, chaque
+habitant paie 3 fr. 24 c. de contribution en moyenne; tandis que
+dans les cantons de Labrit, Parentis, Sore, Mimizan, Sabres, Pissos,
+il ne paie que 1 fr. 86 c., d'où il résulte que pour les premiers de
+ces cantons, _le rapport de l'impôt à la consommation_ est de 5 fr.
+93 c. à 100, tandis qu'il n'est que de 2 fr. 56 c. à 100 pour les
+seconds.
+
+Et il ne faut pas perdre de vue que chacune des trois grandes
+circonscriptions du département admettant les trois cultures dont
+nous recherchons l'influence, ces influences ne nous apparaissent
+que confondues. Il est clair que dans le premier arrondissement, la
+moyenne de 72 fr. 56 c. a été nécessairement dépassée à Parentis,
+Sabres, Arjuzanx, Pissos, etc., si, comme il est permis de le
+croire, elle n'a pas été atteinte à Gabarret et Villeneuve. Ce que
+nous avons dit à cet égard, à propos de la population, s'applique,
+par les mêmes motifs, à la consommation.
+
+Si l'on voulait se donner la peine de condenser en chiffres toutes
+les considérations qui précèdent, voici les résultats auxquels on
+arriverait:
+
+Le contingent de chacune des trois grandes cultures du département
+est de
+
+ 279,724 fr. pour les labourables,
+ 66,396 pour les vignes,
+ 75,888 pour les pins.
+ ----------
+ TOTAL 422,008 fr.
+
+Ce qui implique que chacune d'elles concourt à un revenu de 1,000
+fr., selon le rapport des nombres:
+
+ 663 -- 157 -- 180.
+
+C'est là le rapport qu'il s'agit de rectifier conformément aux
+observations contenues dans les deux paragraphes de cet écrit.
+
+Dans le premier, nous avons vu que les évaluations avaient été
+viciées par l'application de prix moyens inexacts, et d'un taux
+d'intérêt uniforme.
+
+Pour les céréales, on avait adopté le prix commun de 14 fr. 28 c.,
+tandis que les mercuriales, de 1828 à 1836, n'accusent que 12 fr. 52
+c.--Préjudice fait aux labourables: 12-1/3 p. 100.
+
+Pour les vins rouges, on a opéré sur un prix moyen supposé de 42
+fr. Si l'on veut bien se reporter à ce que nous avons dit à ce sujet
+(p. 286), on reconnaîtra qu'il n'y a certes pas exagération à
+évaluer le préjudice fait aux vignes à 10 p. 100.
+
+Pour les résines, on a établi le prix de 2 fr. 50 les 50 kil.
+
+--En le portant à 3 fr. 50 c. on serait encore resté au-dessous de
+la vérité. Les pins ont donc été favorisés dans la proportion de 40
+p. 100.
+
+Rectifiant le revenu des trois cultures selon ces bases, ils sont
+entre eux comme:
+
+ 582 -- 141 -- 252.
+
+D'un autre côté, si l'intérêt à 3 p. 100 pour les labourables et les
+vignes, et 4 p. 100 pour les pins, eût prévalu sur le taux uniforme
+de 3-1/2 p. 100, le revenu des deux premières cultures eût été
+évalué à 16-2/3 p. 100 de moins, et celui de la troisième à 16-2/3
+p. 100 de plus; et leurs forces contributives se seraient trouvées
+proportionnelles aux nombres:
+
+ 553 -- 131 -- 210.
+
+La moyenne entre ces deux bases d'opération est de:
+
+ 567 -- 136 -- 231.
+
+Et par conséquent le contingent de 422,008 fr. se serait réparti
+comme suit:
+
+ Pour les labourables 250,189 fr. au lieu de 279,724
+ Pour les vignes 61,448 -- 66,396
+ Pour les pins 104,371 -- 75,888
+ --------- ---------
+ TOTAUX 422,008 fr. 422,008 fr.
+
+Telle eût dû être la répartition originaire, en supposant qu'il n'a
+pas été commis, sur les _quantités produites_, des erreurs analogues
+à celles que nous avons relevées sur les prix moyens et le taux de
+l'intérêt.
+
+Telle elle devrait être encore, s'il n'était survenu aucun
+changement dans la valeur productive des trois natures de cultures.
+
+Mais dans le second paragraphe de ce travail, nous avons constaté
+que la population, et par induction le revenu, a varié comme suit:
+
+ Les labourables ont _gagné_ 16 p. 100.
+ Les vignes ont _perdu_ 19 --
+ Les pins ont _gagné_ 71 --
+
+Les trois rapports ci-dessus: 567--136--231--doivent donc être
+modifiés selon ces nouvelles données, et remplacés par ceux-ci:
+
+ 657 -- 110 -- 395.
+
+D'où il suit, qu'en définitive le contingent de 422,008 fr. devrait
+se répartir ainsi:
+
+ Labourables 238,603 fr. au lieu de 279,724 fr.
+ Vignes 39,964 -- 66,396
+ Pins 143,441 -- 75,888
+
+En d'autres termes, l'impôt est trop élevé:
+
+ Pour les labourables _d'un sixième._
+ Pour les vignes _de plus d'un tiers._
+ Celui des pins est atténué _de près de moitié._
+
+Je ne puis m'empêcher de soumettre au lecteur, en terminant,
+quelques réflexions qui ne s'écartent pas trop du sujet que je
+traite.
+
+Une détresse effrayante s'est étendue sur une portion considérable
+de notre département et y a si profondément affecté les moyens
+d'existence, que les sources mêmes de la vie en ont été altérées.
+Nous n'avons pas la statistique de toutes les consommations de notre
+arrondissement, mais nous savons que la population ne consacre à ses
+aliments, que 54 fr. au lieu de 72 fr. qu'on y affecte ailleurs.
+Cependant les aliments sont la dernière chose sur laquelle on
+s'avise d'opérer des retranchements. Et comme, d'ailleurs, il
+existe parmi nous une classe aisée qui n'en est pas encore réduite à
+se priver de pain et de vin, il faut en conclure qu'autant cette
+classe dépasse la moyenne de 54 fr., autant les classes laborieuses
+sont éloignées de l'atteindre.
+
+C'est ainsi que s'explique la dépopulation que constatent les
+dénombrements et les actes de l'état civil.
+
+Ce lamentable phénomène se lie à une révolution agricole qui s'opère
+sous nos yeux et qu'on n'a pas assez remarquée.
+
+La superficie des métairies s'était naturellement proportionnée à ce
+qui était nécessaire, pour que la _part colone_ pût faire vivre une
+famille de cultivateurs.
+
+Lorsque, par suite de la dépréciation des produits, cette part est
+devenue insuffisante, le métayer est tombé à la charge du
+propriétaire; et celui-ci s'est vu dans l'alternative ou de laisser
+le domaine sans culture ou de prendre sur sa propre part, déjà
+réduite, de quoi suppléer à celle du colon.
+
+Dès ce moment, l'aliment du métayer a été pesé, mesuré, restreint au
+strict nécessaire. De plus, une tendance prononcée s'est manifestée
+vers l'agrandissement des métairies. Ici des réunions se sont
+opérées; là on a arraché des vignes pour agrandir les labourables.
+Tous ces expédients ont un résultat et même un but commun: _diminuer
+le nombre d'hommes_, rétablir l'équilibre entre la population et les
+subsistances.
+
+Si cette évolution, avec les conséquences qu'elle entraîne, avait
+pour cause quelque cataclysme physique, il faudrait gémir et baisser
+la tête. Mais il n'en est pas ainsi; la Providence ne nous a pas
+retiré ses dons, le ciel de la Chalosse n'est pas devenu d'airain,
+le soleil et la rosée n'ont pas cessé de la féconder. Pourquoi donc
+ne peut-elle plus nourrir ses habitants?
+
+Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver la raison. C'est
+qu'ils ont été dépouillés de la _liberté d'échanger_, la plus
+immédiatement utile à l'homme après la _liberté de travailler_.
+
+C'est donc la _législation_ qui est la cause de nos maux. Les
+manufacturiers nous ont dit: «Vous n'achèterez qu'à nous et à notre
+prix.» Le fisc: «Vous ne vendrez qu'après que j'aurai pris la moitié
+de votre produit.»
+
+_La législation nous tue_, dans le sens le plus absolu du mot; et si
+nous voulons vivre, il faut réformer la législation. (V. _le
+Discours sur l'impôt des boissons_, t. V, p. 468.)
+
+Or une réforme dans la législation ne peut émaner que du corps
+électoral.
+
+Mais comment remplit-il sa mission?
+
+En présence des maux sans nombre qui dépeuplent nos champs et nos
+villes, que fait-il pour modérer l'action du fisc, pour restituer
+aux hommes la faculté d'échanger entre eux, selon leurs intérêts, le
+fruit de leurs sueurs?
+
+Ce qu'il fait? Il remet le mandat législatif à nos adversaires; il
+va chercher des représentants dans les forges, dans les fabriques et
+jusque dans les antichambres.
+
+On entend de toute part proclamer cette doctrine: «Les faveurs sont
+au pillage; bien fou celui qui ne fait pas comme les autres.»
+
+Parmi les hommes qui tiennent ce langage, il en est qui ne songent
+qu'à eux,--je n'ai rien à leur dire. Mais d'autres ne peuvent être
+soupçonnés d'un tel égoïsme; leur fortune les met au-dessus des
+combinaisons d'une ambition mesquine. Une raison sans réplique
+constate, d'ailleurs, leur désintéressement personnel: s'ils
+cherchaient leur propre avancement, ce n'est pas du droit électoral,
+mais de la députation qu'ils se feraient un marchepied; et on les
+voit décliner la candidature.
+
+Ce n'est donc pas à eux-mêmes, mais à l'esprit de localité qu'ils
+sacrifient l'intérêt général. L'intérêt général est une chose
+inaccessible, disent-ils. La machine est montée pour épuiser nos
+malheureux compatriotes; il n'est pas en notre pouvoir de suspendre
+son action, faisons du moins retomber sur eux, sous forme de grâces,
+une partie de ce qu'elle leur arrache.
+
+Mais, je le demande, ces grâces, ces faveurs, quelque multipliées
+qu'on les suppose, ont-elles aucune proportion avec les maux que je
+viens de décrire? Qu'importe à ces paysans que l'inanition décime, à
+ces artisans sans ouvrage, à ces propriétaires dont la plus âpre
+parcimonie peut à peine retarder la ruine, qu'importe à ces victimes
+du fisc et du monopole qu'une sous-préfecture, un siége au Palais,
+aillent payer à l'Électeur en évidence le salaire de son
+apostasie?--Rendez-leur _le droit d'échanger_, et vous aurez plus
+fait pour votre pays que si vous lui aviez concilié la faveur du duc
+de Nemours en personne, ou celle du Roi lui-même!
+
+Vous vous proclamez conservateurs. Vous vous opposez à ce que le
+droit électoral pénètre jusqu'aux dernières couches sociales. Mais
+alors soyez donc les tuteurs intègres de ces hommes frappés
+d'interdiction. Vous ne voulez ni stipuler loyalement pour eux, ni
+qu'ils stipulent légalement pour eux-mêmes, ni qu'ils s'insurgent
+contre ce qui les blesse. Que voulez-vous donc?........... Il n'y a
+qu'un terme possible à leurs souffrances,--et ce terme, les tables
+de la mortalité le laissent assez entrevoir.
+
+ +---------------------------------------------------------------+
+ | RÉGION DES PINS. |
+ +----------------------+---------------------+------------------+
+ | | CULTURES. | POPULATION. |
+ | COMMUNES. +------------+--------+--------+---------+
+ | |Labourables.| Pins. | 1804. | 1841. |
+ +----------------------+------------+--------+--------+---------+
+ | | hect. | hect. | hab. | hab. |
+ | Mimizan | 278 | 1,322 | 479 | 852 |
+ | Onesse | 367 | 4,728 | 687 | 1,008 |
+ | Lesperon | 670 | 5,190 | 683 | 1,060 |
+ | Pontenx | 392 | 2,661 | 740 | 1,486 |
+ | Mezos | 666 | 4,345 | 809 | 1,286 |
+ | Saint-Paul en B. | 259 | 1,736 | 348 | 772 |
+ | Comenzacq | 321 | 1,595 | 522 | 663 |
+ | Escource | 468 | 4,396 | 673 | 1,180 |
+ | Pissos | 600 | 3,500 | 1,477 | 2,066 |
+ | Parentis | 550 | 4,500 | 1,181 | 1,788 |
+ | Sainte-Eulalie | 180 | 2,000 | 271 | 475 |
+ | Ichoux | 300 | 4,000 | 542 | 841 |
+ | Gourbera | 194 | 979 | 206 | 303 |
+ | Labenne | 297 | 1,215 | 392 | 526 |
+ | Moliets | 154 | 1,643 | 293 | 404 |
+ | Messange | 226 | 2,332 | 321 | 430 |
+ | Magescq | 847 | 4,113 | 923 | 1,606 |
+ | Seignosse | 210 | 2,089 | 334 | 458 |
+ | Léon | 620 | 2,750 | 931 | 1,402 |
+ | Linx | 750 | 4,050 | 650 | 1,074 |
+ | Lit et Mix | 920 | 3,800 | 970 | 1,483 |
+ | Vieille-Saint-Girons | 580 | 2,400 | 131 | 608 |
+ | | | | | |
+ | | ------ | ------ | ------ | ------ |
+ | Totaux | 9,849 | 65,344 | 13,573 | 21,771 |
+ | |
+ | _Rapport des cultures:_ 7/8 pins, 1/8 labourables. |
+ | |
+ | _Mouvement de la population:_ Augmentation, 60 p. 100. |
+ | |
+ +---------------------------------------------------------------+
+
+ +---------------------------------------------------------------+
+ | RÉGION DES PINS. |
+ +----------------------+---------------------+------------------+
+ | | CULTURES. | POPULATION. |
+ | COMMUNES. +------------+--------+--------+---------+
+ | |Labourables.| Pins. | 1804. | 1841. |
+ +----------------------+------------+--------+--------+---------+
+ | | hect. | hect. | hab. | hab. |
+ | Geloux | 578 | 1,321 | 660 | 815 |
+ | Aureilhan | 116 | 388 | 217 | 305 |
+ | Bias | 74 | 281 | 107 | 169 |
+ | Argelouse | 160 | 1,000 | 329 | 396 |
+ | Calen | 320 | 2,000 | 533 | 600 |
+ | Luxey | 1,000 | 3,500 | 1,244 | 1,532 |
+ | Sore | 1,000 | 3,000 | 1,145 | 1,780 |
+ | Sabres | 1,042 | 2,705 | 1,679 | 2,524 |
+ | Lue | 314 | 2,103 | 503 | 790 |
+ | Trenzacq | 335 | 1,203 | 610 | 727 |
+ | Belhade | 200 | 1,200 | 384 | 518 |
+ | Moussey | 350 | 2,000 | 659 | 945 |
+ | Sagnac | 700 | 2,500 | 1,178 | 1,636 |
+ | Richet | 150 | 1,500 | 206 | 330 |
+ | Biscarrosse | 500 | 4,000 | 1,367 | 1,547 |
+ | Gastes | 70 | 800 | 211 | 259 |
+ | Sanguinet | 300 | 2,500 | 715 | 960 |
+ | Saint-Yaguen | 671 | 1,311 | 479 | 892 |
+ | Rion | 1,019 | 2,717 | 1,280 | 1,537 |
+ | Laluque | 596 | 1,227 | 560 | 698 |
+ | Saint-Vincent de Tyrosse| 385 | 466 | 558 | 754 |
+ | Herm | 558 | 2,578 | 783 | 851 |
+ | Cap-Breton | 182 | 793 | 586 | 968 |
+ | Soustons | 1,358 | 2,513 | 2,516 | 2,783 |
+ | Azur | 164 | 901 | 190 | 304 |
+ | Saint-Geours | 717 | 1,321 | 899 | 1,420 |
+ | Tosse | 316 | 752 | 493 | 698 |
+ | Sorts | 139 | 599 | 217 | 266 |
+ | Castets | 650 | 2,450 | 977 | 1,615 |
+ | Lévignac | 420 | 1,950 | 723 | 959 |
+ | Saint-Julien | 760 | 3,000 | 884 | 1,123 |
+ | Saint-Michel | 410 | 2,100 | 162 | 217 |
+ | Taller | 480 | 1,500 | 332 | 527 |
+ | | ------ | ------ | ------ | ------ |
+ | TOTAUX | 16,034 | 60,879 | 23,416 | 31,405 |
+ | |
+ | _Rapport des cultures:_ 4/5 pins, 1/5 labourables. |
+ | |
+ | _Mouvement de la population:_ Augmentation, 34 p. 100. |
+ | |
+ +---------------------------------------------------------------+
+
+ +-------------------------------------------------------+
+ | RÉGION DES LABOURABLES. |
+ +-----------------------------------+-------------------+
+ | | POPULATION. |
+ | COMMUNES. +--------+----------+
+ | | 1804. | 1841. |
+ +-----------------------------------+--------+----------+
+ | | hab.| hab. |
+ | Vielle-Soubiran | 273 | 471 |
+ | Grenade | 1,368 | 1,500 |
+ | Vignau | 605 | 601 |
+ | Cazères | 1,026 | 948 |
+ | Bordères | 159 | 524 |
+ | Losse | 711 | 1,027 |
+ | Estigarde | 267 | 307 |
+ | Lubbon | 361 | 420 |
+ | Cauna | 695 | 674 |
+ | Bas-Mauco | 223 | 202 |
+ | Renung | 1,110 | 945 |
+ | Duhort | 1,067 | 1,129 |
+ | Bahus | 549 | 533 |
+ | Latrille | 257 | 307 |
+ | Saint-Agnet | 352 | 385 |
+ | Lacajunte | 301 | 339 |
+ | Arboucave | 306 | 394 |
+ | Philondenx | 503 | 604 |
+ | Miramont | 832 | 927 |
+ | Samadet | 1,370 | 1,456 |
+ | Gouts | 538 | 475 |
+ | Pomarez | 1,765 | 2,115 |
+ | Saint-Martin-Juza | 1,974 | 2,515 |
+ | Saint-Larant | 664 | 855 |
+ | Biaudos | 694 | 834 |
+ | Orthevielle | 698 | 869 |
+ | Lannes | 921 | 1,131 |
+ | Saint-Martin | 1,101 | 1,340 |
+ | Onard | 321 | 370 |
+ | Lier | 371 | 509 |
+ | Vic | 290 | 344 |
+ | Saint-Cricq | 825 | 1,119 |
+ | Sainte-Colombe | 729 | 791 |
+ | | ------ | ------ |
+ | TOTAUX | 23,228 | 26,960 |
+ | |
+ | _Rapport des cultures:_ Tout labourables. |
+ | |
+ | _Mouvement de la population:_ Augmentation, 16 p. 100.|
+ | |
+ +-------------------------------------------------------+
+
+ +------------------------------------------------------+
+ | RÉGION DES VIGNES. |
+ +-------------------+----------------+-----------------+
+ | | CULTURES. | POPULATION. |
+ | COMMUNES. +----------------+--------+--------+
+ | | Labourables. | 1804. | 1841. |
+ | | |Vignes.| | |
+ +-------------------+--------+-------+--------+--------+
+ | | hect. | hect.| hab. | hab. |
+ | Bascons | 409 | 290 | 1,067 | 1,033 |
+ | Saint-Julien | 278 | 192 | 398 | 446 |
+ | Arthez | 284 | 214 | 408 | 449 |
+ | Fréche | 726 | 349 | 894 | 929 |
+ | Perquie | 764 | 272 | 748 | 775 |
+ | Audignon | 408 | 98 | 617 | 578 |
+ | Montgaillard | 1,446 | 314 | 2,126 | 1,977 |
+ | Larbey | 202 | 116 | 383 | 508 |
+ | Lahosse | 276 | 107 | 583 | 613 |
+ | Saint-Loubouer | 883 | 232 | 1,321 | 1,267 |
+ | Vielle | 638 | 140 | 858 | 895 |
+ | Urgons | 504 | 62 | 695 | 703 |
+ | Castelnau-Turs | 472 | 99 | 505 | 590 |
+ | Bastennes | 200 | 100 | 512 | 482 |
+ | Pouillon | 1,520 | 506 | 3,060 | 3,163 |
+ | Gibret | 110 | 76 | 237 | 292 |
+ | Poyartin | 590 | 170 | 970 | 983 |
+ | | ----- | ----- | ------ | ------ |
+ | TOTAUX | 9,170 | 3,337 | 15,382 | 15,683 |
+ | |
+ | _Rapport des cultures:_ 2/3 labourables, 1/3 vignes. |
+ | |
+ | _Augmentation de la population:_ 2 p. 100. |
+ | |
+ +------------------------------------------------------+
+
+ +------------------------------------------------------+
+ | RÉGION DES VIGNES. |
+ +-------------------+----------------+-----------------+
+ | | CULTURES. | POPULATION. |
+ | COMMUNES. +----------------+--------+--------+
+ | | Labourables. | 1804. | 1841. |
+ | | |Vignes.| | |
+ +-------------------+--------+-------+--------+--------+
+ | | hect. | hect. | hab. | hab. |
+ | Banos | 185 | 130 | 595 | 383 |
+ | Montaut | 470 | 274 | 1,060 | 1,180 |
+ | Mugron | 348 | 446 | 2,388 | 2,190 |
+ | Hauriet | 271 | 158 | 746 | 541 |
+ | Nerbis | 79 | 125 | 402 | 545 |
+ | Saint-Aubin | 317 | 240 | 930 | 809 |
+ | Baigts | 350 | 235 | 1,034 | 987 |
+ | Donzacq | 200 | 180 | 1,271 | 1,349 |
+ | Montfort | 190 | 350 | 1,574 | 1,644 |
+ | Gamarde | 480 | 310 | 1,194 | 1,336 |
+ | Laurède | 100 | 195 | 844 | 769 |
+ | Lourquen | 180 | 120 | 380 | 416 |
+ | Nousse | 80 | 110 | 390 | 393 |
+ | Poyanne | 100 | 140 | 563 | 558 |
+ | Saint-Geours | | | | |
+ | d'Auribat | 240 | 310 | 773 | 849 |
+ | Brassempouy | 600 | 150 | 1,023 | 1,016 |
+ | Momuy | 528 | 103 | 700 | 792 |
+ | Betbezer | 118 | 248 | 401 | 355 |
+ | Parleboscq | 870 | 991 | 1,330 | 1,359 |
+ | Lagrange | 389 | 340 | 612 | 604 |
+ | Mauvezin | 148 | 132 | 287 | 290 |
+ | Gaujacq | 400 | 130 | 927 | 960 |
+ | | ----- | ----- | ------ | ------ |
+ | TOTAUX | 6,643 | 5,417 | 20,224 | 19,325 |
+ | |
+ | _Rapport des cultures:_ 1/2 labourables, 1/2 vignes. |
+ | |
+ | _Mouvement de la population:_ Diminution, 4 p. 100. |
+ | |
+ +------------------------------------------------------+
+
+
+
+
+MÉLANGES
+
+DE L'INFLUENCE DES TARIFS FRANÇAIS ET ANGLAIS
+
+SUR L'AVENIR DES DEUX PEUPLES[41].
+
+ [Note 41: Extrait du _Journal des Économistes_, nº d'octobre
+ 1844. (_Note de l'éditeur._)]
+
+ «Que si, pour démentir mes assertions, on les appelait du nom
+ d'utopies, nom merveilleusement propre à faire reculer les
+ esprits timides et à les enfoncer dans l'ornière de la routine,
+ j'inviterais ceux qui me répondraient ainsi à considérer
+ attentivement tout ce qui s'est fait depuis quelques années et ce
+ qui se fait encore aujourd'hui en Angleterre, et à dire ensuite
+ si, de bonne foi, on ne peut aussi bien le réaliser en France.»
+ (Prince de Joinville, _Notes sur l'état des forces navales_,
+ etc.)
+
+
+La France s'engage chaque année davantage dans le régime protecteur.
+
+L'Angleterre s'avance, de session en session, vers le régime de la
+liberté du commerce.
+
+Je me pose cette question:
+
+Quelles seront pour ces deux nations les conséquences de deux
+politiques si opposées?
+
+Une explication préliminaire est nécessaire.
+
+On verra, dans la suite de cet écrit, que je ne sépare pas le régime
+protecteur du système des _colonies à monopole réciproque_. Voici
+pourquoi:
+
+La protection a pour objet d'assurer des consommateurs à l'industrie
+nationale. Or, «les gouvernements, disait M. de Saint-Cricq, alors
+ministre du commerce, ne pouvant _disposer que des consommateurs
+soumis à leurs lois_, ce sont ceux-là qu'ils s'efforcent de réserver
+au travail de leurs producteurs.» Si, par la protection, les
+gouvernements entendent _disposer des consommateurs soumis à leurs
+lois_, par les colonies ils s'efforcent de _soumettre à leurs lois
+des consommateurs dont ils puissent disposer_. Une de ces politiques
+conduit à l'autre; toutes deux émanent de la même idée, procèdent de
+la même théorie, et ne sont, si je puis le dire, que les deux
+aspects, intérieur et extérieur, d'une combinaison identique.
+
+Cela posé, j'ai à établir deux faits.
+
+1º La France s'engage de plus en plus dans la _vie artificielle_ de
+la protection.
+
+2º L'Angleterre s'avance graduellement vers la _vie naturelle_ de la
+liberté.
+
+J'aurai ensuite à résoudre cette question:
+
+3º Quelles seront, sur la _prospérité_, la _sécurité_ et la
+_moralité_ des deux peuples, les conséquences de la situation dans
+laquelle ils aspirent à se placer?
+
+
+§ I.--Que la France développe, à chaque session, le régime
+protecteur, c'est ce qui résulte surabondamment des dispositions qui
+viennent périodiquement prendre place dans le vaste Bulletin de ses
+lois.
+
+Depuis deux ans, elle a exclu les tissus étrangers de l'Algérie,
+élevé les droits sur les fils anglais, renforcé le monopole du sucre
+au profit des Antilles, et la voilà sur le point de repousser, par
+aggravation de taxes, les machines et le sésame.
+
+Un mot sur chacune de ces mesures.
+
+On a repoussé de l'Algérie les produits étrangers. «C'est bien le
+moins, dit-on, que nous exploitions exclusivement une conquête qui
+nous coûte si cher.» Mais, en premier lieu, forcer la jeune colonie
+d'acheter cher ce qu'elle pourrait obtenir à bon marché, restreindre
+ses échanges et par suite ses exportations, est-ce bien là
+favoriser sa prospérité? D'un autre côté, une telle mesure
+n'est-elle pas le germe du contrat colonial, de ce contrat que j'ai
+nommé _à monopole réciproque_, honte et fardeau des peuples
+modernes, si inférieurs à cet égard aux nations antiques? Nous nous
+réservons le monopole en Algérie; c'est fort bien. Mais
+qu'aurons-nous à répondre aux colons, quand ils demanderont, par
+réciprocité, à exercer un semblable monopole chez nous?
+Manquaient-ils déjà de raisons spécieuses à faire valoir, et
+fallait-il leur en fournir d'irrécusables? Le jour n'est pas éloigné
+où ils nous diront: Vous nous forcez à acheter vos tissus; achetez
+donc nos laines; nos soies, nos cotons. Vous ne voulez pas que vos
+produits rencontrent chez nous de concurrence; éloignez donc la
+concurrence qui attend les nôtres sur vos marchés. Ne sommes-nous
+pas Français? N'avons-nous pas autant de droits que les planteurs
+des Antilles à une juste réciprocité? Nous payons les capitaux à 10
+pour 100; nous travaillons d'un bras et combattons de l'autre:
+comment pourrions-nous lutter contre des concurrences prospères et
+paisibles? Prohibez donc les cotons des États-Unis, les soies
+d'Italie, les laines d'Espagne, si vous ne voulez étouffer dans son
+berceau une colonie arrosée de tant de sueurs, de tant de sang et de
+tant de larmes.--En vérité, j'ignore ce que la métropole aura à
+répondre. Sans cette malencontreuse ordonnance, nous aurions résisté
+à de telles exigences sans blesser la justice ni l'équité.
+
+Vous êtes libres, dirions-nous aux colons, de porter ou de ne pas
+porter vos capitaux en Afrique; c'est à vous de calculer les chances
+relatives de leur placement au delà ou en deçà de la Méditerranée.
+Libres d'acheter et de vendre selon vos convenances, vous êtes sans
+droit pour réclamer de notre part l'aliénation d'une semblable
+liberté.
+
+Aujourd'hui de telles paroles ne seraient que mensonge et dérision.
+
+Mais qu'ai-je besoin de prévoir l'avenir? Il est si vrai que tout
+privilége métropolitain implique un privilége colonial correspondant,
+que l'ordonnance à laquelle je fais allusion nous a déjà engagés dans
+cette voie. Écoutons M. le ministre du commerce (_Exposé des motifs de
+la loi des douanes_, page 37; séance du 26 mars 1844).
+
+«Pour nos produits, le régime de l'Algérie est la franchise entière
+de toute taxe d'importation. Pour les marchandises étrangères, le
+tarif était en général du quart du tarif métropolitain; il a été
+élevé au tiers..... En outre, plusieurs produits fabriqués
+(étrangers)..... ont reçu des taxes particulières propres à donner
+une impulsion nouvelle à nos exportations.»
+
+Voilà pour le privilége de la métropole à l'égard de la colonie.
+Voici maintenant pour le privilége de la colonie vis-à-vis de la
+métropole:
+
+«Pour imprimer à nos transactions commerciales, en Afrique,
+l'activité qu'elles peuvent avoir, _il ne suffit pas d'y protéger
+nos produits, il faut encore que la consommation française s'ouvre_
+aux principales denrées que peuvent nous fournir et la colonisation
+européenne qui se développe, et la population indigène _rangée sous
+nos lois_. Nous avons dans ce but, par une autre ordonnance, dégrévé
+de moitié la généralité des produits dont la culture et le commerce
+de l'Algérie sont en mesure de pourvoir la métropole.
+
+Ainsi la première mesure que j'examine, quoiqu'en elle-même elle
+puisse paraître de peu d'importance, a cependant une immense
+gravité; car elle est la première pierre d'un édifice monstrueux
+qui, je le crains, prépare à la France un long avenir de difficultés
+et d'injustices.
+
+On a élevé les droits sur les fils et tissus de lin de provenance
+anglaise. Ici c'est plus que de la protection, c'est de l'hostilité.
+Quelle arme dangereuse que celle des _droits différentiels_! quelle
+source de jalousies, de rancunes, de représailles! quel arsenal de
+notes diplomatiques! quel fardeau, quelle responsabilité pour les
+ministres! Que dirions-nous si les Espagnols décrétaient que les
+draps du monde entier seront reçus chez eux au droit de 25 pour 100,
+_excepté les draps français_, qui payeront 50 pour 100?
+
+Cette seconde mesure a donc, de même que la précédente, une haute
+portée comme doctrine, comme symptôme, à cause du nouveau droit
+public qu'elle introduit dans les relations internationales.
+Puisse-t-il n'être pas fécond en tempêtes!
+
+Je ne reviendrai pas sur la lutte des deux sucres et sur la loi qui
+leur a imposé une trêve éphémère plutôt qu'une paix durable. Je
+dirai seulement que, puisqu'on trouvait que les prix du monopole
+étaient un trop puissant excitant pour le sucre indigène, une chaude
+atmosphère dans laquelle il se développait avec trop de rapidité, il
+y avait un moyen simple de faire rentrer la jeune industrie dans le
+droit commun et dans les conditions naturelles; c'était d'abolir ou
+du moins d'amoindrir le monopole; c'est-à-dire de diminuer les
+droits sur les sucres coloniaux et étrangers. Par là, on aurait
+satisfait les colonies, étendu nos relations commerciales, favorisé
+la consommation et par suite le placement des sucres rivaux; enfin,
+et par-dessus tout, on aurait fait justice au public, que
+malheureusement on oublie sans cesse dans ces sortes de questions,
+ou dont on ne se souvient que pour en _disposer_, selon l'heureuse
+expression de M. de Saint-Cricq, et _le réserver_, comme une proie,
+_aux producteurs_. Cette mesure n'aurait pas froissé les fabricants
+de sucre de betterave plus que celle qu'on a adoptée, et elle aurait
+eu l'avantage, comme tout ce qui porte un caractère évident de
+justice et d'utilité générale, d'arrêter la plainte sur les lèvres
+de ceux-là mêmes qu'elle aurait atteints. La nouvelle industrie se
+serait tenue pour avertie que le public n'avait pas d'engagement
+envers elle; et ayant en perspective le régime de la liberté, elle
+aurait su du moins dans quelles conditions elle devait vivre. C'eût
+été à elle à s'y renfermer, et il eût été bien entendu que s'il lui
+convenait de s'étendre au delà, c'était à ses périls et risques.
+L'État anéantissait ainsi toutes les difficultés ultérieures. Au
+lieu de cela, on a mieux aimé maintenir le monopole au sucre
+colonial et étouffer le sucre indigène sous le fardeau des
+taxes[42].
+
+ [Note 42: V. _Deux modes d'égalisation des taxes_, t. II, p.
+ 222. (_Note de l'éditeur._)]
+
+Bien plus, le gouvernement français n'a pas craint de proposer
+l'_interdiction absolue_ de cette fabrication, principe monstrueux
+qui renferme virtuellement la mort légale de toute liberté
+industrielle et de tous les progrès de l'esprit humain. Je sais
+qu'on me dira que l'abaissement des droits sur les sucres étrangers
+et coloniaux eût laissé un vide au Trésor. J'en doute; mais, après
+tout, c'est précisément ce que je veux prouver, savoir: qu'en
+France, on fait si bon marché de la liberté du travail et de
+l'échange, qu'on la sacrifie en toute rencontre et à la plus frivole
+considération.
+
+Voici maintenant qu'on propose d'augmenter les droits sur les
+machines. Sans doute on trouve que notre industrie manufacturière
+n'a pas assez de difficultés à vaincre, puisqu'on veut lui imposer
+des machines coûteuses et imparfaites? «Mais, dit-on, on fait en
+France des machines excellentes et à bon marché.» Alors, à quoi bon
+la protection? Messieurs les industriels ont double face, comme
+Janus. S'agit-il d'obtenir des médailles, des primes d'encouragement
+ou simplement de recruter des actionnaires, oh! alors ils sont
+magnifiques; ils ont poussé leurs procédés à un point de perfection
+inespéré; il n'y a pas de rivalité possible, et ils auront chaque
+année 100 pour 100 à donner à leurs bailleurs de fonds. Mais est-il
+question de monopole, de protection, ils se font petits, malhabiles,
+inintelligents, toute concurrence les importune; et s'il fallait en
+croire leur modestie, il y aurait plus de science dans le petit
+doigt d'un ouvrier anglais que dans toutes les têtes du comité
+Mimerel.
+
+Ce qui s'est passé à l'occasion des machines vaut la peine d'être
+raconté. Il y a trois ans, un membre du Parlement anglais vint à
+Paris pour négocier le traité de commerce. À cette époque,
+l'Angleterre prélevait des droits élevés sur l'exportation des
+machines. Le négociateur français vit là un obstacle au traité. On
+était d'accord sur le reste: l'Angleterre recevait nos vins; nous
+admettions sa poterie et sa coutellerie. «Mais, disait-on au député
+de la Grande-Bretagne, la France manque de machines, surtout de
+métiers à filer et à tisser le lin. Pour le coton, nous pourrions à
+la rigueur nous suffire; mais pour le lin, il est indispensable que
+vous nous laissiez arriver vos métiers francs de droits.» M. Bowring
+revint en Angleterre. On réunit les filateurs de lin, et on leur
+demanda s'ils renonceraient au monopole des machines anglaises. Ils
+y consentirent, et la difficulté était levée, lorsque, comme on le
+sait, le traité échoua devant la résistance des fabricants du Nord
+et par des considérations politiques qu'il est inutile de rappeler.
+
+Qu'est-il arrivé cependant? La réforme commerciale de 1842 a balayé,
+en Angleterre, les droits d'exportation sur les machines. Nous
+voilà, sans condition, en possession de cet avantage que nous
+réclamions avec tant d'insistance. Nos filatures de lin et de coton
+vont avoir enfin des machines excellentes, franches de droit. Mais
+voici bien une autre affaire. M. Cunin-Gridaine réclame un droit
+prohibitif sur ces machines tant désirées, et, chose qui passe toute
+croyance, les métiers à filer le coton, dont on pouvait se passer,
+ne payeront que 30 francs par 100 kilogrammes, et les métiers à
+filer le lin, dont on était si envieux, auront à supporter un droit
+de 50 francs! Mais telle est la nature de la protection: elle laisse
+entrer ce dont nous n'avons que faire et repousse ce dont nous avons
+le plus besoin.
+
+Je ne rappellerai ici la proposition faite par le ministre des
+finances, d'élever les droits sur le sésame, que parce que le génie
+de la protection, ou plutôt du monopole, s'y montre dans toute sa
+nudité. C'est lui sans doute qui a inspiré les mesures que je viens
+d'examiner, mais secrètement pour ainsi dire, en s'environnant de
+prétextes, en mettant ses intérêts et ses vues derrière des
+questions fiscales et coloniales. Mais quant au sésame, il n'y a pas
+moyen d'invoquer le patriotisme, l'orgueil national, les besoins de
+la navigation, la haine de l'étranger, etc., etc. Il faut bien
+avouer franchement qu'on élève le droit uniquement _parce que le
+sésame rend plus d'huile que le colza_. On avait cru que cette
+graine rendait 20 pour 100 d'huile, et on l'avait soumise à un droit
+égal à 1. On s'aperçoit que ce rendement est de 40 pour 100, et l'on
+élève le droit à 2. Si plus tard une autre plante se présente qui
+donne 60 pour 100, on portera le droit à 3 ou 4, et ainsi de suite,
+repoussant les produits en proportion de ce qu'ils sont riches et
+précisément parce qu'ils sont riches. C'est bien là le caractère de
+la protection dans toute sa sincérité, débarrassée des prétextes,
+des sophismes, des faux exposés sous lesquels elle se déguise quand
+elle le peut. Ici elle se présente toute franche et toute nue. Ici
+le monopole ne prend pas des voies tortueuses; il dit: L'étranger
+possède un végétal riche et productif; c'est un bienfait de la
+nature qu'il veut partager avec mon pays. Mais moi j'ai une plante
+relativement pauvre, inféconde, et je veux forcer mon pays à s'en
+contenter. Le consommateur est une matière inerte dont le
+gouvernement _dispose_; j'entends qu'il _le réserve_ à mes
+produits.--Et le gouvernement d'accéder à l'injonction.
+
+J'ai examiné la politique du gouvernement français, en matière de
+douanes et d'échanges internationaux, politique manifestée par une
+foule de mesures restrictives; et comme, à ce que je crois, on ne
+pourrait pas en citer une seule prise par lui dans un sens libéral,
+je suis fondé à dire que _la France s'engage chaque année davantage
+dans le régime de la protection_. C'est la première proposition que
+j'avais à établir.
+
+Toutefois ce n'est point en vue de ces modifications rétrogrades que
+j'énonce cette proposition, sous une forme aussi générale. Je ne
+suis pas de ceux qui pensent qu'on peut conclure de quelques actes
+du gouvernement à la persistance d'un système. Les gouvernements ne
+sont pas toujours l'expression de l'opinion publique. Souvent même
+ces deux puissances agissent momentanément en sens contraire; et
+comme nos constitutions modernes ont pour objet de faire tôt ou tard
+triompher l'opinion, je ne me hasarderais pas à dire, en vue de
+quelques ordonnances restrictives, que la France tend à s'isoler des
+autres nations, si je pouvais penser que l'opinion désapprouve ces
+mesures.
+
+Mais il n'en est pas ainsi. Loin que les mesures dont je viens de
+parler aient été prises contrairement au voeu public, je suis porté
+à croire qu'en les adoptant, l'administration a obéi, et peut-être
+avec répugnance, à la toute-puissance de l'opinion; et puisque c'est
+à elle surtout qu'appartient l'avenir, il doit m'être permis
+d'étudier le rôle qu'elle joue dans la question qui nous occupe.
+
+Les économistes se plaisent à représenter le système prohibitif comme un
+édifice antique, vermoulu, qui croule de toutes parts: «Soutenu,
+disent-ils, par quelques intérêts privilégiés, il pèse sur les masses,
+et il porte en lui-même tous les éléments d'une prochaine destruction.»
+Ils ont raison sans doute d'attribuer de grandes et générales
+souffrances à ce système; mais ils me semblent se faire complétement
+illusion quand ils s'imaginent que ces souffrances sont clairement
+aperçues par les masses et distinctement rattachées à la cause qui les
+produit. Il n'est plus vrai de dire que le monopole ne rallie à lui que
+quelques intérêts isolés; il est devenu malheureusement le patrimoine de
+toutes les grandes industries, et particulièrement de celles qui
+confèrent l'influence politique. «Protéger, disait encore M. de
+Saint-Cricq, dans l'exposé des motifs de la loi qui organisa et
+consolida définitivement le régime prohibitif en France; protéger
+l'industrie agricole, toute l'industrie agricole, l'industrie
+manufacturière, toute l'industrie manufacturière, c'est le cri qui
+retentira toujours dans cette Chambre.» On ne sait pourquoi le ministre
+oublie de parler de l'industrie commerciale, puisque la navigation a
+aussi sa large part de protection.
+
+Ainsi les agriculteurs, les propriétaires, les manufacturiers, les
+capitalistes qui leur font des avances, les armateurs, les ouvriers
+des fabriques, les fermiers et métayers, les marins, les classes les
+plus influentes et les plus nombreuses ont été rattachées au régime
+restrictif. Sans doute la protection, dont l'injustice est évidente
+quand elle est le privilége de quelques-uns, devient illusoire quand
+elle s'exerce _par tous sur tous_. Mais il arrive alors que, chacun
+fermant les yeux sur les monopoles qu'il subit pour conserver celui
+qu'il exerce, le système entier jette dans tous les esprits des
+racines profondes.
+
+Sur quel fondement alléguerait-on que l'opinion publique est
+favorable en France à la liberté du commerce, quand on ne pourrait
+pas citer _une seule parole_ prononcée dans l'une ou l'autre Chambre
+en faveur de cette liberté, si ce n'est peut-être l'exclamation d'un
+député? De toutes les parties de l'enceinte législative, on
+réclamait des _représailles_ contre le nouveau tarif des États-Unis:
+«Il n'est pas bien certain, dit un député, que les représailles ne
+soient aussi funestes à ceux qui s'en servent qu'à ceux contre qui
+on les dirige.» Ce député était sans doute de l'opposition dite
+_avancée_? Point du tout: c'était M. Guizot.
+
+L'amour du monopole, le penchant à exploiter le public paraît être
+enfoncé si avant dans nos moeurs, qu'il se montre là où on
+s'attendrait le moins à le trouver. Les négociants, ne faisant de
+profits que sur les échanges et les transports, devraient, ce
+semble, être ennemis de tout ce qui tend à les restreindre. Eh bien,
+dans des pétitions émanées de Bordeaux, du Havre, de Nantes,
+pétitions dirigées contre les restrictions commerciales, après avoir
+fait parade des doctrines les plus larges, ils ont trouvé le moyen
+de réclamer pour eux un privilége, et sous une forme assurément peu
+déguisée. Ils demandaient que, par une combinaison de tarifs, les
+produits lointains fussent astreints à voyager _à l'état le plus
+grossier_, afin de fournir plus d'aliment à la navigation. (V. pages
+240 et suiv.)
+
+Aux causes générales qui tendent à perpétuer chez nous l'esprit de
+monopole, il faut en ajouter une particulière, qui agit avec tant
+d'efficacité qu'elle mérite d'être dévoilée.
+
+Chez les peuples constitutionnels, la vraie mission de l'opposition
+est de propager, de populariser les idées progressives, de les faire
+pénétrer d'abord dans les intelligences, ensuite dans les moeurs, et
+enfin dans les lois. Ce n'est point là proprement l'oeuvre du
+pouvoir. Celui-ci résiste au contraire; il ne concède que ce qu'on
+lui arrache, il ne trouve jamais assez longue la quarantaine qu'il
+fait subir aux _innovations_, afin d'être assuré qu'elles sont des
+_améliorations_. Or, il est malheureusement entré dans les
+combinaisons des chefs de l'opposition de déserter les idées
+libérales, en matière de relations internationales, en sorte qu'on
+ne voit plus par quel côté pourrait nous arriver la liberté du
+commerce.
+
+Cet état des choses politiques étant donné, il est aisé d'imaginer
+tout le parti qu'ont dû en tirer les industries privilégiées. Elles
+n'ont plus perdu leur temps à systématiser le monopole, à opposer
+_la théorie de la restriction à la théorie de l'échange_. Non, le
+privilége a compris ce qui pouvait prolonger son existence; il a
+compris que, pour prévenir tout traité de commerce, toute union
+douanière, pour continuer à puiser paisiblement dans les poches du
+public, il fallait _irriter_ les peuples les uns contre les autres,
+empêcher toute fusion, tout rapprochement, les tenir séparés par des
+difficultés politiques, et rendre une conflagration générale
+toujours imminente. Dès lors, au moyen de ses comités, de ses
+cotisations, il a porté toutes ses forces, toute son activité, toute
+son influence du côté _des haines nationales_. Il a soudoyé le
+journalisme parisien, lui créant ainsi un intérêt pécuniaire, outre
+l'intérêt de parti, à envenimer les questions extérieures; et l'on
+peut dire que cette monstrueuse alliance a détourné notre pays des
+voies de la civilisation.
+
+Au milieu de ces circonstances la presse départementale, la presse
+méridionale surtout, eût pu rendre de grands services; mais soit
+qu'elle n'ait pas aperçu le mobile de ces machiavéliques intrigues,
+soit que tout cède en France à la crainte de _paraître_ faiblir
+devant l'étranger, toujours est-il qu'elle a niaisement uni sa voix
+à celle des journaux stipendiés; et aujourd'hui le privilége peut se
+croiser les bras en voyant les hommes du Midi, hommes spoliés et
+exploités, faire son oeuvre comme il eût pu la faire lui-même, et
+consacrer toutes les ressources de leur intelligence, toute
+l'énergie de leurs sentiments à consolider les entraves, à perpétuer
+les extorsions qu'il lui plaît de nous infliger.
+
+Cette faiblesse a porté ses fruits. Pour repousser les accusations
+dont il est accablé, le gouvernement n'avait qu'une chose à faire,
+et il l'a faite. Il a sacrifié une portion du pays.
+
+Qu'on se rappelle le fameux discours de M. Guizot (29 février 1844).
+M. le ministre lui-même oserait-il dire qu'il y a injustice à le
+paraphraser ainsi:
+
+«Vous dites que je soumets ma politique à la politique anglaise;
+mais voyez mes actes.
+
+«Il était juste de rendre aux Français _le droit d'échanger_
+confisqué par quelques privilégiés; j'ai voulu entrer dans cette
+voie par des traités de commerce. Mais on a crié: _À la trahison!_
+et j'ai rompu les négociations.
+
+«S'il faut que les Français achètent au dehors des fils et tissus de
+lin, je pensais qu'il valait mieux pour eux en obtenir _plus que
+moins_, pour un prix donné. Mais on a crié: _À la trahison!_ et j'ai
+établi des droits différentiels.
+
+«Il était de l'intérêt de notre jeune colonie africaine d'être
+pourvue, à bas prix, de toutes choses, afin de croître et prospérer.
+Mais on a crié: _À la trahison!_ et j'ai livré l'Algérie au
+monopole.
+
+«L'Espagne aspirait à secouer le joug d'une de ses provinces;
+c'était son intérêt, c'était le nôtre, mais c'était aussi celui des
+Anglais. On a crié: _À la trahison!_ et pour étouffer ce cri
+importun, _j'ai maintenu ce que l'Angleterre voulait renverser_, à
+savoir l'exploitation de l'Espagne par la Catalogne.»
+
+Voilà donc où nous en sommes. La machine de guerre de tous les
+partis, c'est _la haine de l'étranger_. À gauche, à droite, on s'en
+sert pour battre en brèche le ministère; au centre, on fait pis, on
+la traduit en actes pour faire preuve d'indépendance, et le monopole
+arrive à toutes ses fins avec ce seul mot: _À la trahison!_
+
+Où tout cela nous mènera-t-il? je l'ignore. Mais je crois que ce jeu
+des partis recèle des dangers, et je m'explique pourquoi le général
+Cubière demandait que l'armée fût portée à 500,000 hommes; pourquoi
+l'opinion alarmée réclame une puissante marine; pourquoi la France
+fortifie la capitale et paye 1 milliard et demi d'impôts.
+
+
+§ II.--Pendant que ces choses se passent en France, examinons les
+tendances de l'économie politique anglaise, manifestées d'abord par
+les actes législatifs, ensuite par les exigences de l'opinion.
+
+On sait que, par son fameux acte de navigation, l'Angleterre entra
+dans les voies du monopole que lui avaient frayées les républiques
+italiennes et Charles-Quint. Mais tandis que cette politique égoïste
+et imprévoyante avait produit en Espagne et en Italie de si
+déplorables résultats, elle n'empêcha pas la Grande-Bretagne de
+s'élever à cette haute prospérité, qui a tant contribué à
+populariser en Europe le système auquel on s'est empressé de
+l'attribuer. Ce n'est que de nos jours, que l'Angleterre commence à
+comprendre qu'elle s'est enrichie non _par_ les prohibitions, mais
+_malgré_ les prohibitions. C'est de l'administration de M. Huskisson
+que date cette halte dans la politique de restriction.
+
+Ce grand ministre, malgré le désavantage de lutter contre une
+opinion publique encore incertaine, voulut inaugurer la politique
+libérale par des résolutions décisives. Il s'attaqua aux monopoles
+des fabricants de soieries, des brasseurs, des producteurs de
+laines, et enfin au plus populaire, je dirai même au plus national
+de tous les monopoles, celui de la navigation. L'altération qu'il
+fit subir à l'acte de Cromwell fut si sérieuse et si profonde,
+qu'elle a amené ce fait que je trouve dans un journal anglais du 18
+mai 1844: «Du 10 avril au 9 mai, il est entré à Newcastle
+soixante-quatre bâtiments chargés de grains, dont soixante-un sont
+étrangers.»
+
+On conçoit sans peine quelle lutte M. Huskisson eut à soutenir pour
+faire passer une réforme si dangereuse pour cette _suprématie
+navale_, si chère aux Anglais. _L'empire des mers!_ tel était le cri
+de ralliement de ses adversaires, auquel il répondit par ces nobles
+paroles, que je ne puis m'empêcher de rappeler ici, parce qu'elles
+signalent l'heureuse incompatibilité qui existe entre la liberté
+commerciale et ces jalousies nationales, triste cortége du régime
+protecteur: «J'espère bien que je ne ferai plus partie des conseils
+de l'Angleterre, quand il y sera établi en principe qu'il y a une
+règle d'indépendance et de souveraineté pour le fort et une autre
+pour le faible, et lorsque l'Angleterre, abusant de sa supériorité
+navale, exigera pour elle soit dans la paix, soit dans la guerre,
+des droits maritimes qu'elle méconnaîtra pour les autres, dans les
+mêmes circonstances. De pareilles prétentions amèneraient la
+coalition de tous les peuples du monde pour les renverser.»
+
+On n'a pas oublié la crise industrielle, commerciale et financière
+qui désola l'Angleterre, vers la fin de l'administration de lord
+John Russell. Au milieu d'une détresse générale, en face des guerres
+de la Chine et de l'Afghanistan, en présence du déficit, il semble
+que le moment était mal choisi pour développer la grande réforme
+douanière et coloniale essayée par Huskisson. C'est pourtant dans
+ces circonstances que le cabinet whig présenta un projet qui
+n'allait à rien moins qu'à détruire presque entièrement le régime de
+la protection et à révoquer le contrat de _monopole réciproque_ qui
+lie l'Angleterre à ses colonies. C'est une chose étrange, pour une
+oreille française, qu'un langage ministériel semblable à celui que
+tenaient alors les chefs de l'administration britannique. «Les taxes
+n'emplissent plus le trésor, disaient-ils; il faut se hâter _de les
+diminuer_, afin que le peuple vive mieux, ait plus de travail,
+consomme davantage et prépare ainsi, pour l'avenir, un aliment au
+revenu public. Laissons entrer le froment, le sucre, le café, à des
+droits modérés. Débarrassons-nous du monopole qu'exercent sur nous
+nos colonies, à la charge par nous de renoncer à celui que nous
+exerçons sur elles. Par là nous les appellerons à l'indépendance, à
+la prospérité; et délivrés des dépenses et des dangers qu'elles
+entraînent, nous n'aurons avec elles et avec le monde que des
+relations libres et volontaires.»
+
+Il est vrai de dire que cette foi entière dans la solidité des
+doctrines sociales, cette adhésion sans réserve à ce grand principe:
+_Il n'y a d'utile que ce qui est juste_, en un mot, cette politique
+audacieuse des whigs, rencontra une opposition énergique dans
+l'aristocratie, les fermiers et les planteurs des Antilles; et l'on
+doit même avouer que cette opposition eut l'assentiment de l'opinion
+publique, puisqu'un appel au corps électoral eut pour résultat la
+chute du ministère Melbourne. Mais n'est-ce rien, au moins comme
+fait symptomatique, que cette tentative d'un parti influent, d'un
+parti toujours prêt à s'emparer du timon de l'État, que cet effort
+pour faire entrer immédiatement dans la pratique des affaires ces
+grands principes sociaux que nous devions croire relégués, pour
+longtemps encore, dans les écrits des publicistes et dans la poudre
+des bibliothèques? Et faut-il s'étonner si cette tentative radicale
+a échoué, sur la terre natale du monopole, dans ce pays où les
+priviléges aristocratiques, économiques, politiques, religieux,
+coloniaux sont si puissants et si étroitement unis?
+
+Mais enfin, voilà la liberté condamnée; voilà le privilége au
+pouvoir, dans la personne de sir Robert Peel, porté et soutenu par
+une majorité compacte de vieux torys. Voyons, étudions les
+doctrines, les actes de ce nouveau cabinet, qui a reçu mission
+expresse de maintenir intact l'édifice du monopole.
+
+Son premier empressement est de proclamer son adhésion aux doctrines
+de la liberté commerciale. «Il faut arriver, dit sir Robert, à ce
+que tout Anglais puisse librement acheter et vendre partout où il
+pourra le faire avec le plus d'avantage.» Son collègue, sir James
+Graham, en citant ces paroles, devenues proverbiales en Angleterre,
+les caractérise ainsi: «C'est la politique du sens commun.»
+
+Il ne faut pas croire que sir Robert, en ajournant la réalisation
+de la doctrine libérale, s'abrite, comme on devrait s'y attendre,
+derrière ce prétexte si spécieux et si répandu: le défaut de
+réciprocité de la part des autres nations. Non, il a dit encore:
+«Réglons nos tarifs selon nos intérêts, qui consistent à mettre les
+produits du monde à la portée de nos consommateurs; et si les autres
+peuples veulent payer cher ce que nous pourrions leur donner à bon
+marché, libre à eux!»
+
+Comparons maintenant les actes à ces déclarations de principes, et
+si nous trouvons que la pratique n'est pas à la hauteur de la
+théorie, nous reconnaîtrons du moins que ces actes ont une
+signification à laquelle on ne saurait se méprendre, si l'on ne perd
+pas de vue que le ministère anglais agit au milieu d'immenses
+difficultés financières et sous l'influence du parti qui l'a porté
+au pouvoir.
+
+La première mesure que prit sir Robert Peel, ce fut de faire un
+appel aux riches pour combler le déficit. Il soumit à une taxe de 3
+pour 100 tout revenu dépassant 150 liv. sterl. (fr. 3,250), quelle
+qu'en fût la source, terres, industries, rentes sur l'État,
+traitements, etc. Cette taxe doit durer trois ou cinq ans.
+
+Au moyen de cette taxe sur le revenu (_income-tax_), sir Robert Peel
+espérait non-seulement combler le déficit annuel, mais encore avoir,
+après chaque exercice, un excédant disponible.
+
+À quoi fallait-il consacrer cet excédant? Évidemment à quelque
+mesure propre à relever les impôts ordinaires, de manière à pouvoir
+se passer, après trois ou cinq ans, de l'_income-tax_.
+
+Je ne sais ce qu'on aurait imaginé, de ce côté-ci du détroit, en
+semblable conjoncture; quoi qu'il en soit, le cabinet tory proposa
+d'abaisser le tarif des douanes de manière à produire, dans les
+revenus déjà en déficit, un nouveau vide égal à cet excédant attendu
+de l'_income-tax_. Il espérait qu'au bout des trois ou cinq années,
+cet allégement des droits favorisant la consommation, et par là le
+revenu public, l'équilibre des finances serait rétabli.
+
+Faire monter les recettes par un dégrèvement de taxes, c'est, il
+faut l'avouer, un procédé hardi et encore inconnu chez un grand
+nombre de peuples.
+
+Au reste, il est peut-être bon de remarquer ici que sir Robert Peel
+n'avait pas le mérite de l'invention. C'est une politique qui a été
+constamment suivie, depuis la paix, soit par les whigs, soit par les
+torys, que de chercher dans la diminution des taxes des ressources
+pour le trésor. Seulement, ce que les précédents cabinets avaient
+fait pour les taxes intérieures (et je citerai entre autres la
+réforme postale), sir Robert l'a appliqué aux droits de douane. Par
+là, il a introduit un germe de mort au coeur du régime prohibitif.
+
+M. Dussard a déjà fait connaître dans ce journal les réductions
+opérées à cette époque sur les tarifs anglais. Je rappellerai ici
+les principales.
+
+Voici comment fut modifiée l'échelle progressive (_sliding scale_)
+des droits sur les céréales:
+
+ +--------------------------------+-------------------------------------+----------------------------+
+ | DÉNOMINATIONS. | DROITS ANCIENS. | DROITS NOUVEAUX. |
+ | | D'ORIGINE | des | D'ORIGINE | des |
+ | | étrangère. | COLONIES. | étrangère. | COLONIES. |
+ +--------------------------------+-------------------+-----------------+-------------+--------------+
+ | | | liv. sch. d. |liv. sch. d. | liv. sch. d.|
+ | | | | | |
+ | Boeufs | Prohibé. | " " " | 1 " " | " 10 " |
+ | Veaux | -- | " " " | " 10 " | " 5 " |
+ | Moutons | -- | " " " | " 3 " | " 1 6 |
+ | Cochons | -- | " " " | " 5 " | " 2 6 |
+ | Viande de boeuf le quintal | -- | " " " | " 8 " | " 2 " |
+ | Viande de porc le quintal | -- | " " " | " 8 " | " 2 " |
+ | Bière 32 litres | 3 liv. 6 sch. " d.| " " " | 2 " " | 1 " " |
+ | Boeuf salé | " 12 " | " " " | " 8 " | " 2 " |
+ | Farine | " 3 " | " " " | " " 6 | " " 3 |
+ | Huile d'olives | 4 4 " | " " " | 2 " " | 1 " " |
+ | Huile de baleine |26 12 " | " " " | 6 " " | " " " |
+ | Bois de construction | 3 " " | " 10 " | 1 5 " | " " 1 |
+ | Cuirs le quintal | " 4 8 | " " " | " 2 " | " 1 " |
+ | Souliers de femmes la douzaine | " 18 " | " " " | " 8 " | " 4 " |
+ | Bottes | 2 14 " | " " " | 1 5 " | " 12 " |
+ | Souliers d'hommes | 1 4 " | " " " | " 12 " | " 6 " |
+ | Gants, réduction 50 p. 100 | " " " | " " " | " " " | " " " |
+ | Goudron 12 barils | " 15 " | " " " | " 6 " | " 3 " |
+ | Térébenthine | " 4 4 | " " " | " 1 " | " " 6 |
+ | Café | " 1 3 | " 6 " | " 8 " | " " 4 |
+ | Suif le quintal | " 3 2 | " 1 " | " 3 2 | " " 3 |
+ | Riz 3 hectolitres | 1 " " | " " " | " 3 " | " " 1 |
+ +--------------------------------+-------------------+-----------------+-------------+--------------+
+
+ +------------------+-------------------+-------------------+
+ | PRIX DU FROMENT. | NOUVELLE ÉCHELLE. | ANCIENNE ÉCHELLE. |
+ +------------------+-------------------+-------------------+
+ | sch. le quarter. | sch. | sch. d. |
+ | 73 | 1 | 1 " |
+ | 72 | 2 | 2 8 |
+ | 71 | 3 | 6 8 |
+ | 70 | 4 | 10 8 |
+ | 69 | 5 | 13 8 |
+ | 68 } | { | 16 8 |
+ | 67 } | 6 { | 18 8 |
+ | 66 | | 20 8 |
+ | 65 | 7 | 21 8 |
+ | 64 | 8 | 22 8 |
+ | 63 | 9 | 23 8 |
+ | 62 | 10 | 24 8 |
+ | 61 | 11 | 25 8 |
+ | 60 | 12 | 26 8 |
+ | 59 | 13 | 27 8 |
+ | 58 | 14 | 28 8 |
+ | 57 | 15 | 29 8 |
+ | 56 | 16 | 30 8 |
+ | 55 | 17 | 31 8 |
+ | 54 } | { | 32 8 |
+ | 53 } | 18 { | 33 8 |
+ | 52 | 19 | 34 8 |
+ | 51 | 20 | 35 8 |
+ +------------------+-------------------+-------------------+
+
+Le ministère Peel ne s'est pas arrêté dans cette voie.
+
+Dans la séance du 1er mai 1844, le chancelier de l'Échiquier a
+annoncé que le but immédiat qu'on s'était proposé, celui de rétablir
+l'équilibre des finances, avait été atteint. Les recettes du dernier
+exercice ont dépassé les prévisions; les dépenses, au contraire,
+sont demeurées au-dessous, en sorte que l'administration peut
+disposer d'un boni de 2,370,600 liv. sterl.
+
+En conséquence il propose:
+
+1º D'abolir intégralement les droits sur les laines étrangères;
+
+2º D'abolir intégralement les droits sur les vinaigres;
+
+3º De réduire les droits sur les cafés étrangers de 8 à 6 d., le
+droit sur le café colonial restant à 4 d.--La _protection_ tombe
+ainsi de 2 d.;
+
+4º De réduire les droits sur les sucres étrangers provenant du
+travail libre (_foreign free-grown sugar_) de 63 à 34 sch. le
+quintal, le droit sur le sucre colonial restant à 24 sch.--La prime
+en faveur des colonies, ou la protection, tombe ainsi de 39 à 10
+sch., ou des trois quarts;
+
+5º D'abaisser les droits sur plusieurs autres articles, verrerie,
+raisins de Corinthe, et les taxes sur les primes d'assurances
+maritimes. Ces diverses réductions doivent laisser un déficit au
+trésor de 400,000 liv. sterl., et réduire par conséquent le boni de
+2,400,000 liv. sterl. à 2 millions.
+
+Si l'on ajoute à cela la réforme de la Banque et la conversion des
+rentes, on reconnaîtra que la présente session du Parlement n'a pas été
+tout à fait perdue pour l'avenir économique de la Grande-Bretagne, même
+sous l'administration qui n'est arrivée au pouvoir que pour modérer
+l'esprit de réforme.
+
+Et si l'on veut bien se rappeler que, contrairement à tous les
+précédents, les vainqueurs de la Chine et du Scind n'ont stipulé
+pour eux, dans ces pays, aucun avantage commercial qui ne s'étende à
+toutes les nations du monde, il faudra bien convenir que la doctrine
+de la liberté des échanges a dû faire des progrès en Angleterre pour
+amener de tels résultats.
+
+On est surpris, il est vrai, que le gouvernement anglais pouvant
+disposer d'un excédant de recettes de 2,400,000 liv. sterl., il
+n'accorde des modérations de droits que jusqu'à concurrence de
+400,000 liv. sterl. Voici comment M. Goulburn s'exprime à ce sujet:
+
+«Je n'hésite pas à dire que, dans le moment actuel, je ne suis pas
+encore fixé sur les résultats de la réduction de droits opérée en
+1842. Il est hors de doute que lorsque l'on considère la liste des
+articles et la consommation croissante, qui s'est manifestée sur
+presque tous, on est fondé à concevoir les plus grandes espérances.
+Sur les trente-trois principaux articles qui ont été réduits, il n'y
+en a que cinq dont la consommation a diminué. Sur tous les autres,
+il y a eu une augmentation plus ou moins prononcée. J'espère donc
+dans l'issue de cette expérience; mais la Chambre ne doit pas perdre
+de vue que la nécessité de donner aux approvisionnements le temps de
+s'écouler n'a permis au nouveau tarif d'entrer en plein exercice que
+vers le milieu de l'année dernière. L'expérience n'est donc pas
+complète, et je ne saurais prendre sur moi, d'après un essai d'aussi
+courte durée, de préjuger les vues du Parlement dans le cours de la
+prochaine session, surtout alors que la taxe sur le revenu
+(_income-tax_) devra être prise en considération. Dans de telles
+circonstances, je pense qu'il sera évident pour tous que j'aurais
+agi d'une manière inconsidérée et même déloyale, si j'avais engagé
+la Chambre à voter, dès aujourd'hui, de plus fortes réductions, qui
+n'auraient eu d'autre résultat que de l'empêcher d'agir, l'année
+prochaine, en parfaite connaissance de cause.»
+
+Ainsi le cabinet réserve 2 millions sterling, sur l'excédant de
+revenu déjà réalisé, pour les réunir à l'excédant prévu du présent
+exercice, afin de pouvoir, dès la prochaine session, soit supprimer
+l'_income-tax_, soit marcher résolument dans la carrière de la
+réforme commerciale. Je dois ajouter que c'est l'opinion générale,
+en Angleterre, que le ministre usera de la faculté qui lui a été
+accordée de prélever l'_income-tax_ pendant cinq ans au lieu de
+trois, et qu'il mettra ce délai à profit pour achever, autant du
+moins que cela entre dans ses vues, l'oeuvre qu'il a entreprise.
+
+De l'examen que je viens de faire de la politique suivie en
+Angleterre, depuis Huskisson jusqu'à ce moment, et de l'espèce
+d'engagement contracté le 1er mai dernier par le chancelier de
+l'Échiquier, je crois qu'on peut conclure que le Royaume-Uni
+_s'avance d'année en année vers le régime de la liberté_. C'est la
+seconde proposition que j'avais à établir; mais afin qu'on ne soit
+pas porté à s'exagérer la libéralité de l'oeuvre des torys, non plus
+qu'à en méconnaître l'importance, je crois devoir faire suivre cet
+exposé de quelques réflexions.
+
+Quelle différence caractérise la politique de Peel et celle de
+Russell? Comment le ministère whig est-il tombé pour avoir proposé
+une réforme qu'accomplissent ceux qui l'ont renversé? C'est une
+question qui se présentera naturellement à l'esprit, dans l'état
+d'ignorance où la presse tient systématiquement le public français
+sur les affaires de l'Angleterre.
+
+Le plan adopté par sir R. Peel répond à deux pensées: la première,
+c'est de relever le revenu public par l'accroissement de la
+consommation; la seconde, de ménager, autant que possible, les
+intérêts aristocratiques et coloniaux. Soulager les masses, dans la
+mesure nécessaire pour rétablir l'équilibre des finances,
+n'abandonner du monopole que ce qui est indispensable pour atteindre
+ce but; telle est la tâche que le ministère accomplit du
+consentement des torys. On conçoit que la situation de la
+Grande-Bretagne commandait si impérieusement de mettre un terme au
+déficit annuel du budget, que les torys eux-mêmes se soient vus
+forcés de laisser entamer le monopole.
+
+Mais naturellement ils ont exigé du ministère qu'il en retînt tout
+ce qu'il est possible d'en retenir. Aussi sir R. Peel n'a pas songé
+à établir l'_impôt foncier_; et il n'a touché que d'une manière
+illusoire à la protection dont jouissent les céréales, c'est-à-dire
+les seigneurs terriens.
+
+Quant aux colonies, la protection leur est continuée et semble même
+leur promettre un nouvel avenir. Il est vrai que le _nivellement_
+tend à s'établir pour le sucre, le café et ce qu'on nomme les
+denrées tropicales; il est vrai encore que les droits ont été
+abaissés sur une foule d'objets de provenance étrangère et dans une
+forte proportion; mais ils ont été abaissés, pour les objets
+similaires provenant des colonies, dans une proportion encore plus
+forte, en sorte que la protection subsiste toujours en principe et
+en fait. Un exemple fera comprendre ce mécanisme.
+
+ BOIS DE CONSTRUCTION
+
+ Du Canada. De la Baltique. Proportion.
+
+ Tarif ancien. 10 sch. 55 sch. 1 contre 5-1/2.
+ Tarif Russell. 20 50 1 contre 2-1/2.
+ Tarif Peel. 1 25 1 contre 25.
+
+Ainsi, quoique le bois de la Baltique ait subi une réduction plus
+forte même que celle que proposait lord John Russell, cependant la
+protection en faveur du Canada n'en est pas altérée; bien au
+contraire, car sir Robert a en même temps dégrévé le bois colonial,
+tandis que lord Russell voulait l'élever. Cet exemple montre
+clairement par quel artifice le cabinet tory a su concilier
+l'intérêt du consommateur et celui des colons.
+
+Il suit de là que sir Robert Peel est en mesure de refuser aux
+colonies la liberté du commerce. «Nous vous conservons la
+protection, leur dit-il, par d'autres chiffres, mais d'une manière
+tout aussi efficace.» Les whigs, au contraire, entraient dans la
+voie de l'affranchissement. Ils disaient aux colonies: «Le
+Royaume-Uni cesse d'être votre acheteur forcé, mais aussi il ne
+prétend plus être votre vendeur exclusif; que chacun de nous se
+pourvoie selon ses intérêts et ses convenances.» Il est clair que
+c'était la rupture du contrat social. La métropole devenait libre de
+recevoir du bois, du sucre, du café d'ailleurs que des colonies; les
+colonies devenaient libres de recevoir de la farine, des draps, des
+toiles, du papier, des soieries d'ailleurs que de l'Angleterre.
+
+Le projet des whigs renfermait donc une pensée grande, féconde,
+humanitaire, qu'on regrette de ne pas retrouver, du moins au même
+degré, dans la réforme exécutée par les torys, d'autant que sir
+Robert Peel avait fait pressentir qu'il s'emparait de cette pensée,
+quand il avait placé son système sous le patronage de ces mémorables
+paroles: «Il faut arriver à ce que tout Anglais soit libre d'acheter
+et de vendre au marché le plus avantageux!» «_Every Englishman must
+be allowed to buy in the cheapest market, and to sell in the
+dearest._» (_Speech on the tariff_, 10 mai 1842.) Principe dont il
+s'écarte, puisqu'il oblige les Anglais et leurs colons d'acheter et
+de vendre dans des marchés _forcés_.
+
+Telle est la différence qui signale les deux réformes que nous
+comparons; mais quoique celle des torys soit moins radicale et
+sociale que celle des whigs, il est pourtant certain qu'elle procède
+constamment _par voie de dégrèvement_, et c'en est assez pour
+justifier la proposition que j'avais à établir.
+
+Quand j'ai parlé de la France, j'ai dit que ce n'est pas par quelques
+actes du gouvernement, mais par les exigences de l'opinion publique
+qu'il fallait surtout apprécier les tendances des peuples et l'avenir
+qu'ils se préparent. Or, en matière de douanes, de l'autre côté comme de
+ce côté du détroit, il est facile de voir que l'initiative ministérielle
+est forcée par la puissance de l'opinion. Ici, elle réclame des
+protections, et le pouvoir rend des ordonnances restrictives. Là, elle
+demande la liberté, et le pouvoir opère les réformes du 26 juin 1842 et
+du 1er mai 1844; mais il s'en faut bien que ces mesures incomplètes
+satisfassent le voeu public, et comme il y a en France des comités
+manufacturiers qui tiennent les ministres sous leur joug, il y a en
+Angleterre des associations qui entraînent l'administration dans la voie
+de la liberté. Les manoeuvres secrètes et corruptrices de comités,
+organisés pour le triomphe d'intérêts particuliers, ne peuvent nous
+donner aucune idée de l'action franche et loyale qu'exerce en
+Angleterre l'_association pour la liberté du commerce_[43], cette
+association puissante qui dispose d'un budget de 3 millions, qui, par la
+presse et la parole, fait pénétrer dans toutes les classes de la
+communauté les connaissances économiques, qui ne laisse ignorer à
+personne le mal ni le remède, et qui néanmoins paralyse entre les mains
+des opprimés toute arme que n'autorisent pas l'humanité et la
+religion.--Je n'entrerai pas ici dans des détails sur cette association
+dont la presse parisienne nous a à peine révélé l'existence. Je me
+contenterai de dire que son but est l'abolition complète, immédiate de
+tous les monopoles, «de toute protection en faveur de la propriété, de
+l'agriculture, des manufactures, du commerce et de la navigation, en un
+mot, la liberté illimitée des échanges, en tant que cela dépend de la
+législation anglaise et sans avoir égard à la législation des autres
+peuples!»--Pour faire connaître l'esprit qui l'anime, je traduirai un
+passage d'un discours prononcé à la séance du 20 mai dernier par M.
+George Thompson.
+
+ [Note 43: Cette association s'intitule _Anti-corn law
+ league_, parce qu'elle s'attaque principalement à la loi des
+ céréales; qui est la clef de voûte du système protecteur.
+ Mais je ne crains pas qu'aucune personne connaissant le but
+ de cette société m'accuse d'avoir mal traduit ce titre par
+ ces mots: _Association pour l'affranchissement du commerce._]
+
+«C'est un beau spectacle que de voir une grande nation presque
+unanime poursuivant un but tel que celui que nous avons en vue, par
+des moyens aussi parfaitement conformes à la justice universelle que
+ceux qu'emploie l'_Association_. En 1826, le secrétaire d'État, qui
+occupe aujourd'hui le ministère de l'intérieur, fit un livre pour
+persuader aux monopoleurs de renoncer à leurs priviléges; et il les
+avertissait que s'ils ne s'empressaient de céder et de sacrifier
+leurs intérêts privés à la cause des masses, le temps viendrait où,
+dans ce pays, comme dans un pays voisin, le peuple se lèverait dans
+sa force et dans sa majesté, et balayerait, de dessus le sol de la
+patrie, et leurs honneurs et leurs titres, et leurs distinctions, et
+leurs richesses mal acquises. Qu'est-ce qui a détourné, qu'est-ce
+qui détourne encore cette catastrophe dont l'idée seule fait reculer
+d'horreur? qu'est-ce qui en préservera notre pays, quelque longue
+que soit la lutte actuelle? C'est l'_intervention de l'Association
+pour la liberté du commerce_, avec son action purement morale,
+intellectuelle et pacifique, rassemblant autour d'elle et
+accueillant dans son sein les hommes de la moralité la plus pure,
+non moins attachés aux principes du christianisme qu'à ceux de la
+liberté, et décidés à ne poursuivre leur but, quelque glorieux qu'il
+soit, que par des moyens dont la droiture soit en harmonie avec la
+cause qu'ils ont embrassée. Si l'ignorance, l'avarice et l'orgueil
+se sont unis pour retarder le triomphe de cette cause sacrée, une
+chose du moins a lieu de nous consoler et de soutenir notre courage,
+c'est que chaque heure de retard est employée par dix mille de nos
+associés à répandre les connaissances les plus utiles dans toutes
+les classes de la communauté. Je ne sais vraiment pas, s'il était
+possible de supputer le bien qui résulte de l'_agitation_ actuelle,
+je ne sais pas, dis-je, s'il ne présenterait pas une ample
+compensation au mal que peuvent produire, dans le même espace de
+temps, les lois qu'elle a pour objet de combattre.--Le peuple a été
+éclairé, la science et la moralité ont pénétré dans la multitude; et
+si le monopole a empiré la condition physique des hommes,
+l'association a élevé leur esprit et donné de la vigueur à leur
+intelligence: Il semble qu'après tant d'années de discussion, les
+faits et les arguments doivent être épuisés. Cependant nos auditeurs
+sont toujours plus nombreux, nos orateurs plus féconds, et tous les
+jours ils exposent les principes les plus abstraits de la science
+sous les formes les plus variées et les plus attrayantes. Quel
+homme, attiré dans ces meetings par la curiosité, n'en sort pas
+meilleur et plus éclairé? Quel immense bienfait pour le pays que
+cette association! Pour moi, je suis le premier à reconnaître tout
+ce que je lui dois, et je suppose qu'il n'est personne qui ne se
+sente sous le poids des mêmes obligations. Avant l'existence de la
+_Ligue_, avais-je l'idée de l'importance du grand principe de la
+liberté des échanges? l'avais-je considéré sous tous ses aspects?
+avais-je reconnu aussi distinctement les causes qui ont fait peser
+la misère, répandu le crime, propagé l'immoralité parmi tant de
+millions de nos frères? Savais-je apprécier, comme je le fais
+aujourd'hui, toute l'influence de la libre communication des peuples
+sur leur union et leur fraternité? Avais-je reconnu le grand
+obstacle au progrès et à la diffusion par toute la terre de ces
+principes moraux et religieux, qui font tout à la fois la gloire,
+l'orgueil et la stabilité de ce pays? Non, certainement non! D'où
+est sorti ce torrent de lumière? de l'_association pour la liberté
+du commerce_. Ah! c'est avec raison que les amis de l'ignorance et
+de la compression des forces populaires s'efforcent de renverser la
+_Ligue_, car sa durée est le gage de son triomphe, et plus ce
+triomphe est retardé, plus la vérité descend dans tous les rangs et
+s'imprime dans tous les coeurs. Quand l'heure du succès sera
+arrivée, il sera démontré qu'il est dû tout entier à la puissance
+morale du peuple. Alors ces vivaces énergies, devenues inutiles à
+notre cause, ne seront point perdues, disséminées ou inertes; mais,
+j'en ai la confiance, elles seront convoquées de nouveau,
+consolidées et dirigées vers l'accomplissement de quelque autre
+glorieuse entreprise. Il me tarde de voir ce jour, par cette raison
+entre autres que la lumière, qui a été si abondamment répandue dans
+le pays, a révélé d'autres maux et d'autres griefs que ceux qui nous
+occupent aujourd'hui.... Hâtons donc le moment où, vainqueurs dans
+cette lutte, sans que notre victoire ait coûté une larme à la veuve
+et à l'orphelin, nous pourrons diriger vers un autre objet cette
+puissante armée qui s'est levée contre le monopole, et conduire à de
+nouveaux triomphes un peuple qui aura tout à la fois obtenu le juste
+salaire de son travail et fait l'épreuve de sa force morale. Nous
+faisons une expérience dont le monde entier profitera. Nous
+enseignons aux hommes civilisés de tous les pays comment on triomphe
+sans intrigue, sans transaction, sans crime et sans remords, sans
+verser le sang humain, sans enfreindre les lois de la société et
+encore moins les commandements de Dieu.»
+
+Tel est le but, tel est l'esprit de l'association. On ne sera pas
+surpris des vives lumières qu'elle a répandues en Angleterre, si
+l'on veut bien se rappeler que la question de la liberté du commerce
+touche à tous les grands problèmes de la science économique:
+distribution des richesses, paupérisme, colonies, et à un grand
+nombre de difficultés politiques; car c'est le monopole qui sert de
+base à l'influence aristocratique, à la prépondérance de l'Église
+établie, au système de conquêtes et d'envahissements qui a prévalu
+dans les conseils de la Grande-Bretagne, au développement exagéré de
+forces navales que cette politique exige, enfin à la haine et à la
+méfiance des peuples qu'elle ne peut manquer de susciter.
+
+Je crois avoir établi que la France et l'Angleterre suivent, en
+matière de douanes, une politique opposée. C'est le moment
+d'examiner la question que je posais en commençant:
+
+Quelles seront, sur la prospérité, la sécurité et la moralité des
+deux nations, les conséquences logiques de l'état de choses dans
+lequel chacune d'elles aspire à se placer?
+
+
+§ III.--Je n'examinerai pas longuement les effets comparés de la
+liberté et du monopole sur la _prospérité_ des nations. Les écoles
+politiques modernes paraissent se préoccuper beaucoup moins de
+_prospérité_ que de _prépondérance_, comme si la prépondérance
+pouvait être considérée comme autre chose qu'un moyen (et souvent
+un moyen trompeur). de prospérité, et comme si la prospérité d'un
+peuple n'était pas un des fondements de sa prépondérance.
+D'ailleurs, à quoi bon démontrer ce qui est évident de soi? Que
+l'isolement commercial de la France doive la placer, sous le rapport
+des richesses, dans des conditions d'infériorité vis-à-vis de
+l'Angleterre, cela peut-il être l'objet d'un doute?
+
+L'Angleterre, on le sait, a des capitaux abondants que l'industrie
+emprunte à un taux très-modéré; elle possède les deux principaux
+instruments du travail, la houille et le fer, des ports nombreux,
+des moyens de communication rapides, de puissantes institutions de
+crédit, une race d'entrepreneurs pleins d'audace, de prudence et de
+ténacité, un nombre immense d'ouvriers habiles dans tous les genres,
+un gouvernement qui procure au travail la plus complète sécurité, un
+climat tempéré, favorable au développement des forces humaines. La
+seule chose qui neutralise tant et de si puissants avantages, c'est,
+d'une parti la cherté des subsistances, et par suite l'élévation du
+prix de la main-d'oeuvre, et d'autre part, l'irritation, la haine
+sourde qui existe entre les diverses classes, conséquence du
+monopole que les unes exercent sur les autres.
+
+Mais quand l'Angleterre aura achevé sa réforme commerciale, quand
+ses douanes, au lieu d'être un instrument de protection, ne seront
+plus qu'un moyen de prélever l'impôt, quand elle aura renversé la
+barrière qui la sépare des nations, alors les moyens d'existence
+afflueront de tous les points du globe vers cette île privilégiée,
+pour s'y échanger contre du travail manufacturier. Les froments de
+la mer Noire, de la Baltique et des États-Unis s'y vendront à 12 ou
+14 fr. l'hectolitre; le sucre du Brésil et de Cuba à 15 ou 20
+centimes la livre, et ainsi du reste. Alors l'ouvrier pourra bien
+vivre en Angleterre avec un salaire égal et même inférieur, dans un
+cas urgent, à celui que recevront les ouvriers du continent, et
+particulièrement les ouvriers français forcés, par notre
+législation, de distribuer en primes aux monopoleurs la moitié
+peut-être de leurs modiques profits. Quel moyen nous restera-t-il de
+soutenir la lutte, alors que capitaux, houille, fer, transports,
+impôts, main-d'oeuvre, tout reviendra plus cher au fabricant
+français; alors que les navires étrangers, soumis à des droits
+protecteurs de navigation, seront réduits à venir _sur lest_
+chercher nos produits dans nos ports, et que nos propres bâtiments,
+privés, par la prohibition, de tous moyens de faire des chargements
+de retour, seront forcés de faire supporter _double fret_ à nos
+exportations?
+
+En même temps que, par le bon marché des subsistances, les classes
+ouvrières d'Angleterre seront mises à même d'étendre le cercle de
+leurs consommations, on verra s'apaiser le sentiment d'irritation
+qui les anime, d'abord parce qu'elles jouiront de plus de bien-être,
+ensuite parce qu'elles n'auront plus de griefs raisonnables contre
+les autres classes de la société.
+
+Les choses suivront chez nous une marche diamétralement opposée.
+
+Le but immédiat de la _protection_ est de favoriser le _producteur_.--Ce
+que celui-ci demande, c'est le _placement avantageux_ de son
+produit.--Le placement avantageux d'un produit dépend de sa
+_cherté_,--et la _cherté_ provient de la _rareté_.--Donc la protection
+aspire à opérer la rareté.--C'est sur la _disette des choses_ qu'elle
+prétend fonder le _bien-être des hommes_.--_Abondance_ et _richesse_
+sont à ses yeux deux choses qui s'excluent, car l'abondance fait le bon
+marché, et le bon marché, s'il profite au consommateur, importune le
+producteur dont la protection se préoccupe exclusivement.
+
+En persévérant dans ce système, nous arrivons donc à _élever le
+prix_ de toutes choses. Dira-t-on que le _bon marché_ peut revenir
+par la seule concurrence des producteurs nationaux? Ce serait
+supposer qu'ils travaillent dans des conditions aussi favorables que
+les producteurs étrangers; ce serait déclarer l'inutilité de la
+protection. Mais le régime restrictif, loin de présupposer cette
+_égalité de conditions_, aspire à la produire, et ici je dois faire
+remarquer un abus de mots qui conduit à de graves erreurs.--Ce ne
+sont pas les _conditions de production_, mais les _conditions de
+placement_ que la protection égalise. Un droit élevé peut bien faire
+que les oranges mûries par la chaleur artificielle de nos serres _se
+vendent_ au même prix que les oranges mûries par le soleil de
+Lisbonne. Mais il ne peut pas faire que les conditions de production
+soient égales en France et en Portugal.--Ainsi, _cherté_, _rareté_,
+sont les conséquences nécessaires de la protection, toutes les fois
+que la protection a des conséquences quelconques.
+
+Partant de ces données, il est facile de voir ce qui arrivera si la
+France persévère dans le régime restrictif, pendant que l'Angleterre
+s'avance vers la liberté des échanges.
+
+Déjà une foule de produits anglais sont à plus bas prix que les nôtres,
+puisque nous sommes réduits à les exclure. À mesure que la liberté
+produira en Angleterre ses effets naturels, le _bon marché_ de tous les
+objets de consommation; à mesure que la restriction produira en France
+ses conséquences nécessaires, la _rareté_, la _cherté_ des moyens de
+subsistance, cette distance entre les prix des produits similaires ira
+toujours s'agrandissant, et il viendra un moment où les droits actuels
+seront insuffisants pour _réserver_ à nos producteurs le marché
+national. Il faudra donc les élever, c'est-à-dire chercher le remède
+dans l'aggravation du mal.--Mais en admettant que la législation puisse
+toujours défendre notre marché, elle est au moins impuissante sur les
+marchés étrangers, et nous en serons infailliblement évincés, le jour,
+peu éloigné, je le crois, où les Îles Britanniques se seront déclarées
+_port franc_ dans toute la force du mot. Alors, à beaucoup d'avantages
+naturels sous le rapport manufacturier, les Anglais joindront celui
+d'avoir la main-d'oeuvre à bas prix, car le pain, la viande, le
+combustible, le sucre, les étoffes et tout ce que consomme la classe
+ouvrière, se vendra en Angleterre à peu près au même taux que dans les
+divers pays du globe où ces objets sont au moindre prix. Nos produits
+fabriqués, chassés de partout par cette concurrence invincible, seront
+donc refoulés dans nos ports et nos magasins; il faudra les laisser
+pourrir ou les _vendre à perte_. Mais vendre à perte ne peut être l'état
+permanent de l'industrie. Il faudra donc opter: ou arrêter la
+fabrication, ou réduire le taux des salaires. L'un de ces partis
+facilitera l'autre. Plus il se fermera d'ateliers, plus la place
+regorgera d'ouvriers sans pain et sans emploi, qui se feront concurrence
+les uns aux autres, et loueront leurs bras au rabais, jusqu'à ce que
+soit atteinte cette dernière limite de privations et de souffrances au
+delà de laquelle il n'est plus possible à l'homme de subsister.--Je ne
+veux pas m'étendre ici sur les dangers d'un tel état de choses, au point
+de vue de l'ordre, de la sécurité intérieure, non plus que sous le
+rapport de la criminalité toujours si étroitement liée à la misère; je
+me borne à la question économique.--La classe laborieuse sera donc
+réduite à retrancher sur toutes ses consommations déjà si restreintes;
+dès lors, et je prie de remarquer ceci, ce ne sont plus les débouchés,
+extérieurs que nous aurons perdus, mais encore ces débouchés réciproques
+que nos industries s'ouvrent les unes aux autres. Les classes
+manufacturières ne feront aucun retranchement sur le pain, la viande, le
+vêtement, qui ne nuise aux classes agricoles; et celles-ci ne sauraient
+souffrir sans que la réaction soit sentie par les classes
+manufacturières. Le Nord ruiné demandera moins de vins et de soieries au
+Midi, le Midi appauvri se passera dans une forte proportion des draps
+et des cotonnades du Nord. C'est ainsi que le dénûment, la privation, et
+sans doute aussi les passions mauvaises et dangereuses, s'étendront sur
+tous les points du territoire et sur toutes les classes de la société.
+
+Je ne doute pas qu'on ne s'efforce de jeter du ridicule sur ces
+tristes prévisions. Mais peut-on raisonnablement accuser d'aspirer
+au rôle de _prophète_ l'écrivain qui se borne à exposer les
+conséquences nécessaires du fait sur lequel il raisonne?--Et après
+tout, quelle est ma conclusion? que nous marchons vers le
+_dénûment_. Or, c'est là non-seulement l'_effet_, mais encore, nous
+l'avons vu, le _but avoué_ de la protection, car elle ne prétend pas
+aspirer à autre chose qu'à favoriser le producteur, c'est-à-dire à
+produire législativement la _cherté_. Or, cherté, c'est rareté;
+rareté, c'est l'opposé d'abondance; et l'opposé d'abondance, c'est
+le _dénûment_.
+
+Et puis, est-il vrai ou n'est-il pas vrai que, même en ce moment où
+une législation vicieuse tient en Angleterre les moyens de
+subsistance à haut prix, notre industrie lutte péniblement contre
+celle des Anglais? Si cela est vrai, que sera-ce donc quand cette
+législation réformée aura fait disparaître, de leur côté, cette
+cause d'infériorité relative? Si cela n'est pas vrai, si nous sommes
+sans rivaux, si nous jouissons des conditions de production les plus
+favorables, sur quoi se fonde la protection? qu'a-t-elle à dire pour
+sa justification?
+
+
+§ IV.--_Sécurité._--On peut dire qu'un peuple dont l'existence
+repose sur le système colonial et sur des possessions lointaines n'a
+qu'une prospérité précaire et toujours menacée, comme tout ce qui
+est fondé sur l'injustice. Une conquête excite naturellement contre
+le vainqueur la _haine_ du peuple conquis, l'_alarme_ chez ceux qui
+sont exposés au même sort, et la _jalousie_ parmi les nations
+indépendantes. Lors donc que, pour se créer des débouchés, une
+nation a recours à la violence, elle ne doit point s'aveugler: il
+faut qu'elle sache qu'elle soulève au dehors toutes les énergies
+sociales, et elle doit être préparée à être toujours et partout la
+plus forte, car le jour où cette supériorité serait seulement
+incertaine, ce jour-là serait celui de la réaction.--En relâchant le
+lien colonial, l'Angleterre ne travaille donc pas moins pour sa
+sécurité que pour sa prospérité, et (c'est là du moins ma ferme
+conviction) elle donne au monde un exemple de modération et de bon
+sens politique qui n'a guère de précédent dans l'histoire. Cette
+nation a longtemps cherché la grandeur dans des envahissements
+successifs, et elle a possédé jusqu'ici la condition essentielle de
+cette politique, la supériorité navale. Pour qu'elle pût être
+justifiée de persévérer dans ce système, il faudrait deux choses: la
+première, qu'il fût favorable à ses vrais intérêts; la seconde, que
+la suprématie des mers ne pût jamais lui être arrachée. Mais, d'une
+part, les connaissances économiques ont fait assez de progrès en
+Angleterre pour que le système colonial y soit jugé, au point de vue
+de la prospérité de la métropole; et il est peu d'Anglais qui ne
+sachent fort bien que le commerce avec les États libres est plus
+avantageux que les échanges avec les colonies. D'une autre part,
+être toujours le plus fort est une lourde obligation. À mesure que
+les autres peuples grandissent, il faut que l'Angleterre accroisse
+la masse de forces vives, de capitaux, de travail humain qu'elle
+soustrait à l'industrie pour les consacrer à la marine, et il doit
+arriver un moment où l'emploi improductif de tant de ressources
+dépasse de beaucoup les profits du commerce colonial, en les
+supposant même tels qu'on se plaît à les imaginer.--Il y a donc, de
+la part de l'Angleterre, une sagesse profonde, une prudence
+consommée à dissoudre graduellement le contrat colonial, à rendre et
+à recouvrer l'indépendance, à se retirer à temps d'un ordre de
+choses violent et par cela même dangereux, précaire, gros d'orages
+et de tempêtes, et qui, après tout, détruit et prévient plus de
+richesses qu'il n'en crée. Sans doute, il en coûtera à l'orgueil
+britannique de se dépouiller de cette ceinture de possessions
+échelonnées sur toutes les grandes routes du monde. Il en coûtera
+surtout à l'aristocratie, qui, par les places qu'elle occupe dans
+les colonies, dans les armées et dans la marine, recueille cette
+large moisson d'impôts, qu'un tel système oblige à faire peser sur
+les classes laborieuses. Mais derrière les torys, il y a les whigs;
+derrière les whigs, il y a le peuple qui paye et qui souffre; il y a
+la _Ligue_ qui lui apprend pourquoi il souffre et pourquoi il paye;
+il y a le coeur humain qui, pour faire triompher le _juste_, n'a
+besoin que d'apercevoir sa connexité avec l'_utile_; et il est
+permis d'espérer qu'un faux orgueil national, une prospérité factice
+et inégale ne lutteront pas longtemps contre les forces combinées de
+l'intérêt, de la justice et de la vérité. La _Ligue_ le proclame
+tous les jours et sous toutes les formes, ce qu'on nomme la
+puissance britannique, en tant qu'elle repose sur la violence,
+l'oppression et l'envahissement, outre les périls qu'elle tient
+suspendus sur l'empire, ne lui donne pas ces richesses qu'elle
+semble promettre et qu'il trouvera dans la liberté des relations
+internationales, si du moins on appelle richesses l'abondance des
+choses et leur équitable répartition.
+
+Ainsi, en se délivrant du gigantesque fardeau de ses colonies, non
+point en ce qui touche des relations de libre échange, de
+fraternité, de communauté de race et de langage, mais en tant que
+possessions courbées avec la métropole sous le joug d'un monopole
+réciproque, l'Angleterre, je le répète, travaille autant pour sa
+sécurité que pour sa prospérité. Aux sentiments de haine, d'envie,
+de méfiance et d'hostilité que son ancienne politique avait semés
+parmi les nations, elle substitue l'amitié, la bienveillance et cet
+inextricable réseau de liens commerciaux qui rend les guerres à la
+fois inutiles et impossibles. Elle se replace dans une situation
+naturelle, stable, qui, en favorisant le développement de ses
+ressources industrielles, lui permettra d'alléger le faix des taxes
+publiques.
+
+N'est-il pas à craindre que le régime protecteur n'engage la France
+dans cette voie dangereuse d'où l'Angleterre s'efforce de
+sortir?--Je l'ai déjà dit en commençant, il y a connexité nécessaire
+entre la protection et les colonies. Établir cette connexité,
+exposer toutes les conséquences qui en dérivent, au point de vue de
+la sécurité, ce serait dépasser de beaucoup les limites dans
+lesquelles je suis forcé de me renfermer; je me bornerai à quelques
+aperçus.
+
+À mesure que nos débouchés se fermeront au dehors, par l'effet de
+notre législation restrictive, nous nous attacherons plus fortement
+aux débouchés coloniaux. Nous renforcerons autant que possible notre
+monopole à la Martinique, à la Guadeloupe, en Algérie; nous suivrons
+la politique dont le germe est contenu dans l'ordonnance qui exclut
+les tissus anglais de l'Afrique française. Mais, sous peine de
+n'être que les oppresseurs de nos colons, de n'exciter en eux que le
+mécontentement et la haine, il faudra bien que les faveurs soient
+réciproques; il faudra bien que nous repoussions aussi de nos
+marchés toute production du dehors qui pourra nous être fournie, _à
+quelque prix que ce soit_, par l'Algérie; et nous serons ainsi
+amenés à rompre le peu de relations qui nous lient encore avec les
+nations étrangères.
+
+Dans cette substitution de _marchés réservés_ à des _marchés
+libres_, la perte sera évidente. Nos Antilles ne sauraient nous
+offrir un débouché égal à celui de tous les pays où croît la canne à
+sucre. Quand nous aurons exclu le coton, les soies, les laines
+étrangères, pour protéger l'Algérie, le débouché que nous nous
+serons réservé en Afrique sera loin, bien loin de compenser celui
+que nous aurons perdu aux États-Unis, en Italie, en Espagne; et nous
+serons plus engorgés que jamais. Il faudra donc marcher à la
+conquête de débouchés nouveaux, de _débouchés réservés_,
+c'est-à-dire de nouvelles colonies. Nous convoitons Haïti,
+Madagascar, que sais-je?
+
+Ainsi, nous cimenterons, nous élargirons le système des colonies _à
+monopoles réciproques_, au moment même où il sera rejeté par le pays
+qui l'a le plus expérimenté. Mais on ne fait pas de conquêtes sans
+provoquer des haines. Après avoir prélevé sur nous-mêmes d'immenses
+capitaux, pour solder au loin des consommateurs, il nous faudra en
+prélever de plus immenses encore pour nous prémunir contre l'esprit
+d'hostilité que nous aurons fait naître. Jamais nous ne saurons
+augmenter assez nos forces de terre et de mer, et plus nous aurons
+anéanti, au sein de notre population, la faculté de produire, plus
+nous serons forcés de l'accabler de tributs et d'entraves. Se
+peut-il concevoir une politique plus insensée? Quoi! lorsque
+l'Angleterre s'effraye de sa puissance coloniale, elle qui a tant de
+vaisseaux pour la maintenir, lorsqu'elle reconnaît que cette
+puissance est artificielle, injuste, pleine de périls, quand elle
+comprend que ce système d'envahissement compromet la paix du monde,
+provoque des réactions, force tous les peuples à se tenir toujours
+prêts à prendre part à une conflagration générale, et tout cela,
+non-seulement sans profit, pour elle, mais encore au détriment de
+son industrie et du bien-être de ses citoyens, quand enfin elle se
+dégage volontairement, librement, par prudence pure et après mûre
+réflexion, de ces liens dangereux, pour se replacer dans une
+situation naturelle, stable, sûre et équitable, c'est alors que nous
+voulons entrer dans cette voie funeste, nous qui proclamons tout
+haut notre pénurie de vaisseaux et de marins; c'est alors que nous
+prétendons créer de toutes pièces et le système colonial et le
+développement des forces navales qu'il exige! Et pourquoi? pour
+substituer au marché universel, qui serait à nous par la liberté,
+le débouche de quelques îles lointaines, débouché forcé, illusoire,
+_acheté deux fois_ par le double sacrifice que nous nous imposons
+comme consommateurs et comme contribuables!
+
+Ainsi le régime prohibitif et le système colonial, qui en est le
+complément nécessaire, menacent notre indépendance nationale.--Un
+peuple sans possessions au delà de ses frontières a pour colonies le
+monde entier, et cette colonie, il en jouit sans frais, sans
+violence et sans danger. Mais lorsqu'il veut s'approprier des terres
+lointaines, en réduire les habitants sous son joug, il s'impose la
+nécessité d'être partout le plus fort. S'il réussit, il s'épuise en
+impôts, se charge de dettes, s'entoure d'ennemis, jusqu'à ce qu'il
+renonce à sa folie, pourvu qu'on lui en donne le temps; c'est
+l'histoire de l'Angleterre. S'il ne réussit pas, il est battu,
+envahi, dépouillé de ses conquêtes, chargé de tributs; heureux s'il
+n'est pas morcelé et rayé de la liste des nations!
+
+On dira sans doute que j'ai fait intervenir les colonies pour
+détourner sur le régime prohibitif des dangers dont il n'est pas
+responsable. Mais ce régime, considéré en lui-même, en dehors de
+tout envahissement, ne suffit-il pas pour mettre les peuples en état
+d'hostilité permanente? Quel est le principe sur lequel il repose?
+le voici: _Le proufict de l'un est le doumage de l'autre_
+(Montaigne). Or, si la prospérité de chaque nation est fondée sur la
+décadence de toutes les autres, la guerre n'est-elle pas _l'état
+naturel_ de l'homme?
+
+Si la _Balance du commerce_ est vraie en théorie; si, dans l'échange
+international, un peuple perd nécessairement ce que l'autre gagne;
+s'ils s'enrichissent aux dépens les uns des autres, si le bénéfice
+de chacun est l'excédant de ses ventes sur ses achats, je comprends
+qu'ils s'efforcent tous à la fois de mettre de leur côté la bonne
+chance, _l'exportation_; je conçois leur ardente rivalité, je
+m'explique _les guerres de débouchés_. Prohiber _par la force_ le
+produit étranger, imposer à l'étranger par _la force_ le produit
+national, c'est la politique qui découle logiquement du principe. Il
+y a plus, le bien-être des nations étant à ce prix, et l'homme étant
+invinciblement poussé à rechercher le bien-être, on peut gémir de ce
+qu'il a plu à la Providence de faire entrer dans le plan de la
+création deux lois discordantes qui se heurtent avec tant de
+violence; mais on ne saurait raisonnablement reprocher au fort
+d'obéir à ces lois en opprimant le faible, puisque l'oppression,
+dans cette hypothèse, est _de droit divin_ et qu'il est contre
+nature, impossible, contradictoire que ce soit le faible qui opprime
+le fort.
+
+Aussi, s'il est quelque chose de vain et de ridicule dans le monde,
+ce sont les déclamations, si communes dans nos journaux, contre le
+despotisme commercial d'un pays voisin, lorsque nous agissons,
+autant qu'il est en nous, d'après les mêmes doctrines. Il n'y a que
+les peuples qui reconnaissent le principe de la liberté commerciale
+qui soient en droit de s'élever contre tout ce qui porte atteinte à
+cette liberté.
+
+Ce n'est pas la seule contradiction où nous entraîne la doctrine
+restrictive. Voyez les journaux parisiens. Sur deux phrases
+consacrées à ces matières, il y en a une pour prouver à la France
+qu'elle a tout à _gagner_ à repousser les produits étrangers, et une
+autre pour démontrer aux étrangers qu'ils ont tout à _perdre_ à
+repousser nos produits, prêchant ainsi la prohibition à leurs
+concitoyens et la liberté à la Belgique, aux États Unis, au Mexique.
+Comment des écrivains qui se respectent peuvent-ils se ravaler à de
+tels enfantillages? et n'est-ce pas le cas de leur demander avec
+Basile: _Qui donc est-ce que l'on trompe en tout ceci?_
+
+J'ai nommé le Mexique. Cette république est un exemple du danger
+auquel la prohibition expose la sécurité et l'indépendance des
+peuples. Pour avoir voulu _protéger le travail national_, la voilà
+en ce moment en état d'hostilité ouverte avec la France,
+l'Angleterre et l'Union américaine.--Elle a exagéré le principe,
+dit-on.--Que signifie cela? Si le principe est bon, on n'en saurait
+faire une application trop absolue.
+
+Si je voulais démontrer par les faits la connexité qui existe entre
+l'antagonisme commercial et l'antagonisme militaire, il me faudrait
+rappeler l'histoire moderne tout entière. Qu'il me soit permis d'en
+citer l'exemple contemporain le plus remarquable.
+
+Écoutons Napoléon. Ses paroles, ses actes, le souvenir des résultats
+qu'ils ont amenés nous en apprendront plus que bien des volumes.
+
+«On me proposa le blocus continental; il me parut _bon_ et je
+l'acceptai; il devait ruiner le commerce anglais. _En cela_, il a
+mal fait son devoir, parce qu'il a produit, _comme toutes les
+prohibitions_, un renchérissement, ce qui est toujours à l'avantage
+du commerce.»
+
+Voilà donc un système qui est _bon_ parce qu'il _doit ruiner_ nos
+rivaux; qui fait mal son devoir précisément _en cela_; qui est par
+sa nature tout _à l'avantage_ du commerce qu'il a pour objet de
+ruiner; qui agit donc contrairement à son but. Quelle logomachie!
+
+«Les ports de mer (français) étaient ruinés. Aucune force humaine ne
+pouvait leur rendre ce que la Révolution avait anéanti. Il fallait
+_donner une autre impulsion à l'esprit de trafic_. Il n'y avait pas
+d'autre moyen que d'enlever aux Anglais le monopole de l'industrie
+manufacturière, pour faire de cette industrie _la tendance générale_
+de l'économie de l'État. Il fallait créer le système continental; il
+fallait ce système et rien de moins, parce qu'il fallait donner _une
+prime énorme_ aux fabriques.»
+
+Voilà bien le régime prohibitif. Il aspire à donner _à l'esprit de
+trafic_ (_travail_ eût été une expression moins dédaigneuse et plus
+juste) _une impulsion_ différente de celle qu'il reçoit de son
+propre intérêt; et il ne veut pas voir que _la prime énorme_ donnée
+au travail privilégié se prélève, non sur l'étranger, mais sur le
+consommateur national.
+
+«Le fait a prouvé en ma faveur.--(C'est un peu fort!) _J'ai déplacé_
+le siége de l'industrie, etc.--_J'ai été forcé_ de porter le blocus
+continental à l'extrême, parce qu'il avait pour but de faire
+non-seulement du bien à la France, mais encore du mal à
+l'Angleterre.
+
+On voit ici le principe: _le bien de l'un, c'est le mal de l'autre_.
+Mais on ne prétend pas sans doute l'appliquer sans résistance de la
+part de celui dont on veut faire le mal. Donc ce principe contient
+la guerre. Voyez en effet:
+
+«Il fallait affermir le système. Cette nécessité a influé sur la
+politique de l'Europe, en ce qu'_elle a fait à l'Angleterre une
+nécessité de poursuivre l'état de guerre_. Dès ce moment aussi la
+guerre a pris en Angleterre un caractère plus sérieux. Il s'agissait
+pour elle de la fortune publique, c'est-à-dire de son existence; la
+guerre se popularisa... La lutte n'est devenue périlleuse que depuis
+lors. J'en reçus l'impression en signant le décret. Je soupçonnai
+qu'_il n'y aurait plus de repos pour moi_ et que ma vie se passerait
+à combattre des résistances!!.....» Bonaparte aurait pu _soupçonner_
+aussi qu'il _n'y aurait plus de repos_ pour la France.
+
+Non-seulement ce principe conduit à la guerre avec la nation qu'on
+veut ruiner, mais avec toutes celles qu'on a besoin d'entraîner dans
+le système pour le faire réussir, bien qu'il soit dans sa nature,
+nous l'avons vu, de mal faire son devoir _en cela_, c'est-à-dire de
+ne pouvoir réussir. Écoutons encore Napoléon.
+
+«Pour que le système continental fût bon à quelque chose, il fallait
+qu'il fût complet. Je l'avais établi, à peu de chose près, dans le
+Nord. Le Nord était soumis _à mes garnisons_; il fallait le faire
+respecter dans le Midi. Je demandai à l'Espagne un passage pour un
+corps d'armée que je voulais envoyer en Portugal. Cette route nous
+mit en rapport avec l'Espagne. Jusqu'alors je n'avais jamais songé à
+ce pays-là, à cause de sa nullité.» Voilà l'origine de la guerre de
+la Péninsule.
+
+«L'obligation de maintenir le système continental amenait _seule_
+des difficultés avec les gouvernements dont le littoral facilitait
+la contrebande. Entre ces États, la Russie se trouvait dans une
+situation embarrassante. Sa civilisation n'était pas assez avancée
+_pour lui permettre de se passer des produits de l'Angleterre_.
+J'avais _exigé_ pourtant qu'ils fussent prohibés. C'était une
+_absurdité_; mais elle était indispensable _pour compléter le
+système prohibitif_. La contrebande se faisait; je m'en plaignis; on
+se justifia; on recommença; nous nous irritions. Cette manière
+d'être ne pouvait durer.» Voilà l'origine de la guerre de Russie.
+
+Et c'est là ce que l'école moderne nous donne pour de la politique
+profonde! Certes, je n'ai pas la folle présomption de contester le
+génie de l'Empereur; mais enfin, faut-il abjurer le sens commun et
+humilier sa raison devant ce tissu d'absurdités monstrueuses?
+Bonaparte imagine que l'industrie manufacturière doit être la
+_tendance générale_ de l'État; qu'il doit, par ses décrets,
+détourner les capitaux et le travail de leur pente naturelle pour
+donner _une autre impulsion à l'esprit de trafic_. Pour cela, il
+organise un système de _primes énormes_ en faveur des fabricants et
+fonde le _régime prohibitif_. Il reconnaît que ce régime _fait mal
+son devoir_; qu'il produit un renchérissement qui _tourne à
+l'avantage_ du commerce anglais, qu'il a pour but de ruiner. Alors
+il songe à le compléter. Il menace l'_existence_ de l'Angleterre;
+guerre à mort avec l'Angleterre. Il veut faire respecter son système
+dans le Midi; guerre à mort avec l'Espagne. Il _exige_ que la Russie
+se passe de ce dont _elle ne peut se passer_; guerre à mort avec la
+Russie. Enfin la France est envahie deux fois, humiliée, chargée de
+tributs; Bonaparte est attaché à un rocher, et il s'écrie: «_Le
+fait a prouvé en ma faveur!_» Poursuivre un but qu'on déclare
+_impossible_ par des moyens qu'on reconnaît _absurdes_, tomber dans
+l'abîme, y entraîner le pays et s'écrier: «Les faits m'ont donné
+raison,» c'est donner au monde le scandale d'un excès d'impéritie,
+en même temps que d'immoralité, dont l'histoire des plus affreux
+tyrans ne fournirait pas un autre exemple[44].
+
+ [Note 44: V. au t. IV, les pages 379 et 380. (_Note de
+ l'éditeur._)]
+
+Donc le régime prohibitif est une cause permanente de guerre; je
+dirai plus, de nos jours c'est à peu près _la seule_. Les guerres de
+spoliation directe, comme celles des Romains, celles qui ont pour
+objet de procurer des esclaves et d'imposer des croyances
+religieuses, d'augmenter le patrimoine d'une famille princière, ne
+sont plus de notre siècle. Aujourd'hui on se bat pour des
+_débouchés_, et si ce but n'est pas aussi naïvement odieux, il est
+certes plus puéril que les autres. On déteste, mais on comprend
+l'emploi de la force pour acquérir du butin, des esclaves, des
+vassaux, du territoire. Mais pour ouvrir des débouchés, ce n'est pas
+de la force, c'est de la liberté qu'il faut; et cela est si vrai,
+que, de l'aveu même des partisans du système exclusif, le triomphe
+absolu d'une nation, s'il était possible, n'aurait pour résultat
+commercial que de lui assimiler toutes les autres et par conséquent
+de réaliser la _liberté absolue_ du commerce.
+
+Un nouveau Cinéas serait bien plus fondé à dire au peuple qui
+aspirerait, par la conquête, au monopole universel, ce que le Cinéas
+ancien disait à Pyrrhus: «Que ferez-vous quand vous aurez vaincu
+l'Italie?--Je la forcerai à recevoir mes produits en échange des
+siens.--Et ensuite?--La Sicile touche à l'Italie; je la
+soumettrai.--Et après?--Je rangerai sous mes lois l'Afrique, l'Inde,
+la Chine, les îles de la mer du Sud.--Mais enfin que ferez-vous
+quand le monde entier sera votre colonie?--Oh! alors j'échangerai
+librement, et je jouirai du repos;--Et que n'échangez-vous d'ores
+et déjà, et ne jouissez du repos en proclamant la liberté?»
+
+Je reviens, un peu tard peut-être, à l'objet de ce paragraphe, qui
+n'est pas tant de montrer la liaison entre l'état de guerre et le
+système restrictif, que de faire voir combien, dans les luttes que
+l'avenir peut réserver aux nations; celles qui seront les dernières
+à s'affranchir de ce régime auront assumé de chances défavorables.
+
+D'abord j'ai déjà prouvé que le peuple qui jouira de la liberté du
+commerce nous écrasera de sa concurrence, ce qui ne veut pas dire
+autre chose, sinon qu'il deviendra _plus riche_. À moins donc de
+soutenir que la richesse est indifférente au succès d'une guerre, il
+faut avouer que, sous ce rapport, la nation dont le travail languira
+dans les étreintes de la _protection_, sera, vis-à-vis de sa rivale,
+dans des conditions évidentes d'infériorité.
+
+Ensuite, de nos jours, une guerre entre deux grands peuples entraîne
+bientôt tous les autres. Sous ce rapport encore, tout l'avantage
+sera du côté de la partie belligérante qui aura le plus d'alliances.
+Or, une nation qui s'isole n'a pas d'alliances nécessaires; on peut
+rompre avec elle sans souffrances ni déchirements. Si l'Angleterre
+consomme les produits agricoles de la Baltique, de la mer Noire, de
+l'Amérique; si la Russie, les États-Unis, la Prusse, consomment le
+travail manufacturier des Anglais; si de part et d'autre la
+production s'est constituée de longue main selon cette donnée, il
+sera impossible à la France de désunir politiquement ce qui sera
+commercialement uni. «Le commerce; dit Montesquieu, tend à unir les
+nations. Si l'une a besoin de vendre, l'autre a besoin d'acheter, et
+toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.» La France
+courra donc le risque d'avoir, à chaque guerre, toute l'Europe sur
+les bras, par ce double motif que l'Europe ne tiendra à nous par
+aucun lien _fondé sur des besoins mutuels_, et qu'elle tiendra à
+notre rivale par les liens les plus étroits.
+
+Il est vrai, il faut le dire pour être impartial et pour qu'on ne
+m'accuse pas de ne considérer les questions que sous un aspect, que
+la France pourra tirer quelques avantages, en cas de guerre, de son
+isolement commercial, de l'extinction de ses rapports extérieurs, de
+la nullité de sa marine marchande, toutes conséquences du système
+économique qu'elle a adopté. Elle sera redoutable, comme l'est dans
+la société un ennemi qui, n'ayant rien à perdre, peut faire beaucoup
+plus de mal qu'il n'est possible de lui en rendre. L'absence de
+liens a été souvent prise, en politique comme en morale, pour de
+l'indépendance. Sous l'influence de cette idée, Rousseau, qui aimait
+à poursuivre un principe dans toutes ses conséquences, avait été
+amené à proscrire, comme autant de liens par lesquels on peut nous
+atteindre, d'abord la _richesse_, ensuite la _science_, puis la
+_propriété_, et enfin la _société_ elle-même. Logicien inflexible, à
+ses yeux le négociant était le type de la dégradation humaine,
+«parce que, disait-il, _on peut le faire crier à Paris en le
+touchant dans l'Inde_;» au contraire, le type de la perfection était
+le sauvage: il n'est assujetti qu'à la force brute, «et après tout,
+disait Rousseau, _si on le chasse d'un arbre, il peut se réfugier
+sous un autre_.» Le philosophe na pas vu que, à ce compte, la
+perfection est dans le néant.
+
+Le système qui a pour objet de restreindre l'échange, et par
+conséquent le travail et le bien-être, procède de la même doctrine.
+Il invoque sans cesse l'indépendance nationale. Mais l'indépendance
+fondée sur ce qu'on n'a rien à perdre, sur ce qu'on a rompu tous les
+liens par lesquels on pourrait nous atteindre, c'est l'indépendance
+du sauvage, c'est l'invulnérabilité du néant. Si un peuple, adoptant
+la liberté du commerce, parsemait de ses vaisseaux toutes les mers,
+pendant qu'un autre, obéissant au régime restrictif, concentrerait
+toute sa vitalité dans les limites de ses frontières, il n'est pas
+douteux qu'en cas de guerre le premier ne fût plus vulnérable que le
+second. Et qui sait si le sentiment confus de cette différence de
+situation ne nous inspirera pas la funeste pensée de faire
+rétrograder vers la barbarie notre système d'agression et de
+défense? S'il est une chose qui puisse consoler les âmes chrétiennes
+et généreuses des obstacles que rencontre l'établissement parmi les
+hommes de la paix universelle, c'est assurément la tendance, qu'on
+peut remarquer dans la guerre moderne, à restreindre ses fléaux sur
+les armées et tout au plus sur les nations prises en corps
+collectif. Sans doute le sang humain coule encore, des peuples ont
+été soumis à des tributs et quelquefois morcelés; mais la propriété
+privée est en général respectée, on laisse aux hommes de travail le
+fruit de leurs sueurs et leurs moyens d'existence; on a vu des
+armées passer et repasser, tantôt vaincues, tantôt victorieuses, sur
+le théâtre de ces luttes sanglantes, sans que le sort des habitants
+paisibles fût complétement bouleversé. Le même progrès tend à se
+réaliser sur mer: «La France légitime, dit M. de Chateaubriand,
+conservera éternellement la gloire d'avoir interdit l'armement en
+course, d'avoir la première rétabli, sur mer, ce droit de propriété
+respecté dans toutes les guerres sur terre par les nations
+civilisées, et dont la violation, dans le droit maritime, est un
+reste de la piraterie des temps barbares.» (_Mélanges politiques_,
+tome XXV, page 375.)
+
+Mais n'est-il pas à craindre qu'une puissance belligérante qui
+n'aurait plus de commerce ne refusât d'accéder à une stipulation
+qui, sans pouvoir lui profiter, amoindrirait ses moyens d'agression!
+La guerre à la propriété privée, aux matelots, aux passagers de tout
+âge et de tout sexe, semble donc être encore une des déplorables
+nécessités du régime prohibitif. N'avons-nous pas vu dernièrement,
+dans une brochure célèbre, recommander, systématiser cette guerre
+barbare?
+
+Mais ce n'est pas à l'auteur que le reproche doit s'adresser: il est
+marin, et il ne saurait conseiller à son pays une autre tactique
+navale que celle qui est indiquée par la nature des choses. C'est,
+nous le répétons, au régime prohibitif qu'il faut s'en prendre.
+C'est ce régime qui, nous plaçant dans cette situation de n'avoir
+bientôt plus rien à perdre sur mer, nous montre par où nous pouvons
+attaquer les peuples commerçants, sans avoir à craindre de
+représailles.
+
+En 1823, la France avait interdit l'armement en course. À Dieu ne
+plaise que je veuille atténuer la gloire qui lui en revient! Mais
+elle était alors en guerre avec une puissance plus dénuée que nous
+de propriété navale, et qui, par ce motif, n'accepta pas ce nouveau
+droit maritime. Au moment d'entrer en lutte, aucun peuple ne se
+soumet à une convention, quelque philanthrope qu'il soit, qui lui
+profite moins qu'à son ennemi. Raison de plus pour combattre ces
+lois restrictives, puisqu'elles sont inconciliables avec le progrès
+social dont la guerre même est susceptible.
+
+Je laisse aux hommes spéciaux le soin d'examiner si la tactique
+proposée par le prince ne recèle pas de graves dangers: «Il faut
+agir sur le commerce anglais,» dit-il. Mais le commerce suppose deux
+intéressés. En agissant sur l'un, vous nuisez à l'autre, et vous
+vous faites autant d'ennemis qu'il y a de peuples dont vous
+interrompez les transactions.
+
+Et puis, en admettant un plein succès, vous arriverez tout au plus à
+forcer les produits anglais à emprunter des navires neutres. Vous
+serez donc entraînés, comme Bonaparte, à imposer votre politique à
+toute l'Europe civilisée.
+
+N'oublions pas ces paroles: «La Russie ne pouvait se passer des
+produits anglais. J'exigeai pourtant qu'elle les prohibât. C'était
+une absurdité; mais elle était nécessaire pour compléter le système.
+La contrebande se faisait; je m'en plaignis; on se justifia; on
+recommença; nous nous irritions. Cette manière d'être ne pouvait
+durer.»
+
+Ai-je besoin, après ce qui précède, de faire voir la liaison qui
+existe entre le régime protecteur et la démoralisation des
+peuples?--Mais sous quelque aspect que l'on considère ce régime, il
+n'est tout entier qu'une immoralité. C'est l'injustice organisée;
+c'est _le vol_ généralisé, légalisé, mis à la portée de tout le
+monde, et surtout des plus influents et des plus habiles. Je hais
+autant que qui que ce soit l'exagération et l'abus des termes, mais
+je ne puis consciencieusement rétracter celui qui s'est présenté
+sous ma plume. Oui, _protection, c'est spoliation_, car c'est le
+privilége d'opérer législativement la rareté, la disette, pour être
+en mesure de surfaire à l'acheteur. Si, dans ce moment, moi,
+propriétaire, j'étais assez influent pour obtenir une loi qui forçât
+le public à me payer mon froment à 30 fr. l'hectolitre, n'est-ce pas
+comme si j'exerçais une déprédation égale à toute la différence de
+ce prix au prix naturel du froment? Quand mon voisin me fait payer
+son drap, un autre son fer, un troisième son sucre, à un taux plus
+élevé que celui auquel j'achèterais ces choses _si j'étais libre_,
+ne suis-je pas du même coup dépouillé de mon argent et de ma
+liberté? Et pense-t-on que les hommes puissent se familiariser ainsi
+avec des habitudes d'extorsion, sans fausser leur jugement et ternir
+leurs qualités morales? Pour avoir une telle pensée, pour croire à
+la moralité des quêteurs de monopole, il faudrait n'avoir jamais lu
+un journal subventionné par les comités manufacturiers, il faudrait
+n'avoir jamais assisté à une séance de la Chambre ou du Parlement,
+quand il y est question de priviléges.
+
+Je ne veux cependant pas dire que la spoliation, sous cette forme,
+ait un caractère aussi odieux que le vol proprement dit. Mais
+pourquoi? uniquement parce que l'opinion porte encore un jugement
+différent sur ces deux manières de s'emparer du bien d'autrui.
+
+Il a été un temps où une nation pouvait en dépouiller une autre,
+non-seulement sans tomber dans le mépris public, mais encore en se
+conciliant l'admiration du monde. L'opinion ne flétrissait pas alors
+le vol, pratiqué sur une grande échelle sous le nom de _conquête_;
+et il est même remarquable que, bien loin de considérer l'abus de la
+force comme incompatible avec la vraie gloire, c'est précisément
+pour la force, en ce qu'elle a de plus abusif, qu'étaient réservés
+les lauriers, les chants des poëtes et les applaudissements de la
+foule.
+
+Depuis que la _conquête_ devient plus difficile et plus dangereuse,
+elle devient aussi moins populaire; et l'on commence à la juger pour
+ce qu'elle est. Il en sera de même de la _protection_; et si la
+déprédation, de peuple à peuple, est tombée en discrédit, malgré
+toutes les forces qui ont été de tout temps employées pour
+l'environner d'éclat et de lustre, il faut croire qu'il ne sera pas
+moins honteux, pour les habitants d'un même pays, de se dépouiller
+les uns les autres par la prosaïque opération des tarifs.
+
+Si même l'on appréciait les actions humaines par leurs résultats, ce
+genre d'extorsion ne tarderait pas à être plus méprisé que le simple
+vol. Celui-ci déplace la richesse; il la fait passer des mains qui
+l'ont créée, à celles qui s'en emparent. L'autre la déplace aussi,
+et de plus il la détruit. La protection ne donne aux exploitants
+qu'une faible partie de ce qu'elle arrache aux exploités.
+
+Si le régime restrictif place sous la sauvegarde des lois des
+actions criminelles, et présente comme légitime une manière de
+s'enrichir qui a, avec la spoliation, la plus parfaite analogie, par
+une suite nécessaire, il transforme en crimes fictifs les actions
+les plus innocentes, et attache des peines afflictives et infamantes
+aux efforts que font naturellement les hommes pour échapper aux
+extorsions, bouleversant ainsi toutes les notions du juste et de
+l'injuste. Un Français et un Espagnol se réunissent pour échanger
+une pièce d'étoffe contre une balle de laine. L'un et l'autre
+disposent d'une propriété acquise par le travail. Aux yeux de la
+conscience et du sens commun, cette transaction est innocente et
+même utile. Cependant, dans les deux pays, la loi la réprouve, et à
+tel point qu'elle aposte des agents de la force publique pour saisir
+les deux échangistes et pour les tuer sur place au besoin.
+
+Qu'on ne dise pas que je cherche à innocenter la fraude et la
+contrebande. Si les droits d'entrée n'avaient qu'un but fiscal,
+s'ils avaient pour objet de faire rentrer dans les coffres de l'État
+les fonds nécessaires pour assurer tous les services, payer l'armée,
+la marine, la magistrature, et procurer enfin aux contribuables le
+bon ordre et la sûreté, oui, il serait criminel de se soustraire à
+un impôt dont on recueille les bénéfices; mais les _droits
+protecteurs_ ne sont pas établis pour le public, mais contre le
+public; ils aspirent à constituer le privilége de quelques-uns aux
+dépens de tous. Obéissons à la loi tant qu'elle existe; nommons
+même, si on le veut, contravention, délit, crime, la violation de la
+loi; mais sachons bien que ce sont là des crimes, des délits, des
+contraventions _fictives_; et faisons nos efforts pour faire
+rentrer, dans la classe des actions innocentes, des transactions de
+droit naturel, qui ne sont point criminelles en elles-mêmes, mais
+seulement parce que la loi l'a arbitrairement voulu ainsi.
+
+Lorsque nous avons considéré les prohibitions dans leurs rapports avec
+la prospérité des peuples, nous avons vu qu'elles avaient pour résultat
+infaillible de fermer les débouchés extérieurs, de mettre les
+entrepreneurs hors d'état de soutenir la concurrence étrangère, de les
+forcer à renvoyer une partie de leurs ouvriers et à baisser le salaire
+de ceux qu'ils continuent à employer, enfin de réduire les profits de la
+classe laborieuse, en même temps que d'élever le prix des moyens de
+subsistance. Tous ces effets se résument en un seul mot: _misère_, et je
+n'ai pas besoin de dire la connexité qui existe entre la misère des
+hommes et leur dégradation morale. Le penchant au vol et à l'ivrognerie,
+la haine des institutions sociales, le recours aux moyens violents de se
+soustraire à la souffrance, la révolte des âmes fortes, l'abattement,
+l'abrutissement des âmes faibles, tels sont donc les effets d'une
+législation qui oblige les classes les plus nombreuses à demander à la
+violence, à la ruse, à la mendicité, ce que le travail honnête ne peut
+plus leur donner. Faire l'histoire de cette législation, ce serait faire
+l'histoire du chartisme, du rébeccaïsme, de l'agitation irlandaise et de
+tous ces symptômes anarchiques qui désolent l'Angleterre, parce que
+c'est le pays du monde qui a poussé le plus loin l'abus de la spoliation
+sous forme de protection.
+
+L'esprit de monopole étant étroitement lié à l'esprit de conquête,
+cela suffît pour qu'on doive lui attribuer une influence pernicieuse
+sur les moeurs d'un peuple considéré dans ses rapports avec
+l'étranger. Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer
+d'autres sentiments que la défiance, la haine et l'effroi. Et ces
+sentiments qu'elle inspire, elle les éprouve, ou du moins, pour
+apaiser sa conscience, elle s'efforce de les éprouver, et souvent
+elle y parvient. Quoi de plus déplorable, et de plus abject à la
+fois que cet effort dépravé, auquel on voit quelquefois un peuple se
+soumettre, pour s'inoculer à lui-même des instincts haineux, sous le
+voile d'un faux patriotisme, afin de justifier à ses propres yeux
+des entreprises et des agressions, dont au fond il ne peut
+méconnaître l'injustice? On verra ces nations envahir des tribus
+paisibles, sous le prétexte le plus frivole, porter le fer et le feu
+dans les pays dont elles veulent s'emparer, brûler les maisons,
+couper les arbres, ravir les propriétés, violer les lois, les
+usages, les moeurs et la religion des habitants; on les verra
+chercher à corrompre avec de l'or ceux que le fer n'aura pas
+abattus; décerner des récompenses et des honneurs à ceux de leurs
+ennemis qui auront trahi la patrie, et vouer une haine implacable à
+ceux qui, pour la défendre, se dévouent à toutes les horreurs d'une
+lutte sanglante et inégale. Quelle école! quelle morale! quelle
+appréciation des hommes et des choses! et se peut-il qu'au XIXe
+siècle un tel exemple soit donné, dans l'Inde et en Afrique, par les
+deux peuples qui se prétendent les dépositaires de la loi
+évangélique et les gardiens du feu sacré de la civilisation!
+
+J'appelle l'attention de mon pays sur une situation qui me paraît ne
+pas le préoccuper assez. Le système prohibitif est mauvais, c'est ma
+conviction. Cependant, tant qu'il a été général, il enfantait
+partout des maux _absolus_ sans altérer profondément la grandeur et
+la puissance _relatives_ des peuples. L'affranchissement commercial
+d'une des nations les plus avancées du globe nous place au
+commencement d'une ère toute nouvelle. Il ne se peut pas que ce
+_grand fait_ ne bouleverse toutes les conditions du travail, au sein
+de notre patrie; et si j'ai osé essayer de décrire les changements
+qu'il semble préparer, c'est que l'indifférence du public à cet
+égard me paraît aussi dangereuse qu'inexplicable.
+
+
+
+
+DE L'AVENIR DU COMMERCE DES VINS
+
+ENTRE LA FRANCE ET LA GRANDE-BRETAGNE[45]
+
+ [Note 45: Extrait du _Journal des Économistes_, nº d'août
+ 1845. (Note de l'éditeur.)]
+
+_Aux membres de la_ Ligue, _aux officiers du_ Board of trade, _aux
+ministres du gouvernement anglais._
+
+
+La _Ligue_ provoque les réformes commerciales, le _Board of trade_
+les élabore, le ministre les convertit en lois: c'est donc à ces
+trois degrés de juridiction que j'adresse les réflexions qui
+suivent.
+
+L'Angleterre ne produisant pas de vins, les droits de douane qui
+frappent ce liquide ne peuvent être considérés comme _protecteurs_.
+Par ce motif, ils ne suscitent pas les réclamations de la _Ligue_.
+Aussi voit-on les vins figurer parmi les huit articles auxquels
+paraît devoir se restreindre l'action du tarif anglais.
+
+Cependant un droit, même fiscal, est contraire à la liberté du
+commerce, si, par son exagération, il prévient des échanges
+internationaux, s'il interdit au peuple des satisfactions qui n'ont
+en elles-mêmes rien d'immoral, s'il va jusqu'à lui ravir le choix de
+ses habitudes[46], si même, sacrifiant ce revenu public, qui lui
+sert de prétexte, on s'en sert comme d'un acte de représailles
+contre des tarifs étrangers, ou qu'on le réserve comme moyen d'agir
+sur ces tarifs[47]. C'est parce que l'administration anglaise est
+décidée à mettre enfin la justice au-dessus de ces vaines
+considérations d'une fausse et étroite politique, qu'elle se
+propose, si je suis bien informé, de substituer au droit fixe actuel
+de 5 sch. 6 d. par gallon une taxe fixe d'un schilling, plus un
+droit de 20 pour 100.
+
+ [Note 46: J'ai souvent entendu dire, en Angleterre, que
+ l'élévation des droits sur les vins de basse qualité était
+ sans importance, parce qu'en aucun cas le peuple ne buvait de
+ vin, dont il n'a pas l'_habitude_. Mais ne sont-ce pas ces
+ droits qui ont créé ces habitudes?]
+
+ [Note 47: Sir Robert Peel, en présentant son plan financier,
+ a dit qu'il «réservait les droits sur les vins comme moyen
+ d'amener la France à un traité de commerce.» Mais il a dit
+ aussi que «si cette politique ne réussissait pas, y
+ persévérer serait léser les intérêts du peuple anglais.»]
+
+Cependant, en laissant subsister ce droit fixe d'un schilling,
+faites-vous réellement _justice_ au peuple anglais, d'une part, de
+l'autre, entrez-vous franchement dans la voie d'une saine
+_politique_ à l'égard des autres peuples?--Ce sont deux points sur
+lesquels je vous prie de me permettre d'appeler votre attention.
+
+Mais quel droit a un étranger de s'immiscer dans une telle question?
+Le droit que je tiens de votre principe: _liberté de commerce_
+n'implique-t-elle pas entre les nations _communauté d'intérêts_? En
+m'occupant de votre pays, je travaille pour le mien, ou, si vous
+l'aimez mieux, en m'occupant du mien, je travaille pour le vôtre.
+
+Qu'un droit uniforme appliqué à des valeurs différentes soit
+_injuste_, c'est ce qui n'a pas besoin de démonstration. Je me
+bornerai donc, sur ce point, à montrer en chiffres les résultats des
+trois systèmes, en supposant que les prix maximum et minimum des
+vins pouvant donner lieu à un commerce important soient de 28 sch.
+et 3 sch. le gallon.
+
+ VIN DU RICHE.
+
+ Système actuel, { Prix d'achat 28 sch.
+ droit fixe de { Droit 5 6 d. ou 20 p. 100.
+ 5 sch. 6 d. ------------
+ 33 6
+
+ { Prix d'achat 28 sch.
+ Système projeté, { Droit fixe 1 }
+ droit mixte. { Droit graduel } ou 23 p. 100.
+ { à 20 p. 100 5 6 d. }
+
+ Système du droit { Prix d'achat 28 sch.
+ _ad valorem_. { Droit à 20 p. 100 5 6 d. ou 20 p. 100.
+ ------------
+ 33 6
+
+VIN DU PAUVRE.
+
+ Prix d'achat 3 sch.
+ Droit 5 6 d. ou 183 p. 100
+ -----------
+ 8 6
+
+ Prix d'achat 3 sch.
+ Droit fixe 1 } 50 p. 100
+ Droit graduel 0 6 d.}
+ à 20 p. 100 -----------
+ 4 6
+
+ Prix d'achat 3 sch.
+ Droit à 20 p. 100 0 6 d. ou 20 p. 100.
+ -----------
+ 3 6
+
+Ces chiffres approximatifs n'ont pas besoin de commentaires.
+
+Aujourd'hui, _pour une dépense égale_, le pauvre paye _huit fois_ la
+taxe du riche.
+
+Dans le système projeté, il payerait encore une _taxe double_.
+
+Le droit _ad valorem_ est seul équitable.
+
+J'ai eu l'honneur de soumettre verbalement cette observation à
+quelques-uns de vos plus célèbres économistes, à des membres du
+Parlement, à des hommes d'État: ils sont loin d'en contester la
+justesse; mais, disent-ils, le droit _ad valorem_ est d'une
+perception coûteuse et difficile.
+
+Mais une difficulté d'exécution suffit-elle pour justifier la
+perpétration d'une injustice? En France, l'administration aurait
+trouvé commode de frapper chaque hectare de terre d'un impôt
+uniforme, sans égard à sa force contributive; elle n'y a pas songé,
+cependant, et n'a pas reculé devant les complications du cadastre.
+La raison en est simple: quand la nation en masse rencontre un
+obstacle, c'est à la nation en masse à le vaincre; et elle ne peut
+sans iniquité s'en débarrasser aux dépens d'une classe, et
+précisément de la classe la plus malheureuse.
+
+L'objection, d'ailleurs, perd toute sa force en présence du système
+_mixte_. Il implique la possibilité de prélever le droit graduel.
+
+On ajoute, il est vrai, que sans le droit fixe il faudrait, sous
+peine de compromettre le revenu de l'État, porter plus haut le droit
+_ad valorem_, qui, dans ce cas, offrirait un trop fort appât à la
+fraude.
+
+Mais sont-ce les réformateurs auxquels je m'adresse qui plaideront
+la cause des droits exagérés, au point de vue fiscal? Quand vous
+voulez grossir votre revenu, quel est depuis longtemps tout votre
+secret? C'est justement de modérer les taxes. Cette politique ne
+vous a jamais failli; et, en ce moment même, les résultats de
+l'abaissement des droits sur le sucre lui donnent une éclatante
+consécration.
+
+On peut, je crois, tenir pour certain qu'avec un droit modéré de 20
+pour 100, l'Angleterre fera sur les vins un commerce immense et
+constamment progressif. La France consomme 40 millions d'hectolitres
+de vins, malgré les taxes et les entraves par lesquelles il semble
+qu'elle cherche à détruire cette branche d'industrie; y a-t-il
+exagération à établir que la Grande-Bretagne, avec ses puissantes
+ressources de consommation, achètera _le dixième_ de ce qu'achète la
+France, ou 4 millions d'hectolitres, dont 7/8 de vins ordinaires à 3
+sch. et 1/8 de vins fins à 28 sch. en moyenne? Or, dans cette
+hypothèse, le Trésor recouvrerait de 3 à 4 millions sterling. Il ne
+perçoit aujourd'hui que 2 millions.
+
+J'ai dit en second lieu, que le droit uniforme me semble
+_impolitique_.
+
+L'Angleterre s'étant assurée que la prospérité d'un peuple se mesure
+mieux par ses importations que par ses exportations, a pris le parti
+d'ouvrir ses ports aux produits des autres nations, sans attendre
+d'elles _réciprocité_, et sans même la leur demander. Son but
+principal est de mettre sa législation commerciale en harmonie avec
+la saine économie politique; mais, accessoirement, elle espère agir
+au dehors par son exemple, car, jusqu'à ce que la liberté soit
+universelle, elle ne lui cédera que la moitié de ses fruits.
+
+Or, au point de vue de l'influence que peut exercer sur les nations
+cette initiative de la grande réforme commerciale, quelle différence
+immense sépare le _droit fixe_ du droit _ad valorem_!
+
+Avec le droit uniforme, vous continuerez, comme aujourd'hui, à
+recevoir quelques vins de Xérès et des bons crus de la Champagne et
+du Bordelais. L'Angleterre et la France se toucheront encore par
+leurs sommités aristocratiques, et vos riches seigneurs donneront la
+main, par-dessus la Manche et à travers les tarifs, à nos grands
+propriétaires. Mais voulez-vous que votre population et la nôtre
+soient mises en contact sur tous les points; qu'un commerce actif et
+régulier entre les deux peuples pénètre dans tous les districts,
+dans toutes les communes, dans toutes les familles? Tenez-vous à
+voir l'Angleterre passer le détroit et enfoncer dans notre sol de
+profondes racines? Renoncez à ce droit _fixe_, et laissez l'infinie
+variété de nos produits aller satisfaire l'infinie variété de vos
+goûts et de vos fortunes. Alors les avocats du _free-trade_, en
+France, auront une large base d'opérations; car la connaissance,
+l'amour, le besoin du _libre-échange_, descendront jusque dans nos
+chaumières, et il n'y aura pas un de nos foyers qui ne suscite
+quelque défenseur à ce principe d'éternelle justice. Et ai-je besoin
+de vous dire les conséquences?... La puissance de consommation
+s'élargira tellement, en France comme en Angleterre, qu'il y aura
+des débouchés pour vos manufactures comme pour nos fabriques, pour
+nos champs comme pour les vôtres; et le temps arrivera, je l'espère,
+où vous pourrez transformer en navires marchands vos vaisseaux de
+guerre, comme nous pourrons rendre nos jeunes soldats à l'industrie.
+
+Paix au dehors, justice au dedans, prospérité partout,--de tels
+résultats pourraient-ils être balancés dans votre esprit par une
+simple difficulté d'exécution, qui ne vous a pas arrêtés pour le
+thé, et que d'ailleurs vous n'évitez pas par le système mixte?
+
+
+
+
+UNE QUESTION SOUMISE AUX CONSEILS GÉNÉRAUX
+
+DE L'AGRICULTURE, DES MANUFACTURES ET DU COMMERCE[48].
+
+ [Note 48: Par une circulaire de 1845, M. Cunin-Gridaine,
+ ministre du commerce, interrogeait les Conseils généraux sur
+ diverses modifications à introduire dans nos lois. L'une des
+ questions posées était relative à l'importation du fer. C'est
+ à l'occasion de celle-ci que F. Bastiat publia les réflexion
+ suivantes dans le nº de décembre 1845 du _Journal des
+ Économistes_. (_Note de l'éditeur._)]
+
+
+_Faut-il, dans l'intérêt de notre marine, admettre en franchise de
+droits les fers destinés à la construction des navires engagés dans
+la navigation internationale?_
+
+Cette question n'aurait-elle pas été convenablement suivie de cette
+autre:
+
+Faut-il, _dans l'intérêt de nos voies de communication_, admettre en
+franchise de droits les fers destinés à la construction des
+railways?
+
+Et de cette autre encore:
+
+Faut-il, _dans l'intérêt de nos estomacs_, admettre en franchise de
+droits les fers destinés au labourage des terres, et par là à la
+production des subsistances?
+
+Quoi qu'il en soit, restreignons-nous à la proposition du ministre.
+
+Remarquons d'abord comment elle est posée.
+
+Il ne s'agit pas de recevoir du fer étranger pour construire toute
+sorte de navires, mais seulement les navires destinés à la
+navigation internationale. Pourquoi cela? La raison en est simple.
+Il y a deux sortes de navigation, celle qui se fait de France à
+France, ou de métropole à colonie et réciproquement. Cela s'appelle
+la _navigation réservée_. Ici on tient le consommateur à la gorge,
+et il faut qu'il paye. Que le navire soit lourd, mauvais marcheur,
+qu'il revienne à un prix exorbitant, et grève inutilement les objets
+transportés d'un fret onéreux, c'est ce dont notre législation ne se
+met pas en peine, ou plutôt c'est ce qu'elle cherche. Le
+consommateur est là, tout disposé à se laisser exploiter, et l'on
+n'y fait pas faute.
+
+Mais la _navigation internationale_ est soumise, dans une certaine
+mesure, à la concurrence extérieure. Il arrive généralement que les
+armateurs et marins étrangers se contentent d'un moindre fret que
+les nôtres, et ils ont l'audace de rendre les marchandises dans nos
+magasins avec une grande économie, _à notre profit_.
+
+Comme il est de principe, chez nous, que le public, en tant que
+consommateur, ne doit jamais être compté pour rien, si ce n'est pour
+être rançonné, et que ce n'est qu'en qualité de producteur que
+chaque travailleur doit être _protégé_, c'est-à-dire mis à même de
+tirer sa part de la curée, on conçoit aisément que le législateur a
+dû se préoccuper des moyens de soutenir notre marine nationale, en
+faisant retomber sur les masses les pertes que lui occasionne son
+impuissance ou son incapacité.
+
+C'est ce qui a été fait. On s'est dit: L'étranger porte en France
+telle marchandise pour 20 francs; nos armateurs ne peuvent la porter
+que pour 25 francs. Mettons une taxe de 5 francs sur cette
+marchandise, quand c'est l'étranger qui la porte, et il sera exclu
+de nos ports. Dès lors, nos armateurs feront la loi et hausseront
+leur fret à 25 francs.--C'est là l'origine de la surtaxe consignée
+dans nos tarifs à la colonne qui a pour titre: _Par navires
+étrangers._
+
+En thèse générale, le calcul était mauvais. En effet, il est
+incontestable qu'à ce système l'acheteur _perd cinq francs_, tandis
+que l'armateur ne les gagne pas, puisque, d'après l'hypothèse, il ne
+peut opérer le transport même à 24 francs. Mais enfin on était
+autorisé à penser qu'au moyen de cette surtaxe, au préjudice du
+public, le but immédiat de la mesure serait atteint, et que notre
+marine serait en mesure de lutter contre la concurrence étrangère.
+
+Il n'en a pas été ainsi. Malgré le doux oreiller de la surtaxe, on a
+pu voir, dans un article de la _Presse_, et d'après des chiffres
+soigneusement relevés de documents officiels, qu'il n'est pas une
+peuplade sur la surface du globe qui n'envahisse et ne restreigne,
+d'année en année, notre modeste part de l'_intercourse_.
+
+J'ai dit ailleurs: _Protection, c'est spoliation._ C'est là son côté
+odieux.
+
+J'aurais pu dire aussi: _Protection, c'est déception._ C'est son
+côté ridicule.
+
+Car si la protection pèse sur le public, au moins devrait-elle
+soutenir l'industrie qu'elle prétend favoriser. Comment donc se
+fait-il que notre marine ne puisse opérer les transports quand la
+France lui paye pour cela, outre le prix naturel du fret, une prime
+énorme, cachée sous la surtaxe?
+
+On ne prend pas garde à une chose, c'est que la protection a deux
+tranchants. Chacun de nous regarde avec cupidité la part qu'elle lui
+permet de puiser dans le fonds commun de la spoliation; mais nous
+fermons les yeux sur la part qu'elle nous force d'y verser. Le marin
+français a pour lui les droits différentiels, sa liste civile, cela
+est vrai. Mais il n'y a pas une planche, un clou, un bout de corde,
+un lambeau de toile, une tache de goudron qu'il n'ait surpayés en
+vertu du régime protecteur. Le biscuit qui le nourrit, le paletot
+qui le couvre, le soulier qui le chausse ont payé la taxe au
+monopole; en sorte que ce que la protection lui a injustement
+conféré en gros, elle le reprend injustement et amplement en détail.
+Voilà pourquoi notre marine est aux abois.
+
+Maintenant il se présente plusieurs moyens de la relever.
+
+La plus efficace, le seul efficace selon nos principes, serait de
+détruire ce régime sous lequel elle succombe. Nous savons qu'il n'y
+faut pas songer de longtemps. Aussi nous nous proposons de
+n'examiner que les moyens qui sont en harmonie avec les principes
+qui dominent notre législation commerciale, principes d'après
+lesquels le sacrifice des intérêts généraux est toujours de droit.
+
+Dans le sens de cette théorie, le moyen le plus sûr, le plus
+décisif, le plus logique, serait de faire entrer tous les transports
+par mer dans la navigation réservée; de remplacer la surtaxe par la
+prohibition, et de déclarer qu'à l'avenir la France ne recevra plus
+rien dans ses ports qui n'y arrive par navires français. Je m'étonne
+que M. le ministre n'y ait pas songé; et j'espère qu'il me saura gré
+de lui avoir suggéré cette idée, quoique, à vrai dire, je n'aie pas
+le mérite de l'invention. Les journaux ne se font pas faute de le
+pousser dans cette voie. Avons-nous besoin de charbons anglais?
+Accordez, disent-ils, le privilége du transport aux navires
+nationaux.--Mais ce sera plus cher!--Qu'importe? c'est l'affaire du
+public, qui ne s'en soucie guère.
+
+Après ce moyen héroïque, celui qui se présente le plus
+naturellement, c'est, sinon de convertir la surtaxe en prohibition,
+du moins de la renforcer. Si la surtaxe est bonne en principe, elle
+n'a pu faillir que parce qu'elle est trop modérée. Ne pas la
+relever, c'est en nier implicitement la justice ou l'efficacité;
+c'est rejeter le principe même de la protection. Pourquoi donc M. le
+ministre n'a-t-il pas recours à ce moyen, qui n'est pas nouveau, qui
+n'est que le développement et le complément d'une mesure
+universellement adoptée? Pourquoi? parce que, sans doute, il
+entrevoit plus ou moins confusément la _déception_ qui est au bout
+de ces expédients, comme je le disais tout à l'heure. Voyez en effet
+dans quel cercle vicieux on s'engagerait!--Élever la surtaxe, c'est
+renchérir le fret; renchérir le fret, c'est grever la marchandise;
+grever la marchandise, c'est rompre l'équilibre que la protection a
+voulu fonder entre notre industrie et l'industrie étrangère. Rompre
+cet équilibre, c'est se condamner à le rétablir par l'exhaussement
+du tarif général; exhausser le tarif, c'est renchérir les armements;
+c'est provoquer de nouvelles surtaxes, lesquelles auront les mêmes
+effets, deviendront causes à leur tour, et ainsi de suite à
+l'infini.
+
+Ce second moyen ayant été jugé inexécutable, il paraît que M. le
+ministre s'est enfin avisé que l'on devrait demander à la liberté ce
+qu'on n'a pu obtenir de l'arbitraire. Il s'est dit: La France, sans
+doute, naviguerait au même prix que les autres nations, si les
+matériaux qui entrent dans la construction de ses vaisseaux
+n'étaient pas grevés de droits qui en élèvent démesurément le prix.
+
+En conséquence, il consulte les Conseils pour savoir s'il ne
+conviendrait pas d'admettre en franchise les fers qui entrent dans
+la construction de nos navires.
+
+Évidemment, cette mesure serait par elle-même inefficace, et il faut
+la considérer comme un premier et timide essai dans la voie de la
+liberté commerciale. Le raisonnement de M. le ministre doit le
+conduire à adopter la même politique pour le bois, le cuivre, le
+chanvre, la toile, etc., etc.
+
+Le fer, en effet, est de si peu d'importance dans un bâtiment en
+bois doublé, cloué et chevillé en cuivre, que la mesure que médite
+M. le ministre ne peut pas affecter sensiblement le cours du fret.
+Cela est si évident qu'on est porté à croire, quoique M. le ministre
+ne le dise pas, qu'il a eu en vue les navires et surtout les bateaux
+à vapeur entièrement construits en fer.
+
+Mais alors pourquoi ne pas admettre, en franchise de droits, les
+navires en fer eux-mêmes de construction étrangère?
+
+Oh! dit-on, c'est que nos constructeurs veulent être protégés.--Mais
+si vous voulez écouter tous les quêteurs de monopole, vous ne
+pourrez-pas admettre le fer; car nos propriétaires de forêts, nos
+maîtres de forges, nos actionnaires de mines ne sont pas
+très-disposés à abandonner leur part de protection.--Vous ne pouvez
+servir deux maîtres, il faut opter. Est-ce pour le public ou pour
+les constructeurs que vous êtes ministre?
+
+Examinons donc la question en elle-même. Elle est bien restreinte,
+comme on le voit. Les navires en bois, c'est-à-dire la marine
+actuelle tout entière est hors de cause. Il s'agit de navires en
+fer, d'une marine future et éventuelle. La question que nous avons à
+résoudre est celle-ci:
+
+«Vaut-il mieux admettre, en franchise de droits, le fer étranger
+destiné à la construction des navires, ou les navires en fer
+eux-mêmes de construction étrangère?»
+
+Il serait assez curieux de voir d'abord comment elle a été traitée,
+au point de vue du principe prohibitif, par un journal spécial fort
+accrédité en ces matières, le _Moniteur industriel_. La libre
+admission du fer, pour la destination dont il s'agit, a été insinuée
+pour la première fois; à ma connaissance, dans un article récent de
+ce journal.
+
+Il n'est pas possible de faire du régime prohibitif une satire plus
+naïve à la fois et plus sanglante; et il semble que le but secret de
+l'auteur de cet article est de confondre et de ridiculiser ce
+système, en le montrant sous un aspect vraiment burlesque. Quoi!
+vous convenez que notre marine marchande est chassée de tous les
+ports de l'Océan par la marine étrangère. Vous en cherchez la cause;
+vous trouvez que les matériaux qui entrent dans la construction de
+nos navires nous coûtent, dans la proportion de 300 pour 100, plus
+cher qu'aux Anglais; vous établissez vous-même qu'à cette cause
+d'infériorité viennent s'ajouter le haut prix du combustible,
+l'insuffisance de l'outillage, l'inexpérience des constructeurs et
+des ouvriers; vous ne disconvenez pas que c'est le régime de la
+prohibition qui a placé notre marine dans cette situation humiliante
+et ridicule, et, après tout cela, vous concluez... au maintien de ce
+régime!
+
+Et remarquez comme la rapacité du monopole est habile à faire
+argument de tout, même des données les plus contradictoires!
+Lorsque, délivré de toute concurrence, il est parvenu à créer dans
+le pays une industrie factice, à détourner vers un emploi onéreux
+les capitaux et les bras, et à couvrir ses pertes par des taxes
+déguisées mais réelles, quelle est la raison sur laquelle il
+s'appuie pour prolonger et perpétuer son existence? Il montre ces
+capitaux que la liberté va détruire, ces bras qu'elle va paralyser;
+et cet argument a tant de puissance qu'il n'est pas encore de
+ministère ou de législature qui ait osé l'affronter. «C'est un
+malheur, disent humblement les intérêts privilégiés, que la
+protection nous ait jamais été accordée. Nous comprenons qu'elle
+pèse lourdement sur le public. Nous avons cru, que, grâce à cette
+protection dont la loi a entouré notre enfance, nous parviendrions
+bientôt à voler de nos propres ailes, _à marcher dans notre force et
+notre liberté_. Nous nous sommes trompés. La société a partagé notre
+erreur. C'est elle, pour ainsi dire, qui nous a appelés à
+l'existence. Elle ne peut plus maintenant nous laisser mourir. Nous
+avons des _droits acquis_.
+
+Aujourd'hui ce terrible argument est pris à rebours. «Nous n'avons
+pas encore employé le fer à la construction des navires. Il n'y a ni
+bras ni capitaux engagés dans cette voie. D'ailleurs, les matériaux,
+le combustible, les outils, les entrepreneurs, les ouvriers nous
+manquent. En outre, cette branche d'industrie exige des
+connaissances spéciales dans les procédés de fabrication que nul ne
+possède, et _bien peu de personnes sont en état de la naturaliser
+chez nous_. Donc, pour l'implanter dans le pays, pour lui donner
+l'être, la protection est loin de suffire, c'est la prohibition
+absolue qu'il nous faut.»
+
+Dites donc que ce n'est pas notre marine qui vous préoccupe, mais
+vos priviléges. Si sérieusement vous vouliez une marine marchande,
+vous laisseriez la France échanger avec l'Angleterre des vins contre
+des navires en fer. Ils ne reviendraient pas plus cher aux armateurs
+de Bordeaux qu'à ceux de Liverpool, et la concurrence serait
+possible.
+
+Il est vrai que l'auteur de l'article insinue ici le moyen proposé
+par M. le ministre, la libre introduction du fer destiné à la
+construction.
+
+Mais n'a-t-il pas lui-même prouvé d'avance l'inefficacité de ce
+moyen quand il a dit, avec raison, que ce n'est pas seulement le
+prix de la matière qui renchérit nos navires, mais encore et surtout
+l'infériorité de notre mise en oeuvre; quand il a fait observer que
+notre pays n'était pas disposé pour ce genre d'industrie, qu'il ne
+le serait pas de longtemps, que les établissements, les machines, le
+charbon, tout lui manque à la fois?
+
+Au mois de juillet dernier, j'étais à Liverpool. Un honnête quaker,
+M. Baines, de la maison Hodgson et compagnie, me fit visiter ses
+ateliers de construction. Je vis sur le chantier un immense navire
+tout en fer, quille, membrures, bordages, etc. Après avoir examiné
+d'innombrables machines que je ne décrirai pas (et pour cause, car
+je n'en sais guère plus là-dessus que ce pauvre Tristram qui ne put
+jamais comprendre le mécanisme d'un tourne-broche); après avoir vu
+d'énormes poinçons, de gigantesques ciseaux trouer, tailler,
+festonner des planches de fer de 2 centimètres d'épaisseur, comme si
+c'eût été de la pâte de jujube, j'eus avec M. Baines la
+conversation suivante:
+
+«Ces navires en fer reviennent-ils plus cher que les navires en
+bois?--À peu près. La matière est, il est vrai, plus chère, mais on
+la travaille avec une telle facilité, une telle précision, le
+système de l'étalonnage présente tant d'avantages, que cela compense
+bien et au delà le prix du fer.--En quoi donc consiste la
+supériorité de ce nouveau mode de construction?--Le navire dure
+plus, les pièces qui le composent se changent plus facilement, il a
+moins de tirant d'eau, il est plus léger; et comme le tonnage se
+calcule par les trois dimensions, il porte plus, à tonnage égal, et
+économise les taxes à la marchandise.--En sorte, lui dis-je, que, la
+concurrence s'en mêlant, c'est le consommateur qui profitera de ces
+avantages; vos armateurs baisseront le prix du fret, et nous,
+Français, qui avons déjà tant de mal à lutter contre vos navires en
+bois, nous serons tout à fait évincés par vos navires en fer.--Cela
+est probable, me dit-il, à moins que vous ne fassiez comme nous, ou,
+si vous ne pouvez, que vous n'achetiez nos bâtiments.--Pourriez-vous
+me démontrer par des chiffres ces deux points décisifs: 1º les
+navires en fer ne reviennent pas plus cher que les navires en bois;
+2º ils portent plus, à tonnage égal?--Venez chez moi; tous mes
+livres sont à votre disposition.--Est-ce que vous ne craignez pas de
+divulguer des secrets qui font votre fortune?--Ce n'est pas le
+secret, mais la publicité qui fera ma fortune. Plus on sera
+convaincu de la supériorité des navires en fer, plus je recevrai des
+ordres de construction. D'ailleurs, si mes procédés sont bons, comme
+je le crois, je ne demande pas mieux que l'humanité en profite; et,
+quant à moi, quel que soit le sort de cette industrie, j'ai la
+confiance d'utiliser toujours l'amour du travail et le peu de
+connaissances qu'il a plu à la Providence de me donner.»
+
+Je regrettai, on le croira sans peine, que le temps ne me permît
+pas de compulser les livres que l'honnête quaker mettait si
+loyalement à ma disposition. Si j'avais pu prolonger mon séjour à
+Liverpool, je serais sans doute en mesure de soumettre aujourd'hui
+aux Conseils des documents précieux sur la question dont ils sont
+saisis.
+
+Quoi qu'il en soit, le premier moyen de relever notre marine,
+l'admission des bâtiments en fer de construction étrangère, est
+d'une efficacité incontestable, puisqu'il donnerait aux armateurs de
+Bordeaux, de Nantes et du Havre des navires qui leur reviendraient
+au même prix qu'aux armateurs de Liverpool, de Londres et de
+Bristol.
+
+Il est d'une exécution facile. Il ne complique en rien les
+opérations de la douane; il ne blesse pas ce qu'on nomme les _droits
+acquis_, ni ceux des constructeurs, puisque ce genre d'industrie n'a
+pour ainsi dire pas encore chez nous d'existence sérieuse; ni ceux
+des maîtres de forges, puisque le fer ainsi introduit ne ferme aucun
+débouché à notre production métallurgique, n'en diminue pas l'emploi
+actuel et ne peut par conséquent en affecter le prix.
+
+Le second moyen, l'admission en franchise de droits du fer destiné à
+la construction, a-t-il les mêmes avantages? ne présente-t-il pas de
+graves inconvénients?
+
+On a déjà vu que, tout en le proposant, le _Moniteur_ s'était chargé
+de démontrer sa disproportion avec le but qu'on a en vue.
+
+Non-seulement il est illusoire, mais il ouvre à l'industrie un
+avenir si effrayant, que je me vois forcé, afin que le public ne
+soit pas pris au dépourvu, d'invoquer encore un moment son
+attention.
+
+Je suis surpris qu'on ne soit pas frappé, comme je le suis moi-même,
+des tendances vraiment exorbitantes et dangereuses dans lesquelles
+la France laisse s'engager l'administration des douanes.
+
+Certes, c'était bien assez que cette institution, d'abord purement
+fiscale, se fût convertie en un instrument soi-disant de protection,
+en réalité de priviléges et de monopoles. Dès lors les travailleurs
+se sont aussi transformés en solliciteurs; ils ont assailli le
+gouvernement pour lui arracher la faculté de rançonner la nation,
+comme les quêteurs de places l'assiégent pour acquérir le droit
+d'exploiter le budget. Et le pouvoir, détourné de sa véritable et
+simple mission, qui est de garantir à chacun sa liberté, sa sûreté
+et sa propriété, s'est vu chargé encore de l'effroyable tâche de
+satisfaire à toutes les prétentions des classes laborieuses,
+d'assurer à chaque industrie les moyens de se soutenir et de se
+développer, et cela par le jeu des tarifs, par des combinaisons de
+taxes, par l'octroi à quelques-uns de ce qu'il parvient à arracher à
+tous.
+
+Cependant la douane, obéissant à de fausses notions dont elle n'est
+pas responsable, puisqu'elle les reçoit du public, procédait au
+moins à son oeuvre nouvelle par mesures générales et uniformes,
+lorsqu'il y a trois ans, elle déposa dans le traité belge le funeste
+germe des _droits différentiels_. À partir de cette époque, il fut
+établi en principe que les taxes d'importation pourraient varier
+selon les pays de provenance, selon le cours des denrées dans chacun
+de ces pays, selon leur distance, ou même, qu'on me passe
+l'expression, selon la température des passions, des animosités et
+des jalousies nationales. Ainsi la douane n'a plus borné ses
+prétentions à être un instrument de protection, elle est devenue une
+arme offensive, un moyen politique d'agression. Elle a dit à un
+peuple: «Tu es ami, nous admettrons tes produits à des conditions
+modérées,» à un autre: «Nous te haïssons, notre marché te sera
+fermé.» Qui ne voit combien ce caractère hostile imprimé à la douane
+augmente les chances de guerre, déjà si nombreuses, que les tarifs
+recèlent dans leur sein? Qui ne comprend que ce sont les factions
+désormais qui se combattront sur le terrain des questions
+douanières? Qui ne s'aperçoit avec effroi qu'un nouvel horizon a été
+ouvert à de diaboliques alliances entre les cupidités industrielles
+et les intrigues politiques?
+
+Voici maintenant que les droits de douane varieront, non plus
+seulement selon les pays de provenance, mais encore suivant la
+destination de la marchandise.
+
+Voyez comme s'élargit insensiblement le rôle du douanier!
+
+D'abord, il n'avait qu'une question à adresser à la marchandise:
+«Qu'es-tu?» Sur la réponse il prélevait la taxe, et tout était dit.
+
+Plus tard, le dialogue s'est étendu à deux questions: «Qu'es-tu?--Du
+fil.--D'où viens-tu?--Que t'importe?--Il m'importe que si tu viens
+de Bruxelles, tu payeras _dix_; et si tu arrives de Manchester, tu
+payeras _trente_.» C'était bien le moins qu'on pût accorder à la
+ligue du monopole avec l'anglophobie.
+
+Maintenant voici que le douanier aura droit à trois interrogations:
+«Qu'es-tu?--Du fer.--D'où viens-tu? car le droit varie selon que la
+nature t'avait déposé dans les mines du Westergothland ou dans
+celles du Cornouailles.--Je viens du Cornouailles.--À quoi es-tu
+destiné? car le droit varie encore suivant que tu vas devenir navire
+ou charrue.»
+
+Ainsi la douane gagne tous les jours du terrain. De _fiscale_
+qu'elle était, elle s'est faite protectrice, puis diplomate, ensuite
+industrielle. La voilà qui va s'immiscer dans tous nos travaux, se
+faire juge de leur importance relative; non plus par des mesures
+générales, mais par une inquisition de détails qui ira jusqu'à nous
+demander compte de l'emploi de tous les matériaux que nous aurons à
+mettre en oeuvre.
+
+Mais laissons de côté ce principe exorbitant et nouveau qu'on veut
+introduire dans nos tarifs; fermons les yeux au vaste horizon qu'il
+ouvre à la douane. A-t-on du moins songé aux difficultés de
+l'exécution? Si les droits d'entrée varient pour chaque marchandise,
+en raison de l'infinie variété de ses usages, il faudra donc que la
+douane ait l'oeil sur elle dans toutes ses transformations. Il
+faudra donc qu'elle pénètre dans le chantier du constructeur,
+qu'elle s'y installe jour et nuit, qu'elle y dresse sa tente,
+qu'elle constate les _déchets_ et les _manquants_, en un mot, il
+faudra qu'elle soit armée de l'_exercice_ avec son cortége
+d'entraves, de mesures préventives, d'acquits-à-caution, de
+laissez-passer, de passavants, de passe-debout, que sais-je? Pour
+peu que le principe s'étende à d'autres matériaux, nos ateliers, nos
+magasins, nos bureaux, nos livres même ne devront plus avoir de
+secrets pour MM. les employés; nos maisons, nos armoires, nos
+chambres n'auront plus pour eux de verrous ni de serrures; une autre
+institution méritant bien le titre énergique de _droits-réunis_
+pèsera sur la France; la législation qui régit les débitants de
+boissons, de spéciale qu'elle est, deviendra générale, et nous
+serons tous ainsi ramenés à cette _égalité devant la loi_ si chère
+au prédécesseur du ministre actuel des finances, laquelle aura pour
+niveau commun la _condition du cabaretier_[49]. (V. p. 243.)
+
+ [Note 49: Lorsque M. Humann empirait d'année en année le sort
+ des propriétaires de vignes, il disait: «De quoi se plaignent
+ ces messieurs? relativement à celle des cabaretiers, leur
+ condition est _privilégiée_, et la Charte me fait un devoir
+ de faire triompher le principe de l'_égalité_.»]
+
+Qu'on ne dise pas que ces craintes sont exagérées. Je défie qu'on me
+prouve que l'on peut faire pénétrer dans les tarifs le principe des
+_droits variables selon la destination de la marchandise_, sans
+investir aussitôt la douane de l'exercice, ou de quelque chose de
+semblable sous un autre nom.
+
+Messieurs les conseillers _généraux_ des manufactures et du
+commerce, messieurs les simples conseillers de l'agriculture, vous
+êtes presque tous des hommes du Nord; vous n'avez guère à vous
+débattre sous l'inquisition des _droits réunis_; vous savez à peine
+ce que c'est. Prenez garde que la douane ne se charge un jour de
+vous l'apprendre, et ne méprisez pas ce cri d'alarme qui s'élève
+dans un pays parfaitement instruit par l'expérience.
+
+Je conclus, 1º que ce qu'il y aurait de mieux à faire, sans se
+préoccuper des intérêts de la marine plus que de ceux de
+l'agriculture et des fabriques, ce serait d'abaisser les droits sur
+le fer étranger quelle que fût sa destination. Ce n'est pas à la
+douane, c'est à l'industrie de demander, comme le statuaire de la
+fable:
+
+ Sera-t-il dieu, table ou cuvette?
+
+2º Que si l'on veut favoriser notre marine marchande, le moyen le
+plus simple est de permettre à nos armateurs d'acheter des navires
+en fer et même en bois, au meilleur marché possible, dans tous les
+chantiers du monde.
+
+3º Que la libre admission du fer destiné à la construction est une
+mesure qui n'a qu'un bon côté, qui est d'être la plus sanglante
+satire que l'on puisse faire du régime prohibitif; car elle implique
+l'aveu que ce régime a paralysé notre marine, et il n'y a aucune
+raison pour ne pas reconnaître qu'il a exercé la même influence sur
+l'ensemble de toutes nos industries. Mais, relativement au but
+cherché, cette mesure est complétement inefficace; elle a en outre
+l'immense inconvénient de compliquer nos tarifs, et de déposer dans
+le terrain de la douane le germe dangereux de l'exercice, germe que
+l'atmosphère bureaucratique ne manquera pas de développer
+rapidement.
+
+
+
+
+UN ÉCONOMISTE À M. DE LAMARTINE.
+
+À L'OCCASION DE SON ÉCRIT INTITULÉ:
+
+DU DROIT AU TRAVAIL[50].
+
+ [Note 50: Extrait du _Journal des Économistes_, nº de février
+ 1845.]
+
+
+MONSIEUR,
+
+Le talent prodigieux dont vous a doué la nature, talent que rehausse
+une réputation sans tache, après avoir fait de vous le point de mire
+des partis, vous a signalé comme l'attente des doctrines. Vos
+opinions, à demi voilées, laissaient à chaque école l'espoir de vous
+rallier. Le catholicisme, le néo-christianisme, la liberté, et même
+ces modernes excentricités qu'on nomme saint-simonisme, fouriérisme,
+communisme, comptaient sur vous, espéraient en vous. Le système qui
+se résume par le mot _concentration forcée_, celui qui se formule
+par le mot _libre concurrence_, la théorie qui veut imposer au
+travail, aux facultés, aux capitaux une _organisation artificielle_,
+celle qui ne voit pas de meilleure organisation des forces sociales
+que leur _naturelle gravitation_, toutes les écoles, en un mot, vous
+désiraient pour auxiliaire et vous eussent accepté pour chef.
+
+Car il n'en est pas dont vous n'eussiez été le plus puissant interprète.
+Que faut-il à une idée qui porte en elle-même l'élément du triomphe, la
+vérité? Être connue, être comprise, être vulgarisée; et, pour cela, il
+lui faut des expressions saisissantes, des formules lumineuses qui, par
+leur clarté soudaine, aillent réveiller dans tous les coeurs cette
+sympathie innée pour le vrai et le juste que la libéralité de la
+Providence y a déposée. Voilà pourquoi les hommes de labeur, de veille
+et d'étude auraient confié à votre parole le travail des années et des
+siècles, les investigations de la science, les rectifications de
+l'expérience, en un mot, tout le mouvement intellectuel de leur école,
+afin que vous le manifestassiez au monde. Par cette heureuse combinaison
+de fortes pensées et de vives images, dont vous seul possédez le secret,
+par le privilége inouï, qui n'a été dévolu qu'à vous, de faire pénétrer
+la logique dans la poésie et la poésie dans la logique, vous eussiez
+fait briller la vérité dans le cabinet du savant, dans l'atelier de
+l'artiste, dans le salon et le boudoir, dans le palais et la chaumière;
+vous lui eussiez frayé une voie vers la chaire et vers la tribune.
+
+Et moi aussi, monsieur, parce que j'ai dans l'esprit une conviction
+entière, parce que je porte au coeur une foi inébranlable, combien
+de fois n'ai-je pas tourné mes regards vers vous! combien de fois
+n'ai-je pas demandé aux paroles tombées de vos lèvres, aux écrits
+échappés à votre plume, s'ils ne m'apportaient pas enfin le secret
+de vos opinions, s'ils ne recélaient point votre vague et mystérieux
+symbole! Car comprenant ou du moins croyant sincèrement comprendre
+le mécanisme des forces sociales, je me disais: «Cette lumière n'est
+rien tant qu'elle est sous le boisseau; et elle n'en sortira qu'à la
+voix puissante de l'homme capable de fondre dans sa parole la
+dialectique du métaphysicien, l'expérience de l'homme d'État,
+l'éloquence du tribun, l'ardente charité du chrétien et l'accent
+délicieux du poëte.»
+
+Vous vous êtes prononcé enfin. Mais, hélas! l'attente des écoles
+économiques a été trompée. Vous n'en reconnaissez que deux, et vous
+déclarez n'appartenir ni à l'une ni à l'autre. Tel est l'écueil du
+génie. Il dédaigne les voies explorées et le trésor des
+connaissances accumulé par les siècles. Il cherche son trésor en
+lui-même; il veut se frayer sa propre voie.
+
+Comme vous le dites, il y a deux écoles en économie politique.
+Permettez-moi de les caractériser, afin d'apprécier ensuite l'amère
+critique que, par une inexplicable contradiction, vous faites de
+celle dont en définitive vous adoptez le principe, et les
+emphatiques éloges que vous décernez, par une autre contradiction
+non moins inexplicable, à celle dont vous repoussez les vaines et
+subversives théories.
+
+La première procède d'une manière scientifique. Elle constate,
+étudie, groupe et classe les faits et les phénomènes, elle cherche
+leurs rapports de cause à effet; et de l'ensemble de ses
+observations, elle déduit les _lois générales et providentielles_
+selon lesquelles les hommes prospèrent ou dépérissent. Elle pense
+que l'action de la science, en tant que science, sur l'espèce
+humaine, se borne à exposer et divulguer ces _lois_, afin que chacun
+sache la récompense qui est attachée à leur observation et la peine
+dont leur violation est suivie, elle s'en rapporte au coeur humain
+pour le reste, sachant bien qu'il aspire invinciblement à l'une et a
+pour l'autre un éloignement inévitable; et parce que ce double
+mobile, le désir du bien, l'horreur du mal, est la plus puissante
+des forces qui ramènent l'homme sous l'empire des lois sociales,
+elle repousse comme un fléau l'intervention de forces arbitraires
+qui tendent à altérer la juste distribution naturelle des plaisirs
+et des peines. De là ce fameux axiome: «_Laissez faire, laissez
+passer_,» contre lequel vous manifestez tant d'indignation,--qui
+n'est cependant que la périphrase servile du mot _liberté_, que vous
+inscrivez sur votre bannière comme le principe de votre doctrine.
+
+L'autre école, ou plutôt l'autre méthode, qui a enfanté et devait
+enfanter des sectes innombrables, procède par l'_imagination_. La
+société n'est pas pour elle un sujet d'observations, mais une
+matière à expériences; elle n'est pas un _corps vivant_ dont il
+s'agit d'étudier les organes, mais une _matière inerte_ que le
+législateur soumet à un arrangement artificiel. Cette école ne
+suppose pas que le corps social soit assujetti à des lois
+providentielles; elle prétend lui imposer des lois de son invention.
+_La République_ de Platon, _l'Utopie_ de Thomas Morus, _l'Oceana_ de
+Harrington, _le Salente_ de Fénelon, le régime protecteur, le
+saint-simonisme, le fouriérisme, l'owenisme et mille autres
+combinaisons bizarres, quelquefois appliquées, pour le malheur de
+l'espèce humaine, presque toujours à l'état de rêve pour servir de
+pâture aux enfants à cheveux blancs; telles sont quelques-unes des
+manifestations infinies de cette école.
+
+La méthode _analytique_ devait nécessairement conduire à l'unité de
+doctrine, car il n'y a pas de raison pour que les mêmes faits ne
+présentent les mêmes aspects à tous les observateurs. Voilà
+pourquoi, sauf quelques légères nuances que des observations
+rectifiées tendent incessamment à faire disparaître, elle a rallié
+autour de la même foi Smith, Ricardo, Malthus, Mill, Jefferson,
+Bentham, Senior, Cobden, Thompson, Huskisson, Peel, Destutt de
+Tracy, Say, Comte, Dunoyer, Droz et bien d'autres hommes illustres,
+dont la vie s'est passée non point à arranger dans leur tête une
+société de leur invention avec des hommes de leur invention, mais à
+étudier les hommes et les choses et leur action réciproque, afin de
+reconnaître et de formuler les lois auxquelles il a plu à Dieu de
+soumettre la société.
+
+La méthode _inventive_ devait de toute nécessité amener l'anarchie
+des intelligences, parce qu'il y a l'infini à parier contre un
+qu'une infinité de rêveurs ne feront pas le même rêve. Aussi
+voyons-nous que, pour se mettre à l'aise dans leur monde imaginaire,
+l'un en a banni la propriété, l'autre l'hérédité, celui-ci la
+famille, celui-là la liberté; en voici qui ne tiennent aucun compte
+de la loi de la population, en voilà qui font abstraction du
+principe de la solidarité humaine, car il fallait mettre en oeuvre
+des êtres chimériques pour faire une société chimérique.
+
+Ainsi la première _observe l'arrangement_ naturel des choses, et sa
+conclusion est _liberté_[51]. La seconde _arrange_ une société
+artificielle, et son point de départ est _contrainte_. C'est
+pourquoi, et pour abréger, j'appellerai l'une _école économiste ou
+libérale_, et l'autre _école arbitraire_.
+
+ [Note 51: En disant que les hommes doivent jouir du libre
+ exercice de leurs facultés, il demeure bien entendu que je
+ n'entends point dénier au gouvernement le droit et le devoir
+ de réprimer l'abus qu'ils en peuvent faire. Bien au
+ contraire, les économistes pensent que c'est là sa principale
+ et presque sa seule mission.]
+
+Voyons maintenant le jugement que vous portez sur ces deux
+doctrines:
+
+ «Il y a en économie politique deux écoles: une école anglaise et
+ matérialiste (c'est l'école _libérale_ que vous voulez décrire
+ dans ces lignes) qui traite les hommes comme des quantités
+ inertes; qui parle en chiffres de peur qu'il ne se glisse un
+ sentiment ou une idée dans ses systèmes; qui fait de la société
+ industrielle une espèce d'arithmétique impassible et de mécanisme
+ sans coeur, où l'humanité n'est qu'une société en commandite, où
+ les travailleurs ne sont que des rouages à user et à dépenser au
+ plus bas prix possible, où tout se résout par perte ou gain au
+ bas d'une colonne de chiffres, sans considérer que ces quantités
+ sont des hommes, que ces rouages sont des intelligences, que ces
+ chiffres sont la vie, la moralité, la sueur, le corps, l'âme de
+ millions d'êtres semblables à nous et créés par Dieu pour les
+ mêmes destinées. C'est cette école qui règne en France, depuis
+ l'importation de la science économique née en Angleterre. C'est
+ celle qui a écrit, professé et gouverné jusqu'ici, sauf quelques
+ grandes exceptions; c'est celle qui a proscrit l'aumône,
+ incriminé la mendicité sans pourvoir aux mendiants, blâmé les
+ hôpitaux, condamné les hospices, raillé la charité, mis la
+ misère hors la loi, maudit l'excès de la population, interdit les
+ mariages, conseillé la stérilité, fermé les tours des enfants
+ trouvés, et qui, livrant tout sans miséricorde et sans entrailles
+ à la concurrence, cette providence de l'égoïsme, a dit aux
+ prolétaires: «Travaillez.--Mais nous ne trouvons pas de
+ travail.--Eh bien! mourez. Si vous ne rapportez rien, vous n'avez
+ pas le droit de vivre; la société est un compte bien fait.»
+
+ «Il y a une autre école qui est née en France, dans ces dernières
+ années, des souffrances du prolétaire, des égoïsmes du
+ manufacturier, de la dureté du capitaliste, de l'agitation des
+ temps, des souvenirs de la Convention, des entrailles de la
+ philanthropie et des rêves anticipés d'une époque entièrement
+ idéale. C'est celle qui, prophétisant aux masses l'avénement du
+ Christ industriel (Fourier), les appelle à la religion de
+ l'association, substitue ce principe de l'association par le
+ travail à tous les autres principes, à tous les autres instincts,
+ à tous les autres sentiments dont Dieu a pétri la nature humaine,
+ croit avoir trouvé le moyen d'organiser le travail sans
+ intervertir les rapports libres du producteur et du consommateur,
+ de violenter le capital sans l'anéantir, de régler les salaires
+ et de les distribuer arbitrairement avec l'infaillibilité et la
+ toute-justice de Dieu. Cette école, qui compte parmi ses maîtres
+ et ses adeptes tant d'hommes de lumière et de foi, porte en soi
+ deux grands trésors: un principe, l'association; une vertu, la
+ charité des masses. Mais elle nous semble pousser son principe
+ jusqu'à l'excès, et la vertu jusqu'à la chimère. Le fouriérisme
+ est jusqu'ici une sublime exagération de l'espérance.--Nous
+ n'appartenons ni à l'une ni à l'autre de ces écoles. Nous les
+ croyons toutes deux dans le faux. Mais l'une manque d'âme, et
+ l'autre manque _seulement_ de mesure dans la passion du bien.
+ Nous faisons entre elles la différence qu'il y a entre une
+ cruauté et une illusion, et nous empruntons, pour la solution de
+ la question des salaires, à l'une la lumière des calculs, à
+ l'autre la chaleur de la charité.»
+
+Je ne m'arrêterai pas à relever les expressions vagues et fausses,
+les assertions hasardées qui fourmillent dans ce passage, où il
+semble que votre plume vous a maîtrisé plus que vous n'avez maîtrisé
+votre plume. Où avez-vous vu que les économistes traitent les hommes
+comme des _quantités inertes_, eux qui voient précisément l'harmonie
+du monde social dans la liberté de leur action? Où avez-vous vu que
+cette école gouverne en France, quand elle ne compte pas un seul
+organe, du moins avoué, au ministère ou au Parlement? Qu'est-ce que
+ce dédain pour les chiffres, les calculs, l'arithmétique, comme si
+les chiffres servaient à autre chose qu'à constater des résultats,
+et comme si le bien et le mal pouvaient s'apprécier autrement que
+par des résultats constatés? Quelle valeur scientifique est-il
+possible de reconnaître dans votre indignation contre la _dureté du
+capitaliste_, l'_égoïsme du manufacturier_, en tant que tels, comme
+si les services industriels et les capitaux pouvaient échapper, plus
+que les salaires, aux lois de l'offre et de la demande qui les
+gouvernent, pour se soumettre aux lois du sentiment et de la
+philanthropie?
+
+Mais je sens le besoin de protester de toutes mes forces contre les
+imputations odieuses que vous faites peser sur la tête de tous ces
+savants illustres, dont je rappelais tout à l'heure les noms
+vénérés. Non, la postérité ne ratifiera pas votre arrêt. Elle ne
+mettra pas, comme vous le faites, entre Smith et Fourier, entre Say
+et Enfantin l'abîme qui sépare la _cruauté_ de la simple _illusion_.
+Elle ne conviendra pas que le seul tort de Fourier ait été de
+pousser «un grand principe jusqu'à l'excès et une grande vertu
+jusqu'à la chimère.» Elle ne verra pas dans la _promiscuité_ des
+sexes une _sublime exagération de l'espérance_. Elle ne croira pas
+la science sociale redevable au fouriérisme de ces trois grandes
+_innovations_: «la foi à l'amélioration indéfinie de l'espèce
+humaine, le principe de l'association et la charité des
+masses;»--parce que la perfectibilité de l'homme, conséquence de son
+principe intelligent, a été reconnue longtemps avant Fourier;--parce
+que l'association est aussi ancienne que la famille;--parce que la
+charité des masses, de quelque manière qu'on veuille la considérer,
+au point de vue théorique ou au point de vue pratique, dans
+l'individu ou dans la société, a été formellement promulguée par le
+christianisme et partout mise en oeuvre, du moins à quelque degré.
+Mais la postérité s'étonnera que vous assigniez une place si élevée,
+que vous prodiguiez tant d'encens à une école que vous flétrissez en
+même temps par ces paroles éloquentes: C'est un monastère où «la
+mère n'est qu'une femme enceinte, le père un homme qui engendre, et
+l'enfant un produit des deux sexes.»
+
+Mais que blâmez-vous dans les économistes? Seraient-ce les formes
+parfois arides dont ils ont revêtu leurs idées? C'est là de la
+critique littéraire. En ce cas il fallait reconnaître les services
+qu'ils ont rendus à la science, et vous borner à les accuser d'être
+de froids écrivains. Sur ce terrain encore, on pourrait répondre que
+si le langage sévère et précis de la science a l'inconvénient de
+n'en pas hâter assez la propagation, le style chaleureux et imagé du
+poëte, transporté dans le domaine didactique, a l'inconvénient bien
+plus grave d'égarer souvent le lecteur après avoir égaré l'écrivain.
+Mais ce n'est pas la forme que vous attaquez, c'est la pensée et
+même l'intention.
+
+La pensée! mais comment l'accuser? Elle peut bien être fausse; elle
+ne saurait être blâmable, car elle se résume ainsi: «_Il y a plus
+d'harmonie dans les lois divines que dans les combinaisons
+humaines._» Permis à vous de dire comme Alphonse: «Ces lois
+seraient meilleures si j'eusse été appelé dans les conseils de
+Dieu.» Mais non, vous ne tenez point ce langage impie. Vous laissez
+de tels blasphèmes aux utopistes. Pour vous, vous vous emparez de la
+doctrine même dont vous essayez de flétrir les révélateurs, et dans
+tout votre écrit, sauf quelques vues exceptionnelles que je
+discuterai tout à l'heure, domine le grand principe de la liberté,
+qui suppose de votre part la reconnaissance de l'harmonie des lois
+divines, puisqu'il serait puéril d'adhérer à la liberté, non parce
+qu'elle est la vraie condition de l'ordre et du bonheur social, mais
+par un platonique amour pour la liberté elle-même, abstraction faite
+des résultats qu'il est dans sa nature de produire.
+
+L'intention! mais quelle perversité peut-on apercevoir dans
+l'intention de ceux qui se bornent à dire à l'arbitraire:
+«L'équilibre des forces sociales s'établit de lui-même; n'y touchez
+pas?»
+
+Pour arriver jusqu'aux intentions des économistes, il faudrait
+prouver trois choses:
+
+1º Que le libre jeu des forces sociales providentielles est funeste
+à l'humanité;
+
+2º Qu'il est possible d'en paralyser l'action par la substitution de
+forces arbitraires;
+
+3º Que les économistes repoussent celles-ci en parfaite connaissance
+de leur prétendue supériorité sur celles-là.
+
+En dehors de ces trois démonstrations, vos attaques, si vous pensiez
+à les faire remonter jusqu'à l'intention des écrivains dont je
+parle, ne seraient ni justifiées ni justifiables.
+
+Mais je ne croirai jamais que vous, dont personne ne soupçonne
+l'honneur et la loyauté, vous ayez voulu incriminer jusqu'à la
+moralité des savants illustres qui vous ont précédé dans la
+carrière, qui vous ont légué leurs doctrines et que l'humanité a
+absous d'avance par la vénération et le respect dont elle environne
+leur mémoire.
+
+Y a-t-il d'ailleurs, dans ce qu'il vous plaît d'appeler l'école
+anglaise, comme si une science qui se borne à décrire les faits et
+leur enchaînement pouvait être d'un pays plutôt que d'un autre,
+comme s'il pouvait y avoir une géométrie russe, une mécanique
+hollandaise, une anatomie espagnole et une économie française ou
+anglaise; y a-t-il, dis-je, dans cette école, des hommes qui, comme
+les _prohibitionnistes_, aient proclamé leurs doctrines pour abuser
+les esprits et bénéficier par l'erreur commune sciemment et
+volontairement répandue? Non, vous n'en citeriez pas un seul. Aucune
+secte philosophique peut-être n'a offert le spectacle d'autant de
+dignité, de modération, de dévouement au bien public; et si vous
+voulez y réfléchir, vous comprendrez qu'il devait en être ainsi.
+
+Dans le XVIIIe siècle, quand l'astronomie n'était pas parvenue au
+point où elle est arrivée de nos jours, on avait remarqué une sorte
+d'aberration dans la marche des planètes. On avait constaté que les
+unes se rapprochaient, que les autres s'éloignaient du centre du
+mouvement; et l'on se hâta de conclure que les premières
+s'enfonçaient de plus en plus dans les profondeurs glacées de
+l'espace, que les secondes allaient s'engloutir dans la matière
+incandescente du soleil. Laplace vint, il soumit ces prétendues
+aberrations au calcul, il démontra que si les planètes s'écartaient
+de leur orbite, la force qui les y rappelait s'augmentait en raison
+de cet éloignement même: «Par la toute-puissance d'une formule
+mathématique, dit M. Arago, le monde matériel se trouva raffermi sur
+ses fondements.» Pense-t-on que celui qui découvrit et mesura cette
+belle harmonie eût volontiers consenti, dans un intérêt personnel, à
+troubler ces admirables lois de la gravitation?
+
+L'économie des sociétés a eu aussi ses Laplace. S'il y a des
+perturbations sociales, ils ont aussi constaté l'existence de
+forces providentielles qui ramènent tout à l'équilibre, et ils ont
+trouvé que ces forces réparatrices se proportionnent aux forces
+perturbatrices, parce qu'elles en proviennent. Ravis d'admiration
+devant cette harmonie du monde moral, ils ont dû se passionner pour
+l'oeuvre divine et répugner plus que les autres hommes à tout ce qui
+peut la troubler. Aussi n'a-t-on jamais vu, que je sache, les
+séductions de l'intérêt privé balancer dans leur coeur cet éternel
+objet de leur admiration et de leur amour. Bonaparte s'en étonna.
+Peu habitué à de telles résistances, il les honora du titre de
+_niais_, parce qu'ils refusaient leur concours à sa mission
+d'arbitraire, la regardant comme incompatible avec les grandes lois
+sociales qu'ils avaient découvertes et proclamées. Et ce titre
+glorieux, ils le portent encore,--et on n'en voit aucun aux
+affaires, car ils n'y veulent entrer qu'avec leur principe.
+
+Je le dis avec regret mais avec franchise, monsieur, je crois que
+vous avez fait une chose funeste et de nature à égarer les premiers
+pas d'une jeunesse pleine de confiance dans l'autorité de vos
+paroles, lorsque, distribuant sans mesure le blâme et l'éloge, vous
+avez violemment assailli l'école la plus consciencieuse, la plus
+pratiquement chrétienne qui se soit jamais élevée à l'horizon des
+sciences morales, réservant votre enthousiasme, votre sympathie et,
+pardonnez-moi le mot, vos coquettes câlineries pour ces autres
+écoles qui ne sont, selon vous-même, que la négation de la liberté,
+de l'ordre, de la propriété, de la famille, de l'amour, des
+affections domestiques et _de tous les sentiments dont Dieu a pétri
+la nature humaine_.
+
+Et ce qui achève de rendre cette injuste appréciation des hommes
+tout à fait inexplicable, c'est que vous adoptez, ainsi que je l'ai
+dit, le principe des économistes, la liberté des transactions, la
+libre concurrence, _cette providence de l'égoïsme_.
+
+«Il n'y a d'autre organisation du travail, dites-vous, que sa
+liberté; il n'y a d'autre distribution des salaires que le travail
+lui-même se rétribuant par ses oeuvres et se faisant à lui-même une
+justice que vos _systèmes arbitraires_ ne lui feraient pas. Le libre
+arbitre du travail dans le producteur, dans le consommateur, dans le
+salaire, dans l'ouvrier, est aussi sacré que le libre arbitre de la
+conscience dans l'homme. En touchant à l'un, on tue le mouvement; en
+touchant à l'autre, on tue la moralité. Les meilleurs gouvernements
+sont ceux qui n'y touchent pas.»
+
+Et ailleurs: «Nous ne connaissons d'autre organisation _possible_ du
+travail dans un pays libre que la liberté se rétribuant elle-même
+par la _concurrence_, par la capacité, par la moralité.»
+
+Ce n'est pas assez de dire que ces paroles coïncident avec les idées
+des économistes; elles embrassent et résument leur doctrine tout
+entière. Elles supposent en vous la pleine connaissance, la claire
+vue de cette grande loi de la concurrence qui porte en elle-même le
+remède général aux maux inévitables qu'elle peut produire dans des
+cas particuliers.
+
+Et cependant, comment croire que votre vue embrasse l'ensemble des
+faits et des forces sociales qui découlent du principe de la
+liberté, quand on vous voit décliner le dogme de la responsabilité
+des agents intelligents et libres!
+
+Car en parlant des deux grandes écoles, celle de la _liberté_ et
+celle de la _contrainte_, vous dites: «J'emprunte à l'une la lumière
+de ses calculs, à l'autre la chaleur de sa charité.» Pour parler
+avec précision, vous deviez dire: «J'emprunte à l'une le principe de
+la _liberté_, à l'autre celui de l'_irresponsabilité_.»
+
+En effet, il résulte des citations que je viens de produire que ce
+que vous avez pris aux économistes, ce n'est point des calculs
+seulement, c'est un principe, à savoir: «_La liberté est la
+meilleure des organisations sociales._»
+
+Mais ce n'est qu'à une condition: c'est que la loi de la
+responsabilité sortisse son plein, entier et naturel effet. Que si
+la loi humaine intervient et fait dévier les conséquences des
+actions, de telle sorte qu'elles ne retombent pas sur ceux à qui
+elles étaient destinées, non-seulement la liberté n'est plus une
+bonne organisation, mais elle n'existe pas.
+
+C'est donc une grave contradiction de dire qu'on emprunte là la
+liberté et ici la contrainte, pour en faire un monstrueux ou plutôt
+un impossible mélange.
+
+Je me ferai mieux comprendre en abordant quelques détails.
+
+Vous reprochez à l'école _libérale_ d'être cruelle, et dès lors vous
+empruntez à l'école arbitraire la «chaleur de sa charité.»--Voilà la
+généralité, voici l'application.
+
+Vous accusez les économistes d'_interdire le mariage_, de
+_conseiller la stérilité_,--et par opposition, vous voulez que
+_l'État adopte les enfants orphelins ou trop nombreux_.
+
+Vous accusez les économistes de _proscrire et de railler
+l'aumône_,--et par opposition, vous voulez que _l'État s'interpose
+entre les masses et leurs misères_.
+
+Vous accusez les économistes de dire aux prolétaires: «_Travaillez
+ou mourez_,»--et par opposition, vous voulez que la société proclame
+le _droit au travail_, le _droit de vivre_.
+
+Examinons ces trois antithèses, que j'aurais pu multiplier; cela
+suffira pour reconnaître s'il est possible de ramasser ainsi des
+dogmes dans des écoles opposées et d'accomplir entre eux une solide
+alliance.
+
+Je ne veux point encombrer par des discussions de détail le terrain
+des principes sur lequel j'entends me maintenir. Je ferai cependant
+une remarque préliminaire. Il y a longtemps qu'on a dit que le moyen
+le plus sûr, mais certainement le moins loyal, de combattre son
+adversaire, c'était de lui prêter des sentiments outrés, des idées
+fausses et des paroles qu'il n'a jamais prononcées. Je vous crois
+incapable de recourir sciemment à un tel artifice: mais, soit
+entraînement de la phrase à effet, soit exigence de concision, il
+est certain que vous attribuez aux économistes un langage qui ne fut
+jamais le leur.
+
+Jamais ils n'ont _conseillé la stérilité, interdit le mariage_.--Ce
+reproche pourrait être adressé avec plus de raison et vous
+l'adressez en effet au _fouriérisme_.--S'ils ont, non pas _maudit_,
+mais déploré l'_excès_ de la population, ce mot même «_excès_» que
+vous employez les justifie.
+
+Ce qu'ils ont dit sur ce grave sujet, le voici: «L'homme est un être
+libre, responsable et intelligent. Parce qu'il est libre, il dirige ses
+actions par sa volonté;--parce qu'il est responsable, il recueille la
+récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu'elles sont ou ne
+sont pas conformes aux lois de son être;--parce qu'il est intelligent,
+sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans cesse, ou par
+la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de
+l'expérience.--C'est un _fait_ que les hommes, comme tous les êtres qui
+ont vie, peuvent se multiplier au delà de leurs moyens actuels de
+subsistance. C'est un autre _fait_ que lorsque l'équilibre est rompu
+entre le nombre des hommes et les ressources qui font vivre, il y a
+malaise et _souffrance_ dans la société.--Donc, il n'y a pas d'autre
+alternative: il faut _prévoir_ pour que l'équilibre se maintienne; ou
+_souffrir_ pour qu'il se rétablisse. Nous concluons qu'il est à désirer
+que la population, prise en masse, ne suivre pas une progression trop
+rapide, et pour cela, que les individus qui la composent n'entrent dans
+l'état du mariage qu'autant qu'ils ont la chance probable de pouvoir
+entretenir une famille.--Et comme les hommes sont libres, comme nous
+n'admettons pas de législation coercitive ou restrictive en cette
+matière, nous nous adressons à leur raison, à leurs sentiments, à leur
+bon sens. Le langage que nous leur faisons entendre n'a rien d'utopique
+ou d'abstrait. Nous leur disons avec la sagesse des siècles et ce sens
+si commun qu'il est presque de l'instinct:--«C'est donner la vie à des
+malheureux, c'est se rendre malheureux soi-même que de se charger
+imprudemment ou prématurément d'une famille qu'on n'a pas encore les
+moyens d'élever.» Nous ajoutons: «Si ces actes individuels
+d'imprévoyance sont trop multipliés, la société a plus d'enfants qu'elle
+n'en peut nourrir: elle _souffre_, car l'homme n'est pas seulement
+soumis à la loi de la _responsabilité_, mais encore à celle de la
+_solidarité_; et c'est pour cela que les économistes s'attachent à
+exposer toutes les conséquences fatales de la multiplication désordonnée
+des êtres humains, afin que l'opinion intervienne avec son action
+toute-puissante, car ils croient sincèrement que, contre ce terrible
+phénomène, la société n'a que cette alternative, la prévoyance ou la
+souffrance.
+
+Mais vous, monsieur, vous lui apportez un expédient. Vous ne pensez
+pas qu'elle doit prévoir pour ne pas souffrir, et vous ne voulez pas
+qu'elle souffre pour n'avoir pas prévu. Vous dites: «_Que l'État
+adopte les enfants trop nombreux._»
+
+Voilà certes qui est bientôt décrété. Mais avec quoi; s'il vous plaît,
+les entretiendra-t-il? Sans doute avec des aliments, des vêtements, des
+produits prélevés sur la masse sous forme d'impôts, car l'_État_, que je
+sache, n'a pas de ressources à lui, indépendantes du travail
+national.--Ainsi la grande loi de la _responsabilité_ sera éludée. Ceux
+qui, dans des vues personnelles peut-être, mais parfaitement conformes à
+l'intérêt public, se seront conduits d'après les règles de la prudence,
+de l'honnêteté et de la raison, se seront abstenus ou auront retardé le
+moment de s'entourer d'une famille, se verront _contraints_ de nourrir
+les enfants de ceux qui se seront abandonnés à la brutalité de leurs
+instincts.--Mais le mal sera-t-il guéri au moins? Bien au contraire, il
+s'aggravera sans cesse, car en même temps qu'on ne pourra plus compter
+sur la prévoyance qui n'aura plus rien de rationnel, la souffrance
+elle-même, sans cesser d'agir, n'agira plus comme châtiment, comme
+frein, comme leçon, comme force équilibrante; elle perdra sa moralité,
+il n'y aura plus rien en elle qui l'explique et la justifie, et c'est
+alors que l'homme pourra sans blasphémer dire à l'auteur des choses: «À
+quoi sert le mal sur la terre, puisqu'il n'a pas de cause finale?»
+
+On peut faire sur la charité les mêmes remarques. D'abord, jamais la
+science économique n'a _proscrit_ ni _raillé_ l'aumône. La science
+ne raille pas et ne proscrit rien; elle observe, déduit et expose.
+
+Ensuite, l'économie politique distingue la charité volontaire de la
+charité légale ou forcée. L'une, par cela même qu'elle est
+_volontaire_, se rattache au principe de la liberté et entre comme
+élément harmonique dans le jeu des lois sociales; l'autre, parce
+qu'elle est _forcée_, appartient aux écoles qui ont adopté la
+doctrine de la _contrainte_, et inflige au corps social des maux
+inévitables. La misère est méritée ou imméritée, et il n'y a que la
+charité libre et spontanée qui puisse faire cette distinction
+essentielle. Si elle a des secours même pour l'être dégradé qui a
+encouru son malheur par sa faute, elle les distribue d'une main
+parcimonieuse, justement dans la mesure nécessaire pour que la
+punition ne soit pas trop sévère; et elle n'encourage pas, par
+d'inopportunes délicatesses, des sentiments abjects et méprisables,
+qui, dans l'intérêt général, ne doivent pas être encouragés. Elle
+réserve, pour les infortunes imméritées et cachées, la libéralité de
+ses dons et ce secret, cette ombre, ces ménagements auxquels a droit
+le malheur, au nom de la dignité humaine.
+
+Mais la charité légale, contrainte, organisée, décrétée comme une
+_dette_ du côté du donateur et une _créance_ positive du côté du
+donataire, ne fait ni ne peut faire une telle distinction.
+Permettez-moi d'invoquer ici l'autorité d'un auteur trop peu connu
+et trop peu consulté en ces matières:
+
+«Il est plusieurs genres de vices, dit M. Charles Comte, dont le
+principal effet est de produire la misère pour celui qui les a
+contractés. Une institution qui a pour objet de mettre à l'abri de la
+misère toute sorte de personnes, sans distinction des causes qui l'ont
+produite, a donc pour résultat d'encourager tous les vices qui
+conduisent à la pauvreté. Les tribunaux ne peuvent condamner à l'amende
+les individus qui sont coupables de paresse, d'intempérance,
+d'imprévoyance et d'autres vices de ce genre; mais la nature, qui a fait
+à l'homme une loi du travail, de la tempérance, de la modération, de la
+prévoyance, _a pris sur elle d'infliger aux coupables les châtiments
+qu'ils encourent_. Rendre ces châtiments vains en donnant _droit_ à des
+secours à ceux qui les ont encourus, c'est laisser au vice tous les
+attraits qu'il a; c'est laisser agir, de plus, les maux qu'il produit
+pour les individus auxquels il est étranger, et affaiblir ou détruire
+les seules peines qui peuvent le réprimer.»
+
+Ainsi la charité gouvernementale, indépendamment de ce qu'elle viole
+les principes de la liberté et de la propriété, intervertit encore
+les lois de la responsabilité; et en établissant une sorte de
+communauté de droit entre les classes aisées et les classes pauvres,
+elle ôte à l'aisance le caractère de récompense, à la misère le
+caractère de châtiment que la nature des choses leur avait imprimé.
+
+Vous voulez que l'_État s'interpose entre les masses et leur
+misère._--Mais avec quoi?--Avec des capitaux.--Et d'où les
+tirera-t-il?--De l'impôt; il aura un _budget des pauvres_.--Il
+faudra donc que, soutirant ces capitaux à la circulation générale,
+il fasse retomber sur les masses, sous forme d'aumônes, ce qui leur
+arrivait sous forme de salaires!
+
+Enfin vous proclamez le _droit_ du prolétaire au travail, au
+salaire, à la subsistance. Et qui jamais a contesté à qui que ce
+soit le _droit de travailler_, et par conséquent le droit à une
+juste rémunération? Est-ce sous le régime de la liberté qu'un tel
+droit peut être dénié? Mais, dites-vous, en nous plaçant dans une
+terrible hypothèse, «si la société n'a pas du travail pour tous ses
+membres, si son capital ne suffit pas pour donner à tous de
+l'occupation?» Eh bien! cette supposition extrême implique que la
+population a dépassé ses moyens de subsistance. Je vois bien alors
+par quels procédés la liberté tend à rétablir l'équilibre; je vois
+les salaires et les profits baisser, c'est-à-dire je vois diminuer
+la part de chacun à la masse commune; je vois les encouragements au
+mariage s'affaiblir, les naissances diminuer, peut-être la mortalité
+augmenter jusqu'à ce que le niveau soit rétabli. Je vois que ce sont
+là des maux, des souffrances; je le vois et je le déplore. Mais ce
+que je ne vois pas, c'est que la société puisse éviter ces maux en
+proclamant le _droit au travail_, en décrétant que l'État prendra
+sur les capitaux insuffisants de quoi fournir du travail à ceux qui
+en manquent; car il me semble que c'est faire le plein d'une part en
+faisant le vide de l'autre. C'est agir comme cet homme simple qui,
+voulant remplir un tonneau, puisait par-dessous de quoi verser
+par-dessus; ou comme un médecin qui, pour donner des forces au
+malade, introduirait dans le bras droit le sang qu'il aurait tiré au
+bras gauche.
+
+À nos yeux, dans l'hypothèse extrême où l'on nous force de
+raisonner, de tels expédients ne sont pas seulement inefficaces, ils
+sont essentiellement nuisibles. L'État ne déplace pas seulement les
+capitaux, il retient une partie de ceux auxquels il touche, et
+trouble l'action de ceux qu'il ne touche pas. De plus, la nouvelle
+distribution des salaires est moins équitable que celle à laquelle
+présidait la liberté, et ne se proportionne pas, comme celle-ci, aux
+justes droits de la capacité et de la moralité. Enfin, loin de
+diminuer les souffrances sociales, elle les aggrave au contraire.
+Ces expédients ne font rien pour rétablir l'équilibre rompu entre le
+nombre des hommes et leurs moyens d'exister; bien loin de là, ils
+tendent à déranger de plus en plus cet équilibre.
+
+Mais si nous pensons que la société peut être placée dans une
+situation telle qu'elle n'a que le choix des maux, si nous pensons
+qu'en ce cas la liberté lui apporte les remèdes les plus efficaces
+et les moins douloureux, prenez garde que nous croyons aussi qu'elle
+agit surtout comme moyen préventif. Avant de rétablir l'équilibre
+entre les hommes et les subsistances, elle agit pour empêcher que
+cet équilibre ne soit rompu, parce qu'elle laisse toute leur
+influence aux motifs qu'ont les hommes d'être moraux, actifs,
+tempérants et prévoyants. Nous ne nions pas que ce qui suit l'oubli
+de ces vertus, c'est la souffrance; mais vouloir qu'il n'en soit pas
+ainsi, c'est vouloir qu'un peuple ignorant et vicieux jouisse du
+même degré de bien-être et de bonheur qu'un peuple moral et éclairé.
+
+Il est si vrai que la liberté prévient les maux dont vous cherchez
+le remède dans le _droit au travail_, que vous reconnaissez
+vous-même que ce droit est sans application aux industries qui
+jouissent d'une entière liberté: «Laissons de côté, dites-vous, le
+cordonnier, le tailleur, le maréchal, le charron, le tonnelier, le
+serrurier, le maçon, le charpentier, le menuisier..... Le sort de
+tous ceux-là est hors de cause.» Mais le sort des ouvriers des
+fabriques serait aussi hors de cause si l'industrie manufacturière
+vivait d'une vie naturelle, ne posait le pied que sur un terrain
+solide, ne progressait qu'à mesure des besoins, ne comptait pas sur
+les prix factices et variables de la _protection_, une des formes
+émanées de la théorie de l'_arbitraire_.
+
+Vous proclamez le _droit au travail_, vous l'érigez en _principe_;
+mais, en même temps, vous montrez peu de foi dans ce principe.
+Voyez en effet dans quelles étroites limites vous circonscrivez son
+action. Ce droit au travail ne pourra être invoqué que _dans des cas
+rares, dans des cas extrêmes, pour cause de vie seulement_ (_propter
+vitam_), et à la condition que son application ne créera jamais,
+_contre le travail des industries libres et le tarif des salaires
+volontaires, la concurrence meurtrière de l'État_.
+
+Réduites à ces termes, les mesures que vous annoncez sont du domaine
+de la police plutôt que de l'économie sociale. Je crois pouvoir
+affirmer, au nom des économistes, qu'ils n'ont pas d'objections
+sérieuses à faire contre l'intervention de l'État dans des cas
+rares, extrêmes, où, sans nuire aux industries libres, sans altérer
+le tarif des salaires volontaires, il serait possible de venir,
+_propter vitam_, au secours d'ouvriers momentanément, brusquement
+déplacés, sous le coup de crises industrielles imprévues.--Mais, je
+vous le demande, pour aboutir à ces mesures d'_exception_,
+fallait-il remuer toutes les théories des écoles les plus opposées?
+fallait-il élever drapeau contre drapeau, principe contre principe,
+et faire retentir aux oreilles des masses ces mots trompeurs: _droit
+au travail, droit de vivre!_ Je vous dirai, en empruntant vos
+propres expressions: «Ces idées ne sont si sonores que parce qu'il
+n'y a rien dedans que du vent et des tempêtes.»
+
+Monsieur, je ne pense pas que le Ciel ait jamais accordé à un homme
+des dons plus précieux que ceux qu'il vous a prodigués. Il y a assez
+de chaleur dans votre âme, assez de puissance dans votre génie pour
+que le siècle subisse votre influence et fasse, à votre voix, un pas
+de plus dans la carrière de la civilisation. Mais pour cela, il ne
+faut pas que vous alliez butiner d'ici, de là, dans les écoles les
+plus opposées, des principes qui s'excluent. Votre prodigieux talent
+est un puissant levier; mais ce levier est sans force s'il n'a pour
+point d'appui _un principe_.--Naguère vous vous présentâtes devant
+l'opposition, la bonne foi au coeur et l'éloquence sur les lèvres.
+Quel résultat avez-vous obtenu? Aucun, parce que vous ne lui portiez
+pas _un principe_. Oh! si vous adhériez fortement à la liberté! Si
+vous la montriez faisant progresser le monde social par l'action de
+ces deux grandes lois corollaires: responsabilité, solidarité! Si
+vous ralliiez les esprits autour de cette vérité: «En économie
+politique, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire!» On
+comprendrait alors que la liberté porte en elle-même la solution de
+tous les grands problèmes sociaux que notre époque agite, et
+«qu'elle fait aux hommes une justice que les systèmes arbitraires ne
+leur feraient pas.» Comment avez-vous rencontré des vérités si
+fécondes pour les abandonner l'instant d'après?--Ne voyez-vous pas
+que la conséquence rationnelle et pratique de cette doctrine c'est
+la _simplification du gouvernement_? Courage donc, suivez cette voie
+lumineuse! Dédaignez la vaine popularité qu'on vous promet ailleurs.
+Vous ne pouvez servir deux maîtres. Vous ne pouvez travailler à la
+simplification du pouvoir, demander qu'il ne touche «ni au travail
+ni à la conscience,» et exiger en même temps «qu'il prodige
+l'instruction, qu'il colonise, qu'il adopte les enfants trop
+nombreux, qu'il s'interpose entre les masses et leurs misères.» Si
+vous lui confiez ces tâches multipliées et délicates, vous
+l'agrandissez outre mesure; vous lui conférez une mission qui n'est
+pas la sienne; vous substituez ses combinaisons à l'économie des
+lois sociales; vous le transformez en «Providence qui ne voit pas
+seulement, mais qui prévoit;» vous le mettez à même de prélever et
+de distribuer d'énormes impôts; vous le rendez l'objet de toutes les
+ambitions, de toutes les espérances, de toutes les déceptions, de
+toutes les intrigues; vous agrandissez démesurément ses cadres, vous
+transformez la nation en employés; en un mot vous êtes sur la voie
+d'un fouriérisme bâtard, incomplet et illogique.
+
+Ce ne sont pas là les doctrines que vous devez promulguer en France.
+Repoussez leurs trompeuses séductions. Rattachez-vous au principe
+sévère, mais vrai, mais le seul vrai, de la Liberté. Embrassez dans
+votre vaste intelligence et ses lois, et son action, et ses
+phénomènes, et les causes qui la troublent, et les forces
+réparatrices qui sont en elle. Inscrivez sur votre bannière:
+«_Société libre, gouvernement simple_,»--idées corrélatives et pour
+ainsi dire consubstantielles. Cette bannière, les partis la
+repousseront peut-être; mais la nation l'embrassera avec transport.
+Mais effacez-y jusqu'à la dernière trace de cette devise: «_Société
+contrainte, gouvernement compliqué._»--Des mesures exceptionnelles,
+applicables dans des circonstances rares, dans des cas extrêmes et
+d'une utilité après tout fort contestable, ne sauraient longtemps
+contre-balancer dans votre esprit la valeur et l'autorité d'un
+_principe_. Un principe est de tous les temps, de tous les lieux, de
+tous les climats et de toutes les circonstances. Proclamez donc la
+liberté: liberté de travail, liberté d'échanges, liberté de
+transactions pour ce pays et pour tous les pays, pour cette époque
+et pour toutes les époques. À ce prix, j'ose vous promettre sinon la
+popularité du jour, du moins la popularité et les bénédictions des
+siècles.--Un grand homme s'est emparé de ce rôle en Angleterre. Il
+n'y a pas de jour dans l'année, il n'y a pas d'heure dans le jour où
+on ne le voie exposer aux yeux des masses les grandes lois de la
+_mécanique sociale_. Il a réuni autour de lui une université
+mouvante, un apostolat du XIXe siècle; et la parole de vie pénétrant
+dans toutes les couches de la société en a fait surgir une opinion
+publique puissante, éclairée, pacifique, mais indomptable, qui sous
+peu présidera aux destinées de la Grande-Bretagne. Car savez-vous ce
+qui arrive? Plus de cinquante mille Anglais se seront mis, d'ici à
+la fin du mois, en possession du droit électoral pour balancer
+l'influence des écoles arbitraires et neutraliser les efforts des
+prohibitionnistes, des faux philanthropes et de l'aristocratie.--La
+liberté!--voilà le principe qui va régner à nos portes; et un homme,
+M. Cobden, aura été l'instrument de cette grande et paisible
+révolution. Oh! puisse vous être réservée une semblable destinée,
+dont vous êtes si digne!
+
+ Mugron (Landes)... janvier 1845.
+
+
+
+
+SUR L'OUVRAGE DE M. DUNOYER.
+
+DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL.
+
+ÉBAUCHE INÉDITE. (1845.)
+
+
+«Il y a vingt ans, dit M. Dunoyer, que j'ai conçu la pensée de ce
+livre.» Certes, pendant ces vingt années, il n'en est pas une où cet
+important ouvrage eût pu avec plus d'à-propos être livré au public,
+et j'ose croire qu'il est dans sa destinée de faire rentrer la
+science dans sa voie. Un système funeste semble prendre sur les
+esprits un dangereux ascendant. Émané de l'imagination, accueilli
+par la paresse, propagé par la mode, flattant chez les uns des
+instincts louables mais irréfléchis de philanthropie, séduisant les
+autres par l'appât trompeur de jouissances prochaines et faciles, ce
+système est devenu épidémique; on le respire avec l'air, on le gagne
+au contact du monde; la science même n'a plus le courage de lui
+résister; elle se range devant lui; elle le salue, elle lui sourit,
+elle le flatte, et pourtant elle sait bien qu'il ne peut soutenir un
+moment le sévère et impartial examen de la raison. On le nomme
+_socialisme_. Il consiste à rejeter du gouvernement du monde moral
+tout dessein providentiel; à supposer que du jeu des organes
+sociaux, de l'action et de la réaction libres des intérêts humains,
+ne résulte pas une organisation merveilleuse, harmonique et
+progressive, et à imaginer des combinaisons artificielles qui
+n'attendent pour se réaliser que le consentement du genre humain.
+Nous ferons-nous tous _Moraves_? nous enfermerons-nous dans un
+phalanstère? N'abolirons-nous que l'hérédité, ou bien nous
+débarrasserons-nous aussi de la propriété et de la famille? On n'est
+pas encore fixé à cet égard; et, pour le moment, il n'est qu'une
+chose dont l'exclusion soit unanimement résolue, la liberté.
+
+ Fi de la liberté!
+ À bas la liberté!
+
+On est d'accord sur ce point. Il ne reste plus au milliard d'hommes
+qui peuplent notre globe qu'à faire choix, parmi les mille plans qui
+ont vu le jour, de celui auquel ils préfèrent se soumettre, à moins
+cependant qu'il n'y en ait un meilleur parmi ceux que chaque matin
+voit éclore. Ce choix, il est vrai, offrira quelques difficultés,
+car messieurs les socialistes, quoiqu'ils prennent le même nom, sont
+loin d'avoir les mêmes _projets sociaux_. Voici M. Jobard qui pense
+que la propriété a encore la moitié de son domaine à acquérir, et
+qui veut y soumettre jusqu'à la plus fugitive pensée littéraire ou
+artistique; mais voilà Saint-Simon qui n'admet pas même la propriété
+matérielle; et entre eux se pose M. Blanc, qui reconnaît bien la
+propriété des produits du travail (sauf un partage de son
+invention), mais qui flétrit comme impie et sacrilége quiconque tire
+quelque avantage de son livre, de son tableau ou de sa partition,
+heureux pourtant M. Blanc de savoir se soumettre à la vulgaire
+pratique, en attendant le triomphe de sa théorie!
+
+Au milieu de ces innombrables enfantements de _Plans sociaux_, nés
+de l'imagination échauffée de nos modernes _Instituteurs de
+nations_, la raison éprouve un charme indicible à se sentir ramenée,
+par le livre de M. Dunoyer, à l'étude d'un _plan social_ aussi,
+mais d'un plan créé par la Providence elle-même; à voir se
+développer ces belles harmonies qu'elle a gravées dans le coeur de
+l'homme, dans son organisation, dans les lois de sa nature
+intellectuelle et morale. On a beau dire qu'il n'y a pas de poésie
+dans les sciences expérimentales, cela n'est pas vrai; car cela
+reviendrait à dire qu'il n'y a pas de poésie dans l'oeuvre de Dieu.
+
+Pense-t-on que les découvertes géologiques de Cuvier, parce qu'elles
+étaient dues à une laborieuse et patiente observation, parce
+qu'elles étaient conformes à la réalité des faits, ne nous font pas
+admirer ce qu'elles nous laissent entrevoir des desseins de la
+création, autant que les inventions les plus ingénieuses?
+
+Le point de départ obligé des réformateurs modernes (qu'ils en
+conviennent ou non) est que la société se détériore sous l'empire
+des lois naturelles, et qu'elles tendent à introduire de plus en
+plus la misère et l'inégalité parmi les hommes; aussi par quels
+tristes tableaux n'assombrissent-ils pas les premières pages de
+leurs livres! Avouer le principe de la perfectibilité, ce serait
+créer d'avance une fin de non-recevoir contre leur prétention à
+refaire le monde. S'ils reconnaissaient qu'il y a, dans les lois de
+la Responsabilité et de la Solidarité, une force qui tend
+invinciblement à améliorer et à égaliser les hommes, pourquoi
+s'élèveraient-ils contre ces lois, eux qui font profession d'aspirer
+à ce résultat? Leur tâche se bornerait à les étudier, à en découvrir
+les harmonies, à les divulguer, à signaler et à combattre les
+obstacles qu'elles rencontrent encore dans les erreurs de l'esprit,
+les vices du coeur, les préjugés populaires, les abus de la force et
+de l'autorité.
+
+Ce qu'il y a de mieux à opposer aux socialistes, c'est donc la
+simple description de ces lois. C'est ce que fait M. Dunoyer. Mais
+comme après tout on ne diffère souvent sur les choses que parce
+qu'on n'est pas d'accord sur le sens des mots, M. Dunoyer commence
+par définir ce qu'il entend par _liberté_.
+
+Liberté, c'est _puissance d'action_. Donc chaque obstacle qui
+s'abaisse, chaque restriction qui tombe, chaque expérience qui
+s'acquiert, toute lumière qui éclaire l'intelligence, toute vertu
+qui accroît la confiance, la sympathie et resserre les liens
+sociaux, c'est une _liberté_ conquise au monde; car il n'y a rien en
+toutes ces choses qui ne soit, une _puissance d'action_, une
+puissance pacifique, bienfaisante et civilisatrice.
+
+Le premier volume de M. Dunoyer est consacré à la solution de cette
+question de fait: Le monde a-t-il ou n'a-t-il pas progressé sous
+l'empire de la loi de liberté? Il étudie successivement les divers
+états sociaux par lesquels il a été dans la destinée de l'homme de
+passer, l'état des peuples chasseurs, pasteurs, agricoles,
+industriels, auxquels correspondent l'anthropophagie, l'esclavage,
+le servage, le monopole. Il montre l'espèce humaine s'élevant vers
+le bien-être et la moralité, à mesure qu'elle devient _libre_; il
+prouve qu'à chaque phase de son existence les maux qu'elle a endurés
+ont eu pour cause les obstacles qu'elle a rencontrés dans son
+ignorance, ses erreurs et ses vices; il signale le principe qui les
+lui fait surmonter, et, tournant enfin vers l'avenir le flambeau qui
+vient de lui montrer le passé, il voit la société progresser et
+progresser indéfiniment, sans qu'elle ait à se soumettre à des
+organisations récemment inventées,--à la seule condition de
+combattre sans cesse et les liens qui gênent encore le travail des
+hommes, et l'ignorance qui obstrue leur esprit, et ce qu'il reste
+d'imprévoyance, d'injustice et de passions mauvaises dans leurs
+habitudes.
+
+C'est ainsi que l'auteur fait justice de ce vieux sophisme, indigne
+de la science et récemment renouvelé des âges les plus barbares,
+qui consiste à s'étayer de faits isolés, malheureusement trop
+nombreux encore, pour en induire la détérioration de l'espèce
+humaine. Fidèle à sa méthode, il suppute les progrès acquis, les
+rattache à leurs véritables causes, et démontre que c'est en
+développant ces causes, en détruisant et non en ressuscitant des
+obstacles, en étendant et non en restreignant le principe de la
+responsabilité, en renforçant et non en affaiblissant le ressort de
+la solidarité, en nous éclairant, en nous amendant, en devenant
+libres, que nous marcherons vers des progrès nouveaux.
+
+Après avoir étudié l'humanité dans ses divers âges, M. Dunoyer la
+considère dans ses diverses fonctions.
+
+Mais ici il avait à faire la nomenclature de ces fonctions. Nous
+n'hésitons pas à dire que celle de l'auteur est plus rationnelle,
+plus méthodique et surtout plus complète que celle qu'avait
+traditionnellement adoptée la science économique.
+
+Soit que l'on divise l'industrie en agricole, manufacturière et
+commerciale, soit que, comme M. de Tracy, on la réduise à deux
+branches, le travail qui _transforme_ et celui qui _transporte_, il
+est évident qu'on laisse, en dehors de la science, une multitude de
+fonctions sociales et notamment toutes celles qui s'exercent sur les
+hommes. La société, au point de vue économique, est un échange de
+services rémunérés; et sous ce rapport l'avocat, le médecin, le
+militaire, le magistrat, le professeur, le prêtre, le fonctionnaire
+public appartiennent à la science économique aussi bien que le
+négociant et le cultivateur.
+
+Nous travaillons tous les uns pour les autres, nous faisons tous
+entre nous échange de services, et la science est incomplète si elle
+n'embrasse pas tous les services et tous les travaux.
+
+Nous croyons donc que l'économie politique est redevable à M.
+Dunoyer d'une classification, qui, sans la faire sortir de ses
+limites naturelles, a le mérite de lui ouvrir de nouvelles
+perspectives, de nouveaux champs de recherches, surtout dans l'ordre
+intellectuel et moral, et de l'arracher à ce cercle matériel où les
+esprits supérieurs n'aiment pas à se laisser longtemps renfermer.
+
+Aussi, lorsque M. Dunoyer, après avoir recherché quels sont les
+états sociaux qui ont été les plus favorables à l'humanité, examine
+les conditions dans lesquelles chaque fonction se développe avec le
+plus de puissance et de liberté, on sent qu'un principe moral est
+venu prendre place dans la science. Il prouve que les forces
+intellectuelles et les vertus privées ou de relation ne sont pas
+moins nécessaires aux succès de nos travaux que les forces
+industrielles. Le choix des lieux et des temps, la connaissance du
+marché, l'ordre, la prévoyance, l'esprit de suite, la probité,
+l'épargne concourent tout aussi réellement à la prompte formation, à
+l'équitable distribution, à la judicieuse consommation des richesses
+que le capital, l'habileté et l'activité.
+
+Nous n'oserions pas dire que, dans le cadre immense qu'embrasse
+l'auteur, il ne s'est pas glissé quelques observations de détail
+qu'on pourrait contester; encore moins qu'il a épuisé son
+inépuisable sujet. Mais sa méthode est bonne, les limites de la
+science bien posées, le principe qui la domine clairement défini.
+Dans ce vaste champ, il y a place pour bien des ouvriers; et, s'il
+faut dire toute notre pensée, nous croyons que là est le terrain où
+pourront désormais se rencontrer et ces esprits exacts que leur
+irrésistible soumission aux exigences de la logique retenait dans
+cette partie de l'économie politique qui est susceptible de
+démonstrations rigoureuses, et ces esprits ardents que l'idolâtrie
+du beau et du bien entraînait dans la région des utopies et des
+chimères.
+
+
+SUR L'ÉLOGE DE M. CHARLES COMTE.
+
+PAR M. MIGNET[52].
+
+ [Note 52: Extrait du journal _le Libre-Échange_, nº du 11
+ juillet 1847. (_Note de l'éditeur._)]
+
+La vie, a-t-on dit, est un tissu d'illusions et de déceptions.--Oui,
+mais il s'y mêle quelques souvenirs qui l'imprègnent comme d'un
+parfum délicieux.
+
+Telle fut pour moi la journée du 30 mai 1846.
+
+Arraché au fond de la province par un caprice inattendu de la
+fortune, j'assistais pour la première fois à une séance publique de
+l'Académie des sciences morales et politiques.
+
+Autour du fauteuil du président, M. Dunoyer, se groupaient tous les
+membres de l'illustre compagnie. En face, les tribunes, les loges,
+l'amphithéâtre suffisaient à peine à contenir l'élite de la société
+parisienne.
+
+Le secrétaire perpétuel devait prononcer l'éloge de son
+prédécesseur, M. Charles Comte.
+
+On se demandait avec anxiété: Comment M. Mignet, quel que soit son
+talent, parviendra-t-il à intéresser l'auditoire? Que peut offrir de
+saisissant la vie d'un publiciste dont tous les jours furent
+absorbés par une polémique aujourd'hui oubliée et par des travaux
+approfondis sur la philosophie de la législation? d'un journaliste
+probe, consciencieux, sévère, dont la vertu fut poussée jusqu'à la
+rudesse? d'un écrivain laborieux et profond, mais qui semble avoir
+volontairement dédaigné, dans son oeuvre, cette partie artistique
+qui, si elle n'ajoute rien, si elle nuit même quelquefois à la
+justesse des idées, peut seule néanmoins donner de l'éclat, de la
+popularité, de la puissance de propagation aux travaux de
+l'intelligence?
+
+Cependant M. Mignet commence sa lecture. Sa parole, ni trop lente
+ni trop rapide, se propage sans effort jusqu'aux extrémités de la
+salle. Il varie son sujet par des réflexions pleines d'à-propos et
+de justesse; il l'égaye en le parsemant avec sobriété de ce sel
+attique dont on prétend, bien à tort sans doute, que la tradition se
+perd en France. Un débit toujours clair, des intonations toujours
+justes ne laissent échapper aucune des finesses du discours, aucune
+des intentions de l'orateur. Pendant une heure, l'auditoire reste
+comme enchaîné à ce récit, si pauvre de faits éclatants, mais si
+riche de nobles et pures émotions.
+
+Mais quoi! est-ce la phrase correcte, élégante, incisive de
+l'orateur; est-ce sa belle diction qui retiennent ainsi l'assemblée
+captive? qui font courir sur tous les bancs comme un frisson
+d'enthousiasme et unissent tous les coeurs dans un commun sentiment
+de pure joie et d'admiration passionnée?
+
+Non.--Mais M. Mignet avait vu et montrait à tous les yeux le beau
+côté de son sujet. Il peignait l'homme de bien, l'homme aux mâles
+résolutions, l'athlète vigoureux, l'intrépide défenseur des libertés
+publiques, le publiciste inflexible que ni les tentations de la
+corruption, ni les menaces, ni la persécution, ni l'attrait de la
+popularité, ni le besoin du repos, ni aucune considération humaine,
+ne firent jamais dévier de cette ligne de rectitude tracée par sa
+profonde conviction à son opiniâtre vertu.
+
+Il semblait que cette chaude peinture d'une si belle vie, faisant
+contraste avec l'égoïsme et l'indifférence qui caractérisent
+l'époque actuelle, pénétrait dans toutes les sympathies de
+l'assemblée, et les remuait avec d'autant plus de puissance qu'on
+aurait pu les croire depuis plus longtemps assoupies. On aurait dit
+un public, aux impressions encore fraîches et naïves, recueillant de
+la bouche de Plutarque le récit d'une des plus nobles vies des héros
+antiques. Avec quel discernement vraiment français l'auditoire ne
+saisissait-il pas, pour les applaudir, les traits de courage,
+d'abnégation, de fière indépendance, dont abonde la noble carrière
+du publiciste! Chacun de nous se reportait au temps à jamais passé
+de notre jeunesse, quand l'orateur disait:
+
+«Le temps où s'est distingué M. Comte est déjà loin de nous. Ils
+sont loin de nous les souvenirs de ces convictions généreuses, de
+ces luttes persévérantes, de ces intrépides dévouements qui
+animaient tant de fermes esprits, qui inspiraient tant de nobles
+conduites. Alors on croyait aux idées avec une foi vive, on aimait
+le bien public avec une passion désintéressée. Ces belles croyances,
+qui sont l'honneur de l'intelligence humaine, M. Comte les a eues
+jusqu'à l'enthousiasme. Ces fortes vertus, qui sont aussi
+nécessaires à un peuple pour rester libre que pour le devenir, M.
+Comte les a portées jusqu'à la rudesse.»
+
+Ah! malgré le triste et décourageant spectacle qui s'offre de toute
+part autour de nous, quoique l'on n'aperçoive plus ni convictions
+énergiques, ni courage civil, ni résistance à la corruption, on ne
+saurait désespérer d'un pays où le simple récit de la vie de M.
+Comte éveille une si vive et si unanime satisfaction! Non, le
+scepticisme n'a pas tout envahi, tout altéré, tout dégradé là où se
+montre cette ancre de salut du peuple,--l'intelligence d'honorer ce
+qui est honorable,--là où la puissance d'admiration vit encore!
+
+Deux circonstances concouraient à jeter un intérêt touchant et comme
+quelque chose de dramatique sur cette solennité littéraire. Derrière
+l'orateur, le fauteuil de la présidence était occupé par M. Dunoyer.
+Chacun sentait que l'éloge de M. Mignet et l'enthousiasme de
+l'assemblée s'adressaient indirectement au collaborateur, à l'ami de
+M. Comte, à celui qui avait partagé les mêmes travaux, essuyé les
+mêmes persécutions, montré le même dévouement. Au premier banc des
+spectateurs, on voyait vêtus de deuil les quatre enfants de M.
+Comte, qu'une mort hâtée par le travail et la persécution avait
+trop tôt privés de leur père. Ils recueillent enfin, après dix
+longues années, le seul mais précieux héritage que puisse laisser un
+homme de cette trempe: un solennel hommage, un juste tribut
+d'admiration rendus à sa mémoire par une bouche éloquente, et
+sanctionnés par le sympathique et enthousiaste assentiment d'un
+public éclairé.
+
+Je dois le dire cependant, si l'honorable secrétaire perpétuel fit
+une juste appréciation de l'homme en ce qui concerne ses actes, son
+caractère, son courage, ses vertus, il ne me parut pas placer le
+publiciste à sa véritable hauteur. Peut-être en cela son verdict
+a-t-il été trop influencé par celui de l'opinion publique, qui
+semble n'avoir pas suffisamment apprécié, de bien s'en faut, la
+valeur philosophique des ouvrages de M. Comte. Ce jugement, on
+pourrait le comprendre s'il se rapportait uniquement au style. Je
+l'ai déjà dit: dans un ouvrage qui traite, selon la méthode
+scientifique, ces vastes sujets sur lesquels Rousseau et Montesquieu
+ont répandu les couleurs de leur brillante imagination, M. Comte ne
+paraît pas s'être attaché à rendre à ses pensées saillantes par
+l'éclat de la forme, la variété des tons, l'imprévu des antithèses
+et toutes les ressources d'une rhétorique étudiée. On conçoit qu'un
+homme tel que l'a dépeint M. Mignet ait rejeté ces vains ornements
+qui, dans sa pensée, sont des piéges pour le lecteur quand ils ne le
+sont pas pour l'écrivain. Plus M. Comte atteignait à la simplicité
+de l'expression, plus il croyait éloigner de ses écrits les chances
+de l'erreur; et la Vérité était le seul objet de son culte, celui
+auquel il était prêt à sacrifier, s'il l'eût fallu, bien plus que sa
+renommée littéraire.
+
+Ne croyons pas néanmoins que ses ouvrages soient dépourvus
+d'éloquence. «Bien qu'il veuille, dit M. Mignet, appliquer dans sa
+rigueur et sa sécheresse la méthode analytique, M. Comte a l'esprit
+trop résolu et l'âme trop bouillante pour exposer sans s'émouvoir
+les longues traverses de l'humanité; je l'en loue.» Et ailleurs:
+«Sous des formes un peu âpres et avec des apparences froides, il
+avait cette bonté du coeur, cette chaleur de l'âme, cette élévation
+des sentiments, cette verve de la conviction qui se montrent à la
+fois dans ses écrits et dans sa vie.»
+
+Mais si M. Comte s'élève souvent jusqu'à l'éloquence (en laissant à
+ce mot son acception reçue), lorsqu'il flétrit de sa parole
+énergique l'injustice et l'abus de la force, j'ose dire qu'une
+éloquence d'une autre nature et tout aussi vraie règne sur toutes
+les pages de ses écrits. En les lisant, le lecteur sent toujours
+comme une lumière qui se fait dans son intelligence. Il se sent
+épris d'admiration devant l'harmonieuse simplicité des lois que
+l'auteur expose, et ce sentiment est d'autant plus vif qu'il ne se
+sépare jamais de celui de la certitude. Je ne connais, quant à moi,
+aucun artifice de rhétorique capable de remplir l'âme d'aussi
+délicieuses émotions. N'y a-t-il pas de l'éloquence, la plus vraie
+de toutes les éloquences, dans la simple et claire exposition de
+l'harmonie qui préside aux mouvements des corps célestes? Quand il y
+a de la beauté et de la grandeur dans un sujet, plus l'auteur
+parvient à concentrer votre attention sur le tableau, en se faisant
+oublier lui-même, plus j'ose dire qu'il atteint aux pures sources de
+l'art.
+
+M. Comte n'a qu'un but: _exposer_. Mais il expose avec tant de
+netteté les conséquences des actions humaines, qu'en ne s'adressant
+qu'à l'intelligence il parle au coeur. Peu d'écrivains communiquent
+à l'âme une admiration aussi sincère pour ce qui est bien, une haine
+aussi vigoureuse pour l'injustice et la tyrannie. Non qu'il déclame,
+il se borne à décrire; mais le sentiment qu'il ne conseille pas naît
+de la description, et je crois même, que si la vraie éloquence se
+fait sentir dans toutes ses pages, c'est que la déclamation en est
+sévèrement bannie. Quand le lecteur voit clairement l'enchaînement
+des causes et des effets, la sympathie et l'antipathie naissent à
+son insu dans son âme pour ne plus s'y éteindre, et sans qu'il soit
+nécessaire de lui dire ce qu'il faut haïr, ce qu'il faut aimer.
+
+Je n'examinerai pas si le _Traité de législation_ n'eût pas pu être
+conçu sur un plan plus méthodique; quand on l'a lu, on comprend
+qu'il n'est que le frontispice, d'une oeuvre immense, interrompue
+par la mort et à jamais soustraite aux ardents désirs des amis de
+l'humanité.
+
+Ce que je puis dire, c'est ceci: Je ne connais aucun livre qui fasse
+plus penser, qui jette sur l'homme et la société des aperçus plus
+neufs et plus féconds, qui produise au même degré le sentiment de
+l'évidence. Dans l'injuste abandon où la jeunesse studieuse semble
+laisser ce magnifique monument du génie, je n'aurais peut-être pas
+le courage de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier
+de moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage
+de deux autorités: l'une est celle de l'Académie, qui a couronné
+l'ouvrage de M. Comte; l'autre est celle d'un homme du plus haut
+mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles
+s'adressent souvent: Si vous étiez condamné à la solitude et qu'on
+ne vous y permît qu'un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous? Le
+_Traité de législation_ de M. Comte, me dit-il; car si ce n'est pas
+le livre qui dit le plus de choses, c'est celui qui fait le plus
+penser[53].
+
+ [Note 53: Il est peu de personnes, ayant eu des relations
+ avec l'auteur, qui ne l'aient entendu désigner Ch. Comte
+ comme celui de ses initiateurs, de ses maîtres auquel il
+ devait le plus. Voir la correspondance et notamment les pages
+ 60 et 62. (_Note de l'éditeur._)]
+
+
+
+
+DE LA RÉPARTITION DES RICHESSES.
+
+PAR M. VIDAL[54].
+
+ [Note 54: Extrait du _Journal des Économistes_, nº de
+ juin 1846. (_Note de l'éditeur._)]
+
+
+Ce livre se présente sous de tristes auspices. Son apparition dans
+le monde a réveillé, au fond de ces cavernes littéraires,
+
+ Que la haine se creuse au bas des grands journaux,
+
+un écho d'injures plus fait pour attrister que pour irriter ceux à
+qui elles s'adressent, et qui placent sous des préventions
+défavorables non-seulement le feuilletoniste, mais encore l'auteur
+qui a inspiré le feuilleton.
+
+Par une coïncidence singulière, le jour même où je lisais dans la
+_Démocratie pacifique_ ces épithètes accumulées sur la tête de nos
+plus illustres économistes: _ignorants, orgueilleux, hérétiques
+maudits, sots, impies, fatalistes, plagiaires, marionnettes,
+traîtres_, etc., etc., ce jour même, le hasard mettait sous mes yeux
+une galerie de lettres autographes, où l'on voit les plus grands
+hommes du siècle, les plus ardents amis de l'humanité, Jefferson,
+Maddison, Bentham, Bernadotte, Chateaubriand, B. Constant, et même
+Saint-Simon, venir rendre l'hommage le plus sincère et le plus
+spontané à la science et à la philanthropie de J. B. Say.
+
+Mais ne cherchons pas une pénible solidarité entre M. Vidal et son
+compromettant commentateur, qui, je l'espère, rougira un jour de son
+injustice et de ses emportements.
+
+Il me semble que c'est faire preuve d'un orgueil bien indomptable,
+quand on aborde une science, que de débuter ainsi: «Mes devanciers
+n'ont rien su ni rien vu. Vainement des hommes tels que Smith,
+Malthus, Say, ont consacré toute leur vie et de puissantes facultés
+à l'étude d'un sujet; ils ne l'ont pas même entrevu. Moi, j'arrive,
+j'ai vingt ans, et j'ai fait la science.»
+
+N'inspirerait-on pas plus de confiance au public, si l'on disait: La
+science est de sa nature progressive. Mes prédécesseurs l'ont
+avancée; mais, aidé de leurs travaux, j'aspire à l'avancer encore.
+Forcés de creuser les idées élémentaires, d'analyser les notions de
+_travail, utilité, valeur, capital, production_, etc., ils me
+semblent n'avoir pas assez approfondi le phénomène de la répartition
+des richesses; je viens après eux, et mettant à profit les
+connaissances qu'ils nous ont transmises, prenant la science où ils
+l'ont laissée, j'essaye de lui faire faire un pas de plus.
+
+Mais, pour que M. Vidal pût tenir un tel langage, il aurait fallu
+qu'il s'astreignît à la méthode de ses devanciers, à l'observation
+de la manière dont les faits se passent et s'enchaînent. Cette
+méthode, il la repousse. Selon lui, la science, ainsi limitée, n'est
+qu'un objet de pure curiosité. Il pense que sa mission est de donner
+des conseils, d'enseigner, peut-être même d'_imposer_ des règles de
+conduite.--«La belle science, s'écrie-t-il, qui se résume en une
+négation: _ne rien faire!_»
+
+M. Vidal se méprend. La science ne fait à personne un devoir de
+l'inertie, ou, comme on dirait aujourd'hui, de l'immobilisme. Elle
+éclaire toutes les routes, celle qui conduit au bien, comme celle
+qui mène au mal, et croit que c'est à cela que se borne sa tâche,
+parce que le principe d'action n'est pas en elle, mais dans les
+hommes. Si le penchant naturel de l'homme le pousse vers ce qui
+nuit, il est certain que jeter la lumière sur les conséquences des
+habitudes, c'est seconder cette triste direction. Mais si l'homme
+est porté au bien, il suffit que la science le montre, et il n'est
+pas nécessaire, pour l'y déterminer, qu'elle invoque la contrainte
+ni même le devoir.
+
+Ce qui nous sépare complétement des écoles dites socialistes,
+fouriéristes, communistes, saint-simoniennes, etc., c'est
+précisément cela. Elles placent le principe d'action dans
+l'observateur, et nous le laissons là où il est, dans le sujet
+observé, l'homme.
+
+Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils nous accusent de ne voir
+dans les hommes que des chiffres, des quantités abstraites. «Qu'ils
+cessent, dit M. Vidal, de faire abstraction de l'homme, dans une
+science, qui a pour but le bonheur de l'homme.»
+
+Mais c'est vous qui faites abstraction de l'homme, de ce qu'il y a
+en lui d'intelligence, de moralité, de vie, d'initiative, de
+perfectibilité; car, pour vous, qu'est-ce que l'humanité, si ce
+n'est une matière inerte, une argile, que le savant, sous le nom de
+_réformateur_, _organisateur_, peut et doit pétrir à son gré?
+
+L'économie politique, ainsi que son nom même le témoigne, admet que
+l'homme est un être sentant et pensant; que les facultés de
+comparer, de juger, de décider sont en lui; que la prévoyance
+l'avertit, que l'expérience le rectifie, qu'il porte avec lui le
+principe progressif.
+
+Voilà pourquoi elle se borne à décrire les phénomènes, leurs causes
+et leurs effets,--sûre que les hommes sauront choisir.
+
+Voilà pourquoi, comme celui qui place des écriteaux à l'entrée de
+chaque route, elle se contente de dire: Voici où conduit l'une:
+voilà où mène l'autre.
+
+Mais vous, vous ne voyez dans les hommes que de la matière
+expérimentale, des machines qui produisent et consomment; et
+désirant, il faut vous rendre cette justice, que la richesse soit
+équitablement répartie entre eux, vous vous attribuez cette
+fonction, persuadé que vous êtes que la Providence n'y a pas pourvu.
+
+«Suffira-t-il au mécanicien, dit M. Vidal, pour _inventer la
+machine_, d'observer, de recueillir des faits, puis de laisser faire
+les forces naturelles? Eh! non, sans doute, il faut encore qu'il
+trouve le moyen d'utiliser ces forces, qu'il _invente sa
+machine_...»
+
+«De même, en économie..., on peut _inventer_ un mode particulier de
+production et de consommation, un système économique.»
+
+Ailleurs, il compare la société à un régiment:
+
+«Faudra-t-il donc laisser chacun manoeuvrer à sa guise, permettre à
+chaque officier, à chaque soldat de faire et de suivre son petit
+plan de campagne? etc.»
+
+Ailleurs, à un orchestre:
+
+«Comme les musiciens d'un orchestre discipliné, chacun de nous a un
+rôle utile, indispensable...; mais pour qu'il y ait accord, unité,
+il faut que tous les exécutants obéissent à la pensée du compositeur
+et à la direction du chef d'orchestre.»
+
+Mais quand un mécanicien a sous la main des rouages, des ressorts,
+il dispose d'une _matière inerte_, et son intervention est
+indispensable. Les hommes ne sont-ils donc que des rouages et des
+ressorts aux mains d'un socialiste?
+
+Mais ces soldats, que vous nous proposez pour exemple, quoiqu'ils
+soient des hommes, en tant que soldats, ne sont plus hommes, ils ne
+sont que des machines. Le principe d'action n'est plus en eux.
+Soumis, selon cette énergique expression, à l'obéissance _passive_,
+ils ne s'appartiennent plus, ils tournent à droite et à gauche au
+moindre signe. Aussi faut-il tirer au sort à qui ne sera pas
+_soldat_. Croyez-moi, l'humanité ne se laissera pas aisément réduire
+à ce rôle _passif_ que vous lui réservez.
+
+Enfin, vos musiciens, nous en convenons volontiers, arriveront à
+l'accord, à l'harmonie, si la direction du chef d'orchestre est
+imposée.
+
+Eh! mon Dieu, ce n'est pas en économie seulement; et qui ne sait
+qu'en toutes choses le despotisme infaillible serait la meilleure
+solution?
+
+Mais où est-il ce chef d'orchestre social en mesure de faire
+reconnaître son titre d'infaillibilité et son droit à la domination?
+
+En son absence, j'aime mieux laisser les musiciens eux-mêmes
+s'organiser entre eux, car, comme vous le dites, ils sont trop
+intelligents pour ne pas comprendre que sans cela l'harmonie serait
+impossible!
+
+Vous voyez donc bien que nous commençons à nous entendre, et que
+vous êtes amené, comme nous, à laisser, bon gré mal gré, le principe
+d'action là où Dieu l'a placé, dans l'humanité et non dans celui qui
+l'étudie.
+
+Quand nous exposons les phénomènes, leurs causes et leurs
+conséquences; quand nous nous contentons de montrer comment telle
+action vicieuse conduit inévitablement à telle conséquence funeste;
+quand, par exemple, nous disons: La paresse conduit à la misère,
+l'excès de population à une diminution et à une mauvaise répartition
+du bien-être, vous vous écriez que nous sommes _fatalistes_.
+
+Entendons-nous. Oui, nous sommes fatalistes à la manière des
+physiciens, quand ils disent: «Si une pierre n'est pas soutenue, il
+est _fatal_ qu'elle tombe.»
+
+Nous sommes fatalistes à la manière des médecins, quand ils disent:
+«Si vous mangez outre mesure, _il est fatal_ que vous ayez une
+indigestion.»
+
+Mais reconnaître l'existence d'une loi fatale, est-ce bien du
+fatalisme? Après tout, avons-nous fait des lois, comme vous nous en
+accusez, quand vous reprochez aux économistes tous les maux de la
+société, faisant abstraction des mauvaises habitudes, des préjugés,
+des erreurs et des vices par lesquels elle a pu se les attirer?
+
+Le vrai _fatalisme_, ce me semble, est au fond de tous vos systèmes,
+qui, quelque opposés qu'ils soient entre eux, s'accordent seulement
+en ceci: le bonheur ou le malheur des hommes, indépendant de leurs
+vices et de leurs vertus, et sur lequel, par conséquent, ils ne
+peuvent rien, dépend exclusivement d'une invention contingente,
+d'une organisation imaginée, en l'an de grâce 1846, par M. Vidal.
+
+Il est bien vrai qu'en l'an 1845 M. Blanc en avait imaginé une
+autre. Mais, heureusement, les trois milliards d'hommes qui couvrent
+la terre ne l'ont pas acceptée; sans cela ils ne seraient plus à
+temps d'essayer celle de M. Vidal.
+
+Que serait-ce si l'humanité s'était pliée à l'organisation inventée
+par Fourier, qui offrait au capital 24 pour 100 de dividende au lieu
+des 5 pour 100 qu'assure la nouvelle invention?
+
+Pour se faire une idée de l'esprit de despotisme qui fait la base de
+toutes ces rêveries, il suffit de voir combien on y est prodigue de
+formules comme celles-ci:
+
+«_Il faudra_ proportionner la production aux moyens de consommation.
+
+«_Il faudra_ organiser puissamment le travail.
+
+«_Il faudra_ appeler toutes les activités et toutes les
+intelligences, etc.
+
+«_Il faudra_ distribuer les produits d'après la justice.
+
+«_Il faudra_ élever chaque travailleur au rang de sociétaire.
+
+«_Il faudra_ lui fournir les moyens de satisfaire ses besoins, etc.
+
+«_Il faudra_ établir l'équilibre entre la production, la
+consommation et la population.
+
+«_On peut_ combiner un bon mécanisme industriel.
+
+«_On peut_ inventer un mode particulier de production et de
+consommation.
+
+«_Il faut_ constituer avant tout la solidarité effective.»
+
+Tout cela est bientôt dit. Mais quand on demande aux socialistes:
+Qui donc fera toutes ces choses? qui donc, si l'humanité est
+passive, l'animera du souffle de vie? chacun d'eux se pose et
+répond: _Moi._
+
+Il faut être juste envers M. Vidal. Il ne dit pas _moi_; il dit: _le
+pouvoir, l'autorité_.
+
+Mais ce n'est là que reculer la difficulté; car si tous les hommes
+sont des ressorts, des soldats, de la matière inerte; si toute
+pensée d'ordre et d'organisation émane d'une autorité, à quel signe
+pouvons-nous la reconnaître?
+
+La difficulté est grande, et il fallait bien que M. Vidal se donnât
+la peine de la résoudre.
+
+Voici comment il s'exprime:
+
+«Nous supposons _à priori_ un pouvoir normal régulièrement
+constitué. Nous laissons à chacun la faculté de comprendre sous ce
+nom le système qu'il préfère, qu'il désire, qu'il conçoit ou qu'il
+rêve. Le gouvernement, _quel qu'il soit_, c'est pour nous la
+protection, la prévoyance sociale, le représentant de l'ordre pour
+tous et dans l'intérêt de tous, etc.»
+
+Si vous supposez _à priori_ un pouvoir normal et infaillible, nous
+sommes d'accord. Seulement montrez-moi son certificat d'infaillibilité,
+et je suis prêt à me laisser organiser.
+
+Mais si, dans l'embarras de trouver ce phénix, vous admettez une
+autorité quelconque, telle que chacun _la préfère, la désire, la
+conçoit ou la rêve_, je crains bien que nous n'ayons autant
+d'autorités qu'il y a d'hommes, ce qui nous replace justement au
+point de départ.
+
+Ici, M. Vidal a recours à la grande ressource des socialistes,
+l'_organisation_. Il ne s'agit que d'organiser le pouvoir.
+
+«Un mauvais gouvernement, dit-il, peut abuser de la force; cela est
+vrai. Mais un bon gouvernement, loin de gêner en rien la liberté
+véritable, peut en favoriser le développement...; il ne s'agit donc
+pas d'amoindrir ou de supprimer le pouvoir, mais de lui donner _une
+bonne organisation_.»
+
+C'est fort bien. Mais qui est-ce qui organisera le pouvoir? La
+société sans doute.--Point du tout, puisque c'est le pouvoir qui
+doit organiser la société.--J'entends; M. Vidal, ou tout autre
+socialiste qui _préfère, désire, conçoit ou rêve_, organisera le
+pouvoir, lequel organisera la société. Reste toujours à savoir
+comment est organisé le premier organisateur.
+
+Il y a, dans le livre de M. Vidal, un chapitre vers lequel on se
+sent attiré par la séduction du titre: _Conclusion pratique._ Il y a
+si longtemps que nous désirons voir les socialistes formuler une
+_conclusion_! Enfin, me disais-je, la nouvelle invention sociale va
+nous être déroulée dans tous ses détails, avec les moyens
+d'exécution propres à faire fonctionner l'appareil.
+
+Malheureusement M. Vidal, se fondant sur ce que nous ne sommes pas
+en état de le comprendre, ne nous dit rien.
+
+La société actuelle _est une masure que nous refusons obstinément
+d'abandonner_. Il a bien dans sa poche le plan de _constructions
+nouvelles_; mais à quoi bon nous les montrer, puisque _nous ne
+voulons pas en entendre parler, et que nous nous obstinons à
+maintenir la maison délabrée, l'édifice vermoulu? Il n'y a donc pas
+pour aujourd'hui de restauration possible. Reste tout au plus à
+placer des arcs-boutants au dehors et à gâcher du plâtre dans les
+crevasses._
+
+Notre obstination nous prive donc de l'avantage de connaître le
+nouvel appareil social imaginé par M. Vidal. Tout ce qu'il nous
+laissera voir, ce sont quelques étançons et un peu de plâtre, qu'il
+veut bien appliquer à retarder la chute du vieil édifice.
+
+Le problème ainsi circonscrit, M. Vidal en revient à ses formules
+favorites:
+
+«_Il faut organiser_, sur tous les points du royaume, dans chaque
+département, des ateliers où tout homme de bonne volonté puisse
+toujours trouver à gagner sa vie en travaillant; où tout ouvrier
+inoccupé, déplacé par la mécanique, puisse utiliser ses bras; des
+ateliers qui ne fassent point concurrence aux ateliers existants,
+car autrement on créerait autant de pauvres d'un côté qu'on en
+soulagerait de l'autre.
+
+«Des ateliers _permanents_, qui soient à l'abri du chômage et des
+mortes-saisons, à l'abri des crises commerciales, industrielles et
+politiques.
+
+«Des ateliers où l'introduction d'une machine perfectionnée profite
+aux travailleurs, sans pouvoir leur porter préjudice...
+
+«Des ateliers où l'on _puisse_ établir un équilibre constant entre
+la production et les besoins de la consommation; des ateliers où la
+population surabondante des villes puisse se déverser.
+
+«Des ateliers où le travailleur trouve le bien-être, l'indépendance
+et la sécurité; une occupation permanente, une rétribution
+convenable et toujours assurée.»
+
+Certes, nous rendons justice aux bonnes intentions de M. Vidal, et
+nous désirons que ses vues philanthropiques se réalisent. Comme lui,
+nous voudrions qu'il n'y eût pas un homme sur la terre qui ne
+trouvât toujours du travail assuré, du bien-être, de la sécurité, de
+l'indépendance; qui ne fût à l'abri de toute crise commerciale,
+industrielle, politique et même atmosphérique; qu'il y eût parfait
+équilibre entre la production, la consommation et la population.
+
+Mais au lieu de penser, comme M. Vidal, qu'il y a un être abstrait
+qu'on appelle _l'État_, qui a les moyens de réaliser ces beaux
+rêves; au lieu de faire dériver exclusivement le bonheur individuel
+d'une _organisation_ inventée par un journaliste et imposée du
+dehors aux travailleurs, nous croyons qu'il dépend surtout des
+habitudes et des vertus des travailleurs eux-mêmes. Si les uns
+sont actifs et les autres paresseux; s'il y a parmi eux des
+prodigues, des économes, des avares, des gens ordonnés et des gens
+débauchés; si les uns se marient à seize ans, et sont chargés de
+famille à l'âge où les autres s'établissent,--nous ne voyons pas
+d'_organisation_ qui puisse empêcher l'inégalité de s'introduire
+dans votre colonie.
+
+S'il y a des hommes qui se livrent à des entreprises hasardeuses,
+des gens qui empruntent sans savoir comment ils pourront rendre, et
+d'autres qui prêtent sans savoir comment ils seront payés; si la
+colonie est saisie, par exemple, de passions guerrières qui la
+mettent en hostilité avec le genre humain,--nous ne croyons pas que
+votre organisation la mette à l'abri de toute crise commerciale et
+politique.
+
+Vous aurez beau nous dire que nous sommes _fatalistes_ parce que
+nous croyons que le _mal_ lui-même a sa mission, celle de réprimer
+le vice dont il est le produit; oui, nous devons l'avouer, nous
+croyons à l'existence du _mal_. Nous n'y croyons pas seulement, nous
+le voyons; et, au physique comme au moral, nous n'avons pas d'autre
+alternative à proposer à l'humanité que de l'éviter par la
+prévoyance ou de le subir par la douleur.
+
+À moins donc que vous ne chargiez votre _organisateur_ d'avoir de la
+prudence pour tout le monde, de l'ordre, de l'économie, de
+l'activité, des lumières et des vertus pour tout le monde, vous nous
+permettrez de continuer à croire que l'humanité ne peut être
+heureuse qu'autant que ces causes de bonheur soient en elle-même.
+
+Et certes, si vous me permettez de supposer seulement l'existence
+d'un vice dans la colonie dont vous tracez le plan; si vous
+raisonnez dans l'hypothèse qu'elle est affectée de paresse, ou de
+débauche, ou de faste, ou d'ambition, ou d'humeur conquérante, vous
+arriverez à voir qu'elle suivra bientôt la destinée commune et qu'il
+n'est pas au pouvoir de l'organisation la plus ingénieuse d'empêcher
+l'effet de sortir de la cause.
+
+Ainsi les ordres sociaux, que chacun de vous invente chaque jour,
+supposent la perfection dans l'inventeur d'abord, et ensuite dans
+l'humanité, cette même matière inerte dont s'amuse votre féconde
+imagination.
+
+Eh! monsieur, accordez-nous seulement la perfection de l'humanité,
+et croyez que les économistes feront des plans sociaux tout aussi
+séduisants que les vôtres.
+
+Les socialistes nous reprochent de repousser l'_association_. Et
+nous, nous leur demandons: De quelle association voulez-vous parler?
+est-ce de l'_association volontaire_ ou de l'_association forcée_?
+
+Si c'est de l'association volontaire, comment peut-on nous reprocher
+de la repousser, nous qui croyons que la société est une grande
+association, et que c'est pour cela qu'elle s'appelle _société_?
+
+Veut-on parler seulement de quelques arrangements particuliers, que
+peuvent faire entre eux les ouvriers d'une même industrie? Eh! mon
+Dieu, nous ne nous opposons à aucune de ces combinaisons: société
+simple, en commandite, anonyme, par actions et même en phalanstère.
+Associez-vous comme vous l'entendrez, qui vous en empêche? Nous
+savons fort bien qu'il y a des conventions plus ou moins favorables
+au progrès de l'humanité et à la bonne répartition des richesses.
+Pour l'exploitation des terres, par exemple, avons-nous jamais dit
+que le fermage et le métayage, par cela seul qu'ils existent,
+exercent pour toutes les classes agricoles des effets identiques?
+Mais nous pensons que la science a rempli sa tâche quand elle a
+exposé ces effets; parce que, encore une fois, nous pensons que le
+principe d'action, l'aspiration vers le mieux n'est pas dans la
+science, mais dans l'humanité.
+
+Mais vous, vous qui ne voyez dans l'espèce humaine qu'une cire molle
+aux mains d'un organisateur, c'est l'association forcée que vous
+proposez; l'association qui ôte à tout les individus, hors un, toute
+moralité et toute initiative, c'est-à-dire le despotisme le plus
+absolu qui ait jamais existé, je ne dis pas dans les annales, mais
+même dans l'imagination des hommes.
+
+Je ne terminerai pas sans rendre à M. Vidal la justice qui lui est
+due. S'il a épousé les théories des _socialistes_, il n'a pas
+emprunté leur style. Son livre est écrit en français, et même en bon
+français. Le néologisme s'y montre, mais il n'y déborde pas. M.
+Vidal nous fait grâce du vocabulaire fouriériste, et des gammes et
+des pivots, et des amitiés en quinte superflue, et des amours en
+tierce diminuée. S'il voit la science sous un autre aspect que ses
+devanciers, il la prend du moins au sérieux, il ne méprise pas son
+public au point de vouloir lui en imposer par des phrases
+d'Apocalypse. C'est d'un bon augure, et si jamais il fait une
+seconde édition de son livre, je ne doute pas qu'il n'en retranche,
+sinon ce qu'il y a d'erroné dans la partie systématique, du moins ce
+que la partie critique offre d'exagéré et même d'injuste.
+
+
+
+
+SECONDE LETTRE À M. DE LAMARTINE[55].
+
+ [Note 55: Extrait du _Journal des Économistes_, nº d'octobre
+ 1846. (_Note de l'éditeur._)]
+
+
+MONSIEUR,
+
+Je viens de lire l'article qui, du _Bien public_ de Mâcon, a passé
+dans tous les journaux de Paris; vous dire combien cette lecture m'a
+surpris et affligé, cela me serait impossible.
+
+Il n'est donc que trop vrai! aucun homme sur la terre n'a le
+privilége de l'universalité intellectuelle. Il est même des facultés
+qui s'excluent, et il semble que l'aride domaine de l'économie
+politique vous soit d'autant plus interdit que vous possédez à un
+plus haut degré l'art enchanteur, l'art suprême
+
+ De penser par image ainsi que la nature.
+
+Cet art, ou plutôt ce don divin, pourquoi l'avez-vous dédaigné? Ah!
+vous avez beau dire, vous aviez reçu la plus noble, la plus sainte
+mission du génie dans ce monde. Qu'est devenu le temps où, esprits
+froids et méthodiques, natures encore alourdies par le poids de la
+matérialité, nous nous arrachions avec délices à ce monde positif
+pour suivre votre vol dans la vague et poétique région de l'idéal?
+où vous nous révéliez des pensées, des doutes, des désirs et des
+espérances qui sommeillaient au fond de nos coeurs, comme ces échos
+qui dorment dans les grottes de nos Pyrénées tant que la voix du
+pâtre ne les réveille pas? Qui nous ouvrira désormais d'autres
+horizons et d'autres cieux, séjours adorés qu'habitent l'Amour, la
+Prière et l'Harmonie? Combien de fois, quand vous me faisiez
+entrevoir ces vaporeuses demeures, me suis écrié: «Non, ce monde
+n'embrasse pas tout; la science ne révèle pas tout; il y a l'infini
+au delà, et l'imagination a aussi son flambeau!»
+
+Oh! qu'elle est grande la puissance du poëte!--Je ne dis pas du
+versificateur; de quelle licence, de quelle tyrannie n'est-il pas le
+complaisant?--Mais cette perception du Beau et du Sublime dans la
+nature, cette forte émotion éveillée dans l'âme à leur aspect, ce
+don de les revêtir d'un mélodieux langage pour y faire participer le
+vulgaire, voilà la Poésie.--Et à mesure qu'elle s'élève, elle se
+détache de tout élément égoïste ou pervers; car elle ne saurait
+partager les tristes infirmités d'ici-bas sans perdre le sentiment
+de ce qui est vrai, aimable et grand, c'est-à-dire sans cesser
+d'être Poésie. Tant que le rayon divin luit sur son front, ses
+tendances sont de purifier, spiritualiser, illuminer, élever. Aussi
+le vrai poëte, qu'il en ait ou non la conscience, est par excellence
+l'ami de l'humanité, le défenseur de ses droits, de ses priviléges
+et de ses progrès. Que dis-je? nul plus que lui ne l'entraîne dans
+la voie du progrès. N'est-ce pas lui en effet qui, en offrant sans
+cesse à notre contemplation la perfection idéale, nous la fait
+aimer, verse dans nos coeurs l'aspiration vers le Beau, et élève
+ainsi le diapason de notre âme jusqu'à ce qu'elle se sente en
+consonnance avec les types éternels dont il compose sa céleste
+harmonie?
+
+Cette mission sublime, vous la remplissiez dans toute son étendue,
+et voilà pourquoi, Lamartine, vous étiez notre poëte de
+prédilection. Et maintenant, serons-nous condamnés à être les
+témoins de votre déchéance, à vous voir descendre vivant du haut de
+votre gloire, et à douter si ces émotions délicieuses, dont vous
+berciez notre jeunesse, étaient autre chose que de trompeuses
+illusions?
+
+Car voilà qu'ambitionnant la royauté de la science, vous avez
+abdiqué votre royauté à vous, celle de la poésie. Vous avez voulu
+faire de la méthode avec l'imagination et de l'analyse avec des
+figures. Où cela vous a-t-il mené? à ressusciter l'empirisme
+économique de la Rome impériale; à exhumer des théories cent fois
+condamnées par l'expérience et qu'on croyait ensevelies pour
+toujours dans les profondeurs de l'oubli.--Au moment de succomber,
+quand il est naturel, pour me servir d'une expression vulgaire, de
+se prendre à toutes les branches, le monopole terrien, par l'organe
+des Bentinck et des Buckingham, n'a pas essayé de demander son salut
+ou un répit momentané à ces théories vermoulues; et le monde
+s'étonnera que ce soit vous, le grand poëte du siècle, qui soyez
+allé les déterrer on ne sait où, pour les exposer encore une fois,
+revêtues d'un magnifique langage, à la risée publique.
+
+Décidément, votre muse s'est faite économiste; elle ne s'est pas
+effarouchée de cette bizarre transformation. Un moment j'ai cru que
+ce caprice allait lui réussir; c'est quand vous avez dit: «Laissons
+les capitaux, les industries et les salaires se faire, par la
+liberté, une justice que nos lois arbitraires ne leur feraient pas.»
+
+Il me semblait qu'on ne pouvait émettre une pensée si vraie, sous
+une forme si précise, sans avoir suivi des deux côtés, dans leur
+long enchaînement, les effets de l'arbitraire et de la liberté. Et
+je disais à mes graves collègues: Miracle! triomphe! le grand poëte
+est à nous!
+
+Hélas! je vois bien que vous deviez à vos puissants et généreux
+instincts cet éclair de vérité, et je serais tenté de vous demander:
+
+ Si quand vous avez fait ce charmant _quoi qu'on die_,
+ Vous avez bien senti toute son énergie;
+
+car voilà que, d'un trait de plume, vous renversez aujourd'hui vos
+doctrines économiques de l'an dernier.
+
+Voyons, avec quelque détail, ce que vous y substituez cette année.
+
+ «La question des blés est une des plus délicates,
+ nous dirons même des plus _insolubles_ qui puissent
+ se présenter aux économistes.
+
+ La question des blés _insoluble!_ En ce cas, il ne
+ faut pas plus s'en occuper que de la _quadrature du
+ cercle_. Ce mot ne doit donc pas être pris à la
+ rigueur, et vous avez voulu parler
+
+ D'un problème insolu, mais non pas insoluble.
+
+ Remarquez que, dès le début, vous vous ôtez à
+ vous-même le droit de raisonner.
+
+ «Elle échappe par sa masse et sa pesanteur aux
+ mains de la science.
+
+ Oui, si 200 et 200 ne font pas 400, aussi bien que
+ 2 et 2 font 4; oui, si par sa masse et sa
+ pesanteur, un quintal échappe aux lois de la
+ gravitation plus qu'une livre.
+
+ «La _théorie_ n'y peut évidemment rien. C'est une
+ question _expérimentale_.
+
+ Il y a donc incompatibilité entre la théorie et
+ l'expérience? Je croyais que la théorie n'était que
+ l'expérience méthodiquement exposée.
+
+ Remarquez que c'est déjà la seconde fois que vous
+ vous ôtez le droit de raisonner.
+
+ «La liberté complète du commerce est la vérité
+ générale en matière de produit, de commerce et
+ d'échange.
+
+ Voilà une belle maxime. La tenez-vous de la
+ _théorie_ ou de l'expérience?
+
+ «_Laissez faire, laissez passer_, est devenu
+ proverbe chez les écrivains.
+
+ D'après la phrase qui précède, il semble que vous
+ teniez ce proverbe pour vrai. D'après la phrase qui
+ suit, il semble que vous le teniez pour faux.
+
+ «Mais quand il s'agit d'appliquer cette _prétendue_
+ vérité à l'importation, à l'exportation et au
+ commerce des grains, on s'aperçoit _à l'instant_
+ que, si elle n'est pas un _mensonge_, elle est du
+ moins un danger suprême, et la théorie recule
+ devant l'application, car le blé c'est la vie du
+ peuple; or, on ne joue pas avec la vie. Vivre
+ d'abord; voilà la vérité sans réplique. Les
+ théories après le nécessaire, voilà le bon sens.
+
+ Voici, en effet, la _vérité générale_ qui n'est
+ plus qu'une _prétendue_ vérité. Bientôt elle sera
+ un _mensonge_.
+
+ Si la gravitation est la _vérité générale_, il
+ importe de s'y conformer toujours, mais surtout
+ quand il s'agit de la vie.
+
+ Je n'aurais pas été surpris que vous n'eussiez pas
+ reconnu la liberté comme la vérité générale du
+ commerce; mais, cela une fois admis, votre déduction
+ eût dû être, ce me semble, ainsi formulée:
+
+ «Quand il s'agit de l'importation ou de
+ l'exportation de quelque superfluité, on peut
+ reculer devant l'application de la _vérité
+ générale_. Mais en fait de blé, il ne faut pas
+ hésiter, car le blé, c'est la vie du peuple. Or, on
+ ne joue pas avec la vie; vivre d'abord, voilà la
+ vérité sans réplique. Les expériences
+ gouvernementales après le nécessaire, voilà le bon
+ sens.»
+
+ «Or, pourquoi la VÉRITÉ du libre commerce, de la
+ libre exportation et de la libre importation
+ fait-elle trembler et reculer l'économiste? Le
+ voici, quant à la France, par exemple:
+
+ Ou la liberté est le meilleur moyen d'assurer
+ l'abondance et la bonne distribution des produits
+ (ce n'est qu'à cette condition qu'elle est la
+ _vérité générale_), et dans ce cas, il faut
+ l'appliquer à tout et au blé _à fortiori_; ou il y
+ a des moyens plus sûrs d'accomplir cette oeuvre, et
+ alors elle n'est pas la _vérité générale_, pas plus
+ pour les joujoux que pour le blé.
+
+ «Premièrement, c'est que le blé étant la vie de
+ tout un peuple, et la passion de vivre étant la
+ plus légitime, et la plus terrible passion des
+ hommes, la moindre faute de commerce, la moindre
+ erreur de calcul dans les importations et les
+ exportations de blé, la moindre inquiétude sérieuse
+ de la population sur la vie, produirait des
+ commotions et des pénuries telles qu'aucun
+ législateur humain et sage ne pourrait y exposer
+ son pays.
+
+ Puisque le blé c'est la vie; puisque la moindre
+ erreur de calcul dans l'importation ou
+ l'exportation du blé peut produire la pénurie;
+ puisque aucun législateur sage et humain ne peut
+ prendre de calcul, dont les conséquences sur lui
+ d'y exposer son pays, il faut donc laisser le
+ commerce libre, la liberté étant d'ailleurs la
+ _vérité générale_, c'est-à-dire le moyen le moins
+ chanceux d'assurer l'abondance et la bonne
+ distribution. N'est-il pas évident qu'une erreur
+ peuvent être si terribles, est infiniment plus
+ probable de la part d'un ministre, qui n'y a pas un
+ intérêt direct, et qui a bien d'autres choses en
+ tête, que de la part de cent mille négociants qui
+ passent leur vie à faire ces calculs, de
+ l'exactitude desquels dépend leur propre existence?
+
+ «Secondement, c'est que le blé étant le produit
+ agricole le plus immense, et se comptant par deux
+ ou trois milliards de revenu dans les produits du
+ pays, si l'importation libre des blés étrangers
+ pouvait venir faire en tous temps aux blés français
+ une concurrence sans limites qui serait, quant aux
+ prix, comme _dix_ est à _trente_, la France
+ cesserait _à l'instant_ de produire des blés que
+ nul ne voudrait acheter à leur prix, et trois
+ milliards de revenu national et dix millions de
+ cultivateurs français seraient anéantis du même
+ coup. Que deviendrait le revenu? que deviendrait
+ l'impôt? que deviendrait le propriétaire? que
+ deviendrait le laboureur? On frémit d'y penser. Ce
+ serait le suicide de la terre française et de la
+ population. Ce remède qu'on nous présente, n'est
+ donc pas un remède, c'est un meurtre.
+
+ Si ce que vous dites de la libre importation est
+ vrai pour le blé, ce doit être vrai, dans une
+ mesure quelconque, pour toute autre chose; car,
+ monsieur, les négociants font bien venir le blé,
+ quand on le leur permet, de là où il est à meilleur
+ marché qu'en France, mais ils n'ont pas coutume
+ d'agir sur un principe opposé à l'égard des autres
+ produits, et d'aller les acheter cher pour venir
+ les vendre à bas prix.--Donc, la libre importation
+ du fer serait le suicide de nos forges et des
+ ouvriers qu'elles occupent; la libre importation
+ des tissus serait le suicide de nos fabriques et de
+ la population qu'elles emploient. En un mot, la
+ liberté serait le carnage universel ou, comme vous
+ dites, le meurtre de tous les Français. En ce cas,
+ je ne vois pas bien à quel titre vous l'appelez la
+ _vérité générale_. Pour mettre quelque harmonie
+ entre vos prémisses et vos conclusions, il aurait
+ fallu commencer par établir que la liberté est _le
+ mensonge général du commerce_. Mais alors vous
+ n'auriez pas eu un pied dans chaque camp,
+ précaution que beaucoup de gens prennent par le
+ temps qui court, mais qui est indigne de vous.
+ J'ose vous le dire, cette tactique pusillanime a
+ fini son temps. Que celui qui ne connaît pas les
+ lois de l'échange les étudie ou se taise, mais
+ qu'il ne croie pas obtenir le double avantage de
+ passer pour un grand esprit et de satisfaire tout
+ le monde, en disant a l'un: «Vous êtes _pour_,
+ c'est d'un bon logicien,» et à l'autre: «Vous êtes
+ _contre_, c'est d'un bon praticien.» Trop de gens
+ aujourd'hui voient l'inconséquence et la dénoncent.
+
+ Quant à réfuter votre triste tableau de
+ l'agriculture libre, vous vous en êtes chargé
+ vous-même dans le paragraphe suivant.
+
+ «Troisièmement, c'est que le blé étant une des
+ matières les plus encombrantes, il serait
+ _physiquement impossible_ au commerce d'importer et
+ de distribuer dans tout l'empire les blés
+ nécessaires à la consommation de la France. Des
+ calculs faits en 1816, année de disette bien plus
+ alarmante que celle-ci, révèlent en chiffres cette
+ triste vérité: que tous les navires marchands de
+ l'Europe, si, par impossible, ils étaient tous
+ consacrés à importer des blés pour la France, ne
+ pourraient en importer que pour une consommation de
+ quinze ou dix-sept jours. Parlez donc de la liberté
+ illimitée du commerce après cela!»
+
+ Craignez donc la liberté illimitée après cela!
+ dirai-je à mon tour. Venez donc nous dire que
+ l'étranger vendra son blé sur nos marchés pour une
+ bagatelle, pour presque rien, pour rien peut-être!
+ Venez donc nous peindre tous les Français mourant
+ de faim, les bras croisés, laissant leurs boeufs
+ ruminer, leurs charrues se rouiller, leurs capitaux
+ oisifs et leur terre en friche, comptant sur des
+ blés étrangers qu'il est _physiquement impossible_
+ d'importer!
+
+ Oh! bénissons le ciel de ce que parmi nos 34
+ millions de compatriotes, il s'en soit trouvé un
+ qui ait prévu tout cela, que ce soit précisément un
+ homme d'État, et qu'il ait su prévenir notre mort à
+ tous, en fixant ce bienheureux _maximum_ qu'on n'a
+ jamais connu en Suisse et qu'on vient d'abolir en
+ Angleterre.
+
+Mais il serait peut-être inconvenant de prolonger cette discussion
+pied à pied. Je me demande quelquefois comment il est possible que
+deux esprits arrivent, sur la même question, à des solutions si
+opposées. Est-ce l'intérêt personnel qui m'aveugle? non, assurément.
+Je n'ai d'autres moyens d'existence qu'une terre, et cette terre ne
+produit que des céréales. Qu'on laisse entrer les céréales
+étrangères, et je ne crains pas que ma terre perde de sa valeur, je
+ne crains pas que mes bras restent oisifs. Non, je ne le crains pas,
+alors même que le blé étranger se vendrait, ainsi que vous le dites,
+relativement au nôtre, comme _dix_ est à _trente_, alors même qu'il
+se donnerait POUR RIEN; car dans cette supposition extrême, ce que
+le peuple dépense aujourd'hui en pain, il le dépenserait en viande,
+en beurre, en légumes, en fil, en laine et autres produits
+agricoles. Ma terre ne serait pas plus sans valeur, parce que chacun
+aurait gratuitement du pain pour son estomac, qu'elle n'est sans
+valeur aujourd'hui, parce que chacun a gratuitement de l'air pour
+ses poumons.
+
+Et, après tout, quel droit avons-nous, nous propriétaires, sur les
+estomacs de ceux qui ne le sont pas? Leur faim est-elle faite pour notre
+blé, ou notre blé pour leur faim? Ne renversons pas le monde. _Vivre_,
+c'est le but, cultiver la terre, ce n'est que le moyen; c'est à nous de
+subordonner les convenances de notre production à la vie de nos frères,
+et il ne nous est pas permis de subordonner au contraire leur vie à nos
+convenances bien ou mal entendues. C'est pour moi une bien douce
+consolation que la doctrine de la liberté ne me montre qu'harmonie entre
+ces divers intérêts; et, avec votre âme, vous devez être bien
+malheureux, puisque vous ne voyez entre eux qu'une irrémédiable
+dissonance. Propriétaire, vous invoquez aujourd'hui la _générosité_ des
+possesseurs du sol. Ah! c'est à leur _justice_ qu'il fallait en appeler!
+Vous avez écrit sur la charité une page que j'admire comme tout le
+monde. Mais je l'admirerais bien davantage si je ne la voyais se
+terminer par cette amère conclusion: Le blé, c'est la vie; que la loi le
+maintienne à un _maximum_ qui donne de la valeur à nos terres!--Et
+quelle est la main qui écrit ces lignes? C'est la même qui se lèvera à
+la Chambre pour le _maximum_, et qui s'ouvrira ensuite pour recevoir du
+pauvre l'injuste denier qui en est la conséquence.--Ah! croyez-moi,
+ainsi comprise, la charité perd bien de son prestige. Quand on demande
+l'exclusion du blé étranger pour mieux vendre le sien, on a beau parler
+de charité, on a beau porter ce mot devant soi comme une bannière, on
+n'a pas droit à la popularité, au moins à une popularité de bon aloi.
+Non, on n'y a pas droit, alors même qu'on ferait retentir, devant une
+population alarmée, de banales déclamations contre les doctrines
+_meurtrières_ des amis de la liberté, contre les _fautes_ et les
+_crimes_ du gouvernement et des Chambres, contre la _cupidité des
+spéculateurs_ et l'_égoïsme du commerce_. Avant de semer ainsi de
+dangereuses, et j'ose dire, injustes préventions populaires, il faudrait
+au moins ne pas venir dire: Que la loi irrite de quelques degrés la faim
+du peuple par l'exclusion du blé étranger, afin que nous,
+législateurs-propriétaires, tirions un meilleur parti de notre blé.
+
+À Dieu ne plaise, monsieur, que je révoque en doute la pureté de vos
+intentions. Elle éclate dans tous vos écrits. En vous lisant, on sent
+que vous aimez le peuple. C'est vous, je crois, qui avez le premier
+employé cette expression: «la vie à bon marché,» qui pourrait être le
+titre de notre association du _Libre-Échange_; car la _vie à bon
+marché_, c'est la vie plus facile, plus douce, moins traversée de
+fatigues et d'angoisses, plus digne, plus intellectuelle et plus morale.
+La _vie à bon marché_, c'est le résultat que l'échange, et surtout
+l'échange libre, tend à produire. Assez de monopoleurs cherchent, sur
+cette question, à égarer le peuple; chose facile, car tout _obstacle_
+attirant à lui une portion de travail national, il est aisé de tourner
+contre le progrès, sous quelque forme qu'il se présente,--Liberté,
+Inventions, ou Épargnes,--le sentiment des masses. Vous, monsieur, qui
+savez leur parler, qu'elles écoutent et qu'elles aiment, aidez-nous à
+les dissuader. Mais ne soyez pas surpris que le zèle contre le monopole
+nous emporte, quand nous avons à craindre qu'il n'ait trouvé un champion
+tel que vous.
+
+Je suis, monsieur, votre dévoué serviteur.
+
+
+
+
+PROFESSION DE FOI ÉLECTORALE.
+
+À MM. LES ÉLECTEURS
+
+DE L'ARRONDISSEMENT DE SAINT-SEVER (1846).
+
+
+MES CHERS COMPATRIOTES,
+
+Encouragé par quelques-uns d'entre vous à me présenter aux
+prochaines élections, et voulant pressentir le concours sur lequel
+je pouvais compter, je me suis adressé à quelques électeurs. Hélas!
+l'un me trouve trop _avancé_, l'autre pas assez; celui-ci rejette
+mes opinions anti-universitaires, celui-là mes répugnances
+algériennes, qui mes convictions économiques, qui mes vues de
+réforme parlementaire, etc.
+
+Ceci prouve que la meilleure tactique, pour un candidat, c'est de
+cacher ses opinions, ou, pour plus de sûreté, de n'en point avoir,
+et de s'en tenir prudemment au banal programme: «Je veux la liberté
+sans licence, l'ordre sans tyrannie, la paix sans honte et
+l'économie sans compromettre aucun service.»
+
+Comme je n'aspire nullement à surprendre votre mandat, je
+continuerai à vous exposer sincèrement mes pensées, dussé-je par là
+m'aliéner encore bien des suffrages. Veuillez m'excuser si le besoin
+d'épancher des convictions qui me pressent me fait dépasser les
+limites que l'usage assigne aux _professions de foi_.
+
+J'ai vu beaucoup de conservateurs, je me suis entretenu avec
+beaucoup d'hommes de l'opposition, et je crois pouvoir affirmer que
+ni l'un ni l'autre de ces deux grands partis qui divisent le
+Parlement n'est satisfait de lui-même.
+
+ On combat à la Chambre avec des boules molles.
+
+Les conservateurs ont la majorité officielle; ils règnent, ils
+gouvernent. Mais ils sentent confusément qu'ils perdent le pays et
+qu'ils se perdent eux-mêmes. Ils ont la majorité, mais le mensonge
+notoire des scrutins élève au fond de leur conscience une
+protestation qui les importune. Ils règnent, mais ils voient que,
+sous leur règne, le budget s'accroît d'année en année, que le
+présent est obéré, l'avenir engagé, que la première éventualité nous
+trouvera sans ressources, et ils n'ignorent pas que l'embarras des
+finances fut toujours l'occasion des explosions révolutionnaires.
+Ils gouvernent, mais ils ne peuvent pas nier qu'ils gouvernent les
+hommes par leurs mauvaises passions, et que la corruption politique
+pénètre dans toutes les veines du pays légal. Ils se demandent
+quelles seront les conséquences d'un fait aussi grave, et ce qui
+doit advenir d'une nation où l'immoralité est en honneur et où la
+foi politique est un objet de dérision et de mépris. Ils
+s'inquiètent de voir le régime constitutionnel faussé dans son
+essence, jusque-là que le pouvoir exécutif et l'assemblée nationale
+ont publiquement échangé leurs attributions, les ministres cédant
+aux députés la nomination à tous les emplois, les députés
+abandonnant aux ministres leur part du pouvoir législatif. Ils
+voient, par cet ordre, un profond découragement s'emparer des
+serviteurs de l'État, alors que la faveur et la docilité électorale
+sont les seuls titres à l'avancement, et que les plus longs et les
+plus dévoués services sont comptés absolument pour rien. Oui,
+l'avenir de la France trouble les conservateurs; et combien n'y en
+a-t-il pas parmi eux qui passeraient à l'opposition, s'ils y
+trouvaient quelques garanties pour cette paix intérieure et
+extérieure qui est l'objet de leur prédilection!
+
+D'un autre côté, l'opposition, comme parti, a-t-elle confiance dans
+la solidité du terrain où elle s'est placée? Que demande-t-elle? que
+veut-elle? quel est son principe? son programme? Nul ne le sait. Son
+rôle naturel serait de veiller au dépôt sacré de ces trois grandes
+conquêtes de la civilisation: _paix_, _liberté_, _justice_. Et elle
+ne respire que guerres, prépondérance, idées napoléoniennes. Et elle
+déserte la liberté du travail et des échanges comme la liberté de
+l'intelligence et de l'enseignement. Et, dans son ardeur
+conquérante, à l'occasion de l'Afrique et de l'Océanie, il est sans
+exemple que le mot _justice_ se soit jamais présenté sur ses lèvres.
+Elle sent qu'elle travaille pour des ambitieux et non pour le
+public; que la multitude ne gagnera rien au succès de ses
+manoeuvres. Nous avons vu une opposition de quinze membres soutenue
+autrefois par l'enthousiaste assentiment d'un grand peuple. Mais
+l'opposition de nos jours n'a point enfoncé ses racines dans les
+sympathies populaires; elle se sent séparée de ce principe de force
+et de vie, et, sauf l'ardeur que des vues personnelles inspirent à
+ses chefs, elle est pâle, confuse, découragée, et la plupart de ses
+membres sincères passeraient au parti conservateur, s'ils ne
+répugnaient à s'associer à la direction perverse qu'il a imprimée
+aux affaires.
+
+Étrange spectacle! D'où vient qu'au centre comme aux extrémités de
+la Chambre, les coeurs honnêtes se sentent mal à l'aise? Ne
+serait-ce pas que la conquête des portefeuilles, but plus ou moins
+avoué de la lutte où ils sont engagés, n'intéresse que quelques
+individualités et reste complétement étranger aux masses? Ne
+serait-ce point qu'un principe de ralliement leur manque? Peut-être
+suffirait-il de jeter au sein de cette assemblée une idée simple,
+vraie, claire, féconde, pratique, pour y voir surgir ce qu'on y
+cherche en vain, un parti représentant exclusivement, dans toute
+leur étendue et dans tout leur ensemble, les intérêts des
+_administrés_, des _contribuables_.
+
+Cette féconde idée, je la vois dans le symbole politique d'illustres
+publicistes dont la voix n'a malheureusement pas été écoutée.
+J'essayerai de le résumer devant vous.
+
+Il est des choses qui ne peuvent être faites que par la force
+collective ou le _pouvoir_, et d'autres qui doivent être abandonnées
+à l'activité privée.
+
+Le problème fondamental de la science politique est de faire la part
+de ces deux modes d'action.
+
+La fonction publique, la fonction privée ont toutes deux en vue
+notre avantage. Mais leurs services diffèrent en ceci, que nous
+subissons forcément les uns et agréons volontairement les autres;
+d'où il suit qu'il est raisonnable de ne confier à la première que
+ce que la seconde ne peut absolument pas accomplir.
+
+Pour moi, je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le
+libre exercice et le produit de ses facultés, réprimé l'abus qu'on
+en peut faire, maintenu l'ordre, assuré l'indépendance nationale et
+exécuté certains travaux d'utilité publique au-dessus des forces
+individuelles, il a rempli à peu près toute sa tâche.
+
+En dehors de ce cercle, religion, éducation, association, travail,
+échanges, tout appartient au domaine de l'activité privée, sous
+l'oeil de l'autorité publique, qui ne doit avoir qu'une mission de
+surveillance et de répression.
+
+Si cette grande et fondamentale ligne de démarcation était ainsi
+établie, le pouvoir serait _fort_, il serait aimé, puisqu'il ne
+ferait jamais sentir qu'une action tutélaire.
+
+Il serait _peu coûteux_, puisqu'il serait renfermé dans les plus
+étroites limites.
+
+Il serait _libéral_, car, sous la seule condition de ne point
+froisser la liberté d'autrui, chaque citoyen jouirait, dans toute sa
+plénitude, du franc exercice de ses facultés industrielles,
+intellectuelles et morales.
+
+J'ajoute que la puissance de perfectibilité qui est en elle étant
+dégagée de toute compression réglementaire, la société serait dans
+les meilleures conditions pour le développement de sa richesse, de
+son instruction et de sa moralité. Mais, fût-on d'accord sur les
+limites de la puissance publique, ce n'est pas une chose aisée que
+de l'y faire rentrer et de l'y maintenir.
+
+Le pouvoir, vaste corps organisé et vivant, tend naturellement à
+s'agrandir. Il se trouve à l'étroit dans sa mission de surveillance.
+Or, il n'y a pas pour lui d'agrandissements possibles en dehors
+d'empiétements successifs sur le domaine des facultés individuelles.
+Extension du pouvoir, cela signifie usurpation de quelque mode
+d'activité privée, transgression de la limite que je posais tout à
+l'heure entre ce qui est et ce qui n'est pas son attribution
+essentielle. Le pouvoir sort de sa mission quand, par exemple, il
+impose une forme de culte à nos consciences, une méthode
+d'enseignement à notre esprit, une direction à notre travail ou à
+nos capitaux, une impulsion envahissante à nos relations
+internationales, etc.
+
+Et veuillez remarquer, messieurs, que le pouvoir devient coûteux à
+mesure qu'il devient oppressif. Car il n'y a pas d'usurpations qu'il
+puisse réaliser autrement que par des agents salariés. Chacun de ses
+envahissements implique donc la création d'une administration
+nouvelle, l'établissement d'un nouvel impôt; en sorte qu'il y a
+entre nos liberté et nos bourses une inévitable communauté de
+destinées.
+
+Donc si le public comprend et veut défendre ses vrais intérêts, il
+arrêtera la puissance publique dès qu'elle essayera de sortir de sa
+sphère; et il a pour cela un moyen infaillible, c'est de lui refuser
+les fonds à l'aide desquels elle pourrait réaliser ses usurpations.
+
+Ces principes posés, le rôle de l'opposition, et j'ose dire de la
+Chambre tout entière, est simple et bien défini.
+
+Il ne consiste pas à embarrasser le pouvoir dans son action
+essentielle, à lui refuser les moyens de rendre la justice, de
+réprimer les crimes, de paver les routes, de repousser l'agression
+étrangère.
+
+Il ne consiste pas à le décréditer, à l'avilir dans l'opinion, à le
+priver des forces dont il a besoin.
+
+Il ne consiste pas à le faire passer de main en main, par des
+changements de ministères, et, encore moins, de dynasties.
+
+Il ne consiste pas même à déclamer puérilement contre sa tendance
+envahissante; car cette tendance est fatale, irrémédiable, et se
+manifesterait sous un président comme sous un roi, dans une
+république comme dans une monarchie.
+
+Il consiste uniquement _à le contenir dans ses limites_; à
+maintenir, dans toute son intégrité et aussi vaste que possible, le
+domaine de la liberté et de l'activité privée.
+
+Si donc vous me demandiez: Que, feriez-vous comme député? je
+répondrais: Eh! mon Dieu, ce que vous feriez vous-mêmes en tant que
+contribuables et administrés.
+
+Je dirais au pouvoir: Manquez-vous de force pour maintenir l'ordre
+au dedans et l'indépendance au dehors? Voilà de l'argent et des
+hommes, car c'est au public et non au pouvoir que l'ordre et
+l'indépendance profitent.
+
+Mais prétendez-vous nous imposer un symbole religieux, une théorie
+philosophique, un système d'enseignement, une méthode agricole, un
+courant commercial, une conquête militaire? Point d'argent ni
+d'agents; car ici, il nous faudrait payer non pour être servis mais
+asservis, non pour conserver notre liberté mais pour la perdre.
+
+Cette doctrine se résume en ces simples mots: Tout pour la masse des
+citoyens grands et petits. Dans leur intérêt, bonne administration
+publique en ce qui, par malheur, ne se peut exécuter autrement. Dans
+leur intérêt encore, liberté pleine et entière pour tout le reste,
+sous la surveillance de l'autorité sociale.
+
+Une chose vous frappera, messieurs, comme elle me frappe, et c'est
+celle-ci: pour qu'un député puisse tenir ce langage, il faut qu'il
+fasse partie de ce public pour qui l'administration est faite et qui
+le paye.
+
+Il faut bien admettre qu'il appartient exclusivement au public de
+décider _comment, dans quelle mesure, à quel prix_ il entend être
+administré, sans quoi le gouvernement représentatif ne serait qu'une
+déception, et la souveraineté nationale un non-sens. Or, la tendance
+du gouvernement à un accroissement indéfini étant admise, si, quand
+il vous interroge par l'élection, sur ses propres limites, vous lui
+laissez le soin de se faire lui-même la réponse, en chargeant ses
+propres agents de la formuler, autant vaudrait mettre vos fortunes
+et vos libertés à sa discrétion. Attendre qu'il puise en lui-même la
+résistance à sa naturelle expansion, c'est attendre de la pierre qui
+tombe une énergie qui suspende sa chute.
+
+Si la loi d'élection portait: «Les contribuables se feront
+représenter par les fonctionnaires;» vous trouveriez cela absurde et
+comprendriez qu'il n'y aurait plus aucune borne à l'extension du
+pouvoir, si ce n'est l'émeute, et à l'accroissement du budget, si ce
+n'est la banqueroute; mais les résultats changent-ils parce que les
+électeurs suppléent bénévolement à une telle prescription?
+
+Ici, messieurs, je dois aborder la grande question des
+_incompatibilités parlementaires_. J'en dirai peu de chose, me
+réservant d'adresser des observations plus étendues à M. Larnac.
+Mais je ne puis la passer entièrement sous silence, puisqu'il a jugé
+à propos de faire circuler parmi vous une lettre, dont je n'ai pas
+gardé copie, et qui, n'étant pas destinée à la publicité, ne faisait
+qu'effleurer ce vaste sujet.
+
+Selon l'interprétation qu'on a donnée à cette lettre, je demanderais
+que tous les fonctionnaires fussent exclus de la Chambre.
+
+J'ignore si ma lettre laisse apercevoir un sens aussi absolu. En ce
+cas, l'expression aurait été au delà de ma pensée. Je n'ai jamais
+cru que l'assemblé où s'élaborent les lois pût se passer de
+magistrats; qu'on y pût traiter avec avantage des questions
+maritimes en l'absence de marins; des questions militaires en
+l'absence de militaires; des questions de finances, en l'absence de
+financiers.
+
+J'ai dit ceci et je le maintiens. Tant que la loi n'aura pas réglé
+la position des fonctionnaires à la Chambre, _tant que leurs
+intérêts de fonctionnaires ne seront pas, pour ainsi dire, effacés
+par leurs intérêts de contribuables_, ce que nous avons de mieux à
+faire, nous électeurs, c'est de n'en pas nommer; et j'aimerais
+mieux, je l'avoue, qu'il n'y en eût pas un seul au Palais-Bourbon
+que de les y voir en majorité, sans que des mesures de prudence,
+réclamées par le bon sens public, _les_ aient mis et _nous_ aient
+mis à l'abri de l'influence que l'espoir et la crainte doivent
+exercer sur leurs votes.
+
+On a voulu voir là une jalousie mesquine, une défiance presque
+haineuse contre les fonctionnaires.
+
+Il n'en est rien. Je connais beaucoup de fonctionnaires, presque
+tous mes amis le sont (car qui ne l'est aujourd'hui?), je le suis
+moi-même; et, dans mes essais d'économie politique, j'ai soutenu,
+contre l'opinion de mon maître, M. Say, que leurs services étaient
+productifs au même titre que les services privés. Mais il n'en est
+pas moins vrai qu'ils en diffèrent en ce que nous ne prenons de
+ceux-ci que ce que nous voulons, et à prix débattu, tandis que
+ceux-là nous sont imposés ainsi que la rémunération qui y est
+afférente. Ou, si l'on prétend que les services publics et leur
+rémunération sont volontairement agréés par nous, parce que nos
+députés les stipulent, on conviendra que notre acquiescement ne
+résulte que de cette stipulation même. Ce n'est donc pas aux
+fonctionnaires de la faire. Il ne leur appartient pas plus de régler
+l'étendue du service et sa rémunération, qu'il n'appartient à mon
+fournisseur de vin de régler la quantité que j'en dois prendre et le
+prix que je dois y mettre. Ce n'est pas des fonctionnaires que je me
+défie, c'est du coeur humain; et je puis estimer les hommes qui
+vivent sur les impôts tout en les croyant peu propres à les voter,
+tout comme M. Larnac estime probablement les juges, tout en
+regardant leurs fonctions comme incompatibles avec le service de la
+garde nationale.
+
+On a aussi présenté ces vues de réforme parlementaire comme
+entachées d'un radicalisme outré.
+
+J'avais cependant eu soin de préciser que, dans ma pensée, elle est
+plus nécessaire encore à la stabilité du pouvoir qu'à la sauvegarde
+de nos libertés. Les hommes les plus dangereux à la Chambre,
+disais-je, ne sont pas les fonctionnaires, mais ceux qui aspirent à
+le devenir. Ceux-là sont entraînés à faire au cabinet, quel qu'il
+soit, une guerre incessante, tracassière, factieuse, sans aucune
+utilité pour le pays; ceux-là exploitent les événements, faussent
+les questions, égarent l'esprit public, entravent les affaires,
+troublent le monde, car ils n'ont qu'une pensée: renverser les
+ministres pour se mettre à leur place. Pour nier cette vérité, il
+faudrait n'avoir jamais ouvert les yeux sur les annales de la
+Grande-Bretagne, il faudrait repousser volontairement les
+enseignements de notre histoire constitutionnelle tout entière.
+
+Ceci me ramène à la pensée fondamentale de cette adresse, car vous
+voyez que l'_opposition_ peut être conçue sous deux aspects
+très-différents.
+
+L'opposition, telle qu'elle est, _résultat infaillible de
+l'admissibilité des députés au pouvoir_, c'est l'effort désordonné
+des ambitions. Elle attaque violemment les hommes et mollement les
+abus; c'est tout simple, puisque les abus composent la plus grande
+part de l'héritage qu'elle s'efforce de recueillir. Elle ne songe
+pas à circonscrire le domaine administratif. Elle se donnerait bien
+garde de supprimer quelques rouages à la vaste machine dont elle
+convoite la direction. Au reste, nous l'avons vue à l'oeuvre. Son
+chef a été premier ministre; le premier ministre a été son chef.
+Elle a gouverné sous l'une et l'autre bannière. Qu'y avons-nous
+gagné? À travers ces évolutions, jamais le mouvement ascensionnel du
+budget a-t-il été suspendu une minute?
+
+L'opposition, telle que je la conçois, c'est la vigilance organisée
+du public. Elle est calme, impartiale, mais permanente comme la
+réaction du ressort sous la main qui le presse. Pour que l'équilibre
+ne soit pas rompu, ne faut-il pas que la force résistante des
+administrés soit égale à la force expansive des administrateurs?
+Elle n'en veut point aux hommes, elle n'a que faire de les déplacer,
+elle les aide même dans le cercle de leurs légitimes fonctions; mais
+elle les y renferme sans pitié.
+
+Vous croyez peut-être que cette opposition naturelle, qui n'a rien
+de dangereux ni de subversif, qui n'attaque le pouvoir ni dans ses
+dépositaires, ni dans son principe, ni dans son action utile, mais
+seulement dans son exagération, est moins antipathique aux ministres
+que l'opposition factieuse. Détrompez-vous. C'est celle-là surtout
+qu'on craint, qu'on hait, qu'on fait avorter par la dérision, qu'on
+empêche de se produire au sein des colléges électoraux, parce qu'on
+voit bien qu'elle va au fond des choses et poursuit le mal dans sa
+racine. L'autre opposition, l'opposition personnelle, n'est pas
+aussi redoutable. Entre les hommes qui se disputent les
+portefeuilles, quelque acharnée que soit la lutte, il y a toujours
+un pacte tacite, en vertu duquel le vaste appareil gouvernemental
+doit être laissé intact. «Renversez-moi si vous pouvez, dit le
+ministre, je vous renverserai à votre tour; seulement, ayons soin
+que l'enjeu reste sur le bureau, sous forme d'un budget de quinze
+cents millions.» Mais le jour où un député, parlant au nom des
+contribuables et comme contribuable, ayant donné des garanties qu'il
+ne veut et ne peut pas être autre chose, se lèvera à la Chambre pour
+dire soit aux ministres en titre, soit aux ministres en expectative:
+Messieurs, disputez-vous le pouvoir, je ne cherche qu'à le contenir;
+disputez-vous la manipulation du budget, je n'aspire qu'à le
+diminuer; ah! soyez sûr que ces furieux athlètes, si acharnés en
+apparence, sauront fort biens s'entendre pour étouffer la voix du
+mandataire fidèle. Ils le traiteront d'utopiste, de théoricien, de
+réformateur dangereux, d'homme à idée fixe, sans valeur pratique;
+ils l'accableront de leur mépris; ils tourneront contre lui la
+presse vénale. Mais si les contribuables l'abandonnent, tôt ou tard
+ils apprendront qu'ils se sont abandonnés eux-mêmes.
+
+Voilà ma pensée tout entière, messieurs; je l'ai exposée sans
+déguisement, sans détour, tout en regrettant de ne pouvoir la
+corroborer de tous les développements qui auraient pu entraîner vos
+convictions. J'espère en avoir assez dit, cependant, pour que vous
+puissiez apprécier la ligne de conduite que je suivrais si j'étais
+votre mandataire, et il est à peine nécessaire d'ajouter que mon
+premier soin serait de me placer, à l'égard du pouvoir et de
+l'opposition ambitieuse, dans cette position d'indépendance qui
+seule peut donner des garanties, et qu'il faut bien s'imposer,
+puisque la loi n'y a pas pourvu.
+
+Après avoir établi le principe qui doit, selon moi, dominer toute la
+carrière parlementaire de vos représentants, permettez-moi de dire
+quelque chose des objets principaux auxquels ce principe me semble
+devoir être appliqué.
+
+Vous avez peut-être entendu dire que j'avais consacré quelques
+efforts à la cause de la liberté commerciale, et il est aisé de voir
+que ces efforts sont conséquents à la pensée fondamentale que je
+viens d'exposer sur les limites naturelles de la puissance
+publique. Selon moi, celui qui a créé un produit doit avoir la
+faculté de l'_échanger_ comme de s'en servir. L'échange est donc
+partie intégrante du droit de propriété. Or, nous n'avons pas
+institué et nous ne payons pas une force publique pour nous priver
+de ce droit, mais au contraire pour nous le garantir dans toute son
+intégrité. Aucune usurpation du gouvernement, sur l'exercice de nos
+facultés et sur la libre disposition de leurs produits, n'a eu des
+conséquences plus fatales.
+
+D'abord ce régime prétendu protecteur, examiné de près, est fondé
+sur la spoliation la plus flagrante. Lorsque, il y a deux ans, on a
+pris des mesures pour restreindre l'entrée des graines oléagineuses,
+on a bien pu augmenter les profits de certaines cultures, puisque
+immédiatement l'huile haussa de quelques sous par livre. Mais il est
+de toute évidence que ces excédants de profit n'ont pas été un gain
+pour la nation en masse, puisqu'ils ont été pris gratuitement et
+artificieusement dans la poche d'autres citoyens, de tous ceux qui
+ne cultivent ni le colza ni l'olivier. Il n'y a donc pas eu
+création, mais translation injuste de richesses. Dire que par là on
+a soutenu une branche d'agriculture, ce n'est rien dire,
+relativement au bien général, puisqu'on ne lui a donné qu'une séve
+qu'on enlevait aux autres branches. Et quelle est la folle industrie
+qu'on ne pourrait rendre lucrative à ce prix? Un cordonnier
+s'avisât-il de tailler des souliers dans des bottes, quelque
+mauvaise que fût l'opération, donnez-lui un privilége, et elle
+deviendra excellente. Si la culture du colza est bonne en elle-même,
+il n'est pas nécessaire que nous fassions un supplément de gain à
+ceux qui s'y livrent. Si elle est mauvaise, ce supplément ne la rend
+pas bonne. Seulement il rejette la perte sur le public.
+
+La spoliation, en général, déplace la richesse, mais ne l'anéantit
+pas. La protection la déplace et en outre l'anéantit, et voici
+comment: les graines oléagineuses du Nord n'entrant plus en France,
+il n'y a plus moyen de produire chez nous les choses au moyen
+desquelles on les payait, par exemple, une certaine quantité de
+vins. Or, si, relativement à l'huile, les profits des producteurs et
+les pertes des consommateurs se balancent, les souffrances des
+vignerons sont un mal gratuit et sans compensation.
+
+Il y a sans doute, parmi vous, beaucoup de personnes qui ne sont pas
+fixées sur les effets du régime protecteur. Qu'elles me permettent
+une observation.
+
+Je suppose que ce régime ne nous soit pas imposé par la loi, mais
+par la volonté directe des monopoleurs. Je suppose que la loi nous
+laisse entièrement libres d'acheter du fer aux Belges ou aux
+Suédois, mais que les maîtres de forges aient assez de domestiques
+pour repousser le fer de nos frontières et nous forcer ainsi à nous
+pourvoir chez eux et à leur prix. Ne crierions-nous pas à
+l'oppression, à l'iniquité? L'iniquité, en effet, serait plus
+apparente; mais, quant aux effets économiques, on ne peut pas dire
+qu'ils seraient changés. Eh quoi! en sommes-nous beaucoup plus gras,
+parce que ces messieurs ont été assez habiles pour faire faire, par
+des douaniers, et _à nos frais_, cette police des frontières que
+nous ne tolérerions pas si elle se faisait à leurs propres dépens?
+
+Le régime protecteur atteste cette vérité, qu'un gouvernement qui
+sort de ses attributions ne puise dans ses usurpations qu'une force
+dangereuse, même pour lui. Quand l'État se fait le distributeur et
+le régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en
+tous sens pour lui arracher un lambeau de monopole. A-t-on jamais vu
+le commerce intérieur et libre placer un cabinet dans la situation
+que le commerce extérieur et réglementé a faite à sir Robert Peel?
+Et si nous regardons chez nous, n'est-ce pas un gouvernement bien
+fort que celui que nous voyons trembler devant M. Darblay? Vous
+voyez donc bien que contenir le pouvoir, c'est le consolider et non
+le compromettre.
+
+La liberté des échanges, la libre communication des peuples, les
+produits variés du globe mis à la portée de tous, les idées
+pénétrant avec les produits dans les régions qu'assombrit
+l'ignorance, l'État affranchi des prétentions opposées des
+travailleurs, la paix des nations fondée sur l'entrelacement de
+leurs intérêts, c'est sans doute une grande et noble cause. Je suis
+heureux de penser que cette cause, éminemment chrétienne et sociale,
+est en même temps celle de notre malheureuse contrée, qui languit et
+périt sous les étreintes des restrictions commerciales.
+
+L'enseignement se rattache aussi à cette question fondamentale qui,
+en politique, précède toutes les autres. Est-il dans les
+attributions de l'État? est-il du domaine de l'activité privée? Vous
+devinez ma réponse. Le gouvernement n'est pas institué pour asservir
+nos intelligences, pour absorber les droits de la famille.
+Assurément, messieurs, s'il vous plaît de résigner en ses mains vos
+plus nobles prérogatives, si vous voulez vous faire imposer par lui
+des théories, des systèmes, des méthodes, des principes, des livres
+et des professeurs, vous en êtes les maîtres; mais ce n'est pas moi
+qui signerai en votre nom cette honteuse abdication de vous-mêmes.
+Ne vous en dissimulez pas d'ailleurs les conséquences. Leibnitz
+disait: «J'ai toujours pensé que si l'on était maître de
+l'éducation, on le serait de l'humanité.» C'est peut-être pour cela
+que le chef de l'enseignement par l'État, s'appelle _Grand Maître_.
+Le monopole de l'instruction ne saurait être raisonnablement confié
+qu'à une autorité reconnue infaillible. Hors de là, il y a des
+chances infinies pour que l'erreur soit uniformément enseignée à
+tout un peuple. «Nous avons fait la république, disait Robespierre,
+il nous reste à faire des républicains.» Bonaparte ne voulait faire
+que des soldats, Frayssinous que des dévots; M. Cousin ferait des
+philosophes, Fourier des harmoniens, et moi sans doute des
+économistes. L'unité est une belle chose, mais à la condition d'être
+dans le vrai. Ce qui revient toujours à dire que le monopole
+universitaire n'est compatible qu'avec l'infaillibilité. Laissons
+donc l'enseignement libre. Il se perfectionnera par les essais, les
+tâtonnements, les exemples, la rivalité, l'imitation, l'émulation.
+L'unité n'est pas au point de départ des efforts de l'esprit humain;
+elle est le résultat de la naturelle gravitation des intelligences
+libres vers le centre de toute attraction: la vérité.
+
+Ce n'est pas à dire que l'autorité publique doit se renfermer dans
+une complète indifférence. Je l'ai déjà dit: sa mission est de
+surveiller l'usage et de réprimer l'abus de toutes nos facultés.
+J'admets qu'elle l'accomplisse dans toute son étendue, et avec plus
+de vigilance en matière d'enseignement qu'en toute autre; qu'elle
+exige des conditions de capacité, de moralité; qu'elle réprime
+l'enseignement immoral; qu'elle veille à la santé des élèves.
+J'admets tout cela, quoiqu'en restant convaincu que sa sollicitude
+la plus minutieuse n'est qu'une garantie imperceptible auprès de
+celle que la nature a mise dans le coeur des pères et dans l'intérêt
+des professeurs.
+
+Je dois m'expliquer sur une question immense, d'autant que mes vues
+diffèrent probablement de celles de beaucoup d'entre vous: je veux
+parler de l'Algérie. Je n'hésite pas à dire que, sauf pour acquérir
+des frontières indépendantes, on ne me trouvera jamais, dans cette
+circonstance ni dans aucune autre, du côté des conquêtes.
+
+Il m'est démontré, et j'ose dire scientifiquement démontré, que le
+système colonial est la plus funeste des illusions qui ait jamais
+égaré les peuples. Je n'en excepte pas le peuple anglais, malgré ce
+qu'il y a de spécieux dans le fameux argument: _post hoc, ergo
+propter hoc_.
+
+Savez-vous ce que vous coûte l'Algérie? Du tiers aux deux
+cinquièmes de vos quatre contributions directes, centimes
+additionnels compris. Celui d'entre vous qui paye trois cents francs
+d'impôts, envoie chaque année cent francs se dissiper dans les
+nuages de l'Atlas et s'engloutir dans les sables du Sahara.
+
+On nous dit que c'est là une avance que nous recouvrerons, dans
+quelques siècles, au centuple. Mais qui dit cela? Les _riz-pain-sel_
+qui exploitent notre argent. Tenez, messieurs, en fait d'espèces, il
+n'y a qu'une chose qui serve: c'est que chacun veille sur sa
+bourse... et sur ceux à qui il en remet les cordons.
+
+On nous dit encore: «Ces dépenses font vivre du monde.» Oui, des
+espions kabyles, des usuriers maures, des colons maltais et des
+cheicks arabes. Si on en creusait le canal des Grandes-Landes, le
+lit de l'Adour et le port de Bayonne, elles feraient vivre du monde
+aussi autour de nous, et de plus elles doteraient le pays d'immenses
+forces de production.
+
+J'ai parlé d'argent; j'aurais dû d'abord parler des hommes. Tous les
+ans, dix mille de nos jeunes concitoyens, la fleur de notre
+population, vont chercher la mort sur cette plage dévorante, sans
+autre utilité jusqu'ici que d'élargir, à nos dépens, le cadre de
+l'administration qui ne demande pas mieux. À cela, on oppose le
+prétendu avantage de débarrasser le pays de son _trop-plein_.
+Horrible prétexte, qui révolte tous les sentiments humains et n'a
+pas même le mérite de l'exactitude matérielle; car, à supposer que
+la population soit surabondante, lui enlever, avec chaque homme,
+deux ou trois fois le capital qui l'aurait fait vivre ici, ce n'est
+pas, il s'en faut, soulager ceux qui restent.
+
+Il faut être juste. Malgré sa sympathie pour tout ce qui accroît ses
+dimensions, il paraît qu'à l'origine le pouvoir reculait devant ce
+gouffre de sang, d'iniquité et de misère. La France l'a voulu; elle
+en portera longtemps la peine.
+
+Ce qui l'entraîna, outre le mirage d'un _grand empire_, d'une
+_nouvelle civilisation_, etc., ce fut une énergique réaction du
+sentiment national contre les blessantes prétentions de l'oligarchie
+britannique. Il suffisait que l'Angleterre fît une sourde opposition
+à nos desseins pour nous décider à y persévérer. J'aime ce
+sentiment, et je préfère le voir s'égarer que s'éteindre. Mais ne
+risquons-nous pas qu'il nous place, par une autre extrémité, sous
+cette dépendance que nous détestons? Donnez-moi un homme docile et
+un homme contrariant, je les mènerai tous deux à la lisière. Si je
+les veux faire marcher, je dirai à l'un: Marche! à l'autre: Ne
+marche pas! et tous deux obéiront à ma volonté. Si le sentiment de
+notre dignité prenait cette forme, il suffirait à la _perfide
+Albion_, pour nous faire faire les plus grandes sottises, de
+paraître s'y opposer. Supposez, ce qui est certainement peu
+admissible, qu'elle voie dans l'Algérie le boulet qui nous enchaîne,
+l'abîme de notre puissance; elle n'aura donc qu'à froncer le
+sourcil, à se donner des airs hautains et courroucés pour nous
+retenir dans une politique dangereuse et insensée? Évitons cet
+écueil; jugeons par nous-mêmes et pour nous-mêmes; ne nous laissons
+faire la loi ni directement ni par voie détournée. La question
+d'Alger n'est malheureusement pas entière. Les précédents nous
+lient; le passé a engagé l'avenir, et il y a des précédents dont il
+est impossible de ne pas tenir compte. Restons cependant maîtres de
+nos résolutions ultérieures; pesons les avantages et les
+inconvénients; ne dédaignons pas de mettre aussi quelque peu la
+_justice_, même envers les Kabyles, dans la balance. Si nous ne
+regrettons pas l'argent, si nous ne _marchandons pas la gloire_,
+comptons pour quelque chose la douleur des familles, les souffrances
+de nos frères, le sort de ceux qui succombent et les funestes
+habitudes de ceux qui survivent.
+
+Il est un autre sujet qui mérite toute l'attention de votre
+mandataire. Je veux parler des _contributions indirectes_. Ici la
+distinction entre ce qui est ou n'est pas du ressort de l'État est
+sans application. Il appartient évidemment à l'État de recouvrer
+l'impôt. On peut dire cependant que c'est l'extension démesurée du
+pouvoir qui le fait avoir recours aux inventions fiscales les plus
+odieuses. Quand une nation, victime d'une timidité exagérée, n'ose
+rien faire par elle-même, et qu'elle sollicite à tout propos
+l'intervention de l'État, il faut bien qu'elle se résigne à être
+impitoyablement rançonnée; car l'État ne peut rien faire sans
+finances, et quand il a épuisé les sources ordinaires de l'impôt,
+force lui est d'en venir aux exactions les plus bizarres et les plus
+vexatoires. De là, les contributions indirectes sur les boissons. La
+suppression de ces taxes est donc subordonnée à la solution de cette
+éternelle question que je ne me lasse point de poser: Le peuple
+français veut-il être perpétuellement en tutelle et faire intervenir
+son gouvernement en toutes choses? alors qu'il ne se plaigne plus du
+fardeau qui l'accable, et qu'il s'attende même à le voir s'aggraver.
+
+Mais, en supposant même que l'impôt sur les boissons ne pût pas être
+supprimé (ce que je suis loin d'accorder), il me paraît certain qu'il
+peut être profondément modifié, et qu'il est facile d'en élaguer les
+accessoires les plus odieux. Il ne faudrait pour cela qu'obtenir des
+propriétaires de vignes la renonciation à certaines idées exagérées sur
+l'étendue du droit de propriété et l'inviolabilité du domicile.
+
+Permettez-moi, messieurs, de terminer par quelques considérations
+personnelles. Il faut bien me les passer. Je n'ai pas, moi, un agent
+actif et dévoué à 3,000 fr. d'appointements et 4,000 fr. de frais de
+bureau, pour s'occuper de faire valoir ma candidature d'une
+frontière à l'autre de l'arrondissement, d'un bout à l'autre de
+l'année.
+
+Les uns disent: «M. Bastiat est un révolutionnaire.» Les autres: «M.
+Bastiat s'est rallié au pouvoir.»
+
+Ce qui précède répond à cette double assertion.
+
+Il y en a qui disent: «M. Bastiat peut être fort honnête, mais ses
+opinions ont changé.»
+
+Et moi, quand je considère ma persistance dans un principe qui ne
+fait en France aucun progrès, je me demande quelquefois si je ne
+suis pas un maniaque en proie à une idée fixe.
+
+Pour vous mettre à même de juger si j'ai changé, laissez-moi placer
+sous vos yeux un extrait de la profession de foi que je publiai, en
+1832, alors qu'un mot bienveillant du général Lamarque attira sur
+moi l'attention de quelques électeurs.
+
+ «_Dans ma pensée, les institutions que nous possédons et celles
+ que nous pouvons obtenir par les voies légales suffisent, si nous
+ en faisons un usage éclairé, pour porter notre patrie à un haut
+ degré de liberté, de grandeur et de prospérité._
+
+ «_Le droit de voter l'impôt, en donnant aux citoyens la faculté
+ d'étendre ou de restreindre à leur gré l'action du pouvoir,
+ n'est-il pas l'administration par le_ public _de la_ chose
+ publique? _Où ne pouvons-nous pas arriver par l'usage judicieux
+ de ce droit?_
+
+ «_Pensons-nous que l'ambition des places est la source de
+ beaucoup de luttes, de brigues et de factions? Il ne dépend que
+ de nous de priver de son aliment cette passion funeste, en
+ diminuant les profits et le nombre des fonctions salariées._
+
+ «.................................
+
+ «_L'industrie est-elle à nos yeux entravée, l'administration trop
+ centralisée, l'enseignement gêné par le monopole universitaire?
+ Rien ne s'oppose à ce que nous refusions l'argent qui alimente
+ ces entraves, cette centralisation, ces monopoles._
+
+ «_Vous le voyez, messieurs, ce ne sera jamais d'un changement
+ violent dans les formes ou les dépositaires du pouvoir que
+ j'attendrai le bonheur de ma patrie; mais de notre bonne foi à le
+ seconder dans l'exercice utile de ses attributions essentielles
+ et de notre fermeté à l'y restreindre. Il faut que le
+ gouvernement soit fort contre les ennemis du dedans et du dehors,
+ car sa mission est de maintenir la paix intérieure et extérieure.
+ Mais il faut qu'il abandonne à l'activité privée tout ce qui est
+ de son domaine. L'ordre et la liberté sont à ce prix.»_
+
+Ne sont-ce pas les mêmes principes, les mêmes sentiments, la même pensée
+fondamentale, les mêmes solutions des questions particulières, les mêmes
+moyens de réforme? On peut ne pas partager mes opinions; on ne peut pas
+dire qu'elles ont varié, et j'ose ajouter ceci: Elles sont invariables.
+C'est un système trop homogène pour admettre des modifications. Il
+s'écroulera ou il triomphera tout entier.
+
+Mes chers compatriotes, pardonnez-moi la longueur et la forme
+inusitée de cette lettre. Si vous m'accordez vos suffrages, j'en
+serai profondément honoré. Si vous les reportez sur un autre, je
+servirai mon pays dans une sphère moins élevée et plus proportionnée
+à mes forces.
+
+ Mugron, le 1er juillet 1846.
+
+
+
+
+DE LA RÉFORME PARLEMENTAIRE
+
+(1846.)
+
+À M. LARNAC, DÉPUTÉ DES LANDES.
+
+
+MONSIEUR,
+
+Vous avez jugé à propos de mettre en circulation une lettre que j'ai
+eu l'honneur de vous adresser et la réponse que vous avez bien voulu
+y faire. Je ne vous en fais pas de reproche. Vous prévoyiez sans
+doute que nous nous trouverions aux élections dans des camps
+opposés; et si ma correspondance vous révélait en moi un homme
+professant des opinions fausses et dangereuses, vous étiez en droit
+d'avertir le public. J'admets que vous vous êtes décidé sous
+l'influence de cette seule préoccupation d'intérêt général.
+Peut-être eût-il été plus convenable d'opter entre une réserve
+absolue et une publicité entière. Vous avez préféré quelque chose
+qui n'est ni l'un ni l'autre: le colportage officieux, insaisissable
+d'une lettre dont je n'ai pas gardé la minute et dont je ne puis par
+conséquent expliquer et défendre les expressions. Soit. Je n'ai pas
+le plus léger doute sur la fidélité du copiste qui a été chargé de
+la reproduire, et cela me suffit.
+
+Mais, monsieur, cela suffit-il pour remplir votre but, qui est sans
+doute d'éclairer la religion de MM. les électeurs? Ma lettre a
+rapport à un fait particulier, ensuite à une doctrine politique. Le
+fait, je l'ai à peine indiqué, et cela est tout simple, puisque je
+m'adressais à quelqu'un qui en connaissait toutes les circonstances.
+La doctrine, je l'ai ébauchée comme on peut le faire en style
+épistolaire. Cela ne suffit pas pour le public; et puisque vous
+l'avez saisi, permettez-moi de le saisir à mon tour.
+
+Je répugne trop à introduire des noms propres dans ce débat pour
+insister sur le fait particulier. Le besoin de ma défense
+personnelle pourrait seul m'y décider, et je me hâte d'en venir à la
+grande question politique qui fait le sujet de votre lettre:
+_l'incompatibilité du mandat législatif avec les fonctions
+publiques_.
+
+Je le déclare d'avance: je ne demande pas précisément que les
+fonctionnaires soient exclus de la Chambre; ils sont citoyens et
+doivent jouir des droits de la cité; mais qu'ils n'y soient admis
+qu'à titre de citoyens et non à titre de fonctionnaires. Que s'ils
+veulent représenter la nation sur qui s'exécute la loi, ils ne
+peuvent pas être les exécuteurs de la loi. Que s'ils veulent
+représenter le public qui paye son gouvernement, ils ne peuvent pas
+être les agents salariés du gouvernement. Leur présence à la Chambre
+me semble devoir être subordonnée à une mesure indispensable, que
+j'indiquerai plus tard, et j'ajoute sans hésiter qu'il y a, à mes
+yeux du moins, cent fois plus d'inconvénients à les y admettre sans
+condition qu'à les en exclure sans rémission.
+
+ «Votre thèse est fort vaste (dites-vous); si je traitais _à
+ priori_ la question des incompatibilités, je commencerais à
+ blâmer cette tendance au soupçon qui me semble peu libérale.»
+
+Mais, monsieur, qu'est-ce que l'ensemble de nos lois, sinon une
+série de précautions contre les dangereuses tendances du coeur
+humain? Qu'est-ce que la constitution? que sont toutes ces balances,
+équilibres, pondérations de pouvoirs, sinon un système de barrières
+opposées à leurs usurpations possibles et même fatales, en l'absence
+de tout frein? Qu'est-ce que la religion elle-même, au moins dans
+une de ses parties essentielles, sinon une source de grâces
+destinées par la Providence à porter remède à la faiblesse native
+et, par conséquent, _prévue_ de notre nature? Si vous vouliez
+effacer de nos symboles, de nos chartes et de nos codes tout ce qu'y
+a déposé ce que vous appelez le _soupçon_, et que j'appelle la
+prudence, vous rendriez la tâche des légistes bien facile, mais le
+sort des hommes bien précaire. Si vous croyez l'homme infaillible,
+brûlez les lois et les chartes. Si vous le croyez faillible, alors,
+quand il s'agit d'une incompatibilité ou même d'une loi quelconque,
+la question n'est pas de savoir si elle est fondée sur le soupçon,
+mais sur un soupçon impartial, raisonnable, éclairé, ou plutôt sur
+une prévision malheureusement justifiée par l'indélébile infirmité
+du coeur de l'homme.
+
+Ce reproche de tendances soupçonneuses a été si souvent dirigé
+contre quiconque réclame une réforme parlementaire, que je crois
+devoir mettre quelque insistance à le repousser. Dans l'extrême
+jeunesse, quand nous venons d'échapper à l'atmosphère de la Grèce et
+de Rome, où l'université nous force de recevoir nos premières
+impressions, il est vrai que l'amour de la liberté se confond trop
+souvent en nous avec l'impatience de toute règle, de tout
+gouvernement, et, par suite, avec une puérile aversion pour les
+fonctions et les fonctionnaires. Pour ce qui me regarde, l'âge et la
+méditation m'ont parfaitement guéri de ce travers. Je reconnais que,
+sauf le cas d'abus, dans la vie publique ou dans la vie privée,
+chacun rend à la société des services analogues. Dans celle-ci, on
+satisfait le besoin qu'elle a de nourriture et de vêtement; dans
+l'autre, le besoin qu'elle a d'ordre et de sécurité. Je ne m'élève
+donc pas en principe contre les fonctions publiques; je ne soupçonne
+individuellement aucun fonctionnaire; j'en estime un grand nombre,
+et je suis fonctionnaire moi-même quoiqu'à un rang fort modeste. Si
+d'autres ont plaidé la cause des _incompatibilités_, sous
+l'influence d'une étroite et chagrine jalousie ou des alarmes d'une
+démocratie ombrageuse, je puis poursuivre le même but sans
+m'associer à ces sentiments. Certes, sans franchir les limites d'une
+défiance raisonnable, il est permis de tenir compte des passions des
+hommes ou plutôt de la nature des choses.
+
+Or, monsieur, quoique les fonctions publiques et les industries
+privées aient ceci de commun, que les unes et les autres rendent à
+la société des services analogues, on ne peut nier qu'elles
+diffèrent par une circonstance qu'il est essentiel de remarquer.
+Chacun est libre d'accepter ou de refuser les services de
+l'industrie privée, de les recevoir dans la mesure qui lui convient
+et d'en débattre le prix. Tout ce qui concerne les services publics,
+au contraire, est réglé d'avance par la loi; elle soustrait à notre
+libre arbitre, elle nous prescrit la quantité et la qualité que
+nous en devrons consommer (passez-moi ce langage un peu trop
+technique), ainsi que la rémunération qui y sera attachée. C'est
+pourquoi, à ce qu'il me semble, il appartient à ceux en faveur de
+qui et aux dépens de qui ce genre de services est établi, d'agréer
+au moins la loi qui en détermine l'objet, l'étendue et le salaire.
+Si le domaine de la coiffure était régi par la loi, et si nous
+laissions aux perruquiers le soin de la faire, il est à croire (sans
+vouloir froisser ici la susceptibilité de MM. les perruquiers, sans
+montrer une _tendance au soupçon_ peu libérale, et raisonnant
+d'après la connaissance que l'on peut avoir du coeur humain), il est
+à croire, dis-je, que nous serions bientôt coiffés outre mesure,
+jusqu'à en être tyrannisés, jusqu'à épuisement de nos bourses. De
+même, lorsque MM. les électeurs font faire les lois qui règlent la
+production et la rémunération de la _sécurité_ ou de tout autre
+produit gouvernemental, par les fonctionnaires qui vivent de ce
+travail, il me paraît incontestable qu'ils s'exposent à être
+_administrés_ et _imposés_ au delà de toute mesure raisonnable.
+
+Poursuivi par l'idée que nous obéissons à une tendance au soupçon
+peu libérale, vous ajoutez:
+
+ «Dans des époques d'intolérance, on aurait dit aux candidats: Ne
+ sois ni protestant ni juif; aujourd'hui on dit: Ne sois pas
+ fonctionnaire.»
+
+Alors on aurait été absurde, aujourd'hui on est conséquent. Juifs,
+protestants et catholiques, régis par les mêmes lois, payant les
+mêmes impôts, nous les votons au même titre. Comment le symbole
+religieux serait-il un motif soutenable d'exclusion pour l'un
+d'entre nous? Mais quant à ceux qui appliquent la loi et vivent de
+l'impôt, l'interdiction de les voter n'a rien d'arbitraire.
+L'administration elle-même agit selon ce principe et témoigne ainsi
+qu'il est conforme au bon sens. M. Lacave-Laplagne ne fait pas
+inspecter la comptabilité par les comptables. Ce n'est pas lui,
+c'est la nature même de ces deux ordres de fonctions qui en fait
+l'incompatibilité. Ne trouveriez-vous pas plaisant que M. le
+Ministre la fondât sur le symbole religieux, la longueur du nez ou
+la couleur des cheveux? L'analogie que vous me proposez est de cette
+force.
+
+ «Je trouve qu'il faut des motifs bien graves, bien patents, bien
+ avérés pour demander une exception contre quelqu'un. En général,
+ cette pensée est mauvaise et rétrograde.»
+
+Entendez-vous faire la satire de la Charte? Elle prononce
+l'exclusion de quiconque ne paye pas 500 fr. d'impôts sur le simple
+_soupçon_ que, qui n'a pas de fortune, n'a pas d'indépendance. Ne me
+conformé-je pas à son esprit, lorsque, n'ayant qu'un suffrage à
+donner et forcé d'_excepter_ tous les candidats, hors un, je laisse
+dans l'_exception_ celui qui, ayant de la fortune, peut-être, mais
+la tenant du ministre, me semble plus dépendant que s'il n'en avait
+pas?
+
+ «Je suis pour l'axiome progressif: _Sunt favores ampliandi, sunt
+ odia restringenda._»
+
+_Sunt favores ampliandi!_ Ah! monsieur, je crains bien qu'il n'y ait
+que trop de gens de ce système. Quoi qu'il en soit, je demande si la
+députation est faite pour les députés ou pour le public. Si c'est
+pour le public, montrez-moi donc ce qu'il gagne à y envoyer des
+fonctionnaires. Je vois bien que cela tend à _élargir_ le budget,
+mais non sans _restreindre_ les ressources des contribuables.
+
+_Sunt odia restringenda!_ Les fonctions et les dépenses inutiles,
+voilà les _odia_ qu'il s'agit de restreindre: Dites-moi donc comment
+on peut l'attendre de ceux qui remplissent les unes et engloutissent
+les autres?
+
+Toutefois, il est un point sur lequel nous serons d'accord. C'est
+l'extension des droits électoraux. À moins que vous ne les rangiez
+parmi les _odia restringenda_, il faut bien que vous les mettiez au
+nombre des _favores ampliandi_, et votre généreux aphorisme nous
+répond que la réforme électorale peut compter sur vous.
+
+ «J'ai confiance dans le jeu de nos institutions (spécialement
+ sans doute de celle qui fait l'objet de cette correspondance). Je
+ le crois propre à produire la moralité. Cette condition des
+ sociétés réside nécessairement dans les électeurs; elle se résume
+ dans l'élu, elle passe dans le vote des majorités, etc.»
+
+Voilà, certes, un tableau fort touchant, et j'aime cette moralité
+qui s'élève de la base au sommet de l'édifice. J'en pourrais tracer
+un moins optimiste et montrer l'immoralité politique descendant du
+sommet à la base. Lequel des deux serait le plus vrai? Quoi! la
+confusion dans les mêmes mains du vote et de l'exécution des lois,
+du vote et du contrôle du budget produire la moralité! Si je
+consulte la logique, j'ai peine à le comprendre. Si je regarde les
+faits, j'ai encore plus de peine à le voir.
+
+Vous invoquez la maxime: _Quid leges sine moribus?_ Je ne fais pas
+autre chose. Je n'ai pas fait le procès à la loi, mais aux
+électeurs. J'ai émis le voeu qu'ils se fissent représenter par des
+députés dont les intérêts fussent en harmonie et non en opposition
+avec les leurs propres. C'est bien là une affaire de moeurs. La loi
+ne nous interdit pas de nommer des fonctionnaires, mais elle ne nous
+y oblige pas non plus. Je ne dissimule pas qu'il me semblerait
+raisonnable qu'elle contînt à cet égard quelques précautions. En
+attendant, prenons-les nous-mêmes: _Quid leges sine moribus?_
+
+J'avais dit: «À tort ou à raison, c'est une idée très-arrêtée en moi
+que les députés sont les contrôleurs du _pouvoir_.»
+
+Vous raillez sur les mots _à tort ou à raison_. Soit; je vous les
+abandonne. Substituez-y ceux-ci: Je puis me tromper, mais c'est en
+moi une idée arrêtée que les députés sont les contrôleurs du
+_pouvoir_.
+
+_De quel pouvoir?_ Demandez-vous.--Évidemment du _pouvoir
+exécutif_. Vous dites: «Je ne reconnais que trois _pouvoirs_: le
+Roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés.»--Si nous
+remontons aux principes abstraits, je me verrai forcé de différer
+d'opinion avec vous, car je ne reconnais originairement qu'un
+pouvoir: LE POUVOIR NATIONAL. Tous les autres sont délégués; et
+c'est parce que le pouvoir exécutif est délégué que la nation a le
+droit de le contrôler. Et c'est pour que ce contrôle ne soit pas
+dérisoire que la nation, selon mon humble avis, ferait sagement de
+ne pas remettre aux mêmes mains et le pouvoir et le contrôle.
+Assurément, elle est maîtresse de le faire. Elle est maîtresse de
+s'attirer, comme elle le fait, des entraves et des taxes. En cela,
+elle me paraît inconséquente, et plus inconséquente encore de se
+plaindre du résultat. Vous croyez que j'en veux beaucoup à
+l'administration; point du tout, je l'admire, je la trouve bien
+généreuse, quand le public lui fait la partie si belle, de se
+contenter d'un budget de 14 à 1,500 millions. Depuis trente ans,
+c'est à peine si les impôts ont doublé. Il y a là de quoi être
+surpris, et il faut bien reconnaître que l'avidité du fisc est
+restée fort au-dessous de l'imprudence des contribuables.
+
+Vous trouvez vague cette pensée: «La mission des députés est de
+tracer le cercle où le pouvoir doit s'exercer.»--«Ce cercle,
+dites-vous, est tout tracé, c'est la Charte.»
+
+J'avoue que je ne sais pas, dans la Charte, une seule disposition
+qui ait rapport à la question. Il faut bien que nous ne nous
+entendions pas; je vais tâcher d'expliquer ma pensée.
+
+Une nation peut être plus ou moins administrée. En France et sous
+l'empire de la Charte, il est une foule de services qui peuvent
+sortir du domaine de l'industrie privée pour être confiés à la
+puissance publique et réciproquement. Naguère, on a disputé
+très-chaudement pour savoir auquel de ces deux modes d'activité
+resteraient les chemins de fer. On dispute plus chaudement encore la
+question de savoir auquel des deux doit appartenir l'éducation. Un
+jour, peut-être, le même doute s'élèvera au sujet des cultes. Il est
+tel pays, comme les États-Unis, où l'État ne s'en mêle pas et s'en
+trouve bien. Ailleurs, en Russie et en Turquie, par exemple, le
+système contraire a prévalu. Dans les Îles Britanniques, aussitôt
+que l'agitation pour l'affranchissement des échanges sera apaisée
+par son triomphe, une autre agitation se prépare pour faire
+prédominer, en matière de religion, le _voluntary system_, ou le
+renversement de l'Église établie. J'ai parlé de la liberté des
+échanges; chez nous, le gouvernement s'est fait, par le jeu des
+tarifs, le régulateur de l'industrie. Tantôt il favorise
+l'agriculture aux dépens des fabriques, tantôt les fabriques aux
+dépens de l'agriculture; et il a même la singulière prétention de
+faire prospérer toutes les branches de travail aux dépens les unes
+des autres.--C'est lui qui opère exclusivement le transport des
+lettres, la manutention des poudres et des tabacs, etc., etc.
+
+Il y a donc un partage à faire entre l'activité privée et l'activité
+collective ou gouvernementale. D'un côté, beaucoup de gens sont
+enclins à accroître indéfiniment les attributions de l'État. Les
+visionnaires les plus excentriques, comme Fourier, se rencontrent
+sur ce point avec les hommes d'État les plus pratiques, comme M.
+Thiers. Suivant ces puissants génies, l'État doit être, bien entendu
+sous leur suprême direction, le grand justicier, le grand pontife,
+le grand instituteur, le grand ingénieur, le grand industriel, le
+grand bienfaiteur du peuple. D'un autre côté, beaucoup de bons
+esprits soutiennent la thèse contraire; et il y en a qui vont même
+jusqu'à désirer que le gouvernement soit contenu dans ses
+attributions essentielles, qui sont de garantir la sécurité des
+personnes et des propriétés, de prévenir et réprimer la violence et
+le désordre, d'assurer à chacun le libre exercice de ses facultés et
+la naturelle récompense de ses efforts. Ce n'est déjà pas sans
+quelque danger, disent-ils, que la nation confie à un corps
+hiérarchiquement organisé le redoutable dépôt de la force publique.
+Il le faut bien; mais du moins qu'elle se garde de lui donner encore
+autorité sur les consciences, sur les intelligences, sur
+l'industrie, si elle ne veut être réduite à l'état de propriété, à
+l'état de chose.
+
+Et c'est pour cela qu'il y a une Charte. Et c'est pour cela que dans
+cette Charte il y a un article 15: «Toute loi d'impôt doit être
+d'abord votée par la Chambre des députés.» Car, remarquez-le bien,
+chaque invasion de la puissance publique, dans le domaine de
+l'activité privée, implique une taxe. Si le gouvernement prétend
+s'emparer de l'éducation, il lui faut des professeurs à gages et
+partant une taxe. S'il aspire à soumettre nos consciences à un
+symbole, il lui faut un clergé et partant une taxe. S'il doit
+exécuter les chemins de fer et les canaux, il lui faut un capital et
+partant une taxe. S'il doit faire des conquêtes en Afrique et dans
+l'Océanie, il lui faut des armées, une marine, et partant une taxe.
+S'il doit _pondérer_ les profits des diverses industries par
+l'action des tarifs, il lui faut une douane et partant une taxe.
+S'il est chargé de fournir à tous du travail et du pain, il lui faut
+des taxes et toujours des taxes.
+
+Or, par cela même que, selon notre droit public, la nation n'est pas
+la propriété de son gouvernement, que c'est pour elle et non pour
+lui qu'existent la religion, l'éducation, l'industrie, les chemins
+de fer, etc., c'est à elle et non à lui qu'il appartient de décider
+quels services lui seront confiés, quels lui seront retirés. Elle en
+a le moyen dans l'article 15 de la Charte. Il lui suffit de refuser
+une taxe pour acquérir par cela même une liberté.
+
+Mais si elle abandonne à l'État et à ses agents, au pouvoir
+exécutif et à ses instruments, le soin de fixer ce grand départ
+entre le domaine de l'activité collective et celui de l'activité
+privée; si, de plus, elle leur livre l'article 15 de la Charte,
+n'est-il pas à croire qu'elle sera bientôt administrée à merci et à
+miséricorde? qu'on créera indéfiniment des fonctions pour substituer
+dans chaque branche le service forcé au service volontaire, et aussi
+des impôts pour alimenter ces fonctions? et est-il possible
+d'apercevoir un terme quelconque à cet enchaînement d'usurpations et
+de taxes qui se nécessitent les unes les autres? car, sans songer à
+attaquer les individus, ni à exagérer les penchants dangereux de
+l'homme, ne pouvons-nous pas affirmer qu'il est dans la nature de
+tout corps constitué et organisé de tendre à s'agrandir, à absorber
+toutes les influences, tous les pouvoirs, toutes les richesses?
+
+Eh bien, monsieur, le sens de la phrase que vous avez trouvé vague
+est celui-ci: Lorsque la nation nomme des députés, elle leur donne
+pour mission, entre autres choses, de circonscrire la sphère
+d'action du gouvernement, de fixer les limites que cette action ne
+doit point dépasser; de lui ôter, par un judicieux usage de
+l'article 15 de la Charte, tout moyen de s'emparer de celles de ses
+libertés qu'elle entend conserver. Objet dans lequel elle échouera
+infailliblement, si elle abandonne cette force restrictive à ceux-là
+mêmes en qui réside la force expansive qu'il s'agit de contenir et
+de restreindre. Puissiez-vous, monsieur, ne pas trouver le
+commentaire plus vague encore que le texte.
+
+Enfin, il y a dans ma lettre une autre phrase qui doit m'entraîner à
+de longues explications, car elle semble vous avoir particulièrement
+choqué, et c'est celle-ci:
+
+ «Dès l'instant que les députés peuvent devenir ministres, il est
+ tout simple que les ambitieux cherchent à se frayer une route
+ vers le ministère par l'opposition systématique.»
+
+Ici, monsieur, je ne m'en prends plus aux personnes qui occupent
+les places, mais au contraire à celle qui les convoitent; non plus
+aux fonctionnaires, mais bien à ceux qui veulent les supplanter. Ce
+sera à vos yeux, je l'espère, une preuve irrécusable que je ne suis
+animé d'aucune jalousie chagrine contre tel individu ou telle
+classe.
+
+Jusqu'à présent j'ai traité la question de l'_admissibilité des
+fonctionnaires à la députation_, et me plaçant au point de vue des
+contribuables, j'ai essayé de prouver qu'ils ne pouvaient guère
+(pour revenir aux expressions que vous relevez avec tant
+d'insistance) remettre le contrôle aux mains des contrôlés, sans
+risquer à la fois leur fortune et leur liberté.
+
+Le passage que je viens de rapporter me conduit à traiter de
+l'_admissibilité des députés aux fonctions publiques_, à envisager
+cette grande question dans ses rapports avec le pouvoir lui-même.
+Ainsi se trouvera parcouru le cercle des _incompatibilités_.
+
+Oui, monsieur, je regarde l'admissibilité des députés aux fonctions
+publiques, et spécialement au ministère, comme essentiellement
+destructive de toute force, de toute stabilité, de toute suite dans
+l'action du gouvernement. Je ne pense pas qu'il fût possible d'imaginer
+une combinaison plus contraire aux intérêts du monarque et de ceux qui
+le représentent, un oreiller plus anguleux pour la tête du roi et des
+ministres. Rien au monde ne me semble plus propre à éveiller l'esprit de
+parti, à alimenter les factions, à corrompre toutes les sources
+d'information et de publicité, à dénaturer l'action de la tribune et de
+la presse, à égarer l'opinion après l'avoir passionnée, à entraver
+l'administration, à fomenter les haines nationales, à provoquer la
+guerre extérieure, à user et déconsidérer les gouvernants, à décourager
+et pervertir les gouvernés, à fausser, en un mot, tous les ressorts du
+régime représentatif. Pour ce qui me regarde, je ne connais aucune plaie
+sociale qui se puisse comparer à celle-là. Comme ce côté de la question
+n'a jamais été traité ni même aperçu, que je sache, par les partisans de
+la réforme parlementaire, puisque dans tous leurs projets de loi, si
+l'article 1er pose le principe des _incompatibilités_, l'article 2 se
+hâte de créer des exceptions en faveur des ministères, des ambassades,
+et de tout ce qu'on nomme _hautes situations politiques_, je me vois
+forcé de développer ma pensée avec quelque étendue.
+
+Avant tout, je dois repousser une fin de non-recevoir. Vous dites
+que je suis en opposition avec la Charte.--Point du tout.--La Charte
+ne défend pas au député consciencieux de refuser un portefeuille, ni
+aux électeurs prudents de choisir parmi les candidats qui renoncent
+à cet illogique cumul. Si elle n'est pas prévoyante, elle ne nous
+interdit pas la prévoyance. Cela dit, je poursuis:
+
+Un des prédécesseurs de M. le Préfet actuel des Landes me fit un
+jour l'honneur de me visiter. Les élections approchaient, et la
+conversation tomba naturellement sur les incompatibilités et
+spécialement sur l'admissibilité des députés au ministère. M. le
+Préfet s'étonnait, comme vous, que j'osasse professer une doctrine
+qui lui paraissait, comme à vous, exorbitamment rigide,
+impraticable, etc. Je lui dis:
+
+Je pense, monsieur le Préfet, que vous rendrez cette justice au
+Conseil général des Landes, que vous y avez rencontré un grand
+esprit d'indépendance, mais jamais une opposition personnelle et
+systématique. Les mesures que vous proposez y sont examinées _en
+elles-mêmes_. Chaque membre vote pour ou contre, selon qu'il les
+juge bonnes ou mauvaises. Chacun consulte l'intérêt général tel
+qu'il le comprend, peut-être l'intérêt local, peut-être même
+l'intérêt personnel, mais il n'en est aucun que l'on puisse
+soupçonner de repousser une proposition utile émanée de vous,
+uniquement parce qu'elle émane de vous.--Jamais, dit M. le Préfet,
+la pensée ne m'est venue qu'il en pût être ainsi.--Eh bien, je
+suppose que l'on introduise dans la loi qui organise ces conseils
+une disposition conçue en ces termes:
+
+ «Si une mesure proposée par le préfet est repoussée, il sera
+ destitué. Celui des membres du conseil qui aura soulevé
+ l'opposition, sera nommé préfet à sa place, et il pourra
+ distribuer à ses compagnons de fortune toutes les grandes places
+ du département: recette générale, direction des contributions
+ directes et indirectes, etc.»
+
+Je vous le demande, n'est-il pas probable, n'est-il pas même certain
+que cet article changerait complètement l'esprit du conseil?
+N'est-il pas certain que cette salle, où règnent aujourd'hui
+l'indépendance et l'impartialité, serait convertie en une arène de
+brigues et de factions? N'est-il pas à croire que l'ambition y
+serait fomentée en proportion de l'aliment qui lui serait offert? Et
+quelque bonne opinion que vous ayez de la vertu des conseillers,
+pensez-vous qu'elle ne succomberait pas à cette épreuve? Ne
+serait-il pas en tous cas bien imprudent de tenter cette dangereuse
+expérience? Peut-on douter que chacune de vos propositions ne devînt
+le champ de bataille d'une lutte de personnes? qu'on ne les
+étudierait plus dans leur rapport avec le bien public, mais au seul
+point de vue des chances qu'elles pourraient ouvrir aux partis? Et
+maintenant, admettez qu'il y a dans le département des journaux.
+Certes, les armées belligérantes ne manqueront pas de les attacher à
+leur sort, et toute leur polémique s'empreindra des passions qui
+agiteront le conseil. Et quand viendra le jour de l'élection, la
+corruption et l'intrigue, surexcitées par l'ardeur de l'attaque et
+de la défense, ne connaîtraient plus de bornes.
+
+--«J'avoue, me dit M. le Préfet, que sous un tel état de choses, je
+ne voudrais pas garder mes fonctions, même vingt-quatre heures.»
+
+Eh bien, monsieur, cette constitution fictive des conseils généraux
+qui effrayait un préfet, n'est-ce point la constitution réelle de la
+Chambre? Quelle différence y a-t-il? Une seule. L'arène est plus
+vaste, le théâtre plus élevé, le champ de bataille plus étendu,
+l'aliment des passions plus excitant, le prix de la lutte plus
+convoité, les questions qui servent de texte ou de prétexte au
+combat plus brûlantes, plus difficiles et partant plus propres à
+égarer le sentiment et le jugement de la multitude. C'est le
+désordre organisé sur le même modèle, mais sur une plus grande
+échelle.
+
+Des hommes ont occupé leur esprit de politique, c'est-à-dire qu'ils
+ont rêvé de grandeur, d'influence, de fortune et de gloire. Tout à
+coup le vent de l'élection les jette dans l'enceinte législative; et
+que leur dit la constitution du pays? Elle dit à l'un: «Tu n'es pas
+riche; le ministre a besoin de grossir ses phalanges, il dispose de
+toutes les places, et la loi ne t'en interdit aucune. Conclus.» Elle
+dit à un autre: «Tu te sens du talent et de l'audace; voilà le banc
+des ministres; si tu les en chasses; ta place y est marquée.
+Conclus.» À un troisième: «Ton âme n'est pas à la hauteur d'une
+telle ambition, et pourtant tu as promis à tes électeurs de
+combattre le ministère; mais une voie vers la région du pouvoir te
+reste: voilà un chef de parti, attache-toi à sa fortune.»
+
+Alors, et cela est infaillible, alors commence ce pêle-mêle
+d'accusations réciproques, ces efforts inouïs pour mettre de son
+côté la force d'une popularité éphémère, cet étalage fastueux de
+principes irréalisables, quand on attaque, et de concessions
+abjectes, quand on se défend. Ce n'est que piéges et contre-piéges,
+mines et contre-mines. On voit se liguer les éléments les plus
+hétérogènes et se dissoudre les plus naturelles alliances. On
+marchande, on stipule, on vend, on achète. Ici, l'esprit de parti
+forme une coalition; là, la souterraine habileté ministérielle en
+fait échouer une autre. Tout événement que le temps amène,
+portât-il dans ses flancs une conflagration générale, est toujours
+bien venu des assiégeants s'il présente un terrain où se puissent
+appuyer les échelles d'abordage. Le bien public, l'intérêt général,
+ce ne sont plus que mots, prétextes, moyens. L'essentiel est de
+faire sortir d'une question la force qui aidera un parti à renverser
+le ministère et à lui passer sur le ventre. Ancône, Taïti, Syrie,
+Maroc, fortifications, droit de visite, tout est bon. Il ne s'agit
+que d'arranger convenablement la mise en oeuvre. Alors nous sommes
+saturés de ces éternelles lamentations dont la forme est
+stéréotypée: Au dedans, la France est souffrante, inquiète, etc.,
+etc.; au dehors, la France est humiliée, méprisée, etc., etc. Cela
+est-il vrai, cela n'est-il pas vrai? on ne s'en met pas en peine.
+Cette mesure nous brouillera-t-elle avec l'Europe? Nous
+forcera-t-elle à maintenir éternellement 500 mille hommes sur pied?
+Arrêtera-t-elle la marche de la civilisation? Créera-t-elle des
+obstacles à toute administration future? Ce n'est pas ce dont il
+s'agit; une seule chose intéresse: la chute et le triomphe de deux
+noms propres.
+
+Et ne croyez pas que cette sorte de perversité politique n'envahisse
+au sein de la Chambre que les âmes vulgaires, les coeurs dévorés
+d'une ambition de bas étage, les prosaïques amants des places bien
+rémunérées. Non; elle s'attaque encore, et surtout, aux âmes
+d'élite, aux nobles coeurs, aux intelligences puissantes. Pour les
+dompter, pour les soumettre, il lui suffit d'éveiller dans les
+secrètes profondeurs de leur conscience, au lieu de cette pensée
+triviale: _Tu réaliseras tes rêves de fortune_, cette autre pensée
+bien autrement séductrice: _Tu réaliseras tes rêves de bien public._
+
+Nous en avons un exemple remarquable. Il n'est pas en France une
+tête d'homme sur laquelle se soient accumulés autant d'accusations,
+d'invectives, d'outrages que sur celle de M. Guizot. Si le
+vocabulaire des partis contenait des épithètes plus sanglantes que
+celles de transfuge, traître, apostat, elles ne lui eussent pas été
+épargnées. Cependant il est un reproche que je n'ai jamais entendu
+formuler ni même insinuer contre lui: c'est celui d'avoir fait
+servir ses succès parlementaires à sa fortune personnelle. J'admets
+qu'il pousse la probité jusqu'à l'abnégation. J'accorde qu'il ne
+cherchera jamais le triomphe de sa personne que pour mieux assurer
+le triomphe de ses principes. C'est, d'ailleurs, un genre d'ambition
+qu'il a formellement avouée.
+
+Eh bien, ce philosophe austère, cet homme à principes, nous l'avons
+vu dans l'opposition. Et qu'y faisait-il? Tout ce que peut suggérer
+la soif du pouvoir. Afficher des vues démocratiques qui ne sont pas
+les siennes, s'envelopper d'un patriotisme farouche qu'il n'approuve
+pas, susciter des embarras au gouvernement de son pays, entraver les
+négociations les plus importantes, fomenter la coalition, se liguer
+avec qui que ce soit, fût-ce l'ennemi du trône, pourvu qu'il le soit
+du ministre, combattre hors des affaires ce qu'aux affaires il eût
+soutenu, diriger contre M. Molé les batteries d'Ancône comme M.
+Thiers dirige contre lui les batteries du Maroc, enfin appeler de
+tous ses voeux et de tous ses efforts une crise ministérielle, et
+créer sciemment à son propre ministère futur les difficultés de tels
+précédents; voilà ce qu'il faisait, et pourquoi? Parce qu'il y a
+dans la Charte un article 46, un serpent tentateur qui lui disait:
+
+«Vous serez égal aux Dieux; arrivez au pouvoir, n'importe la route,
+et vous serez la Providence du pays!» Et le député, séduit, prononce
+des discours, expose des doctrines, se livre à des actes que sa
+conscience réprouve, mais il se dit: Il le faut bien pour arriver au
+ministère; que j'y parvienne enfin, et je saurai bien reprendre ma
+pensée réelle et mes vrais principes.
+
+Est-il besoin de rappeler d'autres faits? Eh! mon Dieu, l'histoire
+de la guerre aux portefeuilles, c'est l'histoire tout entière du
+parlement.
+
+Je ne m'en prends pas à tel ou tel homme; je m'en prends à
+l'institution. Que le pouvoir soit offert en perspective aux
+députés, et il est impossible que la Chambre soit autre chose qu'un
+champ de bataille.
+
+Voyez ce qui se passe en Angleterre. En 1840, le ministère était sur
+le point de réaliser l'affranchissement du commerce. Mais il y avait
+un homme, dans l'opposition, imbu des doctrines de Smith, que la
+gloire des Canning et des Huskisson empêchait de dormir, et qui
+voulait à tout prix être l'instrument de cette immense révolution.
+Elle va s'accomplir sans lui. Que fait-il? Il se déclare le
+protecteur de la protection, il remue tout ce qu'il y a d'ignorance,
+de préjugés et d'égoïsme dans le pays, il rallie l'aristocratie
+effrayée, il soulève les classes populaires faciles à égarer, il
+combat son propre principe au parlement et sur les _hustings_, il
+renverse le ministère réformateur, il arrive aux affaires avec
+mission expresse de fermer aux produits du dehors les ports de la
+Grande-Bretagne. Alors fond sur l'Angleterre ce déluge de maux
+inouïs dans les fastes de l'histoire, que les whigs avaient voulu
+conjurer. Le travail s'arrête, l'inanition désole les villes et les
+campagnes, escortée de ses deux satellites fidèles: le crime et la
+maladie. Toutes les intelligences, tous les coeurs se soulèvent
+contre cette affreuse oppression; et M. Peel, trahissant son parti
+et la majorité, vient dire un jour au parlement: Je me trompais,
+j'étais dans l'erreur, j'abjure la protection; je donne à mon pays
+la liberté des échanges. Non, il ne se trompait pas. Il était
+économiste en 1840 comme en 1846. Mais il voulait de la gloire, et
+c'est pour cela, qu'il a retardé de six ans, à travers des calamités
+sans nombre, le triomphe de la vérité.
+
+Il est donc bien peu de députés que la perspective des places et
+des portefeuilles ne fasse dévier de cette ligne de rectitude dans
+laquelle leurs commettants espéraient les voir marcher. Encore si le
+mal ne s'étendait pas au delà de l'enceinte du Palais-Bourbon! Mais
+vous le savez, monsieur, les deux armées qui se disputent le pouvoir
+transportent leur champ de bataille au dehors. Les masses
+belligérantes sont partout, les chefs seuls sont dans la Chambre, et
+c'est de là qu'ils donnent le mot d'ordre. Ils savent bien que, pour
+arriver au corps de la place, il faut emporter les ouvrages
+extérieurs, les journaux, la popularité, l'opinion, les majorités
+électorales. Il est donc fatal que toutes ces forces, à mesure
+qu'elles viennent s'enrôler sous l'un des chefs de file,
+s'imprègnent et s'imbibent de la même insincérité. Le journalisme,
+d'un bout de la France à l'autre, ne discute plus les mesures, il
+les plaide, et il les plaide, non au point de vue de ce qu'elles ont
+en elles-mêmes de bon ou de mauvais, mais au seul point de vue de
+l'assistance qu'elles peuvent prêter momentanément à tel ou tel
+meneur. On sait bien qu'il n'y a guère de journaliste éminent dont
+l'avenir ne doive être affecté par l'issue de cette guerre de
+portefeuilles. Quelle politique le ministre suit-il au Texas, au
+Liban, à Taïti, au Maroc, à Madagascar? N'importe. La presse
+ministérielle n'a qu'une devise: _E sempre bene_, et celle de
+l'opposition, comme la vieille femme de la satire, laisse lire sur
+son jupon _Argumentabor_.
+
+Il faudrait une plume plus exercée que la mienne pour retracer tout
+le mal que fait en France le journalisme propageant l'esprit de
+parti, et (notez bien ceci, c'est le coeur de ma thèse) le
+propageant uniquement pour servir _tel député qui veut être
+ministre_. Vous approchez de la personne du roi, monsieur, je n'aime
+guère à la faire intervenir dans ces discussions. Cependant je puis
+dire, puisque c'est l'opinion de l'Europe, qu'il a contribué à
+maintenir la paix du monde. Mais peut-être avez-vous été témoin des
+sueurs morales que lui a arrachées ce succès digne de la bénédiction
+des peuples. Et pourquoi ces sueurs, ces difficultés, ces
+résistances dans une si noble tâche? Parce qu'à un moment donné la
+paix n'avait pas pour elle l'opinion publique. Et pourquoi
+n'avait-elle pas l'opinion? Parce qu'elle ne convenait pas à
+certains journaux. Et pourquoi ne convenait-elle pas à certains
+journaux? Parce qu'elle était importune à tel député. Et pourquoi
+enfin était-elle importune à ce député? Parce que la paix était la
+politique des ministres, et qu'alors la guerre est nécessairement
+celle des députés qui aspirent à le devenir. Là est certainement la
+racine du mal.
+
+Parlerai-je d'Ancône, des fortifications de Paris, d'Alger, des
+événements de 1840, du droit de visite, des tarifs, de l'anglophobie
+et de tant d'autres questions, où le journalisme égarait l'opinion,
+non qu'il s'égarât lui-même, mais parce que cela entrait dans ses
+plans froidement prémédités, dont le succès importait à quelque
+combinaison ministérielle.
+
+J'aime mieux consigner ici les aveux du journalisme lui-même
+proclamés par le plus répandu de ses organes, la _Presse_ (17
+novembre 1845).
+
+ «M. Petetin décrit la presse comme il la comprend, comme il se
+ plaît à la rêver. De bonne foi, croit-il que lorsque le
+ _Constitutionnel_, le _Siècle_, etc., s'attaquent à M. Guizot,
+ que lorsqu'à son tour le _Journal des Débats_ s'en prend à M.
+ Thiers, ces feuilles combattent uniquement pour l'idée pure, pour
+ la vérité, provoquées par le besoin intérieur de la conscience?
+ Définir ainsi la presse, c'est la peindre telle qu'on l'imagine,
+ ce n'est pas la peindre telle qu'elle est. Il ne nous en coûte
+ aucunement de le déclarer, car si nous sommes journalistes, nous
+ le sommes moins par vocation que par circonstance. Nous voyons
+ tous les jours la presse au service des passions humaines, des
+ ambitions rivales, des combinaisons ministérielles, des intrigues
+ parlementaires, des calculs politiques les plus divers, les plus
+ opposés, les moins nobles; nous la voyons s'y associer
+ étroitement. Mais nous la voyons rarement au service des idées;
+ et quand par hasard il arrive à un journal de s'emparer d'une
+ idée, _ce n'est jamais pour elle-même, c'est toujours comme
+ instrument de défense ou d'attaque_ MINISTÉRIELLE. Celui qui
+ écrit ces lignes parle ici avec expérience. Toutes les fois qu'il
+ a essayé de faire sortir le journalisme de l'ornière des partis
+ pour le faire entrer dans le champ des idées et des réformes,
+ dans la voie des saines applications de la science économique à
+ l'administration publique, il s'est trouvé tout seul, et il a dû
+ reconnaître qu'en dehors du cercle étroit tracé par les lettres
+ assemblées de quatre ou cinq noms propres, il n'y avait pas de
+ discussion possible, il n'y avait pas de politique. À quoi sert
+ de nier le mal? Cela l'empêche-t-il d'exister? Quand les journaux
+ ne s'associent pas à des intérêts, ils s'associent à des
+ passions; et à les examiner elles-mêmes de près, ces passions ne
+ sont le plus souvent que des intérêts égoïstes. Voilà la vérité.»
+
+Quoi! monsieur, vous n'êtes pas scandalisé, vous n'êtes pas
+épouvanté de cet effroyable aveu? Ou peut-il vous rester aucun doute
+sur la cause d'une situation aussi pleine d'humiliations et de
+périls? Ce n'est pas moi qui parle. Ce n'est pas un misanthrope, un
+républicain ou un factieux. C'est la presse elle-même qui dévoile
+son secret et qui vous dit où l'a réduite cette institution dont la
+moralité vous inspire tant de confiance. Depuis que l'enceinte, où
+l'on est censé discuter les lois, a été transformée en champ de
+bataille, les destins du pays, la paix et la guerre, la justice et
+l'iniquité, l'ordre et l'anarchie sont comptés pour rien, absolument
+pour rien en eux-mêmes; ce sont les instruments du combat, qu'on
+prend et qu'on quitte selon ses exigences. Qu'importe qu'à chaque
+péripétie de cette lutte impie, la commotion se fasse sentir sur
+toute la surface du pays? Elle est à peine apaisée que les armées
+changent de position, et que le combat recommence avec plus
+d'acharnement.
+
+Enfin, l'esprit de parti, ce ver rongeur, ce cancer dévorant qui
+puise sa vie et sa force dans l'admissibilité des députés au pouvoir
+exécutif, faut-il que je le montre au sein des colléges électoraux?
+Je ne parle pas ici des opinions, des passions, des erreurs
+politiques. Je ne parle pas même de la pusillanimité, de la vénalité
+de certaines consciences; il n'est pas au pouvoir de la loi de
+rendre les hommes parfaits. Je n'ai en vue que les passions et les
+vices qui découlent directement de la cause dont je parle, qui se
+rattachent à la guerre des portefeuilles, engagée au sein des
+Chambres et propagée sur toute la ligne des journaux. Est-il donc si
+difficile d'en calculer les effets sur le corps électoral? Et quand,
+jour après jour, la tribune et la presse s'appliquent à ne laisser
+arriver au public que de fausses lueurs, de faux jugements, de
+fausses citations et de fausses assertions, est-il possible d'avoir
+quelque confiance dans le verdict prononcé par le grand jury
+national, ainsi égaré, circonvenu, passionné? Qu'est-il appelé à
+juger? Ses intérêts. Jamais on ne lui en parle; car la bataille
+ministérielle se livre à Ancône, à Taïti, en Syrie, partout où le
+public n'est pas. Et sur ce qui se passe dans ces régions
+lointaines, que sait-il? Rien que ce que lui disent des orateurs et
+des écrivains, dont, de leur propre aveu, il n'est pas une parole
+articulée ou écrite qui ne leur soit inspirée par le désir furieux
+d'un succès personnel.
+
+Et puis, si je voulais soulever le voile qui couvre non plus les
+erreurs, mais les turpitudes de l'urne électorale! Pourquoi
+l'électeur fait-il tant valoir son suffrage, exige-t-il qu'on le
+mendie, et le considère-t-il comme un précieux objet de commerce?
+Parce qu'il sait que ce suffrage contient la fortune de l'heureux
+candidat qui le sollicite. Pourquoi, de son côté, le candidat est-il
+si souple, si rampant, si prodigue de promesses, si peu soucieux de
+toute dignité? Parce qu'il a des vues ultérieures; parce que la
+députation est pour lui un moyen; parce que la constitution du pays
+lui permet de voir dans le lointain, en cas de succès, des
+perspectives enivrantes, des places, des honneurs, des richesses, du
+pouvoir et ce manteau doré qui cache toutes les hontes et absout
+toutes les bassesses.
+
+Aussi, où en sommes-nous? Où en sont les électeurs? Combien en
+est-il parmi eux qui osent rester et se montrer honnêtes? qui
+déposent loyalement dans l'urne un bulletin, expression fidèle de
+leur foi politique? Oh! ils craindraient de passer pour des niais,
+pour des dupes. Ils ont soin de publier bien haut le trafic qu'ils
+ont fait de leur vote, et on les verrait placarder leur propre
+ignominie à la porte des églises plutôt que de laisser mettre en
+doute leur déplorable habileté. S'il est encore quelques vertus qui
+survivent à ce grand naufrage, ce sont des vertus négatives. On ne
+croit à rien, on n'espère en rien, on se préserve de la contagion,
+on dit avec je ne sais quel poëte:
+
+ Une paisible indifférence
+ Est la plus sûre des vertus.
+
+On laisse faire et voilà tout. En attendant, ministres, députés,
+candidats succombent sous le faix des promesses et des engagements.
+Et quel en est le résultat? Le voici. Le gouvernement et la Chambre
+changent de rôles: «Voulez-vous me laisser disposer de tous les
+emplois?» disent les députés. «Voulez-vous me laisser décider des
+lois et du budget?» répondent les ministres. Et chacun abandonne
+l'office dont il est responsable pour celui qui ne le regarde pas.
+Je le demande: Est-ce là le gouvernement représentatif?
+
+Mais tout ne s'arrête pas là. Il y a autre chose en France que des
+ministres, des députés, des candidats, des journalistes et des
+électeurs. Il y a un public, il y a trente millions d'hommes qu'on
+s'accoutume à ne compter pour rien. Ils ne voient pas, direz-vous,
+et leur indifférence en est la preuve. Ah! ne prenez pas confiance
+dans ce prétendu aveuglement. S'ils ne voient pas la cause du mal,
+ils en voient les effets, le budget grossir sans cesse, leurs droits
+et leurs titres foulés aux pieds, et toutes les faveurs devenir le
+prix de marchés électoraux dont ils sont exclus. Plût à Dieu qu'ils
+apprissent à rattacher leurs souffrances à la vraie cause, car
+l'irritation s'amasse dans leur coeur; ils cherchent ce qui pourra
+les affranchir, et malheur au pays s'ils se trompent. Ils cherchent,
+et le _suffrage universel_ s'empare de tous les esprits; ils
+cherchent, et le _communisme_ se propage comme un incendie; ils
+cherchent, et, pendant que vous jetez un voile sur la plaie hideuse,
+qui peut compter les erreurs, les systèmes, les illusions dans
+lesquels ils croiront trouver un remède à leurs maux et un frein à
+vos injustices?
+
+Ainsi, tout le monde souffre, d'un état de choses si profondément
+illogique et vicieux. Mais si toute l'étendue du mal est appréciée
+quelque part, ce doit être au sommet de l'échelle sociale. Je ne puis
+pas croire que des hommes d'État comme M. Guizot, M. Thiers, M. Molé,
+soient depuis si longtemps en contact avec toutes ces turpitudes, sans
+avoir appris à les connaître et à en calculer les effrayantes
+conséquences. Il n'est pas possible qu'ils se soient trouvés tantôt dans
+les rangs, tantôt en face d'une opposition systématique, qu'ils aient
+été assaillis par des rivalités personnelles, qu'ils aient eu à lutter
+contre les obstacles factices que la fureur de les déplacer suscita sous
+leurs pas, sans qu'ils se soient dit quelquefois: Les choses iraient
+autrement, l'administration serait bien plus régulière, et la tâche du
+gouvernement bien moins lourde; _si les députés ne pouvaient devenir
+ministres_.
+
+Oh! si les ministres étaient en face des députés ce que sont les
+préfets en présence des conseillers généraux; si la loi supprimait
+dans la Chambre ces perspectives qui fomentent l'ambition; il me
+semble qu'une paisible et fructueuse destinée serait ouverte à tous
+les organes du corps social; Les dépositaires du pouvoir pourraient
+bien rencontrer encore des erreurs et des passions; mais jamais de
+ces coalitions subversives à qui tous les moyens sont bons, et qui
+n'aspirent qu'à renverser cabinets sur cabinets, sous les coups
+d'une impopularité momentanément et intentionnellement égarée. Les
+députés ne pourraient avoir d'autres intérêts que ceux de leurs
+commettants; les électeurs ne seraient pas mis à même de prostituer
+leurs votes à des vues égoïstes; la presse, dégagée de tous liens
+avec des chefs de parti qui n'existeraient plus, remplirait son vrai
+rôle qui est d'éclairer l'opinion et de lui servir d'organe; le
+peuple, administré avec sagesse, avec suite, avec économie, heureux,
+ou ne pouvant s'en prendre au pouvoir de ses souffrances, ne se
+laisserait point séduire par les utopies les plus dangereuses, et le
+roi enfin, dont la pensée ne saurait plus être méconnue, entendrait
+prononcer de son vivant le jugement que lui réserve l'histoire.
+
+Je n'ignore pas, monsieur, les objections que l'on peut opposer à la
+réforme parlementaire. On y trouve des inconvénients. Eh, mon Dieu!
+il y en a dans tout. La presse, la liberté civile, le jury, la
+monarchie ont les leurs. La question n'est jamais de savoir si une
+institution réformée aura des inconvénients, mais si l'institution
+non réformée n'en a pas de plus grands encore. Et quelles calamités
+pourront jamais découler d'une Chambre de contribuables, égales à
+celles que verse sur le pays une Chambre d'ambitieux qui se battent
+pour la possession du pouvoir?
+
+On dit qu'une telle Chambre serait trop démocratique, animée de
+passions trop populaires.--Elle représenterait la nation. Est-ce que
+la nation a intérêt à être mal administrée, à être envahie par
+l'étranger, à ce que la justice ne soit pas rendue?
+
+La plus forte objection, celle qu'on renouvelle sans cesse, c'est
+que la Chambre manquerait de lumières et d'expérience.
+
+Il y aurait fort à dire là-dessus. Mais enfin, si l'exclusion des
+fonctionnaires offre des dangers, si elle semble violer les droits
+d'hommes honorables qui sont citoyens aussi, si elle circonscrit la
+liberté des électeurs, ne serait-il pas possible, en ouvrant aux
+agents du pouvoir les portes du Palais-Bourbon, d'y environner leur
+présence de précautions dictées par la plus simple prudence?
+
+Vous ne vous attendez pas à ce que je formule ici un projet de loi.
+Mais il me semble que le bon sens public sanctionnerait une mesure
+conçue à peu près en ces termes:
+
+«Tous les Français, sans distinction de profession, sont éligibles
+(sauf les cas exceptionnels où une position officielle élevée fait
+supposer une influence directe sur les suffrages: préfets, etc.).
+
+«Tous les députés reçoivent une indemnité convenable et uniforme.
+
+«Les fonctionnaires nommés députés résigneront leurs fonctions, pour
+tout le temps que durera leur mandat. Ils ne recevront pas de
+traitement; ils ne pourront être ni destitués ni avancés. En un mot,
+leur vie administrative sera entièrement suspendue pour ne
+recommencer qu'après l'expiration de leur mission législative.
+
+«Aucun député ne pourra être appelé à une fonction publique»
+
+Et enfin, bien loin d'admettre, comme MM. Gauguier, Rumilly, Thiers et
+autres, qu'une exception sera faite au principe de l'incompatibilité, en
+faveur des ministères, des ambassades et de tout ce que l'on nomme
+_situations politiques_, ce sont celles-là surtout que je voudrais
+exclure, sans pitié et en première ligne; car il est évident pour moi
+que ce sont les aspirants ambassadeurs et les aspirants ministres qui
+troublent le monde. Sans vouloir le moins du monde offenser les
+coryphées de la réforme parlementaire, qui ont proposé une telle
+exception, j'ose dire qu'ils n'aperçoivent pas ou ne veulent pas
+apercevoir la millionième partie des maux qui résultent de
+l'_admissibilité des députés aux fonctions publiques_; que leur
+prétendue réforme ne réforme rien, et qu'elle n'est qu'une mesure
+mesquine, étriquée, sans portée sociale, dictée par un sentiment étroit
+de basse et injuste jalousie.
+
+Mais l'article 46 de la Charte, dites-vous.--À cela je n'ai rien à
+répondre. La Charte est-elle faite pour nous, ou sommes-nous faits
+pour la Charte? La Charte est-elle la dernière expression de
+l'humaine sagesse? Est-ce un Alcoran sacré descendu du ciel, dont il
+ne soit pas permis d'examiner les effets, quelque désastreux qu'ils
+puissent être? Faut-il dire: Périsse le pays plutôt qu'une virgule
+de la Charte? S'il en est ainsi, je n'ai rien à dire, si ce n'est:
+Électeurs! la Charte ne vous défend pas de faire de vos suffrages un
+usage déplorable, mais elle ne vous l'ordonne pas non plus. _Quid
+leges sine moribus?_
+
+En terminant cette trop longue lettre, je devrais répondre à ce que
+vous me dites de votre position personnelle. Je m'en abstiendrai.
+Vous pensez que la réforme, si elle a lieu, ne pourra vous
+atteindre, parce que vous ne dépendez pas du pouvoir responsable,
+mais bien du pouvoir irresponsable. À la bonne heure. La législature
+a décidé que cette position n'entraîne pas une incapacité légale. Il
+appartient aux électeurs de décider si elle ne constitue pas
+l'incapacité morale la plus évidente qui se puisse imaginer.
+
+Je suis, monsieur, votre serviteur.
+
+
+
+
+AUX ÉLECTEURS DES LANDES.
+
+
+ Mugron, 22 mars 1848.
+
+MES CHERS CONCITOYENS,
+
+Vous allez confier à des représentants de votre choix les destinées
+de la France, celles du monde peut-être, et je n'ai pas besoin de
+dire combien je me trouverai honoré si vous me jugez digne de votre
+confiance.
+
+Vous ne pouvez attendre que j'expose ici mes vues sur les travaux si
+nombreux et si graves qui doivent occuper l'assemblée nationale;
+vous trouverez, j'espère, dans mon passé, quelques garanties de
+l'avenir. Je suis prêt d'ailleurs à répondre, par la voie des
+journaux ou dans des réunions publiques, aux questions qui me
+seraient adressées.
+
+Voici dans quel esprit j'appuierai de tout mon dévouement la
+République:
+
+Guerre à tous les abus: un peuple enlacé dans les liens du
+privilège, de la bureaucratie et de la fiscalité, est comme un arbre
+rongé de plantes parasites:
+
+Protection à tous les droits: ceux de la Conscience comme ceux de
+l'Intelligence; ceux de la Propriété comme ceux du Travail; ceux de
+la Famille comme ceux de la Commune; ceux de la Patrie comme ceux de
+l'Humanité. Je n'ai d'autre idéal que la JUSTICE UNIVERSELLE;
+d'autre devise que celle de notre drapeau: LIBERTÉ, ÉGALITÉ,
+FRATERNITÉ.
+
+Votre dévoué compatriote.....
+
+
+
+
+À MESSIEURS
+
+TONNELIER, DEGOS, BERGERON, CAMORS, DUBROCA, POMEDE, FAURET, ETC.
+
+
+ 1849.
+
+MES AMIS,
+
+Merci pour votre bonne lettre. Le pays peut disposer de moi comme il
+l'entendra; votre persévérante confiance me sera un encouragement...
+ou une consolation.
+
+Vous me dites qu'on me fait passer pour _socialiste_. Que puis-je
+répondre? Mes écrits sont là. À la doctrine Louis Blanc n'ai-je pas
+opposé _Propriété et Loi_; à la doctrine Considérant, _Propriété et
+Spoliation_; à la doctrine Leroux, _Justice et Fraternité_; à la
+doctrine Proudhon, _Capital et Rente_; au comité Mimerel,
+_Protectionnisme et Communisme_; au papier-monnaie, _Maudit Argent_;
+au Manifeste Montagnard, _L'État_?--Je passe ma vie à combattre le
+_socialisme_. Il serait bien douloureux pour moi qu'on me rendit
+cette justice partout, excepté dans le département des Landes.
+
+On a rapproché mes votes de ceux de l'_extrême gauche_. Pourquoi
+n'a-t-on pas signalé aussi les occasions où j'ai voté avec la
+_droite_?
+
+Mais, me direz-vous, comment avez-vous pu vous trouver
+alternativement dans deux camps si opposés? Je vais m'expliquer.
+
+Depuis un siècle, les partis prennent beaucoup de noms, beaucoup de
+prétextes; au fond, il s'agit toujours de la même chose: la lutte
+des pauvres contre les riches.
+
+Or, les pauvres demandent _plus_ que ce qui est juste, et les riches
+refusent _même_ ce qui est juste. Si cela continue, la _guerre
+sociale_, dont nos pères ont vu le premier acte en 93, dont nous
+avons vu le second acte en juin,--cette guerre affreuse et
+fratricide n'est pas près de finir. Il n'y a de conciliation
+possible que sur le terrain de la _justice_, en tout et pour tous.
+
+Après février, le peuple a mis en avant une foule de prétentions
+iniques et absurdes, mêlées à des réclamations fondées.
+
+Que fallait-il pour conjurer la guerre sociale?
+
+Deux choses:
+
+1º Réfuter comme écrivain, repousser comme législateur les
+prétentions iniques;
+
+2º Appuyer comme écrivain, admettre comme législateur les
+réclamations fondées.
+
+C'est la clef de ma conduite.
+
+Au premier moment de la Révolution, les espérances populaires
+étaient très-exaltées et ne connaissaient pas de limites, même dans
+notre département; et rappelez-vous qu'on ne me trouvait pas assez
+_rouge_. C'était bien pis à Paris; les ouvriers étaient organisés,
+armés, maîtres du terrain, à la merci des plus fougueux démagogues.
+
+Le début de l'Assemblée nationale dut être une oeuvre de résistance.
+Elle se concentra surtout dans le _Comité des finances_, composé
+d'hommes appartenant à la classe riche. Résister aux exigences
+folles et subversives, repousser l'impôt progressif, le
+papier-monnaie, l'accaparement de l'industrie privée par l'État, la
+suspension des dettes nationales, telle fut sa laborieuse tâche. J'y
+ai pris ma part; et, je vous le demande, Citoyens, si j'avais été
+_socialiste_, ce comité m'aurait-il appelé huit fois de suite à la
+vice-présidence?
+
+Une fois l'oeuvre de _résistance_ accomplie, restait à réaliser
+l'oeuvre de _réforme_, à l'occasion du budget de 1849. Que de taxes
+mal réparties à modifier! que d'entraves à supprimer! Car, enfin,
+cette _conscription_ (appelée depuis recrutement), impôt de sept ans
+de vie, _tiré au sort_! ces _droits réunis_ (appelés aujourd'hui
+contributions indirectes), impôt _progressif à rebours_, puisqu'il
+frappe en proportion de la misère; ne sont-ce pas là des _griefs
+fondés_ de la part du peuple? Après les journées de juin, quand
+l'anarchie a été vaincue, l'Assemblée nationale a pensé que le temps
+était venu d'entrer résolument, spontanément, dans cette voie de
+réparation commandée par l'équité et même par la prudence.
+
+Le _Comité des finances_, par sa composition, était moins disposé à
+cette seconde tache qu'à la première. De nouveaux éléments s'y
+étaient introduits par les élections partielles, et l'on y entendait
+dire à chaque instant: Loin de modifier les taxes, nous serions bien
+heureux, si nous pouvions rétablir les choses absolument comme elles
+étaient avant février.
+
+C'est pourquoi l'Assemblée confia à une commission de trente membres
+le soin de préparer le budget. Elle chargea une autre commission de
+mettre l'impôt des boissons en harmonie avec les principes de
+liberté et d'égalité inscrits dans la Constitution. J'ai fait partie
+des deux; et autant j'avais été ardent à repousser les exigences
+utopiques, autant je l'ai été à réaliser de justes réformes.
+
+Il serait trop long de raconter ici comment les bonnes intentions de
+l'Assemblée ont été paralysées. L'histoire le dira. Mais vous pouvez
+comprendre ma ligne de conduite. Ce qu'on me reproche, c'est
+précisément ce dont je m'honore. Oui, j'ai voté avec la droite
+contre la gauche, quand il s'est agi de résister au débordement des
+fausses idées populaires. Oui, j'ai voté avec la gauche contre la
+droite, quand les légitimes griefs de la classe pauvre et souffrante
+ont été méconnus.
+
+Il se peut que, par là, je me sois aliéné les deux partis, et que je
+reste écrasé au milieu. N'importe. J'ai la conscience d'avoir été
+fidèle à mes engagements, logique, impartial, juste, prudent, maître
+de moi-même. Ceux qui m'accusent se sentent, sans doute, la force de
+mieux faire. S'il en est ainsi, que le pays les nomme à ma place. Je
+m'efforcerai d'oublier que j'ai perdu sa confiance, en me rappelant
+que je l'ai obtenue une fois; et ce n'est pas un léger froissement
+d'amour-propre qui effacera la profonde reconnaissance que je lui
+dois.
+
+Je suis, mes chers Compatriotes, votre dévoué.
+
+
+
+
+FIN DU PREMIER VOLUME.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+DU PREMIER VOLUME.
+
+ Pages.
+
+ PRÉFACE V
+
+ Notice sur la vie et les écrits de Frédéric Bastiat IX
+
+
+ CORRESPONDANCE.
+
+ LETTRE à M. Victor Calmètes 1
+ -- à M. Félix Coudroy 14
+ -- à Richard Cobden 106
+ -- à M. Alcide Fonteyraud 194
+ -- au président du Congrès de la paix 197
+ -- à M. Horace Say 200
+ -- à M. de Fontenay 204
+ -- à M. Paillottet 205
+ -- au _Journal des Économistes_ 209
+
+
+ PREMIERS ÉCRITS.
+
+ Aux électeurs du département des Landes (1830). 217
+ Réflexions sur les pétitions de Bordeaux, etc. (1834). 231
+ Le fisc et la vigne (1841). 243
+ Mémoire sur la question vinicole (1843). 261
+ Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier
+ dans les Landes (1844). 283
+
+
+ MÉLANGES.
+
+ De l'influence des tarifs français et anglais
+ sur l'avenir des deux peuples (1844). 334
+ De l'avenir du commerce des vins entre la France
+ et la Grande-Bretagne (1845). 387
+ Une question soumise aux conseils généraux (1845). 392
+ Un Économiste à M. de Lamartine (1845). 406
+ Sur un livre de M. Dunoyer (1845). 428
+ Sur l'éloge de Ch. Comte (1847). 434
+ Sur un livre de M. Vidal (1846). 440
+ Seconde lettre à M. de Lamartine (1846). 452
+ Aux électeurs de l'arrondissement de
+ Saint-Sever (1846). 461
+ À M. de Larnac, député des Landes (1846). 480
+ Profession de foi électorale de 1848 506
+ -- -- de 1849 507
+
+FIN DE LA TABLE.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat,
+tome 1, by Frédéric Bastiat
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 1 ***
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome
+1, by Frédéric Bastiat
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1
+ mises en ordre, revues et annotées d\'après les manuscrits de l\'auteur
+
+Author: Frédéric Bastiat
+
+Editor: Prosper Paillottet
+
+Release Date: February 24, 2011 [EBook #35390]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 1 ***
+
+
+
+
+Produced by Curtis Weyant, Christine P. Travers and the
+Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net
+(This file was produced from images generously made
+available by the Bibliothèque nationale de France
+(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<h1>&OElig;UVRES COMPLÈTES<br>
+<span class="smaller">DE</span><br>
+FRÉDÉRIC BASTIAT</h1>
+
+<p class="center p4">LA MÊME ÉDITION<br>
+EST PUBLIÉE EN SEPT BEAUX VOLUMES IN-8<sup>o</sup><br>
+<b>Prix des 7 volumes: 35 fr.</b></p>
+
+<p class="center p4"><span class="smcap">Corbeil</span> typ. et stér. de <span class="smcap">Crété</span>.</p>
+
+<h1 class="p4">&OElig;UVRES COMPLÈTES<br>
+<span class="smaller">DE</span><br>
+FRÉDÉRIC BASTIAT</h1>
+
+<p class="center p2">MISES EN ORDRE<br>
+REVUES ET ANNOTÉES D'APRÈS LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR</p>
+
+<p class="center p2"><b>Deuxième Édition.</b></p>
+
+<p class="center p2">TOME PREMIER</p>
+
+<p class="center p4"><b>CORRESPONDANCE</b><br>
+<span class="smaller">MÉLANGES</span></p>
+
+<p class="center p4">PARIS</p>
+<p class="center">GUILLAUMIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES</p>
+
+<p class="center">Éditeurs du Journal des Économistes de la Collection des principaux
+Économistes,<br> du Dictionnaire de l'Économie politique, du Dictionnaire
+universel<br> du Commerce et de la Navigation, etc.</p>
+
+<p class="center">RUE RICHELIEU, 14</p>
+
+<p class="center"><b>1862</b></p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="pagev" name="pagev"></a>(p. v)</span> PRÉFACE</h2>
+
+<p>J'ai exercé le droit de propriété sur les &oelig;uvres de Frédéric
+Bastiat, pour le compte d'une société de ses amis, formée peu de jours
+après sa mort, et, conformément à l'intention des sociétaires, dont je
+faisais partie, je l'ai exercé dans le but unique de favoriser la
+propagation de ses écrits. En 1851, parut la seconde édition des
+<i>Harmonies</i>, comprenant le complément que j'avais rapporté de Rome. En
+1855, furent imprimées les &oelig;uvres complètes, en six volumes, dont
+les deux premiers ne sont qu'une réunion d'articles de journaux,
+d'opuscules et de lettres. Rien de ceci n'eût peut-être figuré dans un
+volume, du vivant de l'auteur, avec son consentement. Mais on comprend
+que des amis qui lui survivent ne se soient pas fait une loi d'être
+aussi modestes ou sévères pour lui qu'il l'eût été lui-même, et qu'au
+contraire sa disparition de ce monde leur ait imposé le devoir
+d'utiliser autant que possible ce qu'il y a laissé.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, l'événement nous a donné raison: l'édition de
+1855 est épuisée, il faut une édition nouvelle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="pagevi" name="pagevi"></a>(p. vi)</span> Dans celle-ci, les amis de Bastiat n'ont plus à intervenir,
+puisqu'aux termes de la loi, depuis le 24 décembre 1860, leur
+propriété est tombée dans le domaine public. Cependant comme ils
+n'avaient vu, dans l'acquisition qu'ils avaient faite, qu'un moyen
+d'honorer la mémoire de leur ami et s'étaient interdit toute
+prétention à des avantages matériels, il arrive, en considération du
+désintéressement de leur zèle, qu'on veut bien admettre encore
+aujourd'hui leur représentant à se mêler de l'édition nouvelle, à la
+surveiller et à l'augmenter un peu.</p>
+
+<p>Ma surveillance portera sur tous les volumes, à l'exception du second,
+qui se trouve déjà réimprimé au moment où j'entre en possession du
+droit de corriger les épreuves.</p>
+
+<p>Avant de songer à augmenter, je m'étais demandé s'il n'était pas plus
+prudent de faire quelques retranchements. Je consultai à ce sujet un
+homme éminent, qui n'était pas de notre petite société&mdash;formée à la
+hâte, elle ne se composait que de compatriotes,&mdash;mais qui était, qui
+est resté un ami de Bastiat dans toute la force du terme. Voici ce que
+répondit M. Cobden.</p>
+
+<p>«En vue de mon habitation, sur une hauteur qui l'avoisine, se trouve
+une plantation d'arbres qui ont besoin d'être éclaircis. Je
+m'entretins de cette nécessité, il y a quelques semaines, avec un
+voisin qui me dit à la fin de notre conversation:&mdash;Quand vous serez
+décidé à l'éclaircie, donnez plein pouvoir à un étranger de la
+<span class="pagenum"><a id="pagevii" name="pagevii"></a>(p. vii)</span> faire, car, dans les dispositions où je vous vois, vous
+trouveriez de bonnes raisons pour sauver de la hache chacun de vos
+arbres.&mdash;Eh bien! je suis dans les mêmes dispositions à l'égard des
+écrits de Bastiat, et je ne me résignerais pas aisément à en sacrifier
+une seule ligne.»</p>
+
+<p>M. Cobden a raison et il m'ouvre les yeux, me dis-je; le temps des
+étrangers n'est pas encore venu. Nous qui avons connu, aimé et admiré
+Bastiat, donnons-le tout entier; la postérité choisira, s'il y a choix
+à faire. Et puisque j'ai recueilli, depuis 1855, d'autres fragments,
+d'autres articles de journaux, d'autres lettres, il faut que la
+nouvelle édition contienne, non pas un volume de moins, mais un volume
+de plus.</p>
+
+<p>Ceci résolu, venait la question du classement des pièces inédites. Les
+distribuer, d'après leur nature, dans les divers volumes fut ma
+première idée. Je l'abandonnai, dans l'intérêt des acheteurs de
+l'édition de 1855, et me décidai à comprendre tout ce que j'avais
+d'inédit dans un volume supplémentaire. En se procurant ce volume, le
+septième, qui se vendra séparément, tout possesseur de la précédente
+édition aura Bastiat complet.</p>
+
+<p>J'aurais voulu remercier ici quelques personnes pour l'assistance, les
+bons conseils et les encouragements qu'elles m'ont prodigués pendant
+le cours de ma tâche; mais elles ne me le permettent pas, et toutes,
+M. de Fontenay en tête, me tiennent à peu près ce langage: Nous
+<span class="pagenum"><a id="pageviii" name="pageviii"></a>(p. viii)</span> avons autant que vous le droit d'aimer Bastiat, nous en
+usons, et vous n'avez pas pour cela de remercîments à nous faire.</p>
+
+<p>Puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à remercier Bastiat des
+excellents amis qu'il m'a donnés.</p>
+
+<p class="right10 smcap">P. Paillottet.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="pageix" name="pageix"></a>(p. ix)</span> NOTICE<br>
+SUR LA VIE ET LES ÉCRITS<br>
+<b>DE FRÉDÉRIC BASTIAT</b>.</h2>
+
+<p>Frédéric Bastiat est né à Bayonne, le 19 juin 1801, d'une famille
+honorable et justement considérée dans le pays. Son père était un
+homme remarquablement doué de tous les avantages du corps et de
+l'esprit, brave, loyal, généreux. On dit que Frédéric, son fils
+unique, avait avec lui la plus grande ressemblance. En 1810, F.
+Bastiat resta orphelin sous la tutelle de son grand-père; sa tante,
+mademoiselle Justine Bastiat (qui lui a survécu), lui servit de
+mère:&mdash;c'est cette parente dont les lettres de Bastiat parlent avec
+une si tendre sollicitude. Après avoir été un an au collége de
+Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où il fit de très-bonnes
+études. C'est là qu'il se lia d'une amitié intime avec M. V.
+Calmètes,&mdash;aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation,&mdash;à qui sont
+adressées les premières lettres de la <i>Correspondance</i>.</p>
+
+<p>Quelques particularités de cette liaison d'enfance révèlent déjà la
+bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes
+choses. Robuste, alerte, entreprenant et passionné <span class="pagenum"><a id="pagex" name="pagex"></a>(p. x)</span> pour les
+exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs,
+pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé éloignait
+des jeux violents. Cette amitié remarquable était respectée par les
+maîtres eux-mêmes; elle avait des priviléges particuliers, et pour que
+tout fût plus complétement commun entre les deux élèves, on leur
+permettait de faire leurs devoirs en collaboration et sur la même
+copie signée des deux noms. C'est ainsi qu'ils obtinrent, en 1818, un
+prix de poésie. La récompense était une médaille d'or; elle ne pouvait
+se partager: «Garde-la, dit Bastiat qui était orphelin; puisque tu as
+encore ton père et ta mère, la médaille leur revient de droit.»</p>
+
+<p>En quittant le collége de Sorrèze, Bastiat, que sa famille destinait
+au commerce, entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne. À
+cette époque, le plaisir tint naturellement plus de place dans sa vie
+que les affaires. Nous voyons pourtant, dans ses lettres, qu'il
+prenait sa carrière au sérieux, et qu'il gardait, au milieu des
+entraînements du monde, un penchant marqué pour la retraite; étudiant,
+quelquefois jusqu'à se rendre malade, tour à tour ou tout ensemble,
+les langues étrangères, la musique, la littérature française, anglaise
+et italienne, la question religieuse, l'économie politique enfin, que
+depuis l'âge de dix-neuf ans il a toujours travaillée.</p>
+
+<p>Vers l'âge de vingt-deux à vingt-trois ans, après quelques hésitations
+sur le choix d'un état, il revint, pour obéir aux désirs de sa
+famille, se fixer à Mugron, sur les bords de l'Adour, dans une terre
+dont la mort de son grand-père (1825) le mit bientôt en possession. Il
+paraît qu'il y tenta des améliorations agricoles: le résultat en fut
+assez médiocre, et ne pouvait guère manquer de l'être dans les
+<span class="pagenum"><a id="pagexi" name="pagexi"></a>(p. xi)</span> conditions de l'entreprise. D'abord, c'était vers 1827, et à
+ce moment la science agronomique n'existait pas en France. Ensuite, il
+s'agissait d'un domaine de 250 hectares environ, subdivisé en une
+douzaine de métairies; et tous les agriculteurs savent que le régime
+parcellaire et routinier du métayage oppose à tout progrès sérieux un
+enchevêtrement presque infranchissable de difficultés matérielles et
+surtout de résistances morales. Enfin, le caractère de Bastiat était
+incapable de se plier&mdash;on pourrait dire de s'abaisser&mdash;aux qualités
+étroites d'exactitude, d'attention minutieuse de patiente fermeté, de
+surveillance défiante, dure, âpre au gain, sans lesquelles un
+propriétaire ne peut diriger fructueusement une exploitation
+très-morcelée. Il avait bien entrepris, pour chaque culture et chaque
+espèce d'engrais, de tenir exactement compte des déboursés et des
+produits, et ses essais durent avoir quelque valeur théorique; mais,
+dans la pratique, il était trop indifférent à l'argent, trop
+accessible à toutes les sollicitations, pour défendre ses intérêts
+propres, et la condition de ses métayers ou de ses ouvriers dut seule
+bénéficier de ses améliorations.</p>
+
+<p>L'agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat, qu'un goût ou un
+semblant d'occupation. L'intérêt véritable, le charme sérieux de sa
+vie campagnarde, ce fut au fond l'étude, et la conversation qui est
+l'étude à deux,&mdash;«la conférence, comme dit Montaigne, qui apprend et
+exerce en un coup,» quand elle s'établit entre deux esprits
+distingués. Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de lui,
+cette intelligence-s&oelig;ur, qui devait, en quelque sorte, doubler la
+sienne. Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé à
+l'existence intime et à la pensée de Bastiat, <span class="pagenum"><a id="pagexii" name="pagexii"></a>(p. xii)</span> qu'il l'en
+sépare à peine lui-même dans ses derniers écrits: c'est celui de M.
+Félix Coudroy. Si Calmètes est le camarade du c&oelig;ur et des jeunes
+impressions, Coudroy est l'ami de l'intelligence et de la raison
+virile, comme plus tard R. Cobden sera l'ami politique, le frère
+d'armes de l'action extérieure et du rude apostolat.</p>
+
+<p>Cette intimité a été trop féconde en grands résultats pour que nous ne
+nous arrêtions pas un moment à dire la manière dont elle
+s'engrena:&mdash;C'est M. F. Coudroy qui nous l'a racontée. Son éducation,
+ses opinions de famille, plus encore peut-être sa nature nerveuse,
+mélancolique et méditative, l'avaient tourné de bonne heure du côté de
+l'étude de la philosophie religieuse. Un moment séduit par les utopies
+de Rousseau et de Mably, il s'était rejeté ensuite, par dégoût de ces
+rêves, vers la <i>Politique sacrée</i> et la <i>Législation primitive</i>, sous
+ce dogme absolu de l'Autorité, si éloquemment prêché alors par les de
+Maistre et les Bonald,&mdash;où l'on ne comprend l'ordre que comme résultat
+de l'abdication complète de toutes les volontés particulières sous une
+volonté unique et toute-puissante,&mdash;où les tendances naturelles de
+l'humanité sont supposées mauvaises, et par conséquent condamnées à un
+suicide perpétuel,&mdash;où enfin la liberté et le sentiment de la dignité
+individuelle sont considérés comme des forces insurrectionnelles, des
+principes de déchéance et de désordre. Quand les deux jeunes gens se
+retrouvèrent, en sortant l'un de l'école de droit de Toulouse, l'autre
+des cercles de Bayonne, et qu'on se mit à parler d'opinions et de
+principes, Bastiat, qui avait déjà entrevu en germe, dans les idées
+d'Ad. Smith, de Tracy et de J.-B. Say, une solution tout autre du
+problème humain, Bastiat arrêtait à chaque <span class="pagenum"><a id="pagexiii" name="pagexiii"></a>(p. xiii)</span> pas son ami, lui
+montrant par les faits économiques comment les manifestations libres
+des intérêts individuels se limitent réciproquement par leur
+opposition même, et se ramènent mutuellement à une résultante commune
+d'ordre et d'intérêt général;&mdash;comment le mal, au lieu d'être une des
+tendances positives de la nature humaine, n'est au fond qu'un accident
+de la recherche même du bien, une erreur que corrigent l'intérêt
+général qui le surveille et l'expérience qui le poursuit dans les
+faits;&mdash;comment l'humanité a toujours marché d'étape en étape, en
+brisant à chaque pas quelqu'une des lisières de son enfance;&mdash;comment,
+enfin, la liberté n'est pas seulement le résultat et le but, mais le
+principe, le moyen, la condition nécessaire de ce grand et
+incontestable mouvement.....</p>
+
+<p>Il étonna d'abord un peu, puis finit par conquérir à ces idées
+nouvelles son ami, dont l'esprit était juste et le c&oelig;ur sincèrement
+passionné pour le vrai. Toutefois, ce ne fut pas sans recevoir
+lui-même une certaine impression de ces grandes théories de Bonald et
+de Maistre:&mdash;car les négations puissantes ont le bon effet d'élever
+forcément à une hauteur égale le point de vue des systèmes qui les
+combattent. Il y eut sans doute des compromis, des concessions
+mutuelles; et c'est peut-être à une sorte de pénétration réciproque
+des deux principes ou des deux tendances qu'il faudrait attribuer le
+caractère profondément religieux qui se mêle, dans les écrits de
+Bastiat, à la fière doctrine du <i>progrès par la liberté</i>.</p>
+
+<p>Nous n'avons pas la prétention de chercher quelle put être la <i>mise de
+fonds</i> que chacun des deux associés d'idées versa ainsi à la masse
+commune. Nous pensons que de part et d'autre l'apport fut
+considérable. Le seul ouvrage de <span class="pagenum"><a id="pagexiv" name="pagexiv"></a>(p. xiv)</span> M. Coudroy que nous
+connaissions, sa brochure <i>sur le duel</i>, nous a laissé une haute
+opinion de son talent, et l'on sait que Bastiat a eu un moment la
+pensée de lui léguer à finir le second volume de ses <i>Harmonies</i>. Il
+semblerait pourtant que dans l'association, l'un apportait plus
+particulièrement l'esprit d'entreprise et d'initiative, l'autre
+l'élément de suite et de continuité. Bastiat avait le travail
+capricieux, comme les natures artistes; il procédait par intuitions
+soudaines, et, après avoir franchi d'un élan toute une étape, il
+s'endormait dans les délices de la flânerie. L'ami Coudroy, comme le
+volant régulateur de la machine, absorbait de temps en temps cet excès
+de mouvement, pour le rendre en impulsion féconde à son paresseux et
+distrait sociétaire. Quand celui-ci recevait quelque ouvrage nouveau,
+il l'apportait à Coudroy, qui le dégustait, notait avec soin les
+passages remarquables, puis les lisait à son ami. Très-souvent,
+Bastiat se contentait de ces fragments; c'était seulement quand le
+livre l'intéressait sérieusement, qu'il l'emportait pour le lire de
+son côté:&mdash;ces jours-là, la musique était mise de côté, la romance
+avait tort, et le violoncelle restait muet.</p>
+
+<p>C'est ainsi qu'ils passaient leur vie ensemble, logés à quatre pas
+l'un de l'autre, se voyant trois fois par jour, tantôt dans leurs
+chambres, tantôt à de longues promenades qu'on faisait un livre sous
+le bras. Ouvrages de philosophie, d'histoire, de politique ou de
+religion, poésie, voyages, mémoires, économie politique, utopies
+socialistes... tout passait ainsi au contrôle de cette double
+intelligence&mdash;ou plutôt de cette intelligence doublée, qui portait
+partout la même méthode et rattachait au moyen du même fil conducteur
+toutes ces notions éparses à une grande synthèse. C'est dans <span class="pagenum"><a id="pagexv" name="pagexv"></a>(p. xv)</span>
+ces conversations que l'esprit de Bastiat faisait son travail; c'est
+là que ses idées se développaient, et quand quelqu'une le frappait
+plus particulièrement, il prenait quelques heures de ses matinées pour
+la rédiger sans effort; c'est ainsi, raconte M. Coudroy, qu'il a fait
+l'article sur les <i>tarifs</i>, les <i>sophismes</i>, etc. Ce commerce intime a
+duré, nous l'avons dit, plus de vingt ans, presque sans interruption,
+et chose remarquable, sans dissentiments. On comprend après cela
+comment de cette longue étude préparatoire, de cette méditation
+solitaire à deux, a pu s'élancer si sûr de lui-même cet esprit
+improvisateur, qui à travers les interruptions de la maladie et les
+pertes de temps énormes d'une vie continuellement publique et
+extérieure, a jeté au monde, dans l'espace de cinq ans, la masse
+d'idées si neuves, si variées et pourtant si homogènes que contiennent
+ces volumes.</p>
+
+<p>Membre du Conseil général des Landes depuis 1832, Bastiat se laissait
+porter de temps en temps à la députation. Décidé, s'il eût été nommé,
+à ne jamais accepter une place du gouvernement et à donner
+immédiatement sa démission des fonctions modestes de juge de paix, il
+redoutait bien plus qu'il ne désirait un honneur qui eût profondément
+dérangé sa vie et probablement sa fortune. Mais il profitait, comme il
+le racontait en riant, de ces rares moments où on lit en province,
+pour répandre dans ses circulaires électorales, et «distribuer sous le
+manteau de la candidature» quelques vérités utiles. On voit que son
+ambition originale intervertissait la marche naturelle des choses; car
+il est certainement bien plus dans les usages ordinaires de faire de
+l'économie politique le marchepied d'une candidature, que de faire
+d'une candidature le prétexte d'un enseignement économique. Quelques
+écrits <span class="pagenum"><a id="pagexvi" name="pagexvi"></a>(p. xvi)</span> plus sérieux trahissaient de loin en loin la
+profondeur de cette intelligence si bien ordonnée: comme <i>le Fisc et
+la Vigne</i>, en 1841, le <i>Mémoire sur la question vinicole</i>, en 1843,
+qui se rattachent à des intérêts locaux importants, que Bastiat avait
+tenté un moment de grouper en une association puissante. C'est aussi à
+cette époque de ses travaux qu'il faut rapporter, quoiqu'il n'ait été
+fini qu'en 1844, le <i>Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier
+dans le département des Landes</i>, un petit chef-d'&oelig;uvre que tous les
+statisticiens doivent étudier pour apprendre comment il faut manier
+les chiffres.</p>
+
+<p>La force des choses allait jeter bientôt Bastiat sur un théâtre plus
+vaste. Depuis longtemps (dès 1825) il s'était préoccupé de la réforme
+douanière. En 1829 il avait commencé un ouvrage <i>sur le régime
+restrictif</i> dont nous avons deux chapitres manuscrits et que les
+événements de 1830 l'empêchèrent sans doute de faire imprimer<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. En
+1834 il publia <i>sur les pétitions des ports</i> des réflexions d'une
+vigueur de logique que les <i>Sophismes</i> n'ont pas surpassée. Mais la
+liberté du commerce ne lui était apparue encore que comme une vague
+espérance de l'avenir. Une circonstance insignifiante vint lui
+apprendre tout à coup que son rêve prenait un corps, que son utopie se
+réalisait dans un pays voisin.</p>
+
+<p>Il y avait un <i>cercle</i> à Mugron, un cercle même où il se faisait
+beaucoup d'esprit: «deux langues, dit Bastiat, y suffisaient à peine.»
+Il s'y faisait aussi de la politique, et naturellement le fond en
+était une haine féroce contre l'Angleterre. Bastiat, porté vers les
+idées anglaises et cultivant <span class="pagenum"><a id="pagexvii" name="pagexvii"></a>(p. xvii)</span> la littérature anglaise, avait
+souvent des lances à rompre à ce propos. Un jour le plus <i>anglophobe</i>
+des habitués l'aborde en lui présentant d'un air furieux un des deux
+journaux que recevait le cercle: «Lisez, dit-il, et voyez comment vos
+amis nous traitent!....» C'était la traduction d'un discours de R.
+Peel à la Chambre des communes; elle se terminait ainsi: «Si nous
+adoptions ce parti, nous tomberions, <i>comme la France</i>, au dernier
+rang des nations.» L'insulte était écrasante, il n'y avait pas un mot
+à répondre. Cependant à la réflexion, il sembla étrange à Bastiat
+qu'un premier ministre d'Angleterre eût de la France une opinion
+semblable, et plus étrange encore qu'il l'exprimât en pleine Chambre.
+Il voulut en avoir le c&oelig;ur net, et sur-le-champ il écrivit à Paris
+pour se faire abonner à un journal anglais, en demandant qu'on lui
+envoyât tous les numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après,
+<i>the Globe and Traveller</i> arrivait à Mugron; on pouvait lire le
+discours de R. Peel en anglais; les mots malencontreux <i>comme la
+France</i> n'y étaient pas, ils n'avaient jamais été prononcés.</p>
+
+<p>Mais la lecture du <i>Globe</i> fit faire à Bastiat une découverte bien
+autrement importante. Ce n'était pas seulement en traduisant mal que
+la presse française égarait l'opinion, c'était surtout en ne
+traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute
+l'Angleterre, et personne n'en parlait chez nous. La ligue pour la
+liberté du commerce faisait trembler sur sa base la vieille
+législation. Pendant deux ans, Bastiat put suivre avec admiration la
+marche et les progrès de ce beau mouvement; et l'idée de faire
+connaître et peut-être imiter en France cette magnifique réforme vint
+le mordre au c&oelig;ur vaguement. C'est sous cette impression <span class="pagenum"><a id="pagexviii" name="pagexviii"></a>(p. xviii)</span>
+qu'il se décida à envoyer au <i>Journal des Économistes</i> son premier
+article: <i>Sur l'influence des tarifs anglais et français.</i> L'article
+parut en octobre 1844. L'impression en fut profonde dans le petit
+monde économiste; les compliments et les encouragements arrivèrent en
+foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant
+paraître des articles dans les journaux, et surtout cette charmante
+première série des <i>Sophismes économiques</i>, Bastiat commence à écrire
+l'histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques renseignements
+qui lui manquent, se met en rapport avec R. Cobden.</p>
+
+<p>Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre de
+<i>Cobden</i>,&mdash;qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre
+correspondant de l'Institut. On l'accueille à bras ouverts, on veut
+qu'il dirige le <i>Journal des Économistes</i>, on lui trouvera une chaire
+d'économie politique, on se serre autour de cet homme étrange qui
+semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des économistes le
+feu communicatif de ses hardies convictions. De Paris, Bastiat passe
+en Angleterre, serre la main à Cobden et aux chefs des Ligueurs, puis
+il va se réfugier à Mugron. Comme ces grands oiseaux qui essayent deux
+ou trois fois leurs ailes avant de se lancer dans l'espace, Bastiat
+revenait s'abattre encore une fois dans ce nid tranquille de ses
+pensées; et déjà trop bien averti des agitations et des luttes qui
+allaient envahir sa vie livrée désormais à tous les vents, donner un
+dernier baiser d'adieu à son bonheur passé, à son repos, à sa liberté
+perdue. Il n'était pas homme à se griser du bruit subit fait autour de
+son nom, il se débattait contre les entraînements de l'action
+extérieure, il eût voulu rester dans sa retraite,&mdash;ses lettres le
+prouvent à chaque <span class="pagenum"><a id="pagexix" name="pagexix"></a>(p. xix)</span> page. Vaine résistance à la destinée!
+L'épée était sortie du fourreau pour n'y plus rentrer.</p>
+
+<p>Au mois de février 1846, l'étincelle part de Bordeaux. Bastiat y
+organise l'association pour la liberté des échanges. De là il va à
+Paris, où s'agitaient, sans parvenir à se constituer, les éléments
+d'un noyau puissant par le nom, le rang et la fortune de ses
+principaux membres. Bastiat se trouve en face d'obstacles sans nombre.
+«Je perds tout mon temps, l'association marche à pas de tortue,»
+écrivait-il à M. Coudroy. À Cobden: «Je souffre de ma pauvreté; si, au
+lieu de courir de l'un à l'autre à pied, crotté jusqu'au dos, pour
+n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des réponses
+évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un
+riche salon, que de difficultés seraient levées! Ah! ce n'est ni la
+tête ni le c&oelig;ur qui me manquent; mais je sens que cette superbe
+Babylone n'est pas ma place et qu'il faut que je me hâte de rentrer
+dans ma solitude...» Rien n'était plus original en effet que
+l'extérieur du nouvel agitateur. «Il n'avait pas eu encore le temps de
+prendre un tailleur et un chapelier parisiens, raconte M. de
+Molinari,&mdash;d'ailleurs il y songeait bien en vérité! Avec ses cheveux
+longs et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de
+famille, on l'aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de
+visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce
+campagnard était malicieuse et spirituelle, son grand &oelig;il noir
+était lumineux, et son front taillé carrément portait l'empreinte de
+la pensée.» <i>Sancta simplicitas!</i> Qu'on ne s'y trompe pas, du reste:
+il n'y a rien d'actif comme ces solitaires lancés au milieu du grand
+monde, rien d'intrépide comme ces natures repliées et délicates, une
+fois qu'elles ont mis le respect <span class="pagenum"><a id="pagexx" name="pagexx"></a>(p. xx)</span> humain sous leurs pieds, rien
+d'irrésistible comme ces timidités devenues effrontées à force de
+conviction.</p>
+
+<p>Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes sur
+le pavé inconnu de Paris! Il fallait voir les journalistes, parler aux
+ministres, réunir les commerçants, obtenir des autorisations de
+s'assembler, faire et défaire des manifestes, composer et décomposer
+des bureaux, encourager les noms marquants, contenir l'ardeur des
+recrues plus obscures, quêter des souscriptions... Tout cela à travers
+les discussions intérieures des voies et moyens, les divergences
+d'opinions, les froissements des amours-propres. Bastiat est à tout:
+sous cette impulsion communicative, le mouvement prend peu à peu un
+corps et l'opinion s'ébranle à Paris. La Commission centrale
+s'organise, il en est le secrétaire; on fonde un journal hebdomadaire,
+il le dirige; il parle dans les <i>meetings</i>, il se met en rapport avec
+les étudiants et les ouvriers, il correspond avec les associations
+naissantes des grandes villes de la province, il va faire des tournées
+et des discours à Lyon, à Marseille, au Havre, etc.; il ouvre, salle
+Taranne, un cours à la jeunesse des écoles; et il ne cesse pas
+d'écrire pour cela: «Il donnait à la fois, dit un de ses
+collaborateurs, M. de Molinari, des lettres, des articles de polémique
+et des variétés à trois journaux, sans compter des travaux plus
+sérieux pour le <i>Journal des Économistes</i>. Voyait-il le matin poindre
+un sophisme protectionniste dans un journal un peu accrédité, aussitôt
+il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d'avoir songé
+à déjeuner, et notre langue comptait un petit chef-d'&oelig;uvre de
+plus.» Il faut voir dans les lettres de Bastiat le complément de ce
+tableau: les tiraillements intérieurs, les découragements, les soucis
+de famille ou la <span class="pagenum"><a id="pagexxi" name="pagexxi"></a>(p. xxi)</span> maladie qui viennent tout interrompre, les
+menées électorales, la froideur ou l'hostilité soldée de la presse,
+les calomnies qui vont l'assaillir jusque dans ses foyers. On lui
+écrit de Mugron «qu'on n'ose plus parler de lui <i>qu'en famille</i>, tant
+l'esprit public y est monté contre leur entreprise...» Hélas!
+qu'étaient devenus les lectures avec l'ami Coudroy et les bons mots
+gascons du petit <i>cercle</i>!</p>
+
+<p>Nous n'avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes des
+tentatives libre-échangistes de 1846-47. Personne ne peut dire ce que
+fût devenu ce mouvement, s'il n'eût été brusquement arrêté par la
+révolution de 1848. Depuis ce moment-là, l'idée a fait à petit bruit
+son chemin dans l'opinion qu'elle a de plus en plus pénétrée. Et quand
+est arrivé le Traité avec l'Angleterre, il a trouvé le terrain
+débarrassé des fausses théories, et les esprits tout prêts pour la
+pratique. Cette initiation, il faut le dire, manquait totalement
+alors: aussi, à l'exception de quelques villes de grand commerce,
+l'agitation ne s'est guère exercée que dans un milieu restreint
+d'écrivains et de journalistes. Les populations vinicoles, si
+nombreuses en France et si directement intéressées à la liberté des
+échanges, ne s'en sont même pas occupées. Bastiat, du reste, ne s'est
+jamais abusé sur le succès immédiat; il ne voyait ni les masses
+préparées, ni même les instigateurs du mouvement assez solidement
+ancrés sur les principes. Il comptait «sur l'agitation même pour
+éclairer ceux qui la faisaient.» Il déclarait à Cobden qu'il aimait
+mieux «l'esprit du libre-échange que le libre-échange lui-même.» Et
+c'est pour cela que tout en se plaignant un peu d'être «garrotté dans
+une spécialité,» il avait toujours soin, en réalité, d'élargir les
+discussions spéciales, de les rattacher aux grands principes,
+d'accoutumer <span class="pagenum"><a id="pagexxii" name="pagexxii"></a>(p. xxii)</span> ses collègues à faire de la doctrine, et d'en
+faire lui-même à tout propos&mdash;comme il est facile de le voir dans les
+deux séries des <i>sophismes économiques</i> et dans les articles où il
+commençait déjà à discuter les systèmes socialistes.</p>
+
+<p>En cela Bastiat ne s'est pas trompé. Il a rendu un immense service à
+notre génération, qui s'amusait à écouter les utopies de toute espèce
+comme une innocente diversion aux romans-feuilletons. Il a accoutumé
+le public à entendre traiter sérieusement les questions sérieuses; il
+a réuni autour d'un drapeau, exercé par une lutte de tous les jours,
+excité par son exemple, dirigé par ses conseils et sa vive
+conversation une phalange jeune et vigoureuse d'économistes, qui s'est
+trouvée à son poste de combat et sous les armes, aussitôt que la
+révolution de Février a déchaîné l'arrière-ban du socialisme. Quand le
+mouvement du libre-échange n'aurait servi qu'à cela, il me semble que
+les hommes qui, à différents titres, l'ont provoqué et soutenu
+auraient encore suffisamment bien mérité de leur pays.</p>
+
+<p>Après la révolution de Février, Bastiat se rallia franchement à la
+République, tout en comprenant que personne n'y était préparé. Comme
+dans l'agitation du libre-échange, il comptait sur la pratique même
+des institutions pour y mûrir et façonner les esprits. Le département
+des Landes l'envoya comme député à l'Assemblée constituante, puis à la
+Législative. Il y siégea à la gauche, dans une attitude pleine de
+modération et de fermeté qui, tout en restant un peu isolée, fut
+entourée du respect de tous les partis. Membre du comité des finances,
+dont il fut nommé huit fois de suite vice-président, il y eut une
+influence très-marquée, mais tout intérieure et à huis clos. La
+faiblesse croissante de ses poumons lui interdisait à peu près la
+<span class="pagenum"><a id="pagexxiii" name="pagexxiii"></a>(p. xxiii)</span> tribune; ce fut souvent pour lui une dure épreuve d'être
+ainsi cloué sur son banc. Mais ces discours <i>rentrés</i> sont devenus les
+<i>Pamphlets</i>, et nous avons gagné à ce mutisme forcé, des
+chefs-d'&oelig;uvre de logique et de style. Il lui manquait beaucoup des
+qualités matérielles de l'orateur; et pourtant sa puissance de
+persuasion était remarquable. Dans une des rares occasions où il prit
+la parole,&mdash;à propos des incompatibilités parlementaires,&mdash;au
+commencement de son discours il n'avait pas dix personnes de son
+opinion, en descendant de la tribune il avait entraîné la majorité;
+l'amendement était voté, sans M. Billault et la commission qui
+demandèrent à le reprendre, et en suspendant le vote pendant deux
+jours, donnèrent le temps de travailler les votes. Bastiat a défini
+lui-même sa ligne de conduite dans une lettre à ses électeurs: «J'ai
+voté, dit-il, avec la droite contre la gauche, quand il s'est agi de
+résister au débordement des fausses idées populaires.&mdash;J'ai voté avec
+la gauche contre la droite, quand les griefs légitimes de la classe
+pauvre et souffrante ont été méconnus.»</p>
+
+<p>Mais la grande &oelig;uvre de Bastiat, à cette époque, ce fut la guerre
+ouverte, incessante, qu'il déclara à tous ces systèmes faux, à toute
+cette effervescence désordonnée d'idées, de plans, de formules
+creuses, de prédications bruyantes, dont le tohu-bohu nous rappela
+pendant quelques mois ce pays Rabelaisien où les paroles dégèlent
+toutes à la fois. Le socialisme, longtemps caressé par une grande
+partie de la littérature, se dessinait avec une effrayante audace; il
+y avait table rase absolue; les bases sociales étaient remises en
+question comme les bases politiques. Devant la phraséologie énergique
+et brillante de ces hommes habitués <span class="pagenum"><a id="pagexxiv" name="pagexxiv"></a>(p. xxiv)</span> sinon à résoudre, du
+moins à remuer profondément les grands problèmes, les
+avocats-orateurs, les légistes du droit écrit, les hommes d'État des
+bureaux, les fortes têtes du comptoir et de la fabrique, les grands
+administrateurs de la routine se trouvaient impuissants, déroutés par
+une tactique nouvelle, interdits comme les Mexicains en face de
+l'artillerie de Fernand Cortès. D'autre part, les catholiques criaient
+à la fin du monde, enveloppant dans un même anathème l'agression et la
+défense, le socialisme et l'économie politique, «le vipereau et la
+vipère<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.» Mais Bastiat était prêt depuis longtemps. Comme un savant
+ingénieur, il avait d'avance étudié les plans des ennemis, et
+contre-miné les approches en creusant plus profondément qu'eux le
+terrain des lois sociales. À chaque erreur, de quelque côté qu'elle
+vienne, il oppose un de ses petits livres:&mdash;à la doctrine Louis Blanc,
+<i>Propriété et loi</i>; à la doctrine Considérant, <i>Propriété et
+spoliation</i>; à la doctrine Leroux, <i>Justice et fraternité</i>; à la
+doctrine Proudhon, <i>Capital et rente</i>; au comité Mimerel,
+<i>Protectionnisme et communisme</i>; au papier-monnaie, <i>Maudit argent</i>;
+au manifeste montagnard, <i>l'État</i>, etc. Partout on le trouve sur la
+brèche, partout il éclaire et foudroie. Quel malheur et quelle honte
+qu'une association intelligente des défenseurs de l'ordre n'ait pas
+alors répandu par milliers ces petits livres à la fois si profonds et
+si intelligibles pour tous!</p>
+
+<p>Dans cette lutte&mdash;où il faut dire, pour être juste, que notre écrivain
+se trouva entouré et soutenu dignement par ses collègues du
+libre-échange,&mdash;Bastiat apporta dans la polémique une sérénité et un
+calme bien remarquables à <span class="pagenum"><a id="pagexxv" name="pagexxv"></a>(p. xxv)</span> cette époque de colère et
+d'injures. Il s'irritait bien un peu contre l'outrecuidance de ces
+despotiques organisateurs, de ces «pétrisseurs de l'argile humaine;»
+il s'attristait profondément de cet entraînement vers les réformes
+sociales qui compromettait les réformes politiques encore si mal
+assises; mais d'un autre côté il ne méconnaissait pas le côté élevé de
+ces aspirations égarées: Toutes les grandes écoles socialistes,
+disait-il, ont à leur base une puissante vérité... Le tort de leurs
+adeptes, c'est de ne pas savoir assez, et de ne pas voir que le
+développement naturel de la société tend bien mieux que toutes leurs
+organisations artificielles à la réalisation de chacune de leurs
+formules...&mdash;Magnifique programme qui indique aux économistes le vrai
+terrain de la pacification des esprits. Sa correspondance avec R.
+Cobden nous a révélé l'action pleine de grandeur que Bastiat cherchait
+à exercer en même temps sur la politique extérieure. Mais une autre
+préoccupation l'obsédait, toujours plus vive à mesure que sa santé
+s'affaiblissait. Il avait dans la tête, depuis longtemps, «un exposé
+nouveau de la science» et il craignait de mourir sans l'avoir formulé.
+Il se recueillit enfin pendant trois mois pour écrire le premier
+volume des <i>Harmonies</i>. Puisque cette &oelig;uvre, tout incomplète
+qu'elle soit, est le dernier mot de Bastiat, qu'on nous permette de
+chercher à définir l'esprit et la tendance de sa doctrine.</p>
+
+<p>L'économie politique, en France, a eu, dès son origine, le caractère
+d'une sorte de morale supérieure. Les physiocrates lui donnaient pour
+objet le <i>bonheur des hommes</i>; ils la nommaient la <i>science du droit
+naturel</i>. Le génie anglais, essentiellement positif et pratique,
+commença tout de suite par restreindre ce vol ambitieux: en
+substituant la considération <span class="pagenum"><a id="pagexxvi" name="pagexxvi"></a>(p. xxvi)</span> de la <i>richesse</i> à celle du
+<i>bien-être</i>, et l'analyse des <i>faits</i> à la recherche des <i>droits</i>. Ad.
+Smith renferma la science économique dans des limites plus précises
+sans doute, mais incontestablement plus étroites. Seulement, Ad.
+Smith, en homme de génie qu'il était, ne s'est pas cru obligé de
+respecter servilement les bornes qu'il avait posées lui-même; et à
+chaque pas sa pensée s'élève du fait à l'idée de l'utile général ou du
+juste, aux considérations morales et politiques. Mais sous ses
+successeurs, esprits plus ordinaires, on voit la science se
+restreindre et se matérialiser de plus en plus. Dans Ricardo surtout
+et ses disciples immédiats, l'idée de justice n'apparaît pour ainsi
+dire plus.&mdash;C'est de cette phase de l'école qu'on a pu dire qu'elle
+subordonnait le producteur à la production, et l'homme à la chose.
+Aussi faut-il voir avec quelle vivacité le vieux Dupont de Nemours
+protestait contre cet abaissement de l'économie politique: «Pourquoi,
+disait-il à J.-B. Say, restreignez-vous la science à celle des
+richesses? Sortez du comptoir... ne vous emprisonnez pas dans les
+idées et la langue des Anglais, peuple sordide qui croit qu'un homme
+ne <i>vaut</i> que par l'argent... qui parlent de leur <i>contrée</i> (country)
+et n'ont pas dit encore qu'ils eussent une <i>patrie</i>...» Dupont de
+Nemours était un peu sévère pour J.-B. Say, dont l'enseignement
+économique a été beaucoup plus large et plus élevé que les systèmes
+qui avaient de son temps la vogue en Angleterre. Mais tout en
+abordant, quand le sujet l'y conduit, les aperçus philosophiques et
+moraux, Say n'en persiste pas moins à les considérer, en principe,
+comme étrangers à l'économie politique. L'économie politique est,
+selon lui, une <i>science de faits</i> et uniquement de faits: <span class="pagenum"><a id="pagexxvii" name="pagexxvii"></a>(p. xxvii)</span>
+elle dit <i>ce qui est</i>, elle n'a pas à chercher <i>ce qui devrait être</i>.</p>
+
+<p>Un savant a parfaitement le droit de se renfermer dans les limites qui
+conviennent le mieux à ses forces; mais il ne faut pas qu'il rende la
+science elle-même solidaire de sa modestie, et qu'il l'entraîne à une
+abdication. La science doit être ambitieuse; si elle craint d'empiéter
+sur ses voisins, elle risque de laisser inoccupée une partie de ses
+domaines. Il ne nous est nullement démontré qu'il soit possible ou
+utile de séparer les études sociales en deux branches
+distinctes,&mdash;l'une qui serait la simple analyse des résultats de la
+pratique établie,&mdash;l'autre qui en discuterait les causes théoriques,
+le but final, la légitimité; mais quand même on admettrait ainsi une
+science du <i>fait</i> et une science du <i>droit</i>, il n'en est pas moins
+vrai que, puisqu'à côté de l'enseignement économique aucune science
+classée, aucun groupe d'hommes spéciaux ne s'occupait de rechercher la
+raison et le droit des faits sociaux, c'était à l'économie politique à
+prendre&mdash;ne fût-ce que provisoirement&mdash;cette position importante. Du
+moment qu'elle la laissait vide, il était évident qu'une rivale
+viendrait s'y établir, et qu'une protestation dangereuse battrait le
+fait avec l'idée du droit. Conformément au génie comme aux traditions
+nationales, cette protestation devait éclater surtout en France. Ce
+fut le <i>socialisme</i>. La fin de non-recevoir qu'il opposait à
+l'économie politique était spécieuse. «Le mal, disait-il, est dans les
+faits humains à côté du bien; votre science se borne à catégoriser ces
+faits, sans les soumettre au contrôle préalable du droit; par
+conséquent vos formules contiennent le mal comme le bien; elles ne
+sont, à nos yeux, que le mal mis en théories, érigé en axiomes absolus
+et immuables.» Si le socialisme eût ajouté: «Nous allons vérifier vos
+formules <span class="pagenum"><a id="pagexxviii" name="pagexxviii"></a>(p. xxviii)</span> à la lumière du juste,» il n'y aurait pas eu un
+mot à lui répondre, et l'économie politique lui eût tendu la main.
+Mais, passionné et exclusif comme toutes les réactions, le socialisme
+nia au lieu de contrôler. On s'était contenté d'étudier, au point de
+vue de l'utile, les résultats de la propriété, de l'intérêt, de
+l'hérédité, de la concurrence, etc., en les prenant comme faits
+acceptés et sans discuter leur raison d'être et leur justice;&mdash;le
+socialisme nia au point de vue du juste et attaqua comme illégitimes
+la propriété, l'intérêt, l'héritage, la concurrence, etc. On s'était
+un peu trop borné à décrire ce qui est;&mdash;il se borna à décrire ce qui,
+dans ses rêves d'organisation nouvelle, devait être. On avait,
+disait-on, écrasé l'homme sous les choses et les faits;&mdash;par une sorte
+de vengeance, il écrasa sous ses pieds les faits et les choses pour
+remettre l'homme à son rang.</p>
+
+<p>Dans cette situation, qu'y avait-il à faire, pour opérer la
+réconciliation des esprits? Évidemment, il fallait réunir et fondre
+ensemble les deux aspects distincts du <i>fait</i> et du <i>droit</i>; revenir à
+la formule des physiocrates, à <i>la science des faits au point de vue
+du droit naturel</i>; soumettre la pratique au contrôle du juste; faire
+du socialisme savant et consciencieux; prouver que <i>ce qui est</i>, dans
+son ensemble actuel et surtout dans sa tendance progressive, est
+conforme à <i>ce qui doit être</i> selon les aspirations de la conscience
+universelle.</p>
+
+<p>Voilà ce qu'a voulu faire Bastiat, et ce qu'il a fait, autant du moins
+qu'il l'a pu dans un livre inachevé. Il a passé en revue les
+phénomènes économiques et les formes fondamentales de nos sociétés
+modernes: en les examinant au triple point de vue de l'intérêt
+particulier, de l'intérêt général, et de la justice, il a montré que
+les trois aspects <span class="pagenum"><a id="pagexxix" name="pagexxix"></a>(p. xxix)</span> concordaient. Au-dessus des divergences
+d'intérêts qu'on aperçoit d'abord entre le producteur et le
+consommateur, le capitaliste et le salarié, celui qui possède et celui
+qui ne possède pas, etc., il a fait voir qu'il existe des lois
+prédominantes d'équilibre et d'unité qui associent ces intérêts et
+englobent ces oppositions secondaires dans une harmonie supérieure. En
+sorte que «le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien
+de tous favorise le bien de chacun;» et que «le résultat naturel du
+mécanisme social est une élévation constante du niveau physique,
+intellectuel et moral pour toutes les classes, avec une tendance à
+l'égalisation,»&mdash;développement qui n'a d'autre condition que le champ
+laissé à la recherche et à l'action, c'est-à-dire <i>la liberté</i>.</p>
+
+<p>Pour caractériser plus nettement la grande et belle position prise par
+Bastiat, nous avons supprimé des transitions et des nuances. Il est
+essentiel de les rétablir; sans quoi il semblerait que Bastiat a créé
+une science nouvelle, tandis qu'il n'a prétendu, comme il le dit, que
+présenter un exposé nouveau d'une science déjà formée. Il faut donc
+faire remarquer que ses devanciers avaient déjà bien préparé son
+terrain, soit par leurs savantes analyses des phénomènes qu'il n'a eu
+le plus souvent qu'à rappeler, soit en s'élevant eux-mêmes aux
+considérations de l'<i>intérêt général</i>,&mdash;notion beaucoup moins éloignée
+qu'on ne pense de celle du <i>juste</i>. Il faut dire que, sans être aussi
+hautement formulée, l'idée des grandes lois sociales a été de tout
+temps en germe dans la pensée des économistes, et que la fameuse
+devise du <i>laisser passer</i> n'est au fond qu'une affirmation de la
+gravitation naturelle des intérêts vers l'ordre et le progrès. Enfin
+il faut ajouter, pour rendre justice à <span class="pagenum"><a id="pagexxx" name="pagexxx"></a>(p. xxx)</span> deux hommes que
+Bastiat a reconnus comme ses maîtres, que Ch. Comte et M. Dunoyer
+avaient, avant lui, déjà ramené très-sensiblement la science vers le
+point de vue élevé des physiocrates:&mdash;le premier, en soumettant au
+contrôle du droit naturel les formes diverses de la législation et de
+la propriété;&mdash;le second, en introduisant hardiment les fonctions de
+l'ordre intellectuel et moral dans le champ des études économiques.</p>
+
+<p>C'est là précisément l'excellence du point de vue de Bastiat, qu'il se
+rattache aux meilleures traditions, tout en ouvrant des perspectives
+nouvelles. «Les sciences, pour employer une de ses expressions, ont
+une croissance comme les plantes;» il n'y a pas d'idées neuves, il n'y
+a que des idées développées; et l'initiateur est celui qui formule en
+un principe net et absolu des traditions hésitantes et incomplètes,
+celui qui fait un système d'une tendance. Bastiat, d'ailleurs, ne
+s'est pas borné à affirmer son principe dans toute sa généralité, sans
+exceptions ni réserves,&mdash;chose neuve déjà et hardie. Pour proclamer
+l'harmonie parfaite des lois économiques, il a fallu qu'il la fît en
+quelque sorte lui-même, en supprimant des dissonances, en rectifiant
+des erreurs appuyées de noms célèbres. Il a fallu dissiper la
+confusion établie entre la valeur et l'utilité,&mdash;l'utilité qui est le
+but et le bien,&mdash;la valeur, qui représente l'obstacle et le mal;
+asseoir solidement ce beau principe de la gratuité absolue du concours
+de la nature; attaquer toute cette théorie qui entachait la propriété
+foncière d'une accusation de monopole aggravateur du prix; débarrasser
+la loi du Progrès de cette effrayante perspective du renchérissement
+de la subsistance et de l'épuisement du sol, etc., etc.;&mdash;toutes
+choses qui peuvent paraître <span class="pagenum"><a id="pagexxxi" name="pagexxxi"></a>(p. xxxi)</span> simples maintenant, mais qui
+alors ont été critiquées pour leur hardiesse extraordinaire.</p>
+
+<p>Du reste, à notre sens, ce qu'il y a de plus grand encore dans le
+livre de Bastiat, c'est l'idée de l'<i>harmonie</i> elle-même: idée qui
+répond éminemment au travail secret d'unité dans les sciences que
+poursuit notre époque, et qui a plutôt le caractère d'une intuition et
+d'un acte de foi que d'une déduction scientifique. C'est comme un
+cadre immense dans lequel chaque étude partielle des lois sociales
+peut et doit venir se classer infailliblement. Bastiat aurait manqué
+son livre, qu'il nous semble qu'avec sa donnée seule, ce livre se
+serait fait tôt ou tard. Il est permis de croire qu'en le commençant
+il n'en voyait pas toute la portée. Il avait sans doute rassemblé
+d'abord quelques aperçus principaux; puis les vérités se sont attirées
+l'une l'autre; chaque rapport nouveau ouvrait de nouvelles équations,
+chaque groupe <i>harmonisé</i> ou identifié se résolvait en une synthèse
+supérieure. De sorte que les points de vue allaient en s'agrandissant
+toujours, et que Bastiat, à la fin, a dû se sentir écrasé, comme il le
+dit lui-même, par la masse des harmonies qui s'offraient à lui. Une
+note posthume très-précieuse nous indique comment cette extension de
+son sujet l'avait conduit à l'idée de refondre complétement tout
+l'ouvrage. «J'avais d'abord pensé, dit-il, à commencer par
+l'exposition des <i>Harmonies économiques</i>, et par conséquent ne traiter
+que des sujets purement économiques: valeur, propriété, richesse,
+concurrence, salaire, population, monnaie, crédit, etc. Plus tard, si
+j'en avais eu le temps et la force, j'aurais appelé l'attention du
+lecteur sur un sujet plus vaste: les <i>Harmonies sociales</i>. C'est là
+que j'aurais parlé de la <i>constitution humaine</i>, <span class="pagenum"><a id="pagexxxii" name="pagexxxii"></a>(p. xxxii)</span> du <i>moteur
+social</i>, de la <i>responsabilité</i>, de la <i>solidarité</i>, etc... L'&oelig;uvre
+ainsi conçue était commencée quand je me suis aperçu qu'il était mieux
+de fondre ensemble que de séparer ces deux ordres de considérations.
+Mais alors la logique voulait que l'étude de l'homme précédât les
+recherches économiques. Il n'était plus temps...»</p>
+
+<p>Il n'était plus temps en effet! Bastiat ne s'était décidé à écrire les
+<i>Harmonies</i> que parce qu'il commençait à sentir que ses jours étaient
+comptés. On le devine à l'entassement tumultueux d'idées du dernier
+chapitre<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a> et aux plaintes qui lui échappent sur le temps qui lui
+manque. Tout en continuant à jeter au courant des discussions du jour
+quelques-unes de ses belles pages,&mdash;comme la polémique avec Proudhon
+dans la <i>Voix du Peuple</i>, la <i>Loi</i>, <i>Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit
+pas</i>, l'article <i>Abondance</i>, pour le <i>Dictionnaire de l'économie
+politique</i>, il préparait avec une ardeur fébrile les ébauches du
+second volume des <i>Harmonies</i>. Il ne voulut pas s'attarder à réparer
+dans le repos ses forces épuisées; il mit tout son enjeu sur un dé, il
+crut qu'il pourrait peut-être gagner de vitesse sur les progrès du
+mal, et arriver par un élan suprême à ne tomber qu'au but... Dans ce
+steeple-chase désespéré contre la mort, il a perdu.</p>
+
+<p>Quand un homme, à l'âge de quarante-cinq ans, brise d'un seul coup
+tous les liens de son passé, comme l'a fait Bastiat, et, sans l'ombre
+d'ambition, se jette d'une solitude méditative dans l'ardente
+atmosphère de l'action, vous pouvez être sûr que cet homme ne
+s'arrêtera plus que dans <span class="pagenum"><a id="pagexxxiii" name="pagexxxiii"></a>(p. xxxiii)</span> la tombe. Il y a quelque chose de
+plus terrible cent fois, de plus implacable au repos que l'ambition
+même: c'est le fanatisme de l'idée, c'est le sentiment d'une mission.
+Chez l'ambitieux, l'égoïsme veille et ménage ses ressources; chez
+l'homme que domine l'idée, le moi est foudroyé, il n'avertit plus par
+sa résistance de l'épuisement des forces. Une volonté supérieure
+s'installe en souveraine dans sa volonté, une sorte de conscience
+étrangère dans sa conscience: c'est le <i>devoir</i>. Il se dresse sur la
+dernière marche de sa vie passée, comme l'ange au glaive de feu sur le
+seuil de l'Eden; il ferme la porte sur les rêves de bonheur et de
+paix. Désormais, proscrit, tu n'as plus de chez toi; tu ne rentreras
+plus dans l'indépendance intime de ta pensée, tu ne reviendras plus te
+délasser dans l'asile de ton c&oelig;ur; tu ne t'appartiens pas, tu es la
+chose de ton idée;&mdash;vivant ou mourant, ta mission te traînera.</p>
+
+<p>Or la mission que Bastiat s'était donnée, ou plutôt que les événements
+lui imposèrent, était au-dessus des forces humaines. Bastiat, par le
+malheur d'une organisation trop riche, était à la fois homme de
+théories avancées, génie créateur,&mdash;et homme d'action extérieure,
+esprit éminemment vulgarisateur et propagandiste. Il eût fallu opter
+entre les deux rôles. On peut être à la rigueur Ad. Smith et R. Cobden
+tour à tour; mais à la fois et en même temps, non. Ad. Smith n'a pas
+essayé de jeter aux masses les vérités nouvelles qu'il creusait
+lentement dans sa retraite, et R. Cobden n'a fait passer dans
+l'opinion publique et les faits que des axiomes anciens et acceptés de
+longue date par la science. Bastiat, lui, a jeté dans le tumulte des
+discussions publiques les lambeaux de sa doctrine propre, et c'est au
+milieu de l'action qu'il a eu l'air d'improviser un <span class="pagenum"><a id="pagexxxiv" name="pagexxxiv"></a>(p. xxxiv)</span>
+système. Défricher les terrains vierges de la science pure, porter en
+même temps la hache au milieu de la forêt des préjugés
+gouvernementaux, et labourer en pleine révolution l'opinion publique,
+le sol le plus ingrat, le plus tourmenté, le plus impropre à une
+moisson prochaine, c'était faire triplement le métier de pionnier;&mdash;et
+l'on sait que ce métier-là est mortel.</p>
+
+<p>Tant qu'on ne s'agita qu'autour du libre-échange, comme il y avait là
+un symbole commun et un drapeau reconnu, Bastiat se trouva aidé et
+soutenu vigoureusement; et contre la résistance de l'ignorance, des
+préjugés et des intérêts égoïstes, la lutte, en dépit de quelques
+tiraillements, fut possible. Mais quand arriva le socialisme et la
+grande bataille où l'on n'avait plus le temps de s'entendre d'avance,
+quand Bastiat fut entraîné par l'urgence du péril à combattre à sa
+manière, et à jeter de plus en plus dans la mêlée ses idées à
+lui,&mdash;idées presque aussi neuves pour ses alliés que pour ses
+adversaires,&mdash;il se trouva dans la position d'un chef qui, au milieu
+du feu, changerait l'armement et la tactique de son parti: tout en
+admirant sa nouvelle manière de faire, on se contenta de le regarder;
+et plus il s'avançait ainsi, plus il se trouvait seul. Or la
+collectivité est indispensable aux succès d'opinion et à l'effet sur
+les masses: un homme qui combat isolé ne peut que mourir
+admirablement. Quand les <i>Harmonies</i> parurent et mirent plus au jour
+les vues nouvelles que les <i>Sophismes</i> et les <i>Pamphlets</i> avaient
+seulement fait pressentir, il se fit un silence froid dans l'école
+déroutée, et la plupart des économistes se prononcèrent contre les
+idées de Bastiat.</p>
+
+<p>Cet abandon lui fut très-sensible, mais il ne s'en étonna ni ne s'en
+plaignit: il se sentait trop près de sa fin pour <span class="pagenum"><a id="pagexxxv" name="pagexxxv"></a>(p. xxxv)</span> laisser un
+adieu de reproche à ses anciens compagnons de travaux, restés unis à
+lui par le c&oelig;ur, sinon par les idées. D'autres chagrins se
+joignaient à la pensée de son &oelig;uvre incomprise et inachevée; la
+mort avait fauché dans sa famille pendant son absence, la politique
+amoncelait de sombres nuages, et de ce côté-là encore il voyait
+l'opinion égarée tourner contre lui. Il n'avait plus la force ni le
+désir de lutter. Son esprit commençait à entrer dans cette région plus
+haute de suprême bienveillance, dans ce jour crépusculaire triste et
+doux qui assouplit les contours heurtés et adoucit les oppositions de
+couleur. «Nous autres souffreteux, écrivit-il à un de ses amis, nous
+avons, comme les enfants, besoin d'indulgence: car plus le corps est
+faible, plus l'âme s'amollit, et il semble que la vie à son premier,
+comme à son dernier crépuscule, souffle au c&oelig;ur le besoin de
+chercher partout des attaches. Ces attendrissements involontaires sont
+l'effet de tous les déclins: fin du jour, fin de l'année, demi-jour
+des basiliques, etc. Je l'éprouvais hier, sous les sombres allées des
+Tuileries... Ne vous alarmez cependant pas de ce diapason élégiaque.
+Je ne suis pas Millevoye, et les feuilles, qui s'ouvrent à peine, ne
+sont pas près de tomber. Bref, je ne me trouve pas plus mal, mais
+seulement plus faible, et je ne puis plus guère reculer devant la
+demande d'un congé. C'est en perspective une solitude encore plus
+solitaire. Autrefois je l'aimais; je savais la peupler de lectures, de
+travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de
+violoncelle. Maintenant, tous ces vieux amis me délaissent, même la
+fidèle compagne de l'isolement, la méditation. Ce n'est pas que ma
+pensée sommeille. Elle n'a jamais été plus active; à chaque instant
+elle saisit de nouvelles harmonies, et il semble que <span class="pagenum"><a id="pagexxxvi" name="pagexxxvi"></a>(p. xxxvi)</span> le
+livre de l'humanité s'ouvre devant elle. Mais c'est un tourment de
+plus, puisque je ne puis transcrire aucune page de ce livre mystérieux
+sur un livre plus palpable...»</p>
+
+<p>Dès le printemps de 1850, en effet, la maladie de poitrine contre
+laquelle il se débattait depuis longtemps avait fait des progrès
+graves. Les eaux des Pyrénées, qui l'avaient sauvé plusieurs fois,
+aggravèrent son mal. L'affection se porta au larynx et à la gorge: la
+voix s'éteignit, l'alimentation, la respiration même devinrent
+excessivement douloureuses. Au commencement de l'automne, les médecins
+l'envoyèrent en Italie. Au moment où il y arrivait, le bruit prématuré
+de sa mort s'était répandu, et il put lire dans les journaux les
+phrases banales de regret sur la perte du «grand économiste» et de
+«l'illustre écrivain.» Il languit quelque temps encore à Pise, puis à
+Rome. Ce fut de là qu'il envoya sa dernière lettre au <i>Journal des
+Économistes</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. M. Paillottet, qui avait quitté Paris pour aller
+recueillir les dernières instructions de son ami, nous a conservé un
+journal intéressant de la fin de sa vie<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Cette fin fut d'un calme
+et d'une sérénité antiques. Bastiat sembla y assister en spectateur
+indifférent, causant, en l'attendant, d'économie politique, de
+philosophie et de religion. Il voulut mourir en chrétien: «J'ai pris,
+disait-il simplement, la chose par le bon bout et en toute humilité.
+Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi,
+je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans
+la foi chrétienne; je suis bien aise de me trouver en communion avec
+cette portion du genre humain.» Son intelligence <span class="pagenum"><a id="pagexxxvii" name="pagexxxvii"></a>(p. xxxvii)</span> conserva
+jusqu'au bout toute sa lucidité. Un instant avant d'expirer, il fit
+approcher, comme pour leur dire quelque chose d'important, son cousin
+l'abbé de Monclar et M. Paillottet. «Son &oelig;il, dit ce dernier,
+brillait de cette expression particulière que j'avais souvent
+remarquée dans nos entretiens, et qui annonçait la solution d'un
+problème.» Il murmura à deux fois: <i>La vérité</i>... Mais le souffle lui
+manqua, et il ne put achever d'expliquer sa pensée. Goethe, en
+mourant, demandait <i>la pleine lumière</i>, Bastiat saluait <i>la vérité</i>.
+Chacun d'eux, à ce moment suprême, résumait-il l'aspiration de sa
+vie,&mdash;ou proclamait-il sa prise de possession du but? Était-ce le
+dernier mot de la question&mdash;ou le premier de la réponse? l'adieu au
+rêve qui s'en va&mdash;ou le salut à la réalité qui arrive?...</p>
+
+<p>Bastiat mourut le 24 décembre 1850, âgé de quarante-neuf ans et six
+mois. On lui fit, à l'église de Saint-Louis des Français, de pompeuses
+funérailles. C'est en 1845 qu'il était venu à Paris; sa carrière
+active d'économiste n'a donc embrassé guère plus de cinq ans.</p>
+
+<p>F. Bastiat était de taille moyenne; mince et maigre, il était doué
+d'une force physique que son extérieur ne semblait pas annoncer; dans
+sa jeunesse, il passait pour le meilleur coureur du pays basque. Sa
+figure était agréable, la bouche extrêmement fine, l'&oelig;il doux et
+plein de feu sous un sourcil épais, le front carré largement encadré
+d'une forêt de longs cheveux noirs. Sa conversation était celle d'un
+homme qui comprend tout et qui s'intéresse à tout, vive, variée, sans
+prétention, colorée de l'accent comme de l'esprit méridional. Jamais
+il ne causait d'économie politique le premier, jamais non plus il
+n'affectait d'éviter ce sujet, quel que fût le rang ou l'éducation de
+son <span class="pagenum"><a id="pagexxxviii" name="pagexxxviii"></a>(p. xxxviii)</span> interlocuteur. Dans les discussions sérieuses, il
+était modeste, conciliant, plein d'aménité dans sa fermeté de
+convictions. Rien dans sa parole ne sentait le discours ou la leçon.
+En général, son opinion finissait par entraîner l'assentiment général;
+mais il n'avait pas l'air de s'apercevoir de son influence. Ses
+manières et ses habitudes étaient d'une extrême simplicité. Comme les
+hommes qui vivent dans leur pensée, il avait quelque chose souvent de
+naïf et de distrait: L. Leclerc l'appelait <i>le La Fontaine de
+l'économie politique</i>. Il convenait en riant qu'il n'avait jamais été
+de la rue de Choiseul au Palais-Royal sans se tromper de chemin. Un
+jour qu'il était parti pour aller faire un discours à Lyon, il se
+trouvait débarqué dans un cabaret au fond des Vosges. Pour tout ce qui
+s'appelle affaires, il était d'un laisser-aller d'enfant. Sa bourse
+était ouverte à tout venant, quand il était en fonds; il n'y a pas
+d'auteur qui ait moins tiré parti de ses livres. Le détail matériel
+des choses lui était antipathique; jamais il n'a su prendre une
+précaution pour sa santé; jamais il n'a voulu s'occuper d'une annonce
+ou d'un compte-rendu pour ses ouvrages. Il était si ennemi du
+charlatanisme en tout, il craignait tellement d'engager son
+indépendance dans l'engrenage des coteries, qu'après cinq ans de
+séjour à Paris, il ne connaissait pas un des écrivains de la presse
+quotidienne. Aussi les <i>comptes-rendus</i> de journaux sur les livres de
+Bastiat sont-ils extrêmement rares. Le <i>Journal des économistes</i>,
+lui-même, attendit six mois avant de parler des <i>Harmonies</i>, et son
+article ne fut qu'une réfutation.</p>
+
+<p>Nous avons déjà dit, je crois, que Bastiat écrivait avec une extrême
+facilité. On le devine à la netteté remarquable de ses manuscrits, où
+la plume semble, la plupart du temps, <span class="pagenum"><a id="pagexxxix" name="pagexxxix"></a>(p. xxxix)</span> avoir couru de toute
+sa vitesse. Peut-être le travail préalable qui se faisait dans sa tête
+était-il long et pénible; mais je crois plutôt que c'était une de ces
+intelligences saines qui tournent naturellement du côté de la lumière,
+comme certaines fleurs vers le soleil, et que la vérité lui était
+facile, comme aux natures honnêtes la vertu. Il est certain cependant
+que Bastiat se préoccupait de la forme... à sa manière. Nous avons vu,
+dans ses cahiers, un de ses <i>Sophismes</i>, entre autres, refondu
+entièrement trois fois,&mdash;trois morceaux aussi finis l'un que l'autre,
+mais très-différents de ton. La première manière, la plus belle à mon
+avis, c'était la déduction scientifique, ferme, précise,
+magistrale;&mdash;la seconde offrait déjà quelque chose de plus effacé dans
+la tournure et de plus bourgeois, une causerie terre à terre,
+débarrassée des mots techniques et à la portée du commun des
+lecteurs;&mdash;la troisième, enfin, encadrait tout cela dans une forme un
+peu légère, un dialogue ou une petite scène demi-plaisante. La
+première, c'était Bastiat écrivant pour lui, se parlant ses idées;&mdash;la
+dernière, c'était Bastiat écrivant pour le public ignorant ou
+distrait, émiettant le pain des forts pour le faire avaler aux
+faibles. Un écrivain ordinaire ne se donne pas tant de peine pour
+s'amoindrir et ne s'efface pas ainsi volontairement pour faire passer
+son idée: il faut pour cela cette souveraine préoccupation du but qui
+caractérise l'apôtre.</p>
+
+<p>Il ne nous appartient pas de préjuger le rang que la postérité
+assignera à Bastiat. M. M. Chevalier a placé hautement les <i>Harmonies</i>
+à côté du livre immortel d'Ad. Smith. Tout récemment, R. Cobden a
+exprimé la même opinion. Pour nous, en cherchant à mettre cette
+simple et noble <span class="pagenum"><a id="pagexl" name="pagexl"></a>(p. xl)</span> figure sur un piédestal, nous craindrions de
+faire quelque maladresse. Et puis, nous l'avouons, il nous semble
+qu'un éloge trop cru blesserait encore cet homme que nous avons connu
+si désintéressé de lui-même, qui ne s'est jamais mis en avant que pour
+être utile et n'a brillé que pour éclairer. Tout ce que nous pouvons
+dire, c'est que les idées neuves et d'abord contestées de son système
+ont fait leur chemin depuis sa mort, et que, sans parler de l'école
+américaine, des économistes marquants, en Angleterre, en Écosse, en
+Italie, en Espagne et ailleurs, professent hautement et enseignent ses
+opinions. Et s'il est certain que le caractère matériel, en quelque
+sorte, de la vérité, dans une doctrine comme dans une religion, est la
+puissance du prosélytisme qu'elle possède, on peut dire que la
+doctrine de Bastiat est vraie: car les nombreux convertis qui passent
+aujourd'hui à l'économie politique, y vont à peu près tous par Bastiat
+et sous son patronage. Son &oelig;uvre de propagande se poursuit et se
+poursuivra longtemps encore après lui:&mdash;c'est la seule espèce
+d'immortalité qu'il ait ambitionnée.</p>
+
+<p>Bastiat était tout simplement une belle intelligence éclairée par un
+admirable c&oelig;ur, un de ces grands <i>pacifiques</i> auxquels, selon la
+parole sacrée, le monde finit toujours par appartenir. Nous préférons
+hautement ces hommes-là aux génies solitaires et aux penseurs
+sibyllins. Ce ne sont, en effet, ni les idées ni les systèmes qui nous
+manquent aujourd'hui, mais le trait d'union et le lien d'harmonie. La
+masse incohérente des matériaux épars de l'avenir ressemble à ces
+gangues où le métal précieux abonde, mais disséminé dans la boue. Ce
+qu'il faut à notre siècle, c'est l'aimant qui rassemblera le fer
+autour de lui, c'est la goutte de mercure, qui, promenée à travers le
+mélange, s'assimilera <span class="pagenum"><a id="pagexli" name="pagexli"></a>(p. xli)</span> les parcelles d'or et d'argent. Or, ce
+rôle assimilateur nous paraît éminemment réservé aux natures
+sympathiques qui ont soif du bien et du vrai et vont le cherchant
+partout, aux hommes de foi plutôt encore que de science.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi nous souhaitons à notre pays des hommes comme Bastiat,
+et des vérités comme la doctrine de <i>l'Harmonie</i>, de ces vérités
+simples et fécondes qu'on ne découvre et qu'on ne perçoit qu'avec
+<i>l'esprit de son c&oelig;ur</i>, comme a dit de Maistre&mdash;<i>mente cordis sui.</i></p>
+
+<p class="right10 smcap">R. DE FONTENAY.</p>
+
+<hr class="hr20">
+
+<p>Voici quelques extraits du journal de M. Paillottet, qui sont le
+complément naturel de cette notice:</p>
+
+<div class="quote">
+<p class="center">NEUF JOURS PRÈS D'UN MOURANT.</p>
+
+ <p>Le 16 décembre, vers midi, j'arrive chez lui, je le vois. Nous
+ nous embrassons, mais à son premier mouvement tout affectueux
+ succède une impression chagrine. Sa figure s'attriste, et il
+ murmure, en élevant les mains: «Est-il possible que vous ayez
+ fait un si long voyage? Quelle folie!»</p>
+
+ <p>Pendant cette première entrevue je le trouvai, à ma grande
+ surprise, impatient, irritable... Comme je voulais lui éviter la
+ peine de monter un étage, à l'aide d'une précaution que j'aurais
+ prise, il me dit: «Je ne puis pas souffrir qu'on s'occupe de
+ moi.» Il lui répugne d'être vu pendant qu'il boit et mange, à
+ cause des efforts pénibles qu'exige de lui l'inglutition.
+ Toutefois cette répugnance ne paraît pas exister vis-à-vis des
+ étrangers. Ainsi à 2 heures &frac12; il entre au café prendre un verre
+ de sirop et ne veut pas que je l'accompagne.</p>
+
+
+<p class="center smaller">17 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> 1850</p>
+
+ <p>... En rentrant chez lui, il me parle de la seconde édition du
+ premier volume des <i>Harmonies</i>, puis du second volume qu'il
+ <span class="pagenum"><a id="pagexlii" name="pagexlii"></a>(p. xlii)</span> lui est impossible d'achever. Sur le chapitre des
+ salaires, qui était déjà fort avancé quand il a quitté Paris, il
+ me dit: «Si jamais on publie cela, il faudra bien expliquer que
+ ce n'est qu'un premier jet. J'aurais voulu refaire en entier ce
+ chapitre.»</p>
+
+ <p>Il trouve un éclair de gaieté en me racontant les singulières
+ conventions qu'il avait faites avec son hôtesse. Celle-ci avait
+ par rapport à lui la double qualité de propriétaire et de
+ domestique. Le mobilier et la batterie de cuisine étaient à elle.
+ Lorsqu'elle brisait un ustensile quelconque dans ses fonctions de
+ domestique, comme propriétaire elle en réclamait aussitôt le prix
+ et se faisait payer par lui. Elle avait aussi l'art de maintenir
+ le chiffre de la dépense quotidienne au même taux, bien que les
+ consommations du malade allassent toujours diminuant...</p>
+
+ <p>... Ce second jour les impatiences furent moins marquées... «À
+ quelle heure viendrez-vous demain?» me demanda-t-il lorsque je le
+ quittai.</p>
+
+ <p>Je suis convenu avec l'abbé de Monclar que je tiendrai compagnie
+ à notre malade depuis onze heures du matin jusqu'à l'heure du
+ dîner; l'abbé lui consacre le commencement et la fin de la
+ journée.</p>
+
+<p class="center smaller">18 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span>.</p>
+
+ <p>En arrivant près de lui, je lui remets quelques exemplaires de la
+ réimpression des <i>Incompatibilités parlementaires</i>, et lui
+ explique que je viens de les retirer du ministère de l'Intérieur
+ des États Romains.</p>
+
+ <p>Voici ce qui m'était arrivé pour ces brochures. Les douaniers de
+ Civita-Vecchia les avaient extraites de mon sac de voyage et
+ envoyées à la police. Je les croyais perdues, quand, passant ce
+ matin devant le magasin du libraire Merle,... je vois exposés en
+ vente plusieurs pamphlets de Bastiat. J'entre et demande à Merle
+ s'il a les <i>Incompatibilités parlementaires</i>: «Pas encore,
+ répond-il, mais je ne tarderai sans doute pas; car cet écrit
+ vient d'être réimprimé! Je le sais, à telles enseignes que les
+ douaniers de Civita-Vecchia ont été assez stupides, ces jours-ci,
+ pour en saisir une demi-douzaine d'exemplaires à un voyageur
+ français.»&mdash;«Comment donc êtes-vous si bien informé? repris-je;
+ je suis le voyageur dont vous faites mention.» Alors Merle
+ m'apprend <span class="pagenum"><a id="pagexliii" name="pagexliii"></a>(p. xliii)</span> qu'il tenait la nouvelle de ma mésaventure
+ du comte Z..., attaché au ministère de l'Intérieur. Le comte Z...
+ avait blâmé le procédé des douaniers, et ajouté que, si le
+ propriétaire se présentait pour réclamer ces brochures, elles lui
+ seraient immédiatement rendues. Sur ces explications, je m'étais
+ empressé d'aller à Monte-Cavallo, où un employé fort poli, après
+ m'avoir adressé beaucoup d'excuses sur ce qui s'était passé,
+ m'avait remis toutes mes brochures, moins une. Cette dernière ne
+ pouvait m'être rendue qu'un peu plus tard, parce que Monseigneur,
+ qui était alors absent, en avait commencé la lecture, curieux de
+ connaître cette production d'un auteur qu'il avait en grande
+ estime. Le même employé, me montrant sur la couverture d'un
+ pamphlet la liste imprimée des divers écrits de Bastiat, posa
+ l'index sur les mots <i>Harmonies économiques</i>, et dit: «Voilà un
+ bien bel ouvrage.»</p>
+
+ <p>J'informai de cette particularité mon cher malade, en ajoutant
+ que très-certainement en France, au ministère de l'Intérieur, ses
+ &oelig;uvres étaient moins connues que dans les bureaux de
+ Monte-Cavallo.</p>
+
+ <p>Par un fort beau temps, nous prenons une voiture.... Il veut me
+ servir de cicerone, et m'expliquer les monuments antiques; mais
+ j'obtiens qu'il se taise jusqu'à ce que nous descendions de
+ voiture... Il m'entretient beaucoup de son projet de rentrer en
+ France, d'un domestique, nommé Dargeau, qu'il fait venir de son
+ pays, pour s'assurer ses soins éprouvés, et m'interroge sur la
+ durée probable de mon séjour à Rome. Je me garde bien de lui dire
+ que je m'en irai probablement le lendemain de son départ.</p>
+
+ <p>... Quand nous sommes rentrés chez lui, il me parle de mettre en
+ ordre ses ébauches. Il voudrait bien me dicter quelques
+ indications importantes et notamment sur le sujet de la
+ population... L'article qu'il a publié, il y a quatre ans
+ environ, dans le <i>Journal des Économistes</i>, lui paraît incomplet
+ et à refaire. La principale objection contre la théorie de
+ Malthus n'y est pas exposée.</p>
+
+ <p>Les impatiences ont disparu.</p>
+
+<p class="center smaller">19 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span>.</p>
+
+ <p>Je le trouve bien fatigué!.... Nous sortons un peu tard, et
+ rentrons bientôt après....</p>
+
+ <p><span class="pagenum"><a id="pagexliv" name="pagexliv"></a>(p. xliv)</span> Il monte son escalier plus péniblement que de coutume.
+ Quand enfin il est assis sur son canapé, je remarque que sa
+ respiration est plus difficile que la veille. Des bruits sourds
+ et de mauvais augure grondent dans sa poitrine oppressée. Il se
+ remet cependant un peu, et entame le chapitre de l'Économie
+ politique.</p>
+
+ <p>«Un travail bien important à faire pour l'Économie politique, me
+ dit-il, c'est d'écrire l'histoire de la spoliation. C'est une
+ longue histoire, dans laquelle, dès l'origine, apparaissent les
+ conquêtes, les migrations de peuples, les invasions, et tous les
+ funestes excès de la force aux prises avec la justice.»</p>
+
+ <p>«De tout cela il reste aujourd'hui encore des traces vivantes, et
+ c'est une grande difficulté pour la solution des questions posées
+ dans notre siècle. On n'arrivera pas à cette solution tant qu'on
+ n'aura pas bien constaté en quoi et comment l'injustice, faisant
+ sa part au milieu de nous, s'est impatronisée dans nos m&oelig;urs
+ et dans nos lois.»</p>
+
+ <p>..... Il m'entretient de plusieurs de nos amis de Paris, sujet
+ sur lequel il s'arrête volontiers; puis, se préoccupant de mon
+ dîner, il me renvoie après m'avoir dit: «Puisque vous avez fait
+ ce long voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici.»</p>
+
+<p class="center smaller">20 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span>.</p>
+
+ <p>En arrivant près de lui à l'heure accoutumée, je lui demande la
+ permission de le quitter pour aller à l'ambassade où je me suis
+ déjà rendu en vain ce matin. J'ai trois lettres pour la France à
+ remettre à une personne que je n'ai pas rencontrée. Cette demande
+ le contrarie, et l'abbé de Monclar, qui était sur le point de
+ sortir, se charge de faire tenir mes lettres à l'ambassade.</p>
+
+ <p>Dès que nous sommes seuls, il me dit: «Vous ne devineriez jamais
+ ce que j'ai fait ce matin.» Inquiet et le soupçonnant d'une
+ imprudence, je conjecturai qu'il avait écrit. «Non, reprit-il,
+ cela m'eût été, cela m'est impossible. Voici ce que j'ai fait, je
+ me suis confessé. Je veux <i>vivre</i> et mourir dans la religion de
+ mes pères. Je l'ai toujours aimée, quoique je n'en suivisse pas
+ les pratiques extérieures.» Ce mot de <i>vivre</i> n'était employé là
+ que par ménagement pour moi. Je lui rappelai qu'en 1848 il
+ m'avait dit, en parlant de Jésus-Christ: «Il est impossible
+ d'admettre <span class="pagenum"><a id="pagexlv" name="pagexlv"></a>(p. xlv)</span> qu'un mortel ait pu avoir, de l'humanité et
+ des lois qui la régissent, une connaissance aussi profonde que
+ celle qui est dans l'Évangile.»</p>
+
+ <p>Il me propose de prendre ses ébauches économiques dans sa malle;
+ car le temps menaçait, et il n'eût pas été prudent de sortir. Je
+ savais, d'ailleurs, dès la veille au soir, qu'aux yeux du docteur
+ Lacauchie il déclinait d'une manière rapide.</p>
+
+ <p>Je pris les papiers, et commençai à les compulser, assis près de
+ lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l'oreille
+ à ce qu'il voulait me dire.</p>
+
+ <p>...... Voici une recommandation... sur laquelle il a beaucoup
+ insisté. «Il faut traiter l'économie politique au point de vue du
+ <i>consommateur</i>. Tous les phénomènes économiques, que leurs effets
+ soient bons ou qu'ils soient mauvais, se résolvent, à la fin de
+ leur évolution, par des avantages ou des préjudices pour les
+ consommateurs. Ces mêmes effets ne font que glisser sur les
+ producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts d'une
+ manière durable.»</p>
+
+ <p>«Le progrès de la civilisation doit amener les hommes à se placer
+ à ce point de vue et à calculer leur intérêt de consommateurs
+ plutôt que leur intérêt de producteurs. On voit déjà ce progrès
+ s'opérer en Angleterre, et des ouvriers s'y occuper moins de
+ l'élévation de leur salaire que de l'avantage d'obtenir à bas
+ prix tous les objets qu'ils consomment.»</p>
+
+ <p>Il m'a répété que c'était là un point capital, et j'étais étonné
+ de la profondeur comme de la lucidité de ses explications.</p>
+
+ <p>Vers la nuit, il m'a parlé de Rome considérée au point de vue
+ religieux. «Ce qui m'a le plus frappé, dit-il, c'est la solidité
+ de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les
+ touche dans les catacombes; il est impossible de les nier.» Son
+ langage était plein d'onction.</p>
+
+ <p>Demain je continuerai le dépouillement de ses papiers
+ scientifiques. Cette journée a été bien triste. La mort se montre
+ à nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom,
+ lui par un sentiment délicat, afin de m'éviter une affliction, et
+ moi pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le
+ gagnerait peut-être et lui serait douloureux. C'est lui qui me
+ donne l'exemple du courage...</p>
+
+<p class="center smaller"><span class="pagenum"><a id="pagexlvi" name="pagexlvi"></a>(p. xlvi)</span> 21 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> (<span class="smcap">SAMEDI</span>).</p>
+
+ <p>L'affaiblissement continue. À 11 h. &frac12;, par un temps superbe, il
+ sent le besoin de se coucher quelques instants avant d'essayer
+ une promenade. Nous sortons à 1 h. <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">4</sub>, mais quelques nuages
+ menacent d'intercepter les rayons du soleil... Les nuages se
+ dispersent, et nous jouissons d'un soleil magnifique, qui fait
+ mieux ressortir la beauté des sites dont nous sommes entourés. La
+ sérénité du ciel semble se communiquer à son âme, et il répète
+ fréquemment: «Quelle délicieuse promenade! Comme nous avons bien
+ réussi!» Il m'indique une haute colline couronnée d'ifs, au
+ sommet de laquelle il s'est fait conduire quelques jours avant
+ mon arrivée. Quand je cherche à me rendre compte de ses
+ impressions, il me paraît heureux de voir une dernière fois les
+ splendeurs de la nature et s'applaudir de les rencontrer pour
+ leur faire ses adieux. Car il ne se fait pas d'illusion sur son
+ état. Plus explicite avec l'abbé de Monclar qu'avec moi sur ce
+ triste sujet, il lui disait hier: «Je trouve depuis trois jours
+ que le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait
+ ainsi, Dieu me ferait une grande grâce et m'épargnerait bien des
+ souffrances.»</p>
+
+ <p>..... Il prend un livre de prières, et moi je continue le
+ classement de ses papiers...</p>
+
+ <p>Il me fait quitter mon classement pour m'asseoir tout près de
+ lui. Après un instant d'assoupissement, comme s'il venait d'y
+ puiser une force nouvelle, il me donne une explication pour
+ corroborer sa théorie de la valeur.</p>
+
+ <p>«Avez-vous trouvé dans mes notes, me demanda-t-il, un passage sur
+ ce sujet? C'est un fragment auquel j'attache quelque importance.
+ Vous le reconnaîtrez à cette formule que j'y ai employée: <i>Do ut
+ des, facio ut facias</i>, etc.»</p>
+
+ <p>Je n'ai pas encore découvert ce fragment...</p>
+
+ <p>Avant de nous quitter, qui s'y serait attendu? nous nous sommes
+ livrés à un mouvement d'hilarité. Il m'a raconté qu'ayant vu dans
+ un magasin de librairie son <i>Cobden et la Ligue</i>, il avait
+ marchandé cet ouvrage. Comme on lui en demandait le prix de 7 fr.
+ 50, il s'était récrié, avait qualifié ce livre de vieux bouquin,
+ et en avait offert seulement 4 fr. C'est, je crois, <span class="pagenum"><a id="pagexlvii" name="pagexlvii"></a>(p. xlvii)</span>
+ la seule fois de sa vie qu'il ait réclamé un rabais, et le moyen
+ qu'il employait pour l'obtenir est fort plaisant. Décrier un de
+ ses écrits pour l'obtenir à meilleur marché, c'est ce que peu
+ d'auteurs se seraient avisés de faire.</p>
+
+<p class="center smaller">22 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> 1850 (<span class="smcap">DIMANCHE</span>).</p>
+
+ <p>Ce matin il a communié. La cérémonie a eu lieu de bonne heure, et
+ cependant, en entrant chez lui, je vois qu'il n'a pas encore
+ déjeuné. Pour qu'il s'acquittât de cette pénible tâche sans être
+ gêné de ma présence, j'allai me promener jusqu'à 11 h. &frac12;.</p>
+
+ <p>..... Avez-vous un crayon? me demanda-t-il. Je lui remis aussitôt
+ celui que contient mon portefeuille, et le vis tracer les lignes
+ suivantes sur son livre de prières:</p>
+
+ <p>«Les 20 et 21 décembre je me suis confessé à M. l'abbé Ducreux.
+ Le 22, j'ai reçu la communion des mains de mon cousin Eugène de
+ Monclar.»</p>
+
+ <p>Il me parla aussitôt après du sacrement qu'il avait reçu le
+ matin, et à ce propos il m'expliqua ses idées religieuses.</p>
+
+ <p>«Le déiste, dit-il, n'a de Dieu qu'une idée trop vague. Son Dieu,
+ il l'oublie souvent, ou bien il l'appelle une cause première et
+ ne se croit plus obligé d'y penser. Il faut que l'homme s'appuie
+ sur une révélation pour être véritablement en communication avec
+ Dieu. Quant à moi, j'ai pris la chose par le bon bout et en toute
+ humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant
+ autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus
+ éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me
+ trouver en communion avec cette portion du genre humain.»</p>
+
+ <p>Un peu plus tard, il s'enquit de nouveau du fragment sur la
+ valeur. Je venais de le découvrir. Il désira que je lui en
+ donnasse lecture, puis m'arrêta à la 6<sup>me</sup> page en me disant de ne
+ continuer que pour moi seul. Quand j'eus achevé et déclaré que la
+ démonstration me paraissait complète, il dit que, si l'état de sa
+ santé l'eût permis, il eût fondu ce fragment dans le chapitre <i>De
+ la valeur</i> au premier volume des <i>Harmonies</i>; mais qu'il
+ suffisait de l'introduire en forme de note dans la 2<sup>me</sup>
+ édition... Il me recommanda en même temps, à l'égard <span class="pagenum"><a id="pagexlviii" name="pagexlviii"></a>(p. xlviii)</span>
+ des chapitres inachevés, de les faire suivre de points
+ suspensifs.....</p>
+
+ <p>Comme je lui demandais à emporter dans ma chambre quelques
+ liasses pour les lire attentivement et à loisir, il me répondit
+ en ces termes: «Prenez tout; il faut que vous emportiez tout à
+ Paris. Si je ressuscite, vous me les rendrez.»</p>
+
+ <p>..... Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu'il
+ serait imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit.</p>
+
+ <p>Après notre dîner, l'abbé et moi nous revînmes pour le décider à
+ recevoir une garde qui allait lui être envoyée. Il résista et ne
+ voulut pas qu'elle commençât son service, au moins pour cette
+ nuit.</p>
+
+<p class="center smaller">23 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> 1850 (<span class="smcap">LUNDI</span>).</p>
+
+ <p>Le temps est beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus
+ faible que la veille. Il me parle de la seconde édition de ses
+ <i>Harmonies</i>, et pense qu'il faudrait comprendre dans le premier
+ volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la
+ <i>Concurrence</i>, un autre chapitre intitulé <i>Production et
+ Consommation</i>... Après l'avoir dissuadé de sortir, à cause de la
+ vivacité du vent qui souffle du nord, l'abbé et moi, voyant que
+ le soleil échauffe l'atmosphère de ses rayons, nous nous rendons
+ à son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture
+ fermée.</p>
+
+ <p>..... La durée de notre promenade avait été de 2 heures &frac12;. Au
+ seuil de la porte, l'abbé et moi voulûmes le prendre sur nos
+ bras, pour lui éviter la fatigue de l'ascension. Mais il s'y
+ refusa avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se
+ mit à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il s'assit
+ un instant sur une chaise que lui présentait son hôtesse, puis,
+ ayant repris haleine, il monta le second étage. «Je suis bien
+ aise, nous dit-il en manière de justification de son imprudence,
+ d'avoir pu constater que je pouvais faire aujourd'hui ce que j'ai
+ fait hier.» À partir de ce moment, je pus observer qu'il
+ s'attachait de plus en plus à l'idée d'un retour en France. Ce
+ voyage devint sa constante préoccupation.</p>
+
+ <p>Vers quatre heures arriva l'ambassadeur, M. de Rayneval.
+ <span class="pagenum"><a id="pagexlix" name="pagexlix"></a>(p. xlix)</span> Cette visite tira notre ami d'un état prononcé
+ d'accablement. Il se leva, fit asseoir l'ambassadeur sur le
+ canapé et s'assit à côté de lui. Son premier soin fut de parler
+ de son départ d'Italie. Il s'enquit du nom du navire sur lequel
+ M. de Rayneval se chargeait de lui procurer une chambre
+ d'officier. M. de Rayneval l'entretint dans son illusion. Ensuite
+ la conversation se porta sur les monuments de Rome, et Bastiat
+ exprima son admiration pour Saint-Pierre. Ses éloges comprenaient
+ cependant des réserves et étaient entremêlés de critiques.</p>
+
+ <p>...... Je me mis en quête d'une garde... Il me fut impossible
+ d'en trouver une disponible. Alors l'abbé de Monclar se décida à
+ passer la nuit... Le médecin était venu... Il n'estimait pas que
+ le malade pût vivre encore trente-six heures, et même en comptant
+ les pulsations de son pouls, il s'étonnait qu'il fût au nombre
+ des vivants.</p>
+
+<p class="center smaller">24 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> 1850 (<span class="smcap">MARDI</span>).</p>
+
+ <p>J'arrive chez lui à 5 h. du matin, comme j'en étais convenu avec
+ M. de Monclar, que je devais remplacer. Le cher malade avait
+ passé une nuit plus calme, grâce sans doute à l'effet de la
+ potion calmante; toutefois il se plaignait de n'avoir pas dormi.
+ Quand il me vit si matin, il me dit: «Mes amis sont mes
+ victimes.» Il m'entretint de l'effet de la potion à laquelle il
+ attribuait une action sur son cerveau. «Je sens là deux pensées,
+ disait-il en posant le doigt sur son front; ma pensée ordinaire
+ et une autre.» Ce même matin, il voulut se lever un peu plus tôt
+ que de coutume. À 8 h. &frac12; il quitta son lit. Mais il se sentit
+ faible, et n'essaya pas de se laver les mains et le visage, ce
+ qu'il avait fait encore debout, la veille.</p>
+
+ <p>Assis sur son canapé, il m'interrogea de nouveau sur la durée de
+ mon séjour à Rome. Ensuite il me parla de son retour en France,
+ s'inquiétant beaucoup de savoir s'il serait possible de lui
+ procurer des moyens de transport commodes de Marseille à Mugron,
+ de l'installer dans chaque hôtel, au rez-de-chaussée, dans une
+ pièce bien chaude, etc. Quand je le vis s'arrêter sur ces détails
+ et en prendre souci, je crus devoir, pour soulager son esprit,
+ lui proposer de l'accompagner dans son voyage... Il accepta de
+ suite mon offre, et me dit que nous ne nous séparerions <span class="pagenum"><a id="pagel" name="pagel"></a>(p. l)</span>
+ qu'à Mugron. Puis, un instant après, comme s'il se fût fait un
+ cas de conscience de son acceptation, il ajouta: «Vous vous
+ sacrifiez pour moi seul, attendez-vous à toutes sortes de
+ déceptions.»</p>
+
+ <p>Ces déceptions qui m'attendaient entre Marseille et Mugron, le
+ scrupule exagéré qui les lui faisait entrevoir, m'eussent égayé
+ dans tout autre moment.</p>
+
+ <p>La veille au soir il avait dit à son cousin qu'il désirait faire
+ son testament et se servir du ministère du chancelier de
+ l'ambassade. Cette résolution étant bien arrêtée dans son esprit,
+ j'allai, un peu avant onze heures, chercher M. de Gérando,
+ chancelier. Celui-ci ne put venir aussi promptement que nous
+ l'eussions désiré. Il n'arriva qu'à 1 h. Notre malade s'était
+ remis au lit. C'est de son lit qu'il déclara lentement ses
+ intentions à M. de Gérando, s'inquiétant beaucoup, non-seulement
+ de les énoncer, mais de les motiver, ce qui était superflu.</p>
+
+ <p>..... Pendant que le chancelier s'occupait de la rédaction
+ définitive du testament, il me témoignait encore la crainte de
+ n'avoir pas été compris. Pour le rassurer, je lui répétai, non
+ ses propres paroles, mais le sens qu'elles exprimaient, et qui
+ était fort clair. Alors il étendit son bras, posa sa main sur mon
+ cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille près de ses
+ lèvres, et dit en donnant à son faible souffle un accent
+ inimitable: «Voyez-vous, Paillottet, ma tante, c'est ma mère!
+ C'est elle qui m'a élevé, qui a veillé sur mon enfance!»</p>
+
+ <p>Le testament allait s'achever. Pour savoir s'il était en état de
+ le signer, je lui remis une plume et une feuille de papier blanc
+ sur laquelle il traça ces lettres: <i>Frede</i>.... Nous vîmes qu'il
+ pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement.</p>
+
+ <p>Un instant après il me dit: «Je fais une réflexion. Mon oncle
+ jouit actuellement de ma maison de Sengresse: je voudrais qu'il
+ ne fût pas troublé dans cette jouissance, et j'aurais dû insérer
+ une disposition à ce sujet dans mes dernières volontés. Il est
+ trop tard.» Je lui promis de faire connaître ce v&oelig;u, et,
+ d'après ce que j'avais ouï dire de M<sup>lle</sup> sa tante, j'ajoutai que
+ de son propre mouvement elle ferait pour son frère ce que son
+ neveu désirait qu'elle fît.</p>
+
+ <p>À 2 h. &frac12;, malgré la fatigue qu'il venait d'éprouver, il voulut
+ <span class="pagenum"><a id="pageli" name="pageli"></a>(p. li)</span> quitter son lit. L'abbé venait de rentrer. Nous aidâmes
+ le malade à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient
+ sensiblement. Il resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se
+ recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent.
+ Nous le soulevâmes; mais à raison de la position qu'il avait
+ prise, nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se
+ trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses, nous
+ changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se reposer un
+ instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration devenait
+ de plus en plus pénible, et les bouillonnements à l'intérieur de
+ sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il eut un court
+ assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de changer
+ de position et de se mettre au lit comme de coutume. Puis un
+ nouvel accablement survint. J'étais assis près de lui, les yeux
+ fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui rencontrait
+ tant d'obstacles. L'impression que je ressentais devint si
+ poignante que je dus me retirer dans la pièce voisine. L'abbé de
+ Monclar, que j'avais laissé en prières auprès de la fenêtre, vint
+ bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de
+ lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin, et fit
+ entendre ces mots: «<i>tous deux</i>.» C'était à nous deux qu'il
+ voulait s'adresser.</p>
+
+ <p>Il souleva un peu sa tête, l'appuya sur sa main droite, et se
+ disposa à parler. L'intelligence brillait encore dans ses yeux.
+ Son regard avait une expression que j'avais souvent remarquée au
+ milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d'un
+ problème. La première phrase qu'il prononça sortit si faible de
+ ses lèvres que l'abbé, placé debout à la tête du lit, n'en put
+ rien entendre, et que je n'en recueillis que le dernier mot.
+ C'était l'adjectif <i>philosophique</i>. Après une courte pause, il
+ prononça distinctement: <span class="smcap">LA VÉRITÉ</span>; puis s'arrêta, redit le même
+ mot, et le répéta encore, en s'efforçant de compléter sa pensée.
+ Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son
+ explication et de se reposer un peu; l'abbé se pencha pour
+ l'aider à replacer sa tête sur l'oreiller. Dans cette situation
+ le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m'arriver. Il dit alors,
+ sans que je les entendisse, ces mots que l'abbé me transmit
+ immédiatement et me répéta le jour suivant: «<i>Je suis heureux de
+ ce que mon esprit m'appartient.</i>» L'abbé ayant changé de
+ position, je pus entendre <span class="pagenum"><a id="pagelii" name="pagelii"></a>(p. lii)</span> le mourant articuler encore
+ ceci: «<i>Je ne puis pas m'expliquer.</i>» Ce furent les derniers mots
+ qui sortirent de sa bouche.</p>
+
+ <p>À ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu'il se
+ trouvait avec l'abbé, je crus pouvoir m'absenter un instant, et
+ sortis à 5 h. Quand je revins, mon ami n'existait plus. Cinq
+ minutes après ma sortie il avait rendu le dernier soupir...</p>
+
+ <p>Voici ce que m'apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux
+ témoins de sa fin. Au moment où je m'éloignais, ils
+ s'approchèrent de son lit et virent aussitôt que la mort allait
+ frapper. M. de Monclar se mit en devoir d'administrer au mourant
+ l'Extrême-Onction, et pour s'assurer de ses dispositions à
+ recevoir ce dernier sacrement, il lui dit: «Mon ami, baise le
+ crucifix.» Les lèvres du mourant s'avancèrent, et obéirent
+ complétement à l'exhortation. À cette vue le docteur fit un geste
+ d'étonnement; il ne s'expliquait pas que l'intelligence et la
+ volonté fussent encore là quand la vie se retirait.</p>
+
+ <p>Je contemplai longtemps cette tête chérie que l'âme venait
+ d'abandonner, et vis que la mort n'y avait laissé aucune trace de
+ souffrance.</p>
+
+ <p>Deux jours après, dans l'Église de Saint-Louis des Français, on
+ fit à l'homme éminent, qui avait vécu si simple et si modeste, de
+ pompeuses funérailles. C'était un premier acte de justice envers
+ sa mémoire.</p>
+
+ <p>Le surlendemain, 28 décembre, je quittais Rome pour revenir en
+ France. Quelques heures avant de partir, je lus dans l'Église de
+ Santa Maria degli Angeli une belle et courte épitaphe latine qui
+ semblait faite pour lui. Je la traduis de cette manière:</p>
+
+<p class="poem30">
+ <i>Il vécut par le c&oelig;ur et la pensée,<br>
+ Il vit dans nos souvenirs,<br>
+ Il vivra dans la postérité.</i></p>
+</div>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> CORRESPONDANCE<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a></h2>
+
+<h3>LETTRES DE F. BASTIAT À M. VICTOR CALMÈTES.</h3>
+
+<p class="date">Bayonne, 12 septembre 1819.</p>
+
+<p class="lspac2em">............</p>
+
+<p>Nous nous trouvons, mon ami, dans le même cas: tous les deux nous
+sommes portés par goût à une étude autre que celle que le devoir nous
+ordonne; à la différence que la philosophie, vers laquelle notre
+penchant nous entraîne, tient de plus près à l'état d'avocat qu'à
+celui de négociant.</p>
+
+<p>Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dans un comptoir, je
+m'imaginais que l'art du négociant était tout mécanique et que six
+mois suffisaient pour faire de moi un négociant. Dans ces
+dispositions, je ne crus pas nécessaire <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> de travailler
+beaucoup, et je me livrai particulièrement à l'étude de la philosophie
+et de la politique.</p>
+
+<p>Depuis je me suis bien désabusé. J'ai reconnu que la science du
+commerce n'était pas renfermée dans les bornes de la routine. J'ai su
+que le bon négociant, outre la nature des marchandises sur lesquelles
+il trafique, le lieu d'où on les tire, les valeurs qu'il peut
+échanger, la tenue des livres, toutes choses que l'expérience et la
+routine peuvent en partie faire connaître, le bon négociant, dis-je,
+doit étudier les lois et approfondir l'<i>économie politique</i>, ce qui
+sort du domaine de la routine et exige une étude constante.</p>
+
+<p>Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude.
+Continuerais-je l'étude de la philosophie qui me plaît, ou
+m'enfoncerais-je dans les finances que je redoute? Sacrifierais-je mon
+devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir?</p>
+
+<p>Décidé à faire passer mon devoir avant tout, j'allais commencer mes
+études, quand je m'avisai de jeter un regard sur l'avenir. Je pesai la
+fortune que je pouvais espérer et, la mettant en balance avec mes
+besoins, je m'assurai que, pour peu que je fusse heureux au commerce,
+je pourrais, très-jeune encore, me décharger du joug d'un travail
+inutile à mon bonheur. Tu connais mes goûts; tu sais si, pouvant vivre
+heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède mes besoins, tu
+sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j'irai m'imposer le
+fardeau d'un ennuyeux travail, pour posséder, le reste de ma vie, un
+superflu inutile.</p>
+
+<p>... Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourrai avoir une
+certaine aisance, ce qui, j'espère, sera bientôt, j'abandonne les
+affaires.</p>
+
+<p class="date">Bayonne, 5 mars 1820.</p>
+
+<p>..... J'avais lu le <i>Traité d'économie politique</i> de J. B. Say,
+excellent ouvrage très-méthodique. Tout découle de ce principe
+<span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span> que <i>les richesses sont les valeurs et que les valeurs se
+mesurent sur l'utilité</i>. De ce principe fécond, il vous mène
+naturellement aux conséquences les plus éloignées, en sorte qu'en
+lisant cet ouvrage on est surpris, comme en lisant Laromiguière, de la
+facilité avec laquelle on va d'une idée à une idée nouvelle. Tout le
+système passe sous vos yeux avec des formes variées et vous procure
+tout le plaisir qui naît du sentiment de l'évidence.</p>
+
+<p>Un jour que je me trouvais dans une société assez nombreuse, on
+traita, en manière de conversation, une question d'économie politique;
+tout le monde déraisonnait. Je n'osais pas trop émettre mes opinions,
+tant je les trouvais opposées aux idées reçues; cependant me trouvant,
+par chaque objection, obligé de remonter d'un échelon pour en venir à
+mes preuves, on me poussa bientôt jusqu'au principe. Ce fut alors que
+M. Say me donna beau jeu. Nous partîmes du principe de l'économie
+politique, que mes adversaires reconnaissaient être juste; il nous fut
+bien facile de descendre aux conséquences et d'arriver à celle qui
+était l'objet de la discussion. Ce fut à cette occasion que je sentis
+tout le mérite de la méthode, et je voudrais qu'on l'appliquât à tout.
+N'es-tu pas de mon avis là-dessus?</p>
+
+<p class="date">18 mars 1820.</p>
+
+<p>....... Je suis entré pas à pas dans le monde, mais je ne m'y suis pas
+jeté; et, au milieu de ses plaisirs et de ses peines, quand les
+autres, étourdis par tant de bruit, s'oublient, si je puis m'exprimer
+ainsi, dans le cercle étroit du présent, mon âme vigilante avait
+toujours un &oelig;il en arrière, et la réflexion l'a empêchée de se
+laisser dominer. D'ailleurs mon goût pour l'étude a pris beaucoup de
+mes instants. Je m'y suis tellement livré, l'année dernière, que cette
+année on me l'a défendue, à la suite d'une incommodité douloureuse
+qu'elle m'a occasionnée.......</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> Bayonne, 10 septembre 1820.</p>
+
+<p class="lspac2em">............</p>
+
+<p>Une chose qui m'occupe plus sérieusement, c'est la philosophie et la
+religion. Mon âme est pleine d'incertitude et je ne puis plus
+supporter cet état. Mon esprit se refuse à <i>la foi</i> et mon c&oelig;ur
+soupire après elle. En effet, comment mon esprit saurait-il allier les
+grandes idées de la Divinité avec la puérilité de certains dogmes, et,
+d'un autre côté, comment mon c&oelig;ur pourrait-il ne pas désirer de
+trouver dans la sublime morale du christianisme des règles de
+conduite? Oui, si le paganisme est la mythologie de l'imagination, le
+catholicisme est la mythologie du sentiment.&mdash;Quoi de plus propre à
+intéresser un c&oelig;ur sensible que cette vie de Jésus, que cette
+morale évangélique, que cette médiation de Marie! que tout cela est
+touchant.......</p>
+
+<p class="date">Bayonne, octobre 1820.</p>
+
+<p>Je t'avoue, mon cher ami, que le chapitre de la religion me tient dans
+une hésitation, une incertitude qui commencent à me devenir à charge.
+Comment ne pas voir une mythologie dans les dogmes de notre
+catholicisme? Et cependant cette mythologie est si belle, si
+consolante, si sublime, que l'erreur est presque préférable à la
+vérité. Je pressens que si j'avais dans mon c&oelig;ur une étincelle de
+foi, il deviendrait bientôt un foyer. Ne sois pas surpris de ce que je
+te dis là. Je crois à la Divinité, à l'immortalité de l'âme, aux
+récompenses de la vertu et au châtiment du vice. Dès lors, quelle
+immense différence entre l'homme religieux et l'incrédule! mon état
+est insupportable. Mon c&oelig;ur brûle d'amour et de reconnaissance pour
+mon Dieu, et j'ignore le moyen de lui payer le tribut d'hommages que
+je lui dois. Il n'occupe que vaguement ma pensée, tandis que <span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span>
+l'homme religieux a devant lui une carrière tracée à parcourir. Il
+prie. Toutes les cérémonies du culte le tiennent sans cesse occupé de
+son Créateur. Et puis ce sublime rapprochement de Dieu et de l'homme,
+cette rédemption, qu'il doit être doux d'y croire! quelle invention,
+Calmètes, si c'en est une!</p>
+
+<p>Outre ces avantages, il en est un autre qui n'est pas moindre:
+l'incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la
+suivre. Quelle perfection dans l'entendement, quelle force dans la
+volonté lui sont indispensables! et qui lui répond qu'il ne devra pas
+changer demain son système d'aujourd'hui? L'homme religieux au
+contraire a sa route tracée. Il se nourrit d'une morale toujours
+divine.</p>
+
+<p class="date">Bayonne, 29 avril 1821.</p>
+
+<p>....... Pour moi, je crois que je vais me fixer irrévocablement à la
+religion. Je suis las de recherches qui n'aboutissent et ne peuvent
+aboutir à rien. Là, je suis sûr de la paix, et je ne serai pas
+tourmenté de craintes, même quand je me tromperais. D'ailleurs, c'est
+une religion si belle, que je conçois qu'on la puisse aimer au point
+d'en recevoir le bonheur dès cette vie.</p>
+
+<p>Si je parviens à me déterminer, je reprendrai mes anciens goûts. La
+littérature, l'anglais, l'italien, m'occuperont comme autrefois; mon
+esprit s'était engourdi sur les livres de controverse, de théologie et
+de philosophie. J'ai déjà relu quelques tragédies d'Alfieri.....</p>
+
+<p class="date">Bayonne, 10 septembre 1821.</p>
+
+<p>Je veux te dire un mot de ma santé. Je change de genre de vie, j'ai
+abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, mon
+spleen enfin, et je m'en trouve bien. Je vais dans le monde, cela me
+distrait singulièrement. <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span> Je sens le besoin d'argent, ce qui
+me donne envie d'en gagner, ce qui me donne du goût pour le travail,
+ce qui me fait passer la journée assez agréablement au comptoir, ce
+qui, en dernière analyse, est extrêmement favorable à mon humeur et à
+ma santé. Cependant je regrette parfois ces jouissances sentimentales
+auxquelles on ne peut rien comparer; cet amour de la pauvreté, ce goût
+pour la vie retirée et paisible, et je crois qu'en me livrant un peu
+au plaisir, je n'ai voulu qu'attendre le moment de l'abandonner.
+Porter la solitude dans la société est un contre-sens, et je suis bien
+aise de m'en être aperçu à temps.....</p>
+
+<p class="date">Bayonne, 8 décembre 1821.</p>
+
+<p>J'étais absent, mon cher ami, quand ta lettre est parvenue à Bayonne,
+ce qui retarde un peu ma réponse. Que j'ai eu de plaisir à la recevoir
+cette chère lettre! À mesure que l'époque de notre séparation
+s'éloigne de nous, je pense à toi avec plus d'attendrissement; je sens
+mieux le prix d'un bon ami. Je n'ai pas trouvé ici qui pût te
+remplacer dans mon c&oelig;ur. Comme nous nous aimions! pendant quatre
+ans nous ne nous sommes pas quittés un instant. Souvent l'uniformité
+de notre manière de vivre, la parfaite conformité de nos sentiments et
+de nos pensées ne nous permettait pas de beaucoup causer. Avec tout
+autre, de silencieuses promenades aussi longues m'auraient été
+insupportables; avec toi, je n'y trouvais rien de fatigant; elles ne
+me laissaient rien à désirer. J'en vois qui ne s'aiment que pour faire
+parade de leur amitié, et nous, nous nous aimions obscurément,
+bonnement; nous ne nous aperçûmes que notre attachement était
+remarquable que lorsqu'on nous l'eut fait remarquer. Ici, mon cher,
+tout le monde m'aime, mais je n'ai pas d'ami.....</p>
+
+<p class="lspac2em">............</p>
+
+<p>..... Te voilà donc, mon ami, en robe et en bonnet <span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> carré! Je
+suis en peine de savoir si tu as des dispositions pour l'état que tu
+embrasses. Je te connais beaucoup de justesse et de rectitude dans le
+jugement; mais c'est la moindre des choses. Tu dois avoir l'élocution
+facile, mais l'as-tu aussi pure? ton accent n'a pas dû s'améliorer à
+Toulouse, ni se perfectionner à Perpignan. Le mien est toujours
+détestable et probablement ne changera jamais. Tu aimes l'étude, assez
+la discussion. Je crois donc que tu dois à présent t'attacher surtout
+à l'étude des lois, car ce sont des notions que l'on n'apprend que par
+le travail, comme l'histoire et la géographie,&mdash;et ensuite à la partie
+physique de ta profession. Les grâces, les manières nobles et aisées,
+ce vernis, ce coup d'&oelig;il, cet avant-main, ce je ne sais quoi qui
+plaît, qui prévient, qui entraîne. C'est là la moitié du succès. Lis à
+ce sujet les Lettres de lord Chesterfield à son fils. C'est un livre
+dont je suis loin d'approuver la morale, toute séduisante qu'elle est;
+mais un esprit juste comme le tien saura facilement laisser le mauvais
+et faire son profit du bon.</p>
+
+<p>Pour moi, ce n'est pas Thémis, c'est l'aveugle Fortune que j'ai
+choisie, ou qu'on m'a choisie pour amante. Cependant, je dois
+l'avouer, mes idées sur cette déesse ont beaucoup changé. Ce <i>vil
+métal</i> n'est plus aussi vil à mes yeux. Sans doute il était beau de
+voir les Fabricius et les Curius demeurer pauvres, lorsque les
+richesses n'étaient le fruit que du brigandage et de l'usure; sans
+doute Cincinnatus faisait bien de manger des fèves et des raves,
+puisqu'il aurait dû vendre sa patrie et son honneur pour manger des
+mets plus délicats; mais les temps sont changés.&mdash;À Rome la fortune
+était le fruit du hasard, de la naissance, de la conquête; aujourd'hui
+elle n'est que le prix du travail, de l'industrie, de l'économie. Dans
+ce cas elle n'a rien que d'honorable. C'est un fort sot préjugé qu'on
+puise dans les colléges, que celui qui fait mépriser l'homme qui sait
+acquérir avec probité et <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span> user avec discernement. Je ne crois
+pas que le monde ait tort, dans ce sens, d'honorer le riche; son tort
+est d'honorer indistinctement le riche honnête homme et le riche
+fripon...</p>
+
+<p class="date">Bayonne, 20 octobre 1821.</p>
+
+<p>Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans une
+certaine situation de la vie et y aspire; celui que tu attaches à la
+vie retirée n'a peut-être d'autre mérite que d'être aperçu de loin.
+J'ai plus aimé que toi la solitude, je l'ai cherchée avec passion,
+j'en ai joui; et, quelques mois encore, elle me conduisait au tombeau.
+L'homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul; il saisit avec
+trop d'ardeur, et si sa pensée ne se partage pas sur mille objets
+divers, celui qui l'absorbe le tue.</p>
+
+<p>J'aimerais bien la solitude; mais j'y voudrais des livres, des amis,
+une famille, des intérêts; <i>des intérêts</i>, oui, mon ami, ne ris pas de
+ce mot; il attache, il occupe. Le philosophe même, ami de
+l'agriculture, s'ennuierait bientôt, n'en doute pas, s'il devait
+cultiver gratis la terre d'autrui. C'est l'intérêt qui embellit un
+domaine aux yeux du propriétaire, qui donne du prix aux détails, rend
+heureux Orgon et fait dire à l'Optimiste:</p>
+
+<p class="poem10">Le château de Plainville est le plus beau du monde.</p>
+
+<p>Tu sens bien que, par intérêt, je ne veux point parler de ce sentiment
+qui approche de l'égoïsme.</p>
+
+<p>Pour être heureux, je voudrais donc posséder un domaine dans un pays
+gai, surtout dans un pays où d'anciens souvenirs et une longue
+habitude m'auraient mis en rapport avec tous les objets. C'est alors
+qu'on jouit de tout, c'est là le <i>vita vitalis</i>. Je voudrais avoir
+pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi,
+Carrière et quelques autres. Je voudrais un <i>bien</i> qui ne fût ni assez
+grand pour que j'eusse la faculté de le négliger, ni assez <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span>
+petit pour m'occasionner des soucis et des privations. Je voudrais une
+femme..... je n'en ferai pas le portrait, je le sens mieux que je ne
+saurais l'exprimer; je serais moi-même (je ne suis pas modeste avec
+toi) l'instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas effrontés comme
+en ville, ni sauvages comme dans un désert. Il serait trop long
+d'entrer dans tous les détails, mais je t'assure que mon plan a le
+premier de tous les mérites, celui de n'être pas romanesque.</p>
+
+<p class="lspac2em">............</p>
+
+<p class="date">Bayonne, décembre 1822.</p>
+
+<p class="lspac2em">............</p>
+
+<p>Je lisais hier une tragédie de Casimir Delavigne intitulée <i>le Paria</i>.
+Je n'ai plus l'habitude des analyses critiques; aussi je ne
+t'entretiendrai pas de ce poëme. D'ailleurs j'ai renoncé à cette
+disposition générale des lecteurs français, qui cherchent, dans leurs
+lectures, bien plus des fautes contre les règles que du plaisir. Si je
+jouis en lisant, je suis très-peu sévère sur l'ouvrage, car l'intérêt
+est la plus grande de toutes les beautés. J'ai remarqué que tous les
+modernes tragédiens échouent au dialogue. M. Casimir Delavigne, qui
+est en cela supérieur, selon moi, à Arnault et Jouy, est bien loin de
+la perfection. Son dialogue n'est pas assez coupé ni surtout assez
+suivi, ce sont des tirades et des discours, qui même ne s'enchaînent
+pas toujours; et c'est un des défauts que le lecteur pardonne le
+moins, parce que l'ouvrage est sans vraisemblance ni vérité. Je crois
+plutôt assister à la conférence de deux prédicateurs, ou aux
+plaidoyers de deux avocats, qu'à la conversation sincère, animée et
+naturelle de deux personnes.&mdash;Alfieri excelle, je crois, dans le
+dialogue, celui de Racine est aussi très-simple et naturel. Du reste,
+entraîné par un vif intérêt (qui n'est peut-être pas assez souvent
+suspendu), j'ai plutôt <span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> parcouru que lu <i>le Paria</i>. La
+versification m'en a paru belle, trop métaphorique, si ce n'étaient
+des Orientaux.&mdash;Mais la catastrophe est trop facile à prévoir, et dès
+le début le lecteur est sans espérance.</p>
+
+<p class="date">Mugron, 12 mars 1829.</p>
+
+<p class="lspac2em">............</p>
+
+<p>À propos, sais-tu que je suis dans l'intention de me faire imprimer
+tout vif?&mdash;Quoi! vas-tu dire, Bastiat auteur? que va-t-il nous donner?
+sera-ce un recueil de dix à douze tragédies? ou bien une épopée? ou
+bien des madrigaux? Suit-il les traces de Walter Scott ou de lord
+Byron? Rien de tout cela, mon ami; je me suis borné à accumuler les
+plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions. En un mot,
+je traite du <i>régime prohibitif</i>. Vois si cela te tente, et je
+t'enverrai <i>mes &oelig;uvres complètes</i>, bien entendu lorsqu'elles auront
+reçu les honneurs de l'impression.&mdash;Je voulais t'en parler plus au
+long, mais j'ai trop d'autres choses à te dire..... (Cet écrit ne fut
+pas imprimé&mdash;<i>Note de l'édit</i>.)</p>
+
+<p class="date">Mugron, juillet 1829.</p>
+
+<p>......... Je vois avec plaisir que nous avons à peu près la même
+opinion. Oui, tant que nos députés voudront faire leurs affaires et
+non celles du public, le public ne sera que le <i>grand côlon</i> des gens
+du pouvoir. Mais, selon moi, le mal vient de plus loin. Nous nous
+figurons aisément (car notre amour-propre y trouve son compte) que
+tout le mal vient du pouvoir; je suis au contraire convaincu qu'il a
+sa source dans l'ignorance et l'inertie des masses. Quel usage
+faisons-nous des attributions qui nous sont dévolues? La constitution
+nous dit que nous payerons ce que nous jugerons à propos; elle nous
+autorise à envoyer des fondés de pouvoirs à Paris, pour fixer la
+quotité que nous voulons accorder pour être gouvernés; et nous
+donnons notre procuration <span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span> à des gens qui sont parties
+prenantes dans l'impôt. Ceux qui se plaignent des préfets, se font
+représenter par des préfets; ceux qui déplorent les guerres
+sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt pour
+la liberté d'un peuple, tantôt pour la servitude d'un autre, se font
+représenter par des généraux d'armée; et l'on veut que les préfets
+votent la suppression des préfectures; que les hommes de guerre soient
+imbus d'idées pacifiques<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>! C'est une contradiction choquante.&mdash;Mais,
+dira-t-on, on demande aux députés du <i>dévouement</i>, du <i>renoncement à
+soi-même</i>, vertus antiques que l'on voudrait voir renaître parmi nous.
+Puérile illusion! qu'est-ce qu'une politique fondée sur un principe
+qui répugne à l'organisation humaine? Dans aucun temps les hommes
+n'ont eu du renoncement à eux-mêmes; et selon moi ce serait un grand
+malheur que cette vertu prît la place de l'intérêt personnel.
+Généralise par la pensée le renoncement à soi-même, et tu verras que
+c'est la destruction de la société. L'intérêt personnel, au contraire,
+tend à la perfectibilité des individus et par conséquent des masses,
+qui ne se composent que d'individus. Vainement dira-t-on que l'intérêt
+d'un homme est en opposition avec celui d'un autre; selon moi c'est
+une erreur grave et antisociale<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>. Et, pour descendre des généralités
+à l'application, que les contribuables se fissent représenter par des
+hommes qui eussent les mêmes intérêts qu'eux, et les réformes
+arriveraient d'elles-mêmes. Il en est qui craignent que le
+gouvernement ne fût détruit par esprit d'économie, comme si chacun ne
+sentait pas qu'il est de <i>son intérêt</i> de payer une force chargée de
+la répression des malfaiteurs.</p>
+
+<p>Je t'embrasse tendrement.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> Bayonne, 22 avril 1831.</p>
+
+<p>.......Je suis fâché que le cens d'éligibilité soit un obstacle à ton
+élection ou du moins à ta candidature. J'ai toujours pensé que c'était
+assez d'exiger des garanties des électeurs, et que celle qu'on demande
+aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai qu'il faudrait
+indemniser les députés; mais cela est trop juste; et il est ridicule
+que la France, qui paye tout le monde, n'indemnise pas <i>ses hommes
+d'affaires</i>.</p>
+
+<p>Dans l'arrondissement que j'habite, le général Lamarque sera élu
+d'emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense
+fortune. C'est plus qu'il n'en faut.&mdash;Dans le troisième arrondissement
+des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la
+gauche m'ont offert la candidature. Privé de talents remarquables, de
+fortune, d'influence et de rapports, il est très-certain que je
+n'aurais aucune chance, d'autant que le mouvement n'est pas ici
+très-populaire. Cependant ayant adopté pour principe que la députation
+ne doit ni se solliciter ni se refuser, j'ai répondu que je ne m'en
+mêlerais pas et qu'à quelque poste que mes concitoyens m'appelassent,
+j'étais prêt à leur consacrer ma fortune et ma vie. Dans quelques
+jours, ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront sur
+le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en
+éprouverai une vive joie, non pour moi, car outre que ma nomination
+définitive est impossible, si elle avait lieu, elle me ruinerait; mais
+parce que je ne soupire aujourd'hui qu'après le triomphe des
+principes, qui font partie de mon être, et que si je ne suis pas sûr
+de mes moyens, je le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. Je
+te tiendrai au courant.....</p>
+
+<p>Ton bien dévoué.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span> Bayonne, 4 mars 1846.</p>
+
+<p>Mon bon et vieil ami, ta lettre m'a réjoui le c&oelig;ur, et il me
+semblait en la lisant que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma
+tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours
+entrelacés étaient l'image de notre cordiale union. Vingt-cinq ans!
+hélas! ils sont bien vite revenus faire sentir leur poids.</p>
+
+<p class="lspac2em">............</p>
+
+<p>Je crois qu'en elle-même la nomination de membre correspondant de
+l'Institut a peu d'importance, et je crains bien que beaucoup de
+médiocrités n'aient pu se parer de ce titre; mais les circonstances
+particulières qui ont précédé ma nomination ne me permettent pas de
+repousser tes amicales félicitations.&mdash;Je n'avais publié qu'un livre
+et, dans ce livre, la préface seule était mon &oelig;uvre. Rentré dans ma
+solitude, cette préface a travaillé pour moi, et à mon insu; car la
+même lettre qui m'a appris mon élection m'a annoncé ma
+candidature.&mdash;Jamais de la vie je n'avais pensé à cet honneur.</p>
+
+<p>Ce livre est intitulé: <i>Cobden et la Ligue.</i> Je te l'envoie par ce
+courrier, ce qui me dispense de t'en parler.&mdash;En 1842 et 1843, je
+m'efforçai d'attirer l'attention sur le sujet qui y est traité.
+J'adressai des articles à la <i>Presse</i>, au <i>Mémorial Bordelais</i> et à
+d'autres journaux. Ils furent refusés. Je vis que ma cause venait se
+briser contre la <i>conspiration du silence</i>; et je n'avais d'autre
+ressource que de faire un livre.&mdash;Voilà comment je me suis trouvé
+auteur sans le savoir. Maintenant je me trouve engagé dans la
+carrière, et je le regrette sincèrement; bien que j'aie toujours aimé
+l'<i>économie politique</i>, il m'en coûte d'y donner exclusivement mon
+attention, que j'aimais à laisser errer librement sur tous les objets
+des connaissances humaines. Encore, dans cette science, une seule
+question m'entraîne et va m'absorber: <span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> La liberté des
+relations internationales; car peut-être auras-tu vu qu'on m'a assigné
+un rôle dans l'association qui vient de se former à Bordeaux. Tel est
+le siècle; on ne peut s'y mêler sans être garrotté dans les liens
+d'une spécialité.</p>
+
+<p class="lspac2em">............</p>
+
+<p>.......J'oubliais de te parler d'élections. Les électeurs de mon pays
+songent à moi, mais nous nous boudons. Je prétends que leur choix est
+leur affaire et non la mienne, et que par conséquent je n'ai rien à
+leur demander. Ils veulent absolument que j'aille solliciter leurs
+suffrages, sans doute pour acquérir des droits sur mon temps et mes
+services, dans des vues personnelles. Tu vois que nous ne nous
+entendons pas; aussi ne serai-je pas nommé!.....</p>
+
+<p>Adieu, cher Calmètes: ton ami dévoué.</p>
+
+<h3>LETTRES À M. FÉLIX COUDROY<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</h3>
+
+<p class="date">Bayonne, 15 décembre 1824.</p>
+
+<p>Je vois avec plaisir que tu étudies ardemment l'anglais, mon cher
+Félix. Dès que tu auras surmonté les premières difficultés, tu
+trouveras dans cette langue beaucoup de ressources, à cause de la
+quantité de bons ouvrages qu'elle possède. Applique-toi surtout à
+traduire et à remplir ton magasin de mots, le reste vient ensuite. Au
+collége, j'avais un cahier, j'en partageais les pages par un pli; d'un
+côté j'écrivais tous les mots anglais que je ne savais pas, et de
+<span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> l'autre les mots français correspondants. Cette méthode me
+servit à graver beaucoup mieux les mots dans ma tête. Quand tu auras
+fini <i>Paul et Virginie</i>, je t'enverrai quelque autre chose; en
+attendant je transcris ici quelques vers de Pope pour voir si tu
+sauras les traduire. Je t'avoue que j'en doute, parce qu'il m'a fallu
+longtemps avant d'en venir là.</p>
+
+<p>Je ne suis pas surpris que l'étude ait pour toi tant de charmes. Je
+l'aimerais aussi beaucoup si d'autres incertitudes ne venaient me
+tourmenter. Je suis toujours comme l'oiseau sur la branche, parce que
+je ne veux rien faire qui puisse déplaire à mes parents; mais pour peu
+que ceci continue, je jette de côté tout projet d'ambition et je me
+renferme dans l'étude solitaire.</p>
+
+<p class="poem10">Let us (since life can little more supply<br>
+ Than just to look about us to die)<br>
+ Expatiate free over all this scene of man.</p>
+
+<p>Je ne dois pas craindre que l'étude ne suffise pas à mon ardeur,
+puisque je ne tiendrais à rien moins qu'à savoir la politique,
+l'histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, l'histoire
+naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc., etc.</p>
+
+<p>Il faut te dire que, depuis que mon grand-père est sujet à ses
+fièvres, il a l'imagination frappée; et par suite il ne voudrait voir
+aucun membre de sa famille s'éloigner. Je sais que je lui ferais
+beaucoup de peine en allant à Paris, et dès lors je prévois que j'y
+renoncerai, parce que je ne voudrais pas pour tout au monde lui causer
+du chagrin. Je sais bien que ce sacrifice n'est pas celui d'un plaisir
+passager, c'est celui de l'utilité de toute ma vie; mais enfin je suis
+résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon grand-père. D'un autre
+côté, je ne veux pas continuer, par quelques raisons qui tiennent aux
+affaires, le genre de vie que je mène ici; et par conséquent je vais
+proposer à mon grand-père de m'aller définitivement fixer à
+Mugron.&mdash;Là <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> je crains encore un écueil, c'est qu'on ne
+veuille me charger d'une partie de l'administration des biens, ce qui
+fait que je trouverais à Mugron tous les inconvénients de Bayonne. Je
+ne suis nullement propre à partager les affaires. Je veux tout
+supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop vain pour
+être dominé. Mais enfin je ferai mes conditions. Si je vais à Mugron,
+ce sera pour ne me mêler que de mes études. Je traînerai après moi le
+plus de livres que je pourrai, et je ne doute pas qu'au bout de
+quelque temps ce genre de vie ne finisse par me plaire beaucoup.</p>
+
+<p class="date">8 janvier 1825.</p>
+
+<p>Je t'envoie ce qui précède, mon cher Félix; ça te sera toujours une
+preuve que je ne néglige pas de te répondre, mais seulement de plier
+ma lettre. J'ai ce malheureux défaut, qui tient à mes habitudes
+désordonnées, de me croire quitte envers mes amis quand j'ai écrit,
+sans songer qu'il faut encore que la lettre parte.</p>
+
+<p>Tu me parles de l'économie politique, comme si j'en savais là-dessus
+plus que toi. Si tu as lu Say attentivement, comme il me paraît que tu
+l'as fait, je puis t'assurer que tu m'auras laissé derrière, car je
+n'ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages, Smith, Say,
+Destutt, et <i>le Censeur</i>; encore n'ai-je jamais approfondi M. Say,
+surtout le second volume, que je n'ai que lisotté. Tu désespères que
+jamais des idées saines sur ce sujet pénètrent dans l'opinion
+publique; je ne partage pas ce désespoir. Je crois au contraire que la
+paix qui règne sur l'Europe, depuis dix ans, les a beaucoup répandues;
+et c'est un bonheur peut-être que ces progrès soient lents et
+insensibles. Les Américains des États-Unis ont des idées très-saines
+sur ces matières, quoiqu'ils aient établi des douanes par
+représailles. L'Angleterre, qui marche toujours à la tête de la
+civilisation européenne, donne aujourd'hui un grand exemple <span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span>
+en renonçant graduellement au système qui l'entrave<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. En France, le
+commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu, et les
+manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir le
+monopole. Malheureusement nous n'avons pas de chambre qui puisse
+constater le véritable état des connaissances nationales. La
+septennalité nuit aussi beaucoup à ce mouvement lent et progressif
+d'instruction, qui, de l'opinion, passait à la législature avec le
+renouvellement partiel. Enfin quelques circonstances et surtout ce
+caractère français indécrottable, enthousiaste de nouveauté et
+toujours prêt à se payer de quelques mots heureux, empêchera quelque
+temps le triomphe de la vérité. Mais je n'en désespère pas; la presse,
+le besoin et l'intérêt finiront par faire ce que la raison ne peut
+encore effectuer. Si tu lis le <i>Journal du commerce</i>, tu auras vu
+comment le gouvernement anglais cherche à s'éclairer en consultant
+<i>officiellement</i> les négociants et les fabricants les plus éclairés.
+Il est enfin convenu que la prospérité de la Grande-Bretagne n'est pas
+le produit du système qu'elle a suivi, mais de beaucoup d'autres
+causes. Il ne suffit pas que deux faits existent ensemble pour en
+conclure que l'un est cause et l'autre effet. En Angleterre, le
+système de prohibition et la prospérité ont bien des rapports de
+coexistence, de contiguïté, mais non de génération. L'Angleterre a
+prospéré non à cause, mais malgré un milliard d'impôts. C'est là la
+raison qui me fait trouver si ridicule le langage des ministres, qui
+viennent nous dire chaque année d'un air triomphant: <i>Voyez comme
+l'Angleterre est riche, elle paye un milliard!</i></p>
+
+<p>Je crois que si j'avais eu plus de papier, j'aurais continué cet
+obscur bavardage. Adieu, je t'aime bien tendrement.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span> Bordeaux, 9 avril 1827.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, n'étant pas encore fixé sur l'époque de mon retour à
+Mugron, je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le plaisir
+de t'écrire, et je commence par te donner quelques nouvelles
+littéraires.</p>
+
+<p>D'abord je t'annonce que MM. Lamennais et Dunoyer (noms qui ne sont
+pas ainsi accouplés) en sont toujours au même point, c'est-à-dire l'un
+à son quatrième et l'autre à son premier volume.</p>
+
+<p>Dans un journal intitulé <i>Revue encyclopédique</i>, j'ai lu quelques
+articles qui m'ont intéressé, entre autres un examen très-court de
+l'ouvrage de Comte (examen qui se borne à un court éloge), des
+considérations sur les assurances et en général sur les applications
+du calcul des probabilités, un discours de M. Charles Dupin sur
+l'influence de l'éducation populaire, enfin, un article de Dunoyer,
+intitulé: Examen de l'opinion, à laquelle on a donné le nom
+d'<i>industrialisme</i>. Dans cet article, M. Dunoyer ne remonte pas plus
+haut qu'à MM. B. Constant et J. B. Say, qu'il cite comme les premiers
+publicistes qui aient observé que le but de l'activité de la société
+est l'industrie. À la vérité, ces auteurs n'ont pas vu le parti qu'on
+pouvait tirer de cette observation. Le dernier n'a considéré
+l'industrie que sous le rapport de la production, de la distribution
+et de la consommation des richesses; et même, dans son introduction,
+il définit la politique la <i>science de l'organisation de la société</i>,
+ce qui semble prouver que, comme les auteurs du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, il ne
+voit dans la politique que les formes du gouvernement, et non le fond
+et le but de la société. Quant à M. B. Constant, après avoir le
+premier proclamé cette vérité, que le but de l'activité de la société
+est l'industrie, il est si loin d'en faire le fondement de sa
+doctrine, <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span> que son grand ouvrage ne traite que de formes de
+gouvernement, d'équilibre, de pondération de pouvoirs, etc., etc.
+Dunoyer passe ensuite à l'examen du <i>Censeur Européen</i>, dont les
+auteurs, après s'être emparés des observations isolées de leurs
+devanciers, en ont fait un corps entier de doctrine, qui, dans cet
+article, est discuté avec soin. Je ne puis t'analyser un article qui
+n'est lui-même qu'une analyse. Mais je te dirai que Dunoyer me paraît
+avoir réformé quelques-unes des opinions qui dominaient dans le
+<i>Censeur</i>. Par exemple, il me semble qu'il donne aujourd'hui au mot
+industrie une plus grande extension qu'autrefois, puisqu'il comprend,
+sous ce mot, tout travail qui tend à perfectionner nos facultés; ainsi
+tout travail utile et juste est industrie, et tout homme qui s'y
+livre, depuis le chef du gouvernement jusqu'à l'artisan, est
+industrieux. Il suit de là que, quoique Dunoyer persiste à penser
+comme autrefois que, de même que les peuples chasseurs choisissent
+pour chef le chasseur le plus adroit, et les peuples guerriers, le
+guerrier le plus intrépide, les peuples industrieux doivent aussi
+appeler au timon des affaires publiques les hommes qui se sont le plus
+distingués dans l'industrie; cependant il pense qu'il a eu tort de
+désigner nominativement les industries où devait se faire le choix des
+gouvernants, et particulièrement l'agriculture, le commerce, la
+fabrication et la banque; car quoique ces quatre professions forment
+sans doute la plus grande partie du cercle immense de l'industrie,
+cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l'homme
+perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres semblent
+même plus propres à former des législateurs, comme sont celles de
+jurisconsulte, homme de lettres.</p>
+
+<p>J'ai fait la trouvaille d'un vrai trésor, c'est un petit volume
+contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J'en
+suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes
+moyens que lui pour devenir <span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> aussi bon et aussi heureux;
+cependant il est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir,
+tant je les trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule.</p>
+
+<p>Le hasard m'a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le sucre
+de betterave; les auteurs calculent qu'il reviendrait au fabricant à
+90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1 franc 10 centimes.
+Tu vois qu'à supposer qu'on réussît parfaitement dans une pareille
+entreprise, elle laisserait encore bien peu de marge. D'ailleurs, pour
+se livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le
+perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et malheureusement j'y
+suis tout à fait étranger; quoi qu'il en soit, j'ai eu la hardiesse de
+pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait s'il y répondra.</p>
+
+<p>Pour la somme de 3 francs par mois, j'assiste à un cours de botanique
+qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre
+grand'chose, comme tu vois; mais outre que cela me fait passer le
+temps, cela m'est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui
+s'occupent de science.</p>
+
+<p>Voilà du babil; s'il ne t'en coûtait pas autant d'écrire, je te
+prierais de me <i>payer de retour</i>.</p>
+
+<p class="date">Mugron, 3 décembre 1827.</p>
+
+<p>... Tu m'encourages à exécuter mon projet, je crois que je n'ai jamais
+pris de ma vie une résolution aussi ferme. Dès le commencement de
+1828, je vais m'occuper de lever les obstacles; les plus considérables
+seront pécuniaires. Aller en Angleterre, mettre mon habitation en
+état, acheter les bestiaux, les instruments, les livres qui me sont
+nécessaires, faire les avances des gages, des semences, tout cela pour
+une petite métairie (car je ne veux commencer que par une), je sens
+que ça me mènera un peu loin. Il est clair pour moi que, les deux ou
+trois premières années, mon agriculture sera peu productive, tant à
+cause de mon inexpérience que parce que ce n'est qu'à son tour que
+<span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span> l'assolement que je me propose d'adopter fera tout son effet.
+Mais je me trouve fort heureux de ma situation, car si je n'avais pas
+de quoi vivre et au delà de mon petit bien, il me serait impossible de
+faire une pareille entreprise; tandis que, pouvant au besoin sacrifier
+la rente de mon bien, rien ne m'empêche de me livrer à mes goûts.&mdash;Je
+lis des livres d'agriculture; rien n'égale la beauté de cette
+carrière, elle réunit tout; mais elle exige des connaissances
+auxquelles je suis étranger: l'histoire naturelle, la chimie, la
+minéralogie, les mathématiques et bien d'autres.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens.</p>
+
+<p class="date">Bayonne, le 4 août 1830.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, l'ivresse de la joie m'empêche de tenir la plume. Ce
+n'est pas ici une révolution d'esclaves, se livrant à plus d'excès,
+s'il est possible, que leurs oppresseurs; ce sont des hommes éclairés,
+riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur vie pour
+acquérir l'ordre et sa compagne inséparable, la liberté. Qu'on vienne
+nous dire après cela que les richesses énervent le courage, que les
+lumières mènent à la désorganisation, etc., etc. Je voudrais que tu
+visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les services dans l'ordre le
+plus parfait, ils reçoivent et expédient les courriers, montent la
+garde, sont à la fois autorités communales, administratives et
+militaires. Tous se mêlent, bourgeois, magistrats, avocats,
+militaires. C'est un spectacle admirable pour qui sait le voir; et je
+n'eusse été qu'à demi de la secte écossaise<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>, j'en serais
+doublement aujourd'hui.</p>
+
+<p>Un gouvernement provisoire est établi à Paris, ce sont <span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span> MM.
+Laffitte, Audry-Puiraveau, Casimir Périer, Odier, Lobeau, Gérard,
+Schonen, Mauguin, Lafayette, commandant de la garde nationale, qui est
+de plus de quarante mille hommes. Ces gens-là pourraient se faire
+dictateurs; tu verras qu'ils n'en feront rien pour faire enrager ceux
+qui ne croient ni au bon sens ni à la vertu.</p>
+
+<p>Je ne m'étendrai pas sur les malheurs qu'ont déversés sur Paris ces
+horribles gardes prétoriennes, qu'on nomme gardes royales; ces hommes
+avides de priviléges parcouraient les rues au nombre de seize
+régiments, égorgeant hommes, enfants et vieillards. On dit que deux
+mille étudiants y ont perdu la vie. Bayonne déplore la perte de
+plusieurs de ses enfants; en revanche la gendarmerie, les Suisses et
+les gardes du corps ont été écrasés le lendemain. Cette fois
+l'infanterie de ligne, loin de rester neutre, s'est battue avec
+acharnement, et pour la nation. Mais nous n'avons pas moins à déplorer
+la perte de vingt mille frères, qui sont morts pour nous procurer la
+liberté et des bienfaits dont ils ne jouiront jamais. J'ai entendu à
+notre cercle<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a> exprimer le v&oelig;u de ces affreux massacres; celui
+qui les faisait doit être satisfait.</p>
+
+<p>La nation était dirigée par une foule de députés et pairs de France,
+entre autres les généraux Sémélé, Gérard, Lafayette, Lobeau, etc.,
+etc. Le despotisme avait confié sa cause à Marmont, qui, dit-on, a été
+tué.</p>
+
+<p>L'École polytechnique a beaucoup souffert et bravement combattu.</p>
+
+<p>Enfin, le calme est rétabli, il n'y a plus un seul soldat dans Paris;
+et cette grande ville, après <i>trois jours et trois nuits consécutives</i>
+de massacres et d'horreurs, se gouverne elle-même et gouverne la
+France, comme si elle était aux mains d'<i>hommes d'État</i>...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> Il est juste de proclamer que la troupe de ligne a partout
+secondé le v&oelig;u national. Ici, les officiers, au nombre de cent
+quarante-neuf, se sont réunis pour délibérer; cent quarante-huit ont
+juré qu'ils briseraient leurs épées et leurs épaulettes, avant de
+massacrer un peuple uniquement parce qu'il ne veut pas qu'on
+l'opprime. À Bordeaux, à Rennes, leur conduite a été la même; cela me
+réconcilie un peu avec la loi du recrutement.</p>
+
+<p>On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands
+avantages: le premier, de prévenir les désordres, le second, de
+maintenir ce que nous venons d'acquérir, le troisième, de faire voir
+aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes
+inexpugnables.</p>
+
+<p>On croit que, pour satisfaire aux v&oelig;ux de ceux qui pensent que la
+France ne peut exister que sous une monarchie, la couronne sera
+offerte au duc d'Orléans.</p>
+
+<p>Pour ce qui me regarde personnellement, mon cher Félix, j'ai été bien
+agréablement désappointé, je venais chercher des dangers, je voulais
+vaincre avec mes frères ou mourir avec eux; mais je n'ai trouvé que
+des figures riantes et, au lieu du fracas des canons, je n'entends que
+les éclats de la joie. La population de Bayonne est admirable par son
+calme, son énergie, son patriotisme et son unanimité; mais je crois te
+l'avoir déjà dit.</p>
+
+<p>Bordeaux n'a pas été si heureux. Il y a eu quelques excès. M. Curzay
+s'empara des lettres. Le 29 ou le 30 quatre jeunes gens ayant été
+envoyés pour les réclamer comme une propriété sacrée, il passa à l'un
+d'eux son épée au travers du corps et en blessa un autre; les deux
+autres le jetèrent au peuple, qui l'aurait massacré, sans les
+supplications des constitutionnels.</p>
+
+<p>Adieu, je suis fatigué d'écrire, je dois oublier bien des choses; il
+est minuit, et depuis huit jours je n'ai pas fermé <span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> l'&oelig;il.
+Aujourd'hui au moins nous pouvons nous livrer au sommeil.</p>
+
+<p>..... On parle d'un mouvement fait par quatre régiments espagnols sur
+notre frontière. Ils seront bien reçus.</p>
+
+<p>Adieu.</p>
+
+<p class="date">Bayonne, le 5 août 1830.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je ne te parlerai plus de Paris, les journaux
+t'apprennent tout ce qui s'y passe. Notre cause triomphe, la nation
+est admirable, le peuple va être heureux.</p>
+
+<p>Ici l'avenir paraît plus sombre, heureusement la question se décidera
+aujourd'hui même. Je te dirai le résultat par apostille.</p>
+
+<p>Voici la situation des choses.&mdash;Le 3 au soir, des groupes nombreux
+couvraient la place publique et agitaient, avec une exaltation
+extraordinaire, la question de savoir si nous ne prendrions pas
+sur-le-champ l'initiative d'arborer le drapeau tricolore. Je circulais
+sans prendre part à la discussion, ce que j'aurais dit n'aurait eu
+aucun résultat. Comme il arrive toujours, quand tout le monde parle à
+la fois, personne n'agit; et le drapeau ne fut pas arboré.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, la même question fut soulevée, les militaires
+étaient toujours bien disposés à nous laisser faire; mais, pendant
+cette hésitation, des dépêches arrivaient aux colonels et
+refroidissaient évidemment leur zèle pour la cause. L'un d'eux s'écria
+même devant moi que nous avions un roi et une charte, et qu'il fallait
+lui être fidèles, que le roi ne pouvait mal faire, que ses ministres
+étaient seuls coupables, etc., etc. On lui répondit solidement... mais
+tous ces retours à l'inertie me firent concevoir une idée, qu'à force
+de remuer dans ma tête, j'y gravai si fixement, que depuis je n'ai
+pensé et ne pense encore qu'à cela.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span> Il me parut évident que nous étions trahis. Le roi, me
+disais-je, ne peut avoir qu'un espoir, celui de conserver Bayonne et
+Perpignan; de ces deux points, soulever le Midi et l'Ouest et
+s'appuyer sur l'Espagne et les Pyrénées. Il pourrait allumer une
+guerre civile dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le
+sommet Toulouse; les deux angles sont des places fortes. Le pays qu'il
+comprend est la patrie de l'ignorance et du fanatisme; il touche par
+un des côtés à l'Espagne, par le second à la Vendée, par le troisième
+à la Provence. Plus j'y pensai, plus je vis clairement ce projet. J'en
+fis part aux amis les plus influents qui, par une faute inexcusable,
+ont été appelés par le v&oelig;u des citoyens à s'occuper des diverses
+organisations et n'ont plus le temps de penser aux choses graves.</p>
+
+<p>D'autres que moi avaient eu la même idée, et à force de crier et de
+répéter, elle est devenue générale. Mais que faire, surtout quand on
+ne peut délibérer et s'entendre, ni se faire entendre? Je me retirai
+pour réfléchir et je conçus plusieurs projets.</p>
+
+<p>Le premier, qui était déjà celui de toute la population bayonnaise,
+était d'arborer le drapeau et de tâcher, par ce mouvement, d'entraîner
+la garnison du château et de la citadelle. Il fut exécuté hier, à deux
+heures de l'après-midi, mais par des vieux qui n'y attachaient pas la
+même idée que Soustra, moi et bien d'autres; en sorte que ce coup a
+manqué.</p>
+
+<p>Je pris alors mon passe-port pour aller en poste chercher le général
+Lamarque. Je comptais sur sa réputation, son grade, son caractère de
+député, son éloquence pour entraîner les deux colonels; au besoin sur
+sa vigueur, pour les arrêter pendant deux heures et se présenter à la
+citadelle, en grand costume, suivi de la garde nationale avec le
+drapeau en tête. J'allais monter à cheval quand on vint m'assurer que
+le général est parti pour Paris, ce qui fit <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> manquer ce
+projet, qui était assurément le plus sûr et le moins dangereux.</p>
+
+<p>Aussitôt je délibérai avec Soustra, qui malheureusement est absorbé
+par d'autres soins, dépêches télégraphiques, poste, garde nationale,
+etc., etc. Nous fûmes trouver les officiers du 9<sup>me</sup>, qui sont d'un
+esprit excellent, nous leur proposâmes de faire un coup de main sur la
+citadelle, nous nous engageâmes à mener six cents jeunes gens bien
+résolus; ils nous promirent le concours de tout leur régiment, après
+avoir cependant déposé leur colonel.</p>
+
+<p>Ne dis pas, mon cher Félix, que notre conduite fut imprudente ou
+légère. Après ce qui s'est passé à Paris, ce qu'il y a de plus
+important c'est que le drapeau national flotte sur la citadelle de
+Bayonne. Sans cela, je vois d'ici dix ans de guerre civile; et quoique
+je ne doute pas du succès de la cause, je sacrifierais volontiers
+jusqu'à la vie, et tous les amis sont dans les mêmes sentiments, pour
+épargner ce funeste fléau à nos misérables provinces.</p>
+
+<p>Hier soir, je rédigeai la proclamation ci-jointe au 7<sup>me</sup> léger, qui
+garde la citadelle; nous avions l'intention de l'y faire parvenir
+avant l'action.</p>
+
+<p>Ce matin, en me levant, j'ai cru que tout était fini, tous les
+officiers du 9<sup>me</sup> avaient la cocarde tricolore, les soldats ne se
+contenaient pas de joie, on disait même qu'on avait vu des officiers
+du 7<sup>me</sup> parés de ces belles couleurs. Un adjudant m'a montré à
+moi-même l'ordre positif, donné à toute la 11<sup>me</sup> division, d'arborer
+notre drapeau. Cependant les heures s'écoulent et la bannière de la
+liberté ne s'aperçoit pas encore sur la citadelle. On dit, que le
+traître J..... s'avance de Bordeaux avec le 55<sup>me</sup> de ligne; quatre
+régiments espagnols sont à la frontière, il n'y a pas un moment à
+perdre. Il faut que la citadelle soit à nous ce soir, ou la guerre
+civile s'allume. Nous agirons avec vigueur, s'il le faut; mais moi
+que l'enthousiasme entraîne sans m'aveugler, <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span> je vois
+l'impossibilité de réussir, si la garnison, qu'on dit être animée d'un
+bon esprit, n'abandonne pas le gouvernement. Nous aurons peut-être des
+coups et point de succès. Mais il ne faudra pas pour cela se
+décourager, car il faut tout tenter pour écarter la guerre civile. Je
+suis résolu à partir de suite, après l'action, si elle échoue, pour
+essayer de soulever la Chalosse. Je proposerai à d'autres d'en faire
+autant dans la Lande, dans le Béarn, dans le pays Basque; et par
+famine, par ruse, ou par force, nous aurons la garnison.</p>
+
+<p>Je réserve le papier qui me reste pour t'apprendre la fin.</p>
+
+<p class="date">Le 5, à minuit.</p>
+
+<p>Je m'attendais à du sang, c'est du vin seul qui a été répandu. La
+citadelle a arboré le drapeau tricolore. La bonne contenance du Midi
+et de Toulouse a décidé celle de Bayonne, les régiments y ont arboré
+le drapeau. Le traître J..... a vu alors le plan manqué, d'autant
+mieux que partout les troupes faisaient défection; il s'est alors
+décidé à remettre les ordres qu'il avait depuis trois jours dans sa
+poche. Ainsi tout est terminé. Je me propose de repartir sur-le-champ.
+Je t'embrasserai demain.</p>
+
+<p>Ce soir nous avons fraternisé avec les officiers de la garnison.
+Punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la
+fête. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion
+vraiment patriotique. Les officiers étaient plus chauds que nous,
+comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres.</p>
+
+<p>Adieu, tout est fini. La proclamation est inutile, elle ne vaut pas
+les deux sous qu'elle te coûterait.</p>
+
+<p class="date">Bordeaux, le 2 mars 1834.</p>
+
+<p>... Je me suis un peu occupé de faire quelques connaissances, j'y
+réussirai, j'espère. Mais ici vous voyez écrit sur <span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> chaque
+visage auquel vous faites politesse: <i>Qu'y a-t-il à gagner avec toi?</i>
+Cela décourage.&mdash;On fonde, il est vrai, un nouveau journal. Le
+prospectus n'apprend pas grand' chose, et le rédacteur encore moins;
+car l'un est rédigé avec le pathos à la mode, et l'autre, me supposant
+un homme de parti, s'est borné à me faire sentir combien le <i>Mémorial</i>
+et l'<i>Indicateur</i> étaient insuffisants pour les patriotes. Tout ce que
+j'ai pu en obtenir, c'est beaucoup d'insistance pour que je prenne un
+abonnement.</p>
+
+<p>Fonfrède est tout à fait dans les principes de Say. Il fait de longs
+articles qui seraient très-bons dans un ouvrage de longue haleine. À
+tout risque, je lui pousserai ma visite.</p>
+
+<p>Je crois qu'un cours réussirait ici, et je me sens tenté. Il me semble
+que j'aurais la force de le faire, surtout si l'on pouvait commencer
+par la seconde séance; car j'avoue que je ne répondrais pas, à la
+première, même de pouvoir lire couramment: mais je ne puis quitter
+ainsi toutes mes affaires. Nous verrons pourtant cet hiver.</p>
+
+<p>Il s'est établi déjà un professeur de chimie. J'ai dîné avec lui sans
+savoir qu'il faisait un cours. Si je l'avais su, j'aurais pris des
+renseignements sur le nombre d'élèves, la cotisation, etc. J'aurais su
+si, avec un professeur d'histoire, un professeur de mécanique, un
+professeur d'économie politique, on pourrait former une sorte
+d'<i>Athénée</i>. Si j'habitais Bordeaux, il y aurait bien du malheur si je
+ne parvenais à l'instituer, dussé-je en faire tous les frais; car j'ai
+la conviction qu'en y adjoignant une bibliothèque, cet établissement
+réussirait. Apprends donc l'histoire, et nous essayerons peut-être un
+jour.</p>
+
+<p>Je te quitte; trente tambours s'exercent sous mes fenêtres, je ne sais
+plus ce que je dis.</p>
+
+<p>Adieu.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> Bayonne, le 16 juin 1840.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je suis toujours à la veille de mon départ, voilà
+trois fois que nous commandons nos places; enfin elles sont prises et
+payées pour vendredi. Nous avons joué de malheur, car quand nous
+étions prêts, le général carliste Balmaceda a intercepté les routes;
+il est à craindre que nous n'ayons de la peine à passer. Mais il ne
+faut rien dire de cela pour ne pas effrayer ma tante, qui est déjà
+trop disposée à redouter les Espagnols. Pour moi, je trouve que
+l'affaire qui nous pousse vers Madrid vaut la peine de courir quelques
+chances. Jusqu'à présent elle se présente sous un point de vue
+très-favorable. Nous trouverions ici les capitaux nécessaires, si nous
+ne tenions par-dessus tout à ne fonder qu'une compagnie espagnole<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>.
+Serons-nous arrêtés par l'inertie de cette nation? En ce cas j'en
+serai pour mes frais de route, et je trouverai une compensation dans
+le plaisir d'avoir vu de près un peuple qui a des qualités et des
+défauts qui le distinguent de tous les autres.</p>
+
+<p>Si je fais quelques observations intéressantes, j'aurai soin de les
+consigner dans mon portefeuille pour te les communiquer.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix.</p>
+
+<p class="date">Madrid, le 6 juillet 1840.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je reçois ta lettre du 6. D'après ce que tu me dis de
+ma chère tante, je vois que pour le moment sa santé est bonne, mais
+qu'elle avait été un peu souffrante; c'est là pour moi le revers de
+la médaille. Madrid est aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> un théâtre peut-être
+unique au monde, que la paresse et le désintéressement espagnols
+livrent aux étrangers qui, comme moi, connaissent un peu les m&oelig;urs
+et la langue du pays. J'ai la certitude que je pourrais y faire
+d'excellentes affaires; mais l'idée de l'isolement de ma tante, à un
+âge où la santé commence à devenir précaire, m'empêche de songer à
+proclamer mon exil.</p>
+
+<p>Depuis que j'ai mis le pied dans ce singulier pays, j'ai formé cent
+fois le projet de t'écrire. Mais tu m'excuseras de n'avoir pas eu le
+courage de l'accomplir, quand tu sauras que nous consacrons le matin à
+nos affaires, le soir à une promenade indispensable, et le jour à
+dormir et haleter sous le poids d'une chaleur plus pénible par sa
+continuité que par son intensité. Je ne sais plus ce que c'est que les
+nuages, toujours un ciel pur et un soleil dévorant. Tu peux compter,
+mon cher Félix, que ce n'est pas par négligence que j'ai tant tardé à
+t'écrire; mais réellement je ne suis pas fait à ce climat, et je
+commence à regretter que nous n'ayons pas retardé de deux mois notre
+départ.....</p>
+
+<p>Je suis surpris que le but de mon voyage soit encore un secret à
+Mugron. Ce n'en est plus un à Bayonne, et j'en ai écrit, avant mon
+départ, à Domenger pour l'engager à prendre un intérêt dans notre
+entreprise. Elle est réellement excellente, mais réussirons-nous à la
+fonder? C'est ce que je ne puis dire encore; les banquiers de Madrid
+sont à mille lieues de l'esprit d'association, toute idée importée de
+l'étranger est accueillie par eux avec méfiance, ils sont aussi
+très-difficiles sur les questions de personnes, chacun vous disant: Je
+n'entre pas dans l'affaire si telle maison y entre; enfin ils gagnent
+tant d'argent avec les fournitures, emprunts, monopoles, etc., qu'ils
+ne se soucient guère d'autre chose. Voilà bien des obstacles à
+vaincre, et cela est d'autant plus difficile qu'ils ne vous donnent
+pas <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span> occasion de les voir un peu familièrement. Leurs maisons
+sont barricadées comme des châteaux forts. Nous avons trouvé ici deux
+classes de banquiers, les uns, Espagnols de vieille roche, sont les
+plus difficiles à amener, mais aussi ceux qui peuvent donner plus de
+consistance à l'entreprise; les autres, plus hardis, plus européens,
+sont plus abordables mais moins accrédités: c'est la vieille et la
+jeune Espagne. Nous avions à opter, nous avons frappé à la porte de
+l'Espagne pure, et il est à craindre qu'elle ne refuse et que de plus
+nous ne nous soyons fermé, par ce seul fait, la porte de l'Espagne
+moderne. Nous ne quitterons la partie qu'après avoir épuisé tous les
+moyens de succès, nous avons quelque raison de penser que la solution
+ne se fera pas attendre.</p>
+
+<p>Cette affaire et la chaleur m'absorbent tellement, que je n'ai
+vraiment pas le courage d'appliquer à autre chose mon esprit
+d'observation. Je ne prends aucune note, et cependant les sujets ne me
+manqueraient pas. Je me trouve placé de manière à voir bien des
+rouages, et si j'avais la force et le talent d'écrire, je crois que je
+serais en mesure de faire des lettres tout aussi intéressantes que
+celles de <i>Custine</i>, et peut-être plus vraies.</p>
+
+<p>Pour te donner une idée de la facilité que je trouverais à vivre ici,
+indépendamment des affaires qui s'y traitent et auxquelles je pourrais
+prendre part, on m'a offert d'y suivre des procès de maisons
+italiennes contre des grands d'Espagne, ce qui me donnerait
+suffisamment de quoi vivre sans aucun travail suivi; mais l'idée de ma
+tante m'a fait repousser cette proposition. Elle me souriait comme un
+moyen de prolonger mon séjour et d'étudier ce théâtre, mais mon devoir
+m'oblige à y renoncer.</p>
+
+<p>Mon ami, je crains bien que le catholicisme ne subisse ici le même
+sort qu'en France. Rien de plus beau, de plus digne, de plus solennel
+et de plus imposant, que les cérémonies <span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> religieuses en
+Espagne; mais hors de là je ne puis voir en quoi ce peuple est plus
+spiritualiste que les autres. C'est, du reste, une matière que nous
+traiterons au long à mon retour et quand j'aurai pu mieux observer.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, fais une visite à ma tante, donne-lui de mes
+nouvelles, et reçois l'assurance de ma tendre amitié.</p>
+
+<p class="date">Madrid, le 16 juillet 1840.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je te remercie de tes bonnes lettres des 1<sup>er</sup> et 6
+juillet; ma tante aussi a eu soin de m'écrire, en sorte que jusqu'à
+présent j'ai souvent des nouvelles, et elles me sont bien nécessaires.
+Je ne puis pas dire que je m'ennuie, mais j'ai si peu l'habitude de
+vivre loin de chez moi que je ne suis heureux que les jours où je
+reçois des lettres.</p>
+
+<p>Tu es sans doute curieux de savoir où nous en sommes avec notre
+compagnie d'assurance. J'ai maintenant comme la certitude que nous
+réussirons. Il faut beaucoup de temps pour attirer à nous les
+Espagnols dont le nom nous est nécessaire; il en faudra beaucoup
+ensuite pour faire fonctionner une aussi vaste machine avec des gens
+inexpérimentés. Mais je suis convaincu que nous y parviendrons. La
+part que Soustra et moi devons avoir dans les bénéfices, comme
+créateurs, n'est pas réglée; c'est une matière délicate que nous
+n'abordons pas, n'ayant ni l'un ni l'autre beaucoup d'audace sur ce
+chapitre. Aussi, nous nous eu remettons à la décision du conseil
+d'administration. Ce sera pour moi un sujet d'expérience et
+d'observations. Voyons si ces Espagnols si méfiants, si réservés, si
+inabordables, sont justes et grands quand ils connaissent les gens. À
+cet article près, nos affaires marchent lentement, mais bien. Nous
+avons aujourd'hui ce qui est la clef de tout, neuf noms pour former
+un conseil, et des noms tellement connus et honorables <span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> qu'il
+ne paraît pas possible que l'on puisse songer à nous faire
+concurrence. Ce soir, il y a une junte pour étudier les statuts et
+conditions; j'espère qu'au premier jour l'acte de société sera signé.
+Cela fait, peut-être rentrerai-je en France pour voir ma tante et
+assister à la session du conseil général. Si je le puis en quelque
+manière, je n'y manquerai pas. Mais j'aurai à revenir ensuite en
+Espagne, parce que la compagnie me fournira une occasion de faire un
+voyage complet et <i>gratis</i>. Jusqu'à présent, je ne puis pas dire que
+j'aie voyagé. Toujours avec mes deux compagnons, je ne suis entré,
+sauf les comptoirs, dans aucune maison espagnole. La chaleur a
+suspendu toutes les réunions publiques, bals, théâtres,
+courses.&mdash;Notre chambre et quelques bureaux, le restaurant français et
+la promenade au <i>Prado</i>, voilà le cercle dont nous ne sortons pas. Je
+voudrais prendre ma revanche plus tôt. Soustra part le 26; sa présence
+est nécessaire à Bayonne. Lis tout ceci à ma tante que j'embrasse bien
+tendrement.</p>
+
+<p>Le trait le plus saillant du caractère espagnol, c'est sa haine et sa
+méfiance envers les étrangers. Je pense que c'est un véritable vice,
+mais il faut avouer qu'il est alimenté par la fatuité et la rouerie de
+beaucoup d'étrangers. Ceux-ci blâment et tournent tout en ridicule;
+ils critiquent la cuisine, les meubles, les chambres et tous les
+usages du pays, parce qu'en effet les Espagnols tiennent très-peu au
+confortable de la vie; mais nous qui savons, mon cher Félix, combien
+les individus, les familles, les nations peuvent être heureuses sans
+connaître ces sortes de jouissances matérielles, nous ne nous
+presserions pas de condamner l'Espagne. Ceux-là arriveront avec leurs
+poches pleines de plans et de projets absurdes, et parce qu'on ne
+s'arrache pas leurs actions, ils se dépitent et crient à l'ignorance,
+à la stupidité. Cette affluence de <i>floueurs</i> nous a fait d'abord
+beaucoup de tort, et en fera à toute bonne entreprise. Pour <span class="pagenum"><a id="page034" name="page034"></a>(p. 034)</span>
+moi, je pense avec plaisir que la méfiance espagnole l'empêchera de
+tomber dans l'abîme; car les étrangers, après avoir apporté leurs
+plans, seront forcés, pour les faire réussir, de faire venir des
+capitaux et souvent des ouvriers français.</p>
+
+<p>Donne-moi de temps en temps des nouvelles de Mugron, mon cher Félix,
+tu sais combien le patriotisme du clocher nous gagne quand nous en
+sommes éloignés.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta s&oelig;ur.</p>
+
+<p class="date">Madrid, le 17 août 1840.</p>
+
+<p>..... Tu me fais une question à laquelle je ne puis répondre: Comment
+le peuple espagnol a-t-il pu laisser chasser et tuer les moines?
+Moi-même je me le demande souvent; mais je ne connais pas assez le
+pays pour m'expliquer ce phénomène. Ce qu'il y a de probable, c'est
+que le temps des moines est fini partout. Leur inutilité, à tort ou à
+raison, est une croyance généralement établie. À supposer qu'il y eût
+en Espagne 40,000 moines, intéressant autant de familles composées de
+5 personnes, cela ne ferait que 200,000 habitants contre 10 millions.
+Leurs immenses richesses ont pu tenter beaucoup de gens de la classe
+aisée; l'affranchissement d'une foule de redevances a pu tenter
+beaucoup de gens de la classe du peuple. Le fait est qu'on en a fini
+avec cette puissance; mais, à coup sûr, jamais mesure, à la supposer
+nécessaire, n'a été conduite avec autant de barbarie, d'imprévoyance
+et d'impolitique.</p>
+
+<p>Le gouvernement était aux mains des modérés, qui désiraient
+l'abolition des couvents, mais n'osaient y procéder. Financièrement,
+on espérait avec le produit des biens nationaux payer les dettes de
+l'Espagne, éteindre la guerre civile et rétablir les finances.
+Politiquement, on voulait, par la division des terres, rattacher une
+partie considérable <span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span> du peuple à la révolution. Je crois que
+ce but a été manqué.</p>
+
+<p>N'osant agir légalement, on s'entendit avec les exaltés. Une nuit,
+ceux-ci firent irruption dans les couvents. À Barcelone, Malaga,
+Séville, Madrid, Valladolid, ils égorgèrent et chassèrent les moines.
+Le gouvernement et la force publique restèrent trois jours témoins
+impassibles de ces atrocités. Quand l'aliment manqua au désordre, le
+gouvernement intervint, et le ministère Mendizabal décréta la
+confiscation des couvents et des propriétés monacales. Maintenant on
+les vend; mais tu vas juger de cette administration. Un individu
+quelconque déclare vouloir soumissionner un bien national, l'État le
+fait estimer, et cette estimation est toujours très-modique, parce que
+l'acquéreur s'entend avec l'expert. Cela fait, la vente se fait
+publiquement; on s'est entendu aussi avec le notaire pour écarter la
+publicité, et le bien vous reste à bas prix. Il faut payer un
+cinquième comptant, et les quatre autres cinquièmes en huit ans, par
+huitièmes. L'État reçoit en payement des rentes de différentes
+origines, qui s'achètent à la Bourse depuis 75 jusqu'à 95 de perte;
+c'est-à-dire qu'avec 25 fr. et même avec 5 on paye 100 fr.</p>
+
+<p>Il résulte de là trois choses: 1<sup>o</sup> l'État ne reçoit presque rien, on
+peut même dire rien; 2<sup>o</sup> ce n'est pas le peuple des provinces qui
+achète, puisqu'il n'est pas à la Bourse pour brocanter le papier; 3<sup>o</sup>
+cette masse de terres vendues à la fois et à vil prix, a déprécié
+toutes les autres propriétés. Ainsi le gouvernement, qui s'est procuré
+à peine de quoi payer l'armée, ne remboursera pas la dette.</p>
+
+<p>La propriété ne se divisera que lorsque les spéculateurs revendront en
+seconde main.</p>
+
+<p>Les fermiers n'ont fait que changer de maîtres; et au lieu de payer le
+fermage aux moines, qui, dit-on, étaient des propriétaires fort
+accommodants, peu rigoureux sur les termes, prêtant des semences,
+renonçant même au revenu dans les <span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> années malheureuses, ils
+payeront très-rigoureusement aux compagnies belges et anglaises qui,
+incertaines de l'avenir, aspirent à rembourser l'État avec le produit
+des terres.</p>
+
+<p>Le simple paysan, dans les années calamiteuses, n'aura plus la soupe à
+la porte des couvents.</p>
+
+<p>Enfin les simples propriétaires ne peuvent plus vendre leurs terres
+qu'à vil prix.&mdash;Voilà, ce me semble, les conséquences de cette
+désastreuse opération.</p>
+
+<p>Des hommes plus capables avaient proposé de profiter d'un usage qui
+existe ici: ce sont des baux de 50 et même 100 ans. Ils voulaient
+qu'on affermât aux paysans, à des taux modérés, pour 50 ans. Avec le
+produit, on aurait payé l'intérêt annuel de la dette et relevé le
+crédit de l'Espagne; et au bout de 50 ans, on aurait un capital déjà
+immense, plus que doublé probablement par la sécurité et le travail.
+Tu vois d'un coup d'&oelig;il la supériorité politique et financière de
+ce système.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, il n'y a plus de moines. Que sont-ils devenus?
+Probablement les uns sont morts dans les montagnes, au service de don
+Carlos; les autres auront succombé d'inanition dans les rues et
+greniers des villes; quelques-uns auront pu se réfugier dans leurs
+familles.</p>
+
+<p>Quant aux couvents, ils sont convertis en cafés, en maisons publiques,
+en théâtres et surtout en casernes, pour une autre espèce de
+<i>dévorants</i> plus prosaïque que l'autre. Plusieurs ont été démolis pour
+élargir les rues, faire des places; sur l'emplacement du plus beau de
+tous, et qui passait pour un chef-d'&oelig;uvre d'architecture, on a
+construit un passage et une halle qui se font tort mutuellement.</p>
+
+<p>Les religieuses ne sont guère moins à plaindre. Après avoir donné la
+volée à toutes celles qui ont voulu rentrer dans le monde, on a
+enfermé les autres dans deux ou trois couvents, et comme on s'est
+emparé de leurs propriétés, qui représentaient les dots qu'elles
+apportaient à leur ordre, <span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span> on est censé leur faire une
+pension; mais, comme on ne la paye pas, on voit souvent sur la porte
+des couvents cette simple inscription: <i>Pan para las pobres monjas.</i></p>
+
+<p>Je commence à croire, mon cher Félix, que notre M. Custine avait bien
+mal vu l'Espagne. La haine d'une autre civilisation lui avait fait
+chercher ici des vertus qui n'y sont pas. Peut-être a-t-il, en sens
+inverse, commis la même faute que les Espagnols qui ne voient rien à
+blâmer dans la civilisation anglaise. Il est bien difficile que nos
+préjugés nous laissent, je ne dis pas bien juger, mais bien voir les
+faits.</p>
+
+<p>Je rentre, mon cher Félix, et j'ai appris que demain on proclame la
+loi des <i>ayuntamientos</i>. Je ne sais pas si je t'ai parlé de cette
+affaire, en tout cas en voici le résumé.</p>
+
+<p>Le ministère modéré, qui vient de tomber, avait senti que, pour
+administrer l'Espagne, il fallait donner au pouvoir central une
+certaine autorité sur les provinces; ici, de temps immémorial, chaque
+province, chaque ville, chaque bourgade s'administre elle-même. Tant
+que le principe monarchique et l'influence du clergé ont compensé
+cette extrême diffusion de l'autorité, les choses ont marché tant bien
+que mal; mais aujourd'hui cet état de choses ne peut durer. En
+Espagne, chaque localité nomme son <i>ayuntamiento</i> (conseil municipal),
+alcades, régidors, etc. Ces ayuntamientos, outre leurs fonctions
+municipales, sont chargés du recouvrement de l'impôt et de la levée
+des troupes. Il résulte de là que, lorsqu'une ville a quelque sujet de
+mécontentement, fondé ou non, elle se borne à ne pas recouvrer l'impôt
+ou à refuser le contingent. En outre, il paraît que ces ayuntamientos
+sont le foyer de grands abus, et qu'ils ne rendent pas à l'État la
+moitié des contributions qu'ils prélèvent. Le parti modéré a donc
+voulu saper cette puissance. Une loi a été présentée par le ministère,
+adoptée par les chambres, et sanctionnée par la <span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> reine, qui
+dispose que la reine choisira les alcades parmi trois candidats nommés
+par le peuple. Les exaltés ont jeté de hauts cris; de là la révolution
+de Barcelone et l'intervention du sabre d'Espartero. Mais, chose qui
+ne se voit qu'ici, la reine, quoique contrainte à changer de
+ministère, en a nommé un autre qui maintient la loi déjà, votée et
+sanctionnée. Sans doute que, parvenu au pouvoir par une violation de
+la constitution, il a cru devoir manifester qu'il la respectait en
+laissant promulguer une loi qui avait reçu la sanction des trois
+pouvoirs. C'est donc demain qu'on proclame cette loi: cela se
+passera-t-il sans trouble? je ne l'espère guère. En outre, comme on
+attribue à la France et à notre nouvel ambassadeur une mystification
+aussi peu attendue, après les événements de Barcelone, il est à
+craindre que la rage des exaltés ne se dirige contre nos compatriotes;
+aussi j'aurai soin d'écrire à ma tante après-demain, parce que les
+journaux ne manqueront pas de faire bruit de l'insurrection qui se
+prépare. Elle ne laisse pas que d'être effrayante, quand on songe
+qu'il n'y a ici, pour maintenir l'ordre, que quelques soldats dévoués
+à Espartero, qui doit être mortellement blessé de la manière dont son
+coup d'État a été déjoué.</p>
+
+<p>Mais quel sujet de réflexions que cette Espagne qui, pour arriver à la
+liberté, perd la monarchie et la religion qui lui étaient si chères;
+et, pour arriver à l'unité, est menacée dans ses franchises locales
+qui faisaient le fond même de son existence!</p>
+
+<p>Adieu! ton ami dévoué. Je n'ai pas le temps de relire ce fatras,
+tire-t'en comme tu pourras.</p>
+
+<p><i>P. S.</i> Mon cher Félix, la tranquillité de Madrid n'a pas été un
+moment troublée. Ce matin, les membres de l'<i>ayuntamiento</i> se sont
+réunis en séance publique pour promulguer la nouvelle loi qui ruine
+leur institution. Ils ont fait suivre cette cérémonie d'une énergique
+protestation, où ils <span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> disent qu'ils se feront tous tuer plutôt
+que d'obéir à la loi nouvelle. On dit aussi qu'ils ont payé quelques
+hommes pour crier les <i>vivas</i> et les <i>mueras</i> d'usage, mais le peuple
+ne s'est pas plus ému que ne s'en émouvraient les paysans de Mugron;
+et l'<i>ayuntamiento</i> n'a réussi qu'à démontrer de plus en plus la
+nécessité de la loi. Car enfin, ne serait-ce point un bien triste
+spectacle que de voir une ville troublée et la sûreté des citoyens
+compromise par ceux-là mêmes qui sont chargés de maintenir l'ordre?</p>
+
+<p>On m'a assuré que les exaltés n'étaient pas d'accord entre eux; les
+plus avancés (je ne sais pas pourquoi on a donné du crédit à cette
+expression en s'accordant à l'adopter) disaient:</p>
+
+<p>«Il est absurde de faire un mouvement qui n'ait pas de résultat. Un
+mouvement ne peut être décisif qu'autant que le peuple s'en mêle; or
+le peuple ne veut pas intervenir pour des idées; il faut donc lui
+montrer le pillage en perspective.»</p>
+
+<p>Et malgré cette terrible logique, l'<i>ayuntamiento</i> n'a pas reculé
+devant la première provocation! Du reste, je te parle là de bruits
+publics, car, quant à moi, j'étais à la Bibliothèque royale, et je ne
+me suis aperçu de rien.</p>
+
+<p class="date">Lisbonne, le 24 octobre 1840.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, voilà bien longtemps que je ne t'ai écrit. C'est que
+nous sommes si éloignés et qu'il faut si longtemps pour avoir une
+réponse de Mugron, que je ne suis jamais sûr de la recevoir ici. Enfin
+me voilà à peu près décidé, et sauf circonstances imprévues, à dire
+adieu à la Péninsule de lundi en huit. Mon intention est d'aller à
+Londres; je ne puis, selon le conseil que tu me transmets, de la part
+de ma tante, aller d'abord à Plymouth. Le steamboat va directement à
+Londres. J'avais d'abord pensé à m'embarquer pour Liverpool. Je
+satisferais ainsi à l'économie et à mon goût <span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> pour la marine,
+parce que la navigation à voiles est moins chère et plus fertile en
+émotions que la monotone vapeur. Mais la saison est si avancée que ce
+serait imprudence, et je courrais le risque de passer un mois en mer.</p>
+
+<p>Je me suis un peu ennuyé à Lisbonne les premiers jours. Maintenant, à
+part le désir bien naturel de revenir chez moi, je me plais ici,
+quoique j'y mène une vie uniforme. Mais ce climat est si doux, si
+beau, cette nature si riche, et je me sens un bien-être, une plénitude
+de santé si inaccoutumée, que j'attribue à cela l'absence d'ennui.</p>
+
+<p>Voici un pays qui, je crois, te conviendrait bien: ni chaud, ni froid,
+ni brouillards, ni humidité; s'il pleut, ce sont des torrents pendant
+un jour ou deux, puis le ciel reprend sa sérénité, et l'atmosphère sa
+douce tiédeur. Partout on peut disposer d'un peu d'eau; ce sont des
+bosquets de myrtes, d'orangers, des treilles touffues, des héliotropes
+qui rampent le long des murs, comme chez nous les convolvulus.
+Maintenant je comprends la vie des Maures. Malheureusement les hommes
+ici ne valent pas la nature, ils ne veulent pas se donner la peine par
+laquelle les Arabes se donnaient tant de jouissances. Peut-être
+penses-tu que ces fervents catholiques dédaignent la fraîcheur et les
+parfums de l'oranger, et qu'ils se renferment dans les sévères
+plaisirs de la pensée et de la contemplation. Hélas! je reviendrai
+bien désabusé de la bonne opinion de Custine; il a cru voir ce qu'il
+désirait voir.</p>
+
+<p>Ce sera pour moi une étude fort curieuse que celle de l'Angleterre
+succédant à celle de la Péninsule. La comparaison serait plus
+intéressante encore, si le catholicisme était aussi vivace ici qu'on
+se le représente. Mais enfin je verrai un peuple dont la religion
+réside dans l'intelligence, après en avoir vu un pour qui elle est
+toute dans les sens. Ici les pompes du culte: des flambeaux, des
+parfums, des habits magnifiques, des statues; mais la démoralisation
+la plus <span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> complète. Là, au contraire, des liens de famille,
+l'homme et la femme chacun aux devoirs de son sexe, le travail ennobli
+par un but patriotique, la fidélité aux traditions des ancêtres,
+l'étude constante de la morale biblique et évangélique; mais un culte
+simple, grave, se rapprochant du pur déisme. Quel contraste! que
+d'oppositions! quelle source de réflexions!</p>
+
+<p>Ce voyage aura aussi produit un effet auquel je ne me serais pas
+attendu. Il n'a pu effacer cette habitude que nous avons contractée de
+nous observer nous-mêmes, de nous écouter penser et sentir, de suivre
+toutes les modifications de nos opinions. Cette étude de soi a bien
+des charmes, et l'amour-propre lui communique un intérêt qui ne
+saurait s'affaiblir. Mais à Mugron, toujours dans un milieu uniforme,
+nous ne pouvions que tourner dans un même cercle; en voyage, des
+situations excentriques donnent lieu à de nouvelles observations. Par
+exemple, il est probable que les événements actuels m'affectent bien
+différemment que si j'étais à Mugron; un patriotisme plus ardent donne
+plus d'activité à ma pensée. En même temps, le champ où elle s'exerce
+est plus étendu, comme un homme placé sur une hauteur embrasse un plus
+vaste horizon. Mais la puissance du regard est pour chacun de nous une
+quantité donnée, et il n'en est pas de même de la faculté de penser et
+de sentir.</p>
+
+<p>Ma tante, à l'occasion de la guerre, me recommande la prudence; je
+n'ai absolument aucun danger à courir. Si je voyageais dans un
+bâtiment français et que la guerre fût déclarée, je pourrais craindre
+les corsaires; mais dans un navire anglais je ne cours pas ce danger,
+à moins de tomber sous la serre d'un croiseur français, ce qui ne
+serait pas bien dangereux d'ailleurs. D'après les nouvelles reçues
+aujourd'hui, je vois que la France a pris le parti d'une résignation
+sentimentale, qui devient grotesque. D'ici elle me <span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> paraît
+toute <i>décontenancée</i>; elle met son honneur à <i>prouver sa modération</i>,
+et, à chaque insulte, elle répond par des arguments en forme pour
+démontrer qu'elle a été insultée. Elle a l'air de croire que le
+remords va s'emparer des Anglais, et que, les larmes aux yeux, ils
+vont cesser de poursuivre leur but et nous demander pardon. Cela me
+rappelle ce mot: <i>Il m'a souffleté, mais je lui ai bien dit son fait.</i></p>
+
+<p>Adressez-moi vos lettres à Londres, sous couvert de MM. A. A. Gower
+neveux et compagnie.</p>
+
+<p class="date">Lisbonne, le 7 novembre 1840.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, malgré le vif désir de me rapprocher de la France,
+j'ai été forcé de prolonger mon séjour à Lisbonne. Un rhume m'a décidé
+à remettre mon départ de huit jours, et, dans cet intervalle, on a
+trouvé des papiers qu'il faut dépouiller, ce qui me force à rester
+encore; mais il faudra de bien puissants motifs pour me retenir au
+delà du 17 de ce mois. Enfin ce retard a servi à me guérir, ce qui eût
+été plus difficile en mer ou à Londres.</p>
+
+<p>J'ai joué de malheur de me trouver loin de la France dans un moment
+aussi intéressant; tu ne peux te faire l'idée du patriotisme qui nous
+brûle quand nous sommes en pays étranger. À distance, ce n'est plus le
+bonheur, ni même la liberté de notre pays qui nous occupe le plus,
+c'est sa grandeur, sa gloire, son influence. Malheureusement, je
+crains bien que la France ne jouisse guère des premiers de ces biens
+ni des derniers.</p>
+
+<p>Je me désole d'être sans nouvelles et de ne pouvoir préciser l'époque
+où j'en recevrai; au moins, à Londres, j'espère trouver une rame de
+lettres.</p>
+
+<p>Adieu, l'heure du courrier va sonner.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> Paris, 2 janvier 1841.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je m'occupais d'un <i>plan d'association pour la défense
+des intérêts vinicoles</i>. Mais, selon mon habitude, j'hésitais à en
+faire part à quelques amis, parce que je ne voyais guère de milieu
+entre le succès et le ridicule, quand M. Humann est venu présenter aux
+chambres le budget des dépenses et recettes pour 1842. Ainsi que tu
+l'auras vu, le ministre ne trouve rien de mieux, pour combler le
+déficit qu'a occasionné notre politique, que de frapper les boissons
+de quatre nouvelles contributions. Cela m'a donné de l'audace, et j'ai
+couru chez plusieurs députés pour leur communiquer mon projet. Ils ne
+peuvent pas s'en mêler directement, parce que ce serait aliéner
+d'avance l'indépendance de leur vote. C'est une raison pour les uns,
+un prétexte pour les autres; mais ce n'est pas un motif pour que les
+propriétaires de vignes se croisent les bras, en présence du danger
+qui les menace.</p>
+
+<p>Il n'y a qu'un moyen non-seulement de résister à cette nouvelle levée
+de boucliers, mais encore d'obtenir justice des griefs antérieurs,
+c'est de s'<i>organiser</i>. L'<i>organisation</i> pour un but <i>utile</i> est un
+moyen assuré de succès. Il faut que chaque département vinicole ait un
+comité central, et chaque comité un délégué.</p>
+
+<p>Je ne sais pas encore dans quelle mesure je vais prendre part à cette
+organisation. Cela dépendra de mes conférences avec mes amis.
+Peut-être faudra-t-il que je m'arrête en passant à Orléans, Angoulême,
+Bordeaux, pour travailler à y fonder l'association. Peut-être
+devrai-je me borner à notre département; en tout cas, comme le temps
+presse, tu ferais bien de voir Domenger, Despouys, Labeyrie,
+Batistant, et de les engager à parcourir le canton, pour y préparer
+les esprits à la résistance légale, mais forte et organisée. (V.
+ci-après: <i>Le fisc et la vigne.</i>&mdash;<i>Note de l'édit.</i>)</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> Je n'ai pas besoin, mon cher Félix, de te dérouler la
+puissance de l'association! Fais passer tes convictions dans tous les
+esprits. J'espère être à Mugron dans une quinzaine, et nous agirons de
+concert.</p>
+
+<p>Adieu, ton dévoué.</p>
+
+<p class="date">Paris, 11 janvier 1841.</p>
+
+<p>Que n'es-tu auprès de moi, mon cher Félix! cela ferait cesser bien des
+incertitudes. Je t'ai entretenu du nouveau projet que j'ai conçu; mais
+seul, abandonné à moi-même, les difficultés de l'exécution
+m'effrayent. Je sens que le succès est à peu près infaillible; mais il
+exige une force morale que ta présence me donnerait, et des ressources
+matérielles que je ne sais pas prendre sur moi de demander. J'ai tâté
+le pouls à plusieurs députés, et je les ai trouvés froids. Ils ont
+presque tous des <i>ménagements</i> à garder; tu sais que nos hommes du
+Midi sont presque tous quêteurs de places.&mdash;Quant à l'opposition, il
+serait dangereux de lui donner la haute main dans l'association, elle
+s'en ferait un instrument, ce qu'il faut éviter. Ainsi, tout bien
+pesé, il faut renoncer à fonder l'association par le <i>haut</i>, ce qui
+eût été plus prompt et plus facile. C'est la base qu'il faut
+fonder.&mdash;Si elle se constitue fortement, elle entraînera tout. Que les
+vignerons ne se fassent pas illusion, s'ils demeurent dans l'inertie,
+ils seront ici faiblement défendus. Je tâcherai de partir d'ici
+dimanche prochain; j'aurai dans une poche le projet des statuts de
+l'association, dans l'autre le prospectus d'un petit journal destiné à
+être d'abord le propagateur et plus tard l'organe de l'association.
+Avec cela je m'assurerai si ce projet rencontre de la sympathie dans
+Orléans, la Charente et le bassin de la Garonne. La suite dépendra de
+mes observations. Une brusque initiative eût été plus de mon goût. Il
+y a quelques années que je l'aurais peut-être tentée; maintenant une
+avance de six à <span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span> huit mille francs me fait reculer, et j'en ai
+vraiment honte, car quelques centaines d'abonnés m'eussent relevé de
+tous risques. Le courage m'a manqué, n'en parlons plus.</p>
+
+<p>Je suis obligé, mon cher Félix, d'invoquer sans cesse mon impartialité
+et ma philosophie pour ne pas tomber dans le découragement, à la vue
+de toutes les misères dont je suis témoin. Pauvre France!&mdash;Je vois
+tous les jours des députés qui, dans le tête-à-tête, sont opposés aux
+fortifications de Paris et qui cependant vont les appuyer à la
+chambre, l'un pour soutenir Guizot, l'autre pour ne pas abandonner
+Thiers, un troisième de peur qu'on ne le traite de Russe ou
+d'Autrichien; l'opinion, la presse, la mode les entraîne, et beaucoup
+cèdent à des motifs plus honteux encore. Le maréchal Soult lui-même
+est personnellement opposé à cette mesure, et tout ce qu'il ose faire,
+c'est de proposer une exécution lente, dans l'espoir qu'un revirement
+d'opinion lui viendra en aide, quand il n'y aura encore qu'une
+centaine de millions engloutis. C'est bien pis dans les questions
+extérieures. Il semble qu'un bandeau couvre tous les yeux, et on court
+risque d'être maltraité si l'on énonce seulement un fait qui contrarie
+le préjugé dominant.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, il me tarde bien de causer avec toi; les sujets
+ne nous manqueront pas.</p>
+
+<p>Adieu, ton ami.</p>
+
+<p class="date">Bagnères, le 10 juillet 1844.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, j'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M.
+Laffitte, d'Aire, membre du conseil général, qui m'embarrasse
+beaucoup. Il m'annonce que le général Durrieu va être élevé à la
+pairie; que le gouvernement veut le faire remplacer, à la chambre, par
+un secrétaire des commandements de M. le duc de Nemours. Il ajoute que
+les électeurs d'Aire ne sont pas disposés à subir cette candidature;
+<span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> et enfin il me demande si je me présenterai, auquel cas il
+pense que j'aurai beaucoup de voix dans ce canton, où je n'eus que la
+sienne aux élections dernières.</p>
+
+<p>Comme la législature n'a plus que trois sessions à faire, et qu'ainsi
+je serai libre de me retirer au bout de ce terme sans occasionner une
+réunion extraordinaire du collége de Saint-Sever, je serais assez
+disposé à entrer encore une fois en lice, si je pouvais compter sur
+quelques chances; mais je ne dois pas m'aveugler sur le tort que me
+fera la scission qui s'est introduite dans le parti libéral. Si en
+outre je dois avoir encore contre moi l'aristocratie de l'argent et le
+barreau, j'aime mieux rester tranquille dans mon coin. Je le
+regretterais un peu, parce qu'il me semble que j'aurais pu me rendre
+utile à la cause de la liberté du commerce, qui intéresse à un si haut
+degré la France et surtout notre pays.</p>
+
+<p>Mais cela n'est pas un motif pour que je me mette en avant en étourdi:
+je suis donc résolu à attendre qu'il me soit fait, par les électeurs
+influents, des ouvertures sérieuses; il me semble que l'affaire les
+touche d'assez près pour qu'ils ne laissent pas aux candidats le soin
+de s'en occuper seuls.</p>
+
+<p>Je voulais envoyer mon article au <i>Journal des Économistes</i>, mais je
+n'ai pas d'occasion; je profiterai de la première qui se présentera.
+Il a le défaut, comme toute &oelig;uvre de commençant, de vouloir trop
+dire; tel qu'il est, il me paraît offrir quelque intérêt. Je
+profiterai de l'occasion pour essayer d'engager une correspondance
+avec Dunoyer.</p>
+
+<p class="date">Eaux-Bonnes, le 26 juillet 1844.</p>
+
+<p>Ta lettre m'a fait une pénible impression, mon cher Félix, non point
+par les nouvelles que tu me donnes des perspectives électorales, mais
+à cause de ce que tu me dis de toi, de ta santé, et de la lutte
+terrible que se livrent ton âme et ton corps. J'espère pourtant que
+tu as voulu parler <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> de l'état habituel de ta santé, et non pas
+d'une recrudescence qui se serait manifestée depuis mon départ. Je
+comprends bien tes peines, d'autant plus qu'à un moindre degré je les
+éprouve aussi. Ces misérables obstacles, que la santé, la fortune, la
+timidité élèvent comme un mur d'airain entre nos désirs et le théâtre
+où ils pourraient se satisfaire, est un tourment inexprimable.
+Quelquefois je regrette d'avoir bu à la coupe de la science, ou du
+moins de ne pas m'en être tenu à la philosophie synthétique et mieux
+encore à la philosophie religieuse. On y puise au moins des
+consolations pour toutes les situations de la vie, et nous pourrions
+encore arranger tolérablement ce qui nous reste de temps à passer
+ici-bas. Mais l'existence retirée, solitaire, est incompatible avec
+nos doctrines (qui pourtant agissent sur nous avec toute la force de
+vérités mathématiques); car nous savons que la vérité n'a de puissance
+que par sa diffusion. De là l'irrésistible besoin de la communiquer,
+de la répandre, de la proclamer. De plus, tout est tellement lié, dans
+notre système, que l'occasion et la facilité d'en montrer un chaînon
+ne peuvent nous contenter; et pour en exposer l'ensemble il faut des
+conditions de talent, de santé et de position qui nous feront toujours
+défaut. Que faire, mon ami? attendre que quelques années encore aient
+passé sur nos têtes. Je les compte souvent, et je prends une sorte de
+plaisir à remarquer que plus elles s'accumulent, plus leur marche
+paraît rapide:</p>
+
+<p class="poem30">......... Vires acquirit eundo.</p>
+
+<p>Quoique nous ayons la conscience de connaître la vérité, en ce qui
+concerne le mécanisme de la société et au point de vue purement
+humain, nous savons aussi qu'elle nous échappe quant aux rapports de
+cette vie avec la vie future; et, ce qu'il y a de pire, nous croyons
+qu'à cet égard on ne peut rien savoir avec certitude.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> Nous avons ici plusieurs prêtres très-distingués. Ils font,
+de deux jours l'un, des instructions de l'ordre le plus relevé; je les
+suis régulièrement. C'est à peu près la répétition du fameux ouvrage
+de Dabadie. Hier le prédicateur disait qu'il y a dans l'homme deux
+ordres de penchants qui se rattachent, les uns à la chute, les autres
+à la réhabilitation. Selon les seconds, l'homme se fait à l'image de
+Dieu; les premiers le conduisent à faire Dieu à son image. Il
+expliquait ainsi l'idolâtrie, le paganisme, il montrait leur
+effrayante convenance avec la nature corrompue. Ensuite il disait que
+la déchéance avait enfoncé si avant la corruption dans le c&oelig;ur de
+l'homme, qu'il conservait toujours une pente vers l'idolâtrie, qui
+s'était ainsi insinuée jusque dans le catholicisme. Il me semble qu'il
+faisait allusion à une foule de pratiques et de dévotions qui sont un
+si grand obstacle à l'adhésion de l'intelligence.&mdash;Mais s'ils
+comprennent les choses ainsi, pourquoi n'attaquent-ils pas ouvertement
+ces doctrines idolâtres? pourquoi ne les réforment-ils pas? Pourquoi,
+au contraire, les voit-on s'empresser de les multiplier? Je regrette
+de n'avoir pas de relations avec cet ecclésiastique qui, je crois,
+professe la théologie à la faculté de Bordeaux, pour m'en expliquer
+avec lui.</p>
+
+<p>Nous voilà bien loin des élections. D'après ce que tu m'apprends, je
+ne doute pas de la nomination de l'homme du château. Je suis surpris
+que notre roi, qui a la vue longue, ne comprenne pas qu'en peuplant la
+chambre de créatures, il sacrifie à quelques avantages immédiats le
+principe même de la constitution. Il s'assure un vote, mais il place
+tout un arrondissement en dehors de nos institutions; et cette
+man&oelig;uvre, s'étendant à toute la France, doit aboutir à corrompre
+nos m&oelig;urs politiques déjà si peu avancées. D'un autre côté, les
+abus se multiplieront, puisqu'ils ne rencontreront pas de résistance;
+et quand la mesure sera pleine, quel est le remède que cherchera une
+nation <span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span> qui n'a pas appris à faire de ses droits un usage
+éclairé?</p>
+
+<p>Pour moi, mon cher Félix, je ne me sens pas de force à disputer
+quelques suffrages. S'ils ne viennent pas d'eux-mêmes, laissons-les
+suivre leur cours. Il me faudrait aller de canton en canton organiser
+les moyens de soutenir la lutte. C'est plus que je ne puis faire.
+Après tout, M. Durrieu n'est pas encore pair.</p>
+
+<p>J'ai profité d'une occasion pour envoyer au <i>Journal des Économistes</i>
+mon article sur les tarifs anglais et français. Il me paraît renfermer
+des points de vue d'autant plus importants qu'ils ne paraissent
+préoccuper personne. J'ai rencontré ici des hommes politiques qui ne
+savent pas le premier mot de ce qui se passe en Angleterre; et, quand
+je leur parle de la réforme douanière qui s'accomplit dans ce pays,
+ils n'y veulent pas croire.&mdash;J'ai du temps devant moi pour faire la
+lettre à Dunoyer. Quant à mon travail sur la répartition de l'impôt,
+je n'ai pas les matériaux pour y mettre la dernière main. La session
+du conseil général sera une bonne occasion pour cette publication.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, si tu apprends quelque chose de nouveau,
+fais-m'en part; mais de toutes les nouvelles la plus agréable que tu
+puisses me donner, c'est que le découragement dont ta lettre est
+empreinte n'était dû qu'à une souffrance passagère. Après tout, mon
+ami, et au milieu des épaisses ténèbres qui nous environnent,
+attachons-nous à cette idée qu'une cause première, intelligente et
+miséricordieuse, nous a soumis, par des raisons que nous ne pouvons
+comprendre, aux dures épreuves de la vie: que ce soit là notre foi.
+Attendons le jour où elle jugera à propos de nous en délivrer, et de
+nous admettre à une vie meilleure: que ce soit là notre espérance.
+Avec ces sentiments au c&oelig;ur, nous supporterons nos afflictions et
+nos douleurs...</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> Paris, mai 1845.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je suis persuadé qu'il te tarde de recevoir de mes
+nouvelles. J'aurais aussi bien des choses à te dire, mais je serai
+forcé d'être court. Quoique à la fin de chaque jour il se rencontre
+que je n'ai rien fait, je suis toujours affairé. Dans ce Paris,
+jusqu'à ce qu'on soit au courant, il faut perdre un demi-jour pour
+utiliser un quart d'heure.</p>
+
+<p>J'ai été très-bien accueilli par M. Guillaumin, qui est le premier
+<i>économiste</i> que j'ai vu. Il m'annonça qu'il donnerait un dîner, suivi
+d'une soirée, pour me mettre en rapport avec les hommes de notre
+école; en conséquence je ne suis allé voir aucun de ces
+messieurs.&mdash;Hier a eu lieu ce dîner. J'étais à la droite de
+l'amphitryon, ce qui prouve bien que le dîner était à mon occasion; à
+la gauche était Dunoyer. À côté de madame Guillaumin, MM. Passy et
+Say. Il y avait en outre MM. Dussard et Reybaud. Béranger avait été
+invité, mais il avait d'autres engagements. Le soir, arrivèrent une
+foule d'autres économistes: MM. Renouard, Daire, Monjean, Garnier,
+etc., etc. Mon ami, entre toi et moi, je puis te dire que j'ai éprouvé
+une satisfaction bien vive. Il n'y a aucun de ces messieurs qui n'ait
+lu, relu et parfaitement compris mes trois articles. Je pourrais
+écrire mille ans dans la <i>Chalosse</i>, la <i>Sentinelle</i>, le <i>Mémorial</i>,
+sans trouver, toi excepté, un vrai lecteur. Ici on est lu, étudié, et
+compris. Je n'en puis pas douter, parce que tous ou presque tous sont
+entrés dans des détails minutieux, qui attestent que la politesse ne
+faisait pas seule les frais de cet accueil; je n'ai trouvé un peu
+froid que M. X... Te dire les caresses dont j'ai été comblé, l'espoir
+qu'on a paru fonder sur ma coopération, c'est te faire comprendre que
+j'étais honteux de mon rôle. Mon ami, j'en suis aujourd'hui bien
+convaincu, si notre isolement nous a empêchés de meubler <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span>
+beaucoup notre esprit, il lui a donné, du moins sur une question
+spéciale, une force et une justesse, que des hommes plus instruits et
+mieux doués ne possèdent peut-être pas.</p>
+
+<p>Ce qui m'a fait le plus de plaisir, parce que cela prouve qu'on m'a
+réellement lu avec soin, c'est que le dernier article, intitulé
+<i>Sophismes</i>, a été mis au-dessus des autres. C'est en effet celui où
+les principes sont scrutés avec le plus de profondeur; et je
+m'attendais à ce qu'il ne serait pas goûté. Dunoyer m'a prié de faire
+un article sur son ouvrage pour être inséré aux <i>Débats</i>. Il a bien
+voulu dire qu'il me croyait éminemment propre à faire apprécier son
+travail. Hélas! je sens déjà que je ne me tiendrai pas à la hauteur
+exagérée où ces hommes bienveillants me placent.</p>
+
+<p>Après dîner, on a parlé du duel. J'ai rendu un compte succinct de ta
+brochure. Demain nous avons encore un dîner de corps chez Véfour; je
+l'y porterai, et comme elle n'est pas longue, j'espère qu'on la lira.
+Si tu pouvais la refondre ou du moins la retoucher, je crois qu'on la
+mettrait dans le journal; mais le règlement s'oppose à ce qu'on la
+transcrive textuellement.&mdash;Du reste le <i>Journal des Économistes</i> n'est
+pas aussi délaissé que je le craignais. Il a cinq à six cents abonnés;
+il gagne tous les jours en autorité.</p>
+
+<p>Te rapporter la conversation m'entraînerait trop loin. Quel monde, mon
+ami, et qu'on peut bien dire: On ne vit qu'à Paris et l'on végète
+ailleurs!... Malgré cela je soupire déjà après nos promenades et nos
+entretiens intimes. Le papier me manque; adieu, cher Félix, ton ami.</p>
+
+<p><i>P. S.</i> Je m'étais trompé; un dîner, même d'économistes, n'est pas une
+occasion favorable pour la lecture d'une brochure. J'ai remis la
+tienne à M. Dunoyer, je ne connaîtrai son sentiment que dans quelques
+jours. Tu trouveras dans le <i>Moniteur</i> du 27 mars, qui doit être dans
+la bibliothèque de ma chambre, le réquisitoire de Dupin sur le duel.
+Peut-être <span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> cela te fournira-t-il l'occasion d'étendre ta
+brochure. Ce soir je passe la soirée chez Y... Il m'a fait le plus
+cordial accueil, et nous avons parlé de tout, même de religion. Il m'a
+paru faible sur ce chapitre, parce qu'il la respecte sans y croire.</p>
+
+<p>Ce n'est qu'aujourd'hui que je me suis présenté chez Lamartine. Je
+n'ai pas été admis, il partait pour Argenteuil; mais avec sa grâce
+ordinaire, il m'a fait dire qu'il veut que nous causions à l'aise et
+m'a donné rendez-vous pour demain. Comment m'en tirerai-je?</p>
+
+<p>Dans notre dîner, ou pour mieux dire après, on a agité une grande
+question: <i>de la propriété intellectuelle</i>. Un Belge, M. Jobard, a
+émis des idées neuves et qui t'étonneront. Il me tarde que nous
+puissions causer de toutes ces choses; car malgré ces succès éphémères
+je sens que je ne suis plus <i>amusable</i> de ce côté. À peine si cela
+touche l'épiderme; et, tout bien balancé, la vie de province pourrait
+être rendue plus douce que celle-ci pour peu que l'on y eût le goût de
+l'étude et des arts.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, à une autre fois. Écris-moi de temps en temps
+et occupe-toi de ton écrit sur le duel. Puisque la cour est revenue à
+sa singulière jurisprudence, la chose en vaut la peine.</p>
+
+<p class="date">Paris, le 23 mai 1845.</p>
+
+<p>Tu t'attends à beaucoup de détails, mon cher Félix, mais tu vas être
+bien désappointé; depuis ma dernière lettre que j'envoyai par Bordeaux
+et dont je n'ai pas encore l'accusé de réception, nous avons un temps
+qui me dégoûte des visites. Je passe les matinées à perdre mon temps à
+quelques bagatelles, commissions, affaires obligées, et le soir à le
+regretter. Ma lettre sera donc bien aride; cependant j'espère qu'elle
+te sera agréable à cause de celle de Dunoyer que j'y joins. Tu verras
+qu'il a apprécié ton écrit sur le duel. Je <span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> le quitte à
+l'instant; il m'a répété de vive voix ce qu'il a consigné dans sa
+lettre; il a vanté le fond et le style de ta brochure, et a dit
+qu'elle supposait des études faites dans la bonne voie; il m'a exprimé
+le regret de ne pouvoir en causer plus longtemps, et le désir de venir
+chez moi pour traiter plus à fond le sujet. Demain je la communiquerai
+à M. Say, qui est un homme vraiment séduisant par sa douceur, sa
+grâce, jointe à une grande fermeté de principes. C'est l'ancre du
+parti économiste. Sans lui, sans son esprit conciliant, le troupeau
+serait bientôt dispersé. Beaucoup de <i>mes collaborateurs</i> sont engagés
+dans des journaux qui les rétribuent beaucoup mieux que l'économiste.
+D'autres ont des ménagements politiques à garder; en un mot, il y a
+une réunion accidentelle d'hommes bienveillants, qui s'aiment quoique
+différant d'opinions à beaucoup d'égards; il n'y a pas de parti ferme,
+organisé et homogène. Pour moi, si j'avais le temps de rester ici et
+une fortune à recevoir chez moi, je tenterais de fonder une sorte de
+Ligue. Mais quand on ne fait que passer, il est inutile d'essayer une
+aussi grande entreprise.</p>
+
+<p>D'ailleurs je suis arrivé trop tôt; ma traduction ne s'imprime que
+lentement. Si j'avais pu disposer de quelques exemplaires, ils
+m'auraient peut-être ouvert des portes.</p>
+
+<p>Je n'ai pas vu M. de Lamartine, il est absent de Paris; j'ignore
+l'époque de son retour.</p>
+
+<p>Un homme aimable aussi, c'est M. Reybaud; ce qui prouve en lui une
+vigueur d'intelligence remarquable, c'est qu'il est devenu économiste
+en se livrant à l'étude des réformateurs du <span class="smcap">XIX</span><sup>e</sup> siècle. Il en tenait
+aussi quand il commença son ouvrage, mais son bon sens a triomphé.</p>
+
+<p>Je suis en peine de savoir si M. Guizot t'a écrit. Il est à craindre
+que ses nombreuses préoccupations ne l'empêchent de lire ta brochure.
+S'il n'était qu'homme de lettres, certainement il te répondrait; mais
+il est ministre et ministre <span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> dirigeant. En tout cas, s'il
+arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m'en faire part.</p>
+
+<p>Je me suis un peu occupé d'affaires publiques, je veux dire
+départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que
+l'Adour, c'est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra
+1,500,000 fr. Le hasard m'a placé de manière à y donner un petit coup
+d'épaule: ce sera toujours quelque chose si les bateaux à vapeur
+arrivent jusqu'à Pontons. Quant à la partie comprise entre Mugron et
+Hourquet, c'est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a tenu; mais
+que faire? Il n'y a qu'une chose dont le public ne veut pas s'occuper,
+c'est des affaires publiques.</p>
+
+<p>Je ne sais si j'écrirai aujourd'hui à ma tante, en tout cas fais-lui
+dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes
+souvenirs à ta s&oelig;ur.</p>
+
+<p class="date">Paris, le 5 juin 1845.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, une occasion se présente pour Bordeaux, et je ne veux
+pas la laisser partir sans répondre quelques mots à ta lettre.
+Pardonne-moi si j'abrége beaucoup, j'ai honte de dire que je suis
+occupé, car les jours se passent sans que je les utilise. C'est une
+chose qu'on ne peut s'expliquer qu'ici. D'ailleurs nous causerons
+bientôt de tout ce qui nous intéresse tant, et qui n'intéresse guère
+que nous.</p>
+
+<p>Tu ne m'accuses pas réception de la lettre de Dunoyer, je pense que tu
+ne l'as reçue qu'après le départ de Calon. Tu as vu son opinion sur ta
+brochure, il me tarde bien de savoir celle de M. Guizot,&mdash;s'il te la
+communique,&mdash;car on assure que les hommes du pouvoir ne s'occupent
+absolument que de le conserver. Je ne l'ai pas encore communiquée à M.
+Say, il est à la campagne, je ne le verrai que vendredi. C'est un
+homme charmant et celui que je préfère; je dois dîner avec lui chez
+Dunoyer, et le 10 chez Véfour au banquet des Économistes. On doit y
+agiter la question <span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> d'inviter le gouvernement (toujours le
+gouvernement!) à instituer des chaires d'économie politique. J'ai été
+chargé de préparer là-dessus quelques idées, c'est un sujet qui me
+plairait; mais je me bornerai à ruminer mon opinion, parce que, là
+comme ailleurs, il y a des amours-propres et des <i>possesseurs</i> qu'il
+faut ménager. Quant à une association qui me plairait bien mieux,
+j'attendrai pour en parler que ma traduction ait paru, parce qu'elle
+pourra y préparer les esprits. Mais, pour s'associer, il faut un
+principe reconnu; et je crains bien qu'il ne nous fasse défaut. Je
+n'ai jamais vu tant de peur de l'<i>absolu</i>, comme si nous ne devions
+pas laisser à nos adversaires le soin de modérer au besoin notre
+marche.</p>
+
+<p>À Mugron, je t'expliquerai les raisons qui ne permettent pas de
+modifier le journal. Au reste, la presse parisienne est maintenant
+fondée sur les annonces et constituée, sous le rapport financier, sur
+des bases telles que <i>rien de nouveau n'est possible</i>. Dès lors, il
+n'y a que l'association et les sacrifices qu'elle seule peut faire qui
+puissent nous tirer de cette impasse.&mdash;Je viens aux choses qui me sont
+personnelles et t'en parle ouvertement, comme à un ami de c&oelig;ur,
+sans fausse modestie. Je crois que l'absence d'aveuglement est un
+trait qui nous est commun, et je ne crains pas que tu me trouves trop
+présomptueux.</p>
+
+<p>Mon livre aura trente feuilles, il y en a vingt d'imprimées; tout sera
+prêt, j'espère, à la fin du mois. Je n'ai rien changé ou peu de chose
+à l'introduction que je t'ai lue. La moitié environ paraîtra dans le
+prochain numéro du <i>Journal des Économistes</i>. L'ignorance des affaires
+d'Angleterre est telle, même ici, que cet écrit doit, ce me semble,
+faire quelque impression sur les hommes studieux. Je t'en dirai
+franchement l'effet.</p>
+
+<p>J'acquiers chaque jour la preuve que les précédents articles ont fait
+quelque effet. L'éditeur a reçu plusieurs demandes <span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span>
+d'abonnement <i>motivées</i>, entre autres une lettre de Nevers qui disait:
+«Il nous est parvenu deux articles du <i>Moniteur Industriel</i>, qui
+réfute un article du <i>Journal des Économistes</i>, intitulé: <i>Sophismes.</i>
+Nous ne connaissons cet écrit que par les citations du <i>Moniteur</i>,
+mais cela nous suffit pour en avoir une haute opinion; veuillez nous
+l'envoyer et nous abonner.» Deux abonnements ont été demandés de
+Bordeaux. Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c'est une
+conversation que j'ai eue avec M. Raoul Duval, conseiller à la cour de
+Reims, ville essentiellement prohibitionniste. Il m'a assuré qu'on
+avait lu à haute voix l'article des tarifs, et qu'à chaque instant les
+manufacturiers disaient: Mais c'est cela, c'est bien cela, voilà ce
+qui va nous arriver, il n'y a rien à répondre. Cette scène, mon cher
+Félix, me signale la route que je devrais suivre. Si je pouvais, je
+devrais maintenant étudier la situation réelle de nos industries
+protégées, au flambeau des principes, et pénétrer dans le domaine des
+faits. M. Guillaumin veut que je passe en revue une douzaine d'autres
+<i>Sophismes</i> pour les réunir et en faire, <i>à ses frais</i>, une brochure à
+bon marché qui pourra se répandre.</p>
+
+<p>Il faut que ce soit toi, mon cher Félix, pour que je relate ces faits
+qui, du reste, me laissent aussi froid que si cela regardait un tiers.
+J'étais déjà fixé sur mes articles, et ton jugement me servait de
+garantie suffisante; seulement je me réjouis qu'il y ait encore
+quelques autres lecteurs, ce dont je désespérais.</p>
+
+<p>Je te dirai que je suis à peu près décidé à aller toucher la main à
+Cobden, Fox et Thompson; la connaissance personnelle de ces hommes
+pourra nous être utile. J'ai quelque espoir qu'ils me donneront des
+documents; en tout cas, je ferai provision de quelques bons ouvrages,
+et, entre autres, de discours de Fox et Thompson sur d'autres sujets
+que la liberté commerciale. Si je restais à Paris, je sentirais
+<span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> le besoin de m'adonner à cette spécialité: ce serait bien
+assez pour mes faibles épaules. Mais, dans notre douce retraite, cela
+ne nous suffirait pas. D'ailleurs, l'économie paraît bien plus belle
+quand on l'embrasse dans son ensemble. C'est cet ensemble harmonieux
+que je voudrais pouvoir un jour saisir. Tu devrais bien t'occuper d'en
+montrer quelques traits.</p>
+
+<p>Si mon petit traité, <i>Sophismes économiques</i>, réussit, nous pourrions
+le faire suivre d'un autre intitulé: <i>Harmonies sociales.</i> Il aurait
+la plus grande utilité, parce qu'il satisferait le penchant de notre
+époque à rechercher des organisations, des harmonies artificielles, en
+lui montrant la beauté, l'ordre et le principe progressif dans les
+harmonies naturelles et providentielles.</p>
+
+<p>J'emporterai quelques ouvrages d'ici. Mon voyage aura du moins servi à
+nous donner des aliments, et à nous faire connaître un peu l'esprit du
+siècle.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix. Je n'ai pas écrit aujourd'hui à ma tante,
+dis-lui que j'ai reçu sa lettre qui m'a fait bien plaisir, en ayant
+été privé longtemps.</p>
+
+<p class="date">16 juin 1845.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je t'annonce que ma <i>Ligue</i> est imprimée; on est
+maintenant après l'introduction, et cela ne peut durer plus de huit
+jours. Il y a donc apparence qu'à la fin du mois, je serai libre de
+partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j'aurai le plaisir de
+t'embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte,
+Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre qu'après,
+au cas que j'aie quelque chose à te conter. Dimanche, on me fit une
+ouverture; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a tant de pour
+et de contre que je ne saurai jamais me décider sans toi. C'est d'être
+le directeur du <i>Journal des Économistes</i>. Au point de vue
+pécuniaire, c'est une misérable <span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> affaire; il s'agit de cent
+louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras facilement
+combien cette position doit aller à mes goûts. D'abord ce journal,
+bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par contre-coup sur la
+presse, une grande influence. Si l'économiste qui sera là établit sa
+réputation de supériorité dans sa spécialité, il est impossible qu'il
+ne se fasse pas quelque peu redouter des protectionnistes, des
+réformateurs, en un mot, des ignorants de toute espèce. Par la parole,
+je n'irai jamais bien loin, parce que je manque de confiance, de
+mémoire et de présence d'esprit; mais ma plume a assez de dialectique
+pour faire honte à certains de nos hommes d'État.</p>
+
+<p>Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être
+exclusive, parce que je serai entouré de paresseux; et, autant que les
+actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une
+homogénéité qui lui manque.</p>
+
+<p>Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes
+éminents, au moins dans la sphère de l'économie politique et des
+affaires financières et douanières; et en définitive je serai à leur
+égard l'organe de l'opinion publique, de l'opinion consciencieuse et
+éclairée. Il me semble qu'un pareil rôle peut s'agrandir indéfiniment,
+suivant la portée de celui qui l'occupe.</p>
+
+<p>Quant au travail, il n'est pas de nature, comme le journalisme
+quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n'est
+qu'une perspective éloignée), le directeur du journal, s'il est à la
+hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs pour
+une chaire d'économie politique qui deviendrait vacante.</p>
+
+<p>Voilà le pour.&mdash;Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de
+ceux que j'aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s'acheminer
+vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie
+sévère, que je voie s'agiter les passions sans les partager; que
+j'aie sans cesse sous les yeux <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> le spectacle des ambitions
+satisfaites sans permettre à ce sentiment de s'approcher de mon
+c&oelig;ur; car toute notre force est dans nos principes, et dans la
+confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n'est pas ce que je
+redoute. La simplicité des habitudes est loin de m'effrayer.</p>
+
+<p class="date">Le 18...</p>
+
+<p>Je me suis retiré ce matin à une heure de chez Dunoyer; les convives
+étaient ceux que je t'ai nommés, plus M. de Tracy. À peine a-t-on
+effleuré l'économie politique; ces messieurs en font en amateurs.
+Pendant le dîner cependant, on a parlé quelque peu liberté de
+commerce. M. X... a dit que les Anglais <i>jouaient la comédie</i>. Il ne
+me convenait pas de relever ce mot; mais j'étais bien tenté de lui
+demander s'il croyait ou non au principe de la liberté. Car enfin,
+s'il y croit, pourquoi ne veut-il pas que les Anglais y croient? Parce
+qu'ils y ont intérêt? Je me rappelais ton argument: Si l'on formait
+une société de tempérance, faudrait-il la déprécier, parce que les
+hommes ont intérêt à être tempérants? Si je fais un <i>sophisme</i> sur ce
+sujet, j'y glisserai cette réfutation. Après dîner on m'a cloué à un
+whist: soirée perdue. Toute la rédaction du journal y était: Wolowski,
+Villermé, Blaise, Monjean, etc., etc.&mdash;Z...&mdash;autre déception, je le
+crains. Il s'est engoué d'agriculture, et partant d'idées
+prohibitives. Vraiment je vois les choses de près, et je sens que je
+pourrais faire du bien et payer ma dette à l'humanité.</p>
+
+<p>Je reviens au journal. On ne m'a pas demandé de résolution actuelle,
+maintenant j'attendrai. J'en parle à ma tante, il faut voir ce qu'elle
+en pense. Elle me laisserait certainement suivre mon penchant, si elle
+voyait en même temps un avenir pécuniaire, et humainement parlant elle
+a raison, elle ne peut pas comprendre la portée de la position que je
+puis prendre. Si elle t'en parle, dis-moi l'effet que ma lettre
+<span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span> aura produit. De mon côté je te dirai celui que va produire
+ma <i>Ligue</i>: la lira-t-on? J'en doute. On est ici accablé de lecture.
+Si je te disais que, sauf Dunoyer et Say, aucun de mes collaborateurs
+n'a lu Comte! Tu sais déjà que *** n'a pas lu Malthus. À dîner, Tracy
+a dit que la misère de l'Irlande infirmait la doctrine de Malthus!!
+J'ai entendu dire à quelqu'un qu'il y avait <i>du bon</i> dans le <i>Traité
+de législation</i>, et surtout dans le <i>Traité de la propriété</i>. Pauvre
+Comte! Say m'a conté sa triste histoire, la persécution et sa probité
+l'ont tué.</p>
+
+<p>Il est bien entendu que tu ne souffleras pas un mot de ce que je te
+dis sur la direction du journal. Tu sens que cette nouvelle ferait un
+éclat inopportun.</p>
+
+<p>Je crois t'avoir dit que l'éditeur de la <i>Ligue</i> va éditer aussi les
+<i>Sophismes</i>. Ce sera un petit livre à bon marché, mais le titre n'en
+est pas attrayant. J'en cherche un autre; aide-moi. Le petit livre de
+Mathieu de Dombasle était intitulé: <i>Un rayon de bon sens</i>, etc.</p>
+
+<p>Comme je ne pourrai pas épuiser tous les sophismes en un petit volume,
+s'il se vend, j'en ferai un autre. Il serait bon que, de ton côté, tu
+en traitasses quelques-uns; je les intercalerais avec les miens, cela
+te ferait connaître au moins de mes confrères, et tu pourrais alors,
+si le c&oelig;ur t'en disait, te faire <i>éditer</i> sans bourse délier, ce
+qui n'est pas une petite affaire.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, écris-moi.</p>
+
+<p class="date">Paris, le 3 juillet 1845 (11 heures du soir).</p>
+
+<p>..... Comme toi, mon cher Félix, j'envisage l'avenir avec effroi.
+Laisser ma tante, me séparer de ceux que j'aime, te laisser à Mugron
+seul, sans ami, sans livres, cela est affreux. Et, pour moi-même, je
+ne sais si des travaux solitaires, médités à loisir, discutés avec
+toi, ne vaudraient <span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> pas mieux. D'un autre côté, il est certain
+qu'il y a ici une place à conquérir, la seule que je pouvais
+ambitionner, la seule qui me convient et à qui je conviens. Il est
+maintenant certain que je puis avoir la direction du journal, et je ne
+doute pas qu'on ne m'accorde 6 fr. par abonnement. Il y a 500 abonnés,
+ce qui fait 3,000 fr. Ce n'est absolument rien, pécuniairement
+parlant; mais il faut bien croire qu'une forte direction imprimée au
+journal augmenterait sa clientèle; et si nous parvenions au chiffre
+1,000, je serais satisfait.&mdash;Puis vient la perspective d'un cours; je
+ne sais si je t'ai dit qu'à notre dernier dîner, nous avions décidé
+qu'une démarche serait faite auprès du ministère pour qu'il fondât des
+chaires d'économie politique à la Faculté. MM. Guizot, Salvandy,
+Duchâtel se sont montrés favorables à ce projet. M. Guizot a dit: «Je
+suis si bien disposé, que c'est moi qui ai fondé la chaire qu'occupe
+M. Chevalier. Évidemment, nous faisons fausse route, et il est
+indispensable de répandre les saines doctrines économiques. Mais la
+grande difficulté, c'est le choix des personnes.» Sur cette réponse,
+MM. Say, Dussard, Daire et quelques autres m'ont assuré que, si on les
+consultait, ils me désigneraient. M. Dunoyer sera certainement pour
+moi. J'ai su que le ministre des finances avait été frappé de mon
+introduction, et lui-même m'a fait demander l'ouvrage. J'aurais donc
+bien des chances, sinon d'être appelé à la Faculté, du moins, si l'on
+y nommait Blanqui, Rossi ou Chevalier, de remplacer un de ces
+messieurs au Collége de France ou au Conservatoire. D'une manière ou
+d'une autre, je serais lancé, avec une existence assurée, et c'est
+tout ce qu'il me faut.</p>
+
+<p>Mais quitter Mugron! mais quitter ma tante! mais ma poitrine! mais le
+cercle peu étendu de mes connaissances! enfin le long chapitre des
+objections... Oh! que n'ai-je dix ans de moins et une bonne santé! Du
+reste, tu comprends que cette perspective est encore éloignée; mais
+tu comprends <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span> aussi que la direction du journal mettrait bien
+des chances de mon côté. Donc; au lieu de donner deux <i>sophismes</i>,
+dans le prochain numéro, choisis parmi ceux d'un genre populaire et
+anecdotique, je sens l'<i>opportunité de faire de la doctrine</i>, et je
+vais consacrer la journée de demain à en refondre deux ou trois plus
+importants. Voilà pourquoi je ne puis t'écrire aussi longuement que je
+voudrais et me vois forcé de parler de moi au lieu de répondre à tes
+affectueuses lettres.</p>
+
+<p>M. Say veut me confier tous les papiers de son père: il y a des choses
+assez curieuses. C'est d'ailleurs un témoignage de confiance qui m'a
+touché. Hippolyte Comte, le fils de Charles, me laissera aussi
+fouiller dans les notes de notre auteur favori, lequel est entièrement
+inconnu ici même... Mais je ne veux pas manquer à ce que je dois aux
+hommes qui m'accablent de preuves d'amitié.</p>
+
+<p>Tu vois, cher Félix, que de motifs pour et contre: il faudra pourtant
+que je me décide bientôt. Oh! j'ai bien besoin de tes conseils, et
+surtout que tu me dises ce que pense ma pauvre tante.</p>
+
+<p>Quoique je réponde à peine à tes lettres, il faut pourtant que je te
+dise que l'ouvrage de <i>Simon</i> est très-rare et très-cher; il n'y en a
+que quatre exemplaires, dont deux dans les bibliothèques publiques.
+Bossuet avait fait détruire toute l'édition.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, excuse la hâte avec laquelle j'écris.</p>
+
+<p class="date">Londres, juillet 1845.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, j'arrivai ici hier soir. Sachant combien tu
+t'intéresses à notre cause, et au rôle que le hasard m'y a donné, je
+te raconterai tout ce qui se passe, d'autant que je n'ai pas le temps
+de prendre des notes, et dès lors mes lettres me serviront plus tard
+à rappeler mes souvenirs, afin <span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> que de vive voix je puisse te
+donner plus de détails.</p>
+
+<p>Après m'être installé à l'hôtel (à 10 sh. par jour), je me suis mis à
+écrire six lettres pour Cobden, Bright, Fox, Thompson, Wilson et le
+secrétaire qui m'envoie la <i>Ligue</i>. Puis j'ai écrit six dédicaces sur
+autant d'exemplaires de mon livre, et sur ce, je me suis mis au lit.
+Ce matin j'ai porté mes six exemplaires au bureau de la <i>Ligue</i>, avec
+prière de les remettre à qui de droit. L'on m'a dit que Cobden partait
+le jour même pour Manchester, et que probablement je le trouverais en
+train de faire ses préparatifs (les préparatifs d'un Anglais
+consistent à avaler un beefsteak et à fourrer deux chemises dans un
+sac). J'ai couru chez Cobden; je l'ai en effet rencontré, et nous
+avons causé pendant deux heures. Il comprend bien le français, le
+parle un peu, et d'ailleurs j'entends son anglais. Je lui ai exposé
+l'état des esprits en France, l'effet que j'attends de ce livre, etc.,
+etc. Il m'a témoigné sa peine de quitter Londres, et je l'ai vu sur le
+point de renoncer à son voyage. Ensuite il m'a dit: La Ligue est une
+franc-maçonnerie, à cela près que tout est public. Voici une maison
+que nous avons louée pour recevoir nos amis pendant le Bazar,
+maintenant elle est vide, il faut vous y installer.&mdash;J'ai fait des
+façons.&mdash;Alors il a repris: Cela peut ne pas vous être agréable, mais
+c'est utile à la cause, parce que MM. Bright, Moore et autres ligueurs
+y passent leurs soirées, et il faut que vous soyez toujours au milieu
+d'eux. Cependant, comme dans la suite il a été décidé que j'irai le
+joindre à Manchester après-demain, je n'ai pas jugé à propos de
+déménager pour deux jours. Ensuite il m'a mené au <i>Reform-Club</i>,
+magnifique établissement, et m'a laissé à la bibliothèque pendant
+qu'il prenait le bain. Cela fait, il a écrit deux lettres, à Bright et
+à Moore, et je l'ai accompagné au rail-way. Le soir, je suis allé voir
+Bright, toujours au même hôtel, quoique ces messieurs ne l'habitent
+pas; <span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> l'accueil de Bright n'a pas tout à fait été aussi
+cordial. Je me suis aperçu qu'il n'approuvait pas que j'eusse mis le
+nom de Cobden sur le titre de mon livre; de plus, il parut surpris que
+je n'eusse rien traduit de M. Villiers; et quant à lui, sa part est
+petite, quoique assurément il en méritât une plus grande, car il est
+doué d'une éloquence entraînante. Cependant la conversation a arrangé
+tout cela. Obligé de parler lentement pour me faire comprendre, et
+traitant toujours des sujets qui me sont familiers, avec des hommes
+qui ont toutes nos idées, je me trouvais certainement dans les
+circonstances les plus favorables. Il m'a mené au parlement, où je
+suis resté jusqu'à présent, parce qu'on traitait une question qui
+embrasse l'éducation et la religion. Sorti à onze heures, je me suis
+mis à t'écrire. Demain, j'ai rendez-vous avec lui, et après-demain je
+vais voir Manchester et retrouver mon Cobden. Il doit faire mon
+logement et me laisser entre les mains de M. Ashworth, ce riche
+manufacturier qui a fait un si bon argument pour démontrer aux
+fermiers que l'exportation des objets manufacturés impliquait
+l'exportation des choses qui s'y sont incorporées, et que, par
+conséquent, la restriction du commerce leur retombait sur le nez. Ce
+brusque départ, je le crains, m'empêchera de voir Fox et Thompson
+jusqu'à mon retour, ainsi que Mill et Senior, pour qui j'ai des
+lettres.</p>
+
+<p>Voilà ma première journée, fort en abrégé. Je vais donc pénétrer dans
+Manchester et Liverpool, dans des circonstances que peu de Français
+peuvent espérer. J'y serai un dimanche. Cobden me mènera chez les
+quakers, les wesleyens. Nous saurons enfin quelque chose; et quant aux
+fabriques, rien ne me sera caché. De plus, toutes les opérations de la
+Ligue me seront dévoilées. Il a été vaguement question d'une seconde
+édition de mon ouvrage sur une plus grande échelle. Nous verrons.</p>
+
+<p>N'oublions pas Paris. Avant de le quitter, j'ai passé une <span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span>
+heure avec Hippolyte, le fils de Charles Comte; il m'a montré tous les
+manuscrits de son père. Il y a deux ou trois cours faits à Genève, à
+Londres, à Paris; tout cela, sans doute, a servi au <i>Traité de
+législation</i>; mais quelle mine à mettre au jour!</p>
+
+<p>Adieu, je te quitte. J'ai encore trois lettres à écrire à Paris, et
+nous sommes déjà à demain, car il est plus de minuit.</p>
+
+<p class="date">Bordeaux, le 19 février 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je t'avais promis de t'écrire les événements de
+Bordeaux. Je suis si interrompu par les visites, les assemblées et
+autres incidents fâcheux, que l'heure du courrier arrive toujours
+avant que j'aie pu réaliser ma promesse; d'ailleurs je n'ai pas
+grand'chose à te dire. Les choses se passent fort doucement. On a
+beaucoup pataugé dans les préliminaires d'une <i>constitution</i>. Enfin
+elle est sortie telle quelle de la discussion, et aujourd'hui elle est
+offerte à la sanction de soixante-dix à quatre-vingts membres
+fondateurs; le bureau définitif va être installé, avec le maire en
+tête pour président, et, dans deux ou trois jours, aura lieu une
+grande réunion pour ouvrir la souscription. On croit que Bordeaux ira
+à 100,000 fr. Il me tarde de le voir. Tu comprends que ce n'est qu'à
+partir d'aujourd'hui, de l'installation du bureau, qu'on peut
+s'occuper d'un plan, puisque c'est lui qui doit avoir l'initiative.
+Quel sera ce plan? Je l'ignore.</p>
+
+<p>Quant à mon concours personnel, il se borne à assister aux séances, à
+faire quelques articles de journaux, à faire et recevoir des visites
+et à essuyer des objections économiques de toutes sortes. Il m'est
+bien démontré que l'état de l'instruction en ce genre ne suffit pas
+pour faire marcher l'institution, et je me retirerais sans espoir si
+je ne comptais un peu sur l'institution même pour éclairer ses propres
+membres.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> J'ai trouvé ici mon pauvre <i>Cobden</i> tout à fait en vogue. Il
+y a un mois, il n'y en avait que deux exemplaires, celui que j'ai
+donné à Eugène et l'échantillon du libraire; aujourd'hui on le trouve
+partout. J'aurais honte, mon cher Félix, de te dire l'opinion qu'on
+s'est formée de l'auteur. Les uns supposent que je suis un savant du
+premier ordre; les autres, que j'ai passé ma vie en Angleterre à
+étudier les institutions et l'histoire de ce pays. Bref, je suis tout
+honteux de ma position, sachant fort bien distinguer ce qu'il y a de
+vrai et ce qu'il y a d'exagéré dans cette opinion du moment. Je ne
+sais si tu verras le <i>Mémorial</i> d'aujourd'hui (48); tu comprendras que
+je n'aurais pas pris ce ton, si je n'avais bien vu ce que je puis
+faire.</p>
+
+<p>Il est à peu près résolu que, lorsque cette organisation sera en
+train, je me rendrai à Paris pour essayer de mettre en mouvement
+l'industrie parisienne, que je sais être bien disposée. Si cela
+réussit, je prévois une difficulté, c'est celle de décider les
+Bordelais à envoyer leur argent à Paris. Il est certain, cependant,
+que c'est le centre d'où tout doit partir; car, à dépense égale, la
+presse parisienne a dix fois plus d'influence que la presse
+départementale.</p>
+
+<p>Quand tu m'écriras (que ce soit le plus tôt possible), dis-moi quelque
+chose de tes affaires.</p>
+
+<p class="date">Paris, le 22 mars 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, j'espère que tu ne tarderas pas à me donner de tes
+nouvelles. Dieu veuille qu'un arrangement soit intervenu: je ne
+l'espère guère et le désire beaucoup.&mdash;Une fois délivré de cette
+pénible préoccupation, tu pourrais consacrer ton temps à des choses
+utiles, comme par exemple ton article du <i>Mémorial</i>, que je n'ai eu le
+temps que de lire très-rapidement, mais que je relirai demain chez mon
+oncle. Il est plein de vivacité et offre, sous des formes
+saisissantes, d'excellentes démonstrations. Lundi je le lirai à
+l'assemblée, <span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> qui sera assez nombreuse. Quand je me serai un
+peu mieux posé, je t'indiquerai le journal de Paris auquel il faudra
+t'adresser; mais alors il faudra, autant que possible, t'abstenir de
+parler de vins. Je viens de dire que nous avions une assemblée lundi.
+Le but est de constituer le bureau de l'association. Nous avons pour
+président le duc d'Harcourt qui a accepté avec une résolution qui m'a
+plu. Les autres membres seront MM. Say, Blanqui et Dunoyer. Mais ce
+dernier n'aimerait guère à se mettre en évidence, et je proposerai à
+sa place M. Anisson-Duperron, pair de France, qui m'a charmé en ce
+qu'il est ferme sur <i>le principe</i>. Pour trésorier, nous aurons le
+baron d'Eichthal, riche banquier. Enfin l'état-major se complétera
+d'un secrétaire, qui évidemment est appelé à supporter le poids de la
+besogne. Tu pressens peut-être que ces fonctions me sont destinées.
+Comme toujours j'hésite. Il m'en coûte de m'enchaîner ainsi à un
+travail ingrat et assidu. D'un autre côté, je sens bien que je puis
+être utile en m'occupant exclusivement de cette affaire. D'ici à lundi
+il faudra bien que ma détermination soit irrévocablement prise. Au
+reste, j'espère que les adhésions ne nous manqueront pas. Pairs,
+députés, banquiers, hommes de lettres viendront à nous en bon nombre,
+et même quelques fabricants considérables. Il me paraît évident qu'il
+s'est opéré un grand changement dans l'opinion, et le triomphe n'est
+peut-être pas aussi éloigné que nous le supposions d'abord.</p>
+
+<p>Ici on voudrait beaucoup que je fusse nommé député; tu ne peux te
+figurer combien l'espèce de prophétie que contient mon <i>introduction</i>
+m'a donné de crédit. J'en suis confus et embarrassé, sentant fort bien
+que je suis au-dessous de ma réputation; mais il ne m'est permis de
+conserver aucun espoir, relativement à la députation, car ce qui se
+passe à Bordeaux et à Paris n'a que peu de retentissement à
+Saint-Sever. Et d'ailleurs, ce serait peut-être un motif de <span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span>
+plus pour qu'on me tînt à l'écart. Cette chère Chalosse ne semble pas
+comprendre la portée de l'entreprise à laquelle j'ai consacré mes
+efforts; sans cela il est probable qu'elle voudrait s'y associer, en
+accroissant mon influence dans son intérêt. Je ne lui en veux pas; je
+l'aime et la servirai jusqu'au bout, quelle que soit son indifférence.</p>
+
+<p>Aujourd'hui j'ai fait mon entrée à l'Institut, on y a discuté la
+question de l'enseignement. Des universitaires, Cousin en tête, ont
+accaparé la discussion. Je regrette bien d'avoir laissé à Mugron mon
+travail sur ce sujet, car je ne vois pas que personne l'envisage à
+notre point de vue.</p>
+
+<p>Tâche de faire de temps en temps des articles pour entretenir à
+Bordeaux le feu sacré; plus tard on en fera sans doute une collection
+qui sera distribuée à grand nombre d'exemplaires. Dans la prochaine
+lettre que j'écrirai à ma tante, je mettrai un mot pour te dire ce
+qu'on a pensé de ton dernier article, à l'assemblée.</p>
+
+<p>J'attends notre ami Daguerre pour être présenté à M. de Lamennais;
+j'espère le convertir au <i>free-trade</i>. M. de Lamartine a annoncé son
+adhésion, ainsi que le bon Béranger; on fera arriver aussi M. Berryer
+dès que l'association sera assez fortement constituée pour ne pouvoir
+pas être détournée par les passions politiques. De même pour Arago; tu
+vois que toutes les fortes intelligences de l'époque seront pour nous.
+On m'a assuré que M. de Broglie accepterait la présidence. J'avoue que
+je redoute un peu les allures diplomatiques qui doivent être dans ses
+habitudes. Sa présence ferait sans doute, dès l'abord, un effet
+prodigieux; mais il faut voir l'avenir et ne pas se laisser séduire
+par un éclat momentané.</p>
+
+<p class="date">Paris, le 18 avril 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je suis entièrement privé de tes lettres, il est vrai
+que je suis moi-même bien négligent. Tu ne pourras <span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> pas croire
+que le temps me manque, et c'est pourtant la vérité; quand on est
+comme campé à Paris, la distribution des heures est si mauvaise qu'on
+n'arrive à rien.</p>
+
+<p>Je ne te dirai pas grand'chose de moi, j'ai tant de personnes à voir
+que je ne vois personne; cela semble un paradoxe, et c'est la vérité.
+Je n'ai été qu'une fois chez Dunoyer, une fois chez Comte, une fois
+chez Mignet, et ainsi du reste. Je puis avoir des relations avec les
+journaux; la <i>Patrie</i>, le <i>Courrier français</i>, le <i>Siècle</i> et le
+<i>National</i> m'ont ouvert leurs colonnes. Je n'ai pas encore
+d'aboutissant aux <i>Débats</i>. M. Michel Chevalier m'a bien offert d'y
+faire admettre mes articles; mais je voudrais avoir entrée dans les
+bureaux pour éviter les coupures et les altérations.</p>
+
+<p>L'association marche à pas de tortue, ce n'est que de dimanche en huit
+que je serai fixé, ce jour-là il y aura une réunion. Voici les noms de
+quelques-uns des membres: d'Harcourt, Pavée de Vendeuvre, amiral
+Grivel, Anisson-Duperron, Vincens Saint-Laurent, pairs.</p>
+
+<p>Lamartine, Lafarelle, Bussières, Lherbette, de Corcelles et quelques
+autres députés<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.</p>
+
+<p>Michel Chevalier, Blanqui, Wolowski, Léon Faucher et autres
+économistes; d'Eichthal, Cheuvreux, Say et autres banquiers
+négociants.</p>
+
+<p>La difficulté est de réunir ces personnages emportés par le tourbillon
+politique. Derrière, il y a des jeunes gens plus ardents, et qu'il
+faut contenir, au moins provisoirement, pour ne pas perdre l'avantage
+de nous appuyer sur ces noms connus et populaires.</p>
+
+<p>En attendant, nous avons eu un meeting composé de négociants et
+fabricants de Paris. Notre but était de les préparer, j'étais très-peu
+<i>préparé</i> moi-même et je n'avais pas consacré plus d'une heure à
+méditer ce que j'aurais à dire. <span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> Je me suis fait un plan
+très-simple dans lequel je ne pouvais m'égarer; j'ai été heureux de
+m'assurer que cette méthode n'était pas au-dessus de mes facultés. En
+débutant très-simplement et sur le ton de la conversation, sans
+rechercher l'esprit ni l'éloquence, mais seulement la clarté et le ton
+de la conviction, j'ai pu parler une demi-heure, sans fatigue ni
+timidité. D'autres ont été plus brillants. Nous aurons un autre
+meeting plus nombreux dans huit jours, puis j'essayerai d'aller agiter
+le quartier latin.</p>
+
+<p>J'ai vu ces jours-ci le ministre des finances; il a approuvé tout ce
+que je fais, et ne demande pas mieux que de voir se former une opinion
+publique.</p>
+
+<p>Adieu, l'heure me presse, je crains même d'être en retard.</p>
+
+<p class="date">3 mai 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, j'apprends qu'une occasion se présente pour cette
+lettre, et quoique je sois abîmé (car il y a sept heures que j'ai la
+plume à la main), je ne veux pas la laisser partir sans te donner de
+mes nouvelles.</p>
+
+<p>Je t'ai parlé d'une réunion pour demain, en voici l'objet.
+L'adjonction des personnages a enterré notre modeste association. Ces
+messieurs ont voulu tout reprendre <i>ab ovo</i>, nous en sommes donc à
+faire un programme, un manifeste, c'est à cela que j'ai travaillé tout
+aujourd'hui. Mais il y en a quatre autres qui font la même besogne.
+Qu'on veuille choisir ou fondre, je m'attends à une longue discussion
+sans dénoûment, parce qu'il y a beaucoup d'hommes de lettres, beaucoup
+de théoriciens, puis le chapitre des amours-propres! Je ne serais donc
+pas surpris qu'on renvoyât à une autre commission où les mêmes
+difficultés se présenteront, car chacun, excepté moi, défendra son
+&oelig;uvre, et l'on viendra se faire juger par l'assemblée. C'est
+dommage; après le manifeste viendront les statuts, l'organisation
+conforme, les souscriptions, et ce n'est qu'après tout cela que je
+serai <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span> fixé. Quelquefois il me prend envie de déserter, mais
+quand je songe au bon effet que produira le simple manifeste avec ses
+quarante signatures, je n'en ai pas le courage. Peut-être, une fois le
+manifeste lancé, irai-je à Mugron attendre qu'on me rappelle, car je
+suis effrayé de passer les mois entiers à travers de simples
+formalités, et sans rien faire d'utile. D'ailleurs la lutte électorale
+pourra réclamer ma présence. M. Dupérier m'a fait dire qu'il s'était
+formellement désisté, il a même ajouté qu'il avait brûlé ses vaisseaux
+et écrit à tous ses amis qu'il renonçait à la candidature. Puisqu'il
+en est ainsi, si d'autres candidats ne se présentent pas, je pourrai
+me trouver en présence de M. de Larnac tout seul; et cette lutte ne
+m'effraye pas, parce que c'est une lutte de doctrines et d'opinions.
+Ce qui m'étonne, c'est de ne recevoir aucune lettre de Saint-Sever. Il
+semble que la communication de Dupérier aurait dû m'attirer quelques
+ouvertures. Si tu apprends quelque chose, fais-le-moi savoir.</p>
+
+<p class="date">4 mai.</p>
+
+<p>Hier soir on a discuté et adopté un manifeste, la discussion a été
+sérieuse, intéressante, approfondie, et cela seul est un grand bien,
+car beaucoup de gens qui entreprennent d'éclairer les autres
+s'éclairent eux-mêmes. On a remis tous les pouvoirs exécutifs à une
+commission composée de MM. d'Harcourt, Say, Dunoyer, Renouard,
+Blanqui, Léon Faucher, Anisson-Duperron et moi. D'un autre côté, cette
+commission me transmettra, au moins de fait, l'autorité qu'elle a
+reçue et se bornera à un contrôle; dans ces circonstances, puis-je
+abandonner un rôle qui peut tomber en d'autres mains, et compromettre
+la cause tout entière? Je souffre de quitter Mugron et mes habitudes,
+et mon travail capricieux et nos causeries. C'est un déchirement
+affreux; mais m'est-il permis de reculer?</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, ton ami.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span> Paris, le 24 mai 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, j'ai tant couru ce matin que je ne puis tenir la
+plume, et mon écriture est toute tremblante. Ce que tu me dis de
+l'utilité de ma présence à Mugron me préoccupe tous les jours. Mais,
+mon ami, j'ai presque la certitude que, si je quitte Paris, notre
+association tombera dans l'eau et tout sera à recommencer. Tu en
+jugeras; voici où nous en sommes: je crois t'avoir dit qu'une
+commission avait été nommée, réunissant pleins pouvoirs; au moment de
+lancer notre <i>manifeste</i>, plusieurs des commissaires ont voulu que
+nous fussions pourvus de <i>l'autorisation préalable</i>. Elle a été
+demandée, le ministre l'a promise; mais les jours se passent et je ne
+vois rien arriver. En attendant, le manifeste est dans nos cartons.
+C'est certainement une faute d'exiger <i>l'autorisation</i>, nous devions
+nous borner à une simple <i>déclaration</i>. Les peureux ont cru être
+agréables au ministre, et je crois qu'ils l'embarrassent, parce que,
+surtout à l'approche des élections, il craindra de se mettre à dos les
+manufacturiers.</p>
+
+<p>Cependant M. Guizot a déclaré qu'il donnerait l'autorisation, M. de
+Broglie a laissé entendre qu'il viendrait à nous aussitôt après, c'est
+pourquoi je patiente encore; mais pour peu qu'on retarde, je casserai
+les vitres, au risque de tout dissoudre, sauf à recommencer sur un
+autre plan, et avec d'autres personnes.</p>
+
+<p>Tu vois combien il est difficile de déserter le terrain en ce moment;
+ce n'est pas l'envie qui me manque, car, mon cher Félix, Paris et moi
+nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Il y aurait trop à dire
+là-dessus, ce sera pour une autre fois.</p>
+
+<p>Ton article du <i>Mémorial</i> était excellent, peu de personnes l'ont lu,
+car il n'est arrivé précisément que quand nos réunions ont cessé, par
+la cause que je t'ai dite; mais je l'a communiqué à Dunoyer et à Say,
+ainsi qu'à quelques autres, <span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> et tous y ont trouvé une vivacité
+et une clarté qui entraînent le lecteur et forcent la conviction. Le
+<i>je ne m'en mêle plus</i> ne pouvait que plaire beaucoup à Dunoyer;
+malheureusement les idées du jour sont portées à un point effrayant
+vers l'autre sens: <i>Mêler à tout l'État.</i> Bientôt on fera une seconde
+édition de mes <i>Sophismes</i>. Nous pourrons y joindre cet article et
+quelques autres, si tu en fais. Je puis bien te dire à toi que ce
+petit livre est destiné à une grande circulation. En Amérique, on se
+propose de le propager à profusion; les journaux anglais et italiens
+l'ont traduit presque en entier. Mais ce qui me vexe un peu, c'est de
+voir que les trois à quatre plaisanteries que j'ai glissées dans ce
+volume ont fait fortune, tandis que la partie sérieuse est fort
+négligée. Tâche donc de faire aussi du <i>Buffa</i>.</p>
+
+<p>Je te quitte; je viens d'apprendre qu'une occasion se présente pour
+Bordeaux, et je veux en profiter.</p>
+
+<p class="date">Bordeaux, le 22 juillet 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je t'écrivais avant-hier, et je ne serais pas surpris
+que ma lettre se fût égarée; car depuis un mois je marche de
+malentendu en malentendu. Il faudrait une rame de papier pour te
+raconter tout ce qui m'arrive; ce ne sont pas choses aimables, mais
+elles ont ce bon côté, qu'elles me font faire de grands progrès dans
+la connaissance du c&oelig;ur humain. Hélas! il vaudrait mieux peut-être
+conserver le peu d'illusions qu'on peut avoir à notre âge.</p>
+
+<p>D'abord je me suis assuré que le retard qu'on a mis à expédier ma
+brochure tient à une intrigue. Ma lettre à M. Duchâtel l'a outré; mais
+elle lui a arraché l'autorisation que tant de hauts personnages
+poursuivaient, depuis trois mois. Et tu penses que l'association
+bordelaise m'en a su gré? point du tout. Il y a ici un revirement
+complet d'opinion contre moi, et je suis <i>flétri</i> du titre de
+<i>radical</i>; ma brochure m'a achevé. M. Duchâtel a écrit au préfet, le
+préfet <span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> a fait venir le directeur du <i>Mémorial</i>, et lui a lavé
+la tête; le directeur a racheté sa faute en retardant ma brochure.
+Cependant en ce moment les quatre cents exemplaires doivent t'être
+parvenus<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p>
+
+<p>Quant à ce qui se passe en fait d'élections, ce serait trop long, je
+te le dirai verbalement. En résultat, je ne serai porté nulle part,
+excepté peut-être à Nérac. Mais je ne puis voir là qu'une
+démonstration de l'opposition et non une candidature sérieuse, sauf
+l'<i>imprévu</i> d'une journée électorale.</p>
+
+<p>Hier il y a eu séance de l'association bordelaise. La manière dont on
+m'a engagé à prendre la parole m'a <i>engagé</i> à refuser.</p>
+
+<p>Je présume qu'à l'heure qu'il est, tous les électeurs de Saint-Sever
+ont ma brochure. C'est tout ce que j'ai à leur offrir avec mon
+dévouement. Cette distribution doit te donner bien de la peine. Entre
+quatre pourtant, la besogne n'est pas lourde. J'espère être rentré à
+Mugron vers le 28 ou 29, tout juste pour aller voter.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, je ne fermerai ma lettre que ce soir, en cas
+que j'aie quelque chose à ajouter.</p>
+
+<p><i>P. S.</i> Je viens d'avoir une entrevue importante, je te conterai cela.
+Mais le résultat est que Bordeaux ne me portera pas, on veut un
+<i>Économiste</i> qui soit du juste milieu. Le ministère a recommandé
+<i>Blanqui</i>.</p>
+
+<p class="date">Paris, le 1<sup>er</sup> octobre 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je n'ai pas de tes nouvelles et ne sais par conséquent
+où tu en es de ton procès. Puisses-tu être près de l'issue et du
+succès! Donne-moi des nouvelles de ta bonne s&oelig;ur; les bains de
+Biarritz lui ont-ils été favorables? Je regrette que tu n'aies pas
+été l'accompagner; il me semble <span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> que Mugron doit devenir tous
+les jours plus triste et plus monotone pour toi.</p>
+
+<p>On m'écrit de Bordeaux qu'on fait réimprimer en brochure plusieurs de
+nos articles. C'est ce qui fait que je ne me presse pas de faire un
+second volume des <i>Sophismes</i>; cela ferait un double emploi. La
+correspondance seule me prend autant de temps que j'en puis consacrer
+à écrire. Mon ami, je ne suis pas seulement de l'association, je suis
+l'association tout entière; non que je n'aie de zélés et dévoués
+collaborateurs, mais seulement pour parler et écrire. Quant à
+organiser et à administrer cette vaste machine, je suis seul, et
+combien cela durera-t-il? Le 15 de ce mois, je prends possession de
+mes appartements. J'aurai alors un personnel; jusque-là, il n'y a pas
+pour moi de travail intellectuel possible.</p>
+
+<p>Je t'envoie un numéro du journal qui relate notre séance publique
+d'hier soir. J'ai débuté sur la scène parisienne et dans des
+circonstances vraiment défavorables. Le public était nombreux et les
+dames avaient pour la première fois fait apparition aux tribunes. Il
+avait été arrêté qu'on entendrait cinq orateurs, et que chacun ne
+parlerait qu'une demi-heure.&mdash;C'était déjà une séance de deux heures
+et demie.&mdash;Je devais parler le dernier; sur mes quatre prédécesseurs,
+deux ont été fidèles aux engagements pris, et deux autres ont parlé
+une grande heure, c'étaient deux professeurs. Je me suis donc présenté
+devant un auditoire harassé par trois heures d'économie politique et
+fort pressé de décamper. Moi-même j'avais été très-fatigué par une
+attente si prolongée. Je me suis levé avec un pressentiment terrible
+que ma tête ne me fournirait rien. J'avais bien préparé mon discours,
+mais sans l'écrire. Juge de mon effroi.&mdash;Comment se fait-il que je
+n'aie pas eu un moment d'hésitation; que je n'aie éprouvé aucun
+trouble, aucune émotion, si ce n'est aux <i>jarrets</i>? C'est
+inexplicable. Je dois tout <span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span> au ton modeste que j'ai pris en
+commençant. Après avoir averti le public qu'il ne devait pas attendre
+une pièce d'éloquence, je me suis trouvé parfaitement à l'aise, et je
+dois avoir réussi, puisque les journaux ne donnent que ce discours.
+Voilà une grande épreuve surmontée. Je te dis tout cela bien
+franchement, comme tu vois, convaincu que tu en seras charmé pour mon
+compte et pour la cause. Mon cher Félix, nous vaincrons, j'en suis
+sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger leurs vins
+contre ce qu'ils désireront. La Chalosse renaîtra à la vie. Cette
+pensée me soutient. Je n'aurai pas été tout à fait inutile à mon pays.</p>
+
+<p>Je présume que j'irai au Havre dans deux ou trois mois pour organiser
+un comité. Le préfet de Rouen avertit M. Anisson «qu'il ait soin de
+passer de nuit, s'il ne veut pas être lapidé.»</p>
+
+<p>On assure qu'hier soir, il y eut un grand meeting protectionniste à
+Rouen. Si je l'avais su, j'y serais allé <i>incognito</i>. Je me
+féliciterais que ces Messieurs fissent comme nous; cela nous
+aiguillonnerait. Et d'ailleurs, c'est une soupape de sûreté; tant
+qu'ils se défendront par les voies légales, il n'y aura pas à craindre
+de collision.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, écris-moi de temps en temps, mets ta solitude à
+profit, et fais quelque chose de sérieux. Je regrette bien de ne
+pouvoir plus rien entreprendre pour la vraie gloire. S'il te vient en
+tête quelque bonne démonstration, fournis-la-moi. Je me suis assuré
+que la parabole et la plaisanterie ont plus de succès et opèrent plus
+que les meilleurs traités.</p>
+
+<p class="date">Paris, le 11 mars 1847.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, ta lettre est venue bien à propos pour détruire
+l'inquiétude où m'avait jeté celle de la veille. Pourtant j'avais le
+pressentiment que tu me donnerais de <span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> meilleures nouvelles, et
+ma confiance venait précisément de cet assoupissement de ma tante qui
+te donnait des craintes; car, à deux reprises, j'ai pu m'assurer que
+c'est plutôt un bon signe chez elle. Mais la constitution de notre
+machine est si bizarre, que cela ne pouvait me rassurer beaucoup.
+Aussi j'attendais le courrier avec impatience, et le malheur a voulu
+qu'il fût retardé aujourd'hui de plusieurs heures à cause de la neige.
+Enfin, j'ai ta lettre et je suis tranquille. Quel supplice pour nous,
+mon cher Félix, lorsque l'incertitude des circonstances vient
+s'ajouter à l'incertitude de notre caractère! Abandonner ma pauvre
+tante dans ce moment, malade, n'ayant pas un parent auprès d'elle!
+Cette pensée est affreuse. D'un autre côté, tous les fils de notre
+entreprise sont dans ma main: journal, correspondance, comptabilité,
+puis-je laisser s'écrouler tout l'édifice? Il y avait comité, je
+parlai de la nécessité que je prévoyais de faire une absence, et j'ai
+pu comprendre à quel point je suis engagé. Pourtant un ami m'a offert
+de faire le journal en mon absence. C'est beaucoup, mais que d'autres
+obstacles! Enfin, ma tante est bien.&mdash;Ceci me servira de leçon, et je
+vais man&oelig;uvrer de manière à pouvoir au moins, au besoin, disposer
+de quelques jours. Pour toi, mon cher Félix, aie soin de me tenir bien
+au courant.</p>
+
+<p>Ta blanche chaumière me sourit. Je t'admire et te félicite de ne
+placer ton château en Espagne qu'à un point où tu puisses atteindre.
+Deux métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes,
+de prés, quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux
+domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du
+presbytère, et surtout la bonne s&oelig;ur et tes livres. Vraiment il y a
+là de quoi varier, occuper et adoucir les jours d'automne. Peut-être
+un jour j'aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix! tu
+crois que je poursuis la gloire. Si elle m'était destinée, comme tu
+le dis, elle m'échapperait <span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> ici, où je ne fais rien de
+sérieux. J'ai, je le sens, une nouvelle exposition de la science
+économique dans la tête, et elle n'en sortira jamais!&mdash;Adieu, il est
+déjà peut-être trop tard pour le courrier.</p>
+
+<p class="date">Août 1847.</p>
+
+<p>... Je t'envoie le dernier numéro du journal. Tu verras que je me suis
+lancé devant l'École de droit. La brèche est faite. Si ma santé ne s'y
+oppose pas, je persisterai certainement; et à partir de novembre
+prochain, je ferai à cette jeunesse un cours, non d'économie politique
+pure, mais d'économie sociale, en prenant ce mot dans l'acception que
+nous lui donnons, <i>Harmonie des lois sociales</i>. Quelque chose me dit
+que ce cours, adressé à des jeunes gens, qui ont de la logique dans
+l'esprit et de la chaleur dans l'âme, ne sera pas sans utilité. Il me
+semble que je produirai la conviction, et puis j'indiquerai au moins
+les bonnes sources. Enfin, que le bon Dieu me donne encore un an de
+force, et mon passage sur cette terre n'aura pas été inutile: diriger
+le journal, faire un cours à la jeunesse des écoles, cela ne vaut-il
+pas mieux que d'être député?</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, ton ami.</p>
+
+<p class="date">5 janvier 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, écrivant à Domenger, je profite de l'occasion
+uniquement pour te souhaiter une meilleure année que les précédentes.</p>
+
+<p>J'ai honte de faire paraître mon second volume des <i>Sophismes</i>; ce
+n'est qu'un ramassis de ce qui a paru déjà dans les journaux. Il
+faudra un troisième volume pour me relever; j'en ai les matériaux
+informes.</p>
+
+<p>Mais je tiendrais bien autrement à publier le cours que je fais à la
+jeunesse des écoles. Malheureusement je n'ai que le temps de jeter
+quelques notes sur le papier. J'en enrage, <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> car je puis te le
+dire à toi, et d'ailleurs tu le sais, nous voyons l'économie politique
+sous un jour un peu nouveau. Quelque chose me dit qu'elle peut être
+simplifiée et plus rattachée à la politique et à la morale.</p>
+
+<p>Adieu, je te quitte, je suis réduit à compter les minutes.</p>
+
+<p class="date">24 janvier 1848.</p>
+
+<p>Je ne puis t'écrire que peu de mots, car je me trouve atteint de la
+même maladie que j'ai eue à Mugron, et qui, entre autres désagréments,
+a celui de priver de toutes forces. Il m'est impossible de penser,
+encore plus d'écrire.</p>
+
+<p>Mon ami, je voudrais bien te parler de notre agitation, mais je ne le
+puis pas. Je ne suis pas du tout content de notre journal, il est
+faible et pâle comme tout ce qui émane d'une association. Je vais
+demander le pouvoir absolu, mais hélas! avec le pouvoir on ne me
+donnera pas la santé.</p>
+
+<p>Je ne reçois pas le <i>Mémorial</i> (bordelais), et par conséquent je n'ai
+pas vu ton article <i>Anglophobie</i>; je le regrette. J'y aurais peut-être
+puisé quelques idées, ou nous l'aurions reproduit.</p>
+
+<p class="date">13 février 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je n'ai aucune de tes nouvelles, je ne sais où tu en
+es de ton procès; je présume que l'arrêt n'est pas rendu, car tu me
+l'aurais fait savoir. Dieu veuille que la cour soit bien inspirée!
+Plus je pense à cette affaire, plus il me semble que les juges ne
+peuvent <i>conjecturer</i> contre le droit commun; dans le doute,
+l'éternelle loi de la justice (et même le Code) doit prévaloir.</p>
+
+<p>La politique étouffe un peu notre affaire; d'ailleurs il y a une
+conspiration du silence bien flagrante, elle a commencé avec notre
+journal. Si j'avais pu prévoir cela, je ne l'aurais pas fondé. Des
+raisons de santé m'ont forcé d'abandonner la direction de cette
+feuille. Je ne m'en occupais pas <span class="pagenum"><a id="page080" name="page080"></a>(p. 080)</span> d'ailleurs avec plaisir, vu
+que le petit nombre de nos lecteurs, et la divergence des opinions
+politiques de nos collègues, ne me permettaient pas d'imprimer au
+journal une direction suffisamment démocratique; il fallait laisser
+dans l'ombre les plus beaux aspects de la question.</p>
+
+<p>Si le nombre des abonnés eût été plus grand, j'aurais pu faire de
+cette feuille ma propriété; mais l'état de l'opinion s'y oppose, et
+puis ma santé est un obstacle invincible. Maintenant je pourrai
+travailler un peu plus capricieusement.</p>
+
+<p>Je fais mon cours aux élèves de droit. Les auditeurs ne sont pas
+très-nombreux, mais ils viennent assidûment, et prennent des notes; la
+semence tombe en bon terrain. J'aurais voulu pouvoir écrire ce cours,
+mais je ne laisserai probablement que des notes confuses.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, écris-moi, dis-moi où tu en es de tes affaires
+et de ta santé, il n'est pas impossible que j'aille vous voir avant
+longtemps; mes souvenirs affectueux à ta bonne s&oelig;ur.</p>
+
+<p class="date">29 février 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te
+sont faites, je te féliciterai de bon c&oelig;ur si tu arrives à un
+arrangement. Nous nous faisons vieux; un peu de paix et de calme, dans
+l'arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre.</p>
+
+<p>Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni
+consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je
+te parle de suite des grands événements qui viennent de s'accomplir.</p>
+
+<p>La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle de
+juillet; rien d'admirable comme le courage, l'ordre, le calme, la
+modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les
+suites? Depuis dix ans, <span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> de fausses doctrines, fort en vogue,
+nourrissent les classes laborieuses d'absurdes illusions. Elles sont
+maintenant convaincues que l'État est obligé de donner du pain, du
+travail, de l'instruction à tout le monde. Le gouvernement provisoire
+en a fait la promesse solennelle; il sera donc forcé de renforcer tous
+les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et, malgré cela, il
+ne la tiendra pas. Je n'ai pas besoin de te dire l'avenir que cela
+nous prépare.</p>
+
+<p>Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l'erreur elle-même,
+mais cette tâche est si impopulaire qu'on ne peut la remplir sans
+danger; je suis pourtant résolu de m'y dévouer si le pays m'envoie à
+l'assemblée nationale.</p>
+
+<p>Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la
+province pour satisfaire la population de Paris; car le gouvernement
+n'entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et
+artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays
+comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon je
+remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain.</p>
+
+<p>La <i>curée</i> des places est commencée; plusieurs de mes amis sont
+tout-puissants; quelques-uns devraient comprendre que mes études
+spéciales pourraient être utilisées; mais je n'entends pas parler
+d'eux. Quant à moi, je ne mettrai les pieds à l'Hôtel de ville que
+comme curieux; je regarderai le mât de cocagne, je n'y monterai pas.
+Pauvre peuple! que de déceptions on lui a préparées! Il était si
+simple et si juste de le soulager par la diminution des taxes; on veut
+le faire par la profusion, et il ne voit pas que tout le mécanisme
+consiste à lui prendre dix pour lui donner huit, sans compter la
+liberté réelle qui succombera à l'opération!</p>
+
+<p>J'ai essayé de jeter ces idées dans la rue par un journal éphémère qui
+est né de la circonstance; croirais-tu que les ouvriers imprimeurs
+eux-mêmes discutent et désapprouvent l'entreprise! ils la disent
+<i>contre-révolutionnaire</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span> Comment, comment lutter contre une école qui a la force en
+main et qui promet le bonheur parfait à tout le monde?</p>
+
+<p>Ami, si l'on me disait: Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd'hui,
+et demain tu mourras dans l'obscurité, j'accepterais de suite; mais
+lutter sans chance, sans être même écouté, quelle rude tâche!</p>
+
+<p>Il y a plus, l'ordre et la confiance étant l'intérêt suprême du
+moment, il faut s'abstenir de toute critique et appuyer le
+gouvernement provisoire à tout prix, en le ménageant même dans ses
+erreurs. C'est un devoir qui me force à des ménagements infinis.</p>
+
+<p>Adieu, les élections sont prochaines, nous nous verrons alors; en
+attendant, dis-moi si tu remarques quelques bonnes dispositions en ma
+faveur.</p>
+
+<p class="date">Paris, 9 juin 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, j'ai été en effet bien longtemps sans t'écrire, et il
+faut me le pardonner, car je ne sais plus où donner de la tête. Voici
+ma vie: je me lève à six heures; s'habiller, se raser, déjeuner,
+parcourir les journaux, cela tient jusqu'à sept heures et sept heures
+et demie. Vers neuf heures, il faut que je parte, car à dix heures
+commence la séance du comité des finances auquel j'appartiens; il dure
+jusqu'à une heure, et alors c'est la séance publique qui commence et
+se prolonge jusqu'à sept. Je rentre pour dîner, et il est bien rare
+qu'après dîner il n'y ait pas réunion des sous-commissions chargées de
+questions spéciales.</p>
+
+<p>La seule heure à ma disposition, c'est donc de huit à neuf heures du
+matin, c'est aussi celle où les visites m'arrivent; de tout cela il
+résulte que non-seulement je ne puis faire face à ma correspondance,
+mais que je ne puis rien étudier, quand, mis enfin en contact avec la
+pratique des affaires, je m'aperçois que j'ai tout à apprendre.</p>
+
+<p>Aussi je suis profondément dégoûté de ce métier, et ce <span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> qui
+se passe n'est pas propre à me relever. L'assemblée est certainement
+excellente sous le rapport des intentions, elle a bonne volonté, elle
+veut faire le bien; mais elle ne le peut pas, d'abord parce que les
+principes ne sont pas sus, ensuite parce qu'il n'y a d'initiative
+nulle part. La commission exécutive s'efface complétement, nul ne sait
+si les membres qui la composent sont d'accord entre eux, ils ne
+sortent de leur inertie que pour manifester la plus étrange
+incohérence de vues. La chambre a beau leur réitérer des preuves de
+confiance pour les encourager à agir, il semble qu'ils ont le parti
+pris de nous abandonner à nous-mêmes. Juge ce que peut être une
+assemblée de neuf cents personnes chargées de délibérer et d'agir,
+ajoute à cela une salle immense où on ne s'entend pas. Pour avoir
+voulu dire quelques mots aujourd'hui, je me suis retiré avec un rhume;
+c'est ce qui fait que je ne sors pas et que j'écris.</p>
+
+<p>Mais d'autres symptômes sont bien plus effrayants; l'idée dominante,
+celle qui a envahi toutes les classes de la société, c'est que l'État
+est chargé de faire vivre tout le monde. C'est une curée générale à
+laquelle les ouvriers sont enfin appelés; on les blâme, on les craint,
+que font-ils? Ce qu'ont fait jusqu'ici toutes les classes. Les
+ouvriers sont mieux fondés; ils disent: «Du pain contre du travail.»
+Les monopoleurs étaient et sont encore plus exigeants. Mais enfin où
+cela nous mènera-t-il? je tremble d'y penser.</p>
+
+<p>Le comité des finances résiste naturellement, sa mission le rend
+économe et économiste; aussi il est déjà tombé dans l'impopularité.
+«Vous défendez le capital!» avec ce mot on nous tue, car il faut
+savoir que le capital passe ici pour un monstre dévorant.</p>
+
+<p>Duprat, loin d'être mort, n'est pas malade.</p>
+
+<p>«Les gens que vous tuez se portent assez bien.»</p>
+
+<p>Dans l'émeute du 15, je n'ai été ni frappé ni menacé; <span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span>
+j'ajouterai même que je n'ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce
+n'est quand j'ai cru qu'une tribune publique allait s'écrouler sous
+les pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et
+alors.....</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix.</p>
+
+<p class="date">24 juin 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, les journaux te disent l'état affreux de notre triste
+capitale. Le canon, la fusillade, voilà le bruit qui domine; la guerre
+civile a commencé et avec un tel acharnement que nul ne peut prédire
+les suites. Si ce spectacle m'afflige comme homme, tu dois penser, que
+j'en souffre aussi comme économiste; la vraie cause du mal c'est bien
+le faux socialisme.</p>
+
+<p>Tu t'étonneras peut-être, et beaucoup de personnes s'étonnent ici, de
+ce que je n'aie pas encore exposé notre doctrine à la tribune. Elles
+me pardonneraient sans doute si elles jetaient un coup d'&oelig;il sur
+cette immense salle où l'on ne peut pas se faire entendre. Et puis
+notre assemblée est indisciplinée; si un seul mot choque quelques
+membres, même avant que la phrase ne soit finie, un orage éclate. Dans
+ces conditions tu comprends ma répugnance à parler. J'ai concentré ma
+faible action dans le comité dont je fais partie (celui des finances),
+et jusqu'ici ce n'est pas tout à fait sans succès.</p>
+
+<p>Je voudrais pouvoir te fixer sur le dénoûment de la terrible bataille
+qui se livre autour de nous. Si le parti de l'ordre l'emporte,
+jusqu'où ira la réaction? Si c'est le parti de l'émeute, jusqu'où
+iront ses prétentions? On frémit d'y penser. S'il s'agissait d'une
+lutte accidentelle, je ne serais pas découragé. Mais ce qui travaille
+la société, c'est une erreur manifeste qui ira jusqu'au bout, car elle
+est plus ou moins partagée par ceux-là mêmes qui en combattent les
+manifestations exagérées. Puisse la France ne pas devenir une
+Turquie!</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span> 26 août 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, j'éprouve une bien vive peine de voir, malgré mon
+désir, notre correspondance aussi languissante. Il me serait bien doux
+de continuer par lettres cet échange de sentiments et d'idées qui,
+pendant tant d'années, a suffi à notre bonheur. Tes lettres d'ailleurs
+me seraient bien nécessaires. Ici, au milieu des faits, dans le
+tumulte des passions, je sens que la netteté des principes s'efface,
+parce que la vie se passe à transiger. Je demeure aujourd'hui
+convaincu que la pratique des affaires exclut la possibilité de
+produire une &oelig;uvre vraiment scientifique; et pourtant, je ne te le
+cache pas, je conserve toujours cette ancienne chimère de mes
+<i>Harmonies sociales</i>, et je ne puis me défendre de l'idée que, si
+j'étais resté auprès de toi, je serais parvenu à jeter une idée utile
+dans le monde. Aussi il me tarde bien de prendre ma retraite.</p>
+
+<p>Nous avons terminé ce matin cette grande affaire de l'enquête, qui
+pesait si lourdement sur l'assemblée et sur le pays. Un vote de la
+chambre autorise des poursuites contre L. Blanc et Caussidière, pour
+la part qu'ils ont pu prendre à l'attentat du 15 mai. On sera
+peut-être un peu surpris, dans le pays, que j'aie voté en cette
+circonstance contre le gouvernement. C'était autrefois mon projet de
+faire connaître à mes commettants le motif de mes votes. Le défaut de
+temps et de force peut seul me faire manquer à ce devoir; mais ce vote
+est si grave que je voudrais faire savoir ce qui l'a déterminé. Le
+gouvernement croyait les poursuites contre ces deux collègues
+nécessaires; on allait jusqu'à dire qu'on ne pouvait compter qu'à
+cette condition sur l'appui de la garde nationale. Je ne me suis pas
+cru le droit, même pour ce motif, de faire taire la voix de ma
+conscience. Tu sais que les doctrines de L. Blanc n'ont pas, peut-être
+dans toute la France, un adversaire plus décidé que moi. <span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> Je
+ne doute pas que ces doctrines n'aient eu une influence funeste sur
+les idées des ouvriers et, par suite, sur leurs actes. Mais
+étions-nous appelés à nous prononcer sur des doctrines? Quiconque a
+une croyance doit considérer comme funeste la doctrine contraire à
+cette croyance. Quand les catholiques faisaient brûler les
+protestants, ce n'était pas parce que ceux-ci étaient dans l'erreur,
+mais parce que cette erreur était réputée dangereuse. Sur ce principe,
+nous nous tuerions les uns les autres.</p>
+
+<p>Il y avait donc à examiner si L. Blanc s'était rendu vraiment coupable
+<i>des faits</i> de conspiration et insurrection. Je ne l'ai pas cru, et
+quiconque lira sa défense ne pourra le croire. En attendant, je ne
+puis oublier les circonstances où nous sommes: l'état de siége est en
+vigueur, la justice ordinaire est suspendue, la presse est bâillonnée.
+Pouvais-je livrer deux collègues à des adversaires politiques au
+moment où il n'y a plus aucune garantie? C'est un acte auquel je ne
+pouvais m'associer, un premier pas que je n'ai pas voulu faire.</p>
+
+<p>Je ne blâme pas Cavaignac d'avoir suspendu momentanément toutes les
+libertés, je crois que cette triste nécessité lui a été aussi
+douloureuse qu'à nous; et elle peut être justifiée par ce qui justifie
+tout, le salut public. Mais le salut public exigeait-il que deux de
+nos collègues fussent livrés? Je ne l'ai pas pensé. Bien au contraire,
+j'ai cru qu'un tel acte ne pouvait que semer parmi nous le désordre,
+envenimer les haines, creuser l'abîme entre les partis, non-seulement
+dans l'assemblée, mais dans la France entière; j'ai pensé qu'en
+présence des circonstances intérieures et extérieures, quand le pays
+souffre, quand il a besoin d'ordre, de confiance, d'institutions,
+d'union, le moment était mal choisi de jeter dans la représentation
+nationale un brandon de discorde. Il me semble que nous ferions mieux
+d'oublier nos griefs, nos rancunes, pour travailler <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> au bien
+du pays; et je m'estimais heureux qu'il n'y eût pas de <i>faits précis</i>
+à la charge de nos collègues, puisque par là j'étais dispensé de les
+livrer.</p>
+
+<p>La majorité a pensé autrement. Puisse-t-elle ne s'être pas trompée!
+puisse ce vote n'être pas fatal à la république!</p>
+
+<p>Si tu le juges à propos, je t'autorise à envoyer un extrait de cette
+lettre au journal du pays.</p>
+
+<p class="date">7 septembre 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, ta lettre ne me laissait pas le choix du parti que
+j'avais à prendre. Je viens d'envoyer ma démission de membre du
+conseil général; je ne donne pas celle de représentant, et tu en
+comprends les motifs. En définitive, ce n'est pas quelques Mugronnais
+qui m'ont conféré ce titre.</p>
+
+<p>Je voudrais savoir combien il y en a, parmi ceux qui me blâment, qui
+ont lu dans le <i>Moniteur</i> la défense de L. Blanc; et, s'ils ne l'ont
+pas lue, il faut avouer que leur audace est grande à se prononcer.</p>
+
+<p>On dit que j'ai cédé à la peur; la peur était toute de l'autre côté.
+Ces messieurs pensent-ils qu'il faut moins de courage à Paris que dans
+les départements pour heurter les passions du jour? On nous menaçait
+de la colère de la garde nationale, si nous repoussions le projet de
+poursuites. Cette menace venait du quartier qui dispose de la force
+militaire.</p>
+
+<p>La peur a donc pu influencer les boules noires, mais non les boules
+blanches. Il faut un degré peu commun d'absurdité et de sottise pour
+croire que c'est un acte de courage que de voter du côté de la force,
+de l'armée, de la garde nationale, de la majorité, de la passion du
+moment, de l'autorité.</p>
+
+<p>As-tu lu l'enquête? as-tu lu la déposition d'un ex-ministre, Trélat?
+Elle dit: «Je suis allé à Clichy, je n'y ai pas vu L. Blanc, je n'ai
+pas appris qu'il y soit allé; mais j'ai <span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> reconnu des traces de
+son passage à l'attitude, aux gestes, à la physionomie et jusqu'aux
+articulations des ouvriers.» A-t-on jamais vu la passion se manifester
+par des tendances plus dangereuses? Et les trois quarts de l'enquête
+sont dans cet esprit!</p>
+
+<p>Bref, en conscience, je crois que L. Blanc a fait beaucoup de mal,
+complice en cela de tous les socialistes, et il y en a beaucoup qui le
+sont, sans le savoir, même parmi ceux qui crient contre lui; mais je
+ne crois pas qu'il ait pris part aux attentats de mai et juin, et je
+n'ai pas d'autres raisons à donner de ma conduite.</p>
+
+<p>Je te remercie de m'avoir tenu au courant de l'état des esprits. Je
+connais trop le c&oelig;ur humain pour en vouloir à personne. À leur
+point de vue, ceux qui me blâment ont raison. Puissent-ils se
+préserver longtemps de cette peste du socialisme! Je me sens soulagé
+d'un grand poids depuis que ma lettre au préfet est à la poste. Le
+pays verra que j'entends qu'il se fasse représenter à son gré. Quand
+viendra la réélection, prie instamment M. Domenger de ne point appuyer
+ma candidature. En l'acceptant, je m'étais laissé entraîner par le
+désir de revoir mon pays; c'était un sentiment tout personnel; j'en ai
+été puni. Maintenant je ne désire autre chose que de me débarrasser
+d'un mandat plus pénible.</p>
+
+<p class="date">Paris, 26 novembre 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, vous avez dû m'attendre à Mugron. Mon projet était
+d'abord d'y aller; quand j'ai accepté d'être du conseil général, je
+dois avouer, à ma honte, que j'ai un peu été déterminé par la
+perspective de ce voyage. L'air natal a toujours tant d'attraits! et
+puis j'aurais été heureux de te serrer la main. À cette époque,
+c'était une chose comme arrêtée que l'assemblée se prorogerait pendant
+la session du conseil. Depuis les choses ont changé; on a vu un
+danger à <span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> dissoudre la seule autorité debout dans notre pays,
+et, partageant ce sentiment, j'ai dû rester à mon poste. Il est vrai
+que j'ai été malade et retenu souvent dans ma chambre, quelquefois
+dans mon lit, mais enfin j'étais à Paris, prêt à faire, dans la mesure
+de mes forces, ce que les circonstances auraient exigé.</p>
+
+<p>Cette détérioration de ma santé, qui se traduit surtout en faiblesse
+et en apathie, est venue dans un mauvais moment. En vérité, mon ami,
+je crois que j'aurais pu être utile. Je remarque toujours que nos
+doctrines nous font trouver la solution des difficultés qui se
+présentent, et de plus, que ces solutions exposées avec simplicité
+sont toujours bien accueillies. Si l'économie politique, un peu
+élargie et spiritualisée, eût trouvé un organe à l'assemblée, elle y
+eût été une puissance; car, on a beau dire, cette assemblée peut
+manquer de lumières, mais jamais il n'y en eut une qui eût meilleure
+volonté. Les erreurs, les systèmes les plus étranges et les plus
+menaçants sont venus s'étaler à la tribune, comme pour dresser un
+piédestal à l'économie politique et faire ombre à sa lumière. J'étais
+là, témoin cloué sur mon banc, je sentais en moi ce qu'il fallait pour
+rallier les intelligences et même les c&oelig;urs sincères, et ma
+misérable santé me condamnait au silence. Bien plus, dans les comités,
+dans les commissions, dans les bureaux, j'ai dû mettre une grande
+attention à m'annuler, sentant que si une fois j'étais poussé sur la
+scène, je ne pourrais y remplir mon rôle. C'est une cruelle épreuve.
+Aussi il faudra que je renonce à la vie publique, et toute mon
+ambition est maintenant d'avoir trois ou quatre mois de tranquillité
+devant moi, pour écrire mes pauvres <i>Harmonies économiques</i>. Elles
+sont dans ma tête, mais j'ai peur qu'elles n'en sortent jamais.</p>
+
+<p>Les journaux d'aujourd'hui vous porteront la séance d'hier. Elle
+s'est prolongée jusqu'à minuit. Elle était attendue <span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> avec
+anxiété et même avec inquiétude. J'espère qu'elle produira un bon
+effet sur l'opinion publique.</p>
+
+<p>Tu me demandes mon opinion sur les prochaines élections. Je ne puis
+comprendre comment, avec des principes identiques, le milieu où nous
+vivons suffit pour nous faire voir les choses à un point de vue si
+différent. Quels journaux, quelles informations recevez-vous, pour
+dire que Cavaignac penche du côté de la Montagne? Cavaignac a été mis
+où il est pour soutenir la république, et il le fera
+consciencieusement. L'aimerait-on mieux s'il la trahissait? En même
+temps qu'il veut la république, il comprend les conditions de sa
+durée. Reportons-nous à l'époque des élections générales. Quel était
+alors le sentiment à peu près universel? Il y avait un certain nombre
+<i>de vrais et honnêtes républicains</i>, ensuite une multitude immense
+jusque-là divisée, qui n'avait ni demandé ni désiré la république,
+mais à qui la révolution de février avait ouvert les yeux. Elle
+comprit que la monarchie avait fait son temps, elle voulait se rallier
+à l'ordre nouveau et le soumettre à l'expérience. J'ose dire que ce
+fut là l'esprit dominant, comme l'atteste le résultat électoral. La
+masse choisit ses représentants parmi les républicains dont j'ai
+parlé; en sorte qu'on peut considérer ces deux catégories comme
+composant la nation. Cependant, au-dessus et au-dessous de ce corps
+immense, il y a deux partis. Celui de dessus s'appelle <i>république
+rouge</i> et se compose d'hommes qui font assaut d'exagération quand il
+s'agit de flatter les passions populaires; celui de dessous s'appelle
+<i>réaction</i>. Il reçoit tous ceux qui aspirent à renverser la
+république, à lui tendre des piéges et à embarrasser sa marche.</p>
+
+<p>Voilà la situation des premiers jours de mai; et pour comprendre la
+suite, il ne faut pas oublier que le pouvoir était alors aux mains de
+la république rouge, dominée encore par des partis plus extrêmes et
+plus violents.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> Où en sommes-nous venus à force de temps, de patience, à
+travers bien des périls? à rendre le pouvoir homogène avec cette masse
+immense qui forme la nation même. En effet, où Cavaignac a-t-il pris
+son ministère? en partie parmi les républicains honnêtes de la veille,
+en partie parmi les hommes sincèrement ralliés. Remarque qu'il ne
+pouvait négliger aucun de ces éléments, ni monter jusqu'à la Montagne,
+ni descendre jusqu'à la réaction. C'eût été manquer de sincérité et de
+bonne politique. Il a pris assez de francs républicains pour qu'on ne
+pût douter de la république, et, parmi les hommes d'une autre époque,
+il a choisi ceux que leur loyauté notoire ne permet pas de tenir pour
+suspects, comme Vivien et Dufaure.</p>
+
+<p>Dans cette marche descendante vers le point précis qui coïncide avec
+l'opinion et avec la stabilité de la république, nous avons froissé le
+parti exagéré, qui nous a fait sentir tout son mécontentement par les
+15 mai et 23 juin; nous avons déçu les réactionnaires, qui se vengent
+par leur choix...</p>
+
+<p>Maintenant, si cette multitude immense, qui s'était montrée
+franchement ralliée, oubliant les difficultés qu'a rencontrées
+l'assemblée, se dissout et renonce au but qu'elle s'était proposé, je
+ne sais plus où nous allons. Si elle persiste, elle doit le prouver en
+nommant Cavaignac.</p>
+
+<p>Les rouges, qui ont au moins le mérite d'être conséquents et sincères,
+portent leurs voix sur Ledru-Rollin et Raspail... Que devons-nous
+faire, nous? Je m'en rapporte à ta sagacité.</p>
+
+<p>Sauf aux journées de juin, où, comme tous mes collègues, j'allais, en
+revenant des barricades, dire au chef du pouvoir exécutif ce que
+j'avais vu, je n'ai jamais parlé à Cavaignac, je n'ai jamais été dans
+ses salons, et très-probablement il ne sait pas si j'existe. Mais j'ai
+écouté ses paroles, j'ai observé ses actes, et si je ne les ai pas
+tous approuvés, si j'ai <span class="pagenum"><a id="page092" name="page092"></a>(p. 092)</span> souvent voté contre lui, notamment
+chaque fois qu'il m'a paru que les mesures exceptionnelles, nées des
+nécessités de juin, se prolongeaient trop longtemps, je puis le dire,
+du moins en mon âme et conscience, je crois Cavaignac honnête.....</p>
+
+<p class="date">5 décembre 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je profite d'une réponse que j'adresse à Hiard pour
+t'écrire deux lignes.</p>
+
+<p>Les élections approchent. J'ai écrit une lettre aux journaux des
+<i>Landes</i>. J'ignore si elle a paru. Dans mon intérêt, il eût été plus
+prudent de me taire; mais il m'a semblé que je devais faire connaître
+mon opinion. Si je ne suis pas renommé, je m'en consolerai aisément.</p>
+
+<p>Jusqu'ici on n'a aucune nouvelle du pape. Voilà une grande question
+soulevée. Si le pape veut consentir à devenir le premier des évêques,
+le catholicisme peut avoir un grand avenir. Quoi qu'en dise
+Montalembert, la puissance temporelle est une grande difficulté. Nous
+ne sommes plus dans un temps où il soit possible de dire: «Tous les
+peuples seront libres et se donneront le gouvernement qu'ils veulent,
+excepté les Romains, parce que cela nous arrange.»</p>
+
+<p>Adieu.</p>
+
+<p class="date">1<sup>er</sup> janvier 1849.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je veux me donner le plaisir de profiter de la réforme
+postale, puisque aussi bien j'y ai contribué. Je la voulais radicale,
+nous n'en avons que la préface; telle qu'elle est, elle permettra au
+moins les épanchements de l'amitié.</p>
+
+<p>Depuis février, nous avons traversé des jours difficiles, mais je
+crois que jamais l'avenir ne s'est montré aussi sombre, et je crains
+bien que l'élection de Bonaparte ne résolve <span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> pas les
+difficultés. Au premier moment, je me félicitais de la majorité qui
+l'a porté à la présidence. J'ai nommé Cavaignac, parce que je suis sûr
+de sa parfaite loyauté et de son intelligence; mais tout en le
+nommant, je sentais que le pouvoir lui serait lourd. Il a fait tête à
+un orage terrible, il s'est attiré des haines inextinguibles, le parti
+du désordre ne lui pardonnera jamais. Si c'était un avantage, un homme
+dont le républicanisme fût assuré et qui en même temps ne pût plus
+pactiser avec les rouges, d'un autre côté, ce passé même lui créait de
+grandes difficultés. Un moment j'ai espéré que l'apparition sur la
+scène d'un personnage nouveau, sans relations avec les partis, pouvait
+inaugurer une ère nouvelle... Quoi qu'il en soit, moi et tous les
+républicains sincères avons pris le parti de nous rattacher à ce
+produit du suffrage universel. Je n'ai pas vu dans la chambre l'ombre
+d'une opposition systématique...</p>
+
+<p>D'un autre côté, les partisans des dynasties déchues, sauf à se battre
+entre eux plus tard, commencent par démolir la république. Ils savent
+bien que l'assemblée est notre ancre de salut; aussi ils s'ingénient à
+la faire dissoudre, et provoquent des pétitions dans ce sens. Un coup
+d'État est imminent. D'où viendra-t-il? qu'amènera-t-il? Ce qu'il y a
+de pis, c'est que les masses préfèrent le président à l'assemblée.</p>
+
+<p>Pour moi, mon cher Félix, je me tiens en dehors de toutes ces
+intrigues. Autant que mes forces me le permettent, je m'occupe de
+faire prévaloir mon programme. Tu le connais dans sa généralité. Voici
+le plan pratique: réformer la poste, le sel et les boissons; de là
+déficit dans le budget des recettes, qui sera réduit à 12 ou 1,300
+millions;&mdash;<i>exiger</i> du pouvoir qu'il y conforme le budget des
+dépenses; lui déclarer que nous n'entendons pas qu'il dépense une
+obole de plus; le forcer ainsi à renoncer, au dehors, à toute
+<i>intervention</i>, au dedans, à toutes les <i>utopies <span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span>
+socialistes</i>; en un mot exiger ces deux principes, les obtenir de la
+<i>nécessité</i>, puisque nous n'avons pu les obtenir de la <i>raison</i>
+publique.</p>
+
+<p>Ce projet, je le pousse partout. J'en ai parlé aux ministres qui sont
+mes amis; ils ne m'ont guère écouté. Je le prêche dans les réunions de
+députés. J'espère qu'il prévaudra. Déjà les deux premiers actes sont
+accomplis; restent les boissons. Le crédit en souffrira pendant
+quelque temps, la Bourse est en émoi; mais il n'y a pas à reculer.
+Nous sommes devant un gouffre qui s'élargit sans cesse; il ne faut pas
+espérer de le fermer sans que personne en souffre. Le temps des
+ménagements est passé. Nous prêterons appui au président, à tous les
+ministres, mais nous voulons les <i>trois réformes</i>, non pas tant pour
+elles-mêmes, que comme infaillible et seul moyen de réaliser notre
+devise: <i>Paix et liberté.</i></p>
+
+<p>Adieu, mon ami, reçois mes v&oelig;ux de nouvelle année.</p>
+
+<p class="date">15 mars 1849.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, tes lettres sont en effet bien rares, mais elles me
+sont douces comme cette sensation qu'on éprouve quand on revoit après
+longtemps le clocher de son village.</p>
+
+<p>C'est une tâche pénible que d'être et de vouloir rester patriote et
+conséquent. Par je ne sais quelle illusion d'optique, on vous attribue
+les changements qui s'opèrent autour de vous. J'ai rempli mon mandat
+dans l'esprit où je l'avais reçu; mon pays a le droit de changer et
+par conséquent de changer ses mandataires; mais il n'a pas le droit de
+dire que c'est moi qui ai changé.</p>
+
+<p>Tu as vu par les journaux que j'avais présenté ma motion. <i>Que les
+représentants restent représentants</i>, ai-je dit, car si la loi fait
+briller à leurs yeux d'autres perspectives, à l'instant le mandat est
+vicié, exploité; et comme il constitue l'essence même du régime
+représentatif, c'est ce régime <span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> tout entier qui est faussé
+dans sa source et dans son principe.</p>
+
+<p>Chose extraordinaire! Quand je suis monté à la tribune, je n'avais pas
+dix adhérents, quand j'en suis descendu, j'avais la majorité. Ce n'est
+certainement pas la puissance oratoire qui avait opéré ce phénomène,
+mais la puissance du sens commun. Les ministres et tous ceux qui
+aspirent à le devenir étaient dans les transes; on allait voter, quand
+la commission, M. Billaut en tête, a évoqué l'amendement. Il a été
+renvoyé <i>de droit</i> à cette commission. Dimanche et lundi il y a eu une
+réaction de l'opinion d'ailleurs fort peu préparée, si bien que mardi
+chacun disait: <i>Les représentants rester représentants!</i> mais c'est un
+danger effroyable, c'est pire que la Terreur!&mdash;Tous les journaux
+avaient tronqué, altéré, supprimé mes paroles, mis des absurdités dans
+ma bouche. Toutes les réunions, rue de <i>Poitiers</i>, etc., avaient jeté
+le cri d'alarme... enfin les moyens ordinaires.</p>
+
+<p>Bref, je suis resté avec une minorité, composée de quelques exaltés,
+qui ne m'ont pas mieux compris que les autres; mais il est certain que
+l'impression a été vive et ne s'effacera pas de sitôt. Plus de cent
+membres m'ont dit qu'ils penchaient pour ma proposition, mais qu'ils
+votaient contre, craignant de se tromper sur une innovation de cette
+importance, à laquelle ils n'avaient pas assez réfléchi.</p>
+
+<p>Tu me connais assez pour penser que je n'aurais pas voulu réussir par
+surprise. Plus tard, l'opinion aurait attribué à mon amendement toutes
+les calamités que le temps peut nous réserver.</p>
+
+<p>Au point de vue personnel, ce qu'il y a de triste c'est le
+charlatanisme qui règne ici dans les journaux. C'est un parti pris
+d'exalter certains hommes et d'en rabaisser certains autres. Que
+faire? il me serait facile d'avoir aussi un grand nombre d'amis dans
+la presse; mais il faudrait pour <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span> cela se donner un soin que
+je ne prendrai pas, la chaîne est trop lourde.</p>
+
+<p>Quant aux élections, j'ignore si je pourrai y assister, je n'irai
+qu'autant que l'assemblée se dissoudra: membre de la commission du
+budget, il faut bien que je reste à mon poste: que le pays m'en
+punisse s'il le veut, j'ai fait mon devoir. Je n'ai qu'une chose à me
+reprocher, c'est de n'avoir pas assez travaillé, encore j'ai pour
+excuse ma santé fort délabrée, et l'impossibilité de lutter avec mes
+faibles poumons contre les orages parlementaires. Ne pouvant parler,
+j'ai pris le parti d'écrire. Il n'est pas une question brûlante qui
+n'ait donné lieu à une brochure de moi. Il est vrai que j'y traitais
+moins la question pratique que celle de principe; en cela j'obéissais
+à la nature de mon esprit qui est de remonter à la source des erreurs,
+chacun se rend utile à sa manière. Au milieu des passions déchaînées,
+je ne pouvais exercer d'action sur les effets, j'ai signalé les
+causes; suis-je resté inactif?</p>
+
+<p>À la doctrine de L. Blanc, j'ai opposé mon écrit <i>Individualisme et
+Fraternité</i>.&mdash;La propriété est attaquée, je fais la brochure
+<i>Propriété et Loi</i>.&mdash;On se rejette sur la rente des terres, je fais
+les cinq articles des <i>Débats: Propriété et Spoliation</i>.&mdash;La source
+<i>pratique</i> du communisme se montre, je fais la brochure
+<i>Protectionnisme et Communisme</i>.&mdash;Proudhon et ses adhérents prêchent
+la <i>gratuité du crédit</i>, doctrine qui gagne comme un incendie, je fais
+la brochure <i>Capital et Rente</i>.&mdash;Il est clair qu'on va chercher
+l'équilibre par de nouveaux impôts, je fais la brochure <i>Paix et
+Liberté</i>.&mdash;Nous sommes en présence d'une loi qui favorise les
+coalitions parlementaires, je fais la brochure des <i>Incompatibilités</i>.
+On nous menace du papier-monnaie, je fais la brochure <i>Maudit
+argent</i>.&mdash;Toutes ces brochures distribuées gratuitement, en grand
+nombre, m'ont beaucoup coûté; sous ce rapport, les électeurs n'ont
+rien à me reprocher. <span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> Sous le rapport de l'action, je n'ai pas
+non plus trahi leur confiance. Au 15 mai, dans les journées de juin,
+j'ai pris part au péril. Après cela, que leur verdict me condamne, je
+le ressentirai peut-être dans mon c&oelig;ur, mais non dans ma
+conscience.</p>
+
+<p>Adieu.</p>
+
+<p class="date">25 avril 1849.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, les élections ont beau approcher, je ne reçois aucune
+nouvelle directe. Une bonne et affectueuse lettre de Domenger, voilà
+toute ma pitance. Je puis présumer que je suis le seul représentant à
+ce régime, qui me fait pressentir mon sort. D'ailleurs j'ai quelques
+information indirectes par Dampierre. Il ne m'a pas laissé ignorer que
+le pays a fait un mouvement, qui implique le retrait de cette
+confiance qu'il avait mise en moi. Je n'en suis ni surpris ni guère
+contrarié, <i>en ce qui me concerne</i>. Nous sommes dans un temps où il
+faut se jeter dans un des partis extrêmes si l'on veut réussir.
+Quiconque voit d'un &oelig;il froid les exagérations des partis et les
+combat, reste délaissé et écrasé au milieu. Je crains que nous ne
+marchions vers une guerre sociale, vers la guerre des pauvres contre
+les riches, qui pourrait bien être le fait dominant de la fin du
+siècle. Les pauvres sont ignorants, violents, travaillés d'idées
+chimériques, absurdes, et le mouvement qui les emporte est
+malheureusement justifié, dans une certaine mesure, par des <i>griefs
+réels</i>, car les contributions indirectes sont pour eux l'<i>impôt
+progressif</i> pris à rebours.&mdash;Cela étant ainsi, je ne pouvais avoir
+qu'un plan: combattre les erreurs du peuple et aller au-devant des
+<i>griefs fondés</i>, afin de ne jamais laisser la justice de son côté. De
+là mes huit ou dix brochures, et mes votes pour toutes les réformes
+financières.</p>
+
+<p>Mais il s'est rencontré que les riches, profitant du besoin <span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span>
+de sécurité, qui est le trait saillant de l'opinion publique,
+exploitent ce besoin au profit de leur injustice. Ils restent froids,
+égoïstes, ils flétrissent tout effort qu'on fait pour les sauver, et
+ne rêvent que la restauration du petit nombre d'abus que la révolution
+a ébranlés.</p>
+
+<p>Dans cette situation, le choc me semble inévitable, et il sera
+terrible. Les riches comptent beaucoup sur l'armée; l'expérience du
+passé devrait les rendre un peu moins confiants à cet égard.</p>
+
+<p>Quant à moi, je devais déplaire aux deux partis, par cela même que je
+m'occupais plus de les combattre dans leurs torts que de m'enrôler
+sous leur bannière; moi et tous les autres hommes de conciliation
+<i>scientifique</i>, je veux dire fondée sur la justice expliquée par la
+science, nous resterons sur le carreau. La chambre prochaine, qui
+aurait dû être la même que celle-ci, sans les extrêmes, sera au
+contraire formée des deux camps exagérés; la prudence intermédiaire en
+sera bannie. S'il en est ainsi, il ne me reste qu'une chose à dire:
+Dieu protége la France! Mon ami, en restant dans l'obscurité, j'aurai
+des motifs de me consoler, si du moins mes tristes prévisions ne se
+réalisent pas. J'ai ma théorie à rédiger; de puissants encouragements
+m'arrivent fort à propos. Hier, je lisais dans une revue anglaise ces
+mots: En économie politique, l'école française a eu trois phases,
+exprimées par ces trois noms: Quesnay, Say, Bastiat.</p>
+
+<p>Certes, c'est prématurément qu'on m'assigne ce rang et ce rôle; mais
+il est certain que j'ai une idée neuve, féconde et que je crois vraie.
+Cette idée, je ne l'ai jamais développée méthodiquement. Elle a percé
+presque accidentellement dans quelques-uns de mes articles; et puisque
+cela a suffi pour qu'elle attirât l'attention des savants, puisqu'on
+lui fait déjà l'honneur de la considérer comme une <i>époque</i> dans la
+science, je suis maintenant sûr que lorsque j'en donnerai <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> la
+théorie complète elle sera au moins examinée. N'est-ce pas tout ce que
+je pouvais désirer? Avec quelle ardeur je vais mettre à profit ma
+retraite pour élaborer cette doctrine, ayant la certitude d'avoir des
+juges qui comprennent et qui attendent!</p>
+
+<p>D'un autre côté, les professeurs d'économie politique belges essayent
+d'enseigner ma <i>Théorie de la valeur</i>, mais ils tâtonnent. Aux
+États-Unis, elle a fait impression, et hier à l'assemblée, une
+députation d'Américains m'a remis une traduction de mes ouvrages. La
+préface prouve qu'on attend l'<i>idée</i> fondamentale jusqu'ici plutôt
+indiquée que formulée. Il en est de même en Allemagne et en Italie.
+Tout cela se passe, il est vrai, dans le cercle étroit des
+professeurs; mais c'est par là que les idées font leur entrée dans le
+monde.</p>
+
+<p>Je suis donc prêt à accepter résolûment la vie naturellement fort dure
+qui va m'être faite. Ce qui me donne du c&oelig;ur, ce n'est pas le <i>non
+omnis moriar</i> d'Horace, mais la pensée que peut-être ma vie n'aura pas
+été inutile à l'humanité.</p>
+
+<p>Maintenant, où me fixerai-je pour accomplir ma tâche? Sera-ce à Paris?
+sera-ce à Mugron? Je n'ai encore rien résolu, mais je sens qu'auprès
+de toi l'&oelig;uvre serait mieux élaborée. N'avoir qu'une pensée et la
+soumettre à un ami éclairé, c'est certainement la meilleure condition
+du succès.</p>
+
+<p class="date">30 juillet 1849.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, tu as vu que la prorogation, pour six semaines, a
+passé à une majorité assez faible. Je compte partir le 12 ou le 13. Je
+te laisse à penser avec quel bonheur je reverrai Mugron et mes parents
+et mes amis. Dieu veuille que l'on me laisse tout ce temps dans ma
+solitude! Avec ton concours, j'achèverai peut-être la première partie
+de mon ouvrage. J'y tiens beaucoup. Il est mal engagé, <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span>
+contient trop de controverse, sent trop le métier, etc., etc.; malgré
+cela il me tarde de le lancer dans le monde, parce que je suis résolu
+à ne jouer aucun rôle parlementaire avant de pouvoir m'appuyer sur
+cette base. M. Thiers provoquait l'autre jour ceux qui croient tenir
+la solution du problème social. Je grillais sur mon banc, mais je m'y
+sentais cloué par l'impossibilité de me faire comprendre. Une fois le
+livre publié, j'aurai la ressource d'y renvoyer les hommes de peu de
+foi.</p>
+
+<p>Puisque nous devons avoir le bonheur de nous voir et de reprendre nos
+délicieuses conversations, il est inutile que je réponde à la partie
+politique de ta lettre. Nous ne pouvons nous séparer sur les
+principes; il est impossible que nous ne portions pas le même jugement
+sur les faits actuels et sur les hommes.</p>
+
+<p>Je porterai les livres que tu me demandes et aussi peut-être ceux des
+ouvrages qui me seront nécessaires. Rends-moi le service de faire dire
+à ma tante que je me porte à merveille et que je vais commencer mes
+préparatifs de départ.</p>
+
+<p class="date">Paris, 13 décembre 1849.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, c'est une chose triste que notre correspondance se
+soit ainsi ralentie. Ne va pas en conclure, je t'en prie, que ma
+vieille amitié pour toi se soit refroidie; au contraire, il semble que
+le temps et la distance, ces deux grands poëtes, prêtent un charme au
+souvenir de nos promenades et de nos conversations. Bien souvent je
+regrette Mugron, et son calme philosophique, et ses loisirs féconds.
+Ici, la vie s'use à ne rien faire, ou du moins à ne rien produire.</p>
+
+<p>Hier, j'ai parlé dans la discussion des boissons. Comme j'use rarement
+de la tribune, j'ai voulu y poser nos idées. Avec un peu de
+persévérance, on les ferait triompher. Il faut bien qu'on les ait
+jugées dignes d'examen, puisque <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> l'assemblée tout entière les
+a écoutées avec recueillement, sans qu'on puisse attribuer ce rare
+phénomène au talent ou à la renommée de l'orateur. Mais ce qui est
+affligeant, c'est que ces efforts sont perdus pour le public, grâce à
+la mauvaise constitution de la presse périodique. Chaque journal
+m'endosse ses propres pensées. S'ils se bornaient à défigurer,
+ridiculiser, j'en prendrais mon parti; mais ils me prêtent les
+hérésies mêmes que je combats. Que faire?&mdash;Au reste, je t'envoie le
+<i>Moniteur</i>; amuse-toi à comparer.</p>
+
+<p>Je n'ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le
+dire: notre volubilité méridionale est un fléau oratoire. Quand la
+phrase est finie, on pense à la manière dont la phrase eût dû être
+tournée. Cependant le geste, l'intonation et l'action aidant, on se
+fait comprendre des <i>auditeurs</i>. Mais cette parole sténographiée n'est
+plus qu'un tissu lâche; moi-même je n'en puis supporter la lecture.</p>
+
+<p>Nous sommes vraiment ici <i>over-worked</i>, comme disent les Anglais. Ces
+longues séances, bureaux, commissions, tout cela assomme sans profit.
+Ce sont dix heures perdues qui font perdre le reste de la journée; car
+(au moins aux têtes faibles) elles suffisent pour ôter la faculté du
+travail. Aussi quand pourrai-je faire mon second volume, sur lequel je
+compte bien plus pour la propagande que sur le premier? Je ne sais si
+on reçoit à Mugron la <i>Voix du Peuple</i>. Le <i>socialisme</i> s'est renfermé
+aujourd'hui dans une formule, la <i>gratuité du crédit</i>. Il dit de
+lui-même: Je suis cela ou je ne suis rien. Donc, c'est sur ce terrain
+que je l'ai attaqué dans une série de lettres auxquelles répond
+Proudhon. Je crois qu'elles ont fait un grand bien en désillusionnant
+beaucoup d'adeptes égarés. Mais voici qui t'étonnera: la classe
+bourgeoise est si aveugle, si passionnée, si confiante dans sa force
+naturelle, qu'elle juge à propos de ne pas m'aider. Mes lettres sont
+dans la <i>Voix du peuple</i>, cela suffit pour qu'elles soient dédaignées
+de ces messieurs; comme si elles <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> pouvaient faire du bien
+ailleurs. Eh! quand il s'agit de ramener les ouvriers, ne vaut-il pas
+mieux dire la vérité dans le journal qu'ils lisent?</p>
+
+<p>Mardi, je commence mon cours à la jeunesse des écoles. Tu vois que la
+besogne ne manque pas; et, pour m'arranger, ma poitrine subit un
+traitement qui me prend deux heures tous les jours. Il est vrai que je
+m'en trouve à merveille.</p>
+
+<p>Je ne te parle que de moi, mon cher Félix, imite cet exemple, et
+parle-moi beaucoup de toi. Si tu voulais suivre mon conseil, je
+t'engagerais fortement à faire quelque chose d'utile; par exemple, une
+série de petits pamphlets. Ils sont longs à pénétrer dans les masses,
+mais ils finissent par faire leur &oelig;uvre.</p>
+
+<p class="date">Commencement de 1850.</p>
+
+<p>Il n'y a pas de jour, mon cher Félix, où je ne pense à te répondre.
+Toujours par la même cause, j'ai la tête si faible que le moindre
+travail m'assomme. Pour peu que je sois engagé dans quelques-unes de
+ces affaires qui commandent, le peu de temps que je puis consacrer à
+tenir une plume est absorbé; et me voilà forcé de renvoyer de jour en
+jour ma correspondance. Mais enfin, si je dois trouver de l'indulgence
+quelque part, c'est bien dans mes amis.</p>
+
+<p>Tu me disais, dans une lettre précédente, que tu avais un projet et
+que tu me le communiquerais. J'attends, très disposé à te seconder;
+mais s'il s'agit de journaux, je dois te prévenir que j'ai très-peu de
+relations avec eux, et tu devines pourquoi. Il serait impossible de se
+lier avec eux sans y laisser son indépendance. Je suis décidé, quoi
+qu'il arrive, à n'être pas un homme de parti. Avec nos idées, c'est un
+rôle impossible. Je sais bien qu'en ce temps s'isoler c'est s'annuler,
+mais j'aime mieux cela. Si j'avais la force que j'avais autrefois, le
+moment serait venu d'exercer une véritable action sur l'opinion
+publique, et mon éloignement <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> de toute faction me viendrait en
+aide. Mais je vois l'occasion m'échapper, et c'est bien triste. Il n'y
+a pas de jour où l'on ne me fournisse l'occasion de dire ou écrire
+quelque vérité utile. La concordance entre tous les points de notre
+doctrine finirait par frapper les esprits, qui y sont d'ailleurs
+préparés par les nombreuses déceptions dont ils ont été dupes. Je vois
+cela, beaucoup d'amis me pressent de me jeter dans la mêlée, et je ne
+puis pas.&mdash;Je t'assure que j'apprends la résignation; et, quand j'en
+aurai besoin, je m'en trouverai bien pourvu.</p>
+
+<p>Les <i>Harmonies</i> passent inaperçues ici, si ce n'est d'une douzaine de
+connaisseurs. Je m'y attendais; il ne pouvait en être autrement. Je
+n'ai pas même pour moi le zèle accoutumé de notre petite église, qui
+m'accuse d'hétérodoxie; malgré cela j'ai la confiance que ce livre se
+fera faire place petit à petit. En Allemagne, il a été bien autrement
+reçu. On le creuse, on le pioche, on le laboure, on y cherche ce qui y
+est et ce qui n'y est pas. Pouvais-je souhaiter mieux?</p>
+
+<p>Maintenant je demanderais au ciel de m'accorder un an pour faire le
+second volume, qui n'est pas même commencé, après quoi je chanterais
+le <i>Nunc dimittis</i>.</p>
+
+<p>Le socialisme se propage d'une manière effrayante; mais, comme toutes
+les contagions, en s'étendant il s'affaiblit et même se transforme. Il
+périra par là. Le nom pourra rester, mais non la chose. Aujourd'hui,
+<i>socialisme</i> est devenu synonyme de <i>progrès</i>; est socialiste
+quiconque veut un changement <i>quelconque</i>. Vous réfutez <i>L. Blanc</i>,
+<i>Proudhon</i>, <i>Leroux</i>, <i>Considérant</i>; vous n'en êtes pas moins
+socialiste, si vous ne demandez pas le <i>statu quo</i> en toutes choses.
+Ceci aboutit à une mystification. Un jour tous les hommes se
+rencontreront avec cette étiquette sur leur chapeau; et comme, pour
+cela, ils ne seront pas plus d'accord sur les réformes à faire, il
+faudra inventer d'autres noms, la guerre <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> s'introduira parmi
+les socialistes. Elle y est déjà, et c'est ce qui sauve la France.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, fais dire à ma tante que je me porte bien.</p>
+
+<p class="date">Paris, le 9 septembre 1850.</p>
+
+<p>Mon cher Félix, je t'écris au moment de me lancer dans un grand
+voyage. La maladie, que j'avais quand je t'ai vu, s'est fixée au
+larynx et à la gorge. Par la continuité de la douleur, et
+l'affaiblissement qu'elle occasionne, elle devient un véritable
+supplice. J'espère pourtant que la résignation ne me fera pas défaut.
+Les médecins m'ont ordonné de passer l'hiver à Pise; j'obéis, encore
+que ces messieurs ne m'aient pas habitué à avoir foi en eux.</p>
+
+<p>Adieu, je te quitte parce que ma tête ne me permet plus guère
+d'écrire. J'espère être plus vigoureux en route.</p>
+
+<p class="date">Rome, le 11 novembre 1850.</p>
+
+<p>Si je renvoie de jour en jour à t'écrire, mon cher Félix, c'est qu'il
+me semble toujours que sous peu j'aurai la force de me livrer à une
+longue causerie. Au lieu de cela, je suis forcé de restreindre
+toujours davantage mes lettres, soit que ma faiblesse augmente, soit
+que je me déshabitue de la plume.&mdash;Me voici dans la ville éternelle,
+mon ami, malheureusement fort peu disposé à en visiter les merveilles.
+J'y suis infiniment mieux qu'à Pise, entouré d'excellents amis qui
+m'enveloppent de la sollicitude la plus affectueuse. De plus, j'y ai
+retrouvé Eugène, qui vient passer avec moi une partie de la journée.
+Enfin, si je sors, je puis toujours donner à mes promenades un but
+intéressant. Je ne demanderais qu'une chose, être soulagé de ce que
+mon mal au larynx a d'aigu; cette continuité de souffrance me désole.
+Les repas sont pour moi de vrais supplices. Parler, boire, manger,
+avaler la salive, tousser, tout cela sont des opérations
+douloureuses. <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> Une promenade à pied me fatigue, la promenade
+en voiture m'irrite la gorge, je ne puis pas travailler ni même lire
+sérieusement. Tu vois où j'en suis réduit. Vraiment, je ne serai
+bientôt plus qu'un cadavre qui a retenu la faculté de souffrir:
+j'espère que les soins que je suis décidé à prendre, les remèdes qu'on
+me fait, et la douceur du climat, adouciront bientôt un peu ma
+situation si déplorable.</p>
+
+<p>Mon ami, je ne te parlerai que vaguement d'un des objets dont tu
+m'entretiens. J'y avais déjà songé, et il doit y avoir, parmi mes
+papiers, quelque ébauche d'articles sous forme de lettres à toi
+adressées. Si la santé me revient et que je puisse faire le second
+volume des <i>Harmonies</i>, je te le dédierai. Sinon, je mettrai une
+courte dédicace à la seconde édition du premier volume. Dans cette
+dernière hypothèse, qui implique la fin de ma carrière, je pourrai
+t'exposer mon plan et te léguer la mission de le remplir.</p>
+
+<p>Ici on a de la peine à trouver des journaux. Il m'en est tombé un
+vieux sous la main, du temps où l'engouement était à l'amélioration du
+sort des classes ouvrières. L'avenir des ouvriers, la condition des
+ouvriers, les éternelles vertus des ouvriers, c'était le texte de tout
+livre, brochure, revue ou journal. Et penser que ce sont <i>les mêmes
+écrivains</i>, qui accablent le peuple d'injures, enrôlés qu'ils sont à
+l'une des trois dynasties qui, se disputant notre pauvre France, font
+tout le mal de la situation. Sais-tu rien de plus triste?</p>
+
+<p>Je te remercie d'avoir bien voulu envoyer quelques renseignements
+biographiques à M. Paillottet. Ma vie n'offre aucun intérêt au public,
+si ce n'est la circonstance qui m'a tiré de Mugron. Si j'avais su
+qu'on s'occupait de cette notice, j'aurais raconté ce fait curieux.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Félix, à moins d'être tout à fait hors d'état de
+voyager ou <i>tout à fait guéri</i>, je compte passer le mois d'avril à
+Mugron, puisqu'il m'est défendu de rentrer à <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> Paris avant le
+mois de mai. Je gémis de ne pouvoir remplir mes devoirs de
+représentant, mais il est malheureusement certain que ce n'est pas ma
+faute.&mdash;En Italie, ainsi qu'en Espagne, on est souvent témoin du peu
+d'influence de la dévotion extérieure sur la morale.</p>
+
+<p>Mes souvenirs à tous les amis; donne de mes nouvelles à ma tante;
+présente mes amitiés à ta s&oelig;ur.</p>
+
+<h3>LETTRES DE FRÉDÉRIC BASTIAT À RICHARD COBDEN.</h3>
+
+<p class="date">Mugron, 24 novembre 1844.</p>
+
+<p class="smcap">Monsieur,</p>
+
+<p>Nourri à l'école de votre Adam Smith et de notre J. B. Say je
+commençais à croire que cette doctrine si simple et si claire n'avait
+aucune chance de se populariser, du moins de bien longtemps, car, chez
+nous, elle est complétement étouffée par les spécieuses <i>fallacies</i>
+que vous avez si bien réfutées,&mdash;par les sectes fouriéristes,
+communistes, etc., dont le pays s'est momentanément engoué,&mdash;et aussi
+par l'alliance funeste des <i>journaux de parti</i> avec les journaux payés
+par les comités manufacturiers.</p>
+
+<p>C'est dans l'état de découragement complet où m'avaient jeté ces
+tristes circonstances, que m'étant par hasard abonné au <i>Globe and
+Traveller</i>, j'appris, et l'existence de la <i>Ligue</i>, et la lutte que se
+livrent en Angleterre la liberté commerciale et le monopole.
+Admirateur passionné de votre si puissante et si morale association,
+et particulièrement de l'homme qui paraît lui donner, au milieu de
+difficultés sans nombre, une impulsion à la fois si énergique et si
+sage, je n'ai pu contempler ce spectacle sans désirer faire aussi
+quelque chose pour la noble cause de l'affranchissement du travail et
+du commerce. Votre honorable secrétaire M. Hickin <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> a eu la
+bonté de me faire parvenir <i>la Ligue</i>, à dater de janvier 1844, et
+beaucoup de documents relatifs à l'<i>agitation</i>.</p>
+
+<p>Muni de ces pièces, j'ai essayé d'appeler l'attention du public sur
+vos <i>proceedings</i>, sur lesquels les journaux français gardaient un
+silence calculé et systématique. J'ai écrit dans les journaux de
+Bayonne et de Bordeaux, deux villes naturellement placées pour être le
+berceau du mouvement. Récemment encore, j'ai fait insérer dans le
+<i>Journal des Économistes</i> (n<sup>o</sup> 35, Paris, octobre 1844) un article que
+je recommande à votre attention. Qu'est-il arrivé? c'est que les
+journaux parisiens, à qui nos lois donnent le monopole de l'opinion,
+ont jugé la discussion plus dangereuse que le silence. Ils font donc
+le <i>silence</i> autour de moi, bien sûrs, par ce système, de me réduire à
+l'impuissance.</p>
+
+<p>J'ai essayé d'organiser à Bordeaux une association pour
+l'<i>affranchissement des échanges</i>; mais j'ai échoué parce que si l'on
+rencontre quelques esprits qui souhaitent <i>instinctivement</i> la liberté
+<i>dans une certaine mesure</i>, il ne s'en trouve pas qui la comprennent
+en principe.</p>
+
+<p>D'ailleurs une association n'opère que par la publicité, et il lui
+faut de l'argent. Je ne suis pas assez riche pour la doter à moi seul;
+et demander des fonds, c'eût été créer l'insurmontable obstacle de la
+méfiance.</p>
+
+<p>J'ai songé à établir à Paris un journal quotidien fondé sur ces deux
+données: <i>Liberté commerciale</i>; <i>exclusion d'esprit de parti</i>.&mdash;Là,
+encore, je suis venu me heurter contre des obstacles pécuniaires et
+autres, qu'il est inutile de vous exposer. Je le regretterai tous les
+jours de ma vie, car j'ai la conviction qu'un tel journal, répondant à
+un besoin de l'opinion, aurait eu des chances de succès.&mdash;(Je n'y
+renonce pas.)</p>
+
+<p>Enfin, j'ai voulu savoir si je pouvais avoir quelques chances d'être
+nommé député, et j'ai acquis la certitude que mes concitoyens
+m'accorderaient leurs suffrages; car j'atteignis presque la majorité
+aux dernières élections. Mais <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> des considérations personnelles
+m'empêchent d'aspirer à cette position, que j'aurais pu faire tourner
+à l'avantage de notre cause.</p>
+
+<p>Forcé de restreindre mon action, je me suis mis à traduire vos séances
+de <i>Drury-Lane</i> et de <i>Covent-Garden</i>.&mdash;Au mois de mai prochain, je
+livrerai cette traduction à la publicité. J'en attends de bons effets.</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Il faudra bien que l'on reconnaisse, en France, l'existence de
+l'<i>agitation</i> anglaise contre les monopoles.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Il faudra bien qu'on cesse de croire que la liberté n'est qu'un
+piége que l'Angleterre tend aux autres nations.</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Les arguments en faveur de la liberté du commerce auront peut-être
+plus d'effet, sous la forme vive, variée, populaire de vos <i>speeches</i>,
+que dans les ouvrages méthodiques des économistes.</p>
+
+<p>4<sup>o</sup> Votre <i>tactique</i> si bien dirigée, en bas sur l'opinion, en haut
+sur le parlement, nous apprendra à agir de même et nous éclairera sur
+le parti qu'on peut tirer des institutions constitutionnelles.</p>
+
+<p>5<sup>o</sup> Cette publication sera un coup vigoureux porté à ces deux grands
+fléaux de notre époque: L'<i>esprit de parti</i> et les <i>haines
+nationales</i>.</p>
+
+<p>6<sup>o</sup> La France verra qu'il y a en Angleterre deux opinions entièrement
+opposées, et qu'il est par conséquent absurde et contradictoire
+d'embrasser toute l'Angleterre dans la même haine.</p>
+
+<p>Pour que cette &oelig;uvre fût complète, j'aurais désiré avoir quelques
+documents sur <i>l'origine et le commencement de la Ligue</i>. Un court
+historique de cette association aurait convenablement précédé la
+traduction de vos discours. J'ai demandé ces pièces à M. Hickin; mais
+ses occupations ne lui ont sans doute pas permis de me répondre. Mes
+documents ne remontent qu'à janvier 1843.&mdash;Il me faudrait au moins la
+discussion au parlement sur le tarif de 1842, et <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> spécialement
+le discours où M. Peel proclama la vérité économique, sous cette forme
+devenue si populaire: <i>We must be allowed to buy in the cheapest
+market, etc.</i></p>
+
+<p>Je voudrais aussi que vous me disiez quels sont ceux de vos discours,
+soit aux meetings, soit au parlement, que vous jugez le plus à propos
+de faire traduire.&mdash;Enfin je désire que mon livre contienne une ou
+deux <i>free-trade discussions</i> de la chambre des communes, et que vous
+ayez la bonté de me les désigner.</p>
+
+<p>Je m'estimerai heureux si j'obtiens une lettre de l'homme de notre
+époque à qui j'ai voué la plus vive et la plus sincère admiration.</p>
+
+<p class="date">Mugron, 8 avril 1845.</p>
+
+<p class="smcap">Monsieur,</p>
+
+<p>Puisque vous me permettez de vous écrire, je vais répondre à votre
+bienveillante lettre du 12 décembre dernier. J'ai traité avec M.
+Guillaumin, libraire à Paris, pour l'impression de la traduction dont
+je vous ai entretenu.</p>
+
+<p>Le livre est intitulé: <i>Cobden et la Ligue, ou l'Agitation anglaise
+pour la liberté des échanges.</i> Je me suis permis de m'emparer de votre
+nom, et voici mes motifs: je ne pouvais intituler cet ouvrage
+<i>Anti-corn-Law-league</i>. Indépendamment de ce qu'il est un peu barbare
+pour les oreilles françaises, il n'aurait porté à l'esprit qu'une idée
+restreinte. Il aurait présenté la question comme purement <i>anglaise</i>,
+tandis qu'elle est humanitaire, et la plus humanitaire de toutes
+celles qui s'agitent dans notre siècle. Le titre plus simple: <i>la
+Ligue</i>, eut été trop vague et eût porté la pensée sur un épisode de
+notre histoire nationale. J'ai donc cru devoir le préciser, en le
+faisant précéder du nom de celui qui est reconnu pour être «l'âme de
+cette agitation.» Vous avez vous-même reconnu que les noms propres
+étaient quelquefois <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> nécessaires «<i>to give point, to direct
+attention</i>.»&mdash;C'est là ma justification.</p>
+
+<p>Les noms propres, les réputations faites, la <i>mode</i>, en un mot, a tant
+d'influence chez nous, que j'ai cru devoir faire un autre effort pour
+l'attirer de notre côté. J'ai écrit dans le <i>Journal des Économistes</i>
+(numéro de février 1845), une lettre à M. de Lamartine. Cet illustre
+écrivain, cédant à ce tyran <i>Fashion</i>, avait assailli les économistes
+de la manière la plus injuste et la plus irréfléchie, puisque, dans le
+même écrit, il adoptait leurs principes. J'ai lieu de croire, d'après
+la réponse qu'il a bien voulu m'adresser, qu'il n'est pas éloigné de
+se ranger parmi nous, et cela suffirait peut-être pour déterminer chez
+nous un revirement inattendu de l'opinion. Sans doute, un tel
+revirement serait bien précaire, mais enfin on aurait, au moins
+provisoirement, un public, et c'est ce qui nous manque. Pour moi, je
+ne demande qu'une chose, qu'on ne se bouche pas volontairement les
+oreilles.</p>
+
+<p>Permettez-moi de vous recommander, si vous en avez l'occasion, <i>the
+perusal</i> de la lettre à laquelle je fais allusion.</p>
+
+<p>Je suis, Monsieur, votre respectueux serviteur.</p>
+
+<p class="date">Londres, 8 juillet 1845.</p>
+
+<p class="smcap">Monsieur,</p>
+
+<p>J'ai enfin le plaisir de vous présenter un exemplaire de la traduction
+dont je vous ai plusieurs fois entretenu. En me livrant à ce travail,
+j'avais la conviction que je rendais à mon pays un véritable service,
+tant en popularisant les saines doctrines économiques, qu'en
+démasquant les hommes coupables qui s'appliquent à entretenir de
+funestes préventions nationales. Mon espérance n'a pas été trompée.
+J'en ai distribué à Paris une centaine d'exemplaires, et ils ont
+produit la meilleure impression. Des hommes qui, par leur position et
+l'objet de leurs études, devraient savoir ce qui se <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> passe
+chez vous, ont été surpris à cette lecture. Ils ne pouvaient en croire
+leurs yeux. La vérité est que tout le monde en France ignore
+l'importance de votre <i>agitation</i>, et l'on en est encore à soupçonner
+que quelques manufacturiers cherchent à propager <i>au dehors</i> des idées
+de liberté par pur machiavélisme britannique.&mdash;Si j'avais combattu
+directement le préjugé, je ne l'aurais pas vaincu. En laissant agir
+les <i>free-traders</i>, en les laissant parler, en un mot, en vous
+<i>traduisant</i>, j'espère lui avoir porté un coup auquel il ne résistera
+pas, pourvu que le livre soit lu: <i>That is the question.</i></p>
+
+<p>J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien m'admettre à l'honneur de
+m'entretenir un moment avec vous et de vous témoigner personnellement
+ma reconnaissance, ma sympathie et ma profonde admiration.</p>
+
+<p>Votre très-humble serviteur.</p>
+
+<p class="date">Mugron, 2 octobre 1845.</p>
+
+<p>Quel que soit le charme, mon cher Monsieur, que vos lettres viennent
+répandre sur ma solitude, je ne me permettrais pas de les provoquer
+par des importunités si fréquentes; mais une circonstance imprévue me
+fait un devoir de vous écrire.</p>
+
+<p>J'ai rencontré dans les cercles de Paris un jeune homme qui m'a paru
+plein de c&oelig;ur et de talent, nommé Fonteyraud, rédacteur de la
+<i>Revue britannique</i>. Il m'écrit qu'il se propose de continuer mon
+&oelig;uvre, en insérant dans le recueil qu'il rédige la suite des
+opérations de la Ligue; à cet effet, il veut aller en Angleterre pour
+voir par lui-même votre belle organisation, et il me demande des
+lettres pour vous, pour MM. Bright et Wilson. L'objet qu'il a en vue
+est trop utile pour que je ne m'empresse pas d'y consentir, et
+j'espère que, de votre côté, vous voudrez bien satisfaire la noble
+curiosité de M. Fonteyraud.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> Mais, par une seconde lettre, il m'apprend qu'il a encore un
+autre but qui, selon lui, exigerait de la part de la Ligue un appui
+effectif, et, pour tout dire, pécuniaire. Je me suis empressé de
+répondre à M. Fonteyraud que je ne pouvais pas vous entretenir d'un
+projet que je ne connais que très-imparfaitement. Je ne lui ai pas
+laissé ignorer d'ailleurs que, selon moi, toute action exercée sur
+l'opinion publique, en France, et qui paraîtrait dirigée par le doigt
+et l'or de l'Angleterre, irait contre son but, en renforçant des
+préventions enracinées et que beaucoup d'habiles gens ont intérêt à
+exploiter. Si donc M. Fonteyraud exécute son voyage, veuillez, ainsi
+que MM. Bright et Wilson, juger par vous-même de ses projets et me
+considérer comme totalement étranger aux entreprises qu'il médite. Je
+me hâte de quitter ce sujet, pour répondre à votre si affectueuse
+lettre du 23 septembre.</p>
+
+<p>J'apprends avec peine que votre santé se ressent de vos immenses
+travaux tant privés que publics. On ne saurait, certes, la
+compromettre dans une plus belle cause; chacune de vos souffrances
+vous rappellera de nobles actions; mais c'est là une triste
+consolation, et je n'oserais pas la présenter à tout autre qu'à vous;
+car, pour la comprendre, il faut avoir votre abnégation, votre
+dévouement au bien public. Mais enfin votre &oelig;uvre touche à son
+terme, les ouvriers ne manquent plus autour de vous, et j'espère que
+vous allez enfin chercher des forces au sein du repos.</p>
+
+<p>Depuis ma dernière lettre, un mouvement que je n'espérais pas s'est
+manifesté dans la presse française. Tous les journaux de Paris et un
+grand nombre des journaux de province ont rendu compte, à l'occasion
+de mon livre, de l'agitation contre les lois-céréales. Ils n'en ont
+pas, il est vrai, saisi toute la portée; mais enfin l'opinion publique
+est éveillée. C'était le point essentiel, celui auquel j'aspirais de
+toute mon âme; il s'agit maintenant de ne pas la laisser <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span>
+retomber dans son indifférence, et si j'y puis quelque chose, cela
+n'arrivera pas.</p>
+
+<p>Votre lettre m'est parvenue le lendemain du jour où nous avons eu une
+élection. C'est un homme de la cour qui a été nommé. Je n'étais pas
+même candidat. Les électeurs sont imbus de l'idée que leurs suffrages
+sont un don précieux, un service important et personnel. Dès lors ils
+exigent qu'on le leur demande. Ils ne veulent pas comprendre que le
+mandat parlementaire est leur propre affaire; que c'est sur eux que
+retombent les conséquences d'une confiance bien ou mal placée, et que
+c'est par conséquent à eux à l'accorder avec discernement sans
+attendre qu'on la sollicite, qu'on la leur arrache.&mdash;Pour moi, j'avais
+pris mon parti de rester dans mon coin, et, comme je m'y attendais, on
+m'y a laissé. Il est probable que, dans un an, nous aurons en France
+les élections générales. Je doute que d'ici là les électeurs soient
+revenus à des idées plus justes. Cependant un grand nombre d'entre eux
+paraissent décidés à me porter. Mes efforts en faveur de notre
+industrie vinicole seront pour moi un titre efficace et que je puis
+avouer. Aussi, j'ai vu avec plaisir que vous étiez disposé à seconder
+les vues que j'ai exposées dans la lettre que la <i>League</i> a
+reproduite<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Si vous pouvez obtenir que ce journal appuie le
+principe du droit <i>ad valorem</i> appliqué aux vins, cela donnerait à ma
+candidature une base solide et honorable. Au fait, dans ma position,
+la députation est une lourde charge; mais l'espoir de contribuer à
+former, au sein de notre parlement, un noyau de <i>free-traders</i> me fait
+passer par-dessus toutes les considérations personnelles. Quand je
+viens à penser qu'il n'y a pas, dans nos deux chambres, un homme qui
+ose avouer le principe de la liberté des échanges, qui en comprenne
+toute la portée, ou qui sache le soutenir <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> contre les
+sophismes du monopole, j'avoue que je désire au fond du c&oelig;ur
+m'emparer de cette place vide, que j'aperçois dans notre enceinte
+législative, quoique je ne veuille rien faire pour cela qui tende à
+fausser de plus en plus les idées dominantes en fait d'élections.
+Essayons de mériter la confiance, et non de la surprendre.</p>
+
+<p>Je vous remercie des conseils judicieux que vous me donnez, en
+m'indiquant la marche qui vous semble le mieux adaptée aux
+circonstances de notre pays, pour la propagation des doctrines
+économiques. Oui, vous avez raison, je conçois que chez nous la
+diffusion des lumières doit procéder de haut en bas. Instruire les
+masses est une tâche impossible, puisqu'elles n'ont ni le droit, ni
+l'habitude, ni le goût des grandes assemblées et de la discussion
+publique. C'est un motif de plus pour que j'aspire à me mettre en
+contact avec les classes les plus éclairées et les plus influentes,
+<i>through</i> la députation.</p>
+
+<p>Vous me faites bien plaisir en m'annonçant que vous avez de bonnes
+nouvelles des États-Unis. Je ne m'y attendais pas. L'Amérique est
+heureuse de parler la même langue que la Ligue. Il ne sera pas
+possible à ses monopoleurs de soustraire à la connaissance du public
+vos arguments et vos travaux. Je désirerais que vous me dissiez, quand
+vous aurez l'occasion de m'écrire, quel est le journal américain qui
+représente le plus fidèlement l'école économiste. Les circonstances de
+ce pays ont de l'analogie avec les nôtres, et le mouvement
+<i>free-trader</i> des États-Unis ne pourrait manquer de produire en France
+une forte et bonne impression, s'il était connu.&mdash;Pour épargner du
+temps, vous pourriez faire prendre pour moi un abonnement d'un an, et
+prier M. Fonteyraud de vous rembourser. Il me sera plus facile de lui
+faire remettre le prix que de vous l'envoyer.</p>
+
+<p>J'accepte avec grand plaisir votre offre d'<i>échanger</i> une de vos
+lettres contre deux des miennes. Je trouve que vous sacrifiez <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span>
+encore ici la <i>fallacy</i> de la <i>réciprocité</i>: car assurément c'est moi
+qui gagnerai le plus, et vous ne recevrez pas <i>valeur</i> contre
+<i>valeur</i>. Vu vos importantes occupations, j'aurais bien souscrit à
+vous écrire trois fois. Si jamais je suis député, nous renouvellerons
+les bases du contrat.</p>
+
+<p class="date">Mugron, 13 décembre 1845.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, me voilà bien redevable envers vous, car vous avez
+bien voulu, au milieu de vos nobles et rudes travaux, vous relâcher de
+cette convention que j'avais acceptée avec reconnaissance, «une lettre
+pour deux;» mais je n'ai malheureusement que trop d'excuses à
+invoquer, et pendant que tous vos moments sont si utilement consacrés
+au bien public, les miens ont été absorbés par la plus grande et la
+plus intime douleur qui pût me frapper ici-bas<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.</p>
+
+<p>J'attendais pour vous écrire d'avoir des nouvelles de M. Fonteyraud.
+Il fallait bien que je susse en quels termes vous remercier de
+l'accueil que vous lui avez fait, à ma recommandation. J'étais bien
+tranquille à cet égard; car j'avais appris indirectement qu'il était
+enchanté de son voyage et enthousiasmé des ligueurs. J'apprends avec
+plaisir que les ligueurs n'ont pas été moins satisfaits de lui.
+Quoique je l'aie peu connu, j'avais jugé qu'il avait en lui de quoi se
+recommander lui-même. Il n'a pas eu, sans doute, le loisir de m'écrire
+encore.</p>
+
+<p>À ce sujet, vous revenez sur mon séjour auprès de vous, et les excuses
+que vous m'adressez me rendent tout confus. À l'exception des deux
+premiers jours, où, par des circonstances fortuites, je me trouvai
+isolé à Manchester, et où mon moral subit sans doute la triste
+influence de votre étrange climat (influence que je laissai trop
+percer dans ce billet inconvenant auquel vous faites allusion), à
+l'exception <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> de ces deux jours, dis-je, j'ai été accablé de
+soins et de bontés par vous et vos amis, MM. John et Thomas Bright,
+Paulton, Wilson, Smith, Ashworth, Evans et bien d'autres; et je serais
+bien ingrat si, parce qu'il y avait élection à Cambridge pendant ces
+deux jours, je ne me souvenais que de ce moment de <i>spleen</i> pour
+oublier ceux que vous avez entourés de bienveillance et de charme.
+Croyez, mon cher Monsieur, que notre dîner de Chorley, votre entretien
+si instructif avec M. Dyer, chez M. Thomas Bright, ont laissé dans ma
+mémoire et dans mon c&oelig;ur des souvenirs ineffaçables.&mdash;Vous voulez
+m'inviter à renouveler ma visite. Cela n'est pas tout à fait
+irréalisable; voici comment les choses pourraient s'arranger. Il est
+probable que cet été la grande question sera décidée; et, comme un
+vaillant combattant, vous aurez besoin de prendre quelque repos et de
+panser vos blessures. Comme la parole a été votre arme principale,
+c'est son organe qui aura le plus souffert en vous; et vous avez fait
+quelque allusion à l'état de votre santé dans votre lettre précédente.
+Or, nous avons dans nos Pyrénées des sources merveilleuses pour guérir
+les poitrines et les larynx fatigués. Venez donc passer en famille une
+saison aux Pyrénées. Je vous promets, soit d'aller vous chercher, soit
+de vous reconduire, à votre choix.&mdash;Ce voyage ne sera pas perdu pour
+la cause. Vous verrez notre population vinicole; vous vous ferez une
+idée de l'esprit qui l'anime, ou plutôt ne l'anime pas. En passant à
+Paris, je vous mettrai en relations avec tous nos frères en économie
+politique et en philanthropie rationnelle. Je me plais à croire que ce
+voyage laisserait d'heureuses traces dans votre santé, dans vos
+souvenirs, et aussi dans le mouvement des esprits en France,
+relativement à l'affranchissement du commerce. Bordeaux est aussi une
+ville que vous verrez avec intérêt. Les esprits y sont prompts et
+ardents; il suffit d'une étincelle pour les enflammer, et elle
+pourrait bien partir de votre bouche.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> Je vous remercie, mon cher Monsieur, de l'offre que vous me
+faites relativement à ma traduction. Permettez-moi cependant de ne pas
+l'accepter. C'est un sacrifice personnel que vous voulez ajouter à
+tant d'autres, et je ne dois pas m'y prêter.</p>
+
+<p>Je sens que le titre de mon livre ne vous permet pas de réclamer
+l'intervention de la <i>Ligue</i>. Dès lors, laissons mon pauvre volume
+vivre ou mourir tout seul.&mdash;Mais je ne puis me repentir d'avoir
+attaché votre nom, en France, à l'histoire de ce grand mouvement. En
+cela j'ai peut-être froissé un peu vos dignes collaborateurs, et cette
+injustice involontaire me laisse quelques remords. Mais véritablement,
+pour exciter et fixer l'attention, il faut chez nous qu'une doctrine
+s'incarne dans une individualité, et qu'un grand mouvement soit
+représenté et résumé dans un nom propre. Sans la grande figure
+d'O'Connell, l'agitation irlandaise passerait inaperçue de nos
+journaux.&mdash;Et voyez ce qui est arrivé. La presse française se sert
+aujourd'hui de votre nom pour désigner, en économie politique, le
+principe orthodoxe. C'est une ellipse, une manière abrégée de parler.
+Il est vrai que ce principe est encore l'objet de beaucoup de
+contestations et même de sarcasmes. Mais il grandira, et à mesure
+votre nom grandira avec lui. L'esprit humain est ainsi fait. Il a
+besoin de drapeaux, de bannières, d'incarnations, de noms propres; et
+en France plus qu'ailleurs. Qui sait si votre destinée n'excitera pas
+chez nous l'émulation de quelque homme de génie?</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin de vous dire avec quel intérêt, quelle anxiété, je
+suis le progrès de votre <i>agitation</i>. Je regrette que M. Peel se soit
+laissé devancer. Sa supériorité personnelle et sa position le mettent
+à même de rendre à la cause des services plus immédiatement
+réalisables, peut-être, que ceux qu'elle peut attendre de Russell; et
+je crains que l'avénement d'un ministère whig n'ait pour résultat de
+recomposer <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> une opposition aristocratique formidable, qui vous
+prépare de nouveaux combats.</p>
+
+<p>Vous voulez bien me demander ce que je fais dans ma solitude. Hélas,
+cher Monsieur, je suis fâché d'avoir à vous répondre par ce honteux
+monosyllabe: <i>Rien.</i>&mdash;La plume me fatigue, la parole davantage, en
+sorte que si quelques pensées utiles fermentent dans ma tête, je n'ai
+plus aucun moyen de les manifester au dehors. Je pense quelquefois à
+notre infortuné André Chénier. Quand il fut sur l'échafaud, il se
+tourna vers le peuple et dit en se frappant le front: «C'est dommage,
+j'avais quelque chose là.» Et moi aussi, il me semble que «j'ai
+quelque chose là.»&mdash;Mais qui me souffle cette pensée? Est-ce la
+conscience d'une valeur réelle? est-ce la fatuité de l'orgueil?... Car
+quel est le sot barbouilleur qui de nos jours ne croie avoir aussi
+«quelque chose là?»</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Monsieur, permettez-moi, à travers la distance qui
+nous sépare, de vous serrer la main bien affectueusement.</p>
+
+<p><i>P. S.</i> J'ai des relations fréquentes avec Madrid, et il me sera
+facile d'y envoyer un exemplaire de ma traduction.</p>
+
+<p class="date">Mugron, 13 janvier 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, quelle reconnaissance ne vous dois-je pas pour
+vouloir bien songer à moi, au milieu d'occupations si pressantes et si
+propres à exciter au plus haut point votre intérêt! C'est le 23 que
+vous m'avez écrit, le jour même de cet étonnant meeting de Manchester,
+qui n'a certes pas de précédent dans l'histoire. Honneur aux hommes du
+Lancastre! Ce n'est pas seulement la <i>liberté du commerce</i> que le
+monde leur devra, mais encore l'art éclairé, moral et dévoué de
+l'agitation. L'humanité connaît enfin l'<i>instrument</i> de toutes les
+réformes.&mdash;En même temps que votre lettre, m'est parvenu le numéro du
+<i>Manchester Guardian</i> <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> où se trouve la relation de cette
+séance. Comme j'avais vu, quelques jours avant, le compte rendu de
+votre première réunion à Manchester, dans le <i>Courrier français</i>, j'ai
+pensé que l'opinion publique était maintenant éveillée en France, et
+je n'ai pas cru nécessaire de traduire <i>the report of your
+proceeding</i>. J'en suis fâché maintenant, car je vois que ce <i>grand
+fait</i> n'a pas produit ici une impression proportionnée à son
+importance.</p>
+
+<p>Que je vous félicite mille fois, mon cher Monsieur, d'avoir refusé une
+position officielle dans le cabinet whig.&mdash;Ce n'est pas que vous ne
+soyez bien capable et bien digne du pouvoir. Ce n'est pas même que
+vous n'y puissiez rendre de grands services. Mais, au siècle où nous
+sommes, on est si imbu de l'idée que quiconque paraît se consacrer au
+bien public, travaille en effet pour soi; on comprend si peu le
+dévouement à un principe, que l'on ne peut croire au désintéressement;
+et certes, vous aurez fait plus de bien par cet exemple d'abnégation
+et par l'effet moral qu'il produira sur les esprits, que vous n'en
+eussiez pu faire au banc ministériel. J'aurais voulu vous embrasser,
+mon cher Monsieur, quand vous m'avez appris, par cette conduite, que
+votre c&oelig;ur est à la hauteur de votre intelligence.&mdash;Vos procédés ne
+resteront pas sans récompense; vous êtes dans un pays où l'on ne
+décourage pas la probité politique par le ridicule.</p>
+
+<p>Puisqu'il s'agit de dévouement, cela me servira de transition pour
+passer à l'autre partie de votre bonne lettre. Vous me conseillez
+d'aller à Paris. Je sens moi-même que, dans ce moment décisif, je
+devrais être à mon poste. Mon propre intérêt l'ordonne autant que le
+bien de la cause.&mdash;Depuis deux mois, nos journaux débitent sur la
+<i>Ligue</i> un tas d'absurdités, ce qu'ils ne pourraient faire si j'étais
+à Paris, parce que je n'en laisserais pas échapper une sans la
+combattre.&mdash;D'un autre côté, mieux instruit que bien <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> d'autres
+sur la portée de votre mouvement, j'acquerrais dans le public une
+certaine autorité.&mdash;Je vois tout cela, et cependant je languis dans
+une bourgade du département des Landes.&mdash;Pourquoi? Je crois vous en
+avoir dit quelques mots dans une de mes lettres.&mdash;Je suis ici dans une
+position honorable et tranquille, quoique modeste. À Paris, je ne
+pourrais me suffire qu'en tirant parti de ma plume, chose que je ne
+blâme pas chez les autres, mais pour laquelle j'éprouve une répugnance
+invincible.&mdash;Il faut donc vivre et mourir dans mon coin, comme
+Prométhée sur son rocher.</p>
+
+<p>Vous aurez peut-être une idée de la souffrance morale que j'éprouve,
+quand je vous dirai qu'on a essayé d'organiser une <i>Ligue</i> à Paris.
+Cette tentative a échoué et devait échouer. La proposition en a été
+faite dans un dîner de vingt personnes où assistaient deux
+ex-ministres. Jugez comme cela pouvait réussir! Parmi les convives,
+l'un veut &frac12; liberté, l'autre <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">4</sub> liberté, l'autre <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> liberté, trois
+ou quatre peut-être sont prêts à demander la liberté en <i>principe</i>.
+Allez-moi faire avec cela une association unie, ardente, dévouée. Si
+j'eusse été à Paris, une telle faute n'eût pas été commise. J'ai trop
+étudié ce qui fait la force et le succès de votre organisation.&mdash;Ce
+n'est pas du milieu d'hommes fortuitement assemblés que peut surgir
+une ligue vivace. Ainsi que je l'écrivais à M. Fonteyraud, ne soyons
+que dix, que cinq, que deux s'il le faut, mais élevons le drapeau de
+la liberté absolue, du principe absolu; et attendons que ceux qui ont
+la même foi se joignent à nous. Si le hasard m'avait fait naître avec
+une fortune plus assurée, avec dix à douze mille francs de rente, il y
+aurait en ce moment une ligue en France, bien faible sans doute, mais
+portant dans son sein les deux principes de toute force, la vérité et
+le dévouement.</p>
+
+<p>Sur votre recommandation, j'ai offert mes services à M. Buloz. S'il
+m'avait chargé de l'article à insérer dans la <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> <i>Revue des deux
+Mondes</i>, j'aurais continué l'histoire si intéressante de la <i>Ligue</i>
+jusqu'à la fin de la crise ministérielle. Mais il ne m'a pas même
+répondu.&mdash;Je crains bien que ces directeurs de journaux ne voient,
+dans les événements les plus importants, qu'une occasion de satisfaire
+la curiosité de <i>l'abonné</i>, prêts à crier, selon l'occurrence: Vive le
+roi, vive la Ligue!</p>
+
+<p>La chambre de commerce de Bordeaux vient d'élever la bannière de la
+liberté commerciale. Malheureusement elle prend selon moi un texte
+trop restreint: <i>l'Union douanière entre la France et la Belgique.</i> Je
+vais lui adresser une lettre où je m'efforcerai de lui faire voir
+qu'elle aurait bien plus de puissance si elle se vouait à la cause du
+<i>principe</i>, et non à celle d'une application spéciale à tel ou tel
+traité.&mdash;C'est la <i>fallacy</i> de la réciprocité qui paralyse les efforts
+de cette chambre.&mdash;Les traités lui sourient parce qu'elle y voit la
+stipulation possible d'<i>avantages réciproques</i>, de <i>concessions
+réciproques</i>, et même de <i>sacrifices réciproques</i>. Sous ces apparences
+libérales, se cache toujours la pensée funeste que l'importation en
+elle-même est un mal, et qu'on ne le doit tolérer qu'après avoir amené
+l'étranger à tolérer de son côté notre <i>exportation</i>. Comme modèle à
+suivre, j'accompagnerai ma lettre d'une copie de la fameuse
+délibération de la <i>chambre de commerce</i> de Manchester des 13 et 20
+décembre 1838.&mdash;Pourquoi la chambre de commerce de Bordeaux ne
+prendrait-elle pas en France la généreuse initiative qu'a prise en
+Angleterre la chambre de commerce de Manchester?</p>
+
+<p>Connaissant vos engagements si étendus, j'ose à peine vous demander de
+m'écrire. Cependant, veuillez vous rappeler, de temps en temps, que
+vos lettres sont le baume le plus efficace pour calmer les ennuis de
+ma solitude et les tourments qui naissent du sentiment de mon
+inutilité.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> Mugron, 9 février 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, au moment où vous recevrez cette lettre vous serez
+dans le <i>coup de feu</i> de la discussion. J'espère pourtant que vous
+trouverez un moment pour notre France; car, malgré ce que vous me
+dites d'intéressant sur l'état des choses chez vous, je ne vous en
+parlerai pas. Je n'aurais rien à vous dire, et il me faudrait perdre
+un temps précieux à exprimer des sentiments d'admiration et de bonheur
+dont vous ne doutez pas. Parlons donc de la France. Mais avant je veux
+en finir avec la question anglaise. Je n'ai rien vu, dans votre
+<i>Peel's measure</i>, concernant les vins. C'est certainement une grande
+faute contre l'économie politique et contre la politique.&mdash;Un dernier
+vestige <i>of the Policy of reciprocal treaties</i> se montre dans cette
+omission, ainsi que dans celle du <i>timber</i>. C'est une tache dans le
+projet de M. Peel; et elle détruira, dans une proportion énorme,
+l'effet moral de l'ensemble, précisément sur les classes, en France et
+dans le Nord, qui étaient les mieux disposées à recevoir ce haut
+enseignement. Cette lacune et cette phrase: <i>We shall beat all other
+nations</i>, ce sont deux grands aliments jetés à nos préjugés; ils
+vivront longtemps là-dessus. Ils verront là la pensée secrète, la
+pensée machiavélique de la <i>perfide Albion</i>. De grâce, proposez un
+amendement. Quel que soit l'absolutisme de M. Peel, il ne résistera
+pas à vos arguments.</p>
+
+<p>Je reviens en France (d'où je ne suis guère sorti). Plus je vais, plus
+j'ai lieu de me féliciter d'une chose qui m'avait donné d'abord
+quelques soucis. C'est d'avoir mis votre nom sur le titre de mon
+livre. Votre nom est maintenant devenu populaire dans mon pays, et
+avec votre nom, votre cause. On m'accable de lettres; on me demande
+des détails; les journaux s'offrent à moi, et l'Institut de France m'a
+élu membre correspondant, M. Guizot et M. Duchâtel ayant voté pour
+<span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> moi. Je ne suis pas assez aveugle pour m'attribuer ces
+succès; je les dois à <i>l'à-propos</i>, je les dois à ce que les temps
+sont venus, et je les apprécie, non pour moi, mais comme moyens d'être
+utile. Vous serez surpris que tout cela ne m'ait pas déterminé à
+m'installer à Paris. En voici le motif: Bordeaux prépare une grande
+démonstration, trop grande selon moi, car elle embrassera force gens
+qui se croient <i>free-traders</i> et ne le sont pas plus que M.
+Knatchbull. Je crois que mon rôle en ce moment est de mettre à profit
+la connaissance des procédés de la <i>Ligue</i>, pour veiller à ce que
+notre association se forme sur des bases solides. Peut-être vous
+enverra-t-on le <i>Mémorial bordelais</i> où j'insère une série d'articles
+sur ce sujet. J'insiste et j'insisterai jusqu'au bout, pour que notre
+Ligue, comme la vôtre, s'attache à un principe absolu; et si je ne
+réussis pas en cela, je l'abandonnerai.</p>
+
+<p>Voilà ma crainte.&mdash;En demandant une <i>sage</i> liberté, une protection
+<i>modérée</i>, on est sûr d'avoir à Bordeaux beaucoup de sympathies, et
+cela séduira les fondateurs. Mais où cela les mènera-t-il? à la tour
+de Babel.&mdash;C'est le <i>principe</i> même de la protection que je veux
+battre en brèche. Jusqu'à ce que cette affaire soit décidée, je n'irai
+pas à Paris.&mdash;On m'annonce qu'une réunion de quarante à cinquante
+négociants va avoir lieu à Bordeaux. C'est là qu'on doit jeter les
+bases d'une ligue, sur laquelle je suis invité à donner mon avis. Vous
+rappelez-vous que nous avons vainement cherché ensemble votre
+<i>règlement</i> dans l'<i>Anti-Bread-tax circular</i>? Combien je regrette
+aujourd'hui que nous n'ayons pu réussir à le trouver! Si M. Paulton
+voulait dépenser une heure à le chercher, elle ne serait pas perdue;
+car je tremble que notre Ligue n'adopte des bases vacillantes. Après
+cette réunion, il y aura un grand <i>meeting</i> à la bourse pour lever un
+<i>League-fund</i>. C'est le maire de Bordeaux qui se place à la tête du
+mouvement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> J'avais connaissance de l'adresse que vous avez reçue de la
+société des économistes, mais je ne l'ai pas lue; puisse-t-elle être
+digne de vous et de notre cause!</p>
+
+<p>Pardon de vous entretenir si longtemps de notre France. Mais vous
+comprendrez que les faibles vagissements qu'elle fait entendre
+m'intéressent presque autant que les virils accents de sir Robert.</p>
+
+<p>Une fois que l'affaire bordelaise sera réglée, je me rendrai à Paris.
+L'espoir de votre visite me décide.</p>
+
+<p>Je vais dresser un plan pour la distribution de 50 exemplaires de ma
+traduction.</p>
+
+<p class="date">Bordeaux, février 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, vous apprendrez sans doute avec intérêt qu'une
+démonstration se fait à Bordeaux dans le sens du <i>free-trade</i>.
+Aujourd'hui l'association s'est constituée. Le maire de Bordeaux a été
+nommé président. Avant peu la souscription va s'ouvrir et on espère
+qu'elle produira une centaine de mille francs. Voilà un beau résultat.
+Je n'ose concevoir de grandes espérances, et je crains que nos
+commencements un peu timides ne nous suscitent plus tard des
+obstacles. On n'a pas osé poser hardiment le principe. On se borne à
+dire que l'association réclame l'abolition, <i>le plus promptement
+possible</i>, des droits protecteurs. Ainsi la question de gradation est
+réservée, et votre <i>total</i>, <i>immediate</i> n'a pu passer. Vu l'état peu
+avancé des esprits en cette matière, il eût été inutile d'insister, et
+il faut espérer que l'association, qui a pour but d'éclairer les
+autres, aura pour effet de s'éclairer elle-même.</p>
+
+<p>Quand cette affaire sera organisée, je suis décidé à aller à Paris.
+Plusieurs lettres me sont parvenues, d'après lesquelles je dois croire
+que cette immense branche d'industrie qu'on nomme <i>articles Paris</i> est
+disposée à faire un mouvement. J'ai cru que mon devoir était de
+mettre de <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> côté les raisons personnelles que je puis avoir de
+rester dans mon coin. Soyez sûr que je fais à la cause un sacrifice
+qui a quelque mérite, en ce qu'il n'a rien d'apparent.</p>
+
+<p>Depuis un mois, mon volume a un succès extraordinaire à Bordeaux. Le
+ton prophétique avec lequel j'annonçais la réforme m'a fait une
+réputation que je ne mérite guère, car je n'ai eu qu'à être l'écho de
+la Ligue. Mais enfin, j'en profite pour faire de la propagande. Quand
+je serai à Paris, je me consulterai pour savoir s'il ne serait pas à
+propos de faire une seconde édition dans un format <i>à bon marché</i>. Je
+ne doute pas que l'association bordelaise ne vienne en aide au besoin.
+Vous m'éviteriez un travail immense si vous me désigniez deux discours
+de MM. Bright, Villiers et autres, après avoir pris leur avis. Cela
+m'éviterait de relire les trois volumes de la <i>Ligue</i>. Il faudrait que
+ces messieurs indiquassent les discours où ils ont traité la question
+au point de vue le plus élevé et le plus général; où ils ont combattu
+les <i>fallacies</i> les plus universellement répandues, surtout la
+<i>réciprocité</i>. J'y joindrai des observations, des renseignements
+statistiques et des portraits. Enfin il faudra aussi m'indiquer
+quelques séances du parlement, et principalement les plus orageuses,
+celles où les <i>free-traders</i> ont été attaqués avec le plus
+d'acharnement. Un pareil ouvrage, vendu à 3 francs, fera plus que dix
+traités d'économie politique. Vous ne pouvez pas vous imaginer le bien
+que fait à Bordeaux la première édition.</p>
+
+<p>Je ne puis m'empêcher de déplorer que votre <i>Premier</i> ait manqué
+l'occasion de frapper l'Europe d'étonnement. Si, au lieu de dire:
+«J'ai besoin de nouveaux subsides pour augmenter nos forces de terre
+et de mer,» il avait dit: «Puisque nous adoptons le principe de la
+liberté commerciale, il ne peut plus être question de <i>débouchés</i> et
+de colonies. Nous renonçons à l'Orégon, peut-être même au Canada. Nos
+différends avec les États-Unis disparaissent, et je <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> propose
+une réduction de nos forces de terre et de mer.»&mdash;S'il eût tenu ce
+langage, il y aurait eu, pour l'effet, autant de différence entre ce
+discours et les traités d'économie politique que nous sommes encore
+réduits à faire, qu'il y en a entre le soleil et des traités sur la
+lumière. L'Europe aurait été convertie en un an, et l'Angleterre y
+aurait gagné de <i>trois</i> côtés. Je me dispense de les énumérer, car je
+suis accablé de fatigue.</p>
+
+<p class="date">Paris, 16 mars 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, j'ai tardé quelques jours à répondre à votre bonne
+et instructive lettre. Ce n'est pas que je n'eusse bien des choses à
+vous dire, mais le temps me manquait; aujourd'hui même, je ne vous
+écris que pour vous annoncer mon arrivée à Paris. Si j'avais pu
+hésiter à y venir, l'espoir que vous me donnez de vous y voir bientôt
+aurait suffi pour m'y décider.</p>
+
+<p>Bordeaux est vraiment en <i>agitation</i>. Il a été <i>de mode</i> de s'associer
+à cette &oelig;uvre, il m'a été impossible de suivre mon plan, qui était
+de borner l'association aux personnes <i>convaincues</i>. La <i>furia
+francese</i> m'a débordé. Je prévois que ce sera un grand obstacle pour
+l'avenir; car déjà, quand on a voulu faire une pétition aux chambres
+pour fixer nos prétentions, des dissidences profondes se sont
+révélées.&mdash;Quoi qu'il en soit, on lit, on étudie, et c'est beaucoup.
+Je compte sur l'agitation elle-même pour éclairer ceux qui la font.
+Ils ont pour but d'instruire les autres et ils s'instruiront
+eux-mêmes.</p>
+
+<p>Arrivé hier soir, je ne puis vous rien dire par ce courrier.
+J'aimerais mieux mille fois réussir à former un noyau d'hommes bien
+convaincus que de provoquer une manifestation bruyante comme celle de
+Bordeaux.&mdash;Je sais que l'on parle déjà de <i>modération</i>, de <i>réformes
+progressives</i>, d'<i>experiments</i>. Si je le puis, je conseillerai à ces
+gens-là de <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> former entre eux une association sur ces bases et
+de nous laisser en former une autre sur le terrain du principe
+abstrait et absolu: <i>no protection</i>, bien convaincu que la nôtre
+absorbera la leur.</p>
+
+<p class="date">Paris, 25 mars 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, dès la réception de votre lettre, j'ai remis à M.
+Dunoyer votre réponse à l'adresse de notre société d'économistes. Je
+viens de la traduire et elle n'a paru rien contenir qui puisse avoir
+des inconvénients à la publicité. Seulement, nous ne savons trop où
+faire paraître ce précieux document. Le <i>Journal des Économistes</i> ne
+paraîtra que vers le 20 avril. C'est bien tard. Beaucoup de journaux
+sont engagés avec le monopole, beaucoup d'autres avec l'anglophobie,
+et beaucoup d'autres sont sans valeur. Une démarche va être faite
+auprès du <i>Journal des Débats</i>. Je vous en dirai l'effet par
+post-scriptum.&mdash;Assurément, il n'y a rien dans votre lettre que de
+pur, noble, vrai et cosmopolite, comme dans votre c&oelig;ur. Mais notre
+nation est si susceptible, elle est d'ailleurs si imbue de l'idée que
+la liberté commerciale est bonne pour vous et mauvaise pour nous,&mdash;que
+vous ne l'avez adoptée, <i>en partie</i>, que par machiavélisme et pour
+nous entraîner dans cette voie,&mdash;ces idées, dis-je, sont si répandues,
+si populaires, que je ne sais si la publication de votre adresse ne
+sera pas inopportune au moment où nous formons une association. On ne
+manquera pas de dire que nous sommes dupes de la <i>perfide Albion</i>. Des
+hommes qui savent que si <i>deux et deux font quatre</i> en Angleterre, ils
+ne font pas <i>trois</i> en France, rient de ces préjugés. Cependant, il me
+paraît prudent de les dissiper plutôt que de les heurter. C'est
+pourquoi je soumettrai encore la question de la publicité à quelques
+hommes éclairés avec lesquels je me réunis ce soir, et je vous ferai
+connaître demain le résultat de cette conférence.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> J'ai souligné le mot <i>en partie</i>, voici pourquoi: notre
+principal point d'appui pour l'agitation est la classe commerciale,
+les négociants. Ils vivent sur les échanges et en désirent le plus
+possible. Ils ont d'ailleurs l'habitude de conduire les affaires. Sous
+ce double rapport, ils sont nos meilleurs auxiliaires. Cependant ils
+tiennent au monopole par un côté, le côté maritime, la protection à la
+navigation nationale, en un mot ce qu'on nomme la <i>surtaxe</i>.</p>
+
+<p>Or, il arrive que tous nos armateurs sont frappés de cette idée que,
+dans son plan financier, sir Robert Peel n'a pas modifié votre acte de
+navigation, qu'il a laissé en cette matière la protection dans toute
+sa force; et je vous laisse à penser les conséquences qu'ils en
+tirent. Je crois me rappeler que votre acte de navigation fut modifié
+par Huskisson. J'ai votre tarif et je n'y aperçois nulle part que les
+denrées apportées par navires étrangers y soient soumises à une taxe
+différentielle. Je voudrais bien être fixé sur cette question, et si
+vous n'avez pas le temps de m'en instruire, ne pourriez-vous pas prier
+M. Paulton ou M. James Wilson de m'écrire à ce sujet une lettre assez
+étendue?</p>
+
+<p>Maintenant je vous dirai un mot de notre association. Je commence à
+être un peu découragé par la difficulté, même matérielle, de faire
+quelque chose à Paris. Les distances sont énormes, on perd tout son
+temps dans les rues, et, depuis dix jours que je suis ici, je n'ai pas
+employé utilement deux heures. Je me déciderais à abandonner
+l'entreprise, si je ne voyais les éléments de quelque chose d'utile.
+Des pairs, des députés, des banquiers, des hommes de lettres, tous
+ayant un nom connu en France, consentent à entrer dans notre société;
+mais ils ne veulent pas faire les premiers pas. À supposer qu'on
+finisse par les réunir, je ne pense pas qu'on puisse compter sur un
+concours bien actif de la part de gens si occupés, si emportés par le
+tourbillon des affaires et des plaisirs. Mais leur nom seul aurait un
+<span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> grand effet en France et faciliterait des associations
+semblables et plus pratiques à Marseille, Lyon, le Havre et Nantes.
+Voilà pourquoi je suis résolu à perdre deux mois ici. En outre, la
+société de Paris aura l'avantage de donner un peu de courage aux
+députés <i>free-traders</i>, qui, jusqu'ici abandonnés par l'opinion,
+n'osaient avouer leurs principes.</p>
+
+<p>Je n'ai pas d'ailleurs perdu de vue ce que vous me disiez un jour, que
+le mouvement, qui s'était fait de bas en haut en Angleterre, doit se
+faire de haut en bas en France; et par ce motif je me réjouirais de
+voir se réunir à nous des hommes marquants, tels que les d'Harcourt,
+Anisson-Dupéron, Pavée de Vendeuvre, peut-être de Broglie, parmi les
+Pairs; d'Eichthal, Vernes, Ganneron et peut-être Rothschild parmi les
+banquiers; Lamartine, Lamennais, Béranger, parmi les hommes de
+lettres. Assurément je suis loin de croire que tous ces illustres
+personnages aient des opinions arrêtées. C'est l'instinct plutôt que
+la claire-vue du vrai qui les guide; mais le seul fait de leur
+adhésion les engagera dans notre cause et les forcera de l'étudier.
+Voilà pourquoi j'y tiens, car sans cela j'aimerais mieux une
+association bien homogène, entre une douzaine d'adeptes libres
+d'engagements et dégagés des considérations qu'impose un nom
+politique.</p>
+
+<p>À quoi tiennent quelquefois les grands événements! Certainement, si un
+opulent financier se vouait à cette cause, ou ce qui revient au même,
+si un homme profondément convaincu et dévoué avait une grande fortune,
+le mouvement s'opérerait avec rapidité. Aujourd'hui par exemple, je
+connais vingt notabilités qui s'observent, hésitent et ne sont
+retenues que par la crainte de ternir l'éclat de leur nom. Si au lieu
+de courir de l'un à l'autre, à pied, crotté jusqu'au dos, pour n'en
+rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des réponses
+évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un
+riche salon, que de <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> difficultés seraient surmontées! Ah!
+croyez-le bien, ce n'est ni la tête, ni le c&oelig;ur qui me manquent.
+Mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place, et il faut
+que je me hâte de rentrer dans ma solitude et de borner mon concours à
+quelques articles de journaux, à quelques écrits. N'est-il pas
+singulier que je sois arrivé à l'âge où les cheveux blanchissent,
+témoin des progrès du luxe et répétant comme ce philosophe grec: <i>Que
+de choses dont je n'ai pas besoin!</i> et que je me sente à mon âge
+envahi par l'ambition. L'ambition! oh! j'ose dire que celle-là est
+pure, et si je souffre de ma pauvreté, c'est qu'elle oppose un
+obstacle invincible à l'avancement de la cause.</p>
+
+<p>Pardonnez-moi, mon cher Monsieur, ces épanchements de mon c&oelig;ur. Je
+vous parle de moi quand je ne devrais vous entretenir que d'affaires
+publiques.</p>
+
+<p>Adieu, croyez-moi toujours votre bien affectionné et dévoué.</p>
+
+<p class="date">Paris, 2 avril 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, ainsi que je vous l'ai annoncé, votre réponse à
+l'adresse de la société des économistes paraîtra dans le prochain
+numéro du <i>Journal des Économistes</i>. Elle fera, j'espère, un bon
+effet. Mais vu l'extrême susceptibilité de nos concitoyens, on a jugé
+à propos de ne pas l'insérer dans les journaux quotidiens et
+d'attendre que notre association parisienne fût un peu plus avancée.</p>
+
+<p>Ce qui nous manque surtout, c'est un organe, un journal spécial, comme
+la <i>Ligue</i>. Vous me direz qu'il doit être l'<i>effet</i> de l'association.
+Mais je crois bien que, dans une certaine mesure, c'est l'association
+qui sera l'<i>effet</i> du journal; nous n'avons pas de moyens de
+communication et aucun journal accrédité ne peut nous en servir.</p>
+
+<p>Donc j'ai pensé à créer ici un journal hebdomadaire intitulé le
+<i>Libre Échange</i>. Hier soir on m'en a remis le devis. Il <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> se
+monte pour la dépense à 40,000 francs, pour la première année; et la
+recette, en supposant 1000 abonnés à 10 francs, n'est que de 10,000
+francs: perte, 30,000 francs.</p>
+
+<p>Bordeaux, je l'espère, consentira à en supporter une partie. Mais je
+dois aviser à couvrir la totalité. J'ai pensé à vous. Je ne puis
+demander à l'Angleterre une subvention avouée ou secrète, elle aurait
+plus d'inconvénients que d'avantages. Mais ne pourriez-vous pas nous
+avoir 1,000 abonnements à une demi-guinée? ce serait pour nous une
+recette de 500 livres sterling ou 12,500 francs, dont 10,000 francs
+nets, frais de poste déduits. Il me semble que Londres, Manchester,
+Liverpool, Leeds, Birmingham, Glasgow et Édimbourg suffiraient pour
+absorber ces 1,000 exemplaires, en abonnements <i>réels</i> que vos agents
+faciliteront. Il n'y aurait pas alors subvention, mais encouragement
+loyal, qui pourrait être hautement avoué.</p>
+
+<p>Quand je vois la timidité de nos soi-disant <i>free-traders</i>, et combien
+peu ils comprennent la nécessité de s'attacher à un principe absolu,
+je ne vous cacherai pas que je regarde comme essentiel de prendre
+l'initiative de ce journal, d'en avoir la direction; car si, au lieu
+de <i>précéder</i> l'association, il la <i>suit</i>, et est obligé d'en prendre
+l'esprit au lieu de le créer, je crains que l'entreprise n'avorte.</p>
+
+<p>Veuillez me répondre le plus tôt que vous pourrez et me donner
+franchement vos conseils.</p>
+
+<p class="date">Paris, 11 avril 1846.</p>
+
+<p>Mon cher Monsieur, je m'empresse de vous annoncer que votre réponse à
+l'adresse des économistes paraîtra dans le journal de ce mois qui se
+publie du 15 au 20.&mdash;La traduction en est un peu faible, celui à qui
+elle est principalement adressée ayant cru convenable d'adoucir
+quelques expressions, afin de ménager la susceptibilité de notre
+public. Cette susceptibilité est réelle, et de plus elle est
+habilement <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> exploitée.&mdash;Ces jours-ci, lisant quelques épreuves
+dans une imprimerie, il me tomba sous la main un livre où on nous
+accusait positivement d'être soudoyés par l'Angleterre ou plutôt par
+la Ligue. Connaissant l'auteur, je l'ai décidé à retirer cette absurde
+assertion, mais elle m'a fait sentir de plus en plus le danger d'avoir
+aucune relation financière avec votre société. Il m'est impossible de
+voir dans quelques abonnements que vous prendriez à nos écrits, pour
+les répandre en Europe, rien de répréhensible, et cependant je
+m'abstiendrai dorénavant d'en appeler à votre sympathie; et
+indépendamment des raisons que vous me donnez, celle-là suffit pour me
+décider à me conformer sur cette matière au préjugé national.</p>
+
+<p>Le mouvement Bordelais, quoiqu'il ait été assez imposant et
+précisément à cause de cela, nous créera, je le crains, bien des
+obstacles. À Paris on n'ose rien faire, de peur de ne pas faire autant
+qu'à Bordeaux.&mdash;Dès l'origine, j'avais prévu qu'une association,
+inaperçue d'abord, mais composée d'hommes parfaitement unis et
+convaincus, aurait de meilleures chances qu'une grande démonstration.
+Enfin, il faut bien agir avec les éléments qu'on a sous la main, et
+l'un des bienfaits de l'association, si elle se propage, sera <i>to
+train</i> les associés eux-mêmes.&mdash;Ils en ont grand besoin. La
+distinction entre droit <i>fiscal</i> et droit <i>protecteur</i> ne leur entre
+pas dans la tête. C'est vous dire qu'on ne comprend pas même le
+principe de l'association, la seule chose qui puisse lui donner de la
+force, de la cohésion et de la durée. J'ai développé cette thèse dans
+le <i>Courrier français</i> d'aujourd'hui et je continuerai encore.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, un progrès dans ce pays est incontestable. Il y a
+six mois, nous n'avions pas un journal pour nous. Aujourd'hui, nous en
+avons cinq à Paris, trois à Bordeaux, deux à Marseille, un au Havre et
+deux à Bayonne. J'espère qu'une douzaine de pairs et autant de
+députés entreront <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> dans notre ligue et y puiseront, sinon des
+lumières, au moins du courage.</p>
+
+<p class="date">Paris, 25 mai 1846.</p>
+
+<p>Voilà bien des jours que je ne vous ai pas écrit, mon cher monsieur
+Cobden, mais enfin je ne pouvais trouver une occasion plus favorable
+pour réparer ma négligence, puisque j'ai le plaisir d'introduire
+auprès de vous le Maire de Bordeaux, le digne, le chaleureux président
+de notre association, M. Duffour Dubergié. Je ne pense pas avoir rien
+à ajouter pour lui assurer de votre part le plus cordial accueil.
+Connaissant l'étroite union qui lie tous les ligueurs, je me dispense
+même d'écrire à messieurs Bright, Paulton, etc., bien convaincu qu'à
+votre recommandation, M. Duffour sera admis au milieu de vous comme un
+membre de cette grande confraternité qui s'est levée pour
+l'affranchissement et l'union des peuples. Et qui mérite plus que lui
+votre sympathie? C'est lui qui, par l'autorité de sa position, de sa
+fortune et de son caractère, a entraîné Bordeaux et décidé le peu qui
+se fait à Paris. Il n'a pas tergiversé et hésité comme font nos
+diplomates de la capitale. Sa résolution a été assez prompte et assez
+énergique pour que notre gouvernement lui-même n'ait pas eu le temps
+d'entraver le mouvement, à supposer qu'il en eût eu l'intention.</p>
+
+<p>Recevez donc M. Duffour comme le vrai fondateur de l'association en
+France. D'autres rechercheront et recueilleront peut-être un jour
+cette gloire. C'est assez ordinaire; mais, quant à moi, je la ferai
+toujours remonter à notre président de Bordeaux.</p>
+
+<p>Au milieu de l'agitation que doit exciter l'état de vos affaires,
+peut-être vous demandez-vous quelquefois où en est notre petite ligue
+de Paris. Hélas! elle est dans une période d'inertie fort ennuyeuse
+pour moi. La loi française exigeant que les associations soient
+autorisées, plusieurs membres, <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> et des plus éminents, ont
+exigé que cette formalité précédât toute manifestation au dehors. Nous
+avons donc fait notre demande et, depuis ce jour, nous voilà à la
+discrétion des ministres. Ils promettent bien d'autoriser, mais ils ne
+s'exécutent pas. Notre ami, M. Anisson-Dupéron, déploie dans cette
+circonstance un zèle qui l'honore. Il a toute la vigueur d'un jeune
+homme et toute la maturité d'un pair de France. Grâce à lui, j'espère
+que nous réussirons. Si le ministre s'obstine à nous enrayer, notre
+association se dissoudra. Tous les peureux s'en iront; mais il restera
+toujours un certain nombre d'associés plus résolus, et nous nous
+constituerons sur d'autres bases. Qui sait si à la longue ce triage ne
+nous profitera pas?</p>
+
+<p>J'avoue que je renoncerai à regret à de <i>beaux noms propres</i>. C'est
+nécessaire en France, puisque les lois et les habitudes nous empêchent
+de rien faire avec et par le peuple. Nous ne pouvons guère agir que
+dans la classe éclairée; et dès lors les hommes qui ont une réputation
+faite sont d'excellents auxiliaires. Mais enfin, mieux vaut se passer
+d'eux que de ne pas agir du tout.</p>
+
+<p>Il paraît que les protectionnistes préparent en Angleterre une défense
+désespérée. Si vous aviez un moment, je vous serais bien obligé de me
+faire part de votre avis sur l'issue de la lutte. M. Duffour assistera
+à ce grand combat. J'envie cette bonne fortune.</p>
+
+<p class="date">Mugron, 25 juin 1846.</p>
+
+<p>Ce n'est point à vous de vous excuser, mon cher Monsieur, mais à moi;
+car vous faites un grand et noble usage de votre temps, et moi, qui
+gaspille le mien, je n'aurais pas dû rester si longtemps sans vous
+écrire. Vous voilà au terme de vos travaux. L'heure du triomphe a
+sonné pour vous. Vous pouvez vous rendre le témoignage que vous aurez
+laissé sur cette terre une profonde empreinte de votre <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span>
+passage; et l'humanité bénira votre nom. Vous avez conduit votre
+immense agitation avec une vigueur, un ensemble, une prudence, une
+modération qui seront un éternel exemple pour tous les réformateurs
+futurs; et, je le dis sincèrement, le perfectionnement que vous avez
+apporté à l'<i>art d'agiter</i> sera pour le genre humain un plus grand
+bien que l'objet spécial de vos efforts, quelle qu'en soit la
+grandeur. Vous avez appris au monde que la vraie force est dans
+l'opinion, et vous lui avez enseigné comment on met cette force en
+&oelig;uvre. De ma propre autorité, mon cher Cobden, je vous décerne la
+palme de l'immortalité et je vous marque au front du signe des grands
+hommes.</p>
+
+<p>Et moi, vous le voyez à la date de ma lettre, j'ai déserté le champ de
+bataille, non point découragé, mais momentanément dégoûté. Il faut
+bien le dire, l'&oelig;uvre en France est plus scientifique, moins
+susceptible de pénétrer dans les sympathies populaires. Les obstacles
+matériels et moraux sont aussi énormes. Nous n'avons ni <i>railways</i> ni
+<i>penny-postage</i>. On n'est pas accoutumé aux souscriptions; les esprits
+français sont impatients de toute hiérarchie. On est capable de
+discuter un an les statuts d'un règlement ou les formes d'un meeting.
+Enfin, le plus grand de tous les malheurs, c'est que nous n'avons pas
+de vrais <i>Économistes</i>. Je n'en ai pas rencontré deux capables de
+soutenir la cause et la doctrine dans toute son orthodoxie, et l'on
+voit les erreurs et les concessions les plus grossières se mêler aux
+discours et aux écrits de ceux qui s'appellent ici <i>free-traders</i>. Le
+<i>communisme</i> et le <i>fouriérisme</i> absorbent toutes les jeunes
+intelligences, et nous aurons une foule d'ouvrages extérieurs à
+détruire avant de pouvoir attaquer le corps de la place.</p>
+
+<p>Que si je jette un regard sur moi-même, je sens des larmes de sang me
+venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu et.....
+mais que servent les plaintes et les regrets!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> Ces lois de septembre qu'on nous oppose ne sont pas bien
+redoutables. Au contraire, le ministère nous fait beau jeu en nous
+plaçant sur ce terrain. Il nous offre le moyen de remuer un peu la
+fibre populaire, et de fondre la glace de l'indifférence publique.
+S'il a voulu contrarier l'essor de notre principe, il ne pouvait pas
+s'y prendre plus mal.</p>
+
+<p>Vous ne me parlez pas de votre santé. J'espère qu'elle s'est un peu
+rétablie. Je serais désolé que vous passiez à Paris sans que j'aie le
+plaisir de vous en faire les honneurs. C'est sans doute l'instinct des
+contrastes qui vous pousse au Caire, <i>contraria contrariis curantur</i>.
+Et vous voulez trouver, sous le soleil, sous le despotisme et sous
+l'immobilité de l'Égypte, un refuge contre le brouillard, la liberté
+et l'agitation britanniques. Puissé-je, dans sept ans, aller chercher
+dans les mêmes lieux un repos aux mêmes fatigues!</p>
+
+<p>Vous allez donc dissoudre la Ligue! Quel instructif et imposant
+spectacle! Qu'est-ce auprès d'un tel acte d'abnégation que
+l'abdication de Sylla?&mdash;Voici pour moi le moment de refaire et de
+compléter mon <i>Histoire de la Ligue</i>. Mais en aurai-je le temps? Le
+courant des affaires absorbe toutes mes heures. Il faut aussi que je
+fasse une seconde édition de mes <i>Sophismes</i>, et je voudrais beaucoup
+faire encore un petit livre intitulé: <i>Harmonies économiques.</i> Il
+ferait le pendant de l'autre; le premier démolit, le second
+édifierait.</p>
+
+<p class="date">Bordeaux, 21 juillet 1846.</p>
+
+<p>Mon cher et excellent ami, votre lettre est venue me trouver à
+Bordeaux, où je me suis rendu pour assister à un meeting occasionné
+par le retour de notre président M. Duffour-Dubergié. Ce meeting aura
+lieu dans quelques heures; je dois y parler, et cette circonstance me
+préoccupe <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> à tel point que vous excuserez le désordre et le
+décousu de ma lettre. Je ne veux cependant pas remettre de vous écrire
+à un autre moment, puisque vous me demandez de vous répondre par
+retour du courrier.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai accueilli avec joie
+l'achèvement de votre grande et glorieuse entreprise. La clef de voûte
+est tombée; tout l'édifice du monopole va s'écrouler, y compris le
+<i>Système colonial</i>, en tant que lié au régime protecteur. C'est là
+surtout ce qui agira fortement sur l'opinion publique, en Europe, et
+dissipera chez nous de bien funestes et profondes préventions.</p>
+
+<p>Lorsque j'intitulai mon livre <i>Cobden et la Ligue</i>, personne ne
+m'avait dit que vous étiez l'âme de cette puissante organisation et
+que vous lui aviez communiqué toutes les qualités de votre
+intelligence et de votre c&oelig;ur. Je suis fier de vous avoir deviné et
+d'avoir pressenti sinon devancé l'opinion de l'Angleterre toute
+entière. Pour l'amour des hommes, ne rejetez pas le témoignage qu'elle
+vous confère. Laissez les peuples exprimer librement et noblement leur
+reconnaissance. L'Angleterre vous honore, mais elle s'honore encore
+plus par ce grand acte d'équité. Croyez qu'elle place à gros intérêts
+ces 100,000 livres sterling; car tant qu'elle saura ainsi récompenser
+ses fidèles serviteurs, elle sera bien servie. Les grands hommes ne
+lui feront jamais défaut. Ici, dans notre France, nous avons aussi de
+belles intelligences et de nobles c&oelig;urs, mais ils sont à l'état
+<i>virtuel</i>, parce que le pays n'a point encore appris cette leçon si
+importante quoique si simple: <i>honorer ce qui est honorable et
+mépriser ce qui est méprisable</i>. Le don qu'on vous prépare est une
+glorieuse consommation de la plus glorieuse entreprise que le monde
+ait jamais vue. Laissez ces grands exemples arriver entiers aux
+générations futures.</p>
+
+<p>J'irai à Paris au commencement d'août. Il n'est pas probable que j'y
+arrive comme député. Toujours la même <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> cause me force à
+attendre que ce mandat me soit <i>imposé</i>, et, en France, on peut
+attendre longtemps. Mais comme vous, je pense que l'&oelig;uvre que j'ai
+à faire est en dehors de l'enceinte législative.</p>
+
+<p>Je sors du meeting où je n'ai pas parlé<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>. Mais il m'est arrivé, à
+propos de députation, une chose bien extraordinaire. Je vous la
+conterai à Paris. Oh! mon ami, il est des pays où il faut avoir
+vraiment l'âme grande pour s'occuper du bien public, tant on s'y
+applique à vous décourager.</p>
+
+<p class="date">Paris, 23 septembre 1846.</p>
+
+<p>Bien que je n'aie pas grand'chose à vous apprendre, mon cher ami, je
+ne veux pas laisser plus de temps sans vous écrire.</p>
+
+<p>Nous sommes toujours dans la même situation, ayant beaucoup de peine à
+enfanter une <i>organisation</i>. J'espère pourtant que le mois prochain
+sera plus fertile. D'abord nous aurons un <i>local</i>. C'est beaucoup;
+c'est l'<i>embodyment</i> de la Ligue. Ensuite plusieurs <i>leading-men</i>
+reviendront de la campagne, et entre autres l'excellent M. Anisson,
+qui me fait bien défaut.</p>
+
+<p>En attendant, nous préparons un second meeting pour le 29. C'est
+peut-être un peu dangereux, car un <i>fiasco</i> en France est mortel. Je
+me propose d'y parler et je relirai, d'ici là, plusieurs fois votre
+leçon d'éloquence. Pouvait-elle me venir de meilleure source? Je vous
+assure que j'aurai au moins, faute d'autres, deux qualités précieuses
+quoique négatives: la simplicité et la brièveté. Je ne chercherai ni à
+faire rire, ni à faire pleurer, mais à élucider quelque point ardu de
+la science.</p>
+
+<p>Il y a un point sur lequel je ne partage pas votre opinion. <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span>
+C'est sur le <i>public speaking</i>. Il me semble que c'est le plus
+puissant instrument de propagation.&mdash;N'est-ce rien déjà que plusieurs
+milliers d'auditeurs qui nous comprennent bien mieux qu'à la lecture?
+puis le lendemain chacun veut savoir ce que vous avez dit et la vérité
+fait son chemin.</p>
+
+<p>Vous avez su que Marseille a fait son <i>pronunciamiento</i>, ils sont déjà
+plus riches que nous. J'espère bien qu'ils nous aideront au moins pour
+la fondation du journal.</p>
+
+<p>Bruxelles vient de former son association. Et, chose étonnante, ils
+ont déjà émis le premier numéro de leur journal. Hélas! ils n'ont sans
+doute pas une loi sur le timbre et une autre sur le cautionnement.</p>
+
+<p>Je suis impatient d'apprendre si vous avez visité nos délicieuses
+Pyrénées. Le maire de Bordeaux m'écrivait que mes tristes Landes vous
+étaient apparues comme la patrie des lézards et des salamandres. Et
+pourtant, une profonde affection peut transformer cet affreux désert
+en paradis terrestre! Mais j'espère que nos Pyrénées vous auront
+réconcilié avec le midi de la France. Quel dommage que toutes ces
+provinces qui avoisinent Pau, le Juranson, le Béarn, le Tursan,
+l'Armagnac, la Chalosse, ne puissent pas faire avec l'Angleterre un
+commerce qui serait si naturel!</p>
+
+<p>Je reviens aux associations. Il s'en forme une de <i>protectionnistes</i>.
+C'est ce qui pouvait nous arriver de plus heureux, car nous avons bien
+besoin de <i>stimulant</i>.&mdash;On dit qu'il s'en forme une autre pour le
+Libre-échange en <i>matières premières</i> et la <i>protection des
+manufactures</i>. Celle-là du moins n'a pas la prétention de s'établir
+sur un <i>principe</i> et de compter la justice pour quelque chose. Aussi
+elle s'imagine être éminemment <i>pratique</i>. Il est clair qu'elle ne
+pourra pas tenir sur pied, et qu'elle sera absorbée par nous.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> Paris, 29 septembre 1846.</p>
+
+<p>Mon cher ami, je suis allé chez M. de Loménie, il est venu chez moi,
+et nous ne nous sommes pas encore rencontrés. Mais je le verrai demain
+et je mettrai à sa disposition tous mes documents et ceux de
+Fonteyraud. En outre, je lui offrirai ma coopération, soit pour
+traduire, soit pour donner à son article, au besoin, la couleur
+d'orthodoxie économique. J'ai très-présent à la mémoire le passage de
+votre discours de clôture, où vous faites une excursion dans l'avenir,
+et, de là, montrez à vos auditeurs un horizon plus vaste et plus beau
+que celui que le Pic du midi a étalé à vos yeux.&mdash;Ce discours sera
+traduit et communiqué à M. de Loménie. Il pourrait bien se servir
+aussi de votre morceau sur l'émigration, qui est vraiment éloquent.
+Bref, rapportez-vous-en à moi.&mdash;Seulement, je dois vous dire que l'on
+ne parle guère ici de cette <i>galerie des hommes illustres</i>. On assure
+que ce genre d'ouvrage est une spéculation sur l'amour-propre des
+prétendants à l'illustration. Mais peut-être cette insinuation
+a-t-elle sa source dans des jalousies d'auteurs et d'éditeurs,
+<i>irritabile genus</i>, la plus vaine espèce d'hommes que je connaisse,
+après les maîtres d'escrime.</p>
+
+<p>Je reçois à l'instant votre bonne lettre. M'arrivera-t-elle à temps?
+J'ai cousu assez naturellement le texte que vous me signalez à mon
+discours. Comment n'ai-je pas pensé à vous demander vos conseils? Cela
+provient sans doute de ce que j'ai la tête pleine d'arguments et me
+sentais <i>riche</i>. Mais je ne pensais qu'au <i>sujet</i>, et vous me faites
+penser à l'<i>auditoire</i>. Je comprends maintenant qu'un bon discours
+doit nous être fourni par l'auditoire plus encore que par le sujet. En
+repassant le mien dans ma tête, il me semble qu'il n'est pas trop
+philosophique; que la science, l'à-propos et la <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> parabole s'y
+mêlent en assez juste proportion<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Je vous l'enverrai, et vous m'en
+direz votre façon de penser, pour mon instruction. Vous comprenez que
+tout ménagement serait un mauvais service que vous me rendriez, mon
+cher Cobden. J'ai de l'amour-propre comme les autres, et personne ne
+craint plus que moi le ridicule; mais c'est précisément ce qui me fait
+désirer les bons conseils et les bonnes critiques. Une de vos
+remarques peut m'en épargner mille dans l'avenir qui s'ouvre devant
+moi et qui m'entraîne. Ce soir va décider beaucoup de choses.</p>
+
+<p>On m'attend au Havre. Oh! quel fardeau qu'une réputation <i>exagérée</i>!
+Là, il faudra traiter le <i>shipping interest</i>. Je me rappelle que vous
+avez dit de bonnes choses à ce sujet, à Liverpool ou à Hall. Je
+chercherai, mais si vous avez quelque bonne idée relativement au
+Havre, faites-m'en la charité, ou plutôt faites-la, <i>through me</i>, à
+ces peureux armateurs qui comptent sur la <i>rareté des échanges</i> pour
+<i>multiplier les transports</i>. Quel aveuglement! quelle perversion de
+l'intelligence humaine!</p>
+
+<p class="poem10">Et je suis étonné, quand je pense à cela,<br>
+ Comment l'esprit humain peut baisser jusque-là.</p>
+
+<p>Je ne mettrai ma lettre à la poste que demain, afin de vous rendre
+compte d'un événement qui vous intéresse, je suis sûr, comme s'il vous
+était personnel.</p>
+
+<p>J'oubliais de vous dire que votre lettre antérieure m'est arrivée trop
+tard. J'avais arrêté déjà deux appartements séparés, l'un pour
+l'association, l'autre pour moi, mais dans la même maison. Il faut en
+prendre son parti avec ce mot qui console l'Espagnol de tout: <i>no hay
+remedio!</i> Quant à ma santé, ne vous alarmez pas; elle va mieux. Je
+crois que la Providence m'en donnera jusqu'au bout. Je deviens
+superstitieux, n'est-il pas bon de l'être un peu?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> Mais voici que ma lettre arrive au <i>square yard</i>. Elle payera
+de forts droits. Il n'en serait pas ainsi probablement, si la poste
+adoptait <i>the ad valorem duty</i>. Je réserve la place pour demain.</p>
+
+<p class="date">Minuit.</p>
+
+<p>La séance vient de finir. Anisson nous présidait. L'auditoire était
+plus nombreux que l'autre fois. Nous avons eu cinq <i>Speeches</i>, dont
+deux de professeurs qui croyaient faire leur cours. Bien plus que moi,
+ils ont songé à leur sujet plus qu'à leur public. M. Say a eu beaucoup
+de succès. Il a parlé avec chaleur et a été fort applaudi. Cela me
+fait bien plaisir, car comment ne pas aimer cet excellent homme? M***
+a fait <i>trois</i> excellents discours en un. Il n'avait d'autre défaut
+que la longueur. J'ai parlé le cinquième, et avec le désavantage de
+n'avoir plus qu'un auditoire harassé. Cependant, j'ai réussi tout
+autant que je le désirais. Chose drôle, je n'éprouvais d'émotion qu'au
+<i>mollet</i>. Je comprends maintenant le vers de Racine:</p>
+
+<p class="poem10">Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.</p>
+
+<p class="date">30.</p>
+
+<p>Je n'ai vu qu'un journal, <i>le Commerce</i>. Voici comment il s'exprime:
+«M. Bastiat a fait accepter des paraboles économiques, grâce à un
+débit sans prétention et à une verve toute méridionale.» Ce maigre
+éloge me suffit, et je n'en voudrais pas davantage; car Dieu me
+préserve d'exciter jamais l'envie parmi mes collaborateurs!</p>
+
+<p class="date">Paris, 22 octobre 1846.</p>
+
+<p>Mon cher ami, je commençais à m'inquiéter de votre silence. Enfin je
+reçois votre lettre du..... et me réjouis d'apprendre que vous et
+madame Cobden vous trouvez au mieux de l'Espagne. Que sera-ce quand
+vous verrez l'Andalousie! Autant que j'ai pu le remarquer, il y a
+dans les <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> manières, à Séville et à Cadix, un air d'égalité
+entre les classes, qui réjouit l'âme. Je suis enchanté d'apprendre
+qu'il y a de bons <i>free-traders</i> au delà des Pyrénées. Ils nous feront
+peut-être honte. Cher ami, je crois que nous avons cela de commun, que
+nous sommes exempts de jalousie personnelle. Mais avez-vous de la
+jalousie nationale? Pour moi, je ne m'en sens guère. Je voudrais bien
+que mon pays donnât de bons exemples, mais à défaut, j'aime encore
+mieux qu'il en reçoive que s'il fallait attendre un siècle pour qu'il
+prît la tête.&mdash;Et puis..... je ne puis retenir ici une réflexion
+philosophique.&mdash;Les nations s'enorgueillissent beaucoup d'avoir
+produit un grand musicien, un bon peintre, un habile capitaine, comme
+si cela ajoutait quelque chose à notre propre mérite. L'on dit: «Le
+Français invente, l'Anglais encourage.» Morbleu! ne voyez-vous pas que
+l'invention est un <i>fait personnel</i> et l'encouragement un <i>fait
+national</i>? Bentham disait des sciences: «Ce qui les propage vaut mieux
+que ce qui les avance.» J'en dis autant des vertus.</p>
+
+<p>Mais où vais-je m'égarer? Donc que le progrès nous vienne <i>du couchant
+ou de l'aurore</i>, pourvu qu'il vienne.</p>
+
+<p>Votre discours paraîtra demain dans deux journaux de Paris. Ce n'est
+pas moi qui l'ai traduit. J'ai remarqué que vous avez pu vous
+permettre le conseil plus qu'à Paris. Au reste, vous l'avez fait avec
+une parfaite convenance, et je vous approuve fort d'avoir dit aux
+Castillans qu'il n'est pas nécessaire de tuer les gens pour leur
+apprendre à vivre.</p>
+
+<p>Ici nous allons lentement, mais nous allons. Notre dernière séance a
+été bonne et le public en réclame une autre. Je suis allé au Havre.
+Une association s'y est formée; mais elle n'a pas cru devoir prendre
+notre titre. Je crains que ces messieurs n'aient pas compris
+l'importance de se rallier à un principe simple. Ils demandent <i>la
+Réforme commerciale et l'abaissement des impôts sur la consommation</i>.
+Que de <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> choses il y aurait à dire!&mdash;Réforme commerciale!&mdash;Ils
+n'ont pas osé prononcer le mot <i>Liberté</i>, à cause de la
+navigation.&mdash;Abaissement des taxes!&mdash;Dans quel monde de discussions
+cela va-t-il les jeter!</p>
+
+<p>À propos de la navigation, j'ai mis un article dans le journal du
+Havre qui a fait un bon effet <i>local</i>.&mdash;M. Anisson croit que c'est aux
+dépens du principe. Je ne le pense pas, mais il m'en coûte d'être en
+désaccord avec le plus zélé et le plus éclairé de mes collègues.&mdash;Je
+voudrais bien que vous fussiez à portée de nous, pour décider sur ce
+dissentiment.&mdash;Mais vraiment le débat par correspondance serait trop
+long.</p>
+
+<p>Je ne sais si c'est à ma honte ou à ma gloire, mais je n'ai rien lu
+<i>about the mariage</i>. Notre journal <i>le Courrier</i> ne parle que de cela
+depuis deux mois. Je l'ai prévenu qu'autant vaudrait mettre sous son
+titre: <i>Journal d'une coterie espagnole.</i> Il a perdu ses abonnés; il
+s'en prend au Libre-Échange. Quelle pitié! vraiment je regrette mes
+Landes. Là <i>j'imaginais</i> la turpitude humaine; mais il est plus
+pénible de la voir.</p>
+
+<p>Adieu, mon frère d'armes, soignez bien votre santé et celle de madame
+Cobden, à qui je présente mes civilités. Méfiez-vous de l'air de
+l'Espagne qui est fort traître et détruit les poumons sans avoir l'air
+d'y toucher.</p>
+
+<p class="date">Paris, 22 novembre 1846.</p>
+
+<p>Mon cher ami, je vous remercie de m'avoir mis à même de vous suivre
+dans votre voyage, par les journaux de Madrid, de Séville et de Cadix.
+Les témoignages de sympathie que vous recevez partout arrivent,
+<i>through you</i>, à notre belle cause. Cela me réjouit l'âme de voir que
+les hommages des peuples vont enfin à la bonne adresse, au lieu de
+s'égarer, selon l'usage, vers les actions, quels qu'en soient les
+motifs, qui infligent les maux les plus évidents à la pauvre
+humanité. <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> En même temps, il m'est bien agréable d'apprendre
+que vous jouissez d'une bonne santé et que celle de madame Cobden n'a
+pas eu à souffrir d'un si long voyage.</p>
+
+<p>Je partage votre opinion sur l'Espagne et les Espagnols. Cependant, ne
+vous faites-vous pas un peu illusion sur le degré de prospérité auquel
+ce pays est appelé? Je sais qu'on parle toujours de sa fertilité; mais
+l'absence de rivières, de canaux, de routes, d'arbres sont des
+obstacles dont vous devez apprécier la force. En isolant les hommes,
+ils s'opposent autant au développement moral et social qu'à
+l'accroissement des richesses. L'Espagne a besoin qu'on invente le
+moyen de faire franchir les montagnes aux locomotives. Pressé par le
+temps, qui ne me permet plus guère de faire face à une correspondance
+de famille, je vais droit à la question du <i>free-trade</i> en France. En
+ce moment, nous sommes accablés. Les prohibitionnistes font de
+l'agitation à fond et à l'<i>anglaise</i>. Journaux, contributions, appels
+aux ouvriers, menaces au gouvernement, rien n'y manque. Quand je dis à
+l'anglaise, j'entends qu'ils déploient beaucoup d'énergie et une
+véritable entente de l'agitation.</p>
+
+<p>Sous ce rapport, nos provinces du Nord sont beaucoup plus avancées que
+nos départements méridionaux.&mdash;Et puis un intérêt plus actuel les
+aiguillonne.&mdash;Dans vingt-quatre heures ils ont fondé un journal, et
+nous... croiriez-vous que nous ne savons pas encore si Bordeaux veut
+ou ne veut pas nous aider? Marseille et le Havre s'isolent, et leur
+seul motif est qu'ils ne nous trouvent pas assez <i>pratiques</i>, comme si
+nous avions autre chose à faire qu'à détruire une erreur publique.
+Mais je m'attendais à tout cela et à pis encore.</p>
+
+<p>Je n'ai pas pu échapper à la nécessité de prendre sur moi le travail
+matériel. Le défaut d'argent, d'un côté, et les occupations de mes
+collègues, de l'autre, ne me laissaient que l'alternative de tout
+abandonner ou de boire ce calice.&mdash;Je vois passer dans le journal
+protectionniste et dans les <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> feuilles démocratiques les
+<i>fallacies</i> les plus étranges sans avoir le temps d'y répondre; et il
+m'est même impossible de réunir les matériaux d'un second volume des
+<i>Sophismes</i>, quoique je les aie en suffisante quantité. Seulement, ils
+sont tous dans le genre <i>Buffa</i>, et je voudrais en entremêler
+quelques-uns de <i>Seria</i>.&mdash;Quant à une autre édition plus complète de
+«Cobden et la Ligue,» je n'y pense même plus.</p>
+
+<p>Quelle différence, mon cher ami, si je pouvais aller de ville en ville
+parlant et écrivant!</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, l'opinion publique est éveillée et j'espère.</p>
+
+<p>Il est à peu près décidé que nous émettrons notre premier numéro dans
+les premiers jours de décembre, sans savoir comment nous pourrons nous
+soutenir. Mais les bonnes causes ne doivent-elles pas compter sur la
+Providence?&mdash;Je vous en enverrai un exemplaire toutes les fois que je
+pourrai vous rejoindre dans vos pérégrinations. J'espère aussi que
+vous nous ferez avoir des abonnés au dehors. Nous calculons qu'à 12
+fr., il nous faudrait 5,000 abonnés pour faire nos frais. Nous
+pourrions alors nous passer de Marseille et du Havre. Malgré que nous
+devions être très-circonspects à l'égard des étrangers et surtout des
+Anglais, je ne pense pas qu'il y ait des inconvénients à ce que vos
+compatriotes nous aident à accroître la circulation de notre journal
+dans les contrées où la langue française est répandue.</p>
+
+<p>Je reçois à l'instant une lettre de Bordeaux. Elle me donne
+l'espérance que nous serons aidés. Le maire y travaille cordialement.</p>
+
+<p>Une autre bonne fortune m'arrive en ce moment. Les <i>ouvriers</i>
+m'engagent à aller les trouver et à m'entendre avec eux. Si je les
+avais, ils entraîneraient le parti démocratique. J'y ferai tous mes
+efforts.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> Paris, 25 novembre 1846.</p>
+
+<p>Mon cher ami, hier soir, nous avons tenu notre troisième séance
+publique. La salle Montesquieu était pleine et beaucoup de personnes
+n'ont pas pu entrer, ce qui est, à Paris, la circonstance la plus
+favorable pour attirer du monde. De nouvelles classes ont paru dans
+l'assemblée. J'avais envoyé des billets aux ouvriers et aux élèves des
+écoles de droit. Le public a été admirable; et quoique les orateurs
+oublient quelquefois ce conseil de la sagesse, de la prudence et même
+de leur intérêt bien entendu, <i>arrêtez-vous donc</i>! l'auditoire a
+écouté avec une attention religieuse, quand il n'était pas entraîné
+par l'enthousiasme. Nos orateurs ont été MM. Faucher, qui a commenté
+avec beaucoup de force et d'à-propos une lettre officielle des
+protectionnistes au conseil des ministres; Peupin, ouvrier, qui aurait
+été parfait de verve et de simplicité, s'il avait su se renfermer dans
+son rôle, d'où il a un peu trop voulu sortir; Ortolan, qui a fait un
+discours éloquent, et a considéré la question à un point de vue tout à
+fait neuf. Ce discours a enflammé l'auditoire et remué la fibre
+française. Enfin, Blanqui, qui a été aussi énergique que
+spirituel.&mdash;Notre digne président avait ouvert la séance par quelques
+paroles pleines de grâce et empreintes du bon ton que conserve encore
+notre aristocratie nominale. Je vous enverrai tout cela.</p>
+
+<p>Parler en public a un attrait irrésistible pour le Français. Il est
+donc probable que nous serons accablés de demandes, et quant à moi je
+suis décidé à attendre que la parole me soit offerte. C'est m'exposer
+à attendre longtemps; quoi qu'il en soit, je ne serais pas fâché de me
+tenir prêt au besoin.&mdash;Si donc il vous venait quelque idée neuve,
+quelqu'une de ces pensées qui, développées, puissent servir de texte à
+un bon discours, ne manquez pas de me l'indiquer.&mdash;Si ma santé ne
+peut se concilier avec la part de travail <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> intérieur qui m'est
+échue, je demanderai un congé et j'en profiterai pour aller à Lyon,
+Marseille, Nîmes, etc. Envoyez-moi donc tout ce qui pourra se
+présenter à votre esprit approprié à ces diverses villes.&mdash;Vous
+pourriez écrire ces pensées, à mesure qu'elles s'offrent à votre
+esprit, sur de petits morceaux de papier et les enfermer dans vos
+lettres.&mdash;Je me charge du verre d'eau dans lequel devront être
+délayées ces gouttes d'essence.</p>
+
+<p>Particulièrement, je tiens à approfondir la question des <i>salaires</i>,
+c'est-à-dire l'influence de la liberté et de la protection sur le
+salaire. Je ne serais pas embarrassé de traiter cette grande question
+d'une manière scientifique; et si j'avais un livre à faire là-dessus,
+j'arriverais peut-être à une démonstration satisfaisante.&mdash;Mais ce qui
+me manque, c'est une de ces raisons claires, saisissantes, propres à
+être présentées aux ouvriers eux-mêmes, et qui, pour être comprises,
+n'ont pas besoin de toutes les notions antérieures de <i>valeur</i>,
+<i>numéraire</i>, <i>capital</i>, <i>concurrence</i>, etc.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami, écrivez-moi de Barcelone. Je crois avoir un peu
+de fièvre et je me suis imposé la loi de ne rien faire aujourd'hui.
+C'est pourquoi je m'arrête, en vous renouvelant l'expression de mon
+amitié.</p>
+
+<p class="date">Paris, 20 décembre 1846.</p>
+
+<p>Mon cher ami, j'avais perdu votre trace depuis quelque temps et je
+suis bien aise de vous savoir en France, dans ce pays le plus
+délicieux qu'il y ait au monde, s'il avait le sens commun. Ah! mon
+ami, je m'attendais que nos adversaires exploiteraient contre nous les
+aveugles passions populaires, et entre autres la haine de l'étranger.
+Mais je ne croyais pas qu'ils réussiraient aussi bien. Ils ont soudoyé
+de nouveau la presse, et le mot d'ordre est de nous représenter comme
+des traîtres, des agents de <i>Pitt et Cobourg</i>. Croiriez-vous que,
+dans mon pays même, cette calomnie <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> a fait son chemin! On
+m'écrit de Mugron, qu'on n'ose plus y parler de moi <i>qu'en famille</i>,
+tant l'esprit public y est monté contre notre entreprise. Je sais bien
+que cela passera, mais la question pour nous est de savoir combien de
+temps il faut à la raison pour avoir raison. Le 29 de ce mois, je dois
+parler à la salle Montesquieu, et mon projet est de toucher ce sujet
+délicat et de développer cette idée: «L'oligarchie anglaise a pesé sur
+le monde, et c'est ce qui explique l'universelle défiance avec
+laquelle on accueille ce qui se fait de l'autre côté du détroit. Mais
+il y a un pays sur lequel elle a pesé plus que sur tout autre, et
+c'est l'Angleterre elle-même. Voilà pourquoi il y a en Angleterre, une
+classe qui résiste à l'oligarchie et la dépouille peu à peu de ses
+dangereux priviléges. C'est cette classe qui a conquis successivement
+l'émancipation catholique, la réforme électorale, l'abolition de
+l'esclavage et la liberté commerciale, et qui est sur le point de
+conquérir l'affranchissement des colonies. Elle travaille donc dans
+notre sens, et il est absurde de l'envelopper dans la même haine que
+nous devons réserver aux classes dominatrices de tous les pays.»</p>
+
+<p>Voilà le texte. Je crois pouvoir l'habiller de manière à le faire
+passer<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.</p>
+
+<p>Que de choses j'aurais à vous dire, mon cher ami! mais le temps me
+manque.&mdash;Je vous envoie les quatre premiers numéros de notre journal.
+J'y ai marqué ce qui est de moi. Je me suis vu contraint, sous peine
+de faire manquer l'entreprise, d'y mettre mon nom, et maintenant je ne
+puis supporter plus longtemps d'accepter la responsabilité de tout ce
+qui s'y dit. Cela va amener une crise, car il faut qu'on me laisse
+faire le journal comme je le veux ou qu'un autre le signe.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> De tous les sacrifices que j'ai faits à la cause, celui-là
+est le plus grand.&mdash;Combattre à mon gré allait mieux à mon caractère;
+tantôt faisant des articles sérieux et de longue haleine, tantôt
+allant à Lyon ou à Marseille, enfin, obéissant à ma nature
+<i>sensitive</i>. Me voilà au contraire attaché à la polémique quotidienne.
+Mais dans notre pays, c'est le champ de l'utilité.</p>
+
+<p>Vous n'avez pas besoin d'introduction auprès de M. Rossi; votre
+renommée vous donne accès partout. Cependant, puisque vous le désirez,
+je vais vous envoyer une lettre de M. Chevalier ou de quelque autre.</p>
+
+<p>Maintenant, je crois que nos efforts doivent tendre à la diffusion de
+notre journal le <i>Libre-Échange</i>. Soyez convaincu que, dès que nous
+serons sortis des tiraillements inséparables d'un commencement, ce
+journal sera fait dans un bon esprit et pourra rendre de grands
+services, <i>pourvu qu'il soit lu</i>. Attachez-vous donc, dans vos
+voyages, à lui trouver des abonnés; faites en sorte que les frontières
+de l'Italie ne lui soient pas fermées. Faites observer qu'il n'attaque
+aucune institution politique, aucune croyance religieuse.&mdash;L'Italie
+est le pays qui donne le plus d'abonnés au <i>Journal des Économistes</i>.
+Il doit en donner bien davantage au Libre-Échange, qui paraît toutes
+les semaines et ne coûte que 12 fr.&mdash;Ce n'est pas tout. Je pense que
+vous devriez écrire à Londres et à Manchester, car enfin <i>the cry</i>
+contre l'Angleterre n'empêche pas que nous ne puissions y trouver des
+abonnés. Des abonnements, c'est pour nous une question <i>de vie et de
+mort</i>. Mon cher Cobden, après avoir dirigé de si haut le mouvement en
+Angleterre, ne dédaignez pas l'humble mission de courtier
+d'abonnements.</p>
+
+<p>J'ai vraiment honte de vous envoyer cette lettre faite à bâtons rompus
+et sans trop savoir ce que je dis. Je me réserve de vous écrire plus
+à l'aise, cette nuit et la suivante.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> Paris, 25 décembre 1846.</p>
+
+<p>Mon cher ami, j'ai communiqué votre lettre à Léon Faucher. Il dit que
+«vous ne connaissez pas la France.» Pour moi, je suis convaincu que
+nous ne pouvons réussir qu'en éveillant le sentiment de la justice, et
+que nous ne pourrions pas même prononcer le mot <i>justice</i> si nous
+admettions l'ombre de <i>la protection</i>. Nous en avons fait
+l'expérience; et la seule fois que nous avons voulu faire des avances
+à une ville, elle nous a ri au nez.&mdash;C'est cette conviction et la
+certitude où je suis qu'elle n'est pas assez partagée qui m'a
+principalement engagé à accepter la direction du journal.&mdash;Non que ce
+soit une direction bien réelle: il y a un comité de rédaction qui a la
+haute main; mais je puis espérer néanmoins de donner à l'esprit de
+cette feuille une couleur un peu tranchée. Quel sacrifice, mon ami,
+que d'accepter le métier de journaliste et de mettre mon nom au bas
+d'une bigarrure! mais je ne vous écris pas pour vous faire mes
+doléances.</p>
+
+<p>Marseille ne paraît, pas plus que Bordeaux, comprendre la nécessité de
+concentrer l'action à Paris. Cela nous affaiblit. Nos adversaires
+n'ont pas fait cette faute; et quoique leur association recèle des
+germes innombrables de division, ils compriment ces germes par leur
+habileté et leur abnégation. Si vous avez occasion de voir les meneurs
+de Marseille, expliquez-leur bien la situation.</p>
+
+<p><i>The cry</i> contre l'Angleterre nous étouffe. On a soulevé contre nous
+de formidables préventions. Si cette haine contre la <i>perfide Albion</i>
+n'était qu'une mode, j'attendrais patiemment qu'elle passât. Mais elle
+a de profondes racines dans les c&oelig;urs. Elle est universelle, et je
+vous ai dit, je crois, que dans mon village on n'ose plus parler de
+moi qu'en famille. De plus, cette aveugle passion est si bien à la
+convenance des intérêts protégés et des partis politiques, <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span>
+qu'ils l'exploitent de la manière la plus éhontée. Écrivain isolé, je
+pourrais les combattre avec énergie; mais, membre d'une association,
+je suis tenu à plus de prudence.</p>
+
+<p>D'ailleurs, il faut avouer que les événements ne nous favorisent pas.
+Le jour même où sir Robert Peel a consommé le <i>free-trade</i>, il a
+demandé un crédit de 25 millions pour l'armée, comme pour proclamer
+qu'il n'avait pas foi dans son &oelig;uvre, et comme pour refouler dans
+notre bouche nos meilleurs arguments. Depuis, la politique de votre
+gouvernement est toujours empreinte d'un esprit de taquinerie qui
+irrite le peuple français et lui fait oublier ce qui pouvait lui
+rester d'impartialité. Ah! si j'avais été ministre d'Angleterre! à
+l'occasion de Cracovie, j'aurais dit: «Les traités de 1815 sont
+rompus. La France est libre! l'Angleterre combattit le principe de la
+révolution française jusqu'à Waterloo. Aujourd'hui, elle a une autre
+politique, celle de la non-intervention dans toute son étendue. Que la
+France rentre dans ses droits, comme l'Angleterre dans une éternelle
+neutralité.»&mdash;Et joignant l'acte aux paroles, j'aurais licencié la
+moitié de l'armée et les trois quarts des marins. Mais je ne suis pas
+ministre.</p>
+
+<p class="date">Paris, 10 janvier 1847.</p>
+
+<p>Mon cher ami, j'ai reçu presque en même temps vos deux lettres écrites
+de Marseille. Je vous approuve de n'avoir fait que passer dans cette
+ville; car Dieu sait comment on aurait interprété un plus long séjour.
+Mon ami, l'obstacle qui nous viendra des préventions nationales est
+beaucoup plus grave et durera plus que vous ne paraissez le croire. Si
+les monopoleurs avaient excité l'anglophobie <i>pour le besoin de la
+cause</i>, cette man&oelig;uvre stratégique pourrait être aisément déjouée.
+En tout cas, la France, en bien peu de temps, découvrirait le piége.
+Mais ils exploitent un sentiment préexistant, qui a de profondes
+racines dans les <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> c&oelig;urs,&mdash;et vous le dirai-je? qui, quoique
+égaré et exagéré, a son explication et sa justification. Il n'est pas
+douteux que l'oligarchie anglaise a pesé douloureusement sur l'Europe;
+que sa politique de bascule, tantôt soutenant les despotes du Nord,
+pour comprimer la liberté au Midi, tantôt excitant le libéralisme au
+Midi pour contenir le despotisme du Nord, n'ait dû éveiller partout
+une infaillible réaction. Vous me direz qu'il ne faut jamais confondre
+les peuples avec leurs gouvernements. C'est bon pour les penseurs.
+Mais les nations se jugent entre elles par l'action extérieure
+qu'elles exercent les unes sur les autres. Et puis, je vous l'avoue,
+cette distinction est un peu subtile. Les peuples sont solidaires
+jusqu'à un certain point de leurs gouvernements, qu'ils laissent faire
+quand ils ne les aident pas. La politique constante de l'oligarchie
+britannique a été de compromettre la nation dans ses intrigues et ses
+entreprises, afin de la mettre en état d'hostilité avec le genre
+humain et la tenir ainsi sous sa dépendance. Maintenant cette
+hostilité générale se manifeste; c'est un juste châtiment de fautes
+passées, et il survivra longtemps à ces fautes mêmes.</p>
+
+<p>Ainsi le sentiment national dont les monopoleurs se servent est
+très-réel. Ajoutez qu'il sert admirablement les partis. Les
+démocrates, les républicains et l'opposition de la gauche l'exploitent
+à qui mieux mieux, ceux-là pour dépopulariser le roi, ceux-ci pour
+renverser M. Guizot.&mdash;Vous conviendrez que les monopoleurs ont trouvé
+là une puissance bien dangereuse.</p>
+
+<p>Pour déjouer cette man&oelig;uvre, l'idée m'était venue de commencer par
+reconnaître le machiavélisme et la politique envahissante de
+l'oligarchie britannique; de dire ensuite: «Qui en a souffert plus que
+le peuple anglais lui-même?» de montrer le sentiment d'opposition
+qu'elle a de tout temps rencontré en Angleterre; de faire voir ce
+sentiment <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> résistant, en 1773, à la guerre contre
+l'indépendance américaine, en 1791, à la guerre contre la révolution
+française. Ce sentiment fut alors comprimé, mais non étouffé, il vit
+encore, il se fortifie, il grandit, il devient <i>l'opinion publique</i>.
+C'est lui qui a arraché à l'oligarchie l'émancipation catholique,
+l'extension du suffrage électoral, l'abolition de l'esclavage et
+récemment la destruction des monopoles. C'est encore lui qui lui
+arrachera l'affranchissement commercial des colonies.&mdash;Et à ce sujet,
+je ferai voir que l'affranchissement commercial conduit à
+l'affranchissement politique. Donc <i>la politique envahissante</i> a cessé
+d'être, car on ne renonce pas à des envahissements accomplis pour
+courir après des envahissements nouveaux.</p>
+
+<p>Ensuite, par des traductions de vous, de Fox, de Thompson, je
+montrerai que la Ligue est l'organe et la manifestation de ce
+sentiment qui s'harmonise avec celui de l'Europe, etc., etc., vous
+devinez le reste.&mdash;Mais il faudrait du temps et de la force, et je
+n'ai ni l'un ni l'autre.&mdash;Ne pouvant écrire, tel sera le texte de la
+fin de mon prochain discours à la salle Montesquieu. Au reste, je ne
+dirai rien que je ne le pense.</p>
+
+<p>Que vous êtes heureux d'être sous le ciel d'Italie! quand verrai-je
+aussi les champs, la mer, les montagnes! <i>ô rus! quando ego te
+aspiciam!</i> et surtout quand serai-je au milieu de ceux qui m'aiment!
+Vous avez fait des sacrifices, vous; mais c'était pour fonder
+l'édifice de la civilisation. En conscience, mon ami, est-on tenu à la
+même abnégation quand on ne peut que porter un grain de sable au
+monument? Mais il fallait faire ces réflexions avant; maintenant,
+l'épée est sortie du fourreau. Elle n'y rentrera plus. Le monopole ou
+votre ami iront avant au <i>Père Lachaise</i>.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Paris, 20 mars 1847.</p>
+
+<p>Mon cher ami, j'étais bien en peine et même bien surpris de ne pas
+recevoir de vos nouvelles. Je me disais: Le <i>free-trade</i> atmosphère de
+l'Italie lui aurait-elle fait oublier notre région prohibitionniste?
+chaque jour je pensais à vous écrire; mais où vous trouver, à qui
+adresser mes lettres? Enfin, je reçois la vôtre du 7.&mdash;Après m'être
+réjoui d'apprendre que vous jouissez, ainsi que madame Cobden, d'une
+bonne santé, j'éprouve une autre satisfaction, celle de voir l'Italie
+si avancée dans la bonne doctrine. Ainsi ma pauvre France, si en avant
+des autres nations sous tant de rapports, se laisse distancer en
+économie politique. Mon orgueil national devrait en souffrir, mais je
+vous le dis, mon ami, bien bas et à l'oreille, j'ai peu de ce
+patriotisme, et si ce n'est pas mon pays qui projette la lumière, je
+désire au moins qu'elle brille dans d'autres cieux. <i>Amica patria, sed
+magis amica veritas</i>; et je dis à la paix, au bonheur de l'humanité, à
+la fraternité des peuples, comme Lamartine à l'enthousiasme:</p>
+
+<p class="poem10">Viens du couchant ou de l'aurore.</p>
+
+<p>Je vous écris, mon cher Cobden, deux heures avant mon départ pour
+Mugron où m'appelle, en toute hâte, la sérieuse maladie d'une vieille
+tante qui m'a servi de mère depuis que j'eus le malheur, dans mon
+enfance, de perdre la mienne. Pendant mon absence comment ira notre
+journal? je l'ignore, et mon nom n'y restera pas moins attaché!&mdash;C'est
+vraiment une entreprise bien difficile, car on ne peut pas faire la
+moindre allusion aux <i>passing events</i> sans risquer de froisser la
+susceptibilité politique de quelque collègue. Ce soin assidu d'éviter
+tout ce qui peut contrarier les partis politiques&mdash;(puisque tous sont
+représentés dans notre association) nous prive des trois quarts de
+nos forces. <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> Quel bien immense notre journal pourrait faire
+s'il mettait en contraste l'inanité et le danger de la politique
+actuelle avec la grandeur et la sécurité de la politique
+libre-échangiste! Avant la fondation du journal, j'avais le projet de
+publier chaque mois un petit volume, dans le genre des <i>Sophismes</i>, où
+j'aurais eu mes coudées franches. Je crois vraiment qu'il eût été plus
+utile que le journal lui-même.</p>
+
+<p>Notre agitation s'agite fort peu. Il nous manque toujours un <i>homme
+d'action</i>. Quand surgira-t-il? je l'ignore. Je devrais être cet homme,
+j'y suis poussé par la confiance unanime de mes collègues, <i>but I
+cannot</i>. Le caractère n'y est pas, et tous les conseils du monde ne
+peuvent point faire d'un roseau un chêne. Enfin, quand la question
+pressera les esprits, j'espère bien voir apparaître un Wilson.</p>
+
+<p>Je vous envoie les cinq à six derniers numéros du <i>Libre-Échange</i>. Il
+est bien peu répandu, mais il m'a été assuré qu'il ne laissait pas que
+d'exercer quelque influence sur plusieurs de nos <i>leading men</i>.</p>
+
+<p>Il paraît que notre ministère n'osera pas présenter cette année une
+loi de douane qui introduise dans la législation actuelle des
+changements sérieux. Cela décourage quelques-uns de nos amis. Quant à
+moi, je ne désire même pas des modifications actuelles. Arrière les
+lois qui précèdent le progrès de l'opinion! et je ne désire pas pour
+mon pays autant le <i>free-trade</i> que l'esprit du free-trade. Le
+<i>free-trade</i>, c'est un peu plus de richesse; l'esprit du <i>free-trade</i>,
+c'est la réforme de l'intelligence même, c'est-à-dire la source de
+toutes les réformes.</p>
+
+<p>Vous me parlez de Naples, de Rome, de la Sardaigne et du Piémont. Mais
+vous ne me dites rien de la Toscane. Cependant ce pays doit être
+très-curieux à observer. Si vous rencontrez quelque bon ouvrage sur
+l'état de ce pays, tâchez de me l'envoyer. Je ne serais pas fâché
+d'avoir aussi dans mon humble bibliothèque quelques-uns des plus
+anciens économistes <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> italiens, par exemple: <i>Nicolo Donato.</i>
+Je me figure que si la renommée n'était pas quelque peu capricieuse,
+Turgot et Ad. Smith, tout en conservant la gloire de grands hommes,
+perdraient celle d'inventeurs.</p>
+
+<p class="date">Paris, 20 avril 1847.</p>
+
+<p>Mon cher ami, votre lettre du 7, écrite de Rome, m'a retrouvé à mon
+poste. Je suis allé passer vingt jours auprès d'une parente malade.
+J'espérais que ce voyage me rendrait aussi la santé, mais il n'en est
+pas ainsi. La grippe a dégénéré en rhume obstiné, et dans ce moment je
+crache le sang. Ce qui m'étonne et m'épouvante, c'est de voir combien
+quelques gouttes de sang sorties du poumon peuvent affaiblir notre
+pauvre machine et surtout la tête. Le travail m'est impossible et
+très-probablement je vais demander au conseil l'autorisation de faire
+une autre absence. J'en profiterai pour aller à Lyon et à Marseille,
+afin de resserrer les liens de nos diverses associations, qui ne
+marchent pas aussi d'accord que je le voudrais.</p>
+
+<p>Je n'ai pas besoin de vous dire combien je partage votre opinion sur
+les résultats <i>politiques</i> du libre-échange. On nous accuse, dans le
+parti démocratique et <i>socialiste</i>, d'être voués au culte des intérêts
+<i>matériels</i> et de tout ramener à des questions de <i>richesses</i>. J'avoue
+que lorsqu'il s'agit des masses, je n'ai pas ce dédain stoïque pour la
+richesse. Ce mot ne veut pas dire quelques écus de plus; il signifie
+du pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui ont froid,
+de l'éducation, de l'indépendance, de la dignité.&mdash;Mais, après tout,
+si le résultat du libre-échange devait être uniquement d'accroître la
+richesse publique, je ne m'en occuperais pas plus que de toute autre
+question agricole ou industrielle. Ce que je vois surtout dans notre
+agitation, c'est l'occasion de combattre quelques préjugés et de faire
+pénétrer dans le public quelques idées justes. C'est là un <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span>
+bien indirect cent fois supérieur aux avantages directs de la liberté
+commerciale; et si nous éprouvons tant d'obstacles dans la diffusion
+de notre <i>démonstration économique</i>, je crois que la Providence nous a
+ménagé ces obstacles, précisément pour que le bien indirect se fasse.
+Si la liberté était proclamée demain, le public resterait dans
+l'ornière où il est sous tous les autres rapports; mais, au début, je
+suis obligé de ne toucher qu'avec un extrême ménagement à ces idées
+accessoires, afin de ne pas heurter nos propres collègues. Aussi je
+consacre mes efforts à élucider le problème économique. Ce sera le
+point de départ de vues plus élevées. Que Dieu me donne encore trois
+ou quatre ans de force et de vie! Quelquefois je me dis que si j'eusse
+travaillé seul et pour mon compte, je n'aurais pas eu tous ces
+ménagements à garder, et ma carrière eût été plus utile.</p>
+
+<p>Pendant les vingt jours où j'ai été absent, quelques dissentiments ont
+éclaté dans le sein de notre association. C'est au sujet de cette
+difficile nuance entre le droit <i>fiscal</i> et le droit <i>protecteur</i>.
+Quelques-uns de nos collègues se sont retirés, et il se rencontre que
+ce sont les plus laborieux. Ils voulaient réserver la question fiscale
+même à l'occasion du blé. La majorité a demandé la franchise complète
+sur les subsistances et les matières premières. Voilà une première
+cause de désorganisation. Il y en a une seconde dans nos finances, qui
+sont loin de suffire. C'est par ce motif que je désire faire le voyage
+du Midi. Je ne partirai pas sans vous en prévenir.</p>
+
+<p>Je connaissais la réforme de Naples; M. Bursotti avait eu la
+complaisance de m'envoyer des documents là-dessus. Je les donnai à mon
+collaborateur Garnier, qui sans doute les a égarés, puisqu'il ne me
+les rapporte pas. Si vous avez occasion de revoir M. Bursotti,
+veuillez lui présenter mes respects et l'expression de ma profonde
+estime. J'en dis autant de MM. Pettiti, Scialoja, etc.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> Vous me parlez de l'état de notre presse périodique; mais
+probablement vous ne connaissez pas toute l'étendue et la profondeur
+du mal. L'art d'écrire est si vulgaire qu'une foule de jeunes gens de
+vingt ans régentent le monde par la presse avant d'avoir eux-mêmes
+rien étudié et rien appris. Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de pire.
+Les meneurs sont tous attachés à des hommes politiques, et toute
+question devient, entre leurs mains, question ministérielle. Plût à
+Dieu que le mal s'arrêtât là! Il y a de plus la <i>vénalité</i> qui n'a pas
+de bornes. Les préjugés, les erreurs, les calomnies sont tarifés à
+tant la ligne. L'un se vend aux Russes, l'autre à la protection,
+celui-ci à l'université, celui-là à la banque, etc... Nous nous disons
+civilisés! Mais vraiment je crois que c'est tout au plus si nous avons
+un pied dans la voie de la civilisation.</p>
+
+<p>Me permettez-vous, mon cher ami, de n'admettre que sous réserve
+l'exactitude de cet axiome: «Le commerce est l'échange du superflu
+contre le nécessaire?» Quand deux hommes, pour exécuter plus de
+besogne dans le même temps, conviennent de se partager le travail,
+peut-on dire que l'un des deux, ou même aucun des deux, donne le
+superflu? Le pauvre diable qui travaille douze heures par jour pour
+avoir du pain donne-t-il son superflu? Le commerce, à ce que je crois,
+n'est autre chose que la séparation des occupations, la division du
+travail.</p>
+
+<p>Il serait à désirer que le Pape fît connaître ses vues économiques,
+alors même qu'il ne pourrait pas les exécuter. Cela disposerait en
+notre faveur une partie du clergé français, qui n'a pas de grandes
+lumières sur notre cause, mais qui n'a pas non plus de répugnances
+contraires.</p>
+
+<p class="date">Paris, 5 juillet 1847.</p>
+
+<p>Mon bien cher ami, les détails que vous me donnez sur l'Italie et
+l'état des connaissances économiques dans ce <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> pays m'ont
+vivement intéressé. J'ai reçu la précieuse collection<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a> que vous
+avez eu la bonté de m'envoyer. Hélas! quand pourrai-je seulement y
+jeter les yeux! Du moins, je la tiendrai à la disposition de tous mes
+amis, afin que, d'une manière ou d'une autre, vos généreuses
+intentions ne soient pas sans résultat.</p>
+
+<p>Vous voulez bien vous préoccuper de ma santé. Je suis presque toujours
+enrhumé; et s'il en est ainsi en juillet, que sera-ce en décembre?
+Mais ce qui m'occupe le plus, c'est l'état de mon cerveau. Je ne sais
+ce que sont devenues les idées qu'il me fournissait autrefois en trop
+grande abondance. Maintenant, je cours après et ne puis pas les
+rattraper. Cela m'alarme.&mdash;Je sens, mon cher ami, que j'aurais dû
+rester tout à fait en dehors de l'association et conserver la liberté
+de mes allures, écrire et parler à mon heure et à ma guise.&mdash;Au lieu
+de cela, je suis enchaîné de la manière la plus indissoluble, par le
+domicile, par le journal, par les finances, par l'administration,
+etc., etc.; et le pis est que cela est irrémédiable, attendu que tous
+mes collègues sont occupés et ne peuvent guère s'occuper de nos
+affaires que pendant la durée de nos rares réunions.</p>
+
+<p>Mon ami, l'ignorance et l'indifférence dans ce pays, en matière
+d'économie politique, dépassent tout ce que j'aurais pu me figurer. Ce
+n'est pas une raison pour se décourager, au contraire, c'en est une
+pour nous donner le sentiment de l'utilité, de l'urgence même de nos
+efforts. Mais je comprends aujourd'hui une chose: c'est que la liberté
+commerciale est un résultat trop éloigné pour nous. Heureux si nous
+pouvons déblayer la route de quelques obstacles.&mdash;Le plus grand n'est
+pas le parti protectionniste, mais le <i>socialisme</i> avec ses nombreuses
+ramifications.&mdash;S'il n'y avait que les monopoleurs, ils ne
+résisteraient pas à la discussion.&mdash;Mais <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> le socialisme leur
+vient en aide. Celui-ci admet la liberté en principe et renvoie
+l'exécution après l'époque où le monde sera constitué sur le plan de
+Fourier ou tout autre inventeur de société.&mdash;Et, chose singulière,
+pour prouver que jusque-là la liberté sera nuisible, ils reprennent
+tous les arguments des monopoleurs: balance du commerce, exportation
+du numéraire, supériorité de l'Angleterre, etc., etc.</p>
+
+<p>D'après cela, vous me direz que combattre les monopoleurs, c'est
+combattre les socialistes.&mdash;Non.&mdash;Les socialistes ont une théorie sur
+la <i>nature oppressive du capital</i>, par laquelle ils expliquent
+l'inégalité des conditions, et toutes les souffrances des classes
+pauvres. Ils parlent aux passions, aux sentiments, et même aux
+meilleurs instincts des hommes. Ils séduisent la jeunesse, montrant le
+mal et affirmant qu'ils possèdent le remède. Ce remède consiste en une
+organisation sociale artificielle de leur invention, qui rendra tous
+les hommes heureux et égaux, sans qu'ils aient besoin de lumières et
+de vertus.&mdash;Encore si tous les socialistes étaient d'accord sur ce
+plan d'organisation, on pourrait espérer de le ruiner dans les
+intelligences. Mais vous comprenez que, dans cet ordre d'idées, et du
+moment qu'il s'agit de pétrir une société, chacun fait la sienne, et
+tous les matins nous sommes assaillis par des inventions nouvelles.
+Nous avons donc à combattre une hydre à qui il repousse dix têtes
+quand nous lui en coupons une.</p>
+
+<p>Le malheur est que cette méthode a un puissant attrait pour la
+jeunesse. On lui montre des souffrances; et par là on commence par
+toucher son c&oelig;ur. Ensuite on lui dit que tout peut se guérir, au
+moyen de quelques combinaisons artificielles; et par là on met son
+imagination en campagne. Combien de peine a-t-elle ensuite à vous
+écouter quand vous venez la désillusionner, en lui exposant les belles
+mais sévères lois de l'économie sociale, et lui dire: «Pour extirper
+le mal de ce monde (et encore cette partie du mal sur lequel <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span>
+la puissance humaine a quelque action) le procédé est plus long; il
+faut extirper le vice et l'ignorance.»</p>
+
+<p>Frappé du danger de la voie dans laquelle se précipite la jeunesse,
+j'ai pris le parti de lui demander de m'entendre. J'ai réuni les
+élèves des écoles de Droit et de Médecine, c'est-à-dire ces jeunes
+hommes qui dans quelques années gouverneront le monde ou du moins la
+France. Ils m'ont écouté avec bienveillance, avec sympathie, mais,
+comme vous pensez bien, sans trop me comprendre. N'importe; puisque
+l'expérience est commencée, je la suivrai jusqu'au bout. Vous savez
+que j'ai toujours dans la tête le plan d'un petit ouvrage intitulé les
+<i>Harmonies économiques</i>. C'est le point de vue <i>positif</i> dont les
+<i>sophismes</i> sont le point de vue <i>négatif</i>. Pour préparer le terrain,
+j'ai distribué à ces jeunes gens les <i>Sophismes</i>. Chacun en a reçu un
+exemplaire. J'espère que cela désobstruera un peu leur esprit, et, au
+retour des vacances, je me propose de leur exposer méthodiquement les
+harmonies.</p>
+
+<p>Vous comprenez à présent, mon ami, combien je tiens à ma santé! oh!
+que la bonté divine me donne au moins encore un an de force! qu'elle
+me permette d'exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je
+considère comme la vraie théorie sociale, sous ces douze chapitres:
+<i>Besoins</i>, <i>production</i>, <i>propriété</i>, <i>concurrence</i>, <i>population</i>,
+<i>liberté</i>, <i>égalité</i>, <i>responsabilité</i>, <i>solidarité</i>, <i>fraternité</i>,
+<i>unité</i>, <i>rôle de l'opinion publique</i>; et je remettrai sans
+regret,&mdash;avec joie,&mdash;ma vie entre ses mains!</p>
+
+<p>Adieu, mon ami, veuillez remercier madame Cobden de son bon souvenir
+et recevez tous deux les v&oelig;ux que je forme pour votre bonheur.</p>
+
+<p class="date">Paris, 15 octobre 1847.</p>
+
+<p>Mon cher ami, j'apprends avec bien du plaisir, par les journaux de ce
+matin, votre retour à Londres. Il y a si <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> longtemps que je
+n'ai eu de vos nouvelles! J'espère que vous ne négligerez pas de
+m'écrire dès que vous serez un peu reposé de vos fatigues, et que vous
+me parlerez des dispositions que vous avez rencontrées dans le nord de
+l'Europe, sur notre question.</p>
+
+<p>Ici, le progrès est lent, si même il y a progrès. La crise des
+subsistances, la crise financière sont venues obscurcir nos doctrines.
+Il semble que la Providence accumule les difficultés au commencement
+de notre &oelig;uvre et se plaise à la rendre plus difficile. Peut-être
+entre-t-il dans ses desseins que le triomphe soit chèrement acheté,
+qu'aucune objection ne reste en arrière, afin que la liberté n'entre
+dans nos lois qu'après avoir pris possession de l'opinion publique.
+Aussi je ne regarderai pas les retards, les difficultés, les
+obstacles, les épreuves comme un malheur pour notre cause. En
+prolongeant la lutte, elles nous mettent à même d'éclaircir
+non-seulement la question principale, mais beaucoup de questions
+accessoires qui sont aussi importantes que la question principale
+elle-même. Le succès législatif s'éloigne, mais l'opinion mûrit. Je ne
+me plaindrais donc pas, si nous étions à la hauteur de notre tâche.
+Mais nous sommes bien faibles. Notre personnel militant se réduit à
+quatre ou cinq athlètes presque tous fort occupés d'autre chose.
+Moi-même je manque d'instruction pratique; mon genre d'esprit, qui est
+de creuser dans les principes, me rend impropre à discuter, comme il
+le faudrait, les événements à mesure qu'ils s'accumulent. De plus, les
+forces intellectuelles m'abandonnent avec les forces physiques. Si je
+pouvais traiter avec la nature et échanger dix ans de vie souffreteuse
+contre deux ans de vigueur et de santé, le marché serait bientôt
+conclu.</p>
+
+<p>De grands obstacles nous viennent aussi de votre côté de la Manche.
+Mon cher Cobden, il faut que je vous parle en toute franchise. En
+adoptant le Libre-Échange, l'Angleterre <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> n'a pas adopté la
+politique qui dérive logiquement du Libre-Échange. Le fera-t-elle? Je
+n'en doute pas; mais quand? Voilà la question. La position que vous et
+vos amis prendrez dans le parlement aura une influence immense sur
+notre entreprise. Si vous désavouez énergiquement votre diplomatie, si
+vous parvenez à faire réduire vos forces navales, nous serons forts.
+Sinon, quelle figure ferons-nous devant le public? Quand nous
+prédisons que le Libre-Échange entraînera la politique anglaise dans
+la voie de la justice, de la paix, de l'économie, de
+l'affranchissement colonial, est-ce que la France est tenue de nous
+croire sur parole? Il existe une défiance invétérée contre
+l'Angleterre, je dirai même un sentiment d'hostilité, aussi ancien que
+les noms mêmes de <i>Français</i> et d'<i>Anglais</i>. Eh bien, ce sentiment est
+excusable. Son tort est d'envelopper tous vos partis et tous vos
+concitoyens dans la même réprobation. Mais les nations ne
+doivent-elles pas se juger entre elles par leurs actes extérieurs? On
+dit souvent qu'il ne faut pas confondre les nations avec leurs
+gouvernements. Il y a du vrai et du faux dans cette maxime; et j'ose
+dire qu'elle est fausse à l'égard des peuples qui ont des moyens
+constitutionnels de faire prévaloir l'<i>opinion</i>. Considérez que la
+France n'a pas d'instruction économique. Lors donc qu'elle lit
+l'histoire, lorsqu'elle y voit les envahissements successifs de
+l'Angleterre, quand elle étudie les moyens diplomatiques qui ont amené
+ces envahissements, quand elle voit un système séculaire suivi avec
+persévérance, soit que les whigs ou les torys tiennent le timon de
+l'État, quand elle lit dans vos journaux qu'en ce moment l'Angleterre
+a 34,000 marins à bord des vaisseaux de guerre, comment voulez-vous
+qu'elle se fie, pour un changement dans votre politique, à la force
+d'un principe que d'ailleurs elle ne comprend pas? Il lui faut autre
+chose; il lui faut des faits. Rendez donc la liberté commerciale à
+vos colonies, détruisez <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> votre Acte de navigation, surtout
+licenciez votre marine militaire, n'en gardez que ce qui est
+indispensable pour votre sécurité, diminuez ainsi vos charges, vos
+dettes, soulagez votre population, ne menacez plus les autres peuples
+et la liberté des mers; et alors, soyez-en sûrs, la France ouvrira les
+yeux.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, dans un discours que j'ai prononcé à Lyon, j'ai osé
+prédire que cette législature, qui a sept ans devant elle, mettrait
+votre système politique en harmonie avec votre système économique.
+«Avant sept ans, ai-je dit, l'Angleterre aura diminué ses armées de
+terre et de mer de moitié.» Ne me faites pas mentir.&mdash;Je n'ai
+rencontré qu'incrédulité. On me blâme de faire le prophète; on me
+prend pour un fanatique à vue courte qui ne comprend pas la ruse
+britannique; mais moi j'ai confiance dans deux forces, la force de la
+vérité, et la force de vos vrais intérêts.</p>
+
+<p>Je ne suis pas très-profondément instruit de ce qui se passe à Athènes
+et à Madrid. Ce que je puis vous dire, c'est que Palmerston et Bulwer
+inspirent une défiance universelle. Vous me répondrez que si M. Bulwer
+intrigue à Madrid, M. de Glucksberg en fait autant. Soit. Mais si l'un
+agit contre l'intérêt de la France, comme l'autre contre l'intérêt de
+l'Angleterre, il y a néanmoins cette différence que l'Angleterre se
+vante de connaître ses intérêts. Nous sommes encore dans les vieilles
+idées. Est-il surprenant que nos actes s'en ressentent? Mais vous, qui
+vous êtes défaits des idées, repoussez donc les actes. Désavouez
+Palmerston et Bulwer. Rien ne servira autant à nous mettre, nous
+libre-échangistes, dans une excellente position vis-à-vis du public.
+Il y a plus, je désirerais que vous me dissiez la position que vous
+comptez prendre dans cette affaire au parlement. Je commencerais à
+préparer ici l'opinion publique.</p>
+
+<p>Je vous l'avoue, mon cher ami, quoique ennemi de tout charlatanisme,
+si vous êtes en majorité et en mesure d'inaugurer <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> une
+politique nouvelle, conforme aux principes du <i>free-trade</i>, je
+voudrais que vous le fissiez avec quelque éclat et quelque solennité.
+Je souhaite, si vous diminuez votre marine militaire, que vous
+rattachiez explicitement cette mesure au <i>free-trade</i>; que vous
+proclamiez bien haut que l'Angleterre a fait fausse route, et que son
+but actuel étant diamétralement opposé à celui qu'elle a poursuivi
+jusqu'ici, les moyens doivent être opposés aussi.</p>
+
+<p>Je ne vous parle pas des <i>vins</i>. Je vois que votre situation
+financière ne vous permet pas de grandes réformes fiscales. Mais une
+modération de droits qui ne nuise pas à vos revenus, est-ce trop
+demander? Je désirerais que ce fût vous <i>personnellement</i> qui fissiez
+cette proposition; et je vous dirai pourquoi une autre fois. Je n'ai
+plus de place que pour vous assurer de mon amitié.</p>
+
+<p class="date">Paris, 9 novembre 1847.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, j'ai lu avec bien de l'intérêt ce que vous me dites
+de votre voyage, et je compte retirer autant de plaisir que
+d'instruction des articles que vous vous proposez d'envoyer au
+<i>Journal des Économistes</i>. M. Say vous a déjà écrit à ce sujet. Il
+saisit toujours avec empressement l'occasion de donner de la valeur à
+ce recueil, dont il est le fondateur et le soutien. Votre
+correspondance est une bonne fortune pour lui. Je vous adjure
+très-sincèrement d'y consacrer une partie du temps dont vous pourrez
+disposer. La cause que nous servons ne se renferme pas dans les
+limites d'une nation. Elle est universelle et ne trouvera sa solution
+que dans l'adhésion de tous les peuples. Vous ne pouvez donc rien
+faire de plus utile que d'accroître le mérite et la circulation du
+<i>Journal des Économistes</i>. Cette revue ne me satisfait pas
+complétement; je regrette maintenant de n'en avoir pas pris la
+direction. Cette propagande philosophique <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> et rationnelle
+m'eût mieux convenu que la polémique quotidienne.</p>
+
+<p>Les difficultés s'accumulent autour de nous; nous n'avons pas pour
+adversaires seulement des <i>intérêts</i>. L'ignorance publique se révèle
+maintenant dans toute sa triste étendue. En outre, les <i>partis</i> ont
+besoin de nous abattre. Par un enchaînement de circonstances, qu'il
+serait trop long de rapporter, ils sont tous contre nous. Tous
+aspirent au même but: la <i>Tyrannie</i>. Ils ne diffèrent que sur la
+question de savoir en quelles mains l'arbitraire sera déposé. Aussi,
+ce qu'ils redoutent le plus, c'est l'esprit de la vraie liberté. Je
+vous assure, mon cher Cobden, que si j'avais vingt ans de moins et de
+la santé, je prendrais le bon sens pour ma cuirasse, la vérité pour ma
+lance, et je me croirais sûr de les vaincre. Mais hélas! l'âme, malgré
+sa noble origine, ne peut rien faire sans le corps.</p>
+
+<p>Ce qui m'afflige surtout, moi qui porte au c&oelig;ur le sentiment
+démocratique dans toute son universalité, c'est de voir la démocratie
+française en tête de l'opposition à la liberté du commerce. Cela tient
+aux idées belliqueuses, à l'exagération de l'honneur national,
+passions qui semblent reverdir à chaque révolution. 1830 les a
+<i>manured</i>. Vous me dites que nous nous sommes trop laissé prendre au
+piége tendu par les protectionnistes, et que nous aurions dû négliger
+leurs arguments <i>anglophobes</i>. Je crois que vous avez tort. Il est
+sans doute utile de tuer la protection, mais il est plus utile encore
+de tuer les haines nationales. Je connais mon pays; il porte au
+c&oelig;ur un sentiment vivace où le vrai se mêle au faux. Il voit
+l'Angleterre capable d'écraser toutes les marines du monde; il la sait
+d'ailleurs dirigée par une oligarchie sans scrupules. Cela lui trouble
+la vue et l'empêche de comprendre le Libre-Échange. Je dis plus, quand
+même il le comprendrait, il n'en voudrait pas pour ses avantages
+purement économiques. Ce qu'il faut lui montrer <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> surtout,
+c'est que la liberté des échanges fera disparaître les dangers
+militaires qu'il redoute.&mdash;Pour moi, j'aimerais mieux combattre
+quelques années de plus et vaincre les préjugés nationaux aussi bien
+que les préjugés économiques. Je ne suis pas fâché que les
+protectionnistes aient choisi ce champ de bataille.&mdash;Mon intention est
+de publier, dans notre journal, les débats du parlement et
+principalement les discours des <i>free-traders</i>.</p>
+
+<p class="date">Le 15.</p>
+
+<p>Mon ami, je ne vous cacherai pas que je suis effrayé du vide qui se
+fait autour de nous. Nos adversaires sont pleins d'audace et d'ardeur.
+Nos amis au contraire se découragent et deviennent indifférents. Que
+nous sert d'avoir mille fois raison, si nous ne pouvons nous faire
+entendre? La tactique des protectionnistes, bien secondés par les
+journaux, est de nous laisser avoir raison tout seuls.</p>
+
+<p class="date">Paris, 25 février 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, vous savez déjà nos événements. Hier nous étions une
+monarchie, aujourd'hui nous sommes une république.</p>
+
+<p>Je n'ai pas le temps de raconter, je veux seulement vous soumettre un
+point de vue de la plus haute importance.</p>
+
+<p>La France veut la paix et en a besoin. Ses dépenses vont s'accroître,
+ses recettes s'affaiblir et son budget est déjà en déficit. Donc, il
+lui faut la paix et la réduction de son état militaire.</p>
+
+<p>Sans cette réduction, pas d'économie sérieuse possible, par conséquent
+pas de réforme financière, pas d'abolition de taxes odieuses.&mdash;Et sans
+cela, la révolution se dépopularise.</p>
+
+<p>Or, la France, vous le comprendrez, <i>ne peut pas prendre <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span>
+l'initiative du désarmement</i>. Il serait absurde de le lui demander.</p>
+
+<p>Voyez les conséquences. Ne désarmant pas, elle ne peut rien réformer,
+et ne réformant rien, ses finances la tuent.</p>
+
+<p>Le seul fait que l'étranger <i>conserve ses forces</i> nous réduit donc à
+périr. Or, nous ne voulons pas périr. Donc, si les nations étrangères
+ne nous mettent pas à même de désarmer en désarmant elles-mêmes, s'il
+nous faut tenir trois ou quatre cent mille hommes sur pied, nous
+serons entraînés à la guerre de propagande. C'est forcé. Car alors, le
+seul moyen d'arriver à respirer, chez nous, sera de créer des embarras
+à tous les rois de l'Europe.</p>
+
+<p>Si donc l'étranger comprend notre situation et ses dangers, il
+n'hésitera pas à nous donner cette preuve de confiance de désarmer
+<i>sérieusement</i>. Par là, il nous mettra à même d'en faire autant, de
+rétablir nos finances, de soulager le peuple, d'accomplir l'&oelig;uvre
+qui nous est dévolue.</p>
+
+<p>Si, au contraire, l'étranger juge prudent de rester armé, je n'hésite
+pas à dire que cette prétendue prudence <i>est de la plus haute
+imprudence</i>, car elle nous réduira à l'extrémité que je viens de vous
+dire.</p>
+
+<p>Plaise au ciel que l'Angleterre comprenne et fasse comprendre! Elle
+sauverait l'avenir de l'Europe. Que si elle consulte les traditions de
+la vieille politique, je vous défie bien de me dire comment nous
+pourrons échapper aux conséquences.</p>
+
+<p>Méditez cette lettre, cher Cobden, pesez-en toutes les expressions.
+Voyez par vous-même si tout ce que je vous dis n'est pas inévitable.</p>
+
+<p>Si vous restez armés, nous restons armés sans mauvaise intention. Mais
+restant armés, nous succomberons sous le poids de taxes impopulaires.
+Aucun gouvernement n'y pourra tenir. Ils auront beau se succéder, ils
+rencontreront <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> tous la même difficulté; et un jour viendra où
+l'on dira: Puisque nous ne pouvons renvoyer l'armée dans ses foyers,
+il faut l'envoyer soulever les peuples.</p>
+
+<p>Si vous désarmez dans une forte proportion, si vous vous unissez
+fortement à nous pour conseiller à la Prusse la même politique, à
+cette condition, une ère nouvelle peut surgir et surgira du 24
+février.</p>
+
+<p class="date">Paris, 26 février 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, je donnerais beaucoup d'argent (si j'en avais), pour
+voir un moment M. de Lamartine notre ministre des Affaires étrangères.
+Mais je ne puis arriver à lui.</p>
+
+<p>Je voudrais aller à Londres, mais non sans l'avoir vu, parce qu'il
+faut bien lui soumettre les idées que j'aurais à vous communiquer.</p>
+
+<p>L'Angleterre peut faire un bien immense, sans se nuire le moins du
+monde. Elle peut substituer chez nous l'attachement sincère à de
+funestes préventions. Elle n'a qu'à le vouloir. Par exemple, pourquoi
+ne ferait-elle pas cesser <i>spontanément</i> sa sourde opposition à notre
+triste conquête algérienne? Pourquoi ne ferait-elle pas cesser
+<i>spontanément</i> les dangers qui naissent du droit de visite? Pourquoi
+laisser s'enraciner chez nous l'idée qu'elle veut nous humilier?
+Pourquoi attendre que les circonstances enveniment ces affaires? Quel
+magnifique spectacle si l'Angleterre disait: «Quand la France aura
+choisi un gouvernement, l'Angleterre s'empressera de le reconnaître,
+et, pour preuve de sa sympathie, elle reconnaîtra aussi l'Algérie
+comme française, et renoncera au droit de visite dont elle aperçoit du
+reste l'inefficacité et les inconvénients!»</p>
+
+<p>Dites-moi, mon cher Cobden, ce que de tels actes coûteraient à votre
+pays, s'ils étaient faits, comme je le dis, <i>spontanément</i>?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> Ici nous ne pouvons pas tirer de l'idée des Français que
+l'Angleterre convoite l'Algérie. C'est absurde; mais les apparences y
+sont.</p>
+
+<p>Nous ne pouvons pas effacer des esprits la pensée que le droit de
+visite entre dans votre politique. C'est encore absurde; mais les
+apparences y sont.</p>
+
+<p>Au nom de la paix et de l'humanité, provoquez ces grandes mesures!
+Faisons donc une fois de la diplomatie populaire, et faisons-la en
+temps utile.</p>
+
+<p>Écrivez-moi; dites-moi franchement si un voyage à Londres, entrepris
+dans ces vues, sous les auspices de M. de Lamartine, aurait quelques
+chances d'amener un résultat. Je lui montrerai votre lettre.</p>
+
+<p class="date">Mugron, 5 avril 1848.</p>
+
+<p>Mon cher ami, me voici dans ma solitude. Que ne puis-je m'y ensevelir
+pour toujours, et y travailler paisiblement à cette synthèse
+économique, que j'ai dans la tête et qui n'en sortira jamais!&mdash;Car, à
+moins d'un revirement subit dans l'opinion du pays, je vais être
+envoyé à Paris chargé du terrible mandat de Représentant du Peuple. Si
+j'avais de la force et de la santé, j'accepterais cette mission avec
+enthousiasme. Mais que pourront ma faible voix, mon organisation
+maladive et nerveuse au milieu des tempêtes révolutionnaires? Combien
+il eût été plus sage de consacrer mes derniers jours à creuser, dans
+le silence, le grand problème de la destinée sociale; d'autant que
+quelque chose me dit que je serais arrivé à la solution. Pauvre
+village, humble toit de mes pères, je vais vous dire un éternel adieu;
+je vais vous quitter avec le pressentiment que mon nom et ma vie,
+perdus au sein des orages, n'auront pas même cette modeste utilité
+pour laquelle vous m'aviez préparé!...</p>
+
+<p>Mon ami, je suis trop loin du théâtre des événements <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> pour
+vous en parler. Vous les apprenez avant moi; et au moment où j'écris,
+peut-être les faits sur lesquels je pourrais raisonner sont-ils de
+l'histoire ancienne. Si le gouvernement déchu nous avait laissé les
+finances en bon ordre, j'aurais une foi entière dans l'avenir de la
+République. Malheureusement le trésor public est écrasé, et je sais
+assez l'histoire de notre première révolution pour connaître
+l'influence du délabrement des finances sur les événements. Une mesure
+urgente entraîne une mesure arbitraire; et c'est là surtout que la
+fatalité exerce son empire. Maintenant, le peuple est admirable; et
+vous seriez surpris de voir comme le <i>suffrage universel</i> fonctionne
+bien dès son début. Mais qu'arrivera-t-il quand les impôts, au lieu
+d'être diminués, seront aggravés, quand l'ouvrage manquera, quand aux
+plus brillantes espérances succéderont d'amères réalités? J'avais
+aperçu une planche de salut, sur laquelle il est vrai je ne comptais
+guère, car elle supposait de la sagesse et de la prudence dans les
+rois; c'était le désarmement simultané de l'Europe. Alors les finances
+eussent été partout rétablies, les peuples soulagés et rattachés à
+l'ordre; l'industrie se serait développée, le travail eût abondé et
+les peuples eussent attendu avec calme le développement progressif des
+institutions. Les monarques ont préféré jouer leur <i>va-tout</i>, ou
+plutôt ils n'ont pas su lire dans le présent et dans l'avenir. Ils
+pressent un ressort, sans comprendre qu'à mesure que leur force
+s'épuise celle du ressort augmente.</p>
+
+<p>Supposez qu'ils aient partout désarmé et dégrévé d'autant les impôts,
+en outre accordé aux nations des institutions d'ailleurs inévitables.
+La France obérée se fût hâtée d'en faire autant, trop heureuse de
+pouvoir fonder la République sur la solide base du soulagement réel
+des souffrances populaires. Le calme et le progrès se fussent donné
+la main.&mdash;Mais le contraire est arrivé. Partout on arme, <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span>
+partout on accroît les dépenses publiques, et les impôts et les
+entraves, quand les impôts existants sont précisément la cause des
+révolutions. Tout cela ne finira-t-il pas par une terrible explosion?</p>
+
+<p>Quoi donc! la justice est-elle si difficile à pratiquer, la prudence
+si difficile à comprendre?</p>
+
+<p>Depuis que je suis ici, je ne vois pas de journaux anglais. Je ne sais
+rien de ce qui se passe dans votre parlement. J'aurais espéré que
+l'Angleterre prendrait l'initiative de la politique rationnelle, et
+qu'elle la prendrait avec cette hardiesse vigoureuse dont elle a donné
+tant d'exemples. J'aurais espéré qu'elle eût voulu <i>to teach mankind
+how to live</i>: désarmer, désarmer, abandonner les colonies onéreuses,
+cesser d'être menaçante, se mettre dans l'impossibilité d'être
+menacée, supprimer les taxes impopulaires et présenter au monde un
+beau spectacle d'union, de force, de sagesse, de justice et de
+sécurité. Mais hélas! l'Économie politique n'a pas encore assez
+pénétré les masses, même chez vous.</p>
+
+<p class="date">Paris, 11 mai 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, il ne m'est pas possible de vous écrire longuement.
+D'ailleurs, que vous dirais-je? Comment prévoir ce qui sortira du sein
+d'une assemblée de 900 personnes, qui ne sont contenues par aucune
+règle, par aucun précédent; qui ne se connaissent pas entre elles; qui
+sont sous l'empire de tant d'erreurs; qui ont à satisfaire tant
+d'espérances justes ou chimériques, et qui pourtant peuvent à peine
+s'entendre et délibérer, à cause de leur nombre et de l'immensité de
+la salle? Ce que je puis dire, c'est que l'assemblée nationale a de
+bonnes intentions. L'esprit démocratique y domine. Je voudrais pouvoir
+en dire autant de l'esprit de paix et de non-intervention. Nous le
+saurons lundi. C'est ce jour-là qu'on a fixé pour la conversation sur
+la Pologne et l'Italie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> En attendant j'aborde de suite le sujet de ma lettre.</p>
+
+<p>Vous savez qu'une commission de travailleurs se réunissait au
+Luxembourg, sous la présidence de L. Blanc. L'assemblée nationale l'a
+dispersée par sa présence; mais elle s'est hâtée de fonder, dans son
+propre sein, une commission chargée de faire une enquête sur la
+situation des travailleurs industriels et agricoles, ainsi que de
+proposer les moyens d'améliorer leur sort.</p>
+
+<p>C'est une &oelig;uvre immense, et que les illusions qui ont cours rendent
+périlleuse.</p>
+
+<p>Je suis appelé à faire partie de cette commission. J'ai été nommé
+loyalement, après avoir exposé mes doctrines sans réticences, mais en
+les considérant surtout au point de vue du droit de propriété. Ce que
+j'ai dit et qui m'a valu d'être nommé, je le reproduis, sous forme
+d'un article intitulé: <i>Loi et propriété</i>, qui paraîtra dans le
+prochain numéro du <i>Journal des Économistes</i>. Je vous prie de le
+lire<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>.</p>
+
+<p>Maintenant, je voudrais faire servir cette enquête à faire jaillir la
+vérité. Que je me trompe ou non, c'est la vérité qu'il nous
+faut.&mdash;Nous n'avons pas en France une grande expérience de cette
+<i>machinery</i> qu'on nomme <i>enquêtes parlementaires</i>. Connaîtriez-vous
+quelque ouvrage où soit exposé l'art de les conduire de manière à
+dégager la vérité? Si vous en connaissez, ayez la bonté de me le
+signaler, ou mieux encore de me le faire envoyer.</p>
+
+<p>Les préventions antibritanniques sont encore loin d'être éteintes ici.
+On pense que les Anglais s'appliquent à contrarier, sur le continent,
+la politique franco-républicaine; et cela ne m'étonnerait pas de la
+part de votre aristocratie. Aussi je suivrai avec un vif intérêt votre
+nouvelle agitation, en faveur des réformes politiques et économiques
+qui peuvent diminuer l'influence au dehors de la <i>Squirarchy</i>.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> Paris, le 27 mai 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, je vous remercie de m'avoir procuré l'occasion de
+faire la connaissance de M. Baines. Je regrette seulement de n'avoir
+pu m'entretenir qu'un instant avec un homme aussi distingué.</p>
+
+<p>Pardonnez-moi de vous avoir donné la peine de m'écrire au sujet des
+enquêtes et de leur forme. J'ai déserté notre comité du travail pour
+celui des finances. C'est là en définitive que viendront aboutir
+toutes les questions et même toutes les utopies. À moins que le pays
+ne renonce à l'usage de la raison, il faudra bien qu'il subordonne aux
+finances, même sa politique extérieure, dans une certaine mesure.
+Puissions-nous faire triompher la politique de la paix! Pour moi, je
+suis convaincu qu'après la guerre immédiate, rien n'est plus funeste à
+ma patrie que le système inauguré par notre gouvernement, et qu'il a
+appelé <i>diplomatie armée</i>. À quelque point de vue qu'on le considère,
+un tel système est injuste, faux et ruineux. Je me désole quand je
+songe que quelques simples notions d'économie politique suffiraient
+pour le dépopulariser en France. Mais comment y parvenir, quand
+l'immense majorité croit que les intérêts des peuples, et même les
+intérêts en général, sont radicalement et naturellement antagoniques?
+Il faut attendre que ce préjugé disparaisse, et ce sera long. Pour ce
+qui me concerne, rien ne peut m'ôter de l'idée que mon rôle était
+d'être publiciste campagnard comme autrefois, ou tout au plus
+professeur. Je ne suis pas né à une époque où ma place soit sur la
+scène de la politique active.</p>
+
+<p>Quoi de plus simple, en apparence, que de décider la France et
+l'Angleterre à s'entendre pour désarmer en même temps?
+qu'auraient-elles à craindre? combien de difficultés réelles,
+imminentes, pressantes, ne se mettraient-elles <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> pas à même de
+résoudre! combien d'impôts à réformer! que de souffrances à soulager!
+que d'affections populaires à conquérir! que de troubles et de
+révolutions à éloigner! Et cependant, nous n'y parviendrons pas.
+L'impossibilité matérielle de recouvrer l'impôt ne suffira pas, chez
+vous ni chez nous, pour faire adopter un désarmement, d'ailleurs
+indiqué par la plus simple prudence.</p>
+
+<p>Cependant je dois dire que j'ai été agréablement surpris de trouver
+dans notre comité, composé de soixante membres, les meilleures
+dispositions. Dieu veuille que l'esprit qui l'anime se répande d'abord
+sur l'assemblée et de là sur le public. Mais hélas! sur quinze
+comités, il y en a <i>un</i> qui, chargé des voies et moyens, est arrivé à
+des idées de paix et d'économies. Les autres quatorze comités ne
+s'occupent que de projets qui, tous, entraînent des dépenses
+nouvelles,&mdash;résistera-t-il au torrent?</p>
+
+<p>Je crois qu'en ce moment vous avez près de vous madame Cobden, ainsi
+que M. et madame Schwabe&mdash;je vous prie de leur présenter mes civilités
+affectueuses. Depuis le départ de M. Schwabe, les Champs-Élysées me
+semblent un désert; avant je les trouvais bien nommés.</p>
+
+<p class="date">27 juin 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, vous avez appris l'immense catastrophe qui vient
+d'affliger la France et qui afflige le monde. Je crois que vous serez
+bien aise d'avoir de mes nouvelles, mais je n'entrerai pas dans
+beaucoup de détails. C'est vraiment une chose trop pénible, pour un
+Français, même pour un Français cosmopolite, d'avoir à raconter ces
+scènes lugubres à un Anglais.</p>
+
+<p>Permettez-moi donc de laisser à nos journaux le soin de vous apprendre
+les faits. Je vous dirai quelques mots sur les causes. Selon moi,
+elles sont toutes dans le <i>socialisme</i>. Depuis longtemps nos
+gouvernants ont empêché autant <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> qu'ils l'ont pu la diffusion
+des connaissances économiques. Ils ont fait plus. Par ignorance, ils
+ont préparé les esprits à recevoir les erreurs du socialisme et du
+faux républicanisme, car c'est là l'évidente tendance de l'éducation
+classique et universitaire. La nation s'est engouée de l'idée qu'on
+pouvait faire de la fraternité avec la loi.&mdash;On a exigé de l'État
+qu'il fit directement le bonheur des citoyens. Mais qu'est-il arrivé?
+En vertu des penchants naturels du c&oelig;ur humain, chacun s'est mis à
+réclamer pour soi, de l'État, une plus grande part de bien-être.
+C'est-à-dire que l'État ou le trésor public a été mis au pillage.
+Toutes les classes ont demandé à l'État, comme en vertu d'un droit,
+des moyens d'existence. Les efforts faits dans ce sens par l'État
+n'ont abouti qu'à des impôts et des entraves, et à l'augmentation de
+la misère; et alors les exigences du peuple sont devenues plus
+impérieuses.&mdash;À mes yeux, le régime protecteur a été la première
+manifestation de ce désordre. Les propriétaires, les agriculteurs, les
+manufacturiers, les armateurs ont invoqué l'intervention de la loi
+pour accroître leur part de richesse. La loi n'a pu les satisfaire
+qu'en créant la détresse des autres classes, et surtout des
+ouvriers.&mdash;Alors ceux-ci se sont mis sur les rangs, et au lieu de
+demander que la spoliation cessât, ils ont demandé que la loi les
+admît aussi à participer à la spoliation.&mdash;Elle est devenue générale,
+universelle. Elle a entraîné la ruine de toutes les industries. Les
+ouvriers, plus malheureux que jamais, ont pensé que le dogme de la
+fraternité ne s'était pas réalisé pour eux, et ils ont pris les armes.
+Vous savez le reste: un carnage affreux qui a désolé pendant quatre
+jours la capitale du monde civilisé et qui n'est pas encore terminé.</p>
+
+<p>Il me semble, mon cher Cobden, que je suis le seul à l'assemblée
+nationale qui voie la cause du mal et par conséquent le remède. Mais
+je suis obligé de me taire, car à quoi bon parler pour n'être pas
+compris? aussi je me demande <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> quelquefois si je ne suis pas un
+maniaque, comme tant d'autres, enfoncé dans ma vieille erreur; mais
+cette pensée ne peut prévaloir, car je connais trop, ce me semble,
+tous les détails du problème. D'ailleurs, je me dis toujours: En
+définitive, ce que je demande, c'est le triomphe des harmonieuses et
+simples lois de la Providence. Est-il présumable qu'elle s'est
+trompée?</p>
+
+<p>Je regrette aujourd'hui très-profondément d'avoir accepté le mandat
+qui m'a été confié.&mdash;Je n'y suis bon à rien, tandis que, comme simple
+publiciste, j'aurais pu être utile à mon pays.</p>
+
+<p class="date">7 août 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, je quitte l'assemblée pour répondre quelques lignes à
+votre lettre du 5. J'espérais voir nos ministres pour conférer avec
+eux sur la communication que vous me faites, mais ils ne sont pas
+venus. En attendant d'autres détails, voici ce que je sais.</p>
+
+<p>Nous nous sommes trouvés, pour 1848, en face d'un déficit impossible à
+combler par l'impôt. Le ministre des finances a pris la résolution d'y
+pourvoir par l'emprunt et d'organiser son budget de 1849 de manière à
+équilibrer les recettes et les dépenses, sans en appeler de nouveau au
+crédit. L'intention est bonne, le tout est d'y être fidèle.</p>
+
+<p>Dans cette pensée, il a reconnu que les recettes ordinaires ne
+pouvaient faire face aux dépenses de 1849, qu'autant que celles-ci
+seraient réduites d'un chiffre assez considérable. Il a donc déclaré à
+tous ses collègues qu'ils devaient aviser à une réduction à répartir
+entre tous les services. Le département de la marine est compris pour
+30 millions dans la réduction <i>proposée</i>; et comme il y a dans ce
+département des chapitres qu'il est impossible de toucher, tels que
+dépenses coloniales, bagnes, vivres, solde, etc., il s'ensuit que la
+réduction portera exclusivement sur les armements nouveaux à faire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> Cette résolution n'est pas immuable. Elle ne part pas d'un
+parti pris de diminuer nos forces militaires. Mais il est certain que
+le gouvernement et l'assemblée seraient fortement encouragés à
+persévérer dans cette voie, si l'Angleterre offrait de nous y suivre
+et surtout de nous y précéder dans une proportion convenable. C'est
+sur quoi je vais appeler l'attention de Bastide.</p>
+
+<p>En ce moment, il circule, à l'occasion de l'Italie, des bruits qui
+sont de nature à faire échouer les bonnes dispositions du ministre des
+finances. Je crains bien que la paix de l'Europe ne puisse pas être
+maintenue. Dieu veuille au moins que nos deux pays marchent d'accord!</p>
+
+<p>Adieu, mon cher Cobden, je vous écrirai prochainement.</p>
+
+<p class="date">18 août 1848.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, j'ai reçu votre lettre et le beau discours de M.
+Molesworth. Si j'avais eu du temps à ma disposition, je l'aurais
+traduit pour le <i>Journal des Économistes</i>. Mais le temps me manque et
+plus encore la force. Elle m'échappe, et je vous avoue que me voilà
+saisi de la manie de tous les écrivains. Je voudrais consacrer le peu
+de santé qui me reste, d'abord à établir les vrais principes
+d'économie politique tels que je les conçois, et ensuite à montrer
+leurs relations avec toutes les autres sciences morales. C'est
+toujours ma chimère des <i>Harmonies économiques</i>. Si cet ouvrage était
+fait, il me semble qu'il rallierait à nous une foule de belles
+intelligences, que le c&oelig;ur entraîne vers le socialisme.
+Malheureusement, pour qu'un livre surnage et soit lu, il doit être à
+la fois court, clair, précis et empreint de sentiments autant que
+d'idées. C'est vous dire qu'il ne doit pas contenir un mot qui ne soit
+pesé. Il doit se former goutte à goutte comme le cristal, et, comme
+lui encore, dans le silence et l'obscurité. Aussi je pousse bien des
+soupirs vers mes chères Landes et Pyrénées.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> Il ne m'a pas paru encore opportun de faire une ouverture à
+Cavaignac relativement à l'objet de votre lettre<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>. Le moment me
+semble mal choisi. Il faut attendre que les affaires d'Italie soient
+un peu éclaircies. Rien ne serait plus impopulaire en ce moment qu'une
+diminution dans l'armée. Tous les partis se réuniraient pour la
+condamner: les politiques, à cause de l'état de l'Europe; les
+propriétaires et négociants, à cause des passions démagogiques.
+L'armée française est admirable de dévouement et de discipline. Elle
+est, pour le moment, notre ancre de salut.&mdash;Ses chefs les plus aimés
+sont au pouvoir et ne voudront rien faire qui puisse altérer son
+affection.</p>
+
+<p>Quant à la marine, il n'est pas probable que la France entrerait dans
+une négociation qui aurait pour objet la <i>réduction proportionnelle</i>.
+Il faudrait que l'Angleterre allât plus loin, et je crains bien
+qu'elle n'y soit pas préparée. Je voudrais savoir au moins ce que l'on
+pourrait espérer d'obtenir.</p>
+
+<p>L'esprit public, de ce côté du détroit, rend une négociation semblable
+extrêmement difficile, surtout avec l'Angleterre seule. Il faudrait
+tâcher de l'étendre à toutes les puissances.</p>
+
+<p>C'est pourquoi je n'ai pas osé compromettre le succès, en demandant à
+Cavaignac une audience <i>ad hoc</i>. Je tâcherai de sonder ses idées
+occasionnellement et je vous les communiquerai.</p>
+
+<p>Il est impossible de se proposer un plus noble but. J'ai vu avec
+plaisir que la <i>Presse</i> entre dans cette voie. Je vais tâcher d'y
+faire entrer aussi les <i>Débats</i>. Mais la difficulté est d'y entraîner
+les journaux populaires; cependant je n'en désespère pas.</p>
+
+<p>Adieu, je suis forcé de vous quitter.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> 17 octobre 1849.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, vous ne devez pas douter de mon empressement à
+assister au meeting du 30 octobre, si mes devoirs parlementaires n'y
+font pas un obstacle absolu. Avoir le plaisir de vous serrer la main
+et être témoin du progrès de l'opinion en Angleterre, en faveur de la
+paix, ce sera pour moi une double bonne fortune. Il me sera bien
+agréable aussi de remercier M. B. Smith<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a> de sa gracieuse
+hospitalité, que j'accepte avec reconnaissance.</p>
+
+<p>Vous sentez que je ferai tous mes efforts pour entraîner notre
+excellent ami M. Say. Je crains que ses occupations du conseil d'État
+ne le retiennent. Je tiendrais d'autant plus à l'avoir pour compagnon
+de voyage que sa foi n'est pas entière à l'endroit du congrès de la
+paix. Le spectacle de vos meetings ne pourra que retremper sa
+confiance. Je le verrai ce soir.</p>
+
+<p>Mon ami, les nations comme les individus subissent la loi de la
+responsabilité. L'Angleterre aura bien de la peine à faire croire à la
+sincérité de ses efforts pacifiques. Pendant longtemps, pendant des
+siècles peut-être, on dira sur le continent: L'Angleterre prêche la
+modération et la paix; mais elle a cinquante-trois colonies et deux
+cents millions de sujets dans l'Inde.&mdash;Ce seul mot neutralisera
+beaucoup de beaux discours. Quand est-ce que l'Angleterre sera assez
+avancée pour renoncer volontairement à quelques-unes de ses onéreuses
+conquêtes? ce serait un beau moyen de propagande.</p>
+
+<p>Croyez-vous qu'il fût imprudent ou déplacé de toucher ce sujet
+délicat?</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> 24 octobre 1849.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, Say a dû vous écrire que nous nous proposions de
+partir dimanche soir, pour être à Londres lundi matin. Il amène avec
+lui son fils. Quant à Michel Chevalier, il est toujours dans les
+Cévennes.</p>
+
+<p>Mais voici une autre circonstance. Le beau-frère de M. Say, M.
+Cheuvreux, qui était absent quand nous fûmes passer une journée chez
+lui à la campagne, et qui a bien regretté d'avoir perdu cette occasion
+de faire votre connaissance, a le projet de se réunir à nous. Il
+désire d'ailleurs ardemment assister au mouvement de l'opinion
+publique de l'Angleterre, en faveur de la paix et du désarmement. Mais
+tenant à ne pas me séparer de M. Cheuvreux, je me vois forcé d'écrire
+à M. Smith pour lui témoigner toute ma reconnaissance et lui expliquer
+les motifs qui me mettent dans l'impossibilité de profiter de sa
+généreuse hospitalité.</p>
+
+<p>Pendant que j'écris, on discute l'abrogation des lois de proscription.
+Je crains bien que notre Assemblée n'ait pas le courage d'ouvrir les
+portes de la France aux dynasties déchues. À mon avis, cet acte de
+justice consoliderait la république.</p>
+
+<p class="date">31 décembre 1849.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, je suis enchanté du meeting de Bradford, et je vous
+félicite sincèrement d'avoir abordé enfin la question coloniale. Je
+sais que ce sujet vous a toujours paru délicat; il touche aux fibres
+les plus irritables des c&oelig;urs patriotiques. Renoncer à l'empire du
+quart du globe! Oh! jamais une telle preuve de bon sens et de foi dans
+la science n'a été donnée par aucun peuple! Il est surprenant qu'on
+vous ait laissé aller jusqu'au bout. Aussi ce que j'admire le plus
+dans ce meeting, ce n'est pas l'orateur (permettez-moi de le dire),
+c'est l'auditoire. Que ne ferez-vous <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> pas avec un peuple qui
+analyse froidement ses plus chères illusions et qui souffre qu'on
+recherche devant lui ce qu'il y a de fumée dans la gloire!</p>
+
+<p>Je me rappelle vous avoir témérairement insinué, dans le temps, le
+conseil de diriger vos coups sur le régime colonial avec lequel le
+<i>free-trade</i> est incompatible. Vous me répondîtes que l'orgueil
+national est une plante qui croît dans tous les pays et surtout dans
+le vôtre; qu'il ne fallait pas essayer de l'extirper brusquement et
+que le <i>free-trade</i> en rongerait peu à peu les racines. Je me rendis à
+cette observation de bon sens pratique, tout en déplorant la nécessité
+qui vous fermait la bouche; car je savais bien une chose, c'est que
+tant que l'Angleterre aurait quarante colonies, jamais l'Europe ne
+croirait à la sincérité de sa propagande. Pour mon compte, j'avais
+beau dire: «Les colonies sont un fardeau,» cela paraissait une
+assertion aussi paradoxale que celle-ci: «C'est un grand malheur pour
+un gentleman d'avoir de belles fermes.» Évidemment il faut que
+l'assertion et la preuve viennent de l'Angleterre elle-même. En avant
+donc, mon cher Cobden, redoublez d'efforts, triomphez, affranchissez
+vos colonies, et vous aurez réalisé la plus grande chose qui se soit
+faite sous le soleil, depuis qu'il éclaire les folies et les belles
+actions des hommes. Plus la Grande-Bretagne s'enorgueillit de son
+colosse colonial, plus vous devez montrer ce colosse aux pieds
+d'argile dévorant la substance de vos travailleurs. Faites que
+l'Angleterre, librement, mûrement, en toute connaissance de cause,
+dise au Canada, à l'Australie, au Cap: «Gouvernez-vous vous-mêmes;» et
+la liberté aura remporté sa grande victoire, et l'économie politique
+en action sera enseignée au monde.</p>
+
+<p>Car il faudra bien que les protectionnistes européens ouvrent enfin
+les yeux.</p>
+
+<p>D'abord ils disaient: «L'Angleterre admet chez elle les objets
+manufacturés. Belle générosité, puisqu'elle a à cet <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> égard une
+supériorité incontestable! Mais elle ne retirera pas la protection à
+l'agriculture, parce que, sous ce rapport, elle ne peut soutenir la
+concurrence des pays où le sol et la main-d'&oelig;uvre sont pour rien.»
+Vous avez répondu en affranchissant le blé, les bestiaux et tous les
+produits agricoles.</p>
+
+<p>Alors ils ont dit: «L'Angleterre joue la comédie; et la preuve, c'est
+qu'elle ne touche pas à ses lois de navigation, car l'empire des mers
+c'est sa vie.» Et vous avez réformé ces lois, non pour perdre votre
+marine, mais pour la renforcer.</p>
+
+<p>Maintenant ils disent: «L'Angleterre peut bien décréter la liberté
+commerciale et maritime, car, par ses quarante colonies, elle a
+accaparé les débouchés du monde. Elle ne portera pas la main sur son
+système colonial.» Renversez le vieux système, et je ne sais plus dans
+quelle prophétie les protectionnistes devront se réfugier. À propos de
+prophétie, j'ai osé en faire une il y a deux ans. C'était à Lyon,
+devant une nombreuse assemblée. Je disais: «Avant dix ans,
+l'Angleterre abattra elle-même volontairement le régime colonial.» Ne
+me faites pas passer ici pour un faux prophète.</p>
+
+<p>Les questions économiques s'agitent en France comme en Angleterre,
+mais dans une autre direction. On remue tous les fondements de la
+science. <i>Propriété</i>, <i>capital</i>, tout est mis en question; et, chose
+déplorable, les bonnes raisons ne sont pas toujours du côté de la
+raison. Cela tient à l'universelle ignorance en ces matières. On
+combat le communisme avec des arguments communistes. Mais enfin,
+l'intelligence si vive de ce pays est à l'&oelig;uvre. Que sortira-t-il
+de ce travail? du bien pour l'humanité sans doute, mais ce bien ne
+sera-t-il pas chèrement acheté? Passerons-nous par la banqueroute, par
+les assignats, etc.? <i>that is the question</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Vous aurez été surpris, sans doute, de me voir publier en ce
+moment un livre de pure théorie; et j'imagine que vous ne pourrez en
+soutenir la lecture. Je crois cependant qu'il aurait de l'utilité dans
+ce pays, si j'avais songé à faire une édition à bon marché et surtout
+si j'avais pu enfanter le second volume. <i>Ma non ho fiato</i>, au
+physique comme au moral, le souffle me manque.</p>
+
+<p>J'ai envoyé un exemplaire de ce livre à M. Porter. Mon ami, nos
+renommées sont comme nos vins; les uns comme les autres ont besoin de
+traverser la mer pour acquérir toute leur saveur. Je voudrais donc que
+vous me fissiez connaître quelques personnes à qui je pourrais
+adresser mon volume, afin que, par votre bonne influence, elles en
+rendissent compte dans les journaux. Il est bien entendu que je ne
+quête pas des éloges, mais la consciencieuse opinion de mes juges.</p>
+
+<p class="date">3 août 1850.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, depuis le départ de nos bons amis les Schwabe, je
+n'ai plus l'occasion de m'entretenir de vous. Cependant, je ne vous ai
+pas tout à fait perdu de vue, et, dans une occasion récente, j'ai
+remarqué avec joie, mais sans étonnement, que vous vous étiez séparé
+de nos amis pour rester fidèle à vos convictions. Je veux parler du
+vote sur Palmerston. Cette bouffée d'orgueil britannique qui a
+caractérisé cet épisode, n'est pas d'accord avec la marche naturelle
+des événements et le progrès de la raison publique en Angleterre. Vous
+avez bien fait de résister. C'est cette parfaite concordance de toutes
+vos actions et de tous vos votes qui donnera plus tard à votre nom et
+à votre exemple une autorité irrésistible.</p>
+
+<p>Je suis allé dans mon pays pour voir à guérir ces malheureux poumons,
+qui me sont des serviteurs fort capricieux. Je suis revenu un peu
+mieux, mais atteint d'une maladie <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> de larynx accompagnée d'une
+extinction de voix complète. Le médecin m'ordonne le silence absolu.
+C'est pourquoi je vais aller passer deux mois à la campagne aux
+environs de Paris. Là, j'essayerai de faire le second volume des
+<i>Harmonies économiques</i>. Le premier est passé à peu près inaperçu dans
+le monde savant. Je ne serais pas <i>auteur</i>, si je souscrivais à cet
+arrêt. J'en appelle à l'avenir, j'ai la conscience que ce livre
+contient une idée importante, une <i>idée mère</i>. Le temps me viendra en
+aide.</p>
+
+<p>Aujourd'hui je voulais vous dire quelques mots en faveur de notre
+confrère en économie politique, A. Scialoja. Vous savez qu'il était
+professeur à Turin. Les événements en ont fait, pendant quelques
+jours, un ministre du commerce à Naples. C'était à l'époque de la
+Constitution. Au retour du pouvoir absolu, Scialoja, pensant qu'un
+ministère du commerce n'est pas assez politique pour compromettre son
+titulaire, ne voulut pas fuir. Mal lui en prit. Il a été arrêté et mis
+en prison. Voilà dix mois qu'il sollicite en vain son élargissement ou
+un jugement.</p>
+
+<p>J'ai fait quelques démarches ici afin d'intéresser notre diplomatie.
+(Que la diplomatie soit bonne à quelque chose une fois dans la vie!)
+On m'a répondu que notre ambassade ferait ce qu'elle pourrait, mais
+qu'elle avait peu de chances. Scialoja serait, dit-on, beaucoup mieux
+protégé par la bienveillance anglaise. Voyez donc à lui ménager
+l'appui de votre ambassadeur à Naples.</p>
+
+<p>Scialoja demande à être jugé! j'aimerais mieux pour lui qu'on lui
+donnât un passe-port pour Londres ou Paris; car un jugement napolitain
+ne me paraît pas offrir de grandes garanties, même à l'innocence la
+plus blanche.</p>
+
+<p>Irez-vous à Francfort? Pour moi, il est inutile que j'assiste au
+congrès, puisque je suis devenu muet; mais il me serait bien agréable
+de vous voir à votre passage à Paris, et mon appartement, rue
+d'Alger, n<sup>o</sup> 3, est à votre disposition.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> 17 août 1850.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, connaissant ma misérable santé, vous n'aurez pas été
+surpris de mon absence au congrès de Francfort; surtout vous n'aurez
+pas songé à l'attribuer à un défaut de zèle. Indépendamment du plaisir
+d'être un de vos collaborateurs dans cette noble entreprise, il m'eût
+été bien agréable de rencontrer à Francfort des amis que j'ai rarement
+l'occasion de voir, et d'y faire connaissance avec une foule d'hommes
+distingués de ces deux excellentes races: la race anglo-saxonne et la
+race germanique. Enfin, je suis privé de cette consolation comme de
+bien d'autres. Depuis longtemps la bonne nature m'accoutume peu à peu
+à toutes sortes de privations, comme pour me familiariser avec la
+dernière qui les comprend toutes.</p>
+
+<p>N'ayant pas de vos nouvelles, j'ai ignoré un moment si vous vous
+rendiez au congrès, car l'idée ne m'était pas venue qu'on pouvait se
+rendre d'Angleterre à Francfort sans passer à Paris; et ne pensant pas
+non plus que vous traverseriez notre capitale sans me prévenir, je
+concluais que vous étiez vous-même empêché. On m'assure que non, et
+j'en félicite le congrès. Tâchez de porter un coup vigoureux à ce
+monstre de la guerre, ogre presque aussi dévorant quand il fait sa
+digestion, que lorsqu'il fait ses repas; car, vraiment, je crois que
+les armements font presque autant de mal aux nations que la guerre
+elle-même. De plus, ils empêchent le bien. Pour moi, j'en reviens
+toujours à ceci qui me paraît clair comme le jour: tant que le
+désarmement ne permettra pas à la France de remanier ses finances,
+réformer ses impôts et satisfaire les justes espérances des
+travailleurs, ce sera toujours une nation convulsive... et Dieu sait
+les conséquences.</p>
+
+<p>Un homme que j'aurais désiré voir, à cause de toutes les marques
+d'intérêt dont il m'a comblé, c'est M. Prince Smith, <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> de
+Berlin; s'il est au congrès, veuillez lui exprimer l'extrême désir que
+j'ai de faire sa connaissance personnelle. Que je serais heureux, mon
+cher Cobden, si vous vous décidiez à passer par Paris, et si vous
+obteniez de M. Prince Smith de vous accompagner dans cette excursion!
+mais je n'ose m'arrêter à de telles espérances. Les bonnes fortunes ne
+semblent pas faites pour moi. Depuis longtemps je m'exerce à prendre
+le bien quand il vient, mais sans jamais l'attendre.</p>
+
+<p>Il me semble qu'un petit séjour à Paris doit avoir de l'intérêt pour
+des politiques et des économistes. Venez voir de quel calme profond
+nous jouissons ici, quoi qu'on en puisse dire dans les journaux.
+Assurément, la paix intérieure et extérieure, en face d'un passé si
+agité et d'un avenir si incertain, c'est un phénomène qui atteste un
+grand progrès dans le bon sens public. Puisque la France s'est tirée
+de là, elle se tirera de bien d'autres difficultés.</p>
+
+<p>On a beau dire, l'esprit humain progresse, les intérêts bien entendus
+acquièrent de la prépondérance, les discordances sont moins profondes
+et moins durables, l'<i>harmonie</i> se fait.</p>
+
+<p class="date">9 septembre 1850.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, je suis sensible à l'intérêt que vous voulez bien
+prendre à ma santé. Elle est toujours chancelante. En ce moment j'ai
+une grande inflammation, et probablement des ulcérations à ces deux
+tubes qui conduisent l'air au poumon, et les aliments à l'estomac. La
+question est de savoir si ce mal s'arrêtera ou fera des progrès. Dans
+ce dernier cas, il n'y aurait plus moyen de respirer ni de manger, <i>a
+very awkward situation indeed</i>. J'espère n'être pas soumis à cette
+épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me préparer, en
+m'exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce qu'il n'y a pas
+une source inépuisable <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> de consolation et de force dans ces
+mots: <i>Non sicut ego volo, sed sicut tu.</i></p>
+
+<p>Une chose qui m'afflige plus que ces perspectives physiologiques,
+c'est la faiblesse intellectuelle dont je sens si bien le progrès. Il
+faudra que je renonce sans doute à achever l'&oelig;uvre commencée. Mais,
+après tout, ce livre a-t-il toute l'importance que je me plaisais à y
+attacher? La postérité ne pourra-t-elle pas fort bien s'en passer? Et
+s'il faut combattre l'amour désordonné de la conservation matérielle,
+n'est-il pas bon d'étouffer aussi les bouffées de vanité d'auteur, qui
+s'interposent entre notre c&oelig;ur et le seul objet qui soit digne de
+ses aspirations?</p>
+
+<p>D'ailleurs, je commence à croire que l'idée principale que j'ai
+cherché à propager n'est pas perdue; et hier un jeune homme m'a envoyé
+en communication un travail intitulé <i>Essai sur le capital</i>. J'y ai lu
+cette phrase:</p>
+
+<p>«Le capital est le signe caractéristique et la mesure du progrès. Il
+en est le véhicule nécessaire et unique, sa mission spéciale est de
+servir de transition de la valeur à la gratuité. Par conséquent, au
+lieu de peser sur le prix naturel, comme on dit, son rôle constant est
+de l'abaisser sans cesse» (<i>voir ci-après la lettre page 204</i>).</p>
+
+<p>Or, cette phrase renferme et résume le plus fécond des phénomènes
+économiques que j'aie essayé de décrire. En elle est le gage d'une
+réconciliation inévitable entre les classes propriétaires et
+prolétaires. Puisque ce point de vue de l'ordre social n'est pas
+tombé, puisqu'il a été aperçu par d'autres, qui l'exposeront à tous
+les yeux mieux que je ne pourrais faire, je n'ai pas tout à fait perdu
+mon temps, et je puis chanter, avec un peu moins de répugnance, mon
+<i>Nunc dimittis</i>.</p>
+
+<p>J'ai lu la relation du congrès de Francfort. Vous êtes le seul qui
+sachiez donner à cette &oelig;uvre un caractère pratique, une action sur
+le monde des affaires. Les autres orateurs <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> s'en tiennent à
+des lieux communs fort usés. Mais je persiste toujours à penser que
+l'association finira par avoir une grande influence indirecte, en
+éveillant et formant l'opinion publique. Sans doute, vous ne ferez pas
+décréter officiellement la paix universelle; mais vous rendrez les
+guerres plus impopulaires, plus difficiles, plus rares, plus odieuses.</p>
+
+<p>Il ne faut pourtant pas se dissimuler que l'affaire de Grèce a porté
+un très-rude coup aux amis de la paix; et il faudra bien du temps pour
+qu'ils s'en relèvent. Quel est, par exemple, le député français assez
+hardi pour seulement parler de désarmement partiel, en présence du
+principe international impliqué dans cette affaire grecque, avec
+l'assentiment (et c'est là surtout ce qui est grave) de la nation
+britannique? Désarmer! s'écrierait-on, désarmer au moment où une
+puissance formidable agit ouvertement en vertu de ce principe, qu'au
+moindre grief, qu'elle se croira contre un autre gouvernement, elle
+pourra non-seulement employer la force contre ce gouvernement, mais
+encore saisir les <i>propriétés privées</i> de ses citoyens! Tant qu'un tel
+principe restera debout, coûte que coûte, il faut que nous restions
+tous armés jusqu'aux dents.</p>
+
+<p>Il fut un temps, mon ami, où la diplomatie elle-même essaya de faire
+prévaloir le respect des <i>propriétés particulières</i> en mer, pendant la
+guerre. Ce principe est entré dans nos m&oelig;urs militaires. En 1814,
+les Anglais n'ont rien pris, dans le midi de la France, sans le payer.
+En 1823, nous avons fait la guerre en Espagne sur les mêmes errements;
+et quelque injuste que fût cette guerre, au point de vue politique,
+elle marqua admirablement la distinction, désormais reçue, entre le
+domaine public et la propriété personnelle. M. de Chateaubriand essaya
+à cette époque de faire admettre, dans le droit international, la
+suppression de la <i>course</i>, des <i>lettres de marque</i>, en un mot, le
+respect de la <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> propriété privée. Il échoua; mais ses efforts
+attestent un grand progrès de la civilisation.</p>
+
+<p>Combien lord Palmerston nous rejette loin de ce temps! Il est donc
+admis maintenant que, si l'Angleterre a à se plaindre du roi Othon, il
+n'est pas un Grec qui puisse se dire propriétaire d'une barque, ou
+d'un tonneau de marchandise. Par la même raison, si la France a
+quelque grief contre la Belgique, la Suisse, le Piémont, elle peut
+envoyer des bataillons s'emparer des maisons, des récoltes, des
+bestiaux, etc.; c'est de la barbarie... Je le répète, avec un tel
+système, il faut que chacun reste armé jusqu'aux dents, et se tienne
+prêt à défendre son bien.&mdash;Car, mon ami, les hommes ne sont pas encore
+des Quakers. Ils n'ont pas renoncé au droit de <i>défense personnelle</i>,
+et probablement ils n'y renonceront jamais.</p>
+
+<p>Si encore tout se bornait aux doctrines et aux actes de lord
+Palmerston, ce serait une iniquité de plus à la charge de la
+diplomatie; voilà tout. Mais ce qui est grave, ce qui est menaçant,
+c'est l'approbation inattendue donnée à cette politique par la nation
+anglaise. Il me reste un espoir: c'est que cette approbation soit une
+surprise.</p>
+
+<p>Mais tout en politiquant, j'oublie de vous dire que, pour me conformer
+aux ordonnances des médecins, sans y avoir grand'foi, je pars pour
+l'Italie. Ils m'ont condamné à passer cet hiver à Pise, en Toscane. De
+là, j'irai sans doute visiter Florence et Rome. Si vous avez là
+quelques amis assez intimes pour que je puisse me présenter à eux,
+veuillez me les signaler, sans vous donner la peine de faire des
+lettres de recommandation. Si je savais où trouver monsieur et madame
+Schwabe, je les préviendrais de cette excursion afin de prendre leurs
+ordres. Quand vous aurez occasion de leur écrire, veuillez leur faire
+part de ce voyage.</p>
+
+<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> Pise, le 18 octobre 1850.</p>
+
+<p>Mon cher Cobden, je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à ma
+santé. Je ne puis pas dire qu'elle soit meilleure ou plus mauvaise. Sa
+marche est si imperceptible que je sais à peine vers quel dénoûment
+elle me conduit. Tout ce que je demande au ciel maintenant, c'est que
+les tubes qui descendent de la bouche au poumon et à l'estomac ne
+deviennent pas plus douloureux. Je n'avais jamais pensé au rôle
+immense qu'ils jouent dans notre vie. Le boire, le manger, la
+respiration, la parole, tout passe par là. S'ils ne fonctionnent pas,
+on est mort; s'ils fonctionnent mal, c'est bien pis.</p>
+
+<p>Le premier aspect de l'Italie, et particulièrement de la Toscane, ne
+fait pas sur moi la même impression qu'il avait faite sur vous. Cela
+n'est pas surprenant: vous arriviez ici en triomphateur, après avoir
+fait faire à l'humanité un de ses plus notables progrès; vous étiez
+accueilli et fêté par tout ce qu'il y a dans ce pays d'hommes
+éclairés, libéraux, amis du bien public; vous voyiez la Toscane par le
+haut.&mdash;Moi, j'y entre par l'extrémité opposée; tous mes rapports
+jusqu'ici ont été avec des bateliers, des voituriers, des garçons
+d'auberge, des mendiants et des facchini, ce qui constitue la race
+d'hommes la plus rapace, la plus tenace, la plus abjecte qu'on puisse
+rencontrer. Je me dis souvent qu'il ne faut pas se hâter de juger, que
+très-probablement ma disposition intérieure me met un verre noirci sur
+la vue. En effet, il est bien difficile qu'un homme qui ne peut pas
+parler, ni guère se tenir debout, ne soit fort irritable, et partant
+injuste. Cependant, mon ami, je ne crois pas me tromper en disant
+ceci:&mdash;Quand les hommes n'ont aucun soin de leur dignité, quand ils ne
+reconnaissent d'autre loi que le <i>sans gêne</i>, quand ils ne veulent se
+soumettre à aucun ordre, à aucune discipline volontaire, <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> il
+n'y a pas de ressource.&mdash;Ici les hommes sont très-bienveillants les
+uns envers les autres; et cette qualité est poussée si loin, qu'elle
+devient un défaut et un obstacle invincible à toute tentative sérieuse
+vers l'indépendance et la liberté. Dans les rues, dans les bateaux à
+vapeur, dans les chemins de fer, vous verrez toujours les règlements
+violés. On fume là où il est défendu de fumer, les gens des secondes
+envahissent les premières, ceux qui ne payent pas prennent la place de
+ceux qui payent. Ce sont choses reçues dont nul ne se fâche, pas même
+les victimes. Ils ont l'air de dire: Il ne s'est pas gêné, il a eu
+raison, j'en ferais autant à sa place. Quant aux préposés, gardiens,
+capitaines, comment feraient-ils respecter la règle, puisqu'ils sont
+toujours les premiers à la violer?</p>
+
+<p>Au reste, mon cher Cobden, ne prenez ces paroles que pour ce qu'elles
+sont, les boutades d'un misanthrope. Avant-hier soir, l'ennui me
+poussa vers Florence. J'y arrivai à trois heures de l'après-midi.
+Comme je n'avais d'autre suite et d'autre bagage qu'un petit sac de
+nuit, on ne voulut me recevoir dans aucun hôtel. La fatigue
+m'accablait et je ne pouvais m'expliquer, puisque la voix me fait
+défaut. Enfin, dans une auberge plus hospitalière, on me donna une
+chambre froide et obscure, dans les combles. Aussi, hier, je me suis
+empressé de quitter cette ville des <i>fleurs</i>, qui n'a été pour moi que
+la ville des <i>soucis</i>. Cependant, j'ai eu le plaisir de voir le
+marquis de Ridolfi. Nous avons beaucoup causé de vous. Plus tard, si
+mes <i>cordes vocales</i> reprennent un peu de sonorité, j'irai me
+réconcilier avec la ville des Médicis.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> LETTRE À M. ALCIDE FONTEYRAUD.</h3>
+
+<p class="date">Mugron, le 20 décembre 1845.</p>
+
+<p>Mon cher monsieur Fonteyraud, je ne répondrai pas aujourd'hui à votre
+lettre si aimable, si bonne, si intéressante par les sujets dont elle
+m'entretient et par la manière dont elle en parle. Ceci n'est qu'un
+simple accusé de réception dont je charge une personne qui part dans
+quelques heures pour Paris.</p>
+
+<p>J'avais de vos nouvelles par le journal de la Ligue, par M. Guillaumin
+et par M. Cobden, qui me parle de vous en termes que je ne veux pas
+vous répéter pour ne pas blesser votre modestie... Cependant je me
+ravise. M. Cobden sera assez justement célèbre un jour, pour que vous
+soyez bien aise de savoir le jugement qu'il a porté de vous.
+D'ailleurs ce jugement renferme un conseil, et je n'ai pas le droit de
+l'arrêter au passage, d'autant que vous persistez à me donner le titre
+de <i>maître</i>. J'en remplirai les fonctions une fois, sinon en vous
+donnant des avis, du moins en vous transmettant ceux qui émanent d'une
+autorité bien imposante pour les disciples du <i>free-trade</i>.</p>
+
+<p>Voici donc comment s'exprime M. Cobden:</p>
+
+<p>«Let me thank you for introducing to us Mr. Fonteyraud, who excited
+our admiration not only by his superior talents, but by the warmth of
+his zeal in the cause of free-trade. I have rarely met with a young
+man of his age possessing so much knowledge and so mature a judgement
+both as respects <i>men</i> and <i>things</i>. If he be preserved from the
+temptations which beset the path of young men of literary pursuits in
+Paris,» (M. Cobden veut-il parler des écoles sentimentalistes ou des
+piéges de l'esprit de parti, c'est ce que j'ignore) «he possesses the
+<span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> ability to render himself very useful in the cause of
+humanity.»</p>
+
+<p>Le reste ne pouvant s'adresser qu'à votre amour-propre, permettez-moi
+de le supprimer.</p>
+
+<p>Il est doux, il est consolant de marcher dans la vie appuyé par un tel
+témoignage. Il y a bien quelque chose au fond du c&oelig;ur qui nous
+parle de notre propre mérite; mais quand nous voyons l'aveuglement de
+tous les hommes à ce sujet, comment pouvons-nous avoir jamais la
+certitude que le sentiment de nos forces en est la mesure? Pour vous,
+vous voilà jugé et consacré; vous êtes voué à la cause de l'humanité.
+<i>Apprendre et répandre</i>, telle doit être votre devise, telle est votre
+destinée.</p>
+
+<p>Oh! comme mon c&oelig;ur battait quand je lisais votre description du
+grand meeting de Manchester! Comme vous, je sentais l'enthousiasme me
+pénétrer par tous les pores. Jamais rien de semblable, quoi qu'en dise
+Salomon, s'était-il vu sous le soleil? On a vu de grandes réunions
+d'hommes se passionner pour une conquête, pour une victoire, pour un
+intérêt, pour le triomphe de la force brutale; mais avait-on jamais vu
+dix mille hommes s'unir pour faire prévaloir par des moyens
+pacifiques, par la parole, par le sacrifice, un grand principe de
+justice universelle? Quand la liberté du commerce serait une erreur,
+une chimère, la Ligue n'en serait pas moins glorieuse, car elle a
+donné au monde le plus puissant et le plus moral de tous les
+instruments de civilisation. Comment ne voit-on pas que ce n'est pas
+seulement l'affranchissement des échanges, mais successivement toutes
+les réformes, tous les actes de justice et de réparation, que
+l'humanité pourra réaliser à l'aide de ces gigantesques et vivantes
+organisations!</p>
+
+<p>Aussi, avec quel bonheur, je dirai presque avec quel délire de joie,
+j'ai accueilli la nouvelle que vous me donniez à la fin de votre
+lettre! La France aurait aussi sa ligue! <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> la France verrait
+cesser son éternelle adolescence; elle rougirait du puérilisme honteux
+dans lequel elle végète, elle se ferait homme! Oh! vienne ce jour, et
+je le saluerai comme le plus beau de ma vie. Ne cesserons-nous jamais
+d'attacher la gloire au développement de la force matérielle, de
+vouloir trancher toutes les questions par l'épée, de ne glorifier que
+le courage du champ de bataille, quels que soient son mobile et ses
+&oelig;uvres? Comprendrons-nous enfin que, puisque <i>l'opinion est la
+reine du monde</i>, c'est l'opinion qu'il faut travailler, c'est à
+l'opinion qu'il faut communiquer des lumières qui lui montrent la
+bonne voie et de l'énergie pour y marcher?</p>
+
+<p>Mais après l'enthousiasme est venue la réflexion. Je tremble que
+quelque germe funeste ne se glisse dans les commencements de notre
+ligue, par exemple l'esprit de transaction, de transition,
+d'atermoiements, de ménagements. Tout est perdu si elle ne se rallie,
+si elle n'adhère étroitement à un <i>principe absolu</i>. Comment les
+ligueurs eux-mêmes pourraient-ils s'entendre, si la ligue admettait
+divers principes, à diverses doses? Et s'ils ne s'entendaient pas
+entre eux, quelle influence pourraient-ils exercer au dehors?&mdash;Ne
+soyons que vingt, ou dix, ou cinq; mais que ces vingt, ou dix, ou cinq
+aient le même but, la même volonté, la même foi. Vous avez assisté à
+l'agitation anglaise; je l'ai moi-même beaucoup étudiée, et je sais
+(ce que je vous prie de bien dire à nos amis) que si la Ligue eût fait
+la moindre concession, à aucune époque de son existence, il y a
+longtemps que l'aristocratie en serait débarrassée.</p>
+
+<p>Donc, qu'une association se forme en France; qu'elle entreprenne
+d'affranchir le commerce et l'industrie de tout monopole; qu'elle se
+dévoue au triomphe du principe, et vous pouvez compter sur moi. De la
+parole, de la plume, de la bourse, je suis à elle. S'il faut subir des
+poursuites judiciaires, essuyer des persécutions, braver le ridicule,
+je <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> suis à elle. Quelque rôle qu'on m'y donne, quelque rang
+qu'on m'y assigne, sur les hustings ou dans le cabinet, je suis à
+elle. Dans des entreprises de ce genre, en France plus qu'ailleurs, ce
+qu'il faut redouter, ce sont les rivalités d'amour-propre; et
+l'amour-propre est le premier sacrifice que nous devons faire sur
+l'autel du bien public. Je me trompe, l'indifférence et l'apathie sont
+peut-être de plus grands dangers. Puisque ce projet a été formé, ne le
+laissez pas tomber. Oh! que ne suis-je auprès de vous!</p>
+
+<p>J'allais finir ma lettre sans vous remercier d'avance de ce que vous
+direz dans la <i>Revue britannique</i> de ma publication. Une simple
+traduction ne peut mériter de grands éloges. Quoi qu'il en soit,
+éloges et critiques sont bien venus quand ils sont sincères.</p>
+
+<p>Adieu; votre affectionné.</p>
+
+<h3>LETTRE DE F. BASTIAT<br>
+AU PRÉSIDENT DU CONGRÈS DE LA PAIX, À FRANCFORT.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 17 août 1850.</p>
+
+<p class="smcap">Monsieur le président,</p>
+
+<p>Une maladie de larynx n'aurait pas suffi pour me retenir loin du
+congrès, d'autant que mon rôle y serait plutôt d'écouter que de
+parler, si je ne subissais un traitement qui m'oblige à rester à
+Paris. Veuillez exprimer mes regrets à vos collaborateurs. Pénétré de
+ce qu'il y a de grand et de nouveau dans ce spectacle d'hommes de
+toutes les races et de toutes les langues, accourus de tous les points
+du globe pour travailler en commun au triomphe de la paix universelle,
+c'est avec zèle, c'est avec enthousiasme que j'aurais joint mes
+efforts aux vôtres, en faveur d'une si sainte cause.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> À la vérité, la paix universelle est considérée, en beaucoup
+de lieux, comme une chimère, et, par suite, le congrès comme un effort
+honorable mais sans portée. Ce sentiment règne peut-être plus en
+France qu'ailleurs, parce que c'est le pays où l'on est le plus
+fatigué d'utopies et où le ridicule est le plus redoutable.</p>
+
+<p>Aussi, s'il m'eût été donné de parler au congrès, je me serais attaché
+à rectifier une si fausse appréciation.</p>
+
+<p>Sans doute, il a été un temps où un congrès de la paix n'aurait eu
+aucune chance de succès. Quand les hommes se faisaient la guerre pour
+conquérir du butin, des terres ou des esclaves, il eût été difficile
+de les arrêter par des considérations morales ou économiques. Les
+religions mêmes y ont échoué.</p>
+
+<p>Mais aujourd'hui deux circonstances ont tout à fait changé la
+question.</p>
+
+<p>La première, c'est que les guerres n'ont plus l'intérêt pour cause ni
+même pour prétexte, étant toujours contraires aux vrais intérêts des
+masses.</p>
+
+<p>La seconde, c'est qu'elles ne dépendent plus du caprice d'un chef,
+mais de l'opinion publique.</p>
+
+<p>Il résulte de la combinaison de ces deux circonstances, que les
+guerres doivent s'éloigner de plus en plus, et enfin disparaître, par
+la seule force des choses, et indépendamment de toute intervention du
+congrès, car un fait qui blesse le public et dépend du public doit
+nécessairement cesser.</p>
+
+<p>Quel est donc le rôle du congrès? C'est de hâter ce dénoûment
+d'ailleurs inévitable, en montrant à ceux qui ne le voient pas encore
+en quoi et comment les guerres et les armements blessent les intérêts
+généraux.</p>
+
+<p>Or, qu'y a-t-il d'utopique dans une telle mission?</p>
+
+<p>Depuis quelques années, le monde a traversé des circonstances qui,
+certes, à d'autres époques, eussent amené <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> de longues et
+cruelles guerres. Pourquoi ont-elles été évitées? Parce que, s'il y a
+en Europe un parti de la guerre, il y a aussi des amis de la paix;
+s'il y a des hommes toujours prêts à guerroyer, qu'une éducation
+stupide a imbus d'idées antiques et de préjugés barbares, qui
+attachent l'honneur au seul courage physique et ne voient de gloire
+que pour les faits militaires, il y a heureusement d'autres hommes à
+la fois plus religieux, plus moraux, plus prévoyants et meilleurs
+calculateurs. N'est-il pas bien naturel que ceux-ci cherchent à faire
+parmi ceux-là des prosélytes? Combien de fois la civilisation, comme
+en 1830, en 1840, en 1848, n'a-t-elle pas été, pour ainsi dire,
+suspendue à cette question: Qui l'emportera du parti de la guerre ou
+du parti de la paix? Jusqu'ici le parti de la paix a triomphé, et, il
+faut le dire, ce n'est peut-être ni par l'ardeur ni par le nombre,
+mais parce qu'il avait l'influence politique.</p>
+
+<p>Ainsi la paix et la guerre dépendent de l'opinion, et l'opinion est
+partagée. Donc il y a un danger toujours imminent. Dans ces
+circonstances, le congrès n'entreprend-il pas une chose utile,
+sérieuse, efficace, j'oserais même dire facile, quand il s'efforce de
+recruter pour l'opinion pacifique de manière à lui donner enfin une
+prépondérance décisive?</p>
+
+<p>Qu'y a-t-il là de chimérique? S'agit-il de venir dire aux hommes:
+«Nous venons vous sommer de fouler aux pieds vos intérêts, d'agir
+désormais sur le principe du dévouement, du sacrifice, du renoncement
+à soi-même?» Oh! s'il en était ainsi, l'entreprise serait en effet
+bien hasardée!...</p>
+
+<p>Mais nous venons au contraire leur dire: «Consultez non-seulement vos
+intérêts de l'autre vie, mais encore ceux de celle-ci. Examinez les
+effets de la guerre. Voyez s'ils ne vous sont pas funestes? voyez si
+les guerres et les gros armements n'amènent pas des interruptions de
+travail, des crises industrielles, des déperditions de force, des
+dettes écrasantes, de lourds impôts, des impossibilités financières,
+<span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> des mécontentements, des révolutions, sans compter de
+déplorables habitudes morales et de coupables violations de la loi
+religieuse?»</p>
+
+<p>N'est-il pas permis d'espérer que ce langage sera entendu? Courage
+donc, hommes de foi et de dévouement, courage et confiance! ceux qui
+ne peuvent aujourd'hui se mêler à vos rangs vous suivent de l'&oelig;il
+et du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Recevez, Monsieur le président, l'assurance de mes sentiments
+respectueux et dévoués.</p>
+
+<h3>LETTRES À M. HORACE SAY.</h3>
+
+<p class="date">Eaux-Bonnes, 4 juillet 1850.</p>
+
+<p class="smcap">Mon cher ami,</p>
+
+<p>..... J'ai lu l'article de M. Clément sur les <i>Harmonies</i>. Si je
+croyais une controverse utile, je l'accepterais; mais qui la lirait?
+M. Clément a l'air de penser que c'est manquer de respect à nos
+maîtres que d'approfondir des problèmes qu'ils ont à peine
+effleurés,&mdash;parce qu'au temps où ils écrivaient, ces problèmes
+n'étaient pas posés. Selon lui, ils ont tout dit, tout vu, ne nous ont
+rien laissé à faire.&mdash;Ce n'est pas mon opinion et ce n'était
+certainement pas la leur. Entre les premières et les dernières pages
+de votre père, il y a un progrès trop sensible pour qu'il ne vît pas
+lui-même qu'il n'avait pas touché l'horizon et que nul ne le touchera
+jamais. Pour moi, les <i>Harmonies</i> fussent-elles finies à ma
+satisfaction (ce qui ne sera pas), que je ne les regarderais encore
+que comme un point d'où nos successeurs tireront un monde. Comment
+pourrions-nous aller bien avant, quand nous sommes obligés de
+consacrer les trois quarts de notre temps à élucider, pour un public
+égaré, les questions les plus simples?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> ..... Si vous faites dans le Dictionnaire de Guillaumin
+l'article <i>Assurance</i>, faites bien remarquer que ce ne sont pas
+seulement les compagnies qui <i>s'associent</i>, mais encore et surtout les
+<i>assurés</i>. Ce sont eux qui forment, sans s'en douter, une
+<i>association</i> qui n'en est pas moins réelle pour être volontaire et
+parce qu'on y entre et en sort quand on veut.</p>
+
+<p class="date">Pise, 20 octobre 1850.</p>
+
+<p>Mon cher ami, nous nous écrivions presque au même moment, le jour du
+dîner mensuel, en sorte que nos lettres se sont croisées entre Paris
+et Pise. Depuis, je n'observe aucun progrès, en avant ni en arrière,
+dans ma maladie. Seulement le sentiment de la souffrance s'irrite par
+la durée. Faiblesse, isolement, ennui, je ferais bon marché de tout,
+n'était cette maudite déchirure à la gorge qui me rend si pénibles
+toutes les fonctions, si nombreuses et si indispensables, qui
+s'accomplissent par là. Oh! que je voudrais avoir un jour de
+trêve!&mdash;mais toutes les invocations du monde n'y peuvent rien.&mdash;À la
+bizarrerie de mes rêves et à la transpiration qui suit toujours le
+sommeil, je reconnais que j'ai chaque nuit un peu de fièvre.
+Cependant, comme je ne tousse pas plus qu'autrefois, je pense que
+cette fièvre est plutôt un effet de ce malaise continuel qu'un
+symptôme de la maladie constitutionnelle.</p>
+
+<p>..... Je crois en effet que l'économie politique est plus sue ici
+qu'en France, par la raison qu'elle fait partie du Droit. C'est énorme
+que de donner une teinture de cette science aux hommes qui se
+rattachent de près ou de loin à l'exécution des lois; car ces mêmes
+hommes entrent pour beaucoup dans leur confection, et d'ailleurs ils
+forment le fond de ce que l'on appelle la classe éclairée. Je n'espère
+jamais voir l'économie politique prendre domicile à l'École de Droit
+en France. À cet égard, l'aveuglement des gouvernements <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> est
+incompréhensible. Ils ne veulent pas qu'on enseigne la seule science
+qui leur donne des garanties de durée et de stabilité. N'est-ce pas un
+fait caractéristique que le ministre du commerce et celui de
+l'instruction publique, me renvoyant de l'un à l'autre comme une
+balle, m'aient, de fait, refusé un local pour faire un cours gratuit?</p>
+
+<p>Puisque vous êtes notre <i>Cappoletto</i>, notre <i>Leader</i>, vous devriez
+bien endoctriner nos amis Garnier et Molinari pour qu'ils mettent à
+profit cette occasion unique de la signature, laquelle, quoi qu'on en
+dise, donne de la dignité au journal. Il dépend d'eux, je crois, de
+donner à la <i>Patrie</i> ce qu'elle n'a jamais eu, une couleur, un
+<i>caractère</i>. Ils auront à agir avec beaucoup de prudence et de
+circonspection, puisque le journal n'est économiste, ni au point de
+vue du directeur, ni à celui des actionnaires, ni à celui des abonnés.
+Le <i>cachet</i> ne devra apparaître distinctement que peu à peu. Je pense
+que nos amis ne doivent nullement agir comme s'ils étaient dans un
+journal franchement économiste et ayant arboré le drapeau. Il
+s'agirait là de rompre des lances avec les adversaires. Mais dans la
+<i>Patrie</i>, la tactique ne doit pas être la même. Il faut d'abord ne
+traiter que de loin en loin les questions de liberté commerciale,
+particulièrement les plus ardues (comme les lois de navigation). Il
+vaut mieux prendre la question de plus haut, à une hauteur qui
+embrasse à la fois la politique, l'économie politique et le
+socialisme, c'est-à-dire: <i>l'intervention de l'État</i>. Encore ne
+doivent-ils pas, selon moi, présenter la <i>non-intervention</i> comme un
+système, comme un principe. Seulement ils doivent appeler l'attention
+du lecteur là-dessus chaque fois que l'occasion s'en présente. Leur
+rôle,&mdash;afin de ne pas éveiller la défiance,&mdash;est de montrer, dans
+chaque question spéciale, les <i>avantages</i> et les <i>inconvénients</i> de
+l'intervention. Les avantages, pourquoi les dissimuler? Il faut
+<span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> bien qu'il y en ait puisque cette intervention est si
+populaire. Ils devront donc avouer que lorsqu'il y a un <i>bien à faire</i>
+ou un <i>mal à combattre</i>, l'appel à la force publique paraît d'abord le
+moyen le plus court, le plus économique, le plus efficace; à cet égard
+même, à leur place, je me montrerais très-large et très-conciliant
+envers les gouvernementaux, car ils sont bien nombreux et il s'agit
+moins de les réfuter que de les ramener. Mais après avoir reconnu les
+avantages immédiats, j'appellerais leur attention sur les
+inconvénients ultérieurs. Je dirais: C'est ainsi qu'on crée de
+nouvelles fonctions, de nouveaux fonctionnaires, de nouveaux impôts,
+de nouvelles sources de désaffection, de nouveaux embarras financiers.
+Puis, en substituant à l'activité privée la force publique, n'ôte-t-on
+pas à l'individualité sa valeur propre et les moyens de l'acquérir? Ne
+fait-on pas de tous les citoyens des hommes qui ne savent pas se
+conduire eux-mêmes, prendre une résolution, repousser une surprise, un
+coup de main? Ne prépare-t-on pas des éléments au socialisme, qui
+n'est autre chose que la pensée d'un homme substituée à toutes les
+volontés?</p>
+
+<p>Les diverses questions spéciales qui peuvent se présenter, discutées à
+ce point de vue, avec impartialité, la part du <i>pour</i> et du <i>contre</i>
+étant bien faite, je crois que le public s'y intéresserait beaucoup et
+ne tarderait pas à reconnaître la véritable cause de nos
+malheurs.&mdash;Les circulaires de M. Dumas offrent un bon texte pour le
+début.</p>
+
+<p>Adieu, mon cher ami, croiriez-vous que je suis fatigué pour avoir
+barbouillé ces quelques lignes? Il me reste cependant la force de me
+rappeler au bon souvenir de madame Say et de Léon.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> LETTRE À M. DE FONTENAY.</h3>
+
+<p class="date">Paris, 3 juillet 1850.</p>
+
+<p>..... Peut-être prenez-vous avec un peu trop de feu parti pour les
+<i>Harmonies</i> contre l'opposition du <i>Journal des Économistes</i>. Des
+hommes d'un certain âge ne renoncent pas facilement à des idées faites
+et longtemps caressées. Aussi ce n'est pas à eux, mais aux jeunes
+gens, que j'ai adressé et soumis mon livre. On finira par reconnaître
+que la <i>valeur</i> ne peut jamais être dans la matière et les forces
+naturelles. De là résulte la gratuité absolue des dons de Dieu, sous
+toutes les formes et à travers toutes les transactions humaines: ceci
+conduit à la mutualité des services, à l'absence de tout motif pour
+que les hommes se jalousent et se haïssent. Cette théorie doit ramener
+toutes les écoles sur un terrain commun. Vivant avec cette foi,
+j'attends patiemment; car plus je vieillis, plus je m'aperçois de la
+lenteur des évolutions humaines.</p>
+
+<p>Je ne dissimule pas cependant un v&oelig;u personnel. Oui, je désire que
+cette théorie rencontre, de mon vivant, assez d'adeptes (ne fût-ce que
+deux ou trois) pour être assuré, avant de mourir, qu'elle ne tombera
+pas si elle est vraie. Que mon livre en suscite seulement un autre, et
+je serai satisfait. Voilà pourquoi je ne saurais trop vous engager à
+concentrer vos méditations sur le capital, sujet immense et qui peut
+bien être le pivot d'une économie politique. Je ne l'ai qu'effleuré:
+vous irez plus loin que moi, vous me rectifierez au besoin. Ne
+craignez pas que je m'en formalise. Les horizons économiques n'ont pas
+de limites: en apercevoir de nouveaux, c'est mon bonheur, que je les
+découvre ou qu'un autre me les montre.</p>
+
+<p>..... Oui, vous avez raison. Il y a toute une science à <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span>
+élever sur le vilain mot <i>consommation</i>: c'est ce que j'établirai au
+commencement de mon second volume. Quant à la <i>population</i>, il est
+incompréhensible que M. Clément m'attaque sur un sujet que je n'ai pas
+encore abordé! Et au fond, nier cet axiome: <i>La densité de la
+population est une facilité de production</i>, c'est nier toute la
+puissance de l'échange et de la division du travail. De plus c'est
+nier des faits qui crèvent les yeux.&mdash;Sans doute la population
+s'arrange naturellement de manière à produire le plus possible; et
+pour cela, selon l'occurrence, elle diverge ou converge, elle obéit à
+une double tendance de dissémination et de concentration; mais plus
+elle augmente, <i>c&oelig;teris paribus</i>,&mdash;c'est-à-dire à égalité de
+vertus, de prévoyance, de dignité,&mdash;plus les services se divisent, se
+rendent facilement, plus chacun tire parti de ses moindres qualités
+spéciales, etc.....</p>
+
+<h3>LETTRES À M. PAILLOTTET.</h3>
+
+<p class="date">Pise, 11 octobre 1850.</p>
+
+<p>Je me sens envie de vivre, mon cher Paillottet, quand je lis la
+relation de vos anxiétés à la nouvelle de ma mort.&mdash;Grâce au ciel, je
+ne suis pas mort, ni même guère plus malade. J'ai vu ce matin un
+médecin qui va essayer de me débarrasser au moins quelques instants de
+cette douleur à la gorge, dont la continuité est si importune.&mdash;Mais
+enfin, si la nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l'accepter
+et se résigner.&mdash;Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet
+égard, la philosophie que j'ai acquise moi-même. Je vous assure que je
+rendrais le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je
+pouvais être sûr de laisser, après moi, à ceux qui m'aiment, non de
+cuisants regrets, <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> mais un souvenir doux, affectueux, un peu
+mélancolique. Quand je serai plus malade, c'est à quoi je les
+préparerai.....</p>
+
+<p class="date">Rome, 26 novembre 1850.</p>
+
+<p>Mon cher Paillottet, chaque fois que je reçois une lettre de Paris, il
+me semble que mes correspondants sont des <i>Toinette</i>, et que je suis
+un <i>Argan</i>.</p>
+
+<p>«La coquine a soutenu pendant une heure durant que je n'étais pas
+malade! vous savez, m'amour, ce qui en est.»</p>
+
+<p>Vous prenez bien tous un intérêt amical à mon mal; mais vous me
+traitez ensuite en homme bien portant. Vous me préparez des
+occupations, vous me demandez mon avis sur plusieurs sujets graves,
+puis vous me dites de ne vous écrire que quelques lignes. Je voudrais
+bien que vous eussiez mis dans votre lettre le secret, en même temps
+que le conseil, de tout dire en quelques mots. Comment puis-je vous
+parler des <i>Incompatibilités parlementaires</i>, des corrections à y
+apporter, des raisons qui me font penser que ce sujet ne peut être
+accolé, ni pour le fond ni pour la forme, avec le discours sur l'impôt
+des boissons,&mdash;le tout en une ligne? Et puis il faut bien que je dise
+quelque chose de Carey, puisque vous m'envoyez ses épreuves en
+Toscane;&mdash;des <i>Harmonies</i>, puisque vous m'annoncez que l'édition est
+épuisée.</p>
+
+<p>Dans votre bonne lettre, que je reçois aujourd'hui, vous manifestez la
+crainte qu'à la vue de Rome, l'enthousiasme ne me saisisse et ne nuise
+à ma guérison en ébranlant mes nerfs. Vous me placez toujours là dans
+l'hypothèse d'un homme bien portant. Figurez-vous, mon ami, qu'il y a
+deux raisons, aussi fortes l'une que l'autre, pour que les monuments
+de Rome ne fassent pas éclater en moi un enthousiasme dangereux. La
+première, c'est que je ne vois aucun de ces monuments, étant à peu
+près confiné dans <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> ma chambre au milieu des cendres et des
+cafetières; la seconde, c'est que la source de l'enthousiasme est en
+moi complétement tarie, toutes les forces de mon attention et de mon
+imagination se portant sur les moyens d'avaler un peu de nourriture ou
+de boisson, et d'accrocher un peu de sommeil entre deux quintes.</p>
+
+<p>J'ai beau écrire à Florence, je suis sans aucune nouvelle des épreuves
+de Carey. Dieu sait quand elles m'arriveront.</p>
+
+<p>Adieu! je finis brusquement. J'aurais mille choses à vous dire pour M.
+et M<sup>me</sup> Planat, pour M. de Fontenay, pour M. Manin. Bientôt, quand je
+serai mieux, je causerai plus longtemps avec vous. Maintenant c'est
+tout ce que j'ai pu faire que d'arriver à cette page.</p>
+
+<p class="date">Rome, 8 décembre 1850.</p>
+
+<p>Cher Paillottet, suis-je mieux? Je ne puis le dire; je me sens
+toujours plus faible. Mes amis croient que les forces me reviennent.
+Qui a raison?</p>
+
+<p>La famille Cheuvreux quitte Rome immédiatement, par suite de la
+maladie de madame Girard. Jugez de ma douleur. J'aime à croire qu'elle
+vient surtout de celle de ces bons amis; mais assurément des motifs
+plus égoïstes y ont une grande part.</p>
+
+<p>Par un hasard providentiel, hier j'écrivis à ma famille pour qu'on
+m'expédiât une espèce de Michel Morin, homme plein de gaieté et de
+ressources, cocher, cuisinier, etc., etc., qui m'a souvent servi et
+qui m'est entièrement dévoué. Dès qu'il sera ici, je serai maître de
+partir quand je voudrai pour la France. Car il faut que vous sachiez
+que le médecin et mes amis ont pris à ce sujet une délibération
+solennelle. Ils ont pensé que la nature de ma maladie me crée des
+difficultés si nombreuses, que tous les avantages du climat ne
+compensent pas les soins domestiques.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> D'après ces dispositions, mon cher Paillottet, vous ne
+viendrez pas à Rome, gagner auprès de moi les &oelig;uvres de
+miséricorde. L'affection que vous m'avez vouée est telle que vous en
+serez contrarié, j'en suis sûr. Mais consolez-vous en pensant qu'à
+raison de la nature de ma maladie, vous auriez pu faire bien peu pour
+moi, si ce n'est de venir me tenir compagnie deux heures par jour,
+chose encore plus agréable que raisonnable. Je voudrais pouvoir vous
+donner à ce sujet des explications. Mais, bon Dieu! des explications!
+il faudrait beaucoup écrire, et je ne puis. Mon ami, sous des milliers
+de rapports j'éprouve le supplice de Tantale. En voici un nouvel
+exemple: je voudrais vous dire toute ma pensée, et je n'en ai pas la
+force...</p>
+
+<p>Ce que vous et Guillaumin aurez fait pour les <i>Incompatibilités</i> sera
+bien fait.</p>
+
+<p>Quant à l'affaire Carey, je vous avoue qu'elle me présente un peu de
+louche. D'un côté, Garnier annonce que le journal prend parti pour la
+<i>propriété-monopole</i>. D'une autre part, Guillaumin m'apprend que M.
+Clément va intervenir dans la lutte. Si le <i>Journal des Économistes</i>
+veut me punir d'avoir traité avec indépendance une question
+scientifique, il est bien peu généreux de choisir le moment où je suis
+sur un grabat, privé de la faculté de lire, d'écrire, de penser, et
+cherchant à conserver au moins celle de manger, de boire et de dormir
+qui me quitte.</p>
+
+<p>Pressentant que je ne pourrais accepter le combat, j'ai ajouté à ma
+réponse à Carey quelques considérations adressées au <i>Journal des
+Économistes</i>. Vous me direz comment elles ont été reçues.</p>
+
+<p>Fontenay ne sera-t-il donc jamais prêt à entrer en lice? Il doit
+comprendre combien son assistance me serait nécessaire. Garnier dit:
+Nous avons pour nous Smith, Ricardo, Malthus, J. B. Say, Rossi et tous
+les économistes, <i>moins Carey et Bastiat</i>. J'espère bien que la foi
+dans la <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> légitimité de la propriété foncière trouvera bientôt
+d'autres défenseurs, et je compte surtout sur Fontenay.</p>
+
+<p>Je vous prie d'écrire à Michel Chevalier, de lui dire combien je suis
+reconnaissant de son excellent article sur mon livre. Il n'a d'autre
+défaut que d'être trop bienveillant et de laisser trop peu de place à
+la critique. Dites à Chevalier que je n'attends qu'un peu de force
+pour lui adresser moi-même l'expression de mes vifs sentiments de
+gratitude. Je fais des v&oelig;ux sincères pour qu'il hérite du fauteuil
+de M. Droz; ce ne sera que tardive justice.</p>
+
+<h3>LETTRE AU JOURNAL DES ÉCONOMISTES<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>.</h3>
+
+<p>Mon livre est entre les mains du public. Je ne crains pas qu'il se
+rencontre une seule personne qui, après l'avoir lu, dise: «Ceci est
+l'ouvrage d'un plagiaire.» Une lente assimilation, fruit des
+méditations de toute ma vie, s'y laisse trop voir, surtout si on le
+rapproche de mes autres écrits.</p>
+
+<p>Mais qui dit <i>assimilation</i>, avoue qu'il n'a pas tout tiré de sa
+propre substance.</p>
+
+<p>Oh! oui, je dois beaucoup à M. Carey; je dois à Smith, à J. B. Say, à
+Comte, à Dunoyer; je dois à mes adversaires; je dois à l'air que j'ai
+respiré; je dois aux entretiens intimes d'un ami de c&oelig;ur, M. Félix
+Coudroy, avec qui, pendant vingt ans, j'ai remué toutes ces questions
+dans la solitude, sans que jamais il se soit manifesté dans nos
+appréciations et nos idées la moindre divergence; <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> phénomène
+bien rare dans l'histoire de l'esprit humain, et bien propre à faire
+goûter les délices de la certitude.</p>
+
+<p>C'est dire que je ne revendique pas le titre d'<i>inventeur</i> à l'égard
+de l'harmonie. Je crois même que c'est la marque d'un petit esprit,
+incapable de rattacher le présent au passé, que de se croire inventeur
+de principes. Les sciences ont une <i>croissance</i> comme les plantes;
+elles s'étendent, s'élèvent, s'épurent. Mais quel successeur ne doit
+rien à ses devanciers?</p>
+
+<p>En particulier, l'<i>Harmonie des intérêts</i> ne saurait être une
+invention individuelle. Eh quoi! n'est-elle pas le pressentiment et
+l'aspiration de l'humanité, le but de son évolution éternelle? Comment
+un publiciste oserait-il s'arroger l'invention d'une idée, qui est la
+foi instinctive de tous les hommes?</p>
+
+<p>Cette harmonie, la science économique l'a proclamée dès l'origine.
+Cela est attesté par le titre seul des livres physiocrates. Sans
+doute, les savants l'ont souvent mal démontrée; ils ont laissé
+pénétrer dans leurs ouvrages beaucoup d'erreurs, qui, par cela seul
+qu'elles étaient des erreurs, contredisaient leur foi. Qu'est-ce que
+cela prouve? que les savants se trompent. Cependant, à travers bien
+des tâtonnements, la grande idée de l'harmonie des intérêts a toujours
+brillé sur l'école économiste, comme son étoile polaire. Je n'en veux
+pour preuve que cette devise qu'on lui a reprochée: <i>Laissez faire,
+laissez passer.</i> Certes, elle implique la croyance que les intérêts se
+font justice entre eux, sous l'empire de la liberté.</p>
+
+<p>Ceci dit, je n'hésite pas à rendre justice à M. Carey. Il y a peu de
+temps que je connais ses ouvrages; je les ai lus fort
+superficiellement, à cause de mes occupations, de mes souffrances, et
+surtout à cause de la singulière divergence qui, en fait de méthode,
+caractérise l'esprit anglais et l'esprit français. Nous généralisons,
+et c'est ce que nos voisins dédaignent. Eux vont particularisant à
+travers des milliers <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> et des milliers de pages, et c'est à
+quoi notre attention ne peut suffire. Quoi qu'il en soit, je reconnais
+que cette grande et consolante cause, l'<i>accord des intérêts des
+classes</i>, ne doit à personne plus qu'à M. Carey. Il l'a signalée et
+prouvée sous un très-grand nombre de points de vue divers, de manière
+à ce qu'il ne puisse pas rester de doute sur la loi générale.</p>
+
+<p>M. Carey se plaint de ce que je ne l'ai pas cité; c'est peut-être un
+tort de ma part, mais il ne remonte pas à l'intention. M. Carey a pu
+me montrer des aperçus nouveaux, me fournir des arguments, mais il ne
+m'a révélé aucun principe. Je ne pouvais le citer dans mon chapitre
+sur l'<i>échange</i>, qui est la base de tout; ni dans ceux sur la
+<i>valeur</i>, sur la <i>communauté progressive</i>, sur la <i>concurrence</i>. Le
+moment de m'étayer de son autorité eût été à propos de la <i>propriété
+foncière</i>; mais, dans ce premier volume, je traitais la question par
+ma propre théorie de la <i>valeur</i>, qui n'est pas celle de M. Carey. À
+ce moment, je me proposais de faire un chapitre spécial sur la <i>rente
+foncière</i>, et je croyais fermement que mon second volume suivrait de
+près le premier. C'est là que j'aurais cité M. Carey; et non-seulement
+je l'aurais cité, mais je me serais effacé, pour lui attribuer sur la
+scène le premier rôle: c'était l'intérêt de la cause. En effet, sur la
+question foncière, M. Carey ne peut manquer d'être une autorité
+importante. Pour étudier la primitive et naturelle formation de cette
+propriété, il n'a qu'à ouvrir les yeux; pour l'exposer, il n'a qu'à
+décrire ce qu'il voit; plus heureux que Ricardo, Malthus, Say et nous
+tous, économistes européens, qui ne voyons qu'une propriété foncière
+soumise aux mille combinaisons factices de la conquête. En Europe,
+pour remonter au principe de la propriété foncière, il faut employer
+le difficile procédé dont se servait Cuvier pour reconstruire un
+mastodonte; il n'est pas très-surprenant que la plupart de nos
+écrivains se soient trompés dans <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> cet effort d'analogie. En
+Amérique, il y a des mastodontes dans toutes les carrières; il suffit
+d'ouvrir les yeux. J'avais donc tout à gagner, ou plutôt la cause
+avait tout à gagner à ce que j'invoquasse le témoignage d'un
+économiste américain.</p>
+
+<p>En terminant, je ne puis m'empêcher de faire observer à M. Carey qu'un
+Français ne peut guère lui rendre justice, sans un grand effort
+d'impartialité; et comme je suis Français, j'étais loin de m'attendre
+à ce qu'il daignât s'occuper de moi et de mon livre. M. Carey professe
+pour la France et les Français le mépris le plus profond et une haine
+qui va jusqu'au délire. Il a déversé ces sentiments dans un bon tiers
+de ses volumineux écrits; et il s'est donné la peine de réunir, sans
+aucun discernement, il est vrai, de nombreux documents statistiques,
+pour prouver que c'est à peine si, dans l'échelle de l'humanité, nous
+sommes au-dessus des Indous. À la vérité, M. Carey, dans son livre,
+nie cette haine. Mais, en la niant, il la prouve; car comment
+expliquer un tel déni? qui l'a provoqué? C'est la conscience même de
+M. Carey, qui, surpris lui-même, sans doute, de toutes les preuves de
+haine contre la France qu'il a accumulées dans son livre, a cru devoir
+proclamer qu'il ne haïssait pas la France. Combien de fois n'ai-je pas
+dit à M. Guillaumin: Il y a d'excellentes choses dans les ouvrages de
+M. Carey, et il serait bien de les faire traduire; ils contribueraient
+à faire avancer l'économie politique dans notre pays. Mais aussitôt
+j'étais forcé d'ajouter: Pouvons-nous jeter dans le public français de
+pareilles diatribes contre la France, et ne risquons-nous pas de
+manquer notre but? Le public ne repoussera-t-il pas ce qu'il y a de
+bon dans ces livres, à cause de ce qu'il y a de blessant et d'injuste?</p>
+
+<p>Qu'il me soit permis de finir par une réflexion sur le mot plagiat,
+dont je me suis servi au début de cette lettre. Les personnes
+auxquelles je puis avoir emprunté un aperçu ou <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> un argument
+pensent que je leur suis très-redevable; je suis convaincu du
+contraire. Si je ne m'étais laissé entraîner à aucune controverse, si
+je n'avais examiné aucun système, si je n'avais cité aucun nom propre,
+si je m'étais borné à établir ces deux propositions: <i>Les services
+s'échangent contre des services</i>; <i>La valeur est le rapport des
+services échangés</i>;&mdash;si ensuite j'eusse expliqué, par ces principes,
+toutes les classes si compliquées des transactions humaines, je crois
+que le monument que j'ai cherché à élever eût beaucoup gagné (trop,
+peut-être, pour cette époque) en clarté, en grandeur et en simplicité.</p>
+
+<p><i>P. S.</i> Je laisse M. Carey, et je m'adresse, peut-être pour la
+dernière fois, c'est-à-dire dans les sentiments de la plus intime
+bienveillance, à nos collègues de la rédaction du <i>Journal des
+Économistes</i>. Dans la note de ce journal qui a provoqué la réclamation
+de M. Carey, la direction annonce qu'elle se prononce, sur la
+propriété foncière, pour la théorie de Ricardo. La raison qu'elle en
+donne, c'est que cette théorie a pour elle l'autorité de Ricardo
+d'abord, puis Malthus, Say et tous les économistes, «MM. Bastiat et
+Carey exceptés.» L'épigramme est aiguë, et il est certain que
+l'économiste américain et moi faisons bien humble figure dans
+l'antithèse.</p>
+
+<p>Quoiqu'il en soit, je répète que la direction du journal prend une
+résolution décisive pour son autorité scientifique.</p>
+
+<p>N'oubliez pas que la théorie de Ricardo se résume ainsi:</p>
+
+<p>«<i>La propriété foncière est un monopole injuste, mais nécessaire, dont
+l'effet est de rendre fatalement le riche toujours plus riche et le
+pauvre toujours plus pauvre.</i>»</p>
+
+<p>Cette formule a pour premier inconvénient d'exciter, par son simple
+énoncé, une répugnance invincible, et de froisser, dans le c&oelig;ur de
+l'homme, je ne dis pas tout ce qu'il y a de généreux et de
+philanthropique, mais de plus simplement et de plus grossièrement
+honnête. Son second <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> tort est d'être fondée sur une
+observation inachevée, et par conséquent de choquer la logique.</p>
+
+<p>Ce n'est pas ici le lieu de démontrer la légitimité de la rente
+foncière; mais devant donner à cet écrit un but utile, je dirai, en
+peu de mots, comment je la comprends, et en quoi errent mes
+adversaires.</p>
+
+<p>Vous avez certainement connu à Paris des marchands qui voient leurs
+profits s'augmenter annuellement, sans qu'on puisse en conclure qu'ils
+grèvent chaque année le prix de leurs marchandises. Bien au contraire;
+et il n'y a rien de plus vulgaire et de plus vrai que ce proverbe: <i>Se
+rattraper sur la quantité.</i>&mdash;C'est même une loi générale du débit
+commercial, que plus il s'étend, plus le marchand augmente la remise à
+sa clientèle, tout en faisant de meilleures affaires. Pour vous en
+convaincre, vous n'avez qu'à comparer ce que gagnent, par chapeau, un
+chapelier de Paris et un chapelier de village. Voilà donc un exemple
+bien connu d'un cas où, quand la prospérité publique se développe, le
+vendeur s'enrichit toujours et l'acheteur aussi.</p>
+
+<p>Or, je dis que ce n'est pas seulement la loi générale des profits,
+mais encore la loi générale des <i>Capitaux</i> et des <i>Intérêts</i> comme je
+l'ai prouvé à M. Proudhon, et la loi générale de la <i>Rente foncière</i>,
+comme je le prouverais, si je n'étais exténué.</p>
+
+<p>Oui, quand la France prospère, il s'ensuit une hausse générale de la
+Rente foncière, et «le riche devient toujours plus riche.» Jusque-là
+Ricardo a raison. Mais il ne s'ensuit pas que chaque produit agricole
+soit grevé au préjudice des travailleurs; il ne s'ensuit pas que
+chaque travailleur soit réduit à donner une plus forte proportion de
+son travail pour un hectolitre de blé; il ne s'ensuit pas, enfin, que
+«le pauvre devienne toujours plus pauvre.» C'est justement le
+contraire qui est vrai. À mesure que la <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> rente augmente, par
+l'<i>effet naturel de la prospérité publique</i>, elle grève de <i>moins en
+moins</i> des produits plus abondants, absolument comme le chapelier
+ménage d'autant plus sa clientèle, qu'il est dans un milieu plus
+favorable au débit.</p>
+
+<p>Croyez-moi, mes chers collègues, n'excitons pas légèrement le <i>Journal
+des Économistes</i> à repousser ces explications.</p>
+
+<p>Enfin, le troisième et peut-être le plus grand tort, scientifiquement,
+de la théorie Ricardienne, c'est qu'elle est démentie par tous les
+faits particuliers et généraux qui se produisent sur le globe. Selon
+cette théorie, nous aurions dû voir, depuis un siècle, les richesses
+mobilières, industrielles et commerciales entraînées vers un déclin
+rapide et fatal, relativement aux fortunes foncières. Nous devrions
+constater la barbarie, l'obscurité et la malpropreté des villes, la
+difficulté des moyens de locomotion nous envahissant. En outre, les
+marchands, les artisans, les ouvriers étant réduits à donner une
+proportion toujours croissante de leur travail pour obtenir une
+quantité donnée de blé, nous devrions voir l'usage du blé diminuer, ou
+du moins nul ne pouvant se permettre la même consommation de pain,
+sans se refuser d'autres jouissances.&mdash;Je vous le demande, mes chers
+collègues, le monde civilisé présente-t-il rien de semblable?</p>
+
+<p>Et puis, quelle mission donnerez-vous au journal? Ira-t-il dire aux
+propriétaires: «Vous êtes riches, c'est que vous jouissez d'un
+monopole injuste mais <i>nécessaire</i>; et puisqu'il est nécessaire,
+jouissez-en sans scrupule, d'autant qu'il vous réserve des richesses
+toujours croissantes!»&mdash;Puis vous tournant vers les travailleurs de
+toutes classes: «Vous êtes pauvres; vos enfants le seront plus que
+vous, et vos petits-enfants davantage encore, jusqu'à ce que s'ensuive
+la mort par inanition. Cela tient à ce que vous subissez un <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span>
+monopole injuste, mais nécessaire; et puisqu'il est nécessaire,
+résignez-vous sagement; que la richesse toujours croissante des riches
+vous console!»</p>
+
+<p>Certes, je ne demande pas que qui que ce soit adopte mes idées sans
+examen; mais je crois que le <i>Journal des Économistes</i> ferait mieux de
+mettre la question à l'étude que de se prononcer d'ores et déjà. Oh!
+ne croyons pas facilement que Ricardo, Say, Malthus, Rossi, que de si
+grands et solides esprits se sont trompés. Mais n'admettons pas non
+plus légèrement une théorie qui aboutit à de telles monstruosités.</p>
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> PREMIERS ÉCRITS</h2>
+
+<h3>AUX ÉLECTEURS DU DÉPARTEMENT DES LANDES<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>.<br>
+(Novembre 1830.)</h3>
+
+<p>Un peuple n'est pas libre par cela seul qu'il possède des institutions
+libérales; il faut encore qu'il sache les mettre en &oelig;uvre, et la
+même législation qui a fait sortir de l'urne électorale des noms tels
+que ceux de Lafayette et de Chantelauze, de Tracy et de Dudon, peut,
+selon les lumières des électeurs, devenir le palladium des libertés
+publiques ou l'instrument de la plus solide de toutes les oppressions,
+celle qui s'exerce sur une nation par la nation elle-même.</p>
+
+<p>Pour qu'une loi d'élection soit pour le public une garantie véritable,
+une condition est essentielle: c'est que les électeurs connaissent
+leurs intérêts et veuillent les faire triompher; c'est qu'ils ne
+laissent pas capter leurs suffrages par des motifs étrangers à
+l'élection; c'est qu'ils ne regardent pas cet acte solennel comme une
+simple formalité, ou tout au plus comme une affaire entre l'électeur
+et l'éligible; c'est qu'ils n'oublient pas complétement les
+conséquences d'un mauvais choix; c'est enfin que le public lui-même
+sache se servir des seuls moyens répressifs qui soient à sa
+disposition, la haine et le mépris, pour ceux des électeurs <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span>
+qui le sacrifient par ignorance, ou l'immolent à leur cupidité.</p>
+
+<p>Il est vraiment curieux d'entendre le langage que tiennent naïvement
+quelques électeurs.</p>
+
+<p>L'un nommera un candidat par reconnaissance personnelle ou par amitié;
+comme si ce n'était pas un véritable crime d'acquitter sa dette aux
+dépens du public, et de rendre tout un peuple victime d'affections
+individuelles.</p>
+
+<p>L'autre cède à ce qu'il appelle <i>la reconnaissance due aux grands
+services rendus à la Patrie</i>; comme si la députation était une
+récompense, et non un mandat; comme si la chambre était un panthéon
+que nous devions peupler de figures froides et inanimées, et non
+l'enceinte où se décide le sort des peuples.</p>
+
+<p>Celui-ci croirait déshonorer son pays s'il n'envoyait pas à la chambre
+un député né dans le département. De peur qu'on ne croie à la nullité
+des éligibles, il fait supposer l'absurdité des électeurs. Il pense
+qu'on montre plus d'esprit à choisir un sot dans son pays, qu'un homme
+éclairé dans le voisinage, et que c'est un meilleur calcul de se faire
+opprimer par l'intermédiaire d'un habitant des Landes, que de se
+délivrer de ses chaînes par celui d'un habitant des Basses-Pyrénées.</p>
+
+<p>Celui-là veut un député rompu dans l'art des sollicitations; il espère
+que nos intérêts locaux s'en trouveront bien, et il ne songe pas qu'un
+vote indépendant sur la loi municipale peut devenir plus avantageux à
+toutes les localités de la France, que les sollicitations et les
+obsessions de cent députés ne pourraient l'être à une seule.</p>
+
+<p>Enfin un autre s'en tient obstinément à renommer à tout jamais les
+221.</p>
+
+<p>Vous avez beau lui faire les objections les mieux fondées, il répond à
+tout par ces mots: Mon candidat est des 221.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> Mais ses antécédents?&mdash;Je les oublie: il est des 221.</p>
+
+<p>Mais il est membre du gouvernement; pensez-vous qu'il sera
+très-disposé à restreindre un pouvoir qu'il partage, à diminuer des
+impôts dont il vit?&mdash;Je ne m'en mets pas en peine: il est des 221.</p>
+
+<p>Mais songez qu'il va concourir à faire des lois. Voyez quelles
+conséquences peut avoir un choix fait par un motif étranger au but que
+vous devez vous proposer.&mdash;Tout cela m'est égal: il est des 221.</p>
+
+<p>Mais c'est surtout la <i>modération</i> qui joue un grand rôle dans cette
+armée de sophismes que je passe rapidement en revue.</p>
+
+<p>On veut à tout prix des <i>modérés</i>; on craint les exagérés par-dessus
+tout; et comment juge-t-on à laquelle de ces classes appartient le
+candidat? On n'examine pas ses opinions, mais la place qu'il occupe;
+et comme le centre est bien le milieu entre la droite et la gauche, on
+en conclut que c'est là qu'est la <i>modération</i>.</p>
+
+<p>Étaient-ils donc <i>modérés</i> ceux qui votaient chaque année plus
+d'impôts que la nation n'en pouvait supporter? ceux qui ne trouvaient
+jamais les contributions assez lourdes, les traitements assez énormes,
+les sinécures assez nombreuses? ceux qui faisaient avec tous les
+ministères un trafic odieux de la confiance de leurs commettants,
+trafic par lequel, moyennant des dîners et des places, ils acceptaient
+au nom de la nation les institutions les plus tyranniques: des doubles
+votes, des lois d'amour, des lois sur le sacrilége? ceux enfin qui ont
+réduit la France à briser, par un coup d'État, les chaînes qu'ils
+avaient passé quinze années à river?</p>
+
+<p>Et sont-ils <i>exagérés</i> ceux qui veulent éviter le retour de pareils
+excès; ceux qui veulent mettre de la modération dans les dépenses;
+ceux qui veulent <i>modérer</i> l'action du pouvoir; qui ne sont pas
+<i>immodérés</i>, c'est-à-dire insatiables de gros <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> salaires et de
+sinécures; ceux qui veulent que notre révolution ne se borne pas à un
+changement de noms propres et de couleur; qui ne veulent pas que la
+nation soit exploitée par un parti plutôt que par un autre, et qui
+veulent conjurer l'orage qui éclaterait infailliblement si les
+électeurs étaient assez imprudents pour donner la prépondérance au
+<i>centre droit</i> de la chambre?</p>
+
+<p>Je ne pousserai pas plus loin l'examen des motifs par lesquels on
+prétend appuyer une candidature, sur laquelle on avoue généralement ne
+pas fonder de grandes espérances. À quoi servirait d'ailleurs de
+s'étendre davantage à réfuter des sophismes que l'on n'emploie que
+pour s'aveugler soi-même?</p>
+
+<p>Il me semble que les électeurs n'ont qu'un moyen de faire un choix
+raisonnable: c'est de connaître d'abord l'objet général d'une
+représentation nationale, et ensuite de se faire une idée des travaux
+auxquels devra se livrer la prochaine législature. C'est en effet la
+nature du mandat qui doit nous fixer sur le choix du mandataire; et,
+en cette matière comme en toutes, c'est s'exposer à de graves méprises
+que d'adopter le <i>moyen</i>, abstraction faite du <i>but</i> que l'on se
+propose d'atteindre.</p>
+
+<p>L'objet général des représentations nationales est aisé à comprendre.</p>
+
+<p>Les contribuables, pour se livrer avec sécurité à tous les modes
+d'activité qui sont du domaine de la vie privée, ont besoin d'être
+administrés, jugés, protégés, défendus. C'est l'objet du gouvernement.
+Il se compose du Roi, qui en est le chef suprême, des ministres et des
+nombreux agents, subordonnés les uns aux autres, qui enveloppent la
+nation comme d'un immense réseau.</p>
+
+<p>Si cette vaste machine se renfermait toujours dans le cercle de ses
+attributions, une représentation élective serait superflue; mais le
+gouvernement est, au milieu de la <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> nation, un corps vivant,
+qui, comme tous les êtres organisés, tend avec force à conserver son
+existence, à accroître son bien-être et sa puissance, à étendre
+indéfiniment sa sphère d'action. Livré à lui-même, il franchit bientôt
+les limites qui circonscrivent sa mission; il augmente outre mesure le
+nombre et la richesse de ses agents; il n'administre plus, il
+exploite; il ne juge plus, il persécute ou se venge; il ne protége
+plus, il opprime.</p>
+
+<p>Telle serait la marche de tous les gouvernements, résultat inévitable
+de cette loi de progression dont la nature a doué tous les êtres
+organisés, si les nations n'opposaient un obstacle aux envahissements
+du pouvoir.</p>
+
+<p>La loi d'élection est ce frein aux empiétements de la force publique,
+frein que notre constitution remet aux mains des contribuables
+eux-mêmes; elle leur dit: «Le gouvernement n'existera plus pour lui,
+mais pour vous; il n'administrera qu'autant que vous sentirez le
+besoin d'être administrés; il ne prendra que le développement que vous
+jugerez nécessaire de lui laisser prendre; vous serez les maîtres
+d'étendre ou de resserrer ses ressources; il n'adoptera aucune mesure
+sans votre participation; il ne puisera dans vos bourses que de votre
+consentement; en un mot, puisque c'est par vous et pour vous que le
+pouvoir existe, vous pourrez, à votre gré, le surveiller et le
+contenir au besoin, seconder ses vues utiles ou réprimer son action,
+si elle devenait nuisible à vos intérêts.»</p>
+
+<p>Ces considérations générales nous imposent, comme électeurs, une
+première obligation: celle de ne pas aller chercher nos mandataires
+précisément dans les rangs du pouvoir; de confier le soin de réprimer
+la puissance à ceux sur qui elle s'exerce, et non à ceux par qui elle
+est exercée.</p>
+
+<p>Serions-nous en effet assez absurdes pour espérer que, <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span>
+lorsqu'il s'agit de supprimer des fonctions et des salaires, cette
+mission sera bien remplie par des fonctionnaires et des salariés?
+Quand tous nos maux viennent de l'exubérance du pouvoir,
+confierions-nous à un agent du pouvoir le soin de le diminuer? Non,
+non, il faut choisir: nommons un fonctionnaire, un préfet, un maître
+des requêtes, si nous ne trouvons pas le fardeau assez lourd; si nous
+ne sommes pas fatigués du poids du milliard; si nous sommes persuadés
+que le pouvoir ne s'ingère pas assez dans les choses qui devraient
+être hors de ses attributions; si nous voulons qu'il continue à se
+mêler d'éducation, de religion, de commerce, d'industrie, à nous
+donner des médecins, des avocats, de la poudre, du tabac, des
+électeurs et des jurés.</p>
+
+<p>Mais si nous voulons restreindre l'action du gouvernement, ne nommons
+pas des agents du gouvernement; si nous voulons diminuer les impôts,
+ne nommons pas des gens qui vivent d'impôts; si nous voulons une bonne
+loi communale, ne nommons pas un préfet; si nous voulons la liberté de
+l'enseignement, ne nommons pas un recteur; si nous voulons la
+suppression des droits réunis ou celle du conseil d'État, ne nommons
+ni un conseiller d'État ni un directeur des droits réunis. On ne peut
+être à la fois payé et représentant des payants, et il est absurde de
+faire exercer un contrôle par celui même qui y est soumis.</p>
+
+<p>Si nous venons à examiner les travaux de la prochaine législature,
+nous voyons qu'ils sont d'une telle importance qu'elle peut être
+regardée plutôt comme <i>constituante</i> que comme purement <i>législative</i>.</p>
+
+<p>Elle aura à nous donner une loi d'élection, c'est-à-dire à fixer les
+limites de la souveraineté.</p>
+
+<p>Elle fera la loi municipale dont chaque mot doit influer sur le
+bien-être des localités.</p>
+
+<p>C'est elle qui discutera l'organisation des gardes nationales,
+<span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> qui a un rapport direct avec l'intégrité de notre territoire
+et le maintien de la tranquillité publique.</p>
+
+<p>L'éducation réclamera son attention; et elle est sans doute appelée à
+livrer l'enseignement à la libre concurrence des professeurs, et le
+choix dès études à la sollicitude des parents.</p>
+
+<p>Les affaires ecclésiastiques exigeront de nos députés des
+connaissances étendues, une grande prudence, et une fermeté
+inébranlable; peut-être, suivant le v&oelig;u des amis de la justice et
+des prêtres éclairés, agitera-t-on la question de savoir si les frais
+de chaque culte ne doivent pas retomber exclusivement sur ceux qui y
+participent.</p>
+
+<p>Bien d'autres matières importantes seront agitées.</p>
+
+<p>Mais c'est surtout pour la partie économique des travaux de la chambre
+que nous devons être scrupuleux dans le choix de nos députés. Les
+abus, les sinécures, les traitements excessifs, les fonctions
+inutiles, les emplois nuisibles, les régies substituées à la
+concurrence, devront être l'objet d'une investigation sévère; je ne
+crains pas de le dire: c'est là qu'est le plus grand fléau de la
+France.</p>
+
+<p>Je demande pardon au lecteur de la digression vers laquelle je me sens
+irrésistiblement entraîné; mais je ne puis m'empêcher de chercher à
+faire comprendre, sur cette grave question, ma pensée tout entière.</p>
+
+<p>Si je ne considérais les dépenses excessives comme un mal, qu'à cause
+de la portion des richesses qu'elles ravissent inutilement à la
+nation, si je n'y voyais d'autres résultats que le poids accablant de
+l'impôt, je n'en parlerais pas si souvent, je dirais, avec M. Guizot,
+qu'il ne faut pas <i>marchander la liberté</i>, qu'elle est un bien si
+précieux qu'on ne saurait le payer trop cher, et que nous ne devons
+pas regretter les millions qu'elle nous coûte.</p>
+
+<p>Un tel langage suppose que la profusion et la liberté peuvent marcher
+ensemble; mais si j'ai la conviction intime <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> qu'elles sont
+incompatibles, que les gros traitements et la multiplication des
+places excluent non-seulement la liberté, mais encore l'ordre et la
+tranquillité publiques, qu'ils compromettent la stabilité des
+gouvernements, vicient les idées des peuples et corrompent leurs
+m&oelig;urs, on ne s'étonnera plus que j'attache tant d'importance au
+choix des députés qui nous permettent d'espérer la destruction d'un
+tel abus.</p>
+
+<p>Or, que peut-il exister de liberté là où, pour soutenir d'énormes
+dépenses, le gouvernement, forcé de prélever d'énormes tributs, se
+voit réduit à recourir aux contributions les plus vexatoires, aux
+monopoles les plus injustes, aux exactions les plus odieuses, à
+envahir le domaine des industries privées, à rétrécir sans cesse le
+cercle de l'activité individuelle, à se faire marchand, fabricant,
+courrier, professeur, et non-seulement à mettre à très-haut prix ses
+services, mais encore à éloigner, par l'aspect des châtiments destinés
+au crime, toute concurrence qui menacerait de diminuer ses profits?
+Sommes-nous libres si le gouvernement épie tous nos mouvements pour
+les taxer, soumet toutes les actions aux recherches des employés,
+entrave toutes les entreprises, enchaîne toutes les facultés,
+s'interpose entre tous les échanges pour gêner les uns, empêcher les
+autres et les rançonner presque tous?</p>
+
+<p>Peut-on attendre de l'<i>ordre</i> d'un régime qui, plaçant sur tous les
+points du territoire des millions d'appâts offerts à la cupidité,
+donne perpétuellement, à tout un vaste royaume, l'aspect que présente
+une grande ville au jour des <i>distributions gratuites</i>?</p>
+
+<p>Croit-on que la stabilité du pouvoir soit bien assurée lorsque,
+abandonné par les peuples, qu'il s'est aliénés par ses exactions, il
+reste livré sans défense aux attaques des ambitieux; lorsque les
+portefeuilles sont assaillis et défendus avec acharnement, et que les
+assiégeants s'appuient sur la rébellion comme les assiégés sur le
+despotisme, les uns <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> pour conquérir la puissance, les autres
+pour la conserver?</p>
+
+<p>Les gros traitements n'engendrent pas seulement les entraves, le
+désordre et l'instabilité du pouvoir, ils faussent encore les idées
+des peuples, en renforçant ce préjugé gothique qui faisait mépriser le
+travail et honorer exclusivement les fonctions publiques; ils
+corrompent les m&oelig;urs en rendant les carrières industrielles
+onéreuses et celles des places florissantes; en excitant la population
+entière à déserter l'industrie pour les emplois, le travail pour
+l'intrigue, la production pour la consommation stérile, l'ambition qui
+s'exerce sur les choses pour celle qui n'agit que sur les hommes;
+enfin en répandant de plus en plus la manie de gouverner et la fureur
+de la domination.</p>
+
+<p>Voulons-nous donc délivrer l'autorité des intrigants qui l'obsèdent
+pour la partager, des factieux qui la sapent pour la conquérir, des
+tyrans qui la renforcent pour la défendre; voulons-nous arriver à
+l'ordre, à la liberté, à la paix publique? appliquons-nous surtout à
+diminuer les grosses rétributions; supprimons l'appât, si nous
+redoutons la convoitise; faisons disparaître ces prix séduisants
+attachés au bout de la carrière, si nous ne voulons pas qu'elle se
+remplisse de jouteurs; entrons franchement dans le système américain;
+que les hauts fonctionnaires soient indemnisés et non richement dotés,
+que les places donnent beaucoup de travail et peu de profits, que les
+fonctions publiques soient une charge et non un moyen de fortune,
+qu'elles ne puissent pas faire briller ceux qui les ont ni exciter
+l'envie de ceux qui ne les ont pas.</p>
+
+<p>Après avoir compris l'objet d'une représentation nationale, après
+avoir recherché quels seront les travaux qui occuperont la prochaine
+législature, il nous sera facile de savoir quelles sont les qualités
+et les garanties que nous devons exiger de notre député.</p>
+
+<p>Il est clair que la première chose que nous devons chercher <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span>
+en lui, c'est la connaissance des objets sur lesquels il sera appelé à
+discuter, en d'autres termes, la <i>capacité</i> en économie politique et
+en législation.</p>
+
+<p>On ne pourra pas contester que M. Faurie remplisse cette première
+condition. L'habileté avec laquelle il a géré ses affaires
+particulières est une garantie qu'il saura administrer les affaires
+publiques; ses connaissances en finances pourront être à la chambre
+d'une grande utilité; enfin, toute sa vie, il s'est livré avec ardeur
+à l'étude des sciences morales et politiques.</p>
+
+<p>La <i>capacité</i> de bien faire ne suffit pas à notre mandataire, il faut
+encore qu'il en ait la <i>volonté</i>; et cette volonté ne peut nous être
+garantie que par un passé invariable, une indépendance absolue dans le
+caractère, la fortune et la position sociale.</p>
+
+<p>Sous tous ces rapports, M. Faurie doit satisfaire les exigences de
+l'électeur le plus sévère.</p>
+
+<p>Aucune variation dans son passé ne peut nous en faire redouter pour
+l'avenir. Sa probité, dans la vie privée, est connue, et la vertu,
+chez M. Faurie, n'est pas un sentiment vague, mais un système arrêté
+et invariablement mis en pratique; en sorte qu'il serait difficile de
+trouver un homme dont la conduite et les opinions fussent plus en
+harmonie. Sa probité politique est poussée jusqu'au scrupule; sa
+fortune le met au-dessus de toutes les séductions, comme son courage
+au-dessus de toutes les craintes; il ne veut pas de places et ne peut
+pas en vouloir; il n'a ni fils ni frères, en faveur desquels il
+puisse, à nos dépens, compromettre son indépendance; enfin l'énergie
+de son caractère en fera pour nous, non un solliciteur intrépide (il
+est bon de le dire), mais au besoin un défenseur opiniâtre.</p>
+
+<p>Si, à la justesse des idées et à l'élévation des sentiments on
+désirait, comme condition, sinon indispensable, du moins avantageuse,
+le talent de la parole, je n'oserais affirmer <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> que M. Faurie
+possédât cette éloquence passionnée destinée à remuer les masses
+populaires sur une place publique; mais je le crois très en état
+d'énoncer devant la chambre les observations qui lui seraient
+suggérées par son esprit droit et ses intentions consciencieuses, et
+l'on conviendra que, lorsqu'il s'agit de discuter des lois,
+l'éloquence qui ne s'adresse qu'à la raison pour l'éclairer est moins
+dangereuse que celle qui agit sur les passions pour les égarer.</p>
+
+<p>J'ai entendu faire contre ce candidat une objection qui me paraît bien
+peu fondée: «N'est-il pas à craindre, disait-on, qu'étant Bayonnais il
+ne travaille plus pour Bayonne que pour le département des Landes?»</p>
+
+<p>Je ne répondrai pas que personne ne songeait à faire cette objection
+contre M. d'Haussez; que le lien qui s'établit entre l'élu et les
+électeurs est aussi puissant que celui qui attache l'homme au pays qui
+l'a vu naître; enfin, que M. Faurie, possédant ses propriétés dans le
+département des Landes, peut être, en quelque sorte, regardé comme
+notre compatriote.</p>
+
+<p>Il est une autre réponse qui, selon moi, ôte toute sa force à
+l'objection.</p>
+
+<p>Ne semblerait-il pas, à entendre le langage de ces hommes prévoyants,
+que les intérêts de Bayonne et ceux du département des Landes sont
+tellement opposés, qu'on ne puisse rien faire pour les uns qui ne
+tourne nécessairement contre les autres? Mais pour peu qu'on
+réfléchisse à la position respective de Bayonne et des Landes, on
+sentira qu'au contraire leurs intérêts sont inséparables, identiques.</p>
+
+<p>En effet, une ville de commerce placée à l'embouchure d'un fleuve ne
+peut avoir, dans le cours ordinaire des choses, qu'une importance
+proportionnée à celle du pays que ce fleuve parcourt. Si Nantes et
+Bordeaux prospèrent plus que Bayonne, c'est que la Loire et la
+Garonne traversent <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> des pays plus riches que l'Adour, des
+contrées capables de produire et de consommer davantage; or, les
+échanges relatifs à cette production et à cette consommation se
+faisant dans la ville située à l'embouchure du fleuve, il s'ensuit que
+le commerce de cette ville se développe ou se restreint selon que les
+pays environnants prospèrent ou dépérissent. Que les bords de l'Adour
+et des rivières qui lui portent leurs eaux soient fertiles, que les
+landes soient défrichées, que la Chalosse ait des moyens de
+communication, que notre département soit traversé de canaux, habité
+par une population nombreuse et riche, alors Bayonne aura un commerce
+assuré, fondé sur la nature des choses. Notre député veut-il donc
+faire fleurir Bayonne, c'est sur le département des Landes qu'il doit
+d'abord appeler la prospérité.</p>
+
+<p>Si une autre circonscription faisait entrer Bayonne dans notre
+département, n'est-il pas vrai qu'on ne ferait pas l'objection? Eh
+quoi! une ligne écrite sur un morceau de papier a donc changé la
+nature des choses? parce que, sur la carte, une ville est séparée de
+la campagne qui l'environne, par une raie rouge ou bleue, cela peut-il
+rompre leurs intérêts réciproques?</p>
+
+<p>Il y en a qui craignent de compromettre le bon ordre en choisissant
+pour députés des hommes franchement libéraux. «Pour le moment,
+disent-ils, nous avons besoin de l'ordre avant tout. Il nous faut des
+députés qui ne veuillent aller ni trop loin ni trop vite!»</p>
+
+<p>Eh! c'est précisément pour le maintien de l'ordre qu'il faut nommer de
+bons députés! C'est par amour pour l'ordre que nous devons chercher à
+mettre les chambres en harmonie avec la France. Vous voulez de
+l'ordre, et vous renforcez le <i>centre droit</i>, au moment où la France
+s'irrite contre lui, au moment où, déçue dans ses plus chères
+espérances, elle attend avec anxiété le résultat des élections? Et
+savez-vous ce qu'elle fera, si elle voit encore une fois son <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span>
+dernier espoir s'évanouir? Quant à moi, je ne le sais pas.</p>
+
+<p>Électeurs, rendons-nous à notre poste, songeons que la prochaine
+législature porte dans son sein toutes les destinées de la France;
+songeons que ses décisions doivent étouffer à jamais, ou prolonger
+indéfiniment, cette lutte déjà si longue entre l'ancienne France et la
+France moderne! Rappelons-nous que nos destinées sont dans nos mains,
+que c'est nous qui sommes les maîtres de raffermir ou de dissoudre
+cette monstrueuse centralisation, cet échafaudage construit par
+Bonaparte et restauré par les Bourbons, pour exploiter la nation après
+l'avoir garrottée! N'oublions pas que c'est une chimère de compter,
+pour l'amélioration de notre sort, sur des couleurs et des noms
+propres; ne comptons que sur notre indépendance et notre fermeté.
+Voudrions-nous que le pouvoir s'intéressât plus à nous que nous ne
+nous y intéressons nous-mêmes? Attendons-nous qu'il se restreigne si
+nous le renforçons; qu'il se montre moins entreprenant si nous lui
+envoyons des auxiliaires; espérons-nous que nos dépouilles soient
+refusées si nous sommes les premiers à les offrir? Quoi! nous
+exigerions de ceux qui nous gouvernent une grandeur d'âme
+surnaturelle, un désintéressement chimérique, et nous, nous ne
+saurions pas défendre, par un simple vote, nos intérêts les plus
+chers!</p>
+
+<p>Électeurs, prenons-y garde! nous ne ressaisirons pas l'occasion, si
+nous la laissons échapper. Une grande révolution s'est faite;
+jusqu'ici en quoi a-t-elle amélioré votre existence? Je sais que les
+réformes ne se font pas en un jour, qu'il ne faut pas demander
+l'impossible, ni censurer à tort et à travers, par mauvaise humeur ou
+par habitude. Je sais que le nouveau gouvernement a besoin de force,
+je le crois animé des meilleures intentions; mais enfin il ne faut pas
+fermer les yeux à l'évidence; il ne faut pas que la crainte d'aller
+trop vite, non-seulement nous frappe d'immobilité, mais encore nous
+ôte l'espoir d'avancer; et s'il n'a <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> pas été fait
+d'améliorations matérielles, nous en fait-on du moins espérer? Non, on
+déchire ces proclamations enivrantes qui, dans la grande semaine, nous
+auraient fait verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Chaque
+jour nous rapproche du passé que les trois immortelles journées
+devaient rejeter à un siècle loin de nous. S'agit-il de la loi
+communale? on exhume le projet Martignac, élaboré sous l'influence
+d'une cour méticuleuse et sans confiance dans la nation. S'agit-il
+d'une garde nationale mobile? au lieu de ces choix populaires qui
+doivent en faire la force morale, on nous jette, pour nous consoler,
+l'élection des subalternes, et l'on se méfie assez de nous pour nous
+imposer tous nos chefs. Est-il question d'impôts? on déclare nettement
+que le gouvernement n'en rabattra pas une obole; que s'il fait un
+<i>sacrifice</i> sur une branche de revenu il veut se retrouver sur une
+autre; que le milliard doit rester intact à tout jamais; que si l'on
+parvient à quelque économie, on n'en soulagera pas les contribuables;
+que supprimer un abus serait s'engager à les supprimer tous, et qu'on
+ne veut pas s'engager dans cette route; que l'impôt sur les boissons
+est le plus juste, le plus équitable des impôts, celui dont la
+perception est la plus douce et la moins coûteuse; que c'est le beau
+idéal des conceptions fiscales; qu'il faudrait le maintenir, sans
+faire aucun cas des <i>clameurs</i> d'une population accablée; que si on
+consent à le modifier, c'est bien à contre-c&oelig;ur, et à condition
+qu'au lieu d'une iniquité, on nous en fera subir deux; que tous les
+transports seront taxés sans qu'il en résulte aucune gêne, aucun
+inconvénient pour personne; que le luxe ne doit pas payer; que ce sont
+les objets utiles qu'il faut frapper de contributions redoublées; que
+la France est belle et riche, qu'on peut compter sur elle, qu'elle est
+facile à mettre à la raison, et cent autres choses qui font revivre le
+comte Villèle dans le baron Louis, et qui frappent d'un <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span>
+étourdissement au sortir duquel on ignore si l'on se réveille sous le
+règne de Philippe ou sous celui de Bonaparte.</p>
+
+<p>Mais, dira-t-on, ce ne sont que des projets; il faut encore que nos
+députés les discutent et les adoptent.</p>
+
+<p>Sans doute; et c'est pour cela qu'il importe d'être scrupuleux dans
+nos choix, de ne donner nos suffrages qu'à des hommes indépendants de
+tous les ministères présents et futurs.</p>
+
+<p>Électeurs, Paris nous donne la liberté avec son sang, détruirons-nous
+son ouvrage avec nos votes? Allons aux élections uniquement pour le
+bien général. Fermons l'oreille à toute promesse fallacieuse, fermons
+nos c&oelig;urs à toutes affections personnelles, même à la
+reconnaissance. Faisons sortir de l'urne le nom d'un homme sage,
+éclairé, indépendant. Si l'avenir nous apporte un meilleur sort, ayons
+la gloire d'y avoir contribué; s'il recèle encore des tempêtes,
+n'ayons point à nous les reprocher.</p>
+
+<h3>RÉFLEXIONS<br>
+<span class="smcap">SUR LES PÉTITIONS DE BORDEAUX, LE HAVRE ET LYON, CONCERNANT LES
+DOUANES.</span><br>
+(Avril 1834.)</h3>
+
+<p>La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les
+libertés, elle ne s'introduira dans nos lois qu'après avoir pris
+possession de nos esprits. Aussi devons-nous applaudir aux efforts des
+négociants de Bordeaux, du Havre et de Lyon, dussent ces efforts
+n'avoir immédiatement d'autres résultats que d'éveiller l'attention
+publique.</p>
+
+<p>Mais s'il est vrai qu'une réforme doive être généralement comprise
+pour être solidement établie, il s'ensuit que rien ne lui peut être
+plus funeste que ce qui égare l'opinion; et rien n'est plus propre à
+l'égarer que les écrits qui réclament <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> la <i>liberté</i> en
+s'appuyant sur les doctrines du <i>monopole</i>.</p>
+
+<p>Il y a sans doute bien de la témérité à un simple agriculteur de
+troubler, par une critique audacieuse, l'unanime concert d'éloges qui
+a accueilli, au dedans et au dehors de notre patrie, les réclamations
+du commerce français. Il n'a fallu rien moins pour l'y décider que la
+ferme conviction, je dirai même la certitude, que ces pétitions
+seraient aussi funestes, par leurs résultats, aux intérêts généraux,
+et particulièrement aux intérêts agricoles de la France, qu'elles le
+sont par leurs doctrines au progrès des connaissances économiques.</p>
+
+<p>En m'élevant, au nom de l'agriculture, contre les projets de douanes
+présentés par les pétitionnaires, j'éprouve le besoin de commencer par
+déclarer que ce qui, dans ces projets, excite mes réclamations, ce
+n'est point ce qu'ils renferment de <i>libéral</i> dans les <i>prémisses</i>,
+mais d'<i>exclusif</i> dans les <i>conclusions</i>.</p>
+
+<p>On demande que toute protection soit retirée aux <i>matières premières</i>,
+c'est-à-dire à l'industrie agricole, mais qu'une protection soit
+continuée à l'industrie manufacturière.</p>
+
+<p>Je ne viens point défendre la protection qu'on attaque, mais attaquer
+la protection qu'on défend.</p>
+
+<p>On réclame le privilége pour quelques-uns; je viens réclamer la
+liberté pour tous.</p>
+
+<p>L'agriculture doit de <i>bien vendre</i> au monopole qu'elle exerce, et de
+<i>mal acheter</i> au monopole qu'elle subit. S'il est juste de lui retirer
+le premier, il ne l'est pas moins de l'affranchir du second. (<i>Voyez</i>
+tome II, pages 25 et suiv.)</p>
+
+<p>Vouloir nous livrer à la concurrence universelle, sans y soumettre les
+fabricants, c'est nous léser dans nos ventes sans nous soulager dans
+nos achats, c'est faire justement le contraire pour les
+manufacturiers. Si c'est là la <i>liberté</i>, qu'on me définisse donc le
+<i>privilége</i>.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> Il appartient à l'agriculture de repousser de telles
+tentatives.</p>
+
+<p>J'ose en appeler ici aux pétitionnaires eux-mêmes, et particulièrement
+à M. Henri Fonfrède. Je l'adjure de réfuter mes réclamations ou de les
+appuyer.</p>
+
+<p>Je prouverai:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Qu'il y a, entre le projet des pétitionnaires et le système du
+gouvernement, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens;</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Qu'ils ne diffèrent que par une erreur de plus à la charge des
+pétitionnaires;</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Que ce projet a pour but de constituer un privilége inique en
+faveur des négociants et des fabricants, et au détriment des
+agriculteurs et du public.</p>
+
+<p class="center p2">§ 1. Il y a, entre le système des pétitionnaires et le régime
+prohibitif, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens.</p>
+
+<p>Qu'est-ce que le régime prohibitif? Laissons parler M. de Saint-Cricq.</p>
+
+<p>«Le travail constitue la richesse d'un peuple, parce que seul il a
+créé les choses matérielles que réclament nos besoins, et que
+l'aisance universelle consiste dans l'abondance de ces choses.» Voilà
+le principe.</p>
+
+<p>«Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail national;
+si elle était le produit du travail étranger, le travail national
+s'arrêterait promptement.» Voilà l'erreur.</p>
+
+<p>«Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier? Réserver son
+marché aux produits de son sol et de son industrie.» Voilà le but.</p>
+
+<p>«Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les
+produits du sol et de l'industrie des autres peuples.» Voilà le moyen.</p>
+
+<p>Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Elle divise toutes les marchandises en quatre classes. La
+première et la seconde renferment des objets d'alimentation et des
+<i>matières premières, vierges encore de tout travail humain</i>. <i>En
+principe, une sage économie exigerait que ces deux classes ne fussent
+pas imposées.</i></p>
+
+<p>La troisième classe est composée d'objets <i>qui ont reçu une
+préparation</i>. Cette préparation permet <i>qu'on la charge de quelques
+droits</i>. On le voit, la <i>protection</i> commence sitôt que, d'après la
+doctrine des pétitionnaires, commence le <i>travail national</i>.</p>
+
+<p>La quatrième classe comprend des objets <i>perfectionnés, qui ne peuvent
+nullement servir au travail national</i>. Nous la considérons, dit la
+pétition, comme <i>la plus imposable</i>.</p>
+
+<p>Ainsi les pétitionnaires professent que la concurrence étrangère nuit
+au travail national; c'est l'erreur du régime prohibitif. Ils
+demandent protection pour le travail; c'est le but du régime
+prohibitif. Ils font consister cette protection en des taxes sur le
+travail étranger; c'est le moyen du régime prohibitif.</p>
+
+<p class="center p2">§ 2. Ces deux systèmes diffèrent par une erreur de plus à la charge
+des pétitionnaires.</p>
+
+<p>Cependant il y a entre ces deux doctrines une différence essentielle.
+Elle réside tout entière dans le plus ou moins d'extension donnée à la
+signification du mot <i>travail</i>.</p>
+
+<p>M. de Saint-Cricq l'étend à tout. Aussi veut-il tout protéger.</p>
+
+<p>«Le travail constitue <i>toute</i> la richesse d'un peuple, dit-il;
+protéger l'industrie agricole, <i>toute</i> l'industrie agricole,
+l'industrie manufacturière, <i>toute</i> l'industrie manufacturière, c'est
+le cri qui retentira toujours dans cette chambre.»</p>
+
+<p>Les pétitionnaires ne voient de travail que celui des fabricants;
+aussi n'admettent-ils que celui-là aux faveurs de la protection.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> «Les <i>matières premières</i> sont <i>vierges de travail humain; en
+principe on ne devrait pas les imposer</i>. Les objets fabriqués <i>ne
+peuvent plus servir au travail national, nous les considérons comme
+les plus imposables</i>.</p>
+
+<p>Il se présente donc ici trois questions à examiner: 1<sup>o</sup> Les matières
+premières sont-elles le produit du travail? 2<sup>o</sup> Si elles ne sont pas
+autre chose, ce travail est-il si différent du travail des fabriques
+qu'il soit raisonnable de les soumettre à des régimes opposés? 3<sup>o</sup> Si
+le même régime convient à tous les travaux, est-ce celui de la liberté
+ou celui de la protection?</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Les matières premières sont-elles le produit du travail?</p>
+
+<p>Et que sont donc, je le demande, tous les articles que les
+pétitionnaires comprennent dans les deux premières classes de leur
+projet? Qu'est-ce que <i>les blés de toutes sortes</i>, <i>la farine</i>, <i>les
+bestiaux</i>, <i>les viandes sèches et salées</i>, <i>le porc</i>, <i>le lard</i>, <i>le
+sel</i>, <i>le fer</i>, <i>le cuivre</i>, <i>le plomb</i>, <i>la houille</i>, <i>la laine</i>,
+<i>les peaux</i>, <i>les semences</i>, si ce n'est le produit du travail?</p>
+
+<p>Quoi! dira-t-on, un lingot de fer, une balle de laine, un boisseau de
+blé sont des produits du travail? N'est-ce point la <i>nature</i> qui les
+<i>crée</i>?</p>
+
+<p>Sans doute la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais
+c'est le travail humain qui en produit la <i>valeur</i>. Il n'appartient
+pas à l'homme de créer, de faire quelque chose de rien, pas plus au
+manufacturier qu'au cultivateur; et si par <i>production</i> on entendait
+<i>création</i>, tous nos travaux seraient improductifs, et ceux des
+négociants plus que tous autres.</p>
+
+<p>L'agriculteur n'a donc pas la prétention d'avoir créé la laine, mais
+il a celle d'en avoir produit la <i>valeur</i>, je veux dire, d'avoir, par
+son travail et ses avances, transformé en laine des substances qui n'y
+ressemblaient nullement. Que fait de plus le manufacturier qui la
+convertit en drap?</p>
+
+<p>Pour que l'homme puisse se vêtir de drap, une foule <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span>
+d'opérations sont nécessaires. Avant l'intervention de tout travail
+humain, les véritables <i>matières premières</i> de ce produit sont l'air,
+l'eau, la chaleur, la lumière, le gaz, les sels qui doivent entrer
+dans sa composition. Un premier travail convertit ces substances en
+fourrages, un second en laine, un troisième en fil, un quatrième en
+vêtement. Qui osera dire que tout n'est pas travail dans cette
+&oelig;uvre, depuis le premier coup de charrue qui la commence, jusqu'au
+dernier coup d'aiguille qui la termine?</p>
+
+<p>Et parce que, pour plus de célérité, dans l'accomplissement de
+l'&oelig;uvre définitive, le vêtement, les travaux se sont répartis entre
+plusieurs classes d'industrieux, vous voulez, par une distinction
+arbitraire, que l'ordre de succession de ces travaux soit la raison de
+leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le nom de
+travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul digne
+des <i>faveurs</i> du monopole? Je ne crois pas qu'on puisse pousser plus
+loin l'esprit de système et de partialité.</p>
+
+<p>L'agriculteur, dira-t-on, n'a pas comme le fabricant tout exécuté par
+lui-même; la nature l'a aidé; et s'il y a du travail, tout n'est pas
+travail dans le blé.</p>
+
+<p>Mais tout est travail dans <i>sa valeur</i>, répéterai-je. Je veux que la
+nature ait concouru à la formation matérielle du grain; je veux que
+cette formation soit exclusivement son ouvrage; mais convenez que je
+l'y ai contrainte par mon travail, et quand je vous vends du blé, ce
+n'est point le <i>travail de la nature</i> que je me fais payer, <i>mais le
+mien</i>.</p>
+
+<p>Et, à ce compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des
+produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder aussi
+par la nature? Ne s'empare-t-il pas, à l'aide de la machine à vapeur,
+du poids de l'atmosphère, comme à l'aide de la charrue je m'empare de
+son humidité? A-t-il créé les lois de la gravitation, de la
+transmission des forces, de l'affinité?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> On conviendra peut-être que la laine et le blé sont le
+produit du travail. Mais la houille, dira-t-on, est certainement
+l'ouvrage, et l'ouvrage exclusif de la nature.</p>
+
+<p>Oui, la nature a fait la houille (car elle a tout fait), <i>mais le
+travail en a fait la valeur</i>. La houille n'a aucune valeur quand elle
+est à cent pieds sous terre. Il l'y faut aller chercher, c'est un
+travail; il la faut porter sur un marché, c'est un autre travail; et
+remarquez-le bien, le prix de la houille sur le marché n'est autre que
+le salaire de ces <i>travaux</i> d'extraction et de transport.</p>
+
+<p>La distinction qu'on a voulu faire, entre les matières premières et
+les matières fabriquées, est donc futile en théorie. Comme base d'une
+inégale répartition de <i>faveurs</i>, elle serait inique en pratique, à
+moins que l'on ne veuille prétendre que, bien qu'elles soient toutes
+deux des produits du travail, l'importation des unes est plus
+favorable que celle des autres au développement de la richesse
+publique. C'est la seconde question que j'ai à examiner.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Y a-t-il plus d'avantage pour une nation à importer des <i>matières</i>
+dites <i>premières</i>, que des objets fabriqués?</p>
+
+<p>J'ai ici à combattre une opinion fort accréditée.</p>
+
+<p>«Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de
+Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent
+d'essor.»&mdash;«Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une
+étendue sans limites à l'&oelig;uvre des habitants du pays où elles sont
+importées.»&mdash;«Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant
+les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent
+et les admettre <i>de suite</i> au taux <i>le plus faible</i><a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.»&mdash;«Entre
+autres articles dont le bas prix et l'abondance <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> sont une
+nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les
+matières premières.»</p>
+
+<p>Sans doute, il est avantageux pour une nation que les matières dites
+<i>premières</i> soient abondantes et à bas prix; et, je vous prie,
+serait-il avantageux pour elle que les objets fabriqués fussent chers
+et rares? Pour les unes comme pour les autres, il faut que cette
+abondance, ce bon marché soient le fruit de la liberté, ou que cette
+rareté, cette cherté soient le fruit du monopole. Ce qui est
+souverainement absurde et inique, c'est de vouloir que l'abondance des
+unes soit due à la liberté et la rareté des autres au privilége.</p>
+
+<p>L'on insistera encore, j'en suis sûr, et l'on dira que les droits
+<i>protecteurs</i> du travail des fabriques sont réclamés dans l'intérêt
+général; qu'importer des articles auxquels <i>le travail n'a plus rien à
+faire</i>, c'est perdre tout le profit de la main-d'&oelig;uvre, etc., etc.</p>
+
+<p>Remarquez sur quel terrain les pétitionnaires sont amenés. N'est-ce
+pas le terrain du régime prohibitif? M. de Saint-Cricq ne peut-il pas
+opposer un argument semblable à l'introduction des blés, des laines,
+des houilles, de toutes les matières enfin qui sont, nous l'avons vu,
+le produit du travail?</p>
+
+<p>Réfuter ce dernier argument, prouver que l'importation du travail
+étranger ne nuit pas au travail national, c'est donc démontrer que le
+régime de la concurrence ne convient pas moins aux objets fabriqués
+qu'aux matières premières. C'est la troisième question que je m'étais
+proposée.</p>
+
+<p>Qu'il me soit permis, pour abréger, de réduire cette démonstration à
+un exemple qui les comprend tous.</p>
+
+<p>Un Anglais peut importer une livre de laine en France, sous plusieurs
+formes: en toison, en fil, en drap, en vêtement; mais, dans tous ces
+cas, il n'importera pas une égale quantité de valeur, ou, si l'on
+veut, de travail. Supposons que cette livre de laine vaille 3 francs
+brute, 6 francs en <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> fil, 12 francs en drap, 24 francs
+confectionnée en vêtement. Supposons encore que, sous quelque forme
+que l'introduction s'opère, le payement se fasse en vin; car, après
+tout, il faut qu'il se fasse en quelque chose; et rien n'empêche de
+supposer que ce sera en vin.</p>
+
+<p>Si l'Anglais importe la laine brute, nous exporterons pour 3 francs de
+vin; nous en exporterons pour 6 francs, si la laine arrive en fil;
+pour 12 francs, si elle arrive en drap; et enfin pour 24 francs, si
+elle arrive sous forme de vêtement. Dans ce dernier cas, le filateur,
+le fabricant, le tailleur auront été privés d'un travail et d'un
+bénéfice, je le sais; une branche de <i>travail national</i> aura été
+découragée d'autant, je le sais encore; mais une autre branche de
+travail <i>également national</i>, la viniculture, aura été encouragée
+précisément dans la même proportion. Et comme la laine anglaise ne
+peut arriver en France sous forme de vêtement qu'autant que tous les
+industrieux qui l'ont amenée à cet état seront supérieurs aux
+industrieux français, en définitive, le consommateur du vêtement aura
+réalisé un bénéfice qui pourra être considéré comme un profit net,
+tant pour lui que pour la nation.</p>
+
+<p>Changez la nature des objets, leur appréciation, leur provenance, mais
+raisonnez juste, et le résultat sera toujours le même.</p>
+
+<p>Je sais qu'on me dira que le payement a pu se faire non en vin, mais
+en numéraire. Je ferai observer que cette objection se tournerait
+aussi bien contre l'introduction d'une matière première que contre
+celle d'une matière fabriquée. J'ai d'ailleurs la certitude qu'elle ne
+me sera faite par aucun négociant digne de l'être. Quant aux autres,
+je me bornerai à leur faire observer que le numéraire est un produit
+indigène ou un produit exotique. Si c'est un produit indigène, nous
+n'en pouvons rien faire de mieux que de l'exporter. S'il est
+exotique, il a fallu le payer avec du <i>travail <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> national</i>. Si
+nous l'avons acquis du Mexique, avec du vin par exemple, et que nous
+l'échangions ensuite contre un vêtement anglais, le résultat est
+toujours du vin changé contre un vêtement, et nous rentrons
+entièrement dans l'exemple précédent.</p>
+
+<p class="center p2">§ 3. Le projet des pétitionnaires est un système de priviléges
+réclamés par le commerce et l'industrie, contre l'agriculture et le
+public.</p>
+
+<p>des manufacturiers, c'est, je crois, un fait dont les preuves seraient
+maintenant surabondantes.</p>
+
+<p>Mais on ne voit pas sans doute aussi bien comment il octroie aussi des
+priviléges au commerce. Examinons.</p>
+
+<p>Toutes choses égales d'ailleurs, il est avantageux pour le public que
+les matières premières soient mises en &oelig;uvre sur le lieu même de
+leur production.</p>
+
+<p>C'est pour cela que si l'on veut consommer à Paris de l'eau-de-vie
+d'Armagnac, c'est en Armagnac, non à Paris, que se brûle le vin.</p>
+
+<p>Il ne serait pourtant pas impossible qu'il se rencontrât un
+commissionnaire de roulage qui aimât mieux transporter huit pièces de
+vin qu'une pièce d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Il ne serait pas impossible non plus qu'il se rencontrât à Paris un
+bouilleur qui préférât l'importation de la matière première à celle de
+la matière fabriquée.</p>
+
+<p>Il ne serait pas impossible, si cela était du domaine de la
+protection, que nos deux industrieux s'entendissent pour demander que
+le vin entrât librement dans la capitale, mais que l'eau-de-vie fût
+<i>chargée</i> de forts droits.</p>
+
+<p>Il ne serait pas impossible qu'en s'adressant au protecteur, pour
+mieux cacher leurs vues égoïstes, le voiturier ne parlât que des
+intérêts du bouilleur, et le bouilleur que des intérêts du voiturier.</p>
+
+<p>Il ne serait pas impossible que le protecteur vît dans ce <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span>
+plan l'occasion de <i>conquérir</i> une industrie pour Paris, et de se
+donner de l'importance.</p>
+
+<p>Enfin, et malheureusement, il ne serait pas impossible que le bon
+public parisien ne vît dans tout cela que les vues <i>larges</i> des
+protégés et du protecteur, et qu'il oubliât qu'en définitive, c'est
+sur lui que retombent toujours les frais et les faux frais de la
+protection.</p>
+
+<p>Qui voudra croire que c'est un résultat analogue, un système
+parfaitement identique, organisé sur une grande échelle, auquel, après
+un grand fracas de doctrines généreuses et libérales, <i>concluent</i>,
+d'un commun accord, les pétitionnaires de Bordeaux, de Lyon et du
+Havre?</p>
+
+<p>«C'est principalement dans cette seconde classe (celle qui comprend
+les matières <i>vierges de tout travail humain</i>), que se trouve, disent
+les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine
+marchande..... En principe, une sage économie exigerait que cette
+classe, ainsi que la première, ne fût pas imposée..... La troisième,
+on peut la <i>charger</i>; la quatrième, nous la considérons comme la plus
+imposable.»</p>
+
+<p>«Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est
+<i>indispensable</i> de réduire <i>de suite</i>, au taux <i>le plus bas</i>, les
+matières premières, afin que l'industrie puisse successivement mettre
+en &oelig;uvre les <i>forces navales</i> qui lui fourniront ses premiers et
+indispensables moyens de travail...»</p>
+
+<p>Les manufacturiers ne pouvaient demeurer en reste de politesse envers
+les armateurs. Aussi la pétition de Lyon demande la libre introduction
+des <i>matières premières</i>, pour prouver, y est-il dit, «que les
+intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours opposés à
+ceux des villes maritimes.»</p>
+
+<p>Ne semble-t-il pas entendre le voiturier parisien, dont je parlais
+tout à l'heure, formuler ainsi sa requête: «Considérant que le vin
+est le principal aliment de mes transports; <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> qu'en principe on
+ne devrait pas l'imposer; que quant à l'eau-de-vie on peut <i>la
+charger</i>; considérant qu'il est indispensable de réduire de suite le
+vin au taux le plus bas, afin que le bouilleur mette en &oelig;uvre mes
+voitures qui lui fourniront le premier et indispensable aliment de son
+travail...» et le bouilleur demander la libre importation du vin à
+Paris, et l'exclusion de l'eau-de-vie, pour prouver «que les intérêts
+des bouilleurs ne sont pas toujours opposés à ceux des voituriers.»</p>
+
+<p>En me résumant, quels seront les résultats du système proposé? Les
+voici:</p>
+
+<p>C'est au prix de la concurrence que nous, agriculteurs, vendrons aux
+manufacturiers nos matières premières. C'est au prix du monopole que
+nous les leur rachèterons.</p>
+
+<p>Que si nous travaillons dans des circonstances plus défavorables que
+les étrangers, tant pis pour nous; au nom de la liberté, on nous
+condamne.</p>
+
+<p>Mais si les fabricants sont plus malhabiles que les étrangers, tant
+pis pour nous; au nom du privilége, on nous condamne encore.</p>
+
+<p>Que si l'on apprend à raffiner le sucre dans l'Inde, ou à tisser le
+coton aux États-Unis, c'est le sucre brut et le coton en laine qu'on
+fera voyager <i>pour mettre en &oelig;uvre nos forces navales</i>; et nous,
+consommateurs, payerons l'inutile transport des résidus.</p>
+
+<p>Espérons que, par le même motif et pour fournir aux bûcherons <i>le
+premier et l'indispensable aliment de leur travail</i>, on fera venir les
+sapins de Russie avec leurs branches et leur écorce. Espérons qu'on
+fera voyager l'or du Mexique à l'état de minerai. Espérons que pour
+avoir les cuirs de Buénos-Ayres on fera naviguer des troupeaux de
+b&oelig;ufs.</p>
+
+<p>On n'en viendra pas là, dira-t-on. Ce serait pourtant rationnel; mais
+l'inconséquence est la limite de l'absurdité.</p>
+
+<p>Un grand nombre de personnes, j'en suis convaincu, ont <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span>
+adopté de bonne foi les doctrines du régime prohibitif (et certes ce
+qui se passe n'est guère propre à changer leur conviction). Je n'en
+suis point surpris; mais ce qui me surprend, c'est que, quand on les a
+adoptées sur un point, on ne les adopte pas sur tous, car l'erreur a
+aussi sa logique; et quant à moi, malgré tous mes efforts, je n'ai pu
+découvrir une objection quelconque que l'on puisse opposer au régime
+de l'exclusion absolue, qui ne s'oppose avec autant de justesse au
+système <i>pratique</i> des pétitionnaires.</p>
+
+<h3>LE FISC ET LA VIGNE.<br>
+(Janvier 1841.)</h3>
+
+<p>La production et le commerce des boissons fermentées ou distillées
+doivent être nécessairement affectés par les traités et lois de
+finances actuellement soumis aux délibérations des Chambres.</p>
+
+<p>Nous entreprenons d'exposer:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Les nouvelles entraves dont le projet de loi du 30 décembre 1840
+menace l'industrie vinicole;</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Celles qui sont implicitement contenues dans la doctrine de
+l'Exposé des motifs qui accompagne ce projet;</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Les résultats qu'on doit attendre du traité conclu avec la
+Hollande;</p>
+
+<p>4<sup>o</sup> Les moyens par lesquels l'industrie vinicole peut arriver à son
+affranchissement.</p>
+
+<p>§ I<sup>er</sup>.&mdash;La législation sur les boissons est une dérogation évidente
+au principe de l'égalité des charges.</p>
+
+<p>En même temps qu'elle place dans une exception onéreuse toutes les
+classes de citoyens dont elle régit l'industrie, elle crée, entre ces
+classes mêmes, des <i>inégalités</i> de second ordre: toutes sont mises
+hors le droit commun, et chacune en est tenue à divers degrés
+d'éloignement.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> Il ne paraît pas que M. le ministre des finances se soit le
+moins du monde préoccupé de l'<i>inégalité radicale</i> que nous venons de
+signaler; mais, en revanche, il se montre vivement choqué des
+<i>inégalités secondaires</i> créées par la loi: il tient pour
+<i>privilégiées</i> les classes qui ne subissent pas encore toutes les
+rigueurs qu'elle impose à d'autres classes; il s'attache à effacer ces
+nuances, non par voie d'allégement, mais par voie d'aggravation.</p>
+
+<p>Cependant, dans la poursuite de l'<i>égalité</i> ainsi entendue, M. le
+ministre demeure fidèle aux traditions du créateur de l'institution.
+On dit que Bonaparte avait d'abord établi des tarifs si modérés, que
+les recettes ne couvraient pas les frais de perception. Son ministre
+des finances lui fit observer que la loi mécontentait la nation, sans
+rien rapporter au trésor. «Vous êtes un niais, M. Maret, lui dit
+Napoléon: puisque la nation murmure de quelques entraves, que
+ferait-elle si j'y avais joint de lourds impôts? Habituons-la d'abord
+à l'exercice; plus tard, nous remanierons le tarif.» M. Maret
+s'aperçut que le grand capitaine n'était pas moins habile financier.</p>
+
+<p>La leçon n'a pas été perdue, et nous aurons occasion de voir que les
+disciples préparent le règne de l'<i>égalité</i> avec une prudence digne du
+maître.</p>
+
+<p>Les principes sur lesquels repose la législation des boissons sont
+clairement et énergiquement exprimés par les trois articles suivants
+de la loi du 28 avril 1816:</p>
+
+<p>«Art. 1. À chaque enlèvement ou déplacement de vins, cidres, etc., il
+sera perçu un <i>droit de circulation</i>.»</p>
+
+<p>«Art. 20. Il sera perçu au profit du trésor, dans les villes et
+communes ayant une population agglomérée de 2,000 âmes et
+au-dessus...<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a> un <i>droit d'entrée</i>..., etc.»</p>
+
+<p>«Art. 47. Il sera perçu, lors de la vente en détail des <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span>
+vins, cidres, etc., un <i>droit</i> de 15 pour 100 du prix de ladite
+vente.»</p>
+
+<p>Ainsi chaque <i>mouvement</i> de vins, chaque <i>entrée</i>, chaque vente <i>au
+détail</i>, entraîne le payement d'un droit.</p>
+
+<p>À côté de ces rigoureux et on peut dire de ces étranges principes, la
+loi établit quelques exceptions.</p>
+
+<p>Quant au droit de <i>circulation</i>.</p>
+
+<p>«Art. 3. Ne seront point assujettis au droit imposé par l'art. 1<sup>er</sup>:</p>
+
+<p>«1<sup>o</sup> Les boissons qu'un propriétaire fera conduire de son pressoir,
+ou d'un pressoir public, dans ses caves ou celliers; 2<sup>o</sup> celles
+qu'un colon partiaire, fermier ou preneur à bail emphytéotique à
+rente, remettra au propriétaire ou recevra de lui, en vertu de baux
+authentiques ou d'usages notoires; 3<sup>o</sup> les vins, cidres ou poirés,
+qui seront expédiés par un propriétaire ou fermier des caves ou
+celliers où sa récolte aura été déposée, et pourvu qu'ils proviennent
+de ladite récolte, quels que soient le lieu de destination et la
+qualité du destinataire.</p>
+
+<p>«Art. 4. La même exemption sera accordée aux négociants, marchands en
+gros, courtiers, facteurs, commissionnaires, distillateurs et
+débitants, pour les boissons qu'ils feront transporter de l'une de
+leurs caves dans une autre, située dans l'étendue du même département.</p>
+
+<p>«Art. 5. Le transport des boissons qui seront enlevées pour l'étranger
+ou pour les colonies françaises sera également affranchi du droit de
+circulation.»</p>
+
+<p>Le droit d'entrée ne souffrit pas d'exception.</p>
+
+<p>Relativement au <i>droit de détail</i>:</p>
+
+<p>«Art. 85. Les propriétaires qui voudront vendre les boissons de leur
+cru au détail jouiront d'une remise de 25 pour 100 sur les droits
+qu'ils auront à payer...</p>
+
+<p>«Art. 86.... Ils seront d'ailleurs assujettis à toutes les
+obligations imposées aux débitants de profession. Néanmoins, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span>
+les visites et exercices des commis n'auront pas lieu dans l'intérieur
+de leur domicile, pourvu que le local où leurs boissons seront vendues
+au détail en soit séparé.»</p>
+
+<p>Ainsi, pour résumer ces exceptions:</p>
+
+<p>Franchise du droit de circulation pour les vins de leur récolte que
+les propriétaires envoyaient de chez eux chez eux, <i>sur tout le
+territoire de la France</i>;</p>
+
+<p>Franchise du même droit pour les vins que les négociants, marchands,
+débitants, etc., faisaient transporter d'une de leurs caves dans une
+autre située dans le même département;</p>
+
+<p>Franchise du même droit pour les vins exportés;</p>
+
+<p>Remise de 25 pour 100 du droit de détail, en faveur des propriétaires;</p>
+
+<p>Affranchissement des visites et exercices des commis dans l'intérieur
+de leur domicile, quand le local où s'opère cette vente en est séparé.</p>
+
+<p>Voici maintenant le texte du projet de loi présenté par M. le ministre
+des finances:</p>
+
+<p>«Art. 13. L'exemption du droit de circulation sur les boissons ne sera
+accordée que dans les cas ci-après:</p>
+
+<p>«1<sup>o</sup> Pour les vins qu'un récoltant fera transporter de son pressoir à
+ses caves, celliers, ou de l'une à l'autre de ses caves <i>dans
+l'étendue d'une même commune ou d'une commune limitrophe</i>.</p>
+
+<p>«2<sup>o</sup> Pour les boissons qu'un fermier ou preneur à rente emphytéotique
+remettra à son propriétaire ou recevra de lui, <i>dans les mêmes
+limites</i>, en vertu de baux authentiques ou d'usages notoires.</p>
+
+<p>«Les art. 3 de la loi du 28 avril 1816 et 3 de la loi du 17 juillet
+1819 sont abrogés.</p>
+
+<p>«Art. 14. Seront affranchies du droit de circulation les boissons de
+leur récolte que les propriétaires feront transporter de chez eux
+chez eux, hors des limites posées par <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> l'article précédent,
+pourvu qu'ils se munissent de l'acquit-à-caution, et qu'ils se
+soumettent, au lieu de destination, à toutes les obligations imposées
+aux marchands en gros, le payement de la licence excepté.</p>
+
+<p>«Art. 25. La disposition de l'art. 85 de la loi du 28 avril 1816, qui
+accorde aux propriétaires, vendant au détail des boissons de leur cru,
+une remise exceptionnelle de 25 pour 100 sur les droits de détail
+qu'ils ont à payer, est abrogée.»</p>
+
+<p>Nous dépasserions de beaucoup les bornes que nous nous sommes
+imposées, si nous nous livrions ici à toutes les réflexions que nous
+suggère le projet de loi, et nous devons nous borner à quelques
+courtes observations.</p>
+
+<p>En premier lieu, l'art. 13 du projet abroge-t-il les art. 4 et 5 de la
+loi de 1816? L'affirmative semble résulter de ces expressions
+absolues: <i>L'exemption ne sera accordée que...</i>, qui impliquent
+l'exclusion de toutes catégories non désignées dans le reste de la
+disposition.</p>
+
+<p>Mais la négative peut se conclure de la disposition qui termine cet
+art. 13; car, en n'abrogeant que l'art. 3 de la loi de 1816, elle
+maintient sans doute les art. 4 et 5.</p>
+
+<p>Dans ce dernier cas, il y a, ce nous semble, une certaine anomalie à
+conserver aux négociants et débitants, <i>dans l'étendue du
+département</i>, une faculté qu'on restreint pour le propriétaire <i>aux
+limites d'une commune</i>.</p>
+
+<p>Secondement, puisque les nouvelles mesures ont pour objet de faire
+fructifier l'impôt, nous devons sans doute nous attendre à ce qu'elles
+soient onéreuses pour les contribuables. Il est possible néanmoins
+qu'elles dépassent le but et qu'elles entraînent des inconvénients
+hors de proportion avec les avantages qu'on en espère.</p>
+
+<p>Elles portent, en effet, un coup funeste à la grande propriété par
+l'art. 13, et à la petite propriété par l'art. 20.</p>
+
+<p>Tant que la franchise du droit de circulation n'a été restreinte
+qu'aux limites d'un département, il n'a pu en résulter <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> que
+des maux exceptionnels. Peu de propriétaires possèdent des vignes dans
+plusieurs départements; et quand cela a lieu, ils ont des celliers
+dans chacun d'eux. Mais il est très-fréquent qu'un propriétaire ait
+des vignes dans plusieurs communes voisines sans être limitrophes; et
+en général, dans ce cas, il a intérêt à réunir ses récoltes dans le
+même cellier. La nouvelle loi le contraint ou à multiplier les
+constructions, au détriment de la surveillance, ou à supporter le
+droit de circulation pour un produit déjà si grevé, et dont la vente
+n'aura peut-être lieu qu'après plusieurs années.</p>
+
+<p>Et qu'y gagnera le trésor? À moins que le propriétaire, selon le
+v&oelig;u de M. de Villèle, ne boive tout son vin, de recouvrer le droit
+un peu plus tôt.</p>
+
+<p>On dira sans doute que l'art. 14 du projet remédie à cet inconvénient.
+Nous nous réservons d'en examiner ci-après l'esprit et la portée.</p>
+
+<p>D'un autre côté, les petits propriétaires retirent de la vente au
+détail un avantage très-considérable, celui de conserver, d'année en
+année, leurs bois de barrique. Désormais ils seront forcés de faire
+tous les ans, pour les acheter, un déboursé trop souvent au-dessus de
+leurs facultés. Je ne crains pas d'avancer que cette disposition
+renferme pour beaucoup d'entre eux une cause de ruine complète.
+L'achat de bois de barrique n'est pas de ceux dont on puisse se
+dispenser, ou qu'il soit possible de retarder. Quand arrive la
+vendange, il faut de toute nécessité, et à quelque prix que ce soit,
+se pourvoir de bois pour la loger; et, si l'on n'a pas d'argent, on
+subit la loi du vendeur. On a vu le vigneron offrir la moitié de sa
+récolte pour obtenir de quoi loger l'autre moitié. La vente en détail
+leur évite cette extrémité, qui se reproduira souvent, aujourd'hui que
+cette faculté va, de fait, leur être interdite.</p>
+
+<p>Les deux modifications, ou, pour parler comme M. le <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span>
+ministre, les deux <i>améliorations</i> à la législation existante, que
+nous venons d'analyser, ne sont pas les seules que renferme le projet
+de loi du 30 décembre. Il y en a deux autres sur lesquelles nous
+devons faire quelques observations.</p>
+
+<p>L'art. 35 de la loi du 21 avril 1832 avait converti les droits de
+<i>circulation</i>, d'<i>entrée</i> et de <i>détail</i>, en une <i>taxe unique</i>, perçue
+à l'entrée des villes, ce qui avait permis de rendre la circulation
+libre dans l'intérieur de ces villes et d'y supprimer les exercices.</p>
+
+<p>D'après l'art. 16 du projet, cette <i>taxe unique</i> ne remplacerait plus
+que les droits d'entrée et de détail, les droits de circulation et de
+licence continuant à être perçus, comme ils l'étaient en 1829, en
+sorte qu'on pourra dire d'elle, avec le chansonnier:</p>
+
+<p class="poem10">Que cette taxe <i>unique</i> aura deux s&oelig;urs.</p>
+
+<p>Ici se présente une autre difficulté.</p>
+
+<p>Pour établir la taxe unique (loi de 1832, art. 36), «on divise la
+somme de tous les produits annuels, de tous les droits à remplacer,
+par la somme des quantités annuellement introduites.»</p>
+
+<p>Les droits de circulation et de licence n'étant plus compris parmi
+ceux <i>à remplacer</i>, il ne faudra pas les faire entrer dans le
+dividende; et alors, le quotient se trouvant proportionnellement
+affaibli, le public sera soumis aux anciennes entraves, sans profit
+pour le trésor.</p>
+
+<p>Que si M. le ministre entend que le taux de la taxe actuelle soit
+maintenu, les droits de circulation et de licence seraient perçus deux
+fois: une fois directement en vertu de la nouvelle loi, une seconde
+fois par la <i>taxe unique</i>, puisqu'ils entrent comme éléments du taux
+de cette taxe.</p>
+
+<p>Enfin, une quatrième modification introduit une nouvelle base de
+conversion de l'alcool en liqueurs.</p>
+
+<p>Ce n'est pas tout. M. le ministre fait clairement pressentir <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span>
+qu'il ne tardera pas à relever le tarif des boissons aux taux de 1829.
+Beaucoup de bons esprits, dit-il, ont pensé que le moment était arrivé
+de revenir sur le dégrèvement de 1830.</p>
+
+<p>Beaucoup d'autres bons esprits pensent que, si M. le ministre
+s'abstient de faire une proposition formelle à cet égard, c'est pour
+laisser à la Chambre l'honneur de l'initiative.</p>
+
+<p>Nous laissons maintenant le lecteur mesurer l'espace qui nous sépare
+de la révolution de juillet. Dix années sont à peine écoulées, et
+voilà que notre législation sur les boissons ne se distinguera bientôt
+plus de celles de l'empire et de la restauration, que par un surcroît
+de charges et de rigueurs.</p>
+
+<p>§ II.&mdash;Encore si ce développement de sévérité avait pour but le seul
+intérêt actuel du fisc, nous pourrions du moins espérer qu'il touche
+au terme de ses exigences. Mais il ne nous laisse pas même cette
+illusion; et, en proclamant qu'il veut faire prévaloir un système, il
+nous avertit que nous devons nous attendre à des exigences nouvelles
+tant que ce système ne sera pas arrivé à sa complète réalisation.</p>
+
+<p>«Il nous a paru juste (dit l'Exposé des motifs) de renfermer la
+franchise du droit de circulation, en faveur du propriétaire, dans les
+justes limites où elle peut être légitimement réclamée, c'est-à-dire
+de la restreindre aux produits de sa récolte qu'il destine à sa
+consommation et à celle de sa famille, dans les lieux mêmes de la
+production. Au delà c'était un <i>privilége</i> que rien ne justifie, et
+<i>qui violait le principe de l'égalité des charges</i>. <i>Par la même
+raison</i>, nous proposons de supprimer la remise d'un quart au récoltant
+qui vend en détail des vins de son cru.»</p>
+
+<p>Or, dès l'instant que le gouvernement a pour but l'<i>égalité des
+charges</i>, entendant par ce mot l'assujettissement de toutes les
+classes qu'atteint la loi des boissons au maximum <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> d'entraves
+qui pèse sur la classe la plus maltraitée, tant que ce but ne sera pas
+atteint, les mesures les plus rigoureuses ne peuvent être que le
+prélude de mesures plus rigoureuses encore.</p>
+
+<p>Nous devons le craindre, surtout sachant que le maître a pratiqué et
+recommandé en cette matière une tactique impitoyable, mais prudente.</p>
+
+<p>Nous avons vu que la loi de 1816 étendait l'exemption du droit de
+circulation pour le propriétaire <i>à tout le territoire de la France</i>.</p>
+
+<p>Bientôt elle fut restreinte aux <i>limites d'un département</i> ou de
+départements limitrophes. (Loi du 25 mars 1817, art. 81.)</p>
+
+<p>Plus tard, on la réduisit aux <i>limites d'arrondissements limitrophes</i>.
+(Loi du 17 juillet 1819, art. 3.)</p>
+
+<p>Maintenant on propose de la circonscrire aux <i>limites d'une commune</i>
+ou de communes limitrophes. (Projet de loi, art. 13).</p>
+
+<p>Encore un pas, et elle aura entièrement disparu.</p>
+
+<p>Et ce pas, il ne faut pas douter qu'on ne le fasse; car, si ces
+restrictions successives ont circonscrit le <i>privilége</i>, elles ne
+l'ont pas détruit. Il reste encore un cas où le récoltant consomme un
+vin qui a <i>circulé</i> sans payer de droit de <i>circulation</i>, et l'on ne
+tardera pas à venir dire que <i>c'est un privilége que rien ne justifie,
+et qui viole le principe de l'égalité de l'impôt</i>: ainsi, dans
+l'application, le fisc a transigé avec <i>les principes</i>; mais, en
+théorie, il a fait ses réserves; et n'est-ce point assez pour une fois
+qu'il soit descendu de l'<i>arrondissement</i> à la <i>commune</i> sans faire un
+temps d'arrêt au <i>canton</i>?</p>
+
+<p>Tenons-nous donc pour assurés que le règne de l'<i>égalité</i> arrive, et
+que sous peu il n'y aura plus aucune exception à ce principe. <i>À
+chaque enlèvement</i> ou <i>déplacement</i> de vin, cidre ou poiré, il sera
+perçu un droit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Mais faut-il le dire? Oui, nous exprimerons notre pensée tout
+entière, quoiqu'on puisse nous soupçonner de nous abandonner à une
+méfiance exagérée. Nous croyons que le fisc a entrevu que, lorsque le
+droit de circulation s'étendra à tous, sans exception, l'<i>égalité</i>
+n'aura achevé que la moitié de sa carrière; il restera encore à faire
+passer les propriétaires sous le joug de l'<i>exercice</i>.</p>
+
+<p>Il nous semble que le fisc a déposé dans l'art. 14 le germe de cette
+secrète intention.</p>
+
+<p>Quel peut être, autrement, l'objet de cette disposition?</p>
+
+<p>L'art. 13 du projet restreint l'exemption du droit de circulation aux
+<i>limites de la commune</i>.</p>
+
+<p>L'exposé des motifs prend soin de déclarer qu'<i>au delà</i> cette
+exemption <i>est un privilége que rien ne justifie</i>.</p>
+
+<p>Et aussitôt l'art. 14 nous rend la faculté que l'art. 13 nous avait
+retirée; il nous la rend sans limites, pourvu que le propriétaire se
+soumette aux obligations imposées aux marchands en gros.</p>
+
+<p>Une telle concession est faite pour éveiller notre méfiance.</p>
+
+<p class="poem10">Ce sac enfariné ne me dit rien qui vaille.</p>
+
+<p>Remarquez la physionomie de cet art. 14.</p>
+
+<p>D'abord, il se présente comme un correctif. L'art. 13 pouvait paraître
+un peu brutal, l'art. 14 vient offrir des consolations.</p>
+
+<p>Ensuite, il fait mieux que de dorer la pilule, il la cache, et nous
+insinue l'exercice sans le nommer.</p>
+
+<p>Enfin, il pousse la prudence au point de se faire <i>facultatif</i>; il
+fait plus, il rend facultatif l'art. 13. Le moyen de se plaindre! Ne
+pourra-t-on pas fuir le droit de circulation en se réfugiant dans
+l'exercice, et trouver un abri contre l'exercice derrière le droit de
+circulation?</p>
+
+<p>Puissions-nous nous tromper! mais nous avons vu grossir <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> le
+tarif, nous avons vu grossir le droit de circulation; craignons que
+l'exercice ne grandisse aussi. Le fabuliste nous l'a dit: «Ce qui est
+petit devient grand....., <i>pourvu que Dieu lui prête vie</i>.»</p>
+
+<p>La marche progressive vers l'<i>égalité</i> se manifeste encore dans le
+développement du droit de détail.</p>
+
+<p>Nous avons vu que la législation actuelle accorde au propriétaire, à
+cet égard, deux exemptions: l'une, par la remise de 25 pour 100 sur le
+droit; l'autre, en affranchissant de visites domiciliaires l'intérieur
+de sa maison, quand le local où s'opère la vente en est séparé.</p>
+
+<p>Pour le moment, on se borne à demander le retrait de la première de
+ces exemptions; mais le principe de l'égalité n'est pas satisfait,
+puisque le propriétaire continuera à jouir d'un <i>privilége</i> dont est
+privé le cabaretier, à savoir: le privilége de n'ouvrir point sa
+maison, sa chambre et ses armoires à l'&oelig;il des commis, pourvu
+toutefois que, pour vendre son vin, il loue un local par bail
+authentique.</p>
+
+<p>§ III.&mdash;Si nous reportons nos regards vers les relations extérieures
+de la France, dans leurs rapports avec le commerce des vins, nous n'y
+trouverons guère aucun sujet de nous consoler du régime intérieur qui
+pèse sur notre industrie.</p>
+
+<p>Notre intention ne peut pas être de traiter ici toutes les questions
+qui se rattachent à ce vaste sujet. Nous devons nous borner à quelques
+réflexions sur une question actuellement pendante, le traité de
+commerce avec la Hollande.</p>
+
+<p>Après avoir annoncé, dans la séance du 21 janvier, que, d'après ce
+traité, «nos vins et eaux-de-vie en cercles seront affranchis de tous
+droits de douane à l'entrée des états néerlandais; qu'ils y seront
+admis, quand ils seront en bouteilles, avec remise des trois
+cinquièmes du droit, pour les vins, et de moitié, pour les
+spiritueux,» M. le ministre du commerce s'écrie:</p>
+
+<p>«Vous ne l'ignorez pas, Messieurs, dans toutes les négociations
+<span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> commerciales entreprises par le gouvernement, une de ses
+préoccupations les plus sérieuses a toujours été d'élargir autant que
+possible le marché de nos productions vinicoles, en leur ménageant de
+nouvelles voies d'écoulement dans les pays étrangers. Ce n'est donc
+pas sans une satisfaction particulière que nous venons offrir à votre
+adoption les moyens de soulager les souffrances d'une branche de
+commerce si digne de notre sollicitude.»</p>
+
+<p>À ce pompeux préambule, qui ne croirait que nos vins vont trouver dans
+la Hollande un large débouché?</p>
+
+<p>Pour mesurer l'importance des concessions que nos négociateurs ont
+obtenues du gouvernement néerlandais, il faut savoir que les boissons
+étrangères sont assujetties en Hollande à deux droits d'entrée: le
+<i>droit de douane</i>, et le <i>droit d'accise</i>.</p>
+
+<p>Que l'on consulte le tableau placé à la fin de cet écrit, et l'on y
+verra que le gouvernement néerlandais a si bien combiné ses
+réductions, que notre commerce de luxe (vins en bouteilles) est
+dégrevé de 10 et demi pour 100 pour la Gironde et de 21 pour 100 pour
+la Meuse, et notre commerce essentiel (vins en cercles) de 12 pour 100
+pour l'est et <i>un et un tiers pour</i> 100 pour l'ouest de la France. Ce
+beau résultat a causé une si <i>vive satisfaction</i> à nos négociateurs,
+qu'ils se sont empressés de réduire de 33 un tiers pour 100 les droits
+sur les fromages et céruses de fabrication néerlandaise.</p>
+
+<p>§ IV.&mdash;Quand une portion considérable de la population se croit
+opprimée, elle n'a que deux moyens de reconquérir ses droits: les
+moyens révolutionnaires, et les moyens légaux.</p>
+
+<p>Il semble que les gouvernements qui se sont succédé en France
+travaillent à l'envi à introduire parmi les classes vinicoles ce
+préjugé funeste qu'elles n'ont rien à attendre que des révolutions.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> En effet, les révolutions de 1814 et de 1815 leur avaient
+valu au moins force promesses, et nous voyons, par le texte même des
+lois de l'époque, que la restauration ne prétendait maintenir les
+contributions indirectes que comme une ressource exceptionnelle et
+essentiellement transitoire. (Loi de 1816, art. 257, et de 1818, art.
+84.)</p>
+
+<p>Mais à peine ce pouvoir eut-il acquis de la consistance que ses
+promesses s'évanouirent avec ses craintes.</p>
+
+<p>La révolution de 1830, il faut lui rendre ce témoignage, ne promit
+rien; mais elle opéra de notables dégrèvements. (Lois des 17 octobre
+et 12 décembre 1830.)</p>
+
+<p>Et déjà nous voyons qu'elle songe non-seulement à revenir à l'ancienne
+législation, mais encore à lui donner un caractère de rigueur inconnu
+aux beaux jours de l'empire et de la restauration.</p>
+
+<p>Ainsi, aux époques de trouble, le fisc promet, transige, se relâche de
+sa sévérité.</p>
+
+<p>Aux époques de calme, il reprend ses concessions et marche à de
+nouvelles conquêtes.</p>
+
+<p>Nous sommes surpris, nous le répétons, que le pouvoir ne craigne pas
+que ce rapprochement frappe les esprits, et qu'ils en tirent cette
+déplorable conclusion: «La légalité nous tue.»</p>
+
+<p>Certes, ce serait la plus triste des erreurs; et l'expérience, qu'on
+invoquerait à l'appui, prouve au contraire qu'il n'y a aucun fond à
+faire sur des promesses et des adoucissements arrachés par la peur à
+un pouvoir chancelant.</p>
+
+<p>Un pouvoir nouveau peut bien, sous l'empire des circonstances,
+renoncer pour un temps à une partie de ses recettes; mais trop de
+charges pèsent sur lui pour qu'il abandonne jamais le dessein de les
+ressaisir. N'a-t-il pas plus que tout autre des ambitions à
+satisfaire, des existences à rassurer, des répugnances à vaincre? Au
+dedans, il a fait naître des jalousies, des rancunes, des mécomptes:
+ne faut-il pas <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> qu'il développe des moyens de police et de
+répression? Au dehors, il excite la crainte et la méfiance: ne doit-il
+pas s'entourer de murailles, grossir ses flottes et ses armées?</p>
+
+<p>Il est donc illusoire de chercher du soulagement dans des révolutions.</p>
+
+<p>Mais nous croyons, et nous croyons fermement, que la population
+vinicole peut, par un usage intelligent et persévérant des moyens
+légaux, parvenir à améliorer sa situation.</p>
+
+<p>Nous appelons particulièrement son attention sur les ressources que
+lui offre le <i>droit d'association</i>.</p>
+
+<p>Depuis plusieurs années, les manufacturiers ont reconnu l'avantage
+d'être représentés, auprès du gouvernement et des Chambres, par des
+délégations spéciales. Les fabricants de sucres, de draps, d'étoffes
+de lin et de coton, ont à Paris leur comité de délégués.</p>
+
+<p>Aussi aucune mesure fiscale ou douanière, de nature à affecter ces
+industries, ne peut être résolue sans avoir passé par le creuset d'une
+longue et sévère enquête; et personne n'ignore combien, dans la lutte
+qu'ils viennent de soutenir, les producteurs de sucre indigène ont dû
+de force à l'<i>association</i>.</p>
+
+<p>Si l'industrie manufacturière n'avait pas introduit le système des
+délégations, peut-être appartiendrait-il à l'industrie vinicole d'en
+donner le premier exemple. Mais, à coup sûr, elle ne peut pas refuser
+d'entrer dans la lice que d'autres ont ouverte. Il est trop évident
+que des enquêtes où sa voix ne se fait pas entendre sont incomplètes;
+il est trop évident que ses intérêts ont tout à perdre à laisser le
+champ libre à des intérêts souvent rivaux.</p>
+
+<p>Selon nous, chaque bassin vinicole devrait avoir un comité dans la
+ville qui centralise son mouvement commercial. Chacun de ces comités
+nommerait un délégué, et la réunion des délégués à Paris formerait le
+<i>comité central</i>.</p>
+
+<p>Ainsi le bassin de l'Adour et ses affluents, de la Garonne, <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span>
+de la Charente, de la Loire, du Rhône, de la Meuse; les départements
+que forment le Languedoc, la Champagne et la Bourgogne auraient chacun
+leur délégué.</p>
+
+<p>Nous nous sommes entretenu, avec plusieurs personnes, de cette
+institution, sans en rencontrer une seule qui en ait contesté
+l'utilité; mais nous devons répondre à quelques objections qui nous
+ont été faites.</p>
+
+<p>On nous a dit:</p>
+
+<p>«L'industrie vinicole a ses délégués naturels dans les députés.</p>
+
+<p>«Il est difficile d'obtenir le concours d'un si grand nombre
+d'intéressés, la plupart disséminés dans les campagnes.</p>
+
+<p>La situation financière de la France ne permet pas d'espérer
+l'abolition des contributions indirectes, qui d'ailleurs, à côté de
+beaucoup d'inconvénients, présentent d'incontestables avantages.»</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Les députés sont-ils les délégués de l'industrie vinicole?</p>
+
+<p>Apparemment, lorsqu'un corps électoral investit un citoyen des
+fonctions législatives, il ne rapetisse pas cette mission aux
+proportions d'une question spéciale d'industrie. D'autres
+considérations déterminent son choix; et il ne faudrait pas être
+surpris qu'un député, alors même qu'il représenterait un département
+vinicole, n'eût pas préalablement fait une étude approfondie de toutes
+les questions qui se rattachent au commerce et aux impôts des
+boissons. Encore moins, une fois nommé, peut-il concentrer
+exclusivement sur un seul intérêt une attention que réclament tant et
+de si graves matières. Il ne pourrait donc voir qu'un avantage à
+puiser, dans les comités spéciaux qui s'occupent des sucres, des fers,
+des vins,&mdash;des informations et des documents qu'il lui serait
+matériellement impossible de chercher et de coordonner. Les précédents
+établis par les manufacturiers ôtent d'ailleurs toute valeur à
+l'objection.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> On dit encore qu'il est difficile d'obtenir le concours
+<span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> persévérant des habitants disséminés dans les provinces.</p>
+
+<p>Nous croyons, nous, qu'on s'exagère cette difficulté. Sans doute elle
+serait invincible, s'il fallait attendre de chaque intéressé un
+concours actif et assidu. Mais, en pareille matière, les plus actifs
+font pour les autres, et les villes pour les campagnes. Cela est sans
+inconvénient quand les intérêts sont identiques; et puisqu'il y a un
+comité vinicole à Bordeaux, on ne voit pas pourquoi il n'y en aurait
+pas à Bayonne, à Nantes, à Montpellier, à Dijon, à Marseille; et de là
+à un comité central il n'y a qu'un pas. C'est en s'exagérant les
+difficultés qu'on n'arrive à rien. Il est certainement plus aisé à
+trois cents fabricants de sucre qu'à plusieurs milliers de
+propriétaires de se concerter, de s'organiser. Mais, de ce qu'une
+chose ne se fait pas toute seule, il ne faut pas conclure qu'elle est
+infaisable. Il faut même reconnaître que, si les masses ont plus de
+difficulté à s'organiser, elles acquièrent par l'organisation un
+ascendant irrésistible.</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Enfin, on objecte que la situation financière de la France ne
+permet pas d'espérer qu'elle puisse renoncer aux ressources de l'impôt
+de consommation.</p>
+
+<p>Mais c'est encore là circonscrire la question. L'organisation d'un
+comité central préjuge-t-elle qu'il aura pour mission exclusive de
+poursuivre l'abolition absolue de cet impôt? N'y a-t-il pas autre
+chose à faire? Ne se présente-t-il pas tous les jours des questions
+douanières qui intéressent la vigne? Est-on assuré que l'intervention
+du comité, dans les conférences qui ont préparé le traité avec la
+Hollande, n'eût été d'aucune influence sur les stipulations de ce
+traité? Et quant aux contributions indirectes, n'y a-t-il rien entre
+l'abolition complète et le maintien absolu du régime actuel? Le mode
+de perception, le moyen de prévenir ou de réprimer la fraude, les
+attributions, les compétences, n'offrent-ils pas un vaste champ aux
+réformes?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> Il ne faut pas croire, du reste, que tout soit dit sur la
+question principale. Il ne nous appartient pas de formuler une opinion
+sur l'impôt de consommation, il a pour lui et contre lui de grandes
+autorités et de grands exemples, il est la règle en Angleterre, en
+France il est l'exception. Eh bien! il faut résoudre ce problème. Si
+le système est mauvais en principe, il faut le détruire; si on le juge
+bon, il faut le perfectionner, lui ôter son caractère exceptionnel, et
+le rendre à la fois moins lourd et plus productif en le
+<i>généralisant</i>. Là peut-être est la solution du grand débat pendant
+entre le fisc et le contribuable. Et qui peut dire que le mouvement
+des esprits, qui naîtra de l'institution des comités industriels, les
+communications régulières qui s'établiront, soit entre eux, soit par
+leur intermédiaire, entre le public et le pouvoir, ne hâteront pas
+cette solution?</p>
+
+<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> DROITS D'ENTRÉE EN HOLLANDE.</p>
+
+<table border="1" cellpadding="3" summary="Droits d'entrée en Hollande.">
+<tr>
+<td rowspan="3" colspan="3" class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_title" rowspan="2">BASE DU DROIT.</td>
+<td class="tb_title" colspan="4">DOUANES</td>
+<td class="tb_title" colspan="5">ACCISE</td>
+<td class="tb_title" rowspan="2">SOMMES DES DROITS D'ENTRÉE ACTUELS.</td>
+<td class="tb_title" rowspan="2">DROITS MODIFIÉS PAR LE TRAITÉ.</td>
+<td class="tb_title" rowspan="2">DIFFÉRENCE POUR CENT EN MOINS.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_title">DROIT PRINCIPAL.</td>
+<td class="tb_title">SYNDICAT. 13%.</td>
+<td class="tb_title">TIMBRE. 20%.</td>
+<td class="tb_title">TOTAL.</td>
+<td class="tb_title">DROIT PRINCIPAL.</td>
+<td class="tb_title">CENTIMES ADDITIONNELS. 25%.</td>
+<td class="tb_title">SYNDICAT. 13%.</td>
+<td class="tb_title">TIMBRE. 10%.</td>
+<td class="tb_title">TOTAL.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center tb_bot">hectol.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="center tb_bot">fr. c.</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3" class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="5" class="center tb_topbot">VINS</td>
+<td rowspan="2" class="center tb_topbot">Par frontière de mer.</td>
+<td class="center tb_topbot">En cercles.</td>
+<td class="center tb_topbot">»</td>
+<td class="center tb_topbot">» 21</td>
+<td class="center tb_topbot">» 03</td>
+<td class="center tb_topbot">» 43</td>
+<td class="center tb_topbot">» 67</td>
+<td class="center tb_topbot">26 71</td>
+<td class="center tb_topbot">6 68</td>
+<td class="center tb_topbot">3 47</td>
+<td class="center tb_topbot">3 68</td>
+<td class="center tb_topbot">40 54</td>
+<td class="center tb_topbot">41 21</td>
+<td class="center tb_topbot">40 54</td>
+<td class="center tb_topbot">1-<sup>2</sup>/<sub>5</sub></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center tb_topbot">En bouteil.</td>
+<td class="center tb_topbot">»</td>
+<td class="center tb_topbot">12 29</td>
+<td class="center tb_topbot">1 60</td>
+<td class="center tb_topbot">» 43</td>
+<td class="center tb_topbot">14 32</td>
+<td class="center tb_topbot">26 71</td>
+<td class="center tb_topbot">6 68</td>
+<td class="center tb_topbot">3 47</td>
+<td class="center tb_topbot">3 68</td>
+<td class="center tb_topbot">40 54</td>
+<td class="center tb_topbot">54 86</td>
+<td class="center tb_topbot">46 28</td>
+<td class="center tb_topbot">10-&frac12;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot tb_borright">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2" class="center tb_topbot">Par frontière de terre.</td>
+<td class="center tb_topbot">En cercles.</td>
+<td class="center tb_topbot">»</td>
+<td class="center tb_topbot">6 57</td>
+<td class="center tb_topbot">» 85</td>
+<td class="center tb_topbot">» 43</td>
+<td class="center tb_topbot">7 85</td>
+<td class="center tb_topbot">26 71</td>
+<td class="center tb_topbot">6 68</td>
+<td class="center tb_topbot">3 47</td>
+<td class="center tb_topbot">3 68</td>
+<td class="center tb_topbot">40 54</td>
+<td class="center tb_topbot">48 39</td>
+<td class="center tb_topbot">4 54</td>
+<td class="center tb_topbot">12</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center tb_topbot">En bouteil.</td>
+<td class="center tb_topbot">» </td>
+<td class="center tb_topbot">19 67</td>
+<td class="center tb_topbot">2 85</td>
+<td class="center tb_topbot">» 43</td>
+<td class="center tb_topbot">22 66</td>
+<td class="center tb_topbot">26 71</td>
+<td class="center tb_topbot">6 68</td>
+<td class="center tb_topbot">3 47</td>
+<td class="center tb_topbot">3 68</td>
+<td class="center tb_topbot">40 54</td>
+<td class="center tb_topbot">63 26</td>
+<td class="center tb_topbot">49 67</td>
+<td class="center tb_topbot">21-&frac12;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot tb_borright">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot tb_borright">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2" colspan="2" class="center tb_top tb_borright">EAUX-DE-VIE</td>
+<td class="center tb_topbot">En cercles.</td>
+<td class="center tb_topbot">»</td>
+<td class="center tb_topbot">2 12</td>
+<td class="center tb_topbot">» 27</td>
+<td class="center tb_topbot">» 43</td>
+<td class="center tb_topbot">2 82</td>
+<td class="center tb_topbot">42 40</td>
+<td class="center tb_topbot">10 60</td>
+<td class="center tb_topbot">5 51</td>
+<td class="center tb_topbot">5 85</td>
+<td class="center tb_topbot">64 36</td>
+<td class="center tb_topbot">67 18</td>
+<td class="center tb_topbot">64 26</td>
+<td class="center tb_topbot">4-<sup class="small">1</sup>/<sub class="small">5</sub></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center tb_top">En bouteil.</td>
+<td class="center tb_top">»</td>
+<td class="center tb_top">9 84</td>
+<td class="center tb_top">1 28</td>
+<td class="center tb_top">» 43</td>
+<td class="center tb_top">11 55</td>
+<td class="center tb_top">42 40</td>
+<td class="center tb_top">10 60</td>
+<td class="center tb_top">5 51</td>
+<td class="center tb_top">5 85</td>
+<td class="center tb_top">64 36</td>
+<td class="center tb_top">75 91</td>
+<td class="center tb_top">70 12</td>
+<td class="center tb_top"> 7-<sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub></td>
+</tr>
+</table>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> MÉMOIRE.<br>
+PRÉSENTÉ À LA SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE, COMMERCE, ARTS ET SCIENCES,<br>
+<span class="smcap">DU DÉPARTEMENT DES LANDES,</span><br>
+SUR LA QUESTION VINICOLE.<br>
+(22 janvier 1843.)</h3>
+
+
+<p><span class="smcap">Messieurs</span>,</p>
+
+<p>Dans une de vos précédentes séances, vous avez chargé une Commission
+de rechercher les causes de la détresse qui afflige la partie viticole
+du département des Landes, et les moyens par lesquels il serait
+possible de la combattre.</p>
+
+<p>Les circonstances ne m'ont pas permis de communiquer à la Commission
+le travail dont elle m'a chargé. Je le regrette vivement, car la
+coopération des hommes éclairés qui la composent l'eût rendu plus
+digne de vous. Bien que j'ose croire que mes idées ne s'éloignent pas
+beaucoup de celles qu'ils m'eussent autorisé à vous soumettre, je ne
+dois pas moins en assumer sur moi toute la responsabilité.....</p>
+
+<p>Messieurs, prouver d'abord la réalité de la détresse de notre
+population viticole, en tracer à vos yeux une peinture animée, ce
+serait à la fois satisfaire à l'ordre logique de ce rapport et lui
+concilier votre intérêt et votre bienveillance. Je sacrifierai
+volontiers cette considération au désir de ménager vos moments;
+puisque aussi bien je puis admettre, sans crainte de me tromper, que
+si nous ne sommes pas tous d'accord sur les causes de la décadence de
+l'industrie qui nous occupe, il n'y a du moins aucune dissidence parmi
+nous sur le fait même de cette décadence.</p>
+
+<p>Une analyse complète de toutes les causes qui ont concouru <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> à
+ce triste résultat entraînerait encore à des développements trop
+étendus.</p>
+
+<p>Il faudrait d'abord examiner celles de ces causes qui sont au-dessus
+de nos moyens d'action. Telle est la concurrence du midi de la France,
+qui se développe de jour en jour, favorisée par le perfectionnement
+progressif de nos moyens de transport. Telle est encore l'infériorité
+relative qui semble devoir être le partage des contrées qui, comme la
+Chalosse, ne sont pas organisées de manière à substituer la culture à
+b&oelig;ufs à la culture à bras.</p>
+
+<p>Il faudrait ensuite distinguer les causes de souffrances dont la
+responsabilité pèse sur le producteur lui-même. A-t-il mis assez
+d'activité à améliorer ses procédés de culture et de vinification?
+assez de prévoyance à limiter ses plantations? assez d'habileté à
+faire suivre à ses produits les variations qui ont pu se manifester
+dans les besoins et les goûts des consommateurs? A-t-on essayé, par le
+choix et la combinaison des cépages, ou par d'autres moyens, de
+remplacer la quantité du produit, à mesure que les débouchés se sont
+restreints, par la qualité, qui eût pu rétablir, dans une certaine
+mesure, l'équilibre des revenus? Et la Société d'agriculture
+elle-même, si empressée à favoriser l'introduction de plantes
+exotiques d'un succès fort incertain, n'a-t-elle pas été trop sobre
+d'encouragements envers une culture qui fait vivre le tiers de notre
+population?</p>
+
+<p>Enfin, il faudrait exposer les causes de notre détresse qui doivent
+être attribuées aux mesures gouvernementales, qui ont eu pour effet
+d'entraver la production, la circulation et la consommation des vins,
+ce qui m'entraînerait à rechercher l'influence spéciale qu'exercent
+sur notre contrée l'impôt direct, l'impôt indirect, l'octroi et le
+régime des douanes.</p>
+
+<p>C'est à l'examen de ces trois dernières causes de nos souffrances que
+je circonscrirai ce rapport, d'abord parce <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> qu'elles sont de
+beaucoup celles qui ont le plus immédiatement déterminé notre
+décadence, ensuite, parce qu'elles me paraissent susceptibles de
+modifications actuelles ou prochaines, dont l'opinion publique peut, à
+son gré, selon ses manifestations favorables ou contraires, hâter ou
+retarder la réalisation.</p>
+
+<p>Avant d'aborder ce sujet, je dois dire qu'il a été traité, ainsi que
+plusieurs autres questions économiques, avec un véritable talent, par
+un de nos collègues, M. Auguste Lacome, du Houga, dans un écrit dont
+il fut donné lecture dans une de vos précédentes séances. L'auteur
+apprécie, avec autant de sagacité que d'impartialité, la situation des
+propriétaires de vignobles. Par des concessions peut-être trop larges,
+il admet que les besoins sans cesse croissants de l'État, des communes
+et des manufactures, ne permettent pas d'espérer un dégrèvement dans
+l'ensemble de nos charges publiques; il se demande si, dans cette
+hypothèse même, il est juste d'accorder satisfaction à tous les
+intérêts aux dépens des seuls intérêts viticoles, et, après avoir
+établi que cela est aussi contraire à l'équité naturelle qu'à notre
+droit écrit, il recherche par quels moyens on pourrait remplacer les
+ressources demandées jusqu'ici à notre industrie. Entrer dans cette
+voie, donner à ses méditations cette direction d'une utilité pratique,
+c'est faire preuve d'une capacité réelle, c'est s'élever au-dessus de
+la foule de ces esprits frondeurs, qui se bornent à la facile tâche de
+critiquer le mal sans indiquer le remède. Je ne me permettrai pas de
+décider si l'auteur a toujours réussi à indiquer les véritables
+sources auxquelles il faudrait demander une compensation à l'impôt des
+boissons, je me bornerai à proposer de mettre le public à même d'en
+juger par l'insertion de cet écrit dans nos <i>Annales</i>.</p>
+
+<p>J'arrive, Messieurs, au sujet que je me propose de traiter. La triple
+ceinture des droits répulsifs que rencontrent nos <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> vins dans
+l'octroi, l'impôt indirect, ou les tarifs douaniers, selon qu'ils
+cherchent des débouchés dans les villes, dans la circulation
+nationale, ou dans le commerce extérieur, a-t-elle réagi sur la
+production et causé l'encombrement qui excite nos plaintes?</p>
+
+<p>Il serait bien surprenant qu'il pût y avoir divergence d'opinions à
+cet égard.</p>
+
+<p>Que sont devenues ces nombreuses maisons de commerce qui autrefois se
+livrèrent exclusivement, à Bayonne, à l'exportation de nos vins et
+eaux-de-vie vers la Belgique, la Hollande, la Prusse, le Danemark, la
+Suède et les villes Anséatiques? Qu'est devenue cette navigation
+intérieure que nous avons vue si active, et qui, sans aucun doute,
+donna naissance à ces nombreuses agglomérations de population qui se
+formèrent sur la rive gauche de l'Adour? Que sont devenus ces
+spéculations multipliées, ces placements sur une marchandise qui, par
+la propriété qu'elle possède de s'améliorer en vieillissant, doit,
+dans un état normal des choses, acquérir de la valeur par le temps,
+véritable caisse d'épargne de nos pères, qui répandit l'aisance parmi
+les classes laborieuses de leur époque, et fut la source, bien connue
+par la tradition, de toutes les fortunes qui restent encore en
+Chalosse? Tout cela a disparu avec la liberté de l'industrie et des
+échanges.</p>
+
+<p>En présence de cette double atteinte portée à notre propriété par le
+régime prohibitif et l'exagération de l'impôt, en présence d'un
+encombrement qu'expliquent d'une manière si naturelle les obstacles
+qui obstruent nos débouchés intérieurs et extérieurs, rien ne surprend
+plus que l'empressement du fisc à chercher ailleurs la cause de nos
+souffrances, si ce n'est la crédulité du public à se payer de ses
+sophismes.</p>
+
+<p>C'est pourtant là ce que nous voyons tous les jours. Le fisc proclame
+qu'on a planté trop de vignes, et chacun de <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> répéter: «Si nous
+souffrons, ce n'est pas parce que les échanges nous font défaut, parce
+que le poids des taxes nous étouffe; mais nous avons planté trop de
+vignes.»</p>
+
+<p>J'ai, à une autre époque, combattu cette assertion; mais elle exprime
+une opinion trop répandue, le fisc en fait contre nous une arme trop
+funeste, pour que je ne revienne pas succinctement sur cette
+démonstration.</p>
+
+<p>D'abord, je voudrais bien que nos antagonistes fixassent les limites
+qu'ils entendent imposer à la culture de la vigne! Je n'entends jamais
+reprocher au froment, au lin, aux vergers, d'envahir une trop forte
+portion de notre territoire. L'offre comparée à la demande, le prix de
+revient rapproché du prix de vente, voilà les bornes entre lesquelles
+s'opèrent les mouvements progressifs ou rétrogrades de toutes les
+industries. Pourquoi la culture de la vigne, échappant à cette loi
+générale, prendrait-elle de l'extension à mesure qu'elle devient plus
+ruineuse?</p>
+
+<p>Mais, dit-on, c'est là de la théorie. Eh bien, voyons ce que nous
+révèlent les faits.</p>
+
+<p>Le fisc, par l'organe d'un ministre des finances<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>, nous apprend que
+la superficie viticole de la France était de 1,555,475 hectares en
+1788, et de 1,993,307 hectares en 1828. L'augmentation est donc dans
+le rapport de 100 à 128. Dans le même espace de temps, la population
+de la France qui, selon Necker, était de 24 millions, s'est élevée à
+32 millions, ou, dans le rapport, de 100 à 133. La culture de la
+vigne, loin de s'étendre démesurément, n'a donc pas même suivi le
+progrès numérique de la population.</p>
+
+<p>Nous pourrions contrôler ce résultat par des recherches sur la
+consommation, si nous avions, à cet égard, des données statistiques.
+Il n'en a été recueilli, à notre connaissance, que pour Paris; elles
+donnent le résultat suivant:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="6" style="width: auto;" summary="Consommation.">
+<tr>
+<td><span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span></td>
+<td>Population.</td>
+<td>Consommation.</td>
+<td>Consommation par habit.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>1789.</td>
+<td>&mdash; 599,566<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a></td>
+<td>&mdash; 687,500 hect.<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a></td>
+<td>&mdash; 114 litres.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>1836.</td>
+<td>&mdash; 909,125<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a></td>
+<td>&mdash; 922,364 <a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a></td>
+<td>&mdash; 101</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Ainsi, Messieurs, il est incontestable que, dans ce dernier
+demi-siècle et pendant que toutes les branches de travail ont fait des
+progrès si remarquables, la plus naturelle de nos productions est
+demeurée au moins stationnaire.</p>
+
+<p>Concluons que les prétendus envahissements de la vigne reposent sur
+des allégations aussi contraires à la logique qu'aux faits, et, après
+nous être ainsi assurés que nous ne faisions pas fausse route en
+attribuant nos souffrances aux mesures administratives qui ont
+restreint tous nos débouchés, examinons de plus près le principe et
+les effets de ces mesures.</p>
+
+<p>Nous devons mettre en première ligne l'impôt indirect sur les
+boissons, droits de circulation, d'expédition, de consommation, de
+licence, de congé, d'entrée, de détail, triste et incomplet
+dénombrement des subtiles inventions par lesquelles le fisc paralyse
+notre industrie et lui arrache <i>indirectement</i> plus de cent millions
+tous les ans. Loin de laisser prévoir quelque adoucissement à ses
+rigueurs, il les redouble, d'année en année, et si, en 1830, il fut
+contraint, pour ainsi dire révolutionnairement, à consentir un
+dégrèvement de 40 millions, bien que ce dégrèvement ait cessé d'être
+sensible, il n'a jamais laissé passer une session sans faire éclater
+ses regrets et ses doléances.</p>
+
+<p>Il faut le dire, les populations vinicoles ont rarement apporté
+l'esprit pratique des affaires dans les efforts qu'elles ont faits
+pour se soustraire à ce régime exceptionnel. Selon qu'elles ont été
+sous l'impression plus immédiate de leurs propres souffrances, ou des
+nécessités de l'époque, tantôt <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> elles ont réclamé avec
+véhémence l'abolition complète de toute taxe de consommation, tantôt
+elles ont fléchi sans réserve sous un système qui leur a paru
+monstrueux, mais irrémédiable, passant ainsi tour à tour d'une
+confiance aveugle à un lâche découragement.</p>
+
+<p>L'abolition pure et simple de la contribution indirecte est évidemment
+une chimère. Réclamée au nom du principe de l'égalité des charges,
+elle implique la chute de tous impôts de consommation, aussi bien ceux
+qui sont établis sur le sel, sur le tabac, que ceux qui pèsent sur les
+boissons; et quel est le hardi réformateur qui parviendra à faire
+descendre immédiatement le budget des dépenses publiques aux
+proportions d'un budget de recettes réduit aux quatre contributions
+directes? Sans doute un temps viendra, et nous devons le hâter de nos
+efforts autant que de nos v&oelig;ux, où l'industrie privée, moralisée
+par l'expérience et élargie par l'esprit d'association, fera rentrer
+dans son domaine les usurpations des <i>services publics</i>; où, le
+gouvernement circonscrit dans sa fonction essentielle, le maintien de
+la sécurité intérieure et extérieure, n'exigeant plus que des
+ressources proportionnées à cette sphère d'action, il sera permis de
+faire disparaître de notre système financier une foule de taxes qui
+blessent la liberté et l'égalité des citoyens. Mais combien
+s'éloignent d'une telle tendance les vues des gouvernants, aussi bien
+que les forces toutes-puissantes de l'opinion! Nous sommes entraînés
+fatalement, peut-être providentiellement, dans des voies opposées.
+Nous demandons tout à l'État, routes, canaux, chemins de fer,
+encouragements, protection, monuments, instruction, conquêtes,
+colonies, prépondérance militaire, maritime, diplomatique; nous
+voulons civiliser l'Afrique, l'Océanie, que sais-je? Nous obéissons,
+comme l'Angleterre, à une force d'expansion qui contraint toutes nos
+ressources à se centraliser aux mains de l'État; nous ne pouvons donc
+éviter de chercher, <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> comme l'Angleterre, les éléments de la
+puissance dans l'impôt de consommation, le plus abondant, le plus
+progressif, le plus tolérable même de tous les impôts,&mdash;lorsqu'il est
+bien entendu,&mdash;puisqu'il se confond alors avec la consommation
+elle-même.</p>
+
+<p>Mais faut-il conclure de là que tout est bien comme il est, ou du
+moins que nos maux sont irrémédiables? Je ne le pense pas. Je crois au
+contraire que le temps est venu de faire subir à l'impôt indirect,
+encore dans l'enfance, une révolution analogue à celle que le cadastre
+et la péréquation ont amenée dans l'assiette de la contribution
+territoriale.</p>
+
+<p>Je n'ai pas la prétention de formuler ici tout un système de
+contributions indirectes, ce qui exigerait des connaissances et une
+expérience que je suis loin de posséder. Mais j'espère que vous ne
+trouverez pas déplacé que j'établisse quelques principes, ne fût-ce
+que pour vous faire entrevoir le vaste champ qui s'offre à vos
+méditations.</p>
+
+<p>J'ai dit que l'impôt indirect était encore dans l'enfance. On trouvera
+peut-être qu'il y a quelque présomption à porter un tel jugement sur
+une &oelig;uvre Napoléonienne. Mais il faut prendre garde qu'un système
+de contributions est toujours nécessairement vicieux à son origine,
+parce qu'il s'établit sous l'empire d'une nécessité pressante.
+Pense-t-on que si le besoin d'argent faisait recourir à l'impôt
+foncier, dans un pays où cette nature de revenu public serait
+inconnue, il fût possible d'arriver du premier jet à la perfection,
+que ce système n'a acquise en France qu'au prix de cinquante ans de
+travaux et cent millions de dépenses? Comment donc l'impôt indirect,
+si compliqué de sa nature, aurait-il atteint, dès sa naissance, le
+dernier degré de perfection?</p>
+
+<p>La loi rationnelle d'un bon système d'impôts de consommation est
+celle-ci: <i>Généralisation aussi complète que possible, quant au nombre
+des objets atteints; modération poussée à son extrême limite
+possible, quant à la quotité de la taxe.</i></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Plus l'impôt indirect se rapproche dans la pratique de cette
+double donnée théorique, plus il remplit toutes les conditions qu'on
+doit rechercher dans une telle institution, 1<sup>o</sup> de faire contribuer
+chacun selon sa fortune; 2<sup>o</sup> de ne pas porter atteinte à la
+production; 3<sup>o</sup> de gêner le moins possible les mouvements de
+l'industrie et du commerce; 4<sup>o</sup> de restreindre les profits et par
+conséquent le domaine de la fraude; 5<sup>o</sup> de n'imposer à aucune classe
+de citoyens des entraves exceptionnelles; 6<sup>o</sup> de suivre servilement
+toutes les oscillations de la richesse publique; 7<sup>o</sup> de se prêter
+avec une merveilleuse flexibilité à toutes les distinctions qu'il est
+d'une saine politique d'établir entre les produits, selon qu'ils sont
+de première nécessité, de convenance et de luxe; 8<sup>o</sup> d'entrer
+facilement dans les m&oelig;urs, en imposant à l'opinion ce respect dont
+elle ne manque pas d'entourer tout ce qui porte un caractère
+incontestable d'utilité, de modération et de justice.</p>
+
+<p>Il semble que c'est sur le principe diamétralement opposé, <i>limitation
+quant au nombre des objets taxés, exagération quant à la quotité de la
+taxe</i>, que l'on ait fondé notre système financier en cette matière.</p>
+
+<p>On a fait choix, entre mille, de deux ou trois produits, le sel, les
+boissons, le tabac,&mdash;et on les a accablés.</p>
+
+<p>Encore une fois, il ne pouvait guère en être autrement. Ce n'est pas
+de perfection, de justice que se préoccupait le chef de l'État, pressé
+d'argent. C'était d'en faire arriver au trésor <i>abondamment</i> et
+<i>facilement</i>, et, disposant d'une force capable de vaincre toutes les
+résistances, il ne lui restait qu'à discerner la <i>matière éminemment
+imposable</i>, et à la frapper à coups redoublés<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>.</p>
+
+<p>En ce qui nous concerne, les boissons ont dû se présenter <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span>
+d'abord à sa pensée. D'un usage universel, elles promettaient des
+ressources abondantes; d'un transport difficile, elles ne pouvaient
+guère échapper à l'action du fisc; produites par une population
+disséminée, apathique, inexpérimentée aux luttes publiques, elles ne
+le soumettaient pas aux chances d'une résistance insurmontable. Le
+décret du 5 ventôse an XII fut résolu.</p>
+
+<p>Mais, de deux principes opposés, il ne peut sortir que des
+conséquences opposées; aussi l'on ne saurait contester que l'impôt
+indirect, tel que l'a institué le décret de l'an XII, ne soit une
+violation perpétuelle des droits et des intérêts des citoyens.</p>
+
+<p>Il est injuste, par cela seul qu'il est exceptionnel.</p>
+
+<p>Il blesse l'équité, parce qu'il prélève autant sur le salaire de
+l'ouvrier que sur les revenus du millionnaire.</p>
+
+<p>Il est d'une mauvaise économie, en ce que, par son exagération, il
+limite la consommation, réagit sur la production, et tend à
+restreindre la source même qui l'alimente.</p>
+
+<p>Il est impolitique, parce qu'il provoque la fraude et ne saurait la
+prévenir et la réprimer, sans emprisonner les mouvements de
+l'industrie dans un cercle de formalités et d'entraves, consignées
+dans le code le plus barbare qui ait jamais déshonoré la législature
+d'un grand peuple.</p>
+
+<p>Si donc les hommes de c&oelig;ur et d'intelligence, les conseils de
+département et d'arrondissement, les chambres de commerce, les
+Sociétés d'Agriculture, les comités industriels et vinicoles, ces
+associations préparatoires où s'élabore l'opinion publique et qui
+préparent des matériaux à la législature, veulent donner à leurs
+travaux en cette matière une direction utile, pratique; s'ils veulent
+arriver à des résultats qui concilient les nécessités collectives de
+notre civilisation et les intérêts de chaque industrie, de chaque
+classe de citoyens, ce n'est pas à la puérile manifestation
+d'exigences irréalisables qu'ils doivent recourir; encore moins
+s'abandonner <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> à un stérile découragement; mais ils doivent
+travailler avec persévérance à faire triompher le principe fécond que
+nous venons de poser, dans tout ce qu'il renferme de conséquences à la
+fois justes et praticables.</p>
+
+<p>La seconde cause de la décadence de la viticulture, c'est le régime de
+l'octroi. Comme l'impôt indirect gêne la circulation générale des
+vins, l'octroi les repousse des populations agglomérées, c'est-à-dire
+des grands centres de consommation. C'est la seconde barrière que
+l'esprit de fiscalité interpose entre le vendeur et l'acheteur.</p>
+
+<p>Sauf la destination spéciale de son produit, l'octroi est une branche
+de la contribution indirecte, et, par ce motif, son vrai principe de
+fécondité et de justice est celui que nous venons d'assigner à cette
+nature de taxe: <i>généralisation quant à la sphère, limitation quant à
+l'intensité de son action</i>; en d'autres termes, il doit atteindre
+toutes choses, mais chacune d'un droit imperceptible. L'octroi est
+d'autant plus tenu de se soumettre à ce principe de bonne
+administration et d'équité que, pour s'y soustraire, il n'a pas même,
+comme la régie des droits réunis, la banale excuse de la difficulté
+d'exécution. Cependant nous voyons le principe d'exception prévaloir
+en cette matière, et des villes populeuses asseoir sur les seules
+boissons la moitié, les trois quarts et même la totalité de leurs
+revenus.</p>
+
+<p>Si encore les tarifs de l'octroi étaient abandonnés à la décision
+souveraine des conseils municipaux, les départements vinicoles
+pourraient user de représailles envers les départements
+manufacturiers. On verrait alors toutes les fractions industrielles de
+la population se livrer à une lutte de douanes intérieures, désordre
+énorme, mais d'où le bon sens public ferait sans doute surgir tôt ou
+tard, par voie de transaction, le principe que nous avons invoqué.
+C'est sans contredit pour éviter ces perturbations intestines que l'on
+a remis au pouvoir central la faculté de régler les tarifs des
+<span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> octrois, faculté qui fait essentiellement partie des
+franchises municipales et dont elles n'ont été dépouillées, au profit
+de l'État, qu'à la charge par celui-ci de tenir la balance égale entre
+tous les intérêts.</p>
+
+<p>Quel usage a-t-il fait de cette prérogative exorbitante? S'il est un
+produit qu'il devait protéger et soustraire à la rapacité municipale,
+c'est certainement le vin qui porte déjà à la communauté tant et de si
+lourds tributs; et c'est justement le vin qu'il laisse accabler. Bien
+plus, une loi posait des limites à ces extorsions; vaine barrière,</p>
+
+<p class="poem30">Car le creuset des ordonnances<br>
+ A fait évaporer la loi.</p>
+
+<p>Nous montrerions-nous donc trop exigeants si nous demandions que les
+tarifs d'octroi soient progressivement ramenés à un maximum qui ne
+puisse dépasser 10 p. 100 de la valeur de la marchandise?</p>
+
+<p>Le régime protecteur est la troisième cause de notre détresse, et
+peut-être celle qui a le plus immédiatement déterminé notre décadence.
+Il mérite donc de vous une attention particulière, d'autant qu'il est
+en ce moment l'objet d'un débat animé entre tous les intérêts engagés,
+débat à l'issue duquel votre opinion et vos v&oelig;ux ne peuvent rester
+étrangers.</p>
+
+<p>Dans l'origine, la douane est un moyen de créer un revenu à l'État,
+c'est un impôt indirect, c'est un grand octroi national; et tant
+qu'elle conserve ce caractère, c'est un acte d'injustice et de
+mauvaise gestion que de la soustraire à cette loi de tout impôt de
+consommation: <i>universalité et modicité de la taxe</i>.</p>
+
+<p>Je dirai même plus: tant que la douane est une institution purement
+<i>fiscale</i>, il y a intérêt à taxer non-seulement les importations, mais
+encore les exportations, par cette double considération que l'État se
+crée ainsi un second revenu <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> qui ne coûte aucuns frais de
+perception et qui est supporté par le consommateur étranger.</p>
+
+<p>Mais, il faut le dire, ce n'est plus la <i>fiscalité</i>, c'est la
+<i>protection</i> qui est le but de nos mesures douanières; et pour les
+juger à ce point de vue, il faudrait entrer dans des démonstrations et
+des développements qui ne peuvent trouver place dans ce rapport. Je me
+bornerai donc aux considérations qui se rattachent directement à notre
+sujet.</p>
+
+<p>L'idée qui domine dans le système de la protection est celle-ci: que
+si l'on parvient à faire naître dans le pays une nouvelle industrie,
+ou à donner un plus grand développement à une industrie déjà
+existante, on accroît la masse du <i>travail</i>, et par conséquent de la
+<i>richesse nationale</i>. Or un moyen simple de faire naître un produit au
+dedans, c'est d'empêcher qu'il ne vienne du dehors. De là les droits
+prohibitifs ou protecteurs.</p>
+
+<p>Ce système serait fondé en raison, s'il était au pouvoir d'un décret
+d'ajouter quelque chose aux éléments de la production. Mais il n'y a
+pas de décret au monde qui puisse augmenter le nombre des bras, ou la
+fertilité du sol d'une nation, ajouter une obole à ses capitaux ou un
+rayon à son soleil. Tout ce que peut faire une loi, c'est de changer
+les combinaisons de l'action que ces éléments exercent les uns sur les
+autres; c'est de substituer une direction artificielle à la direction
+naturelle du travail; c'est de le forcer à solliciter un agent avare
+de préférence à un agent libéral; c'est, en un mot, de le diviser, de
+le disséminer, de le dévoyer, de le mettre aux prises avec des
+obstacles supérieurs, mais jamais de l'accroître.</p>
+
+<p>Permettez-moi une comparaison. Si je disais à un homme: «Tu n'as qu'un
+champ et tu y cultives des céréales, dont tu vends ensuite une partie
+pour acheter du lin et de l'huile; ne vois-tu pas que tu es tributaire
+de deux autres agriculteurs? Divise ton champ en trois; fais <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span>
+trois parts de ton temps, de tes avances et de tes forces, et cultive
+à la fois des oliviers, du lin et des céréales.» Cet homme aurait
+probablement de bonnes objections à m'opposer; mais si j'avais
+autorité sur lui, j'ajouterais: «Tu ne connais pas tes intérêts; je te
+défends, sous peine de me payer une taxe énorme, d'acheter à qui que
+ce soit de l'huile et du lin.»&mdash;Je forcerais bien cet homme à
+multiplier ses cultures; mais aurais-je augmenté son bien-être? Voilà
+le régime prohibitif. C'est une mauvaise taille appliquée à l'arbre
+industriel, laquelle, sans rien ajouter à sa séve, la détourne des
+boutons à fruit pour la porter aux <i>branches gourmandes</i>.</p>
+
+<p>Ainsi la protection favorise, sous chaque zone, la production de la
+valeur <i>consommable</i>, mais elle décourage, dans la même mesure, celle
+de la valeur <i>échangeable</i>, d'où il faut rigoureusement conclure, et
+c'est ce qui me ramène à la détresse de la viticulture en France, que
+les tarifs protecteurs ne sauraient provoquer la production de
+certains objets que nous tirions du dehors, sans restreindre les
+industries qui nous fournissaient des moyens d'échange, c'est-à-dire,
+sans appeler la gêne et la souffrance sur le travail le plus en
+harmonie avec le climat, le sol et le génie des habitants.</p>
+
+<p>Et, Messieurs, les faits ne viennent-ils pas encore ici attester
+énergiquement la rigueur de ces déductions? Que se passe-t-il des deux
+côtés de la Manche? Au delà, chez ce peuple que la nature a doté, avec
+tant de profusion, de tous les éléments et de toutes les facultés que
+réclame le développement de l'industrie manufacturière, c'est
+précisément la population des ateliers qui est dévorée par la misère,
+le dénûment et l'inanition. Le langage n'a pas d'expressions pour
+décrire une telle détresse; la bienfaisance est impuissante à la
+soulager; les lois sont sans force pour réprimer les désordres
+qu'elle enfante.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> De ce côté du détroit, un beau ciel, un soleil bienfaisant
+devaient faire jaillir, sur tous les points du territoire,
+d'inépuisables sources de richesses; eh bien! c'est justement la
+population vinicole qui offre ce spectacle de misère, triste pendant
+de celle qui règne dans les ateliers de la Grande-Bretagne.</p>
+
+<p>Sans doute la pauvreté des vignerons français a moins de
+retentissement que celle des ouvriers anglais; elle ne sévit pas sur
+des masses agglomérées et remuantes; elle n'est pas, matin et soir,
+proclamée par les mille voix de la presse; mais elle n'en est pas
+moins réelle. Parcourez nos métairies, vous y verrez des familles
+strictement réduites, pour toute alimentation, au maïs et à l'eau, et
+dont toutes les consommations ne dépassent pas 10 centimes par jour et
+par individu. Encore la moitié peut-être leur est-elle fournie, en
+apparence, à titre de prêt, mais de fait gratuitement par le
+propriétaire. Aussi le sort de celui-ci n'est pas relativement plus
+heureux. Pénétrez au sein de sa demeure: une maison tombant en ruines,
+des meubles transmis de génération en génération attestent que là il y
+a lutte, lutte incessante et acharnée, contre les séductions du
+bien-être et de ce confort moderne, qui l'entoure de toute part et
+qu'il ne laisse pas pénétrer. D'abord vous serez tenté de voir un côté
+ridicule à ces persévérantes privations, à cette parcimonie
+ingénieuse; mais regardez-y de plus près, et vous ne tarderez pas à en
+découvrir le côté triste, touchant et je dirai presque héroïque; car
+la pensée qui le soutient dans ce pénible combat, c'est l'ardent désir
+de maintenir ses fils au rang de ses aïeux, de ne pas tomber de
+génération en génération jusqu'aux derniers degrés de l'échelle
+sociale, intolérable souffrance dont tous ses efforts ne le
+préserveront pas.</p>
+
+<p>Pourquoi donc ce peuple si riche de fer et de feu, si riche de
+capitaux, si riche de facultés industrielles, dont les hommes sont
+actifs, persévérants, réguliers comme les <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> rouages de leurs
+machines, périt-il de besoin sur des tas de houille, de fer, de
+tissus? Pourquoi cet autre peuple, à la terre féconde, au soleil
+bienfaisant, succombe-t-il de détresse au milieu de ses vins, de ses
+soies, de ses céréales? Uniquement parce qu'une erreur économique,
+incarnée dans le régime prohibitif, leur a défendu d'échanger entre
+eux leurs richesses diverses.</p>
+
+<p>Ainsi, ce déplorable système, déjà théoriquement ruiné par la science,
+a encore contre lui la terrible argumentation des faits.</p>
+
+<p>Il n'est donc pas surprenant que nous assistions à un commencement de
+réaction en faveur des idées libérales. Nées parmi les intelligences
+les plus élevées, elles ont, avant d'avoir rallié les forces de
+l'opinion publique, pénétré dans la sphère du pouvoir, en Angleterre
+avec Huskisson, en France avec M. Duchâtel<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>.</p>
+
+<p>Le pouvoir, sans doute, n'est pas, en général, très-empressé de hâter
+les développements des libertés publiques. Il y a pourtant une
+exception à faire en faveur de la liberté commerciale. Ce ne peut
+jamais être par mauvais vouloir, mais par erreur systématique, qu'il
+paralyse cette liberté. Il sent trop bien que si la douane était
+ramenée à sa primitive destination, la création d'un revenu public, le
+Trésor y gagnerait, la tâche du gouvernement serait rendue plus facile
+par sa neutralité au milieu dès rivalités industrielles, la paix des
+nations trouverait dans les relations commerciales des peuples sa plus
+puissante garantie.</p>
+
+<p>Il ne faut donc pas être surpris de la tendance qui se manifeste,
+parmi les sommités gouvernementales, vers l'affranchissement du
+commerce, en Prusse, en Autriche, en Espagne, en Angleterre, en
+Belgique, en France, sous les noms d'unions douanières, traités de
+commerce, etc., etc., <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> ce sont autant de pas vers la <i>sainte
+alliance des peuples</i>.</p>
+
+<p>Une des plus significatives manifestations officielles de cette
+tendance, c'est, sans contredit, le traité qui se négocia il y a deux
+ans entre la France et l'Angleterre. Alors, si l'industrie vinicole
+avait eu l'&oelig;il ouvert sur ses véritables intérêts, elle aurait
+entrevu et hâté de sa part d'influence un avenir de prospérité dont
+elle ne se fait probablement aucune idée. À aucune époque, en effet,
+une perspective aussi brillante ne s'était montrée à la France
+méridionale. Non-seulement l'Angleterre abaissait les droits dont elle
+a frappé nos vins, mais encore, par une innovation d'une incalculable
+portée, elle substituait au droit uniforme, si défavorable aux vins
+communs, le droit graduel qui, en maintenant une taxe assez élevée sur
+le vin de luxe, réduisait dans une grande proportion celle qui pèse
+sur le vin de basse qualité. Dès lors ce n'étaient plus quelques caves
+aristocratiques, c'étaient les fermes, les ateliers, les chaumières de
+la Grande-Bretagne qui s'ouvraient à notre production. Ce n'était plus
+l'Aï, le Laffitte et le Sauterne qui avaient le privilége de traverser
+la Manche, c'était la France vinicole tout entière qui rencontrait
+tout d'un coup vingt millions de consommateurs. Je n'essaierai point
+de calculer la portée d'une telle révolution et son influence sur nos
+vignobles, notre marine marchande et nos villes commerciales; mais je
+ne pense pas que personne puisse mettre en doute que, sous l'empire de
+ce traité, le travail, le revenu et le capital territorial de notre
+département n'eussent reçu un rapide et prodigieux accroissement.</p>
+
+<p>À un autre point de vue, c'était une belle conquête que celle du
+principe du droit graduel, acheminement vers l'adoption générale de la
+taxe dite <i>ad valorem</i>, seule juste, seule équitable, seule conforme
+aux vrais principes de la science. Le droit uniforme est de nature
+aristocratique; il ne laisse subsister quelques relations qu'entre
+les producteurs <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> et les consommateurs de haut parage. Le droit
+proportionnel à la valeur fera entrer en communauté d'intérêts les
+masses populaires de toutes les nations.</p>
+
+<p>Cependant la France ne pouvait prétendre à de tels avantages sans
+ouvrir son marché à quelques-uns des produits de l'industrie anglaise.
+Le traité devait donc trouver de la résistance parmi les fabricants.
+Elle ne tarda pas à se manifester habile, persévérante, désespérée;
+les producteurs de houilles, de fers, de tissus firent entendre leurs
+doléances et ne se bornèrent pas à cette opposition passive. Des
+associations, des comités s'organisèrent au sein de chaque industrie;
+des délégués permanents reçurent mission de faire prévaloir, auprès
+des ministères et des chambres, les intérêts privilégiés; d'abondantes
+et régulières cotisations assurèrent à cette cause le concours des
+journaux les plus répandus, et par leur organe, la sympathie de
+l'opinion publique égarée. Il ne suffisait pas de faire échouer
+momentanément la conclusion du traité; il fallait le rendre
+impossible, même au risque d'une conflagration générale, et pour cela
+s'attacher à irriter incessamment l'orgueil patriotique, cette fibre
+si sensible des c&oelig;urs français. Aussi les a-t-on vus, depuis cette
+époque, exploiter avec un infernal machiavélisme tous les germes
+longtemps inertes des jalousies nationales, et réussir enfin à faire
+échouer toutes les négociations ouvertes avec l'Angleterre.</p>
+
+<p>Peu de temps après, les gouvernements de France et de Belgique
+conçurent la pensée d'une fusion entre les intérêts économiques des
+deux peuples. Ce fut encore un sujet d'espérances pour l'industrie
+méridionale, d'alarmes pour le monopole manufacturier. Cette fois les
+chances n'étaient pas favorables au monopole; il avait contre lui
+l'intérêt des masses, celui des industries souffrantes, l'influence du
+pouvoir, et tous les instincts populaires, prompts à voir dans
+l'union douanière le prélude et le gage d'une alliance plus <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span>
+intime entre ces deux enfants de la même patrie. Le journalisme, qui
+l'avait si bien secondé dans la question anglaise, lui était de peu de
+ressources dans la question belge, sous peine de se décréditer dans
+l'opinion. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de contrarier l'union
+douanière par des insinuations entourées de force précautions
+oratoires, ou de se renfermer dans une honteuse neutralité.</p>
+
+<p>Mais la neutralité des journaux, dans la plus grande question qui
+puisse s'élever au sein de la France de nos jours, n'était pas
+longtemps possible. Le monopole n'avait pas de temps à perdre; il
+fallait une démonstration prompte et vigoureuse pour faire échouer
+l'union douanière et tenir toujours notre Midi écrasé. C'est la
+mission qu'accomplit avec succès une assemblée de délégués, devenue
+célèbre sous le nom du député qui la présidait (<i>M. Fulchiron</i>).</p>
+
+<p>Que faisaient pendant ce temps-là les intérêts vinicoles? Hélas! à
+peine parvenaient-ils à présenter laborieusement quelques traces
+informes d'association. Quand il aurait fallu combattre, des comités
+se recrutaient péniblement au fond de quelque province. Sans
+organisation, sans ressources, sans ordre, sans organes, faut-il être
+surpris s'ils ont été pour la seconde fois vaincus?</p>
+
+<p>Mais il serait insensé de perdre courage. Il n'est pas au pouvoir de
+quelques intrigues éphémères d'enterrer ainsi les grandes questions
+sociales, de faire reculer pour toujours les tendances qui entraînent
+vers l'unité les destinées humaines. Un moment comprimées, ces
+questions renaissent, ces tendances reprennent leur force; et au
+moment où je parle, nos assemblées nationales ont été déjà saisies de
+nouveau de ces questions par le discours de la couronne.</p>
+
+<p>Espérons que cette fois les comités vinicoles ne seront pas absents du
+champ de bataille. Le privilége a d'immenses ressources; il a des
+délégués, des finances, des auxiliaires plus ou moins déclarés dans
+la presse; il est fort de l'unité <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> et de la promptitude de ses
+mouvements. Que la cause de la liberté se défende par les mêmes
+moyens. Elle a pour elle la vérité et le grand nombre; qu'elle se
+donne aussi l'<i>organisation</i>. Que des comités surgissent dans tous les
+départements; qu'ils se rattachent au comité central de Paris; qu'ils
+grossissent ses ressources financières et intellectuelles; qu'ils
+l'aident enfin à remplir la difficile mission d'être pour le pouvoir
+un puissant auxiliaire, s'il tend à l'affranchissement du commerce, un
+obstacle, s'il cède aux exigences de l'industrie privilégiée.</p>
+
+<p>Mais entre-t-il dans vos attributions de concourir à cette &oelig;uvre?</p>
+
+<p>Eh quoi, Messieurs, vous vous intitulez <i>Société d'Agriculture et du
+Commerce</i>, vous êtes convoqués de tous les points du territoire, comme
+les hommes les plus versés dans les connaissances qui se rattachent à
+ces deux branches de la richesse publique, vous reconnaissez
+qu'épuisées par des mesures désastreuses, elles ne fournissent plus à
+la population, je ne dis pas le bien-être, mais même la subsistance,
+et il ne vous serait pas permis de prendre des intérêts aussi chers
+sous votre patronage, de faire ce que font tous les jours les Chambres
+de commerce? Ne seriez-vous donc pas une Société sérieuse? Le cercle
+de vos attributions serait-il légalement limité à l'examen de quelque
+végétal étranger, de quelque engrais imaginaire ou de quelque lieu
+commun d'agronomie spéculative? et suffira-t-il qu'une question soit
+grave pour qu'à l'instant vous décliniez votre compétence!</p>
+
+<p>J'ai la conviction que la Société d'Agriculture ne voudra pas laisser
+amoindrir à ce point son influence. J'ai l'honneur de lui proposer
+d'adopter la délibération suivante:</p>
+
+<p class="center"><b>Projet de délibération.</b></p>
+
+<p>La Société d'Agriculture et de Commerce des Landes, prenant en
+considération la détresse qui afflige la population <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> de la
+Chalosse et de l'Armagnac, spécialement vouée à la culture de la
+vigne;</p>
+
+<p>Reconnaissant que cette détresse a pour causes principales l'impôt
+indirect, l'octroi et le régime prohibitif;</p>
+
+<p>En ce qui concerne l'impôt indirect, la Société pense que les
+propriétaires de vignes, aussi longtemps que l'État, pour faire face à
+ses dépenses, ne pourra se passer de ses revenus actuels, ne peuvent
+pas espérer qu'une branche aussi importante de revenus soit retranchée
+sans être remplacée par une autre; mais elle n'appuie pas moins leurs
+justes protestations contre le régime d'exception où ce système
+d'impôt les a placés. Il ne lui semble pas impossible qu'on trouve,
+dans l'extension combinée avec la modicité de cette nature de taxe, et
+dans un mode de recouvrement moins compliqué, un moyen de concilier
+les exigences du Trésor, l'intérêt des contribuables; et la vérité du
+principe de l'égalité des charges.</p>
+
+<p>C'est par une déviation semblable aux lois de l'équité que l'octroi a
+été autorisé à s'attacher presque exclusivement aux boissons. En se
+réservant le droit de sanction sur les tarifs votés par les communes,
+il semble que l'État n'ait pu avoir pour but que d'empêcher l'octroi,
+envahi par l'esprit d'hostilité industrielle, de devenir entre les
+provinces, ce qu'est la douane entre les nations, un ferment perpétuel
+de discorde. Mais alors il est difficile d'expliquer comment il a pu
+tolérer et seconder la coalition de tous les intérêts municipaux
+contre une seule industrie. Tous les abus de l'octroi seraient
+prévenus si la loi, restituant leurs franchises aux communes,
+n'intervenait dans les règlements du tarif que pour les arrêter à une
+limite générale et uniforme, qui ne pourrait être dépassée au
+préjudice d'aucun produit, sans distinction.</p>
+
+<p>La Société attribue encore la décadence de la viticulture dans le
+département des Landes, à la cessation absolue de <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span>
+l'exportation des vins et eaux-de-vie par le port de Bayonne, effet
+que ne pouvait manquer de produire le régime prohibitif. Aussi, elle a
+recueilli, dans les paroles récentes du Roi des Français, l'espoir
+d'une amélioration prochaine de nos débouchés extérieurs.</p>
+
+<p>Elle ne se dissimule pas les obstacles que l'esprit de monopole
+opposera à la réalisation de ce bienfait. Elle fera observer qu'en
+faisant tourner momentanément l'action des tarifs au profit de
+quelques établissements industriels, jamais la France n'a entendu
+aliéner le droit de ramener la douane au but purement fiscal de son
+institution; que, loin de là, elle a toujours proclamé que la
+<i>protection</i> était de sa nature temporaire. Il est temps enfin que
+l'intérêt privé s'efface devant l'intérêt des consommateurs, des
+industries souffrantes, du commerce maritime des villes commerciales,
+et devant le grand intérêt de la paix des nations dont le commerce est
+la plus sûre garantie.</p>
+
+<p>La Société émet le v&oelig;u que les traités à intervenir soient, autant
+que possible, fondés sur le principe du droit proportionnel à la
+valeur de la marchandise, le seul vrai, le seul équitable, le seul qui
+puisse étendre à toutes les classes les bienfaits des échanges
+internationaux.</p>
+
+<p>Dans la prévision des débats qui ne manqueront pas de s'élever entre
+les industries rivales, à l'occasion de la réforme douanière, la
+Société croirait déserter la cause qu'elle vient de prendre sous son
+patronage, si elle laissait le département des Landes sans moyens de
+prendre part à la lutte qui se prépare.</p>
+
+<p>En conséquence, et en l'absence de comités spéciaux, dont elle
+regrette de ne pouvoir, en cette circonstance, emprunter le concours,
+elle décide que la Commission vinicole, déjà nommée dans la séance du
+17 avril 1842, continuera ses fonctions, et se mettra en communication
+avec les Comités de la Gironde et de Paris.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Copies de la présente délibération seront transmises, par les
+soins de M. le Secrétaire de la Société, à M. le Ministre du commerce,
+aux Commissions des Chambres qu'elles concernent et au secrétariat des
+Comités vinicoles.</p>
+
+<h3>DE LA RÉPARTITION DE LA CONTRIBUTION FONCIÈRE<br>
+DANS LE DÉPARTEMENT DES LANDES (1844).</h3>
+
+<p>Je me propose d'établir quelques <i>faits</i> qui me paraissent propres à
+jeter du jour sur ces deux questions:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Les forces contributives des trois grandes cultures du
+département des Landes, le pin, la vigne, les <i>labourables</i>,
+furent-elles équitablement appréciées lorsqu'on répartit l'impôt entre
+les trois arrondissements?</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Depuis la répartition, est-il survenu des circonstances qui ont
+changé le rapport de ces forces?</p>
+
+<p>S'il résultait de ces faits</p>
+
+<p>Que, dès l'origine, la région des pins fut ménagée et celle des vignes
+surchargée;</p>
+
+<p>Que, depuis, l'une a constamment prospéré et l'autre constamment
+décliné;</p>
+
+<p>Il faudrait conclure qu'aujourd'hui celle-ci paye trop par deux
+motifs:</p>
+
+<p>Parce qu'on aurait, en 1821, exagéré sa force contributive;</p>
+
+<p>Parce que, depuis 1821, cette force aurait diminué;</p>
+
+<p>Et que celle-là ne paye pas assez:</p>
+
+<p>Parce qu'en 1821 ses revenus auraient été atténués;</p>
+
+<p>Parce que, depuis 1821, ses revenus se seraient accrus.</p>
+
+<p>Je ferai mieux comprendre ma pensée par des chiffres.</p>
+
+<p>Soient deux portions de territoire, P et V, donnant ensemble, et
+chacune par moitié, un revenu net de 10,000 fr.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> Soient 1,000 fr. d'impôts ou <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">10</sub> du revenu à répartir entre
+elles.</p>
+
+<p>Cette répartition devra équitablement se faire ainsi:</p>
+
+<p>P pour un revenu de 5,000 fr., 500 fr. d'impôts, ou 1 fr. sur 10.</p>
+
+<p>V pour un revenu de 5,000 fr., 500 fr. d'impôts, ou 1 fr. sur 10.</p>
+
+<p>Mais si l'on atténue la force contributive de
+ P d'un cinquième, la réduisant à
+<span class="ralign15">4,000 fr.,</span><br>
+et si l'on exagère celle de V d'un cinquième, la
+ portant à
+<span class="ralign15">6,000 fr.,</span></p>
+
+<p>La répartition se fera ainsi:</p>
+
+<p>P pour un revenu réel de 5,000 fr., supposé de 4,000 fr., 400 fr.
+d'impôts, 1 fr. sur 12 fr. 50 c.;</p>
+
+<p>V pour un revenu réel de 5,000 fr., supposé de 6,000 fr., 600 fr.
+d'impôts, 1 fr. sur 8 fr. 50 c.</p>
+
+<p>Tant que les forces contributives de ces deux portions de territoire
+continueront à être égales, l'injustice se bornera à ôter un quart de
+la contribution à P pour la faire supporter par V.</p>
+
+<p>Mais si, au bout d'un certain nombre d'années, le revenu réel de P
+s'élève de 5,000 fr. à 6,000 fr., tandis que celui de V tombe de 5,000
+fr. à 4,000 fr.,</p>
+
+<p>La répartition devient:</p>
+
+<p>P pour un revenu supposé de 4,000 fr., mais en réalité de 6,000
+fr.,&mdash;400 fr. ou 1 fr. sur 15 fr.;</p>
+
+<p>V pour un revenu supposé de 6,000 fr., mais en réalité de 4,000
+fr.,&mdash;600 fr. ou 1 fr. sur 6 fr. 66 c.</p>
+
+<p>Par où l'on voit qu'une contrée peut insensiblement rejeter sur une
+autre <i>plus de la moitié</i> de son fardeau.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> PREMIÈRE QUESTION.</h4>
+
+<p class="center">La répartition se fit-elle d'une manière équitable en 1821?</p>
+
+<p>La règle générale est que l'impôt doit frapper le revenu.</p>
+
+<p>Pour connaître le revenu des terres, on a appliqué à leurs productions
+le <i>prix moyen</i> des denrées déduit des quinze années antérieures à
+1821.</p>
+
+<p>Cependant, un seul mode d'opération peut conduire à des erreurs. On a
+cru les atténuer en cherchant le revenu par un autre procédé. Les
+<i>actes de vente</i> ont fait connaître la valeur capitale de certains
+domaines, et l'intérêt à 3-&frac12; pour 100 du capital a été censé
+représenter le revenu.</p>
+
+<p>On se trouvait donc, pour le même domaine, en présence de deux revenus
+révélés par deux procédés différents; et l'on à établi l'impôt sur le
+revenu intermédiaire, d'après l'autorité de cet axiome: La réalité est
+dans les moyennes.</p>
+
+<p>Malheureusement ce n'est pas le vrai, mais le faux, qui est dans les
+moyennes, quand les données d'où on les déduit concourent toutes vers
+la même erreur.</p>
+
+<p>Examinons donc l'usage qui a été fait de ces deux bases de la
+répartition de l'impôt: le <i>prix moyen de denrées</i> et les <i>actes de
+vente</i>.</p>
+
+<p>§ I.&mdash;Les prix des denrées, dit M. le Directeur des Contributions
+directes, ont été fixés, dans les opérations cadastrales, année
+moyenne, savoir:</p>
+
+<table style="table-layout: auto; width: 60%; margin-top: 0em; margin-bottom: 0em;" border="0" cellpadding="3" summary="Prix des denrées.">
+<tr>
+<td>Froment</td>
+<td class="tb_right">18 fr. 77 c.</td>
+<td>l'hect.&mdash;Vin rouge 28 à 60 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Résine</td>
+<td class="tb_right">2 fr. 50 c.</td>
+<td>les 50 kilog.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Seigle</td>
+<td class="tb_right">12 fr. 76 c.</td>
+<td>l'hect.&mdash;Vin blanc 10 à 22.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Maïs</td>
+<td class="tb_right">11 fr. 33 c.</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Je suis convaincu que cette première base d'évaluation présente
+plusieurs erreurs de fait et de doctrine, toutes au profit des pins et
+au préjudice des labourables et des vignes.</p>
+
+<p>Les prix des céréales sont évidemment très-élevés. Je ne <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span>
+veux pas dire qu'on n'a pas suivi exactement les données fournies par
+les mercuriales; mais la période de 1806 à 1821, soit parce qu'elle
+embrasse des temps de troubles et d'invasions, soit par toute autre
+cause, a donné des éléments d'évaluation peu favorables aux communes
+agricoles. La preuve en est que, dans les quinze années suivantes, de
+1821 à 1836, et d'après M. le Directeur lui-même, ces prix moyens sont
+tombés à fr. 17,13 pour le froment, 11,27 pour le seigle, et 9,17 pour
+le maïs.</p>
+
+<p>La première série avait donné, pour toutes sortes de céréales, une
+moyenne de 14 fr. 28 c. La seconde ne donne que 12 fr. 32 c.:
+différence 1 fr. 96 c. ou 14 pour 100.</p>
+
+<p>Si donc la répartition se fût faite en 1836, le revenu des terres
+labourables eût été évalué à 14 pour 100 au-dessous de ce qu'on
+l'estima en 1821.</p>
+
+<p>Quant aux prix assignés aux vins blancs, savoir 10 fr. et 22 fr.,
+suivant les qualités, ils ne me semblent pas exagérés.</p>
+
+<p>Il n'en est pas de même des vins rouges. S'il est quelques vignobles
+qui produisent du vin de qualité assez supérieure pour qu'il se vende,
+net et au pressoir, à 60 fr. (ce que j'ignore), je puis du moins
+affirmer que les qualités inférieures sont loin de trouver le prix de
+28 fr. en moyenne, ce qui suppose 35 fr. trois mois après la vendange
+et avec la futaille.</p>
+
+<p>Mais c'est surtout le prix de la résine qui me semble donner prise à
+la critique. En admettant ce chiffre évidemment atténué de 2 fr. 50 c.
+les 50 kilog., l'administration et la commission spéciale prévoyaient,
+sans doute, qu'elles s'exposaient à laisser planer sur toutes leurs
+opérations un soupçon de partialité. Ce soupçon n'a pas manqué. Les
+populations agricoles et vinicoles du département sont sous
+l'influence d'une méfiance qu'il serait difficile de détruire. On se
+plaint de cette méfiance, on dit qu'elle fait obstacle à la réforme
+dont on s'occupe; mais la responsabilité n'en <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> revient-elle
+pas exclusivement aux procédés qui l'ont fait naître?</p>
+
+<p>Je vais maintenant présenter quelques observations sur ce que j'ai
+nommé: <i>Erreurs de doctrine</i>, c'est-à-dire sur la manière erronée dont
+on forme les <i>moyennes</i> et sur les fausses conséquences que l'on en
+déduit.</p>
+
+<p>D'abord, pour que le prix des qualités supérieures combiné avec celui
+des qualités inférieures donnât un <i>prix moyen réel</i>, en harmonie avec
+le <i>revenu réel</i>, il faudrait qu'il se récoltât autant des unes que
+des autres, ce qui, pour le vin, est contraire à la vérité. Le
+département des Landes en produit beaucoup plus de médiocre que de
+bon; et en négligeant cette considération, on arrive à une moyenne
+exagérée. Exemple: soient 100 pièces de vin à 28 fr. et 10 pièces à 60
+fr., la moyenne des prix considérés en eux-mêmes, est bien 44 fr. Mais
+la moyenne des prix réels accusant le revenu, c'est-à-dire des sommes
+recouvrées pour chaque barrique l'une dans l'autre, n'est que de 30
+fr. 91 c.</p>
+
+<p>Ensuite, lorsqu'on introduit un prix élevé dans la série de ceux qui
+doivent concourir à former une moyenne; celle-ci s'élève, d'où l'on
+conclut à une élévation correspondante de revenu. Or, cette conclusion
+n'est ni rigoureuse en théorie, ni vraie en pratique.</p>
+
+<p>Je suppose que pendant quatre ans une denrée se vend à 10 fr.,&mdash;la
+moyenne est 10 fr. Si la cinquième année cette même denrée se vend à
+20 fr., on a pour les cinq années une moyenne de 12 fr.&mdash;L'opération
+arithmétique est irréprochable. Mais si l'on en conclut que, pour ces
+cinq années, le revenu est représenté par 12 au lieu de l'être par 10,
+la conclusion économique sera au moins fort hasardée. Pour qu'elle fût
+vraie, il faudrait que le produit, <i>en quantité</i>, eût été égal,
+pendant cette cinquième année, à celui des années précédentes, ce qui
+ne peut pas même se <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> supposer, dans les circonstances
+ordinaires, puisque c'est précisément le déficit dans la récolte qui
+occasionne l'élévation du prix.</p>
+
+<p>Pour obtenir des moyennes qui représentent la réalité des faits, et
+dont on puisse induire le revenu, il faut donc combiner les prix
+obtenus avec les quantités produites, et c'est ce qu'on a négligé de
+faire.&mdash;Si, dans la nouvelle répartition dont on s'occupe, on prenait
+pour base les prix moyens des vins des trois dernières années, voyez à
+quels résultats différents mèneraient le procédé administratif et
+celui que j'indique.</p>
+
+<p>L'administration raisonnerait ainsi:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Administration.">
+<colgroup>
+ <col width="5%">
+ <col width="2%">
+ <col width="5%">
+ <col width="25%">
+ <col width="25%">
+</colgroup>
+<tr>
+<td>1840</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">10</td>
+<td>b/ques</td>
+<td>à 25 fr. donnant un revenu de</td>
+<td>250 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>1841</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">10</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td class="tb_add072em">25</td>
+<td>250</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>1843</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">10</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash; (Supposition gratuite).</td>
+<td class="tb_add072em">50</td>
+<td>500</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">30</td>
+<td>b/ques, prix moyen</td>
+<td class="add072em">33 fr. 33 c. <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">3</sub> revenu</td>
+<td>1,000 fr.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Tandis qu'elle devrait dire:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="0" cellpadding="2" summary="Administration.">
+<colgroup>
+ <col width="5%">
+ <col width="2%">
+ <col width="5%">
+ <col width="25%">
+ <col width="25%">
+</colgroup>
+<tr>
+<td>1840</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">10</td>
+<td>b/ques</td>
+<td>à 25 fr.</td>
+<td>250 fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>1841</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">10</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td class="tb_add072em">25</td>
+<td>250</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>1843</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">5</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash; (réalité).</td>
+<td class="tb_add072em">50</td>
+<td>250</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">25</td>
+<td>b/ques, prix moyen</td>
+<td class="tb_add072em">30</td>
+<td>750 fr.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>C'est ainsi qu'on arrive à un revenu imaginaire, sur lequel néanmoins
+on ne laisse pas de prélever l'impôt.</p>
+
+<p>On dira, sans doute, que la répartition est une opération déjà assez
+difficile sans la compliquer par des considérations aussi subtiles. On
+ajoutera que les mêmes procédés étant employés pour tous les produits,
+les erreurs se compensent et se neutralisent, puisque tous sont soumis
+aux mêmes lois économiques.</p>
+
+<p>Mais c'est là ce dont je ne conviens pas; et je maintiens que notre
+département se trouve dans des conditions telles, qu'il faut de toute
+nécessité tenir compte des causes d'erreur que je viens de signaler,
+si l'on aspire au moins à <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> mettre quelque équité dans la
+répartition des charges publiques. Il me reste donc à prouver que
+l'application des <i>prix moyens</i>, prise abstractivement des proportions
+entre les qualités diverses et les quantités annuelles, a été
+défavorable aux pays de céréales et de vignes.</p>
+
+<p>L'élévation du prix d'une chose peut être due à deux causes.</p>
+
+<p>Ou la production de cette chose a manqué; et alors le prix hausse,
+sans qu'on en puisse inférer, de beaucoup s'en faut, une augmentation
+de revenu.</p>
+
+<p>Ou la production de cette chose est stationnaire, même progressive,
+mais la demande s'accroît dans une plus forte proportion; et alors le
+prix de cette chose hausse et l'on doit conclure à une amélioration de
+revenu.</p>
+
+<p>Or, prendre, dans un cas comme dans l'autre, le prix moyen de la chose
+comme indice du revenu, c'est là une souveraine injustice.</p>
+
+<p>Si le haut prix de 50 fr., que la Chalosse retire cette année de ses
+vins, était intervenu sans diminution de quantité produite, comme, par
+exemple, si l'Angleterre, la Belgique et nos grandes villes, eussent
+renversé les barrières des douanes et de l'octroi, que par suite la
+consommation du vin se fût doublée et les prix avec elle, je dirais:
+Inscrivez 50 fr. dans votre liste de prix annuels, faites-les
+concourir à dégager une moyenne; car ils correspondent à une
+amélioration réelle de revenu.</p>
+
+<p>De même, si le prix élevé, auquel nous voyons que les matières
+résineuses sont parvenues, était dû à l'affaiblissement productif des
+<i>pignadas</i>; si les propriétaires de pins perdaient plus sur la
+quantité de leurs produits qu'ils ne gagnent sur les prix, je serais
+assez juste pour dire: Ne concluez pas de ces hauts prix à des revenus
+proportionnels avec eux; car ce serait un mensonge, ce serait une
+spoliation.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> Eh bien! le contraire est arrivé; la Lande a été assez
+heureuse pour que l'amélioration des prix tourne à son profit; la
+Chalosse a été assez malheureuse pour que l'augmentation des prix ne
+lui fasse pas atteindre même à ses revenus ordinaires. Ne suis-je pas
+fondé à réclamer que cette différence profonde de situation soit prise
+en considération?</p>
+
+<p>Concluons que la première base d'évaluation a été préjudiciable aux
+labourables et aux vignes.</p>
+
+<p>§ II.&mdash;La seconde donnée, qui a servi à déterminer les revenus
+imposables, est prise des <i>actes de vente</i>.</p>
+
+<p>La valeur vénale d'une terre en indique assez exactement le revenu.
+Deux domaines qui se sont vendus chacun 100,000 fr. sont présumés
+donner le même revenu, et ce revenu doit être égal à l'intérêt que
+rendent généralement les capitaux, <i>dans un pays et à une époque
+donnés</i>. Le débat qui s'établit entre le vendeur et l'acheteur, débat
+dans lequel l'un veille à ce que le revenu ne soit pas exagéré,
+l'autre, à ce qu'il ne soit pas déprécié, remplace avantageusement
+toute enquête administrative à ce sujet, et offre de plus la garantie
+de cette sagacité, de cette vigilance de l'intérêt personnel, que le
+zèle des contrôleurs, répartiteurs et experts ne saurait égaler.
+Aussi, si l'on pouvait connaître la valeur vénale de chaque parcelle,
+je ne voudrais pas, quant à moi, d'autres bases d'évaluation de
+revenus et de répartition d'impôts; car cette <i>valeur vénale</i> résume
+toutes ces circonstances, si difficilement appréciables, ainsi que je
+l'ai dit dans le paragraphe précédent, qui influent sur le <i>revenu
+moyen</i> des terres.</p>
+
+<p>Mais il ne faut pas perdre de vue la restriction que renferment ces
+mots: <i>dans un pays et à une époque donnés</i>.</p>
+
+<p>L'intérêt des capitaux varie, en effet, selon les temps et les lieux.</p>
+
+<p>Pour que des revenus identiques puissent s'induire de <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span>
+capitaux égaux, il faut que les mutations aient eu lieu à des époques
+et dans des localités où l'intérêt est uniforme. Cela est vrai pour
+les terres comme pour les fonds publics.</p>
+
+<p>5,000 fr. de rentes inscrites ne représentaient, en 1814, que 60,000
+fr.; ils correspondent aujourd'hui à 120,000 fr. de capital.</p>
+
+<p>De même, 100,000 placés en terres peuvent ne donner que 2,500 fr. de
+rentes, en Normandie, et constituer un revenu de 4,000 fr., en
+Gascogne.</p>
+
+<p>Si la Chambre des députés, lorsqu'elle procédera à la péréquation
+générale, ne tenait aucun compte de ces différences, elle n'établirait
+pas l'égalité, mais l'inégalité de l'impôt.</p>
+
+<p>C'est la faute qui a été commise dans notre département, lorsque l'on
+a voulu arriver à la connaissance des revenus par les <i>actes de
+vente</i>.</p>
+
+<p>À l'époque où se fit cette opération, les terres ne se vendaient pas,
+sur tous les points du département, à un taux uniforme. Il était de
+notoriété publique qu'on plaçait l'argent à un revenu plus élevé dans
+la Lande que dans la Chalosse.</p>
+
+<p>L'administration elle-même reconnaissait la vérité de ce fait, car
+elle proposa d'adopter trois chiffres pour le taux de l'intérêt,
+savoir: 3, 3-&frac12; et 4 pour 100.</p>
+
+<p>Selon cette donnée, un domaine de 100,000 fr. aurait été présumé
+donner 4,000 fr. de revenu, dans tel canton, tandis que, dans tel
+autre, on ne lui aurait attribué qu'un revenu de 3,000 fr. L'impôt se
+serait réparti selon cette proportion.</p>
+
+<p>La commission spéciale, instituée par la loi du 31 juillet 1821,
+repoussa cette distinction et adopta le taux uniforme de 3-&frac12; p. 100.</p>
+
+<p>Or, en cela, elle commit une injustice, s'il n'est pas vrai qu'à cette
+époque l'intérêt fût uniforme dans toute l'étendue du territoire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> M. le Directeur le reconnaît lui-même.</p>
+
+<p>«Cette application uniforme, dans le taux de l'intérêt, dit-il, a,
+sans nul doute, influé sur les résultats présentés par l'une des deux
+bases de la répartition, et il est inutile d'ajouter qu'elle est venue
+favoriser, à la vérité dans une assez faible proportion, la localité
+où le taux de l'intérêt est le plus élevé.»</p>
+
+<p>La <i>faible proportion</i> signalée par M. le Directeur peut aisément se
+traduire en chiffres.</p>
+
+<p>Supposons deux domaines vendus chacun 100,000 fr., l'un situé dans la
+localité où le taux de intérêt à 4 p. 100, l'autre dans celle où il
+est à 3 p. 100.</p>
+
+<p>Le premier donne 4,000 fr. de revenu, le second 3,000 fr. et l'impôt
+doit équitablement suivre cette proportion, puisqu'il se prélève sur
+le revenu.</p>
+
+<p>Selon le système de l'administration, chaque <i>cent francs</i> d'impôts se
+seraient répartis entre ces deux domaines savoir:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="0" cellpadding="1" summary="Répartition.">
+<tr>
+<td>Quote-part afférente au domaine de la Lande.</td>
+<td>57 fr. 15 c. pour 4,000 de revenu.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Quote-part afférente au domaine de la Chalosse.</td>
+<td>42 fr. 85 c. pour 3,000 de revenu.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Total</td>
+<td>100 fr. 00 c.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Mais, selon le système de la commission, cent francs se sont répartis
+ainsi:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="0" cellpadding="1" summary="Répartition.">
+<tr>
+<td>Quote-part afférente au domaine de la Lande.</td>
+<td>50 fr. 00 c.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td><span class="tb_add5em">&mdash;&mdash;</span>
+<span class="tb_add5em">&mdash;&mdash;</span>
+<span class="tb_add5em">de la Chalosse.</span></td>
+<td>50 <span class="tb_mar12em">00</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Total</td>
+<td>100 fr. 00 c.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>C'est-à-dire que la Lande s'est dégrevée de 14 pour 100 qu'elle a
+appliqués à la Chalosse<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>. On dira, sans doute, que les actes de
+vente n'étant qu'un des deux éléments de <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> la répartition, ce
+résultat a pu être atténué par l'influence de l'autre élément. Cela
+serait vrai si les cantons agricoles et vinicoles avaient été
+favorisés par l'application des <i>prix moyens</i> des denrées; mais nous
+avons vu qu'ils n'ont pas été plus ménagés par la première que par la
+seconde base d'évaluation. Bien loin donc que les erreurs dont ces
+deux procédés sont entachés se compensent et se neutralisent, on peut
+dire qu'elles se multiplient les unes par les autres, et toujours au
+préjudice des mêmes localités.</p>
+
+<p>Ainsi les deux bases de la répartition de l'impôt ont été viciées,
+dénaturées, et toujours au profit d'une nature de propriété, les
+<i>pignadas</i>, au détriment des deux autres, les labourables et les
+vignes.</p>
+
+<p>Passons maintenant aux résultats.</p>
+
+<p>Si l'on demandait à un homme désintéressé: Quels sont les cantons qui
+paient le plus de contributions relativement aux vignes? il
+répondrait, sans doute: Ce sont ceux qui ont le plus de superficie
+consacrée à cette culture, les cantons de Montfort, Mugron,
+Saint-Sever, Villeneuve, Gabarret; et cet homme ne se tromperait pas.
+À eux seuls, ces cinq cantons paient les trois quarts de l'impôt
+assigné aux vignobles.&mdash;Et si on lui demandait: Quels sont ceux qui
+paient le plus de contributions pour les landes? il répondrait sans
+hésiter: Ceux qui en contiennent d'immenses étendues, Sabres,
+Arjuzanx, Labrit, etc. Mais ici notre interlocuteur se tromperait
+grossièrement, et il serait probablement bien surpris d'apprendre que
+ce sont la Chalosse et l'Armagnac, les pays des vignes, qui paient,
+non-seulement la plus grande partie, mais la presque totalité de
+l'impôt afférent aux landes.</p>
+
+<p>Voici le tableau de nos vingt-huit cantons, rangés selon l'<i>ordre
+décroissant</i> de leur quote-part à la contribution afférente aux
+landes<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="1" summary="Administration.">
+<tr>
+<td><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span></td>
+<td class="tb_right">fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Saint-Sever</td>
+<td class="tb_right">6,296</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Grenade</td>
+<td class="tb_right">5,599</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Mugron</td>
+<td class="tb_right">3,904</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Roquefort</td>
+<td class="tb_right">3,579</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Hagetmau</td>
+<td class="tb_right">3,327</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Amou</td>
+<td class="tb_right">3,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Montfort</td>
+<td class="tb_right">3,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Pouillon</td>
+<td class="tb_right">2,883</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Aire</td>
+<td class="tb_right">2,852</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Saint-Vincent</td>
+<td class="tb_right">2,663</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Mont-de-Marsan</td>
+<td class="tb_right">2,465</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Gabarret</td>
+<td class="tb_right">2,272</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Peyrehorade</td>
+<td class="tb_right">2,061</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Villeneuve</td>
+<td class="tb_right">1,817</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Saint-Esprit</td>
+<td class="tb_right">1,563</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Sabres</td>
+<td class="tb_right">1,561</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Geaune</td>
+<td class="tb_right">1,287</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Dax</td>
+<td class="tb_right">1,207</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Arjuzanx</td>
+<td class="tb_right">1,168</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Labrit</td>
+<td class="tb_right">1,074</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Tartas (ouest)</td>
+<td class="tb_right">914</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Castets</td>
+<td class="tb_right">600</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Soustons</td>
+<td class="tb_right">522</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Tartas (est)</td>
+<td class="tb_right">495</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Pissos</td>
+<td class="tb_right">166</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Parentis</td>
+<td class="tb_right">141</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Sore</td>
+<td class="tb_right">107</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Mimizan</td>
+<td class="tb_right">94</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>N'est-il pas assez singulier de voir figurer dans la première moitié
+de cette liste tous les cantons vinicoles, Saint-Sever, Mugron, Amou,
+Montfort, Villeneuve, etc., ainsi que tous les cantons agricoles,
+Hagetmau, Aire, Peyrehorade, etc.; et dans la seconde moitié, tous les
+cantons qui forment la Lande et le Maransin?</p>
+
+<p>Voici un autre rapprochement non moins curieux.</p>
+
+<p>Le canton de Saint-Sever, <i>à lui tout seul</i>, paie plus d'impôts pour
+ses 5,583 hectares de landes que ces <i>neuf cantons réunis</i>: Mimizan,
+Sore, Parentis, Castets, Soustons, Labrit, Arjuzanx et Sabres, qui en
+présentent ensemble une superficie de 203,760 hectares; et quand on
+ajouterait, à ces neuf cantons, neuf autres cantons égaux à celui de
+Mimizan, on n'arriverait pas encore, par la répartition actuelle,
+<span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> à tirer de ces effrayantes étendues ce qui se prélève sur les
+landes du seul canton de Saint-Sever, ainsi qu'on peut s'en convaincre
+par le tableau suivant:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 80%;" border="0" cellpadding="3" summary="Impôts des cantons.">
+<colgroup>
+ <col width="5%">
+ <col width="10%">
+ <col width="15%">
+ <col width="10%">
+ <col width="15%">
+ <col width="10%">
+</colgroup>
+<tr>
+<td class="tb_center" colspan="6">LANDES</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center" colspan="4"><i>Impôt en principal.</i></td>
+<td class="tb_center" colspan="2"><i>Impôt en principal</i>.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">fr.</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td>canton;</td>
+<td>Sabres</td>
+<td class="tb_right">1,561</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td>Arjuzanx</td>
+<td class="tb_right">1,168</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td>Labrit</td>
+<td class="tb_right">1,074</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td>Castets</td>
+<td class="tb_right">600</td>
+<td>Saint-Sever</td>
+<td class="tb_right">6,296</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td>Soustons</td>
+<td class="tb_right">522</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td>Pissos</td>
+<td class="tb_right">166</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td>Parentis</td>
+<td class="tb_right">141</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td>Sore</td>
+<td class="tb_right">107</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td class="tb_add1em">&mdash;</td>
+<td>Mimizan</td>
+<td class="tb_right">94</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">9</td>
+<td colspan="2">cantons tels que celui de
+ Mimizan, à 91 fr. chaque</td>
+<td class="tb_right">846</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">18</td>
+<td colspan="2">cantons</td>
+<td class="tb_right">6,279</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6,296</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Nous apprenons encore, par le rapport de M. le Directeur des
+contributions directes que le canton de Mimizan, dont le territoire
+nourrit près de 5,000 habitants, c'est-à-dire environ un tiers de la
+population du canton de Saint-Sever, paie de contributions:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 90%;" border="0" cellpadding="2" summary="Impôts des cantons.">
+<colgroup>
+ <col width="10%">
+ <col width="10%">
+ <col width="2%">
+ <col width="15%">
+ <col width="60%">
+</colgroup>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">1,223</td>
+<td>fr.</td>
+<td class="tb_center">pour les</td>
+<td>labourables.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">8</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td>vignes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">4,212</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td>pins.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">94</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td>landes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="smcap tb_right">Total.</td>
+<td class="tb_right">5,537</td>
+<td colspan="3">fr., somme inférieure à celle qu'ont à acquitter les
+ seules landes de Saint-Sever.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Le contingent de Montfort est de 40,771 fr.&mdash;Il surpasse celui de
+Soustons et de Castets, qui sont:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents.">
+<tr>
+<td>Soustons</td>
+<td class="tb_right">22,338</td>
+<td>fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Castets</td>
+<td class="tb_right">18,108</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Total</td>
+<td class="tb_right">40,446</td>
+<td>fr.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> Cependant, selon le dernier dénombrement, la population de
+Montfort n'est que de 13,654 habitants.&mdash;Celle des deux cantons du
+Maransin est de 18,654 habitants.</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents.">
+<tr>
+<td>Castets</td>
+<td class="tb_right">9,006</td>
+<td>fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Soustons</td>
+<td class="tb_right">9,021</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Le contingent du canton de Mugron est de 34,790 fr.&mdash;Il surpasse celui
+de ces trois cantons réunis:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents.">
+<tr>
+<td>Sabres</td>
+<td class="tb_right">13,448</td>
+<td>fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Pissos</td>
+<td class="tb_right">11,694</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Parentis</td>
+<td class="tb_right">9,103</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Total</td>
+<td class="tb_right">34,245</td>
+<td>fr.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p class="noindent">et, à 355 fr. près, il égale celui de ces quatre cantons:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents.">
+<tr>
+<td>Labrit</td>
+<td class="tb_right">10,286</td>
+<td>fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Parentis</td>
+<td class="tb_right">9,103</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Sore</td>
+<td class="tb_right">7,937</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Mimizan</td>
+<td class="tb_right">7,819</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Total</td>
+<td class="tb_right">35,145</td>
+<td>fr.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Et pourtant, à notre population de 10,038 habitants, ces quatre
+cantons opposent une population de 20,784 habitants (plus du
+double).&mdash;À nos 4,486 hectares de labourables, ils en opposent 9,584
+hectares (plus du double). À nos 1,887 hectares de vigne, ils opposent
+43,894 hectares de <i>pignadas</i> (23 pour 1). Enfin, à nos 3,250 hectares
+de landes, ils en opposent 88,719 hectares (27 pour 1).</p>
+
+<p>Je ne veux pas dire que les labourables et les landes de ces cantons
+vaillent les nôtres, ni que leurs pins puissent égaler nos vignes,
+hectare par hectare. La question est de savoir s'il y a entre eux
+l'énorme disproportion que nous venons de constater. Si cela est, si
+les <i>revenus</i> de Mugron égalent ceux de Labrit, Parentis, Mimizan et
+Sore, il restera à expliquer comment il se fait qu'ils ne font vivre
+que 10,000 habitants en Chalosse, tandis qu'ils suffisent à 20,000
+habitants dans la Lande. On ne pourrait expliquer ce <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span>
+phénomène qu'en disant que les premiers nagent dans l'abondance
+comparativement aux seconds. Mais alors je demanderai comment il se
+fait qu'ici la population diminue, tandis que là elle augmente
+sensiblement.</p>
+
+<p>Loin de moi la pensée d'élever une lutte entre les arrondissements. Je
+crois que le débat ne peut exister qu'entre les diverses cultures,
+dont la force contributive a été mal appréciée. Aussi je n'ai pas
+hésité à comparer non-seulement des cantons situés dans divers
+arrondissements, mais encore des cantons faisant partie d'une même
+circonscription, mais soumis à des cultures différentes. C'est ainsi
+que j'ai opposé Montfort à Soustons et Castets. Je pourrais également
+comparer Villeneuve, canton vinicole du premier arrondissement, à
+Arjuzanx, ou même à Mont-de-Marsan, et nous retrouverions encore la
+même disproportion. Le premier de ces cantons, avec 8,887 habitants,
+paie beaucoup plus du double que le second qui en a 7,075, et autant
+que notre chef-lieu qui offre une population de 15,915 habitants.</p>
+
+<p>Je pourrais signaler des anomalies encore plus frappantes si je
+voulais abandonner la comparaison des cantons pour aborder celle des
+communes: cela me mènerait trop loin; je me bornerai à deux faits.</p>
+
+<p>Il y a dans le deuxième arrondissement telle commune, comme Nerbis,
+qui paie 1 fr. 51 c. pour chaque hectare de lande. Il y a dans le
+premier arrondissement des communes, entre autres celles de Mimizan,
+Ponteux, Aureilhan, Bras, Argelouse, Luxey, qui ne paient que la
+moitié ou le tiers d'un centime. Calen, du canton de Sore, en est
+quitte pour <sup class="small">3</sup>/<sub class="small">10</sub> de centime; d'où il suit qu'on a estimé un hectare de
+landes, à Nerbis, comme 500 hectares à Calen. On dit que dans le
+premier arrondissement chaque hectare de lande nourrit <i>un</i> mouton, et
+la statistique agricole, publiée par M. le ministre de l'agriculture,
+confirme cette assertion, <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> puisque l'on y voit que cet
+arrondissement qui a 292,000 hectares de landes, entretient 338,800
+animaux de l'espèce ovine.&mdash;MM. les administrateurs ont-ils pensé qu'à
+Nerbis un <i>troupeau</i> de 500 <i>têtes</i> peut vivre sur un hectare de
+landes?</p>
+
+<p>La quantité de vin que donne un hectare de vigne est, en réalité, le
+produit de</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="0" cellpadding="2" summary="Production.">
+<colgroup>
+ <col width="5%">
+ <col width="45%">
+ <col width="2%">
+ <col width="2%">
+ <col width="2%">
+ <col width="2%">
+</colgroup>
+<tr>
+<td colspan="2">1 hect. de vigne qui paye, <i>dans la commune de Montfort</i></td>
+<td class="tb_right">7</td>
+<td>fr.</td>
+<td class="tb_right">34</td>
+<td>c.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&frac12; hectare d'échalassière</td>
+<td class="tb_right">2</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">02
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&frac12; hectare de landes</td>
+<td class="tb_right">»</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">30
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td colspan="4">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right smcap">Total</td>
+<td class="tb_right">9</td>
+<td>fr.</td>
+<td class="tb_right">66</td>
+<td>c.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Il y a vingt communes dans le premier arrondissement qui ne sont
+taxées qu'à 27, 26, 24, 20 centimes par hectare de pin; et il y en a,
+telle que Laharie (canton d'Arjuzanx) qui ne paient que 17 c. Pour
+qu'une semblable répartition soit jugée équitable, il faut que le
+produit net d'un hectare de vigne, agencé à Montfort, soit égal au
+produit net de <i>cinquante-sept hectares</i> de pins à Laharie.</p>
+
+<p>Je ne pousserai pas plus loin ces rapprochements. Je crois avoir
+démontré deux choses, savoir: 1<sup>o</sup> que les deux bases dont on s'est
+servi pour estimer le revenu de chacune des cultures de notre
+département étaient calculées, involontairement sans doute, de manière
+à préjudicier aux labourables et aux vignes au profit des pins; 2<sup>o</sup>
+que des faits nombreux et irréfragables constatent que tel a été en
+effet le résultat de l'adoption de ces bases, d'où la conséquence que
+la répartition de l'impôt a été inégale dès l'origine. Il me reste à
+prouver que cette <i>inégalité</i> s'est accrue depuis et s'accroît tous
+les jours, par suite des changements qui sont intervenus dans les
+proportions des forces contributives de ces cultures.</p>
+
+<h4><span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> DEUXIÈME QUESTION.</h4>
+
+<p class="center">Les forces contributives des diverses cultures du département
+ ont-elles conservé les proportions qu'elles avaient lorsqu'on fit
+ la répartition de l'impôt?</p>
+
+<p>Pour constater les revenus des terres en 1821, on n'examina pas les
+faits relatifs à cette année. Les baux, les actes de vente que l'on
+consultait, avaient des dates plus ou moins anciennes, et les prix
+moyens dont on faisait l'application résultaient de mercuriales qui
+remontaient à quinze années. Ainsi ces divers éléments n'accusaient
+pas un état de choses <i>actuel</i>, mais la situation du pays pendant une
+période dont le point de départ peut être fixé au commencement du
+siècle.</p>
+
+<p>C'est donc à cette période que je dois comparer l'époque présente, et
+j'ai à rechercher, pendant cette durée d'environ quarante ans, les
+phénomènes que la science enseigne à considérer comme les
+manifestations les plus certaines du progrès ou de la décadence des
+populations.</p>
+
+<p>Le premier qui se présente, c'est le mouvement de la population
+elle-même. S'il est vrai, comme tous les publicistes s'accordent à le
+reconnaître, que le nombre des hommes croît ou décroît comme leurs
+revenus, il suffit d'observer le mouvement de la population dans les
+contrées où se cultivent le pin, les céréales et la vigne, pour
+connaître ce que chacune d'elles a gagné ou perdu en forces
+contributives. Livrons-nous donc à cet examen qui me paraît présenter
+un haut degré d'intérêt, même en dehors de la question de la
+répartition de l'impôt.</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Population.">
+<tr>
+<td colspan="10" class="tb_center"><span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> POPULATION DES TROIS ARRONDISSEMENTS DES LANDES<br>
+<span class="smcap">À DIVERSES ÉPOQUES.</span></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">1801</td>
+<td class="tb_right">1804</td>
+<td class="tb_right">1806</td>
+<td class="tb_right">1821</td>
+<td class="tb_right">1826</td>
+<td class="tb_right">1831</td>
+<td class="tb_right">1836</td>
+<td class="tb_right">1841</td>
+<td class="tb_center">Augmentation p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">M.&nbsp;de&nbsp;Mar.</td>
+<td class="tb_right tb_bot">71,707</td>
+<td class="tb_right tb_bot">74,115</td>
+<td class="tb_right tb_bot">77,225</td>
+<td class="tb_right tb_bot">82,364</td>
+<td class="tb_right tb_bot">86,869</td>
+<td class="tb_right tb_bot">91,595</td>
+<td class="tb_right tb_bot">93,292</td>
+<td class="tb_right tb_bot">94,145</td>
+<td class="tb_right tb_bot">31 80</td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tb_topbot">S.&nbsp;Sever.</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">77,467</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">80,834</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">80,602</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">83,585</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">84,486</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">90,446</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">90,500</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">88,587</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">14 20</td>
+</tr>
+
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Dax.</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">75,098</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">80,601</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">82,486</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">90,362</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">93,959</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">90,463</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">101,126</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">105,345</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">40 &nbsp;&nbsp;»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_top">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right tb_top">224,272</td>
+<td class="tb_right tb_top">235,550</td>
+<td class="tb_right tb_top">240,313</td>
+<td class="tb_right tb_top">256,311</td>
+<td class="tb_right tb_top">265,314</td>
+<td class="tb_right tb_top">272,504</td>
+<td class="tb_right tb_top">284,918</td>
+<td class="tb_right tb_top">288,077</td>
+<td class="tb_right tb_top">28 50</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>On voit par ce tableau que l'augmentation de la population a été pour
+le département de 28-&frac12; p. 100. Cette moyenne a été dépassée de
+11-&frac12; p. 100 par le troisième arrondissement; de 3 p. 100 par le
+premier; le second est resté de 14 p. 100 au-dessous.</p>
+
+<p>L'arrondissement de Saint-Sever était le plus peuplé au commencement
+du siècle. Il passa au second rang en 1806; au troisième en 1831;
+enfin, dans la période de 1832 à 1841, sa population <i>absolue</i> a
+rétrogradé.</p>
+
+<p>Il semble résulter de ce premier aperçu que l'arrondissement qui
+présente la plus forte production et le plus grand commerce de
+matières résineuses est celui qui a la plus rapidement prospéré.
+L'arrondissement qui vient en seconde ligne pour cette culture, est
+aussi en seconde ligne pour l'accroissement de la population. Enfin,
+l'arrondissement où la culture du pin n'occupe qu'une place
+insignifiante, et qui tire la principale source de ses revenus de la
+vigne, est demeuré à peu près stationnaire.</p>
+
+<p>Mais cela ne nous apprend rien de très-précis sur l'influence des
+pins, des labourables et des vignes relativement à la population,
+puisque chacun de nos arrondissements <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> admet ces trois
+cultures en proportions diverses. Dans l'hypothèse que la prospérité
+ait accompagné la culture du pin, la misère celle de la vigne, il est
+clair que le premier et le troisième arrondissement auraient présenté
+une augmentation de population plus considérable, sans les cantons
+vinicoles de Villeneuve et Gabarret, Montfort et Pouillon; et le
+second un accroissement moindre, sans le canton de Tartas (ouest) qui
+contient beaucoup de pins.</p>
+
+<p>Il est donc essentiel d'étudier les mouvements de la population dans
+la circonscription cantonale, qui nous offre une séparation beaucoup
+plus tranchée des trois cultures dont nous comparons l'influence.</p>
+
+<p>Voici la liste de nos vingt-huit cantons, placés selon l'ordre
+décroissant de leur prospérité, révélée par l'augmentation de leur
+population.</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Mouvement de la population.">
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center"><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> MOUVEMENT DE LA POPULATION PAR CANTON.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>CANTONS.</td>
+<td class="tb_center">1804</td>
+<td class="tb_center">1844</td>
+<td class="tb_center">AUGMENTATION p. 100.</td>
+<td class="tb_center">DIMINUTION p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Castets</td>
+<td class="tb_right tb_bot">5,760</td>
+<td class="tb_right tb_bot">9,006</td>
+<td class="tb_right tb_bot">56</td>
+<td class="tb_center tb_bot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Dax</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">13,224</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">20,051</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">51</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Mimizan</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">2,700</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">4,870</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">43</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Sabres</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">4,994</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7,144</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">43</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Saint-Esprit</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">10,907</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">15,612</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">43</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Parentis</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">4,287</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">5,870</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">37</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Pissos</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">4,693</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">6,324</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">37</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Soustons</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">6,625</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">9,021</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">36</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Arjuzanx</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">5,304</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7,095</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">33</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Saint-Vincent</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7,780</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">10,344</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">32</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Sore</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">3,251</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">4,268</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">31</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Labrit</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">4,541</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">5,776</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">27</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Roquefort</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7,453</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">11,501</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">27</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Tartas (ouest)</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">8,391</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">10,571</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">25</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Peyrehorade</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">10,664</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">13,028</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">21</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Hagetmau</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">10,587</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">12,462</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">20</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Mont-de-Marsan</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">13,301</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">15,915</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">19</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Tartas (est)</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">4,595</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">5,335</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">16</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Geaune</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">8,183</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">9,197</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">13</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Montfort</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">12,309</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">13,654</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">11</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Aire</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">10,829</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">11,992</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">10</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Amou</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">12,438</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">13,579</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">10</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Grenade</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7,173</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7,872</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">9</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Gabarret</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">8,122</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">8,716</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Villeneuve</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">8,296</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">8,887</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Pouillon</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">13,332</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">14,294</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">7</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Saint-Sever</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">15,762</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">15,322</td>
+<td class="tb_right tb_topbot">»</td>
+<td class="tb_center tb_topbot">2-&frac12;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_top">Mugron</td>
+<td class="tb_right tb_top">10,343</td>
+<td class="tb_right tb_top">10,038</td>
+<td class="tb_right tb_top">»</td>
+<td class="tb_center tb_top">3</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Ce tableau me semble répandre un grand jour sur la question. On y voit
+d'une manière claire que la prospérité a coïncidé constamment avec la
+culture du pin, et qu'un état lentement progressif, stationnaire, ou
+même rétrograde, a été le partage de la région des labourables et de
+la vigne.</p>
+
+<p>En effet, si l'on partage ce tableau en deux séries, la première
+comprend tous les cantons où la culture du pin <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> est dominante,
+et finit aux cantons de Roquefort et de Tartas (ouest), comme pour
+constater que là où le pin s'arrête, là s'arrête aussi la prospérité
+du pays.&mdash;La seconde série des 14 cantons qui présentent le moindre
+accroissement, renferme précisément tous les cantons agricoles et
+vinicoles du département. La grande lande et le Maransin n'y sont pas
+plus représentés que la Chalosse et l'Armagnac dans la première.</p>
+
+<p>Ces deux séries présentent les résultats suivants:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Résultats.">
+<tr>
+<td rowspan="3" class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td colspan="2" class="center">CULTURES.</td>
+<td colspan="3" class="center">POPULATION.</td>
+<td rowspan="3" class="tb_bot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center">VIGNES.</td>
+<td class="center">PINS.</td>
+<td class="center">1804</td>
+<td class="center">1841</td>
+<td class="center">AUGMENTATION.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="center tb_bot">hect.</td>
+<td class="center tb_bot">hect.</td>
+<td class="center tb_bot">hab.</td>
+<td class="center tb_bot">hab.</td>
+<td class="center tb_bot">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">1<sup>re</sup> série</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">2,160</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">150,022</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">89,910</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">127,463</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">37,553</td>
+<td class="tb_topbot tb_center">42 p. 100</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">2<sup>e</sup> série</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">18,093</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">16,821</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">145,640</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">160,089</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">14,449</td>
+<td class="tb_topbot tb_center">10 p. 100</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_topbot tb_center">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_top smcap tb_right">Totaux.</td>
+<td class="tb_top tb_right">20,233</td>
+<td class="tb_top tb_right">166,843</td>
+<td class="tb_top tb_right">235,250</td>
+<td class="tb_top tb_right">287,552<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a></td>
+<td class="tb_top tb_right">52,002</td>
+<td class="tb_top tb_center">22 p. 100</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Dans le tableau de la population des cantons on remarquera quelques
+faits qui semblent ne pas s'accorder avec ces déductions: 1<sup>o</sup> Dax et
+Saint-Esprit, qui n'ont pas de pins, figurent en tête de l'échelle,
+comme présentant une augmentation de population de 56 et 43 p.
+100.&mdash;Mont-de-Marsan, qu'on s'attendrait à trouver dans la première
+série, ne vient qu'en troisième ligne dans la seconde, et n'offre
+qu'un accroissement de 19 p. 100.&mdash;Montfort, qui est un canton
+vinicole, et qui, par ce motif, devrait être l'un des derniers du
+tableau, a encore huit cantons au-dessous de lui, et présente une
+augmentation de 11 p. 100.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> Mais, comme on va le voir, ces anomalies apparentes, bien
+loin d'infirmer, confirment le système que j'émets.</p>
+
+<p>Remarquons d'abord qu'il s'agit des cantons où sont situées les villes
+de Dax, Saint-Esprit et Mont-de-Marsan, dont la population
+industrielle ne subit pas aussi directement que celle des campagnes
+l'influence de l'agriculture, qui fait principalement l'objet de ces
+recherches.</p>
+
+<p>Saint-Esprit n'avait que 4,946 habitants en 1804; il en a 7,324
+aujourd'hui. Sa situation à l'embouchure de l'Adour, son commerce, sa
+garnison, ses établissements militaires, sa proximité de Bayonne,
+expliquent ce développement.</p>
+
+<p>Dax ne produit pas de matières résineuses, mais il est l'entrepôt où
+le Maransin vient faire ses ventes et ses achats. Dax a donc prospéré
+par les mêmes causes qui feraient prospérer Bordeaux, si le commerce
+de vins florissait et répandait la richesse dans la Gironde, quoique
+par elle-même la commune de Bordeaux ne puisse pas produire de vins.</p>
+
+<p>Passons à Mont-de-Marsan. D'abord ce canton serait considéré à tort
+comme un de ceux où domine le pin. Il n'y en a que 9,828 hectares,
+contre 8,147 hectares de labourables et 428 hectares de vigne. L'impôt
+qu'il paie pour ses pins n'entre que pour <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> dans son contingent. Il
+faut donc le ranger parmi les cantons agricoles qui ressentent déjà
+l'influence de la culture du pin; et, sous ce point de vue, la place
+qu'il occupe dans le tableau ne s'éloigne pas beaucoup de celle qu'on
+aurait pu lui assigner <i>à priori</i>. Mais il est facile de se convaincre
+que ce n'est pas la faute des pins si ce canton ne figure pas à la
+première série. En effet, si l'on détache des dix-neuf communes qui le
+composent les six communes qui offrent le plus de superficie en
+<i>pignadas</i>, on trouve que dans ces six communes, quoiqu'elles aient
+une très-forte proportion de labourables, la population a augmenté de
+33 p. 100, tandis que celle du canton entier ne s'est accrue que de
+19 p. 100.</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Cultures.">
+<tr>
+<td rowspan="2" class="tb_bot"><span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span></td>
+<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td>
+<td rowspan="9" class="tb_bot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">Labourables</td>
+<td class="tb_center">Pins</td>
+<td class="tb_center">1804</td>
+<td class="tb_center">1841</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Saint-Pardon</td>
+<td class="tb_bot tb_right">659</td>
+<td class="tb_bot tb_right">906</td>
+<td class="tb_bot tb_right">596</td>
+<td class="tb_bot tb_right">788</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot tb_right">Saint-Martin</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">591</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">985</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">578</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">699</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot tb_right">Geloux</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">578</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,321</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">660</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">815</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot tb_right">Campagne</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">744</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">743</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">881</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,052</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot tb_right">Saint-Avit</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">418</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">787</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">435</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">501</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Saint-Pierre</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">903</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,037</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">746</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,344</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_top tb_right">Totaux</td>
+<td class="tb_top tb_right">3,893</td>
+<td class="tb_top tb_right">5,779</td>
+<td class="tb_top tb_right">3,896</td>
+<td class="tb_top tb_right">5,199</td>
+<td class="tb_top tb_center">Augmentation,<br> 33 p. 100.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>D'où il résulte clairement que, dans le canton de Mont-de-Marsan, la
+culture du pin a eu les mêmes conséquences que dans le reste du
+département. Ce qui a réduit l'augmentation de la population de ce
+canton à 19 p. 100, c'est l'influence de la ville de Mont-de-Marsan
+qui n'a pas plus d'habitants en 1841 qu'en 1804. Si l'on faisait
+abstraction de la ville, le canton figurerait le dixième au tableau
+<i>page</i> <a href="#page302">302</a>, entre Arjuzanx et Saint-Vincent. Mais
+quelles sont les causes de l'état stationnaire de notre chef-lieu? Il
+n'entre pas dans mon sujet de les rechercher. Peut-être la diminution
+du commerce des eaux-de-vie n'y est-elle pas étrangère; peut-être
+aussi nous dissimule-t-il une partie de sa population.</p>
+
+<p>Il nous reste à étudier le canton de Montfort. Ce canton présente,
+dans son ensemble, une augmentation de population de 11 p. 100. C'est
+bien peu relativement à la région des pins; mais c'est encore plus
+qu'on ne devait attendre d'un canton vinicole, d'après ce qui se passe
+à Villeneuve, Gabarret, Saint-Sever et Mugron. Mais si le canton de
+Montfort renferme quelques communes vinicoles, il en contient aussi
+beaucoup d'agricoles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> Quelles sont celles qui ont fait atteindre à l'ensemble du
+canton le chiffre de 11 p. 100? C'est ce que nous allons reconnaître
+en observant séparément ces deux catégories. (<i>Voir le tableau
+ci-contre.</i>)</p>
+
+<p>Ainsi, comme, en décomposant le canton de Mont-de-Marsan, nous nous
+sommes assuré que s'il n'occupe pas un rang plus élevé dans l'échelle
+de la prospérité départementale, ce n'est pas la culture des pins qui
+l'a arrêté; de même, en analysant le canton de Montfort, nous
+acquérons la certitude qu'il ne s'est maintenu au vingtième rang que
+grâce à ses nombreuses communes agricoles. Si l'on en détachait ces
+communes, il descendrait à un des rangs les plus inférieurs, et ne
+serait dépassé en misère et en dépopulation que par les cantons de
+Saint-Sever et de Mugron.</p>
+
+<p>Ces deux exemples nous avertissent que la circonscription cantonale
+est encore trop étendue, qu'elle admet une trop grande variété de
+cultures pour nous révéler d'une manière satisfaisante l'influence de
+chacune d'elles sur la population, puisque ces influences ne nous
+apparaissent que confondues. Il faut les séparer autant que possible;
+il faut poursuivre la vérité jusque dans la circonscription communale.
+C'est l'objet des cinq tableaux qui terminent cet écrit.</p>
+
+<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> DÉCOMPOSITION DU CANTON DE MONTFORT.</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Montfort.">
+<tr>
+<td class="tb_center" rowspan="2">COMMUNES AGRICOLES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td>
+<td class="tb_center" rowspan="2">COMMUNES VINICOLES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">Labourables</td>
+<td class="tb_center">Vignes</td>
+<td class="tb_center">1801</td>
+<td class="tb_center">1841</td>
+<td class="tb_center">Labourables</td>
+<td class="tb_center">Vignes</td>
+<td class="tb_center">1801</td>
+<td class="tb_center">1841</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Clermont</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">450</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">20</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">825</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">913</td>
+<td class="tb_topbot">Montfort</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">190</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">350</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,574</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,644</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Garrey</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">140</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">15</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">219</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">228</td>
+<td class="tb_topbot">Gamarde</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">480</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">310</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,194</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,336</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Gousse</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">110</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">6</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">151</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">216</td>
+<td class="tb_topbot">Laurède</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">100</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">105</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">844</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">769</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Hinx</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">500</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">50</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">656</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">776</td>
+<td class="tb_topbot">Lourquen</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">180</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">120</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">380</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">416</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Louer</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">120</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">4</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">112</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">149</td>
+<td class="tb_topbot">Nousse</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">80</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">110</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">390</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">393</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Ouard</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">330</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">321</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">370</td>
+<td class="tb_topbot">Poyanne</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">100</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">140</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">563</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">558</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Ozourt</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">240</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">22</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">287</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">350</td>
+<td class="tb_topbot">Poyartin</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">590</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">170</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">970</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">983</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Lier</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">420</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">371</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">509</td>
+<td class="tb_topbot">Saint-Geours</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">240</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">310</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">773</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">849</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Sort</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">480</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">30</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">826</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">943</td>
+<td class="tb_topbot" rowspan="5">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot" rowspan="5">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot" rowspan="5">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot" rowspan="5">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot" rowspan="5">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Vicq</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">250</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">290</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">344</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Cassen</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">170</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">43</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">348</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">466</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Gibret</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">110</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">76</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">237</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">292</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Goos</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">310</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">60</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">487</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">566</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Préchacq</td>
+<td class="tb_top tb_right">410</td>
+<td class="tb_top tb_right">60</td>
+<td class="tb_top tb_right">491</td>
+<td class="tb_top tb_right">584</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_top">&nbsp;</td>
+<td class="tb_top">&nbsp;</td>
+<td class="tb_top">&nbsp;</td>
+<td class="tb_top">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">4,040</td>
+<td class="tb_right">388</td>
+<td class="tb_right">5,621</td>
+<td class="tb_right">6,076</td>
+<td class="tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">1,960</td>
+<td class="tb_right">1,700</td>
+<td class="tb_right">6,688</td>
+<td class="tb_right">6,948</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5">Proportion des vignes aux labourables, <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">10</sub>.<br>
+Augmentation de population, 19 p. 100.</td>
+<td colspan="5">Proportion des vignes aux labourables, &frac12;.<br>
+Augmentation de population, 4 p. 100.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>J'ai pris, dans le rapport de M. le Directeur, des contributions
+directes, les vingt-deux communes qui offrent la plus forte proportion
+de pins, et les vingt-deux communes qui présentent la plus grande
+proportion de vignes, sans distinction de cantons et
+d'arrondissements. Ces deux classes de communes forment le premier et
+le dernier des cinq tableaux. Entre ces deux classes, il y en a une
+qui ne contient que des labourables. Enfin, deux autres classes
+marquent la transition, l'une entre le pin et les labourables, l'autre
+entre les labourables et la vigne. À côté de chaque commune, j'ai mis
+le chiffre de la population en 1804 et <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> en 1841. Par là nous
+découvrirons comment la population a été
+affectée, non-seulement par chacune des trois grandes cultures du
+pays, mais encore par la combinaison de deux de ces cultures. (<i>Voir
+pages <a href="#page329">329</a> à <a href="#page333">333</a>.</i>)</p>
+
+<p>Comment n'être pas frappé des remarquables résultats que révèlent ces
+tableaux?</p>
+
+<p>Ils nous font voir que dans notre département le mouvement de la
+population s'est fait de la manière suivante:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="0" summary="Mouvement de la population.">
+<tr>
+<td class="tb_center">Augment.:</td>
+<td class="tb_right">60</td>
+<td class="tb_center">p. 100,</td>
+<td>dans la région des pins.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">31</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td>dans la région intermédiaire entre les pins et les labourables.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">16</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td>dans la région des labourables.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">2</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td>dans la région intermédiaire entre les labourables et la vigne.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">Diminut.:</td>
+<td class="tb_right">4</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td>dans la région de la vigne.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Et il ne faut pas croire que ces deux chiffres: 60 pour 100
+d'augmentation, 4 p. 100 de diminution expriment les effets extrêmes
+produits sur la population par les deux cultures que nous comparons.
+Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait que nous fussions parvenus à les
+étudier isolément. Mais il n'est pas de commune où il n'entre un
+élément, les labourables, qui par son action, lentement progressive,
+ne soit venu atténuer soit l'accroissement qui s'est manifesté dans la
+région des pins, soit la dépopulation qui a décimé la région de la
+vigne. Si l'on voulait dégager l'influence propre de ces deux
+cultures, exclusivement à celle des labourables, il faudrait avoir
+recours à une règle de proportion. Je crois qu'on arriverait à un
+résultat très-approximatif par un raisonnement, rigoureux en lui-même,
+et qu'on ne saurait ébranler qu'en révoquant en doute les données
+officielles sur lesquelles il repose.</p>
+
+<p>Voici le problème à résoudre:</p>
+
+<p>Les vingt-deux communes où domine le pin présentent une augmentation
+de 8,998 habitants sur 13,573, ou 60 p. 100.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> Les vingt-deux communes où domine la vigne présentent une
+diminution de 899 habitants sur 20,224, ou 4 p. 100.</p>
+
+<p>En admettant que, dans ces communes, comme dans le reste du
+département, les labourables aient favorisé, à raison de 16 p. 100, la
+portion de population qui leur correspond, quelle est la part
+d'augmentation et de diminution qu'il faut attribuer exclusivement aux
+pins et aux vignes?</p>
+
+<p>La population est en raison des moyens d'existence, les moyens
+d'existence ne sont autres que les revenus, et les revenus
+proportionnels de chaque culture nous sont connus par le contingent de
+leur contribution. De ces données, il est facile de déduire la
+population qui correspond à chaque culture.</p>
+
+<p>Les contingents des vingt-deux communes de la première catégorie sont:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="0" summary="Contingents.">
+<tr>
+<td>de</td>
+<td class="tb_right">27,483</td>
+<td>fr. pour les pins,</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>de</td>
+<td class="tb_right">7,043</td>
+<td>fr. pour les labourables.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Les revenus sont proportionnels à ces contingents.</p>
+
+<p>La population est proportionnelle aux revenus.</p>
+
+<p>Donc les 13,573 habitants, population de 1804, correspondaient,
+savoir:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Population.">
+<tr>
+<td>Aux pins</td>
+<td class="tb_right tb_down">10,815</td>
+<td class="tb_down">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Aux labourables</td>
+<td class="tb_right tb_down">2,758</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Faisant abstraction de l'augmentation cherchée, produite
+ par les pins, il faut ajouter celle qui est due aux
+ labourables, 16 p. 100 sur 2,758, soit</td>
+<td class="tb_right tb_down">441</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>En sorte que si les pins n'avaient exercé aucune
+ influence, la population de ces vingt-deux communes serait
+ aujourd'hui de</td>
+<td class="tb_right tb_down">14,014</td>
+<td class="tb_down">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Mais elle est de</td>
+<td class="tb_right tb_down">21,771</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Différence due exclusivement aux pins</td>
+<td class="tb_right tb_down">7,757</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Or une augmentation de 7,757 sur 10,815 équivaut à 71 p. 100.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span>
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Population.">
+<tr>
+<td colspan="2">Les contingents des vingt-deux communes vinicoles sont
+ de 22,880 fr. afférents aux vignes, ce qui correspond à</td>
+<td class="tb_right tb_down">11,709</td>
+<td class="tb_down">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">16,742 fr. afférents aux labourables, ce qui correspond à</td>
+<td class="tb_right tb_down">8,515</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>Population de 1804</td>
+<td class="tb_right tb_down">20,224</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">Par l'action des labourables, qui implique un accroissement
+ de 16 p. 100 sur 8,515 habitants, cette population se
+ serait élevée de</td>
+<td class="tb_right tb_down">1,373</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">En sorte que, sans l'influence de la vigne, la population
+ de 1841 serait de</td>
+<td class="tb_right tb_down">21,597</td>
+<td class="tb_down">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">Mais elle n'est que de</td>
+<td class="tb_right tb_down">19,325</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>Déficit dû exclusivement à la vigne</td>
+<td class="tb_right tb_down">2,272</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</table>
+
+<p>Un déficit de 2,272 sur 11,709 équivaut à 19 p. 100.</p>
+
+<p>Ce qui ne veut pas dire autre chose, si ce n'est que, dans une commune
+où il n'y aurait que des pins, la population aurait augmenté de 71 p.
+100; qu'elle aurait diminué de 19 p. 100 dans une commune où il n'y
+aurait que des vignes, et qu'en <i>réalité</i> les mouvements progressifs
+et rétrogrades se sont accomplis, entre ces deux limites, dans chaque
+circonscription, selon les proportions de ces cultures combinées avec
+un troisième élément, les labourables.</p>
+
+<p>Voici donc en définitive la loi qui a présidé au mouvement de la
+population dans le département des Landes:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Loi.">
+<tr>
+<td colspan="4">Pin</td>
+<td class="tb_center">augment.</td>
+<td class="tb_right">71</td>
+<td class="tb_center">p. 100</td>
+</tr>
+<tr>
+<td><sup class="small">7</sup>/<sub class="small">8</sub> pin et <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> labourables.</td>
+<td class="tb_center">(tableau</td>
+<td class="tb_center"><i>page</i></td>
+<td class="tb_center">329)</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">60</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td><sup class="small">4</sup>/<sub class="small">5</sub> pin et <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">5</sub> labourables.</td>
+<td class="tb_center">( &mdash;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_center">330)</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">31</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Labourables</td>
+<td class="tb_center">( &mdash;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_center">331)</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">16</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td><sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub> labourables et <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">3</sub> vign.</td>
+<td class="tb_center">( &mdash;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_center">332)</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">2</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&frac12; labourables et &frac12; vign.</td>
+<td class="tb_center">( &mdash;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_center">333)</td>
+<td class="tb_center">diminut.</td>
+<td class="tb_right">4</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="4">Vignes</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">19</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Il résulte de là que, si une étendue de pins et une étendue de vignes
+faisant vivre chacune cent personnes avaient été frappées à l'origine
+d'un contingent égal, aujourd'hui ce contingent subsisterait encore,
+quoique les mêmes pins offrent des moyens d'existence a 171
+personnes, et que les <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> mêmes vignes ne puissent plus faire
+vivre que 81 individus ou moins de moitié.</p>
+
+<p>Cela est bien injuste. Mais combien l'injustice est plus criante, si
+dès l'origine le contingent fut mal réparti, comme je crois l'avoir
+démontré dans la première partie de ce travail!</p>
+
+<p>Il m'en coûte beaucoup de fatiguer l'attention du lecteur sous le
+poids de chiffres arides. Je ne puis cependant pas quitter la question
+que je traite, sans le faire pénétrer dans les détails de ce phénomène
+de dépopulation qui a frappé non-seulement la région de la vigne, mais
+encore un rayon assez étendu autour de cette région, comme pour mettre
+le nombre des hommes en rapport avec les <i>revenus réduits</i>, tels que
+les a faits la législation des douanes et des contributions
+indirectes. Le c&oelig;ur se serre à l'aspect de la détresse profonde que
+cette dépopulation implique.</p>
+
+<p>Forcé de me restreindre, je me borne à donner le relevé des naissances
+et des décès, pendant une période de trente ans (de 1814 à 1843), dans
+les quinze communes vinicoles inscrites les premières au tableau
+<i>page</i> 333. Quant aux sept autres communes, j'ai demandé à MM. les
+Maires des états qui ne me sont pas parvenus. Le laps de trente années
+a été divisé en deux périodes de quinze années chacune, afin de
+faciliter la comparaison de l'état des choses actuel avec la
+situation du pays à des époques antérieures.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span>
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="1" cellpadding="2" summary="Comparaison.">
+<tr>
+<td rowspan="3" class="tb_center">DÉSIGNATION des COMMUNES.</td>
+<td colspan="4" class="tb_center">PREMIÈRE PÉRIODE</td>
+<td colspan="4" class="tb_center">DEUXIÈME PÉRIODE</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2" class="tb_center">Naissances.</td>
+<td rowspan="2" class="tb_center">Décès.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">EXCÉDANTS</td>
+<td rowspan="2" class="tb_center">Naissances.</td>
+<td rowspan="2" class="tb_center">Décès.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">EXCÉDANTS</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">de naissances.</td>
+<td class="tb_center">de décès.</td>
+<td class="tb_center">de naissances.</td>
+<td class="tb_center">de décès.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Mugron</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,175</td>
+<td class="tb_bot tb_right">959</td>
+<td class="tb_bot tb_right">216</td>
+<td class="tb_bot tb_right">"</td>
+<td class="tb_bot tb_right">949</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,284</td>
+<td class="tb_bot tb_right">"</td>
+<td class="tb_bot tb_right">335</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Nerbis</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">283</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">229</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">54</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">179</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">267</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">88</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Laurède</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">414</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">287</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">127</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">304</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">333</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">29</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Gamarde</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">611</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">433</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">178</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">545</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">655</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">110</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Donzacq</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">669</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">362</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">307</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">541</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">531</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">10</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">St-Geours</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">492</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">407</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">85</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">404</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">498</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">94</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Banos</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">202</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">175</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">27</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">180</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">155</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">25</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Baigts</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">469</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">303</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">166</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">400</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">367</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">33</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Lourquen</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">172</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">127</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">45</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">176</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">162</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">14</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Montaut</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">548</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">424</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">124</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">464</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">490</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">26</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Poyanne</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">250</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">225</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">25</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">269</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">273</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">4</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Hauriet</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">291</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">187</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">104</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">224</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">234</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">10</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Montfort</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">702</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">462</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">240</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">638</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">588</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">50</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Nousse</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">159</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">103</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">56</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">137</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">138</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">"</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">St-Aubin</td>
+<td class="tb_top tb_right">432</td>
+<td class="tb_top tb_right">343</td>
+<td class="tb_top tb_right">89</td>
+<td class="tb_top tb_right">"</td>
+<td class="tb_top tb_right">404</td>
+<td class="tb_top tb_right">470</td>
+<td class="tb_top tb_right">"</td>
+<td class="tb_top tb_right">66</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">6,809</td>
+<td class="tb_right">5,026</td>
+<td class="tb_right">1,843</td>
+<td class="tb_right">"</td>
+<td class="tb_right">5,814</td>
+<td class="tb_right">6,445</td>
+<td class="tb_right">132</td>
+<td class="tb_right">763</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Je supplie le lecteur de donner à ces chiffres l'attention la plus
+sérieuse. De 1814 à 1828, il y eut 6,869 naissances et 5,026 décès. La
+population était progressive, chaque 1,000 habitants donnant 33
+naissances contre 24 décès.</p>
+
+<p>Mais de 1829 à 1843, les naissances sont tombées à 5,814 ou 27-&frac12; par
+1,000 habitants, et les décès se sont élevés à 6,445 ou 30-&frac12; par
+1,000 habitants.</p>
+
+<p>En sorte, et cela mérite attention, que cet état rétrograde de la
+population vinicole, que j'avais d'ailleurs constaté par les
+recensements, n'est pas l'&oelig;uvre de quarante ans, comme on aurait pu
+le croire, mais bien celle des quinze dernières années. Bien plus,
+pour que sa densité absolue ait diminué, il a fallu qu'elle perdît,
+par la mortalité ou l'émigration, non-seulement la différence accusée
+par les dénombrements de 1804 et 1843, mais encore tout ce <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span>
+qu'elle avait gagné pendant les vingt-cinq premières années de cette
+période. (<i>Voir, au tome V, les pages 471 à 475.</i>)</p>
+
+<p>C'est ainsi que les faits les mieux constatés viennent donner aux lois
+de la population, révélées par la science, leur lugubre consécration.</p>
+
+<p>«Les obstacles à la population qui maintiennent le nombre des
+habitants au niveau de leurs moyens de subsistance, dit Malthus,
+peuvent être rangés sous deux chefs: les uns agissent en <i>prévenant</i>
+l'accroissement de la population, et les autres en la <i>détruisant</i> à
+mesure qu'elle se forme.»</p>
+
+<p>Sur quoi M. Senior fait cette réflexion:</p>
+
+<p>«Malthus a divisé les obstacles à la population en <i>préventifs</i> et
+<i>destructifs</i>. Les premiers diminuent le nombre des naissances, les
+seconds augmentent celui des décès; et comme son calcul ne se compose
+que de deux éléments, la fécondité et la longévité, il n'y a pas de
+doute que sa division ne soit complète.»</p>
+
+<p>On s'est élevé dans ces derniers temps contre cette doctrine. On lui a
+reproché d'être triste, décourageante. Il serait heureux, sans doute,
+que les moyens d'existence pussent diminuer, s'anéantir, sans que pour
+cela les hommes en fussent moins bien nourris, vêtus, logés, soignés
+dans l'enfance, la vieillesse et la maladie. Mais cela n'est ni vrai
+ni possible; cela est même contradictoire. Je ne puis vraiment pas
+concevoir les clameurs dont Malthus a été l'objet. Qu'a donc révélé ce
+célèbre économiste? Après tout, son système n'est que le méthodique
+commentaire de cette vérité bien ancienne et bien claire: quand les
+hommes ne peuvent plus se procurer, en suffisante quantité, les choses
+qui alimentent et soutiennent la vie, il faut nécessairement qu'ils
+diminuent en nombre; et s'ils n'y pourvoient par la prudence, la
+souffrance s'en chargera.</p>
+
+<p>Nous voyons clairement agir cette loi dans notre Chalosse. <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span>
+Les métairies ne donnent plus les mêmes revenus, ou, en d'autres
+termes, les mêmes moyens d'existence; aussitôt une prévoyance
+instinctive diminue le nombre des naissances. On réfléchit avant de se
+marier. Le père de famille comprend que le domaine ne peut plus faire
+vivre qu'un moindre nombre de personnes, et il recule le moment
+d'établir ses enfants; ou bien ses exigences s'accroissent et rendent
+les unions plus difficiles, c'est-à-dire plus rares, et le nombre des
+célibataires s'augmente. C'est ainsi qu'une contrée qui présentait 33
+naissances par 1,000 habitants n'en donne plus que 27.</p>
+
+<p>Cependant la prudence, ou ce que Malthus appelle l'obstacle préventif,
+ne suffit pas pour faire baisser la population aussi rapidement que
+les revenus; il faut que l'obstacle répressif ou la mortalité vienne
+concourir à rétablir l'équilibre. Puisque l'abondance des choses a
+diminué, il faut qu'il y ait privation: la privation entraîne la
+souffrance et la souffrance amène la mort. Les métairies sont moins
+productives; par conséquent leur étendue, qui avait été calculée pour
+un autre ordre de choses, tend à augmenter; de deux métairies on en
+fait une, ou de trois deux. Dans la seule commune de Mugron,
+vingt-neuf métairies ont été ainsi supprimées de nos jours; ce sont
+autant de familles infailliblement vouées à une lente destruction.
+Enfin, ce qui reste a moins de moyens de se garantir contre la faim,
+le froid, l'humidité, la maladie; la vie moyenne s'abrége, et en
+définitive, là où 1,000 habitants ne donnaient que 24 décès, ils en
+présentent 30-&frac12;.</p>
+
+<p>Mais cette dépopulation, qui est bien l'<i>effet</i> et le signe de la
+misère, en est-elle aussi la <i>mesure</i>? Écoutons là-dessus les
+judicieuses observations de M. de Chastellux.&mdash;«Les subsistances sont
+la mesure de la population, dit-on; si les subsistances diminuent, le
+nombre des hommes doit diminuer en même proportion. Il doit diminuer
+sans <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> doute; <i>en même proportion</i>, c'est une autre affaire, ou
+du moins ce n'est qu'au bout d'un très-long temps que cette proportion
+se trouve juste. Avant que la vie des hommes s'abrége, que les sources
+de la vie s'altèrent, il faut que la misère ait abattu les forces et
+multiplié les maladies. Lorsqu'elle s'empare d'une contrée, lorsque
+les subsistances diminuent d'une certaine quantité, d'un sixième, par
+exemple, il n'arrive pas qu'un sixième des habitants meure de faim ou
+s'exile; mais ces infortunés consomment en général un sixième de
+moins. Malheureusement pour eux, la destruction ne suit pas toujours
+la misère, et la nature, plus économe que les tyrans, sait encore
+mieux à combien peu de frais les hommes peuvent subsister. Ils
+pourront encore être nombreux, mais ils seront faibles et
+malheureux..... C'est alors qu'en prenant peu on enlève beaucoup.»</p>
+
+<p>Oui, l'idée qu'on se ferait de la détresse de la rive gauche de
+l'Adour serait bien incomplète, si on l'appréciait par les tables de
+la mortalité. La décroissance du revenu n'atteint pas seulement cette
+classe qui ne peut rien perdre sans être vouée à la mort. Combien de
+familles tombent, avant de succomber, de l'opulence dans la
+médiocrité, de la médiocrité dans la gêne, et de la gêne dans le
+dénûment! Elles suppriment d'abord les dépenses de luxe, puis celles
+de commodité, ensuite celles de convenance; elles descendent du rang
+qu'elles occupaient dans la société. Interrogez ces maisons en ruine,
+ces meubles délabrés, ces enfants dont l'éducation est interrompue;
+ils vous diront que le niveau général s'abaisse au moral comme au
+physique; que le monopole et le fisc, ces tyrans de notre industrie,
+savent à combien peu de frais les hommes peuvent subsister, et que
+malheureusement <i>la destruction ne suit pas toujours la misère</i>.</p>
+
+<p>C'est alors, dit Chastellux, qu'en prenant peu on enlève <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span>
+beaucoup. C'est alors, dirai-je, qu'une répartition vicieuse et
+injuste même pour des temps meilleurs, devient intolérable et
+monstrueuse.</p>
+
+<p>Les faits que j'ai établis sont incontestables. Mais je ne doute pas
+qu'on n'essaie d'ébranler la conclusion en niant ce principe, que la
+population varie comme les moyens d'existence. «Nous n'acquiesçons
+pas, pourra-t-on dire, à cette doctrine de Malthus. Dans la région des
+pins, nous sommes plus nombreux qu'autrefois, sans doute; mais il ne
+s'ensuit pas que le revenu de nos forêts ait augmenté. Seulement il se
+partage entre un plus grand nombre de personnes.»</p>
+
+<p>Je me garderai bien de me livrer ici à de longues dissertations sur le
+principe de la population. Je sais qu'il soulève des questions qui
+sont encore controversées. Mais quant au principe lui-même, quant à
+cet axiome que l'augmentation de la population est l'effet, la preuve
+et le signe d'un accroissement correspondant de moyens d'existence ou
+<i>de revenus</i>, je n'ai pas connaissance qu'il ait jamais été mis en
+doute par aucun publiciste de quelque valeur; et je crois ne pouvoir
+mieux faire que de placer ma démonstration sous l'autorité d'un grand
+nombre d'écrivains, qui s'accordent tous sur ce point, quelle que soit
+d'ailleurs la divergence de leurs opinions et de leurs systèmes.</p>
+
+<p>«Quel est le signe le plus certain que les hommes se conservent et
+prospèrent? C'est leur nombre et leur population.» (Rousseau, <i>Contrat
+social</i>, chap. ix.)</p>
+
+<p>«Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre
+commodément, il se fait un mariage. La nature y porte assez quand elle
+n'est pas arrêtée par <i>la difficulté de la subsistance</i>.»
+(Montesquieu, <i>Esprit des Lois</i>, liv. XXIII, chap. x.)</p>
+
+<p>«À côté d'un pain il naît un homme.» (Buffon, <i>Histoire naturelle</i>.)</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> «Au bout d'un certain nombre d'années, la population d'un
+pays industrieux et commerçant se rapproche de la mesure des
+subsistances.» (Necker, <i>de l'Administration des Finances</i>, chap. <span class="smcap">IX</span>.)</p>
+
+<p>«Pour vivre il faut se nourrir, et comme tout accroissement a un
+terme, c'est là que la population s'arrête.» (Stewart, t. VI, p. 208.)</p>
+
+<p>«La population est en raison des moyens de subsistance et des besoins.
+D'après ce principe, il y a un moyen d'augmenter la population, mais
+il n'y en a qu'un: c'est d'accroître la richesse nationale, ou, pour
+mieux dire, de la laisser s'accroître.» (J. Bentham, <i>Théorie des
+peines et des récompenses</i>, liv. IV, chap. <span class="smcap">IX</span>.)<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a></p>
+
+<p>«Le seul signe certain d'un accroissement réel et permanent de
+population est l'accroissement des moyens de subsistance.» (Malthus,
+liv. II, chap. <span class="smcap">XIII</span>.)</p>
+
+<p>«La détresse influe prodigieusement sur les tables de la mortalité. En
+thèse générale, on peut dire que, dans notre espèce, il existe
+toujours des hommes autant et en proportion qu'ils savent et qu'ils
+peuvent se procurer des moyens de subsistance.»</p>
+
+<p>«Il est certain que l'augmentation du nombre des individus est une
+conséquence de leur bien-être.» (Destutt de Tracy, <i>Commentaire de
+l'Esprit des Lois</i>; chap. <span class="smcap">XXII</span>, liv. XXIII.)</p>
+
+<p>«La population d'un pays n'est jamais bornée que par ses produits; la
+production est la mesure de la population.» (J. B. Say, <i>Cours
+d'économie politique</i>, 6<sup>e</sup> partie, chap. <span class="smcap">II</span>.)</p>
+
+<p>«Le revenu est la mesure de la subsistance et de l'aisance. Le revenu
+est la mesure de l'accroissement de la <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> population pour la
+société comme pour la famille.» (Simonde de Sismondi, <i>Études sur
+l'économie politique</i>, vol. II, p. 128.)</p>
+
+<p>«La population croît naturellement à mesure que les ressources pour
+exister augmentent.» (Droz, <i>Économie politique</i>, liv. III, chap. <span class="smcap">VI</span>.)</p>
+
+<p>«Tant que les moyens de vivre s'accroissent, la population se
+multiplie; quand ils restent stationnaires, la population reste
+stationnaire; aussitôt qu'ils diminuent, la population diminue dans la
+même proportion.» (Ch. Comte, vol. VII, pag. 6.)</p>
+
+<p>Qu'on me pardonne ce nombre inusité de citations; j'ai cru ne pouvoir
+trop solidement établir un principe qui sert de base aux plaintes et
+aux réclamations de mon pays.</p>
+
+<p>Mais après tout, et science à part, soutiendrait-on sérieusement qu'il
+n'y a pas eu amélioration dans les revenus de la Lande et du Maransin,
+détérioration dans ceux du Condomois et de la Chalosse? Est-ce que le
+prix des matières résineuses et des vins est un mystère? ou bien
+peut-il s'élever ou s'avilir d'une manière permanente, sans que la
+condition des propriétaires et des métayers s'en ressente?
+Prétendra-t-on que 156 individus vivent aujourd'hui dans le canton de
+Castets sur un revenu identique à celui qu'on proclamait autrefois
+insuffisant pour 100 personnes? Ils sont donc bien misérables, forcés
+qu'ils sont de retrancher un tiers de leurs dépenses, de se réduire
+d'un tiers dans toutes leurs consommations? Eh bien, examinons encore
+la question sous ce point de vue. Voyons si le nombre des hommes ne
+s'est accru, dans une portion du département, que par des
+retranchements que chacun se serait imposés sur ses consommations. Si
+nous venons à découvrir que les habitants de la Lande sont pourvus de
+toutes choses aussi bien et mieux que ceux de la Chalosse, il faudra
+bien reconnaître que cette population additionnelle n'est pas
+<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> venue partager des revenus immuables, mais vivre sur des
+revenus nouveaux, qui se sont formés à mesure, lesquels, en toute
+justice, doivent leur part d'impôt.</p>
+
+<p>M. le Ministre de l'agriculture et du commerce a fait publier une
+statistique de la France. J'y ai relevé avec soin l'état de la
+consommation, dans chacun de nos trois arrondissements. Il est à
+regretter, sans doute, que nous ne puissions pas faire de semblables
+relevés pour chaque canton, et même pour chaque commune; car plus nous
+arriverions à une circonscription qui présentât d'une manière tranchée
+une culture dominante, plus l'effet se rapprocherait de la cause. Quoi
+qu'il en soit, le tableau suivant suffit pour éclairer la question
+qui nous occupe.</p>
+
+<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> CONSOMMATION PAR HABITANT<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>.</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="1" cellpadding="2" summary="Comparaison.">
+<tr>
+<td rowspan="2" class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td colspan="3" class="tb_center">I<sup>er</sup> ARRONDISSEMENT.</td>
+<td colspan="3" class="tb_center">II<sup>e</sup> ARRONDISSEMENT.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">Quantités.</td>
+<td class="tb_center">Prix.</td>
+<td class="tb_center">Valeurs.</td>
+<td class="tb_center">Quantités.</td>
+<td class="tb_center">Prix.</td>
+<td class="tb_center">Valeurs.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center tb_topbot">CÉRÉALES.</td>
+<td class="tb_center tb_bot smaller">hect. lit.</td>
+<td class="tb_center tb_bot smaller">fr. c.</td>
+<td class="tb_center tb_bot smaller">fr. c.</td>
+<td class="tb_center tb_bot smaller">hect. lit.</td>
+<td class="tb_center tb_bot smaller">fr. c.</td>
+<td class="tb_center tb_bot smaller">fr. c.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Froment</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,55</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">15,20</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">8,36</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,97</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">14,90</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">14,45</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Méteil</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,09</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">11,20</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,90</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,10</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">10,40</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,04</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Seigle</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">2,26</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">7,93</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">17,92</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,37</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">9,24</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">3,42</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Maïs, millet</td>
+<td class="tb_top tb_right">1,70</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">7,12</td>
+<td class="tb_top tb_right">12,10</td>
+<td class="tb_top tb_right">2,62</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">9,13</td>
+<td class="tb_top tb_right">23,82</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot smcap tb_right">Totaux</td>
+<td class="tb_right">4,60</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">39,38</td>
+<td class="tb_right">4,06</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">42,73</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot tb_center">VIANDES.</td>
+<td class="tb_topbot tb_center smaller">kil.</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot tb_center smaller">kil.</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">B&oelig;uf</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,66</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,70</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,16</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,52</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,99</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Veau</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,55</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,70</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,38-&frac12;</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,22</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,70</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,15</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Mouton</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,67</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,60</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,00</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,48</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,31</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Agneau</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,63</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,43</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,30</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,19-&frac12;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Porc</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">10,64</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">6,92</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">10,31</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">6,70</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Chèvre</td>
+<td class="tb_top tb_right">0,09</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">0,30</td>
+<td class="tb_top tb_right">0,27</td>
+<td class="tb_top tb_right">»</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">»</td>
+<td class="tb_top tb_right">»</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot smcap tb_right">Totaux</td>
+<td class="tb_right">15,24</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">10,16-&frac12;</td>
+<td class="tb_right">12,84</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">8,37-&frac12;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot tb_center">BOISSONS.</td>
+<td class="tb_topbot tb_center smaller">hect. lit.</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot tb_center smaller">hect. lit.</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_topbot">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Vin</td>
+<td class="tb_topbot" style="padding-left: 10px;">2,19</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">7,85</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">17,29</td>
+<td class="tb_topbot" style="padding-left: 10px;">0,67</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">8,80</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">6,90</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Eaux-de-vie</td>
+<td class="tb_top" style="padding-left: 10px;">0,00,<sub>53</sub></td>
+<td class="tb_topbot tb_right">45,00</td>
+<td class="tb_top tb_right">0,25</td>
+<td class="tb_top" style="padding-left: 10px;">0,00,<sub>22</sub></td>
+<td class="tb_topbot tb_right">50,00</td>
+<td class="tb_top tb_right">0,11</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_top smcap tb_right">Totaux</td>
+<td style="padding-left: 10px;">2,19,<sub>53</sub></td>
+<td class="tb_top">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">17,54</td>
+<td style="padding-left: 10px;">0,67,<sub>22</sub></td>
+<td class="tb_top">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">7,01</td>
+</tr>
+</table>
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 1em; table-layout: auto; width: 40%; margin-left: 20%;" border="0" cellpadding="2" summary="Récapitulation.">
+<tr>
+<td colspan="3" class="tb_center">RÉCAPITULATION.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">fr. c.</td>
+<td class="tb_center">fr. c.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Céréales</td>
+<td class="tb_center">39,28</td>
+<td class="tb_center">42,73</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Viandes</td>
+<td class="tb_center">10,16</td>
+<td class="tb_center">&nbsp;8,37</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Boissons</td>
+<td class="tb_center">17,54</td>
+<td class="tb_center">&nbsp;7,01</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_center">66,98</td>
+<td class="tb_center">48,11</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> Ce qu'il faut surtout comparer, c'est les consommations du
+premier et du deuxième arrondissement, qui puisent leurs revenus, au
+moins dans une forte proportion, à des sources différentes, puisque
+l'un paie le double pour ses pins que pour ses vignes, et l'autre le
+triple pour ses vignes que pour ses pins.</p>
+
+<p>Or, nous voyons que la consommation annuelle de chaque habitant du
+premier arrondissement dépasse celle de chaque habitant du second, de
+54 litres pour les céréales, de 2 kil. 40 pour la viande, de 152
+litres pour le vin, et de 21 centilitres pour l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>En argent la différence est moins forte, parce que, par des motifs
+dont je ne me rends pas compte, le document officiel porte le seigle,
+le maïs et le vin, à des prix beaucoup plus élevés à Saint-Sever qu'à
+Mont-de-Marsan. Mais cette différence est encore de 8 fr. 87 c., en
+faveur de l'habitant des Landes; et cette somme, multipliée par le
+chiffre de la population du premier arrondissement, en 1836, établit
+une supériorité de consommation, et par conséquent de revenu, de plus
+de 800,000 fr. du côté de l'arrondissement qui paie 35,000 fr. de
+moins de contributions en principal.</p>
+
+<p>Cette inégalité dans la répartition de l'impôt se déduit plus
+clairement encore de l'état ci-dessous, qui présente la valeur totale
+des consommations pour les trois arrondissements.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span>
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="1" cellpadding="2" summary="Répartition.">
+<tr>
+<td rowspan="2" class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">MONT-DE-MAR.</td>
+<td class="tb_center">SAINT-SEVER.</td>
+<td class="tb_center">DAX.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_center">fr.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">fr.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Froment</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">784,189</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,499,908</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">848,371</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Méteil</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">93,251</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">97,573</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">60,375</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Seigle</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">2,175,885</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">357,016</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">775,705</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Maïs et millet</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,183,030</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,991,262</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">2,746,440</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Vins</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,602,970</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">536,782</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">1,059,416</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Eau-de-vie</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">22,000</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">10,000</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">84,000</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Pommes de terre</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">34,164</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">35,405</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">35,627</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Légumes secs</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">28,888</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">37,960</td>
+<td class="tb_topbot tb_right">47,708</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_topbot">Viandes</td>
+<td class="tb_top tb_right">906,764</td>
+<td class="tb_top tb_right">749,828</td>
+<td class="tb_top tb_right">1,159,689</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_top tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">6,831,141</td>
+<td class="tb_right">4,815,734</td>
+<td class="tb_right">6,817,331</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>On voit combien était dans l'erreur M. le Ministre de l'intérieur
+lorsque, pour dissuader le Conseil général de reviser la
+sous-répartition actuelle, il écrivait, le 14 octobre 1836, qu'il
+n'était pas <i>probable</i> qu'il fût survenu de changements marqués dans
+le produit des vignes et des pins. Les faits révèlent une inégalité
+sérieuse et profonde. Ainsi, en céréales, viandes et boissons, il est
+consommé pour une valeur de</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto; width: 25em;" border="0" cellpadding="2" summary="Consommation.">
+<tr>
+<td class="tb_right">72</td>
+<td class="tb_center">fr.</td>
+<td class="tb_right">56</td>
+<td>c. par</td>
+<td class="center">chaque</td>
+<td class="center">habitant</td>
+<td class="center">du 1<sup>er</sup></td>
+<td class="center">arrondissement.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">64</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">71</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="center">du 3<sup>me</sup></td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">54</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">60</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+<td class="center">du 2<sup>me</sup></td>
+<td class="center">&mdash;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Et cependant, dans les cantons de Saint-Sever, Mugron, Aire, chaque
+habitant paie 3 fr. 24 c. de contribution en moyenne; tandis que dans
+les cantons de Labrit, Parentis, Sore, Mimizan, Sabres, Pissos, il ne
+paie que 1 fr. 86 c., d'où il résulte que pour les premiers de ces
+cantons, <i>le rapport de l'impôt à la consommation</i> est de 5 fr. 93 c.
+à 100, tandis qu'il n'est que de 2 fr. 56 c. à 100 pour les seconds.</p>
+
+<p>Et il ne faut pas perdre de vue que chacune des trois <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span>
+grandes circonscriptions du département admettant les trois cultures
+dont nous recherchons l'influence, ces influences ne nous apparaissent
+que confondues. Il est clair que dans le premier arrondissement, la
+moyenne de 72 fr. 56 c. a été nécessairement dépassée à Parentis,
+Sabres, Arjuzanx, Pissos, etc., si, comme il est permis de le croire,
+elle n'a pas été atteinte à Gabarret et Villeneuve. Ce que nous avons
+dit à cet égard, à propos de la population, s'applique, par les mêmes
+motifs, à la consommation.</p>
+
+<p>Si l'on voulait se donner la peine de condenser en chiffres toutes les
+considérations qui précèdent, voici les résultats auxquels on
+arriverait:</p>
+
+<p>Le contingent de chacune des trois grandes cultures du département est
+de</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingent.">
+<tr>
+<td rowspan="4">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">279,724</td>
+<td>fr.</td>
+<td>pour les labourables,</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">66,396</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>pour les vignes,</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">75,888</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td>pour les pins.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Total</td>
+<td class="tb_right">422,008</td>
+<td colspan="2">fr.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Ce qui implique que chacune d'elles concourt à un revenu de 1,000 fr.,
+selon le rapport des nombres:</p>
+
+<p class="center">663 &mdash; 157 &mdash; 180.</p>
+
+<p>C'est là le rapport qu'il s'agit de rectifier conformément aux
+observations contenues dans les deux paragraphes de cet écrit.</p>
+
+<p>Dans le premier, nous avons vu que les évaluations avaient été viciées
+par l'application de prix moyens inexacts, et d'un taux d'intérêt
+uniforme.</p>
+
+<p>Pour les céréales, on avait adopté le prix commun de 14 fr. 28 c.,
+tandis que les mercuriales, de 1828 à 1836, n'accusent que 12 fr. 52
+c.&mdash;Préjudice fait aux labourables: 12-<sup class="small">1</sup>/<sub class="small">3</sub> p. 100.</p>
+
+<p>Pour les vins rouges, on a opéré sur un prix moyen supposé de 42 fr.
+Si l'on veut bien se reporter à ce que nous <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> avons dit à ce
+sujet <a href="#page286">(p. 286)</a>, on reconnaîtra qu'il n'y a certes pas exagération à
+évaluer le préjudice fait aux vignes à 10 p. 100.</p>
+
+<p>Pour les résines, on a établi le prix de 2 fr. 50 les 50 kil.</p>
+
+<p>&mdash;En le portant à 3 fr. 50 c. on serait encore resté au-dessous de la
+vérité. Les pins ont donc été favorisés dans la proportion de 40 p.
+100.</p>
+
+<p>Rectifiant le revenu des trois cultures selon ces bases, ils sont
+entre eux comme:</p>
+
+<p class="center">582 &mdash; 141 &mdash; 252.</p>
+
+<p>D'un autre côté, si l'intérêt à 3 p. 100 pour les labourables et les
+vignes, et 4 p. 100 pour les pins, eût prévalu sur le taux uniforme de
+3-&frac12; p. 100, le revenu des deux premières cultures eût été évalué à
+16-<sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub> p. 100 de moins, et celui de la troisième à 16-<sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub> p. 100 de
+plus; et leurs forces contributives se seraient trouvées
+proportionnelles aux nombres:</p>
+
+<p class="center">553 &mdash; 131 &mdash; 210.</p>
+
+<p>La moyenne entre ces deux bases d'opération est de:</p>
+
+<p class="center">567 &mdash; 136 &mdash; 231.</p>
+
+<p>Et par conséquent le contingent de 422,008 fr. se serait réparti comme
+suit:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingent.">
+<tr>
+<td>Pour les labourables</td>
+<td class="tb_right">250,189</td>
+<td>fr.</td>
+<td class="tb_center">au lieu de</td>
+<td class="tb_right">279,724</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Pour les vignes</td>
+<td class="tb_right">61,448</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">66,396</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Pour les pins</td>
+<td class="tb_right">104,371</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">75,888</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">422,008</td>
+<td colspan="2">fr.</td>
+<td class="tb_right">422,008</td>
+<td>fr.</td>
+</table>
+
+<p>Telle eût dû être la répartition originaire, en supposant qu'il n'a
+pas été commis, sur les <i>quantités produites</i>, des erreurs analogues à
+celles que nous avons relevées sur les prix moyens et le taux de
+l'intérêt.</p>
+
+<p>Telle elle devrait être encore, s'il n'était survenu aucun changement
+dans la valeur productive des trois natures de cultures.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> Mais dans le second paragraphe de ce travail, nous avons
+constaté que la population, et par induction le revenu, a varié comme
+suit:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto; width: 20em;" border="0" cellpadding="2" summary="Revenus.">
+<tr>
+<td>Les labourables ont <i>gagné</i></td>
+<td class="tb_right">16</td>
+<td class="tb_center">p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Les vignes ont <i>perdu</i></td>
+<td class="tb_right">19</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Les pins ont <i>gagné</i></td>
+<td class="tb_right">71</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Les trois rapports ci-dessus: 567 &mdash; 136 &mdash; 231 &mdash; doivent donc être
+modifiés selon ces nouvelles données, et remplacés par ceux-ci:</p>
+
+<p class="center">657 &mdash; 110 &mdash; 395.</p>
+
+<p>D'où il suit, qu'en définitive le contingent de 422,008 fr. devrait se
+répartir ainsi:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto; width: 20em;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents.">
+<tr>
+<td>Labourables</td>
+<td class="tb_right">238,603</td>
+<td>fr.</td>
+<td class="tb_center">au lieu de</td>
+<td class="tb_right">279,724</td>
+<td>fr.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Vignes</td>
+<td class="tb_right">39,964</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">66,396</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Pins</td>
+<td class="tb_right">143,441</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">&mdash;</td>
+<td class="tb_right">75,888</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>En d'autres termes, l'impôt est trop élevé:</p>
+
+<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto; width: 20em;" border="0" cellpadding="2" summary="Impôts.">
+<tr>
+<td>Pour les labourables</td>
+<td><i>d'un sixième.</i></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Pour les vignes</td>
+<td><i>de plus d'un tiers.</i></td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Celui des pins est atténué</td>
+<td><i>de près de moitié.</i></td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Je ne puis m'empêcher de soumettre au lecteur, en terminant, quelques
+réflexions qui ne s'écartent pas trop du sujet que je traite.</p>
+
+<p>Une détresse effrayante s'est étendue sur une portion considérable de
+notre département et y a si profondément affecté les moyens
+d'existence, que les sources mêmes de la vie en ont été altérées. Nous
+n'avons pas la statistique de toutes les consommations de notre
+arrondissement, mais nous savons que la population ne consacre à ses
+aliments, que 54 fr. au lieu de 72 fr. qu'on y affecte ailleurs.
+Cependant les aliments sont la dernière chose sur laquelle on s'avise
+d'opérer des retranchements. Et comme, d'ailleurs, il existe parmi
+nous une classe aisée qui n'en est pas encore <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> réduite à se
+priver de pain et de vin, il faut en conclure qu'autant cette classe
+dépasse la moyenne de 54 fr., autant les classes laborieuses sont
+éloignées de l'atteindre.</p>
+
+<p>C'est ainsi que s'explique la dépopulation que constatent les
+dénombrements et les actes de l'état civil.</p>
+
+<p>Ce lamentable phénomène se lie à une révolution agricole qui s'opère
+sous nos yeux et qu'on n'a pas assez remarquée.</p>
+
+<p>La superficie des métairies s'était naturellement proportionnée à ce
+qui était nécessaire, pour que la <i>part colone</i> pût faire vivre une
+famille de cultivateurs.</p>
+
+<p>Lorsque, par suite de la dépréciation des produits, cette part est
+devenue insuffisante, le métayer est tombé à la charge du
+propriétaire; et celui-ci s'est vu dans l'alternative ou de laisser le
+domaine sans culture ou de prendre sur sa propre part, déjà réduite,
+de quoi suppléer à celle du colon.</p>
+
+<p>Dès ce moment, l'aliment du métayer a été pesé, mesuré, restreint au
+strict nécessaire. De plus, une tendance prononcée s'est manifestée
+vers l'agrandissement des métairies. Ici des réunions se sont opérées;
+là on a arraché des vignes pour agrandir les labourables. Tous ces
+expédients ont un résultat et même un but commun: <i>diminuer le nombre
+d'hommes</i>, rétablir l'équilibre entre la population et les
+subsistances.</p>
+
+<p>Si cette évolution, avec les conséquences qu'elle entraîne, avait pour
+cause quelque cataclysme physique, il faudrait gémir et baisser la
+tête. Mais il n'en est pas ainsi; la Providence ne nous a pas retiré
+ses dons, le ciel de la Chalosse n'est pas devenu d'airain, le soleil
+et la rosée n'ont pas cessé de la féconder. Pourquoi donc ne peut-elle
+plus nourrir ses habitants?</p>
+
+<p>Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver la raison. C'est
+qu'ils ont été dépouillés de la <i>liberté d'échanger</i>, la <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> plus
+immédiatement utile à l'homme après la <i>liberté de travailler</i>.</p>
+
+<p>C'est donc la <i>législation</i> qui est la cause de nos maux. Les
+manufacturiers nous ont dit: «Vous n'achèterez qu'à nous et à notre
+prix.» Le fisc: «Vous ne vendrez qu'après que j'aurai pris la moitié
+de votre produit.»</p>
+
+<p><i>La législation nous tue</i>, dans le sens le plus absolu du mot; et si
+nous voulons vivre, il faut réformer la législation. (V. <i>le Discours
+sur l'impôt des boissons</i>, t. V, p. 468.)</p>
+
+<p>Or une réforme dans la législation ne peut émaner que du corps
+électoral.</p>
+
+<p>Mais comment remplit-il sa mission?</p>
+
+<p>En présence des maux sans nombre qui dépeuplent nos champs et nos
+villes, que fait-il pour modérer l'action du fisc, pour restituer aux
+hommes la faculté d'échanger entre eux, selon leurs intérêts, le fruit
+de leurs sueurs?</p>
+
+<p>Ce qu'il fait? Il remet le mandat législatif à nos adversaires; il va
+chercher des représentants dans les forges, dans les fabriques et
+jusque dans les antichambres.</p>
+
+<p>On entend de toute part proclamer cette doctrine: «Les faveurs sont au
+pillage; bien fou celui qui ne fait pas comme les autres.»</p>
+
+<p>Parmi les hommes qui tiennent ce langage, il en est qui ne songent
+qu'à eux,&mdash;je n'ai rien à leur dire. Mais d'autres ne peuvent être
+soupçonnés d'un tel égoïsme; leur fortune les met au-dessus des
+combinaisons d'une ambition mesquine. Une raison sans réplique
+constate, d'ailleurs, leur désintéressement personnel: s'ils
+cherchaient leur propre avancement, ce n'est pas du droit électoral,
+mais de la députation qu'ils se feraient un marchepied; et on les voit
+décliner la candidature.</p>
+
+<p>Ce n'est donc pas à eux-mêmes, mais à l'esprit de localité qu'ils
+sacrifient l'intérêt général. L'intérêt général est une chose
+inaccessible, disent-ils. La machine est montée <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> pour épuiser
+nos malheureux compatriotes; il n'est pas en notre pouvoir de
+suspendre son action, faisons du moins retomber sur eux, sous forme de
+grâces, une partie de ce qu'elle leur arrache.</p>
+
+<p>Mais, je le demande, ces grâces, ces faveurs, quelque multipliées
+qu'on les suppose, ont-elles aucune proportion avec les maux que je
+viens de décrire? Qu'importe à ces paysans que l'inanition décime, à
+ces artisans sans ouvrage, à ces propriétaires dont la plus âpre
+parcimonie peut à peine retarder la ruine, qu'importe à ces victimes
+du fisc et du monopole qu'une sous-préfecture, un siége au Palais,
+aillent payer à l'Électeur en évidence le salaire de son
+apostasie?&mdash;Rendez-leur <i>le droit d'échanger</i>, et vous aurez plus fait
+pour votre pays que si vous lui aviez concilié la faveur du duc de
+Nemours en personne, ou celle du Roi lui-même!</p>
+
+<p>Vous vous proclamez conservateurs. Vous vous opposez à ce que le droit
+électoral pénètre jusqu'aux dernières couches sociales. Mais alors
+soyez donc les tuteurs intègres de ces hommes frappés d'interdiction.
+Vous ne voulez ni stipuler loyalement pour eux, ni qu'ils stipulent
+légalement pour eux-mêmes, ni qu'ils s'insurgent contre ce qui les
+blesse. Que voulez-vous donc?........... Il n'y a qu'un terme possible
+à leurs souffrances,&mdash;et ce terme, les tables de la mortalité le
+laissent assez entrevoir.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span>
+<table border="1" cellpadding="2" summary="Mortalité.">
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center">RÉGION DES PINS.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2" class="tb_center">COMMUNES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">Labourables.</td>
+<td class="tb_center">Pins.</td>
+<td class="tb_center">1804.</td>
+<td class="tb_center">1841.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Mimizan</td>
+<td class="tb_bot tb_right">278</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,322</td>
+<td class="tb_bot tb_right">479</td>
+<td class="tb_bot tb_right">852</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Onesse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">367</td>
+<td class="tb_bot tb_right">4,728</td>
+<td class="tb_bot tb_right">687</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,008</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lesperon</td>
+<td class="tb_bot tb_right">670</td>
+<td class="tb_bot tb_right">5,190</td>
+<td class="tb_bot tb_right">683</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,060</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Pontenx</td>
+<td class="tb_bot tb_right">392</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,661</td>
+<td class="tb_bot tb_right">740</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,486</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Mezos</td>
+<td class="tb_bot tb_right">666</td>
+<td class="tb_bot tb_right">4,345</td>
+<td class="tb_bot tb_right">809</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,286</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Paul en B.</td>
+<td class="tb_bot tb_right">259</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,736</td>
+<td class="tb_bot tb_right">348</td>
+<td class="tb_bot tb_right">772</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Comenzacq</td>
+<td class="tb_bot tb_right">321</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,595</td>
+<td class="tb_bot tb_right">522</td>
+<td class="tb_bot tb_right">663</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Escource</td>
+<td class="tb_bot tb_right">468</td>
+<td class="tb_bot tb_right">4,396</td>
+<td class="tb_bot tb_right">673</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,180</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Pissos</td>
+<td class="tb_bot tb_right">600</td>
+<td class="tb_bot tb_right">3,500</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,477</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,066</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Parentis</td>
+<td class="tb_bot tb_right">550</td>
+<td class="tb_bot tb_right">4,500</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,181</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,788</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Sainte-Eulalie</td>
+<td class="tb_bot tb_right">180</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">271</td>
+<td class="tb_bot tb_right">475</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Ichoux</td>
+<td class="tb_bot tb_right">300</td>
+<td class="tb_bot tb_right">4,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">542</td>
+<td class="tb_bot tb_right">841</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Gourbera</td>
+<td class="tb_bot tb_right">194</td>
+<td class="tb_bot tb_right">979</td>
+<td class="tb_bot tb_right">206</td>
+<td class="tb_bot tb_right">303</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Labenne</td>
+<td class="tb_bot tb_right">297</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,215</td>
+<td class="tb_bot tb_right">392</td>
+<td class="tb_bot tb_right">526</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Moliets</td>
+<td class="tb_bot tb_right">154</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,643</td>
+<td class="tb_bot tb_right">293</td>
+<td class="tb_bot tb_right">404</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Messange</td>
+<td class="tb_bot tb_right">226</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,332</td>
+<td class="tb_bot tb_right">321</td>
+<td class="tb_bot tb_right">430</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Magescq</td>
+<td class="tb_bot tb_right">847</td>
+<td class="tb_bot tb_right">4,113</td>
+<td class="tb_bot tb_right">923</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,606</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Seignosse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">210</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,089</td>
+<td class="tb_bot tb_right">334</td>
+<td class="tb_bot tb_right">458</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Léon</td>
+<td class="tb_bot tb_right">620</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,750</td>
+<td class="tb_bot tb_right">931</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,402</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Linx</td>
+<td class="tb_bot tb_right">750</td>
+<td class="tb_bot tb_right">4,050</td>
+<td class="tb_bot tb_right">650</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,074</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lit et Mix</td>
+<td class="tb_bot tb_right">920</td>
+<td class="tb_bot tb_right">3,800</td>
+<td class="tb_bot tb_right">970</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,483</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Vieille-Saint-Girons</td>
+<td class="tb_right">580</td>
+<td class="tb_right">2,400</td>
+<td class="tb_right">131</td>
+<td class="tb_right">608</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">9,849</td>
+<td class="tb_right">65,344</td>
+<td class="tb_right">13,573</td>
+<td class="tb_right">21,771</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> <sup class="small">7</sup>/<sub class="small">8</sub> pins, <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> labourables.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center"><i>Mouvement de la population:</i> Augmentation, 60 p. 100.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span>
+<table border="1" cellpadding="2" summary="Mortalité.">
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center">RÉGION DES PINS.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2" class="tb_center">COMMUNES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">Labourables.</td>
+<td class="tb_center">Pins.</td>
+<td class="tb_center">1804.</td>
+<td class="tb_center">1841.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Geloux</td>
+<td class="tb_bot tb_right">578</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,321</td>
+<td class="tb_bot tb_right">660</td>
+<td class="tb_bot tb_right">815</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Aureilhan</td>
+<td class="tb_bot tb_right">116</td>
+<td class="tb_bot tb_right">388</td>
+<td class="tb_bot tb_right">217</td>
+<td class="tb_bot tb_right">305</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Bias</td>
+<td class="tb_bot tb_right">74</td>
+<td class="tb_bot tb_right">281</td>
+<td class="tb_bot tb_right">107</td>
+<td class="tb_bot tb_right">169</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Argelouse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">160</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">329</td>
+<td class="tb_bot tb_right">396</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Calen</td>
+<td class="tb_bot tb_right">320</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">533</td>
+<td class="tb_bot tb_right">600</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Luxey</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">3,500</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,244</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,532</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Sore</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">3,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,145</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,780</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Sabres</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,042</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,705</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,679</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,524</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lue</td>
+<td class="tb_bot tb_right">314</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,103</td>
+<td class="tb_bot tb_right">503</td>
+<td class="tb_bot tb_right">790</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Trenzacq</td>
+<td class="tb_bot tb_right">335</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,203</td>
+<td class="tb_bot tb_right">610</td>
+<td class="tb_bot tb_right">727</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Belhade</td>
+<td class="tb_bot tb_right">200</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,200</td>
+<td class="tb_bot tb_right">384</td>
+<td class="tb_bot tb_right">518</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Moussey</td>
+<td class="tb_bot tb_right">350</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">659</td>
+<td class="tb_bot tb_right">945</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Sagnac</td>
+<td class="tb_bot tb_right">700</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,500</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,178</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,636</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Richet</td>
+<td class="tb_bot tb_right">150</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,500</td>
+<td class="tb_bot tb_right">206</td>
+<td class="tb_bot tb_right">330</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Biscarrosse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">500</td>
+<td class="tb_bot tb_right">4,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,367</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,547</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Gastes</td>
+<td class="tb_bot tb_right">70</td>
+<td class="tb_bot tb_right">800</td>
+<td class="tb_bot tb_right">211</td>
+<td class="tb_bot tb_right">259</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Sanguinet</td>
+<td class="tb_bot tb_right">300</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,500</td>
+<td class="tb_bot tb_right">715</td>
+<td class="tb_bot tb_right">960</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Yaguen</td>
+<td class="tb_bot tb_right">671</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,311</td>
+<td class="tb_bot tb_right">479</td>
+<td class="tb_bot tb_right">892</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Rion</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,019</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,717</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,280</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,537</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Laluque</td>
+<td class="tb_bot tb_right">596</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,227</td>
+<td class="tb_bot tb_right">560</td>
+<td class="tb_bot tb_right">698</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Vincent de Tyrosse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">385</td>
+<td class="tb_bot tb_right">466</td>
+<td class="tb_bot tb_right">558</td>
+<td class="tb_bot tb_right">754</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Herm</td>
+<td class="tb_bot tb_right">558</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,578</td>
+<td class="tb_bot tb_right">783</td>
+<td class="tb_bot tb_right">851</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Cap-Breton</td>
+<td class="tb_bot tb_right">182</td>
+<td class="tb_bot tb_right">793</td>
+<td class="tb_bot tb_right">586</td>
+<td class="tb_bot tb_right">968</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Soustons</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,358</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,513</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,516</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,783</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Azur</td>
+<td class="tb_bot tb_right">164</td>
+<td class="tb_bot tb_right">901</td>
+<td class="tb_bot tb_right">190</td>
+<td class="tb_bot tb_right">304</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Geours</td>
+<td class="tb_bot tb_right">717</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,321</td>
+<td class="tb_bot tb_right">899</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,420</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Tosse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">316</td>
+<td class="tb_bot tb_right">752</td>
+<td class="tb_bot tb_right">493</td>
+<td class="tb_bot tb_right">698</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Sorts</td>
+<td class="tb_bot tb_right">139</td>
+<td class="tb_bot tb_right">599</td>
+<td class="tb_bot tb_right">217</td>
+<td class="tb_bot tb_right">266</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Castets</td>
+<td class="tb_bot tb_right">650</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,450</td>
+<td class="tb_bot tb_right">977</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,615</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lévignac</td>
+<td class="tb_bot tb_right">420</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,950</td>
+<td class="tb_bot tb_right">723</td>
+<td class="tb_bot tb_right">959</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Julien</td>
+<td class="tb_bot tb_right">760</td>
+<td class="tb_bot tb_right">3,000</td>
+<td class="tb_bot tb_right">884</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,123</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Michel</td>
+<td class="tb_bot tb_right">410</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,100</td>
+<td class="tb_bot tb_right">162</td>
+<td class="tb_bot tb_right">217</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Taller</td>
+<td class="tb_right">480</td>
+<td class="tb_right">1,500</td>
+<td class="tb_right">332</td>
+<td class="tb_right">527</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">16,034</td>
+<td class="tb_right">60,879</td>
+<td class="tb_right">23,416</td>
+<td class="tb_right">31,405</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> <sup class="small">4</sup>/<sub class="small">5</sub> pins, <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">5</sub> labourables.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center"><i>Mouvement de la population:</i> Augmentation, 34 p. 100.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span>
+<table border="1" style="width: auto;" cellpadding="2" summary="Mortalité.">
+<tr>
+<td colspan="3" class="tb_center">RÉGION DES LABOURABLES.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2">COMMUNES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">1804.</td>
+<td class="tb_center">1841.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Vielle-Soubiran</td>
+<td class="tb_bot tb_right">273</td>
+<td class="tb_bot tb_right">471</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Grenade</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,368</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,500</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Vignau</td>
+<td class="tb_bot tb_right">605</td>
+<td class="tb_bot tb_right">601</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Cazères</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,026</td>
+<td class="tb_bot tb_right">948</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Bordères</td>
+<td class="tb_bot tb_right">159</td>
+<td class="tb_bot tb_right">524</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Losse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">711</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,027</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Estigarde</td>
+<td class="tb_bot tb_right">267</td>
+<td class="tb_bot tb_right">307</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lubbon</td>
+<td class="tb_bot tb_right">361</td>
+<td class="tb_bot tb_right">420</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Cauna</td>
+<td class="tb_bot tb_right">695</td>
+<td class="tb_bot tb_right">674</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Bas-Mauco</td>
+<td class="tb_bot tb_right">223</td>
+<td class="tb_bot tb_right">202</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Renung</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,110</td>
+<td class="tb_bot tb_right">945</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Duhort</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,067</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,129</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Bahus</td>
+<td class="tb_bot tb_right">549</td>
+<td class="tb_bot tb_right">533</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Latrille</td>
+<td class="tb_bot tb_right">257</td>
+<td class="tb_bot tb_right">307</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Agnet</td>
+<td class="tb_bot tb_right">352</td>
+<td class="tb_bot tb_right">385</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lacajunte</td>
+<td class="tb_bot tb_right">301</td>
+<td class="tb_bot tb_right">339</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Arboucave</td>
+<td class="tb_bot tb_right">306</td>
+<td class="tb_bot tb_right">394</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Philondenx</td>
+<td class="tb_bot tb_right">503</td>
+<td class="tb_bot tb_right">604</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Miramont</td>
+<td class="tb_bot tb_right">832</td>
+<td class="tb_bot tb_right">927</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Samadet</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,370</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,456</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Gouts</td>
+<td class="tb_bot tb_right">538</td>
+<td class="tb_bot tb_right">475</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Pomarez</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,765</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,115</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Martin-Juza</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,974</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,515</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Larant</td>
+<td class="tb_bot tb_right">664</td>
+<td class="tb_bot tb_right">855</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Biaudos</td>
+<td class="tb_bot tb_right">694</td>
+<td class="tb_bot tb_right">834</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Orthevielle</td>
+<td class="tb_bot tb_right">698</td>
+<td class="tb_bot tb_right">869</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lannes</td>
+<td class="tb_bot tb_right">921</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,131</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Martin</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,101</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,340</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Onard</td>
+<td class="tb_bot tb_right">321</td>
+<td class="tb_bot tb_right">370</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lier</td>
+<td class="tb_bot tb_right">371</td>
+<td class="tb_bot tb_right">509</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Vic</td>
+<td class="tb_bot tb_right">290</td>
+<td class="tb_bot tb_right">344</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Cricq</td>
+<td class="tb_bot tb_right">825</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,119</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Sainte-Colombe</td>
+<td class="tb_right">729</td>
+<td class="tb_right">791</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">23,228</td>
+<td class="tb_right">26,960</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> Tout labourables.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3" class="tb_center"><i>Mouvement de la population:</i> Augmentation, 16 p. 100.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span>
+<table border="1" cellpadding="2" summary="Mortalité.">
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center">RÉGION DES VIGNES.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2" class="tb_center">COMMUNES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">Labourables.</td>
+<td class="tb_center">Vignes.</td>
+<td class="tb_center">1804.</td>
+<td class="tb_center">1841.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Bascons</td>
+<td class="tb_bot tb_right">409</td>
+<td class="tb_bot tb_right">290</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,067</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,033</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Julien</td>
+<td class="tb_bot tb_right">278</td>
+<td class="tb_bot tb_right">192</td>
+<td class="tb_bot tb_right">398</td>
+<td class="tb_bot tb_right">446</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Arthez</td>
+<td class="tb_bot tb_right">284</td>
+<td class="tb_bot tb_right">214</td>
+<td class="tb_bot tb_right">408</td>
+<td class="tb_bot tb_right">449</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Fréche</td>
+<td class="tb_bot tb_right">726</td>
+<td class="tb_bot tb_right">349</td>
+<td class="tb_bot tb_right">894</td>
+<td class="tb_bot tb_right">929</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Perquie</td>
+<td class="tb_bot tb_right">764</td>
+<td class="tb_bot tb_right">272</td>
+<td class="tb_bot tb_right">748</td>
+<td class="tb_bot tb_right">775</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Audignon</td>
+<td class="tb_bot tb_right">408</td>
+<td class="tb_bot tb_right">98</td>
+<td class="tb_bot tb_right">617</td>
+<td class="tb_bot tb_right">578</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Montgaillard</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,446</td>
+<td class="tb_bot tb_right">314</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,126</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,977</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Larbey</td>
+<td class="tb_bot tb_right">202</td>
+<td class="tb_bot tb_right">116</td>
+<td class="tb_bot tb_right">383</td>
+<td class="tb_bot tb_right">508</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lahosse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">276</td>
+<td class="tb_bot tb_right">107</td>
+<td class="tb_bot tb_right">583</td>
+<td class="tb_bot tb_right">613</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Loubouer</td>
+<td class="tb_bot tb_right">883</td>
+<td class="tb_bot tb_right">232</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,321</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,267</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Vielle</td>
+<td class="tb_bot tb_right">638</td>
+<td class="tb_bot tb_right">140</td>
+<td class="tb_bot tb_right">858</td>
+<td class="tb_bot tb_right">895</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Urgons</td>
+<td class="tb_bot tb_right">504</td>
+<td class="tb_bot tb_right">62</td>
+<td class="tb_bot tb_right">695</td>
+<td class="tb_bot tb_right">703</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Castelnau-Turs</td>
+<td class="tb_bot tb_right">472</td>
+<td class="tb_bot tb_right">99</td>
+<td class="tb_bot tb_right">505</td>
+<td class="tb_bot tb_right">590</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Bastennes</td>
+<td class="tb_bot tb_right">200</td>
+<td class="tb_bot tb_right">100</td>
+<td class="tb_bot tb_right">512</td>
+<td class="tb_bot tb_right">482</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Pouillon</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,520</td>
+<td class="tb_bot tb_right">506</td>
+<td class="tb_bot tb_right">3,060</td>
+<td class="tb_bot tb_right">3,163</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Gibret</td>
+<td class="tb_bot tb_right">110</td>
+<td class="tb_bot tb_right">76</td>
+<td class="tb_bot tb_right">237</td>
+<td class="tb_bot tb_right">292</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Poyartin</td>
+<td class="tb_right">590</td>
+<td class="tb_right">170</td>
+<td class="tb_right">970</td>
+<td class="tb_right">983</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">9,170</td>
+<td class="tb_right">3,337</td>
+<td class="tb_right">15,382</td>
+<td class="tb_right">15,683</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> <sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub> labourables, <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">3</sub> vignes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center"><i>Augmentation de la population:</i> 2 p. 100.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span>
+<table border="1" cellpadding="2" summary="Mortalité.">
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center">RÉGION DES VIGNES.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2" class="tb_center">COMMUNES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td>
+<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_center">Labourables.</td>
+<td class="tb_center">Vignes.</td>
+<td class="tb_center">1804.</td>
+<td class="tb_center">1841.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hect.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+<td class="tb_bot tb_center">hab.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Banos</td>
+<td class="tb_bot tb_right">185</td>
+<td class="tb_bot tb_right">130</td>
+<td class="tb_bot tb_right">595</td>
+<td class="tb_bot tb_right">383</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Montaut</td>
+<td class="tb_bot tb_right">470</td>
+<td class="tb_bot tb_right">274</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,060</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,180</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Mugron</td>
+<td class="tb_bot tb_right">348</td>
+<td class="tb_bot tb_right">446</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,388</td>
+<td class="tb_bot tb_right">2,190</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Hauriet</td>
+<td class="tb_bot tb_right">271</td>
+<td class="tb_bot tb_right">158</td>
+<td class="tb_bot tb_right">746</td>
+<td class="tb_bot tb_right">541</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Nerbis</td>
+<td class="tb_bot tb_right">79</td>
+<td class="tb_bot tb_right">125</td>
+<td class="tb_bot tb_right">402</td>
+<td class="tb_bot tb_right">545</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Aubin</td>
+<td class="tb_bot tb_right">317</td>
+<td class="tb_bot tb_right">240</td>
+<td class="tb_bot tb_right">930</td>
+<td class="tb_bot tb_right">809</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Baigts</td>
+<td class="tb_bot tb_right">350</td>
+<td class="tb_bot tb_right">235</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,034</td>
+<td class="tb_bot tb_right">987</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Donzacq</td>
+<td class="tb_bot tb_right">200</td>
+<td class="tb_bot tb_right">180</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,271</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,349</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Montfort</td>
+<td class="tb_bot tb_right">190</td>
+<td class="tb_bot tb_right">350</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,574</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,644</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Gamarde</td>
+<td class="tb_bot tb_right">480</td>
+<td class="tb_bot tb_right">310</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,194</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,336</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Laurède</td>
+<td class="tb_bot tb_right">100</td>
+<td class="tb_bot tb_right">195</td>
+<td class="tb_bot tb_right">844</td>
+<td class="tb_bot tb_right">769</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lourquen</td>
+<td class="tb_bot tb_right">180</td>
+<td class="tb_bot tb_right">120</td>
+<td class="tb_bot tb_right">380</td>
+<td class="tb_bot tb_right">416</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Nousse</td>
+<td class="tb_bot tb_right">80</td>
+<td class="tb_bot tb_right">110</td>
+<td class="tb_bot tb_right">390</td>
+<td class="tb_bot tb_right">393</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Poyanne</td>
+<td class="tb_bot tb_right">100</td>
+<td class="tb_bot tb_right">140</td>
+<td class="tb_bot tb_right">563</td>
+<td class="tb_bot tb_right">558</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Saint-Geours d'Auribat</td>
+<td class="tb_bot tb_right">240</td>
+<td class="tb_bot tb_right">310</td>
+<td class="tb_bot tb_right">773</td>
+<td class="tb_bot tb_right">849</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Brassempouy</td>
+<td class="tb_bot tb_right">600</td>
+<td class="tb_bot tb_right">150</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,023</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,016</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Momuy</td>
+<td class="tb_bot tb_right">528</td>
+<td class="tb_bot tb_right">103</td>
+<td class="tb_bot tb_right">700</td>
+<td class="tb_bot tb_right">792</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Betbezer</td>
+<td class="tb_bot tb_right">118</td>
+<td class="tb_bot tb_right">248</td>
+<td class="tb_bot tb_right">401</td>
+<td class="tb_bot tb_right">355</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Parleboscq</td>
+<td class="tb_bot tb_right">870</td>
+<td class="tb_bot tb_right">991</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,330</td>
+<td class="tb_bot tb_right">1,359</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Lagrange</td>
+<td class="tb_bot tb_right">389</td>
+<td class="tb_bot tb_right">340</td>
+<td class="tb_bot tb_right">612</td>
+<td class="tb_bot tb_right">604</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Mauvezin</td>
+<td class="tb_bot tb_right">148</td>
+<td class="tb_bot tb_right">132</td>
+<td class="tb_bot tb_right">287</td>
+<td class="tb_bot tb_right">290</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot">Gaujacq</td>
+<td class="tb_right">400</td>
+<td class="tb_right">130</td>
+<td class="tb_right">927</td>
+<td class="tb_right">960</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td>
+<td class="tb_right">6,643</td>
+<td class="tb_right">5,417</td>
+<td class="tb_right">20,224</td>
+<td class="tb_right">19,325</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> &frac12; labourables, &frac12; vignes.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="5" class="tb_center"><i>Mouvement de la population:</i> Diminution, 4 p. 100.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> MÉLANGES<br>
+DE L'INFLUENCE DES TARIFS FRANÇAIS ET ANGLAIS<br>
+SUR L'AVENIR DES DEUX PEUPLES<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.</h3>
+
+<p class="left40">«Que si, pour démentir mes assertions, on les appelait du nom
+ d'utopies, nom merveilleusement propre à faire reculer les
+ esprits timides et à les enfoncer dans l'ornière de la routine,
+ j'inviterais ceux qui me répondraient ainsi à considérer
+ attentivement tout ce qui s'est fait depuis quelques années et ce
+ qui se fait encore aujourd'hui en Angleterre, et à dire ensuite
+ si, de bonne foi, on ne peut aussi bien le réaliser en France.»
+ (Prince de Joinville, <i>Notes sur l'état des forces navales</i>,
+ etc.)</p>
+
+<p>La France s'engage chaque année davantage dans le régime protecteur.</p>
+
+<p>L'Angleterre s'avance, de session en session, vers le régime de la
+liberté du commerce.</p>
+
+<p>Je me pose cette question:</p>
+
+<p>Quelles seront pour ces deux nations les conséquences de deux
+politiques si opposées?</p>
+
+<p>Une explication préliminaire est nécessaire.</p>
+
+<p>On verra, dans la suite de cet écrit, que je ne sépare pas le régime
+protecteur du système des <i>colonies à monopole réciproque</i>. Voici
+pourquoi:</p>
+
+<p>La protection a pour objet d'assurer des consommateurs à l'industrie
+nationale. Or, «les gouvernements, disait M. de Saint-Cricq, alors
+ministre du commerce, ne pouvant <i>disposer que des consommateurs
+soumis à leurs lois</i>, ce sont <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> ceux-là qu'ils s'efforcent de
+réserver au travail de leurs producteurs.» Si, par la protection, les
+gouvernements entendent <i>disposer des consommateurs soumis à leurs
+lois</i>, par les colonies ils s'efforcent de <i>soumettre à leurs lois des
+consommateurs dont ils puissent disposer</i>. Une de ces politiques
+conduit à l'autre; toutes deux émanent de la même idée, procèdent de
+la même théorie, et ne sont, si je puis le dire, que les deux aspects,
+intérieur et extérieur, d'une combinaison identique.</p>
+
+<p>Cela posé, j'ai à établir deux faits.</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> La France s'engage de plus en plus dans la <i>vie artificielle</i> de
+la protection.</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> L'Angleterre s'avance graduellement vers la <i>vie naturelle</i> de
+la liberté.</p>
+
+<p>J'aurai ensuite à résoudre cette question:</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Quelles seront, sur la <i>prospérité</i>, la <i>sécurité</i> et la
+<i>moralité</i> des deux peuples, les conséquences de la situation dans
+laquelle ils aspirent à se placer?</p>
+
+<p>§ I.&mdash;Que la France développe, à chaque session, le régime protecteur,
+c'est ce qui résulte surabondamment des dispositions qui viennent
+périodiquement prendre place dans le vaste Bulletin de ses lois.</p>
+
+<p>Depuis deux ans, elle a exclu les tissus étrangers de l'Algérie, élevé
+les droits sur les fils anglais, renforcé le monopole du sucre au
+profit des Antilles, et la voilà sur le point de repousser, par
+aggravation de taxes, les machines et le sésame.</p>
+
+<p>Un mot sur chacune de ces mesures.</p>
+
+<p>On a repoussé de l'Algérie les produits étrangers. «C'est bien le
+moins, dit-on, que nous exploitions exclusivement une conquête qui
+nous coûte si cher.» Mais, en premier lieu, forcer la jeune colonie
+d'acheter cher ce qu'elle pourrait obtenir à bon marché, restreindre
+ses échanges et par suite ses exportations, est-ce bien là favoriser
+sa prospérité? <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> D'un autre côté, une telle mesure n'est-elle
+pas le germe du contrat colonial, de ce contrat que j'ai nommé <i>à
+monopole réciproque</i>, honte et fardeau des peuples modernes, si
+inférieurs à cet égard aux nations antiques? Nous nous réservons le
+monopole en Algérie; c'est fort bien. Mais qu'aurons-nous à répondre
+aux colons, quand ils demanderont, par réciprocité, à exercer un
+semblable monopole chez nous? Manquaient-ils déjà de raisons
+spécieuses à faire valoir, et fallait-il leur en fournir
+d'irrécusables? Le jour n'est pas éloigné où ils nous diront: Vous
+nous forcez à acheter vos tissus; achetez donc nos laines; nos soies,
+nos cotons. Vous ne voulez pas que vos produits rencontrent chez nous
+de concurrence; éloignez donc la concurrence qui attend les nôtres sur
+vos marchés. Ne sommes-nous pas Français? N'avons-nous pas autant de
+droits que les planteurs des Antilles à une juste réciprocité? Nous
+payons les capitaux à 10 pour 100; nous travaillons d'un bras et
+combattons de l'autre: comment pourrions-nous lutter contre des
+concurrences prospères et paisibles? Prohibez donc les cotons des
+États-Unis, les soies d'Italie, les laines d'Espagne, si vous ne
+voulez étouffer dans son berceau une colonie arrosée de tant de
+sueurs, de tant de sang et de tant de larmes.&mdash;En vérité, j'ignore ce
+que la métropole aura à répondre. Sans cette malencontreuse
+ordonnance, nous aurions résisté à de telles exigences sans blesser la
+justice ni l'équité.</p>
+
+<p>Vous êtes libres, dirions-nous aux colons, de porter ou de ne pas
+porter vos capitaux en Afrique; c'est à vous de calculer les chances
+relatives de leur placement au delà ou en deçà de la Méditerranée.
+Libres d'acheter et de vendre selon vos convenances, vous êtes sans
+droit pour réclamer de notre part l'aliénation d'une semblable
+liberté.</p>
+
+<p>Aujourd'hui de telles paroles ne seraient que mensonge et dérision.</p>
+
+<p>Mais qu'ai-je besoin de prévoir l'avenir? Il est si vrai que <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span>
+tout privilége métropolitain implique un privilége colonial
+correspondant, que l'ordonnance à laquelle je fais allusion nous a
+déjà engagés dans cette voie. Écoutons M. le ministre du commerce
+(<i>Exposé des motifs de la loi des douanes</i>, page 37; séance du 26 mars
+1844).</p>
+
+<p>«Pour nos produits, le régime de l'Algérie est la franchise entière de
+toute taxe d'importation. Pour les marchandises étrangères, le tarif
+était en général du quart du tarif métropolitain; il a été élevé au
+tiers..... En outre, plusieurs produits fabriqués (étrangers)..... ont
+reçu des taxes particulières propres à donner une impulsion nouvelle à
+nos exportations.»</p>
+
+<p>Voilà pour le privilége de la métropole à l'égard de la colonie. Voici
+maintenant pour le privilége de la colonie vis-à-vis de la métropole:</p>
+
+<p>«Pour imprimer à nos transactions commerciales, en Afrique, l'activité
+qu'elles peuvent avoir, <i>il ne suffit pas d'y protéger nos produits,
+il faut encore que la consommation française s'ouvre</i> aux principales
+denrées que peuvent nous fournir et la colonisation européenne qui se
+développe, et la population indigène <i>rangée sous nos lois</i>. Nous
+avons dans ce but, par une autre ordonnance, dégrévé de moitié la
+généralité des produits dont la culture et le commerce de l'Algérie
+sont en mesure de pourvoir la métropole.</p>
+
+<p>Ainsi la première mesure que j'examine, quoiqu'en elle-même elle
+puisse paraître de peu d'importance, a cependant une immense gravité;
+car elle est la première pierre d'un édifice monstrueux qui, je le
+crains, prépare à la France un long avenir de difficultés et
+d'injustices.</p>
+
+<p>On a élevé les droits sur les fils et tissus de lin de provenance
+anglaise. Ici c'est plus que de la protection, c'est de l'hostilité.
+Quelle arme dangereuse que celle des <i>droits différentiels</i>! quelle
+source de jalousies, de rancunes, de <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> représailles! quel
+arsenal de notes diplomatiques! quel fardeau, quelle responsabilité
+pour les ministres! Que dirions-nous si les Espagnols décrétaient que
+les draps du monde entier seront reçus chez eux au droit de 25 pour
+100, <i>excepté les draps français</i>, qui payeront 50 pour 100?</p>
+
+<p>Cette seconde mesure a donc, de même que la précédente, une haute
+portée comme doctrine, comme symptôme, à cause du nouveau droit public
+qu'elle introduit dans les relations internationales. Puisse-t-il
+n'être pas fécond en tempêtes!</p>
+
+<p>Je ne reviendrai pas sur la lutte des deux sucres et sur la loi qui
+leur a imposé une trêve éphémère plutôt qu'une paix durable. Je dirai
+seulement que, puisqu'on trouvait que les prix du monopole étaient un
+trop puissant excitant pour le sucre indigène, une chaude atmosphère
+dans laquelle il se développait avec trop de rapidité, il y avait un
+moyen simple de faire rentrer la jeune industrie dans le droit commun
+et dans les conditions naturelles; c'était d'abolir ou du moins
+d'amoindrir le monopole; c'est-à-dire de diminuer les droits sur les
+sucres coloniaux et étrangers. Par là, on aurait satisfait les
+colonies, étendu nos relations commerciales, favorisé la consommation
+et par suite le placement des sucres rivaux; enfin, et par-dessus
+tout, on aurait fait justice au public, que malheureusement on oublie
+sans cesse dans ces sortes de questions, ou dont on ne se souvient que
+pour en <i>disposer</i>, selon l'heureuse expression de M. de Saint-Cricq,
+et <i>le réserver</i>, comme une proie, <i>aux producteurs</i>. Cette mesure
+n'aurait pas froissé les fabricants de sucre de betterave plus que
+celle qu'on a adoptée, et elle aurait eu l'avantage, comme tout ce qui
+porte un caractère évident de justice et d'utilité générale, d'arrêter
+la plainte sur les lèvres de ceux-là mêmes qu'elle aurait atteints. La
+nouvelle industrie se serait tenue pour avertie que le public n'avait
+pas d'engagement envers elle; <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> et ayant en perspective le
+régime de la liberté, elle aurait su du moins dans quelles conditions
+elle devait vivre. C'eût été à elle à s'y renfermer, et il eût été
+bien entendu que s'il lui convenait de s'étendre au delà, c'était à
+ses périls et risques. L'État anéantissait ainsi toutes les
+difficultés ultérieures. Au lieu de cela, on a mieux aimé maintenir le
+monopole au sucre colonial et étouffer le sucre indigène sous le
+fardeau des taxes<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.</p>
+
+<p>Bien plus, le gouvernement français n'a pas craint de proposer
+l'<i>interdiction absolue</i> de cette fabrication, principe monstrueux qui
+renferme virtuellement la mort légale de toute liberté industrielle et
+de tous les progrès de l'esprit humain. Je sais qu'on me dira que
+l'abaissement des droits sur les sucres étrangers et coloniaux eût
+laissé un vide au Trésor. J'en doute; mais, après tout, c'est
+précisément ce que je veux prouver, savoir: qu'en France, on fait si
+bon marché de la liberté du travail et de l'échange, qu'on la sacrifie
+en toute rencontre et à la plus frivole considération.</p>
+
+<p>Voici maintenant qu'on propose d'augmenter les droits sur les
+machines. Sans doute on trouve que notre industrie manufacturière n'a
+pas assez de difficultés à vaincre, puisqu'on veut lui imposer des
+machines coûteuses et imparfaites? «Mais, dit-on, on fait en France
+des machines excellentes et à bon marché.» Alors, à quoi bon la
+protection? Messieurs les industriels ont double face, comme Janus.
+S'agit-il d'obtenir des médailles, des primes d'encouragement ou
+simplement de recruter des actionnaires, oh! alors ils sont
+magnifiques; ils ont poussé leurs procédés à un point de perfection
+inespéré; il n'y a pas de rivalité possible, et ils auront chaque
+année 100 pour 100 à donner à leurs bailleurs de fonds. Mais est-il
+question de monopole, <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de protection, ils se font petits,
+malhabiles, inintelligents, toute concurrence les importune; et s'il
+fallait en croire leur modestie, il y aurait plus de science dans le
+petit doigt d'un ouvrier anglais que dans toutes les têtes du comité
+Mimerel.</p>
+
+<p>Ce qui s'est passé à l'occasion des machines vaut la peine d'être
+raconté. Il y a trois ans, un membre du Parlement anglais vint à Paris
+pour négocier le traité de commerce. À cette époque, l'Angleterre
+prélevait des droits élevés sur l'exportation des machines. Le
+négociateur français vit là un obstacle au traité. On était d'accord
+sur le reste: l'Angleterre recevait nos vins; nous admettions sa
+poterie et sa coutellerie. «Mais, disait-on au député de la
+Grande-Bretagne, la France manque de machines, surtout de métiers à
+filer et à tisser le lin. Pour le coton, nous pourrions à la rigueur
+nous suffire; mais pour le lin, il est indispensable que vous nous
+laissiez arriver vos métiers francs de droits.» M. Bowring revint en
+Angleterre. On réunit les filateurs de lin, et on leur demanda s'ils
+renonceraient au monopole des machines anglaises. Ils y consentirent,
+et la difficulté était levée, lorsque, comme on le sait, le traité
+échoua devant la résistance des fabricants du Nord et par des
+considérations politiques qu'il est inutile de rappeler.</p>
+
+<p>Qu'est-il arrivé cependant? La réforme commerciale de 1842 a balayé,
+en Angleterre, les droits d'exportation sur les machines. Nous voilà,
+sans condition, en possession de cet avantage que nous réclamions avec
+tant d'insistance. Nos filatures de lin et de coton vont avoir enfin
+des machines excellentes, franches de droit. Mais voici bien une autre
+affaire. M. Cunin-Gridaine réclame un droit prohibitif sur ces
+machines tant désirées, et, chose qui passe toute croyance, les
+métiers à filer le coton, dont on pouvait se passer, ne payeront que
+30 francs par 100 kilogrammes, et les métiers à filer le lin, dont on
+était si envieux, auront à <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> supporter un droit de 50 francs!
+Mais telle est la nature de la protection: elle laisse entrer ce dont
+nous n'avons que faire et repousse ce dont nous avons le plus besoin.</p>
+
+<p>Je ne rappellerai ici la proposition faite par le ministre des
+finances, d'élever les droits sur le sésame, que parce que le génie de
+la protection, ou plutôt du monopole, s'y montre dans toute sa nudité.
+C'est lui sans doute qui a inspiré les mesures que je viens
+d'examiner, mais secrètement pour ainsi dire, en s'environnant de
+prétextes, en mettant ses intérêts et ses vues derrière des questions
+fiscales et coloniales. Mais quant au sésame, il n'y a pas moyen
+d'invoquer le patriotisme, l'orgueil national, les besoins de la
+navigation, la haine de l'étranger, etc., etc. Il faut bien avouer
+franchement qu'on élève le droit uniquement <i>parce que le sésame rend
+plus d'huile que le colza</i>. On avait cru que cette graine rendait 20
+pour 100 d'huile, et on l'avait soumise à un droit égal à 1. On
+s'aperçoit que ce rendement est de 40 pour 100, et l'on élève le droit
+à 2. Si plus tard une autre plante se présente qui donne 60 pour 100,
+on portera le droit à 3 ou 4, et ainsi de suite, repoussant les
+produits en proportion de ce qu'ils sont riches et précisément parce
+qu'ils sont riches. C'est bien là le caractère de la protection dans
+toute sa sincérité, débarrassée des prétextes, des sophismes, des faux
+exposés sous lesquels elle se déguise quand elle le peut. Ici elle se
+présente toute franche et toute nue. Ici le monopole ne prend pas des
+voies tortueuses; il dit: L'étranger possède un végétal riche et
+productif; c'est un bienfait de la nature qu'il veut partager avec mon
+pays. Mais moi j'ai une plante relativement pauvre, inféconde, et je
+veux forcer mon pays à s'en contenter. Le consommateur est une matière
+inerte dont le gouvernement <i>dispose</i>; j'entends qu'il <i>le réserve</i> à
+mes produits.&mdash;Et le gouvernement d'accéder à l'injonction.</p>
+
+<p>J'ai examiné la politique du gouvernement français, en <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span>
+matière de douanes et d'échanges internationaux, politique manifestée
+par une foule de mesures restrictives; et comme, à ce que je crois, on
+ne pourrait pas en citer une seule prise par lui dans un sens libéral,
+je suis fondé à dire que <i>la France s'engage chaque année davantage
+dans le régime de la protection</i>. C'est la première proposition que
+j'avais à établir.</p>
+
+<p>Toutefois ce n'est point en vue de ces modifications rétrogrades que
+j'énonce cette proposition, sous une forme aussi générale. Je ne suis
+pas de ceux qui pensent qu'on peut conclure de quelques actes du
+gouvernement à la persistance d'un système. Les gouvernements ne sont
+pas toujours l'expression de l'opinion publique. Souvent même ces deux
+puissances agissent momentanément en sens contraire; et comme nos
+constitutions modernes ont pour objet de faire tôt ou tard triompher
+l'opinion, je ne me hasarderais pas à dire, en vue de quelques
+ordonnances restrictives, que la France tend à s'isoler des autres
+nations, si je pouvais penser que l'opinion désapprouve ces mesures.</p>
+
+<p>Mais il n'en est pas ainsi. Loin que les mesures dont je viens de
+parler aient été prises contrairement au v&oelig;u public, je suis porté
+à croire qu'en les adoptant, l'administration a obéi, et peut-être
+avec répugnance, à la toute-puissance de l'opinion; et puisque c'est à
+elle surtout qu'appartient l'avenir, il doit m'être permis d'étudier
+le rôle qu'elle joue dans la question qui nous occupe.</p>
+
+<p>Les économistes se plaisent à représenter le système prohibitif comme
+un édifice antique, vermoulu, qui croule de toutes parts: «Soutenu,
+disent-ils, par quelques intérêts privilégiés, il pèse sur les masses,
+et il porte en lui-même tous les éléments d'une prochaine
+destruction.» Ils ont raison sans doute d'attribuer de grandes et
+générales souffrances à ce système; mais ils me semblent se faire
+complétement illusion quand ils s'imaginent que ces souffrances sont
+clairement aperçues par les masses et distinctement <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span>
+rattachées à la cause qui les produit. Il n'est plus vrai de dire que
+le monopole ne rallie à lui que quelques intérêts isolés; il est
+devenu malheureusement le patrimoine de toutes les grandes industries,
+et particulièrement de celles qui confèrent l'influence politique.
+«Protéger, disait encore M. de Saint-Cricq, dans l'exposé des motifs
+de la loi qui organisa et consolida définitivement le régime
+prohibitif en France; protéger l'industrie agricole, toute l'industrie
+agricole, l'industrie manufacturière, toute l'industrie
+manufacturière, c'est le cri qui retentira toujours dans cette
+Chambre.» On ne sait pourquoi le ministre oublie de parler de
+l'industrie commerciale, puisque la navigation a aussi sa large part
+de protection.</p>
+
+<p>Ainsi les agriculteurs, les propriétaires, les manufacturiers, les
+capitalistes qui leur font des avances, les armateurs, les ouvriers
+des fabriques, les fermiers et métayers, les marins, les classes les
+plus influentes et les plus nombreuses ont été rattachées au régime
+restrictif. Sans doute la protection, dont l'injustice est évidente
+quand elle est le privilége de quelques-uns, devient illusoire quand
+elle s'exerce <i>par tous sur tous</i>. Mais il arrive alors que, chacun
+fermant les yeux sur les monopoles qu'il subit pour conserver celui
+qu'il exerce, le système entier jette dans tous les esprits des
+racines profondes.</p>
+
+<p>Sur quel fondement alléguerait-on que l'opinion publique est favorable
+en France à la liberté du commerce, quand on ne pourrait pas citer
+<i>une seule parole</i> prononcée dans l'une ou l'autre Chambre en faveur
+de cette liberté, si ce n'est peut-être l'exclamation d'un député? De
+toutes les parties de l'enceinte législative, on réclamait des
+<i>représailles</i> contre le nouveau tarif des États-Unis: «Il n'est pas
+bien certain, dit un député, que les représailles ne soient aussi
+funestes à ceux qui s'en servent qu'à ceux contre qui on les dirige.»
+Ce député était sans doute de l'opposition <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> dite <i>avancée</i>?
+Point du tout: c'était M. Guizot.</p>
+
+<p>L'amour du monopole, le penchant à exploiter le public paraît être
+enfoncé si avant dans nos m&oelig;urs, qu'il se montre là où on
+s'attendrait le moins à le trouver. Les négociants, ne faisant de
+profits que sur les échanges et les transports, devraient, ce semble,
+être ennemis de tout ce qui tend à les restreindre. Eh bien, dans des
+pétitions émanées de Bordeaux, du Havre, de Nantes, pétitions dirigées
+contre les restrictions commerciales, après avoir fait parade des
+doctrines les plus larges, ils ont trouvé le moyen de réclamer pour
+eux un privilége, et sous une forme assurément peu déguisée. Ils
+demandaient que, par une combinaison de tarifs, les produits lointains
+fussent astreints à voyager <i>à l'état le plus grossier</i>, afin de
+fournir plus d'aliment à la navigation. (V. pages <a href="#page240">240</a> et suiv.)</p>
+
+<p>Aux causes générales qui tendent à perpétuer chez nous l'esprit de
+monopole, il faut en ajouter une particulière, qui agit avec tant
+d'efficacité qu'elle mérite d'être dévoilée.</p>
+
+<p>Chez les peuples constitutionnels, la vraie mission de l'opposition
+est de propager, de populariser les idées progressives, de les faire
+pénétrer d'abord dans les intelligences, ensuite dans les m&oelig;urs, et
+enfin dans les lois. Ce n'est point là proprement l'&oelig;uvre du
+pouvoir. Celui-ci résiste au contraire; il ne concède que ce qu'on lui
+arrache, il ne trouve jamais assez longue la quarantaine qu'il fait
+subir aux <i>innovations</i>, afin d'être assuré qu'elles sont des
+<i>améliorations</i>. Or, il est malheureusement entré dans les
+combinaisons des chefs de l'opposition de déserter les idées
+libérales, en matière de relations internationales, en sorte qu'on ne
+voit plus par quel côté pourrait nous arriver la liberté du commerce.</p>
+
+<p>Cet état des choses politiques étant donné, il est aisé d'imaginer
+tout le parti qu'ont dû en tirer les industries privilégiées. Elles
+n'ont plus perdu leur temps à systématiser <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> le monopole, à
+opposer <i>la théorie de la restriction à la théorie de l'échange</i>. Non,
+le privilége a compris ce qui pouvait prolonger son existence; il a
+compris que, pour prévenir tout traité de commerce, toute union
+douanière, pour continuer à puiser paisiblement dans les poches du
+public, il fallait <i>irriter</i> les peuples les uns contre les autres,
+empêcher toute fusion, tout rapprochement, les tenir séparés par des
+difficultés politiques, et rendre une conflagration générale toujours
+imminente. Dès lors, au moyen de ses comités, de ses cotisations, il a
+porté toutes ses forces, toute son activité, toute son influence du
+côté <i>des haines nationales</i>. Il a soudoyé le journalisme parisien,
+lui créant ainsi un intérêt pécuniaire, outre l'intérêt de parti, à
+envenimer les questions extérieures; et l'on peut dire que cette
+monstrueuse alliance a détourné notre pays des voies de la
+civilisation.</p>
+
+<p>Au milieu de ces circonstances la presse départementale, la presse
+méridionale surtout, eût pu rendre de grands services; mais soit
+qu'elle n'ait pas aperçu le mobile de ces machiavéliques intrigues,
+soit que tout cède en France à la crainte de <i>paraître</i> faiblir devant
+l'étranger, toujours est-il qu'elle a niaisement uni sa voix à celle
+des journaux stipendiés; et aujourd'hui le privilége peut se croiser
+les bras en voyant les hommes du Midi, hommes spoliés et exploités,
+faire son &oelig;uvre comme il eût pu la faire lui-même, et consacrer
+toutes les ressources de leur intelligence, toute l'énergie de leurs
+sentiments à consolider les entraves, à perpétuer les extorsions qu'il
+lui plaît de nous infliger.</p>
+
+<p>Cette faiblesse a porté ses fruits. Pour repousser les accusations
+dont il est accablé, le gouvernement n'avait qu'une chose à faire, et
+il l'a faite. Il a sacrifié une portion du pays.</p>
+
+<p>Qu'on se rappelle le fameux discours de M. Guizot (29 février 1844).
+M. le ministre lui-même oserait-il dire qu'il y a injustice à le
+paraphraser ainsi:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> «Vous dites que je soumets ma politique à la politique
+anglaise; mais voyez mes actes.</p>
+
+<p>«Il était juste de rendre aux Français <i>le droit d'échanger</i> confisqué
+par quelques privilégiés; j'ai voulu entrer dans cette voie par des
+traités de commerce. Mais on a crié: <i>À la trahison!</i> et j'ai rompu
+les négociations.</p>
+
+<p>«S'il faut que les Français achètent au dehors des fils et tissus de
+lin, je pensais qu'il valait mieux pour eux en obtenir <i>plus que
+moins</i>, pour un prix donné. Mais on a crié: <i>À la trahison!</i> et j'ai
+établi des droits différentiels.</p>
+
+<p>«Il était de l'intérêt de notre jeune colonie africaine d'être
+pourvue, à bas prix, de toutes choses, afin de croître et prospérer.
+Mais on a crié: <i>À la trahison!</i> et j'ai livré l'Algérie au monopole.</p>
+
+<p>«L'Espagne aspirait à secouer le joug d'une de ses provinces; c'était
+son intérêt, c'était le nôtre, mais c'était aussi celui des Anglais.
+On a crié: <i>À la trahison!</i> et pour étouffer ce cri importun, <i>j'ai
+maintenu ce que l'Angleterre voulait renverser</i>, à savoir
+l'exploitation de l'Espagne par la Catalogne.»</p>
+
+<p>Voilà donc où nous en sommes. La machine de guerre de tous les partis,
+c'est <i>la haine de l'étranger</i>. À gauche, à droite, on s'en sert pour
+battre en brèche le ministère; au centre, on fait pis, on la traduit
+en actes pour faire preuve d'indépendance, et le monopole arrive à
+toutes ses fins avec ce seul mot: <i>À la trahison!</i></p>
+
+<p>Où tout cela nous mènera-t-il? je l'ignore. Mais je crois que ce jeu
+des partis recèle des dangers, et je m'explique pourquoi le général
+Cubière demandait que l'armée fût portée à 500,000 hommes; pourquoi
+l'opinion alarmée réclame une puissante marine; pourquoi la France
+fortifie la capitale et paye 1 milliard et demi d'impôts.</p>
+
+<p>§ II.&mdash;Pendant que ces choses se passent en France, examinons les
+tendances de l'économie politique anglaise, <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> manifestées
+d'abord par les actes législatifs, ensuite par les exigences de
+l'opinion.</p>
+
+<p>On sait que, par son fameux acte de navigation, l'Angleterre entra
+dans les voies du monopole que lui avaient frayées les républiques
+italiennes et Charles-Quint. Mais tandis que cette politique égoïste
+et imprévoyante avait produit en Espagne et en Italie de si
+déplorables résultats, elle n'empêcha pas la Grande-Bretagne de
+s'élever à cette haute prospérité, qui a tant contribué à populariser
+en Europe le système auquel on s'est empressé de l'attribuer. Ce n'est
+que de nos jours, que l'Angleterre commence à comprendre qu'elle s'est
+enrichie non <i>par</i> les prohibitions, mais <i>malgré</i> les prohibitions.
+C'est de l'administration de M. Huskisson que date cette halte dans la
+politique de restriction.</p>
+
+<p>Ce grand ministre, malgré le désavantage de lutter contre une opinion
+publique encore incertaine, voulut inaugurer la politique libérale par
+des résolutions décisives. Il s'attaqua aux monopoles des fabricants
+de soieries, des brasseurs, des producteurs de laines, et enfin au
+plus populaire, je dirai même au plus national de tous les monopoles,
+celui de la navigation. L'altération qu'il fit subir à l'acte de
+Cromwell fut si sérieuse et si profonde, qu'elle a amené ce fait que
+je trouve dans un journal anglais du 18 mai 1844: «Du 10 avril au 9
+mai, il est entré à Newcastle soixante-quatre bâtiments chargés de
+grains, dont soixante-un sont étrangers.»</p>
+
+<p>On conçoit sans peine quelle lutte M. Huskisson eut à soutenir pour
+faire passer une réforme si dangereuse pour cette <i>suprématie navale</i>,
+si chère aux Anglais. <i>L'empire des mers!</i> tel était le cri de
+ralliement de ses adversaires, auquel il répondit par ces nobles
+paroles, que je ne puis m'empêcher de rappeler ici, parce qu'elles
+signalent l'heureuse incompatibilité qui existe entre la liberté
+commerciale et ces jalousies nationales, triste cortége du régime
+<span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> protecteur: «J'espère bien que je ne ferai plus partie des
+conseils de l'Angleterre, quand il y sera établi en principe qu'il y a
+une règle d'indépendance et de souveraineté pour le fort et une autre
+pour le faible, et lorsque l'Angleterre, abusant de sa supériorité
+navale, exigera pour elle soit dans la paix, soit dans la guerre, des
+droits maritimes qu'elle méconnaîtra pour les autres, dans les mêmes
+circonstances. De pareilles prétentions amèneraient la coalition de
+tous les peuples du monde pour les renverser.»</p>
+
+<p>On n'a pas oublié la crise industrielle, commerciale et financière qui
+désola l'Angleterre, vers la fin de l'administration de lord John
+Russell. Au milieu d'une détresse générale, en face des guerres de la
+Chine et de l'Afghanistan, en présence du déficit, il semble que le
+moment était mal choisi pour développer la grande réforme douanière et
+coloniale essayée par Huskisson. C'est pourtant dans ces circonstances
+que le cabinet whig présenta un projet qui n'allait à rien moins qu'à
+détruire presque entièrement le régime de la protection et à révoquer
+le contrat de <i>monopole réciproque</i> qui lie l'Angleterre à ses
+colonies. C'est une chose étrange, pour une oreille française, qu'un
+langage ministériel semblable à celui que tenaient alors les chefs de
+l'administration britannique. «Les taxes n'emplissent plus le trésor,
+disaient-ils; il faut se hâter <i>de les diminuer</i>, afin que le peuple
+vive mieux, ait plus de travail, consomme davantage et prépare ainsi,
+pour l'avenir, un aliment au revenu public. Laissons entrer le
+froment, le sucre, le café, à des droits modérés. Débarrassons-nous du
+monopole qu'exercent sur nous nos colonies, à la charge par nous de
+renoncer à celui que nous exerçons sur elles. Par là nous les
+appellerons à l'indépendance, à la prospérité; et délivrés des
+dépenses et des dangers qu'elles entraînent, nous n'aurons avec elles
+et avec le monde que des relations libres et volontaires.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> Il est vrai de dire que cette foi entière dans la solidité
+des doctrines sociales, cette adhésion sans réserve à ce grand
+principe: <i>Il n'y a d'utile que ce qui est juste</i>, en un mot, cette
+politique audacieuse des whigs, rencontra une opposition énergique
+dans l'aristocratie, les fermiers et les planteurs des Antilles; et
+l'on doit même avouer que cette opposition eut l'assentiment de
+l'opinion publique, puisqu'un appel au corps électoral eut pour
+résultat la chute du ministère Melbourne. Mais n'est-ce rien, au moins
+comme fait symptomatique, que cette tentative d'un parti influent,
+d'un parti toujours prêt à s'emparer du timon de l'État, que cet
+effort pour faire entrer immédiatement dans la pratique des affaires
+ces grands principes sociaux que nous devions croire relégués, pour
+longtemps encore, dans les écrits des publicistes et dans la poudre
+des bibliothèques? Et faut-il s'étonner si cette tentative radicale a
+échoué, sur la terre natale du monopole, dans ce pays où les
+priviléges aristocratiques, économiques, politiques, religieux,
+coloniaux sont si puissants et si étroitement unis?</p>
+
+<p>Mais enfin, voilà la liberté condamnée; voilà le privilége au pouvoir,
+dans la personne de sir Robert Peel, porté et soutenu par une majorité
+compacte de vieux torys. Voyons, étudions les doctrines, les actes de
+ce nouveau cabinet, qui a reçu mission expresse de maintenir intact
+l'édifice du monopole.</p>
+
+<p>Son premier empressement est de proclamer son adhésion aux doctrines
+de la liberté commerciale. «Il faut arriver, dit sir Robert, à ce que
+tout Anglais puisse librement acheter et vendre partout où il pourra
+le faire avec le plus d'avantage.» Son collègue, sir James Graham, en
+citant ces paroles, devenues proverbiales en Angleterre, les
+caractérise ainsi: «C'est la politique du sens commun.»</p>
+
+<p>Il ne faut pas croire que sir Robert, en ajournant la réalisation de
+la doctrine libérale, s'abrite, comme on devrait <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> s'y
+attendre, derrière ce prétexte si spécieux et si répandu: le défaut de
+réciprocité de la part des autres nations. Non, il a dit encore:
+«Réglons nos tarifs selon nos intérêts, qui consistent à mettre les
+produits du monde à la portée de nos consommateurs; et si les autres
+peuples veulent payer cher ce que nous pourrions leur donner à bon
+marché, libre à eux!»</p>
+
+<p>Comparons maintenant les actes à ces déclarations de principes, et si
+nous trouvons que la pratique n'est pas à la hauteur de la théorie,
+nous reconnaîtrons du moins que ces actes ont une signification à
+laquelle on ne saurait se méprendre, si l'on ne perd pas de vue que le
+ministère anglais agit au milieu d'immenses difficultés financières et
+sous l'influence du parti qui l'a porté au pouvoir.</p>
+
+<p>La première mesure que prit sir Robert Peel, ce fut de faire un appel
+aux riches pour combler le déficit. Il soumit à une taxe de 3 pour 100
+tout revenu dépassant 150 liv. sterl. (fr. 3,250), quelle qu'en fût la
+source, terres, industries, rentes sur l'État, traitements, etc. Cette
+taxe doit durer trois ou cinq ans.</p>
+
+<p>Au moyen de cette taxe sur le revenu (<i>income-tax</i>), sir Robert Peel
+espérait non-seulement combler le déficit annuel, mais encore avoir,
+après chaque exercice, un excédant disponible.</p>
+
+<p>À quoi fallait-il consacrer cet excédant? Évidemment à quelque mesure
+propre à relever les impôts ordinaires, de manière à pouvoir se
+passer, après trois ou cinq ans, de l'<i>income-tax</i>.</p>
+
+<p>Je ne sais ce qu'on aurait imaginé, de ce côté-ci du détroit, en
+semblable conjoncture; quoi qu'il en soit, le cabinet tory proposa
+d'abaisser le tarif des douanes de manière à produire, dans les
+revenus déjà en déficit, un nouveau vide égal à cet excédant attendu
+de l'<i>income-tax</i>. Il espérait qu'au bout des trois ou cinq années,
+cet allégement des <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> droits favorisant la consommation, et par
+là le revenu public, l'équilibre des finances serait rétabli.</p>
+
+<p>Faire monter les recettes par un dégrèvement de taxes, c'est, il faut
+l'avouer, un procédé hardi et encore inconnu chez un grand nombre de
+peuples.</p>
+
+<p>Au reste, il est peut-être bon de remarquer ici que sir Robert Peel
+n'avait pas le mérite de l'invention. C'est une politique qui a été
+constamment suivie, depuis la paix, soit par les whigs, soit par les
+torys, que de chercher dans la diminution des taxes des ressources
+pour le trésor. Seulement, ce que les précédents cabinets avaient fait
+pour les taxes intérieures (et je citerai entre autres la réforme
+postale), sir Robert l'a appliqué aux droits de douane. Par là, il a
+introduit un germe de mort au c&oelig;ur du régime prohibitif.</p>
+
+<p>M. Dussard a déjà fait connaître dans ce journal les réductions
+opérées à cette époque sur les tarifs anglais. Je rappellerai ici les
+principales.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> Voici comment fut modifiée l'échelle progressive (<i>sliding
+scale</i>) des droits sur les céréales:</p>
+
+<table border="1" cellpadding="2" style="table-layout: auto;" summary="Échelle progressive.">
+<tr>
+<td colspan="2" rowspan="2" class="tb_center">DÉNOMINATIONS.</td>
+<td colspan="6" class="tb_center">DROITS ANCIENS.</td>
+<td colspan="6" class="tb_center">DROITS NOUVEAUX.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="3" class="tb_center">D'ORIGINE<br> étrangère.</td>
+<td colspan="3" class="tb_center">des<br> COLONIES.</td>
+<td colspan="3" class="tb_center">D'ORIGINE<br> étrangère.</td>
+<td colspan="3" class="tb_center">des<br> COLONIES.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td colspan="3" class="tb_bot">&nbsp;</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">liv.</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">sch.</td>
+<td class="tb_center tb_bot">d.</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">liv.</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">sch.</td>
+<td class="tb_center tb_bot">d.</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">liv.</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">sch.</td>
+<td class="tb_center tb_bot">d.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">B&oelig;ufs</td>
+<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">Prohibé.</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">10</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Veaux</td>
+<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">&mdash;</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">10</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">5</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Moutons</td>
+<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">&mdash;</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot">6</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Cochons</td>
+<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">&mdash;</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">5</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot">6</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_borright">Viande de b&oelig;uf</td>
+<td class="tb_bot">le quintal</td>
+<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">&mdash;</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_borright">Viande de porc</td>
+<td class="tb_bot">le quintal</td>
+<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">&mdash;</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_borright">Bière</td>
+<td class="tb_bot">32 litres</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3 liv.</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6 sch.</td>
+<td class="tb_center tb_bot">" d.</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">B&oelig;uf salé</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">12</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Farine</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">6</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">3</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Huile d'olives</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Huile de baleine</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">26</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">12</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Bois de construction</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">10</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">5</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">1</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_borright">Cuirs</td>
+<td class="tb_bot">le quintal</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td>
+<td class="tb_center tb_bot">8</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_borright">Souliers de femmes</td>
+<td class="tb_bot">la douzaine</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">18</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Bottes</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">14</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">5</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">12</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Souliers d'hommes</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">12</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Gants, réduction 50 p. 100</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_borright">Goudron</td>
+<td class="tb_bot">12 barils</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">15</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Térébenthine</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td>
+<td class="tb_center tb_bot">4</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">6</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2" class="tb_bot">Café</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot">3</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">4</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_bot tb_borright">Suif</td>
+<td class="tb_bot">le quintal</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td>
+<td class="tb_center tb_bot">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_bot">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td>
+<td class="tb_center tb_bot">2</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_bot">3</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_borright">Riz</td>
+<td>3 hectolitres</td>
+<td class="tb_center tb_borright">1</td>
+<td class="tb_center tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center">"</td>
+<td class="tb_center tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center">"</td>
+<td class="tb_center tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_borright">3</td>
+<td class="tb_center">"</td>
+<td class="tb_center tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center tb_borright">"</td>
+<td class="tb_center">1</td>
+</tr>
+</table>
+
+<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span>
+<table border="1" cellpadding="3" style="table-layout: auto;" summary="Échelle.">
+<tr>
+<td class="tb_center">PRIX DU<br> FROMENT.</td>
+<td class="tb_center">NOUVELLE<br> ÉCHELLE.</td>
+<td class="tb_center">ANCIENNE<br> ÉCHELLE.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">sch. le quarter.</td>
+<td class="tb_right tb_bot">sch.</td>
+<td class="tb_right tb_bot">sch. d.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">73</td>
+<td class="tb_right tb_bot">1</td>
+<td class="tb_right tb_bot">1 "</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">72</td>
+<td class="tb_right tb_bot">2</td>
+<td class="tb_right tb_bot">2 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">71</td>
+<td class="tb_right tb_bot">3</td>
+<td class="tb_right tb_bot">6 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">70</td>
+<td class="tb_right tb_bot">4</td>
+<td class="tb_right tb_bot">10 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">69</td>
+<td class="tb_right tb_bot">5</td>
+<td class="tb_right tb_bot">13 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">68</td>
+<td rowspan="3" class="tb_right tb_bot">6</td>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">16 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">67</td>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">18 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">66</td>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">20 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">65</td>
+<td class="tb_right tb_bot">7</td>
+<td class="tb_right tb_bot">21 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">64</td>
+<td class="tb_right tb_bot">8</td>
+<td class="tb_right tb_bot">22 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">63</td>
+<td class="tb_right tb_bot">9</td>
+<td class="tb_right tb_bot">23 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">62</td>
+<td class="tb_right tb_bot">10</td>
+<td class="tb_right tb_bot">24 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">61</td>
+<td class="tb_right tb_bot">11</td>
+<td class="tb_right tb_bot">25 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">60</td>
+<td class="tb_right tb_bot">12</td>
+<td class="tb_right tb_bot">26 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">59</td>
+<td class="tb_right tb_bot">13</td>
+<td class="tb_right tb_bot">27 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">58</td>
+<td class="tb_right tb_bot">14</td>
+<td class="tb_right tb_bot">28 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">57</td>
+<td class="tb_right tb_bot">15</td>
+<td class="tb_right tb_bot">29 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">56</td>
+<td class="tb_right tb_bot">16</td>
+<td class="tb_right tb_bot">30 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">55</td>
+<td class="tb_right tb_bot">17</td>
+<td class="tb_right tb_bot">31 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">54</td>
+<td rowspan="2" class="tb_right tb_bot">18</td>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">32 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">53</td>
+<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">33 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right tb_bot">52</td>
+<td class="tb_right tb_bot">19</td>
+<td class="tb_right tb_bot">34 8</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_right">51</td>
+<td class="tb_right">20</td>
+<td class="tb_right">35 8</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Le ministère Peel ne s'est pas arrêté dans cette voie.</p>
+
+<p>Dans la séance du 1<sup>er</sup> mai 1844, le chancelier de l'Échiquier a
+annoncé que le but immédiat qu'on s'était proposé, celui de rétablir
+l'équilibre des finances, avait été atteint. Les recettes du dernier
+exercice ont dépassé les prévisions; les dépenses, au contraire, sont
+demeurées au-dessous, en sorte que l'administration peut disposer d'un
+boni de 2,370,600 liv. sterl.</p>
+
+<p>En conséquence il propose:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> D'abolir intégralement les droits sur les laines étrangères;</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> D'abolir intégralement les droits sur les vinaigres;</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> De réduire les droits sur les cafés étrangers de 8 à 6 d., le
+droit sur le café colonial restant à 4 d.&mdash;La <i>protection</i> tombe
+ainsi de 2 d.;</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> 4<sup>o</sup> De réduire les droits sur les sucres étrangers
+provenant du travail libre (<i>foreign free-grown sugar</i>) de 63 à 34
+sch. le quintal, le droit sur le sucre colonial restant à 24 sch.&mdash;La
+prime en faveur des colonies, ou la protection, tombe ainsi de 39 à 10
+sch., ou des trois quarts;</p>
+
+<p>5<sup>o</sup> D'abaisser les droits sur plusieurs autres articles, verrerie,
+raisins de Corinthe, et les taxes sur les primes d'assurances
+maritimes. Ces diverses réductions doivent laisser un déficit au
+trésor de 400,000 liv. sterl., et réduire par conséquent le boni de
+2,400,000 liv. sterl. à 2 millions.</p>
+
+<p>Si l'on ajoute à cela la réforme de la Banque et la conversion des
+rentes, on reconnaîtra que la présente session du Parlement n'a pas
+été tout à fait perdue pour l'avenir économique de la Grande-Bretagne,
+même sous l'administration qui n'est arrivée au pouvoir que pour
+modérer l'esprit de réforme.</p>
+
+<p>Et si l'on veut bien se rappeler que, contrairement à tous les
+précédents, les vainqueurs de la Chine et du Scind n'ont stipulé pour
+eux, dans ces pays, aucun avantage commercial qui ne s'étende à toutes
+les nations du monde, il faudra bien convenir que la doctrine de la
+liberté des échanges a dû faire des progrès en Angleterre pour amener
+de tels résultats.</p>
+
+<p>On est surpris, il est vrai, que le gouvernement anglais pouvant
+disposer d'un excédant de recettes de 2,400,000 liv. sterl., il
+n'accorde des modérations de droits que jusqu'à concurrence de 400,000
+liv. sterl. Voici comment M. Goulburn s'exprime à ce sujet:</p>
+
+<p>«Je n'hésite pas à dire que, dans le moment actuel, je ne suis pas
+encore fixé sur les résultats de la réduction de droits opérée en
+1842. Il est hors de doute que lorsque l'on considère la liste des
+articles et la consommation croissante, qui s'est manifestée sur
+presque tous, on est fondé à concevoir les plus grandes espérances.
+Sur les trente-trois principaux <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> articles qui ont été réduits,
+il n'y en a que cinq dont la consommation a diminué. Sur tous les
+autres, il y a eu une augmentation plus ou moins prononcée. J'espère
+donc dans l'issue de cette expérience; mais la Chambre ne doit pas
+perdre de vue que la nécessité de donner aux approvisionnements le
+temps de s'écouler n'a permis au nouveau tarif d'entrer en plein
+exercice que vers le milieu de l'année dernière. L'expérience n'est
+donc pas complète, et je ne saurais prendre sur moi, d'après un essai
+d'aussi courte durée, de préjuger les vues du Parlement dans le cours
+de la prochaine session, surtout alors que la taxe sur le revenu
+(<i>income-tax</i>) devra être prise en considération. Dans de telles
+circonstances, je pense qu'il sera évident pour tous que j'aurais agi
+d'une manière inconsidérée et même déloyale, si j'avais engagé la
+Chambre à voter, dès aujourd'hui, de plus fortes réductions, qui
+n'auraient eu d'autre résultat que de l'empêcher d'agir, l'année
+prochaine, en parfaite connaissance de cause.»</p>
+
+<p>Ainsi le cabinet réserve 2 millions sterling, sur l'excédant de revenu
+déjà réalisé, pour les réunir à l'excédant prévu du présent exercice,
+afin de pouvoir, dès la prochaine session, soit supprimer
+l'<i>income-tax</i>, soit marcher résolument dans la carrière de la réforme
+commerciale. Je dois ajouter que c'est l'opinion générale, en
+Angleterre, que le ministre usera de la faculté qui lui a été accordée
+de prélever l'<i>income-tax</i> pendant cinq ans au lieu de trois, et qu'il
+mettra ce délai à profit pour achever, autant du moins que cela entre
+dans ses vues, l'&oelig;uvre qu'il a entreprise.</p>
+
+<p>De l'examen que je viens de faire de la politique suivie en
+Angleterre, depuis Huskisson jusqu'à ce moment, et de l'espèce
+d'engagement contracté le 1<sup>er</sup> mai dernier par le chancelier de
+l'Échiquier, je crois qu'on peut conclure que le Royaume-Uni <i>s'avance
+d'année en année vers le régime de la liberté</i>. C'est la seconde
+proposition que j'avais à établir; <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> mais afin qu'on ne soit
+pas porté à s'exagérer la libéralité de l'&oelig;uvre des torys, non plus
+qu'à en méconnaître l'importance, je crois devoir faire suivre cet
+exposé de quelques réflexions.</p>
+
+<p>Quelle différence caractérise la politique de Peel et celle de
+Russell? Comment le ministère whig est-il tombé pour avoir proposé une
+réforme qu'accomplissent ceux qui l'ont renversé? C'est une question
+qui se présentera naturellement à l'esprit, dans l'état d'ignorance où
+la presse tient systématiquement le public français sur les affaires
+de l'Angleterre.</p>
+
+<p>Le plan adopté par sir R. Peel répond à deux pensées: la première,
+c'est de relever le revenu public par l'accroissement de la
+consommation; la seconde, de ménager, autant que possible, les
+intérêts aristocratiques et coloniaux. Soulager les masses, dans la
+mesure nécessaire pour rétablir l'équilibre des finances, n'abandonner
+du monopole que ce qui est indispensable pour atteindre ce but; telle
+est la tâche que le ministère accomplit du consentement des torys. On
+conçoit que la situation de la Grande-Bretagne commandait si
+impérieusement de mettre un terme au déficit annuel du budget, que les
+torys eux-mêmes se soient vus forcés de laisser entamer le monopole.</p>
+
+<p>Mais naturellement ils ont exigé du ministère qu'il en retînt tout ce
+qu'il est possible d'en retenir. Aussi sir R. Peel n'a pas songé à
+établir l'<i>impôt foncier</i>; et il n'a touché que d'une manière
+illusoire à la protection dont jouissent les céréales, c'est-à-dire
+les seigneurs terriens.</p>
+
+<p>Quant aux colonies, la protection leur est continuée et semble même
+leur promettre un nouvel avenir. Il est vrai que le <i>nivellement</i> tend
+à s'établir pour le sucre, le café et ce qu'on nomme les denrées
+tropicales; il est vrai encore que les droits ont été abaissés sur une
+foule d'objets de provenance étrangère et dans une forte proportion;
+mais ils <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> ont été abaissés, pour les objets similaires
+provenant des colonies, dans une proportion encore plus forte, en
+sorte que la protection subsiste toujours en principe et en fait. Un
+exemple fera comprendre ce mécanisme.</p>
+
+<table border="0" cellpadding="2" style="table-layout: auto;" summary="Bois.">
+<tr>
+<td class="tb_center" colspan="6">BOIS DE CONSTRUCTION</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center" colspan="2">Du Canada.</td>
+<td class="tb_center" colspan="2">De la Baltique.</td>
+<td class="tb_center">Proportion.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Tarif ancien.</td>
+<td class="tb_right">10</td>
+<td>sch.</td>
+<td class="tb_right">55</td>
+<td>sch.</td>
+<td class="tb_center">1 contre 5-&frac12;.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Tarif Russell.</td>
+<td class="tb_right">20</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">50</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">1 contre 2-&frac12;.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Tarif Peel.</td>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">25</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_center">1 contre 25.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Ainsi, quoique le bois de la Baltique ait subi une réduction plus
+forte même que celle que proposait lord John Russell, cependant la
+protection en faveur du Canada n'en est pas altérée; bien au
+contraire, car sir Robert a en même temps dégrévé le bois colonial,
+tandis que lord Russell voulait l'élever. Cet exemple montre
+clairement par quel artifice le cabinet tory a su concilier l'intérêt
+du consommateur et celui des colons.</p>
+
+<p>Il suit de là que sir Robert Peel est en mesure de refuser aux
+colonies la liberté du commerce. «Nous vous conservons la protection,
+leur dit-il, par d'autres chiffres, mais d'une manière tout aussi
+efficace.» Les whigs, au contraire, entraient dans la voie de
+l'affranchissement. Ils disaient aux colonies: «Le Royaume-Uni cesse
+d'être votre acheteur forcé, mais aussi il ne prétend plus être votre
+vendeur exclusif; que chacun de nous se pourvoie selon ses intérêts et
+ses convenances.» Il est clair que c'était la rupture du contrat
+social. La métropole devenait libre de recevoir du bois, du sucre, du
+café d'ailleurs que des colonies; les colonies devenaient libres de
+recevoir de la farine, des draps, des toiles, du papier, des soieries
+d'ailleurs que de l'Angleterre.</p>
+
+<p>Le projet des whigs renfermait donc une pensée grande, féconde,
+humanitaire, qu'on regrette de ne pas retrouver, du moins au même
+degré, dans la réforme exécutée par <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> les torys, d'autant que
+sir Robert Peel avait fait pressentir qu'il s'emparait de cette
+pensée, quand il avait placé son système sous le patronage de ces
+mémorables paroles: «Il faut arriver à ce que tout Anglais soit libre
+d'acheter et de vendre au marché le plus avantageux!» «<i>Every
+Englishman must be allowed to buy in the cheapest market, and to sell
+in the dearest.</i>» (<i>Speech on the tariff</i>, 10 mai 1842.) Principe dont
+il s'écarte, puisqu'il oblige les Anglais et leurs colons d'acheter et
+de vendre dans des marchés <i>forcés</i>.</p>
+
+<p>Telle est la différence qui signale les deux réformes que nous
+comparons; mais quoique celle des torys soit moins radicale et sociale
+que celle des whigs, il est pourtant certain qu'elle procède
+constamment <i>par voie de dégrèvement</i>, et c'en est assez pour
+justifier la proposition que j'avais à établir.</p>
+
+<p>Quand j'ai parlé de la France, j'ai dit que ce n'est pas par quelques
+actes du gouvernement, mais par les exigences de l'opinion publique
+qu'il fallait surtout apprécier les tendances des peuples et l'avenir
+qu'ils se préparent. Or, en matière de douanes, de l'autre côté comme
+de ce côté du détroit, il est facile de voir que l'initiative
+ministérielle est forcée par la puissance de l'opinion. Ici, elle
+réclame des protections, et le pouvoir rend des ordonnances
+restrictives. Là, elle demande la liberté, et le pouvoir opère les
+réformes du 26 juin 1842 et du 1<sup>er</sup> mai 1844; mais il s'en faut bien
+que ces mesures incomplètes satisfassent le v&oelig;u public, et comme il
+y a en France des comités manufacturiers qui tiennent les ministres
+sous leur joug, il y a en Angleterre des associations qui entraînent
+l'administration dans la voie de la liberté. Les man&oelig;uvres secrètes
+et corruptrices de comités, organisés pour le triomphe d'intérêts
+particuliers, ne peuvent nous donner aucune idée de l'action franche
+et loyale qu'exerce en Angleterre l'<i>association pour <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> la
+liberté du commerce</i><a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>, cette association puissante qui dispose d'un
+budget de 3 millions, qui, par la presse et la parole, fait pénétrer
+dans toutes les classes de la communauté les connaissances
+économiques, qui ne laisse ignorer à personne le mal ni le remède, et
+qui néanmoins paralyse entre les mains des opprimés toute arme que
+n'autorisent pas l'humanité et la religion.&mdash;Je n'entrerai pas ici
+dans des détails sur cette association dont la presse parisienne nous
+a à peine révélé l'existence. Je me contenterai de dire que son but
+est l'abolition complète, immédiate de tous les monopoles, «de toute
+protection en faveur de la propriété, de l'agriculture, des
+manufactures, du commerce et de la navigation, en un mot, la liberté
+illimitée des échanges, en tant que cela dépend de la législation
+anglaise et sans avoir égard à la législation des autres
+peuples!»&mdash;Pour faire connaître l'esprit qui l'anime, je traduirai un
+passage d'un discours prononcé à la séance du 20 mai dernier par M.
+George Thompson.</p>
+
+<p>«C'est un beau spectacle que de voir une grande nation presque unanime
+poursuivant un but tel que celui que nous avons en vue, par des moyens
+aussi parfaitement conformes à la justice universelle que ceux
+qu'emploie l'<i>Association</i>. En 1826, le secrétaire d'État, qui occupe
+aujourd'hui le ministère de l'intérieur, fit un livre pour persuader
+aux monopoleurs de renoncer à leurs priviléges; et il les avertissait
+que s'ils ne s'empressaient de céder et de sacrifier leurs intérêts
+privés à la cause des masses, le temps viendrait où, dans ce pays,
+comme dans un pays voisin, le peuple se lèverait dans sa force et dans
+sa majesté, et balayerait, de dessus le sol de la patrie, et leurs
+honneurs et leurs titres, <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> et leurs distinctions, et leurs
+richesses mal acquises. Qu'est-ce qui a détourné, qu'est-ce qui
+détourne encore cette catastrophe dont l'idée seule fait reculer
+d'horreur? qu'est-ce qui en préservera notre pays, quelque longue que
+soit la lutte actuelle? C'est l'<i>intervention de l'Association pour la
+liberté du commerce</i>, avec son action purement morale, intellectuelle
+et pacifique, rassemblant autour d'elle et accueillant dans son sein
+les hommes de la moralité la plus pure, non moins attachés aux
+principes du christianisme qu'à ceux de la liberté, et décidés à ne
+poursuivre leur but, quelque glorieux qu'il soit, que par des moyens
+dont la droiture soit en harmonie avec la cause qu'ils ont embrassée.
+Si l'ignorance, l'avarice et l'orgueil se sont unis pour retarder le
+triomphe de cette cause sacrée, une chose du moins a lieu de nous
+consoler et de soutenir notre courage, c'est que chaque heure de
+retard est employée par dix mille de nos associés à répandre les
+connaissances les plus utiles dans toutes les classes de la
+communauté. Je ne sais vraiment pas, s'il était possible de supputer
+le bien qui résulte de l'<i>agitation</i> actuelle, je ne sais pas, dis-je,
+s'il ne présenterait pas une ample compensation au mal que peuvent
+produire, dans le même espace de temps, les lois qu'elle a pour objet
+de combattre.&mdash;Le peuple a été éclairé, la science et la moralité ont
+pénétré dans la multitude; et si le monopole a empiré la condition
+physique des hommes, l'association a élevé leur esprit et donné de la
+vigueur à leur intelligence: Il semble qu'après tant d'années de
+discussion, les faits et les arguments doivent être épuisés. Cependant
+nos auditeurs sont toujours plus nombreux, nos orateurs plus féconds,
+et tous les jours ils exposent les principes les plus abstraits de la
+science sous les formes les plus variées et les plus attrayantes. Quel
+homme, attiré dans ces meetings par la curiosité, n'en sort pas
+meilleur et plus éclairé? Quel immense bienfait pour le pays que
+cette <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> association! Pour moi, je suis le premier à reconnaître
+tout ce que je lui dois, et je suppose qu'il n'est personne qui ne se
+sente sous le poids des mêmes obligations. Avant l'existence de la
+<i>Ligue</i>, avais-je l'idée de l'importance du grand principe de la
+liberté des échanges? l'avais-je considéré sous tous ses aspects?
+avais-je reconnu aussi distinctement les causes qui ont fait peser la
+misère, répandu le crime, propagé l'immoralité parmi tant de millions
+de nos frères? Savais-je apprécier, comme je le fais aujourd'hui,
+toute l'influence de la libre communication des peuples sur leur union
+et leur fraternité? Avais-je reconnu le grand obstacle au progrès et à
+la diffusion par toute la terre de ces principes moraux et religieux,
+qui font tout à la fois la gloire, l'orgueil et la stabilité de ce
+pays? Non, certainement non! D'où est sorti ce torrent de lumière? de
+l'<i>association pour la liberté du commerce</i>. Ah! c'est avec raison que
+les amis de l'ignorance et de la compression des forces populaires
+s'efforcent de renverser la <i>Ligue</i>, car sa durée est le gage de son
+triomphe, et plus ce triomphe est retardé, plus la vérité descend dans
+tous les rangs et s'imprime dans tous les c&oelig;urs. Quand l'heure du
+succès sera arrivée, il sera démontré qu'il est dû tout entier à la
+puissance morale du peuple. Alors ces vivaces énergies, devenues
+inutiles à notre cause, ne seront point perdues, disséminées ou
+inertes; mais, j'en ai la confiance, elles seront convoquées de
+nouveau, consolidées et dirigées vers l'accomplissement de quelque
+autre glorieuse entreprise. Il me tarde de voir ce jour, par cette
+raison entre autres que la lumière, qui a été si abondamment répandue
+dans le pays, a révélé d'autres maux et d'autres griefs que ceux qui
+nous occupent aujourd'hui.... Hâtons donc le moment où, vainqueurs
+dans cette lutte, sans que notre victoire ait coûté une larme à la
+veuve et à l'orphelin, nous pourrons diriger vers un autre objet
+cette puissante armée qui s'est levée contre le monopole, <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> et
+conduire à de nouveaux triomphes un peuple qui aura tout à la fois
+obtenu le juste salaire de son travail et fait l'épreuve de sa force
+morale. Nous faisons une expérience dont le monde entier profitera.
+Nous enseignons aux hommes civilisés de tous les pays comment on
+triomphe sans intrigue, sans transaction, sans crime et sans remords,
+sans verser le sang humain, sans enfreindre les lois de la société et
+encore moins les commandements de Dieu.»</p>
+
+<p>Tel est le but, tel est l'esprit de l'association. On ne sera pas
+surpris des vives lumières qu'elle a répandues en Angleterre, si l'on
+veut bien se rappeler que la question de la liberté du commerce touche
+à tous les grands problèmes de la science économique: distribution des
+richesses, paupérisme, colonies, et à un grand nombre de difficultés
+politiques; car c'est le monopole qui sert de base à l'influence
+aristocratique, à la prépondérance de l'Église établie, au système de
+conquêtes et d'envahissements qui a prévalu dans les conseils de la
+Grande-Bretagne, au développement exagéré de forces navales que cette
+politique exige, enfin à la haine et à la méfiance des peuples qu'elle
+ne peut manquer de susciter.</p>
+
+<p>Je crois avoir établi que la France et l'Angleterre suivent, en
+matière de douanes, une politique opposée. C'est le moment d'examiner
+la question que je posais en commençant:</p>
+
+<p>Quelles seront, sur la prospérité, la sécurité et la moralité des deux
+nations, les conséquences logiques de l'état de choses dans lequel
+chacune d'elles aspire à se placer?</p>
+
+<p>§ III.&mdash;Je n'examinerai pas longuement les effets comparés de la
+liberté et du monopole sur la <i>prospérité</i> des nations. Les écoles
+politiques modernes paraissent se préoccuper beaucoup moins de
+<i>prospérité</i> que de <i>prépondérance</i>, comme si la prépondérance pouvait
+être considérée comme autre chose qu'un moyen (et souvent un moyen
+trompeur). <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> de prospérité, et comme si la prospérité d'un
+peuple n'était pas un des fondements de sa prépondérance. D'ailleurs,
+à quoi bon démontrer ce qui est évident de soi? Que l'isolement
+commercial de la France doive la placer, sous le rapport des
+richesses, dans des conditions d'infériorité vis-à-vis de
+l'Angleterre, cela peut-il être l'objet d'un doute?</p>
+
+<p>L'Angleterre, on le sait, a des capitaux abondants que l'industrie
+emprunte à un taux très-modéré; elle possède les deux principaux
+instruments du travail, la houille et le fer, des ports nombreux, des
+moyens de communication rapides, de puissantes institutions de crédit,
+une race d'entrepreneurs pleins d'audace, de prudence et de ténacité,
+un nombre immense d'ouvriers habiles dans tous les genres, un
+gouvernement qui procure au travail la plus complète sécurité, un
+climat tempéré, favorable au développement des forces humaines. La
+seule chose qui neutralise tant et de si puissants avantages, c'est,
+d'une parti la cherté des subsistances, et par suite l'élévation du
+prix de la main-d'&oelig;uvre, et d'autre part, l'irritation, la haine
+sourde qui existe entre les diverses classes, conséquence du monopole
+que les unes exercent sur les autres.</p>
+
+<p>Mais quand l'Angleterre aura achevé sa réforme commerciale, quand ses
+douanes, au lieu d'être un instrument de protection, ne seront plus
+qu'un moyen de prélever l'impôt, quand elle aura renversé la barrière
+qui la sépare des nations, alors les moyens d'existence afflueront de
+tous les points du globe vers cette île privilégiée, pour s'y échanger
+contre du travail manufacturier. Les froments de la mer Noire, de la
+Baltique et des États-Unis s'y vendront à 12 ou 14 fr. l'hectolitre;
+le sucre du Brésil et de Cuba à 15 ou 20 centimes la livre, et ainsi
+du reste. Alors l'ouvrier pourra bien vivre en Angleterre avec un
+salaire égal et même inférieur, dans un cas urgent, à celui que
+recevront les ouvriers du continent, et particulièrement les ouvriers
+français <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> forcés, par notre législation, de distribuer en
+primes aux monopoleurs la moitié peut-être de leurs modiques profits.
+Quel moyen nous restera-t-il de soutenir la lutte, alors que capitaux,
+houille, fer, transports, impôts, main-d'&oelig;uvre, tout reviendra plus
+cher au fabricant français; alors que les navires étrangers, soumis à
+des droits protecteurs de navigation, seront réduits à venir <i>sur
+lest</i> chercher nos produits dans nos ports, et que nos propres
+bâtiments, privés, par la prohibition, de tous moyens de faire des
+chargements de retour, seront forcés de faire supporter <i>double fret</i>
+à nos exportations?</p>
+
+<p>En même temps que, par le bon marché des subsistances, les classes
+ouvrières d'Angleterre seront mises à même d'étendre le cercle de
+leurs consommations, on verra s'apaiser le sentiment d'irritation qui
+les anime, d'abord parce qu'elles jouiront de plus de bien-être,
+ensuite parce qu'elles n'auront plus de griefs raisonnables contre les
+autres classes de la société.</p>
+
+<p>Les choses suivront chez nous une marche diamétralement opposée.</p>
+
+<p>Le but immédiat de la <i>protection</i> est de favoriser le
+<i>producteur</i>.&mdash;Ce que celui-ci demande, c'est le <i>placement
+avantageux</i> de son produit.&mdash;Le placement avantageux d'un produit
+dépend de sa <i>cherté</i>,&mdash;et la <i>cherté</i> provient de la <i>rareté</i>.&mdash;Donc
+la protection aspire à opérer la rareté.&mdash;C'est sur la <i>disette des
+choses</i> qu'elle prétend fonder le <i>bien-être des hommes</i>.&mdash;<i>Abondance</i>
+et <i>richesse</i> sont à ses yeux deux choses qui s'excluent, car
+l'abondance fait le bon marché, et le bon marché, s'il profite au
+consommateur, importune le producteur dont la protection se préoccupe
+exclusivement.</p>
+
+<p>En persévérant dans ce système, nous arrivons donc à <i>élever le prix</i>
+de toutes choses. Dira-t-on que le <i>bon marché</i> peut revenir par la
+seule concurrence des producteurs nationaux? <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> Ce serait
+supposer qu'ils travaillent dans des conditions aussi favorables que
+les producteurs étrangers; ce serait déclarer l'inutilité de la
+protection. Mais le régime restrictif, loin de présupposer cette
+<i>égalité de conditions</i>, aspire à la produire, et ici je dois faire
+remarquer un abus de mots qui conduit à de graves erreurs.&mdash;Ce ne sont
+pas les <i>conditions de production</i>, mais les <i>conditions de placement</i>
+que la protection égalise. Un droit élevé peut bien faire que les
+oranges mûries par la chaleur artificielle de nos serres <i>se vendent</i>
+au même prix que les oranges mûries par le soleil de Lisbonne. Mais il
+ne peut pas faire que les conditions de production soient égales en
+France et en Portugal.&mdash;Ainsi, <i>cherté</i>, <i>rareté</i>, sont les
+conséquences nécessaires de la protection, toutes les fois que la
+protection a des conséquences quelconques.</p>
+
+<p>Partant de ces données, il est facile de voir ce qui arrivera si la
+France persévère dans le régime restrictif, pendant que l'Angleterre
+s'avance vers la liberté des échanges.</p>
+
+<p>Déjà une foule de produits anglais sont à plus bas prix que les
+nôtres, puisque nous sommes réduits à les exclure. À mesure que la
+liberté produira en Angleterre ses effets naturels, le <i>bon marché</i> de
+tous les objets de consommation; à mesure que la restriction produira
+en France ses conséquences nécessaires, la <i>rareté</i>, la <i>cherté</i> des
+moyens de subsistance, cette distance entre les prix des produits
+similaires ira toujours s'agrandissant, et il viendra un moment où les
+droits actuels seront insuffisants pour <i>réserver</i> à nos producteurs
+le marché national. Il faudra donc les élever, c'est-à-dire chercher
+le remède dans l'aggravation du mal.&mdash;Mais en admettant que la
+législation puisse toujours défendre notre marché, elle est au moins
+impuissante sur les marchés étrangers, et nous en serons
+infailliblement évincés, le jour, peu éloigné, je le crois, où les
+Îles Britanniques se seront déclarées <i>port franc</i> dans toute la
+force du mot. <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> Alors, à beaucoup d'avantages naturels sous le
+rapport manufacturier, les Anglais joindront celui d'avoir la
+main-d'&oelig;uvre à bas prix, car le pain, la viande, le combustible, le
+sucre, les étoffes et tout ce que consomme la classe ouvrière, se
+vendra en Angleterre à peu près au même taux que dans les divers pays
+du globe où ces objets sont au moindre prix. Nos produits fabriqués,
+chassés de partout par cette concurrence invincible, seront donc
+refoulés dans nos ports et nos magasins; il faudra les laisser pourrir
+ou les <i>vendre à perte</i>. Mais vendre à perte ne peut être l'état
+permanent de l'industrie. Il faudra donc opter: ou arrêter la
+fabrication, ou réduire le taux des salaires. L'un de ces partis
+facilitera l'autre. Plus il se fermera d'ateliers, plus la place
+regorgera d'ouvriers sans pain et sans emploi, qui se feront
+concurrence les uns aux autres, et loueront leurs bras au rabais,
+jusqu'à ce que soit atteinte cette dernière limite de privations et de
+souffrances au delà de laquelle il n'est plus possible à l'homme de
+subsister.&mdash;Je ne veux pas m'étendre ici sur les dangers d'un tel état
+de choses, au point de vue de l'ordre, de la sécurité intérieure, non
+plus que sous le rapport de la criminalité toujours si étroitement
+liée à la misère; je me borne à la question économique.&mdash;La classe
+laborieuse sera donc réduite à retrancher sur toutes ses consommations
+déjà si restreintes; dès lors, et je prie de remarquer ceci, ce ne
+sont plus les débouchés, extérieurs que nous aurons perdus, mais
+encore ces débouchés réciproques que nos industries s'ouvrent les unes
+aux autres. Les classes manufacturières ne feront aucun retranchement
+sur le pain, la viande, le vêtement, qui ne nuise aux classes
+agricoles; et celles-ci ne sauraient souffrir sans que la réaction
+soit sentie par les classes manufacturières. Le Nord ruiné demandera
+moins de vins et de soieries au Midi, le Midi appauvri se passera dans
+une forte proportion des draps et des cotonnades du Nord. C'est ainsi
+que le dénûment, <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> la privation, et sans doute aussi les
+passions mauvaises et dangereuses, s'étendront sur tous les points du
+territoire et sur toutes les classes de la société.</p>
+
+<p>Je ne doute pas qu'on ne s'efforce de jeter du ridicule sur ces
+tristes prévisions. Mais peut-on raisonnablement accuser d'aspirer au
+rôle de <i>prophète</i> l'écrivain qui se borne à exposer les conséquences
+nécessaires du fait sur lequel il raisonne?&mdash;Et après tout, quelle est
+ma conclusion? que nous marchons vers le <i>dénûment</i>. Or, c'est là
+non-seulement l'<i>effet</i>, mais encore, nous l'avons vu, le <i>but avoué</i>
+de la protection, car elle ne prétend pas aspirer à autre chose qu'à
+favoriser le producteur, c'est-à-dire à produire législativement la
+<i>cherté</i>. Or, cherté, c'est rareté; rareté, c'est l'opposé
+d'abondance; et l'opposé d'abondance, c'est le <i>dénûment</i>.</p>
+
+<p>Et puis, est-il vrai ou n'est-il pas vrai que, même en ce moment où
+une législation vicieuse tient en Angleterre les moyens de subsistance
+à haut prix, notre industrie lutte péniblement contre celle des
+Anglais? Si cela est vrai, que sera-ce donc quand cette législation
+réformée aura fait disparaître, de leur côté, cette cause
+d'infériorité relative? Si cela n'est pas vrai, si nous sommes sans
+rivaux, si nous jouissons des conditions de production les plus
+favorables, sur quoi se fonde la protection? qu'a-t-elle à dire pour
+sa justification?</p>
+
+<p>§ IV.&mdash;<i>Sécurité.</i>&mdash;On peut dire qu'un peuple dont l'existence repose
+sur le système colonial et sur des possessions lointaines n'a qu'une
+prospérité précaire et toujours menacée, comme tout ce qui est fondé
+sur l'injustice. Une conquête excite naturellement contre le vainqueur
+la <i>haine</i> du peuple conquis, l'<i>alarme</i> chez ceux qui sont exposés au
+même sort, et la <i>jalousie</i> parmi les nations indépendantes. Lors donc
+que, pour se créer des débouchés, une nation a recours à la violence,
+elle ne doit point s'aveugler: il faut <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> qu'elle sache qu'elle
+soulève au dehors toutes les énergies sociales, et elle doit être
+préparée à être toujours et partout la plus forte, car le jour où
+cette supériorité serait seulement incertaine, ce jour-là serait celui
+de la réaction.&mdash;En relâchant le lien colonial, l'Angleterre ne
+travaille donc pas moins pour sa sécurité que pour sa prospérité, et
+(c'est là du moins ma ferme conviction) elle donne au monde un exemple
+de modération et de bon sens politique qui n'a guère de précédent dans
+l'histoire. Cette nation a longtemps cherché la grandeur dans des
+envahissements successifs, et elle a possédé jusqu'ici la condition
+essentielle de cette politique, la supériorité navale. Pour qu'elle
+pût être justifiée de persévérer dans ce système, il faudrait deux
+choses: la première, qu'il fût favorable à ses vrais intérêts; la
+seconde, que la suprématie des mers ne pût jamais lui être arrachée.
+Mais, d'une part, les connaissances économiques ont fait assez de
+progrès en Angleterre pour que le système colonial y soit jugé, au
+point de vue de la prospérité de la métropole; et il est peu d'Anglais
+qui ne sachent fort bien que le commerce avec les États libres est
+plus avantageux que les échanges avec les colonies. D'une autre part,
+être toujours le plus fort est une lourde obligation. À mesure que les
+autres peuples grandissent, il faut que l'Angleterre accroisse la
+masse de forces vives, de capitaux, de travail humain qu'elle
+soustrait à l'industrie pour les consacrer à la marine, et il doit
+arriver un moment où l'emploi improductif de tant de ressources
+dépasse de beaucoup les profits du commerce colonial, en les supposant
+même tels qu'on se plaît à les imaginer.&mdash;Il y a donc, de la part de
+l'Angleterre, une sagesse profonde, une prudence consommée à dissoudre
+graduellement le contrat colonial, à rendre et à recouvrer
+l'indépendance, à se retirer à temps d'un ordre de choses violent et
+par cela même dangereux, précaire, gros d'orages et de tempêtes, et
+qui, après tout, détruit et prévient plus <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> de richesses qu'il
+n'en crée. Sans doute, il en coûtera à l'orgueil britannique de se
+dépouiller de cette ceinture de possessions échelonnées sur toutes les
+grandes routes du monde. Il en coûtera surtout à l'aristocratie, qui,
+par les places qu'elle occupe dans les colonies, dans les armées et
+dans la marine, recueille cette large moisson d'impôts, qu'un tel
+système oblige à faire peser sur les classes laborieuses. Mais
+derrière les torys, il y a les whigs; derrière les whigs, il y a le
+peuple qui paye et qui souffre; il y a la <i>Ligue</i> qui lui apprend
+pourquoi il souffre et pourquoi il paye; il y a le c&oelig;ur humain qui,
+pour faire triompher le <i>juste</i>, n'a besoin que d'apercevoir sa
+connexité avec l'<i>utile</i>; et il est permis d'espérer qu'un faux
+orgueil national, une prospérité factice et inégale ne lutteront pas
+longtemps contre les forces combinées de l'intérêt, de la justice et
+de la vérité. La <i>Ligue</i> le proclame tous les jours et sous toutes les
+formes, ce qu'on nomme la puissance britannique, en tant qu'elle
+repose sur la violence, l'oppression et l'envahissement, outre les
+périls qu'elle tient suspendus sur l'empire, ne lui donne pas ces
+richesses qu'elle semble promettre et qu'il trouvera dans la liberté
+des relations internationales, si du moins on appelle richesses
+l'abondance des choses et leur équitable répartition.</p>
+
+<p>Ainsi, en se délivrant du gigantesque fardeau de ses colonies, non
+point en ce qui touche des relations de libre échange, de fraternité,
+de communauté de race et de langage, mais en tant que possessions
+courbées avec la métropole sous le joug d'un monopole réciproque,
+l'Angleterre, je le répète, travaille autant pour sa sécurité que pour
+sa prospérité. Aux sentiments de haine, d'envie, de méfiance et
+d'hostilité que son ancienne politique avait semés parmi les nations,
+elle substitue l'amitié, la bienveillance et cet inextricable réseau
+de liens commerciaux qui rend les guerres à la fois inutiles et
+impossibles. Elle se replace dans <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> une situation naturelle,
+stable, qui, en favorisant le développement de ses ressources
+industrielles, lui permettra d'alléger le faix des taxes publiques.</p>
+
+<p>N'est-il pas à craindre que le régime protecteur n'engage la France
+dans cette voie dangereuse d'où l'Angleterre s'efforce de sortir?&mdash;Je
+l'ai déjà dit en commençant, il y a connexité nécessaire entre la
+protection et les colonies. Établir cette connexité, exposer toutes
+les conséquences qui en dérivent, au point de vue de la sécurité, ce
+serait dépasser de beaucoup les limites dans lesquelles je suis forcé
+de me renfermer; je me bornerai à quelques aperçus.</p>
+
+<p>À mesure que nos débouchés se fermeront au dehors, par l'effet de
+notre législation restrictive, nous nous attacherons plus fortement
+aux débouchés coloniaux. Nous renforcerons autant que possible notre
+monopole à la Martinique, à la Guadeloupe, en Algérie; nous suivrons
+la politique dont le germe est contenu dans l'ordonnance qui exclut
+les tissus anglais de l'Afrique française. Mais, sous peine de n'être
+que les oppresseurs de nos colons, de n'exciter en eux que le
+mécontentement et la haine, il faudra bien que les faveurs soient
+réciproques; il faudra bien que nous repoussions aussi de nos marchés
+toute production du dehors qui pourra nous être fournie, <i>à quelque
+prix que ce soit</i>, par l'Algérie; et nous serons ainsi amenés à rompre
+le peu de relations qui nous lient encore avec les nations étrangères.</p>
+
+<p>Dans cette substitution de <i>marchés réservés</i> à des <i>marchés libres</i>,
+la perte sera évidente. Nos Antilles ne sauraient nous offrir un
+débouché égal à celui de tous les pays où croît la canne à sucre.
+Quand nous aurons exclu le coton, les soies, les laines étrangères,
+pour protéger l'Algérie, le débouché que nous nous serons réservé en
+Afrique sera loin, bien loin de compenser celui que nous aurons perdu
+aux États-Unis, en Italie, en Espagne; et nous serons plus engorgés
+que jamais. Il faudra donc marcher à la conquête <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> de débouchés
+nouveaux, de <i>débouchés réservés</i>, c'est-à-dire de nouvelles colonies.
+Nous convoitons Haïti, Madagascar, que sais-je?</p>
+
+<p>Ainsi, nous cimenterons, nous élargirons le système des colonies <i>à
+monopoles réciproques</i>, au moment même où il sera rejeté par le pays
+qui l'a le plus expérimenté. Mais on ne fait pas de conquêtes sans
+provoquer des haines. Après avoir prélevé sur nous-mêmes d'immenses
+capitaux, pour solder au loin des consommateurs, il nous faudra en
+prélever de plus immenses encore pour nous prémunir contre l'esprit
+d'hostilité que nous aurons fait naître. Jamais nous ne saurons
+augmenter assez nos forces de terre et de mer, et plus nous aurons
+anéanti, au sein de notre population, la faculté de produire, plus
+nous serons forcés de l'accabler de tributs et d'entraves. Se peut-il
+concevoir une politique plus insensée? Quoi! lorsque l'Angleterre
+s'effraye de sa puissance coloniale, elle qui a tant de vaisseaux pour
+la maintenir, lorsqu'elle reconnaît que cette puissance est
+artificielle, injuste, pleine de périls, quand elle comprend que ce
+système d'envahissement compromet la paix du monde, provoque des
+réactions, force tous les peuples à se tenir toujours prêts à prendre
+part à une conflagration générale, et tout cela, non-seulement sans
+profit, pour elle, mais encore au détriment de son industrie et du
+bien-être de ses citoyens, quand enfin elle se dégage volontairement,
+librement, par prudence pure et après mûre réflexion, de ces liens
+dangereux, pour se replacer dans une situation naturelle, stable, sûre
+et équitable, c'est alors que nous voulons entrer dans cette voie
+funeste, nous qui proclamons tout haut notre pénurie de vaisseaux et
+de marins; c'est alors que nous prétendons créer de toutes pièces et
+le système colonial et le développement des forces navales qu'il
+exige! Et pourquoi? pour substituer au marché universel, qui serait à
+nous par la liberté, le débouche de quelques <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> îles lointaines,
+débouché forcé, illusoire, <i>acheté deux fois</i> par le double sacrifice
+que nous nous imposons comme consommateurs et comme contribuables!</p>
+
+<p>Ainsi le régime prohibitif et le système colonial, qui en est le
+complément nécessaire, menacent notre indépendance nationale.&mdash;Un
+peuple sans possessions au delà de ses frontières a pour colonies le
+monde entier, et cette colonie, il en jouit sans frais, sans violence
+et sans danger. Mais lorsqu'il veut s'approprier des terres
+lointaines, en réduire les habitants sous son joug, il s'impose la
+nécessité d'être partout le plus fort. S'il réussit, il s'épuise en
+impôts, se charge de dettes, s'entoure d'ennemis, jusqu'à ce qu'il
+renonce à sa folie, pourvu qu'on lui en donne le temps; c'est
+l'histoire de l'Angleterre. S'il ne réussit pas, il est battu, envahi,
+dépouillé de ses conquêtes, chargé de tributs; heureux s'il n'est pas
+morcelé et rayé de la liste des nations!</p>
+
+<p>On dira sans doute que j'ai fait intervenir les colonies pour
+détourner sur le régime prohibitif des dangers dont il n'est pas
+responsable. Mais ce régime, considéré en lui-même, en dehors de tout
+envahissement, ne suffit-il pas pour mettre les peuples en état
+d'hostilité permanente? Quel est le principe sur lequel il repose? le
+voici: <i>Le proufict de l'un est le doumage de l'autre</i> (Montaigne).
+Or, si la prospérité de chaque nation est fondée sur la décadence de
+toutes les autres, la guerre n'est-elle pas <i>l'état naturel</i> de
+l'homme?</p>
+
+<p>Si la <i>Balance du commerce</i> est vraie en théorie; si, dans l'échange
+international, un peuple perd nécessairement ce que l'autre gagne;
+s'ils s'enrichissent aux dépens les uns des autres, si le bénéfice de
+chacun est l'excédant de ses ventes sur ses achats, je comprends
+qu'ils s'efforcent tous à la fois de mettre de leur côté la bonne
+chance, <i>l'exportation</i>; je conçois leur ardente rivalité, je
+m'explique <i>les guerres de débouchés</i>. Prohiber <i>par la force</i> le
+produit étranger, <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> imposer à l'étranger par <i>la force</i> le
+produit national, c'est la politique qui découle logiquement du
+principe. Il y a plus, le bien-être des nations étant à ce prix, et
+l'homme étant invinciblement poussé à rechercher le bien-être, on peut
+gémir de ce qu'il a plu à la Providence de faire entrer dans le plan
+de la création deux lois discordantes qui se heurtent avec tant de
+violence; mais on ne saurait raisonnablement reprocher au fort d'obéir
+à ces lois en opprimant le faible, puisque l'oppression, dans cette
+hypothèse, est <i>de droit divin</i> et qu'il est contre nature,
+impossible, contradictoire que ce soit le faible qui opprime le fort.</p>
+
+<p>Aussi, s'il est quelque chose de vain et de ridicule dans le monde, ce
+sont les déclamations, si communes dans nos journaux, contre le
+despotisme commercial d'un pays voisin, lorsque nous agissons, autant
+qu'il est en nous, d'après les mêmes doctrines. Il n'y a que les
+peuples qui reconnaissent le principe de la liberté commerciale qui
+soient en droit de s'élever contre tout ce qui porte atteinte à cette
+liberté.</p>
+
+<p>Ce n'est pas la seule contradiction où nous entraîne la doctrine
+restrictive. Voyez les journaux parisiens. Sur deux phrases consacrées
+à ces matières, il y en a une pour prouver à la France qu'elle a tout
+à <i>gagner</i> à repousser les produits étrangers, et une autre pour
+démontrer aux étrangers qu'ils ont tout à <i>perdre</i> à repousser nos
+produits, prêchant ainsi la prohibition à leurs concitoyens et la
+liberté à la Belgique, aux États Unis, au Mexique. Comment des
+écrivains qui se respectent peuvent-ils se ravaler à de tels
+enfantillages? et n'est-ce pas le cas de leur demander avec Basile:
+<i>Qui donc est-ce que l'on trompe en tout ceci?</i></p>
+
+<p>J'ai nommé le Mexique. Cette république est un exemple du danger
+auquel la prohibition expose la sécurité et l'indépendance des
+peuples. Pour avoir voulu <i>protéger le travail national</i>, la voilà en
+ce moment en état d'hostilité ouverte avec la France, l'Angleterre et
+l'Union américaine.&mdash;Elle <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> a exagéré le principe, dit-on.&mdash;Que
+signifie cela? Si le principe est bon, on n'en saurait faire une
+application trop absolue.</p>
+
+<p>Si je voulais démontrer par les faits la connexité qui existe entre
+l'antagonisme commercial et l'antagonisme militaire, il me faudrait
+rappeler l'histoire moderne tout entière. Qu'il me soit permis d'en
+citer l'exemple contemporain le plus remarquable.</p>
+
+<p>Écoutons Napoléon. Ses paroles, ses actes, le souvenir des résultats
+qu'ils ont amenés nous en apprendront plus que bien des volumes.</p>
+
+<p>«On me proposa le blocus continental; il me parut <i>bon</i> et je
+l'acceptai; il devait ruiner le commerce anglais. <i>En cela</i>, il a mal
+fait son devoir, parce qu'il a produit, <i>comme toutes les
+prohibitions</i>, un renchérissement, ce qui est toujours à l'avantage du
+commerce.»</p>
+
+<p>Voilà donc un système qui est <i>bon</i> parce qu'il <i>doit ruiner</i> nos
+rivaux; qui fait mal son devoir précisément <i>en cela</i>; qui est par sa
+nature tout <i>à l'avantage</i> du commerce qu'il a pour objet de ruiner;
+qui agit donc contrairement à son but. Quelle logomachie!</p>
+
+<p>«Les ports de mer (français) étaient ruinés. Aucune force humaine ne
+pouvait leur rendre ce que la Révolution avait anéanti. Il fallait
+<i>donner une autre impulsion à l'esprit de trafic</i>. Il n'y avait pas
+d'autre moyen que d'enlever aux Anglais le monopole de l'industrie
+manufacturière, pour faire de cette industrie <i>la tendance générale</i>
+de l'économie de l'État. Il fallait créer le système continental; il
+fallait ce système et rien de moins, parce qu'il fallait donner <i>une
+prime énorme</i> aux fabriques.»</p>
+
+<p>Voilà bien le régime prohibitif. Il aspire à donner <i>à l'esprit de
+trafic</i> (<i>travail</i> eût été une expression moins dédaigneuse et plus
+juste) <i>une impulsion</i> différente de celle qu'il reçoit de son propre
+intérêt; et il ne veut pas voir que <i>la <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> prime énorme</i> donnée
+au travail privilégié se prélève, non sur l'étranger, mais sur le
+consommateur national.</p>
+
+<p>«Le fait a prouvé en ma faveur.&mdash;(C'est un peu fort!) <i>J'ai déplacé</i>
+le siége de l'industrie, etc.&mdash;<i>J'ai été forcé</i> de porter le blocus
+continental à l'extrême, parce qu'il avait pour but de faire
+non-seulement du bien à la France, mais encore du mal à l'Angleterre.</p>
+
+<p>On voit ici le principe: <i>le bien de l'un, c'est le mal de l'autre</i>.
+Mais on ne prétend pas sans doute l'appliquer sans résistance de la
+part de celui dont on veut faire le mal. Donc ce principe contient la
+guerre. Voyez en effet:</p>
+
+<p>«Il fallait affermir le système. Cette nécessité a influé sur la
+politique de l'Europe, en ce qu'<i>elle a fait à l'Angleterre une
+nécessité de poursuivre l'état de guerre</i>. Dès ce moment aussi la
+guerre a pris en Angleterre un caractère plus sérieux. Il s'agissait
+pour elle de la fortune publique, c'est-à-dire de son existence; la
+guerre se popularisa... La lutte n'est devenue périlleuse que depuis
+lors. J'en reçus l'impression en signant le décret. Je soupçonnai
+qu'<i>il n'y aurait plus de repos pour moi</i> et que ma vie se passerait à
+combattre des résistances!!.....» Bonaparte aurait pu <i>soupçonner</i>
+aussi qu'il <i>n'y aurait plus de repos</i> pour la France.</p>
+
+<p>Non-seulement ce principe conduit à la guerre avec la nation qu'on
+veut ruiner, mais avec toutes celles qu'on a besoin d'entraîner dans
+le système pour le faire réussir, bien qu'il soit dans sa nature, nous
+l'avons vu, de mal faire son devoir <i>en cela</i>, c'est-à-dire de ne
+pouvoir réussir. Écoutons encore Napoléon.</p>
+
+<p>«Pour que le système continental fût bon à quelque chose, il fallait
+qu'il fût complet. Je l'avais établi, à peu de chose près, dans le
+Nord. Le Nord était soumis <i>à mes garnisons</i>; il fallait le faire
+respecter dans le Midi. Je demandai à l'Espagne un passage pour un
+corps d'armée que je voulais envoyer en Portugal. Cette route nous
+mit en rapport <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> avec l'Espagne. Jusqu'alors je n'avais jamais
+songé à ce pays-là, à cause de sa nullité.» Voilà l'origine de la
+guerre de la Péninsule.</p>
+
+<p>«L'obligation de maintenir le système continental amenait <i>seule</i> des
+difficultés avec les gouvernements dont le littoral facilitait la
+contrebande. Entre ces États, la Russie se trouvait dans une situation
+embarrassante. Sa civilisation n'était pas assez avancée <i>pour lui
+permettre de se passer des produits de l'Angleterre</i>. J'avais <i>exigé</i>
+pourtant qu'ils fussent prohibés. C'était une <i>absurdité</i>; mais elle
+était indispensable <i>pour compléter le système prohibitif</i>. La
+contrebande se faisait; je m'en plaignis; on se justifia; on
+recommença; nous nous irritions. Cette manière d'être ne pouvait
+durer.» Voilà l'origine de la guerre de Russie.</p>
+
+<p>Et c'est là ce que l'école moderne nous donne pour de la politique
+profonde! Certes, je n'ai pas la folle présomption de contester le
+génie de l'Empereur; mais enfin, faut-il abjurer le sens commun et
+humilier sa raison devant ce tissu d'absurdités monstrueuses?
+Bonaparte imagine que l'industrie manufacturière doit être la
+<i>tendance générale</i> de l'État; qu'il doit, par ses décrets, détourner
+les capitaux et le travail de leur pente naturelle pour donner <i>une
+autre impulsion à l'esprit de trafic</i>. Pour cela, il organise un
+système de <i>primes énormes</i> en faveur des fabricants et fonde le
+<i>régime prohibitif</i>. Il reconnaît que ce régime <i>fait mal son devoir</i>;
+qu'il produit un renchérissement qui <i>tourne à l'avantage</i> du commerce
+anglais, qu'il a pour but de ruiner. Alors il songe à le compléter. Il
+menace l'<i>existence</i> de l'Angleterre; guerre à mort avec l'Angleterre.
+Il veut faire respecter son système dans le Midi; guerre à mort avec
+l'Espagne. Il <i>exige</i> que la Russie se passe de ce dont <i>elle ne peut
+se passer</i>; guerre à mort avec la Russie. Enfin la France est envahie
+deux fois, humiliée, chargée de tributs; Bonaparte est attaché à un
+rocher, et il s'écrie: «<i>Le fait a prouvé en ma <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> faveur!</i>»
+Poursuivre un but qu'on déclare <i>impossible</i> par des moyens qu'on
+reconnaît <i>absurdes</i>, tomber dans l'abîme, y entraîner le pays et
+s'écrier: «Les faits m'ont donné raison,» c'est donner au monde le
+scandale d'un excès d'impéritie, en même temps que d'immoralité, dont
+l'histoire des plus affreux tyrans ne fournirait pas un autre
+exemple<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>.</p>
+
+<p>Donc le régime prohibitif est une cause permanente de guerre; je dirai
+plus, de nos jours c'est à peu près <i>la seule</i>. Les guerres de
+spoliation directe, comme celles des Romains, celles qui ont pour
+objet de procurer des esclaves et d'imposer des croyances religieuses,
+d'augmenter le patrimoine d'une famille princière, ne sont plus de
+notre siècle. Aujourd'hui on se bat pour des <i>débouchés</i>, et si ce but
+n'est pas aussi naïvement odieux, il est certes plus puéril que les
+autres. On déteste, mais on comprend l'emploi de la force pour
+acquérir du butin, des esclaves, des vassaux, du territoire. Mais pour
+ouvrir des débouchés, ce n'est pas de la force, c'est de la liberté
+qu'il faut; et cela est si vrai, que, de l'aveu même des partisans du
+système exclusif, le triomphe absolu d'une nation, s'il était
+possible, n'aurait pour résultat commercial que de lui assimiler
+toutes les autres et par conséquent de réaliser la <i>liberté absolue</i>
+du commerce.</p>
+
+<p>Un nouveau Cinéas serait bien plus fondé à dire au peuple qui
+aspirerait, par la conquête, au monopole universel, ce que le Cinéas
+ancien disait à Pyrrhus: «Que ferez-vous quand vous aurez vaincu
+l'Italie?&mdash;Je la forcerai à recevoir mes produits en échange des
+siens.&mdash;Et ensuite?&mdash;La Sicile touche à l'Italie; je la
+soumettrai.&mdash;Et après?&mdash;Je rangerai sous mes lois l'Afrique, l'Inde,
+la Chine, les îles de la mer du Sud.&mdash;Mais enfin que ferez-vous quand
+le monde entier sera votre colonie?&mdash;Oh! alors j'échangerai
+librement, et je jouirai du repos;&mdash;Et que n'échangez-vous <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span>
+d'ores et déjà, et ne jouissez du repos en proclamant la liberté?»</p>
+
+<p>Je reviens, un peu tard peut-être, à l'objet de ce paragraphe, qui
+n'est pas tant de montrer la liaison entre l'état de guerre et le
+système restrictif, que de faire voir combien, dans les luttes que
+l'avenir peut réserver aux nations; celles qui seront les dernières à
+s'affranchir de ce régime auront assumé de chances défavorables.</p>
+
+<p>D'abord j'ai déjà prouvé que le peuple qui jouira de la liberté du
+commerce nous écrasera de sa concurrence, ce qui ne veut pas dire
+autre chose, sinon qu'il deviendra <i>plus riche</i>. À moins donc de
+soutenir que la richesse est indifférente au succès d'une guerre, il
+faut avouer que, sous ce rapport, la nation dont le travail languira
+dans les étreintes de la <i>protection</i>, sera, vis-à-vis de sa rivale,
+dans des conditions évidentes d'infériorité.</p>
+
+<p>Ensuite, de nos jours, une guerre entre deux grands peuples entraîne
+bientôt tous les autres. Sous ce rapport encore, tout l'avantage sera
+du côté de la partie belligérante qui aura le plus d'alliances. Or,
+une nation qui s'isole n'a pas d'alliances nécessaires; on peut rompre
+avec elle sans souffrances ni déchirements. Si l'Angleterre consomme
+les produits agricoles de la Baltique, de la mer Noire, de l'Amérique;
+si la Russie, les États-Unis, la Prusse, consomment le travail
+manufacturier des Anglais; si de part et d'autre la production s'est
+constituée de longue main selon cette donnée, il sera impossible à la
+France de désunir politiquement ce qui sera commercialement uni. «Le
+commerce; dit Montesquieu, tend à unir les nations. Si l'une a besoin
+de vendre, l'autre a besoin d'acheter, et toutes les unions sont
+fondées sur des besoins mutuels.» La France courra donc le risque
+d'avoir, à chaque guerre, toute l'Europe sur les bras, par ce double
+motif que l'Europe ne tiendra à nous par aucun lien <i>fondé sur des
+besoins mutuels</i>, et <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> qu'elle tiendra à notre rivale par les
+liens les plus étroits.</p>
+
+<p>Il est vrai, il faut le dire pour être impartial et pour qu'on ne
+m'accuse pas de ne considérer les questions que sous un aspect, que la
+France pourra tirer quelques avantages, en cas de guerre, de son
+isolement commercial, de l'extinction de ses rapports extérieurs, de
+la nullité de sa marine marchande, toutes conséquences du système
+économique qu'elle a adopté. Elle sera redoutable, comme l'est dans la
+société un ennemi qui, n'ayant rien à perdre, peut faire beaucoup plus
+de mal qu'il n'est possible de lui en rendre. L'absence de liens a été
+souvent prise, en politique comme en morale, pour de l'indépendance.
+Sous l'influence de cette idée, Rousseau, qui aimait à poursuivre un
+principe dans toutes ses conséquences, avait été amené à proscrire,
+comme autant de liens par lesquels on peut nous atteindre, d'abord la
+<i>richesse</i>, ensuite la <i>science</i>, puis la <i>propriété</i>, et enfin la
+<i>société</i> elle-même. Logicien inflexible, à ses yeux le négociant
+était le type de la dégradation humaine, «parce que, disait-il, <i>on
+peut le faire crier à Paris en le touchant dans l'Inde</i>;» au
+contraire, le type de la perfection était le sauvage: il n'est
+assujetti qu'à la force brute, «et après tout, disait Rousseau, <i>si on
+le chasse d'un arbre, il peut se réfugier sous un autre</i>.» Le
+philosophe na pas vu que, à ce compte, la perfection est dans le
+néant.</p>
+
+<p>Le système qui a pour objet de restreindre l'échange, et par
+conséquent le travail et le bien-être, procède de la même doctrine. Il
+invoque sans cesse l'indépendance nationale. Mais l'indépendance
+fondée sur ce qu'on n'a rien à perdre, sur ce qu'on a rompu tous les
+liens par lesquels on pourrait nous atteindre, c'est l'indépendance du
+sauvage, c'est l'invulnérabilité du néant. Si un peuple, adoptant la
+liberté du commerce, parsemait de ses vaisseaux toutes les mers,
+pendant qu'un autre, obéissant au régime <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> restrictif,
+concentrerait toute sa vitalité dans les limites de ses frontières, il
+n'est pas douteux qu'en cas de guerre le premier ne fût plus
+vulnérable que le second. Et qui sait si le sentiment confus de cette
+différence de situation ne nous inspirera pas la funeste pensée de
+faire rétrograder vers la barbarie notre système d'agression et de
+défense? S'il est une chose qui puisse consoler les âmes chrétiennes
+et généreuses des obstacles que rencontre l'établissement parmi les
+hommes de la paix universelle, c'est assurément la tendance, qu'on
+peut remarquer dans la guerre moderne, à restreindre ses fléaux sur
+les armées et tout au plus sur les nations prises en corps collectif.
+Sans doute le sang humain coule encore, des peuples ont été soumis à
+des tributs et quelquefois morcelés; mais la propriété privée est en
+général respectée, on laisse aux hommes de travail le fruit de leurs
+sueurs et leurs moyens d'existence; on a vu des armées passer et
+repasser, tantôt vaincues, tantôt victorieuses, sur le théâtre de ces
+luttes sanglantes, sans que le sort des habitants paisibles fût
+complétement bouleversé. Le même progrès tend à se réaliser sur mer:
+«La France légitime, dit M. de Chateaubriand, conservera éternellement
+la gloire d'avoir interdit l'armement en course, d'avoir la première
+rétabli, sur mer, ce droit de propriété respecté dans toutes les
+guerres sur terre par les nations civilisées, et dont la violation,
+dans le droit maritime, est un reste de la piraterie des temps
+barbares.» (<i>Mélanges politiques</i>, tome XXV, page 375.)</p>
+
+<p>Mais n'est-il pas à craindre qu'une puissance belligérante qui
+n'aurait plus de commerce ne refusât d'accéder à une stipulation qui,
+sans pouvoir lui profiter, amoindrirait ses moyens d'agression! La
+guerre à la propriété privée, aux matelots, aux passagers de tout âge
+et de tout sexe, semble donc être encore une des déplorables
+nécessités du régime prohibitif. N'avons-nous pas vu dernièrement,
+dans <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> une brochure célèbre, recommander, systématiser cette
+guerre barbare?</p>
+
+<p>Mais ce n'est pas à l'auteur que le reproche doit s'adresser: il est
+marin, et il ne saurait conseiller à son pays une autre tactique
+navale que celle qui est indiquée par la nature des choses. C'est,
+nous le répétons, au régime prohibitif qu'il faut s'en prendre. C'est
+ce régime qui, nous plaçant dans cette situation de n'avoir bientôt
+plus rien à perdre sur mer, nous montre par où nous pouvons attaquer
+les peuples commerçants, sans avoir à craindre de représailles.</p>
+
+<p>En 1823, la France avait interdit l'armement en course. À Dieu ne
+plaise que je veuille atténuer la gloire qui lui en revient! Mais elle
+était alors en guerre avec une puissance plus dénuée que nous de
+propriété navale, et qui, par ce motif, n'accepta pas ce nouveau droit
+maritime. Au moment d'entrer en lutte, aucun peuple ne se soumet à une
+convention, quelque philanthrope qu'il soit, qui lui profite moins
+qu'à son ennemi. Raison de plus pour combattre ces lois restrictives,
+puisqu'elles sont inconciliables avec le progrès social dont la guerre
+même est susceptible.</p>
+
+<p>Je laisse aux hommes spéciaux le soin d'examiner si la tactique
+proposée par le prince ne recèle pas de graves dangers: «Il faut agir
+sur le commerce anglais,» dit-il. Mais le commerce suppose deux
+intéressés. En agissant sur l'un, vous nuisez à l'autre, et vous vous
+faites autant d'ennemis qu'il y a de peuples dont vous interrompez les
+transactions.</p>
+
+<p>Et puis, en admettant un plein succès, vous arriverez tout au plus à
+forcer les produits anglais à emprunter des navires neutres. Vous
+serez donc entraînés, comme Bonaparte, à imposer votre politique à
+toute l'Europe civilisée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> N'oublions pas ces paroles: «La Russie ne pouvait se passer
+des produits anglais. J'exigeai pourtant qu'elle les prohibât. C'était
+une absurdité; mais elle était nécessaire pour compléter le système.
+La contrebande se faisait; je m'en plaignis; on se justifia; on
+recommença; nous nous irritions. Cette manière d'être ne pouvait
+durer.»</p>
+
+<p>Ai-je besoin, après ce qui précède, de faire voir la liaison qui
+existe entre le régime protecteur et la démoralisation des
+peuples?&mdash;Mais sous quelque aspect que l'on considère ce régime, il
+n'est tout entier qu'une immoralité. C'est l'injustice organisée;
+c'est <i>le vol</i> généralisé, légalisé, mis à la portée de tout le monde,
+et surtout des plus influents et des plus habiles. Je hais autant que
+qui que ce soit l'exagération et l'abus des termes, mais je ne puis
+consciencieusement rétracter celui qui s'est présenté sous ma plume.
+Oui, <i>protection, c'est spoliation</i>, car c'est le privilége d'opérer
+législativement la rareté, la disette, pour être en mesure de surfaire
+à l'acheteur. Si, dans ce moment, moi, propriétaire, j'étais assez
+influent pour obtenir une loi qui forçât le public à me payer mon
+froment à 30 fr. l'hectolitre, n'est-ce pas comme si j'exerçais une
+déprédation égale à toute la différence de ce prix au prix naturel du
+froment? Quand mon voisin me fait payer son drap, un autre son fer, un
+troisième son sucre, à un taux plus élevé que celui auquel
+j'achèterais ces choses <i>si j'étais libre</i>, ne suis-je pas du même
+coup dépouillé de mon argent et de ma liberté? Et pense-t-on que les
+hommes puissent se familiariser ainsi avec des habitudes d'extorsion,
+sans fausser leur jugement et ternir leurs qualités morales? Pour
+avoir une telle pensée, pour croire à la moralité des quêteurs de
+monopole, il faudrait n'avoir jamais lu un journal subventionné par
+les comités manufacturiers, il faudrait n'avoir jamais assisté à une
+séance de la Chambre ou du Parlement, quand il y est question de
+priviléges.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> Je ne veux cependant pas dire que la spoliation, sous cette
+forme, ait un caractère aussi odieux que le vol proprement dit. Mais
+pourquoi? uniquement parce que l'opinion porte encore un jugement
+différent sur ces deux manières de s'emparer du bien d'autrui.</p>
+
+<p>Il a été un temps où une nation pouvait en dépouiller une autre,
+non-seulement sans tomber dans le mépris public, mais encore en se
+conciliant l'admiration du monde. L'opinion ne flétrissait pas alors
+le vol, pratiqué sur une grande échelle sous le nom de <i>conquête</i>; et
+il est même remarquable que, bien loin de considérer l'abus de la
+force comme incompatible avec la vraie gloire, c'est précisément pour
+la force, en ce qu'elle a de plus abusif, qu'étaient réservés les
+lauriers, les chants des poëtes et les applaudissements de la foule.</p>
+
+<p>Depuis que la <i>conquête</i> devient plus difficile et plus dangereuse,
+elle devient aussi moins populaire; et l'on commence à la juger pour
+ce qu'elle est. Il en sera de même de la <i>protection</i>; et si la
+déprédation, de peuple à peuple, est tombée en discrédit, malgré
+toutes les forces qui ont été de tout temps employées pour
+l'environner d'éclat et de lustre, il faut croire qu'il ne sera pas
+moins honteux, pour les habitants d'un même pays, de se dépouiller les
+uns les autres par la prosaïque opération des tarifs.</p>
+
+<p>Si même l'on appréciait les actions humaines par leurs résultats, ce
+genre d'extorsion ne tarderait pas à être plus méprisé que le simple
+vol. Celui-ci déplace la richesse; il la fait passer des mains qui
+l'ont créée, à celles qui s'en emparent. L'autre la déplace aussi, et
+de plus il la détruit. La protection ne donne aux exploitants qu'une
+faible partie de ce qu'elle arrache aux exploités.</p>
+
+<p>Si le régime restrictif place sous la sauvegarde des lois des actions
+criminelles, et présente comme légitime une manière de s'enrichir qui
+a, avec la spoliation, la plus parfaite <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> analogie, par une
+suite nécessaire, il transforme en crimes fictifs les actions les plus
+innocentes, et attache des peines afflictives et infamantes aux
+efforts que font naturellement les hommes pour échapper aux
+extorsions, bouleversant ainsi toutes les notions du juste et de
+l'injuste. Un Français et un Espagnol se réunissent pour échanger une
+pièce d'étoffe contre une balle de laine. L'un et l'autre disposent
+d'une propriété acquise par le travail. Aux yeux de la conscience et
+du sens commun, cette transaction est innocente et même utile.
+Cependant, dans les deux pays, la loi la réprouve, et à tel point
+qu'elle aposte des agents de la force publique pour saisir les deux
+échangistes et pour les tuer sur place au besoin.</p>
+
+<p>Qu'on ne dise pas que je cherche à innocenter la fraude et la
+contrebande. Si les droits d'entrée n'avaient qu'un but fiscal, s'ils
+avaient pour objet de faire rentrer dans les coffres de l'État les
+fonds nécessaires pour assurer tous les services, payer l'armée, la
+marine, la magistrature, et procurer enfin aux contribuables le bon
+ordre et la sûreté, oui, il serait criminel de se soustraire à un
+impôt dont on recueille les bénéfices; mais les <i>droits protecteurs</i>
+ne sont pas établis pour le public, mais contre le public; ils
+aspirent à constituer le privilége de quelques-uns aux dépens de tous.
+Obéissons à la loi tant qu'elle existe; nommons même, si on le veut,
+contravention, délit, crime, la violation de la loi; mais sachons bien
+que ce sont là des crimes, des délits, des contraventions <i>fictives</i>;
+et faisons nos efforts pour faire rentrer, dans la classe des actions
+innocentes, des transactions de droit naturel, qui ne sont point
+criminelles en elles-mêmes, mais seulement parce que la loi l'a
+arbitrairement voulu ainsi.</p>
+
+<p>Lorsque nous avons considéré les prohibitions dans leurs rapports avec
+la prospérité des peuples, nous avons vu qu'elles avaient pour
+résultat infaillible de fermer les débouchés <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> extérieurs, de
+mettre les entrepreneurs hors d'état de soutenir la concurrence
+étrangère, de les forcer à renvoyer une partie de leurs ouvriers et à
+baisser le salaire de ceux qu'ils continuent à employer, enfin de
+réduire les profits de la classe laborieuse, en même temps que
+d'élever le prix des moyens de subsistance. Tous ces effets se
+résument en un seul mot: <i>misère</i>, et je n'ai pas besoin de dire la
+connexité qui existe entre la misère des hommes et leur dégradation
+morale. Le penchant au vol et à l'ivrognerie, la haine des
+institutions sociales, le recours aux moyens violents de se soustraire
+à la souffrance, la révolte des âmes fortes, l'abattement,
+l'abrutissement des âmes faibles, tels sont donc les effets d'une
+législation qui oblige les classes les plus nombreuses à demander à la
+violence, à la ruse, à la mendicité, ce que le travail honnête ne peut
+plus leur donner. Faire l'histoire de cette législation, ce serait
+faire l'histoire du chartisme, du rébeccaïsme, de l'agitation
+irlandaise et de tous ces symptômes anarchiques qui désolent
+l'Angleterre, parce que c'est le pays du monde qui a poussé le plus
+loin l'abus de la spoliation sous forme de protection.</p>
+
+<p>L'esprit de monopole étant étroitement lié à l'esprit de conquête,
+cela suffît pour qu'on doive lui attribuer une influence pernicieuse
+sur les m&oelig;urs d'un peuple considéré dans ses rapports avec
+l'étranger. Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer d'autres
+sentiments que la défiance, la haine et l'effroi. Et ces sentiments
+qu'elle inspire, elle les éprouve, ou du moins, pour apaiser sa
+conscience, elle s'efforce de les éprouver, et souvent elle y
+parvient. Quoi de plus déplorable, et de plus abject à la fois que cet
+effort dépravé, auquel on voit quelquefois un peuple se soumettre,
+pour s'inoculer à lui-même des instincts haineux, sous le voile d'un
+faux patriotisme, afin de justifier à ses propres yeux des entreprises
+et des agressions, dont au fond il ne peut méconnaître l'injustice?
+On verra ces nations envahir <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> des tribus paisibles, sous le
+prétexte le plus frivole, porter le fer et le feu dans les pays dont
+elles veulent s'emparer, brûler les maisons, couper les arbres, ravir
+les propriétés, violer les lois, les usages, les m&oelig;urs et la
+religion des habitants; on les verra chercher à corrompre avec de l'or
+ceux que le fer n'aura pas abattus; décerner des récompenses et des
+honneurs à ceux de leurs ennemis qui auront trahi la patrie, et vouer
+une haine implacable à ceux qui, pour la défendre, se dévouent à
+toutes les horreurs d'une lutte sanglante et inégale. Quelle école!
+quelle morale! quelle appréciation des hommes et des choses! et se
+peut-il qu'au <span class="smcap">XIX</span><sup>e</sup> siècle un tel exemple soit donné, dans l'Inde et
+en Afrique, par les deux peuples qui se prétendent les dépositaires de
+la loi évangélique et les gardiens du feu sacré de la civilisation!</p>
+
+<p>J'appelle l'attention de mon pays sur une situation qui me paraît ne
+pas le préoccuper assez. Le système prohibitif est mauvais, c'est ma
+conviction. Cependant, tant qu'il a été général, il enfantait partout
+des maux <i>absolus</i> sans altérer profondément la grandeur et la
+puissance <i>relatives</i> des peuples. L'affranchissement commercial d'une
+des nations les plus avancées du globe nous place au commencement
+d'une ère toute nouvelle. Il ne se peut pas que ce <i>grand fait</i> ne
+bouleverse toutes les conditions du travail, au sein de notre patrie;
+et si j'ai osé essayer de décrire les changements qu'il semble
+préparer, c'est que l'indifférence du public à cet égard me paraît
+aussi dangereuse qu'inexplicable.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> DE L'AVENIR DU COMMERCE DES VINS<br>
+ENTRE LA FRANCE ET LA GRANDE-BRETAGNE<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a></h3>
+
+<p class="center"><i>Aux membres de la</i> Ligue, <i>aux officiers du</i> Board of trade, <i>aux
+ministres du gouvernement anglais.</i></p>
+
+<p>La <i>Ligue</i> provoque les réformes commerciales, le <i>Board of trade</i> les
+élabore, le ministre les convertit en lois: c'est donc à ces trois
+degrés de juridiction que j'adresse les réflexions qui suivent.</p>
+
+<p>L'Angleterre ne produisant pas de vins, les droits de douane qui
+frappent ce liquide ne peuvent être considérés comme <i>protecteurs</i>.
+Par ce motif, ils ne suscitent pas les réclamations de la <i>Ligue</i>.
+Aussi voit-on les vins figurer parmi les huit articles auxquels paraît
+devoir se restreindre l'action du tarif anglais.</p>
+
+<p>Cependant un droit, même fiscal, est contraire à la liberté du
+commerce, si, par son exagération, il prévient des échanges
+internationaux, s'il interdit au peuple des satisfactions qui n'ont en
+elles-mêmes rien d'immoral, s'il va jusqu'à lui ravir le choix de ses
+habitudes<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>, si même, sacrifiant ce revenu public, qui lui sert de
+prétexte, on s'en sert comme d'un acte de représailles contre des
+tarifs étrangers, ou qu'on le réserve comme moyen d'agir sur ces
+tarifs<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>. C'est parce que l'administration anglaise est décidée
+<span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> à mettre enfin la justice au-dessus de ces vaines
+considérations d'une fausse et étroite politique, qu'elle se propose,
+si je suis bien informé, de substituer au droit fixe actuel de 5 sch.
+6 d. par gallon une taxe fixe d'un schilling, plus un droit de 20 pour
+100.</p>
+
+<p>Cependant, en laissant subsister ce droit fixe d'un schilling,
+faites-vous réellement <i>justice</i> au peuple anglais, d'une part, de
+l'autre, entrez-vous franchement dans la voie d'une saine <i>politique</i>
+à l'égard des autres peuples?&mdash;Ce sont deux points sur lesquels je
+vous prie de me permettre d'appeler votre attention.</p>
+
+<p>Mais quel droit a un étranger de s'immiscer dans une telle question?
+Le droit que je tiens de votre principe: <i>liberté de commerce</i>
+n'implique-t-elle pas entre les nations <i>communauté d'intérêts</i>? En
+m'occupant de votre pays, je travaille pour le mien, ou, si vous
+l'aimez mieux, en m'occupant du mien, je travaille pour le vôtre.</p>
+
+<p>Qu'un droit uniforme appliqué à des valeurs différentes soit
+<i>injuste</i>, c'est ce qui n'a pas besoin de démonstration. Je me
+bornerai donc, sur ce point, à montrer en chiffres les résultats des
+trois systèmes, en supposant que les prix maximum et minimum des vins
+pouvant donner lieu à un commerce important soient de 28 sch. et 3
+sch. le gallon.</p>
+
+<table border="0" cellpadding="2" style="table-layout: auto;" summary="Vin du riche.">
+<tr>
+<td colspan="7" class="tb_center">VIN DU RICHE.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2">Système actuel,<br> droit fixe de 5 sch. 6 d.</td>
+<td>Prix d'achat</td>
+<td class="tb_right">28</td>
+<td>sch.</td>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Droit</td>
+<td class="tb_right">5</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td class="">d.</td>
+<td>ou 20 p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">33</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="7">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="3">Système projeté,<br> droit mixte.</td>
+<td>Prix d'achat</td>
+<td class="tb_right">28</td>
+<td>sch.</td>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Droit fixe</td>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td colspan="3" class="tb_borrightdot">&nbsp;</td>
+<td rowspan="2">ou 23 p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Droit graduel à 20 p. 100</td>
+<td class="tb_right">5</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td class="tb_borrightdot">d.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="7">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td rowspan="2">Système du droit<br> <i>ad valorem</i>.</td>
+<td>Prix d'achat</td>
+<td class="tb_right">28</td>
+<td>sch.</td>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Droit à 20 p. 100</td>
+<td class="tb_right">5</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td>d.</td>
+<td>ou 20 p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">33</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span>
+<table border="0" cellpadding="2" style="table-layout: auto;" summary="Vin du pauvre.">
+<tr>
+<td colspan="6" class="tb_center">VIN DU PAUVRE.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Prix d'achat</td>
+<td class="tb_right">3</td>
+<td>sch.</td>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Droit</td>
+<td class="tb_right">5</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td class="">d.</td>
+<td>ou 183 p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">8</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="6">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Prix d'achat</td>
+<td class="tb_right">3</td>
+<td>sch.</td>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Droit fixe</td>
+<td class="tb_right">1</td>
+<td colspan="3" class="tb_borrightdot">&nbsp;</td>
+<td rowspan="2">50 p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Droit graduel à 20 p. 100</td>
+<td class="tb_right">0</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td class="tb_borrightdot">d.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">4</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td colspan="6">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Prix d'achat</td>
+<td class="tb_right">3</td>
+<td>sch.</td>
+<td colspan="3">&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>Droit à 20 p. 100</td>
+<td class="tb_right">0</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td>d.</td>
+<td>ou 20 p. 100.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td class="tb_right">&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&mdash;&mdash;&mdash;</td>
+<td>&nbsp;</td>
+</tr>
+<tr>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">3</td>
+<td>&nbsp;</td>
+<td class="tb_right">6</td>
+<td colspan="2">&nbsp;</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Ces chiffres approximatifs n'ont pas besoin de commentaires.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, <i>pour une dépense égale</i>, le pauvre paye <i>huit fois</i> la
+taxe du riche.</p>
+
+<p>Dans le système projeté, il payerait encore une <i>taxe double</i>.</p>
+
+<p>Le droit <i>ad valorem</i> est seul équitable.</p>
+
+<p>J'ai eu l'honneur de soumettre verbalement cette observation à
+quelques-uns de vos plus célèbres économistes, à des membres du
+Parlement, à des hommes d'État: ils sont loin d'en contester la
+justesse; mais, disent-ils, le droit <i>ad valorem</i> est d'une perception
+coûteuse et difficile.</p>
+
+<p>Mais une difficulté d'exécution suffit-elle pour justifier la
+perpétration d'une injustice? En France, l'administration aurait
+trouvé commode de frapper chaque hectare de terre d'un impôt uniforme,
+sans égard à sa force contributive; elle n'y a pas songé, cependant,
+et n'a pas reculé devant les complications du cadastre. La raison en
+est simple: quand la nation en masse rencontre un obstacle, c'est à la
+nation en masse à le vaincre; et elle ne peut sans iniquité s'en
+débarrasser aux dépens d'une classe, et précisément de la classe la
+plus malheureuse.</p>
+
+<p>L'objection, d'ailleurs, perd toute sa force en présence du système
+<i>mixte</i>. Il implique la possibilité de prélever le droit graduel.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> On ajoute, il est vrai, que sans le droit fixe il faudrait,
+sous peine de compromettre le revenu de l'État, porter plus haut le
+droit <i>ad valorem</i>, qui, dans ce cas, offrirait un trop fort appât à
+la fraude.</p>
+
+<p>Mais sont-ce les réformateurs auxquels je m'adresse qui plaideront la
+cause des droits exagérés, au point de vue fiscal? Quand vous voulez
+grossir votre revenu, quel est depuis longtemps tout votre secret?
+C'est justement de modérer les taxes. Cette politique ne vous a jamais
+failli; et, en ce moment même, les résultats de l'abaissement des
+droits sur le sucre lui donnent une éclatante consécration.</p>
+
+<p>On peut, je crois, tenir pour certain qu'avec un droit modéré de 20
+pour 100, l'Angleterre fera sur les vins un commerce immense et
+constamment progressif. La France consomme 40 millions d'hectolitres
+de vins, malgré les taxes et les entraves par lesquelles il semble
+qu'elle cherche à détruire cette branche d'industrie; y a-t-il
+exagération à établir que la Grande-Bretagne, avec ses puissantes
+ressources de consommation, achètera <i>le dixième</i> de ce qu'achète la
+France, ou 4 millions d'hectolitres, dont <sup class="small">7</sup>/<sub class="small">8</sub> de vins ordinaires à 3
+sch. et <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> de vins fins à 28 sch. en moyenne? Or, dans cette
+hypothèse, le Trésor recouvrerait de 3 à 4 millions sterling. Il ne
+perçoit aujourd'hui que 2 millions.</p>
+
+<p>J'ai dit en second lieu, que le droit uniforme me semble
+<i>impolitique</i>.</p>
+
+<p>L'Angleterre s'étant assurée que la prospérité d'un peuple se mesure
+mieux par ses importations que par ses exportations, a pris le parti
+d'ouvrir ses ports aux produits des autres nations, sans attendre
+d'elles <i>réciprocité</i>, et sans même la leur demander. Son but
+principal est de mettre sa législation commerciale en harmonie avec la
+saine économie politique; mais, accessoirement, elle espère agir au
+dehors par <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> son exemple, car, jusqu'à ce que la liberté soit
+universelle, elle ne lui cédera que la moitié de ses fruits.</p>
+
+<p>Or, au point de vue de l'influence que peut exercer sur les nations
+cette initiative de la grande réforme commerciale, quelle différence
+immense sépare le <i>droit fixe</i> du droit <i>ad valorem</i>!</p>
+
+<p>Avec le droit uniforme, vous continuerez, comme aujourd'hui, à
+recevoir quelques vins de Xérès et des bons crus de la Champagne et du
+Bordelais. L'Angleterre et la France se toucheront encore par leurs
+sommités aristocratiques, et vos riches seigneurs donneront la main,
+par-dessus la Manche et à travers les tarifs, à nos grands
+propriétaires. Mais voulez-vous que votre population et la nôtre
+soient mises en contact sur tous les points; qu'un commerce actif et
+régulier entre les deux peuples pénètre dans tous les districts, dans
+toutes les communes, dans toutes les familles? Tenez-vous à voir
+l'Angleterre passer le détroit et enfoncer dans notre sol de profondes
+racines? Renoncez à ce droit <i>fixe</i>, et laissez l'infinie variété de
+nos produits aller satisfaire l'infinie variété de vos goûts et de vos
+fortunes. Alors les avocats du <i>free-trade</i>, en France, auront une
+large base d'opérations; car la connaissance, l'amour, le besoin du
+<i>libre-échange</i>, descendront jusque dans nos chaumières, et il n'y
+aura pas un de nos foyers qui ne suscite quelque défenseur à ce
+principe d'éternelle justice. Et ai-je besoin de vous dire les
+conséquences?... La puissance de consommation s'élargira tellement, en
+France comme en Angleterre, qu'il y aura des débouchés pour vos
+manufactures comme pour nos fabriques, pour nos champs comme pour les
+vôtres; et le temps arrivera, je l'espère, où vous pourrez transformer
+en navires marchands vos vaisseaux de guerre, comme nous pourrons
+rendre nos jeunes soldats à l'industrie.</p>
+
+<p>Paix au dehors, justice au dedans, prospérité partout,&mdash;de <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span>
+tels résultats pourraient-ils être balancés dans votre esprit par une
+simple difficulté d'exécution, qui ne vous a pas arrêtés pour le thé,
+et que d'ailleurs vous n'évitez pas par le système mixte?</p>
+
+<h3>UNE QUESTION SOUMISE AUX CONSEILS GÉNÉRAUX<br>
+DE L'AGRICULTURE, DES MANUFACTURES ET DU COMMERCE<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.</h3>
+
+<p><i>Faut-il, dans l'intérêt de notre marine, admettre en franchise de
+droits les fers destinés à la construction des navires engagés dans la
+navigation internationale?</i></p>
+
+<p>Cette question n'aurait-elle pas été convenablement suivie de cette
+autre:</p>
+
+<p>Faut-il, <i>dans l'intérêt de nos voies de communication</i>, admettre en
+franchise de droits les fers destinés à la construction des railways?</p>
+
+<p>Et de cette autre encore:</p>
+
+<p>Faut-il, <i>dans l'intérêt de nos estomacs</i>, admettre en franchise de
+droits les fers destinés au labourage des terres, et par là à la
+production des subsistances?</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, restreignons-nous à la proposition du ministre.</p>
+
+<p>Remarquons d'abord comment elle est posée.</p>
+
+<p>Il ne s'agit pas de recevoir du fer étranger pour construire toute
+sorte de navires, mais seulement les navires destinés à la navigation
+internationale. Pourquoi cela? La raison en est simple. Il y a deux
+sortes de navigation, celle qui se fait <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> de France à France,
+ou de métropole à colonie et réciproquement. Cela s'appelle la
+<i>navigation réservée</i>. Ici on tient le consommateur à la gorge, et il
+faut qu'il paye. Que le navire soit lourd, mauvais marcheur, qu'il
+revienne à un prix exorbitant, et grève inutilement les objets
+transportés d'un fret onéreux, c'est ce dont notre législation ne se
+met pas en peine, ou plutôt c'est ce qu'elle cherche. Le consommateur
+est là, tout disposé à se laisser exploiter, et l'on n'y fait pas
+faute.</p>
+
+<p>Mais la <i>navigation internationale</i> est soumise, dans une certaine
+mesure, à la concurrence extérieure. Il arrive généralement que les
+armateurs et marins étrangers se contentent d'un moindre fret que les
+nôtres, et ils ont l'audace de rendre les marchandises dans nos
+magasins avec une grande économie, <i>à notre profit</i>.</p>
+
+<p>Comme il est de principe, chez nous, que le public, en tant que
+consommateur, ne doit jamais être compté pour rien, si ce n'est pour
+être rançonné, et que ce n'est qu'en qualité de producteur que chaque
+travailleur doit être <i>protégé</i>, c'est-à-dire mis à même de tirer sa
+part de la curée, on conçoit aisément que le législateur a dû se
+préoccuper des moyens de soutenir notre marine nationale, en faisant
+retomber sur les masses les pertes que lui occasionne son impuissance
+ou son incapacité.</p>
+
+<p>C'est ce qui a été fait. On s'est dit: L'étranger porte en France
+telle marchandise pour 20 francs; nos armateurs ne peuvent la porter
+que pour 25 francs. Mettons une taxe de 5 francs sur cette
+marchandise, quand c'est l'étranger qui la porte, et il sera exclu de
+nos ports. Dès lors, nos armateurs feront la loi et hausseront leur
+fret à 25 francs.&mdash;C'est là l'origine de la surtaxe consignée dans nos
+tarifs à la colonne qui a pour titre: <i>Par navires étrangers.</i></p>
+
+<p>En thèse générale, le calcul était mauvais. En effet, il est
+incontestable qu'à ce système l'acheteur <i>perd cinq <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> francs</i>,
+tandis que l'armateur ne les gagne pas, puisque, d'après l'hypothèse,
+il ne peut opérer le transport même à 24 francs. Mais enfin on était
+autorisé à penser qu'au moyen de cette surtaxe, au préjudice du
+public, le but immédiat de la mesure serait atteint, et que notre
+marine serait en mesure de lutter contre la concurrence étrangère.</p>
+
+<p>Il n'en a pas été ainsi. Malgré le doux oreiller de la surtaxe, on a
+pu voir, dans un article de la <i>Presse</i>, et d'après des chiffres
+soigneusement relevés de documents officiels, qu'il n'est pas une
+peuplade sur la surface du globe qui n'envahisse et ne restreigne,
+d'année en année, notre modeste part de l'<i>intercourse</i>.</p>
+
+<p>J'ai dit ailleurs: <i>Protection, c'est spoliation.</i> C'est là son côté
+odieux.</p>
+
+<p>J'aurais pu dire aussi: <i>Protection, c'est déception.</i> C'est son côté
+ridicule.</p>
+
+<p>Car si la protection pèse sur le public, au moins devrait-elle
+soutenir l'industrie qu'elle prétend favoriser. Comment donc se
+fait-il que notre marine ne puisse opérer les transports quand la
+France lui paye pour cela, outre le prix naturel du fret, une prime
+énorme, cachée sous la surtaxe?</p>
+
+<p>On ne prend pas garde à une chose, c'est que la protection a deux
+tranchants. Chacun de nous regarde avec cupidité la part qu'elle lui
+permet de puiser dans le fonds commun de la spoliation; mais nous
+fermons les yeux sur la part qu'elle nous force d'y verser. Le marin
+français a pour lui les droits différentiels, sa liste civile, cela
+est vrai. Mais il n'y a pas une planche, un clou, un bout de corde, un
+lambeau de toile, une tache de goudron qu'il n'ait surpayés en vertu
+du régime protecteur. Le biscuit qui le nourrit, le paletot qui le
+couvre, le soulier qui le chausse ont payé la taxe au monopole; en
+sorte que ce que la protection lui a injustement conféré en gros,
+elle le reprend injustement <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> et amplement en détail. Voilà
+pourquoi notre marine est aux abois.</p>
+
+<p>Maintenant il se présente plusieurs moyens de la relever.</p>
+
+<p>La plus efficace, le seul efficace selon nos principes, serait de
+détruire ce régime sous lequel elle succombe. Nous savons qu'il n'y
+faut pas songer de longtemps. Aussi nous nous proposons de n'examiner
+que les moyens qui sont en harmonie avec les principes qui dominent
+notre législation commerciale, principes d'après lesquels le sacrifice
+des intérêts généraux est toujours de droit.</p>
+
+<p>Dans le sens de cette théorie, le moyen le plus sûr, le plus décisif,
+le plus logique, serait de faire entrer tous les transports par mer
+dans la navigation réservée; de remplacer la surtaxe par la
+prohibition, et de déclarer qu'à l'avenir la France ne recevra plus
+rien dans ses ports qui n'y arrive par navires français. Je m'étonne
+que M. le ministre n'y ait pas songé; et j'espère qu'il me saura gré
+de lui avoir suggéré cette idée, quoique, à vrai dire, je n'aie pas le
+mérite de l'invention. Les journaux ne se font pas faute de le pousser
+dans cette voie. Avons-nous besoin de charbons anglais? Accordez,
+disent-ils, le privilége du transport aux navires nationaux.&mdash;Mais ce
+sera plus cher!&mdash;Qu'importe? c'est l'affaire du public, qui ne s'en
+soucie guère.</p>
+
+<p>Après ce moyen héroïque, celui qui se présente le plus naturellement,
+c'est, sinon de convertir la surtaxe en prohibition, du moins de la
+renforcer. Si la surtaxe est bonne en principe, elle n'a pu faillir
+que parce qu'elle est trop modérée. Ne pas la relever, c'est en nier
+implicitement la justice ou l'efficacité; c'est rejeter le principe
+même de la protection. Pourquoi donc M. le ministre n'a-t-il pas
+recours à ce moyen, qui n'est pas nouveau, qui n'est que le
+développement et le complément d'une mesure universellement adoptée?
+Pourquoi? parce que, sans doute, il entrevoit plus ou moins
+confusément la <i>déception</i> qui est au bout de ces <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> expédients,
+comme je le disais tout à l'heure. Voyez en effet dans quel cercle
+vicieux on s'engagerait!&mdash;Élever la surtaxe, c'est renchérir le fret;
+renchérir le fret, c'est grever la marchandise; grever la marchandise,
+c'est rompre l'équilibre que la protection a voulu fonder entre notre
+industrie et l'industrie étrangère. Rompre cet équilibre, c'est se
+condamner à le rétablir par l'exhaussement du tarif général; exhausser
+le tarif, c'est renchérir les armements; c'est provoquer de nouvelles
+surtaxes, lesquelles auront les mêmes effets, deviendront causes à
+leur tour, et ainsi de suite à l'infini.</p>
+
+<p>Ce second moyen ayant été jugé inexécutable, il paraît que M. le
+ministre s'est enfin avisé que l'on devrait demander à la liberté ce
+qu'on n'a pu obtenir de l'arbitraire. Il s'est dit: La France, sans
+doute, naviguerait au même prix que les autres nations, si les
+matériaux qui entrent dans la construction de ses vaisseaux n'étaient
+pas grevés de droits qui en élèvent démesurément le prix.</p>
+
+<p>En conséquence, il consulte les Conseils pour savoir s'il ne
+conviendrait pas d'admettre en franchise les fers qui entrent dans la
+construction de nos navires.</p>
+
+<p>Évidemment, cette mesure serait par elle-même inefficace, et il faut
+la considérer comme un premier et timide essai dans la voie de la
+liberté commerciale. Le raisonnement de M. le ministre doit le
+conduire à adopter la même politique pour le bois, le cuivre, le
+chanvre, la toile, etc., etc.</p>
+
+<p>Le fer, en effet, est de si peu d'importance dans un bâtiment en bois
+doublé, cloué et chevillé en cuivre, que la mesure que médite M. le
+ministre ne peut pas affecter sensiblement le cours du fret. Cela est
+si évident qu'on est porté à croire, quoique M. le ministre ne le dise
+pas, qu'il a eu en vue les navires et surtout les bateaux à vapeur
+entièrement construits en fer.</p>
+
+<p>Mais alors pourquoi ne pas admettre, en franchise de <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> droits,
+les navires en fer eux-mêmes de construction étrangère?</p>
+
+<p>Oh! dit-on, c'est que nos constructeurs veulent être protégés.&mdash;Mais
+si vous voulez écouter tous les quêteurs de monopole, vous ne
+pourrez-pas admettre le fer; car nos propriétaires de forêts, nos
+maîtres de forges, nos actionnaires de mines ne sont pas très-disposés
+à abandonner leur part de protection.&mdash;Vous ne pouvez servir deux
+maîtres, il faut opter. Est-ce pour le public ou pour les
+constructeurs que vous êtes ministre?</p>
+
+<p>Examinons donc la question en elle-même. Elle est bien restreinte,
+comme on le voit. Les navires en bois, c'est-à-dire la marine actuelle
+tout entière est hors de cause. Il s'agit de navires en fer, d'une
+marine future et éventuelle. La question que nous avons à résoudre est
+celle-ci:</p>
+
+<p>«Vaut-il mieux admettre, en franchise de droits, le fer étranger
+destiné à la construction des navires, ou les navires en fer eux-mêmes
+de construction étrangère?»</p>
+
+<p>Il serait assez curieux de voir d'abord comment elle a été traitée, au
+point de vue du principe prohibitif, par un journal spécial fort
+accrédité en ces matières, le <i>Moniteur industriel</i>. La libre
+admission du fer, pour la destination dont il s'agit, a été insinuée
+pour la première fois; à ma connaissance, dans un article récent de ce
+journal.</p>
+
+<p>Il n'est pas possible de faire du régime prohibitif une satire plus
+naïve à la fois et plus sanglante; et il semble que le but secret de
+l'auteur de cet article est de confondre et de ridiculiser ce système,
+en le montrant sous un aspect vraiment burlesque. Quoi! vous convenez
+que notre marine marchande est chassée de tous les ports de l'Océan
+par la marine étrangère. Vous en cherchez la cause; vous trouvez que
+les matériaux qui entrent dans la construction de nos navires nous
+coûtent, dans la proportion de 300 pour 100, plus cher qu'aux
+Anglais; vous établissez vous-même <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> qu'à cette cause
+d'infériorité viennent s'ajouter le haut prix du combustible,
+l'insuffisance de l'outillage, l'inexpérience des constructeurs et des
+ouvriers; vous ne disconvenez pas que c'est le régime de la
+prohibition qui a placé notre marine dans cette situation humiliante
+et ridicule, et, après tout cela, vous concluez... au maintien de ce
+régime!</p>
+
+<p>Et remarquez comme la rapacité du monopole est habile à faire argument
+de tout, même des données les plus contradictoires! Lorsque, délivré
+de toute concurrence, il est parvenu à créer dans le pays une
+industrie factice, à détourner vers un emploi onéreux les capitaux et
+les bras, et à couvrir ses pertes par des taxes déguisées mais
+réelles, quelle est la raison sur laquelle il s'appuie pour prolonger
+et perpétuer son existence? Il montre ces capitaux que la liberté va
+détruire, ces bras qu'elle va paralyser; et cet argument a tant de
+puissance qu'il n'est pas encore de ministère ou de législature qui
+ait osé l'affronter. «C'est un malheur, disent humblement les intérêts
+privilégiés, que la protection nous ait jamais été accordée. Nous
+comprenons qu'elle pèse lourdement sur le public. Nous avons cru, que,
+grâce à cette protection dont la loi a entouré notre enfance, nous
+parviendrions bientôt à voler de nos propres ailes, <i>à marcher dans
+notre force et notre liberté</i>. Nous nous sommes trompés. La société a
+partagé notre erreur. C'est elle, pour ainsi dire, qui nous a appelés
+à l'existence. Elle ne peut plus maintenant nous laisser mourir. Nous
+avons des <i>droits acquis</i>.</p>
+
+<p>Aujourd'hui ce terrible argument est pris à rebours. «Nous n'avons pas
+encore employé le fer à la construction des navires. Il n'y a ni bras
+ni capitaux engagés dans cette voie. D'ailleurs, les matériaux, le
+combustible, les outils, les entrepreneurs, les ouvriers nous
+manquent. En outre, cette branche d'industrie exige des connaissances
+spéciales <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> dans les procédés de fabrication que nul ne
+possède, et <i>bien peu de personnes sont en état de la naturaliser chez
+nous</i>. Donc, pour l'implanter dans le pays, pour lui donner l'être, la
+protection est loin de suffire, c'est la prohibition absolue qu'il
+nous faut.»</p>
+
+<p>Dites donc que ce n'est pas notre marine qui vous préoccupe, mais vos
+priviléges. Si sérieusement vous vouliez une marine marchande, vous
+laisseriez la France échanger avec l'Angleterre des vins contre des
+navires en fer. Ils ne reviendraient pas plus cher aux armateurs de
+Bordeaux qu'à ceux de Liverpool, et la concurrence serait possible.</p>
+
+<p>Il est vrai que l'auteur de l'article insinue ici le moyen proposé par
+M. le ministre, la libre introduction du fer destiné à la
+construction.</p>
+
+<p>Mais n'a-t-il pas lui-même prouvé d'avance l'inefficacité de ce moyen
+quand il a dit, avec raison, que ce n'est pas seulement le prix de la
+matière qui renchérit nos navires, mais encore et surtout
+l'infériorité de notre mise en &oelig;uvre; quand il a fait observer que
+notre pays n'était pas disposé pour ce genre d'industrie, qu'il ne le
+serait pas de longtemps, que les établissements, les machines, le
+charbon, tout lui manque à la fois?</p>
+
+<p>Au mois de juillet dernier, j'étais à Liverpool. Un honnête quaker, M.
+Baines, de la maison Hodgson et compagnie, me fit visiter ses ateliers
+de construction. Je vis sur le chantier un immense navire tout en fer,
+quille, membrures, bordages, etc. Après avoir examiné d'innombrables
+machines que je ne décrirai pas (et pour cause, car je n'en sais guère
+plus là-dessus que ce pauvre Tristram qui ne put jamais comprendre le
+mécanisme d'un tourne-broche); après avoir vu d'énormes poinçons, de
+gigantesques ciseaux trouer, tailler, festonner des planches de fer de
+2 centimètres d'épaisseur, comme si c'eût été de la pâte de jujube,
+j'eus avec M. Baines la conversation suivante:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> «Ces navires en fer reviennent-ils plus cher que les navires
+en bois?&mdash;À peu près. La matière est, il est vrai, plus chère, mais on
+la travaille avec une telle facilité, une telle précision, le système
+de l'étalonnage présente tant d'avantages, que cela compense bien et
+au delà le prix du fer.&mdash;En quoi donc consiste la supériorité de ce
+nouveau mode de construction?&mdash;Le navire dure plus, les pièces qui le
+composent se changent plus facilement, il a moins de tirant d'eau, il
+est plus léger; et comme le tonnage se calcule par les trois
+dimensions, il porte plus, à tonnage égal, et économise les taxes à la
+marchandise.&mdash;En sorte, lui dis-je, que, la concurrence s'en mêlant,
+c'est le consommateur qui profitera de ces avantages; vos armateurs
+baisseront le prix du fret, et nous, Français, qui avons déjà tant de
+mal à lutter contre vos navires en bois, nous serons tout à fait
+évincés par vos navires en fer.&mdash;Cela est probable, me dit-il, à moins
+que vous ne fassiez comme nous, ou, si vous ne pouvez, que vous
+n'achetiez nos bâtiments.&mdash;Pourriez-vous me démontrer par des chiffres
+ces deux points décisifs: 1<sup>o</sup> les navires en fer ne reviennent pas
+plus cher que les navires en bois; 2<sup>o</sup> ils portent plus, à tonnage
+égal?&mdash;Venez chez moi; tous mes livres sont à votre
+disposition.&mdash;Est-ce que vous ne craignez pas de divulguer des secrets
+qui font votre fortune?&mdash;Ce n'est pas le secret, mais la publicité qui
+fera ma fortune. Plus on sera convaincu de la supériorité des navires
+en fer, plus je recevrai des ordres de construction. D'ailleurs, si
+mes procédés sont bons, comme je le crois, je ne demande pas mieux que
+l'humanité en profite; et, quant à moi, quel que soit le sort de cette
+industrie, j'ai la confiance d'utiliser toujours l'amour du travail et
+le peu de connaissances qu'il a plu à la Providence de me donner.»</p>
+
+<p>Je regrettai, on le croira sans peine, que le temps ne me permît pas
+de compulser les livres que l'honnête quaker <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> mettait si
+loyalement à ma disposition. Si j'avais pu prolonger mon séjour à
+Liverpool, je serais sans doute en mesure de soumettre aujourd'hui aux
+Conseils des documents précieux sur la question dont ils sont saisis.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, le premier moyen de relever notre marine,
+l'admission des bâtiments en fer de construction étrangère, est d'une
+efficacité incontestable, puisqu'il donnerait aux armateurs de
+Bordeaux, de Nantes et du Havre des navires qui leur reviendraient au
+même prix qu'aux armateurs de Liverpool, de Londres et de Bristol.</p>
+
+<p>Il est d'une exécution facile. Il ne complique en rien les opérations
+de la douane; il ne blesse pas ce qu'on nomme les <i>droits acquis</i>, ni
+ceux des constructeurs, puisque ce genre d'industrie n'a pour ainsi
+dire pas encore chez nous d'existence sérieuse; ni ceux des maîtres de
+forges, puisque le fer ainsi introduit ne ferme aucun débouché à notre
+production métallurgique, n'en diminue pas l'emploi actuel et ne peut
+par conséquent en affecter le prix.</p>
+
+<p>Le second moyen, l'admission en franchise de droits du fer destiné à
+la construction, a-t-il les mêmes avantages? ne présente-t-il pas de
+graves inconvénients?</p>
+
+<p>On a déjà vu que, tout en le proposant, le <i>Moniteur</i> s'était chargé
+de démontrer sa disproportion avec le but qu'on a en vue.</p>
+
+<p>Non-seulement il est illusoire, mais il ouvre à l'industrie un avenir
+si effrayant, que je me vois forcé, afin que le public ne soit pas
+pris au dépourvu, d'invoquer encore un moment son attention.</p>
+
+<p>Je suis surpris qu'on ne soit pas frappé, comme je le suis moi-même,
+des tendances vraiment exorbitantes et dangereuses dans lesquelles la
+France laisse s'engager l'administration des douanes.</p>
+
+<p>Certes, c'était bien assez que cette institution, d'abord purement
+fiscale, se fût convertie en un instrument soi-disant <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> de
+protection, en réalité de priviléges et de monopoles. Dès lors les
+travailleurs se sont aussi transformés en solliciteurs; ils ont
+assailli le gouvernement pour lui arracher la faculté de rançonner la
+nation, comme les quêteurs de places l'assiégent pour acquérir le
+droit d'exploiter le budget. Et le pouvoir, détourné de sa véritable
+et simple mission, qui est de garantir à chacun sa liberté, sa sûreté
+et sa propriété, s'est vu chargé encore de l'effroyable tâche de
+satisfaire à toutes les prétentions des classes laborieuses, d'assurer
+à chaque industrie les moyens de se soutenir et de se développer, et
+cela par le jeu des tarifs, par des combinaisons de taxes, par
+l'octroi à quelques-uns de ce qu'il parvient à arracher à tous.</p>
+
+<p>Cependant la douane, obéissant à de fausses notions dont elle n'est
+pas responsable, puisqu'elle les reçoit du public, procédait au moins
+à son &oelig;uvre nouvelle par mesures générales et uniformes, lorsqu'il
+y a trois ans, elle déposa dans le traité belge le funeste germe des
+<i>droits différentiels</i>. À partir de cette époque, il fut établi en
+principe que les taxes d'importation pourraient varier selon les pays
+de provenance, selon le cours des denrées dans chacun de ces pays,
+selon leur distance, ou même, qu'on me passe l'expression, selon la
+température des passions, des animosités et des jalousies nationales.
+Ainsi la douane n'a plus borné ses prétentions à être un instrument de
+protection, elle est devenue une arme offensive, un moyen politique
+d'agression. Elle a dit à un peuple: «Tu es ami, nous admettrons tes
+produits à des conditions modérées,» à un autre: «Nous te haïssons,
+notre marché te sera fermé.» Qui ne voit combien ce caractère hostile
+imprimé à la douane augmente les chances de guerre, déjà si
+nombreuses, que les tarifs recèlent dans leur sein? Qui ne comprend
+que ce sont les factions désormais qui se combattront sur le terrain
+des questions douanières? Qui ne s'aperçoit avec effroi qu'un
+<span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> nouvel horizon a été ouvert à de diaboliques alliances entre
+les cupidités industrielles et les intrigues politiques?</p>
+
+<p>Voici maintenant que les droits de douane varieront, non plus
+seulement selon les pays de provenance, mais encore suivant la
+destination de la marchandise.</p>
+
+<p>Voyez comme s'élargit insensiblement le rôle du douanier!</p>
+
+<p>D'abord, il n'avait qu'une question à adresser à la marchandise:
+«Qu'es-tu?» Sur la réponse il prélevait la taxe, et tout était dit.</p>
+
+<p>Plus tard, le dialogue s'est étendu à deux questions: «Qu'es-tu?&mdash;Du
+fil.&mdash;D'où viens-tu?&mdash;Que t'importe?&mdash;Il m'importe que si tu viens de
+Bruxelles, tu payeras <i>dix</i>; et si tu arrives de Manchester, tu
+payeras <i>trente</i>.» C'était bien le moins qu'on pût accorder à la ligue
+du monopole avec l'anglophobie.</p>
+
+<p>Maintenant voici que le douanier aura droit à trois interrogations:
+«Qu'es-tu?&mdash;Du fer.&mdash;D'où viens-tu? car le droit varie selon que la
+nature t'avait déposé dans les mines du Westergothland ou dans celles
+du Cornouailles.&mdash;Je viens du Cornouailles.&mdash;À quoi es-tu destiné? car
+le droit varie encore suivant que tu vas devenir navire ou charrue.»</p>
+
+<p>Ainsi la douane gagne tous les jours du terrain. De <i>fiscale</i> qu'elle
+était, elle s'est faite protectrice, puis diplomate, ensuite
+industrielle. La voilà qui va s'immiscer dans tous nos travaux, se
+faire juge de leur importance relative; non plus par des mesures
+générales, mais par une inquisition de détails qui ira jusqu'à nous
+demander compte de l'emploi de tous les matériaux que nous aurons à
+mettre en &oelig;uvre.</p>
+
+<p>Mais laissons de côté ce principe exorbitant et nouveau qu'on veut
+introduire dans nos tarifs; fermons les yeux au vaste horizon qu'il
+ouvre à la douane. A-t-on du moins <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> songé aux difficultés de
+l'exécution? Si les droits d'entrée varient pour chaque marchandise,
+en raison de l'infinie variété de ses usages, il faudra donc que la
+douane ait l'&oelig;il sur elle dans toutes ses transformations. Il
+faudra donc qu'elle pénètre dans le chantier du constructeur, qu'elle
+s'y installe jour et nuit, qu'elle y dresse sa tente, qu'elle constate
+les <i>déchets</i> et les <i>manquants</i>, en un mot, il faudra qu'elle soit
+armée de l'<i>exercice</i> avec son cortége d'entraves, de mesures
+préventives, d'acquits-à-caution, de laissez-passer, de passavants, de
+passe-debout, que sais-je? Pour peu que le principe s'étende à
+d'autres matériaux, nos ateliers, nos magasins, nos bureaux, nos
+livres même ne devront plus avoir de secrets pour MM. les employés;
+nos maisons, nos armoires, nos chambres n'auront plus pour eux de
+verrous ni de serrures; une autre institution méritant bien le titre
+énergique de <i>droits-réunis</i> pèsera sur la France; la législation qui
+régit les débitants de boissons, de spéciale qu'elle est, deviendra
+générale, et nous serons tous ainsi ramenés à cette <i>égalité devant la
+loi</i> si chère au prédécesseur du ministre actuel des finances,
+laquelle aura pour niveau commun la <i>condition du cabaretier</i><a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>. (V.
+p. <a href="#page243">243</a>.)</p>
+
+<p>Qu'on ne dise pas que ces craintes sont exagérées. Je défie qu'on me
+prouve que l'on peut faire pénétrer dans les tarifs le principe des
+<i>droits variables selon la destination de la marchandise</i>, sans
+investir aussitôt la douane de l'exercice, ou de quelque chose de
+semblable sous un autre nom.</p>
+
+<p>Messieurs les conseillers <i>généraux</i> des manufactures et du commerce,
+messieurs les simples conseillers de l'agriculture, vous êtes presque
+tous des hommes du Nord; vous n'avez guère à vous débattre sous
+l'inquisition des <i>droits <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> réunis</i>; vous savez à peine ce que
+c'est. Prenez garde que la douane ne se charge un jour de vous
+l'apprendre, et ne méprisez pas ce cri d'alarme qui s'élève dans un
+pays parfaitement instruit par l'expérience.</p>
+
+<p>Je conclus, 1<sup>o</sup> que ce qu'il y aurait de mieux à faire, sans se
+préoccuper des intérêts de la marine plus que de ceux de l'agriculture
+et des fabriques, ce serait d'abaisser les droits sur le fer étranger
+quelle que fût sa destination. Ce n'est pas à la douane, c'est à
+l'industrie de demander, comme le statuaire de la fable:</p>
+
+<p class="poem30">Sera-t-il dieu, table ou cuvette?</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Que si l'on veut favoriser notre marine marchande, le moyen le
+plus simple est de permettre à nos armateurs d'acheter des navires en
+fer et même en bois, au meilleur marché possible, dans tous les
+chantiers du monde.</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Que la libre admission du fer destiné à la construction est une
+mesure qui n'a qu'un bon côté, qui est d'être la plus sanglante satire
+que l'on puisse faire du régime prohibitif; car elle implique l'aveu
+que ce régime a paralysé notre marine, et il n'y a aucune raison pour
+ne pas reconnaître qu'il a exercé la même influence sur l'ensemble de
+toutes nos industries. Mais, relativement au but cherché, cette mesure
+est complétement inefficace; elle a en outre l'immense inconvénient de
+compliquer nos tarifs, et de déposer dans le terrain de la douane le
+germe dangereux de l'exercice, germe que l'atmosphère bureaucratique
+ne manquera pas de développer rapidement.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> UN ÉCONOMISTE À M. DE LAMARTINE.<br>
+À L'OCCASION DE SON ÉCRIT INTITULÉ:<br>
+DU DROIT AU TRAVAIL<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>.</h3>
+
+<p class="smcap">Monsieur,</p>
+
+<p>Le talent prodigieux dont vous a doué la nature, talent que rehausse
+une réputation sans tache, après avoir fait de vous le point de mire
+des partis, vous a signalé comme l'attente des doctrines. Vos
+opinions, à demi voilées, laissaient à chaque école l'espoir de vous
+rallier. Le catholicisme, le néo-christianisme, la liberté, et même
+ces modernes excentricités qu'on nomme saint-simonisme, fouriérisme,
+communisme, comptaient sur vous, espéraient en vous. Le système qui se
+résume par le mot <i>concentration forcée</i>, celui qui se formule par le
+mot <i>libre concurrence</i>, la théorie qui veut imposer au travail, aux
+facultés, aux capitaux une <i>organisation artificielle</i>, celle qui ne
+voit pas de meilleure organisation des forces sociales que leur
+<i>naturelle gravitation</i>, toutes les écoles, en un mot, vous désiraient
+pour auxiliaire et vous eussent accepté pour chef.</p>
+
+<p>Car il n'en est pas dont vous n'eussiez été le plus puissant
+interprète. Que faut-il à une idée qui porte en elle-même l'élément du
+triomphe, la vérité? Être connue, être comprise, être vulgarisée; et,
+pour cela, il lui faut des expressions saisissantes, des formules
+lumineuses qui, par leur clarté soudaine, aillent réveiller dans tous
+les c&oelig;urs cette sympathie innée pour le vrai et le juste que la
+libéralité de la Providence y a déposée. Voilà pourquoi les hommes de
+labeur, de veille et d'étude auraient confié à <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> votre parole
+le travail des années et des siècles, les investigations de la
+science, les rectifications de l'expérience, en un mot, tout le
+mouvement intellectuel de leur école, afin que vous le manifestassiez
+au monde. Par cette heureuse combinaison de fortes pensées et de vives
+images, dont vous seul possédez le secret, par le privilége inouï, qui
+n'a été dévolu qu'à vous, de faire pénétrer la logique dans la poésie
+et la poésie dans la logique, vous eussiez fait briller la vérité dans
+le cabinet du savant, dans l'atelier de l'artiste, dans le salon et le
+boudoir, dans le palais et la chaumière; vous lui eussiez frayé une
+voie vers la chaire et vers la tribune.</p>
+
+<p>Et moi aussi, monsieur, parce que j'ai dans l'esprit une conviction
+entière, parce que je porte au c&oelig;ur une foi inébranlable, combien
+de fois n'ai-je pas tourné mes regards vers vous! combien de fois
+n'ai-je pas demandé aux paroles tombées de vos lèvres, aux écrits
+échappés à votre plume, s'ils ne m'apportaient pas enfin le secret de
+vos opinions, s'ils ne recélaient point votre vague et mystérieux
+symbole! Car comprenant ou du moins croyant sincèrement comprendre le
+mécanisme des forces sociales, je me disais: «Cette lumière n'est rien
+tant qu'elle est sous le boisseau; et elle n'en sortira qu'à la voix
+puissante de l'homme capable de fondre dans sa parole la dialectique
+du métaphysicien, l'expérience de l'homme d'État, l'éloquence du
+tribun, l'ardente charité du chrétien et l'accent délicieux du poëte.»</p>
+
+<p>Vous vous êtes prononcé enfin. Mais, hélas! l'attente des écoles
+économiques a été trompée. Vous n'en reconnaissez que deux, et vous
+déclarez n'appartenir ni à l'une ni à l'autre. Tel est l'écueil du
+génie. Il dédaigne les voies explorées et le trésor des connaissances
+accumulé par les siècles. Il cherche son trésor en lui-même; il veut
+se frayer sa propre voie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> Comme vous le dites, il y a deux écoles en économie
+politique. Permettez-moi de les caractériser, afin d'apprécier ensuite
+l'amère critique que, par une inexplicable contradiction, vous faites
+de celle dont en définitive vous adoptez le principe, et les
+emphatiques éloges que vous décernez, par une autre contradiction non
+moins inexplicable, à celle dont vous repoussez les vaines et
+subversives théories.</p>
+
+<p>La première procède d'une manière scientifique. Elle constate, étudie,
+groupe et classe les faits et les phénomènes, elle cherche leurs
+rapports de cause à effet; et de l'ensemble de ses observations, elle
+déduit les <i>lois générales et providentielles</i> selon lesquelles les
+hommes prospèrent ou dépérissent. Elle pense que l'action de la
+science, en tant que science, sur l'espèce humaine, se borne à exposer
+et divulguer ces <i>lois</i>, afin que chacun sache la récompense qui est
+attachée à leur observation et la peine dont leur violation est
+suivie, elle s'en rapporte au c&oelig;ur humain pour le reste, sachant
+bien qu'il aspire invinciblement à l'une et a pour l'autre un
+éloignement inévitable; et parce que ce double mobile, le désir du
+bien, l'horreur du mal, est la plus puissante des forces qui ramènent
+l'homme sous l'empire des lois sociales, elle repousse comme un fléau
+l'intervention de forces arbitraires qui tendent à altérer la juste
+distribution naturelle des plaisirs et des peines. De là ce fameux
+axiome: «<i>Laissez faire, laissez passer</i>,» contre lequel vous
+manifestez tant d'indignation,&mdash;qui n'est cependant que la périphrase
+servile du mot <i>liberté</i>, que vous inscrivez sur votre bannière comme
+le principe de votre doctrine.</p>
+
+<p>L'autre école, ou plutôt l'autre méthode, qui a enfanté et devait
+enfanter des sectes innombrables, procède par l'<i>imagination</i>. La
+société n'est pas pour elle un sujet d'observations, mais une matière
+à expériences; elle n'est pas un <i>corps vivant</i> dont il s'agit
+d'étudier les organes, mais une <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> <i>matière inerte</i> que le
+législateur soumet à un arrangement artificiel. Cette école ne suppose
+pas que le corps social soit assujetti à des lois providentielles;
+elle prétend lui imposer des lois de son invention. <i>La République</i> de
+Platon, <i>l'Utopie</i> de Thomas Morus, <i>l'Oceana</i> de Harrington, <i>le
+Salente</i> de Fénelon, le régime protecteur, le saint-simonisme, le
+fouriérisme, l'owenisme et mille autres combinaisons bizarres,
+quelquefois appliquées, pour le malheur de l'espèce humaine, presque
+toujours à l'état de rêve pour servir de pâture aux enfants à cheveux
+blancs; telles sont quelques-unes des manifestations infinies de cette
+école.</p>
+
+<p>La méthode <i>analytique</i> devait nécessairement conduire à l'unité de
+doctrine, car il n'y a pas de raison pour que les mêmes faits ne
+présentent les mêmes aspects à tous les observateurs. Voilà pourquoi,
+sauf quelques légères nuances que des observations rectifiées tendent
+incessamment à faire disparaître, elle a rallié autour de la même foi
+Smith, Ricardo, Malthus, Mill, Jefferson, Bentham, Senior, Cobden,
+Thompson, Huskisson, Peel, Destutt de Tracy, Say, Comte, Dunoyer, Droz
+et bien d'autres hommes illustres, dont la vie s'est passée non point
+à arranger dans leur tête une société de leur invention avec des
+hommes de leur invention, mais à étudier les hommes et les choses et
+leur action réciproque, afin de reconnaître et de formuler les lois
+auxquelles il a plu à Dieu de soumettre la société.</p>
+
+<p>La méthode <i>inventive</i> devait de toute nécessité amener l'anarchie des
+intelligences, parce qu'il y a l'infini à parier contre un qu'une
+infinité de rêveurs ne feront pas le même rêve. Aussi voyons-nous que,
+pour se mettre à l'aise dans leur monde imaginaire, l'un en a banni la
+propriété, l'autre l'hérédité, celui-ci la famille, celui-là la
+liberté; en voici qui ne tiennent aucun compte de la loi de la
+population, en voilà qui font abstraction du principe de la
+solidarité <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> humaine, car il fallait mettre en &oelig;uvre des
+êtres chimériques pour faire une société chimérique.</p>
+
+<p>Ainsi la première <i>observe l'arrangement</i> naturel des choses, et sa
+conclusion est <i>liberté</i><a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. La seconde <i>arrange</i> une société
+artificielle, et son point de départ est <i>contrainte</i>. C'est pourquoi,
+et pour abréger, j'appellerai l'une <i>école économiste ou libérale</i>, et
+l'autre <i>école arbitraire</i>.</p>
+
+<p>Voyons maintenant le jugement que vous portez sur ces deux doctrines:</p>
+
+<div class="quote">
+<p>«Il y a en économie politique deux écoles: une école anglaise et
+ matérialiste (c'est l'école <i>libérale</i> que vous voulez décrire
+ dans ces lignes) qui traite les hommes comme des quantités
+ inertes; qui parle en chiffres de peur qu'il ne se glisse un
+ sentiment ou une idée dans ses systèmes; qui fait de la société
+ industrielle une espèce d'arithmétique impassible et de mécanisme
+ sans c&oelig;ur, où l'humanité n'est qu'une société en commandite,
+ où les travailleurs ne sont que des rouages à user et à dépenser
+ au plus bas prix possible, où tout se résout par perte ou gain au
+ bas d'une colonne de chiffres, sans considérer que ces quantités
+ sont des hommes, que ces rouages sont des intelligences, que ces
+ chiffres sont la vie, la moralité, la sueur, le corps, l'âme de
+ millions d'êtres semblables à nous et créés par Dieu pour les
+ mêmes destinées. C'est cette école qui règne en France, depuis
+ l'importation de la science économique née en Angleterre. C'est
+ celle qui a écrit, professé et gouverné jusqu'ici, sauf quelques
+ grandes exceptions; c'est celle qui a proscrit l'aumône,
+ incriminé la mendicité sans pourvoir aux mendiants, blâmé les
+ hôpitaux, condamné les hospices, raillé <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> la charité, mis
+ la misère hors la loi, maudit l'excès de la population, interdit
+ les mariages, conseillé la stérilité, fermé les tours des enfants
+ trouvés, et qui, livrant tout sans miséricorde et sans entrailles
+ à la concurrence, cette providence de l'égoïsme, a dit aux
+ prolétaires: «Travaillez.&mdash;Mais nous ne trouvons pas de
+ travail.&mdash;Eh bien! mourez. Si vous ne rapportez rien, vous n'avez
+ pas le droit de vivre; la société est un compte bien fait.»</p>
+
+<p>«Il y a une autre école qui est née en France, dans ces dernières
+ années, des souffrances du prolétaire, des égoïsmes du
+ manufacturier, de la dureté du capitaliste, de l'agitation des
+ temps, des souvenirs de la Convention, des entrailles de la
+ philanthropie et des rêves anticipés d'une époque entièrement
+ idéale. C'est celle qui, prophétisant aux masses l'avénement du
+ Christ industriel (Fourier), les appelle à la religion de
+ l'association, substitue ce principe de l'association par le
+ travail à tous les autres principes, à tous les autres instincts,
+ à tous les autres sentiments dont Dieu a pétri la nature humaine,
+ croit avoir trouvé le moyen d'organiser le travail sans
+ intervertir les rapports libres du producteur et du consommateur,
+ de violenter le capital sans l'anéantir, de régler les salaires
+ et de les distribuer arbitrairement avec l'infaillibilité et la
+ toute-justice de Dieu. Cette école, qui compte parmi ses maîtres
+ et ses adeptes tant d'hommes de lumière et de foi, porte en soi
+ deux grands trésors: un principe, l'association; une vertu, la
+ charité des masses. Mais elle nous semble pousser son principe
+ jusqu'à l'excès, et la vertu jusqu'à la chimère. Le fouriérisme
+ est jusqu'ici une sublime exagération de l'espérance.&mdash;Nous
+ n'appartenons ni à l'une ni à l'autre de ces écoles. Nous les
+ croyons toutes deux dans le faux. Mais l'une manque d'âme, et
+ l'autre manque <i>seulement</i> de mesure dans la passion du bien.
+ Nous faisons entre elles la différence qu'il y a entre <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span>
+ une cruauté et une illusion, et nous empruntons, pour la solution
+ de la question des salaires, à l'une la lumière des calculs, à
+ l'autre la chaleur de la charité.»</p>
+</div>
+
+<p>Je ne m'arrêterai pas à relever les expressions vagues et fausses, les
+assertions hasardées qui fourmillent dans ce passage, où il semble que
+votre plume vous a maîtrisé plus que vous n'avez maîtrisé votre plume.
+Où avez-vous vu que les économistes traitent les hommes comme des
+<i>quantités inertes</i>, eux qui voient précisément l'harmonie du monde
+social dans la liberté de leur action? Où avez-vous vu que cette école
+gouverne en France, quand elle ne compte pas un seul organe, du moins
+avoué, au ministère ou au Parlement? Qu'est-ce que ce dédain pour les
+chiffres, les calculs, l'arithmétique, comme si les chiffres servaient
+à autre chose qu'à constater des résultats, et comme si le bien et le
+mal pouvaient s'apprécier autrement que par des résultats constatés?
+Quelle valeur scientifique est-il possible de reconnaître dans votre
+indignation contre la <i>dureté du capitaliste</i>, l'<i>égoïsme du
+manufacturier</i>, en tant que tels, comme si les services industriels et
+les capitaux pouvaient échapper, plus que les salaires, aux lois de
+l'offre et de la demande qui les gouvernent, pour se soumettre aux
+lois du sentiment et de la philanthropie?</p>
+
+<p>Mais je sens le besoin de protester de toutes mes forces contre les
+imputations odieuses que vous faites peser sur la tête de tous ces
+savants illustres, dont je rappelais tout à l'heure les noms vénérés.
+Non, la postérité ne ratifiera pas votre arrêt. Elle ne mettra pas,
+comme vous le faites, entre Smith et Fourier, entre Say et Enfantin
+l'abîme qui sépare la <i>cruauté</i> de la simple <i>illusion</i>. Elle ne
+conviendra pas que le seul tort de Fourier ait été de pousser «un
+grand principe jusqu'à l'excès et une grande vertu jusqu'à la
+chimère.» Elle ne verra pas dans la <i>promiscuité</i> des sexes une
+<i>sublime exagération de l'espérance</i>. Elle ne croira pas la <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span>
+science sociale redevable au fouriérisme de ces trois grandes
+<i>innovations</i>: «la foi à l'amélioration indéfinie de l'espèce humaine,
+le principe de l'association et la charité des masses;»&mdash;parce que la
+perfectibilité de l'homme, conséquence de son principe intelligent, a
+été reconnue longtemps avant Fourier;&mdash;parce que l'association est
+aussi ancienne que la famille;&mdash;parce que la charité des masses, de
+quelque manière qu'on veuille la considérer, au point de vue théorique
+ou au point de vue pratique, dans l'individu ou dans la société, a été
+formellement promulguée par le christianisme et partout mise en
+&oelig;uvre, du moins à quelque degré. Mais la postérité s'étonnera que
+vous assigniez une place si élevée, que vous prodiguiez tant d'encens
+à une école que vous flétrissez en même temps par ces paroles
+éloquentes: C'est un monastère où «la mère n'est qu'une femme
+enceinte, le père un homme qui engendre, et l'enfant un produit des
+deux sexes.»</p>
+
+<p>Mais que blâmez-vous dans les économistes? Seraient-ce les formes
+parfois arides dont ils ont revêtu leurs idées? C'est là de la
+critique littéraire. En ce cas il fallait reconnaître les services
+qu'ils ont rendus à la science, et vous borner à les accuser d'être de
+froids écrivains. Sur ce terrain encore, on pourrait répondre que si
+le langage sévère et précis de la science a l'inconvénient de n'en pas
+hâter assez la propagation, le style chaleureux et imagé du poëte,
+transporté dans le domaine didactique, a l'inconvénient bien plus
+grave d'égarer souvent le lecteur après avoir égaré l'écrivain. Mais
+ce n'est pas la forme que vous attaquez, c'est la pensée et même
+l'intention.</p>
+
+<p>La pensée! mais comment l'accuser? Elle peut bien être fausse; elle ne
+saurait être blâmable, car elle se résume ainsi: «<i>Il y a plus
+d'harmonie dans les lois divines que dans les combinaisons humaines.</i>»
+Permis à vous de dire comme Alphonse: «Ces lois seraient meilleures
+si j'eusse été appelé <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> dans les conseils de Dieu.» Mais non,
+vous ne tenez point ce langage impie. Vous laissez de tels blasphèmes
+aux utopistes. Pour vous, vous vous emparez de la doctrine même dont
+vous essayez de flétrir les révélateurs, et dans tout votre écrit,
+sauf quelques vues exceptionnelles que je discuterai tout à l'heure,
+domine le grand principe de la liberté, qui suppose de votre part la
+reconnaissance de l'harmonie des lois divines, puisqu'il serait puéril
+d'adhérer à la liberté, non parce qu'elle est la vraie condition de
+l'ordre et du bonheur social, mais par un platonique amour pour la
+liberté elle-même, abstraction faite des résultats qu'il est dans sa
+nature de produire.</p>
+
+<p>L'intention! mais quelle perversité peut-on apercevoir dans
+l'intention de ceux qui se bornent à dire à l'arbitraire: «L'équilibre
+des forces sociales s'établit de lui-même; n'y touchez pas?»</p>
+
+<p>Pour arriver jusqu'aux intentions des économistes, il faudrait prouver
+trois choses:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Que le libre jeu des forces sociales providentielles est funeste
+à l'humanité;</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Qu'il est possible d'en paralyser l'action par la substitution
+de forces arbitraires;</p>
+
+<p>3<sup>o</sup> Que les économistes repoussent celles-ci en parfaite
+connaissance de leur prétendue supériorité sur celles-là.</p>
+
+<p>En dehors de ces trois démonstrations, vos attaques, si vous pensiez à
+les faire remonter jusqu'à l'intention des écrivains dont je parle, ne
+seraient ni justifiées ni justifiables.</p>
+
+<p>Mais je ne croirai jamais que vous, dont personne ne soupçonne
+l'honneur et la loyauté, vous ayez voulu incriminer jusqu'à la
+moralité des savants illustres qui vous ont précédé dans la carrière,
+qui vous ont légué leurs doctrines et que l'humanité a absous d'avance
+par la vénération et le respect dont elle environne leur mémoire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> Y a-t-il d'ailleurs, dans ce qu'il vous plaît d'appeler
+l'école anglaise, comme si une science qui se borne à décrire les
+faits et leur enchaînement pouvait être d'un pays plutôt que d'un
+autre, comme s'il pouvait y avoir une géométrie russe, une mécanique
+hollandaise, une anatomie espagnole et une économie française ou
+anglaise; y a-t-il, dis-je, dans cette école, des hommes qui, comme
+les <i>prohibitionnistes</i>, aient proclamé leurs doctrines pour abuser
+les esprits et bénéficier par l'erreur commune sciemment et
+volontairement répandue? Non, vous n'en citeriez pas un seul. Aucune
+secte philosophique peut-être n'a offert le spectacle d'autant de
+dignité, de modération, de dévouement au bien public; et si vous
+voulez y réfléchir, vous comprendrez qu'il devait en être ainsi.</p>
+
+<p>Dans le <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, quand l'astronomie n'était pas parvenue au
+point où elle est arrivée de nos jours, on avait remarqué une sorte
+d'aberration dans la marche des planètes. On avait constaté que les
+unes se rapprochaient, que les autres s'éloignaient du centre du
+mouvement; et l'on se hâta de conclure que les premières s'enfonçaient
+de plus en plus dans les profondeurs glacées de l'espace, que les
+secondes allaient s'engloutir dans la matière incandescente du soleil.
+Laplace vint, il soumit ces prétendues aberrations au calcul, il
+démontra que si les planètes s'écartaient de leur orbite, la force qui
+les y rappelait s'augmentait en raison de cet éloignement même: «Par
+la toute-puissance d'une formule mathématique, dit M. Arago, le monde
+matériel se trouva raffermi sur ses fondements.» Pense-t-on que celui
+qui découvrit et mesura cette belle harmonie eût volontiers consenti,
+dans un intérêt personnel, à troubler ces admirables lois de la
+gravitation?</p>
+
+<p>L'économie des sociétés a eu aussi ses Laplace. S'il y a des
+perturbations sociales, ils ont aussi constaté l'existence de forces
+providentielles qui ramènent tout à l'équilibre, <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> et ils ont
+trouvé que ces forces réparatrices se proportionnent aux forces
+perturbatrices, parce qu'elles en proviennent. Ravis d'admiration
+devant cette harmonie du monde moral, ils ont dû se passionner pour
+l'&oelig;uvre divine et répugner plus que les autres hommes à tout ce qui
+peut la troubler. Aussi n'a-t-on jamais vu, que je sache, les
+séductions de l'intérêt privé balancer dans leur c&oelig;ur cet éternel
+objet de leur admiration et de leur amour. Bonaparte s'en étonna. Peu
+habitué à de telles résistances, il les honora du titre de <i>niais</i>,
+parce qu'ils refusaient leur concours à sa mission d'arbitraire, la
+regardant comme incompatible avec les grandes lois sociales qu'ils
+avaient découvertes et proclamées. Et ce titre glorieux, ils le
+portent encore,&mdash;et on n'en voit aucun aux affaires, car ils n'y
+veulent entrer qu'avec leur principe.</p>
+
+<p>Je le dis avec regret mais avec franchise, monsieur, je crois que vous
+avez fait une chose funeste et de nature à égarer les premiers pas
+d'une jeunesse pleine de confiance dans l'autorité de vos paroles,
+lorsque, distribuant sans mesure le blâme et l'éloge, vous avez
+violemment assailli l'école la plus consciencieuse, la plus
+pratiquement chrétienne qui se soit jamais élevée à l'horizon des
+sciences morales, réservant votre enthousiasme, votre sympathie et,
+pardonnez-moi le mot, vos coquettes câlineries pour ces autres écoles
+qui ne sont, selon vous-même, que la négation de la liberté, de
+l'ordre, de la propriété, de la famille, de l'amour, des affections
+domestiques et <i>de tous les sentiments dont Dieu a pétri la nature
+humaine</i>.</p>
+
+<p>Et ce qui achève de rendre cette injuste appréciation des hommes tout
+à fait inexplicable, c'est que vous adoptez, ainsi que je l'ai dit, le
+principe des économistes, la liberté des transactions, la libre
+concurrence, <i>cette providence de l'égoïsme</i>.</p>
+
+<p>«Il n'y a d'autre organisation du travail, dites-vous, <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> que
+sa liberté; il n'y a d'autre distribution des salaires que le travail
+lui-même se rétribuant par ses &oelig;uvres et se faisant à lui-même une
+justice que vos <i>systèmes arbitraires</i> ne lui feraient pas. Le libre
+arbitre du travail dans le producteur, dans le consommateur, dans le
+salaire, dans l'ouvrier, est aussi sacré que le libre arbitre de la
+conscience dans l'homme. En touchant à l'un, on tue le mouvement; en
+touchant à l'autre, on tue la moralité. Les meilleurs gouvernements
+sont ceux qui n'y touchent pas.»</p>
+
+<p>Et ailleurs: «Nous ne connaissons d'autre organisation <i>possible</i> du
+travail dans un pays libre que la liberté se rétribuant elle-même par
+la <i>concurrence</i>, par la capacité, par la moralité.»</p>
+
+<p>Ce n'est pas assez de dire que ces paroles coïncident avec les idées
+des économistes; elles embrassent et résument leur doctrine tout
+entière. Elles supposent en vous la pleine connaissance, la claire vue
+de cette grande loi de la concurrence qui porte en elle-même le remède
+général aux maux inévitables qu'elle peut produire dans des cas
+particuliers.</p>
+
+<p>Et cependant, comment croire que votre vue embrasse l'ensemble des
+faits et des forces sociales qui découlent du principe de la liberté,
+quand on vous voit décliner le dogme de la responsabilité des agents
+intelligents et libres!</p>
+
+<p>Car en parlant des deux grandes écoles, celle de la <i>liberté</i> et celle
+de la <i>contrainte</i>, vous dites: «J'emprunte à l'une la lumière de ses
+calculs, à l'autre la chaleur de sa charité.» Pour parler avec
+précision, vous deviez dire: «J'emprunte à l'une le principe de la
+<i>liberté</i>, à l'autre celui de l'<i>irresponsabilité</i>.»</p>
+
+<p>En effet, il résulte des citations que je viens de produire que ce que
+vous avez pris aux économistes, ce n'est point des calculs seulement,
+c'est un principe, à savoir: «<i>La liberté est la meilleure des
+organisations sociales.</i>»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> Mais ce n'est qu'à une condition: c'est que la loi de la
+responsabilité sortisse son plein, entier et naturel effet. Que si la
+loi humaine intervient et fait dévier les conséquences des actions, de
+telle sorte qu'elles ne retombent pas sur ceux à qui elles étaient
+destinées, non-seulement la liberté n'est plus une bonne organisation,
+mais elle n'existe pas.</p>
+
+<p>C'est donc une grave contradiction de dire qu'on emprunte là la
+liberté et ici la contrainte, pour en faire un monstrueux ou plutôt un
+impossible mélange.</p>
+
+<p>Je me ferai mieux comprendre en abordant quelques détails.</p>
+
+<p>Vous reprochez à l'école <i>libérale</i> d'être cruelle, et dès lors vous
+empruntez à l'école arbitraire la «chaleur de sa charité.»&mdash;Voilà la
+généralité, voici l'application.</p>
+
+<p>Vous accusez les économistes d'<i>interdire le mariage</i>, de <i>conseiller
+la stérilité</i>,&mdash;et par opposition, vous voulez que <i>l'État adopte les
+enfants orphelins ou trop nombreux</i>.</p>
+
+<p>Vous accusez les économistes de <i>proscrire et de railler
+l'aumône</i>,&mdash;et par opposition, vous voulez que <i>l'État s'interpose
+entre les masses et leurs misères</i>.</p>
+
+<p>Vous accusez les économistes de dire aux prolétaires: «<i>Travaillez ou
+mourez</i>,»&mdash;et par opposition, vous voulez que la société proclame le
+<i>droit au travail</i>, le <i>droit de vivre</i>.</p>
+
+<p>Examinons ces trois antithèses, que j'aurais pu multiplier; cela
+suffira pour reconnaître s'il est possible de ramasser ainsi des
+dogmes dans des écoles opposées et d'accomplir entre eux une solide
+alliance.</p>
+
+<p>Je ne veux point encombrer par des discussions de détail le terrain
+des principes sur lequel j'entends me maintenir. Je ferai cependant
+une remarque préliminaire. Il y a longtemps qu'on a dit que le moyen
+le plus sûr, mais certainement le moins loyal, de combattre son
+adversaire, c'était de lui prêter des sentiments outrés, des idées
+fausses et des paroles qu'il n'a jamais prononcées. Je vous crois
+<span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> incapable de recourir sciemment à un tel artifice: mais, soit
+entraînement de la phrase à effet, soit exigence de concision, il est
+certain que vous attribuez aux économistes un langage qui ne fut
+jamais le leur.</p>
+
+<p>Jamais ils n'ont <i>conseillé la stérilité, interdit le mariage</i>.&mdash;Ce
+reproche pourrait être adressé avec plus de raison et vous l'adressez
+en effet au <i>fouriérisme</i>.&mdash;S'ils ont, non pas <i>maudit</i>, mais déploré
+l'<i>excès</i> de la population, ce mot même «<i>excès</i>» que vous employez
+les justifie.</p>
+
+<p>Ce qu'ils ont dit sur ce grave sujet, le voici: «L'homme est un être
+libre, responsable et intelligent. Parce qu'il est libre, il dirige
+ses actions par sa volonté;&mdash;parce qu'il est responsable, il recueille
+la récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu'elles sont ou
+ne sont pas conformes aux lois de son être;&mdash;parce qu'il est
+intelligent, sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans
+cesse, ou par la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de
+l'expérience.&mdash;C'est un <i>fait</i> que les hommes, comme tous les êtres
+qui ont vie, peuvent se multiplier au delà de leurs moyens actuels de
+subsistance. C'est un autre <i>fait</i> que lorsque l'équilibre est rompu
+entre le nombre des hommes et les ressources qui font vivre, il y a
+malaise et <i>souffrance</i> dans la société.&mdash;Donc, il n'y a pas d'autre
+alternative: il faut <i>prévoir</i> pour que l'équilibre se maintienne; ou
+<i>souffrir</i> pour qu'il se rétablisse. Nous concluons qu'il est à
+désirer que la population, prise en masse, ne suivre pas une
+progression trop rapide, et pour cela, que les individus qui la
+composent n'entrent dans l'état du mariage qu'autant qu'ils ont la
+chance probable de pouvoir entretenir une famille.&mdash;Et comme les
+hommes sont libres, comme nous n'admettons pas de législation
+coercitive ou restrictive en cette matière, nous nous adressons à leur
+raison, à leurs sentiments, à leur bon sens. Le langage que nous leur
+faisons entendre n'a rien d'utopique ou d'abstrait. <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> Nous leur
+disons avec la sagesse des siècles et ce sens si commun qu'il est
+presque de l'instinct:&mdash;«C'est donner la vie à des malheureux, c'est
+se rendre malheureux soi-même que de se charger imprudemment ou
+prématurément d'une famille qu'on n'a pas encore les moyens d'élever.»
+Nous ajoutons: «Si ces actes individuels d'imprévoyance sont trop
+multipliés, la société a plus d'enfants qu'elle n'en peut nourrir:
+elle <i>souffre</i>, car l'homme n'est pas seulement soumis à la loi de la
+<i>responsabilité</i>, mais encore à celle de la <i>solidarité</i>; et c'est
+pour cela que les économistes s'attachent à exposer toutes les
+conséquences fatales de la multiplication désordonnée des êtres
+humains, afin que l'opinion intervienne avec son action
+toute-puissante, car ils croient sincèrement que, contre ce terrible
+phénomène, la société n'a que cette alternative, la prévoyance ou la
+souffrance.</p>
+
+<p>Mais vous, monsieur, vous lui apportez un expédient. Vous ne pensez
+pas qu'elle doit prévoir pour ne pas souffrir, et vous ne voulez pas
+qu'elle souffre pour n'avoir pas prévu. Vous dites: «<i>Que l'État
+adopte les enfants trop nombreux.</i>»</p>
+
+<p>Voilà certes qui est bientôt décrété. Mais avec quoi; s'il vous plaît,
+les entretiendra-t-il? Sans doute avec des aliments, des vêtements,
+des produits prélevés sur la masse sous forme d'impôts, car l'<i>État</i>,
+que je sache, n'a pas de ressources à lui, indépendantes du travail
+national.&mdash;Ainsi la grande loi de la <i>responsabilité</i> sera éludée.
+Ceux qui, dans des vues personnelles peut-être, mais parfaitement
+conformes à l'intérêt public, se seront conduits d'après les règles de
+la prudence, de l'honnêteté et de la raison, se seront abstenus ou
+auront retardé le moment de s'entourer d'une famille, se verront
+<i>contraints</i> de nourrir les enfants de ceux qui se seront abandonnés à
+la brutalité de leurs instincts.&mdash;Mais le mal sera-t-il guéri au
+moins? Bien au contraire, il s'aggravera sans cesse, car en même
+temps <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> qu'on ne pourra plus compter sur la prévoyance qui
+n'aura plus rien de rationnel, la souffrance elle-même, sans cesser
+d'agir, n'agira plus comme châtiment, comme frein, comme leçon, comme
+force équilibrante; elle perdra sa moralité, il n'y aura plus rien en
+elle qui l'explique et la justifie, et c'est alors que l'homme pourra
+sans blasphémer dire à l'auteur des choses: «À quoi sert le mal sur la
+terre, puisqu'il n'a pas de cause finale?»</p>
+
+<p>On peut faire sur la charité les mêmes remarques. D'abord, jamais la
+science économique n'a <i>proscrit</i> ni <i>raillé</i> l'aumône. La science ne
+raille pas et ne proscrit rien; elle observe, déduit et expose.</p>
+
+<p>Ensuite, l'économie politique distingue la charité volontaire de la
+charité légale ou forcée. L'une, par cela même qu'elle est
+<i>volontaire</i>, se rattache au principe de la liberté et entre comme
+élément harmonique dans le jeu des lois sociales; l'autre, parce
+qu'elle est <i>forcée</i>, appartient aux écoles qui ont adopté la doctrine
+de la <i>contrainte</i>, et inflige au corps social des maux inévitables.
+La misère est méritée ou imméritée, et il n'y a que la charité libre
+et spontanée qui puisse faire cette distinction essentielle. Si elle a
+des secours même pour l'être dégradé qui a encouru son malheur par sa
+faute, elle les distribue d'une main parcimonieuse, justement dans la
+mesure nécessaire pour que la punition ne soit pas trop sévère; et
+elle n'encourage pas, par d'inopportunes délicatesses, des sentiments
+abjects et méprisables, qui, dans l'intérêt général, ne doivent pas
+être encouragés. Elle réserve, pour les infortunes imméritées et
+cachées, la libéralité de ses dons et ce secret, cette ombre, ces
+ménagements auxquels a droit le malheur, au nom de la dignité humaine.</p>
+
+<p>Mais la charité légale, contrainte, organisée, décrétée comme une
+<i>dette</i> du côté du donateur et une <i>créance</i> positive du côté du
+donataire, ne fait ni ne peut faire une telle <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> distinction.
+Permettez-moi d'invoquer ici l'autorité d'un auteur trop peu connu et
+trop peu consulté en ces matières:</p>
+
+<p>«Il est plusieurs genres de vices, dit M. Charles Comte, dont le
+principal effet est de produire la misère pour celui qui les a
+contractés. Une institution qui a pour objet de mettre à l'abri de la
+misère toute sorte de personnes, sans distinction des causes qui l'ont
+produite, a donc pour résultat d'encourager tous les vices qui
+conduisent à la pauvreté. Les tribunaux ne peuvent condamner à
+l'amende les individus qui sont coupables de paresse, d'intempérance,
+d'imprévoyance et d'autres vices de ce genre; mais la nature, qui a
+fait à l'homme une loi du travail, de la tempérance, de la modération,
+de la prévoyance, <i>a pris sur elle d'infliger aux coupables les
+châtiments qu'ils encourent</i>. Rendre ces châtiments vains en donnant
+<i>droit</i> à des secours à ceux qui les ont encourus, c'est laisser au
+vice tous les attraits qu'il a; c'est laisser agir, de plus, les maux
+qu'il produit pour les individus auxquels il est étranger, et
+affaiblir ou détruire les seules peines qui peuvent le réprimer.»</p>
+
+<p>Ainsi la charité gouvernementale, indépendamment de ce qu'elle viole
+les principes de la liberté et de la propriété, intervertit encore les
+lois de la responsabilité; et en établissant une sorte de communauté
+de droit entre les classes aisées et les classes pauvres, elle ôte à
+l'aisance le caractère de récompense, à la misère le caractère de
+châtiment que la nature des choses leur avait imprimé.</p>
+
+<p>Vous voulez que l'<i>État s'interpose entre les masses et leur
+misère.</i>&mdash;Mais avec quoi?&mdash;Avec des capitaux.&mdash;Et d'où les
+tirera-t-il?&mdash;De l'impôt; il aura un <i>budget des pauvres</i>.&mdash;Il faudra
+donc que, soutirant ces capitaux à la circulation générale, il fasse
+retomber sur les masses, sous forme d'aumônes, ce qui leur arrivait
+sous forme de salaires!</p>
+
+<p>Enfin vous proclamez le <i>droit</i> du prolétaire au travail, <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> au
+salaire, à la subsistance. Et qui jamais a contesté à qui que ce soit
+le <i>droit de travailler</i>, et par conséquent le droit à une juste
+rémunération? Est-ce sous le régime de la liberté qu'un tel droit peut
+être dénié? Mais, dites-vous, en nous plaçant dans une terrible
+hypothèse, «si la société n'a pas du travail pour tous ses membres, si
+son capital ne suffit pas pour donner à tous de l'occupation?» Eh
+bien! cette supposition extrême implique que la population a dépassé
+ses moyens de subsistance. Je vois bien alors par quels procédés la
+liberté tend à rétablir l'équilibre; je vois les salaires et les
+profits baisser, c'est-à-dire je vois diminuer la part de chacun à la
+masse commune; je vois les encouragements au mariage s'affaiblir, les
+naissances diminuer, peut-être la mortalité augmenter jusqu'à ce que
+le niveau soit rétabli. Je vois que ce sont là des maux, des
+souffrances; je le vois et je le déplore. Mais ce que je ne vois pas,
+c'est que la société puisse éviter ces maux en proclamant le <i>droit au
+travail</i>, en décrétant que l'État prendra sur les capitaux
+insuffisants de quoi fournir du travail à ceux qui en manquent; car il
+me semble que c'est faire le plein d'une part en faisant le vide de
+l'autre. C'est agir comme cet homme simple qui, voulant remplir un
+tonneau, puisait par-dessous de quoi verser par-dessus; ou comme un
+médecin qui, pour donner des forces au malade, introduirait dans le
+bras droit le sang qu'il aurait tiré au bras gauche.</p>
+
+<p>À nos yeux, dans l'hypothèse extrême où l'on nous force de raisonner,
+de tels expédients ne sont pas seulement inefficaces, ils sont
+essentiellement nuisibles. L'État ne déplace pas seulement les
+capitaux, il retient une partie de ceux auxquels il touche, et trouble
+l'action de ceux qu'il ne touche pas. De plus, la nouvelle
+distribution des salaires est moins équitable que celle à laquelle
+présidait la liberté, et ne se proportionne pas, comme celle-ci, aux
+justes droits de la capacité et de la moralité. Enfin, loin de
+diminuer les <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> souffrances sociales, elle les aggrave au
+contraire. Ces expédients ne font rien pour rétablir l'équilibre rompu
+entre le nombre des hommes et leurs moyens d'exister; bien loin de là,
+ils tendent à déranger de plus en plus cet équilibre.</p>
+
+<p>Mais si nous pensons que la société peut être placée dans une
+situation telle qu'elle n'a que le choix des maux, si nous pensons
+qu'en ce cas la liberté lui apporte les remèdes les plus efficaces et
+les moins douloureux, prenez garde que nous croyons aussi qu'elle agit
+surtout comme moyen préventif. Avant de rétablir l'équilibre entre les
+hommes et les subsistances, elle agit pour empêcher que cet équilibre
+ne soit rompu, parce qu'elle laisse toute leur influence aux motifs
+qu'ont les hommes d'être moraux, actifs, tempérants et prévoyants.
+Nous ne nions pas que ce qui suit l'oubli de ces vertus, c'est la
+souffrance; mais vouloir qu'il n'en soit pas ainsi, c'est vouloir
+qu'un peuple ignorant et vicieux jouisse du même degré de bien-être et
+de bonheur qu'un peuple moral et éclairé.</p>
+
+<p>Il est si vrai que la liberté prévient les maux dont vous cherchez le
+remède dans le <i>droit au travail</i>, que vous reconnaissez vous-même que
+ce droit est sans application aux industries qui jouissent d'une
+entière liberté: «Laissons de côté, dites-vous, le cordonnier, le
+tailleur, le maréchal, le charron, le tonnelier, le serrurier, le
+maçon, le charpentier, le menuisier..... Le sort de tous ceux-là est
+hors de cause.» Mais le sort des ouvriers des fabriques serait aussi
+hors de cause si l'industrie manufacturière vivait d'une vie
+naturelle, ne posait le pied que sur un terrain solide, ne progressait
+qu'à mesure des besoins, ne comptait pas sur les prix factices et
+variables de la <i>protection</i>, une des formes émanées de la théorie de
+l'<i>arbitraire</i>.</p>
+
+<p>Vous proclamez le <i>droit au travail</i>, vous l'érigez en <i>principe</i>;
+mais, en même temps, vous montrez peu de foi dans ce principe. Voyez
+en effet dans quelles étroites limites <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> vous circonscrivez son
+action. Ce droit au travail ne pourra être invoqué que <i>dans des cas
+rares, dans des cas extrêmes, pour cause de vie seulement</i> (<i>propter
+vitam</i>), et à la condition que son application ne créera jamais,
+<i>contre le travail des industries libres et le tarif des salaires
+volontaires, la concurrence meurtrière de l'État</i>.</p>
+
+<p>Réduites à ces termes, les mesures que vous annoncez sont du domaine
+de la police plutôt que de l'économie sociale. Je crois pouvoir
+affirmer, au nom des économistes, qu'ils n'ont pas d'objections
+sérieuses à faire contre l'intervention de l'État dans des cas rares,
+extrêmes, où, sans nuire aux industries libres, sans altérer le tarif
+des salaires volontaires, il serait possible de venir, <i>propter
+vitam</i>, au secours d'ouvriers momentanément, brusquement déplacés,
+sous le coup de crises industrielles imprévues.&mdash;Mais, je vous le
+demande, pour aboutir à ces mesures d'<i>exception</i>, fallait-il remuer
+toutes les théories des écoles les plus opposées? fallait-il élever
+drapeau contre drapeau, principe contre principe, et faire retentir
+aux oreilles des masses ces mots trompeurs: <i>droit au travail, droit
+de vivre!</i> Je vous dirai, en empruntant vos propres expressions: «Ces
+idées ne sont si sonores que parce qu'il n'y a rien dedans que du vent
+et des tempêtes.»</p>
+
+<p>Monsieur, je ne pense pas que le Ciel ait jamais accordé à un homme
+des dons plus précieux que ceux qu'il vous a prodigués. Il y a assez
+de chaleur dans votre âme, assez de puissance dans votre génie pour
+que le siècle subisse votre influence et fasse, à votre voix, un pas
+de plus dans la carrière de la civilisation. Mais pour cela, il ne
+faut pas que vous alliez butiner d'ici, de là, dans les écoles les
+plus opposées, des principes qui s'excluent. Votre prodigieux talent
+est un puissant levier; mais ce levier est sans force s'il n'a pour
+point d'appui <i>un principe</i>.&mdash;Naguère vous vous présentâtes devant
+l'opposition, la bonne foi au c&oelig;ur et <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> l'éloquence sur les
+lèvres. Quel résultat avez-vous obtenu? Aucun, parce que vous ne lui
+portiez pas <i>un principe</i>. Oh! si vous adhériez fortement à la
+liberté! Si vous la montriez faisant progresser le monde social par
+l'action de ces deux grandes lois corollaires: responsabilité,
+solidarité! Si vous ralliiez les esprits autour de cette vérité: «En
+économie politique, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire!» On
+comprendrait alors que la liberté porte en elle-même la solution de
+tous les grands problèmes sociaux que notre époque agite, et «qu'elle
+fait aux hommes une justice que les systèmes arbitraires ne leur
+feraient pas.» Comment avez-vous rencontré des vérités si fécondes
+pour les abandonner l'instant d'après?&mdash;Ne voyez-vous pas que la
+conséquence rationnelle et pratique de cette doctrine c'est la
+<i>simplification du gouvernement</i>? Courage donc, suivez cette voie
+lumineuse! Dédaignez la vaine popularité qu'on vous promet ailleurs.
+Vous ne pouvez servir deux maîtres. Vous ne pouvez travailler à la
+simplification du pouvoir, demander qu'il ne touche «ni au travail ni
+à la conscience,» et exiger en même temps «qu'il prodige
+l'instruction, qu'il colonise, qu'il adopte les enfants trop nombreux,
+qu'il s'interpose entre les masses et leurs misères.» Si vous lui
+confiez ces tâches multipliées et délicates, vous l'agrandissez outre
+mesure; vous lui conférez une mission qui n'est pas la sienne; vous
+substituez ses combinaisons à l'économie des lois sociales; vous le
+transformez en «Providence qui ne voit pas seulement, mais qui
+prévoit;» vous le mettez à même de prélever et de distribuer d'énormes
+impôts; vous le rendez l'objet de toutes les ambitions, de toutes les
+espérances, de toutes les déceptions, de toutes les intrigues; vous
+agrandissez démesurément ses cadres, vous transformez la nation en
+employés; en un mot vous êtes sur la voie d'un fouriérisme bâtard,
+incomplet et illogique.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> Ce ne sont pas là les doctrines que vous devez promulguer en
+France. Repoussez leurs trompeuses séductions. Rattachez-vous au
+principe sévère, mais vrai, mais le seul vrai, de la Liberté.
+Embrassez dans votre vaste intelligence et ses lois, et son action, et
+ses phénomènes, et les causes qui la troublent, et les forces
+réparatrices qui sont en elle. Inscrivez sur votre bannière: «<i>Société
+libre, gouvernement simple</i>,»&mdash;idées corrélatives et pour ainsi dire
+consubstantielles. Cette bannière, les partis la repousseront
+peut-être; mais la nation l'embrassera avec transport. Mais effacez-y
+jusqu'à la dernière trace de cette devise: «<i>Société contrainte,
+gouvernement compliqué.</i>»&mdash;Des mesures exceptionnelles, applicables
+dans des circonstances rares, dans des cas extrêmes et d'une utilité
+après tout fort contestable, ne sauraient longtemps contre-balancer
+dans votre esprit la valeur et l'autorité d'un <i>principe</i>. Un principe
+est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les climats et de
+toutes les circonstances. Proclamez donc la liberté: liberté de
+travail, liberté d'échanges, liberté de transactions pour ce pays et
+pour tous les pays, pour cette époque et pour toutes les époques. À ce
+prix, j'ose vous promettre sinon la popularité du jour, du moins la
+popularité et les bénédictions des siècles.&mdash;Un grand homme s'est
+emparé de ce rôle en Angleterre. Il n'y a pas de jour dans l'année, il
+n'y a pas d'heure dans le jour où on ne le voie exposer aux yeux des
+masses les grandes lois de la <i>mécanique sociale</i>. Il a réuni autour
+de lui une université mouvante, un apostolat du <span class="smcap">XIX</span><sup>e</sup> siècle; et la
+parole de vie pénétrant dans toutes les couches de la société en a
+fait surgir une opinion publique puissante, éclairée, pacifique, mais
+indomptable, qui sous peu présidera aux destinées de la
+Grande-Bretagne. Car savez-vous ce qui arrive? Plus de cinquante mille
+Anglais se seront mis, d'ici à la fin du mois, en possession du droit
+électoral pour balancer l'influence des écoles arbitraires <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> et
+neutraliser les efforts des prohibitionnistes, des faux philanthropes
+et de l'aristocratie.&mdash;La liberté!&mdash;voilà le principe qui va régner à
+nos portes; et un homme, M. Cobden, aura été l'instrument de cette
+grande et paisible révolution. Oh! puisse vous être réservée une
+semblable destinée, dont vous êtes si digne!</p>
+
+<p class="date">Mugron (Landes)... janvier 1845.</p>
+
+<h3>SUR L'OUVRAGE DE M. DUNOYER.<br>
+DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL.<br>
+ÉBAUCHE INÉDITE. (1845.)</h3>
+
+<p>«Il y a vingt ans, dit M. Dunoyer, que j'ai conçu la pensée de ce
+livre.» Certes, pendant ces vingt années, il n'en est pas une où cet
+important ouvrage eût pu avec plus d'à-propos être livré au public, et
+j'ose croire qu'il est dans sa destinée de faire rentrer la science
+dans sa voie. Un système funeste semble prendre sur les esprits un
+dangereux ascendant. Émané de l'imagination, accueilli par la paresse,
+propagé par la mode, flattant chez les uns des instincts louables mais
+irréfléchis de philanthropie, séduisant les autres par l'appât
+trompeur de jouissances prochaines et faciles, ce système est devenu
+épidémique; on le respire avec l'air, on le gagne au contact du monde;
+la science même n'a plus le courage de lui résister; elle se range
+devant lui; elle le salue, elle lui sourit, elle le flatte, et
+pourtant elle sait bien qu'il ne peut soutenir un moment le sévère et
+impartial examen de la raison. On le nomme <i>socialisme</i>. Il consiste à
+rejeter du gouvernement du monde moral tout dessein providentiel; à
+supposer que du jeu des organes sociaux, de l'action et de la réaction
+libres des intérêts humains, ne résulte pas une organisation
+merveilleuse, harmonique et <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> progressive, et à imaginer des
+combinaisons artificielles qui n'attendent pour se réaliser que le
+consentement du genre humain. Nous ferons-nous tous <i>Moraves</i>? nous
+enfermerons-nous dans un phalanstère? N'abolirons-nous que l'hérédité,
+ou bien nous débarrasserons-nous aussi de la propriété et de la
+famille? On n'est pas encore fixé à cet égard; et, pour le moment, il
+n'est qu'une chose dont l'exclusion soit unanimement résolue, la
+liberté.</p>
+
+<p class="poem30">Fi de la liberté!<br>
+ À bas la liberté!</p>
+
+<p>On est d'accord sur ce point. Il ne reste plus au milliard d'hommes
+qui peuplent notre globe qu'à faire choix, parmi les mille plans qui
+ont vu le jour, de celui auquel ils préfèrent se soumettre, à moins
+cependant qu'il n'y en ait un meilleur parmi ceux que chaque matin
+voit éclore. Ce choix, il est vrai, offrira quelques difficultés, car
+messieurs les socialistes, quoiqu'ils prennent le même nom, sont loin
+d'avoir les mêmes <i>projets sociaux</i>. Voici M. Jobard qui pense que la
+propriété a encore la moitié de son domaine à acquérir, et qui veut y
+soumettre jusqu'à la plus fugitive pensée littéraire ou artistique;
+mais voilà Saint-Simon qui n'admet pas même la propriété matérielle;
+et entre eux se pose M. Blanc, qui reconnaît bien la propriété des
+produits du travail (sauf un partage de son invention), mais qui
+flétrit comme impie et sacrilége quiconque tire quelque avantage de
+son livre, de son tableau ou de sa partition, heureux pourtant M.
+Blanc de savoir se soumettre à la vulgaire pratique, en attendant le
+triomphe de sa théorie!</p>
+
+<p>Au milieu de ces innombrables enfantements de <i>Plans sociaux</i>, nés de
+l'imagination échauffée de nos modernes <i>Instituteurs de nations</i>, la
+raison éprouve un charme indicible à se sentir ramenée, par le livre
+de M. Dunoyer, à l'étude d'un <i>plan social</i> aussi, mais d'un plan
+créé par la <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> Providence elle-même; à voir se développer ces
+belles harmonies qu'elle a gravées dans le c&oelig;ur de l'homme, dans
+son organisation, dans les lois de sa nature intellectuelle et morale.
+On a beau dire qu'il n'y a pas de poésie dans les sciences
+expérimentales, cela n'est pas vrai; car cela reviendrait à dire qu'il
+n'y a pas de poésie dans l'&oelig;uvre de Dieu.</p>
+
+<p>Pense-t-on que les découvertes géologiques de Cuvier, parce qu'elles
+étaient dues à une laborieuse et patiente observation, parce qu'elles
+étaient conformes à la réalité des faits, ne nous font pas admirer ce
+qu'elles nous laissent entrevoir des desseins de la création, autant
+que les inventions les plus ingénieuses?</p>
+
+<p>Le point de départ obligé des réformateurs modernes (qu'ils en
+conviennent ou non) est que la société se détériore sous l'empire des
+lois naturelles, et qu'elles tendent à introduire de plus en plus la
+misère et l'inégalité parmi les hommes; aussi par quels tristes
+tableaux n'assombrissent-ils pas les premières pages de leurs livres!
+Avouer le principe de la perfectibilité, ce serait créer d'avance une
+fin de non-recevoir contre leur prétention à refaire le monde. S'ils
+reconnaissaient qu'il y a, dans les lois de la Responsabilité et de la
+Solidarité, une force qui tend invinciblement à améliorer et à
+égaliser les hommes, pourquoi s'élèveraient-ils contre ces lois, eux
+qui font profession d'aspirer à ce résultat? Leur tâche se bornerait à
+les étudier, à en découvrir les harmonies, à les divulguer, à signaler
+et à combattre les obstacles qu'elles rencontrent encore dans les
+erreurs de l'esprit, les vices du c&oelig;ur, les préjugés populaires,
+les abus de la force et de l'autorité.</p>
+
+<p>Ce qu'il y a de mieux à opposer aux socialistes, c'est donc la simple
+description de ces lois. C'est ce que fait M. Dunoyer. Mais comme
+après tout on ne diffère souvent sur les choses que parce qu'on n'est
+pas d'accord sur le sens des <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> mots, M. Dunoyer commence par
+définir ce qu'il entend par <i>liberté</i>.</p>
+
+<p>Liberté, c'est <i>puissance d'action</i>. Donc chaque obstacle qui
+s'abaisse, chaque restriction qui tombe, chaque expérience qui
+s'acquiert, toute lumière qui éclaire l'intelligence, toute vertu qui
+accroît la confiance, la sympathie et resserre les liens sociaux,
+c'est une <i>liberté</i> conquise au monde; car il n'y a rien en toutes ces
+choses qui ne soit, une <i>puissance d'action</i>, une puissance pacifique,
+bienfaisante et civilisatrice.</p>
+
+<p>Le premier volume de M. Dunoyer est consacré à la solution de cette
+question de fait: Le monde a-t-il ou n'a-t-il pas progressé sous
+l'empire de la loi de liberté? Il étudie successivement les divers
+états sociaux par lesquels il a été dans la destinée de l'homme de
+passer, l'état des peuples chasseurs, pasteurs, agricoles,
+industriels, auxquels correspondent l'anthropophagie, l'esclavage, le
+servage, le monopole. Il montre l'espèce humaine s'élevant vers le
+bien-être et la moralité, à mesure qu'elle devient <i>libre</i>; il prouve
+qu'à chaque phase de son existence les maux qu'elle a endurés ont eu
+pour cause les obstacles qu'elle a rencontrés dans son ignorance, ses
+erreurs et ses vices; il signale le principe qui les lui fait
+surmonter, et, tournant enfin vers l'avenir le flambeau qui vient de
+lui montrer le passé, il voit la société progresser et progresser
+indéfiniment, sans qu'elle ait à se soumettre à des organisations
+récemment inventées,&mdash;à la seule condition de combattre sans cesse et
+les liens qui gênent encore le travail des hommes, et l'ignorance qui
+obstrue leur esprit, et ce qu'il reste d'imprévoyance, d'injustice et
+de passions mauvaises dans leurs habitudes.</p>
+
+<p>C'est ainsi que l'auteur fait justice de ce vieux sophisme, indigne de
+la science et récemment renouvelé des âges les plus barbares, qui
+consiste à s'étayer de faits isolés, malheureusement <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> trop
+nombreux encore, pour en induire la détérioration de l'espèce humaine.
+Fidèle à sa méthode, il suppute les progrès acquis, les rattache à
+leurs véritables causes, et démontre que c'est en développant ces
+causes, en détruisant et non en ressuscitant des obstacles, en
+étendant et non en restreignant le principe de la responsabilité, en
+renforçant et non en affaiblissant le ressort de la solidarité, en
+nous éclairant, en nous amendant, en devenant libres, que nous
+marcherons vers des progrès nouveaux.</p>
+
+<p>Après avoir étudié l'humanité dans ses divers âges, M. Dunoyer la
+considère dans ses diverses fonctions.</p>
+
+<p>Mais ici il avait à faire la nomenclature de ces fonctions. Nous
+n'hésitons pas à dire que celle de l'auteur est plus rationnelle, plus
+méthodique et surtout plus complète que celle qu'avait
+traditionnellement adoptée la science économique.</p>
+
+<p>Soit que l'on divise l'industrie en agricole, manufacturière et
+commerciale, soit que, comme M. de Tracy, on la réduise à deux
+branches, le travail qui <i>transforme</i> et celui qui <i>transporte</i>, il
+est évident qu'on laisse, en dehors de la science, une multitude de
+fonctions sociales et notamment toutes celles qui s'exercent sur les
+hommes. La société, au point de vue économique, est un échange de
+services rémunérés; et sous ce rapport l'avocat, le médecin, le
+militaire, le magistrat, le professeur, le prêtre, le fonctionnaire
+public appartiennent à la science économique aussi bien que le
+négociant et le cultivateur.</p>
+
+<p>Nous travaillons tous les uns pour les autres, nous faisons tous entre
+nous échange de services, et la science est incomplète si elle
+n'embrasse pas tous les services et tous les travaux.</p>
+
+<p>Nous croyons donc que l'économie politique est redevable à M. Dunoyer
+d'une classification, qui, sans la faire sortir de ses limites
+naturelles, a le mérite de lui ouvrir de <span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> nouvelles
+perspectives, de nouveaux champs de recherches, surtout dans l'ordre
+intellectuel et moral, et de l'arracher à ce cercle matériel où les
+esprits supérieurs n'aiment pas à se laisser longtemps renfermer.</p>
+
+<p>Aussi, lorsque M. Dunoyer, après avoir recherché quels sont les états
+sociaux qui ont été les plus favorables à l'humanité, examine les
+conditions dans lesquelles chaque fonction se développe avec le plus
+de puissance et de liberté, on sent qu'un principe moral est venu
+prendre place dans la science. Il prouve que les forces
+intellectuelles et les vertus privées ou de relation ne sont pas moins
+nécessaires aux succès de nos travaux que les forces industrielles. Le
+choix des lieux et des temps, la connaissance du marché, l'ordre, la
+prévoyance, l'esprit de suite, la probité, l'épargne concourent tout
+aussi réellement à la prompte formation, à l'équitable distribution, à
+la judicieuse consommation des richesses que le capital, l'habileté et
+l'activité.</p>
+
+<p>Nous n'oserions pas dire que, dans le cadre immense qu'embrasse
+l'auteur, il ne s'est pas glissé quelques observations de détail qu'on
+pourrait contester; encore moins qu'il a épuisé son inépuisable sujet.
+Mais sa méthode est bonne, les limites de la science bien posées, le
+principe qui la domine clairement défini. Dans ce vaste champ, il y a
+place pour bien des ouvriers; et, s'il faut dire toute notre pensée,
+nous croyons que là est le terrain où pourront désormais se rencontrer
+et ces esprits exacts que leur irrésistible soumission aux exigences
+de la logique retenait dans cette partie de l'économie politique qui
+est susceptible de démonstrations rigoureuses, et ces esprits ardents
+que l'idolâtrie du beau et du bien entraînait dans la région des
+utopies et des chimères.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> SUR L'ÉLOGE DE M. CHARLES COMTE.<br>
+<span class="smaller">PAR M. MIGNET<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</span></h3>
+
+<p>La vie, a-t-on dit, est un tissu d'illusions et de déceptions.&mdash;Oui,
+mais il s'y mêle quelques souvenirs qui l'imprègnent comme d'un parfum
+délicieux.</p>
+
+<p>Telle fut pour moi la journée du 30 mai 1846.</p>
+
+<p>Arraché au fond de la province par un caprice inattendu de la fortune,
+j'assistais pour la première fois à une séance publique de l'Académie
+des sciences morales et politiques.</p>
+
+<p>Autour du fauteuil du président, M. Dunoyer, se groupaient tous les
+membres de l'illustre compagnie. En face, les tribunes, les loges,
+l'amphithéâtre suffisaient à peine à contenir l'élite de la société
+parisienne.</p>
+
+<p>Le secrétaire perpétuel devait prononcer l'éloge de son prédécesseur,
+M. Charles Comte.</p>
+
+<p>On se demandait avec anxiété: Comment M. Mignet, quel que soit son
+talent, parviendra-t-il à intéresser l'auditoire? Que peut offrir de
+saisissant la vie d'un publiciste dont tous les jours furent absorbés
+par une polémique aujourd'hui oubliée et par des travaux approfondis
+sur la philosophie de la législation? d'un journaliste probe,
+consciencieux, sévère, dont la vertu fut poussée jusqu'à la rudesse?
+d'un écrivain laborieux et profond, mais qui semble avoir
+volontairement dédaigné, dans son &oelig;uvre, cette partie artistique
+qui, si elle n'ajoute rien, si elle nuit même quelquefois à la
+justesse des idées, peut seule néanmoins donner de l'éclat, de la
+popularité, de la puissance de propagation aux travaux de
+l'intelligence?</p>
+
+<p>Cependant M. Mignet commence sa lecture. Sa parole, ni trop lente ni
+trop rapide, se propage sans effort jusqu'aux <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> extrémités de
+la salle. Il varie son sujet par des réflexions pleines d'à-propos et
+de justesse; il l'égaye en le parsemant avec sobriété de ce sel
+attique dont on prétend, bien à tort sans doute, que la tradition se
+perd en France. Un débit toujours clair, des intonations toujours
+justes ne laissent échapper aucune des finesses du discours, aucune
+des intentions de l'orateur. Pendant une heure, l'auditoire reste
+comme enchaîné à ce récit, si pauvre de faits éclatants, mais si riche
+de nobles et pures émotions.</p>
+
+<p>Mais quoi! est-ce la phrase correcte, élégante, incisive de l'orateur;
+est-ce sa belle diction qui retiennent ainsi l'assemblée captive? qui
+font courir sur tous les bancs comme un frisson d'enthousiasme et
+unissent tous les c&oelig;urs dans un commun sentiment de pure joie et
+d'admiration passionnée?</p>
+
+<p>Non.&mdash;Mais M. Mignet avait vu et montrait à tous les yeux le beau côté
+de son sujet. Il peignait l'homme de bien, l'homme aux mâles
+résolutions, l'athlète vigoureux, l'intrépide défenseur des libertés
+publiques, le publiciste inflexible que ni les tentations de la
+corruption, ni les menaces, ni la persécution, ni l'attrait de la
+popularité, ni le besoin du repos, ni aucune considération humaine, ne
+firent jamais dévier de cette ligne de rectitude tracée par sa
+profonde conviction à son opiniâtre vertu.</p>
+
+<p>Il semblait que cette chaude peinture d'une si belle vie, faisant
+contraste avec l'égoïsme et l'indifférence qui caractérisent l'époque
+actuelle, pénétrait dans toutes les sympathies de l'assemblée, et les
+remuait avec d'autant plus de puissance qu'on aurait pu les croire
+depuis plus longtemps assoupies. On aurait dit un public, aux
+impressions encore fraîches et naïves, recueillant de la bouche de
+Plutarque le récit d'une des plus nobles vies des héros antiques. Avec
+quel discernement vraiment français l'auditoire ne saisissait-il pas,
+pour les applaudir, les traits de courage, d'abnégation, <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> de
+fière indépendance, dont abonde la noble carrière du publiciste!
+Chacun de nous se reportait au temps à jamais passé de notre jeunesse,
+quand l'orateur disait:</p>
+
+<p>«Le temps où s'est distingué M. Comte est déjà loin de nous. Ils sont
+loin de nous les souvenirs de ces convictions généreuses, de ces
+luttes persévérantes, de ces intrépides dévouements qui animaient tant
+de fermes esprits, qui inspiraient tant de nobles conduites. Alors on
+croyait aux idées avec une foi vive, on aimait le bien public avec une
+passion désintéressée. Ces belles croyances, qui sont l'honneur de
+l'intelligence humaine, M. Comte les a eues jusqu'à l'enthousiasme.
+Ces fortes vertus, qui sont aussi nécessaires à un peuple pour rester
+libre que pour le devenir, M. Comte les a portées jusqu'à la rudesse.»</p>
+
+<p>Ah! malgré le triste et décourageant spectacle qui s'offre de toute
+part autour de nous, quoique l'on n'aperçoive plus ni convictions
+énergiques, ni courage civil, ni résistance à la corruption, on ne
+saurait désespérer d'un pays où le simple récit de la vie de M. Comte
+éveille une si vive et si unanime satisfaction! Non, le scepticisme
+n'a pas tout envahi, tout altéré, tout dégradé là où se montre cette
+ancre de salut du peuple,&mdash;l'intelligence d'honorer ce qui est
+honorable,&mdash;là où la puissance d'admiration vit encore!</p>
+
+<p>Deux circonstances concouraient à jeter un intérêt touchant et comme
+quelque chose de dramatique sur cette solennité littéraire. Derrière
+l'orateur, le fauteuil de la présidence était occupé par M. Dunoyer.
+Chacun sentait que l'éloge de M. Mignet et l'enthousiasme de
+l'assemblée s'adressaient indirectement au collaborateur, à l'ami de
+M. Comte, à celui qui avait partagé les mêmes travaux, essuyé les
+mêmes persécutions, montré le même dévouement. Au premier banc des
+spectateurs, on voyait vêtus de deuil les quatre enfants de M. Comte,
+qu'une mort hâtée par le travail et la persécution avait trop tôt
+privés de leur père. <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> Ils recueillent enfin, après dix longues
+années, le seul mais précieux héritage que puisse laisser un homme de
+cette trempe: un solennel hommage, un juste tribut d'admiration rendus
+à sa mémoire par une bouche éloquente, et sanctionnés par le
+sympathique et enthousiaste assentiment d'un public éclairé.</p>
+
+<p>Je dois le dire cependant, si l'honorable secrétaire perpétuel fit une
+juste appréciation de l'homme en ce qui concerne ses actes, son
+caractère, son courage, ses vertus, il ne me parut pas placer le
+publiciste à sa véritable hauteur. Peut-être en cela son verdict
+a-t-il été trop influencé par celui de l'opinion publique, qui semble
+n'avoir pas suffisamment apprécié, de bien s'en faut, la valeur
+philosophique des ouvrages de M. Comte. Ce jugement, on pourrait le
+comprendre s'il se rapportait uniquement au style. Je l'ai déjà dit:
+dans un ouvrage qui traite, selon la méthode scientifique, ces vastes
+sujets sur lesquels Rousseau et Montesquieu ont répandu les couleurs
+de leur brillante imagination, M. Comte ne paraît pas s'être attaché à
+rendre à ses pensées saillantes par l'éclat de la forme, la variété
+des tons, l'imprévu des antithèses et toutes les ressources d'une
+rhétorique étudiée. On conçoit qu'un homme tel que l'a dépeint M.
+Mignet ait rejeté ces vains ornements qui, dans sa pensée, sont des
+piéges pour le lecteur quand ils ne le sont pas pour l'écrivain. Plus
+M. Comte atteignait à la simplicité de l'expression, plus il croyait
+éloigner de ses écrits les chances de l'erreur; et la Vérité était le
+seul objet de son culte, celui auquel il était prêt à sacrifier, s'il
+l'eût fallu, bien plus que sa renommée littéraire.</p>
+
+<p>Ne croyons pas néanmoins que ses ouvrages soient dépourvus
+d'éloquence. «Bien qu'il veuille, dit M. Mignet, appliquer dans sa
+rigueur et sa sécheresse la méthode analytique, M. Comte a l'esprit
+trop résolu et l'âme trop bouillante pour exposer sans s'émouvoir les
+longues traverses <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> de l'humanité; je l'en loue.» Et ailleurs:
+«Sous des formes un peu âpres et avec des apparences froides, il avait
+cette bonté du c&oelig;ur, cette chaleur de l'âme, cette élévation des
+sentiments, cette verve de la conviction qui se montrent à la fois
+dans ses écrits et dans sa vie.»</p>
+
+<p>Mais si M. Comte s'élève souvent jusqu'à l'éloquence (en laissant à ce
+mot son acception reçue), lorsqu'il flétrit de sa parole énergique
+l'injustice et l'abus de la force, j'ose dire qu'une éloquence d'une
+autre nature et tout aussi vraie règne sur toutes les pages de ses
+écrits. En les lisant, le lecteur sent toujours comme une lumière qui
+se fait dans son intelligence. Il se sent épris d'admiration devant
+l'harmonieuse simplicité des lois que l'auteur expose, et ce sentiment
+est d'autant plus vif qu'il ne se sépare jamais de celui de la
+certitude. Je ne connais, quant à moi, aucun artifice de rhétorique
+capable de remplir l'âme d'aussi délicieuses émotions. N'y a-t-il pas
+de l'éloquence, la plus vraie de toutes les éloquences, dans la simple
+et claire exposition de l'harmonie qui préside aux mouvements des
+corps célestes? Quand il y a de la beauté et de la grandeur dans un
+sujet, plus l'auteur parvient à concentrer votre attention sur le
+tableau, en se faisant oublier lui-même, plus j'ose dire qu'il atteint
+aux pures sources de l'art.</p>
+
+<p>M. Comte n'a qu'un but: <i>exposer</i>. Mais il expose avec tant de netteté
+les conséquences des actions humaines, qu'en ne s'adressant qu'à
+l'intelligence il parle au c&oelig;ur. Peu d'écrivains communiquent à
+l'âme une admiration aussi sincère pour ce qui est bien, une haine
+aussi vigoureuse pour l'injustice et la tyrannie. Non qu'il déclame,
+il se borne à décrire; mais le sentiment qu'il ne conseille pas naît
+de la description, et je crois même, que si la vraie éloquence se fait
+sentir dans toutes ses pages, c'est que la déclamation en est
+sévèrement bannie. Quand le lecteur voit clairement l'enchaînement
+des causes et des effets, la sympathie et <span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> l'antipathie
+naissent à son insu dans son âme pour ne plus s'y éteindre, et sans
+qu'il soit nécessaire de lui dire ce qu'il faut haïr, ce qu'il faut
+aimer.</p>
+
+<p>Je n'examinerai pas si le <i>Traité de législation</i> n'eût pas pu être
+conçu sur un plan plus méthodique; quand on l'a lu, on comprend qu'il
+n'est que le frontispice, d'une &oelig;uvre immense, interrompue par la
+mort et à jamais soustraite aux ardents désirs des amis de l'humanité.</p>
+
+<p>Ce que je puis dire, c'est ceci: Je ne connais aucun livre qui fasse
+plus penser, qui jette sur l'homme et la société des aperçus plus
+neufs et plus féconds, qui produise au même degré le sentiment de
+l'évidence. Dans l'injuste abandon où la jeunesse studieuse semble
+laisser ce magnifique monument du génie, je n'aurais peut-être pas le
+courage de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier de
+moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage de
+deux autorités: l'une est celle de l'Académie, qui a couronné
+l'ouvrage de M. Comte; l'autre est celle d'un homme du plus haut
+mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles
+s'adressent souvent: Si vous étiez condamné à la solitude et qu'on ne
+vous y permît qu'un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous? Le
+<i>Traité de législation</i> de M. Comte, me dit-il; car si ce n'est pas le
+livre qui dit le plus de choses, c'est celui qui fait le plus
+penser<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> DE LA RÉPARTITION DES RICHESSES.<br>
+<span class="smaller">PAR M. VIDAL<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.</span></h3>
+
+<p>Ce livre se présente sous de tristes auspices. Son apparition dans le
+monde a réveillé, au fond de ces cavernes littéraires,</p>
+
+<p class="poem10">Que la haine se creuse au bas des grands journaux,</p>
+
+<p class="noindent">un écho d'injures plus fait pour attrister que pour irriter ceux à qui
+elles s'adressent, et qui placent sous des préventions défavorables
+non-seulement le feuilletoniste, mais encore l'auteur qui a inspiré le
+feuilleton.</p>
+
+<p>Par une coïncidence singulière, le jour même où je lisais dans la
+<i>Démocratie pacifique</i> ces épithètes accumulées sur la tête de nos
+plus illustres économistes: <i>ignorants, orgueilleux, hérétiques
+maudits, sots, impies, fatalistes, plagiaires, marionnettes,
+traîtres</i>, etc., etc., ce jour même, le hasard mettait sous mes yeux
+une galerie de lettres autographes, où l'on voit les plus grands
+hommes du siècle, les plus ardents amis de l'humanité, Jefferson,
+Maddison, Bentham, Bernadotte, Chateaubriand, B. Constant, et même
+Saint-Simon, venir rendre l'hommage le plus sincère et le plus
+spontané à la science et à la philanthropie de J. B. Say.</p>
+
+<p>Mais ne cherchons pas une pénible solidarité entre M. Vidal et son
+compromettant commentateur, qui, je l'espère, rougira un jour de son
+injustice et de ses emportements.</p>
+
+<p>Il me semble que c'est faire preuve d'un orgueil bien indomptable,
+<span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> quand on aborde une science, que de débuter ainsi: «Mes
+devanciers n'ont rien su ni rien vu. Vainement des hommes tels que
+Smith, Malthus, Say, ont consacré toute leur vie et de puissantes
+facultés à l'étude d'un sujet; ils ne l'ont pas même entrevu. Moi,
+j'arrive, j'ai vingt ans, et j'ai fait la science.»</p>
+
+<p>N'inspirerait-on pas plus de confiance au public, si l'on disait: La
+science est de sa nature progressive. Mes prédécesseurs l'ont avancée;
+mais, aidé de leurs travaux, j'aspire à l'avancer encore. Forcés de
+creuser les idées élémentaires, d'analyser les notions de <i>travail,
+utilité, valeur, capital, production</i>, etc., ils me semblent n'avoir
+pas assez approfondi le phénomène de la répartition des richesses; je
+viens après eux, et mettant à profit les connaissances qu'ils nous ont
+transmises, prenant la science où ils l'ont laissée, j'essaye de lui
+faire faire un pas de plus.</p>
+
+<p>Mais, pour que M. Vidal pût tenir un tel langage, il aurait fallu
+qu'il s'astreignît à la méthode de ses devanciers, à l'observation de
+la manière dont les faits se passent et s'enchaînent. Cette méthode,
+il la repousse. Selon lui, la science, ainsi limitée, n'est qu'un
+objet de pure curiosité. Il pense que sa mission est de donner des
+conseils, d'enseigner, peut-être même d'<i>imposer</i> des règles de
+conduite.&mdash;«La belle science, s'écrie-t-il, qui se résume en une
+négation: <i>ne rien faire!</i>»</p>
+
+<p>M. Vidal se méprend. La science ne fait à personne un devoir de
+l'inertie, ou, comme on dirait aujourd'hui, de l'immobilisme. Elle
+éclaire toutes les routes, celle qui conduit au bien, comme celle qui
+mène au mal, et croit que c'est à cela que se borne sa tâche, parce
+que le principe d'action n'est pas en elle, mais dans les hommes. Si
+le penchant naturel de l'homme le pousse vers ce qui nuit, il est
+certain que jeter la lumière sur les conséquences des habitudes,
+c'est seconder cette triste direction. Mais si <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> l'homme est
+porté au bien, il suffit que la science le montre, et il n'est pas
+nécessaire, pour l'y déterminer, qu'elle invoque la contrainte ni même
+le devoir.</p>
+
+<p>Ce qui nous sépare complétement des écoles dites socialistes,
+fouriéristes, communistes, saint-simoniennes, etc., c'est précisément
+cela. Elles placent le principe d'action dans l'observateur, et nous
+le laissons là où il est, dans le sujet observé, l'homme.</p>
+
+<p>Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils nous accusent de ne voir dans
+les hommes que des chiffres, des quantités abstraites. «Qu'ils
+cessent, dit M. Vidal, de faire abstraction de l'homme, dans une
+science, qui a pour but le bonheur de l'homme.»</p>
+
+<p>Mais c'est vous qui faites abstraction de l'homme, de ce qu'il y a en
+lui d'intelligence, de moralité, de vie, d'initiative, de
+perfectibilité; car, pour vous, qu'est-ce que l'humanité, si ce n'est
+une matière inerte, une argile, que le savant, sous le nom de
+<i>réformateur</i>, <i>organisateur</i>, peut et doit pétrir à son gré?</p>
+
+<p>L'économie politique, ainsi que son nom même le témoigne, admet que
+l'homme est un être sentant et pensant; que les facultés de comparer,
+de juger, de décider sont en lui; que la prévoyance l'avertit, que
+l'expérience le rectifie, qu'il porte avec lui le principe progressif.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi elle se borne à décrire les phénomènes, leurs causes et
+leurs effets,&mdash;sûre que les hommes sauront choisir.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi, comme celui qui place des écriteaux à l'entrée de
+chaque route, elle se contente de dire: Voici où conduit l'une: voilà
+où mène l'autre.</p>
+
+<p>Mais vous, vous ne voyez dans les hommes que de la matière
+expérimentale, des machines qui produisent et consomment; et désirant,
+il faut vous rendre cette justice, que la richesse soit équitablement
+répartie entre eux, vous vous <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> attribuez cette fonction,
+persuadé que vous êtes que la Providence n'y a pas pourvu.</p>
+
+<p>«Suffira-t-il au mécanicien, dit M. Vidal, pour <i>inventer la machine</i>,
+d'observer, de recueillir des faits, puis de laisser faire les forces
+naturelles? Eh! non, sans doute, il faut encore qu'il trouve le moyen
+d'utiliser ces forces, qu'il <i>invente sa machine</i>...»</p>
+
+<p>«De même, en économie..., on peut <i>inventer</i> un mode particulier de
+production et de consommation, un système économique.»</p>
+
+<p>Ailleurs, il compare la société à un régiment:</p>
+
+<p>«Faudra-t-il donc laisser chacun man&oelig;uvrer à sa guise, permettre à
+chaque officier, à chaque soldat de faire et de suivre son petit plan
+de campagne? etc.»</p>
+
+<p>Ailleurs, à un orchestre:</p>
+
+<p>«Comme les musiciens d'un orchestre discipliné, chacun de nous a un
+rôle utile, indispensable...; mais pour qu'il y ait accord, unité, il
+faut que tous les exécutants obéissent à la pensée du compositeur et à
+la direction du chef d'orchestre.»</p>
+
+<p>Mais quand un mécanicien a sous la main des rouages, des ressorts, il
+dispose d'une <i>matière inerte</i>, et son intervention est indispensable.
+Les hommes ne sont-ils donc que des rouages et des ressorts aux mains
+d'un socialiste?</p>
+
+<p>Mais ces soldats, que vous nous proposez pour exemple, quoiqu'ils
+soient des hommes, en tant que soldats, ne sont plus hommes, ils ne
+sont que des machines. Le principe d'action n'est plus en eux. Soumis,
+selon cette énergique expression, à l'obéissance <i>passive</i>, ils ne
+s'appartiennent plus, ils tournent à droite et à gauche au moindre
+signe. Aussi faut-il tirer au sort à qui ne sera pas <i>soldat</i>.
+Croyez-moi, l'humanité ne se laissera pas aisément réduire à ce rôle
+<i>passif</i> que vous lui réservez.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> Enfin, vos musiciens, nous en convenons volontiers,
+arriveront à l'accord, à l'harmonie, si la direction du chef
+d'orchestre est imposée.</p>
+
+<p>Eh! mon Dieu, ce n'est pas en économie seulement; et qui ne sait qu'en
+toutes choses le despotisme infaillible serait la meilleure solution?</p>
+
+<p>Mais où est-il ce chef d'orchestre social en mesure de faire
+reconnaître son titre d'infaillibilité et son droit à la domination?</p>
+
+<p>En son absence, j'aime mieux laisser les musiciens eux-mêmes
+s'organiser entre eux, car, comme vous le dites, ils sont trop
+intelligents pour ne pas comprendre que sans cela l'harmonie serait
+impossible!</p>
+
+<p>Vous voyez donc bien que nous commençons à nous entendre, et que vous
+êtes amené, comme nous, à laisser, bon gré mal gré, le principe
+d'action là où Dieu l'a placé, dans l'humanité et non dans celui qui
+l'étudie.</p>
+
+<p>Quand nous exposons les phénomènes, leurs causes et leurs
+conséquences; quand nous nous contentons de montrer comment telle
+action vicieuse conduit inévitablement à telle conséquence funeste;
+quand, par exemple, nous disons: La paresse conduit à la misère,
+l'excès de population à une diminution et à une mauvaise répartition
+du bien-être, vous vous écriez que nous sommes <i>fatalistes</i>.</p>
+
+<p>Entendons-nous. Oui, nous sommes fatalistes à la manière des
+physiciens, quand ils disent: «Si une pierre n'est pas soutenue, il
+est <i>fatal</i> qu'elle tombe.»</p>
+
+<p>Nous sommes fatalistes à la manière des médecins, quand ils disent:
+«Si vous mangez outre mesure, <i>il est fatal</i> que vous ayez une
+indigestion.»</p>
+
+<p>Mais reconnaître l'existence d'une loi fatale, est-ce bien du
+fatalisme? Après tout, avons-nous fait des lois, comme vous nous en
+accusez, quand vous reprochez aux économistes tous les maux de la
+société, faisant abstraction des <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> mauvaises habitudes, des
+préjugés, des erreurs et des vices par lesquels elle a pu se les
+attirer?</p>
+
+<p>Le vrai <i>fatalisme</i>, ce me semble, est au fond de tous vos systèmes,
+qui, quelque opposés qu'ils soient entre eux, s'accordent seulement en
+ceci: le bonheur ou le malheur des hommes, indépendant de leurs vices
+et de leurs vertus, et sur lequel, par conséquent, ils ne peuvent
+rien, dépend exclusivement d'une invention contingente, d'une
+organisation imaginée, en l'an de grâce 1846, par M. Vidal.</p>
+
+<p>Il est bien vrai qu'en l'an 1845 M. Blanc en avait imaginé une autre.
+Mais, heureusement, les trois milliards d'hommes qui couvrent la terre
+ne l'ont pas acceptée; sans cela ils ne seraient plus à temps
+d'essayer celle de M. Vidal.</p>
+
+<p>Que serait-ce si l'humanité s'était pliée à l'organisation inventée
+par Fourier, qui offrait au capital 24 pour 100 de dividende au lieu
+des 5 pour 100 qu'assure la nouvelle invention?</p>
+
+<p>Pour se faire une idée de l'esprit de despotisme qui fait la base de
+toutes ces rêveries, il suffit de voir combien on y est prodigue de
+formules comme celles-ci:</p>
+
+<p>«<i>Il faudra</i> proportionner la production aux moyens de consommation.</p>
+
+<p>«<i>Il faudra</i> organiser puissamment le travail.</p>
+
+<p>«<i>Il faudra</i> appeler toutes les activités et toutes les intelligences,
+etc.</p>
+
+<p>«<i>Il faudra</i> distribuer les produits d'après la justice.</p>
+
+<p>«<i>Il faudra</i> élever chaque travailleur au rang de sociétaire.</p>
+
+<p>«<i>Il faudra</i> lui fournir les moyens de satisfaire ses besoins, etc.</p>
+
+<p>«<i>Il faudra</i> établir l'équilibre entre la production, la consommation
+et la population.</p>
+
+<p>«<i>On peut</i> combiner un bon mécanisme industriel.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> «<i>On peut</i> inventer un mode particulier de production et de
+consommation.</p>
+
+<p>«<i>Il faut</i> constituer avant tout la solidarité effective.»</p>
+
+<p>Tout cela est bientôt dit. Mais quand on demande aux socialistes: Qui
+donc fera toutes ces choses? qui donc, si l'humanité est passive,
+l'animera du souffle de vie? chacun d'eux se pose et répond: <i>Moi.</i></p>
+
+<p>Il faut être juste envers M. Vidal. Il ne dit pas <i>moi</i>; il dit: <i>le
+pouvoir, l'autorité</i>.</p>
+
+<p>Mais ce n'est là que reculer la difficulté; car si tous les hommes
+sont des ressorts, des soldats, de la matière inerte; si toute pensée
+d'ordre et d'organisation émane d'une autorité, à quel signe
+pouvons-nous la reconnaître?</p>
+
+<p>La difficulté est grande, et il fallait bien que M. Vidal se donnât la
+peine de la résoudre.</p>
+
+<p>Voici comment il s'exprime:</p>
+
+<p>«Nous supposons <i>à priori</i> un pouvoir normal régulièrement constitué.
+Nous laissons à chacun la faculté de comprendre sous ce nom le système
+qu'il préfère, qu'il désire, qu'il conçoit ou qu'il rêve. Le
+gouvernement, <i>quel qu'il soit</i>, c'est pour nous la protection, la
+prévoyance sociale, le représentant de l'ordre pour tous et dans
+l'intérêt de tous, etc.»</p>
+
+<p>Si vous supposez <i>à priori</i> un pouvoir normal et infaillible, nous
+sommes d'accord. Seulement montrez-moi son certificat
+d'infaillibilité, et je suis prêt à me laisser organiser.</p>
+
+<p>Mais si, dans l'embarras de trouver ce phénix, vous admettez une
+autorité quelconque, telle que chacun <i>la préfère, la désire, la
+conçoit ou la rêve</i>, je crains bien que nous n'ayons autant
+d'autorités qu'il y a d'hommes, ce qui nous replace justement au point
+de départ.</p>
+
+<p>Ici, M. Vidal a recours à la grande ressource des socialistes,
+l'<i>organisation</i>. Il ne s'agit que d'organiser le pouvoir.</p>
+
+<p>«Un mauvais gouvernement, dit-il, peut abuser de la <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> force;
+cela est vrai. Mais un bon gouvernement, loin de gêner en rien la
+liberté véritable, peut en favoriser le développement...; il ne s'agit
+donc pas d'amoindrir ou de supprimer le pouvoir, mais de lui donner
+<i>une bonne organisation</i>.»</p>
+
+<p>C'est fort bien. Mais qui est-ce qui organisera le pouvoir? La société
+sans doute.&mdash;Point du tout, puisque c'est le pouvoir qui doit
+organiser la société.&mdash;J'entends; M. Vidal, ou tout autre socialiste
+qui <i>préfère, désire, conçoit ou rêve</i>, organisera le pouvoir, lequel
+organisera la société. Reste toujours à savoir comment est organisé le
+premier organisateur.</p>
+
+<p>Il y a, dans le livre de M. Vidal, un chapitre vers lequel on se sent
+attiré par la séduction du titre: <i>Conclusion pratique.</i> Il y a si
+longtemps que nous désirons voir les socialistes formuler une
+<i>conclusion</i>! Enfin, me disais-je, la nouvelle invention sociale va
+nous être déroulée dans tous ses détails, avec les moyens d'exécution
+propres à faire fonctionner l'appareil.</p>
+
+<p>Malheureusement M. Vidal, se fondant sur ce que nous ne sommes pas en
+état de le comprendre, ne nous dit rien.</p>
+
+<p>La société actuelle <i>est une masure que nous refusons obstinément
+d'abandonner</i>. Il a bien dans sa poche le plan de <i>constructions
+nouvelles</i>; mais à quoi bon nous les montrer, puisque <i>nous ne voulons
+pas en entendre parler, et que nous nous obstinons à maintenir la
+maison délabrée, l'édifice vermoulu? Il n'y a donc pas pour
+aujourd'hui de restauration possible. Reste tout au plus à placer des
+arcs-boutants au dehors et à gâcher du plâtre dans les crevasses.</i></p>
+
+<p>Notre obstination nous prive donc de l'avantage de connaître le nouvel
+appareil social imaginé par M. Vidal. Tout ce qu'il nous laissera
+voir, ce sont quelques étançons et un peu de plâtre, qu'il veut bien
+appliquer à retarder la chute du vieil édifice.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> Le problème ainsi circonscrit, M. Vidal en revient à ses
+formules favorites:</p>
+
+<p>«<i>Il faut organiser</i>, sur tous les points du royaume, dans chaque
+département, des ateliers où tout homme de bonne volonté puisse
+toujours trouver à gagner sa vie en travaillant; où tout ouvrier
+inoccupé, déplacé par la mécanique, puisse utiliser ses bras; des
+ateliers qui ne fassent point concurrence aux ateliers existants, car
+autrement on créerait autant de pauvres d'un côté qu'on en soulagerait
+de l'autre.</p>
+
+<p>«Des ateliers <i>permanents</i>, qui soient à l'abri du chômage et des
+mortes-saisons, à l'abri des crises commerciales, industrielles et
+politiques.</p>
+
+<p>«Des ateliers où l'introduction d'une machine perfectionnée profite
+aux travailleurs, sans pouvoir leur porter préjudice...</p>
+
+<p>«Des ateliers où l'on <i>puisse</i> établir un équilibre constant entre la
+production et les besoins de la consommation; des ateliers où la
+population surabondante des villes puisse se déverser.</p>
+
+<p>«Des ateliers où le travailleur trouve le bien-être, l'indépendance et
+la sécurité; une occupation permanente, une rétribution convenable et
+toujours assurée.»</p>
+
+<p>Certes, nous rendons justice aux bonnes intentions de M. Vidal, et
+nous désirons que ses vues philanthropiques se réalisent. Comme lui,
+nous voudrions qu'il n'y eût pas un homme sur la terre qui ne trouvât
+toujours du travail assuré, du bien-être, de la sécurité, de
+l'indépendance; qui ne fût à l'abri de toute crise commerciale,
+industrielle, politique et même atmosphérique; qu'il y eût parfait
+équilibre entre la production, la consommation et la population.</p>
+
+<p>Mais au lieu de penser, comme M. Vidal, qu'il y a un être abstrait
+qu'on appelle <i>l'État</i>, qui a les moyens de <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> réaliser ces
+beaux rêves; au lieu de faire dériver exclusivement le bonheur
+individuel d'une <i>organisation</i> inventée par un journaliste et imposée
+du dehors aux travailleurs, nous croyons qu'il dépend surtout des
+habitudes et des vertus des travailleurs eux-mêmes. Si les uns sont
+actifs et les autres paresseux; s'il y a parmi eux des prodigues, des
+économes, des avares, des gens ordonnés et des gens débauchés; si les
+uns se marient à seize ans, et sont chargés de famille à l'âge où les
+autres s'établissent,&mdash;nous ne voyons pas d'<i>organisation</i> qui puisse
+empêcher l'inégalité de s'introduire dans votre colonie.</p>
+
+<p>S'il y a des hommes qui se livrent à des entreprises hasardeuses, des
+gens qui empruntent sans savoir comment ils pourront rendre, et
+d'autres qui prêtent sans savoir comment ils seront payés; si la
+colonie est saisie, par exemple, de passions guerrières qui la mettent
+en hostilité avec le genre humain,&mdash;nous ne croyons pas que votre
+organisation la mette à l'abri de toute crise commerciale et
+politique.</p>
+
+<p>Vous aurez beau nous dire que nous sommes <i>fatalistes</i> parce que nous
+croyons que le <i>mal</i> lui-même a sa mission, celle de réprimer le vice
+dont il est le produit; oui, nous devons l'avouer, nous croyons à
+l'existence du <i>mal</i>. Nous n'y croyons pas seulement, nous le voyons;
+et, au physique comme au moral, nous n'avons pas d'autre alternative à
+proposer à l'humanité que de l'éviter par la prévoyance ou de le subir
+par la douleur.</p>
+
+<p>À moins donc que vous ne chargiez votre <i>organisateur</i> d'avoir de la
+prudence pour tout le monde, de l'ordre, de l'économie, de l'activité,
+des lumières et des vertus pour tout le monde, vous nous permettrez de
+continuer à croire que l'humanité ne peut être heureuse qu'autant que
+ces causes de bonheur soient en elle-même.</p>
+
+<p>Et certes, si vous me permettez de supposer seulement <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span>
+l'existence d'un vice dans la colonie dont vous tracez le plan; si
+vous raisonnez dans l'hypothèse qu'elle est affectée de paresse, ou de
+débauche, ou de faste, ou d'ambition, ou d'humeur conquérante, vous
+arriverez à voir qu'elle suivra bientôt la destinée commune et qu'il
+n'est pas au pouvoir de l'organisation la plus ingénieuse d'empêcher
+l'effet de sortir de la cause.</p>
+
+<p>Ainsi les ordres sociaux, que chacun de vous invente chaque jour,
+supposent la perfection dans l'inventeur d'abord, et ensuite dans
+l'humanité, cette même matière inerte dont s'amuse votre féconde
+imagination.</p>
+
+<p>Eh! monsieur, accordez-nous seulement la perfection de l'humanité, et
+croyez que les économistes feront des plans sociaux tout aussi
+séduisants que les vôtres.</p>
+
+<p>Les socialistes nous reprochent de repousser l'<i>association</i>. Et nous,
+nous leur demandons: De quelle association voulez-vous parler? est-ce
+de l'<i>association volontaire</i> ou de l'<i>association forcée</i>?</p>
+
+<p>Si c'est de l'association volontaire, comment peut-on nous reprocher
+de la repousser, nous qui croyons que la société est une grande
+association, et que c'est pour cela qu'elle s'appelle <i>société</i>?</p>
+
+<p>Veut-on parler seulement de quelques arrangements particuliers, que
+peuvent faire entre eux les ouvriers d'une même industrie? Eh! mon
+Dieu, nous ne nous opposons à aucune de ces combinaisons: société
+simple, en commandite, anonyme, par actions et même en phalanstère.
+Associez-vous comme vous l'entendrez, qui vous en empêche? Nous savons
+fort bien qu'il y a des conventions plus ou moins favorables au
+progrès de l'humanité et à la bonne répartition des richesses. Pour
+l'exploitation des terres, par exemple, avons-nous jamais dit que le
+fermage et le métayage, par cela seul qu'ils existent, exercent pour
+toutes les classes agricoles des effets identiques? Mais nous pensons
+<span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> que la science a rempli sa tâche quand elle a exposé ces
+effets; parce que, encore une fois, nous pensons que le principe
+d'action, l'aspiration vers le mieux n'est pas dans la science, mais
+dans l'humanité.</p>
+
+<p>Mais vous, vous qui ne voyez dans l'espèce humaine qu'une cire molle
+aux mains d'un organisateur, c'est l'association forcée que vous
+proposez; l'association qui ôte à tout les individus, hors un, toute
+moralité et toute initiative, c'est-à-dire le despotisme le plus
+absolu qui ait jamais existé, je ne dis pas dans les annales, mais
+même dans l'imagination des hommes.</p>
+
+<p>Je ne terminerai pas sans rendre à M. Vidal la justice qui lui est
+due. S'il a épousé les théories des <i>socialistes</i>, il n'a pas emprunté
+leur style. Son livre est écrit en français, et même en bon français.
+Le néologisme s'y montre, mais il n'y déborde pas. M. Vidal nous fait
+grâce du vocabulaire fouriériste, et des gammes et des pivots, et des
+amitiés en quinte superflue, et des amours en tierce diminuée. S'il
+voit la science sous un autre aspect que ses devanciers, il la prend
+du moins au sérieux, il ne méprise pas son public au point de vouloir
+lui en imposer par des phrases d'Apocalypse. C'est d'un bon augure, et
+si jamais il fait une seconde édition de son livre, je ne doute pas
+qu'il n'en retranche, sinon ce qu'il y a d'erroné dans la partie
+systématique, du moins ce que la partie critique offre d'exagéré et
+même d'injuste.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> SECONDE LETTRE À M. DE LAMARTINE<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>.</h3>
+
+<p class="smcap">Monsieur,</p>
+
+<p>Je viens de lire l'article qui, du <i>Bien public</i> de Mâcon, a passé
+dans tous les journaux de Paris; vous dire combien cette lecture m'a
+surpris et affligé, cela me serait impossible.</p>
+
+<p>Il n'est donc que trop vrai! aucun homme sur la terre n'a le privilége
+de l'universalité intellectuelle. Il est même des facultés qui
+s'excluent, et il semble que l'aride domaine de l'économie politique
+vous soit d'autant plus interdit que vous possédez à un plus haut
+degré l'art enchanteur, l'art suprême</p>
+
+<p class="poem10">De penser par image ainsi que la nature.</p>
+
+<p>Cet art, ou plutôt ce don divin, pourquoi l'avez-vous dédaigné? Ah!
+vous avez beau dire, vous aviez reçu la plus noble, la plus sainte
+mission du génie dans ce monde. Qu'est devenu le temps où, esprits
+froids et méthodiques, natures encore alourdies par le poids de la
+matérialité, nous nous arrachions avec délices à ce monde positif pour
+suivre votre vol dans la vague et poétique région de l'idéal? où vous
+nous révéliez des pensées, des doutes, des désirs et des espérances
+qui sommeillaient au fond de nos c&oelig;urs, comme ces échos qui dorment
+dans les grottes de nos Pyrénées tant que la voix du pâtre ne les
+réveille pas? Qui nous ouvrira désormais d'autres horizons et d'autres
+cieux, séjours adorés qu'habitent l'Amour, la Prière et l'Harmonie?
+Combien de fois, quand vous me faisiez entrevoir ces vaporeuses
+demeures, me suis écrié: «Non, ce monde n'embrasse pas tout; la
+science ne révèle pas tout; il y a <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> l'infini au delà, et
+l'imagination a aussi son flambeau!»</p>
+
+<p>Oh! qu'elle est grande la puissance du poëte!&mdash;Je ne dis pas du
+versificateur; de quelle licence, de quelle tyrannie n'est-il pas le
+complaisant?&mdash;Mais cette perception du Beau et du Sublime dans la
+nature, cette forte émotion éveillée dans l'âme à leur aspect, ce don
+de les revêtir d'un mélodieux langage pour y faire participer le
+vulgaire, voilà la Poésie.&mdash;Et à mesure qu'elle s'élève, elle se
+détache de tout élément égoïste ou pervers; car elle ne saurait
+partager les tristes infirmités d'ici-bas sans perdre le sentiment de
+ce qui est vrai, aimable et grand, c'est-à-dire sans cesser d'être
+Poésie. Tant que le rayon divin luit sur son front, ses tendances sont
+de purifier, spiritualiser, illuminer, élever. Aussi le vrai poëte,
+qu'il en ait ou non la conscience, est par excellence l'ami de
+l'humanité, le défenseur de ses droits, de ses priviléges et de ses
+progrès. Que dis-je? nul plus que lui ne l'entraîne dans la voie du
+progrès. N'est-ce pas lui en effet qui, en offrant sans cesse à notre
+contemplation la perfection idéale, nous la fait aimer, verse dans nos
+c&oelig;urs l'aspiration vers le Beau, et élève ainsi le diapason de
+notre âme jusqu'à ce qu'elle se sente en consonnance avec les types
+éternels dont il compose sa céleste harmonie?</p>
+
+<p>Cette mission sublime, vous la remplissiez dans toute son étendue, et
+voilà pourquoi, Lamartine, vous étiez notre poëte de prédilection. Et
+maintenant, serons-nous condamnés à être les témoins de votre
+déchéance, à vous voir descendre vivant du haut de votre gloire, et à
+douter si ces émotions délicieuses, dont vous berciez notre jeunesse,
+étaient autre chose que de trompeuses illusions?</p>
+
+<p>Car voilà qu'ambitionnant la royauté de la science, vous avez abdiqué
+votre royauté à vous, celle de la poésie. Vous avez voulu faire de la
+méthode avec l'imagination et de l'analyse avec des figures. Où cela
+vous a-t-il mené? à ressusciter <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> l'empirisme économique de la
+Rome impériale; à exhumer des théories cent fois condamnées par
+l'expérience et qu'on croyait ensevelies pour toujours dans les
+profondeurs de l'oubli.&mdash;Au moment de succomber, quand il est naturel,
+pour me servir d'une expression vulgaire, de se prendre à toutes les
+branches, le monopole terrien, par l'organe des Bentinck et des
+Buckingham, n'a pas essayé de demander son salut ou un répit momentané
+à ces théories vermoulues; et le monde s'étonnera que ce soit vous, le
+grand poëte du siècle, qui soyez allé les déterrer on ne sait où, pour
+les exposer encore une fois, revêtues d'un magnifique langage, à la
+risée publique.</p>
+
+<p>Décidément, votre muse s'est faite économiste; elle ne s'est pas
+effarouchée de cette bizarre transformation. Un moment j'ai cru que ce
+caprice allait lui réussir; c'est quand vous avez dit: «Laissons les
+capitaux, les industries et les salaires se faire, par la liberté, une
+justice que nos lois arbitraires ne leur feraient pas.»</p>
+
+<p>Il me semblait qu'on ne pouvait émettre une pensée si vraie, sous une
+forme si précise, sans avoir suivi des deux côtés, dans leur long
+enchaînement, les effets de l'arbitraire et de la liberté. Et je
+disais à mes graves collègues: Miracle! triomphe! le grand poëte est à
+nous!</p>
+
+<p>Hélas! je vois bien que vous deviez à vos puissants et généreux
+instincts cet éclair de vérité, et je serais tenté de vous demander:</p>
+
+<p class="poem10">Si quand vous avez fait ce charmant <i>quoi qu'on die</i>,<br>
+ Vous avez bien senti toute son énergie;</p>
+
+<p>car voilà que, d'un trait de plume, vous renversez aujourd'hui vos
+doctrines économiques de l'an dernier.</p>
+
+<p>Voyons, avec quelque détail, ce que vous y substituez cette année.</p>
+
+<span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span>
+<table border="0" style="vertical-align: bottom;" cellpadding="6" summary="Substitution.">
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«La question des blés est une des plus
+ délicates, nous dirons même des plus <i>insolubles</i> qui puissent se
+ présenter aux économistes.</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>La question des blés <i>insoluble!</i> En ce cas, il ne
+ faut pas plus s'en occuper que de la <i>quadrature du cercle</i>. Ce
+ mot ne doit donc pas être pris à la rigueur, et vous avez voulu
+ parler</p>
+
+<p class="smaller">D'un problème insolu, mais non pas insoluble.</p>
+
+ <p>Remarquez que, dès le début, vous vous ôtez à vous-même le droit
+ de raisonner.</p></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«Elle échappe par sa masse et sa pesanteur aux mains
+ de la science.</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>Oui, si 200 et 200 ne font pas 400, aussi bien que 2
+ et 2 font 4; oui, si par sa masse et sa pesanteur, un quintal
+ échappe aux lois de la gravitation plus qu'une livre.</p></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«La <i>théorie</i> n'y peut évidemment rien. C'est une
+ question <i>expérimentale</i>.</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>Il y a donc incompatibilité entre la théorie et
+ l'expérience? Je croyais que la théorie n'était que l'expérience
+ méthodiquement exposée.</p>
+<p>Remarquez que c'est déjà la seconde fois que vous vous ôtez le
+ droit de raisonner.</p></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«La liberté complète du commerce est la vérité
+ générale en matière de produit, de commerce et d'échange.</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>Voilà une belle maxime. La tenez-vous de la <i>théorie</i>
+ ou de l'expérience?</p></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«<i>Laissez faire, laissez passer</i>, est devenu proverbe
+ chez les écrivains.</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>D'après la phrase qui précède, il semble que vous
+ teniez ce proverbe pour vrai. D'après la phrase qui suit, il
+ semble que vous le teniez pour faux.</p></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«Mais quand il s'agit d'appliquer cette <i>prétendue</i>
+ vérité à l'importation, à l'exportation et au commerce des
+ grains, on s'aperçoit <i>à l'instant</i> que, si elle n'est pas un
+ <i>mensonge</i>, elle est du moins un danger suprême, et la théorie
+ recule devant l'application, car le blé c'est la vie du peuple;
+ or, on ne joue pas avec la vie. Vivre d'abord; voilà la vérité
+ sans réplique. Les théories après le nécessaire, voilà le bon
+ sens.</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>Voici, en effet, la <i>vérité générale</i> qui n'est plus
+ qu'une <i>prétendue</i> vérité. Bientôt elle sera un <i>mensonge</i>.</p>
+<p>Si la gravitation est la <i>vérité générale</i>, il importe de s'y
+ conformer toujours, mais surtout quand il s'agit de la vie.</p>
+<p>Je n'aurais pas été surpris que vous n'eussiez pas reconnu la
+ liberté comme la vérité générale du commerce; mais, cela une fois
+ admis, votre déduction eût dû être, ce me semble, ainsi formulée:</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> «Quand il s'agit de l'importation ou de
+ l'exportation de quelque superfluité, on peut reculer devant
+ l'application de la <i>vérité générale</i>. Mais en fait de blé, il ne
+ faut pas hésiter, car le blé, c'est la vie du peuple. Or, on ne
+ joue pas avec la vie; vivre d'abord, voilà la vérité sans
+ réplique. Les expériences gouvernementales après le nécessaire,
+ voilà le bon sens.»</p></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«Or, pourquoi la <span class="smcap">VÉRITÉ</span> du libre commerce, de la libre
+ exportation et de la libre importation fait-elle trembler et
+ reculer l'économiste? Le voici, quant à la France, par exemple:</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>Ou la liberté est le meilleur moyen d'assurer
+ l'abondance et la bonne distribution des produits (ce n'est qu'à
+ cette condition qu'elle est la <i>vérité générale</i>), et dans ce
+ cas, il faut l'appliquer à tout et au blé <i>à fortiori</i>; ou il y a
+ des moyens plus sûrs d'accomplir cette &oelig;uvre, et alors elle
+ n'est pas la <i>vérité générale</i>, pas plus pour les joujoux que
+ pour le blé.</p></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«Premièrement, c'est que le blé étant la vie de tout
+ un peuple, et la passion de vivre étant la plus légitime, et la
+ plus terrible passion des hommes, la moindre faute de commerce,
+ la moindre erreur de calcul dans les importations et les
+ exportations de blé, la moindre inquiétude sérieuse de la
+ population sur la vie, produirait des commotions et des pénuries
+ telles qu'aucun législateur humain et sage ne pourrait y exposer
+ son pays.</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>Puisque le blé c'est la vie; puisque la moindre erreur
+ de calcul dans l'importation ou l'exportation du blé peut
+ produire la pénurie; puisque aucun législateur sage et humain ne
+ peut prendre de calcul, dont les conséquences sur lui d'y exposer
+ son pays, il faut donc laisser le commerce libre, la liberté
+ étant d'ailleurs la <i>vérité générale</i>, c'est-à-dire le moyen le
+ moins chanceux d'assurer l'abondance et la bonne distribution.
+ N'est-il pas évident qu'une erreur peuvent être si terribles, est
+ infiniment plus probable de la part d'un ministre, qui n'y a pas
+ un intérêt direct, et qui a bien d'autres choses en tête, que de
+ la part de cent mille négociants qui passent leur vie à faire ces
+ calculs, de l'exactitude desquels dépend leur propre existence?</p></td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p><span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> «Secondement, c'est que le blé étant le produit agricole le plus immense, et
+ se comptant par deux ou trois milliards de revenu dans les
+ produits du pays, si l'importation libre des blés étrangers
+ pouvait venir faire en tous temps aux blés français une
+ concurrence sans limites qui serait, quant aux prix, comme <i>dix</i>
+ est à <i>trente</i>, la France cesserait <i>à l'instant</i> de produire des
+ blés que nul ne voudrait acheter à leur prix, et trois milliards
+ de revenu national et dix millions de cultivateurs français
+ seraient anéantis du même coup. Que deviendrait le revenu? que
+ deviendrait l'impôt? que deviendrait le propriétaire? que
+ deviendrait le laboureur? On frémit d'y penser. Ce serait le
+ suicide de la terre française et de la population. Ce remède
+ qu'on nous présente, n'est donc pas un remède, c'est un meurtre.</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>Si ce que vous dites de la libre importation est vrai pour le blé, ce doit être vrai,
+ dans une mesure quelconque, pour toute autre chose; car,
+ monsieur, les négociants font bien venir le blé, quand on le leur
+ permet, de là où il est à meilleur marché qu'en France, mais ils
+ n'ont pas coutume d'agir sur un principe opposé à l'égard des
+ autres produits, et d'aller les acheter cher pour venir les
+ vendre à bas prix.&mdash;Donc, la libre importation du fer serait le
+ suicide de nos forges et des ouvriers qu'elles occupent; la libre
+ importation des tissus serait le suicide de nos fabriques et de
+ la population qu'elles emploient. En un mot, la liberté serait le
+ carnage universel ou, comme vous dites, le meurtre de tous les
+ Français. En ce cas, je ne vois pas bien à quel titre vous
+ l'appelez la <i>vérité générale</i>. Pour mettre quelque harmonie
+ entre vos prémisses et vos conclusions, il aurait fallu commencer
+ par établir que la liberté est <i>le mensonge général du commerce</i>.
+ Mais alors vous n'auriez pas eu un pied dans chaque camp,
+ précaution que beaucoup de gens prennent par le temps qui court,
+ mais qui est indigne de vous. J'ose vous le dire, cette tactique
+ pusillanime a fini son temps. Que celui qui ne connaît pas les
+ lois de l'échange les étudie ou se taise, mais qu'il ne croie pas
+ obtenir le double avantage de passer pour un grand esprit et de
+ satisfaire tout le monde, en disant a l'un: «Vous êtes <i>pour</i>,
+ c'est d'un bon logicien,» et à l'autre: «Vous êtes <i>contre</i>,
+ c'est d'un bon praticien.» Trop de gens aujourd'hui voient
+ l'inconséquence et la dénoncent.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> Quant à réfuter votre triste tableau de
+ l'agriculture libre, vous vous en êtes chargé vous-même dans le
+ paragraphe suivant.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tb_valignt"><p>«Troisièmement, c'est que le blé étant une des
+ matières les plus encombrantes, il serait <i>physiquement
+ impossible</i> au commerce d'importer et de distribuer dans tout
+ l'empire les blés nécessaires à la consommation de la France. Des
+ calculs faits en 1816, année de disette bien plus alarmante que
+ celle-ci, révèlent en chiffres cette triste vérité: que tous les
+ navires marchands de l'Europe, si, par impossible, ils étaient
+ tous consacrés à importer des blés pour la France, ne pourraient
+ en importer que pour une consommation de quinze ou dix-sept
+ jours. Parlez donc de la liberté illimitée du commerce après
+ cela!»</p></td>
+<td class="tb_valignt"><p>Craignez donc la liberté illimitée après cela!
+ dirai-je à mon tour. Venez donc nous dire que l'étranger vendra
+ son blé sur nos marchés pour une bagatelle, pour presque rien,
+ pour rien peut-être! Venez donc nous peindre tous les Français
+ mourant de faim, les bras croisés, laissant leurs b&oelig;ufs
+ ruminer, leurs charrues se rouiller, leurs capitaux oisifs et
+ leur terre en friche, comptant sur des blés étrangers qu'il est
+ <i>physiquement impossible</i> d'importer!</p>
+
+<p>Oh! bénissons le ciel de ce que parmi nos 34 millions de
+ compatriotes, il s'en soit trouvé un qui ait prévu tout cela, que
+ ce soit précisément un homme d'État, et qu'il ait su prévenir
+ notre mort à tous, en fixant ce bienheureux <i>maximum</i> qu'on n'a
+ jamais connu en Suisse et qu'on vient d'abolir en Angleterre.</p></td>
+</tr>
+</table>
+
+<p>Mais il serait peut-être inconvenant de prolonger cette discussion
+pied à pied. Je me demande quelquefois comment il est possible que
+deux esprits arrivent, sur la même question, à des solutions si
+opposées. Est-ce l'intérêt personnel qui m'aveugle? non, assurément.
+Je n'ai d'autres moyens d'existence qu'une terre, et cette terre ne
+produit que des céréales. Qu'on laisse entrer les céréales étrangères,
+et je ne crains pas que ma terre perde de sa valeur, je ne crains pas
+que mes bras restent oisifs. Non, je ne le crains pas, alors même que
+le blé étranger se vendrait, ainsi que vous le dites, relativement au
+nôtre, comme <i>dix</i> est à <i>trente</i>, alors même qu'il se donnerait <span class="smcap">pour
+rien</span>; car dans cette supposition extrême, ce que le peuple dépense
+aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> en pain, il le dépenserait en viande, en beurre,
+en légumes, en fil, en laine et autres produits agricoles. Ma terre ne
+serait pas plus sans valeur, parce que chacun aurait gratuitement du
+pain pour son estomac, qu'elle n'est sans valeur aujourd'hui, parce
+que chacun a gratuitement de l'air pour ses poumons.</p>
+
+<p>Et, après tout, quel droit avons-nous, nous propriétaires, sur les
+estomacs de ceux qui ne le sont pas? Leur faim est-elle faite pour
+notre blé, ou notre blé pour leur faim? Ne renversons pas le monde.
+<i>Vivre</i>, c'est le but, cultiver la terre, ce n'est que le moyen; c'est
+à nous de subordonner les convenances de notre production à la vie de
+nos frères, et il ne nous est pas permis de subordonner au contraire
+leur vie à nos convenances bien ou mal entendues. C'est pour moi une
+bien douce consolation que la doctrine de la liberté ne me montre
+qu'harmonie entre ces divers intérêts; et, avec votre âme, vous devez
+être bien malheureux, puisque vous ne voyez entre eux qu'une
+irrémédiable dissonance. Propriétaire, vous invoquez aujourd'hui la
+<i>générosité</i> des possesseurs du sol. Ah! c'est à leur <i>justice</i> qu'il
+fallait en appeler! Vous avez écrit sur la charité une page que
+j'admire comme tout le monde. Mais je l'admirerais bien davantage si
+je ne la voyais se terminer par cette amère conclusion: Le blé, c'est
+la vie; que la loi le maintienne à un <i>maximum</i> qui donne de la valeur
+à nos terres!&mdash;Et quelle est la main qui écrit ces lignes? C'est la
+même qui se lèvera à la Chambre pour le <i>maximum</i>, et qui s'ouvrira
+ensuite pour recevoir du pauvre l'injuste denier qui en est la
+conséquence.&mdash;Ah! croyez-moi, ainsi comprise, la charité perd bien de
+son prestige. Quand on demande l'exclusion du blé étranger pour mieux
+vendre le sien, on a beau parler de charité, on a beau porter ce mot
+devant soi comme une bannière, on n'a pas droit à la popularité, au
+moins à une popularité de bon aloi. Non, on n'y a pas <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> droit,
+alors même qu'on ferait retentir, devant une population alarmée, de
+banales déclamations contre les doctrines <i>meurtrières</i> des amis de la
+liberté, contre les <i>fautes</i> et les <i>crimes</i> du gouvernement et des
+Chambres, contre la <i>cupidité des spéculateurs</i> et l'<i>égoïsme du
+commerce</i>. Avant de semer ainsi de dangereuses, et j'ose dire,
+injustes préventions populaires, il faudrait au moins ne pas venir
+dire: Que la loi irrite de quelques degrés la faim du peuple par
+l'exclusion du blé étranger, afin que nous,
+législateurs-propriétaires, tirions un meilleur parti de notre blé.</p>
+
+<p>À Dieu ne plaise, monsieur, que je révoque en doute la pureté de vos
+intentions. Elle éclate dans tous vos écrits. En vous lisant, on sent
+que vous aimez le peuple. C'est vous, je crois, qui avez le premier
+employé cette expression: «la vie à bon marché,» qui pourrait être le
+titre de notre association du <i>Libre-Échange</i>; car la <i>vie à bon
+marché</i>, c'est la vie plus facile, plus douce, moins traversée de
+fatigues et d'angoisses, plus digne, plus intellectuelle et plus
+morale. La <i>vie à bon marché</i>, c'est le résultat que l'échange, et
+surtout l'échange libre, tend à produire. Assez de monopoleurs
+cherchent, sur cette question, à égarer le peuple; chose facile, car
+tout <i>obstacle</i> attirant à lui une portion de travail national, il est
+aisé de tourner contre le progrès, sous quelque forme qu'il se
+présente,&mdash;Liberté, Inventions, ou Épargnes,&mdash;le sentiment des masses.
+Vous, monsieur, qui savez leur parler, qu'elles écoutent et qu'elles
+aiment, aidez-nous à les dissuader. Mais ne soyez pas surpris que le
+zèle contre le monopole nous emporte, quand nous avons à craindre
+qu'il n'ait trouvé un champion tel que vous.</p>
+
+<p>Je suis, monsieur, votre dévoué serviteur.</p>
+
+<h3><span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> PROFESSION DE FOI ÉLECTORALE.<br>
+À MM. LES ÉLECTEURS<br>
+DE L'ARRONDISSEMENT DE SAINT-SEVER (1846).</h3>
+
+<p class="smcap">Mes chers Compatriotes,</p>
+
+<p>Encouragé par quelques-uns d'entre vous à me présenter aux prochaines
+élections, et voulant pressentir le concours sur lequel je pouvais
+compter, je me suis adressé à quelques électeurs. Hélas! l'un me
+trouve trop <i>avancé</i>, l'autre pas assez; celui-ci rejette mes opinions
+anti-universitaires, celui-là mes répugnances algériennes, qui mes
+convictions économiques, qui mes vues de réforme parlementaire, etc.</p>
+
+<p>Ceci prouve que la meilleure tactique, pour un candidat, c'est de
+cacher ses opinions, ou, pour plus de sûreté, de n'en point avoir, et
+de s'en tenir prudemment au banal programme: «Je veux la liberté sans
+licence, l'ordre sans tyrannie, la paix sans honte et l'économie sans
+compromettre aucun service.»</p>
+
+<p>Comme je n'aspire nullement à surprendre votre mandat, je continuerai
+à vous exposer sincèrement mes pensées, dussé-je par là m'aliéner
+encore bien des suffrages. Veuillez m'excuser si le besoin d'épancher
+des convictions qui me pressent me fait dépasser les limites que
+l'usage assigne aux <i>professions de foi</i>.</p>
+
+<p>J'ai vu beaucoup de conservateurs, je me suis entretenu avec beaucoup
+d'hommes de l'opposition, et je crois pouvoir affirmer que ni l'un ni
+l'autre de ces deux grands partis qui divisent le Parlement n'est
+satisfait de lui-même.</p>
+
+<p class="poem10">On combat à la Chambre avec des boules molles.</p>
+
+<p>Les conservateurs ont la majorité officielle; ils règnent, ils
+gouvernent. Mais ils sentent confusément qu'ils perdent <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> le
+pays et qu'ils se perdent eux-mêmes. Ils ont la majorité, mais le
+mensonge notoire des scrutins élève au fond de leur conscience une
+protestation qui les importune. Ils règnent, mais ils voient que, sous
+leur règne, le budget s'accroît d'année en année, que le présent est
+obéré, l'avenir engagé, que la première éventualité nous trouvera sans
+ressources, et ils n'ignorent pas que l'embarras des finances fut
+toujours l'occasion des explosions révolutionnaires. Ils gouvernent,
+mais ils ne peuvent pas nier qu'ils gouvernent les hommes par leurs
+mauvaises passions, et que la corruption politique pénètre dans toutes
+les veines du pays légal. Ils se demandent quelles seront les
+conséquences d'un fait aussi grave, et ce qui doit advenir d'une
+nation où l'immoralité est en honneur et où la foi politique est un
+objet de dérision et de mépris. Ils s'inquiètent de voir le régime
+constitutionnel faussé dans son essence, jusque-là que le pouvoir
+exécutif et l'assemblée nationale ont publiquement échangé leurs
+attributions, les ministres cédant aux députés la nomination à tous
+les emplois, les députés abandonnant aux ministres leur part du
+pouvoir législatif. Ils voient, par cet ordre, un profond
+découragement s'emparer des serviteurs de l'État, alors que la faveur
+et la docilité électorale sont les seuls titres à l'avancement, et que
+les plus longs et les plus dévoués services sont comptés absolument
+pour rien. Oui, l'avenir de la France trouble les conservateurs; et
+combien n'y en a-t-il pas parmi eux qui passeraient à l'opposition,
+s'ils y trouvaient quelques garanties pour cette paix intérieure et
+extérieure qui est l'objet de leur prédilection!</p>
+
+<p>D'un autre côté, l'opposition, comme parti, a-t-elle confiance dans la
+solidité du terrain où elle s'est placée? Que demande-t-elle? que
+veut-elle? quel est son principe? son programme? Nul ne le sait. Son
+rôle naturel serait de veiller au dépôt sacré de ces trois grandes
+conquêtes de la <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> civilisation: <i>paix</i>, <i>liberté</i>, <i>justice</i>.
+Et elle ne respire que guerres, prépondérance, idées napoléoniennes.
+Et elle déserte la liberté du travail et des échanges comme la liberté
+de l'intelligence et de l'enseignement. Et, dans son ardeur
+conquérante, à l'occasion de l'Afrique et de l'Océanie, il est sans
+exemple que le mot <i>justice</i> se soit jamais présenté sur ses lèvres.
+Elle sent qu'elle travaille pour des ambitieux et non pour le public;
+que la multitude ne gagnera rien au succès de ses man&oelig;uvres. Nous
+avons vu une opposition de quinze membres soutenue autrefois par
+l'enthousiaste assentiment d'un grand peuple. Mais l'opposition de nos
+jours n'a point enfoncé ses racines dans les sympathies populaires;
+elle se sent séparée de ce principe de force et de vie, et, sauf
+l'ardeur que des vues personnelles inspirent à ses chefs, elle est
+pâle, confuse, découragée, et la plupart de ses membres sincères
+passeraient au parti conservateur, s'ils ne répugnaient à s'associer à
+la direction perverse qu'il a imprimée aux affaires.</p>
+
+<p>Étrange spectacle! D'où vient qu'au centre comme aux extrémités de la
+Chambre, les c&oelig;urs honnêtes se sentent mal à l'aise? Ne serait-ce
+pas que la conquête des portefeuilles, but plus ou moins avoué de la
+lutte où ils sont engagés, n'intéresse que quelques individualités et
+reste complétement étranger aux masses? Ne serait-ce point qu'un
+principe de ralliement leur manque? Peut-être suffirait-il de jeter au
+sein de cette assemblée une idée simple, vraie, claire, féconde,
+pratique, pour y voir surgir ce qu'on y cherche en vain, un parti
+représentant exclusivement, dans toute leur étendue et dans tout leur
+ensemble, les intérêts des <i>administrés</i>, des <i>contribuables</i>.</p>
+
+<p>Cette féconde idée, je la vois dans le symbole politique d'illustres
+publicistes dont la voix n'a malheureusement pas été écoutée.
+J'essayerai de le résumer devant vous.</p>
+
+<p>Il est des choses qui ne peuvent être faites que par la <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span>
+force collective ou le <i>pouvoir</i>, et d'autres qui doivent être
+abandonnées à l'activité privée.</p>
+
+<p>Le problème fondamental de la science politique est de faire la part
+de ces deux modes d'action.</p>
+
+<p>La fonction publique, la fonction privée ont toutes deux en vue notre
+avantage. Mais leurs services diffèrent en ceci, que nous subissons
+forcément les uns et agréons volontairement les autres; d'où il suit
+qu'il est raisonnable de ne confier à la première que ce que la
+seconde ne peut absolument pas accomplir.</p>
+
+<p>Pour moi, je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le libre
+exercice et le produit de ses facultés, réprimé l'abus qu'on en peut
+faire, maintenu l'ordre, assuré l'indépendance nationale et exécuté
+certains travaux d'utilité publique au-dessus des forces
+individuelles, il a rempli à peu près toute sa tâche.</p>
+
+<p>En dehors de ce cercle, religion, éducation, association, travail,
+échanges, tout appartient au domaine de l'activité privée, sous
+l'&oelig;il de l'autorité publique, qui ne doit avoir qu'une mission de
+surveillance et de répression.</p>
+
+<p>Si cette grande et fondamentale ligne de démarcation était ainsi
+établie, le pouvoir serait <i>fort</i>, il serait aimé, puisqu'il ne ferait
+jamais sentir qu'une action tutélaire.</p>
+
+<p>Il serait <i>peu coûteux</i>, puisqu'il serait renfermé dans les plus
+étroites limites.</p>
+
+<p>Il serait <i>libéral</i>, car, sous la seule condition de ne point froisser
+la liberté d'autrui, chaque citoyen jouirait, dans toute sa plénitude,
+du franc exercice de ses facultés industrielles, intellectuelles et
+morales.</p>
+
+<p>J'ajoute que la puissance de perfectibilité qui est en elle étant
+dégagée de toute compression réglementaire, la société serait dans les
+meilleures conditions pour le développement de sa richesse, de son
+instruction et de sa moralité. Mais, fût-on d'accord sur les limites
+de la puissance publique, <span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> ce n'est pas une chose aisée que de
+l'y faire rentrer et de l'y maintenir.</p>
+
+<p>Le pouvoir, vaste corps organisé et vivant, tend naturellement à
+s'agrandir. Il se trouve à l'étroit dans sa mission de surveillance.
+Or, il n'y a pas pour lui d'agrandissements possibles en dehors
+d'empiétements successifs sur le domaine des facultés individuelles.
+Extension du pouvoir, cela signifie usurpation de quelque mode
+d'activité privée, transgression de la limite que je posais tout à
+l'heure entre ce qui est et ce qui n'est pas son attribution
+essentielle. Le pouvoir sort de sa mission quand, par exemple, il
+impose une forme de culte à nos consciences, une méthode
+d'enseignement à notre esprit, une direction à notre travail ou à nos
+capitaux, une impulsion envahissante à nos relations internationales,
+etc.</p>
+
+<p>Et veuillez remarquer, messieurs, que le pouvoir devient coûteux à
+mesure qu'il devient oppressif. Car il n'y a pas d'usurpations qu'il
+puisse réaliser autrement que par des agents salariés. Chacun de ses
+envahissements implique donc la création d'une administration
+nouvelle, l'établissement d'un nouvel impôt; en sorte qu'il y a entre
+nos liberté et nos bourses une inévitable communauté de destinées.</p>
+
+<p>Donc si le public comprend et veut défendre ses vrais intérêts, il
+arrêtera la puissance publique dès qu'elle essayera de sortir de sa
+sphère; et il a pour cela un moyen infaillible, c'est de lui refuser
+les fonds à l'aide desquels elle pourrait réaliser ses usurpations.</p>
+
+<p>Ces principes posés, le rôle de l'opposition, et j'ose dire de la
+Chambre tout entière, est simple et bien défini.</p>
+
+<p>Il ne consiste pas à embarrasser le pouvoir dans son action
+essentielle, à lui refuser les moyens de rendre la justice, de
+réprimer les crimes, de paver les routes, de repousser l'agression
+étrangère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> Il ne consiste pas à le décréditer, à l'avilir dans
+l'opinion, à le priver des forces dont il a besoin.</p>
+
+<p>Il ne consiste pas à le faire passer de main en main, par des
+changements de ministères, et, encore moins, de dynasties.</p>
+
+<p>Il ne consiste pas même à déclamer puérilement contre sa tendance
+envahissante; car cette tendance est fatale, irrémédiable, et se
+manifesterait sous un président comme sous un roi, dans une république
+comme dans une monarchie.</p>
+
+<p>Il consiste uniquement <i>à le contenir dans ses limites</i>; à maintenir,
+dans toute son intégrité et aussi vaste que possible, le domaine de la
+liberté et de l'activité privée.</p>
+
+<p>Si donc vous me demandiez: Que, feriez-vous comme député? je
+répondrais: Eh! mon Dieu, ce que vous feriez vous-mêmes en tant que
+contribuables et administrés.</p>
+
+<p>Je dirais au pouvoir: Manquez-vous de force pour maintenir l'ordre au
+dedans et l'indépendance au dehors? Voilà de l'argent et des hommes,
+car c'est au public et non au pouvoir que l'ordre et l'indépendance
+profitent.</p>
+
+<p>Mais prétendez-vous nous imposer un symbole religieux, une théorie
+philosophique, un système d'enseignement, une méthode agricole, un
+courant commercial, une conquête militaire? Point d'argent ni
+d'agents; car ici, il nous faudrait payer non pour être servis mais
+asservis, non pour conserver notre liberté mais pour la perdre.</p>
+
+<p>Cette doctrine se résume en ces simples mots: Tout pour la masse des
+citoyens grands et petits. Dans leur intérêt, bonne administration
+publique en ce qui, par malheur, ne se peut exécuter autrement. Dans
+leur intérêt encore, liberté pleine et entière pour tout le reste,
+sous la surveillance de l'autorité sociale.</p>
+
+<p>Une chose vous frappera, messieurs, comme elle me frappe, et c'est
+celle-ci: pour qu'un député puisse tenir ce <span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> langage, il faut
+qu'il fasse partie de ce public pour qui l'administration est faite et
+qui le paye.</p>
+
+<p>Il faut bien admettre qu'il appartient exclusivement au public de
+décider <i>comment, dans quelle mesure, à quel prix</i> il entend être
+administré, sans quoi le gouvernement représentatif ne serait qu'une
+déception, et la souveraineté nationale un non-sens. Or, la tendance
+du gouvernement à un accroissement indéfini étant admise, si, quand il
+vous interroge par l'élection, sur ses propres limites, vous lui
+laissez le soin de se faire lui-même la réponse, en chargeant ses
+propres agents de la formuler, autant vaudrait mettre vos fortunes et
+vos libertés à sa discrétion. Attendre qu'il puise en lui-même la
+résistance à sa naturelle expansion, c'est attendre de la pierre qui
+tombe une énergie qui suspende sa chute.</p>
+
+<p>Si la loi d'élection portait: «Les contribuables se feront représenter
+par les fonctionnaires;» vous trouveriez cela absurde et comprendriez
+qu'il n'y aurait plus aucune borne à l'extension du pouvoir, si ce
+n'est l'émeute, et à l'accroissement du budget, si ce n'est la
+banqueroute; mais les résultats changent-ils parce que les électeurs
+suppléent bénévolement à une telle prescription?</p>
+
+<p>Ici, messieurs, je dois aborder la grande question des
+<i>incompatibilités parlementaires</i>. J'en dirai peu de chose, me
+réservant d'adresser des observations plus étendues à M. Larnac. Mais
+je ne puis la passer entièrement sous silence, puisqu'il a jugé à
+propos de faire circuler parmi vous une lettre, dont je n'ai pas gardé
+copie, et qui, n'étant pas destinée à la publicité, ne faisait
+qu'effleurer ce vaste sujet.</p>
+
+<p>Selon l'interprétation qu'on a donnée à cette lettre, je demanderais
+que tous les fonctionnaires fussent exclus de la Chambre.</p>
+
+<p>J'ignore si ma lettre laisse apercevoir un sens aussi <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span>
+absolu. En ce cas, l'expression aurait été au delà de ma pensée. Je
+n'ai jamais cru que l'assemblé où s'élaborent les lois pût se passer
+de magistrats; qu'on y pût traiter avec avantage des questions
+maritimes en l'absence de marins; des questions militaires en
+l'absence de militaires; des questions de finances, en l'absence de
+financiers.</p>
+
+<p>J'ai dit ceci et je le maintiens. Tant que la loi n'aura pas réglé la
+position des fonctionnaires à la Chambre, <i>tant que leurs intérêts de
+fonctionnaires ne seront pas, pour ainsi dire, effacés par leurs
+intérêts de contribuables</i>, ce que nous avons de mieux à faire, nous
+électeurs, c'est de n'en pas nommer; et j'aimerais mieux, je l'avoue,
+qu'il n'y en eût pas un seul au Palais-Bourbon que de les y voir en
+majorité, sans que des mesures de prudence, réclamées par le bon sens
+public, <i>les</i> aient mis et <i>nous</i> aient mis à l'abri de l'influence
+que l'espoir et la crainte doivent exercer sur leurs votes.</p>
+
+<p>On a voulu voir là une jalousie mesquine, une défiance presque
+haineuse contre les fonctionnaires.</p>
+
+<p>Il n'en est rien. Je connais beaucoup de fonctionnaires, presque tous
+mes amis le sont (car qui ne l'est aujourd'hui?), je le suis moi-même;
+et, dans mes essais d'économie politique, j'ai soutenu, contre
+l'opinion de mon maître, M. Say, que leurs services étaient productifs
+au même titre que les services privés. Mais il n'en est pas moins vrai
+qu'ils en diffèrent en ce que nous ne prenons de ceux-ci que ce que
+nous voulons, et à prix débattu, tandis que ceux-là nous sont imposés
+ainsi que la rémunération qui y est afférente. Ou, si l'on prétend que
+les services publics et leur rémunération sont volontairement agréés
+par nous, parce que nos députés les stipulent, on conviendra que notre
+acquiescement ne résulte que de cette stipulation même. Ce n'est donc
+pas aux fonctionnaires de la faire. Il ne leur appartient pas plus de
+régler l'étendue du service et sa rémunération, qu'il n'appartient à
+mon fournisseur de vin de régler la <span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> quantité que j'en dois
+prendre et le prix que je dois y mettre. Ce n'est pas des
+fonctionnaires que je me défie, c'est du c&oelig;ur humain; et je puis
+estimer les hommes qui vivent sur les impôts tout en les croyant peu
+propres à les voter, tout comme M. Larnac estime probablement les
+juges, tout en regardant leurs fonctions comme incompatibles avec le
+service de la garde nationale.</p>
+
+<p>On a aussi présenté ces vues de réforme parlementaire comme entachées
+d'un radicalisme outré.</p>
+
+<p>J'avais cependant eu soin de préciser que, dans ma pensée, elle est
+plus nécessaire encore à la stabilité du pouvoir qu'à la sauvegarde de
+nos libertés. Les hommes les plus dangereux à la Chambre, disais-je,
+ne sont pas les fonctionnaires, mais ceux qui aspirent à le devenir.
+Ceux-là sont entraînés à faire au cabinet, quel qu'il soit, une guerre
+incessante, tracassière, factieuse, sans aucune utilité pour le pays;
+ceux-là exploitent les événements, faussent les questions, égarent
+l'esprit public, entravent les affaires, troublent le monde, car ils
+n'ont qu'une pensée: renverser les ministres pour se mettre à leur
+place. Pour nier cette vérité, il faudrait n'avoir jamais ouvert les
+yeux sur les annales de la Grande-Bretagne, il faudrait repousser
+volontairement les enseignements de notre histoire constitutionnelle
+tout entière.</p>
+
+<p>Ceci me ramène à la pensée fondamentale de cette adresse, car vous
+voyez que l'<i>opposition</i> peut être conçue sous deux aspects
+très-différents.</p>
+
+<p>L'opposition, telle qu'elle est, <i>résultat infaillible de
+l'admissibilité des députés au pouvoir</i>, c'est l'effort désordonné des
+ambitions. Elle attaque violemment les hommes et mollement les abus;
+c'est tout simple, puisque les abus composent la plus grande part de
+l'héritage qu'elle s'efforce de recueillir. Elle ne songe pas à
+circonscrire le domaine administratif. Elle se donnerait bien garde
+de supprimer <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> quelques rouages à la vaste machine dont elle
+convoite la direction. Au reste, nous l'avons vue à l'&oelig;uvre. Son
+chef a été premier ministre; le premier ministre a été son chef. Elle
+a gouverné sous l'une et l'autre bannière. Qu'y avons-nous gagné? À
+travers ces évolutions, jamais le mouvement ascensionnel du budget
+a-t-il été suspendu une minute?</p>
+
+<p>L'opposition, telle que je la conçois, c'est la vigilance organisée du
+public. Elle est calme, impartiale, mais permanente comme la réaction
+du ressort sous la main qui le presse. Pour que l'équilibre ne soit
+pas rompu, ne faut-il pas que la force résistante des administrés soit
+égale à la force expansive des administrateurs? Elle n'en veut point
+aux hommes, elle n'a que faire de les déplacer, elle les aide même
+dans le cercle de leurs légitimes fonctions; mais elle les y renferme
+sans pitié.</p>
+
+<p>Vous croyez peut-être que cette opposition naturelle, qui n'a rien de
+dangereux ni de subversif, qui n'attaque le pouvoir ni dans ses
+dépositaires, ni dans son principe, ni dans son action utile, mais
+seulement dans son exagération, est moins antipathique aux ministres
+que l'opposition factieuse. Détrompez-vous. C'est celle-là surtout
+qu'on craint, qu'on hait, qu'on fait avorter par la dérision, qu'on
+empêche de se produire au sein des colléges électoraux, parce qu'on
+voit bien qu'elle va au fond des choses et poursuit le mal dans sa
+racine. L'autre opposition, l'opposition personnelle, n'est pas aussi
+redoutable. Entre les hommes qui se disputent les portefeuilles,
+quelque acharnée que soit la lutte, il y a toujours un pacte tacite,
+en vertu duquel le vaste appareil gouvernemental doit être laissé
+intact. «Renversez-moi si vous pouvez, dit le ministre, je vous
+renverserai à votre tour; seulement, ayons soin que l'enjeu reste sur
+le bureau, sous forme d'un budget de quinze cents millions.» Mais le
+jour où un député, parlant au nom des <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> contribuables et comme
+contribuable, ayant donné des garanties qu'il ne veut et ne peut pas
+être autre chose, se lèvera à la Chambre pour dire soit aux ministres
+en titre, soit aux ministres en expectative: Messieurs, disputez-vous
+le pouvoir, je ne cherche qu'à le contenir; disputez-vous la
+manipulation du budget, je n'aspire qu'à le diminuer; ah! soyez sûr
+que ces furieux athlètes, si acharnés en apparence, sauront fort biens
+s'entendre pour étouffer la voix du mandataire fidèle. Ils le
+traiteront d'utopiste, de théoricien, de réformateur dangereux,
+d'homme à idée fixe, sans valeur pratique; ils l'accableront de leur
+mépris; ils tourneront contre lui la presse vénale. Mais si les
+contribuables l'abandonnent, tôt ou tard ils apprendront qu'ils se
+sont abandonnés eux-mêmes.</p>
+
+<p>Voilà ma pensée tout entière, messieurs; je l'ai exposée sans
+déguisement, sans détour, tout en regrettant de ne pouvoir la
+corroborer de tous les développements qui auraient pu entraîner vos
+convictions. J'espère en avoir assez dit, cependant, pour que vous
+puissiez apprécier la ligne de conduite que je suivrais si j'étais
+votre mandataire, et il est à peine nécessaire d'ajouter que mon
+premier soin serait de me placer, à l'égard du pouvoir et de
+l'opposition ambitieuse, dans cette position d'indépendance qui seule
+peut donner des garanties, et qu'il faut bien s'imposer, puisque la
+loi n'y a pas pourvu.</p>
+
+<p>Après avoir établi le principe qui doit, selon moi, dominer toute la
+carrière parlementaire de vos représentants, permettez-moi de dire
+quelque chose des objets principaux auxquels ce principe me semble
+devoir être appliqué.</p>
+
+<p>Vous avez peut-être entendu dire que j'avais consacré quelques efforts
+à la cause de la liberté commerciale, et il est aisé de voir que ces
+efforts sont conséquents à la pensée fondamentale que je viens
+d'exposer sur les limites naturelles de la puissance publique. Selon
+moi, celui qui a créé un <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> produit doit avoir la faculté de
+l'<i>échanger</i> comme de s'en servir. L'échange est donc partie
+intégrante du droit de propriété. Or, nous n'avons pas institué et
+nous ne payons pas une force publique pour nous priver de ce droit,
+mais au contraire pour nous le garantir dans toute son intégrité.
+Aucune usurpation du gouvernement, sur l'exercice de nos facultés et
+sur la libre disposition de leurs produits, n'a eu des conséquences
+plus fatales.</p>
+
+<p>D'abord ce régime prétendu protecteur, examiné de près, est fondé sur
+la spoliation la plus flagrante. Lorsque, il y a deux ans, on a pris
+des mesures pour restreindre l'entrée des graines oléagineuses, on a
+bien pu augmenter les profits de certaines cultures, puisque
+immédiatement l'huile haussa de quelques sous par livre. Mais il est
+de toute évidence que ces excédants de profit n'ont pas été un gain
+pour la nation en masse, puisqu'ils ont été pris gratuitement et
+artificieusement dans la poche d'autres citoyens, de tous ceux qui ne
+cultivent ni le colza ni l'olivier. Il n'y a donc pas eu création,
+mais translation injuste de richesses. Dire que par là on a soutenu
+une branche d'agriculture, ce n'est rien dire, relativement au bien
+général, puisqu'on ne lui a donné qu'une séve qu'on enlevait aux
+autres branches. Et quelle est la folle industrie qu'on ne pourrait
+rendre lucrative à ce prix? Un cordonnier s'avisât-il de tailler des
+souliers dans des bottes, quelque mauvaise que fût l'opération,
+donnez-lui un privilége, et elle deviendra excellente. Si la culture
+du colza est bonne en elle-même, il n'est pas nécessaire que nous
+fassions un supplément de gain à ceux qui s'y livrent. Si elle est
+mauvaise, ce supplément ne la rend pas bonne. Seulement il rejette la
+perte sur le public.</p>
+
+<p>La spoliation, en général, déplace la richesse, mais ne l'anéantit
+pas. La protection la déplace et en outre l'anéantit, et voici
+comment: les graines oléagineuses du Nord n'entrant plus en France,
+il n'y a plus moyen de produire <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> chez nous les choses au moyen
+desquelles on les payait, par exemple, une certaine quantité de vins.
+Or, si, relativement à l'huile, les profits des producteurs et les
+pertes des consommateurs se balancent, les souffrances des vignerons
+sont un mal gratuit et sans compensation.</p>
+
+<p>Il y a sans doute, parmi vous, beaucoup de personnes qui ne sont pas
+fixées sur les effets du régime protecteur. Qu'elles me permettent une
+observation.</p>
+
+<p>Je suppose que ce régime ne nous soit pas imposé par la loi, mais par
+la volonté directe des monopoleurs. Je suppose que la loi nous laisse
+entièrement libres d'acheter du fer aux Belges ou aux Suédois, mais
+que les maîtres de forges aient assez de domestiques pour repousser le
+fer de nos frontières et nous forcer ainsi à nous pourvoir chez eux et
+à leur prix. Ne crierions-nous pas à l'oppression, à l'iniquité?
+L'iniquité, en effet, serait plus apparente; mais, quant aux effets
+économiques, on ne peut pas dire qu'ils seraient changés. Eh quoi! en
+sommes-nous beaucoup plus gras, parce que ces messieurs ont été assez
+habiles pour faire faire, par des douaniers, et <i>à nos frais</i>, cette
+police des frontières que nous ne tolérerions pas si elle se faisait à
+leurs propres dépens?</p>
+
+<p>Le régime protecteur atteste cette vérité, qu'un gouvernement qui sort
+de ses attributions ne puise dans ses usurpations qu'une force
+dangereuse, même pour lui. Quand l'État se fait le distributeur et le
+régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en tous
+sens pour lui arracher un lambeau de monopole. A-t-on jamais vu le
+commerce intérieur et libre placer un cabinet dans la situation que le
+commerce extérieur et réglementé a faite à sir Robert Peel? Et si nous
+regardons chez nous, n'est-ce pas un gouvernement bien fort que celui
+que nous voyons trembler devant M. Darblay? Vous voyez donc bien que
+contenir le pouvoir, c'est le consolider et non le compromettre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> La liberté des échanges, la libre communication des peuples,
+les produits variés du globe mis à la portée de tous, les idées
+pénétrant avec les produits dans les régions qu'assombrit l'ignorance,
+l'État affranchi des prétentions opposées des travailleurs, la paix
+des nations fondée sur l'entrelacement de leurs intérêts, c'est sans
+doute une grande et noble cause. Je suis heureux de penser que cette
+cause, éminemment chrétienne et sociale, est en même temps celle de
+notre malheureuse contrée, qui languit et périt sous les étreintes des
+restrictions commerciales.</p>
+
+<p>L'enseignement se rattache aussi à cette question fondamentale qui, en
+politique, précède toutes les autres. Est-il dans les attributions de
+l'État? est-il du domaine de l'activité privée? Vous devinez ma
+réponse. Le gouvernement n'est pas institué pour asservir nos
+intelligences, pour absorber les droits de la famille. Assurément,
+messieurs, s'il vous plaît de résigner en ses mains vos plus nobles
+prérogatives, si vous voulez vous faire imposer par lui des théories,
+des systèmes, des méthodes, des principes, des livres et des
+professeurs, vous en êtes les maîtres; mais ce n'est pas moi qui
+signerai en votre nom cette honteuse abdication de vous-mêmes. Ne vous
+en dissimulez pas d'ailleurs les conséquences. Leibnitz disait: «J'ai
+toujours pensé que si l'on était maître de l'éducation, on le serait
+de l'humanité.» C'est peut-être pour cela que le chef de
+l'enseignement par l'État, s'appelle <i>Grand Maître</i>. Le monopole de
+l'instruction ne saurait être raisonnablement confié qu'à une autorité
+reconnue infaillible. Hors de là, il y a des chances infinies pour que
+l'erreur soit uniformément enseignée à tout un peuple. «Nous avons
+fait la république, disait Robespierre, il nous reste à faire des
+républicains.» Bonaparte ne voulait faire que des soldats, Frayssinous
+que des dévots; M. Cousin ferait des philosophes, Fourier des
+harmoniens, et moi sans doute des économistes. L'unité est <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span>
+une belle chose, mais à la condition d'être dans le vrai. Ce qui
+revient toujours à dire que le monopole universitaire n'est compatible
+qu'avec l'infaillibilité. Laissons donc l'enseignement libre. Il se
+perfectionnera par les essais, les tâtonnements, les exemples, la
+rivalité, l'imitation, l'émulation. L'unité n'est pas au point de
+départ des efforts de l'esprit humain; elle est le résultat de la
+naturelle gravitation des intelligences libres vers le centre de toute
+attraction: la vérité.</p>
+
+<p>Ce n'est pas à dire que l'autorité publique doit se renfermer dans une
+complète indifférence. Je l'ai déjà dit: sa mission est de surveiller
+l'usage et de réprimer l'abus de toutes nos facultés. J'admets qu'elle
+l'accomplisse dans toute son étendue, et avec plus de vigilance en
+matière d'enseignement qu'en toute autre; qu'elle exige des conditions
+de capacité, de moralité; qu'elle réprime l'enseignement immoral;
+qu'elle veille à la santé des élèves. J'admets tout cela, quoiqu'en
+restant convaincu que sa sollicitude la plus minutieuse n'est qu'une
+garantie imperceptible auprès de celle que la nature a mise dans le
+c&oelig;ur des pères et dans l'intérêt des professeurs.</p>
+
+<p>Je dois m'expliquer sur une question immense, d'autant que mes vues
+diffèrent probablement de celles de beaucoup d'entre vous: je veux
+parler de l'Algérie. Je n'hésite pas à dire que, sauf pour acquérir
+des frontières indépendantes, on ne me trouvera jamais, dans cette
+circonstance ni dans aucune autre, du côté des conquêtes.</p>
+
+<p>Il m'est démontré, et j'ose dire scientifiquement démontré, que le
+système colonial est la plus funeste des illusions qui ait jamais
+égaré les peuples. Je n'en excepte pas le peuple anglais, malgré ce
+qu'il y a de spécieux dans le fameux argument: <i>post hoc, ergo propter
+hoc</i>.</p>
+
+<p>Savez-vous ce que vous coûte l'Algérie? Du tiers aux deux cinquièmes
+de vos quatre contributions directes, centimes <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> additionnels
+compris. Celui d'entre vous qui paye trois cents francs d'impôts,
+envoie chaque année cent francs se dissiper dans les nuages de l'Atlas
+et s'engloutir dans les sables du Sahara.</p>
+
+<p>On nous dit que c'est là une avance que nous recouvrerons, dans
+quelques siècles, au centuple. Mais qui dit cela? Les <i>riz-pain-sel</i>
+qui exploitent notre argent. Tenez, messieurs, en fait d'espèces, il
+n'y a qu'une chose qui serve: c'est que chacun veille sur sa bourse...
+et sur ceux à qui il en remet les cordons.</p>
+
+<p>On nous dit encore: «Ces dépenses font vivre du monde.» Oui, des
+espions kabyles, des usuriers maures, des colons maltais et des
+cheicks arabes. Si on en creusait le canal des Grandes-Landes, le lit
+de l'Adour et le port de Bayonne, elles feraient vivre du monde aussi
+autour de nous, et de plus elles doteraient le pays d'immenses forces
+de production.</p>
+
+<p>J'ai parlé d'argent; j'aurais dû d'abord parler des hommes. Tous les
+ans, dix mille de nos jeunes concitoyens, la fleur de notre
+population, vont chercher la mort sur cette plage dévorante, sans
+autre utilité jusqu'ici que d'élargir, à nos dépens, le cadre de
+l'administration qui ne demande pas mieux. À cela, on oppose le
+prétendu avantage de débarrasser le pays de son <i>trop-plein</i>. Horrible
+prétexte, qui révolte tous les sentiments humains et n'a pas même le
+mérite de l'exactitude matérielle; car, à supposer que la population
+soit surabondante, lui enlever, avec chaque homme, deux ou trois fois
+le capital qui l'aurait fait vivre ici, ce n'est pas, il s'en faut,
+soulager ceux qui restent.</p>
+
+<p>Il faut être juste. Malgré sa sympathie pour tout ce qui accroît ses
+dimensions, il paraît qu'à l'origine le pouvoir reculait devant ce
+gouffre de sang, d'iniquité et de misère. La France l'a voulu; elle
+en portera longtemps la peine.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> Ce qui l'entraîna, outre le mirage d'un <i>grand empire</i>, d'une
+<i>nouvelle civilisation</i>, etc., ce fut une énergique réaction du
+sentiment national contre les blessantes prétentions de l'oligarchie
+britannique. Il suffisait que l'Angleterre fît une sourde opposition à
+nos desseins pour nous décider à y persévérer. J'aime ce sentiment, et
+je préfère le voir s'égarer que s'éteindre. Mais ne risquons-nous pas
+qu'il nous place, par une autre extrémité, sous cette dépendance que
+nous détestons? Donnez-moi un homme docile et un homme contrariant, je
+les mènerai tous deux à la lisière. Si je les veux faire marcher, je
+dirai à l'un: Marche! à l'autre: Ne marche pas! et tous deux obéiront
+à ma volonté. Si le sentiment de notre dignité prenait cette forme, il
+suffirait à la <i>perfide Albion</i>, pour nous faire faire les plus
+grandes sottises, de paraître s'y opposer. Supposez, ce qui est
+certainement peu admissible, qu'elle voie dans l'Algérie le boulet qui
+nous enchaîne, l'abîme de notre puissance; elle n'aura donc qu'à
+froncer le sourcil, à se donner des airs hautains et courroucés pour
+nous retenir dans une politique dangereuse et insensée? Évitons cet
+écueil; jugeons par nous-mêmes et pour nous-mêmes; ne nous laissons
+faire la loi ni directement ni par voie détournée. La question d'Alger
+n'est malheureusement pas entière. Les précédents nous lient; le passé
+a engagé l'avenir, et il y a des précédents dont il est impossible de
+ne pas tenir compte. Restons cependant maîtres de nos résolutions
+ultérieures; pesons les avantages et les inconvénients; ne dédaignons
+pas de mettre aussi quelque peu la <i>justice</i>, même envers les Kabyles,
+dans la balance. Si nous ne regrettons pas l'argent, si nous ne
+<i>marchandons pas la gloire</i>, comptons pour quelque chose la douleur
+des familles, les souffrances de nos frères, le sort de ceux qui
+succombent et les funestes habitudes de ceux qui survivent.</p>
+
+<p>Il est un autre sujet qui mérite toute l'attention de votre <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span>
+mandataire. Je veux parler des <i>contributions indirectes</i>. Ici la
+distinction entre ce qui est ou n'est pas du ressort de l'État est
+sans application. Il appartient évidemment à l'État de recouvrer
+l'impôt. On peut dire cependant que c'est l'extension démesurée du
+pouvoir qui le fait avoir recours aux inventions fiscales les plus
+odieuses. Quand une nation, victime d'une timidité exagérée, n'ose
+rien faire par elle-même, et qu'elle sollicite à tout propos
+l'intervention de l'État, il faut bien qu'elle se résigne à être
+impitoyablement rançonnée; car l'État ne peut rien faire sans
+finances, et quand il a épuisé les sources ordinaires de l'impôt,
+force lui est d'en venir aux exactions les plus bizarres et les plus
+vexatoires. De là, les contributions indirectes sur les boissons. La
+suppression de ces taxes est donc subordonnée à la solution de cette
+éternelle question que je ne me lasse point de poser: Le peuple
+français veut-il être perpétuellement en tutelle et faire intervenir
+son gouvernement en toutes choses? alors qu'il ne se plaigne plus du
+fardeau qui l'accable, et qu'il s'attende même à le voir s'aggraver.</p>
+
+<p>Mais, en supposant même que l'impôt sur les boissons ne pût pas être
+supprimé (ce que je suis loin d'accorder), il me paraît certain qu'il
+peut être profondément modifié, et qu'il est facile d'en élaguer les
+accessoires les plus odieux. Il ne faudrait pour cela qu'obtenir des
+propriétaires de vignes la renonciation à certaines idées exagérées
+sur l'étendue du droit de propriété et l'inviolabilité du domicile.</p>
+
+<p>Permettez-moi, messieurs, de terminer par quelques considérations
+personnelles. Il faut bien me les passer. Je n'ai pas, moi, un agent
+actif et dévoué à 3,000 fr. d'appointements et 4,000 fr. de frais de
+bureau, pour s'occuper de faire valoir ma candidature d'une frontière
+à l'autre de l'arrondissement, d'un bout à l'autre de l'année.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> Les uns disent: «M. Bastiat est un révolutionnaire.» Les
+autres: «M. Bastiat s'est rallié au pouvoir.»</p>
+
+<p>Ce qui précède répond à cette double assertion.</p>
+
+<p>Il y en a qui disent: «M. Bastiat peut être fort honnête, mais ses
+opinions ont changé.»</p>
+
+<p>Et moi, quand je considère ma persistance dans un principe qui ne fait
+en France aucun progrès, je me demande quelquefois si je ne suis pas
+un maniaque en proie à une idée fixe.</p>
+
+<p>Pour vous mettre à même de juger si j'ai changé, laissez-moi placer
+sous vos yeux un extrait de la profession de foi que je publiai, en
+1832, alors qu'un mot bienveillant du général Lamarque attira sur moi
+l'attention de quelques électeurs.</p>
+
+<div class="quote">
+ <p>«<i>Dans ma pensée, les institutions que nous possédons et celles
+ que nous pouvons obtenir par les voies légales suffisent, si nous
+ en faisons un usage éclairé, pour porter notre patrie à un haut
+ degré de liberté, de grandeur et de prospérité.</i></p>
+
+<p>«<i>Le droit de voter l'impôt, en donnant aux citoyens la faculté
+ d'étendre ou de restreindre à leur gré l'action du pouvoir,
+ n'est-il pas l'administration par le</i> public <i>de la</i> chose publique?
+ <i>Où ne pouvons-nous pas arriver par l'usage judicieux de ce
+ droit?</i></p>
+
+<p>«<i>Pensons-nous que l'ambition des places est la source de
+ beaucoup de luttes, de brigues et de factions? Il ne dépend que
+ de nous de priver de son aliment cette passion funeste, en
+ diminuant les profits et le nombre des fonctions salariées.</i></p>
+
+<p>«...</p>
+
+<p>«<i>L'industrie est-elle à nos yeux entravée, l'administration trop
+ centralisée, l'enseignement gêné par le monopole universitaire?
+ Rien ne s'oppose à ce que nous refusions l'argent qui alimente
+ ces entraves, cette centralisation, ces monopoles.</i></p>
+
+<p> «<i>Vous le voyez, messieurs, ce ne sera jamais d'un changement
+ violent dans les formes ou les dépositaires du pouvoir que
+ j'attendrai le bonheur de ma patrie; mais de notre bonne foi à le
+ seconder dans l'exercice utile de ses attributions essentielles
+ et de notre fermeté à <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> l'y restreindre. Il faut que le
+ gouvernement soit fort contre les ennemis du dedans et du dehors,
+ car sa mission est de maintenir la paix intérieure et extérieure.
+ Mais il faut qu'il abandonne à l'activité privée tout ce qui est
+ de son domaine. L'ordre et la liberté sont à ce prix.»</i></p>
+</div>
+
+<p>Ne sont-ce pas les mêmes principes, les mêmes sentiments, la même
+pensée fondamentale, les mêmes solutions des questions particulières,
+les mêmes moyens de réforme? On peut ne pas partager mes opinions; on
+ne peut pas dire qu'elles ont varié, et j'ose ajouter ceci: Elles sont
+invariables. C'est un système trop homogène pour admettre des
+modifications. Il s'écroulera ou il triomphera tout entier.</p>
+
+<p>Mes chers compatriotes, pardonnez-moi la longueur et la forme inusitée
+de cette lettre. Si vous m'accordez vos suffrages, j'en serai
+profondément honoré. Si vous les reportez sur un autre, je servirai
+mon pays dans une sphère moins élevée et plus proportionnée à mes
+forces.</p>
+
+<p class="date">Mugron, le 1<sup>er</sup> juillet 1846.</p>
+
+<h3>DE LA RÉFORME PARLEMENTAIRE<br>
+(1846.)<br>
+À M. LARNAC, DÉPUTÉ DES LANDES.</h3>
+
+<p class="smcap">Monsieur,</p>
+
+<p>Vous avez jugé à propos de mettre en circulation une lettre que j'ai
+eu l'honneur de vous adresser et la réponse que vous avez bien voulu y
+faire. Je ne vous en fais pas de reproche. Vous prévoyiez sans doute
+que nous nous trouverions aux élections dans des camps opposés; et si
+ma <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> correspondance vous révélait en moi un homme professant
+des opinions fausses et dangereuses, vous étiez en droit d'avertir le
+public. J'admets que vous vous êtes décidé sous l'influence de cette
+seule préoccupation d'intérêt général. Peut-être eût-il été plus
+convenable d'opter entre une réserve absolue et une publicité entière.
+Vous avez préféré quelque chose qui n'est ni l'un ni l'autre: le
+colportage officieux, insaisissable d'une lettre dont je n'ai pas
+gardé la minute et dont je ne puis par conséquent expliquer et
+défendre les expressions. Soit. Je n'ai pas le plus léger doute sur la
+fidélité du copiste qui a été chargé de la reproduire, et cela me
+suffit.</p>
+
+<p>Mais, monsieur, cela suffit-il pour remplir votre but, qui est sans
+doute d'éclairer la religion de MM. les électeurs? Ma lettre a rapport
+à un fait particulier, ensuite à une doctrine politique. Le fait, je
+l'ai à peine indiqué, et cela est tout simple, puisque je m'adressais
+à quelqu'un qui en connaissait toutes les circonstances. La doctrine,
+je l'ai ébauchée comme on peut le faire en style épistolaire. Cela ne
+suffit pas pour le public; et puisque vous l'avez saisi, permettez-moi
+de le saisir à mon tour.</p>
+
+<p>Je répugne trop à introduire des noms propres dans ce débat pour
+insister sur le fait particulier. Le besoin de ma défense personnelle
+pourrait seul m'y décider, et je me hâte d'en venir à la grande
+question politique qui fait le sujet de votre lettre:
+<i>l'incompatibilité du mandat législatif avec les fonctions publiques</i>.</p>
+
+<p>Je le déclare d'avance: je ne demande pas précisément que les
+fonctionnaires soient exclus de la Chambre; ils sont citoyens et
+doivent jouir des droits de la cité; mais qu'ils n'y soient admis qu'à
+titre de citoyens et non à titre de fonctionnaires. Que s'ils veulent
+représenter la nation sur qui s'exécute la loi, ils ne peuvent pas
+être les exécuteurs de la loi. Que s'ils veulent représenter le
+public qui <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> paye son gouvernement, ils ne peuvent pas être les
+agents salariés du gouvernement. Leur présence à la Chambre me semble
+devoir être subordonnée à une mesure indispensable, que j'indiquerai
+plus tard, et j'ajoute sans hésiter qu'il y a, à mes yeux du moins,
+cent fois plus d'inconvénients à les y admettre sans condition qu'à
+les en exclure sans rémission.</p>
+
+<p class="quote">«Votre thèse est fort vaste (dites-vous); si je traitais <i>à
+ priori</i> la question des incompatibilités, je commencerais à
+ blâmer cette tendance au soupçon qui me semble peu libérale.»</p>
+
+<p>Mais, monsieur, qu'est-ce que l'ensemble de nos lois, sinon une série
+de précautions contre les dangereuses tendances du c&oelig;ur humain?
+Qu'est-ce que la constitution? que sont toutes ces balances,
+équilibres, pondérations de pouvoirs, sinon un système de barrières
+opposées à leurs usurpations possibles et même fatales, en l'absence
+de tout frein? Qu'est-ce que la religion elle-même, au moins dans une
+de ses parties essentielles, sinon une source de grâces destinées par
+la Providence à porter remède à la faiblesse native et, par
+conséquent, <i>prévue</i> de notre nature? Si vous vouliez effacer de nos
+symboles, de nos chartes et de nos codes tout ce qu'y a déposé ce que
+vous appelez le <i>soupçon</i>, et que j'appelle la prudence, vous rendriez
+la tâche des légistes bien facile, mais le sort des hommes bien
+précaire. Si vous croyez l'homme infaillible, brûlez les lois et les
+chartes. Si vous le croyez faillible, alors, quand il s'agit d'une
+incompatibilité ou même d'une loi quelconque, la question n'est pas de
+savoir si elle est fondée sur le soupçon, mais sur un soupçon
+impartial, raisonnable, éclairé, ou plutôt sur une prévision
+malheureusement justifiée par l'indélébile infirmité du c&oelig;ur de
+l'homme.</p>
+
+<p>Ce reproche de tendances soupçonneuses a été si souvent dirigé contre
+quiconque réclame une réforme parlementaire, <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> que je crois
+devoir mettre quelque insistance à le repousser. Dans l'extrême
+jeunesse, quand nous venons d'échapper à l'atmosphère de la Grèce et
+de Rome, où l'université nous force de recevoir nos premières
+impressions, il est vrai que l'amour de la liberté se confond trop
+souvent en nous avec l'impatience de toute règle, de tout
+gouvernement, et, par suite, avec une puérile aversion pour les
+fonctions et les fonctionnaires. Pour ce qui me regarde, l'âge et la
+méditation m'ont parfaitement guéri de ce travers. Je reconnais que,
+sauf le cas d'abus, dans la vie publique ou dans la vie privée, chacun
+rend à la société des services analogues. Dans celle-ci, on satisfait
+le besoin qu'elle a de nourriture et de vêtement; dans l'autre, le
+besoin qu'elle a d'ordre et de sécurité. Je ne m'élève donc pas en
+principe contre les fonctions publiques; je ne soupçonne
+individuellement aucun fonctionnaire; j'en estime un grand nombre, et
+je suis fonctionnaire moi-même quoiqu'à un rang fort modeste. Si
+d'autres ont plaidé la cause des <i>incompatibilités</i>, sous l'influence
+d'une étroite et chagrine jalousie ou des alarmes d'une démocratie
+ombrageuse, je puis poursuivre le même but sans m'associer à ces
+sentiments. Certes, sans franchir les limites d'une défiance
+raisonnable, il est permis de tenir compte des passions des hommes ou
+plutôt de la nature des choses.</p>
+
+<p>Or, monsieur, quoique les fonctions publiques et les industries
+privées aient ceci de commun, que les unes et les autres rendent à la
+société des services analogues, on ne peut nier qu'elles diffèrent par
+une circonstance qu'il est essentiel de remarquer. Chacun est libre
+d'accepter ou de refuser les services de l'industrie privée, de les
+recevoir dans la mesure qui lui convient et d'en débattre le prix.
+Tout ce qui concerne les services publics, au contraire, est réglé
+d'avance par la loi; elle soustrait à notre libre arbitre, elle nous
+prescrit la quantité et la qualité que nous en devrons <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span>
+consommer (passez-moi ce langage un peu trop technique), ainsi que la
+rémunération qui y sera attachée. C'est pourquoi, à ce qu'il me
+semble, il appartient à ceux en faveur de qui et aux dépens de qui ce
+genre de services est établi, d'agréer au moins la loi qui en
+détermine l'objet, l'étendue et le salaire. Si le domaine de la
+coiffure était régi par la loi, et si nous laissions aux perruquiers
+le soin de la faire, il est à croire (sans vouloir froisser ici la
+susceptibilité de MM. les perruquiers, sans montrer une <i>tendance au
+soupçon</i> peu libérale, et raisonnant d'après la connaissance que l'on
+peut avoir du c&oelig;ur humain), il est à croire, dis-je, que nous
+serions bientôt coiffés outre mesure, jusqu'à en être tyrannisés,
+jusqu'à épuisement de nos bourses. De même, lorsque MM. les électeurs
+font faire les lois qui règlent la production et la rémunération de la
+<i>sécurité</i> ou de tout autre produit gouvernemental, par les
+fonctionnaires qui vivent de ce travail, il me paraît incontestable
+qu'ils s'exposent à être <i>administrés</i> et <i>imposés</i> au delà de toute
+mesure raisonnable.</p>
+
+<p>Poursuivi par l'idée que nous obéissons à une tendance au soupçon peu
+libérale, vous ajoutez:</p>
+
+<p class="quote">«Dans des époques d'intolérance, on aurait dit aux candidats: Ne
+ sois ni protestant ni juif; aujourd'hui on dit: Ne sois pas
+ fonctionnaire.»</p>
+
+<p>Alors on aurait été absurde, aujourd'hui on est conséquent. Juifs,
+protestants et catholiques, régis par les mêmes lois, payant les mêmes
+impôts, nous les votons au même titre. Comment le symbole religieux
+serait-il un motif soutenable d'exclusion pour l'un d'entre nous? Mais
+quant à ceux qui appliquent la loi et vivent de l'impôt,
+l'interdiction de les voter n'a rien d'arbitraire. L'administration
+elle-même agit selon ce principe et témoigne ainsi qu'il est conforme
+au bon sens. M. Lacave-Laplagne ne fait pas inspecter la comptabilité
+par les comptables. Ce n'est pas lui, c'est la <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> nature même de
+ces deux ordres de fonctions qui en fait l'incompatibilité. Ne
+trouveriez-vous pas plaisant que M. le Ministre la fondât sur le
+symbole religieux, la longueur du nez ou la couleur des cheveux?
+L'analogie que vous me proposez est de cette force.</p>
+
+<p class="quote">«Je trouve qu'il faut des motifs bien graves, bien patents, bien
+ avérés pour demander une exception contre quelqu'un. En général,
+ cette pensée est mauvaise et rétrograde.»</p>
+
+<p>Entendez-vous faire la satire de la Charte? Elle prononce l'exclusion
+de quiconque ne paye pas 500 fr. d'impôts sur le simple <i>soupçon</i> que,
+qui n'a pas de fortune, n'a pas d'indépendance. Ne me conformé-je pas
+à son esprit, lorsque, n'ayant qu'un suffrage à donner et forcé
+d'<i>excepter</i> tous les candidats, hors un, je laisse dans l'<i>exception</i>
+celui qui, ayant de la fortune, peut-être, mais la tenant du ministre,
+me semble plus dépendant que s'il n'en avait pas?</p>
+
+<p class="quote">«Je suis pour l'axiome progressif: <i>Sunt favores ampliandi, sunt
+ odia restringenda.</i>»</p>
+
+<p><i>Sunt favores ampliandi!</i> Ah! monsieur, je crains bien qu'il n'y ait
+que trop de gens de ce système. Quoi qu'il en soit, je demande si la
+députation est faite pour les députés ou pour le public. Si c'est pour
+le public, montrez-moi donc ce qu'il gagne à y envoyer des
+fonctionnaires. Je vois bien que cela tend à <i>élargir</i> le budget, mais
+non sans <i>restreindre</i> les ressources des contribuables.</p>
+
+<p><i>Sunt odia restringenda!</i> Les fonctions et les dépenses inutiles,
+voilà les <i>odia</i> qu'il s'agit de restreindre: Dites-moi donc comment
+on peut l'attendre de ceux qui remplissent les unes et engloutissent
+les autres?</p>
+
+<p>Toutefois, il est un point sur lequel nous serons d'accord. C'est
+l'extension des droits électoraux. À moins que vous ne les rangiez
+parmi les <i>odia restringenda</i>, il faut bien que vous les mettiez au
+nombre des <i>favores ampliandi</i>, et <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> votre généreux aphorisme
+nous répond que la réforme électorale peut compter sur vous.</p>
+
+<p class="quote">«J'ai confiance dans le jeu de nos institutions (spécialement
+ sans doute de celle qui fait l'objet de cette correspondance). Je
+ le crois propre à produire la moralité. Cette condition des
+ sociétés réside nécessairement dans les électeurs; elle se résume
+ dans l'élu, elle passe dans le vote des majorités, etc.»</p>
+
+<p>Voilà, certes, un tableau fort touchant, et j'aime cette moralité qui
+s'élève de la base au sommet de l'édifice. J'en pourrais tracer un
+moins optimiste et montrer l'immoralité politique descendant du sommet
+à la base. Lequel des deux serait le plus vrai? Quoi! la confusion
+dans les mêmes mains du vote et de l'exécution des lois, du vote et du
+contrôle du budget produire la moralité! Si je consulte la logique,
+j'ai peine à le comprendre. Si je regarde les faits, j'ai encore plus
+de peine à le voir.</p>
+
+<p>Vous invoquez la maxime: <i>Quid leges sine moribus?</i> Je ne fais pas
+autre chose. Je n'ai pas fait le procès à la loi, mais aux électeurs.
+J'ai émis le v&oelig;u qu'ils se fissent représenter par des députés dont
+les intérêts fussent en harmonie et non en opposition avec les leurs
+propres. C'est bien là une affaire de m&oelig;urs. La loi ne nous
+interdit pas de nommer des fonctionnaires, mais elle ne nous y oblige
+pas non plus. Je ne dissimule pas qu'il me semblerait raisonnable
+qu'elle contînt à cet égard quelques précautions. En attendant,
+prenons-les nous-mêmes: <i>Quid leges sine moribus?</i></p>
+
+<p>J'avais dit: «À tort ou à raison, c'est une idée très-arrêtée en moi
+que les députés sont les contrôleurs du <i>pouvoir</i>.»</p>
+
+<p>Vous raillez sur les mots <i>à tort ou à raison</i>. Soit; je vous les
+abandonne. Substituez-y ceux-ci: Je puis me tromper, mais c'est en moi
+une idée arrêtée que les députés sont les contrôleurs du <i>pouvoir</i>.</p>
+
+<p><i>De quel pouvoir?</i> Demandez-vous.&mdash;Évidemment du <i>pouvoir <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span>
+exécutif</i>. Vous dites: «Je ne reconnais que trois <i>pouvoirs</i>: le Roi,
+la Chambre des pairs et la Chambre des députés.»&mdash;Si nous remontons
+aux principes abstraits, je me verrai forcé de différer d'opinion avec
+vous, car je ne reconnais originairement qu'un pouvoir: <span class="smcap">LE POUVOIR
+NATIONAL</span>. Tous les autres sont délégués; et c'est parce que le pouvoir
+exécutif est délégué que la nation a le droit de le contrôler. Et
+c'est pour que ce contrôle ne soit pas dérisoire que la nation, selon
+mon humble avis, ferait sagement de ne pas remettre aux mêmes mains et
+le pouvoir et le contrôle. Assurément, elle est maîtresse de le faire.
+Elle est maîtresse de s'attirer, comme elle le fait, des entraves et
+des taxes. En cela, elle me paraît inconséquente, et plus
+inconséquente encore de se plaindre du résultat. Vous croyez que j'en
+veux beaucoup à l'administration; point du tout, je l'admire, je la
+trouve bien généreuse, quand le public lui fait la partie si belle, de
+se contenter d'un budget de 14 à 1,500 millions. Depuis trente ans,
+c'est à peine si les impôts ont doublé. Il y a là de quoi être
+surpris, et il faut bien reconnaître que l'avidité du fisc est restée
+fort au-dessous de l'imprudence des contribuables.</p>
+
+<p>Vous trouvez vague cette pensée: «La mission des députés est de tracer
+le cercle où le pouvoir doit s'exercer.»&mdash;«Ce cercle, dites-vous, est
+tout tracé, c'est la Charte.»</p>
+
+<p>J'avoue que je ne sais pas, dans la Charte, une seule disposition qui
+ait rapport à la question. Il faut bien que nous ne nous entendions
+pas; je vais tâcher d'expliquer ma pensée.</p>
+
+<p>Une nation peut être plus ou moins administrée. En France et sous
+l'empire de la Charte, il est une foule de services qui peuvent sortir
+du domaine de l'industrie privée pour être confiés à la puissance
+publique et réciproquement. Naguère, on a disputé très-chaudement pour
+savoir auquel de ces deux modes d'activité resteraient les chemins
+<span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> de fer. On dispute plus chaudement encore la question de
+savoir auquel des deux doit appartenir l'éducation. Un jour,
+peut-être, le même doute s'élèvera au sujet des cultes. Il est tel
+pays, comme les États-Unis, où l'État ne s'en mêle pas et s'en trouve
+bien. Ailleurs, en Russie et en Turquie, par exemple, le système
+contraire a prévalu. Dans les Îles Britanniques, aussitôt que
+l'agitation pour l'affranchissement des échanges sera apaisée par son
+triomphe, une autre agitation se prépare pour faire prédominer, en
+matière de religion, le <i>voluntary system</i>, ou le renversement de
+l'Église établie. J'ai parlé de la liberté des échanges; chez nous, le
+gouvernement s'est fait, par le jeu des tarifs, le régulateur de
+l'industrie. Tantôt il favorise l'agriculture aux dépens des
+fabriques, tantôt les fabriques aux dépens de l'agriculture; et il a
+même la singulière prétention de faire prospérer toutes les branches
+de travail aux dépens les unes des autres.&mdash;C'est lui qui opère
+exclusivement le transport des lettres, la manutention des poudres et
+des tabacs, etc., etc.</p>
+
+<p>Il y a donc un partage à faire entre l'activité privée et l'activité
+collective ou gouvernementale. D'un côté, beaucoup de gens sont
+enclins à accroître indéfiniment les attributions de l'État. Les
+visionnaires les plus excentriques, comme Fourier, se rencontrent sur
+ce point avec les hommes d'État les plus pratiques, comme M. Thiers.
+Suivant ces puissants génies, l'État doit être, bien entendu sous leur
+suprême direction, le grand justicier, le grand pontife, le grand
+instituteur, le grand ingénieur, le grand industriel, le grand
+bienfaiteur du peuple. D'un autre côté, beaucoup de bons esprits
+soutiennent la thèse contraire; et il y en a qui vont même jusqu'à
+désirer que le gouvernement soit contenu dans ses attributions
+essentielles, qui sont de garantir la sécurité des personnes et des
+propriétés, de prévenir et réprimer la violence et le désordre,
+d'assurer à <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> chacun le libre exercice de ses facultés et la
+naturelle récompense de ses efforts. Ce n'est déjà pas sans quelque
+danger, disent-ils, que la nation confie à un corps hiérarchiquement
+organisé le redoutable dépôt de la force publique. Il le faut bien;
+mais du moins qu'elle se garde de lui donner encore autorité sur les
+consciences, sur les intelligences, sur l'industrie, si elle ne veut
+être réduite à l'état de propriété, à l'état de chose.</p>
+
+<p>Et c'est pour cela qu'il y a une Charte. Et c'est pour cela que dans
+cette Charte il y a un article 15: «Toute loi d'impôt doit être
+d'abord votée par la Chambre des députés.» Car, remarquez-le bien,
+chaque invasion de la puissance publique, dans le domaine de
+l'activité privée, implique une taxe. Si le gouvernement prétend
+s'emparer de l'éducation, il lui faut des professeurs à gages et
+partant une taxe. S'il aspire à soumettre nos consciences à un
+symbole, il lui faut un clergé et partant une taxe. S'il doit exécuter
+les chemins de fer et les canaux, il lui faut un capital et partant
+une taxe. S'il doit faire des conquêtes en Afrique et dans l'Océanie,
+il lui faut des armées, une marine, et partant une taxe. S'il doit
+<i>pondérer</i> les profits des diverses industries par l'action des
+tarifs, il lui faut une douane et partant une taxe. S'il est chargé de
+fournir à tous du travail et du pain, il lui faut des taxes et
+toujours des taxes.</p>
+
+<p>Or, par cela même que, selon notre droit public, la nation n'est pas
+la propriété de son gouvernement, que c'est pour elle et non pour lui
+qu'existent la religion, l'éducation, l'industrie, les chemins de fer,
+etc., c'est à elle et non à lui qu'il appartient de décider quels
+services lui seront confiés, quels lui seront retirés. Elle en a le
+moyen dans l'article 15 de la Charte. Il lui suffit de refuser une
+taxe pour acquérir par cela même une liberté.</p>
+
+<p>Mais si elle abandonne à l'État et à ses agents, au pouvoir exécutif
+et à ses instruments, le soin de fixer ce grand <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> départ entre
+le domaine de l'activité collective et celui de l'activité privée; si,
+de plus, elle leur livre l'article 15 de la Charte, n'est-il pas à
+croire qu'elle sera bientôt administrée à merci et à miséricorde?
+qu'on créera indéfiniment des fonctions pour substituer dans chaque
+branche le service forcé au service volontaire, et aussi des impôts
+pour alimenter ces fonctions? et est-il possible d'apercevoir un terme
+quelconque à cet enchaînement d'usurpations et de taxes qui se
+nécessitent les unes les autres? car, sans songer à attaquer les
+individus, ni à exagérer les penchants dangereux de l'homme, ne
+pouvons-nous pas affirmer qu'il est dans la nature de tout corps
+constitué et organisé de tendre à s'agrandir, à absorber toutes les
+influences, tous les pouvoirs, toutes les richesses?</p>
+
+<p>Eh bien, monsieur, le sens de la phrase que vous avez trouvé vague est
+celui-ci: Lorsque la nation nomme des députés, elle leur donne pour
+mission, entre autres choses, de circonscrire la sphère d'action du
+gouvernement, de fixer les limites que cette action ne doit point
+dépasser; de lui ôter, par un judicieux usage de l'article 15 de la
+Charte, tout moyen de s'emparer de celles de ses libertés qu'elle
+entend conserver. Objet dans lequel elle échouera infailliblement, si
+elle abandonne cette force restrictive à ceux-là mêmes en qui réside
+la force expansive qu'il s'agit de contenir et de restreindre.
+Puissiez-vous, monsieur, ne pas trouver le commentaire plus vague
+encore que le texte.</p>
+
+<p>Enfin, il y a dans ma lettre une autre phrase qui doit m'entraîner à
+de longues explications, car elle semble vous avoir particulièrement
+choqué, et c'est celle-ci:</p>
+
+<p class="quote">«Dès l'instant que les députés peuvent devenir ministres, il est
+ tout simple que les ambitieux cherchent à se frayer une route
+ vers le ministère par l'opposition systématique.»</p>
+
+<p>Ici, monsieur, je ne m'en prends plus aux personnes qui occupent les
+places, mais au contraire à celle qui les convoitent; <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> non
+plus aux fonctionnaires, mais bien à ceux qui veulent les supplanter.
+Ce sera à vos yeux, je l'espère, une preuve irrécusable que je ne suis
+animé d'aucune jalousie chagrine contre tel individu ou telle classe.</p>
+
+<p>Jusqu'à présent j'ai traité la question de l'<i>admissibilité des
+fonctionnaires à la députation</i>, et me plaçant au point de vue des
+contribuables, j'ai essayé de prouver qu'ils ne pouvaient guère (pour
+revenir aux expressions que vous relevez avec tant d'insistance)
+remettre le contrôle aux mains des contrôlés, sans risquer à la fois
+leur fortune et leur liberté.</p>
+
+<p>Le passage que je viens de rapporter me conduit à traiter de
+l'<i>admissibilité des députés aux fonctions publiques</i>, à envisager
+cette grande question dans ses rapports avec le pouvoir lui-même.
+Ainsi se trouvera parcouru le cercle des <i>incompatibilités</i>.</p>
+
+<p>Oui, monsieur, je regarde l'admissibilité des députés aux fonctions
+publiques, et spécialement au ministère, comme essentiellement
+destructive de toute force, de toute stabilité, de toute suite dans
+l'action du gouvernement. Je ne pense pas qu'il fût possible
+d'imaginer une combinaison plus contraire aux intérêts du monarque et
+de ceux qui le représentent, un oreiller plus anguleux pour la tête du
+roi et des ministres. Rien au monde ne me semble plus propre à
+éveiller l'esprit de parti, à alimenter les factions, à corrompre
+toutes les sources d'information et de publicité, à dénaturer l'action
+de la tribune et de la presse, à égarer l'opinion après l'avoir
+passionnée, à entraver l'administration, à fomenter les haines
+nationales, à provoquer la guerre extérieure, à user et déconsidérer
+les gouvernants, à décourager et pervertir les gouvernés, à fausser,
+en un mot, tous les ressorts du régime représentatif. Pour ce qui me
+regarde, je ne connais aucune plaie sociale qui se puisse comparer à
+celle-là. Comme ce côté de la question n'a jamais <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> été traité
+ni même aperçu, que je sache, par les partisans de la réforme
+parlementaire, puisque dans tous leurs projets de loi, si l'article
+1<sup>er</sup> pose le principe des <i>incompatibilités</i>, l'article 2 se hâte de
+créer des exceptions en faveur des ministères, des ambassades, et de
+tout ce qu'on nomme <i>hautes situations politiques</i>, je me vois forcé
+de développer ma pensée avec quelque étendue.</p>
+
+<p>Avant tout, je dois repousser une fin de non-recevoir. Vous dites que
+je suis en opposition avec la Charte.&mdash;Point du tout.&mdash;La Charte ne
+défend pas au député consciencieux de refuser un portefeuille, ni aux
+électeurs prudents de choisir parmi les candidats qui renoncent à cet
+illogique cumul. Si elle n'est pas prévoyante, elle ne nous interdit
+pas la prévoyance. Cela dit, je poursuis:</p>
+
+<p>Un des prédécesseurs de M. le Préfet actuel des Landes me fit un jour
+l'honneur de me visiter. Les élections approchaient, et la
+conversation tomba naturellement sur les incompatibilités et
+spécialement sur l'admissibilité des députés au ministère. M. le
+Préfet s'étonnait, comme vous, que j'osasse professer une doctrine qui
+lui paraissait, comme à vous, exorbitamment rigide, impraticable, etc.
+Je lui dis:</p>
+
+<p>Je pense, monsieur le Préfet, que vous rendrez cette justice au
+Conseil général des Landes, que vous y avez rencontré un grand esprit
+d'indépendance, mais jamais une opposition personnelle et
+systématique. Les mesures que vous proposez y sont examinées <i>en
+elles-mêmes</i>. Chaque membre vote pour ou contre, selon qu'il les juge
+bonnes ou mauvaises. Chacun consulte l'intérêt général tel qu'il le
+comprend, peut-être l'intérêt local, peut-être même l'intérêt
+personnel, mais il n'en est aucun que l'on puisse soupçonner de
+repousser une proposition utile émanée de vous, uniquement parce
+qu'elle émane de vous.&mdash;Jamais, dit M. le Préfet, la pensée ne m'est
+venue qu'il en pût être ainsi.&mdash;Eh <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> bien, je suppose que l'on
+introduise dans la loi qui organise ces conseils une disposition
+conçue en ces termes:</p>
+
+<p class="quote">«Si une mesure proposée par le préfet est repoussée, il sera
+ destitué. Celui des membres du conseil qui aura soulevé
+ l'opposition, sera nommé préfet à sa place, et il pourra
+ distribuer à ses compagnons de fortune toutes les grandes places
+ du département: recette générale, direction des contributions
+ directes et indirectes, etc.»</p>
+
+<p>Je vous le demande, n'est-il pas probable, n'est-il pas même certain
+que cet article changerait complètement l'esprit du conseil? N'est-il
+pas certain que cette salle, où règnent aujourd'hui l'indépendance et
+l'impartialité, serait convertie en une arène de brigues et de
+factions? N'est-il pas à croire que l'ambition y serait fomentée en
+proportion de l'aliment qui lui serait offert? Et quelque bonne
+opinion que vous ayez de la vertu des conseillers, pensez-vous qu'elle
+ne succomberait pas à cette épreuve? Ne serait-il pas en tous cas bien
+imprudent de tenter cette dangereuse expérience? Peut-on douter que
+chacune de vos propositions ne devînt le champ de bataille d'une lutte
+de personnes? qu'on ne les étudierait plus dans leur rapport avec le
+bien public, mais au seul point de vue des chances qu'elles pourraient
+ouvrir aux partis? Et maintenant, admettez qu'il y a dans le
+département des journaux. Certes, les armées belligérantes ne
+manqueront pas de les attacher à leur sort, et toute leur polémique
+s'empreindra des passions qui agiteront le conseil. Et quand viendra
+le jour de l'élection, la corruption et l'intrigue, surexcitées par
+l'ardeur de l'attaque et de la défense, ne connaîtraient plus de
+bornes.</p>
+
+<p>&mdash;«J'avoue, me dit M. le Préfet, que sous un tel état de choses, je ne
+voudrais pas garder mes fonctions, même vingt-quatre heures.»</p>
+
+<p>Eh bien, monsieur, cette constitution fictive des conseils généraux
+qui effrayait un préfet, n'est-ce point la constitution <span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span>
+réelle de la Chambre? Quelle différence y a-t-il? Une seule. L'arène
+est plus vaste, le théâtre plus élevé, le champ de bataille plus
+étendu, l'aliment des passions plus excitant, le prix de la lutte plus
+convoité, les questions qui servent de texte ou de prétexte au combat
+plus brûlantes, plus difficiles et partant plus propres à égarer le
+sentiment et le jugement de la multitude. C'est le désordre organisé
+sur le même modèle, mais sur une plus grande échelle.</p>
+
+<p>Des hommes ont occupé leur esprit de politique, c'est-à-dire qu'ils
+ont rêvé de grandeur, d'influence, de fortune et de gloire. Tout à
+coup le vent de l'élection les jette dans l'enceinte législative; et
+que leur dit la constitution du pays? Elle dit à l'un: «Tu n'es pas
+riche; le ministre a besoin de grossir ses phalanges, il dispose de
+toutes les places, et la loi ne t'en interdit aucune. Conclus.» Elle
+dit à un autre: «Tu te sens du talent et de l'audace; voilà le banc
+des ministres; si tu les en chasses; ta place y est marquée. Conclus.»
+À un troisième: «Ton âme n'est pas à la hauteur d'une telle ambition,
+et pourtant tu as promis à tes électeurs de combattre le ministère;
+mais une voie vers la région du pouvoir te reste: voilà un chef de
+parti, attache-toi à sa fortune.»</p>
+
+<p>Alors, et cela est infaillible, alors commence ce pêle-mêle
+d'accusations réciproques, ces efforts inouïs pour mettre de son côté
+la force d'une popularité éphémère, cet étalage fastueux de principes
+irréalisables, quand on attaque, et de concessions abjectes, quand on
+se défend. Ce n'est que piéges et contre-piéges, mines et
+contre-mines. On voit se liguer les éléments les plus hétérogènes et
+se dissoudre les plus naturelles alliances. On marchande, on stipule,
+on vend, on achète. Ici, l'esprit de parti forme une coalition; là, la
+souterraine habileté ministérielle en fait échouer une autre. Tout
+événement que le temps amène, portât-il dans ses flancs une
+conflagration générale, est <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> toujours bien venu des
+assiégeants s'il présente un terrain où se puissent appuyer les
+échelles d'abordage. Le bien public, l'intérêt général, ce ne sont
+plus que mots, prétextes, moyens. L'essentiel est de faire sortir
+d'une question la force qui aidera un parti à renverser le ministère
+et à lui passer sur le ventre. Ancône, Taïti, Syrie, Maroc,
+fortifications, droit de visite, tout est bon. Il ne s'agit que
+d'arranger convenablement la mise en &oelig;uvre. Alors nous sommes
+saturés de ces éternelles lamentations dont la forme est stéréotypée:
+Au dedans, la France est souffrante, inquiète, etc., etc.; au dehors,
+la France est humiliée, méprisée, etc., etc. Cela est-il vrai, cela
+n'est-il pas vrai? on ne s'en met pas en peine. Cette mesure nous
+brouillera-t-elle avec l'Europe? Nous forcera-t-elle à maintenir
+éternellement 500 mille hommes sur pied? Arrêtera-t-elle la marche de
+la civilisation? Créera-t-elle des obstacles à toute administration
+future? Ce n'est pas ce dont il s'agit; une seule chose intéresse: la
+chute et le triomphe de deux noms propres.</p>
+
+<p>Et ne croyez pas que cette sorte de perversité politique n'envahisse
+au sein de la Chambre que les âmes vulgaires, les c&oelig;urs dévorés
+d'une ambition de bas étage, les prosaïques amants des places bien
+rémunérées. Non; elle s'attaque encore, et surtout, aux âmes d'élite,
+aux nobles c&oelig;urs, aux intelligences puissantes. Pour les dompter,
+pour les soumettre, il lui suffit d'éveiller dans les secrètes
+profondeurs de leur conscience, au lieu de cette pensée triviale: <i>Tu
+réaliseras tes rêves de fortune</i>, cette autre pensée bien autrement
+séductrice: <i>Tu réaliseras tes rêves de bien public.</i></p>
+
+<p>Nous en avons un exemple remarquable. Il n'est pas en France une tête
+d'homme sur laquelle se soient accumulés autant d'accusations,
+d'invectives, d'outrages que sur celle de M. Guizot. Si le
+vocabulaire des partis contenait des épithètes <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> plus
+sanglantes que celles de transfuge, traître, apostat, elles ne lui
+eussent pas été épargnées. Cependant il est un reproche que je n'ai
+jamais entendu formuler ni même insinuer contre lui: c'est celui
+d'avoir fait servir ses succès parlementaires à sa fortune
+personnelle. J'admets qu'il pousse la probité jusqu'à l'abnégation.
+J'accorde qu'il ne cherchera jamais le triomphe de sa personne que
+pour mieux assurer le triomphe de ses principes. C'est, d'ailleurs, un
+genre d'ambition qu'il a formellement avouée.</p>
+
+<p>Eh bien, ce philosophe austère, cet homme à principes, nous l'avons vu
+dans l'opposition. Et qu'y faisait-il? Tout ce que peut suggérer la
+soif du pouvoir. Afficher des vues démocratiques qui ne sont pas les
+siennes, s'envelopper d'un patriotisme farouche qu'il n'approuve pas,
+susciter des embarras au gouvernement de son pays, entraver les
+négociations les plus importantes, fomenter la coalition, se liguer
+avec qui que ce soit, fût-ce l'ennemi du trône, pourvu qu'il le soit
+du ministre, combattre hors des affaires ce qu'aux affaires il eût
+soutenu, diriger contre M. Molé les batteries d'Ancône comme M. Thiers
+dirige contre lui les batteries du Maroc, enfin appeler de tous ses
+v&oelig;ux et de tous ses efforts une crise ministérielle, et créer
+sciemment à son propre ministère futur les difficultés de tels
+précédents; voilà ce qu'il faisait, et pourquoi? Parce qu'il y a dans
+la Charte un article 46, un serpent tentateur qui lui disait:</p>
+
+<p>«Vous serez égal aux Dieux; arrivez au pouvoir, n'importe la route, et
+vous serez la Providence du pays!» Et le député, séduit, prononce des
+discours, expose des doctrines, se livre à des actes que sa conscience
+réprouve, mais il se dit: Il le faut bien pour arriver au ministère;
+que j'y parvienne enfin, et je saurai bien reprendre ma pensée réelle
+et mes vrais principes.</p>
+
+<p>Est-il besoin de rappeler d'autres faits? Eh! mon Dieu, <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span>
+l'histoire de la guerre aux portefeuilles, c'est l'histoire tout
+entière du parlement.</p>
+
+<p>Je ne m'en prends pas à tel ou tel homme; je m'en prends à
+l'institution. Que le pouvoir soit offert en perspective aux députés,
+et il est impossible que la Chambre soit autre chose qu'un champ de
+bataille.</p>
+
+<p>Voyez ce qui se passe en Angleterre. En 1840, le ministère était sur
+le point de réaliser l'affranchissement du commerce. Mais il y avait
+un homme, dans l'opposition, imbu des doctrines de Smith, que la
+gloire des Canning et des Huskisson empêchait de dormir, et qui
+voulait à tout prix être l'instrument de cette immense révolution.
+Elle va s'accomplir sans lui. Que fait-il? Il se déclare le protecteur
+de la protection, il remue tout ce qu'il y a d'ignorance, de préjugés
+et d'égoïsme dans le pays, il rallie l'aristocratie effrayée, il
+soulève les classes populaires faciles à égarer, il combat son propre
+principe au parlement et sur les <i>hustings</i>, il renverse le ministère
+réformateur, il arrive aux affaires avec mission expresse de fermer
+aux produits du dehors les ports de la Grande-Bretagne. Alors fond sur
+l'Angleterre ce déluge de maux inouïs dans les fastes de l'histoire,
+que les whigs avaient voulu conjurer. Le travail s'arrête, l'inanition
+désole les villes et les campagnes, escortée de ses deux satellites
+fidèles: le crime et la maladie. Toutes les intelligences, tous les
+c&oelig;urs se soulèvent contre cette affreuse oppression; et M. Peel,
+trahissant son parti et la majorité, vient dire un jour au parlement:
+Je me trompais, j'étais dans l'erreur, j'abjure la protection; je
+donne à mon pays la liberté des échanges. Non, il ne se trompait pas.
+Il était économiste en 1840 comme en 1846. Mais il voulait de la
+gloire, et c'est pour cela, qu'il a retardé de six ans, à travers des
+calamités sans nombre, le triomphe de la vérité.</p>
+
+<p>Il est donc bien peu de députés que la perspective des <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span>
+places et des portefeuilles ne fasse dévier de cette ligne de
+rectitude dans laquelle leurs commettants espéraient les voir marcher.
+Encore si le mal ne s'étendait pas au delà de l'enceinte du
+Palais-Bourbon! Mais vous le savez, monsieur, les deux armées qui se
+disputent le pouvoir transportent leur champ de bataille au dehors.
+Les masses belligérantes sont partout, les chefs seuls sont dans la
+Chambre, et c'est de là qu'ils donnent le mot d'ordre. Ils savent bien
+que, pour arriver au corps de la place, il faut emporter les ouvrages
+extérieurs, les journaux, la popularité, l'opinion, les majorités
+électorales. Il est donc fatal que toutes ces forces, à mesure
+qu'elles viennent s'enrôler sous l'un des chefs de file, s'imprègnent
+et s'imbibent de la même insincérité. Le journalisme, d'un bout de la
+France à l'autre, ne discute plus les mesures, il les plaide, et il
+les plaide, non au point de vue de ce qu'elles ont en elles-mêmes de
+bon ou de mauvais, mais au seul point de vue de l'assistance qu'elles
+peuvent prêter momentanément à tel ou tel meneur. On sait bien qu'il
+n'y a guère de journaliste éminent dont l'avenir ne doive être affecté
+par l'issue de cette guerre de portefeuilles. Quelle politique le
+ministre suit-il au Texas, au Liban, à Taïti, au Maroc, à Madagascar?
+N'importe. La presse ministérielle n'a qu'une devise: <i>E sempre bene</i>,
+et celle de l'opposition, comme la vieille femme de la satire, laisse
+lire sur son jupon <i>Argumentabor</i>.</p>
+
+<p>Il faudrait une plume plus exercée que la mienne pour retracer tout le
+mal que fait en France le journalisme propageant l'esprit de parti, et
+(notez bien ceci, c'est le c&oelig;ur de ma thèse) le propageant
+uniquement pour servir <i>tel député qui veut être ministre</i>. Vous
+approchez de la personne du roi, monsieur, je n'aime guère à la faire
+intervenir dans ces discussions. Cependant je puis dire, puisque c'est
+l'opinion de l'Europe, qu'il a contribué à maintenir la paix du
+monde. Mais peut-être avez-vous été témoin des sueurs <span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span>
+morales que lui a arrachées ce succès digne de la bénédiction des
+peuples. Et pourquoi ces sueurs, ces difficultés, ces résistances dans
+une si noble tâche? Parce qu'à un moment donné la paix n'avait pas
+pour elle l'opinion publique. Et pourquoi n'avait-elle pas l'opinion?
+Parce qu'elle ne convenait pas à certains journaux. Et pourquoi ne
+convenait-elle pas à certains journaux? Parce qu'elle était importune
+à tel député. Et pourquoi enfin était-elle importune à ce député?
+Parce que la paix était la politique des ministres, et qu'alors la
+guerre est nécessairement celle des députés qui aspirent à le devenir.
+Là est certainement la racine du mal.</p>
+
+<p>Parlerai-je d'Ancône, des fortifications de Paris, d'Alger, des
+événements de 1840, du droit de visite, des tarifs, de l'anglophobie
+et de tant d'autres questions, où le journalisme égarait l'opinion,
+non qu'il s'égarât lui-même, mais parce que cela entrait dans ses
+plans froidement prémédités, dont le succès importait à quelque
+combinaison ministérielle.</p>
+
+<p>J'aime mieux consigner ici les aveux du journalisme lui-même proclamés
+par le plus répandu de ses organes, la <i>Presse</i> (17 novembre 1845).</p>
+
+<p class="quote">
+ «M. Petetin décrit la presse comme il la comprend, comme il se
+ plaît à la rêver. De bonne foi, croit-il que lorsque le
+ <i>Constitutionnel</i>, le <i>Siècle</i>, etc., s'attaquent à M. Guizot,
+ que lorsqu'à son tour le <i>Journal des Débats</i> s'en prend à M.
+ Thiers, ces feuilles combattent uniquement pour l'idée pure, pour
+ la vérité, provoquées par le besoin intérieur de la conscience?
+ Définir ainsi la presse, c'est la peindre telle qu'on l'imagine,
+ ce n'est pas la peindre telle qu'elle est. Il ne nous en coûte
+ aucunement de le déclarer, car si nous sommes journalistes, nous
+ le sommes moins par vocation que par circonstance. Nous voyons
+ tous les jours la presse au service des passions humaines, des
+ ambitions rivales, des combinaisons ministérielles, des intrigues
+ parlementaires, des calculs politiques les plus divers, les plus
+ opposés, les moins nobles; nous la voyons s'y associer
+ étroitement. Mais nous la voyons rarement au service des idées;
+ et quand par hasard il arrive à un journal de s'emparer d'une
+ idée, <i>ce n'est jamais pour elle-même, c'est toujours comme
+ instrument de défense ou d'attaque</i> <span class="smcap">MINISTÉRIELLE</span>. Celui qui
+ écrit ces lignes parle ici avec expérience. Toutes les fois qu'il
+ a essayé de faire sortir le journalisme de <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> l'ornière
+ des partis pour le faire entrer dans le champ des idées et des
+ réformes, dans la voie des saines applications de la science
+ économique à l'administration publique, il s'est trouvé tout
+ seul, et il a dû reconnaître qu'en dehors du cercle étroit tracé
+ par les lettres assemblées de quatre ou cinq noms propres, il n'y
+ avait pas de discussion possible, il n'y avait pas de politique.
+ À quoi sert de nier le mal? Cela l'empêche-t-il d'exister? Quand
+ les journaux ne s'associent pas à des intérêts, ils s'associent à
+ des passions; et à les examiner elles-mêmes de près, ces passions
+ ne sont le plus souvent que des intérêts égoïstes. Voilà la
+ vérité.»</p>
+
+<p>Quoi! monsieur, vous n'êtes pas scandalisé, vous n'êtes pas épouvanté
+de cet effroyable aveu? Ou peut-il vous rester aucun doute sur la
+cause d'une situation aussi pleine d'humiliations et de périls? Ce
+n'est pas moi qui parle. Ce n'est pas un misanthrope, un républicain
+ou un factieux. C'est la presse elle-même qui dévoile son secret et
+qui vous dit où l'a réduite cette institution dont la moralité vous
+inspire tant de confiance. Depuis que l'enceinte, où l'on est censé
+discuter les lois, a été transformée en champ de bataille, les destins
+du pays, la paix et la guerre, la justice et l'iniquité, l'ordre et
+l'anarchie sont comptés pour rien, absolument pour rien en eux-mêmes;
+ce sont les instruments du combat, qu'on prend et qu'on quitte selon
+ses exigences. Qu'importe qu'à chaque péripétie de cette lutte impie,
+la commotion se fasse sentir sur toute la surface du pays? Elle est à
+peine apaisée que les armées changent de position, et que le combat
+recommence avec plus d'acharnement.</p>
+
+<p>Enfin, l'esprit de parti, ce ver rongeur, ce cancer dévorant qui puise
+sa vie et sa force dans l'admissibilité des députés au pouvoir
+exécutif, faut-il que je le montre au sein des colléges électoraux? Je
+ne parle pas ici des opinions, des passions, des erreurs politiques.
+Je ne parle pas même de la pusillanimité, de la vénalité de certaines
+consciences; il n'est pas au pouvoir de la loi de rendre les hommes
+parfaits. Je n'ai en vue que les passions et les vices qui découlent
+directement de la cause dont je parle, qui se rattachent <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> à
+la guerre des portefeuilles, engagée au sein des Chambres et propagée
+sur toute la ligne des journaux. Est-il donc si difficile d'en
+calculer les effets sur le corps électoral? Et quand, jour après jour,
+la tribune et la presse s'appliquent à ne laisser arriver au public
+que de fausses lueurs, de faux jugements, de fausses citations et de
+fausses assertions, est-il possible d'avoir quelque confiance dans le
+verdict prononcé par le grand jury national, ainsi égaré, circonvenu,
+passionné? Qu'est-il appelé à juger? Ses intérêts. Jamais on ne lui en
+parle; car la bataille ministérielle se livre à Ancône, à Taïti, en
+Syrie, partout où le public n'est pas. Et sur ce qui se passe dans ces
+régions lointaines, que sait-il? Rien que ce que lui disent des
+orateurs et des écrivains, dont, de leur propre aveu, il n'est pas une
+parole articulée ou écrite qui ne leur soit inspirée par le désir
+furieux d'un succès personnel.</p>
+
+<p>Et puis, si je voulais soulever le voile qui couvre non plus les
+erreurs, mais les turpitudes de l'urne électorale! Pourquoi l'électeur
+fait-il tant valoir son suffrage, exige-t-il qu'on le mendie, et le
+considère-t-il comme un précieux objet de commerce? Parce qu'il sait
+que ce suffrage contient la fortune de l'heureux candidat qui le
+sollicite. Pourquoi, de son côté, le candidat est-il si souple, si
+rampant, si prodigue de promesses, si peu soucieux de toute dignité?
+Parce qu'il a des vues ultérieures; parce que la députation est pour
+lui un moyen; parce que la constitution du pays lui permet de voir
+dans le lointain, en cas de succès, des perspectives enivrantes, des
+places, des honneurs, des richesses, du pouvoir et ce manteau doré qui
+cache toutes les hontes et absout toutes les bassesses.</p>
+
+<p>Aussi, où en sommes-nous? Où en sont les électeurs? Combien en est-il
+parmi eux qui osent rester et se montrer honnêtes? qui déposent
+loyalement dans l'urne un bulletin, expression fidèle de leur foi
+politique? Oh! ils craindraient <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> de passer pour des niais,
+pour des dupes. Ils ont soin de publier bien haut le trafic qu'ils ont
+fait de leur vote, et on les verrait placarder leur propre ignominie à
+la porte des églises plutôt que de laisser mettre en doute leur
+déplorable habileté. S'il est encore quelques vertus qui survivent à
+ce grand naufrage, ce sont des vertus négatives. On ne croit à rien,
+on n'espère en rien, on se préserve de la contagion, on dit avec je ne
+sais quel poëte:</p>
+
+<p class="poem30">Une paisible indifférence<br>
+ Est la plus sûre des vertus.</p>
+
+<p>On laisse faire et voilà tout. En attendant, ministres, députés,
+candidats succombent sous le faix des promesses et des engagements. Et
+quel en est le résultat? Le voici. Le gouvernement et la Chambre
+changent de rôles: «Voulez-vous me laisser disposer de tous les
+emplois?» disent les députés. «Voulez-vous me laisser décider des lois
+et du budget?» répondent les ministres. Et chacun abandonne l'office
+dont il est responsable pour celui qui ne le regarde pas. Je le
+demande: Est-ce là le gouvernement représentatif?</p>
+
+<p>Mais tout ne s'arrête pas là. Il y a autre chose en France que des
+ministres, des députés, des candidats, des journalistes et des
+électeurs. Il y a un public, il y a trente millions d'hommes qu'on
+s'accoutume à ne compter pour rien. Ils ne voient pas, direz-vous, et
+leur indifférence en est la preuve. Ah! ne prenez pas confiance dans
+ce prétendu aveuglement. S'ils ne voient pas la cause du mal, ils en
+voient les effets, le budget grossir sans cesse, leurs droits et leurs
+titres foulés aux pieds, et toutes les faveurs devenir le prix de
+marchés électoraux dont ils sont exclus. Plût à Dieu qu'ils apprissent
+à rattacher leurs souffrances à la vraie cause, car l'irritation
+s'amasse dans leur c&oelig;ur; ils cherchent ce qui pourra les
+affranchir, et malheur au pays <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> s'ils se trompent. Ils
+cherchent, et le <i>suffrage universel</i> s'empare de tous les esprits;
+ils cherchent, et le <i>communisme</i> se propage comme un incendie; ils
+cherchent, et, pendant que vous jetez un voile sur la plaie hideuse,
+qui peut compter les erreurs, les systèmes, les illusions dans
+lesquels ils croiront trouver un remède à leurs maux et un frein à vos
+injustices?</p>
+
+<p>Ainsi, tout le monde souffre, d'un état de choses si profondément
+illogique et vicieux. Mais si toute l'étendue du mal est appréciée
+quelque part, ce doit être au sommet de l'échelle sociale. Je ne puis
+pas croire que des hommes d'État comme M. Guizot, M. Thiers, M. Molé,
+soient depuis si longtemps en contact avec toutes ces turpitudes, sans
+avoir appris à les connaître et à en calculer les effrayantes
+conséquences. Il n'est pas possible qu'ils se soient trouvés tantôt
+dans les rangs, tantôt en face d'une opposition systématique, qu'ils
+aient été assaillis par des rivalités personnelles, qu'ils aient eu à
+lutter contre les obstacles factices que la fureur de les déplacer
+suscita sous leurs pas, sans qu'ils se soient dit quelquefois: Les
+choses iraient autrement, l'administration serait bien plus régulière,
+et la tâche du gouvernement bien moins lourde; <i>si les députés ne
+pouvaient devenir ministres</i>.</p>
+
+<p>Oh! si les ministres étaient en face des députés ce que sont les
+préfets en présence des conseillers généraux; si la loi supprimait
+dans la Chambre ces perspectives qui fomentent l'ambition; il me
+semble qu'une paisible et fructueuse destinée serait ouverte à tous
+les organes du corps social; Les dépositaires du pouvoir pourraient
+bien rencontrer encore des erreurs et des passions; mais jamais de ces
+coalitions subversives à qui tous les moyens sont bons, et qui
+n'aspirent qu'à renverser cabinets sur cabinets, sous les coups d'une
+impopularité momentanément et intentionnellement égarée. Les députés
+ne pourraient avoir d'autres <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> intérêts que ceux de leurs
+commettants; les électeurs ne seraient pas mis à même de prostituer
+leurs votes à des vues égoïstes; la presse, dégagée de tous liens avec
+des chefs de parti qui n'existeraient plus, remplirait son vrai rôle
+qui est d'éclairer l'opinion et de lui servir d'organe; le peuple,
+administré avec sagesse, avec suite, avec économie, heureux, ou ne
+pouvant s'en prendre au pouvoir de ses souffrances, ne se laisserait
+point séduire par les utopies les plus dangereuses, et le roi enfin,
+dont la pensée ne saurait plus être méconnue, entendrait prononcer de
+son vivant le jugement que lui réserve l'histoire.</p>
+
+<p>Je n'ignore pas, monsieur, les objections que l'on peut opposer à la
+réforme parlementaire. On y trouve des inconvénients. Eh, mon Dieu! il
+y en a dans tout. La presse, la liberté civile, le jury, la monarchie
+ont les leurs. La question n'est jamais de savoir si une institution
+réformée aura des inconvénients, mais si l'institution non réformée
+n'en a pas de plus grands encore. Et quelles calamités pourront jamais
+découler d'une Chambre de contribuables, égales à celles que verse sur
+le pays une Chambre d'ambitieux qui se battent pour la possession du
+pouvoir?</p>
+
+<p>On dit qu'une telle Chambre serait trop démocratique, animée de
+passions trop populaires.&mdash;Elle représenterait la nation. Est-ce que
+la nation a intérêt à être mal administrée, à être envahie par
+l'étranger, à ce que la justice ne soit pas rendue?</p>
+
+<p>La plus forte objection, celle qu'on renouvelle sans cesse, c'est que
+la Chambre manquerait de lumières et d'expérience.</p>
+
+<p>Il y aurait fort à dire là-dessus. Mais enfin, si l'exclusion des
+fonctionnaires offre des dangers, si elle semble violer les droits
+d'hommes honorables qui sont citoyens aussi, si elle circonscrit la
+liberté des électeurs, ne serait-il pas possible, en ouvrant aux
+agents du pouvoir les portes du Palais-Bourbon, <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> d'y
+environner leur présence de précautions dictées par la plus simple
+prudence?</p>
+
+<p>Vous ne vous attendez pas à ce que je formule ici un projet de loi.
+Mais il me semble que le bon sens public sanctionnerait une mesure
+conçue à peu près en ces termes:</p>
+
+<p>«Tous les Français, sans distinction de profession, sont éligibles
+(sauf les cas exceptionnels où une position officielle élevée fait
+supposer une influence directe sur les suffrages: préfets, etc.).</p>
+
+<p>«Tous les députés reçoivent une indemnité convenable et uniforme.</p>
+
+<p>«Les fonctionnaires nommés députés résigneront leurs fonctions, pour
+tout le temps que durera leur mandat. Ils ne recevront pas de
+traitement; ils ne pourront être ni destitués ni avancés. En un mot,
+leur vie administrative sera entièrement suspendue pour ne recommencer
+qu'après l'expiration de leur mission législative.</p>
+
+<p>«Aucun député ne pourra être appelé à une fonction publique»</p>
+
+<p>Et enfin, bien loin d'admettre, comme MM. Gauguier, Rumilly, Thiers et
+autres, qu'une exception sera faite au principe de l'incompatibilité,
+en faveur des ministères, des ambassades et de tout ce que l'on nomme
+<i>situations politiques</i>, ce sont celles-là surtout que je voudrais
+exclure, sans pitié et en première ligne; car il est évident pour moi
+que ce sont les aspirants ambassadeurs et les aspirants ministres qui
+troublent le monde. Sans vouloir le moins du monde offenser les
+coryphées de la réforme parlementaire, qui ont proposé une telle
+exception, j'ose dire qu'ils n'aperçoivent pas ou ne veulent pas
+apercevoir la millionième partie des maux qui résultent de
+l'<i>admissibilité des députés aux fonctions publiques</i>; que leur
+prétendue réforme ne réforme rien, et qu'elle n'est qu'une mesure
+mesquine, <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> étriquée, sans portée sociale, dictée par un
+sentiment étroit de basse et injuste jalousie.</p>
+
+<p>Mais l'article 46 de la Charte, dites-vous.&mdash;À cela je n'ai rien à
+répondre. La Charte est-elle faite pour nous, ou sommes-nous faits
+pour la Charte? La Charte est-elle la dernière expression de l'humaine
+sagesse? Est-ce un Alcoran sacré descendu du ciel, dont il ne soit pas
+permis d'examiner les effets, quelque désastreux qu'ils puissent être?
+Faut-il dire: Périsse le pays plutôt qu'une virgule de la Charte? S'il
+en est ainsi, je n'ai rien à dire, si ce n'est: Électeurs! la Charte
+ne vous défend pas de faire de vos suffrages un usage déplorable, mais
+elle ne vous l'ordonne pas non plus. <i>Quid leges sine moribus?</i></p>
+
+<p>En terminant cette trop longue lettre, je devrais répondre à ce que
+vous me dites de votre position personnelle. Je m'en abstiendrai. Vous
+pensez que la réforme, si elle a lieu, ne pourra vous atteindre, parce
+que vous ne dépendez pas du pouvoir responsable, mais bien du pouvoir
+irresponsable. À la bonne heure. La législature a décidé que cette
+position n'entraîne pas une incapacité légale. Il appartient aux
+électeurs de décider si elle ne constitue pas l'incapacité morale la
+plus évidente qui se puisse imaginer.</p>
+
+<p>Je suis, monsieur, votre serviteur.</p>
+
+<h3>AUX ÉLECTEURS DES LANDES.</h3>
+
+<p class="date">Mugron, 22 mars 1848.</p>
+
+<p class="smcap">Mes chers Concitoyens,</p>
+
+<p>Vous allez confier à des représentants de votre choix les destinées de
+la France, celles du monde peut-être, et je n'ai pas besoin de dire
+combien je me trouverai honoré si vous me jugez digne de votre
+confiance.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> Vous ne pouvez attendre que j'expose ici mes vues sur les
+travaux si nombreux et si graves qui doivent occuper l'assemblée
+nationale; vous trouverez, j'espère, dans mon passé, quelques
+garanties de l'avenir. Je suis prêt d'ailleurs à répondre, par la voie
+des journaux ou dans des réunions publiques, aux questions qui me
+seraient adressées.</p>
+
+<p>Voici dans quel esprit j'appuierai de tout mon dévouement la
+République:</p>
+
+<p>Guerre à tous les abus: un peuple enlacé dans les liens du privilège,
+de la bureaucratie et de la fiscalité, est comme un arbre rongé de
+plantes parasites:</p>
+
+<p>Protection à tous les droits: ceux de la Conscience comme ceux de
+l'Intelligence; ceux de la Propriété comme ceux du Travail; ceux de la
+Famille comme ceux de la Commune; ceux de la Patrie comme ceux de
+l'Humanité. Je n'ai d'autre idéal que la <span class="smcap">Justice universelle</span>; d'autre
+devise que celle de notre drapeau: <span class="smcap">Liberté, Égalité, Fraternité</span>.</p>
+
+<p>Votre dévoué compatriote.....</p>
+
+<h3>À MESSIEURS<br>
+TONNELIER, DEGOS, BERGERON, CAMORS, DUBROCA, POMEDE, FAURET, ETC.</h3>
+
+<p class="date">1849.</p>
+
+<p class="smcap">Mes Amis,</p>
+
+<p>Merci pour votre bonne lettre. Le pays peut disposer de moi comme il
+l'entendra; votre persévérante confiance me sera un encouragement...
+ou une consolation.</p>
+
+<p>Vous me dites qu'on me fait passer pour <i>socialiste</i>. Que puis-je
+répondre? Mes écrits sont là. À la doctrine Louis Blanc n'ai-je pas
+opposé <i>Propriété et Loi</i>; à la doctrine Considérant, <i>Propriété et
+Spoliation</i>; à la doctrine Leroux, <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> <i>Justice et Fraternité</i>; à
+la doctrine Proudhon, <i>Capital et Rente</i>; au comité Mimerel,
+<i>Protectionnisme et Communisme</i>; au papier-monnaie, <i>Maudit Argent</i>;
+au Manifeste Montagnard, <i>L'État</i>?&mdash;Je passe ma vie à combattre le
+<i>socialisme</i>. Il serait bien douloureux pour moi qu'on me rendit cette
+justice partout, excepté dans le département des Landes.</p>
+
+<p>On a rapproché mes votes de ceux de l'<i>extrême gauche</i>. Pourquoi
+n'a-t-on pas signalé aussi les occasions où j'ai voté avec la
+<i>droite</i>?</p>
+
+<p>Mais, me direz-vous, comment avez-vous pu vous trouver alternativement
+dans deux camps si opposés? Je vais m'expliquer.</p>
+
+<p>Depuis un siècle, les partis prennent beaucoup de noms, beaucoup de
+prétextes; au fond, il s'agit toujours de la même chose: la lutte des
+pauvres contre les riches.</p>
+
+<p>Or, les pauvres demandent <i>plus</i> que ce qui est juste, et les riches
+refusent <i>même</i> ce qui est juste. Si cela continue, la <i>guerre
+sociale</i>, dont nos pères ont vu le premier acte en 93, dont nous avons
+vu le second acte en juin,&mdash;cette guerre affreuse et fratricide n'est
+pas près de finir. Il n'y a de conciliation possible que sur le
+terrain de la <i>justice</i>, en tout et pour tous.</p>
+
+<p>Après février, le peuple a mis en avant une foule de prétentions
+iniques et absurdes, mêlées à des réclamations fondées.</p>
+
+<p>Que fallait-il pour conjurer la guerre sociale?</p>
+
+<p>Deux choses:</p>
+
+<p>1<sup>o</sup> Réfuter comme écrivain, repousser comme législateur les
+prétentions iniques;</p>
+
+<p>2<sup>o</sup> Appuyer comme écrivain, admettre comme législateur les
+réclamations fondées.</p>
+
+<p>C'est la clef de ma conduite.</p>
+
+<p>Au premier moment de la Révolution, les espérances populaires étaient
+très-exaltées et ne connaissaient pas de <span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> limites, même dans
+notre département; et rappelez-vous qu'on ne me trouvait pas assez
+<i>rouge</i>. C'était bien pis à Paris; les ouvriers étaient organisés,
+armés, maîtres du terrain, à la merci des plus fougueux démagogues.</p>
+
+<p>Le début de l'Assemblée nationale dut être une &oelig;uvre de résistance.
+Elle se concentra surtout dans le <i>Comité des finances</i>, composé
+d'hommes appartenant à la classe riche. Résister aux exigences folles
+et subversives, repousser l'impôt progressif, le papier-monnaie,
+l'accaparement de l'industrie privée par l'État, la suspension des
+dettes nationales, telle fut sa laborieuse tâche. J'y ai pris ma part;
+et, je vous le demande, Citoyens, si j'avais été <i>socialiste</i>, ce
+comité m'aurait-il appelé huit fois de suite à la vice-présidence?</p>
+
+<p>Une fois l'&oelig;uvre de <i>résistance</i> accomplie, restait à réaliser
+l'&oelig;uvre de <i>réforme</i>, à l'occasion du budget de 1849. Que de taxes
+mal réparties à modifier! que d'entraves à supprimer! Car, enfin,
+cette <i>conscription</i> (appelée depuis recrutement), impôt de sept ans
+de vie, <i>tiré au sort</i>! ces <i>droits réunis</i> (appelés aujourd'hui
+contributions indirectes), impôt <i>progressif à rebours</i>, puisqu'il
+frappe en proportion de la misère; ne sont-ce pas là des <i>griefs
+fondés</i> de la part du peuple? Après les journées de juin, quand
+l'anarchie a été vaincue, l'Assemblée nationale a pensé que le temps
+était venu d'entrer résolument, spontanément, dans cette voie de
+réparation commandée par l'équité et même par la prudence.</p>
+
+<p>Le <i>Comité des finances</i>, par sa composition, était moins disposé à
+cette seconde tache qu'à la première. De nouveaux éléments s'y étaient
+introduits par les élections partielles, et l'on y entendait dire à
+chaque instant: Loin de modifier les taxes, nous serions bien heureux,
+si nous pouvions rétablir les choses absolument comme elles étaient
+avant février.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> C'est pourquoi l'Assemblée confia à une commission de trente
+membres le soin de préparer le budget. Elle chargea une autre
+commission de mettre l'impôt des boissons en harmonie avec les
+principes de liberté et d'égalité inscrits dans la Constitution. J'ai
+fait partie des deux; et autant j'avais été ardent à repousser les
+exigences utopiques, autant je l'ai été à réaliser de justes réformes.</p>
+
+<p>Il serait trop long de raconter ici comment les bonnes intentions de
+l'Assemblée ont été paralysées. L'histoire le dira. Mais vous pouvez
+comprendre ma ligne de conduite. Ce qu'on me reproche, c'est
+précisément ce dont je m'honore. Oui, j'ai voté avec la droite contre
+la gauche, quand il s'est agi de résister au débordement des fausses
+idées populaires. Oui, j'ai voté avec la gauche contre la droite,
+quand les légitimes griefs de la classe pauvre et souffrante ont été
+méconnus.</p>
+
+<p>Il se peut que, par là, je me sois aliéné les deux partis, et que je
+reste écrasé au milieu. N'importe. J'ai la conscience d'avoir été
+fidèle à mes engagements, logique, impartial, juste, prudent, maître
+de moi-même. Ceux qui m'accusent se sentent, sans doute, la force de
+mieux faire. S'il en est ainsi, que le pays les nomme à ma place. Je
+m'efforcerai d'oublier que j'ai perdu sa confiance, en me rappelant
+que je l'ai obtenue une fois; et ce n'est pas un léger froissement
+d'amour-propre qui effacera la profonde reconnaissance que je lui
+dois.</p>
+
+<p>Je suis, mes chers Compatriotes, votre dévoué.</p>
+
+<p class="center p2">FIN DU PREMIER VOLUME.
+
+<h2><span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> TABLE DES MATIÈRES<br>
+DU PREMIER VOLUME.</h2>
+
+<div class="toc">
+<ul class="none">
+<li>&nbsp;
+<span class="ralign10">Pages.</span></li>
+<li><span class="smcap">Préface</span>
+<span class="ralign10"><a href="#pagev">V</a></span></li>
+<li>Notice sur la vie et les écrits de Frédéric Bastiat
+<span class="ralign10"><a href="#pageix">IX</a></span></li>
+</ul>
+
+<p class="center"><b>Correspondance.</b></p>
+
+<ul class="none">
+<li><span class="smcap">Lettre</span> à M. Victor Calmètes
+<span class="ralign10"><a href="#page001">1</a></span></li>
+<li><span class="add1em">&mdash;</span> à M. Félix Coudroy
+<span class="ralign10"><a href="#page014">14</a></span></li>
+<li><span class="add1em">&mdash;</span> à Richard Cobden
+<span class="ralign10"><a href="#page106">106</a></span></li>
+<li><span class="add1em">&mdash;</span> à M. Alcide Fonteyraud
+<span class="ralign10"><a href="#page194">194</a></span></li>
+<li><span class="add1em">&mdash;</span> au président du Congrès de la paix
+<span class="ralign10"><a href="#page197">197</a></span></li>
+<li><span class="add1em">&mdash;</span> à M. Horace Say
+<span class="ralign10"><a href="#page200">200</a></span></li>
+<li><span class="add1em">&mdash;</span> à M. de Fontenay
+<span class="ralign10"><a href="#page204">204</a></span></li>
+<li><span class="add1em">&mdash;</span> à M. Paillottet
+<span class="ralign10"><a href="#page205">205</a></span></li>
+<li><span class="add1em">&mdash;</span> au <i>Journal des Économistes</i>
+<span class="ralign10"><a href="#page209">209</a></span></li>
+</ul>
+
+<p class="center"><b>Premiers écrits.</b></p>
+
+<ul class="none">
+<li>Aux électeurs du département des Landes
+<span class="ralign15">(1830). </span>
+<span class="ralign10"><a href="#page217">217</a></span></li>
+
+<li>Réflexions sur les pétitions de Bordeaux, etc.
+<span class="ralign15">(1834).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page231">231</a></span></li>
+
+<li>Le fisc et la vigne
+<span class="ralign15">(1841).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page243">243</a></span></li>
+
+<li>Mémoire sur la question vinicole
+<span class="ralign15">(1843).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page261">261</a></span></li>
+
+<li>Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier dans les
+ Landes
+<span class="ralign15">(1844).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page283">283</a></span></li>
+</ul>
+
+<p class="center"><b>Mélanges.</b></p>
+
+<ul class="none">
+<li>De l'influence des tarifs français et anglais sur l'avenir des
+ deux peuples
+<span class="ralign15">(1844).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page334">334</a></span></li>
+
+<li><span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> De l'avenir du commerce des vins entre la France et la
+ Grande-Bretagne
+<span class="ralign15">(1845).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page387">387</a></span></li>
+
+<li>Une question soumise aux conseils généraux
+<span class="ralign15">(1845).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page392">392</a></span></li>
+
+<li>Un Économiste à M. de Lamartine
+<span class="ralign15">(1845).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page406">406</a></span></li>
+
+<li>Sur un livre de M. Dunoyer
+<span class="ralign15">(1845).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page428">428</a></span></li>
+
+<li>Sur l'éloge de Ch. Comte
+<span class="ralign15">(1847).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page434">434</a></span></li>
+
+<li>Sur un livre de M. Vidal
+<span class="ralign15">(1846).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page440">440</a></span></li>
+
+<li>Seconde lettre à M. de Lamartine
+<span class="ralign15">(1846).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page452">452</a></span></li>
+
+<li>Aux électeurs de l'arrondissement de Saint-Sever
+<span class="ralign15">(1846).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page461">461</a></span></li>
+
+<li>À M. de Larnac, député des Landes
+<span class="ralign15">(1846).</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page480">480</a></span></li>
+
+<li>Profession de foi électorale de 1848
+<span class="ralign10"><a href="#page506">506</a></span></li>
+
+<li><span class="add2em">&mdash;</span> <span class="add2em">&mdash;</span> <span class="add2em">&mdash;</span> <span class="add2em">de 1849</span>
+<span class="ralign10"><a href="#page507">507</a></span></li>
+</ul>
+</div>
+
+<p class="p2 center">FIN DE LA TABLE.</p>
+
+<h2>Notes</h2>
+
+<div class="footnote">
+<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a><a href="#footnotetag1">[1]</a> Voir
+la lettre à M. Calmètes, p. <a href="#page010">10</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a><a href="#footnotetag2">[2]</a> Donoso Cortès.</p>
+
+<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a><a href="#footnotetag3">[3]</a> Le chapitre X. Le reste de l'ouvrage se compose de
+fragments recueillis après sa mort et réunis dans l'ordre indiqué par
+Bastiat lui-même.</p>
+
+<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a><a href="#footnotetag4">[4]</a> Page <a href="#page209">209</a>.</p>
+
+<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a><a href="#footnotetag5">[5]</a> On trouvera quelques extraits de ce journal à la suite de
+cette notice.</p>
+
+<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a><a href="#footnotetag6">[6]</a> Parmi les lettres de F. Bastiat que nous publions ici,
+beaucoup&mdash;surtout des premières&mdash;n'ont qu'un intérêt autobiographique.
+D'autres se rattachent aux questions économiques et à l'histoire du
+mouvement libre-échangiste, dont Bastiat fut, en France, le promoteur
+et le chef réel. Sa correspondance avec R. Cobden, en nous révélant
+l'accord intime des vues de ces deux hommes illustres et l'influence
+réciproque de l'un sur l'autre, nous semble avoir toute l'importance
+d'une collection de documents historiques. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a><a href="#footnotetag7">[7]</a> V. au présent volume, la lettre à M. Larnac;&mdash;au t. IV,
+les pp. 198 à 203;&mdash;et au t. V, les pp. 518 à 561. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a><a href="#footnotetag8">[8]</a> On reconnaît dans ce passage l'idée fondamentale que
+Bastiat devait si magistralement développer vingt ans plus tard,
+<i>l'Harmonie des intérêts</i>. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a><a href="#footnotetag9">[9]</a> C'est avec M. Coudroy que, pendant vingt ans d'études et
+de conversations, Bastiat s'était préparé au rôle brillant et trop
+court des six dernières années de sa vie. En lui envoyant de Paris les
+<i>Harmonies économiques</i>, Bastiat avait écrit sur la première page du
+volume: «Mon cher Félix, je ne puis pas dire que ce livre t'est offert
+par <i>l'auteur</i>; il est autant à toi qu'à moi.»&mdash;Ce mot est un bel
+éloge.&mdash;V. la notice biographique. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a><a href="#footnotetag10">[10]</a> Ainsi, vingt ans avant son premier ouvrage, Bastiat
+s'occupait déjà du commencement de réforme douanière inauguré, chez
+nos voisins, par Huskisson. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a><a href="#footnotetag11">[11]</a> Dans la pensée de Bastiat, l'économie politique et la
+politique étaient inséparables. Il rattache ici les idées libérales
+aux enseignements de l'illustre professeur à l'université de Glasgow,
+Adam Smith. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a><a href="#footnotetag12">[12]</a> C'est du cercle du Mugron qu'il s'agit.
+(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a><a href="#footnotetag13">[13]</a> Il s'agissait de fonder une compagnie d'assurance.
+(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a><a href="#footnotetag14">[14]</a> La coopération de plusieurs de ces personnages ne fut
+pas obtenue. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a><a href="#footnotetag15">[15]</a> V. ci-après l'écrit intitulé: <i>À MM. les électeurs de
+l'arrondissement de Saint-Sever.</i> (<i>Note de l'éditeur.</i>)]
+
+<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a><a href="#footnotetag16">[16]</a> V. ci-après l'écrit intitulé: <i>De l'avenir du commerce
+des vins entre la France et la Grande-Bretagne.</i> (<i>Note de l'éditeur.</i>)]
+
+<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a><a href="#footnotetag17">[17]</a> La mort d'une parente.
+(<i>Note de l'éditeur.</i>)]
+
+<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a><a href="#footnotetag18">[18]</a> L'explication de cette circonstance se trouve dans une
+lettre adressée à M. Coudroy, p. 74. (<i>Note de l'éditeur.</i>)]
+
+<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a><a href="#footnotetag19">[19]</a> V. ce discours, t. II, p. 238.
+(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a><a href="#footnotetag20">[20]</a> Ce discours n'a pas été prononcé. On trouvera des
+développements sur le même sujet, t. II, p. 177 et suiv., et t. III p.
+449 à 510. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a><a href="#footnotetag21">[21]</a> Les cinquante volumes de la collection Custodi:
+<i>Economisti classici italiani.</i> (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a><a href="#footnotetag22">[22]</a> V. t. IV, p. 275 à 297.
+(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a><a href="#footnotetag23">[23]</a> Il s'agissait d'une réduction simultanée dans les
+armements, en France et en Angleterre. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a><a href="#footnotetag24">[24]</a> M. John B. Smith, membre de la Ligue. V. t. III, p. 404
+et suiv. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a><a href="#footnotetag25">[25]</a> Après la mort de Bastiat, il fut aisé à ses amis
+d'édifier M. Carey sur sa parfaite loyauté. Cette lettre nous paraît
+mériter cependant d'être conservée, d'autant plus que le post-scriptum
+contient les éléments d'une importante démonstration. (<i>Note de
+l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a><a href="#footnotetag26">[26]</a> Pour appuyer la candidature de M. Faurie. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a><a href="#footnotetag27">[27]</a> La même pétition veut que la protection des objets
+fabriqués soit réduite, non <i>de suite</i>, mais dans un temps
+indéterminé; non au taux <i>le plus faible</i>, mais au taux de 20 pour
+100.</p>
+
+<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a><a href="#footnotetag28">[28]</a> Ce chiffre a varié.</p>
+
+<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a><a href="#footnotetag29">[29]</a> M. de Chabrol, Rapport au Roi.</p>
+
+<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a><a href="#footnotetag30">[30]</a> Mémorial de chronologie.</p>
+
+<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a><a href="#footnotetag31">[31]</a> Annuaire du bureau des longitudes.</p>
+
+<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a><a href="#footnotetag32">[32]</a> Lavoisier.</p>
+
+<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a><a href="#footnotetag33">[33]</a> Annuaire du bureau des longitudes.</p>
+
+<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a><a href="#footnotetag34">[34]</a> «Il est reconnu que, de toutes les matières imposables,
+les boissons sont celles sur lesquelles l'impôt peut être <i>le plus
+considérable</i> et le plus <i>facilement</i> perçu.» <span class="smcap">M. de Villèle.</span></p>
+
+<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a><a href="#footnotetag35">[35]</a> Je parle moins ici du ministre, dont les actes me sont
+inconnus, que du publiciste qui appartient notoirement à l'école
+d'Adam Smith.</p>
+
+<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a><a href="#footnotetag36">[36]</a> En admettant que l'intérêt ne variât, d'un pays à
+l'autre, que dans la proportion de 3 à 4 p. 100.</p>
+
+<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a><a href="#footnotetag37">[37]</a> Ces rapprochements sont puisés dans le rapport de M. le
+Directeur des contributions directes publié en 1836. À cette époque,
+quatre cantons n'étaient pas encore cadastrés, en sorte que le
+document officiel ne pouvait donner sur la distribution du contingent
+de ces cantons, entre leurs diverses cultures, que des renseignements
+approximatifs. Depuis, M. le Directeur a eu la bonté de m'envoyer des
+états de rectification, et je dois à la vérité de dire que les
+anomalies que je signale dans le texte sont moins choquantes dans ces
+états définitifs que dans les tableaux provisoires. Le temps me manque
+pour refaire le travail d'après les nouvelles bases. Mais il ne faut
+pas perdre de vue que ce que les landes paient <i>en plus</i> dans ces
+quatre cantons, les pins et les labourables le paient <i>en moins</i>, car
+le contingent cantonal n'a pas varié.</p>
+
+<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a><a href="#footnotetag38">[38]</a> La différence, du reste insignifiante, qui se trouve
+entre ce chiffre et celui de 288,077, porté au dénombrement, prouvent
+d'erreurs d'additions qui se sont glissées dans l'annuaire.</p>
+
+<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a><a href="#footnotetag39">[39]</a> Il est peut-être bon de faire observer que tous les
+auteurs cités jusqu'ici, y compris Chastellux et Bentham, avaient
+écrit avant l'apparition du livre de Malthus.</p>
+
+<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a><a href="#footnotetag40">[40]</a> Il va sans dire que je n'assume pas sur moi la
+responsabilité des faits statistiques consignés dans le document
+officiel.</p>
+
+<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a><a href="#footnotetag41">[41]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> d'octobre
+1844. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a><a href="#footnotetag42">[42]</a> V. <i>Deux modes d'égalisation des taxes</i>, t. II, p. 222.
+(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a><a href="#footnotetag43">[43]</a> Cette association s'intitule <i>Anti-corn law league</i>,
+parce qu'elle s'attaque principalement à la loi des céréales; qui est
+la clef de voûte du système protecteur. Mais je ne crains pas
+qu'aucune personne connaissant le but de cette société m'accuse
+d'avoir mal traduit ce titre par ces mots: <i>Association pour
+l'affranchissement du commerce.</i></p>
+
+<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a><a href="#footnotetag44">[44]</a> V. au t. IV, les pages 379 et 380. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a><a href="#footnotetag45">[45]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> d'août 1845. (Note de l'éditeur.)</p>
+
+<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a><a href="#footnotetag46">[46]</a> J'ai souvent entendu dire, en Angleterre, que
+l'élévation des droits sur les vins de basse qualité était sans
+importance, parce qu'en aucun cas le peuple ne buvait de vin, dont il
+n'a pas l'<i>habitude</i>. Mais ne sont-ce pas ces droits qui ont créé ces
+habitudes?</p>
+
+<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a><a href="#footnotetag47">[47]</a> Sir Robert Peel, en présentant son plan financier, a dit
+qu'il «réservait les droits sur les vins comme moyen d'amener la
+France à un traité de commerce.» Mais il a dit aussi que «si cette
+politique ne réussissait pas, y persévérer serait léser les intérêts
+du peuple anglais.»</p>
+
+<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a><a href="#footnotetag48">[48]</a> Par une circulaire de 1845, M. Cunin-Gridaine, ministre
+du commerce, interrogeait les Conseils généraux sur diverses
+modifications à introduire dans nos lois. L'une des questions posées
+était relative à l'importation du fer. C'est à l'occasion de celle-ci
+que F. Bastiat publia les réflexion suivantes dans le n<sup>o</sup> de décembre
+1845 du <i>Journal des Économistes</i>. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a><a href="#footnotetag49">[49]</a> Lorsque M. Humann empirait d'année en année le sort des
+propriétaires de vignes, il disait: «De quoi se plaignent ces
+messieurs? relativement à celle des cabaretiers, leur condition est
+<i>privilégiée</i>, et la Charte me fait un devoir de faire triompher le
+principe de l'<i>égalité</i>.»</p>
+
+<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a><a href="#footnotetag50">[50]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> de février
+1845.</p>
+
+<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a><a href="#footnotetag51">[51]</a> En disant que les hommes doivent jouir du libre exercice
+de leurs facultés, il demeure bien entendu que je n'entends point
+dénier au gouvernement le droit et le devoir de réprimer l'abus qu'ils
+en peuvent faire. Bien au contraire, les économistes pensent que c'est
+là sa principale et presque sa seule mission.</p>
+
+<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a><a href="#footnotetag52">[52]</a> Extrait du journal <i>le Libre-Échange</i>, n<sup>o</sup> du 11 juillet
+1847. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a><a href="#footnotetag53">[53]</a> Il est peu de personnes, ayant eu des relations avec
+l'auteur, qui ne l'aient entendu désigner Ch. Comte comme celui de ses
+initiateurs, de ses maîtres auquel il devait le plus. Voir la
+correspondance et notamment les pages <a href="#page060">60</a> et <a href="#page062">62</a>. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a><a href="#footnotetag54">[54]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> de juin
+1846. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+
+<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a><a href="#footnotetag55">[55]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> d'octobre
+1846. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p>
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat,
+tome 1, by Frédéric Bastiat
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 1 ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+Literary Archive Foundation
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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