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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1 + mises en ordre, revues et annotées d\'après les manuscrits de l\'auteur + +Author: Frédéric Bastiat + +Editor: Prosper Paillottet + +Release Date: February 24, 2011 [EBook #35390] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 1 *** + + + + +Produced by Curtis Weyant, Christine P. Travers and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +OEUVRES COMPLÈTES + +DE + +FRÉDÉRIC BASTIAT + + + + +LA MÊME ÉDITION + +EST PUBLIÉE EN SEPT BEAUX VOLUMES IN-8{o} + +Prix des 7 volumes: 35 fr. + + +CORBEIL typ. et stér. de CRÉTÉ. + + + + +OEUVRES COMPLÈTES + +DE + +FRÉDÉRIC BASTIAT + + +MISES EN ORDRE + +REVUES ET ANNOTÉES D'APRÈS LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR + + +Deuxième Édition. + + +TOME PREMIER + + +CORRESPONDANCE + +MÉLANGES + + + + +PARIS + +GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRES + +Éditeurs du Journal des Économistes de la Collection des principaux +Économistes, du Dictionnaire de l'Économie politique, du +Dictionnaire universel du Commerce et de la Navigation, etc. + +RUE RICHELIEU, 14 + +1862 + + + + +PRÉFACE + + +J'ai exercé le droit de propriété sur les oeuvres de Frédéric +Bastiat, pour le compte d'une société de ses amis, formée peu de +jours après sa mort, et, conformément à l'intention des sociétaires, +dont je faisais partie, je l'ai exercé dans le but unique de +favoriser la propagation de ses écrits. En 1851, parut la seconde +édition des _Harmonies_, comprenant le complément que j'avais +rapporté de Rome. En 1855, furent imprimées les oeuvres complètes, +en six volumes, dont les deux premiers ne sont qu'une réunion +d'articles de journaux, d'opuscules et de lettres. Rien de ceci +n'eût peut-être figuré dans un volume, du vivant de l'auteur, avec +son consentement. Mais on comprend que des amis qui lui survivent ne +se soient pas fait une loi d'être aussi modestes ou sévères pour lui +qu'il l'eût été lui-même, et qu'au contraire sa disparition de ce +monde leur ait imposé le devoir d'utiliser autant que possible ce +qu'il y a laissé. + +Quoi qu'il en soit, l'événement nous a donné raison: l'édition de +1855 est épuisée, il faut une édition nouvelle. + +Dans celle-ci, les amis de Bastiat n'ont plus à intervenir, +puisqu'aux termes de la loi, depuis le 24 décembre 1860, leur +propriété est tombée dans le domaine public. Cependant comme ils +n'avaient vu, dans l'acquisition qu'ils avaient faite, qu'un moyen +d'honorer la mémoire de leur ami et s'étaient interdit toute +prétention à des avantages matériels, il arrive, en considération du +désintéressement de leur zèle, qu'on veut bien admettre encore +aujourd'hui leur représentant à se mêler de l'édition nouvelle, à la +surveiller et à l'augmenter un peu. + +Ma surveillance portera sur tous les volumes, à l'exception du +second, qui se trouve déjà réimprimé au moment où j'entre en +possession du droit de corriger les épreuves. + +Avant de songer à augmenter, je m'étais demandé s'il n'était pas +plus prudent de faire quelques retranchements. Je consultai à ce +sujet un homme éminent, qui n'était pas de notre petite +société--formée à la hâte, elle ne se composait que de +compatriotes,--mais qui était, qui est resté un ami de Bastiat dans +toute la force du terme. Voici ce que répondit M. Cobden. + +«En vue de mon habitation, sur une hauteur qui l'avoisine, se trouve +une plantation d'arbres qui ont besoin d'être éclaircis. Je +m'entretins de cette nécessité, il y a quelques semaines, avec un +voisin qui me dit à la fin de notre conversation:--Quand vous serez +décidé à l'éclaircie, donnez plein pouvoir à un étranger de la +faire, car, dans les dispositions où je vous vois, vous trouveriez +de bonnes raisons pour sauver de la hache chacun de vos arbres.--Eh +bien! je suis dans les mêmes dispositions à l'égard des écrits de +Bastiat, et je ne me résignerais pas aisément à en sacrifier une +seule ligne.» + +M. Cobden a raison et il m'ouvre les yeux, me dis-je; le temps des +étrangers n'est pas encore venu. Nous qui avons connu, aimé et +admiré Bastiat, donnons-le tout entier; la postérité choisira, s'il +y a choix à faire. Et puisque j'ai recueilli, depuis 1855, d'autres +fragments, d'autres articles de journaux, d'autres lettres, il faut +que la nouvelle édition contienne, non pas un volume de moins, mais +un volume de plus. + +Ceci résolu, venait la question du classement des pièces inédites. +Les distribuer, d'après leur nature, dans les divers volumes fut ma +première idée. Je l'abandonnai, dans l'intérêt des acheteurs de +l'édition de 1855, et me décidai à comprendre tout ce que j'avais +d'inédit dans un volume supplémentaire. En se procurant ce volume, +le septième, qui se vendra séparément, tout possesseur de la +précédente édition aura Bastiat complet. + +J'aurais voulu remercier ici quelques personnes pour l'assistance, +les bons conseils et les encouragements qu'elles m'ont prodigués +pendant le cours de ma tâche; mais elles ne me le permettent pas, et +toutes, M. de Fontenay en tête, me tiennent à peu près ce langage: +Nous avons autant que vous le droit d'aimer Bastiat, nous en usons, +et vous n'avez pas pour cela de remercîments à nous faire. + +Puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à remercier Bastiat +des excellents amis qu'il m'a donnés. + + P. PAILLOTTET. + + + + +NOTICE + +SUR LA VIE ET LES ÉCRITS + +DE FRÉDÉRIC BASTIAT. + + +Frédéric Bastiat est né à Bayonne, le 19 juin 1801, d'une famille +honorable et justement considérée dans le pays. Son père était un +homme remarquablement doué de tous les avantages du corps et de +l'esprit, brave, loyal, généreux. On dit que Frédéric, son fils +unique, avait avec lui la plus grande ressemblance. En 1810, F. +Bastiat resta orphelin sous la tutelle de son grand-père; sa tante, +mademoiselle Justine Bastiat (qui lui a survécu), lui servit de +mère:--c'est cette parente dont les lettres de Bastiat parlent avec +une si tendre sollicitude. Après avoir été un an au collége de +Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où il fit de très-bonnes +études. C'est là qu'il se lia d'une amitié intime avec M. V. +Calmètes,--aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation,--à qui +sont adressées les premières lettres de la _Correspondance_. + +Quelques particularités de cette liaison d'enfance révèlent déjà la +bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes +choses. Robuste, alerte, entreprenant et passionné pour les +exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs, +pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé +éloignait des jeux violents. Cette amitié remarquable était +respectée par les maîtres eux-mêmes; elle avait des priviléges +particuliers, et pour que tout fût plus complétement commun entre +les deux élèves, on leur permettait de faire leurs devoirs en +collaboration et sur la même copie signée des deux noms. C'est ainsi +qu'ils obtinrent, en 1818, un prix de poésie. La récompense était +une médaille d'or; elle ne pouvait se partager: «Garde-la, dit +Bastiat qui était orphelin; puisque tu as encore ton père et ta +mère, la médaille leur revient de droit.» + +En quittant le collége de Sorrèze, Bastiat, que sa famille destinait +au commerce, entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne. +À cette époque, le plaisir tint naturellement plus de place dans sa +vie que les affaires. Nous voyons pourtant, dans ses lettres, qu'il +prenait sa carrière au sérieux, et qu'il gardait, au milieu des +entraînements du monde, un penchant marqué pour la retraite; +étudiant, quelquefois jusqu'à se rendre malade, tour à tour ou tout +ensemble, les langues étrangères, la musique, la littérature +française, anglaise et italienne, la question religieuse, l'économie +politique enfin, que depuis l'âge de dix-neuf ans il a toujours +travaillée. + +Vers l'âge de vingt-deux à vingt-trois ans, après quelques +hésitations sur le choix d'un état, il revint, pour obéir aux désirs +de sa famille, se fixer à Mugron, sur les bords de l'Adour, dans une +terre dont la mort de son grand-père (1825) le mit bientôt en +possession. Il paraît qu'il y tenta des améliorations agricoles: le +résultat en fut assez médiocre, et ne pouvait guère manquer de +l'être dans les conditions de l'entreprise. D'abord, c'était vers +1827, et à ce moment la science agronomique n'existait pas en +France. Ensuite, il s'agissait d'un domaine de 250 hectares environ, +subdivisé en une douzaine de métairies; et tous les agriculteurs +savent que le régime parcellaire et routinier du métayage oppose à +tout progrès sérieux un enchevêtrement presque infranchissable de +difficultés matérielles et surtout de résistances morales. Enfin, le +caractère de Bastiat était incapable de se plier--on pourrait dire +de s'abaisser--aux qualités étroites d'exactitude, d'attention +minutieuse de patiente fermeté, de surveillance défiante, dure, âpre +au gain, sans lesquelles un propriétaire ne peut diriger +fructueusement une exploitation très-morcelée. Il avait bien +entrepris, pour chaque culture et chaque espèce d'engrais, de tenir +exactement compte des déboursés et des produits, et ses essais +durent avoir quelque valeur théorique; mais, dans la pratique, il +était trop indifférent à l'argent, trop accessible à toutes les +sollicitations, pour défendre ses intérêts propres, et la condition +de ses métayers ou de ses ouvriers dut seule bénéficier de ses +améliorations. + +L'agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat, qu'un goût ou un +semblant d'occupation. L'intérêt véritable, le charme sérieux de sa +vie campagnarde, ce fut au fond l'étude, et la conversation qui est +l'étude à deux,--«la conférence, comme dit Montaigne, qui apprend et +exerce en un coup,» quand elle s'établit entre deux esprits +distingués. Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de +lui, cette intelligence-soeur, qui devait, en quelque sorte, doubler +la sienne. Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé +à l'existence intime et à la pensée de Bastiat, qu'il l'en sépare à +peine lui-même dans ses derniers écrits: c'est celui de M. Félix +Coudroy. Si Calmètes est le camarade du coeur et des jeunes +impressions, Coudroy est l'ami de l'intelligence et de la raison +virile, comme plus tard R. Cobden sera l'ami politique, le frère +d'armes de l'action extérieure et du rude apostolat. + +Cette intimité a été trop féconde en grands résultats pour que nous +ne nous arrêtions pas un moment à dire la manière dont elle +s'engrena:--C'est M. F. Coudroy qui nous l'a racontée. Son +éducation, ses opinions de famille, plus encore peut-être sa nature +nerveuse, mélancolique et méditative, l'avaient tourné de bonne +heure du côté de l'étude de la philosophie religieuse. Un moment +séduit par les utopies de Rousseau et de Mably, il s'était rejeté +ensuite, par dégoût de ces rêves, vers la _Politique sacrée_ et la +_Législation primitive_, sous ce dogme absolu de l'Autorité, si +éloquemment prêché alors par les de Maistre et les Bonald,--où l'on +ne comprend l'ordre que comme résultat de l'abdication complète de +toutes les volontés particulières sous une volonté unique et +toute-puissante,--où les tendances naturelles de l'humanité sont +supposées mauvaises, et par conséquent condamnées à un suicide +perpétuel,--où enfin la liberté et le sentiment de la dignité +individuelle sont considérés comme des forces insurrectionnelles, +des principes de déchéance et de désordre. Quand les deux jeunes +gens se retrouvèrent, en sortant l'un de l'école de droit de +Toulouse, l'autre des cercles de Bayonne, et qu'on se mit à parler +d'opinions et de principes, Bastiat, qui avait déjà entrevu en +germe, dans les idées d'Ad. Smith, de Tracy et de J.-B. Say, une +solution tout autre du problème humain, Bastiat arrêtait à chaque +pas son ami, lui montrant par les faits économiques comment les +manifestations libres des intérêts individuels se limitent +réciproquement par leur opposition même, et se ramènent mutuellement +à une résultante commune d'ordre et d'intérêt général;--comment le +mal, au lieu d'être une des tendances positives de la nature +humaine, n'est au fond qu'un accident de la recherche même du bien, +une erreur que corrigent l'intérêt général qui le surveille et +l'expérience qui le poursuit dans les faits;--comment l'humanité a +toujours marché d'étape en étape, en brisant à chaque pas quelqu'une +des lisières de son enfance;--comment, enfin, la liberté n'est pas +seulement le résultat et le but, mais le principe, le moyen, la +condition nécessaire de ce grand et incontestable mouvement..... + +Il étonna d'abord un peu, puis finit par conquérir à ces idées +nouvelles son ami, dont l'esprit était juste et le coeur sincèrement +passionné pour le vrai. Toutefois, ce ne fut pas sans recevoir +lui-même une certaine impression de ces grandes théories de Bonald +et de Maistre:--car les négations puissantes ont le bon effet +d'élever forcément à une hauteur égale le point de vue des systèmes +qui les combattent. Il y eut sans doute des compromis, des +concessions mutuelles; et c'est peut-être à une sorte de pénétration +réciproque des deux principes ou des deux tendances qu'il faudrait +attribuer le caractère profondément religieux qui se mêle, dans les +écrits de Bastiat, à la fière doctrine du _progrès par la liberté_. + +Nous n'avons pas la prétention de chercher quelle put être la _mise de +fonds_ que chacun des deux associés d'idées versa ainsi à la masse +commune. Nous pensons que de part et d'autre l'apport fut considérable. +Le seul ouvrage de M. Coudroy que nous connaissions, sa brochure _sur le +duel_, nous a laissé une haute opinion de son talent, et l'on sait que +Bastiat a eu un moment la pensée de lui léguer à finir le second volume +de ses _Harmonies_. Il semblerait pourtant que dans l'association, l'un +apportait plus particulièrement l'esprit d'entreprise et d'initiative, +l'autre l'élément de suite et de continuité. Bastiat avait le travail +capricieux, comme les natures artistes; il procédait par intuitions +soudaines, et, après avoir franchi d'un élan toute une étape, il +s'endormait dans les délices de la flânerie. L'ami Coudroy, comme le +volant régulateur de la machine, absorbait de temps en temps cet excès +de mouvement, pour le rendre en impulsion féconde à son paresseux et +distrait sociétaire. Quand celui-ci recevait quelque ouvrage nouveau, il +l'apportait à Coudroy, qui le dégustait, notait avec soin les passages +remarquables, puis les lisait à son ami. Très-souvent, Bastiat se +contentait de ces fragments; c'était seulement quand le livre +l'intéressait sérieusement, qu'il l'emportait pour le lire de son +côté:--ces jours-là, la musique était mise de côté, la romance avait +tort, et le violoncelle restait muet. + +C'est ainsi qu'ils passaient leur vie ensemble, logés à quatre pas l'un +de l'autre, se voyant trois fois par jour, tantôt dans leurs chambres, +tantôt à de longues promenades qu'on faisait un livre sous le bras. +Ouvrages de philosophie, d'histoire, de politique ou de religion, +poésie, voyages, mémoires, économie politique, utopies socialistes... +tout passait ainsi au contrôle de cette double intelligence--ou plutôt +de cette intelligence doublée, qui portait partout la même méthode et +rattachait au moyen du même fil conducteur toutes ces notions éparses à +une grande synthèse. C'est dans ces conversations que l'esprit de +Bastiat faisait son travail; c'est là que ses idées se développaient, et +quand quelqu'une le frappait plus particulièrement, il prenait quelques +heures de ses matinées pour la rédiger sans effort; c'est ainsi, raconte +M. Coudroy, qu'il a fait l'article sur les _tarifs_, les _sophismes_, +etc. Ce commerce intime a duré, nous l'avons dit, plus de vingt ans, +presque sans interruption, et chose remarquable, sans dissentiments. On +comprend après cela comment de cette longue étude préparatoire, de cette +méditation solitaire à deux, a pu s'élancer si sûr de lui-même cet +esprit improvisateur, qui à travers les interruptions de la maladie et +les pertes de temps énormes d'une vie continuellement publique et +extérieure, a jeté au monde, dans l'espace de cinq ans, la masse d'idées +si neuves, si variées et pourtant si homogènes que contiennent ces +volumes. + +Membre du Conseil général des Landes depuis 1832, Bastiat se +laissait porter de temps en temps à la députation. Décidé, s'il eût +été nommé, à ne jamais accepter une place du gouvernement et à +donner immédiatement sa démission des fonctions modestes de juge de +paix, il redoutait bien plus qu'il ne désirait un honneur qui eût +profondément dérangé sa vie et probablement sa fortune. Mais il +profitait, comme il le racontait en riant, de ces rares moments où +on lit en province, pour répandre dans ses circulaires électorales, +et «distribuer sous le manteau de la candidature» quelques vérités +utiles. On voit que son ambition originale intervertissait la marche +naturelle des choses; car il est certainement bien plus dans les +usages ordinaires de faire de l'économie politique le marchepied +d'une candidature, que de faire d'une candidature le prétexte d'un +enseignement économique. Quelques écrits plus sérieux trahissaient +de loin en loin la profondeur de cette intelligence si bien +ordonnée: comme _le Fisc et la Vigne_, en 1841, le _Mémoire sur la +question vinicole_, en 1843, qui se rattachent à des intérêts locaux +importants, que Bastiat avait tenté un moment de grouper en une +association puissante. C'est aussi à cette époque de ses travaux +qu'il faut rapporter, quoiqu'il n'ait été fini qu'en 1844, le +_Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier dans le département +des Landes_, un petit chef-d'oeuvre que tous les statisticiens +doivent étudier pour apprendre comment il faut manier les chiffres. + +La force des choses allait jeter bientôt Bastiat sur un théâtre plus +vaste. Depuis longtemps (dès 1825) il s'était préoccupé de la +réforme douanière. En 1829 il avait commencé un ouvrage _sur le +régime restrictif_ dont nous avons deux chapitres manuscrits et que +les événements de 1830 l'empêchèrent sans doute de faire +imprimer[1]. En 1834 il publia _sur les pétitions des ports_ des +réflexions d'une vigueur de logique que les _Sophismes_ n'ont pas +surpassée. Mais la liberté du commerce ne lui était apparue encore +que comme une vague espérance de l'avenir. Une circonstance +insignifiante vint lui apprendre tout à coup que son rêve prenait un +corps, que son utopie se réalisait dans un pays voisin. + + [Note 1: Voir la lettre à M. Calmètes, p. 10.] + +Il y avait un _cercle_ à Mugron, un cercle même où il se faisait +beaucoup d'esprit: «deux langues, dit Bastiat, y suffisaient à +peine.» Il s'y faisait aussi de la politique, et naturellement le +fond en était une haine féroce contre l'Angleterre. Bastiat, porté +vers les idées anglaises et cultivant la littérature anglaise, avait +souvent des lances à rompre à ce propos. Un jour le plus +_anglophobe_ des habitués l'aborde en lui présentant d'un air +furieux un des deux journaux que recevait le cercle: «Lisez, dit-il, +et voyez comment vos amis nous traitent!....» C'était la traduction +d'un discours de R. Peel à la Chambre des communes; elle se +terminait ainsi: «Si nous adoptions ce parti, nous tomberions, +_comme la France_, au dernier rang des nations.» L'insulte était +écrasante, il n'y avait pas un mot à répondre. Cependant à la +réflexion, il sembla étrange à Bastiat qu'un premier ministre +d'Angleterre eût de la France une opinion semblable, et plus étrange +encore qu'il l'exprimât en pleine Chambre. Il voulut en avoir le +coeur net, et sur-le-champ il écrivit à Paris pour se faire abonner +à un journal anglais, en demandant qu'on lui envoyât tous les +numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après, _the Globe and +Traveller_ arrivait à Mugron; on pouvait lire le discours de R. Peel +en anglais; les mots malencontreux _comme la France_ n'y étaient +pas, ils n'avaient jamais été prononcés. + +Mais la lecture du _Globe_ fit faire à Bastiat une découverte bien +autrement importante. Ce n'était pas seulement en traduisant mal que +la presse française égarait l'opinion, c'était surtout en ne +traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute +l'Angleterre, et personne n'en parlait chez nous. La ligue pour la +liberté du commerce faisait trembler sur sa base la vieille +législation. Pendant deux ans, Bastiat put suivre avec admiration la +marche et les progrès de ce beau mouvement; et l'idée de faire +connaître et peut-être imiter en France cette magnifique réforme +vint le mordre au coeur vaguement. C'est sous cette impression +qu'il se décida à envoyer au _Journal des Économistes_ son premier +article: _Sur l'influence des tarifs anglais et français._ L'article +parut en octobre 1844. L'impression en fut profonde dans le petit +monde économiste; les compliments et les encouragements arrivèrent +en foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant +paraître des articles dans les journaux, et surtout cette charmante +première série des _Sophismes économiques_, Bastiat commence à +écrire l'histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques +renseignements qui lui manquent, se met en rapport avec R. Cobden. + +Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre +de _Cobden_,--qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre +correspondant de l'Institut. On l'accueille à bras ouverts, on veut +qu'il dirige le _Journal des Économistes_, on lui trouvera une +chaire d'économie politique, on se serre autour de cet homme étrange +qui semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des +économistes le feu communicatif de ses hardies convictions. De +Paris, Bastiat passe en Angleterre, serre la main à Cobden et aux +chefs des Ligueurs, puis il va se réfugier à Mugron. Comme ces +grands oiseaux qui essayent deux ou trois fois leurs ailes avant de +se lancer dans l'espace, Bastiat revenait s'abattre encore une fois +dans ce nid tranquille de ses pensées; et déjà trop bien averti des +agitations et des luttes qui allaient envahir sa vie livrée +désormais à tous les vents, donner un dernier baiser d'adieu à son +bonheur passé, à son repos, à sa liberté perdue. Il n'était pas +homme à se griser du bruit subit fait autour de son nom, il se +débattait contre les entraînements de l'action extérieure, il eût +voulu rester dans sa retraite,--ses lettres le prouvent à chaque +page. Vaine résistance à la destinée! L'épée était sortie du +fourreau pour n'y plus rentrer. + +Au mois de février 1846, l'étincelle part de Bordeaux. Bastiat y +organise l'association pour la liberté des échanges. De là il va à +Paris, où s'agitaient, sans parvenir à se constituer, les éléments +d'un noyau puissant par le nom, le rang et la fortune de ses +principaux membres. Bastiat se trouve en face d'obstacles sans +nombre. «Je perds tout mon temps, l'association marche à pas de +tortue,» écrivait-il à M. Coudroy. À Cobden: «Je souffre de ma +pauvreté; si, au lieu de courir de l'un à l'autre à pied, crotté +jusqu'au dos, pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et +n'obtenir que des réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les +réunir à ma table, dans un riche salon, que de difficultés seraient +levées! Ah! ce n'est ni la tête ni le coeur qui me manquent; mais je +sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place et qu'il faut que +je me hâte de rentrer dans ma solitude...» Rien n'était plus +original en effet que l'extérieur du nouvel agitateur. «Il n'avait +pas eu encore le temps de prendre un tailleur et un chapelier +parisiens, raconte M. de Molinari,--d'ailleurs il y songeait bien en +vérité! Avec ses cheveux longs et son petit chapeau, son ample +redingote et son parapluie de famille, on l'aurait pris volontiers +pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la +capitale. Mais la physionomie de ce campagnard était malicieuse et +spirituelle, son grand oeil noir était lumineux, et son front taillé +carrément portait l'empreinte de la pensée.» _Sancta simplicitas!_ +Qu'on ne s'y trompe pas, du reste: il n'y a rien d'actif comme ces +solitaires lancés au milieu du grand monde, rien d'intrépide comme +ces natures repliées et délicates, une fois qu'elles ont mis le +respect humain sous leurs pieds, rien d'irrésistible comme ces +timidités devenues effrontées à force de conviction. + +Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes +sur le pavé inconnu de Paris! Il fallait voir les journalistes, +parler aux ministres, réunir les commerçants, obtenir des +autorisations de s'assembler, faire et défaire des manifestes, +composer et décomposer des bureaux, encourager les noms marquants, +contenir l'ardeur des recrues plus obscures, quêter des +souscriptions... Tout cela à travers les discussions intérieures des +voies et moyens, les divergences d'opinions, les froissements des +amours-propres. Bastiat est à tout: sous cette impulsion +communicative, le mouvement prend peu à peu un corps et l'opinion +s'ébranle à Paris. La Commission centrale s'organise, il en est le +secrétaire; on fonde un journal hebdomadaire, il le dirige; il parle +dans les _meetings_, il se met en rapport avec les étudiants et les +ouvriers, il correspond avec les associations naissantes des grandes +villes de la province, il va faire des tournées et des discours à +Lyon, à Marseille, au Havre, etc.; il ouvre, salle Taranne, un cours +à la jeunesse des écoles; et il ne cesse pas d'écrire pour cela: «Il +donnait à la fois, dit un de ses collaborateurs, M. de Molinari, des +lettres, des articles de polémique et des variétés à trois journaux, +sans compter des travaux plus sérieux pour le _Journal des +Économistes_. Voyait-il le matin poindre un sophisme protectionniste +dans un journal un peu accrédité, aussitôt il prenait la plume, +démolissait le sophisme avant même d'avoir songé à déjeuner, et +notre langue comptait un petit chef-d'oeuvre de plus.» Il faut voir +dans les lettres de Bastiat le complément de ce tableau: les +tiraillements intérieurs, les découragements, les soucis de famille +ou la maladie qui viennent tout interrompre, les menées électorales, +la froideur ou l'hostilité soldée de la presse, les calomnies qui +vont l'assaillir jusque dans ses foyers. On lui écrit de Mugron +«qu'on n'ose plus parler de lui _qu'en famille_, tant l'esprit +public y est monté contre leur entreprise...» Hélas! qu'étaient +devenus les lectures avec l'ami Coudroy et les bons mots gascons du +petit _cercle_! + +Nous n'avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes des +tentatives libre-échangistes de 1846-47. Personne ne peut dire ce +que fût devenu ce mouvement, s'il n'eût été brusquement arrêté par +la révolution de 1848. Depuis ce moment-là, l'idée a fait à petit +bruit son chemin dans l'opinion qu'elle a de plus en plus pénétrée. +Et quand est arrivé le Traité avec l'Angleterre, il a trouvé le +terrain débarrassé des fausses théories, et les esprits tout prêts +pour la pratique. Cette initiation, il faut le dire, manquait +totalement alors: aussi, à l'exception de quelques villes de grand +commerce, l'agitation ne s'est guère exercée que dans un milieu +restreint d'écrivains et de journalistes. Les populations vinicoles, +si nombreuses en France et si directement intéressées à la liberté +des échanges, ne s'en sont même pas occupées. Bastiat, du reste, ne +s'est jamais abusé sur le succès immédiat; il ne voyait ni les +masses préparées, ni même les instigateurs du mouvement assez +solidement ancrés sur les principes. Il comptait «sur l'agitation +même pour éclairer ceux qui la faisaient.» Il déclarait à Cobden +qu'il aimait mieux «l'esprit du libre-échange que le libre-échange +lui-même.» Et c'est pour cela que tout en se plaignant un peu d'être +«garrotté dans une spécialité,» il avait toujours soin, en réalité, +d'élargir les discussions spéciales, de les rattacher aux grands +principes, d'accoutumer ses collègues à faire de la doctrine, et +d'en faire lui-même à tout propos--comme il est facile de le voir +dans les deux séries des _sophismes économiques_ et dans les +articles où il commençait déjà à discuter les systèmes socialistes. + +En cela Bastiat ne s'est pas trompé. Il a rendu un immense service à +notre génération, qui s'amusait à écouter les utopies de toute +espèce comme une innocente diversion aux romans-feuilletons. Il a +accoutumé le public à entendre traiter sérieusement les questions +sérieuses; il a réuni autour d'un drapeau, exercé par une lutte de +tous les jours, excité par son exemple, dirigé par ses conseils et +sa vive conversation une phalange jeune et vigoureuse d'économistes, +qui s'est trouvée à son poste de combat et sous les armes, aussitôt +que la révolution de Février a déchaîné l'arrière-ban du socialisme. +Quand le mouvement du libre-échange n'aurait servi qu'à cela, il me +semble que les hommes qui, à différents titres, l'ont provoqué et +soutenu auraient encore suffisamment bien mérité de leur pays. + +Après la révolution de Février, Bastiat se rallia franchement à la +République, tout en comprenant que personne n'y était préparé. Comme +dans l'agitation du libre-échange, il comptait sur la pratique même +des institutions pour y mûrir et façonner les esprits. Le +département des Landes l'envoya comme député à l'Assemblée +constituante, puis à la Législative. Il y siégea à la gauche, dans +une attitude pleine de modération et de fermeté qui, tout en restant +un peu isolée, fut entourée du respect de tous les partis. Membre du +comité des finances, dont il fut nommé huit fois de suite +vice-président, il y eut une influence très-marquée, mais tout +intérieure et à huis clos. La faiblesse croissante de ses poumons +lui interdisait à peu près la tribune; ce fut souvent pour lui une +dure épreuve d'être ainsi cloué sur son banc. Mais ces discours +_rentrés_ sont devenus les _Pamphlets_, et nous avons gagné à ce +mutisme forcé, des chefs-d'oeuvre de logique et de style. Il lui +manquait beaucoup des qualités matérielles de l'orateur; et pourtant +sa puissance de persuasion était remarquable. Dans une des rares +occasions où il prit la parole,--à propos des incompatibilités +parlementaires,--au commencement de son discours il n'avait pas dix +personnes de son opinion, en descendant de la tribune il avait +entraîné la majorité; l'amendement était voté, sans M. Billault et +la commission qui demandèrent à le reprendre, et en suspendant le +vote pendant deux jours, donnèrent le temps de travailler les votes. +Bastiat a défini lui-même sa ligne de conduite dans une lettre à ses +électeurs: «J'ai voté, dit-il, avec la droite contre la gauche, +quand il s'est agi de résister au débordement des fausses idées +populaires.--J'ai voté avec la gauche contre la droite, quand les +griefs légitimes de la classe pauvre et souffrante ont été +méconnus.» + +Mais la grande oeuvre de Bastiat, à cette époque, ce fut la guerre +ouverte, incessante, qu'il déclara à tous ces systèmes faux, à toute +cette effervescence désordonnée d'idées, de plans, de formules creuses, +de prédications bruyantes, dont le tohu-bohu nous rappela pendant +quelques mois ce pays Rabelaisien où les paroles dégèlent toutes à la +fois. Le socialisme, longtemps caressé par une grande partie de la +littérature, se dessinait avec une effrayante audace; il y avait table +rase absolue; les bases sociales étaient remises en question comme les +bases politiques. Devant la phraséologie énergique et brillante de ces +hommes habitués sinon à résoudre, du moins à remuer profondément les +grands problèmes, les avocats-orateurs, les légistes du droit écrit, les +hommes d'État des bureaux, les fortes têtes du comptoir et de la +fabrique, les grands administrateurs de la routine se trouvaient +impuissants, déroutés par une tactique nouvelle, interdits comme les +Mexicains en face de l'artillerie de Fernand Cortès. D'autre part, les +catholiques criaient à la fin du monde, enveloppant dans un même +anathème l'agression et la défense, le socialisme et l'économie +politique, «le vipereau et la vipère[2].» Mais Bastiat était prêt depuis +longtemps. Comme un savant ingénieur, il avait d'avance étudié les plans +des ennemis, et contre-miné les approches en creusant plus profondément +qu'eux le terrain des lois sociales. À chaque erreur, de quelque côté +qu'elle vienne, il oppose un de ses petits livres:--à la doctrine Louis +Blanc, _Propriété et loi_; à la doctrine Considérant, _Propriété et +spoliation_; à la doctrine Leroux, _Justice et fraternité_; à la +doctrine Proudhon, _Capital et rente_; au comité Mimerel, +_Protectionnisme et communisme_; au papier-monnaie, _Maudit argent_; au +manifeste montagnard, _l'État_, etc. Partout on le trouve sur la brèche, +partout il éclaire et foudroie. Quel malheur et quelle honte qu'une +association intelligente des défenseurs de l'ordre n'ait pas alors +répandu par milliers ces petits livres à la fois si profonds et si +intelligibles pour tous! + + [Note 2: Donoso Cortès.] + +Dans cette lutte--où il faut dire, pour être juste, que notre +écrivain se trouva entouré et soutenu dignement par ses collègues du +libre-échange,--Bastiat apporta dans la polémique une sérénité et +un calme bien remarquables à cette époque de colère et d'injures. Il +s'irritait bien un peu contre l'outrecuidance de ces despotiques +organisateurs, de ces «pétrisseurs de l'argile humaine;» il +s'attristait profondément de cet entraînement vers les réformes +sociales qui compromettait les réformes politiques encore si mal +assises; mais d'un autre côté il ne méconnaissait pas le côté élevé +de ces aspirations égarées: Toutes les grandes écoles socialistes, +disait-il, ont à leur base une puissante vérité... Le tort de leurs +adeptes, c'est de ne pas savoir assez, et de ne pas voir que le +développement naturel de la société tend bien mieux que toutes leurs +organisations artificielles à la réalisation de chacune de leurs +formules...--Magnifique programme qui indique aux économistes le +vrai terrain de la pacification des esprits. Sa correspondance avec +R. Cobden nous a révélé l'action pleine de grandeur que Bastiat +cherchait à exercer en même temps sur la politique extérieure. Mais +une autre préoccupation l'obsédait, toujours plus vive à mesure que +sa santé s'affaiblissait. Il avait dans la tête, depuis longtemps, +«un exposé nouveau de la science» et il craignait de mourir sans +l'avoir formulé. Il se recueillit enfin pendant trois mois pour +écrire le premier volume des _Harmonies_. Puisque cette oeuvre, tout +incomplète qu'elle soit, est le dernier mot de Bastiat, qu'on nous +permette de chercher à définir l'esprit et la tendance de sa +doctrine. + +L'économie politique, en France, a eu, dès son origine, le caractère +d'une sorte de morale supérieure. Les physiocrates lui donnaient +pour objet le _bonheur des hommes_; ils la nommaient la _science du +droit naturel_. Le génie anglais, essentiellement positif et +pratique, commença tout de suite par restreindre ce vol ambitieux: +en substituant la considération de la _richesse_ à celle du +_bien-être_, et l'analyse des _faits_ à la recherche des _droits_. +Ad. Smith renferma la science économique dans des limites plus +précises sans doute, mais incontestablement plus étroites. +Seulement, Ad. Smith, en homme de génie qu'il était, ne s'est pas +cru obligé de respecter servilement les bornes qu'il avait posées +lui-même; et à chaque pas sa pensée s'élève du fait à l'idée de +l'utile général ou du juste, aux considérations morales et +politiques. Mais sous ses successeurs, esprits plus ordinaires, on +voit la science se restreindre et se matérialiser de plus en plus. +Dans Ricardo surtout et ses disciples immédiats, l'idée de justice +n'apparaît pour ainsi dire plus.--C'est de cette phase de l'école +qu'on a pu dire qu'elle subordonnait le producteur à la production, +et l'homme à la chose. Aussi faut-il voir avec quelle vivacité le +vieux Dupont de Nemours protestait contre cet abaissement de +l'économie politique: «Pourquoi, disait-il à J.-B. Say, +restreignez-vous la science à celle des richesses? Sortez du +comptoir... ne vous emprisonnez pas dans les idées et la langue des +Anglais, peuple sordide qui croit qu'un homme ne _vaut_ que par +l'argent... qui parlent de leur _contrée_ (country) et n'ont pas dit +encore qu'ils eussent une _patrie_...» Dupont de Nemours était un +peu sévère pour J.-B. Say, dont l'enseignement économique a été +beaucoup plus large et plus élevé que les systèmes qui avaient de +son temps la vogue en Angleterre. Mais tout en abordant, quand le +sujet l'y conduit, les aperçus philosophiques et moraux, Say n'en +persiste pas moins à les considérer, en principe, comme étrangers à +l'économie politique. L'économie politique est, selon lui, une +_science de faits_ et uniquement de faits: elle dit _ce qui est_, +elle n'a pas à chercher _ce qui devrait être_. + +Un savant a parfaitement le droit de se renfermer dans les limites +qui conviennent le mieux à ses forces; mais il ne faut pas qu'il +rende la science elle-même solidaire de sa modestie, et qu'il +l'entraîne à une abdication. La science doit être ambitieuse; si +elle craint d'empiéter sur ses voisins, elle risque de laisser +inoccupée une partie de ses domaines. Il ne nous est nullement +démontré qu'il soit possible ou utile de séparer les études sociales +en deux branches distinctes,--l'une qui serait la simple analyse des +résultats de la pratique établie,--l'autre qui en discuterait les +causes théoriques, le but final, la légitimité; mais quand même on +admettrait ainsi une science du _fait_ et une science du _droit_, il +n'en est pas moins vrai que, puisqu'à côté de l'enseignement +économique aucune science classée, aucun groupe d'hommes spéciaux ne +s'occupait de rechercher la raison et le droit des faits sociaux, +c'était à l'économie politique à prendre--ne fût-ce que +provisoirement--cette position importante. Du moment qu'elle la +laissait vide, il était évident qu'une rivale viendrait s'y établir, +et qu'une protestation dangereuse battrait le fait avec l'idée du +droit. Conformément au génie comme aux traditions nationales, cette +protestation devait éclater surtout en France. Ce fut le +_socialisme_. La fin de non-recevoir qu'il opposait à l'économie +politique était spécieuse. «Le mal, disait-il, est dans les faits +humains à côté du bien; votre science se borne à catégoriser ces +faits, sans les soumettre au contrôle préalable du droit; par +conséquent vos formules contiennent le mal comme le bien; elles ne +sont, à nos yeux, que le mal mis en théories, érigé en axiomes +absolus et immuables.» Si le socialisme eût ajouté: «Nous allons +vérifier vos formules à la lumière du juste,» il n'y aurait pas eu +un mot à lui répondre, et l'économie politique lui eût tendu la +main. Mais, passionné et exclusif comme toutes les réactions, le +socialisme nia au lieu de contrôler. On s'était contenté d'étudier, +au point de vue de l'utile, les résultats de la propriété, de +l'intérêt, de l'hérédité, de la concurrence, etc., en les prenant +comme faits acceptés et sans discuter leur raison d'être et leur +justice;--le socialisme nia au point de vue du juste et attaqua +comme illégitimes la propriété, l'intérêt, l'héritage, la +concurrence, etc. On s'était un peu trop borné à décrire ce qui +est;--il se borna à décrire ce qui, dans ses rêves d'organisation +nouvelle, devait être. On avait, disait-on, écrasé l'homme sous les +choses et les faits;--par une sorte de vengeance, il écrasa sous ses +pieds les faits et les choses pour remettre l'homme à son rang. + +Dans cette situation, qu'y avait-il à faire, pour opérer la +réconciliation des esprits? Évidemment, il fallait réunir et fondre +ensemble les deux aspects distincts du _fait_ et du _droit_; revenir +à la formule des physiocrates, à _la science des faits au point de +vue du droit naturel_; soumettre la pratique au contrôle du juste; +faire du socialisme savant et consciencieux; prouver que _ce qui +est_, dans son ensemble actuel et surtout dans sa tendance +progressive, est conforme à _ce qui doit être_ selon les aspirations +de la conscience universelle. + +Voilà ce qu'a voulu faire Bastiat, et ce qu'il a fait, autant du +moins qu'il l'a pu dans un livre inachevé. Il a passé en revue les +phénomènes économiques et les formes fondamentales de nos sociétés +modernes: en les examinant au triple point de vue de l'intérêt +particulier, de l'intérêt général, et de la justice, il a montré +que les trois aspects concordaient. Au-dessus des divergences +d'intérêts qu'on aperçoit d'abord entre le producteur et le +consommateur, le capitaliste et le salarié, celui qui possède et +celui qui ne possède pas, etc., il a fait voir qu'il existe des lois +prédominantes d'équilibre et d'unité qui associent ces intérêts et +englobent ces oppositions secondaires dans une harmonie supérieure. +En sorte que «le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le +bien de tous favorise le bien de chacun;» et que «le résultat +naturel du mécanisme social est une élévation constante du niveau +physique, intellectuel et moral pour toutes les classes, avec une +tendance à l'égalisation,»--développement qui n'a d'autre condition +que le champ laissé à la recherche et à l'action, c'est-à-dire _la +liberté_. + +Pour caractériser plus nettement la grande et belle position prise par +Bastiat, nous avons supprimé des transitions et des nuances. Il est +essentiel de les rétablir; sans quoi il semblerait que Bastiat a créé +une science nouvelle, tandis qu'il n'a prétendu, comme il le dit, que +présenter un exposé nouveau d'une science déjà formée. Il faut donc +faire remarquer que ses devanciers avaient déjà bien préparé son +terrain, soit par leurs savantes analyses des phénomènes qu'il n'a eu le +plus souvent qu'à rappeler, soit en s'élevant eux-mêmes aux +considérations de l'_intérêt général_,--notion beaucoup moins éloignée +qu'on ne pense de celle du _juste_. Il faut dire que, sans être aussi +hautement formulée, l'idée des grandes lois sociales a été de tout temps +en germe dans la pensée des économistes, et que la fameuse devise du +_laisser passer_ n'est au fond qu'une affirmation de la gravitation +naturelle des intérêts vers l'ordre et le progrès. Enfin il faut +ajouter, pour rendre justice à deux hommes que Bastiat a reconnus comme +ses maîtres, que Ch. Comte et M. Dunoyer avaient, avant lui, déjà ramené +très-sensiblement la science vers le point de vue élevé des +physiocrates:--le premier, en soumettant au contrôle du droit naturel +les formes diverses de la législation et de la propriété;--le second, en +introduisant hardiment les fonctions de l'ordre intellectuel et moral +dans le champ des études économiques. + +C'est là précisément l'excellence du point de vue de Bastiat, qu'il +se rattache aux meilleures traditions, tout en ouvrant des +perspectives nouvelles. «Les sciences, pour employer une de ses +expressions, ont une croissance comme les plantes;» il n'y a pas +d'idées neuves, il n'y a que des idées développées; et l'initiateur +est celui qui formule en un principe net et absolu des traditions +hésitantes et incomplètes, celui qui fait un système d'une tendance. +Bastiat, d'ailleurs, ne s'est pas borné à affirmer son principe dans +toute sa généralité, sans exceptions ni réserves,--chose neuve déjà +et hardie. Pour proclamer l'harmonie parfaite des lois économiques, +il a fallu qu'il la fît en quelque sorte lui-même, en supprimant des +dissonances, en rectifiant des erreurs appuyées de noms célèbres. Il +a fallu dissiper la confusion établie entre la valeur et +l'utilité,--l'utilité qui est le but et le bien,--la valeur, qui +représente l'obstacle et le mal; asseoir solidement ce beau principe +de la gratuité absolue du concours de la nature; attaquer toute +cette théorie qui entachait la propriété foncière d'une accusation +de monopole aggravateur du prix; débarrasser la loi du Progrès de +cette effrayante perspective du renchérissement de la subsistance et +de l'épuisement du sol, etc., etc.;--toutes choses qui peuvent +paraître simples maintenant, mais qui alors ont été critiquées pour +leur hardiesse extraordinaire. + +Du reste, à notre sens, ce qu'il y a de plus grand encore dans le +livre de Bastiat, c'est l'idée de l'_harmonie_ elle-même: idée qui +répond éminemment au travail secret d'unité dans les sciences que +poursuit notre époque, et qui a plutôt le caractère d'une intuition +et d'un acte de foi que d'une déduction scientifique. C'est comme un +cadre immense dans lequel chaque étude partielle des lois sociales +peut et doit venir se classer infailliblement. Bastiat aurait manqué +son livre, qu'il nous semble qu'avec sa donnée seule, ce livre se +serait fait tôt ou tard. Il est permis de croire qu'en le commençant +il n'en voyait pas toute la portée. Il avait sans doute rassemblé +d'abord quelques aperçus principaux; puis les vérités se sont +attirées l'une l'autre; chaque rapport nouveau ouvrait de nouvelles +équations, chaque groupe _harmonisé_ ou identifié se résolvait en +une synthèse supérieure. De sorte que les points de vue allaient en +s'agrandissant toujours, et que Bastiat, à la fin, a dû se sentir +écrasé, comme il le dit lui-même, par la masse des harmonies qui +s'offraient à lui. Une note posthume très-précieuse nous indique +comment cette extension de son sujet l'avait conduit à l'idée de +refondre complétement tout l'ouvrage. «J'avais d'abord pensé, +dit-il, à commencer par l'exposition des _Harmonies économiques_, et +par conséquent ne traiter que des sujets purement économiques: +valeur, propriété, richesse, concurrence, salaire, population, +monnaie, crédit, etc. Plus tard, si j'en avais eu le temps et la +force, j'aurais appelé l'attention du lecteur sur un sujet plus +vaste: les _Harmonies sociales_. C'est là que j'aurais parlé de la +_constitution humaine_, du _moteur social_, de la _responsabilité_, +de la _solidarité_, etc... L'oeuvre ainsi conçue était commencée +quand je me suis aperçu qu'il était mieux de fondre ensemble que de +séparer ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique +voulait que l'étude de l'homme précédât les recherches économiques. +Il n'était plus temps...» + +Il n'était plus temps en effet! Bastiat ne s'était décidé à écrire +les _Harmonies_ que parce qu'il commençait à sentir que ses jours +étaient comptés. On le devine à l'entassement tumultueux d'idées du +dernier chapitre[3] et aux plaintes qui lui échappent sur le temps +qui lui manque. Tout en continuant à jeter au courant des +discussions du jour quelques-unes de ses belles pages,--comme la +polémique avec Proudhon dans la _Voix du Peuple_, la _Loi_, _Ce +qu'on voit et ce qu'on ne voit pas_, l'article _Abondance_, pour le +_Dictionnaire de l'économie politique_, il préparait avec une ardeur +fébrile les ébauches du second volume des _Harmonies_. Il ne voulut +pas s'attarder à réparer dans le repos ses forces épuisées; il mit +tout son enjeu sur un dé, il crut qu'il pourrait peut-être gagner de +vitesse sur les progrès du mal, et arriver par un élan suprême à ne +tomber qu'au but... Dans ce steeple-chase désespéré contre la mort, +il a perdu. + + [Note 3: Le chapitre X. Le reste de l'ouvrage se compose de + fragments recueillis après sa mort et réunis dans l'ordre + indiqué par Bastiat lui-même.] + +Quand un homme, à l'âge de quarante-cinq ans, brise d'un seul coup +tous les liens de son passé, comme l'a fait Bastiat, et, sans +l'ombre d'ambition, se jette d'une solitude méditative dans +l'ardente atmosphère de l'action, vous pouvez être sûr que cet +homme ne s'arrêtera plus que dans la tombe. Il y a quelque chose de +plus terrible cent fois, de plus implacable au repos que l'ambition +même: c'est le fanatisme de l'idée, c'est le sentiment d'une +mission. Chez l'ambitieux, l'égoïsme veille et ménage ses +ressources; chez l'homme que domine l'idée, le moi est foudroyé, il +n'avertit plus par sa résistance de l'épuisement des forces. Une +volonté supérieure s'installe en souveraine dans sa volonté, une +sorte de conscience étrangère dans sa conscience: c'est le _devoir_. +Il se dresse sur la dernière marche de sa vie passée, comme l'ange +au glaive de feu sur le seuil de l'Eden; il ferme la porte sur les +rêves de bonheur et de paix. Désormais, proscrit, tu n'as plus de +chez toi; tu ne rentreras plus dans l'indépendance intime de ta +pensée, tu ne reviendras plus te délasser dans l'asile de ton coeur; +tu ne t'appartiens pas, tu es la chose de ton idée;--vivant ou +mourant, ta mission te traînera. + +Or la mission que Bastiat s'était donnée, ou plutôt que les +événements lui imposèrent, était au-dessus des forces humaines. +Bastiat, par le malheur d'une organisation trop riche, était à la +fois homme de théories avancées, génie créateur,--et homme d'action +extérieure, esprit éminemment vulgarisateur et propagandiste. Il eût +fallu opter entre les deux rôles. On peut être à la rigueur Ad. +Smith et R. Cobden tour à tour; mais à la fois et en même temps, +non. Ad. Smith n'a pas essayé de jeter aux masses les vérités +nouvelles qu'il creusait lentement dans sa retraite, et R. Cobden +n'a fait passer dans l'opinion publique et les faits que des axiomes +anciens et acceptés de longue date par la science. Bastiat, lui, a +jeté dans le tumulte des discussions publiques les lambeaux de sa +doctrine propre, et c'est au milieu de l'action qu'il a eu l'air +d'improviser un système. Défricher les terrains vierges de la +science pure, porter en même temps la hache au milieu de la forêt +des préjugés gouvernementaux, et labourer en pleine révolution +l'opinion publique, le sol le plus ingrat, le plus tourmenté, le +plus impropre à une moisson prochaine, c'était faire triplement le +métier de pionnier;--et l'on sait que ce métier-là est mortel. + +Tant qu'on ne s'agita qu'autour du libre-échange, comme il y avait +là un symbole commun et un drapeau reconnu, Bastiat se trouva aidé +et soutenu vigoureusement; et contre la résistance de l'ignorance, +des préjugés et des intérêts égoïstes, la lutte, en dépit de +quelques tiraillements, fut possible. Mais quand arriva le +socialisme et la grande bataille où l'on n'avait plus le temps de +s'entendre d'avance, quand Bastiat fut entraîné par l'urgence du +péril à combattre à sa manière, et à jeter de plus en plus dans la +mêlée ses idées à lui,--idées presque aussi neuves pour ses alliés +que pour ses adversaires,--il se trouva dans la position d'un chef +qui, au milieu du feu, changerait l'armement et la tactique de son +parti: tout en admirant sa nouvelle manière de faire, on se contenta +de le regarder; et plus il s'avançait ainsi, plus il se trouvait +seul. Or la collectivité est indispensable aux succès d'opinion et à +l'effet sur les masses: un homme qui combat isolé ne peut que mourir +admirablement. Quand les _Harmonies_ parurent et mirent plus au jour +les vues nouvelles que les _Sophismes_ et les _Pamphlets_ avaient +seulement fait pressentir, il se fit un silence froid dans l'école +déroutée, et la plupart des économistes se prononcèrent contre les +idées de Bastiat. + +Cet abandon lui fut très-sensible, mais il ne s'en étonna ni ne +s'en plaignit: il se sentait trop près de sa fin pour laisser un +adieu de reproche à ses anciens compagnons de travaux, restés unis à +lui par le coeur, sinon par les idées. D'autres chagrins se +joignaient à la pensée de son oeuvre incomprise et inachevée; la +mort avait fauché dans sa famille pendant son absence, la politique +amoncelait de sombres nuages, et de ce côté-là encore il voyait +l'opinion égarée tourner contre lui. Il n'avait plus la force ni le +désir de lutter. Son esprit commençait à entrer dans cette région +plus haute de suprême bienveillance, dans ce jour crépusculaire +triste et doux qui assouplit les contours heurtés et adoucit les +oppositions de couleur. «Nous autres souffreteux, écrivit-il à un de +ses amis, nous avons, comme les enfants, besoin d'indulgence: car +plus le corps est faible, plus l'âme s'amollit, et il semble que la +vie à son premier, comme à son dernier crépuscule, souffle au coeur +le besoin de chercher partout des attaches. Ces attendrissements +involontaires sont l'effet de tous les déclins: fin du jour, fin de +l'année, demi-jour des basiliques, etc. Je l'éprouvais hier, sous +les sombres allées des Tuileries... Ne vous alarmez cependant pas de +ce diapason élégiaque. Je ne suis pas Millevoye, et les feuilles, +qui s'ouvrent à peine, ne sont pas près de tomber. Bref, je ne me +trouve pas plus mal, mais seulement plus faible, et je ne puis plus +guère reculer devant la demande d'un congé. C'est en perspective une +solitude encore plus solitaire. Autrefois je l'aimais; je savais la +peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, +avec intermèdes de violoncelle. Maintenant, tous ces vieux amis me +délaissent, même la fidèle compagne de l'isolement, la méditation. +Ce n'est pas que ma pensée sommeille. Elle n'a jamais été plus +active; à chaque instant elle saisit de nouvelles harmonies, et il +semble que le livre de l'humanité s'ouvre devant elle. Mais c'est un +tourment de plus, puisque je ne puis transcrire aucune page de ce +livre mystérieux sur un livre plus palpable...» + +Dès le printemps de 1850, en effet, la maladie de poitrine contre +laquelle il se débattait depuis longtemps avait fait des progrès +graves. Les eaux des Pyrénées, qui l'avaient sauvé plusieurs fois, +aggravèrent son mal. L'affection se porta au larynx et à la gorge: +la voix s'éteignit, l'alimentation, la respiration même devinrent +excessivement douloureuses. Au commencement de l'automne, les +médecins l'envoyèrent en Italie. Au moment où il y arrivait, le +bruit prématuré de sa mort s'était répandu, et il put lire dans les +journaux les phrases banales de regret sur la perte du «grand +économiste» et de «l'illustre écrivain.» Il languit quelque temps +encore à Pise, puis à Rome. Ce fut de là qu'il envoya sa dernière +lettre au _Journal des Économistes_[4]. M. Paillottet, qui avait +quitté Paris pour aller recueillir les dernières instructions de son +ami, nous a conservé un journal intéressant de la fin de sa vie[5]. +Cette fin fut d'un calme et d'une sérénité antiques. Bastiat sembla +y assister en spectateur indifférent, causant, en l'attendant, +d'économie politique, de philosophie et de religion. Il voulut +mourir en chrétien: «J'ai pris, disait-il simplement, la chose par +le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je +l'accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre +les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne; je suis +bien aise de me trouver en communion avec cette portion du genre +humain.» Son intelligence conserva jusqu'au bout toute sa lucidité. +Un instant avant d'expirer, il fit approcher, comme pour leur dire +quelque chose d'important, son cousin l'abbé de Monclar et M. +Paillottet. «Son oeil, dit ce dernier, brillait de cette expression +particulière que j'avais souvent remarquée dans nos entretiens, et +qui annonçait la solution d'un problème.» Il murmura à deux fois: +_La vérité_... Mais le souffle lui manqua, et il ne put achever +d'expliquer sa pensée. Goethe, en mourant, demandait _la pleine +lumière_, Bastiat saluait _la vérité_. Chacun d'eux, à ce moment +suprême, résumait-il l'aspiration de sa vie,--ou proclamait-il sa +prise de possession du but? Était-ce le dernier mot de la +question--ou le premier de la réponse? l'adieu au rêve qui s'en +va--ou le salut à la réalité qui arrive?... + + [Note 4: Page 209.] + + [Note 5: On trouvera quelques extraits de ce journal à la + suite de cette notice.] + +Bastiat mourut le 24 décembre 1850, âgé de quarante-neuf ans et six +mois. On lui fit, à l'église de Saint-Louis des Français, de +pompeuses funérailles. C'est en 1845 qu'il était venu à Paris; sa +carrière active d'économiste n'a donc embrassé guère plus de cinq +ans. + +F. Bastiat était de taille moyenne; mince et maigre, il était doué +d'une force physique que son extérieur ne semblait pas annoncer; +dans sa jeunesse, il passait pour le meilleur coureur du pays +basque. Sa figure était agréable, la bouche extrêmement fine, l'oeil +doux et plein de feu sous un sourcil épais, le front carré largement +encadré d'une forêt de longs cheveux noirs. Sa conversation était +celle d'un homme qui comprend tout et qui s'intéresse à tout, vive, +variée, sans prétention, colorée de l'accent comme de l'esprit +méridional. Jamais il ne causait d'économie politique le premier, +jamais non plus il n'affectait d'éviter ce sujet, quel que fût le +rang ou l'éducation de son interlocuteur. Dans les discussions +sérieuses, il était modeste, conciliant, plein d'aménité dans sa +fermeté de convictions. Rien dans sa parole ne sentait le discours +ou la leçon. En général, son opinion finissait par entraîner +l'assentiment général; mais il n'avait pas l'air de s'apercevoir de +son influence. Ses manières et ses habitudes étaient d'une extrême +simplicité. Comme les hommes qui vivent dans leur pensée, il avait +quelque chose souvent de naïf et de distrait: L. Leclerc l'appelait +_le La Fontaine de l'économie politique_. Il convenait en riant +qu'il n'avait jamais été de la rue de Choiseul au Palais-Royal sans +se tromper de chemin. Un jour qu'il était parti pour aller faire un +discours à Lyon, il se trouvait débarqué dans un cabaret au fond des +Vosges. Pour tout ce qui s'appelle affaires, il était d'un +laisser-aller d'enfant. Sa bourse était ouverte à tout venant, quand +il était en fonds; il n'y a pas d'auteur qui ait moins tiré parti de +ses livres. Le détail matériel des choses lui était antipathique; +jamais il n'a su prendre une précaution pour sa santé; jamais il n'a +voulu s'occuper d'une annonce ou d'un compte-rendu pour ses +ouvrages. Il était si ennemi du charlatanisme en tout, il craignait +tellement d'engager son indépendance dans l'engrenage des coteries, +qu'après cinq ans de séjour à Paris, il ne connaissait pas un des +écrivains de la presse quotidienne. Aussi les _comptes-rendus_ de +journaux sur les livres de Bastiat sont-ils extrêmement rares. Le +_Journal des économistes_, lui-même, attendit six mois avant de +parler des _Harmonies_, et son article ne fut qu'une réfutation. + +Nous avons déjà dit, je crois, que Bastiat écrivait avec une extrême +facilité. On le devine à la netteté remarquable de ses manuscrits, +où la plume semble, la plupart du temps, avoir couru de toute sa +vitesse. Peut-être le travail préalable qui se faisait dans sa tête +était-il long et pénible; mais je crois plutôt que c'était une de +ces intelligences saines qui tournent naturellement du côté de la +lumière, comme certaines fleurs vers le soleil, et que la vérité lui +était facile, comme aux natures honnêtes la vertu. Il est certain +cependant que Bastiat se préoccupait de la forme... à sa manière. +Nous avons vu, dans ses cahiers, un de ses _Sophismes_, entre +autres, refondu entièrement trois fois,--trois morceaux aussi finis +l'un que l'autre, mais très-différents de ton. La première manière, +la plus belle à mon avis, c'était la déduction scientifique, ferme, +précise, magistrale;--la seconde offrait déjà quelque chose de plus +effacé dans la tournure et de plus bourgeois, une causerie terre à +terre, débarrassée des mots techniques et à la portée du commun des +lecteurs;--la troisième, enfin, encadrait tout cela dans une forme +un peu légère, un dialogue ou une petite scène demi-plaisante. La +première, c'était Bastiat écrivant pour lui, se parlant ses +idées;--la dernière, c'était Bastiat écrivant pour le public +ignorant ou distrait, émiettant le pain des forts pour le faire +avaler aux faibles. Un écrivain ordinaire ne se donne pas tant de +peine pour s'amoindrir et ne s'efface pas ainsi volontairement pour +faire passer son idée: il faut pour cela cette souveraine +préoccupation du but qui caractérise l'apôtre. + +Il ne nous appartient pas de préjuger le rang que la postérité +assignera à Bastiat. M. M. Chevalier a placé hautement les +_Harmonies_ à côté du livre immortel d'Ad. Smith. Tout récemment, R. +Cobden a exprimé la même opinion. Pour nous, en cherchant à mettre +cette simple et noble figure sur un piédestal, nous craindrions de +faire quelque maladresse. Et puis, nous l'avouons, il nous semble +qu'un éloge trop cru blesserait encore cet homme que nous avons +connu si désintéressé de lui-même, qui ne s'est jamais mis en avant +que pour être utile et n'a brillé que pour éclairer. Tout ce que +nous pouvons dire, c'est que les idées neuves et d'abord contestées +de son système ont fait leur chemin depuis sa mort, et que, sans +parler de l'école américaine, des économistes marquants, en +Angleterre, en Écosse, en Italie, en Espagne et ailleurs, professent +hautement et enseignent ses opinions. Et s'il est certain que le +caractère matériel, en quelque sorte, de la vérité, dans une +doctrine comme dans une religion, est la puissance du prosélytisme +qu'elle possède, on peut dire que la doctrine de Bastiat est vraie: +car les nombreux convertis qui passent aujourd'hui à l'économie +politique, y vont à peu près tous par Bastiat et sous son patronage. +Son oeuvre de propagande se poursuit et se poursuivra longtemps +encore après lui:--c'est la seule espèce d'immortalité qu'il ait +ambitionnée. + +Bastiat était tout simplement une belle intelligence éclairée par un +admirable coeur, un de ces grands _pacifiques_ auxquels, selon la +parole sacrée, le monde finit toujours par appartenir. Nous +préférons hautement ces hommes-là aux génies solitaires et aux +penseurs sibyllins. Ce ne sont, en effet, ni les idées ni les +systèmes qui nous manquent aujourd'hui, mais le trait d'union et le +lien d'harmonie. La masse incohérente des matériaux épars de +l'avenir ressemble à ces gangues où le métal précieux abonde, mais +disséminé dans la boue. Ce qu'il faut à notre siècle, c'est l'aimant +qui rassemblera le fer autour de lui, c'est la goutte de mercure, +qui, promenée à travers le mélange, s'assimilera les parcelles d'or +et d'argent. Or, ce rôle assimilateur nous paraît éminemment réservé +aux natures sympathiques qui ont soif du bien et du vrai et vont le +cherchant partout, aux hommes de foi plutôt encore que de science. + +Voilà pourquoi nous souhaitons à notre pays des hommes comme +Bastiat, et des vérités comme la doctrine de _l'Harmonie_, de ces +vérités simples et fécondes qu'on ne découvre et qu'on ne perçoit +qu'avec _l'esprit de son coeur_, comme a dit de Maistre--_mente +cordis sui._ + + R. DE FONTENAY. + +Voici quelques extraits du journal de M. Paillottet, qui sont le +complément naturel de cette notice: + + NEUF JOURS PRÈS D'UN MOURANT. + + Le 16 décembre, vers midi, j'arrive chez lui, je le vois. Nous + nous embrassons, mais à son premier mouvement tout affectueux + succède une impression chagrine. Sa figure s'attriste, et il + murmure, en élevant les mains: «Est-il possible que vous ayez + fait un si long voyage? Quelle folie!» + + Pendant cette première entrevue je le trouvai, à ma grande + surprise, impatient, irritable... Comme je voulais lui éviter la + peine de monter un étage, à l'aide d'une précaution que j'aurais + prise, il me dit: «Je ne puis pas souffrir qu'on s'occupe de + moi.» Il lui répugne d'être vu pendant qu'il boit et mange, à + cause des efforts pénibles qu'exige de lui l'inglutition. + Toutefois cette répugnance ne paraît pas exister vis-à-vis des + étrangers. Ainsi à 2 heures 1/2 il entre au café prendre un verre + de sirop et ne veut pas que je l'accompagne. + + + 17 DÉCEMBRE 1850 + + ... En rentrant chez lui, il me parle de la seconde édition du + premier volume des _Harmonies_, puis du second volume qu'il lui + est impossible d'achever. Sur le chapitre des salaires, qui était + déjà fort avancé quand il a quitté Paris, il me dit: «Si jamais + on publie cela, il faudra bien expliquer que ce n'est qu'un + premier jet. J'aurais voulu refaire en entier ce chapitre.» + + Il trouve un éclair de gaieté en me racontant les singulières + conventions qu'il avait faites avec son hôtesse. Celle-ci avait + par rapport à lui la double qualité de propriétaire et de + domestique. Le mobilier et la batterie de cuisine étaient à elle. + Lorsqu'elle brisait un ustensile quelconque dans ses fonctions de + domestique, comme propriétaire elle en réclamait aussitôt le prix + et se faisait payer par lui. Elle avait aussi l'art de maintenir + le chiffre de la dépense quotidienne au même taux, bien que les + consommations du malade allassent toujours diminuant... + + ... Ce second jour les impatiences furent moins marquées... «À + quelle heure viendrez-vous demain?» me demanda-t-il lorsque je le + quittai. + + Je suis convenu avec l'abbé de Monclar que je tiendrai compagnie + à notre malade depuis onze heures du matin jusqu'à l'heure du + dîner; l'abbé lui consacre le commencement et la fin de la + journée. + + + 18 DÉCEMBRE. + + En arrivant près de lui, je lui remets quelques exemplaires de la + réimpression des _Incompatibilités parlementaires_, et lui + explique que je viens de les retirer du ministère de l'Intérieur + des États Romains. + + Voici ce qui m'était arrivé pour ces brochures. Les douaniers de + Civita-Vecchia les avaient extraites de mon sac de voyage et + envoyées à la police. Je les croyais perdues, quand, passant ce + matin devant le magasin du libraire Merle,... je vois exposés en + vente plusieurs pamphlets de Bastiat. J'entre et demande à Merle + s'il a les _Incompatibilités parlementaires_: «Pas encore, + répond-il, mais je ne tarderai sans doute pas; car cet écrit + vient d'être réimprimé! Je le sais, à telles enseignes que les + douaniers de Civita-Vecchia ont été assez stupides, ces jours-ci, + pour en saisir une demi-douzaine d'exemplaires à un voyageur + français.»--«Comment donc êtes-vous si bien informé? repris-je; + je suis le voyageur dont vous faites mention.» Alors Merle + m'apprend qu'il tenait la nouvelle de ma mésaventure du comte + Z..., attaché au ministère de l'Intérieur. Le comte Z... avait + blâmé le procédé des douaniers, et ajouté que, si le propriétaire + se présentait pour réclamer ces brochures, elles lui seraient + immédiatement rendues. Sur ces explications, je m'étais empressé + d'aller à Monte-Cavallo, où un employé fort poli, après m'avoir + adressé beaucoup d'excuses sur ce qui s'était passé, m'avait + remis toutes mes brochures, moins une. Cette dernière ne pouvait + m'être rendue qu'un peu plus tard, parce que Monseigneur, qui + était alors absent, en avait commencé la lecture, curieux de + connaître cette production d'un auteur qu'il avait en grande + estime. Le même employé, me montrant sur la couverture d'un + pamphlet la liste imprimée des divers écrits de Bastiat, posa + l'index sur les mots _Harmonies économiques_, et dit: «Voilà un + bien bel ouvrage.» + + J'informai de cette particularité mon cher malade, en ajoutant + que très-certainement en France, au ministère de l'Intérieur, ses + oeuvres étaient moins connues que dans les bureaux de + Monte-Cavallo. + + Par un fort beau temps, nous prenons une voiture.... Il veut me + servir de cicerone, et m'expliquer les monuments antiques; mais + j'obtiens qu'il se taise jusqu'à ce que nous descendions de + voiture... Il m'entretient beaucoup de son projet de rentrer en + France, d'un domestique, nommé Dargeau, qu'il fait venir de son + pays, pour s'assurer ses soins éprouvés, et m'interroge sur la + durée probable de mon séjour à Rome. Je me garde bien de lui dire + que je m'en irai probablement le lendemain de son départ. + + ... Quand nous sommes rentrés chez lui, il me parle de mettre en + ordre ses ébauches. Il voudrait bien me dicter quelques + indications importantes et notamment sur le sujet de la + population... L'article qu'il a publié, il y a quatre ans + environ, dans le _Journal des Économistes_, lui paraît incomplet + et à refaire. La principale objection contre la théorie de + Malthus n'y est pas exposée. + + Les impatiences ont disparu. + + + 19 DÉCEMBRE. + + Je le trouve bien fatigué!.... Nous sortons un peu tard, et + rentrons bientôt après.... + + Il monte son escalier plus péniblement que de coutume. Quand + enfin il est assis sur son canapé, je remarque que sa respiration + est plus difficile que la veille. Des bruits sourds et de mauvais + augure grondent dans sa poitrine oppressée. Il se remet cependant + un peu, et entame le chapitre de l'Économie politique. + + «Un travail bien important à faire pour l'Économie politique, me + dit-il, c'est d'écrire l'histoire de la spoliation. C'est une + longue histoire, dans laquelle, dès l'origine, apparaissent les + conquêtes, les migrations de peuples, les invasions, et tous les + funestes excès de la force aux prises avec la justice.» + + «De tout cela il reste aujourd'hui encore des traces vivantes, et + c'est une grande difficulté pour la solution des questions posées + dans notre siècle. On n'arrivera pas à cette solution tant qu'on + n'aura pas bien constaté en quoi et comment l'injustice, faisant + sa part au milieu de nous, s'est impatronisée dans nos moeurs et + dans nos lois.» + + ..... Il m'entretient de plusieurs de nos amis de Paris, sujet + sur lequel il s'arrête volontiers; puis, se préoccupant de mon + dîner, il me renvoie après m'avoir dit: «Puisque vous avez fait + ce long voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici.» + + + 20 DÉCEMBRE. + + En arrivant près de lui à l'heure accoutumée, je lui demande la + permission de le quitter pour aller à l'ambassade où je me suis + déjà rendu en vain ce matin. J'ai trois lettres pour la France à + remettre à une personne que je n'ai pas rencontrée. Cette demande + le contrarie, et l'abbé de Monclar, qui était sur le point de + sortir, se charge de faire tenir mes lettres à l'ambassade. + + Dès que nous sommes seuls, il me dit: «Vous ne devineriez jamais + ce que j'ai fait ce matin.» Inquiet et le soupçonnant d'une + imprudence, je conjecturai qu'il avait écrit. «Non, reprit-il, + cela m'eût été, cela m'est impossible. Voici ce que j'ai fait, je + me suis confessé. Je veux _vivre_ et mourir dans la religion de + mes pères. Je l'ai toujours aimée, quoique je n'en suivisse pas + les pratiques extérieures.» Ce mot de _vivre_ n'était employé là + que par ménagement pour moi. Je lui rappelai qu'en 1848 il + m'avait dit, en parlant de Jésus-Christ: «Il est impossible + d'admettre qu'un mortel ait pu avoir, de l'humanité et des lois + qui la régissent, une connaissance aussi profonde que celle qui + est dans l'Évangile.» + + Il me propose de prendre ses ébauches économiques dans sa malle; + car le temps menaçait, et il n'eût pas été prudent de sortir. Je + savais, d'ailleurs, dès la veille au soir, qu'aux yeux du docteur + Lacauchie il déclinait d'une manière rapide. + + Je pris les papiers, et commençai à les compulser, assis près de + lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l'oreille + à ce qu'il voulait me dire. + + ...... Voici une recommandation... sur laquelle il a beaucoup + insisté. «Il faut traiter l'économie politique au point de vue du + _consommateur_. Tous les phénomènes économiques, que leurs effets + soient bons ou qu'ils soient mauvais, se résolvent, à la fin de + leur évolution, par des avantages ou des préjudices pour les + consommateurs. Ces mêmes effets ne font que glisser sur les + producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts d'une + manière durable.» + + «Le progrès de la civilisation doit amener les hommes à se placer + à ce point de vue et à calculer leur intérêt de consommateurs + plutôt que leur intérêt de producteurs. On voit déjà ce progrès + s'opérer en Angleterre, et des ouvriers s'y occuper moins de + l'élévation de leur salaire que de l'avantage d'obtenir à bas + prix tous les objets qu'ils consomment.» + + Il m'a répété que c'était là un point capital, et j'étais étonné + de la profondeur comme de la lucidité de ses explications. + + Vers la nuit, il m'a parlé de Rome considérée au point de vue + religieux. «Ce qui m'a le plus frappé, dit-il, c'est la solidité + de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les + touche dans les catacombes; il est impossible de les nier.» Son + langage était plein d'onction. + + Demain je continuerai le dépouillement de ses papiers + scientifiques. Cette journée a été bien triste. La mort se montre + à nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom, + lui par un sentiment délicat, afin de m'éviter une affliction, et + moi pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le + gagnerait peut-être et lui serait douloureux. C'est lui qui me + donne l'exemple du courage... + + + 21 DÉCEMBRE (SAMEDI). + + L'affaiblissement continue. À 11 h. 1/2, par un temps superbe, il + sent le besoin de se coucher quelques instants avant d'essayer + une promenade. Nous sortons à 1 h. 1/4, mais quelques nuages + menacent d'intercepter les rayons du soleil... Les nuages se + dispersent, et nous jouissons d'un soleil magnifique, qui fait + mieux ressortir la beauté des sites dont nous sommes entourés. La + sérénité du ciel semble se communiquer à son âme, et il répète + fréquemment: «Quelle délicieuse promenade! Comme nous avons bien + réussi!» Il m'indique une haute colline couronnée d'ifs, au + sommet de laquelle il s'est fait conduire quelques jours avant + mon arrivée. Quand je cherche à me rendre compte de ses + impressions, il me paraît heureux de voir une dernière fois les + splendeurs de la nature et s'applaudir de les rencontrer pour + leur faire ses adieux. Car il ne se fait pas d'illusion sur son + état. Plus explicite avec l'abbé de Monclar qu'avec moi sur ce + triste sujet, il lui disait hier: «Je trouve depuis trois jours + que le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait + ainsi, Dieu me ferait une grande grâce et m'épargnerait bien des + souffrances.» + + ..... Il prend un livre de prières, et moi je continue le + classement de ses papiers... + + Il me fait quitter mon classement pour m'asseoir tout près de + lui. Après un instant d'assoupissement, comme s'il venait d'y + puiser une force nouvelle, il me donne une explication pour + corroborer sa théorie de la valeur. + + «Avez-vous trouvé dans mes notes, me demanda-t-il, un passage sur + ce sujet? C'est un fragment auquel j'attache quelque importance. + Vous le reconnaîtrez à cette formule que j'y ai employée: _Do ut + des, facio ut facias_, etc.» + + Je n'ai pas encore découvert ce fragment... + + Avant de nous quitter, qui s'y serait attendu? nous nous sommes + livrés à un mouvement d'hilarité. Il m'a raconté qu'ayant vu dans + un magasin de librairie son _Cobden et la Ligue_, il avait + marchandé cet ouvrage. Comme on lui en demandait le prix de 7 fr. + 50, il s'était récrié, avait qualifié ce livre de vieux bouquin, + et en avait offert seulement 4 fr. C'est, je crois, la seule + fois de sa vie qu'il ait réclamé un rabais, et le moyen qu'il + employait pour l'obtenir est fort plaisant. Décrier un de ses + écrits pour l'obtenir à meilleur marché, c'est ce que peu + d'auteurs se seraient avisés de faire. + + + 22 DÉCEMBRE 1850 (DIMANCHE). + + Ce matin il a communié. La cérémonie a eu lieu de bonne heure, et + cependant, en entrant chez lui, je vois qu'il n'a pas encore + déjeuné. Pour qu'il s'acquittât de cette pénible tâche sans être + gêné de ma présence, j'allai me promener jusqu'à 11 h. 1/2. + + ..... Avez-vous un crayon? me demanda-t-il. Je lui remis aussitôt + celui que contient mon portefeuille, et le vis tracer les lignes + suivantes sur son livre de prières: + + «Les 20 et 21 décembre je me suis confessé à M. l'abbé Ducreux. + Le 22, j'ai reçu la communion des mains de mon cousin Eugène de + Monclar.» + + Il me parla aussitôt après du sacrement qu'il avait reçu le + matin, et à ce propos il m'expliqua ses idées religieuses. + + «Le déiste, dit-il, n'a de Dieu qu'une idée trop vague. Son Dieu, + il l'oublie souvent, ou bien il l'appelle une cause première et + ne se croit plus obligé d'y penser. Il faut que l'homme s'appuie + sur une révélation pour être véritablement en communication avec + Dieu. Quant à moi, j'ai pris la chose par le bon bout et en toute + humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant + autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus + éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me + trouver en communion avec cette portion du genre humain.» + + Un peu plus tard, il s'enquit de nouveau du fragment sur la + valeur. Je venais de le découvrir. Il désira que je lui en + donnasse lecture, puis m'arrêta à la 6me page en me disant de ne + continuer que pour moi seul. Quand j'eus achevé et déclaré que la + démonstration me paraissait complète, il dit que, si l'état de sa + santé l'eût permis, il eût fondu ce fragment dans le chapitre _De + la valeur_ au premier volume des _Harmonies_; mais qu'il + suffisait de l'introduire en forme de note dans la 2me édition... + Il me recommanda en même temps, à l'égard des chapitres + inachevés, de les faire suivre de points suspensifs..... + + Comme je lui demandais à emporter dans ma chambre quelques + liasses pour les lire attentivement et à loisir, il me répondit + en ces termes: «Prenez tout; il faut que vous emportiez tout à + Paris. Si je ressuscite, vous me les rendrez.» + + ..... Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu'il + serait imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit. + + Après notre dîner, l'abbé et moi nous revînmes pour le décider à + recevoir une garde qui allait lui être envoyée. Il résista et ne + voulut pas qu'elle commençât son service, au moins pour cette + nuit. + + + 23 DÉCEMBRE 1850 (LUNDI). + + Le temps est beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus + faible que la veille. Il me parle de la seconde édition de ses + _Harmonies_, et pense qu'il faudrait comprendre dans le premier + volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la + _Concurrence_, un autre chapitre intitulé _Production et + Consommation_... Après l'avoir dissuadé de sortir, à cause de la + vivacité du vent qui souffle du nord, l'abbé et moi, voyant que + le soleil échauffe l'atmosphère de ses rayons, nous nous rendons + à son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture + fermée. + + ..... La durée de notre promenade avait été de 2 heures 1/2. Au + seuil de la porte, l'abbé et moi voulûmes le prendre sur nos + bras, pour lui éviter la fatigue de l'ascension. Mais il s'y + refusa avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se + mit à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il s'assit + un instant sur une chaise que lui présentait son hôtesse, puis, + ayant repris haleine, il monta le second étage. «Je suis bien + aise, nous dit-il en manière de justification de son imprudence, + d'avoir pu constater que je pouvais faire aujourd'hui ce que j'ai + fait hier.» À partir de ce moment, je pus observer qu'il + s'attachait de plus en plus à l'idée d'un retour en France. Ce + voyage devint sa constante préoccupation. + + Vers quatre heures arriva l'ambassadeur, M. de Rayneval. Cette + visite tira notre ami d'un état prononcé d'accablement. Il se + leva, fit asseoir l'ambassadeur sur le canapé et s'assit à côté + de lui. Son premier soin fut de parler de son départ d'Italie. Il + s'enquit du nom du navire sur lequel M. de Rayneval se chargeait + de lui procurer une chambre d'officier. M. de Rayneval + l'entretint dans son illusion. Ensuite la conversation se porta + sur les monuments de Rome, et Bastiat exprima son admiration pour + Saint-Pierre. Ses éloges comprenaient cependant des réserves et + étaient entremêlés de critiques. + + ...... Je me mis en quête d'une garde... Il me fut impossible + d'en trouver une disponible. Alors l'abbé de Monclar se décida à + passer la nuit... Le médecin était venu... Il n'estimait pas que + le malade pût vivre encore trente-six heures, et même en comptant + les pulsations de son pouls, il s'étonnait qu'il fût au nombre + des vivants. + + + 24 DÉCEMBRE 1850 (MARDI). + + J'arrive chez lui à 5 h. du matin, comme j'en étais convenu avec + M. de Monclar, que je devais remplacer. Le cher malade avait + passé une nuit plus calme, grâce sans doute à l'effet de la + potion calmante; toutefois il se plaignait de n'avoir pas dormi. + Quand il me vit si matin, il me dit: «Mes amis sont mes + victimes.» Il m'entretint de l'effet de la potion à laquelle il + attribuait une action sur son cerveau. «Je sens là deux pensées, + disait-il en posant le doigt sur son front; ma pensée ordinaire + et une autre.» Ce même matin, il voulut se lever un peu plus tôt + que de coutume. À 8 h. 1/2 il quitta son lit. Mais il se sentit + faible, et n'essaya pas de se laver les mains et le visage, ce + qu'il avait fait encore debout, la veille. + + Assis sur son canapé, il m'interrogea de nouveau sur la durée de + mon séjour à Rome. Ensuite il me parla de son retour en France, + s'inquiétant beaucoup de savoir s'il serait possible de lui + procurer des moyens de transport commodes de Marseille à Mugron, + de l'installer dans chaque hôtel, au rez-de-chaussée, dans une + pièce bien chaude, etc. Quand je le vis s'arrêter sur ces détails + et en prendre souci, je crus devoir, pour soulager son esprit, + lui proposer de l'accompagner dans son voyage... Il accepta de + suite mon offre, et me dit que nous ne nous séparerions qu'à + Mugron. Puis, un instant après, comme s'il se fût fait un cas de + conscience de son acceptation, il ajouta: «Vous vous sacrifiez + pour moi seul, attendez-vous à toutes sortes de déceptions.» + + Ces déceptions qui m'attendaient entre Marseille et Mugron, le + scrupule exagéré qui les lui faisait entrevoir, m'eussent égayé + dans tout autre moment. + + La veille au soir il avait dit à son cousin qu'il désirait faire + son testament et se servir du ministère du chancelier de + l'ambassade. Cette résolution étant bien arrêtée dans son esprit, + j'allai, un peu avant onze heures, chercher M. de Gérando, + chancelier. Celui-ci ne put venir aussi promptement que nous + l'eussions désiré. Il n'arriva qu'à 1 h. Notre malade s'était + remis au lit. C'est de son lit qu'il déclara lentement ses + intentions à M. de Gérando, s'inquiétant beaucoup, non-seulement + de les énoncer, mais de les motiver, ce qui était superflu. + + ..... Pendant que le chancelier s'occupait de la rédaction + définitive du testament, il me témoignait encore la crainte de + n'avoir pas été compris. Pour le rassurer, je lui répétai, non + ses propres paroles, mais le sens qu'elles exprimaient, et qui + était fort clair. Alors il étendit son bras, posa sa main sur mon + cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille près de ses + lèvres, et dit en donnant à son faible souffle un accent + inimitable: «Voyez-vous, Paillottet, ma tante, c'est ma mère! + C'est elle qui m'a élevé, qui a veillé sur mon enfance!» + + Le testament allait s'achever. Pour savoir s'il était en état de + le signer, je lui remis une plume et une feuille de papier blanc + sur laquelle il traça ces lettres: _Frede_.... Nous vîmes qu'il + pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement. + + Un instant après il me dit: «Je fais une réflexion. Mon oncle + jouit actuellement de ma maison de Sengresse: je voudrais qu'il + ne fût pas troublé dans cette jouissance, et j'aurais dû insérer + une disposition à ce sujet dans mes dernières volontés. Il est + trop tard.» Je lui promis de faire connaître ce voeu, et, d'après + ce que j'avais ouï dire de Mlle sa tante, j'ajoutai que de son + propre mouvement elle ferait pour son frère ce que son neveu + désirait qu'elle fît. + + À 2 h. 1/2, malgré la fatigue qu'il venait d'éprouver, il voulut + quitter son lit. L'abbé venait de rentrer. Nous aidâmes le + malade à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient + sensiblement. Il resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se + recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent. + Nous le soulevâmes; mais à raison de la position qu'il avait + prise, nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se + trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses, nous + changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se reposer un + instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration devenait + de plus en plus pénible, et les bouillonnements à l'intérieur de + sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il eut un court + assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de changer + de position et de se mettre au lit comme de coutume. Puis un + nouvel accablement survint. J'étais assis près de lui, les yeux + fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui rencontrait + tant d'obstacles. L'impression que je ressentais devint si + poignante que je dus me retirer dans la pièce voisine. L'abbé de + Monclar, que j'avais laissé en prières auprès de la fenêtre, vint + bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de + lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin, et fit + entendre ces mots: «_tous deux_.» C'était à nous deux qu'il + voulait s'adresser. + + Il souleva un peu sa tête, l'appuya sur sa main droite, et se + disposa à parler. L'intelligence brillait encore dans ses yeux. + Son regard avait une expression que j'avais souvent remarquée au + milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d'un + problème. La première phrase qu'il prononça sortit si faible de + ses lèvres que l'abbé, placé debout à la tête du lit, n'en put + rien entendre, et que je n'en recueillis que le dernier mot. + C'était l'adjectif _philosophique_. Après une courte pause, il + prononça distinctement: LA VÉRITÉ; puis s'arrêta, redit le même + mot, et le répéta encore, en s'efforçant de compléter sa pensée. + Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son + explication et de se reposer un peu; l'abbé se pencha pour + l'aider à replacer sa tête sur l'oreiller. Dans cette situation + le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m'arriver. Il dit alors, + sans que je les entendisse, ces mots que l'abbé me transmit + immédiatement et me répéta le jour suivant: «_Je suis heureux de + ce que mon esprit m'appartient._» L'abbé ayant changé de + position, je pus entendre le mourant articuler encore ceci: «_Je + ne puis pas m'expliquer._» Ce furent les derniers mots qui + sortirent de sa bouche. + + À ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu'il se + trouvait avec l'abbé, je crus pouvoir m'absenter un instant, et + sortis à 5 h. Quand je revins, mon ami n'existait plus. Cinq + minutes après ma sortie il avait rendu le dernier soupir... + + Voici ce que m'apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux + témoins de sa fin. Au moment où je m'éloignais, ils + s'approchèrent de son lit et virent aussitôt que la mort allait + frapper. M. de Monclar se mit en devoir d'administrer au mourant + l'Extrême-Onction, et pour s'assurer de ses dispositions à + recevoir ce dernier sacrement, il lui dit: «Mon ami, baise le + crucifix.» Les lèvres du mourant s'avancèrent, et obéirent + complétement à l'exhortation. À cette vue le docteur fit un geste + d'étonnement; il ne s'expliquait pas que l'intelligence et la + volonté fussent encore là quand la vie se retirait. + + Je contemplai longtemps cette tête chérie que l'âme venait + d'abandonner, et vis que la mort n'y avait laissé aucune trace de + souffrance. + + Deux jours après, dans l'Église de Saint-Louis des Français, on + fit à l'homme éminent, qui avait vécu si simple et si modeste, de + pompeuses funérailles. C'était un premier acte de justice envers + sa mémoire. + + Le surlendemain, 28 décembre, je quittais Rome pour revenir en + France. Quelques heures avant de partir, je lus dans l'Église de + Santa Maria degli Angeli une belle et courte épitaphe latine qui + semblait faite pour lui. Je la traduis de cette manière: + + _Il vécut par le coeur et la pensée, + Il vit dans nos souvenirs, + Il vivra dans la postérité._ + + + + +CORRESPONDANCE[6] + + [Note 6: Parmi les lettres de F. Bastiat que nous publions + ici, beaucoup--surtout des premières--n'ont qu'un intérêt + autobiographique. D'autres se rattachent aux questions + économiques et à l'histoire du mouvement libre-échangiste, + dont Bastiat fut, en France, le promoteur et le chef réel. Sa + correspondance avec R. Cobden, en nous révélant l'accord + intime des vues de ces deux hommes illustres et l'influence + réciproque de l'un sur l'autre, nous semble avoir toute + l'importance d'une collection de documents historiques. + (_Note de l'éditeur._)] + + + + +LETTRES DE F. BASTIAT À M. VICTOR CALMÈTES. + + + Bayonne, 12 septembre 1819. + +................................................................. + +Nous nous trouvons, mon ami, dans le même cas: tous les deux nous +sommes portés par goût à une étude autre que celle que le devoir +nous ordonne; à la différence que la philosophie, vers laquelle +notre penchant nous entraîne, tient de plus près à l'état d'avocat +qu'à celui de négociant. + +Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dans un comptoir, +je m'imaginais que l'art du négociant était tout mécanique et que +six mois suffisaient pour faire de moi un négociant. Dans ces +dispositions, je ne crus pas nécessaire de travailler beaucoup, et +je me livrai particulièrement à l'étude de la philosophie et de la +politique. + +Depuis je me suis bien désabusé. J'ai reconnu que la science du +commerce n'était pas renfermée dans les bornes de la routine. J'ai +su que le bon négociant, outre la nature des marchandises sur +lesquelles il trafique, le lieu d'où on les tire, les valeurs qu'il +peut échanger, la tenue des livres, toutes choses que l'expérience +et la routine peuvent en partie faire connaître, le bon négociant, +dis-je, doit étudier les lois et approfondir l'_économie politique_, +ce qui sort du domaine de la routine et exige une étude constante. + +Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude. +Continuerais-je l'étude de la philosophie qui me plaît, ou +m'enfoncerais-je dans les finances que je redoute? Sacrifierais-je +mon devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir? + +Décidé à faire passer mon devoir avant tout, j'allais commencer mes +études, quand je m'avisai de jeter un regard sur l'avenir. Je pesai +la fortune que je pouvais espérer et, la mettant en balance avec mes +besoins, je m'assurai que, pour peu que je fusse heureux au +commerce, je pourrais, très-jeune encore, me décharger du joug d'un +travail inutile à mon bonheur. Tu connais mes goûts; tu sais si, +pouvant vivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède +mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j'irai +m'imposer le fardeau d'un ennuyeux travail, pour posséder, le reste +de ma vie, un superflu inutile. + +... Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourrai avoir une +certaine aisance, ce qui, j'espère, sera bientôt, j'abandonne les +affaires. + + + Bayonne, 5 mars 1820. + +..... J'avais lu le _Traité d'économie politique_ de J. B. Say, +excellent ouvrage très-méthodique. Tout découle de ce principe que +_les richesses sont les valeurs et que les valeurs se mesurent sur +l'utilité_. De ce principe fécond, il vous mène naturellement aux +conséquences les plus éloignées, en sorte qu'en lisant cet ouvrage +on est surpris, comme en lisant Laromiguière, de la facilité avec +laquelle on va d'une idée à une idée nouvelle. Tout le système passe +sous vos yeux avec des formes variées et vous procure tout le +plaisir qui naît du sentiment de l'évidence. + +Un jour que je me trouvais dans une société assez nombreuse, on +traita, en manière de conversation, une question d'économie +politique; tout le monde déraisonnait. Je n'osais pas trop émettre +mes opinions, tant je les trouvais opposées aux idées reçues; +cependant me trouvant, par chaque objection, obligé de remonter d'un +échelon pour en venir à mes preuves, on me poussa bientôt jusqu'au +principe. Ce fut alors que M. Say me donna beau jeu. Nous partîmes +du principe de l'économie politique, que mes adversaires +reconnaissaient être juste; il nous fut bien facile de descendre aux +conséquences et d'arriver à celle qui était l'objet de la +discussion. Ce fut à cette occasion que je sentis tout le mérite de +la méthode, et je voudrais qu'on l'appliquât à tout. N'es-tu pas de +mon avis là-dessus? + + + 18 mars 1820. + +....... Je suis entré pas à pas dans le monde, mais je ne m'y suis +pas jeté; et, au milieu de ses plaisirs et de ses peines, quand les +autres, étourdis par tant de bruit, s'oublient, si je puis +m'exprimer ainsi, dans le cercle étroit du présent, mon âme +vigilante avait toujours un oeil en arrière, et la réflexion l'a +empêchée de se laisser dominer. D'ailleurs mon goût pour l'étude a +pris beaucoup de mes instants. Je m'y suis tellement livré, l'année +dernière, que cette année on me l'a défendue, à la suite d'une +incommodité douloureuse qu'elle m'a occasionnée....... + + + Bayonne, 10 septembre 1820. + +................................................................. + +Une chose qui m'occupe plus sérieusement, c'est la philosophie et la +religion. Mon âme est pleine d'incertitude et je ne puis plus +supporter cet état. Mon esprit se refuse à _la foi_ et mon coeur +soupire après elle. En effet, comment mon esprit saurait-il allier +les grandes idées de la Divinité avec la puérilité de certains +dogmes, et, d'un autre côté, comment mon coeur pourrait-il ne pas +désirer de trouver dans la sublime morale du christianisme des +règles de conduite? Oui, si le paganisme est la mythologie de +l'imagination, le catholicisme est la mythologie du sentiment.--Quoi +de plus propre à intéresser un coeur sensible que cette vie de +Jésus, que cette morale évangélique, que cette médiation de Marie! +que tout cela est touchant....... + + + Bayonne, octobre 1820. + +Je t'avoue, mon cher ami, que le chapitre de la religion me tient +dans une hésitation, une incertitude qui commencent à me devenir à +charge. Comment ne pas voir une mythologie dans les dogmes de notre +catholicisme? Et cependant cette mythologie est si belle, si +consolante, si sublime, que l'erreur est presque préférable à la +vérité. Je pressens que si j'avais dans mon coeur une étincelle de +foi, il deviendrait bientôt un foyer. Ne sois pas surpris de ce que +je te dis là. Je crois à la Divinité, à l'immortalité de l'âme, aux +récompenses de la vertu et au châtiment du vice. Dès lors, quelle +immense différence entre l'homme religieux et l'incrédule! mon état +est insupportable. Mon coeur brûle d'amour et de reconnaissance pour +mon Dieu, et j'ignore le moyen de lui payer le tribut d'hommages que +je lui dois. Il n'occupe que vaguement ma pensée, tandis que +l'homme religieux a devant lui une carrière tracée à parcourir. Il +prie. Toutes les cérémonies du culte le tiennent sans cesse occupé +de son Créateur. Et puis ce sublime rapprochement de Dieu et de +l'homme, cette rédemption, qu'il doit être doux d'y croire! quelle +invention, Calmètes, si c'en est une! + +Outre ces avantages, il en est un autre qui n'est pas moindre: +l'incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la +suivre. Quelle perfection dans l'entendement, quelle force dans la +volonté lui sont indispensables! et qui lui répond qu'il ne devra +pas changer demain son système d'aujourd'hui? L'homme religieux au +contraire a sa route tracée. Il se nourrit d'une morale toujours +divine. + + + Bayonne, 29 avril 1821. + +....... Pour moi, je crois que je vais me fixer irrévocablement à la +religion. Je suis las de recherches qui n'aboutissent et ne peuvent +aboutir à rien. Là, je suis sûr de la paix, et je ne serai pas +tourmenté de craintes, même quand je me tromperais. D'ailleurs, +c'est une religion si belle, que je conçois qu'on la puisse aimer au +point d'en recevoir le bonheur dès cette vie. + +Si je parviens à me déterminer, je reprendrai mes anciens goûts. La +littérature, l'anglais, l'italien, m'occuperont comme autrefois; mon +esprit s'était engourdi sur les livres de controverse, de théologie +et de philosophie. J'ai déjà relu quelques tragédies d'Alfieri..... + + + Bayonne, 10 septembre 1821. + +Je veux te dire un mot de ma santé. Je change de genre de vie, j'ai +abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, +mon spleen enfin, et je m'en trouve bien. Je vais dans le monde, +cela me distrait singulièrement. Je sens le besoin d'argent, ce qui +me donne envie d'en gagner, ce qui me donne du goût pour le travail, +ce qui me fait passer la journée assez agréablement au comptoir, ce +qui, en dernière analyse, est extrêmement favorable à mon humeur et +à ma santé. Cependant je regrette parfois ces jouissances +sentimentales auxquelles on ne peut rien comparer; cet amour de la +pauvreté, ce goût pour la vie retirée et paisible, et je crois qu'en +me livrant un peu au plaisir, je n'ai voulu qu'attendre le moment de +l'abandonner. Porter la solitude dans la société est un contre-sens, +et je suis bien aise de m'en être aperçu à temps..... + + + Bayonne, 8 décembre 1821. + +J'étais absent, mon cher ami, quand ta lettre est parvenue à Bayonne, ce +qui retarde un peu ma réponse. Que j'ai eu de plaisir à la recevoir +cette chère lettre! À mesure que l'époque de notre séparation s'éloigne +de nous, je pense à toi avec plus d'attendrissement; je sens mieux le +prix d'un bon ami. Je n'ai pas trouvé ici qui pût te remplacer dans mon +coeur. Comme nous nous aimions! pendant quatre ans nous ne nous sommes +pas quittés un instant. Souvent l'uniformité de notre manière de vivre, +la parfaite conformité de nos sentiments et de nos pensées ne nous +permettait pas de beaucoup causer. Avec tout autre, de silencieuses +promenades aussi longues m'auraient été insupportables; avec toi, je n'y +trouvais rien de fatigant; elles ne me laissaient rien à désirer. J'en +vois qui ne s'aiment que pour faire parade de leur amitié, et nous, nous +nous aimions obscurément, bonnement; nous ne nous aperçûmes que notre +attachement était remarquable que lorsqu'on nous l'eut fait remarquer. +Ici, mon cher, tout le monde m'aime, mais je n'ai pas d'ami..... + +................................................................. + +..... Te voilà donc, mon ami, en robe et en bonnet carré! Je suis +en peine de savoir si tu as des dispositions pour l'état que tu +embrasses. Je te connais beaucoup de justesse et de rectitude dans +le jugement; mais c'est la moindre des choses. Tu dois avoir +l'élocution facile, mais l'as-tu aussi pure? ton accent n'a pas dû +s'améliorer à Toulouse, ni se perfectionner à Perpignan. Le mien est +toujours détestable et probablement ne changera jamais. Tu aimes +l'étude, assez la discussion. Je crois donc que tu dois à présent +t'attacher surtout à l'étude des lois, car ce sont des notions que +l'on n'apprend que par le travail, comme l'histoire et la +géographie,--et ensuite à la partie physique de ta profession. Les +grâces, les manières nobles et aisées, ce vernis, ce coup d'oeil, +cet avant-main, ce je ne sais quoi qui plaît, qui prévient, qui +entraîne. C'est là la moitié du succès. Lis à ce sujet les Lettres +de lord Chesterfield à son fils. C'est un livre dont je suis loin +d'approuver la morale, toute séduisante qu'elle est; mais un esprit +juste comme le tien saura facilement laisser le mauvais et faire son +profit du bon. + +Pour moi, ce n'est pas Thémis, c'est l'aveugle Fortune que j'ai +choisie, ou qu'on m'a choisie pour amante. Cependant, je dois +l'avouer, mes idées sur cette déesse ont beaucoup changé. Ce _vil +métal_ n'est plus aussi vil à mes yeux. Sans doute il était beau de +voir les Fabricius et les Curius demeurer pauvres, lorsque les +richesses n'étaient le fruit que du brigandage et de l'usure; sans +doute Cincinnatus faisait bien de manger des fèves et des raves, +puisqu'il aurait dû vendre sa patrie et son honneur pour manger des +mets plus délicats; mais les temps sont changés.--À Rome la fortune +était le fruit du hasard, de la naissance, de la conquête; +aujourd'hui elle n'est que le prix du travail, de l'industrie, de +l'économie. Dans ce cas elle n'a rien que d'honorable. C'est un fort +sot préjugé qu'on puise dans les colléges, que celui qui fait +mépriser l'homme qui sait acquérir avec probité et user avec +discernement. Je ne crois pas que le monde ait tort, dans ce sens, +d'honorer le riche; son tort est d'honorer indistinctement le riche +honnête homme et le riche fripon... + + + Bayonne, 20 octobre 1821. + +Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans +une certaine situation de la vie et y aspire; celui que tu attaches +à la vie retirée n'a peut-être d'autre mérite que d'être aperçu de +loin. J'ai plus aimé que toi la solitude, je l'ai cherchée avec +passion, j'en ai joui; et, quelques mois encore, elle me conduisait +au tombeau. L'homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul; il +saisit avec trop d'ardeur, et si sa pensée ne se partage pas sur +mille objets divers, celui qui l'absorbe le tue. + +J'aimerais bien la solitude; mais j'y voudrais des livres, des amis, +une famille, des intérêts; _des intérêts_, oui, mon ami, ne ris pas +de ce mot; il attache, il occupe. Le philosophe même, ami de +l'agriculture, s'ennuierait bientôt, n'en doute pas, s'il devait +cultiver gratis la terre d'autrui. C'est l'intérêt qui embellit un +domaine aux yeux du propriétaire, qui donne du prix aux détails, +rend heureux Orgon et fait dire à l'Optimiste: + + Le château de Plainville est le plus beau du monde. + +Tu sens bien que, par intérêt, je ne veux point parler de ce +sentiment qui approche de l'égoïsme. + +Pour être heureux, je voudrais donc posséder un domaine dans un pays +gai, surtout dans un pays où d'anciens souvenirs et une longue +habitude m'auraient mis en rapport avec tous les objets. C'est alors +qu'on jouit de tout, c'est là le _vita vitalis_. Je voudrais avoir +pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi, +Carrière et quelques autres. Je voudrais un _bien_ qui ne fût ni +assez grand pour que j'eusse la faculté de le négliger, ni assez +petit pour m'occasionner des soucis et des privations. Je voudrais +une femme..... je n'en ferai pas le portrait, je le sens mieux que +je ne saurais l'exprimer; je serais moi-même (je ne suis pas modeste +avec toi) l'instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas +effrontés comme en ville, ni sauvages comme dans un désert. Il +serait trop long d'entrer dans tous les détails, mais je t'assure +que mon plan a le premier de tous les mérites, celui de n'être pas +romanesque........................................................ + + + Bayonne, décembre 1822. + +................................................................. + +Je lisais hier une tragédie de Casimir Delavigne intitulée _le +Paria_. Je n'ai plus l'habitude des analyses critiques; aussi je ne +t'entretiendrai pas de ce poëme. D'ailleurs j'ai renoncé à cette +disposition générale des lecteurs français, qui cherchent, dans +leurs lectures, bien plus des fautes contre les règles que du +plaisir. Si je jouis en lisant, je suis très-peu sévère sur +l'ouvrage, car l'intérêt est la plus grande de toutes les beautés. +J'ai remarqué que tous les modernes tragédiens échouent au dialogue. +M. Casimir Delavigne, qui est en cela supérieur, selon moi, à +Arnault et Jouy, est bien loin de la perfection. Son dialogue n'est +pas assez coupé ni surtout assez suivi, ce sont des tirades et des +discours, qui même ne s'enchaînent pas toujours; et c'est un des +défauts que le lecteur pardonne le moins, parce que l'ouvrage est +sans vraisemblance ni vérité. Je crois plutôt assister à la +conférence de deux prédicateurs, ou aux plaidoyers de deux avocats, +qu'à la conversation sincère, animée et naturelle de deux +personnes.--Alfieri excelle, je crois, dans le dialogue, celui de +Racine est aussi très-simple et naturel. Du reste, entraîné par un +vif intérêt (qui n'est peut-être pas assez souvent suspendu), j'ai +plutôt parcouru que lu _le Paria_. La versification m'en a paru +belle, trop métaphorique, si ce n'étaient des Orientaux.--Mais la +catastrophe est trop facile à prévoir, et dès le début le lecteur +est sans espérance. + + + Mugron, 12 mars 1829. + +................................................................. + +À propos, sais-tu que je suis dans l'intention de me faire imprimer +tout vif?--Quoi! vas-tu dire, Bastiat auteur? que va-t-il nous +donner? sera-ce un recueil de dix à douze tragédies? ou bien une +épopée? ou bien des madrigaux? Suit-il les traces de Walter Scott ou +de lord Byron? Rien de tout cela, mon ami; je me suis borné à +accumuler les plus lourds raisonnements sur la plus lourde des +questions. En un mot, je traite du _régime prohibitif_. Vois si cela +te tente, et je t'enverrai _mes oeuvres complètes_, bien entendu +lorsqu'elles auront reçu les honneurs de l'impression.--Je voulais +t'en parler plus au long, mais j'ai trop d'autres choses à te +dire..... (Cet écrit ne fut pas imprimé--_Note de l'édit_.) + + + Mugron, juillet 1829. + +......... Je vois avec plaisir que nous avons à peu près la même +opinion. Oui, tant que nos députés voudront faire leurs affaires et +non celles du public, le public ne sera que le _grand côlon_ des +gens du pouvoir. Mais, selon moi, le mal vient de plus loin. Nous +nous figurons aisément (car notre amour-propre y trouve son compte) +que tout le mal vient du pouvoir; je suis au contraire convaincu +qu'il a sa source dans l'ignorance et l'inertie des masses. Quel +usage faisons-nous des attributions qui nous sont dévolues? La +constitution nous dit que nous payerons ce que nous jugerons à +propos; elle nous autorise à envoyer des fondés de pouvoirs à Paris, +pour fixer la quotité que nous voulons accorder pour être +gouvernés; et nous donnons notre procuration à des gens qui sont +parties prenantes dans l'impôt. Ceux qui se plaignent des préfets, +se font représenter par des préfets; ceux qui déplorent les guerres +sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt pour +la liberté d'un peuple, tantôt pour la servitude d'un autre, se font +représenter par des généraux d'armée; et l'on veut que les préfets +votent la suppression des préfectures; que les hommes de guerre +soient imbus d'idées pacifiques[7]! C'est une contradiction +choquante.--Mais, dira-t-on, on demande aux députés du _dévouement_, +du _renoncement à soi-même_, vertus antiques que l'on voudrait voir +renaître parmi nous. Puérile illusion! qu'est-ce qu'une politique +fondée sur un principe qui répugne à l'organisation humaine? Dans +aucun temps les hommes n'ont eu du renoncement à eux-mêmes; et selon +moi ce serait un grand malheur que cette vertu prît la place de +l'intérêt personnel. Généralise par la pensée le renoncement à +soi-même, et tu verras que c'est la destruction de la société. +L'intérêt personnel, au contraire, tend à la perfectibilité des +individus et par conséquent des masses, qui ne se composent que +d'individus. Vainement dira-t-on que l'intérêt d'un homme est en +opposition avec celui d'un autre; selon moi c'est une erreur grave +et antisociale[8]. Et, pour descendre des généralités à +l'application, que les contribuables se fissent représenter par des +hommes qui eussent les mêmes intérêts qu'eux, et les réformes +arriveraient d'elles-mêmes. Il en est qui craignent que le +gouvernement ne fût détruit par esprit d'économie, comme si chacun +ne sentait pas qu'il est de _son intérêt_ de payer une force chargée +de la répression des malfaiteurs. + +Je t'embrasse tendrement. + + [Note 7: V. au présent volume, la lettre à M. Larnac;--au t. + IV, les pp. 198 à 203;--et au t. V, les pp. 518 à 561. (_Note + de l'éditeur._)] + + [Note 8: On reconnaît dans ce passage l'idée fondamentale que + Bastiat devait si magistralement développer vingt ans plus + tard, _l'Harmonie des intérêts_. (_Note de l'éditeur._)] + + + Bayonne, 22 avril 1831. + +.......Je suis fâché que le cens d'éligibilité soit un obstacle à +ton élection ou du moins à ta candidature. J'ai toujours pensé que +c'était assez d'exiger des garanties des électeurs, et que celle +qu'on demande aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai +qu'il faudrait indemniser les députés; mais cela est trop juste; et +il est ridicule que la France, qui paye tout le monde, n'indemnise +pas _ses hommes d'affaires_. + +Dans l'arrondissement que j'habite, le général Lamarque sera élu +d'emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense +fortune. C'est plus qu'il n'en faut.--Dans le troisième +arrondissement des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les +opinions de la gauche m'ont offert la candidature. Privé de talents +remarquables, de fortune, d'influence et de rapports, il est +très-certain que je n'aurais aucune chance, d'autant que le +mouvement n'est pas ici très-populaire. Cependant ayant adopté pour +principe que la députation ne doit ni se solliciter ni se refuser, +j'ai répondu que je ne m'en mêlerais pas et qu'à quelque poste que +mes concitoyens m'appelassent, j'étais prêt à leur consacrer ma +fortune et ma vie. Dans quelques jours, ils doivent avoir une +réunion dans laquelle ils se fixeront sur le choix de leur candidat. +Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en éprouverai une vive +joie, non pour moi, car outre que ma nomination définitive est +impossible, si elle avait lieu, elle me ruinerait; mais parce que je +ne soupire aujourd'hui qu'après le triomphe des principes, qui font +partie de mon être, et que si je ne suis pas sûr de mes moyens, je +le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. Je te tiendrai au +courant..... + +Ton bien dévoué. + + + Bayonne, 4 mars 1846. + +Mon bon et vieil ami, ta lettre m'a réjoui le coeur, et il me +semblait en la lisant que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma +tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours +entrelacés étaient l'image de notre cordiale union. Vingt-cinq ans! +hélas! ils sont bien vite revenus faire sentir leur poids. + +................................................................. + +Je crois qu'en elle-même la nomination de membre correspondant de +l'Institut a peu d'importance, et je crains bien que beaucoup de +médiocrités n'aient pu se parer de ce titre; mais les circonstances +particulières qui ont précédé ma nomination ne me permettent pas de +repousser tes amicales félicitations.--Je n'avais publié qu'un livre et, +dans ce livre, la préface seule était mon oeuvre. Rentré dans ma +solitude, cette préface a travaillé pour moi, et à mon insu; car la même +lettre qui m'a appris mon élection m'a annoncé ma candidature.--Jamais +de la vie je n'avais pensé à cet honneur. + +Ce livre est intitulé: _Cobden et la Ligue._ Je te l'envoie par ce +courrier, ce qui me dispense de t'en parler.--En 1842 et 1843, je +m'efforçai d'attirer l'attention sur le sujet qui y est traité. +J'adressai des articles à la _Presse_, au _Mémorial Bordelais_ et à +d'autres journaux. Ils furent refusés. Je vis que ma cause venait se +briser contre la _conspiration du silence_; et je n'avais d'autre +ressource que de faire un livre.--Voilà comment je me suis trouvé +auteur sans le savoir. Maintenant je me trouve engagé dans la +carrière, et je le regrette sincèrement; bien que j'aie toujours +aimé l'_économie politique_, il m'en coûte d'y donner exclusivement +mon attention, que j'aimais à laisser errer librement sur tous les +objets des connaissances humaines. Encore, dans cette science, une +seule question m'entraîne et va m'absorber: La liberté des relations +internationales; car peut-être auras-tu vu qu'on m'a assigné un rôle +dans l'association qui vient de se former à Bordeaux. Tel est le +siècle; on ne peut s'y mêler sans être garrotté dans les liens d'une +spécialité. + +................................................................. + +.......J'oubliais de te parler d'élections. Les électeurs de mon +pays songent à moi, mais nous nous boudons. Je prétends que leur +choix est leur affaire et non la mienne, et que par conséquent je +n'ai rien à leur demander. Ils veulent absolument que j'aille +solliciter leurs suffrages, sans doute pour acquérir des droits sur +mon temps et mes services, dans des vues personnelles. Tu vois que +nous ne nous entendons pas; aussi ne serai-je pas nommé!..... + +Adieu, cher Calmètes: ton ami dévoué. + + + + +LETTRES À M. FÉLIX COUDROY[9]. + + [Note 9: C'est avec M. Coudroy que, pendant vingt ans + d'études et de conversations, Bastiat s'était préparé au rôle + brillant et trop court des six dernières années de sa vie. En + lui envoyant de Paris les _Harmonies économiques_, Bastiat + avait écrit sur la première page du volume: «Mon cher Félix, + je ne puis pas dire que ce livre t'est offert par _l'auteur_; + il est autant à toi qu'à moi.»--Ce mot est un bel éloge.--V. + la notice biographique. (_Note de l'éditeur._)] + + + Bayonne, 15 décembre 1824. + +Je vois avec plaisir que tu étudies ardemment l'anglais, mon cher +Félix. Dès que tu auras surmonté les premières difficultés, tu +trouveras dans cette langue beaucoup de ressources, à cause de la +quantité de bons ouvrages qu'elle possède. Applique-toi surtout à +traduire et à remplir ton magasin de mots, le reste vient ensuite. +Au collége, j'avais un cahier, j'en partageais les pages par un pli; +d'un côté j'écrivais tous les mots anglais que je ne savais pas, et +de l'autre les mots français correspondants. Cette méthode me servit +à graver beaucoup mieux les mots dans ma tête. Quand tu auras fini +_Paul et Virginie_, je t'enverrai quelque autre chose; en attendant +je transcris ici quelques vers de Pope pour voir si tu sauras les +traduire. Je t'avoue que j'en doute, parce qu'il m'a fallu longtemps +avant d'en venir là. + +Je ne suis pas surpris que l'étude ait pour toi tant de charmes. Je +l'aimerais aussi beaucoup si d'autres incertitudes ne venaient me +tourmenter. Je suis toujours comme l'oiseau sur la branche, parce +que je ne veux rien faire qui puisse déplaire à mes parents; mais +pour peu que ceci continue, je jette de côté tout projet d'ambition +et je me renferme dans l'étude solitaire. + + Let us (since life can little more supply + Than just to look about us to die) + Expatiate free over all this scene of man. + +Je ne dois pas craindre que l'étude ne suffise pas à mon ardeur, +puisque je ne tiendrais à rien moins qu'à savoir la politique, +l'histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, +l'histoire naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc., +etc. + +Il faut te dire que, depuis que mon grand-père est sujet à ses +fièvres, il a l'imagination frappée; et par suite il ne voudrait +voir aucun membre de sa famille s'éloigner. Je sais que je lui +ferais beaucoup de peine en allant à Paris, et dès lors je prévois +que j'y renoncerai, parce que je ne voudrais pas pour tout au monde +lui causer du chagrin. Je sais bien que ce sacrifice n'est pas celui +d'un plaisir passager, c'est celui de l'utilité de toute ma vie; +mais enfin je suis résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon +grand-père. D'un autre côté, je ne veux pas continuer, par quelques +raisons qui tiennent aux affaires, le genre de vie que je mène ici; +et par conséquent je vais proposer à mon grand-père de m'aller +définitivement fixer à Mugron.--Là je crains encore un écueil, c'est +qu'on ne veuille me charger d'une partie de l'administration des +biens, ce qui fait que je trouverais à Mugron tous les inconvénients +de Bayonne. Je ne suis nullement propre à partager les affaires. Je +veux tout supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop +vain pour être dominé. Mais enfin je ferai mes conditions. Si je +vais à Mugron, ce sera pour ne me mêler que de mes études. Je +traînerai après moi le plus de livres que je pourrai, et je ne doute +pas qu'au bout de quelque temps ce genre de vie ne finisse par me +plaire beaucoup. + + + 8 janvier 1825. + +Je t'envoie ce qui précède, mon cher Félix; ça te sera toujours une +preuve que je ne néglige pas de te répondre, mais seulement de plier +ma lettre. J'ai ce malheureux défaut, qui tient à mes habitudes +désordonnées, de me croire quitte envers mes amis quand j'ai écrit, +sans songer qu'il faut encore que la lettre parte. + +Tu me parles de l'économie politique, comme si j'en savais là-dessus +plus que toi. Si tu as lu Say attentivement, comme il me paraît que +tu l'as fait, je puis t'assurer que tu m'auras laissé derrière, car +je n'ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages, Smith, +Say, Destutt, et _le Censeur_; encore n'ai-je jamais approfondi M. +Say, surtout le second volume, que je n'ai que lisotté. Tu +désespères que jamais des idées saines sur ce sujet pénètrent dans +l'opinion publique; je ne partage pas ce désespoir. Je crois au +contraire que la paix qui règne sur l'Europe, depuis dix ans, les a +beaucoup répandues; et c'est un bonheur peut-être que ces progrès +soient lents et insensibles. Les Américains des États-Unis ont des +idées très-saines sur ces matières, quoiqu'ils aient établi des +douanes par représailles. L'Angleterre, qui marche toujours à la +tête de la civilisation européenne, donne aujourd'hui un grand +exemple en renonçant graduellement au système qui l'entrave[10]. En +France, le commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu, +et les manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir +le monopole. Malheureusement nous n'avons pas de chambre qui puisse +constater le véritable état des connaissances nationales. La +septennalité nuit aussi beaucoup à ce mouvement lent et progressif +d'instruction, qui, de l'opinion, passait à la législature avec le +renouvellement partiel. Enfin quelques circonstances et surtout ce +caractère français indécrottable, enthousiaste de nouveauté et +toujours prêt à se payer de quelques mots heureux, empêchera quelque +temps le triomphe de la vérité. Mais je n'en désespère pas; la +presse, le besoin et l'intérêt finiront par faire ce que la raison +ne peut encore effectuer. Si tu lis le _Journal du commerce_, tu +auras vu comment le gouvernement anglais cherche à s'éclairer en +consultant _officiellement_ les négociants et les fabricants les +plus éclairés. Il est enfin convenu que la prospérité de la +Grande-Bretagne n'est pas le produit du système qu'elle a suivi, +mais de beaucoup d'autres causes. Il ne suffit pas que deux faits +existent ensemble pour en conclure que l'un est cause et l'autre +effet. En Angleterre, le système de prohibition et la prospérité ont +bien des rapports de coexistence, de contiguïté, mais non de +génération. L'Angleterre a prospéré non à cause, mais malgré un +milliard d'impôts. C'est là la raison qui me fait trouver si +ridicule le langage des ministres, qui viennent nous dire chaque +année d'un air triomphant: _Voyez comme l'Angleterre est riche, elle +paye un milliard!_ + + [Note 10: Ainsi, vingt ans avant son premier ouvrage, Bastiat + s'occupait déjà du commencement de réforme douanière + inauguré, chez nos voisins, par Huskisson. (_Note de + l'éditeur._)] + +Je crois que si j'avais eu plus de papier, j'aurais continué cet +obscur bavardage. Adieu, je t'aime bien tendrement. + + + Bordeaux, 9 avril 1827. + +Mon cher Félix, n'étant pas encore fixé sur l'époque de mon retour à +Mugron, je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le +plaisir de t'écrire, et je commence par te donner quelques nouvelles +littéraires. + +D'abord je t'annonce que MM. Lamennais et Dunoyer (noms qui ne sont +pas ainsi accouplés) en sont toujours au même point, c'est-à-dire +l'un à son quatrième et l'autre à son premier volume. + +Dans un journal intitulé _Revue encyclopédique_, j'ai lu quelques +articles qui m'ont intéressé, entre autres un examen très-court de +l'ouvrage de Comte (examen qui se borne à un court éloge), des +considérations sur les assurances et en général sur les applications +du calcul des probabilités, un discours de M. Charles Dupin sur +l'influence de l'éducation populaire, enfin, un article de Dunoyer, +intitulé: Examen de l'opinion, à laquelle on a donné le nom +d'_industrialisme_. Dans cet article, M. Dunoyer ne remonte pas plus +haut qu'à MM. B. Constant et J. B. Say, qu'il cite comme les +premiers publicistes qui aient observé que le but de l'activité de +la société est l'industrie. À la vérité, ces auteurs n'ont pas vu le +parti qu'on pouvait tirer de cette observation. Le dernier n'a +considéré l'industrie que sous le rapport de la production, de la +distribution et de la consommation des richesses; et même, dans son +introduction, il définit la politique la _science de l'organisation +de la société_, ce qui semble prouver que, comme les auteurs du +XVIIIe siècle, il ne voit dans la politique que les formes du +gouvernement, et non le fond et le but de la société. Quant à M. B. +Constant, après avoir le premier proclamé cette vérité, que le but +de l'activité de la société est l'industrie, il est si loin d'en +faire le fondement de sa doctrine, que son grand ouvrage ne traite +que de formes de gouvernement, d'équilibre, de pondération de +pouvoirs, etc., etc. Dunoyer passe ensuite à l'examen du _Censeur +Européen_, dont les auteurs, après s'être emparés des observations +isolées de leurs devanciers, en ont fait un corps entier de +doctrine, qui, dans cet article, est discuté avec soin. Je ne puis +t'analyser un article qui n'est lui-même qu'une analyse. Mais je te +dirai que Dunoyer me paraît avoir réformé quelques-unes des opinions +qui dominaient dans le _Censeur_. Par exemple, il me semble qu'il +donne aujourd'hui au mot industrie une plus grande extension +qu'autrefois, puisqu'il comprend, sous ce mot, tout travail qui tend +à perfectionner nos facultés; ainsi tout travail utile et juste est +industrie, et tout homme qui s'y livre, depuis le chef du +gouvernement jusqu'à l'artisan, est industrieux. Il suit de là que, +quoique Dunoyer persiste à penser comme autrefois que, de même que +les peuples chasseurs choisissent pour chef le chasseur le plus +adroit, et les peuples guerriers, le guerrier le plus intrépide, les +peuples industrieux doivent aussi appeler au timon des affaires +publiques les hommes qui se sont le plus distingués dans +l'industrie; cependant il pense qu'il a eu tort de désigner +nominativement les industries où devait se faire le choix des +gouvernants, et particulièrement l'agriculture, le commerce, la +fabrication et la banque; car quoique ces quatre professions forment +sans doute la plus grande partie du cercle immense de l'industrie, +cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l'homme +perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres +semblent même plus propres à former des législateurs, comme sont +celles de jurisconsulte, homme de lettres. + +J'ai fait la trouvaille d'un vrai trésor, c'est un petit volume +contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J'en +suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes +moyens que lui pour devenir aussi bon et aussi heureux; cependant il +est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir, tant je les +trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule. + +Le hasard m'a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le +sucre de betterave; les auteurs calculent qu'il reviendrait au +fabricant à 90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1 +franc 10 centimes. Tu vois qu'à supposer qu'on réussît parfaitement +dans une pareille entreprise, elle laisserait encore bien peu de +marge. D'ailleurs, pour se livrer avec plaisir à un travail de ce +genre et pour le perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et +malheureusement j'y suis tout à fait étranger; quoi qu'il en soit, +j'ai eu la hardiesse de pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait +s'il y répondra. + +Pour la somme de 3 francs par mois, j'assiste à un cours de +botanique qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre +grand'chose, comme tu vois; mais outre que cela me fait passer le +temps, cela m'est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui +s'occupent de science. + +Voilà du babil; s'il ne t'en coûtait pas autant d'écrire, je te +prierais de me _payer de retour_. + + + Mugron, 3 décembre 1827. + +... Tu m'encourages à exécuter mon projet, je crois que je n'ai +jamais pris de ma vie une résolution aussi ferme. Dès le +commencement de 1828, je vais m'occuper de lever les obstacles; les +plus considérables seront pécuniaires. Aller en Angleterre, mettre +mon habitation en état, acheter les bestiaux, les instruments, les +livres qui me sont nécessaires, faire les avances des gages, des +semences, tout cela pour une petite métairie (car je ne veux +commencer que par une), je sens que ça me mènera un peu loin. Il est +clair pour moi que, les deux ou trois premières années, mon +agriculture sera peu productive, tant à cause de mon inexpérience +que parce que ce n'est qu'à son tour que l'assolement que je me +propose d'adopter fera tout son effet. Mais je me trouve fort +heureux de ma situation, car si je n'avais pas de quoi vivre et au +delà de mon petit bien, il me serait impossible de faire une +pareille entreprise; tandis que, pouvant au besoin sacrifier la +rente de mon bien, rien ne m'empêche de me livrer à mes goûts.--Je +lis des livres d'agriculture; rien n'égale la beauté de cette +carrière, elle réunit tout; mais elle exige des connaissances +auxquelles je suis étranger: l'histoire naturelle, la chimie, la +minéralogie, les mathématiques et bien d'autres. + +Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens. + + + Bayonne, le 4 août 1830. + +Mon cher Félix, l'ivresse de la joie m'empêche de tenir la plume. Ce +n'est pas ici une révolution d'esclaves, se livrant à plus d'excès, +s'il est possible, que leurs oppresseurs; ce sont des hommes +éclairés, riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur +vie pour acquérir l'ordre et sa compagne inséparable, la liberté. +Qu'on vienne nous dire après cela que les richesses énervent le +courage, que les lumières mènent à la désorganisation, etc., etc. Je +voudrais que tu visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les +services dans l'ordre le plus parfait, ils reçoivent et expédient +les courriers, montent la garde, sont à la fois autorités +communales, administratives et militaires. Tous se mêlent, +bourgeois, magistrats, avocats, militaires. C'est un spectacle +admirable pour qui sait le voir; et je n'eusse été qu'à demi de la +secte écossaise[11], j'en serais doublement aujourd'hui. + + [Note 11: Dans la pensée de Bastiat, l'économie politique et + la politique étaient inséparables. Il rattache ici les idées + libérales aux enseignements de l'illustre professeur à + l'université de Glasgow, Adam Smith. (_Note de l'éditeur._)] + +Un gouvernement provisoire est établi à Paris, ce sont MM. +Laffitte, Audry-Puiraveau, Casimir Périer, Odier, Lobeau, Gérard, +Schonen, Mauguin, Lafayette, commandant de la garde nationale, qui +est de plus de quarante mille hommes. Ces gens-là pourraient se +faire dictateurs; tu verras qu'ils n'en feront rien pour faire +enrager ceux qui ne croient ni au bon sens ni à la vertu. + +Je ne m'étendrai pas sur les malheurs qu'ont déversés sur Paris ces +horribles gardes prétoriennes, qu'on nomme gardes royales; ces +hommes avides de priviléges parcouraient les rues au nombre de seize +régiments, égorgeant hommes, enfants et vieillards. On dit que deux +mille étudiants y ont perdu la vie. Bayonne déplore la perte de +plusieurs de ses enfants; en revanche la gendarmerie, les Suisses et +les gardes du corps ont été écrasés le lendemain. Cette fois +l'infanterie de ligne, loin de rester neutre, s'est battue avec +acharnement, et pour la nation. Mais nous n'avons pas moins à +déplorer la perte de vingt mille frères, qui sont morts pour nous +procurer la liberté et des bienfaits dont ils ne jouiront jamais. +J'ai entendu à notre cercle[12] exprimer le voeu de ces affreux +massacres; celui qui les faisait doit être satisfait. + + [Note 12: C'est du cercle du Mugron qu'il s'agit. (_Note de + l'éditeur._)] + +La nation était dirigée par une foule de députés et pairs de France, +entre autres les généraux Sémélé, Gérard, Lafayette, Lobeau, etc., +etc. Le despotisme avait confié sa cause à Marmont, qui, dit-on, a +été tué. + +L'École polytechnique a beaucoup souffert et bravement combattu. + +Enfin, le calme est rétabli, il n'y a plus un seul soldat dans +Paris; et cette grande ville, après _trois jours et trois nuits +consécutives_ de massacres et d'horreurs, se gouverne elle-même et +gouverne la France, comme si elle était aux mains d'_hommes +d'État_... + +Il est juste de proclamer que la troupe de ligne a partout secondé +le voeu national. Ici, les officiers, au nombre de cent +quarante-neuf, se sont réunis pour délibérer; cent quarante-huit ont +juré qu'ils briseraient leurs épées et leurs épaulettes, avant de +massacrer un peuple uniquement parce qu'il ne veut pas qu'on +l'opprime. À Bordeaux, à Rennes, leur conduite a été la même; cela +me réconcilie un peu avec la loi du recrutement. + +On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands +avantages: le premier, de prévenir les désordres, le second, de +maintenir ce que nous venons d'acquérir, le troisième, de faire voir +aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes +inexpugnables. + +On croit que, pour satisfaire aux voeux de ceux qui pensent que la +France ne peut exister que sous une monarchie, la couronne sera +offerte au duc d'Orléans. + +Pour ce qui me regarde personnellement, mon cher Félix, j'ai été +bien agréablement désappointé, je venais chercher des dangers, je +voulais vaincre avec mes frères ou mourir avec eux; mais je n'ai +trouvé que des figures riantes et, au lieu du fracas des canons, je +n'entends que les éclats de la joie. La population de Bayonne est +admirable par son calme, son énergie, son patriotisme et son +unanimité; mais je crois te l'avoir déjà dit. + +Bordeaux n'a pas été si heureux. Il y a eu quelques excès. M. Curzay +s'empara des lettres. Le 29 ou le 30 quatre jeunes gens ayant été +envoyés pour les réclamer comme une propriété sacrée, il passa à +l'un d'eux son épée au travers du corps et en blessa un autre; les +deux autres le jetèrent au peuple, qui l'aurait massacré, sans les +supplications des constitutionnels. + +Adieu, je suis fatigué d'écrire, je dois oublier bien des choses; +il est minuit, et depuis huit jours je n'ai pas fermé l'oeil. +Aujourd'hui au moins nous pouvons nous livrer au sommeil. + +..... On parle d'un mouvement fait par quatre régiments espagnols +sur notre frontière. Ils seront bien reçus. + +Adieu. + + + Bayonne, le 5 août 1830. + +Mon cher Félix, je ne te parlerai plus de Paris, les journaux +t'apprennent tout ce qui s'y passe. Notre cause triomphe, la nation +est admirable, le peuple va être heureux. + +Ici l'avenir paraît plus sombre, heureusement la question se +décidera aujourd'hui même. Je te dirai le résultat par apostille. + +Voici la situation des choses.--Le 3 au soir, des groupes nombreux +couvraient la place publique et agitaient, avec une exaltation +extraordinaire, la question de savoir si nous ne prendrions pas +sur-le-champ l'initiative d'arborer le drapeau tricolore. Je +circulais sans prendre part à la discussion, ce que j'aurais dit +n'aurait eu aucun résultat. Comme il arrive toujours, quand tout le +monde parle à la fois, personne n'agit; et le drapeau ne fut pas +arboré. + +Le lendemain matin, la même question fut soulevée, les militaires +étaient toujours bien disposés à nous laisser faire; mais, pendant +cette hésitation, des dépêches arrivaient aux colonels et +refroidissaient évidemment leur zèle pour la cause. L'un d'eux +s'écria même devant moi que nous avions un roi et une charte, et +qu'il fallait lui être fidèles, que le roi ne pouvait mal faire, que +ses ministres étaient seuls coupables, etc., etc. On lui répondit +solidement... mais tous ces retours à l'inertie me firent concevoir +une idée, qu'à force de remuer dans ma tête, j'y gravai si fixement, +que depuis je n'ai pensé et ne pense encore qu'à cela. + +Il me parut évident que nous étions trahis. Le roi, me disais-je, ne +peut avoir qu'un espoir, celui de conserver Bayonne et Perpignan; de +ces deux points, soulever le Midi et l'Ouest et s'appuyer sur +l'Espagne et les Pyrénées. Il pourrait allumer une guerre civile +dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le sommet +Toulouse; les deux angles sont des places fortes. Le pays qu'il +comprend est la patrie de l'ignorance et du fanatisme; il touche par +un des côtés à l'Espagne, par le second à la Vendée, par le +troisième à la Provence. Plus j'y pensai, plus je vis clairement ce +projet. J'en fis part aux amis les plus influents qui, par une faute +inexcusable, ont été appelés par le voeu des citoyens à s'occuper +des diverses organisations et n'ont plus le temps de penser aux +choses graves. + +D'autres que moi avaient eu la même idée, et à force de crier et de +répéter, elle est devenue générale. Mais que faire, surtout quand on +ne peut délibérer et s'entendre, ni se faire entendre? Je me retirai +pour réfléchir et je conçus plusieurs projets. + +Le premier, qui était déjà celui de toute la population bayonnaise, +était d'arborer le drapeau et de tâcher, par ce mouvement, +d'entraîner la garnison du château et de la citadelle. Il fut +exécuté hier, à deux heures de l'après-midi, mais par des vieux qui +n'y attachaient pas la même idée que Soustra, moi et bien d'autres; +en sorte que ce coup a manqué. + +Je pris alors mon passe-port pour aller en poste chercher le général +Lamarque. Je comptais sur sa réputation, son grade, son caractère de +député, son éloquence pour entraîner les deux colonels; au besoin +sur sa vigueur, pour les arrêter pendant deux heures et se présenter +à la citadelle, en grand costume, suivi de la garde nationale avec +le drapeau en tête. J'allais monter à cheval quand on vint +m'assurer que le général est parti pour Paris, ce qui fit manquer +ce projet, qui était assurément le plus sûr et le moins dangereux. + +Aussitôt je délibérai avec Soustra, qui malheureusement est absorbé +par d'autres soins, dépêches télégraphiques, poste, garde nationale, +etc., etc. Nous fûmes trouver les officiers du 9me, qui sont d'un +esprit excellent, nous leur proposâmes de faire un coup de main sur +la citadelle, nous nous engageâmes à mener six cents jeunes gens +bien résolus; ils nous promirent le concours de tout leur régiment, +après avoir cependant déposé leur colonel. + +Ne dis pas, mon cher Félix, que notre conduite fut imprudente ou +légère. Après ce qui s'est passé à Paris, ce qu'il y a de plus +important c'est que le drapeau national flotte sur la citadelle de +Bayonne. Sans cela, je vois d'ici dix ans de guerre civile; et +quoique je ne doute pas du succès de la cause, je sacrifierais +volontiers jusqu'à la vie, et tous les amis sont dans les mêmes +sentiments, pour épargner ce funeste fléau à nos misérables +provinces. + +Hier soir, je rédigeai la proclamation ci-jointe au 7me léger, qui +garde la citadelle; nous avions l'intention de l'y faire parvenir +avant l'action. + +Ce matin, en me levant, j'ai cru que tout était fini, tous les +officiers du 9me avaient la cocarde tricolore, les soldats ne se +contenaient pas de joie, on disait même qu'on avait vu des officiers +du 7me parés de ces belles couleurs. Un adjudant m'a montré à +moi-même l'ordre positif, donné à toute la 11me division, d'arborer +notre drapeau. Cependant les heures s'écoulent et la bannière de la +liberté ne s'aperçoit pas encore sur la citadelle. On dit, que le +traître J..... s'avance de Bordeaux avec le 55me de ligne; quatre +régiments espagnols sont à la frontière, il n'y a pas un moment à +perdre. Il faut que la citadelle soit à nous ce soir, ou la guerre +civile s'allume. Nous agirons avec vigueur, s'il le faut; mais moi +que l'enthousiasme entraîne sans m'aveugler, je vois l'impossibilité +de réussir, si la garnison, qu'on dit être animée d'un bon esprit, +n'abandonne pas le gouvernement. Nous aurons peut-être des coups et +point de succès. Mais il ne faudra pas pour cela se décourager, car +il faut tout tenter pour écarter la guerre civile. Je suis résolu à +partir de suite, après l'action, si elle échoue, pour essayer de +soulever la Chalosse. Je proposerai à d'autres d'en faire autant +dans la Lande, dans le Béarn, dans le pays Basque; et par famine, +par ruse, ou par force, nous aurons la garnison. + +Je réserve le papier qui me reste pour t'apprendre la fin. + + + Le 5, à minuit. + +Je m'attendais à du sang, c'est du vin seul qui a été répandu. La +citadelle a arboré le drapeau tricolore. La bonne contenance du Midi +et de Toulouse a décidé celle de Bayonne, les régiments y ont arboré +le drapeau. Le traître J..... a vu alors le plan manqué, d'autant +mieux que partout les troupes faisaient défection; il s'est alors +décidé à remettre les ordres qu'il avait depuis trois jours dans sa +poche. Ainsi tout est terminé. Je me propose de repartir +sur-le-champ. Je t'embrasserai demain. + +Ce soir nous avons fraternisé avec les officiers de la garnison. +Punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la +fête. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion +vraiment patriotique. Les officiers étaient plus chauds que nous, +comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres. + +Adieu, tout est fini. La proclamation est inutile, elle ne vaut pas +les deux sous qu'elle te coûterait. + + + Bordeaux, le 2 mars 1834. + +... Je me suis un peu occupé de faire quelques connaissances, j'y +réussirai, j'espère. Mais ici vous voyez écrit sur chaque visage +auquel vous faites politesse: _Qu'y a-t-il à gagner avec toi?_ Cela +décourage.--On fonde, il est vrai, un nouveau journal. Le prospectus +n'apprend pas grand' chose, et le rédacteur encore moins; car l'un +est rédigé avec le pathos à la mode, et l'autre, me supposant un +homme de parti, s'est borné à me faire sentir combien le _Mémorial_ +et l'_Indicateur_ étaient insuffisants pour les patriotes. Tout ce +que j'ai pu en obtenir, c'est beaucoup d'insistance pour que je +prenne un abonnement. + +Fonfrède est tout à fait dans les principes de Say. Il fait de longs +articles qui seraient très-bons dans un ouvrage de longue haleine. À +tout risque, je lui pousserai ma visite. + +Je crois qu'un cours réussirait ici, et je me sens tenté. Il me +semble que j'aurais la force de le faire, surtout si l'on pouvait +commencer par la seconde séance; car j'avoue que je ne répondrais +pas, à la première, même de pouvoir lire couramment: mais je ne puis +quitter ainsi toutes mes affaires. Nous verrons pourtant cet hiver. + +Il s'est établi déjà un professeur de chimie. J'ai dîné avec lui +sans savoir qu'il faisait un cours. Si je l'avais su, j'aurais pris +des renseignements sur le nombre d'élèves, la cotisation, etc. +J'aurais su si, avec un professeur d'histoire, un professeur de +mécanique, un professeur d'économie politique, on pourrait former +une sorte d'_Athénée_. Si j'habitais Bordeaux, il y aurait bien du +malheur si je ne parvenais à l'instituer, dussé-je en faire tous les +frais; car j'ai la conviction qu'en y adjoignant une bibliothèque, +cet établissement réussirait. Apprends donc l'histoire, et nous +essayerons peut-être un jour. + +Je te quitte; trente tambours s'exercent sous mes fenêtres, je ne +sais plus ce que je dis. + +Adieu. + + + Bayonne, le 16 juin 1840. + +Mon cher Félix, je suis toujours à la veille de mon départ, voilà +trois fois que nous commandons nos places; enfin elles sont prises +et payées pour vendredi. Nous avons joué de malheur, car quand nous +étions prêts, le général carliste Balmaceda a intercepté les routes; +il est à craindre que nous n'ayons de la peine à passer. Mais il ne +faut rien dire de cela pour ne pas effrayer ma tante, qui est déjà +trop disposée à redouter les Espagnols. Pour moi, je trouve que +l'affaire qui nous pousse vers Madrid vaut la peine de courir +quelques chances. Jusqu'à présent elle se présente sous un point de +vue très-favorable. Nous trouverions ici les capitaux nécessaires, +si nous ne tenions par-dessus tout à ne fonder qu'une compagnie +espagnole[13]. Serons-nous arrêtés par l'inertie de cette nation? En +ce cas j'en serai pour mes frais de route, et je trouverai une +compensation dans le plaisir d'avoir vu de près un peuple qui a des +qualités et des défauts qui le distinguent de tous les autres. + + [Note 13: Il s'agissait de fonder une compagnie d'assurance. + (_Note de l'éditeur._)] + +Si je fais quelques observations intéressantes, j'aurai soin de les +consigner dans mon portefeuille pour te les communiquer. + +Adieu, mon cher Félix. + + + Madrid, le 6 juillet 1840. + +Mon cher Félix, je reçois ta lettre du 6. D'après ce que tu me dis +de ma chère tante, je vois que pour le moment sa santé est bonne, +mais qu'elle avait été un peu souffrante; c'est là pour moi le +revers de la médaille. Madrid est aujourd'hui un théâtre peut-être +unique au monde, que la paresse et le désintéressement espagnols +livrent aux étrangers qui, comme moi, connaissent un peu les moeurs +et la langue du pays. J'ai la certitude que je pourrais y faire +d'excellentes affaires; mais l'idée de l'isolement de ma tante, à un +âge où la santé commence à devenir précaire, m'empêche de songer à +proclamer mon exil. + +Depuis que j'ai mis le pied dans ce singulier pays, j'ai formé cent +fois le projet de t'écrire. Mais tu m'excuseras de n'avoir pas eu le +courage de l'accomplir, quand tu sauras que nous consacrons le matin +à nos affaires, le soir à une promenade indispensable, et le jour à +dormir et haleter sous le poids d'une chaleur plus pénible par sa +continuité que par son intensité. Je ne sais plus ce que c'est que +les nuages, toujours un ciel pur et un soleil dévorant. Tu peux +compter, mon cher Félix, que ce n'est pas par négligence que j'ai +tant tardé à t'écrire; mais réellement je ne suis pas fait à ce +climat, et je commence à regretter que nous n'ayons pas retardé de +deux mois notre départ..... + +Je suis surpris que le but de mon voyage soit encore un secret à Mugron. +Ce n'en est plus un à Bayonne, et j'en ai écrit, avant mon départ, à +Domenger pour l'engager à prendre un intérêt dans notre entreprise. Elle +est réellement excellente, mais réussirons-nous à la fonder? C'est ce +que je ne puis dire encore; les banquiers de Madrid sont à mille lieues +de l'esprit d'association, toute idée importée de l'étranger est +accueillie par eux avec méfiance, ils sont aussi très-difficiles sur les +questions de personnes, chacun vous disant: Je n'entre pas dans +l'affaire si telle maison y entre; enfin ils gagnent tant d'argent avec +les fournitures, emprunts, monopoles, etc., qu'ils ne se soucient guère +d'autre chose. Voilà bien des obstacles à vaincre, et cela est d'autant +plus difficile qu'ils ne vous donnent pas occasion de les voir un peu +familièrement. Leurs maisons sont barricadées comme des châteaux forts. +Nous avons trouvé ici deux classes de banquiers, les uns, Espagnols de +vieille roche, sont les plus difficiles à amener, mais aussi ceux qui +peuvent donner plus de consistance à l'entreprise; les autres, plus +hardis, plus européens, sont plus abordables mais moins accrédités: +c'est la vieille et la jeune Espagne. Nous avions à opter, nous avons +frappé à la porte de l'Espagne pure, et il est à craindre qu'elle ne +refuse et que de plus nous ne nous soyons fermé, par ce seul fait, la +porte de l'Espagne moderne. Nous ne quitterons la partie qu'après avoir +épuisé tous les moyens de succès, nous avons quelque raison de penser +que la solution ne se fera pas attendre. + +Cette affaire et la chaleur m'absorbent tellement, que je n'ai +vraiment pas le courage d'appliquer à autre chose mon esprit +d'observation. Je ne prends aucune note, et cependant les sujets ne +me manqueraient pas. Je me trouve placé de manière à voir bien des +rouages, et si j'avais la force et le talent d'écrire, je crois que +je serais en mesure de faire des lettres tout aussi intéressantes +que celles de _Custine_, et peut-être plus vraies. + +Pour te donner une idée de la facilité que je trouverais à vivre +ici, indépendamment des affaires qui s'y traitent et auxquelles je +pourrais prendre part, on m'a offert d'y suivre des procès de +maisons italiennes contre des grands d'Espagne, ce qui me donnerait +suffisamment de quoi vivre sans aucun travail suivi; mais l'idée de +ma tante m'a fait repousser cette proposition. Elle me souriait +comme un moyen de prolonger mon séjour et d'étudier ce théâtre, mais +mon devoir m'oblige à y renoncer. + +Mon ami, je crains bien que le catholicisme ne subisse ici le même +sort qu'en France. Rien de plus beau, de plus digne, de plus +solennel et de plus imposant, que les cérémonies religieuses en +Espagne; mais hors de là je ne puis voir en quoi ce peuple est plus +spiritualiste que les autres. C'est, du reste, une matière que nous +traiterons au long à mon retour et quand j'aurai pu mieux observer. + +Adieu, mon cher Félix, fais une visite à ma tante, donne-lui de mes +nouvelles, et reçois l'assurance de ma tendre amitié. + + + Madrid, le 16 juillet 1840. + +Mon cher Félix, je te remercie de tes bonnes lettres des 1er et 6 +juillet; ma tante aussi a eu soin de m'écrire, en sorte que jusqu'à +présent j'ai souvent des nouvelles, et elles me sont bien +nécessaires. Je ne puis pas dire que je m'ennuie, mais j'ai si peu +l'habitude de vivre loin de chez moi que je ne suis heureux que les +jours où je reçois des lettres. + +Tu es sans doute curieux de savoir où nous en sommes avec notre +compagnie d'assurance. J'ai maintenant comme la certitude que nous +réussirons. Il faut beaucoup de temps pour attirer à nous les +Espagnols dont le nom nous est nécessaire; il en faudra beaucoup +ensuite pour faire fonctionner une aussi vaste machine avec des gens +inexpérimentés. Mais je suis convaincu que nous y parviendrons. La +part que Soustra et moi devons avoir dans les bénéfices, comme +créateurs, n'est pas réglée; c'est une matière délicate que nous +n'abordons pas, n'ayant ni l'un ni l'autre beaucoup d'audace sur ce +chapitre. Aussi, nous nous eu remettons à la décision du conseil +d'administration. Ce sera pour moi un sujet d'expérience et +d'observations. Voyons si ces Espagnols si méfiants, si réservés, si +inabordables, sont justes et grands quand ils connaissent les gens. +À cet article près, nos affaires marchent lentement, mais bien. Nous +avons aujourd'hui ce qui est la clef de tout, neuf noms pour former +un conseil, et des noms tellement connus et honorables qu'il ne +paraît pas possible que l'on puisse songer à nous faire concurrence. +Ce soir, il y a une junte pour étudier les statuts et conditions; +j'espère qu'au premier jour l'acte de société sera signé. Cela fait, +peut-être rentrerai-je en France pour voir ma tante et assister à la +session du conseil général. Si je le puis en quelque manière, je n'y +manquerai pas. Mais j'aurai à revenir ensuite en Espagne, parce que +la compagnie me fournira une occasion de faire un voyage complet et +_gratis_. Jusqu'à présent, je ne puis pas dire que j'aie voyagé. +Toujours avec mes deux compagnons, je ne suis entré, sauf les +comptoirs, dans aucune maison espagnole. La chaleur a suspendu +toutes les réunions publiques, bals, théâtres, courses.--Notre +chambre et quelques bureaux, le restaurant français et la promenade +au _Prado_, voilà le cercle dont nous ne sortons pas. Je voudrais +prendre ma revanche plus tôt. Soustra part le 26; sa présence est +nécessaire à Bayonne. Lis tout ceci à ma tante que j'embrasse bien +tendrement. + +Le trait le plus saillant du caractère espagnol, c'est sa haine et +sa méfiance envers les étrangers. Je pense que c'est un véritable +vice, mais il faut avouer qu'il est alimenté par la fatuité et la +rouerie de beaucoup d'étrangers. Ceux-ci blâment et tournent tout en +ridicule; ils critiquent la cuisine, les meubles, les chambres et +tous les usages du pays, parce qu'en effet les Espagnols tiennent +très-peu au confortable de la vie; mais nous qui savons, mon cher +Félix, combien les individus, les familles, les nations peuvent être +heureuses sans connaître ces sortes de jouissances matérielles, nous +ne nous presserions pas de condamner l'Espagne. Ceux-là arriveront +avec leurs poches pleines de plans et de projets absurdes, et parce +qu'on ne s'arrache pas leurs actions, ils se dépitent et crient à +l'ignorance, à la stupidité. Cette affluence de _floueurs_ nous a +fait d'abord beaucoup de tort, et en fera à toute bonne entreprise. +Pour moi, je pense avec plaisir que la méfiance espagnole +l'empêchera de tomber dans l'abîme; car les étrangers, après avoir +apporté leurs plans, seront forcés, pour les faire réussir, de faire +venir des capitaux et souvent des ouvriers français. + +Donne-moi de temps en temps des nouvelles de Mugron, mon cher Félix, +tu sais combien le patriotisme du clocher nous gagne quand nous en +sommes éloignés. + +Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta soeur. + + + Madrid, le 17 août 1840. + +..... Tu me fais une question à laquelle je ne puis répondre: +Comment le peuple espagnol a-t-il pu laisser chasser et tuer les +moines? Moi-même je me le demande souvent; mais je ne connais pas +assez le pays pour m'expliquer ce phénomène. Ce qu'il y a de +probable, c'est que le temps des moines est fini partout. Leur +inutilité, à tort ou à raison, est une croyance généralement +établie. À supposer qu'il y eût en Espagne 40,000 moines, +intéressant autant de familles composées de 5 personnes, cela ne +ferait que 200,000 habitants contre 10 millions. Leurs immenses +richesses ont pu tenter beaucoup de gens de la classe aisée; +l'affranchissement d'une foule de redevances a pu tenter beaucoup de +gens de la classe du peuple. Le fait est qu'on en a fini avec cette +puissance; mais, à coup sûr, jamais mesure, à la supposer +nécessaire, n'a été conduite avec autant de barbarie, d'imprévoyance +et d'impolitique. + +Le gouvernement était aux mains des modérés, qui désiraient +l'abolition des couvents, mais n'osaient y procéder. Financièrement, +on espérait avec le produit des biens nationaux payer les dettes de +l'Espagne, éteindre la guerre civile et rétablir les finances. +Politiquement, on voulait, par la division des terres, rattacher +une partie considérable du peuple à la révolution. Je crois que ce +but a été manqué. + +N'osant agir légalement, on s'entendit avec les exaltés. Une nuit, +ceux-ci firent irruption dans les couvents. À Barcelone, Malaga, +Séville, Madrid, Valladolid, ils égorgèrent et chassèrent les +moines. Le gouvernement et la force publique restèrent trois jours +témoins impassibles de ces atrocités. Quand l'aliment manqua au +désordre, le gouvernement intervint, et le ministère Mendizabal +décréta la confiscation des couvents et des propriétés monacales. +Maintenant on les vend; mais tu vas juger de cette administration. +Un individu quelconque déclare vouloir soumissionner un bien +national, l'État le fait estimer, et cette estimation est toujours +très-modique, parce que l'acquéreur s'entend avec l'expert. Cela +fait, la vente se fait publiquement; on s'est entendu aussi avec le +notaire pour écarter la publicité, et le bien vous reste à bas prix. +Il faut payer un cinquième comptant, et les quatre autres cinquièmes +en huit ans, par huitièmes. L'État reçoit en payement des rentes de +différentes origines, qui s'achètent à la Bourse depuis 75 jusqu'à +95 de perte; c'est-à-dire qu'avec 25 fr. et même avec 5 on paye 100 +fr. + +Il résulte de là trois choses: 1º l'État ne reçoit presque rien, on +peut même dire rien; 2º ce n'est pas le peuple des provinces qui +achète, puisqu'il n'est pas à la Bourse pour brocanter le papier; 3º +cette masse de terres vendues à la fois et à vil prix, a déprécié +toutes les autres propriétés. Ainsi le gouvernement, qui s'est +procuré à peine de quoi payer l'armée, ne remboursera pas la dette. + +La propriété ne se divisera que lorsque les spéculateurs revendront +en seconde main. + +Les fermiers n'ont fait que changer de maîtres; et au lieu de payer +le fermage aux moines, qui, dit-on, étaient des propriétaires fort +accommodants, peu rigoureux sur les termes, prêtant des semences, +renonçant même au revenu dans les années malheureuses, ils payeront +très-rigoureusement aux compagnies belges et anglaises qui, +incertaines de l'avenir, aspirent à rembourser l'État avec le +produit des terres. + +Le simple paysan, dans les années calamiteuses, n'aura plus la soupe +à la porte des couvents. + +Enfin les simples propriétaires ne peuvent plus vendre leurs terres +qu'à vil prix.--Voilà, ce me semble, les conséquences de cette +désastreuse opération. + +Des hommes plus capables avaient proposé de profiter d'un usage qui +existe ici: ce sont des baux de 50 et même 100 ans. Ils voulaient +qu'on affermât aux paysans, à des taux modérés, pour 50 ans. Avec le +produit, on aurait payé l'intérêt annuel de la dette et relevé le +crédit de l'Espagne; et au bout de 50 ans, on aurait un capital déjà +immense, plus que doublé probablement par la sécurité et le travail. +Tu vois d'un coup d'oeil la supériorité politique et financière de +ce système. + +Quoi qu'il en soit, il n'y a plus de moines. Que sont-ils devenus? +Probablement les uns sont morts dans les montagnes, au service de +don Carlos; les autres auront succombé d'inanition dans les rues et +greniers des villes; quelques-uns auront pu se réfugier dans leurs +familles. + +Quant aux couvents, ils sont convertis en cafés, en maisons +publiques, en théâtres et surtout en casernes, pour une autre espèce +de _dévorants_ plus prosaïque que l'autre. Plusieurs ont été démolis +pour élargir les rues, faire des places; sur l'emplacement du plus +beau de tous, et qui passait pour un chef-d'oeuvre d'architecture, +on a construit un passage et une halle qui se font tort +mutuellement. + +Les religieuses ne sont guère moins à plaindre. Après avoir donné la +volée à toutes celles qui ont voulu rentrer dans le monde, on a +enfermé les autres dans deux ou trois couvents, et comme on s'est +emparé de leurs propriétés, qui représentaient les dots qu'elles +apportaient à leur ordre, on est censé leur faire une pension; mais, +comme on ne la paye pas, on voit souvent sur la porte des couvents +cette simple inscription: _Pan para las pobres monjas._ + +Je commence à croire, mon cher Félix, que notre M. Custine avait +bien mal vu l'Espagne. La haine d'une autre civilisation lui avait +fait chercher ici des vertus qui n'y sont pas. Peut-être a-t-il, en +sens inverse, commis la même faute que les Espagnols qui ne voient +rien à blâmer dans la civilisation anglaise. Il est bien difficile +que nos préjugés nous laissent, je ne dis pas bien juger, mais bien +voir les faits. + +Je rentre, mon cher Félix, et j'ai appris que demain on proclame la +loi des _ayuntamientos_. Je ne sais pas si je t'ai parlé de cette +affaire, en tout cas en voici le résumé. + +Le ministère modéré, qui vient de tomber, avait senti que, pour +administrer l'Espagne, il fallait donner au pouvoir central une +certaine autorité sur les provinces; ici, de temps immémorial, +chaque province, chaque ville, chaque bourgade s'administre +elle-même. Tant que le principe monarchique et l'influence du clergé +ont compensé cette extrême diffusion de l'autorité, les choses ont +marché tant bien que mal; mais aujourd'hui cet état de choses ne +peut durer. En Espagne, chaque localité nomme son _ayuntamiento_ +(conseil municipal), alcades, régidors, etc. Ces ayuntamientos, +outre leurs fonctions municipales, sont chargés du recouvrement de +l'impôt et de la levée des troupes. Il résulte de là que, lorsqu'une +ville a quelque sujet de mécontentement, fondé ou non, elle se borne +à ne pas recouvrer l'impôt ou à refuser le contingent. En outre, il +paraît que ces ayuntamientos sont le foyer de grands abus, et qu'ils +ne rendent pas à l'État la moitié des contributions qu'ils +prélèvent. Le parti modéré a donc voulu saper cette puissance. Une +loi a été présentée par le ministère, adoptée par les chambres, et +sanctionnée par la reine, qui dispose que la reine choisira les +alcades parmi trois candidats nommés par le peuple. Les exaltés ont +jeté de hauts cris; de là la révolution de Barcelone et +l'intervention du sabre d'Espartero. Mais, chose qui ne se voit +qu'ici, la reine, quoique contrainte à changer de ministère, en a +nommé un autre qui maintient la loi déjà, votée et sanctionnée. Sans +doute que, parvenu au pouvoir par une violation de la constitution, +il a cru devoir manifester qu'il la respectait en laissant +promulguer une loi qui avait reçu la sanction des trois pouvoirs. +C'est donc demain qu'on proclame cette loi: cela se passera-t-il +sans trouble? je ne l'espère guère. En outre, comme on attribue à la +France et à notre nouvel ambassadeur une mystification aussi peu +attendue, après les événements de Barcelone, il est à craindre que +la rage des exaltés ne se dirige contre nos compatriotes; aussi +j'aurai soin d'écrire à ma tante après-demain, parce que les +journaux ne manqueront pas de faire bruit de l'insurrection qui se +prépare. Elle ne laisse pas que d'être effrayante, quand on songe +qu'il n'y a ici, pour maintenir l'ordre, que quelques soldats +dévoués à Espartero, qui doit être mortellement blessé de la manière +dont son coup d'État a été déjoué. + +Mais quel sujet de réflexions que cette Espagne qui, pour arriver à +la liberté, perd la monarchie et la religion qui lui étaient si +chères; et, pour arriver à l'unité, est menacée dans ses franchises +locales qui faisaient le fond même de son existence! + +Adieu! ton ami dévoué. Je n'ai pas le temps de relire ce fatras, +tire-t'en comme tu pourras. + +_P. S._ Mon cher Félix, la tranquillité de Madrid n'a pas été un +moment troublée. Ce matin, les membres de l'_ayuntamiento_ se sont +réunis en séance publique pour promulguer la nouvelle loi qui ruine +leur institution. Ils ont fait suivre cette cérémonie d'une +énergique protestation, où ils disent qu'ils se feront tous tuer +plutôt que d'obéir à la loi nouvelle. On dit aussi qu'ils ont payé +quelques hommes pour crier les _vivas_ et les _mueras_ d'usage, mais +le peuple ne s'est pas plus ému que ne s'en émouvraient les paysans +de Mugron; et l'_ayuntamiento_ n'a réussi qu'à démontrer de plus en +plus la nécessité de la loi. Car enfin, ne serait-ce point un bien +triste spectacle que de voir une ville troublée et la sûreté des +citoyens compromise par ceux-là mêmes qui sont chargés de maintenir +l'ordre? + +On m'a assuré que les exaltés n'étaient pas d'accord entre eux; les +plus avancés (je ne sais pas pourquoi on a donné du crédit à cette +expression en s'accordant à l'adopter) disaient: + +«Il est absurde de faire un mouvement qui n'ait pas de résultat. Un +mouvement ne peut être décisif qu'autant que le peuple s'en mêle; or +le peuple ne veut pas intervenir pour des idées; il faut donc lui +montrer le pillage en perspective.» + +Et malgré cette terrible logique, l'_ayuntamiento_ n'a pas reculé +devant la première provocation! Du reste, je te parle là de bruits +publics, car, quant à moi, j'étais à la Bibliothèque royale, et je +ne me suis aperçu de rien. + + + Lisbonne, le 24 octobre 1840. + +Mon cher Félix, voilà bien longtemps que je ne t'ai écrit. C'est que +nous sommes si éloignés et qu'il faut si longtemps pour avoir une +réponse de Mugron, que je ne suis jamais sûr de la recevoir ici. +Enfin me voilà à peu près décidé, et sauf circonstances imprévues, à +dire adieu à la Péninsule de lundi en huit. Mon intention est +d'aller à Londres; je ne puis, selon le conseil que tu me transmets, +de la part de ma tante, aller d'abord à Plymouth. Le steamboat va +directement à Londres. J'avais d'abord pensé à m'embarquer pour +Liverpool. Je satisferais ainsi à l'économie et à mon goût pour la +marine, parce que la navigation à voiles est moins chère et plus +fertile en émotions que la monotone vapeur. Mais la saison est si +avancée que ce serait imprudence, et je courrais le risque de passer +un mois en mer. + +Je me suis un peu ennuyé à Lisbonne les premiers jours. Maintenant, +à part le désir bien naturel de revenir chez moi, je me plais ici, +quoique j'y mène une vie uniforme. Mais ce climat est si doux, si +beau, cette nature si riche, et je me sens un bien-être, une +plénitude de santé si inaccoutumée, que j'attribue à cela l'absence +d'ennui. + +Voici un pays qui, je crois, te conviendrait bien: ni chaud, ni +froid, ni brouillards, ni humidité; s'il pleut, ce sont des torrents +pendant un jour ou deux, puis le ciel reprend sa sérénité, et +l'atmosphère sa douce tiédeur. Partout on peut disposer d'un peu +d'eau; ce sont des bosquets de myrtes, d'orangers, des treilles +touffues, des héliotropes qui rampent le long des murs, comme chez +nous les convolvulus. Maintenant je comprends la vie des Maures. +Malheureusement les hommes ici ne valent pas la nature, ils ne +veulent pas se donner la peine par laquelle les Arabes se donnaient +tant de jouissances. Peut-être penses-tu que ces fervents +catholiques dédaignent la fraîcheur et les parfums de l'oranger, et +qu'ils se renferment dans les sévères plaisirs de la pensée et de la +contemplation. Hélas! je reviendrai bien désabusé de la bonne +opinion de Custine; il a cru voir ce qu'il désirait voir. + +Ce sera pour moi une étude fort curieuse que celle de l'Angleterre +succédant à celle de la Péninsule. La comparaison serait plus +intéressante encore, si le catholicisme était aussi vivace ici qu'on se +le représente. Mais enfin je verrai un peuple dont la religion réside +dans l'intelligence, après en avoir vu un pour qui elle est toute dans +les sens. Ici les pompes du culte: des flambeaux, des parfums, des +habits magnifiques, des statues; mais la démoralisation la plus +complète. Là, au contraire, des liens de famille, l'homme et la femme +chacun aux devoirs de son sexe, le travail ennobli par un but +patriotique, la fidélité aux traditions des ancêtres, l'étude constante +de la morale biblique et évangélique; mais un culte simple, grave, se +rapprochant du pur déisme. Quel contraste! que d'oppositions! quelle +source de réflexions! + +Ce voyage aura aussi produit un effet auquel je ne me serais pas +attendu. Il n'a pu effacer cette habitude que nous avons contractée +de nous observer nous-mêmes, de nous écouter penser et sentir, de +suivre toutes les modifications de nos opinions. Cette étude de soi +a bien des charmes, et l'amour-propre lui communique un intérêt qui +ne saurait s'affaiblir. Mais à Mugron, toujours dans un milieu +uniforme, nous ne pouvions que tourner dans un même cercle; en +voyage, des situations excentriques donnent lieu à de nouvelles +observations. Par exemple, il est probable que les événements +actuels m'affectent bien différemment que si j'étais à Mugron; un +patriotisme plus ardent donne plus d'activité à ma pensée. En même +temps, le champ où elle s'exerce est plus étendu, comme un homme +placé sur une hauteur embrasse un plus vaste horizon. Mais la +puissance du regard est pour chacun de nous une quantité donnée, et +il n'en est pas de même de la faculté de penser et de sentir. + +Ma tante, à l'occasion de la guerre, me recommande la prudence; je +n'ai absolument aucun danger à courir. Si je voyageais dans un +bâtiment français et que la guerre fût déclarée, je pourrais +craindre les corsaires; mais dans un navire anglais je ne cours pas +ce danger, à moins de tomber sous la serre d'un croiseur français, +ce qui ne serait pas bien dangereux d'ailleurs. D'après les +nouvelles reçues aujourd'hui, je vois que la France a pris le parti +d'une résignation sentimentale, qui devient grotesque. D'ici elle +me paraît toute _décontenancée_; elle met son honneur à _prouver sa +modération_, et, à chaque insulte, elle répond par des arguments en +forme pour démontrer qu'elle a été insultée. Elle a l'air de croire +que le remords va s'emparer des Anglais, et que, les larmes aux +yeux, ils vont cesser de poursuivre leur but et nous demander +pardon. Cela me rappelle ce mot: _Il m'a souffleté, mais je lui ai +bien dit son fait._ + +Adressez-moi vos lettres à Londres, sous couvert de MM. A. A. Gower +neveux et compagnie. + + + Lisbonne, le 7 novembre 1840. + +Mon cher Félix, malgré le vif désir de me rapprocher de la France, +j'ai été forcé de prolonger mon séjour à Lisbonne. Un rhume m'a +décidé à remettre mon départ de huit jours, et, dans cet intervalle, +on a trouvé des papiers qu'il faut dépouiller, ce qui me force à +rester encore; mais il faudra de bien puissants motifs pour me +retenir au delà du 17 de ce mois. Enfin ce retard a servi à me +guérir, ce qui eût été plus difficile en mer ou à Londres. + +J'ai joué de malheur de me trouver loin de la France dans un moment +aussi intéressant; tu ne peux te faire l'idée du patriotisme qui +nous brûle quand nous sommes en pays étranger. À distance, ce n'est +plus le bonheur, ni même la liberté de notre pays qui nous occupe le +plus, c'est sa grandeur, sa gloire, son influence. Malheureusement, +je crains bien que la France ne jouisse guère des premiers de ces +biens ni des derniers. + +Je me désole d'être sans nouvelles et de ne pouvoir préciser +l'époque où j'en recevrai; au moins, à Londres, j'espère trouver une +rame de lettres. + +Adieu, l'heure du courrier va sonner. + + + Paris, 2 janvier 1841. + +Mon cher Félix, je m'occupais d'un _plan d'association pour la +défense des intérêts vinicoles_. Mais, selon mon habitude, +j'hésitais à en faire part à quelques amis, parce que je ne voyais +guère de milieu entre le succès et le ridicule, quand M. Humann est +venu présenter aux chambres le budget des dépenses et recettes pour +1842. Ainsi que tu l'auras vu, le ministre ne trouve rien de mieux, +pour combler le déficit qu'a occasionné notre politique, que de +frapper les boissons de quatre nouvelles contributions. Cela m'a +donné de l'audace, et j'ai couru chez plusieurs députés pour leur +communiquer mon projet. Ils ne peuvent pas s'en mêler directement, +parce que ce serait aliéner d'avance l'indépendance de leur vote. +C'est une raison pour les uns, un prétexte pour les autres; mais ce +n'est pas un motif pour que les propriétaires de vignes se croisent +les bras, en présence du danger qui les menace. + +Il n'y a qu'un moyen non-seulement de résister à cette nouvelle +levée de boucliers, mais encore d'obtenir justice des griefs +antérieurs, c'est de s'_organiser_. L'_organisation_ pour un but +_utile_ est un moyen assuré de succès. Il faut que chaque +département vinicole ait un comité central, et chaque comité un +délégué. + +Je ne sais pas encore dans quelle mesure je vais prendre part à +cette organisation. Cela dépendra de mes conférences avec mes amis. +Peut-être faudra-t-il que je m'arrête en passant à Orléans, +Angoulême, Bordeaux, pour travailler à y fonder l'association. +Peut-être devrai-je me borner à notre département; en tout cas, +comme le temps presse, tu ferais bien de voir Domenger, Despouys, +Labeyrie, Batistant, et de les engager à parcourir le canton, pour y +préparer les esprits à la résistance légale, mais forte et +organisée. (V. ci-après: _Le fisc et la vigne._--_Note de l'édit._) + +Je n'ai pas besoin, mon cher Félix, de te dérouler la puissance de +l'association! Fais passer tes convictions dans tous les esprits. +J'espère être à Mugron dans une quinzaine, et nous agirons de +concert. + +Adieu, ton dévoué. + + + Paris, 11 janvier 1841. + +Que n'es-tu auprès de moi, mon cher Félix! cela ferait cesser bien +des incertitudes. Je t'ai entretenu du nouveau projet que j'ai +conçu; mais seul, abandonné à moi-même, les difficultés de +l'exécution m'effrayent. Je sens que le succès est à peu près +infaillible; mais il exige une force morale que ta présence me +donnerait, et des ressources matérielles que je ne sais pas prendre +sur moi de demander. J'ai tâté le pouls à plusieurs députés, et je +les ai trouvés froids. Ils ont presque tous des _ménagements_ à +garder; tu sais que nos hommes du Midi sont presque tous quêteurs de +places.--Quant à l'opposition, il serait dangereux de lui donner la +haute main dans l'association, elle s'en ferait un instrument, ce +qu'il faut éviter. Ainsi, tout bien pesé, il faut renoncer à fonder +l'association par le _haut_, ce qui eût été plus prompt et plus +facile. C'est la base qu'il faut fonder.--Si elle se constitue +fortement, elle entraînera tout. Que les vignerons ne se fassent pas +illusion, s'ils demeurent dans l'inertie, ils seront ici faiblement +défendus. Je tâcherai de partir d'ici dimanche prochain; j'aurai +dans une poche le projet des statuts de l'association, dans l'autre +le prospectus d'un petit journal destiné à être d'abord le +propagateur et plus tard l'organe de l'association. Avec cela je +m'assurerai si ce projet rencontre de la sympathie dans Orléans, la +Charente et le bassin de la Garonne. La suite dépendra de mes +observations. Une brusque initiative eût été plus de mon goût. Il y +a quelques années que je l'aurais peut-être tentée; maintenant une +avance de six à huit mille francs me fait reculer, et j'en ai +vraiment honte, car quelques centaines d'abonnés m'eussent relevé de +tous risques. Le courage m'a manqué, n'en parlons plus. + +Je suis obligé, mon cher Félix, d'invoquer sans cesse mon +impartialité et ma philosophie pour ne pas tomber dans le +découragement, à la vue de toutes les misères dont je suis témoin. +Pauvre France!--Je vois tous les jours des députés qui, dans le +tête-à-tête, sont opposés aux fortifications de Paris et qui +cependant vont les appuyer à la chambre, l'un pour soutenir Guizot, +l'autre pour ne pas abandonner Thiers, un troisième de peur qu'on ne +le traite de Russe ou d'Autrichien; l'opinion, la presse, la mode +les entraîne, et beaucoup cèdent à des motifs plus honteux encore. +Le maréchal Soult lui-même est personnellement opposé à cette +mesure, et tout ce qu'il ose faire, c'est de proposer une exécution +lente, dans l'espoir qu'un revirement d'opinion lui viendra en aide, +quand il n'y aura encore qu'une centaine de millions engloutis. +C'est bien pis dans les questions extérieures. Il semble qu'un +bandeau couvre tous les yeux, et on court risque d'être maltraité si +l'on énonce seulement un fait qui contrarie le préjugé dominant. + +Adieu, mon cher Félix, il me tarde bien de causer avec toi; les +sujets ne nous manqueront pas. + +Adieu, ton ami. + + + Bagnères, le 10 juillet 1844. + +Mon cher Félix, j'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M. +Laffitte, d'Aire, membre du conseil général, qui m'embarrasse +beaucoup. Il m'annonce que le général Durrieu va être élevé à la +pairie; que le gouvernement veut le faire remplacer, à la chambre, +par un secrétaire des commandements de M. le duc de Nemours. Il +ajoute que les électeurs d'Aire ne sont pas disposés à subir cette +candidature; et enfin il me demande si je me présenterai, auquel cas +il pense que j'aurai beaucoup de voix dans ce canton, où je n'eus +que la sienne aux élections dernières. + +Comme la législature n'a plus que trois sessions à faire, et +qu'ainsi je serai libre de me retirer au bout de ce terme sans +occasionner une réunion extraordinaire du collége de Saint-Sever, je +serais assez disposé à entrer encore une fois en lice, si je pouvais +compter sur quelques chances; mais je ne dois pas m'aveugler sur le +tort que me fera la scission qui s'est introduite dans le parti +libéral. Si en outre je dois avoir encore contre moi l'aristocratie +de l'argent et le barreau, j'aime mieux rester tranquille dans mon +coin. Je le regretterais un peu, parce qu'il me semble que j'aurais +pu me rendre utile à la cause de la liberté du commerce, qui +intéresse à un si haut degré la France et surtout notre pays. + +Mais cela n'est pas un motif pour que je me mette en avant en +étourdi: je suis donc résolu à attendre qu'il me soit fait, par les +électeurs influents, des ouvertures sérieuses; il me semble que +l'affaire les touche d'assez près pour qu'ils ne laissent pas aux +candidats le soin de s'en occuper seuls. + +Je voulais envoyer mon article au _Journal des Économistes_, mais je +n'ai pas d'occasion; je profiterai de la première qui se présentera. +Il a le défaut, comme toute oeuvre de commençant, de vouloir trop +dire; tel qu'il est, il me paraît offrir quelque intérêt. Je +profiterai de l'occasion pour essayer d'engager une correspondance +avec Dunoyer. + + + Eaux-Bonnes, le 26 juillet 1844. + +Ta lettre m'a fait une pénible impression, mon cher Félix, non point +par les nouvelles que tu me donnes des perspectives électorales, +mais à cause de ce que tu me dis de toi, de ta santé, et de la lutte +terrible que se livrent ton âme et ton corps. J'espère pourtant que +tu as voulu parler de l'état habituel de ta santé, et non pas d'une +recrudescence qui se serait manifestée depuis mon départ. Je +comprends bien tes peines, d'autant plus qu'à un moindre degré je +les éprouve aussi. Ces misérables obstacles, que la santé, la +fortune, la timidité élèvent comme un mur d'airain entre nos désirs +et le théâtre où ils pourraient se satisfaire, est un tourment +inexprimable. Quelquefois je regrette d'avoir bu à la coupe de la +science, ou du moins de ne pas m'en être tenu à la philosophie +synthétique et mieux encore à la philosophie religieuse. On y puise +au moins des consolations pour toutes les situations de la vie, et +nous pourrions encore arranger tolérablement ce qui nous reste de +temps à passer ici-bas. Mais l'existence retirée, solitaire, est +incompatible avec nos doctrines (qui pourtant agissent sur nous avec +toute la force de vérités mathématiques); car nous savons que la +vérité n'a de puissance que par sa diffusion. De là l'irrésistible +besoin de la communiquer, de la répandre, de la proclamer. De plus, +tout est tellement lié, dans notre système, que l'occasion et la +facilité d'en montrer un chaînon ne peuvent nous contenter; et pour +en exposer l'ensemble il faut des conditions de talent, de santé et +de position qui nous feront toujours défaut. Que faire, mon ami? +attendre que quelques années encore aient passé sur nos têtes. Je +les compte souvent, et je prends une sorte de plaisir à remarquer +que plus elles s'accumulent, plus leur marche paraît rapide: + + ......... Vires acquirit eundo. + +Quoique nous ayons la conscience de connaître la vérité, en ce qui +concerne le mécanisme de la société et au point de vue purement +humain, nous savons aussi qu'elle nous échappe quant aux rapports de +cette vie avec la vie future; et, ce qu'il y a de pire, nous croyons +qu'à cet égard on ne peut rien savoir avec certitude. + +Nous avons ici plusieurs prêtres très-distingués. Ils font, de deux +jours l'un, des instructions de l'ordre le plus relevé; je les suis +régulièrement. C'est à peu près la répétition du fameux ouvrage de +Dabadie. Hier le prédicateur disait qu'il y a dans l'homme deux +ordres de penchants qui se rattachent, les uns à la chute, les +autres à la réhabilitation. Selon les seconds, l'homme se fait à +l'image de Dieu; les premiers le conduisent à faire Dieu à son +image. Il expliquait ainsi l'idolâtrie, le paganisme, il montrait +leur effrayante convenance avec la nature corrompue. Ensuite il +disait que la déchéance avait enfoncé si avant la corruption dans le +coeur de l'homme, qu'il conservait toujours une pente vers +l'idolâtrie, qui s'était ainsi insinuée jusque dans le catholicisme. +Il me semble qu'il faisait allusion à une foule de pratiques et de +dévotions qui sont un si grand obstacle à l'adhésion de +l'intelligence.--Mais s'ils comprennent les choses ainsi, pourquoi +n'attaquent-ils pas ouvertement ces doctrines idolâtres? pourquoi ne +les réforment-ils pas? Pourquoi, au contraire, les voit-on +s'empresser de les multiplier? Je regrette de n'avoir pas de +relations avec cet ecclésiastique qui, je crois, professe la +théologie à la faculté de Bordeaux, pour m'en expliquer avec lui. + +Nous voilà bien loin des élections. D'après ce que tu m'apprends, je +ne doute pas de la nomination de l'homme du château. Je suis surpris +que notre roi, qui a la vue longue, ne comprenne pas qu'en peuplant +la chambre de créatures, il sacrifie à quelques avantages immédiats +le principe même de la constitution. Il s'assure un vote, mais il +place tout un arrondissement en dehors de nos institutions; et cette +manoeuvre, s'étendant à toute la France, doit aboutir à corrompre +nos moeurs politiques déjà si peu avancées. D'un autre côté, les +abus se multiplieront, puisqu'ils ne rencontreront pas de +résistance; et quand la mesure sera pleine, quel est le remède que +cherchera une nation qui n'a pas appris à faire de ses droits un +usage éclairé? + +Pour moi, mon cher Félix, je ne me sens pas de force à disputer +quelques suffrages. S'ils ne viennent pas d'eux-mêmes, laissons-les +suivre leur cours. Il me faudrait aller de canton en canton +organiser les moyens de soutenir la lutte. C'est plus que je ne puis +faire. Après tout, M. Durrieu n'est pas encore pair. + +J'ai profité d'une occasion pour envoyer au _Journal des +Économistes_ mon article sur les tarifs anglais et français. Il me +paraît renfermer des points de vue d'autant plus importants qu'ils +ne paraissent préoccuper personne. J'ai rencontré ici des hommes +politiques qui ne savent pas le premier mot de ce qui se passe en +Angleterre; et, quand je leur parle de la réforme douanière qui +s'accomplit dans ce pays, ils n'y veulent pas croire.--J'ai du temps +devant moi pour faire la lettre à Dunoyer. Quant à mon travail sur +la répartition de l'impôt, je n'ai pas les matériaux pour y mettre +la dernière main. La session du conseil général sera une bonne +occasion pour cette publication. + +Adieu, mon cher Félix, si tu apprends quelque chose de nouveau, +fais-m'en part; mais de toutes les nouvelles la plus agréable que tu +puisses me donner, c'est que le découragement dont ta lettre est +empreinte n'était dû qu'à une souffrance passagère. Après tout, mon +ami, et au milieu des épaisses ténèbres qui nous environnent, +attachons-nous à cette idée qu'une cause première, intelligente et +miséricordieuse, nous a soumis, par des raisons que nous ne pouvons +comprendre, aux dures épreuves de la vie: que ce soit là notre foi. +Attendons le jour où elle jugera à propos de nous en délivrer, et de +nous admettre à une vie meilleure: que ce soit là notre espérance. +Avec ces sentiments au coeur, nous supporterons nos afflictions et +nos douleurs... + + + Paris, mai 1845. + +Mon cher Félix, je suis persuadé qu'il te tarde de recevoir de mes +nouvelles. J'aurais aussi bien des choses à te dire, mais je serai +forcé d'être court. Quoique à la fin de chaque jour il se rencontre +que je n'ai rien fait, je suis toujours affairé. Dans ce Paris, +jusqu'à ce qu'on soit au courant, il faut perdre un demi-jour pour +utiliser un quart d'heure. + +J'ai été très-bien accueilli par M. Guillaumin, qui est le premier +_économiste_ que j'ai vu. Il m'annonça qu'il donnerait un dîner, +suivi d'une soirée, pour me mettre en rapport avec les hommes de +notre école; en conséquence je ne suis allé voir aucun de ces +messieurs.--Hier a eu lieu ce dîner. J'étais à la droite de +l'amphitryon, ce qui prouve bien que le dîner était à mon occasion; +à la gauche était Dunoyer. À côté de madame Guillaumin, MM. Passy et +Say. Il y avait en outre MM. Dussard et Reybaud. Béranger avait été +invité, mais il avait d'autres engagements. Le soir, arrivèrent une +foule d'autres économistes: MM. Renouard, Daire, Monjean, Garnier, +etc., etc. Mon ami, entre toi et moi, je puis te dire que j'ai +éprouvé une satisfaction bien vive. Il n'y a aucun de ces messieurs +qui n'ait lu, relu et parfaitement compris mes trois articles. Je +pourrais écrire mille ans dans la _Chalosse_, la _Sentinelle_, le +_Mémorial_, sans trouver, toi excepté, un vrai lecteur. Ici on est +lu, étudié, et compris. Je n'en puis pas douter, parce que tous ou +presque tous sont entrés dans des détails minutieux, qui attestent +que la politesse ne faisait pas seule les frais de cet accueil; je +n'ai trouvé un peu froid que M. X... Te dire les caresses dont j'ai +été comblé, l'espoir qu'on a paru fonder sur ma coopération, c'est +te faire comprendre que j'étais honteux de mon rôle. Mon ami, j'en +suis aujourd'hui bien convaincu, si notre isolement nous a empêchés +de meubler beaucoup notre esprit, il lui a donné, du moins sur une +question spéciale, une force et une justesse, que des hommes plus +instruits et mieux doués ne possèdent peut-être pas. + +Ce qui m'a fait le plus de plaisir, parce que cela prouve qu'on m'a +réellement lu avec soin, c'est que le dernier article, intitulé +_Sophismes_, a été mis au-dessus des autres. C'est en effet celui où +les principes sont scrutés avec le plus de profondeur; et je +m'attendais à ce qu'il ne serait pas goûté. Dunoyer m'a prié de +faire un article sur son ouvrage pour être inséré aux _Débats_. Il a +bien voulu dire qu'il me croyait éminemment propre à faire apprécier +son travail. Hélas! je sens déjà que je ne me tiendrai pas à la +hauteur exagérée où ces hommes bienveillants me placent. + +Après dîner, on a parlé du duel. J'ai rendu un compte succinct de ta +brochure. Demain nous avons encore un dîner de corps chez Véfour; je +l'y porterai, et comme elle n'est pas longue, j'espère qu'on la +lira. Si tu pouvais la refondre ou du moins la retoucher, je crois +qu'on la mettrait dans le journal; mais le règlement s'oppose à ce +qu'on la transcrive textuellement.--Du reste le _Journal des +Économistes_ n'est pas aussi délaissé que je le craignais. Il a cinq +à six cents abonnés; il gagne tous les jours en autorité. + +Te rapporter la conversation m'entraînerait trop loin. Quel monde, +mon ami, et qu'on peut bien dire: On ne vit qu'à Paris et l'on +végète ailleurs!... Malgré cela je soupire déjà après nos promenades +et nos entretiens intimes. Le papier me manque; adieu, cher Félix, +ton ami. + +_P. S._ Je m'étais trompé; un dîner, même d'économistes, n'est pas +une occasion favorable pour la lecture d'une brochure. J'ai remis la +tienne à M. Dunoyer, je ne connaîtrai son sentiment que dans +quelques jours. Tu trouveras dans le _Moniteur_ du 27 mars, qui doit +être dans la bibliothèque de ma chambre, le réquisitoire de Dupin +sur le duel. Peut-être cela te fournira-t-il l'occasion d'étendre ta +brochure. Ce soir je passe la soirée chez Y... Il m'a fait le plus +cordial accueil, et nous avons parlé de tout, même de religion. Il +m'a paru faible sur ce chapitre, parce qu'il la respecte sans y +croire. + +Ce n'est qu'aujourd'hui que je me suis présenté chez Lamartine. Je +n'ai pas été admis, il partait pour Argenteuil; mais avec sa grâce +ordinaire, il m'a fait dire qu'il veut que nous causions à l'aise et +m'a donné rendez-vous pour demain. Comment m'en tirerai-je? + +Dans notre dîner, ou pour mieux dire après, on a agité une grande +question: _de la propriété intellectuelle_. Un Belge, M. Jobard, a +émis des idées neuves et qui t'étonneront. Il me tarde que nous +puissions causer de toutes ces choses; car malgré ces succès +éphémères je sens que je ne suis plus _amusable_ de ce côté. À peine +si cela touche l'épiderme; et, tout bien balancé, la vie de province +pourrait être rendue plus douce que celle-ci pour peu que l'on y eût +le goût de l'étude et des arts. + +Adieu, mon cher Félix, à une autre fois. Écris-moi de temps en temps +et occupe-toi de ton écrit sur le duel. Puisque la cour est revenue +à sa singulière jurisprudence, la chose en vaut la peine. + + + Paris, le 23 mai 1845. + +Tu t'attends à beaucoup de détails, mon cher Félix, mais tu vas être +bien désappointé; depuis ma dernière lettre que j'envoyai par +Bordeaux et dont je n'ai pas encore l'accusé de réception, nous +avons un temps qui me dégoûte des visites. Je passe les matinées à +perdre mon temps à quelques bagatelles, commissions, affaires +obligées, et le soir à le regretter. Ma lettre sera donc bien aride; +cependant j'espère qu'elle te sera agréable à cause de celle de +Dunoyer que j'y joins. Tu verras qu'il a apprécié ton écrit sur le +duel. Je le quitte à l'instant; il m'a répété de vive voix ce qu'il +a consigné dans sa lettre; il a vanté le fond et le style de ta +brochure, et a dit qu'elle supposait des études faites dans la bonne +voie; il m'a exprimé le regret de ne pouvoir en causer plus +longtemps, et le désir de venir chez moi pour traiter plus à fond le +sujet. Demain je la communiquerai à M. Say, qui est un homme +vraiment séduisant par sa douceur, sa grâce, jointe à une grande +fermeté de principes. C'est l'ancre du parti économiste. Sans lui, +sans son esprit conciliant, le troupeau serait bientôt dispersé. +Beaucoup de _mes collaborateurs_ sont engagés dans des journaux qui +les rétribuent beaucoup mieux que l'économiste. D'autres ont des +ménagements politiques à garder; en un mot, il y a une réunion +accidentelle d'hommes bienveillants, qui s'aiment quoique différant +d'opinions à beaucoup d'égards; il n'y a pas de parti ferme, +organisé et homogène. Pour moi, si j'avais le temps de rester ici et +une fortune à recevoir chez moi, je tenterais de fonder une sorte de +Ligue. Mais quand on ne fait que passer, il est inutile d'essayer +une aussi grande entreprise. + +D'ailleurs je suis arrivé trop tôt; ma traduction ne s'imprime que +lentement. Si j'avais pu disposer de quelques exemplaires, ils +m'auraient peut-être ouvert des portes. + +Je n'ai pas vu M. de Lamartine, il est absent de Paris; j'ignore +l'époque de son retour. + +Un homme aimable aussi, c'est M. Reybaud; ce qui prouve en lui une +vigueur d'intelligence remarquable, c'est qu'il est devenu +économiste en se livrant à l'étude des réformateurs du XIXe siècle. +Il en tenait aussi quand il commença son ouvrage, mais son bon sens +a triomphé. + +Je suis en peine de savoir si M. Guizot t'a écrit. Il est à craindre +que ses nombreuses préoccupations ne l'empêchent de lire ta +brochure. S'il n'était qu'homme de lettres, certainement il te +répondrait; mais il est ministre et ministre dirigeant. En tout cas, +s'il arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m'en faire +part. + +Je me suis un peu occupé d'affaires publiques, je veux dire +départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que +l'Adour, c'est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra +1,500,000 fr. Le hasard m'a placé de manière à y donner un petit +coup d'épaule: ce sera toujours quelque chose si les bateaux à +vapeur arrivent jusqu'à Pontons. Quant à la partie comprise entre +Mugron et Hourquet, c'est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a +tenu; mais que faire? Il n'y a qu'une chose dont le public ne veut +pas s'occuper, c'est des affaires publiques. + +Je ne sais si j'écrirai aujourd'hui à ma tante, en tout cas fais-lui +dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes +souvenirs à ta soeur. + + + Paris, le 5 juin 1845. + +Mon cher Félix, une occasion se présente pour Bordeaux, et je ne +veux pas la laisser partir sans répondre quelques mots à ta lettre. +Pardonne-moi si j'abrége beaucoup, j'ai honte de dire que je suis +occupé, car les jours se passent sans que je les utilise. C'est une +chose qu'on ne peut s'expliquer qu'ici. D'ailleurs nous causerons +bientôt de tout ce qui nous intéresse tant, et qui n'intéresse guère +que nous. + +Tu ne m'accuses pas réception de la lettre de Dunoyer, je pense que +tu ne l'as reçue qu'après le départ de Calon. Tu as vu son opinion +sur ta brochure, il me tarde bien de savoir celle de M. +Guizot,--s'il te la communique,--car on assure que les hommes du +pouvoir ne s'occupent absolument que de le conserver. Je ne l'ai pas +encore communiquée à M. Say, il est à la campagne, je ne le verrai +que vendredi. C'est un homme charmant et celui que je préfère; je +dois dîner avec lui chez Dunoyer, et le 10 chez Véfour au banquet +des Économistes. On doit y agiter la question d'inviter le +gouvernement (toujours le gouvernement!) à instituer des chaires +d'économie politique. J'ai été chargé de préparer là-dessus quelques +idées, c'est un sujet qui me plairait; mais je me bornerai à ruminer +mon opinion, parce que, là comme ailleurs, il y a des amours-propres +et des _possesseurs_ qu'il faut ménager. Quant à une association qui +me plairait bien mieux, j'attendrai pour en parler que ma traduction +ait paru, parce qu'elle pourra y préparer les esprits. Mais, pour +s'associer, il faut un principe reconnu; et je crains bien qu'il ne +nous fasse défaut. Je n'ai jamais vu tant de peur de l'_absolu_, +comme si nous ne devions pas laisser à nos adversaires le soin de +modérer au besoin notre marche. + +À Mugron, je t'expliquerai les raisons qui ne permettent pas de +modifier le journal. Au reste, la presse parisienne est maintenant +fondée sur les annonces et constituée, sous le rapport financier, +sur des bases telles que _rien de nouveau n'est possible_. Dès lors, +il n'y a que l'association et les sacrifices qu'elle seule peut +faire qui puissent nous tirer de cette impasse.--Je viens aux choses +qui me sont personnelles et t'en parle ouvertement, comme à un ami +de coeur, sans fausse modestie. Je crois que l'absence d'aveuglement +est un trait qui nous est commun, et je ne crains pas que tu me +trouves trop présomptueux. + +Mon livre aura trente feuilles, il y en a vingt d'imprimées; tout +sera prêt, j'espère, à la fin du mois. Je n'ai rien changé ou peu de +chose à l'introduction que je t'ai lue. La moitié environ paraîtra +dans le prochain numéro du _Journal des Économistes_. L'ignorance +des affaires d'Angleterre est telle, même ici, que cet écrit doit, +ce me semble, faire quelque impression sur les hommes studieux. Je +t'en dirai franchement l'effet. + +J'acquiers chaque jour la preuve que les précédents articles ont +fait quelque effet. L'éditeur a reçu plusieurs demandes d'abonnement +_motivées_, entre autres une lettre de Nevers qui disait: «Il nous +est parvenu deux articles du _Moniteur Industriel_, qui réfute un +article du _Journal des Économistes_, intitulé: _Sophismes._ Nous ne +connaissons cet écrit que par les citations du _Moniteur_, mais cela +nous suffit pour en avoir une haute opinion; veuillez nous l'envoyer +et nous abonner.» Deux abonnements ont été demandés de Bordeaux. +Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c'est une conversation que +j'ai eue avec M. Raoul Duval, conseiller à la cour de Reims, ville +essentiellement prohibitionniste. Il m'a assuré qu'on avait lu à +haute voix l'article des tarifs, et qu'à chaque instant les +manufacturiers disaient: Mais c'est cela, c'est bien cela, voilà ce +qui va nous arriver, il n'y a rien à répondre. Cette scène, mon cher +Félix, me signale la route que je devrais suivre. Si je pouvais, je +devrais maintenant étudier la situation réelle de nos industries +protégées, au flambeau des principes, et pénétrer dans le domaine +des faits. M. Guillaumin veut que je passe en revue une douzaine +d'autres _Sophismes_ pour les réunir et en faire, _à ses frais_, une +brochure à bon marché qui pourra se répandre. + +Il faut que ce soit toi, mon cher Félix, pour que je relate ces +faits qui, du reste, me laissent aussi froid que si cela regardait +un tiers. J'étais déjà fixé sur mes articles, et ton jugement me +servait de garantie suffisante; seulement je me réjouis qu'il y ait +encore quelques autres lecteurs, ce dont je désespérais. + +Je te dirai que je suis à peu près décidé à aller toucher la main à +Cobden, Fox et Thompson; la connaissance personnelle de ces hommes +pourra nous être utile. J'ai quelque espoir qu'ils me donneront des +documents; en tout cas, je ferai provision de quelques bons +ouvrages, et, entre autres, de discours de Fox et Thompson sur +d'autres sujets que la liberté commerciale. Si je restais à Paris, +je sentirais le besoin de m'adonner à cette spécialité: ce serait +bien assez pour mes faibles épaules. Mais, dans notre douce +retraite, cela ne nous suffirait pas. D'ailleurs, l'économie paraît +bien plus belle quand on l'embrasse dans son ensemble. C'est cet +ensemble harmonieux que je voudrais pouvoir un jour saisir. Tu +devrais bien t'occuper d'en montrer quelques traits. + +Si mon petit traité, _Sophismes économiques_, réussit, nous pourrions le +faire suivre d'un autre intitulé: _Harmonies sociales._ Il aurait la +plus grande utilité, parce qu'il satisferait le penchant de notre époque +à rechercher des organisations, des harmonies artificielles, en lui +montrant la beauté, l'ordre et le principe progressif dans les harmonies +naturelles et providentielles. + +J'emporterai quelques ouvrages d'ici. Mon voyage aura du moins servi +à nous donner des aliments, et à nous faire connaître un peu +l'esprit du siècle. + +Adieu, mon cher Félix. Je n'ai pas écrit aujourd'hui à ma tante, +dis-lui que j'ai reçu sa lettre qui m'a fait bien plaisir, en ayant +été privé longtemps. + + + 16 juin 1845. + +Mon cher Félix, je t'annonce que ma _Ligue_ est imprimée; on est +maintenant après l'introduction, et cela ne peut durer plus de huit +jours. Il y a donc apparence qu'à la fin du mois, je serai libre de +partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j'aurai le plaisir de +t'embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte, +Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre +qu'après, au cas que j'aie quelque chose à te conter. Dimanche, on +me fit une ouverture; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a +tant de pour et de contre que je ne saurai jamais me décider sans +toi. C'est d'être le directeur du _Journal des Économistes_. Au +point de vue pécuniaire, c'est une misérable affaire; il s'agit de +cent louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras +facilement combien cette position doit aller à mes goûts. D'abord ce +journal, bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par +contre-coup sur la presse, une grande influence. Si l'économiste qui +sera là établit sa réputation de supériorité dans sa spécialité, il +est impossible qu'il ne se fasse pas quelque peu redouter des +protectionnistes, des réformateurs, en un mot, des ignorants de +toute espèce. Par la parole, je n'irai jamais bien loin, parce que +je manque de confiance, de mémoire et de présence d'esprit; mais ma +plume a assez de dialectique pour faire honte à certains de nos +hommes d'État. + +Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être +exclusive, parce que je serai entouré de paresseux; et, autant que +les actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une +homogénéité qui lui manque. + +Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes +éminents, au moins dans la sphère de l'économie politique et des +affaires financières et douanières; et en définitive je serai à leur +égard l'organe de l'opinion publique, de l'opinion consciencieuse et +éclairée. Il me semble qu'un pareil rôle peut s'agrandir +indéfiniment, suivant la portée de celui qui l'occupe. + +Quant au travail, il n'est pas de nature, comme le journalisme +quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n'est +qu'une perspective éloignée), le directeur du journal, s'il est à la +hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs +pour une chaire d'économie politique qui deviendrait vacante. + +Voilà le pour.--Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de +ceux que j'aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s'acheminer +vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie +sévère, que je voie s'agiter les passions sans les partager; que +j'aie sans cesse sous les yeux le spectacle des ambitions +satisfaites sans permettre à ce sentiment de s'approcher de mon +coeur; car toute notre force est dans nos principes, et dans la +confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n'est pas ce que je +redoute. La simplicité des habitudes est loin de m'effrayer. + + + Le 18... + +Je me suis retiré ce matin à une heure de chez Dunoyer; les convives +étaient ceux que je t'ai nommés, plus M. de Tracy. À peine a-t-on +effleuré l'économie politique; ces messieurs en font en amateurs. +Pendant le dîner cependant, on a parlé quelque peu liberté de +commerce. M. X... a dit que les Anglais _jouaient la comédie_. Il ne +me convenait pas de relever ce mot; mais j'étais bien tenté de lui +demander s'il croyait ou non au principe de la liberté. Car enfin, +s'il y croit, pourquoi ne veut-il pas que les Anglais y croient? +Parce qu'ils y ont intérêt? Je me rappelais ton argument: Si l'on +formait une société de tempérance, faudrait-il la déprécier, parce +que les hommes ont intérêt à être tempérants? Si je fais un +_sophisme_ sur ce sujet, j'y glisserai cette réfutation. Après dîner +on m'a cloué à un whist: soirée perdue. Toute la rédaction du +journal y était: Wolowski, Villermé, Blaise, Monjean, etc., +etc.--Z...--autre déception, je le crains. Il s'est engoué +d'agriculture, et partant d'idées prohibitives. Vraiment je vois les +choses de près, et je sens que je pourrais faire du bien et payer ma +dette à l'humanité. + +Je reviens au journal. On ne m'a pas demandé de résolution actuelle, +maintenant j'attendrai. J'en parle à ma tante, il faut voir ce +qu'elle en pense. Elle me laisserait certainement suivre mon +penchant, si elle voyait en même temps un avenir pécuniaire, et +humainement parlant elle a raison, elle ne peut pas comprendre la +portée de la position que je puis prendre. Si elle t'en parle, +dis-moi l'effet que ma lettre aura produit. De mon côté je te dirai +celui que va produire ma _Ligue_: la lira-t-on? J'en doute. On est +ici accablé de lecture. Si je te disais que, sauf Dunoyer et Say, +aucun de mes collaborateurs n'a lu Comte! Tu sais déjà que *** n'a +pas lu Malthus. À dîner, Tracy a dit que la misère de l'Irlande +infirmait la doctrine de Malthus!! J'ai entendu dire à quelqu'un +qu'il y avait _du bon_ dans le _Traité de législation_, et surtout +dans le _Traité de la propriété_. Pauvre Comte! Say m'a conté sa +triste histoire, la persécution et sa probité l'ont tué. + +Il est bien entendu que tu ne souffleras pas un mot de ce que je te +dis sur la direction du journal. Tu sens que cette nouvelle ferait +un éclat inopportun. + +Je crois t'avoir dit que l'éditeur de la _Ligue_ va éditer aussi les +_Sophismes_. Ce sera un petit livre à bon marché, mais le titre n'en +est pas attrayant. J'en cherche un autre; aide-moi. Le petit livre +de Mathieu de Dombasle était intitulé: _Un rayon de bon sens_, etc. + +Comme je ne pourrai pas épuiser tous les sophismes en un petit +volume, s'il se vend, j'en ferai un autre. Il serait bon que, de ton +côté, tu en traitasses quelques-uns; je les intercalerais avec les +miens, cela te ferait connaître au moins de mes confrères, et tu +pourrais alors, si le coeur t'en disait, te faire _éditer_ sans +bourse délier, ce qui n'est pas une petite affaire. + +Adieu, mon cher Félix, écris-moi. + + + Paris, le 3 juillet 1845 (11 heures du soir). + +..... Comme toi, mon cher Félix, j'envisage l'avenir avec effroi. +Laisser ma tante, me séparer de ceux que j'aime, te laisser à Mugron +seul, sans ami, sans livres, cela est affreux. Et, pour moi-même, je +ne sais si des travaux solitaires, médités à loisir, discutés avec +toi, ne vaudraient pas mieux. D'un autre côté, il est certain qu'il +y a ici une place à conquérir, la seule que je pouvais ambitionner, +la seule qui me convient et à qui je conviens. Il est maintenant +certain que je puis avoir la direction du journal, et je ne doute +pas qu'on ne m'accorde 6 fr. par abonnement. Il y a 500 abonnés, ce +qui fait 3,000 fr. Ce n'est absolument rien, pécuniairement parlant; +mais il faut bien croire qu'une forte direction imprimée au journal +augmenterait sa clientèle; et si nous parvenions au chiffre 1,000, +je serais satisfait.--Puis vient la perspective d'un cours; je ne +sais si je t'ai dit qu'à notre dernier dîner, nous avions décidé +qu'une démarche serait faite auprès du ministère pour qu'il fondât +des chaires d'économie politique à la Faculté. MM. Guizot, Salvandy, +Duchâtel se sont montrés favorables à ce projet. M. Guizot a dit: +«Je suis si bien disposé, que c'est moi qui ai fondé la chaire +qu'occupe M. Chevalier. Évidemment, nous faisons fausse route, et il +est indispensable de répandre les saines doctrines économiques. Mais +la grande difficulté, c'est le choix des personnes.» Sur cette +réponse, MM. Say, Dussard, Daire et quelques autres m'ont assuré +que, si on les consultait, ils me désigneraient. M. Dunoyer sera +certainement pour moi. J'ai su que le ministre des finances avait +été frappé de mon introduction, et lui-même m'a fait demander +l'ouvrage. J'aurais donc bien des chances, sinon d'être appelé à la +Faculté, du moins, si l'on y nommait Blanqui, Rossi ou Chevalier, de +remplacer un de ces messieurs au Collége de France ou au +Conservatoire. D'une manière ou d'une autre, je serais lancé, avec +une existence assurée, et c'est tout ce qu'il me faut. + +Mais quitter Mugron! mais quitter ma tante! mais ma poitrine! mais +le cercle peu étendu de mes connaissances! enfin le long chapitre +des objections... Oh! que n'ai-je dix ans de moins et une bonne +santé! Du reste, tu comprends que cette perspective est encore +éloignée; mais tu comprends aussi que la direction du journal +mettrait bien des chances de mon côté. Donc; au lieu de donner deux +_sophismes_, dans le prochain numéro, choisis parmi ceux d'un genre +populaire et anecdotique, je sens l'_opportunité de faire de la +doctrine_, et je vais consacrer la journée de demain à en refondre +deux ou trois plus importants. Voilà pourquoi je ne puis t'écrire +aussi longuement que je voudrais et me vois forcé de parler de moi +au lieu de répondre à tes affectueuses lettres. + +M. Say veut me confier tous les papiers de son père: il y a des +choses assez curieuses. C'est d'ailleurs un témoignage de confiance +qui m'a touché. Hippolyte Comte, le fils de Charles, me laissera +aussi fouiller dans les notes de notre auteur favori, lequel est +entièrement inconnu ici même... Mais je ne veux pas manquer à ce que +je dois aux hommes qui m'accablent de preuves d'amitié. + +Tu vois, cher Félix, que de motifs pour et contre: il faudra +pourtant que je me décide bientôt. Oh! j'ai bien besoin de tes +conseils, et surtout que tu me dises ce que pense ma pauvre tante. + +Quoique je réponde à peine à tes lettres, il faut pourtant que je te +dise que l'ouvrage de _Simon_ est très-rare et très-cher; il n'y en +a que quatre exemplaires, dont deux dans les bibliothèques +publiques. Bossuet avait fait détruire toute l'édition. + +Adieu, mon cher Félix, excuse la hâte avec laquelle j'écris. + + + Londres, juillet 1845. + +Mon cher Félix, j'arrivai ici hier soir. Sachant combien tu +t'intéresses à notre cause, et au rôle que le hasard m'y a donné, je +te raconterai tout ce qui se passe, d'autant que je n'ai pas le +temps de prendre des notes, et dès lors mes lettres me serviront +plus tard à rappeler mes souvenirs, afin que de vive voix je puisse +te donner plus de détails. + +Après m'être installé à l'hôtel (à 10 sh. par jour), je me suis mis +à écrire six lettres pour Cobden, Bright, Fox, Thompson, Wilson et +le secrétaire qui m'envoie la _Ligue_. Puis j'ai écrit six dédicaces +sur autant d'exemplaires de mon livre, et sur ce, je me suis mis au +lit. Ce matin j'ai porté mes six exemplaires au bureau de la +_Ligue_, avec prière de les remettre à qui de droit. L'on m'a dit +que Cobden partait le jour même pour Manchester, et que probablement +je le trouverais en train de faire ses préparatifs (les préparatifs +d'un Anglais consistent à avaler un beefsteak et à fourrer deux +chemises dans un sac). J'ai couru chez Cobden; je l'ai en effet +rencontré, et nous avons causé pendant deux heures. Il comprend bien +le français, le parle un peu, et d'ailleurs j'entends son anglais. +Je lui ai exposé l'état des esprits en France, l'effet que j'attends +de ce livre, etc., etc. Il m'a témoigné sa peine de quitter Londres, +et je l'ai vu sur le point de renoncer à son voyage. Ensuite il m'a +dit: La Ligue est une franc-maçonnerie, à cela près que tout est +public. Voici une maison que nous avons louée pour recevoir nos amis +pendant le Bazar, maintenant elle est vide, il faut vous y +installer.--J'ai fait des façons.--Alors il a repris: Cela peut ne +pas vous être agréable, mais c'est utile à la cause, parce que MM. +Bright, Moore et autres ligueurs y passent leurs soirées, et il faut +que vous soyez toujours au milieu d'eux. Cependant, comme dans la +suite il a été décidé que j'irai le joindre à Manchester +après-demain, je n'ai pas jugé à propos de déménager pour deux +jours. Ensuite il m'a mené au _Reform-Club_, magnifique +établissement, et m'a laissé à la bibliothèque pendant qu'il prenait +le bain. Cela fait, il a écrit deux lettres, à Bright et à Moore, et +je l'ai accompagné au rail-way. Le soir, je suis allé voir Bright, +toujours au même hôtel, quoique ces messieurs ne l'habitent pas; +l'accueil de Bright n'a pas tout à fait été aussi cordial. Je me +suis aperçu qu'il n'approuvait pas que j'eusse mis le nom de Cobden +sur le titre de mon livre; de plus, il parut surpris que je n'eusse +rien traduit de M. Villiers; et quant à lui, sa part est petite, +quoique assurément il en méritât une plus grande, car il est doué +d'une éloquence entraînante. Cependant la conversation a arrangé +tout cela. Obligé de parler lentement pour me faire comprendre, et +traitant toujours des sujets qui me sont familiers, avec des hommes +qui ont toutes nos idées, je me trouvais certainement dans les +circonstances les plus favorables. Il m'a mené au parlement, où je +suis resté jusqu'à présent, parce qu'on traitait une question qui +embrasse l'éducation et la religion. Sorti à onze heures, je me suis +mis à t'écrire. Demain, j'ai rendez-vous avec lui, et après-demain +je vais voir Manchester et retrouver mon Cobden. Il doit faire mon +logement et me laisser entre les mains de M. Ashworth, ce riche +manufacturier qui a fait un si bon argument pour démontrer aux +fermiers que l'exportation des objets manufacturés impliquait +l'exportation des choses qui s'y sont incorporées, et que, par +conséquent, la restriction du commerce leur retombait sur le nez. Ce +brusque départ, je le crains, m'empêchera de voir Fox et Thompson +jusqu'à mon retour, ainsi que Mill et Senior, pour qui j'ai des +lettres. + +Voilà ma première journée, fort en abrégé. Je vais donc pénétrer +dans Manchester et Liverpool, dans des circonstances que peu de +Français peuvent espérer. J'y serai un dimanche. Cobden me mènera +chez les quakers, les wesleyens. Nous saurons enfin quelque chose; +et quant aux fabriques, rien ne me sera caché. De plus, toutes les +opérations de la Ligue me seront dévoilées. Il a été vaguement +question d'une seconde édition de mon ouvrage sur une plus grande +échelle. Nous verrons. + +N'oublions pas Paris. Avant de le quitter, j'ai passé une heure +avec Hippolyte, le fils de Charles Comte; il m'a montré tous les +manuscrits de son père. Il y a deux ou trois cours faits à Genève, à +Londres, à Paris; tout cela, sans doute, a servi au _Traité de +législation_; mais quelle mine à mettre au jour! + +Adieu, je te quitte. J'ai encore trois lettres à écrire à Paris, et +nous sommes déjà à demain, car il est plus de minuit. + + + Bordeaux, le 19 février 1846. + +Mon cher Félix, je t'avais promis de t'écrire les événements de +Bordeaux. Je suis si interrompu par les visites, les assemblées et +autres incidents fâcheux, que l'heure du courrier arrive toujours +avant que j'aie pu réaliser ma promesse; d'ailleurs je n'ai pas +grand'chose à te dire. Les choses se passent fort doucement. On a +beaucoup pataugé dans les préliminaires d'une _constitution_. Enfin +elle est sortie telle quelle de la discussion, et aujourd'hui elle +est offerte à la sanction de soixante-dix à quatre-vingts membres +fondateurs; le bureau définitif va être installé, avec le maire en +tête pour président, et, dans deux ou trois jours, aura lieu une +grande réunion pour ouvrir la souscription. On croit que Bordeaux +ira à 100,000 fr. Il me tarde de le voir. Tu comprends que ce n'est +qu'à partir d'aujourd'hui, de l'installation du bureau, qu'on peut +s'occuper d'un plan, puisque c'est lui qui doit avoir l'initiative. +Quel sera ce plan? Je l'ignore. + +Quant à mon concours personnel, il se borne à assister aux séances, +à faire quelques articles de journaux, à faire et recevoir des +visites et à essuyer des objections économiques de toutes sortes. Il +m'est bien démontré que l'état de l'instruction en ce genre ne +suffit pas pour faire marcher l'institution, et je me retirerais +sans espoir si je ne comptais un peu sur l'institution même pour +éclairer ses propres membres. + +J'ai trouvé ici mon pauvre _Cobden_ tout à fait en vogue. Il y a un +mois, il n'y en avait que deux exemplaires, celui que j'ai donné à +Eugène et l'échantillon du libraire; aujourd'hui on le trouve +partout. J'aurais honte, mon cher Félix, de te dire l'opinion qu'on +s'est formée de l'auteur. Les uns supposent que je suis un savant du +premier ordre; les autres, que j'ai passé ma vie en Angleterre à +étudier les institutions et l'histoire de ce pays. Bref, je suis +tout honteux de ma position, sachant fort bien distinguer ce qu'il y +a de vrai et ce qu'il y a d'exagéré dans cette opinion du moment. Je +ne sais si tu verras le _Mémorial_ d'aujourd'hui (48); tu +comprendras que je n'aurais pas pris ce ton, si je n'avais bien vu +ce que je puis faire. + +Il est à peu près résolu que, lorsque cette organisation sera en +train, je me rendrai à Paris pour essayer de mettre en mouvement +l'industrie parisienne, que je sais être bien disposée. Si cela +réussit, je prévois une difficulté, c'est celle de décider les +Bordelais à envoyer leur argent à Paris. Il est certain, cependant, +que c'est le centre d'où tout doit partir; car, à dépense égale, la +presse parisienne a dix fois plus d'influence que la presse +départementale. + +Quand tu m'écriras (que ce soit le plus tôt possible), dis-moi +quelque chose de tes affaires. + + + Paris, le 22 mars 1846. + +Mon cher Félix, j'espère que tu ne tarderas pas à me donner de tes +nouvelles. Dieu veuille qu'un arrangement soit intervenu: je ne +l'espère guère et le désire beaucoup.--Une fois délivré de cette +pénible préoccupation, tu pourrais consacrer ton temps à des choses +utiles, comme par exemple ton article du _Mémorial_, que je n'ai eu +le temps que de lire très-rapidement, mais que je relirai demain +chez mon oncle. Il est plein de vivacité et offre, sous des formes +saisissantes, d'excellentes démonstrations. Lundi je le lirai à +l'assemblée, qui sera assez nombreuse. Quand je me serai un peu +mieux posé, je t'indiquerai le journal de Paris auquel il faudra +t'adresser; mais alors il faudra, autant que possible, t'abstenir de +parler de vins. Je viens de dire que nous avions une assemblée +lundi. Le but est de constituer le bureau de l'association. Nous +avons pour président le duc d'Harcourt qui a accepté avec une +résolution qui m'a plu. Les autres membres seront MM. Say, Blanqui +et Dunoyer. Mais ce dernier n'aimerait guère à se mettre en +évidence, et je proposerai à sa place M. Anisson-Duperron, pair de +France, qui m'a charmé en ce qu'il est ferme sur _le principe_. Pour +trésorier, nous aurons le baron d'Eichthal, riche banquier. Enfin +l'état-major se complétera d'un secrétaire, qui évidemment est +appelé à supporter le poids de la besogne. Tu pressens peut-être que +ces fonctions me sont destinées. Comme toujours j'hésite. Il m'en +coûte de m'enchaîner ainsi à un travail ingrat et assidu. D'un autre +côté, je sens bien que je puis être utile en m'occupant +exclusivement de cette affaire. D'ici à lundi il faudra bien que ma +détermination soit irrévocablement prise. Au reste, j'espère que les +adhésions ne nous manqueront pas. Pairs, députés, banquiers, hommes +de lettres viendront à nous en bon nombre, et même quelques +fabricants considérables. Il me paraît évident qu'il s'est opéré un +grand changement dans l'opinion, et le triomphe n'est peut-être pas +aussi éloigné que nous le supposions d'abord. + +Ici on voudrait beaucoup que je fusse nommé député; tu ne peux te +figurer combien l'espèce de prophétie que contient mon _introduction_ +m'a donné de crédit. J'en suis confus et embarrassé, sentant fort bien +que je suis au-dessous de ma réputation; mais il ne m'est permis de +conserver aucun espoir, relativement à la députation, car ce qui se +passe à Bordeaux et à Paris n'a que peu de retentissement à +Saint-Sever. Et d'ailleurs, ce serait peut-être un motif de plus pour +qu'on me tînt à l'écart. Cette chère Chalosse ne semble pas comprendre +la portée de l'entreprise à laquelle j'ai consacré mes efforts; sans +cela il est probable qu'elle voudrait s'y associer, en accroissant mon +influence dans son intérêt. Je ne lui en veux pas; je l'aime et la +servirai jusqu'au bout, quelle que soit son indifférence. + +Aujourd'hui j'ai fait mon entrée à l'Institut, on y a discuté la +question de l'enseignement. Des universitaires, Cousin en tête, ont +accaparé la discussion. Je regrette bien d'avoir laissé à Mugron mon +travail sur ce sujet, car je ne vois pas que personne l'envisage à +notre point de vue. + +Tâche de faire de temps en temps des articles pour entretenir à +Bordeaux le feu sacré; plus tard on en fera sans doute une +collection qui sera distribuée à grand nombre d'exemplaires. Dans la +prochaine lettre que j'écrirai à ma tante, je mettrai un mot pour te +dire ce qu'on a pensé de ton dernier article, à l'assemblée. + +J'attends notre ami Daguerre pour être présenté à M. de Lamennais; +j'espère le convertir au _free-trade_. M. de Lamartine a annoncé son +adhésion, ainsi que le bon Béranger; on fera arriver aussi M. +Berryer dès que l'association sera assez fortement constituée pour +ne pouvoir pas être détournée par les passions politiques. De même +pour Arago; tu vois que toutes les fortes intelligences de l'époque +seront pour nous. On m'a assuré que M. de Broglie accepterait la +présidence. J'avoue que je redoute un peu les allures diplomatiques +qui doivent être dans ses habitudes. Sa présence ferait sans doute, +dès l'abord, un effet prodigieux; mais il faut voir l'avenir et ne +pas se laisser séduire par un éclat momentané. + + + Paris, le 18 avril 1846. + +Mon cher Félix, je suis entièrement privé de tes lettres, il est +vrai que je suis moi-même bien négligent. Tu ne pourras pas croire +que le temps me manque, et c'est pourtant la vérité; quand on est +comme campé à Paris, la distribution des heures est si mauvaise +qu'on n'arrive à rien. + +Je ne te dirai pas grand'chose de moi, j'ai tant de personnes à voir +que je ne vois personne; cela semble un paradoxe, et c'est la +vérité. Je n'ai été qu'une fois chez Dunoyer, une fois chez Comte, +une fois chez Mignet, et ainsi du reste. Je puis avoir des relations +avec les journaux; la _Patrie_, le _Courrier français_, le _Siècle_ +et le _National_ m'ont ouvert leurs colonnes. Je n'ai pas encore +d'aboutissant aux _Débats_. M. Michel Chevalier m'a bien offert d'y +faire admettre mes articles; mais je voudrais avoir entrée dans les +bureaux pour éviter les coupures et les altérations. + +L'association marche à pas de tortue, ce n'est que de dimanche en +huit que je serai fixé, ce jour-là il y aura une réunion. Voici les +noms de quelques-uns des membres: d'Harcourt, Pavée de Vendeuvre, +amiral Grivel, Anisson-Duperron, Vincens Saint-Laurent, pairs. + +Lamartine, Lafarelle, Bussières, Lherbette, de Corcelles et quelques +autres députés[14]. + + [Note 14: La coopération de plusieurs de ces personnages ne + fut pas obtenue. (_Note de l'éditeur._)] + +Michel Chevalier, Blanqui, Wolowski, Léon Faucher et autres +économistes; d'Eichthal, Cheuvreux, Say et autres banquiers +négociants. + +La difficulté est de réunir ces personnages emportés par le +tourbillon politique. Derrière, il y a des jeunes gens plus ardents, +et qu'il faut contenir, au moins provisoirement, pour ne pas perdre +l'avantage de nous appuyer sur ces noms connus et populaires. + +En attendant, nous avons eu un meeting composé de négociants et +fabricants de Paris. Notre but était de les préparer, j'étais +très-peu _préparé_ moi-même et je n'avais pas consacré plus d'une +heure à méditer ce que j'aurais à dire. Je me suis fait un plan +très-simple dans lequel je ne pouvais m'égarer; j'ai été heureux de +m'assurer que cette méthode n'était pas au-dessus de mes facultés. +En débutant très-simplement et sur le ton de la conversation, sans +rechercher l'esprit ni l'éloquence, mais seulement la clarté et le +ton de la conviction, j'ai pu parler une demi-heure, sans fatigue ni +timidité. D'autres ont été plus brillants. Nous aurons un autre +meeting plus nombreux dans huit jours, puis j'essayerai d'aller +agiter le quartier latin. + +J'ai vu ces jours-ci le ministre des finances; il a approuvé tout ce +que je fais, et ne demande pas mieux que de voir se former une +opinion publique. + +Adieu, l'heure me presse, je crains même d'être en retard. + + + 3 mai 1846. + +Mon cher Félix, j'apprends qu'une occasion se présente pour cette +lettre, et quoique je sois abîmé (car il y a sept heures que j'ai la +plume à la main), je ne veux pas la laisser partir sans te donner de +mes nouvelles. + +Je t'ai parlé d'une réunion pour demain, en voici l'objet. L'adjonction +des personnages a enterré notre modeste association. Ces messieurs ont +voulu tout reprendre _ab ovo_, nous en sommes donc à faire un programme, +un manifeste, c'est à cela que j'ai travaillé tout aujourd'hui. Mais il +y en a quatre autres qui font la même besogne. Qu'on veuille choisir ou +fondre, je m'attends à une longue discussion sans dénoûment, parce qu'il +y a beaucoup d'hommes de lettres, beaucoup de théoriciens, puis le +chapitre des amours-propres! Je ne serais donc pas surpris qu'on +renvoyât à une autre commission où les mêmes difficultés se +présenteront, car chacun, excepté moi, défendra son oeuvre, et l'on +viendra se faire juger par l'assemblée. C'est dommage; après le +manifeste viendront les statuts, l'organisation conforme, les +souscriptions, et ce n'est qu'après tout cela que je serai fixé. +Quelquefois il me prend envie de déserter, mais quand je songe au bon +effet que produira le simple manifeste avec ses quarante signatures, je +n'en ai pas le courage. Peut-être, une fois le manifeste lancé, irai-je +à Mugron attendre qu'on me rappelle, car je suis effrayé de passer les +mois entiers à travers de simples formalités, et sans rien faire +d'utile. D'ailleurs la lutte électorale pourra réclamer ma présence. M. +Dupérier m'a fait dire qu'il s'était formellement désisté, il a même +ajouté qu'il avait brûlé ses vaisseaux et écrit à tous ses amis qu'il +renonçait à la candidature. Puisqu'il en est ainsi, si d'autres +candidats ne se présentent pas, je pourrai me trouver en présence de M. +de Larnac tout seul; et cette lutte ne m'effraye pas, parce que c'est +une lutte de doctrines et d'opinions. Ce qui m'étonne, c'est de ne +recevoir aucune lettre de Saint-Sever. Il semble que la communication de +Dupérier aurait dû m'attirer quelques ouvertures. Si tu apprends quelque +chose, fais-le-moi savoir. + + + 4 mai. + +Hier soir on a discuté et adopté un manifeste, la discussion a été +sérieuse, intéressante, approfondie, et cela seul est un grand bien, +car beaucoup de gens qui entreprennent d'éclairer les autres +s'éclairent eux-mêmes. On a remis tous les pouvoirs exécutifs à une +commission composée de MM. d'Harcourt, Say, Dunoyer, Renouard, +Blanqui, Léon Faucher, Anisson-Duperron et moi. D'un autre côté, +cette commission me transmettra, au moins de fait, l'autorité +qu'elle a reçue et se bornera à un contrôle; dans ces circonstances, +puis-je abandonner un rôle qui peut tomber en d'autres mains, et +compromettre la cause tout entière? Je souffre de quitter Mugron et +mes habitudes, et mon travail capricieux et nos causeries. C'est un +déchirement affreux; mais m'est-il permis de reculer? + +Adieu, mon cher Félix, ton ami. + + + Paris, le 24 mai 1846. + +Mon cher Félix, j'ai tant couru ce matin que je ne puis tenir la +plume, et mon écriture est toute tremblante. Ce que tu me dis de +l'utilité de ma présence à Mugron me préoccupe tous les jours. Mais, +mon ami, j'ai presque la certitude que, si je quitte Paris, notre +association tombera dans l'eau et tout sera à recommencer. Tu en +jugeras; voici où nous en sommes: je crois t'avoir dit qu'une +commission avait été nommée, réunissant pleins pouvoirs; au moment +de lancer notre _manifeste_, plusieurs des commissaires ont voulu +que nous fussions pourvus de _l'autorisation préalable_. Elle a été +demandée, le ministre l'a promise; mais les jours se passent et je +ne vois rien arriver. En attendant, le manifeste est dans nos +cartons. C'est certainement une faute d'exiger _l'autorisation_, +nous devions nous borner à une simple _déclaration_. Les peureux ont +cru être agréables au ministre, et je crois qu'ils l'embarrassent, +parce que, surtout à l'approche des élections, il craindra de se +mettre à dos les manufacturiers. + +Cependant M. Guizot a déclaré qu'il donnerait l'autorisation, M. de +Broglie a laissé entendre qu'il viendrait à nous aussitôt après, +c'est pourquoi je patiente encore; mais pour peu qu'on retarde, je +casserai les vitres, au risque de tout dissoudre, sauf à recommencer +sur un autre plan, et avec d'autres personnes. + +Tu vois combien il est difficile de déserter le terrain en ce +moment; ce n'est pas l'envie qui me manque, car, mon cher Félix, +Paris et moi nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Il y aurait +trop à dire là-dessus, ce sera pour une autre fois. + +Ton article du _Mémorial_ était excellent, peu de personnes l'ont +lu, car il n'est arrivé précisément que quand nos réunions ont +cessé, par la cause que je t'ai dite; mais je l'a communiqué à +Dunoyer et à Say, ainsi qu'à quelques autres, et tous y ont trouvé +une vivacité et une clarté qui entraînent le lecteur et forcent la +conviction. Le _je ne m'en mêle plus_ ne pouvait que plaire beaucoup +à Dunoyer; malheureusement les idées du jour sont portées à un point +effrayant vers l'autre sens: _Mêler à tout l'État._ Bientôt on fera +une seconde édition de mes _Sophismes_. Nous pourrons y joindre cet +article et quelques autres, si tu en fais. Je puis bien te dire à +toi que ce petit livre est destiné à une grande circulation. En +Amérique, on se propose de le propager à profusion; les journaux +anglais et italiens l'ont traduit presque en entier. Mais ce qui me +vexe un peu, c'est de voir que les trois à quatre plaisanteries que +j'ai glissées dans ce volume ont fait fortune, tandis que la partie +sérieuse est fort négligée. Tâche donc de faire aussi du _Buffa_. + +Je te quitte; je viens d'apprendre qu'une occasion se présente pour +Bordeaux, et je veux en profiter. + + + Bordeaux, le 22 juillet 1846. + +Mon cher Félix, je t'écrivais avant-hier, et je ne serais pas +surpris que ma lettre se fût égarée; car depuis un mois je marche de +malentendu en malentendu. Il faudrait une rame de papier pour te +raconter tout ce qui m'arrive; ce ne sont pas choses aimables, mais +elles ont ce bon côté, qu'elles me font faire de grands progrès dans +la connaissance du coeur humain. Hélas! il vaudrait mieux peut-être +conserver le peu d'illusions qu'on peut avoir à notre âge. + +D'abord je me suis assuré que le retard qu'on a mis à expédier ma +brochure tient à une intrigue. Ma lettre à M. Duchâtel l'a outré; +mais elle lui a arraché l'autorisation que tant de hauts personnages +poursuivaient, depuis trois mois. Et tu penses que l'association +bordelaise m'en a su gré? point du tout. Il y a ici un revirement +complet d'opinion contre moi, et je suis _flétri_ du titre de +_radical_; ma brochure m'a achevé. M. Duchâtel a écrit au préfet, +le préfet a fait venir le directeur du _Mémorial_, et lui a lavé la +tête; le directeur a racheté sa faute en retardant ma brochure. +Cependant en ce moment les quatre cents exemplaires doivent t'être +parvenus[15]. + + [Note 15: V. ci-après l'écrit intitulé: _À MM. les électeurs + de l'arrondissement de Saint-Sever._ (_Note de l'éditeur._)] + +Quant à ce qui se passe en fait d'élections, ce serait trop long, je +te le dirai verbalement. En résultat, je ne serai porté nulle part, +excepté peut-être à Nérac. Mais je ne puis voir là qu'une +démonstration de l'opposition et non une candidature sérieuse, sauf +l'_imprévu_ d'une journée électorale. + +Hier il y a eu séance de l'association bordelaise. La manière dont +on m'a engagé à prendre la parole m'a _engagé_ à refuser. + +Je présume qu'à l'heure qu'il est, tous les électeurs de Saint-Sever +ont ma brochure. C'est tout ce que j'ai à leur offrir avec mon +dévouement. Cette distribution doit te donner bien de la peine. +Entre quatre pourtant, la besogne n'est pas lourde. J'espère être +rentré à Mugron vers le 28 ou 29, tout juste pour aller voter. + +Adieu, mon cher Félix, je ne fermerai ma lettre que ce soir, en cas +que j'aie quelque chose à ajouter. + +_P. S._ Je viens d'avoir une entrevue importante, je te conterai +cela. Mais le résultat est que Bordeaux ne me portera pas, on veut +un _Économiste_ qui soit du juste milieu. Le ministère a recommandé +_Blanqui_. + + + Paris, le 1er octobre 1846. + +Mon cher Félix, je n'ai pas de tes nouvelles et ne sais par +conséquent où tu en es de ton procès. Puisses-tu être près de +l'issue et du succès! Donne-moi des nouvelles de ta bonne soeur; les +bains de Biarritz lui ont-ils été favorables? Je regrette que tu +n'aies pas été l'accompagner; il me semble que Mugron doit devenir +tous les jours plus triste et plus monotone pour toi. + +On m'écrit de Bordeaux qu'on fait réimprimer en brochure plusieurs +de nos articles. C'est ce qui fait que je ne me presse pas de faire +un second volume des _Sophismes_; cela ferait un double emploi. La +correspondance seule me prend autant de temps que j'en puis +consacrer à écrire. Mon ami, je ne suis pas seulement de +l'association, je suis l'association tout entière; non que je n'aie +de zélés et dévoués collaborateurs, mais seulement pour parler et +écrire. Quant à organiser et à administrer cette vaste machine, je +suis seul, et combien cela durera-t-il? Le 15 de ce mois, je prends +possession de mes appartements. J'aurai alors un personnel; +jusque-là, il n'y a pas pour moi de travail intellectuel possible. + +Je t'envoie un numéro du journal qui relate notre séance publique d'hier +soir. J'ai débuté sur la scène parisienne et dans des circonstances +vraiment défavorables. Le public était nombreux et les dames avaient +pour la première fois fait apparition aux tribunes. Il avait été arrêté +qu'on entendrait cinq orateurs, et que chacun ne parlerait qu'une +demi-heure.--C'était déjà une séance de deux heures et demie.--Je devais +parler le dernier; sur mes quatre prédécesseurs, deux ont été fidèles +aux engagements pris, et deux autres ont parlé une grande heure, +c'étaient deux professeurs. Je me suis donc présenté devant un auditoire +harassé par trois heures d'économie politique et fort pressé de +décamper. Moi-même j'avais été très-fatigué par une attente si +prolongée. Je me suis levé avec un pressentiment terrible que ma tête ne +me fournirait rien. J'avais bien préparé mon discours, mais sans +l'écrire. Juge de mon effroi.--Comment se fait-il que je n'aie pas eu un +moment d'hésitation; que je n'aie éprouvé aucun trouble, aucune émotion, +si ce n'est aux _jarrets_? C'est inexplicable. Je dois tout au ton +modeste que j'ai pris en commençant. Après avoir averti le public qu'il +ne devait pas attendre une pièce d'éloquence, je me suis trouvé +parfaitement à l'aise, et je dois avoir réussi, puisque les journaux ne +donnent que ce discours. Voilà une grande épreuve surmontée. Je te dis +tout cela bien franchement, comme tu vois, convaincu que tu en seras +charmé pour mon compte et pour la cause. Mon cher Félix, nous vaincrons, +j'en suis sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger +leurs vins contre ce qu'ils désireront. La Chalosse renaîtra à la vie. +Cette pensée me soutient. Je n'aurai pas été tout à fait inutile à mon +pays. + +Je présume que j'irai au Havre dans deux ou trois mois pour +organiser un comité. Le préfet de Rouen avertit M. Anisson «qu'il +ait soin de passer de nuit, s'il ne veut pas être lapidé.» + +On assure qu'hier soir, il y eut un grand meeting protectionniste à +Rouen. Si je l'avais su, j'y serais allé _incognito_. Je me +féliciterais que ces Messieurs fissent comme nous; cela nous +aiguillonnerait. Et d'ailleurs, c'est une soupape de sûreté; tant +qu'ils se défendront par les voies légales, il n'y aura pas à +craindre de collision. + +Adieu, mon cher Félix, écris-moi de temps en temps, mets ta solitude +à profit, et fais quelque chose de sérieux. Je regrette bien de ne +pouvoir plus rien entreprendre pour la vraie gloire. S'il te vient +en tête quelque bonne démonstration, fournis-la-moi. Je me suis +assuré que la parabole et la plaisanterie ont plus de succès et +opèrent plus que les meilleurs traités. + + + Paris, le 11 mars 1847. + +Mon cher Félix, ta lettre est venue bien à propos pour détruire +l'inquiétude où m'avait jeté celle de la veille. Pourtant j'avais +le pressentiment que tu me donnerais de meilleures nouvelles, et ma +confiance venait précisément de cet assoupissement de ma tante qui +te donnait des craintes; car, à deux reprises, j'ai pu m'assurer que +c'est plutôt un bon signe chez elle. Mais la constitution de notre +machine est si bizarre, que cela ne pouvait me rassurer beaucoup. +Aussi j'attendais le courrier avec impatience, et le malheur a voulu +qu'il fût retardé aujourd'hui de plusieurs heures à cause de la +neige. Enfin, j'ai ta lettre et je suis tranquille. Quel supplice +pour nous, mon cher Félix, lorsque l'incertitude des circonstances +vient s'ajouter à l'incertitude de notre caractère! Abandonner ma +pauvre tante dans ce moment, malade, n'ayant pas un parent auprès +d'elle! Cette pensée est affreuse. D'un autre côté, tous les fils de +notre entreprise sont dans ma main: journal, correspondance, +comptabilité, puis-je laisser s'écrouler tout l'édifice? Il y avait +comité, je parlai de la nécessité que je prévoyais de faire une +absence, et j'ai pu comprendre à quel point je suis engagé. Pourtant +un ami m'a offert de faire le journal en mon absence. C'est +beaucoup, mais que d'autres obstacles! Enfin, ma tante est +bien.--Ceci me servira de leçon, et je vais manoeuvrer de manière à +pouvoir au moins, au besoin, disposer de quelques jours. Pour toi, +mon cher Félix, aie soin de me tenir bien au courant. + +Ta blanche chaumière me sourit. Je t'admire et te félicite de ne placer +ton château en Espagne qu'à un point où tu puisses atteindre. Deux +métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, de prés, +quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux +domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du +presbytère, et surtout la bonne soeur et tes livres. Vraiment il y a là +de quoi varier, occuper et adoucir les jours d'automne. Peut-être un +jour j'aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix! tu +crois que je poursuis la gloire. Si elle m'était destinée, comme tu le +dis, elle m'échapperait ici, où je ne fais rien de sérieux. J'ai, je le +sens, une nouvelle exposition de la science économique dans la tête, et +elle n'en sortira jamais!--Adieu, il est déjà peut-être trop tard pour +le courrier. + + + Août 1847. + +... Je t'envoie le dernier numéro du journal. Tu verras que je me +suis lancé devant l'École de droit. La brèche est faite. Si ma santé +ne s'y oppose pas, je persisterai certainement; et à partir de +novembre prochain, je ferai à cette jeunesse un cours, non +d'économie politique pure, mais d'économie sociale, en prenant ce +mot dans l'acception que nous lui donnons, _Harmonie des lois +sociales_. Quelque chose me dit que ce cours, adressé à des jeunes +gens, qui ont de la logique dans l'esprit et de la chaleur dans +l'âme, ne sera pas sans utilité. Il me semble que je produirai la +conviction, et puis j'indiquerai au moins les bonnes sources. Enfin, +que le bon Dieu me donne encore un an de force, et mon passage sur +cette terre n'aura pas été inutile: diriger le journal, faire un +cours à la jeunesse des écoles, cela ne vaut-il pas mieux que d'être +député? + +Adieu, mon cher Félix, ton ami. + + + 5 janvier 1848. + +Mon cher Félix, écrivant à Domenger, je profite de l'occasion +uniquement pour te souhaiter une meilleure année que les +précédentes. + +J'ai honte de faire paraître mon second volume des _Sophismes_; ce +n'est qu'un ramassis de ce qui a paru déjà dans les journaux. Il +faudra un troisième volume pour me relever; j'en ai les matériaux +informes. + +Mais je tiendrais bien autrement à publier le cours que je fais à la +jeunesse des écoles. Malheureusement je n'ai que le temps de jeter +quelques notes sur le papier. J'en enrage, car je puis te le dire à +toi, et d'ailleurs tu le sais, nous voyons l'économie politique sous +un jour un peu nouveau. Quelque chose me dit qu'elle peut être +simplifiée et plus rattachée à la politique et à la morale. + +Adieu, je te quitte, je suis réduit à compter les minutes. + + + 24 janvier 1848. + +Je ne puis t'écrire que peu de mots, car je me trouve atteint de la +même maladie que j'ai eue à Mugron, et qui, entre autres +désagréments, a celui de priver de toutes forces. Il m'est +impossible de penser, encore plus d'écrire. + +Mon ami, je voudrais bien te parler de notre agitation, mais je ne +le puis pas. Je ne suis pas du tout content de notre journal, il est +faible et pâle comme tout ce qui émane d'une association. Je vais +demander le pouvoir absolu, mais hélas! avec le pouvoir on ne me +donnera pas la santé. + +Je ne reçois pas le _Mémorial_ (bordelais), et par conséquent je +n'ai pas vu ton article _Anglophobie_; je le regrette. J'y aurais +peut-être puisé quelques idées, ou nous l'aurions reproduit. + + + 13 février 1848. + +Mon cher Félix, je n'ai aucune de tes nouvelles, je ne sais où tu en +es de ton procès; je présume que l'arrêt n'est pas rendu, car tu me +l'aurais fait savoir. Dieu veuille que la cour soit bien inspirée! +Plus je pense à cette affaire, plus il me semble que les juges ne +peuvent _conjecturer_ contre le droit commun; dans le doute, +l'éternelle loi de la justice (et même le Code) doit prévaloir. + +La politique étouffe un peu notre affaire; d'ailleurs il y a une +conspiration du silence bien flagrante, elle a commencé avec notre +journal. Si j'avais pu prévoir cela, je ne l'aurais pas fondé. Des +raisons de santé m'ont forcé d'abandonner la direction de cette +feuille. Je ne m'en occupais pas d'ailleurs avec plaisir, vu que le +petit nombre de nos lecteurs, et la divergence des opinions +politiques de nos collègues, ne me permettaient pas d'imprimer au +journal une direction suffisamment démocratique; il fallait laisser +dans l'ombre les plus beaux aspects de la question. + +Si le nombre des abonnés eût été plus grand, j'aurais pu faire de +cette feuille ma propriété; mais l'état de l'opinion s'y oppose, et +puis ma santé est un obstacle invincible. Maintenant je pourrai +travailler un peu plus capricieusement. + +Je fais mon cours aux élèves de droit. Les auditeurs ne sont pas +très-nombreux, mais ils viennent assidûment, et prennent des notes; +la semence tombe en bon terrain. J'aurais voulu pouvoir écrire ce +cours, mais je ne laisserai probablement que des notes confuses. + +Adieu, mon cher Félix, écris-moi, dis-moi où tu en es de tes +affaires et de ta santé, il n'est pas impossible que j'aille vous +voir avant longtemps; mes souvenirs affectueux à ta bonne soeur. + + + 29 février 1848. + +Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te +sont faites, je te féliciterai de bon coeur si tu arrives à un +arrangement. Nous nous faisons vieux; un peu de paix et de calme, +dans l'arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre. + +Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni +consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je +te parle de suite des grands événements qui viennent de s'accomplir. + +La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle +de juillet; rien d'admirable comme le courage, l'ordre, le calme, la +modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les +suites? Depuis dix ans, de fausses doctrines, fort en vogue, +nourrissent les classes laborieuses d'absurdes illusions. Elles sont +maintenant convaincues que l'État est obligé de donner du pain, du +travail, de l'instruction à tout le monde. Le gouvernement +provisoire en a fait la promesse solennelle; il sera donc forcé de +renforcer tous les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et, +malgré cela, il ne la tiendra pas. Je n'ai pas besoin de te dire +l'avenir que cela nous prépare. + +Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l'erreur +elle-même, mais cette tâche est si impopulaire qu'on ne peut la +remplir sans danger; je suis pourtant résolu de m'y dévouer si le +pays m'envoie à l'assemblée nationale. + +Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la +province pour satisfaire la population de Paris; car le gouvernement +n'entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et +artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays +comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon +je remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain. + +La _curée_ des places est commencée; plusieurs de mes amis sont +tout-puissants; quelques-uns devraient comprendre que mes études +spéciales pourraient être utilisées; mais je n'entends pas parler +d'eux. Quant à moi, je ne mettrai les pieds à l'Hôtel de ville que +comme curieux; je regarderai le mât de cocagne, je n'y monterai pas. +Pauvre peuple! que de déceptions on lui a préparées! Il était si +simple et si juste de le soulager par la diminution des taxes; on +veut le faire par la profusion, et il ne voit pas que tout le +mécanisme consiste à lui prendre dix pour lui donner huit, sans +compter la liberté réelle qui succombera à l'opération! + +J'ai essayé de jeter ces idées dans la rue par un journal éphémère +qui est né de la circonstance; croirais-tu que les ouvriers +imprimeurs eux-mêmes discutent et désapprouvent l'entreprise! ils +la disent _contre-révolutionnaire_. + +Comment, comment lutter contre une école qui a la force en main et +qui promet le bonheur parfait à tout le monde? + +Ami, si l'on me disait: Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd'hui, +et demain tu mourras dans l'obscurité, j'accepterais de suite; mais +lutter sans chance, sans être même écouté, quelle rude tâche! + +Il y a plus, l'ordre et la confiance étant l'intérêt suprême du +moment, il faut s'abstenir de toute critique et appuyer le +gouvernement provisoire à tout prix, en le ménageant même dans ses +erreurs. C'est un devoir qui me force à des ménagements infinis. + +Adieu, les élections sont prochaines, nous nous verrons alors; en +attendant, dis-moi si tu remarques quelques bonnes dispositions en +ma faveur. + + + Paris, 9 juin 1848. + +Mon cher Félix, j'ai été en effet bien longtemps sans t'écrire, et +il faut me le pardonner, car je ne sais plus où donner de la tête. +Voici ma vie: je me lève à six heures; s'habiller, se raser, +déjeuner, parcourir les journaux, cela tient jusqu'à sept heures et +sept heures et demie. Vers neuf heures, il faut que je parte, car à +dix heures commence la séance du comité des finances auquel +j'appartiens; il dure jusqu'à une heure, et alors c'est la séance +publique qui commence et se prolonge jusqu'à sept. Je rentre pour +dîner, et il est bien rare qu'après dîner il n'y ait pas réunion des +sous-commissions chargées de questions spéciales. + +La seule heure à ma disposition, c'est donc de huit à neuf heures du +matin, c'est aussi celle où les visites m'arrivent; de tout cela il +résulte que non-seulement je ne puis faire face à ma correspondance, +mais que je ne puis rien étudier, quand, mis enfin en contact avec +la pratique des affaires, je m'aperçois que j'ai tout à apprendre. + +Aussi je suis profondément dégoûté de ce métier, et ce qui se passe +n'est pas propre à me relever. L'assemblée est certainement +excellente sous le rapport des intentions, elle a bonne volonté, +elle veut faire le bien; mais elle ne le peut pas, d'abord parce que +les principes ne sont pas sus, ensuite parce qu'il n'y a +d'initiative nulle part. La commission exécutive s'efface +complétement, nul ne sait si les membres qui la composent sont +d'accord entre eux, ils ne sortent de leur inertie que pour +manifester la plus étrange incohérence de vues. La chambre a beau +leur réitérer des preuves de confiance pour les encourager à agir, +il semble qu'ils ont le parti pris de nous abandonner à nous-mêmes. +Juge ce que peut être une assemblée de neuf cents personnes chargées +de délibérer et d'agir, ajoute à cela une salle immense où on ne +s'entend pas. Pour avoir voulu dire quelques mots aujourd'hui, je me +suis retiré avec un rhume; c'est ce qui fait que je ne sors pas et +que j'écris. + +Mais d'autres symptômes sont bien plus effrayants; l'idée dominante, +celle qui a envahi toutes les classes de la société, c'est que +l'État est chargé de faire vivre tout le monde. C'est une curée +générale à laquelle les ouvriers sont enfin appelés; on les blâme, +on les craint, que font-ils? Ce qu'ont fait jusqu'ici toutes les +classes. Les ouvriers sont mieux fondés; ils disent: «Du pain contre +du travail.» Les monopoleurs étaient et sont encore plus exigeants. +Mais enfin où cela nous mènera-t-il? je tremble d'y penser. + +Le comité des finances résiste naturellement, sa mission le rend +économe et économiste; aussi il est déjà tombé dans l'impopularité. +«Vous défendez le capital!» avec ce mot on nous tue, car il faut +savoir que le capital passe ici pour un monstre dévorant. + +Duprat, loin d'être mort, n'est pas malade. + +«Les gens que vous tuez se portent assez bien.» + +Dans l'émeute du 15, je n'ai été ni frappé ni menacé; j'ajouterai +même que je n'ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce n'est +quand j'ai cru qu'une tribune publique allait s'écrouler sous les +pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et +alors..... + +Adieu, mon cher Félix. + + + 24 juin 1848. + +Mon cher Félix, les journaux te disent l'état affreux de notre +triste capitale. Le canon, la fusillade, voilà le bruit qui domine; +la guerre civile a commencé et avec un tel acharnement que nul ne +peut prédire les suites. Si ce spectacle m'afflige comme homme, tu +dois penser, que j'en souffre aussi comme économiste; la vraie cause +du mal c'est bien le faux socialisme. + +Tu t'étonneras peut-être, et beaucoup de personnes s'étonnent ici, +de ce que je n'aie pas encore exposé notre doctrine à la tribune. +Elles me pardonneraient sans doute si elles jetaient un coup d'oeil +sur cette immense salle où l'on ne peut pas se faire entendre. Et +puis notre assemblée est indisciplinée; si un seul mot choque +quelques membres, même avant que la phrase ne soit finie, un orage +éclate. Dans ces conditions tu comprends ma répugnance à parler. +J'ai concentré ma faible action dans le comité dont je fais partie +(celui des finances), et jusqu'ici ce n'est pas tout à fait sans +succès. + +Je voudrais pouvoir te fixer sur le dénoûment de la terrible +bataille qui se livre autour de nous. Si le parti de l'ordre +l'emporte, jusqu'où ira la réaction? Si c'est le parti de l'émeute, +jusqu'où iront ses prétentions? On frémit d'y penser. S'il +s'agissait d'une lutte accidentelle, je ne serais pas découragé. +Mais ce qui travaille la société, c'est une erreur manifeste qui ira +jusqu'au bout, car elle est plus ou moins partagée par ceux-là mêmes +qui en combattent les manifestations exagérées. Puisse la France ne +pas devenir une Turquie! + + + 26 août 1848. + +Mon cher Félix, j'éprouve une bien vive peine de voir, malgré mon +désir, notre correspondance aussi languissante. Il me serait bien +doux de continuer par lettres cet échange de sentiments et d'idées +qui, pendant tant d'années, a suffi à notre bonheur. Tes lettres +d'ailleurs me seraient bien nécessaires. Ici, au milieu des faits, +dans le tumulte des passions, je sens que la netteté des principes +s'efface, parce que la vie se passe à transiger. Je demeure +aujourd'hui convaincu que la pratique des affaires exclut la +possibilité de produire une oeuvre vraiment scientifique; et +pourtant, je ne te le cache pas, je conserve toujours cette ancienne +chimère de mes _Harmonies sociales_, et je ne puis me défendre de +l'idée que, si j'étais resté auprès de toi, je serais parvenu à +jeter une idée utile dans le monde. Aussi il me tarde bien de +prendre ma retraite. + +Nous avons terminé ce matin cette grande affaire de l'enquête, qui +pesait si lourdement sur l'assemblée et sur le pays. Un vote de la +chambre autorise des poursuites contre L. Blanc et Caussidière, pour +la part qu'ils ont pu prendre à l'attentat du 15 mai. On sera +peut-être un peu surpris, dans le pays, que j'aie voté en cette +circonstance contre le gouvernement. C'était autrefois mon projet de +faire connaître à mes commettants le motif de mes votes. Le défaut +de temps et de force peut seul me faire manquer à ce devoir; mais ce +vote est si grave que je voudrais faire savoir ce qui l'a déterminé. +Le gouvernement croyait les poursuites contre ces deux collègues +nécessaires; on allait jusqu'à dire qu'on ne pouvait compter qu'à +cette condition sur l'appui de la garde nationale. Je ne me suis pas +cru le droit, même pour ce motif, de faire taire la voix de ma +conscience. Tu sais que les doctrines de L. Blanc n'ont pas, +peut-être dans toute la France, un adversaire plus décidé que moi. +Je ne doute pas que ces doctrines n'aient eu une influence funeste +sur les idées des ouvriers et, par suite, sur leurs actes. Mais +étions-nous appelés à nous prononcer sur des doctrines? Quiconque a +une croyance doit considérer comme funeste la doctrine contraire à +cette croyance. Quand les catholiques faisaient brûler les +protestants, ce n'était pas parce que ceux-ci étaient dans l'erreur, +mais parce que cette erreur était réputée dangereuse. Sur ce +principe, nous nous tuerions les uns les autres. + +Il y avait donc à examiner si L. Blanc s'était rendu vraiment +coupable _des faits_ de conspiration et insurrection. Je ne l'ai pas +cru, et quiconque lira sa défense ne pourra le croire. En attendant, +je ne puis oublier les circonstances où nous sommes: l'état de siége +est en vigueur, la justice ordinaire est suspendue, la presse est +bâillonnée. Pouvais-je livrer deux collègues à des adversaires +politiques au moment où il n'y a plus aucune garantie? C'est un acte +auquel je ne pouvais m'associer, un premier pas que je n'ai pas +voulu faire. + +Je ne blâme pas Cavaignac d'avoir suspendu momentanément toutes les +libertés, je crois que cette triste nécessité lui a été aussi +douloureuse qu'à nous; et elle peut être justifiée par ce qui +justifie tout, le salut public. Mais le salut public exigeait-il que +deux de nos collègues fussent livrés? Je ne l'ai pas pensé. Bien au +contraire, j'ai cru qu'un tel acte ne pouvait que semer parmi nous +le désordre, envenimer les haines, creuser l'abîme entre les partis, +non-seulement dans l'assemblée, mais dans la France entière; j'ai +pensé qu'en présence des circonstances intérieures et extérieures, +quand le pays souffre, quand il a besoin d'ordre, de confiance, +d'institutions, d'union, le moment était mal choisi de jeter dans la +représentation nationale un brandon de discorde. Il me semble que +nous ferions mieux d'oublier nos griefs, nos rancunes, pour +travailler au bien du pays; et je m'estimais heureux qu'il n'y eût +pas de _faits précis_ à la charge de nos collègues, puisque par là +j'étais dispensé de les livrer. + +La majorité a pensé autrement. Puisse-t-elle ne s'être pas trompée! +puisse ce vote n'être pas fatal à la république! + +Si tu le juges à propos, je t'autorise à envoyer un extrait de cette +lettre au journal du pays. + + + 7 septembre 1848. + +Mon cher Félix, ta lettre ne me laissait pas le choix du parti que +j'avais à prendre. Je viens d'envoyer ma démission de membre du +conseil général; je ne donne pas celle de représentant, et tu en +comprends les motifs. En définitive, ce n'est pas quelques +Mugronnais qui m'ont conféré ce titre. + +Je voudrais savoir combien il y en a, parmi ceux qui me blâment, qui +ont lu dans le _Moniteur_ la défense de L. Blanc; et, s'ils ne l'ont +pas lue, il faut avouer que leur audace est grande à se prononcer. + +On dit que j'ai cédé à la peur; la peur était toute de l'autre côté. +Ces messieurs pensent-ils qu'il faut moins de courage à Paris que +dans les départements pour heurter les passions du jour? On nous +menaçait de la colère de la garde nationale, si nous repoussions le +projet de poursuites. Cette menace venait du quartier qui dispose de +la force militaire. + +La peur a donc pu influencer les boules noires, mais non les boules +blanches. Il faut un degré peu commun d'absurdité et de sottise pour +croire que c'est un acte de courage que de voter du côté de la +force, de l'armée, de la garde nationale, de la majorité, de la +passion du moment, de l'autorité. + +As-tu lu l'enquête? as-tu lu la déposition d'un ex-ministre, Trélat? +Elle dit: «Je suis allé à Clichy, je n'y ai pas vu L. Blanc, je +n'ai pas appris qu'il y soit allé; mais j'ai reconnu des traces de +son passage à l'attitude, aux gestes, à la physionomie et jusqu'aux +articulations des ouvriers.» A-t-on jamais vu la passion se +manifester par des tendances plus dangereuses? Et les trois quarts +de l'enquête sont dans cet esprit! + +Bref, en conscience, je crois que L. Blanc a fait beaucoup de mal, +complice en cela de tous les socialistes, et il y en a beaucoup qui +le sont, sans le savoir, même parmi ceux qui crient contre lui; mais +je ne crois pas qu'il ait pris part aux attentats de mai et juin, et +je n'ai pas d'autres raisons à donner de ma conduite. + +Je te remercie de m'avoir tenu au courant de l'état des esprits. Je +connais trop le coeur humain pour en vouloir à personne. À leur +point de vue, ceux qui me blâment ont raison. Puissent-ils se +préserver longtemps de cette peste du socialisme! Je me sens soulagé +d'un grand poids depuis que ma lettre au préfet est à la poste. Le +pays verra que j'entends qu'il se fasse représenter à son gré. Quand +viendra la réélection, prie instamment M. Domenger de ne point +appuyer ma candidature. En l'acceptant, je m'étais laissé entraîner +par le désir de revoir mon pays; c'était un sentiment tout +personnel; j'en ai été puni. Maintenant je ne désire autre chose que +de me débarrasser d'un mandat plus pénible. + + + Paris, 26 novembre 1848. + +Mon cher Félix, vous avez dû m'attendre à Mugron. Mon projet était +d'abord d'y aller; quand j'ai accepté d'être du conseil général, je +dois avouer, à ma honte, que j'ai un peu été déterminé par la +perspective de ce voyage. L'air natal a toujours tant d'attraits! et +puis j'aurais été heureux de te serrer la main. À cette époque, +c'était une chose comme arrêtée que l'assemblée se prorogerait +pendant la session du conseil. Depuis les choses ont changé; on a +vu un danger à dissoudre la seule autorité debout dans notre pays, +et, partageant ce sentiment, j'ai dû rester à mon poste. Il est vrai +que j'ai été malade et retenu souvent dans ma chambre, quelquefois +dans mon lit, mais enfin j'étais à Paris, prêt à faire, dans la +mesure de mes forces, ce que les circonstances auraient exigé. + +Cette détérioration de ma santé, qui se traduit surtout en faiblesse +et en apathie, est venue dans un mauvais moment. En vérité, mon ami, +je crois que j'aurais pu être utile. Je remarque toujours que nos +doctrines nous font trouver la solution des difficultés qui se +présentent, et de plus, que ces solutions exposées avec simplicité +sont toujours bien accueillies. Si l'économie politique, un peu +élargie et spiritualisée, eût trouvé un organe à l'assemblée, elle y +eût été une puissance; car, on a beau dire, cette assemblée peut +manquer de lumières, mais jamais il n'y en eut une qui eût meilleure +volonté. Les erreurs, les systèmes les plus étranges et les plus +menaçants sont venus s'étaler à la tribune, comme pour dresser un +piédestal à l'économie politique et faire ombre à sa lumière. +J'étais là, témoin cloué sur mon banc, je sentais en moi ce qu'il +fallait pour rallier les intelligences et même les coeurs sincères, +et ma misérable santé me condamnait au silence. Bien plus, dans les +comités, dans les commissions, dans les bureaux, j'ai dû mettre une +grande attention à m'annuler, sentant que si une fois j'étais poussé +sur la scène, je ne pourrais y remplir mon rôle. C'est une cruelle +épreuve. Aussi il faudra que je renonce à la vie publique, et toute +mon ambition est maintenant d'avoir trois ou quatre mois de +tranquillité devant moi, pour écrire mes pauvres _Harmonies +économiques_. Elles sont dans ma tête, mais j'ai peur qu'elles n'en +sortent jamais. + +Les journaux d'aujourd'hui vous porteront la séance d'hier. Elle +s'est prolongée jusqu'à minuit. Elle était attendue avec anxiété et +même avec inquiétude. J'espère qu'elle produira un bon effet sur +l'opinion publique. + +Tu me demandes mon opinion sur les prochaines élections. Je ne puis +comprendre comment, avec des principes identiques, le milieu où nous +vivons suffit pour nous faire voir les choses à un point de vue si +différent. Quels journaux, quelles informations recevez-vous, pour +dire que Cavaignac penche du côté de la Montagne? Cavaignac a été +mis où il est pour soutenir la république, et il le fera +consciencieusement. L'aimerait-on mieux s'il la trahissait? En même +temps qu'il veut la république, il comprend les conditions de sa +durée. Reportons-nous à l'époque des élections générales. Quel était +alors le sentiment à peu près universel? Il y avait un certain +nombre _de vrais et honnêtes républicains_, ensuite une multitude +immense jusque-là divisée, qui n'avait ni demandé ni désiré la +république, mais à qui la révolution de février avait ouvert les +yeux. Elle comprit que la monarchie avait fait son temps, elle +voulait se rallier à l'ordre nouveau et le soumettre à l'expérience. +J'ose dire que ce fut là l'esprit dominant, comme l'atteste le +résultat électoral. La masse choisit ses représentants parmi les +républicains dont j'ai parlé; en sorte qu'on peut considérer ces +deux catégories comme composant la nation. Cependant, au-dessus et +au-dessous de ce corps immense, il y a deux partis. Celui de dessus +s'appelle _république rouge_ et se compose d'hommes qui font assaut +d'exagération quand il s'agit de flatter les passions populaires; +celui de dessous s'appelle _réaction_. Il reçoit tous ceux qui +aspirent à renverser la république, à lui tendre des piéges et à +embarrasser sa marche. + +Voilà la situation des premiers jours de mai; et pour comprendre la +suite, il ne faut pas oublier que le pouvoir était alors aux mains +de la république rouge, dominée encore par des partis plus extrêmes +et plus violents. + +Où en sommes-nous venus à force de temps, de patience, à travers +bien des périls? à rendre le pouvoir homogène avec cette masse +immense qui forme la nation même. En effet, où Cavaignac a-t-il pris +son ministère? en partie parmi les républicains honnêtes de la +veille, en partie parmi les hommes sincèrement ralliés. Remarque +qu'il ne pouvait négliger aucun de ces éléments, ni monter jusqu'à +la Montagne, ni descendre jusqu'à la réaction. C'eût été manquer de +sincérité et de bonne politique. Il a pris assez de francs +républicains pour qu'on ne pût douter de la république, et, parmi +les hommes d'une autre époque, il a choisi ceux que leur loyauté +notoire ne permet pas de tenir pour suspects, comme Vivien et +Dufaure. + +Dans cette marche descendante vers le point précis qui coïncide avec +l'opinion et avec la stabilité de la république, nous avons froissé +le parti exagéré, qui nous a fait sentir tout son mécontentement par +les 15 mai et 23 juin; nous avons déçu les réactionnaires, qui se +vengent par leur choix... + +Maintenant, si cette multitude immense, qui s'était montrée +franchement ralliée, oubliant les difficultés qu'a rencontrées +l'assemblée, se dissout et renonce au but qu'elle s'était proposé, +je ne sais plus où nous allons. Si elle persiste, elle doit le +prouver en nommant Cavaignac. + +Les rouges, qui ont au moins le mérite d'être conséquents et +sincères, portent leurs voix sur Ledru-Rollin et Raspail... Que +devons-nous faire, nous? Je m'en rapporte à ta sagacité. + +Sauf aux journées de juin, où, comme tous mes collègues, j'allais, en +revenant des barricades, dire au chef du pouvoir exécutif ce que j'avais +vu, je n'ai jamais parlé à Cavaignac, je n'ai jamais été dans ses +salons, et très-probablement il ne sait pas si j'existe. Mais j'ai +écouté ses paroles, j'ai observé ses actes, et si je ne les ai pas tous +approuvés, si j'ai souvent voté contre lui, notamment chaque fois qu'il +m'a paru que les mesures exceptionnelles, nées des nécessités de juin, +se prolongeaient trop longtemps, je puis le dire, du moins en mon âme et +conscience, je crois Cavaignac honnête..... + + + 5 décembre 1848. + +Mon cher Félix, je profite d'une réponse que j'adresse à Hiard pour +t'écrire deux lignes. + +Les élections approchent. J'ai écrit une lettre aux journaux des +_Landes_. J'ignore si elle a paru. Dans mon intérêt, il eût été plus +prudent de me taire; mais il m'a semblé que je devais faire +connaître mon opinion. Si je ne suis pas renommé, je m'en consolerai +aisément. + +Jusqu'ici on n'a aucune nouvelle du pape. Voilà une grande question +soulevée. Si le pape veut consentir à devenir le premier des +évêques, le catholicisme peut avoir un grand avenir. Quoi qu'en dise +Montalembert, la puissance temporelle est une grande difficulté. +Nous ne sommes plus dans un temps où il soit possible de dire: «Tous +les peuples seront libres et se donneront le gouvernement qu'ils +veulent, excepté les Romains, parce que cela nous arrange.» + +Adieu. + + + 1er janvier 1849. + +Mon cher Félix, je veux me donner le plaisir de profiter de la +réforme postale, puisque aussi bien j'y ai contribué. Je la voulais +radicale, nous n'en avons que la préface; telle qu'elle est, elle +permettra au moins les épanchements de l'amitié. + +Depuis février, nous avons traversé des jours difficiles, mais je +crois que jamais l'avenir ne s'est montré aussi sombre, et je +crains bien que l'élection de Bonaparte ne résolve pas les +difficultés. Au premier moment, je me félicitais de la majorité qui +l'a porté à la présidence. J'ai nommé Cavaignac, parce que je suis +sûr de sa parfaite loyauté et de son intelligence; mais tout en le +nommant, je sentais que le pouvoir lui serait lourd. Il a fait tête +à un orage terrible, il s'est attiré des haines inextinguibles, le +parti du désordre ne lui pardonnera jamais. Si c'était un avantage, +un homme dont le républicanisme fût assuré et qui en même temps ne +pût plus pactiser avec les rouges, d'un autre côté, ce passé même +lui créait de grandes difficultés. Un moment j'ai espéré que +l'apparition sur la scène d'un personnage nouveau, sans relations +avec les partis, pouvait inaugurer une ère nouvelle... Quoi qu'il en +soit, moi et tous les républicains sincères avons pris le parti de +nous rattacher à ce produit du suffrage universel. Je n'ai pas vu +dans la chambre l'ombre d'une opposition systématique... + +D'un autre côté, les partisans des dynasties déchues, sauf à se +battre entre eux plus tard, commencent par démolir la république. +Ils savent bien que l'assemblée est notre ancre de salut; aussi ils +s'ingénient à la faire dissoudre, et provoquent des pétitions dans +ce sens. Un coup d'État est imminent. D'où viendra-t-il? +qu'amènera-t-il? Ce qu'il y a de pis, c'est que les masses préfèrent +le président à l'assemblée. + +Pour moi, mon cher Félix, je me tiens en dehors de toutes ces +intrigues. Autant que mes forces me le permettent, je m'occupe de +faire prévaloir mon programme. Tu le connais dans sa généralité. +Voici le plan pratique: réformer la poste, le sel et les boissons; +de là déficit dans le budget des recettes, qui sera réduit à 12 ou +1,300 millions;--_exiger_ du pouvoir qu'il y conforme le budget des +dépenses; lui déclarer que nous n'entendons pas qu'il dépense une +obole de plus; le forcer ainsi à renoncer, au dehors, à toute +_intervention_, au dedans, à toutes les _utopies socialistes_; en un +mot exiger ces deux principes, les obtenir de la _nécessité_, +puisque nous n'avons pu les obtenir de la _raison_ publique. + +Ce projet, je le pousse partout. J'en ai parlé aux ministres qui +sont mes amis; ils ne m'ont guère écouté. Je le prêche dans les +réunions de députés. J'espère qu'il prévaudra. Déjà les deux +premiers actes sont accomplis; restent les boissons. Le crédit en +souffrira pendant quelque temps, la Bourse est en émoi; mais il n'y +a pas à reculer. Nous sommes devant un gouffre qui s'élargit sans +cesse; il ne faut pas espérer de le fermer sans que personne en +souffre. Le temps des ménagements est passé. Nous prêterons appui au +président, à tous les ministres, mais nous voulons les _trois +réformes_, non pas tant pour elles-mêmes, que comme infaillible et +seul moyen de réaliser notre devise: _Paix et liberté._ + +Adieu, mon ami, reçois mes voeux de nouvelle année. + + + 15 mars 1849. + +Mon cher Félix, tes lettres sont en effet bien rares, mais elles me +sont douces comme cette sensation qu'on éprouve quand on revoit +après longtemps le clocher de son village. + +C'est une tâche pénible que d'être et de vouloir rester patriote et +conséquent. Par je ne sais quelle illusion d'optique, on vous +attribue les changements qui s'opèrent autour de vous. J'ai rempli +mon mandat dans l'esprit où je l'avais reçu; mon pays a le droit de +changer et par conséquent de changer ses mandataires; mais il n'a +pas le droit de dire que c'est moi qui ai changé. + +Tu as vu par les journaux que j'avais présenté ma motion. _Que les +représentants restent représentants_, ai-je dit, car si la loi fait +briller à leurs yeux d'autres perspectives, à l'instant le mandat +est vicié, exploité; et comme il constitue l'essence même du régime +représentatif, c'est ce régime tout entier qui est faussé dans sa +source et dans son principe. + +Chose extraordinaire! Quand je suis monté à la tribune, je n'avais +pas dix adhérents, quand j'en suis descendu, j'avais la majorité. Ce +n'est certainement pas la puissance oratoire qui avait opéré ce +phénomène, mais la puissance du sens commun. Les ministres et tous +ceux qui aspirent à le devenir étaient dans les transes; on allait +voter, quand la commission, M. Billaut en tête, a évoqué +l'amendement. Il a été renvoyé _de droit_ à cette commission. +Dimanche et lundi il y a eu une réaction de l'opinion d'ailleurs +fort peu préparée, si bien que mardi chacun disait: _Les +représentants rester représentants!_ mais c'est un danger +effroyable, c'est pire que la Terreur!--Tous les journaux avaient +tronqué, altéré, supprimé mes paroles, mis des absurdités dans ma +bouche. Toutes les réunions, rue de _Poitiers_, etc., avaient jeté +le cri d'alarme... enfin les moyens ordinaires. + +Bref, je suis resté avec une minorité, composée de quelques exaltés, +qui ne m'ont pas mieux compris que les autres; mais il est certain +que l'impression a été vive et ne s'effacera pas de sitôt. Plus de +cent membres m'ont dit qu'ils penchaient pour ma proposition, mais +qu'ils votaient contre, craignant de se tromper sur une innovation +de cette importance, à laquelle ils n'avaient pas assez réfléchi. + +Tu me connais assez pour penser que je n'aurais pas voulu réussir +par surprise. Plus tard, l'opinion aurait attribué à mon amendement +toutes les calamités que le temps peut nous réserver. + +Au point de vue personnel, ce qu'il y a de triste c'est le +charlatanisme qui règne ici dans les journaux. C'est un parti pris +d'exalter certains hommes et d'en rabaisser certains autres. Que +faire? il me serait facile d'avoir aussi un grand nombre d'amis +dans la presse; mais il faudrait pour cela se donner un soin que je +ne prendrai pas, la chaîne est trop lourde. + +Quant aux élections, j'ignore si je pourrai y assister, je n'irai +qu'autant que l'assemblée se dissoudra: membre de la commission du +budget, il faut bien que je reste à mon poste: que le pays m'en +punisse s'il le veut, j'ai fait mon devoir. Je n'ai qu'une chose à +me reprocher, c'est de n'avoir pas assez travaillé, encore j'ai pour +excuse ma santé fort délabrée, et l'impossibilité de lutter avec mes +faibles poumons contre les orages parlementaires. Ne pouvant parler, +j'ai pris le parti d'écrire. Il n'est pas une question brûlante qui +n'ait donné lieu à une brochure de moi. Il est vrai que j'y traitais +moins la question pratique que celle de principe; en cela +j'obéissais à la nature de mon esprit qui est de remonter à la +source des erreurs, chacun se rend utile à sa manière. Au milieu des +passions déchaînées, je ne pouvais exercer d'action sur les effets, +j'ai signalé les causes; suis-je resté inactif? + +À la doctrine de L. Blanc, j'ai opposé mon écrit _Individualisme et +Fraternité_.--La propriété est attaquée, je fais la brochure _Propriété +et Loi_.--On se rejette sur la rente des terres, je fais les cinq +articles des _Débats: Propriété et Spoliation_.--La source _pratique_ du +communisme se montre, je fais la brochure _Protectionnisme et +Communisme_.--Proudhon et ses adhérents prêchent la _gratuité du +crédit_, doctrine qui gagne comme un incendie, je fais la brochure +_Capital et Rente_.--Il est clair qu'on va chercher l'équilibre par de +nouveaux impôts, je fais la brochure _Paix et Liberté_.--Nous sommes en +présence d'une loi qui favorise les coalitions parlementaires, je fais +la brochure des _Incompatibilités_. On nous menace du papier-monnaie, je +fais la brochure _Maudit argent_.--Toutes ces brochures distribuées +gratuitement, en grand nombre, m'ont beaucoup coûté; sous ce rapport, +les électeurs n'ont rien à me reprocher. Sous le rapport de l'action, je +n'ai pas non plus trahi leur confiance. Au 15 mai, dans les journées de +juin, j'ai pris part au péril. Après cela, que leur verdict me condamne, +je le ressentirai peut-être dans mon coeur, mais non dans ma conscience. + +Adieu. + + + 25 avril 1849. + +Mon cher Félix, les élections ont beau approcher, je ne reçois +aucune nouvelle directe. Une bonne et affectueuse lettre de +Domenger, voilà toute ma pitance. Je puis présumer que je suis le +seul représentant à ce régime, qui me fait pressentir mon sort. +D'ailleurs j'ai quelques information indirectes par Dampierre. Il ne +m'a pas laissé ignorer que le pays a fait un mouvement, qui implique +le retrait de cette confiance qu'il avait mise en moi. Je n'en suis +ni surpris ni guère contrarié, _en ce qui me concerne_. Nous sommes +dans un temps où il faut se jeter dans un des partis extrêmes si +l'on veut réussir. Quiconque voit d'un oeil froid les exagérations +des partis et les combat, reste délaissé et écrasé au milieu. Je +crains que nous ne marchions vers une guerre sociale, vers la guerre +des pauvres contre les riches, qui pourrait bien être le fait +dominant de la fin du siècle. Les pauvres sont ignorants, violents, +travaillés d'idées chimériques, absurdes, et le mouvement qui les +emporte est malheureusement justifié, dans une certaine mesure, par +des _griefs réels_, car les contributions indirectes sont pour eux +l'_impôt progressif_ pris à rebours.--Cela étant ainsi, je ne +pouvais avoir qu'un plan: combattre les erreurs du peuple et aller +au-devant des _griefs fondés_, afin de ne jamais laisser la justice +de son côté. De là mes huit ou dix brochures, et mes votes pour +toutes les réformes financières. + +Mais il s'est rencontré que les riches, profitant du besoin de +sécurité, qui est le trait saillant de l'opinion publique, +exploitent ce besoin au profit de leur injustice. Ils restent +froids, égoïstes, ils flétrissent tout effort qu'on fait pour les +sauver, et ne rêvent que la restauration du petit nombre d'abus que +la révolution a ébranlés. + +Dans cette situation, le choc me semble inévitable, et il sera +terrible. Les riches comptent beaucoup sur l'armée; l'expérience du +passé devrait les rendre un peu moins confiants à cet égard. + +Quant à moi, je devais déplaire aux deux partis, par cela même que +je m'occupais plus de les combattre dans leurs torts que de +m'enrôler sous leur bannière; moi et tous les autres hommes de +conciliation _scientifique_, je veux dire fondée sur la justice +expliquée par la science, nous resterons sur le carreau. La chambre +prochaine, qui aurait dû être la même que celle-ci, sans les +extrêmes, sera au contraire formée des deux camps exagérés; la +prudence intermédiaire en sera bannie. S'il en est ainsi, il ne me +reste qu'une chose à dire: Dieu protége la France! Mon ami, en +restant dans l'obscurité, j'aurai des motifs de me consoler, si du +moins mes tristes prévisions ne se réalisent pas. J'ai ma théorie à +rédiger; de puissants encouragements m'arrivent fort à propos. Hier, +je lisais dans une revue anglaise ces mots: En économie politique, +l'école française a eu trois phases, exprimées par ces trois noms: +Quesnay, Say, Bastiat. + +Certes, c'est prématurément qu'on m'assigne ce rang et ce rôle; mais +il est certain que j'ai une idée neuve, féconde et que je crois +vraie. Cette idée, je ne l'ai jamais développée méthodiquement. Elle +a percé presque accidentellement dans quelques-uns de mes articles; +et puisque cela a suffi pour qu'elle attirât l'attention des +savants, puisqu'on lui fait déjà l'honneur de la considérer comme +une _époque_ dans la science, je suis maintenant sûr que lorsque +j'en donnerai la théorie complète elle sera au moins examinée. +N'est-ce pas tout ce que je pouvais désirer? Avec quelle ardeur je +vais mettre à profit ma retraite pour élaborer cette doctrine, ayant +la certitude d'avoir des juges qui comprennent et qui attendent! + +D'un autre côté, les professeurs d'économie politique belges +essayent d'enseigner ma _Théorie de la valeur_, mais ils tâtonnent. +Aux États-Unis, elle a fait impression, et hier à l'assemblée, une +députation d'Américains m'a remis une traduction de mes ouvrages. La +préface prouve qu'on attend l'_idée_ fondamentale jusqu'ici plutôt +indiquée que formulée. Il en est de même en Allemagne et en Italie. +Tout cela se passe, il est vrai, dans le cercle étroit des +professeurs; mais c'est par là que les idées font leur entrée dans +le monde. + +Je suis donc prêt à accepter résolûment la vie naturellement fort +dure qui va m'être faite. Ce qui me donne du coeur, ce n'est pas le +_non omnis moriar_ d'Horace, mais la pensée que peut-être ma vie +n'aura pas été inutile à l'humanité. + +Maintenant, où me fixerai-je pour accomplir ma tâche? Sera-ce à +Paris? sera-ce à Mugron? Je n'ai encore rien résolu, mais je sens +qu'auprès de toi l'oeuvre serait mieux élaborée. N'avoir qu'une +pensée et la soumettre à un ami éclairé, c'est certainement la +meilleure condition du succès. + + + 30 juillet 1849. + +Mon cher Félix, tu as vu que la prorogation, pour six semaines, a +passé à une majorité assez faible. Je compte partir le 12 ou le 13. +Je te laisse à penser avec quel bonheur je reverrai Mugron et mes +parents et mes amis. Dieu veuille que l'on me laisse tout ce temps +dans ma solitude! Avec ton concours, j'achèverai peut-être la +première partie de mon ouvrage. J'y tiens beaucoup. Il est mal +engagé, contient trop de controverse, sent trop le métier, etc., +etc.; malgré cela il me tarde de le lancer dans le monde, parce que +je suis résolu à ne jouer aucun rôle parlementaire avant de pouvoir +m'appuyer sur cette base. M. Thiers provoquait l'autre jour ceux qui +croient tenir la solution du problème social. Je grillais sur mon +banc, mais je m'y sentais cloué par l'impossibilité de me faire +comprendre. Une fois le livre publié, j'aurai la ressource d'y +renvoyer les hommes de peu de foi. + +Puisque nous devons avoir le bonheur de nous voir et de reprendre +nos délicieuses conversations, il est inutile que je réponde à la +partie politique de ta lettre. Nous ne pouvons nous séparer sur les +principes; il est impossible que nous ne portions pas le même +jugement sur les faits actuels et sur les hommes. + +Je porterai les livres que tu me demandes et aussi peut-être ceux +des ouvrages qui me seront nécessaires. Rends-moi le service de +faire dire à ma tante que je me porte à merveille et que je vais +commencer mes préparatifs de départ. + + + Paris, 13 décembre 1849. + +Mon cher Félix, c'est une chose triste que notre correspondance se +soit ainsi ralentie. Ne va pas en conclure, je t'en prie, que ma +vieille amitié pour toi se soit refroidie; au contraire, il semble +que le temps et la distance, ces deux grands poëtes, prêtent un +charme au souvenir de nos promenades et de nos conversations. Bien +souvent je regrette Mugron, et son calme philosophique, et ses +loisirs féconds. Ici, la vie s'use à ne rien faire, ou du moins à ne +rien produire. + +Hier, j'ai parlé dans la discussion des boissons. Comme j'use +rarement de la tribune, j'ai voulu y poser nos idées. Avec un peu de +persévérance, on les ferait triompher. Il faut bien qu'on les ait +jugées dignes d'examen, puisque l'assemblée tout entière les a +écoutées avec recueillement, sans qu'on puisse attribuer ce rare +phénomène au talent ou à la renommée de l'orateur. Mais ce qui est +affligeant, c'est que ces efforts sont perdus pour le public, grâce +à la mauvaise constitution de la presse périodique. Chaque journal +m'endosse ses propres pensées. S'ils se bornaient à défigurer, +ridiculiser, j'en prendrais mon parti; mais ils me prêtent les +hérésies mêmes que je combats. Que faire?--Au reste, je t'envoie le +_Moniteur_; amuse-toi à comparer. + +Je n'ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le +dire: notre volubilité méridionale est un fléau oratoire. Quand la +phrase est finie, on pense à la manière dont la phrase eût dû être +tournée. Cependant le geste, l'intonation et l'action aidant, on se +fait comprendre des _auditeurs_. Mais cette parole sténographiée +n'est plus qu'un tissu lâche; moi-même je n'en puis supporter la +lecture. + +Nous sommes vraiment ici _over-worked_, comme disent les Anglais. +Ces longues séances, bureaux, commissions, tout cela assomme sans +profit. Ce sont dix heures perdues qui font perdre le reste de la +journée; car (au moins aux têtes faibles) elles suffisent pour ôter +la faculté du travail. Aussi quand pourrai-je faire mon second +volume, sur lequel je compte bien plus pour la propagande que sur le +premier? Je ne sais si on reçoit à Mugron la _Voix du Peuple_. Le +_socialisme_ s'est renfermé aujourd'hui dans une formule, la +_gratuité du crédit_. Il dit de lui-même: Je suis cela ou je ne suis +rien. Donc, c'est sur ce terrain que je l'ai attaqué dans une série +de lettres auxquelles répond Proudhon. Je crois qu'elles ont fait un +grand bien en désillusionnant beaucoup d'adeptes égarés. Mais voici +qui t'étonnera: la classe bourgeoise est si aveugle, si passionnée, +si confiante dans sa force naturelle, qu'elle juge à propos de ne +pas m'aider. Mes lettres sont dans la _Voix du peuple_, cela suffit +pour qu'elles soient dédaignées de ces messieurs; comme si elles +pouvaient faire du bien ailleurs. Eh! quand il s'agit de ramener les +ouvriers, ne vaut-il pas mieux dire la vérité dans le journal qu'ils +lisent? + +Mardi, je commence mon cours à la jeunesse des écoles. Tu vois que +la besogne ne manque pas; et, pour m'arranger, ma poitrine subit un +traitement qui me prend deux heures tous les jours. Il est vrai que +je m'en trouve à merveille. + +Je ne te parle que de moi, mon cher Félix, imite cet exemple, et +parle-moi beaucoup de toi. Si tu voulais suivre mon conseil, je +t'engagerais fortement à faire quelque chose d'utile; par exemple, +une série de petits pamphlets. Ils sont longs à pénétrer dans les +masses, mais ils finissent par faire leur oeuvre. + + + Commencement de 1850. + +Il n'y a pas de jour, mon cher Félix, où je ne pense à te répondre. +Toujours par la même cause, j'ai la tête si faible que le moindre +travail m'assomme. Pour peu que je sois engagé dans quelques-unes de +ces affaires qui commandent, le peu de temps que je puis consacrer à +tenir une plume est absorbé; et me voilà forcé de renvoyer de jour +en jour ma correspondance. Mais enfin, si je dois trouver de +l'indulgence quelque part, c'est bien dans mes amis. + +Tu me disais, dans une lettre précédente, que tu avais un projet et +que tu me le communiquerais. J'attends, très disposé à te seconder; +mais s'il s'agit de journaux, je dois te prévenir que j'ai très-peu +de relations avec eux, et tu devines pourquoi. Il serait impossible +de se lier avec eux sans y laisser son indépendance. Je suis décidé, +quoi qu'il arrive, à n'être pas un homme de parti. Avec nos idées, +c'est un rôle impossible. Je sais bien qu'en ce temps s'isoler c'est +s'annuler, mais j'aime mieux cela. Si j'avais la force que j'avais +autrefois, le moment serait venu d'exercer une véritable action sur +l'opinion publique, et mon éloignement de toute faction me viendrait +en aide. Mais je vois l'occasion m'échapper, et c'est bien triste. +Il n'y a pas de jour où l'on ne me fournisse l'occasion de dire ou +écrire quelque vérité utile. La concordance entre tous les points de +notre doctrine finirait par frapper les esprits, qui y sont +d'ailleurs préparés par les nombreuses déceptions dont ils ont été +dupes. Je vois cela, beaucoup d'amis me pressent de me jeter dans la +mêlée, et je ne puis pas.--Je t'assure que j'apprends la +résignation; et, quand j'en aurai besoin, je m'en trouverai bien +pourvu. + +Les _Harmonies_ passent inaperçues ici, si ce n'est d'une douzaine +de connaisseurs. Je m'y attendais; il ne pouvait en être autrement. +Je n'ai pas même pour moi le zèle accoutumé de notre petite église, +qui m'accuse d'hétérodoxie; malgré cela j'ai la confiance que ce +livre se fera faire place petit à petit. En Allemagne, il a été bien +autrement reçu. On le creuse, on le pioche, on le laboure, on y +cherche ce qui y est et ce qui n'y est pas. Pouvais-je souhaiter +mieux? + +Maintenant je demanderais au ciel de m'accorder un an pour faire le +second volume, qui n'est pas même commencé, après quoi je chanterais +le _Nunc dimittis_. + +Le socialisme se propage d'une manière effrayante; mais, comme +toutes les contagions, en s'étendant il s'affaiblit et même se +transforme. Il périra par là. Le nom pourra rester, mais non la +chose. Aujourd'hui, _socialisme_ est devenu synonyme de _progrès_; +est socialiste quiconque veut un changement _quelconque_. Vous +réfutez _L. Blanc_, _Proudhon_, _Leroux_, _Considérant_; vous n'en +êtes pas moins socialiste, si vous ne demandez pas le _statu quo_ en +toutes choses. Ceci aboutit à une mystification. Un jour tous les +hommes se rencontreront avec cette étiquette sur leur chapeau; et +comme, pour cela, ils ne seront pas plus d'accord sur les réformes +à faire, il faudra inventer d'autres noms, la guerre s'introduira +parmi les socialistes. Elle y est déjà, et c'est ce qui sauve la +France. + +Adieu, mon cher Félix, fais dire à ma tante que je me porte bien. + + + Paris, le 9 septembre 1850. + +Mon cher Félix, je t'écris au moment de me lancer dans un grand +voyage. La maladie, que j'avais quand je t'ai vu, s'est fixée au +larynx et à la gorge. Par la continuité de la douleur, et +l'affaiblissement qu'elle occasionne, elle devient un véritable +supplice. J'espère pourtant que la résignation ne me fera pas +défaut. Les médecins m'ont ordonné de passer l'hiver à Pise; +j'obéis, encore que ces messieurs ne m'aient pas habitué à avoir foi +en eux. + +Adieu, je te quitte parce que ma tête ne me permet plus guère +d'écrire. J'espère être plus vigoureux en route. + + + Rome, le 11 novembre 1850. + +Si je renvoie de jour en jour à t'écrire, mon cher Félix, c'est +qu'il me semble toujours que sous peu j'aurai la force de me livrer +à une longue causerie. Au lieu de cela, je suis forcé de restreindre +toujours davantage mes lettres, soit que ma faiblesse augmente, soit +que je me déshabitue de la plume.--Me voici dans la ville éternelle, +mon ami, malheureusement fort peu disposé à en visiter les +merveilles. J'y suis infiniment mieux qu'à Pise, entouré +d'excellents amis qui m'enveloppent de la sollicitude la plus +affectueuse. De plus, j'y ai retrouvé Eugène, qui vient passer avec +moi une partie de la journée. Enfin, si je sors, je puis toujours +donner à mes promenades un but intéressant. Je ne demanderais qu'une +chose, être soulagé de ce que mon mal au larynx a d'aigu; cette +continuité de souffrance me désole. Les repas sont pour moi de vrais +supplices. Parler, boire, manger, avaler la salive, tousser, tout +cela sont des opérations douloureuses. Une promenade à pied me +fatigue, la promenade en voiture m'irrite la gorge, je ne puis pas +travailler ni même lire sérieusement. Tu vois où j'en suis réduit. +Vraiment, je ne serai bientôt plus qu'un cadavre qui a retenu la +faculté de souffrir: j'espère que les soins que je suis décidé à +prendre, les remèdes qu'on me fait, et la douceur du climat, +adouciront bientôt un peu ma situation si déplorable. + +Mon ami, je ne te parlerai que vaguement d'un des objets dont tu +m'entretiens. J'y avais déjà songé, et il doit y avoir, parmi mes +papiers, quelque ébauche d'articles sous forme de lettres à toi +adressées. Si la santé me revient et que je puisse faire le second +volume des _Harmonies_, je te le dédierai. Sinon, je mettrai une +courte dédicace à la seconde édition du premier volume. Dans cette +dernière hypothèse, qui implique la fin de ma carrière, je pourrai +t'exposer mon plan et te léguer la mission de le remplir. + +Ici on a de la peine à trouver des journaux. Il m'en est tombé un +vieux sous la main, du temps où l'engouement était à l'amélioration +du sort des classes ouvrières. L'avenir des ouvriers, la condition +des ouvriers, les éternelles vertus des ouvriers, c'était le texte +de tout livre, brochure, revue ou journal. Et penser que ce sont +_les mêmes écrivains_, qui accablent le peuple d'injures, enrôlés +qu'ils sont à l'une des trois dynasties qui, se disputant notre +pauvre France, font tout le mal de la situation. Sais-tu rien de +plus triste? + +Je te remercie d'avoir bien voulu envoyer quelques renseignements +biographiques à M. Paillottet. Ma vie n'offre aucun intérêt au +public, si ce n'est la circonstance qui m'a tiré de Mugron. Si +j'avais su qu'on s'occupait de cette notice, j'aurais raconté ce +fait curieux. + +Adieu, mon cher Félix, à moins d'être tout à fait hors d'état de +voyager ou _tout à fait guéri_, je compte passer le mois d'avril à +Mugron, puisqu'il m'est défendu de rentrer à Paris avant le mois de +mai. Je gémis de ne pouvoir remplir mes devoirs de représentant, +mais il est malheureusement certain que ce n'est pas ma faute.--En +Italie, ainsi qu'en Espagne, on est souvent témoin du peu +d'influence de la dévotion extérieure sur la morale. + +Mes souvenirs à tous les amis; donne de mes nouvelles à ma tante; +présente mes amitiés à ta soeur. + + + + +LETTRES DE FRÉDÉRIC BASTIAT À RICHARD COBDEN. + + + Mugron, 24 novembre 1844. + +MONSIEUR, + +Nourri à l'école de votre Adam Smith et de notre J. B. Say je +commençais à croire que cette doctrine si simple et si claire +n'avait aucune chance de se populariser, du moins de bien longtemps, +car, chez nous, elle est complétement étouffée par les spécieuses +_fallacies_ que vous avez si bien réfutées,--par les sectes +fouriéristes, communistes, etc., dont le pays s'est momentanément +engoué,--et aussi par l'alliance funeste des _journaux de parti_ +avec les journaux payés par les comités manufacturiers. + +C'est dans l'état de découragement complet où m'avaient jeté ces +tristes circonstances, que m'étant par hasard abonné au _Globe and +Traveller_, j'appris, et l'existence de la _Ligue_, et la lutte que +se livrent en Angleterre la liberté commerciale et le monopole. +Admirateur passionné de votre si puissante et si morale association, +et particulièrement de l'homme qui paraît lui donner, au milieu de +difficultés sans nombre, une impulsion à la fois si énergique et si +sage, je n'ai pu contempler ce spectacle sans désirer faire aussi +quelque chose pour la noble cause de l'affranchissement du travail +et du commerce. Votre honorable secrétaire M. Hickin a eu la bonté +de me faire parvenir _la Ligue_, à dater de janvier 1844, et +beaucoup de documents relatifs à l'_agitation_. + +Muni de ces pièces, j'ai essayé d'appeler l'attention du public sur +vos _proceedings_, sur lesquels les journaux français gardaient un +silence calculé et systématique. J'ai écrit dans les journaux de +Bayonne et de Bordeaux, deux villes naturellement placées pour être +le berceau du mouvement. Récemment encore, j'ai fait insérer dans le +_Journal des Économistes_ (nº 35, Paris, octobre 1844) un article +que je recommande à votre attention. Qu'est-il arrivé? c'est que les +journaux parisiens, à qui nos lois donnent le monopole de l'opinion, +ont jugé la discussion plus dangereuse que le silence. Ils font donc +le _silence_ autour de moi, bien sûrs, par ce système, de me réduire +à l'impuissance. + +J'ai essayé d'organiser à Bordeaux une association pour +l'_affranchissement des échanges_; mais j'ai échoué parce que si +l'on rencontre quelques esprits qui souhaitent _instinctivement_ la +liberté _dans une certaine mesure_, il ne s'en trouve pas qui la +comprennent en principe. + +D'ailleurs une association n'opère que par la publicité, et il lui +faut de l'argent. Je ne suis pas assez riche pour la doter à moi +seul; et demander des fonds, c'eût été créer l'insurmontable +obstacle de la méfiance. + +J'ai songé à établir à Paris un journal quotidien fondé sur ces deux +données: _Liberté commerciale_; _exclusion d'esprit de parti_.--Là, +encore, je suis venu me heurter contre des obstacles pécuniaires et +autres, qu'il est inutile de vous exposer. Je le regretterai tous +les jours de ma vie, car j'ai la conviction qu'un tel journal, +répondant à un besoin de l'opinion, aurait eu des chances de +succès.--(Je n'y renonce pas.) + +Enfin, j'ai voulu savoir si je pouvais avoir quelques chances d'être +nommé député, et j'ai acquis la certitude que mes concitoyens +m'accorderaient leurs suffrages; car j'atteignis presque la +majorité aux dernières élections. Mais des considérations +personnelles m'empêchent d'aspirer à cette position, que j'aurais pu +faire tourner à l'avantage de notre cause. + +Forcé de restreindre mon action, je me suis mis à traduire vos +séances de _Drury-Lane_ et de _Covent-Garden_.--Au mois de mai +prochain, je livrerai cette traduction à la publicité. J'en attends +de bons effets. + +1º Il faudra bien que l'on reconnaisse, en France, l'existence de +l'_agitation_ anglaise contre les monopoles. + +2º Il faudra bien qu'on cesse de croire que la liberté n'est qu'un +piége que l'Angleterre tend aux autres nations. + +3º Les arguments en faveur de la liberté du commerce auront +peut-être plus d'effet, sous la forme vive, variée, populaire de vos +_speeches_, que dans les ouvrages méthodiques des économistes. + +4º Votre _tactique_ si bien dirigée, en bas sur l'opinion, en haut +sur le parlement, nous apprendra à agir de même et nous éclairera +sur le parti qu'on peut tirer des institutions constitutionnelles. + +5º Cette publication sera un coup vigoureux porté à ces deux grands +fléaux de notre époque: L'_esprit de parti_ et les _haines +nationales_. + +6º La France verra qu'il y a en Angleterre deux opinions entièrement +opposées, et qu'il est par conséquent absurde et contradictoire +d'embrasser toute l'Angleterre dans la même haine. + +Pour que cette oeuvre fût complète, j'aurais désiré avoir quelques +documents sur _l'origine et le commencement de la Ligue_. Un court +historique de cette association aurait convenablement précédé la +traduction de vos discours. J'ai demandé ces pièces à M. Hickin; +mais ses occupations ne lui ont sans doute pas permis de me +répondre. Mes documents ne remontent qu'à janvier 1843.--Il me +faudrait au moins la discussion au parlement sur le tarif de 1842, +et spécialement le discours où M. Peel proclama la vérité +économique, sous cette forme devenue si populaire: _We must be +allowed to buy in the cheapest market, etc._ + +Je voudrais aussi que vous me disiez quels sont ceux de vos +discours, soit aux meetings, soit au parlement, que vous jugez le +plus à propos de faire traduire.--Enfin je désire que mon livre +contienne une ou deux _free-trade discussions_ de la chambre des +communes, et que vous ayez la bonté de me les désigner. + +Je m'estimerai heureux si j'obtiens une lettre de l'homme de notre +époque à qui j'ai voué la plus vive et la plus sincère admiration. + + + Mugron, 8 avril 1845. + +MONSIEUR, + +Puisque vous me permettez de vous écrire, je vais répondre à votre +bienveillante lettre du 12 décembre dernier. J'ai traité avec M. +Guillaumin, libraire à Paris, pour l'impression de la traduction +dont je vous ai entretenu. + +Le livre est intitulé: _Cobden et la Ligue, ou l'Agitation anglaise +pour la liberté des échanges._ Je me suis permis de m'emparer de +votre nom, et voici mes motifs: je ne pouvais intituler cet ouvrage +_Anti-corn-Law-league_. Indépendamment de ce qu'il est un peu +barbare pour les oreilles françaises, il n'aurait porté à l'esprit +qu'une idée restreinte. Il aurait présenté la question comme +purement _anglaise_, tandis qu'elle est humanitaire, et la plus +humanitaire de toutes celles qui s'agitent dans notre siècle. Le +titre plus simple: _la Ligue_, eut été trop vague et eût porté la +pensée sur un épisode de notre histoire nationale. J'ai donc cru +devoir le préciser, en le faisant précéder du nom de celui qui est +reconnu pour être «l'âme de cette agitation.» Vous avez vous-même +reconnu que les noms propres étaient quelquefois nécessaires «_to +give point, to direct attention_.»--C'est là ma justification. + +Les noms propres, les réputations faites, la _mode_, en un mot, a +tant d'influence chez nous, que j'ai cru devoir faire un autre +effort pour l'attirer de notre côté. J'ai écrit dans le _Journal des +Économistes_ (numéro de février 1845), une lettre à M. de Lamartine. +Cet illustre écrivain, cédant à ce tyran _Fashion_, avait assailli +les économistes de la manière la plus injuste et la plus +irréfléchie, puisque, dans le même écrit, il adoptait leurs +principes. J'ai lieu de croire, d'après la réponse qu'il a bien +voulu m'adresser, qu'il n'est pas éloigné de se ranger parmi nous, +et cela suffirait peut-être pour déterminer chez nous un revirement +inattendu de l'opinion. Sans doute, un tel revirement serait bien +précaire, mais enfin on aurait, au moins provisoirement, un public, +et c'est ce qui nous manque. Pour moi, je ne demande qu'une chose, +qu'on ne se bouche pas volontairement les oreilles. + +Permettez-moi de vous recommander, si vous en avez l'occasion, _the +perusal_ de la lettre à laquelle je fais allusion. + +Je suis, Monsieur, votre respectueux serviteur. + + + Londres, 8 juillet 1845. + +MONSIEUR, + +J'ai enfin le plaisir de vous présenter un exemplaire de la +traduction dont je vous ai plusieurs fois entretenu. En me livrant à +ce travail, j'avais la conviction que je rendais à mon pays un +véritable service, tant en popularisant les saines doctrines +économiques, qu'en démasquant les hommes coupables qui s'appliquent +à entretenir de funestes préventions nationales. Mon espérance n'a +pas été trompée. J'en ai distribué à Paris une centaine +d'exemplaires, et ils ont produit la meilleure impression. Des +hommes qui, par leur position et l'objet de leurs études, devraient +savoir ce qui se passe chez vous, ont été surpris à cette lecture. +Ils ne pouvaient en croire leurs yeux. La vérité est que tout le +monde en France ignore l'importance de votre _agitation_, et l'on en +est encore à soupçonner que quelques manufacturiers cherchent à +propager _au dehors_ des idées de liberté par pur machiavélisme +britannique.--Si j'avais combattu directement le préjugé, je ne +l'aurais pas vaincu. En laissant agir les _free-traders_, en les +laissant parler, en un mot, en vous _traduisant_, j'espère lui avoir +porté un coup auquel il ne résistera pas, pourvu que le livre soit +lu: _That is the question._ + +J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien m'admettre à l'honneur de +m'entretenir un moment avec vous et de vous témoigner personnellement ma +reconnaissance, ma sympathie et ma profonde admiration. + +Votre très-humble serviteur. + + + Mugron, 2 octobre 1845. + +Quel que soit le charme, mon cher Monsieur, que vos lettres viennent +répandre sur ma solitude, je ne me permettrais pas de les provoquer +par des importunités si fréquentes; mais une circonstance imprévue +me fait un devoir de vous écrire. + +J'ai rencontré dans les cercles de Paris un jeune homme qui m'a paru +plein de coeur et de talent, nommé Fonteyraud, rédacteur de la +_Revue britannique_. Il m'écrit qu'il se propose de continuer mon +oeuvre, en insérant dans le recueil qu'il rédige la suite des +opérations de la Ligue; à cet effet, il veut aller en Angleterre +pour voir par lui-même votre belle organisation, et il me demande +des lettres pour vous, pour MM. Bright et Wilson. L'objet qu'il a en +vue est trop utile pour que je ne m'empresse pas d'y consentir, et +j'espère que, de votre côté, vous voudrez bien satisfaire la noble +curiosité de M. Fonteyraud. + +Mais, par une seconde lettre, il m'apprend qu'il a encore un autre +but qui, selon lui, exigerait de la part de la Ligue un appui +effectif, et, pour tout dire, pécuniaire. Je me suis empressé de +répondre à M. Fonteyraud que je ne pouvais pas vous entretenir d'un +projet que je ne connais que très-imparfaitement. Je ne lui ai pas +laissé ignorer d'ailleurs que, selon moi, toute action exercée sur +l'opinion publique, en France, et qui paraîtrait dirigée par le +doigt et l'or de l'Angleterre, irait contre son but, en renforçant +des préventions enracinées et que beaucoup d'habiles gens ont +intérêt à exploiter. Si donc M. Fonteyraud exécute son voyage, +veuillez, ainsi que MM. Bright et Wilson, juger par vous-même de ses +projets et me considérer comme totalement étranger aux entreprises +qu'il médite. Je me hâte de quitter ce sujet, pour répondre à votre +si affectueuse lettre du 23 septembre. + +J'apprends avec peine que votre santé se ressent de vos immenses +travaux tant privés que publics. On ne saurait, certes, la +compromettre dans une plus belle cause; chacune de vos souffrances +vous rappellera de nobles actions; mais c'est là une triste +consolation, et je n'oserais pas la présenter à tout autre qu'à +vous; car, pour la comprendre, il faut avoir votre abnégation, votre +dévouement au bien public. Mais enfin votre oeuvre touche à son +terme, les ouvriers ne manquent plus autour de vous, et j'espère que +vous allez enfin chercher des forces au sein du repos. + +Depuis ma dernière lettre, un mouvement que je n'espérais pas s'est +manifesté dans la presse française. Tous les journaux de Paris et un +grand nombre des journaux de province ont rendu compte, à l'occasion +de mon livre, de l'agitation contre les lois-céréales. Ils n'en ont +pas, il est vrai, saisi toute la portée; mais enfin l'opinion +publique est éveillée. C'était le point essentiel, celui auquel +j'aspirais de toute mon âme; il s'agit maintenant de ne pas la +laisser retomber dans son indifférence, et si j'y puis quelque +chose, cela n'arrivera pas. + +Votre lettre m'est parvenue le lendemain du jour où nous avons eu +une élection. C'est un homme de la cour qui a été nommé. Je n'étais +pas même candidat. Les électeurs sont imbus de l'idée que leurs +suffrages sont un don précieux, un service important et personnel. +Dès lors ils exigent qu'on le leur demande. Ils ne veulent pas +comprendre que le mandat parlementaire est leur propre affaire; que +c'est sur eux que retombent les conséquences d'une confiance bien ou +mal placée, et que c'est par conséquent à eux à l'accorder avec +discernement sans attendre qu'on la sollicite, qu'on la leur +arrache.--Pour moi, j'avais pris mon parti de rester dans mon coin, +et, comme je m'y attendais, on m'y a laissé. Il est probable que, +dans un an, nous aurons en France les élections générales. Je doute +que d'ici là les électeurs soient revenus à des idées plus justes. +Cependant un grand nombre d'entre eux paraissent décidés à me +porter. Mes efforts en faveur de notre industrie vinicole seront +pour moi un titre efficace et que je puis avouer. Aussi, j'ai vu +avec plaisir que vous étiez disposé à seconder les vues que j'ai +exposées dans la lettre que la _League_ a reproduite[16]. Si vous +pouvez obtenir que ce journal appuie le principe du droit _ad +valorem_ appliqué aux vins, cela donnerait à ma candidature une base +solide et honorable. Au fait, dans ma position, la députation est +une lourde charge; mais l'espoir de contribuer à former, au sein de +notre parlement, un noyau de _free-traders_ me fait passer +par-dessus toutes les considérations personnelles. Quand je viens à +penser qu'il n'y a pas, dans nos deux chambres, un homme qui ose +avouer le principe de la liberté des échanges, qui en comprenne +toute la portée, ou qui sache le soutenir contre les sophismes du +monopole, j'avoue que je désire au fond du coeur m'emparer de cette +place vide, que j'aperçois dans notre enceinte législative, quoique +je ne veuille rien faire pour cela qui tende à fausser de plus en +plus les idées dominantes en fait d'élections. Essayons de mériter +la confiance, et non de la surprendre. + + [Note 16: V. ci-après l'écrit intitulé: _De l'avenir du + commerce des vins entre la France et la Grande-Bretagne._ + (_Note de l'éditeur._)] + +Je vous remercie des conseils judicieux que vous me donnez, en +m'indiquant la marche qui vous semble le mieux adaptée aux +circonstances de notre pays, pour la propagation des doctrines +économiques. Oui, vous avez raison, je conçois que chez nous la +diffusion des lumières doit procéder de haut en bas. Instruire les +masses est une tâche impossible, puisqu'elles n'ont ni le droit, ni +l'habitude, ni le goût des grandes assemblées et de la discussion +publique. C'est un motif de plus pour que j'aspire à me mettre en +contact avec les classes les plus éclairées et les plus influentes, +_through_ la députation. + +Vous me faites bien plaisir en m'annonçant que vous avez de bonnes +nouvelles des États-Unis. Je ne m'y attendais pas. L'Amérique est +heureuse de parler la même langue que la Ligue. Il ne sera pas +possible à ses monopoleurs de soustraire à la connaissance du public +vos arguments et vos travaux. Je désirerais que vous me dissiez, +quand vous aurez l'occasion de m'écrire, quel est le journal +américain qui représente le plus fidèlement l'école économiste. Les +circonstances de ce pays ont de l'analogie avec les nôtres, et le +mouvement _free-trader_ des États-Unis ne pourrait manquer de +produire en France une forte et bonne impression, s'il était +connu.--Pour épargner du temps, vous pourriez faire prendre pour moi +un abonnement d'un an, et prier M. Fonteyraud de vous rembourser. Il +me sera plus facile de lui faire remettre le prix que de vous +l'envoyer. + +J'accepte avec grand plaisir votre offre d'_échanger_ une de vos +lettres contre deux des miennes. Je trouve que vous sacrifiez encore +ici la _fallacy_ de la _réciprocité_: car assurément c'est moi qui +gagnerai le plus, et vous ne recevrez pas _valeur_ contre _valeur_. +Vu vos importantes occupations, j'aurais bien souscrit à vous écrire +trois fois. Si jamais je suis député, nous renouvellerons les bases +du contrat. + + + Mugron, 13 décembre 1845. + +Mon cher Monsieur, me voilà bien redevable envers vous, car vous avez +bien voulu, au milieu de vos nobles et rudes travaux, vous relâcher de +cette convention que j'avais acceptée avec reconnaissance, «une lettre +pour deux;» mais je n'ai malheureusement que trop d'excuses à invoquer, +et pendant que tous vos moments sont si utilement consacrés au bien +public, les miens ont été absorbés par la plus grande et la plus intime +douleur qui pût me frapper ici-bas[17]. + + [Note 17: La mort d'une parente. (_Note de l'éditeur._)] + +J'attendais pour vous écrire d'avoir des nouvelles de M. Fonteyraud. +Il fallait bien que je susse en quels termes vous remercier de +l'accueil que vous lui avez fait, à ma recommandation. J'étais bien +tranquille à cet égard; car j'avais appris indirectement qu'il était +enchanté de son voyage et enthousiasmé des ligueurs. J'apprends avec +plaisir que les ligueurs n'ont pas été moins satisfaits de lui. +Quoique je l'aie peu connu, j'avais jugé qu'il avait en lui de quoi +se recommander lui-même. Il n'a pas eu, sans doute, le loisir de +m'écrire encore. + +À ce sujet, vous revenez sur mon séjour auprès de vous, et les +excuses que vous m'adressez me rendent tout confus. À l'exception +des deux premiers jours, où, par des circonstances fortuites, je me +trouvai isolé à Manchester, et où mon moral subit sans doute la +triste influence de votre étrange climat (influence que je laissai +trop percer dans ce billet inconvenant auquel vous faites +allusion), à l'exception de ces deux jours, dis-je, j'ai été accablé +de soins et de bontés par vous et vos amis, MM. John et Thomas +Bright, Paulton, Wilson, Smith, Ashworth, Evans et bien d'autres; et +je serais bien ingrat si, parce qu'il y avait élection à Cambridge +pendant ces deux jours, je ne me souvenais que de ce moment de +_spleen_ pour oublier ceux que vous avez entourés de bienveillance +et de charme. Croyez, mon cher Monsieur, que notre dîner de Chorley, +votre entretien si instructif avec M. Dyer, chez M. Thomas Bright, +ont laissé dans ma mémoire et dans mon coeur des souvenirs +ineffaçables.--Vous voulez m'inviter à renouveler ma visite. Cela +n'est pas tout à fait irréalisable; voici comment les choses +pourraient s'arranger. Il est probable que cet été la grande +question sera décidée; et, comme un vaillant combattant, vous aurez +besoin de prendre quelque repos et de panser vos blessures. Comme la +parole a été votre arme principale, c'est son organe qui aura le +plus souffert en vous; et vous avez fait quelque allusion à l'état +de votre santé dans votre lettre précédente. Or, nous avons dans nos +Pyrénées des sources merveilleuses pour guérir les poitrines et les +larynx fatigués. Venez donc passer en famille une saison aux +Pyrénées. Je vous promets, soit d'aller vous chercher, soit de vous +reconduire, à votre choix.--Ce voyage ne sera pas perdu pour la +cause. Vous verrez notre population vinicole; vous vous ferez une +idée de l'esprit qui l'anime, ou plutôt ne l'anime pas. En passant à +Paris, je vous mettrai en relations avec tous nos frères en économie +politique et en philanthropie rationnelle. Je me plais à croire que +ce voyage laisserait d'heureuses traces dans votre santé, dans vos +souvenirs, et aussi dans le mouvement des esprits en France, +relativement à l'affranchissement du commerce. Bordeaux est aussi +une ville que vous verrez avec intérêt. Les esprits y sont prompts +et ardents; il suffit d'une étincelle pour les enflammer, et elle +pourrait bien partir de votre bouche. + +Je vous remercie, mon cher Monsieur, de l'offre que vous me faites +relativement à ma traduction. Permettez-moi cependant de ne pas +l'accepter. C'est un sacrifice personnel que vous voulez ajouter à +tant d'autres, et je ne dois pas m'y prêter. + +Je sens que le titre de mon livre ne vous permet pas de réclamer +l'intervention de la _Ligue_. Dès lors, laissons mon pauvre volume vivre +ou mourir tout seul.--Mais je ne puis me repentir d'avoir attaché votre +nom, en France, à l'histoire de ce grand mouvement. En cela j'ai +peut-être froissé un peu vos dignes collaborateurs, et cette injustice +involontaire me laisse quelques remords. Mais véritablement, pour +exciter et fixer l'attention, il faut chez nous qu'une doctrine +s'incarne dans une individualité, et qu'un grand mouvement soit +représenté et résumé dans un nom propre. Sans la grande figure +d'O'Connell, l'agitation irlandaise passerait inaperçue de nos +journaux.--Et voyez ce qui est arrivé. La presse française se sert +aujourd'hui de votre nom pour désigner, en économie politique, le +principe orthodoxe. C'est une ellipse, une manière abrégée de parler. Il +est vrai que ce principe est encore l'objet de beaucoup de contestations +et même de sarcasmes. Mais il grandira, et à mesure votre nom grandira +avec lui. L'esprit humain est ainsi fait. Il a besoin de drapeaux, de +bannières, d'incarnations, de noms propres; et en France plus +qu'ailleurs. Qui sait si votre destinée n'excitera pas chez nous +l'émulation de quelque homme de génie? + +Je n'ai pas besoin de vous dire avec quel intérêt, quelle anxiété, +je suis le progrès de votre _agitation_. Je regrette que M. Peel se +soit laissé devancer. Sa supériorité personnelle et sa position le +mettent à même de rendre à la cause des services plus immédiatement +réalisables, peut-être, que ceux qu'elle peut attendre de Russell; +et je crains que l'avénement d'un ministère whig n'ait pour +résultat de recomposer une opposition aristocratique formidable, qui +vous prépare de nouveaux combats. + +Vous voulez bien me demander ce que je fais dans ma solitude. Hélas, +cher Monsieur, je suis fâché d'avoir à vous répondre par ce honteux +monosyllabe: _Rien._--La plume me fatigue, la parole davantage, en +sorte que si quelques pensées utiles fermentent dans ma tête, je +n'ai plus aucun moyen de les manifester au dehors. Je pense +quelquefois à notre infortuné André Chénier. Quand il fut sur +l'échafaud, il se tourna vers le peuple et dit en se frappant le +front: «C'est dommage, j'avais quelque chose là.» Et moi aussi, il +me semble que «j'ai quelque chose là.»--Mais qui me souffle cette +pensée? Est-ce la conscience d'une valeur réelle? est-ce la fatuité +de l'orgueil?... Car quel est le sot barbouilleur qui de nos jours +ne croie avoir aussi «quelque chose là?» + +Adieu, mon cher Monsieur, permettez-moi, à travers la distance qui +nous sépare, de vous serrer la main bien affectueusement. + +_P. S._ J'ai des relations fréquentes avec Madrid, et il me sera +facile d'y envoyer un exemplaire de ma traduction. + + + Mugron, 13 janvier 1846. + +Mon cher Monsieur, quelle reconnaissance ne vous dois-je pas pour +vouloir bien songer à moi, au milieu d'occupations si pressantes et +si propres à exciter au plus haut point votre intérêt! C'est le 23 +que vous m'avez écrit, le jour même de cet étonnant meeting de +Manchester, qui n'a certes pas de précédent dans l'histoire. Honneur +aux hommes du Lancastre! Ce n'est pas seulement la _liberté du +commerce_ que le monde leur devra, mais encore l'art éclairé, moral +et dévoué de l'agitation. L'humanité connaît enfin l'_instrument_ de +toutes les réformes.--En même temps que votre lettre, m'est parvenu +le numéro du _Manchester Guardian_ où se trouve la relation de cette +séance. Comme j'avais vu, quelques jours avant, le compte rendu de +votre première réunion à Manchester, dans le _Courrier français_, +j'ai pensé que l'opinion publique était maintenant éveillée en +France, et je n'ai pas cru nécessaire de traduire _the report of +your proceeding_. J'en suis fâché maintenant, car je vois que ce +_grand fait_ n'a pas produit ici une impression proportionnée à son +importance. + +Que je vous félicite mille fois, mon cher Monsieur, d'avoir refusé +une position officielle dans le cabinet whig.--Ce n'est pas que vous +ne soyez bien capable et bien digne du pouvoir. Ce n'est pas même +que vous n'y puissiez rendre de grands services. Mais, au siècle où +nous sommes, on est si imbu de l'idée que quiconque paraît se +consacrer au bien public, travaille en effet pour soi; on comprend +si peu le dévouement à un principe, que l'on ne peut croire au +désintéressement; et certes, vous aurez fait plus de bien par cet +exemple d'abnégation et par l'effet moral qu'il produira sur les +esprits, que vous n'en eussiez pu faire au banc ministériel. +J'aurais voulu vous embrasser, mon cher Monsieur, quand vous m'avez +appris, par cette conduite, que votre coeur est à la hauteur de +votre intelligence.--Vos procédés ne resteront pas sans récompense; +vous êtes dans un pays où l'on ne décourage pas la probité politique +par le ridicule. + +Puisqu'il s'agit de dévouement, cela me servira de transition pour +passer à l'autre partie de votre bonne lettre. Vous me conseillez +d'aller à Paris. Je sens moi-même que, dans ce moment décisif, je +devrais être à mon poste. Mon propre intérêt l'ordonne autant que le +bien de la cause.--Depuis deux mois, nos journaux débitent sur la +_Ligue_ un tas d'absurdités, ce qu'ils ne pourraient faire si +j'étais à Paris, parce que je n'en laisserais pas échapper une sans +la combattre.--D'un autre côté, mieux instruit que bien d'autres +sur la portée de votre mouvement, j'acquerrais dans le public une +certaine autorité.--Je vois tout cela, et cependant je languis dans +une bourgade du département des Landes.--Pourquoi? Je crois vous en +avoir dit quelques mots dans une de mes lettres.--Je suis ici dans +une position honorable et tranquille, quoique modeste. À Paris, je +ne pourrais me suffire qu'en tirant parti de ma plume, chose que je +ne blâme pas chez les autres, mais pour laquelle j'éprouve une +répugnance invincible.--Il faut donc vivre et mourir dans mon coin, +comme Prométhée sur son rocher. + +Vous aurez peut-être une idée de la souffrance morale que j'éprouve, +quand je vous dirai qu'on a essayé d'organiser une _Ligue_ à Paris. +Cette tentative a échoué et devait échouer. La proposition en a été +faite dans un dîner de vingt personnes où assistaient deux +ex-ministres. Jugez comme cela pouvait réussir! Parmi les convives, +l'un veut 1/2 liberté, l'autre 1/4 liberté, l'autre 1/8 liberté, +trois ou quatre peut-être sont prêts à demander la liberté en +_principe_. Allez-moi faire avec cela une association unie, ardente, +dévouée. Si j'eusse été à Paris, une telle faute n'eût pas été +commise. J'ai trop étudié ce qui fait la force et le succès de votre +organisation.--Ce n'est pas du milieu d'hommes fortuitement +assemblés que peut surgir une ligue vivace. Ainsi que je l'écrivais +à M. Fonteyraud, ne soyons que dix, que cinq, que deux s'il le faut, +mais élevons le drapeau de la liberté absolue, du principe absolu; +et attendons que ceux qui ont la même foi se joignent à nous. Si le +hasard m'avait fait naître avec une fortune plus assurée, avec dix à +douze mille francs de rente, il y aurait en ce moment une ligue en +France, bien faible sans doute, mais portant dans son sein les deux +principes de toute force, la vérité et le dévouement. + +Sur votre recommandation, j'ai offert mes services à M. Buloz. S'il +m'avait chargé de l'article à insérer dans la _Revue des deux +Mondes_, j'aurais continué l'histoire si intéressante de la _Ligue_ +jusqu'à la fin de la crise ministérielle. Mais il ne m'a pas même +répondu.--Je crains bien que ces directeurs de journaux ne voient, +dans les événements les plus importants, qu'une occasion de +satisfaire la curiosité de _l'abonné_, prêts à crier, selon +l'occurrence: Vive le roi, vive la Ligue! + +La chambre de commerce de Bordeaux vient d'élever la bannière de la +liberté commerciale. Malheureusement elle prend selon moi un texte +trop restreint: _l'Union douanière entre la France et la Belgique._ +Je vais lui adresser une lettre où je m'efforcerai de lui faire voir +qu'elle aurait bien plus de puissance si elle se vouait à la cause +du _principe_, et non à celle d'une application spéciale à tel ou +tel traité.--C'est la _fallacy_ de la réciprocité qui paralyse les +efforts de cette chambre.--Les traités lui sourient parce qu'elle y +voit la stipulation possible d'_avantages réciproques_, de +_concessions réciproques_, et même de _sacrifices réciproques_. Sous +ces apparences libérales, se cache toujours la pensée funeste que +l'importation en elle-même est un mal, et qu'on ne le doit tolérer +qu'après avoir amené l'étranger à tolérer de son côté notre +_exportation_. Comme modèle à suivre, j'accompagnerai ma lettre +d'une copie de la fameuse délibération de la _chambre de commerce_ +de Manchester des 13 et 20 décembre 1838.--Pourquoi la chambre de +commerce de Bordeaux ne prendrait-elle pas en France la généreuse +initiative qu'a prise en Angleterre la chambre de commerce de +Manchester? + +Connaissant vos engagements si étendus, j'ose à peine vous demander +de m'écrire. Cependant, veuillez vous rappeler, de temps en temps, +que vos lettres sont le baume le plus efficace pour calmer les +ennuis de ma solitude et les tourments qui naissent du sentiment de +mon inutilité. + + + Mugron, 9 février 1846. + +Mon cher Monsieur, au moment où vous recevrez cette lettre vous +serez dans le _coup de feu_ de la discussion. J'espère pourtant que +vous trouverez un moment pour notre France; car, malgré ce que vous +me dites d'intéressant sur l'état des choses chez vous, je ne vous +en parlerai pas. Je n'aurais rien à vous dire, et il me faudrait +perdre un temps précieux à exprimer des sentiments d'admiration et +de bonheur dont vous ne doutez pas. Parlons donc de la France. Mais +avant je veux en finir avec la question anglaise. Je n'ai rien vu, +dans votre _Peel's measure_, concernant les vins. C'est certainement +une grande faute contre l'économie politique et contre la +politique.--Un dernier vestige _of the Policy of reciprocal +treaties_ se montre dans cette omission, ainsi que dans celle du +_timber_. C'est une tache dans le projet de M. Peel; et elle +détruira, dans une proportion énorme, l'effet moral de l'ensemble, +précisément sur les classes, en France et dans le Nord, qui étaient +les mieux disposées à recevoir ce haut enseignement. Cette lacune et +cette phrase: _We shall beat all other nations_, ce sont deux grands +aliments jetés à nos préjugés; ils vivront longtemps là-dessus. Ils +verront là la pensée secrète, la pensée machiavélique de la _perfide +Albion_. De grâce, proposez un amendement. Quel que soit +l'absolutisme de M. Peel, il ne résistera pas à vos arguments. + +Je reviens en France (d'où je ne suis guère sorti). Plus je vais, +plus j'ai lieu de me féliciter d'une chose qui m'avait donné d'abord +quelques soucis. C'est d'avoir mis votre nom sur le titre de mon +livre. Votre nom est maintenant devenu populaire dans mon pays, et +avec votre nom, votre cause. On m'accable de lettres; on me demande +des détails; les journaux s'offrent à moi, et l'Institut de France +m'a élu membre correspondant, M. Guizot et M. Duchâtel ayant voté +pour moi. Je ne suis pas assez aveugle pour m'attribuer ces succès; +je les dois à _l'à-propos_, je les dois à ce que les temps sont +venus, et je les apprécie, non pour moi, mais comme moyens d'être +utile. Vous serez surpris que tout cela ne m'ait pas déterminé à +m'installer à Paris. En voici le motif: Bordeaux prépare une grande +démonstration, trop grande selon moi, car elle embrassera force gens +qui se croient _free-traders_ et ne le sont pas plus que M. +Knatchbull. Je crois que mon rôle en ce moment est de mettre à +profit la connaissance des procédés de la _Ligue_, pour veiller à ce +que notre association se forme sur des bases solides. Peut-être vous +enverra-t-on le _Mémorial bordelais_ où j'insère une série +d'articles sur ce sujet. J'insiste et j'insisterai jusqu'au bout, +pour que notre Ligue, comme la vôtre, s'attache à un principe +absolu; et si je ne réussis pas en cela, je l'abandonnerai. + +Voilà ma crainte.--En demandant une _sage_ liberté, une protection +_modérée_, on est sûr d'avoir à Bordeaux beaucoup de sympathies, et +cela séduira les fondateurs. Mais où cela les mènera-t-il? à la tour +de Babel.--C'est le _principe_ même de la protection que je veux +battre en brèche. Jusqu'à ce que cette affaire soit décidée, je +n'irai pas à Paris.--On m'annonce qu'une réunion de quarante à +cinquante négociants va avoir lieu à Bordeaux. C'est là qu'on doit +jeter les bases d'une ligue, sur laquelle je suis invité à donner +mon avis. Vous rappelez-vous que nous avons vainement cherché +ensemble votre _règlement_ dans l'_Anti-Bread-tax circular_? Combien +je regrette aujourd'hui que nous n'ayons pu réussir à le trouver! Si +M. Paulton voulait dépenser une heure à le chercher, elle ne serait +pas perdue; car je tremble que notre Ligue n'adopte des bases +vacillantes. Après cette réunion, il y aura un grand _meeting_ à la +bourse pour lever un _League-fund_. C'est le maire de Bordeaux qui +se place à la tête du mouvement. + +J'avais connaissance de l'adresse que vous avez reçue de la société +des économistes, mais je ne l'ai pas lue; puisse-t-elle être digne +de vous et de notre cause! + +Pardon de vous entretenir si longtemps de notre France. Mais vous +comprendrez que les faibles vagissements qu'elle fait entendre +m'intéressent presque autant que les virils accents de sir Robert. + +Une fois que l'affaire bordelaise sera réglée, je me rendrai à +Paris. L'espoir de votre visite me décide. + +Je vais dresser un plan pour la distribution de 50 exemplaires de ma +traduction. + + + Bordeaux, février 1846. + +Mon cher Monsieur, vous apprendrez sans doute avec intérêt qu'une +démonstration se fait à Bordeaux dans le sens du _free-trade_. +Aujourd'hui l'association s'est constituée. Le maire de Bordeaux a +été nommé président. Avant peu la souscription va s'ouvrir et on +espère qu'elle produira une centaine de mille francs. Voilà un beau +résultat. Je n'ose concevoir de grandes espérances, et je crains que +nos commencements un peu timides ne nous suscitent plus tard des +obstacles. On n'a pas osé poser hardiment le principe. On se borne à +dire que l'association réclame l'abolition, _le plus promptement +possible_, des droits protecteurs. Ainsi la question de gradation +est réservée, et votre _total_, _immediate_ n'a pu passer. Vu l'état +peu avancé des esprits en cette matière, il eût été inutile +d'insister, et il faut espérer que l'association, qui a pour but +d'éclairer les autres, aura pour effet de s'éclairer elle-même. + +Quand cette affaire sera organisée, je suis décidé à aller à Paris. +Plusieurs lettres me sont parvenues, d'après lesquelles je dois +croire que cette immense branche d'industrie qu'on nomme _articles +Paris_ est disposée à faire un mouvement. J'ai cru que mon devoir +était de mettre de côté les raisons personnelles que je puis avoir +de rester dans mon coin. Soyez sûr que je fais à la cause un +sacrifice qui a quelque mérite, en ce qu'il n'a rien d'apparent. + +Depuis un mois, mon volume a un succès extraordinaire à Bordeaux. Le +ton prophétique avec lequel j'annonçais la réforme m'a fait une +réputation que je ne mérite guère, car je n'ai eu qu'à être l'écho +de la Ligue. Mais enfin, j'en profite pour faire de la propagande. +Quand je serai à Paris, je me consulterai pour savoir s'il ne serait +pas à propos de faire une seconde édition dans un format _à bon +marché_. Je ne doute pas que l'association bordelaise ne vienne en +aide au besoin. Vous m'éviteriez un travail immense si vous me +désigniez deux discours de MM. Bright, Villiers et autres, après +avoir pris leur avis. Cela m'éviterait de relire les trois volumes +de la _Ligue_. Il faudrait que ces messieurs indiquassent les +discours où ils ont traité la question au point de vue le plus élevé +et le plus général; où ils ont combattu les _fallacies_ les plus +universellement répandues, surtout la _réciprocité_. J'y joindrai +des observations, des renseignements statistiques et des portraits. +Enfin il faudra aussi m'indiquer quelques séances du parlement, et +principalement les plus orageuses, celles où les _free-traders_ ont +été attaqués avec le plus d'acharnement. Un pareil ouvrage, vendu à +3 francs, fera plus que dix traités d'économie politique. Vous ne +pouvez pas vous imaginer le bien que fait à Bordeaux la première +édition. + +Je ne puis m'empêcher de déplorer que votre _Premier_ ait manqué +l'occasion de frapper l'Europe d'étonnement. Si, au lieu de dire: +«J'ai besoin de nouveaux subsides pour augmenter nos forces de terre +et de mer,» il avait dit: «Puisque nous adoptons le principe de la +liberté commerciale, il ne peut plus être question de _débouchés_ et +de colonies. Nous renonçons à l'Orégon, peut-être même au Canada. +Nos différends avec les États-Unis disparaissent, et je propose une +réduction de nos forces de terre et de mer.»--S'il eût tenu ce +langage, il y aurait eu, pour l'effet, autant de différence entre ce +discours et les traités d'économie politique que nous sommes encore +réduits à faire, qu'il y en a entre le soleil et des traités sur la +lumière. L'Europe aurait été convertie en un an, et l'Angleterre y +aurait gagné de _trois_ côtés. Je me dispense de les énumérer, car +je suis accablé de fatigue. + + + Paris, 16 mars 1846. + +Mon cher Monsieur, j'ai tardé quelques jours à répondre à votre +bonne et instructive lettre. Ce n'est pas que je n'eusse bien des +choses à vous dire, mais le temps me manquait; aujourd'hui même, je +ne vous écris que pour vous annoncer mon arrivée à Paris. Si j'avais +pu hésiter à y venir, l'espoir que vous me donnez de vous y voir +bientôt aurait suffi pour m'y décider. + +Bordeaux est vraiment en _agitation_. Il a été _de mode_ de +s'associer à cette oeuvre, il m'a été impossible de suivre mon plan, +qui était de borner l'association aux personnes _convaincues_. La +_furia francese_ m'a débordé. Je prévois que ce sera un grand +obstacle pour l'avenir; car déjà, quand on a voulu faire une +pétition aux chambres pour fixer nos prétentions, des dissidences +profondes se sont révélées.--Quoi qu'il en soit, on lit, on étudie, +et c'est beaucoup. Je compte sur l'agitation elle-même pour éclairer +ceux qui la font. Ils ont pour but d'instruire les autres et ils +s'instruiront eux-mêmes. + +Arrivé hier soir, je ne puis vous rien dire par ce courrier. +J'aimerais mieux mille fois réussir à former un noyau d'hommes bien +convaincus que de provoquer une manifestation bruyante comme celle +de Bordeaux.--Je sais que l'on parle déjà de _modération_, de +_réformes progressives_, d'_experiments_. Si je le puis, je +conseillerai à ces gens-là de former entre eux une association sur +ces bases et de nous laisser en former une autre sur le terrain du +principe abstrait et absolu: _no protection_, bien convaincu que la +nôtre absorbera la leur. + + + Paris, 25 mars 1846. + +Mon cher Monsieur, dès la réception de votre lettre, j'ai remis à M. +Dunoyer votre réponse à l'adresse de notre société d'économistes. Je +viens de la traduire et elle n'a paru rien contenir qui puisse avoir +des inconvénients à la publicité. Seulement, nous ne savons trop où +faire paraître ce précieux document. Le _Journal des Économistes_ ne +paraîtra que vers le 20 avril. C'est bien tard. Beaucoup de journaux +sont engagés avec le monopole, beaucoup d'autres avec l'anglophobie, +et beaucoup d'autres sont sans valeur. Une démarche va être faite +auprès du _Journal des Débats_. Je vous en dirai l'effet par +post-scriptum.--Assurément, il n'y a rien dans votre lettre que de +pur, noble, vrai et cosmopolite, comme dans votre coeur. Mais notre +nation est si susceptible, elle est d'ailleurs si imbue de l'idée +que la liberté commerciale est bonne pour vous et mauvaise pour +nous,--que vous ne l'avez adoptée, _en partie_, que par +machiavélisme et pour nous entraîner dans cette voie,--ces idées, +dis-je, sont si répandues, si populaires, que je ne sais si la +publication de votre adresse ne sera pas inopportune au moment où +nous formons une association. On ne manquera pas de dire que nous +sommes dupes de la _perfide Albion_. Des hommes qui savent que si +_deux et deux font quatre_ en Angleterre, ils ne font pas _trois_ en +France, rient de ces préjugés. Cependant, il me paraît prudent de +les dissiper plutôt que de les heurter. C'est pourquoi je soumettrai +encore la question de la publicité à quelques hommes éclairés avec +lesquels je me réunis ce soir, et je vous ferai connaître demain le +résultat de cette conférence. + +J'ai souligné le mot _en partie_, voici pourquoi: notre principal +point d'appui pour l'agitation est la classe commerciale, les +négociants. Ils vivent sur les échanges et en désirent le plus +possible. Ils ont d'ailleurs l'habitude de conduire les affaires. +Sous ce double rapport, ils sont nos meilleurs auxiliaires. +Cependant ils tiennent au monopole par un côté, le côté maritime, la +protection à la navigation nationale, en un mot ce qu'on nomme la +_surtaxe_. + +Or, il arrive que tous nos armateurs sont frappés de cette idée que, +dans son plan financier, sir Robert Peel n'a pas modifié votre acte +de navigation, qu'il a laissé en cette matière la protection dans +toute sa force; et je vous laisse à penser les conséquences qu'ils +en tirent. Je crois me rappeler que votre acte de navigation fut +modifié par Huskisson. J'ai votre tarif et je n'y aperçois nulle +part que les denrées apportées par navires étrangers y soient +soumises à une taxe différentielle. Je voudrais bien être fixé sur +cette question, et si vous n'avez pas le temps de m'en instruire, ne +pourriez-vous pas prier M. Paulton ou M. James Wilson de m'écrire à +ce sujet une lettre assez étendue? + +Maintenant je vous dirai un mot de notre association. Je commence à +être un peu découragé par la difficulté, même matérielle, de faire +quelque chose à Paris. Les distances sont énormes, on perd tout son +temps dans les rues, et, depuis dix jours que je suis ici, je n'ai +pas employé utilement deux heures. Je me déciderais à abandonner +l'entreprise, si je ne voyais les éléments de quelque chose d'utile. +Des pairs, des députés, des banquiers, des hommes de lettres, tous +ayant un nom connu en France, consentent à entrer dans notre +société; mais ils ne veulent pas faire les premiers pas. À supposer +qu'on finisse par les réunir, je ne pense pas qu'on puisse compter +sur un concours bien actif de la part de gens si occupés, si +emportés par le tourbillon des affaires et des plaisirs. Mais leur +nom seul aurait un grand effet en France et faciliterait des +associations semblables et plus pratiques à Marseille, Lyon, le +Havre et Nantes. Voilà pourquoi je suis résolu à perdre deux mois +ici. En outre, la société de Paris aura l'avantage de donner un peu +de courage aux députés _free-traders_, qui, jusqu'ici abandonnés par +l'opinion, n'osaient avouer leurs principes. + +Je n'ai pas d'ailleurs perdu de vue ce que vous me disiez un jour, +que le mouvement, qui s'était fait de bas en haut en Angleterre, +doit se faire de haut en bas en France; et par ce motif je me +réjouirais de voir se réunir à nous des hommes marquants, tels que +les d'Harcourt, Anisson-Dupéron, Pavée de Vendeuvre, peut-être de +Broglie, parmi les Pairs; d'Eichthal, Vernes, Ganneron et peut-être +Rothschild parmi les banquiers; Lamartine, Lamennais, Béranger, +parmi les hommes de lettres. Assurément je suis loin de croire que +tous ces illustres personnages aient des opinions arrêtées. C'est +l'instinct plutôt que la claire-vue du vrai qui les guide; mais le +seul fait de leur adhésion les engagera dans notre cause et les +forcera de l'étudier. Voilà pourquoi j'y tiens, car sans cela +j'aimerais mieux une association bien homogène, entre une douzaine +d'adeptes libres d'engagements et dégagés des considérations +qu'impose un nom politique. + +À quoi tiennent quelquefois les grands événements! Certainement, si +un opulent financier se vouait à cette cause, ou ce qui revient au +même, si un homme profondément convaincu et dévoué avait une grande +fortune, le mouvement s'opérerait avec rapidité. Aujourd'hui par +exemple, je connais vingt notabilités qui s'observent, hésitent et +ne sont retenues que par la crainte de ternir l'éclat de leur nom. +Si au lieu de courir de l'un à l'autre, à pied, crotté jusqu'au dos, +pour n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des +réponses évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, +dans un riche salon, que de difficultés seraient surmontées! Ah! +croyez-le bien, ce n'est ni la tête, ni le coeur qui me manquent. +Mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place, et il +faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude et de borner mon +concours à quelques articles de journaux, à quelques écrits. +N'est-il pas singulier que je sois arrivé à l'âge où les cheveux +blanchissent, témoin des progrès du luxe et répétant comme ce +philosophe grec: _Que de choses dont je n'ai pas besoin!_ et que je +me sente à mon âge envahi par l'ambition. L'ambition! oh! j'ose dire +que celle-là est pure, et si je souffre de ma pauvreté, c'est +qu'elle oppose un obstacle invincible à l'avancement de la cause. + +Pardonnez-moi, mon cher Monsieur, ces épanchements de mon coeur. Je +vous parle de moi quand je ne devrais vous entretenir que d'affaires +publiques. + +Adieu, croyez-moi toujours votre bien affectionné et dévoué. + + + Paris, 2 avril 1846. + +Mon cher Monsieur, ainsi que je vous l'ai annoncé, votre réponse à +l'adresse de la société des économistes paraîtra dans le prochain +numéro du _Journal des Économistes_. Elle fera, j'espère, un bon +effet. Mais vu l'extrême susceptibilité de nos concitoyens, on a +jugé à propos de ne pas l'insérer dans les journaux quotidiens et +d'attendre que notre association parisienne fût un peu plus avancée. + +Ce qui nous manque surtout, c'est un organe, un journal spécial, +comme la _Ligue_. Vous me direz qu'il doit être l'_effet_ de +l'association. Mais je crois bien que, dans une certaine mesure, +c'est l'association qui sera l'_effet_ du journal; nous n'avons pas +de moyens de communication et aucun journal accrédité ne peut nous +en servir. + +Donc j'ai pensé à créer ici un journal hebdomadaire intitulé le +_Libre Échange_. Hier soir on m'en a remis le devis. Il se monte +pour la dépense à 40,000 francs, pour la première année; et la +recette, en supposant 1000 abonnés à 10 francs, n'est que de 10,000 +francs: perte, 30,000 francs. + +Bordeaux, je l'espère, consentira à en supporter une partie. Mais je +dois aviser à couvrir la totalité. J'ai pensé à vous. Je ne puis +demander à l'Angleterre une subvention avouée ou secrète, elle +aurait plus d'inconvénients que d'avantages. Mais ne pourriez-vous +pas nous avoir 1,000 abonnements à une demi-guinée? ce serait pour +nous une recette de 500 livres sterling ou 12,500 francs, dont +10,000 francs nets, frais de poste déduits. Il me semble que +Londres, Manchester, Liverpool, Leeds, Birmingham, Glasgow et +Édimbourg suffiraient pour absorber ces 1,000 exemplaires, en +abonnements _réels_ que vos agents faciliteront. Il n'y aurait pas +alors subvention, mais encouragement loyal, qui pourrait être +hautement avoué. + +Quand je vois la timidité de nos soi-disant _free-traders_, et +combien peu ils comprennent la nécessité de s'attacher à un principe +absolu, je ne vous cacherai pas que je regarde comme essentiel de +prendre l'initiative de ce journal, d'en avoir la direction; car si, +au lieu de _précéder_ l'association, il la _suit_, et est obligé +d'en prendre l'esprit au lieu de le créer, je crains que +l'entreprise n'avorte. + +Veuillez me répondre le plus tôt que vous pourrez et me donner +franchement vos conseils. + + + Paris, 11 avril 1846. + +Mon cher Monsieur, je m'empresse de vous annoncer que votre réponse +à l'adresse des économistes paraîtra dans le journal de ce mois qui +se publie du 15 au 20.--La traduction en est un peu faible, celui à +qui elle est principalement adressée ayant cru convenable d'adoucir +quelques expressions, afin de ménager la susceptibilité de notre +public. Cette susceptibilité est réelle, et de plus elle est +habilement exploitée.--Ces jours-ci, lisant quelques épreuves dans +une imprimerie, il me tomba sous la main un livre où on nous +accusait positivement d'être soudoyés par l'Angleterre ou plutôt par +la Ligue. Connaissant l'auteur, je l'ai décidé à retirer cette +absurde assertion, mais elle m'a fait sentir de plus en plus le +danger d'avoir aucune relation financière avec votre société. Il +m'est impossible de voir dans quelques abonnements que vous +prendriez à nos écrits, pour les répandre en Europe, rien de +répréhensible, et cependant je m'abstiendrai dorénavant d'en appeler +à votre sympathie; et indépendamment des raisons que vous me donnez, +celle-là suffit pour me décider à me conformer sur cette matière au +préjugé national. + +Le mouvement Bordelais, quoiqu'il ait été assez imposant et +précisément à cause de cela, nous créera, je le crains, bien des +obstacles. À Paris on n'ose rien faire, de peur de ne pas faire +autant qu'à Bordeaux.--Dès l'origine, j'avais prévu qu'une +association, inaperçue d'abord, mais composée d'hommes parfaitement +unis et convaincus, aurait de meilleures chances qu'une grande +démonstration. Enfin, il faut bien agir avec les éléments qu'on a +sous la main, et l'un des bienfaits de l'association, si elle se +propage, sera _to train_ les associés eux-mêmes.--Ils en ont grand +besoin. La distinction entre droit _fiscal_ et droit _protecteur_ ne +leur entre pas dans la tête. C'est vous dire qu'on ne comprend pas +même le principe de l'association, la seule chose qui puisse lui +donner de la force, de la cohésion et de la durée. J'ai développé +cette thèse dans le _Courrier français_ d'aujourd'hui et je +continuerai encore. + +Quoi qu'il en soit, un progrès dans ce pays est incontestable. Il y +a six mois, nous n'avions pas un journal pour nous. Aujourd'hui, +nous en avons cinq à Paris, trois à Bordeaux, deux à Marseille, un +au Havre et deux à Bayonne. J'espère qu'une douzaine de pairs et +autant de députés entreront dans notre ligue et y puiseront, sinon +des lumières, au moins du courage. + + + Paris, 25 mai 1846. + +Voilà bien des jours que je ne vous ai pas écrit, mon cher monsieur +Cobden, mais enfin je ne pouvais trouver une occasion plus favorable +pour réparer ma négligence, puisque j'ai le plaisir d'introduire +auprès de vous le Maire de Bordeaux, le digne, le chaleureux +président de notre association, M. Duffour Dubergié. Je ne pense pas +avoir rien à ajouter pour lui assurer de votre part le plus cordial +accueil. Connaissant l'étroite union qui lie tous les ligueurs, je +me dispense même d'écrire à messieurs Bright, Paulton, etc., bien +convaincu qu'à votre recommandation, M. Duffour sera admis au milieu +de vous comme un membre de cette grande confraternité qui s'est +levée pour l'affranchissement et l'union des peuples. Et qui mérite +plus que lui votre sympathie? C'est lui qui, par l'autorité de sa +position, de sa fortune et de son caractère, a entraîné Bordeaux et +décidé le peu qui se fait à Paris. Il n'a pas tergiversé et hésité +comme font nos diplomates de la capitale. Sa résolution a été assez +prompte et assez énergique pour que notre gouvernement lui-même +n'ait pas eu le temps d'entraver le mouvement, à supposer qu'il en +eût eu l'intention. + +Recevez donc M. Duffour comme le vrai fondateur de l'association en +France. D'autres rechercheront et recueilleront peut-être un jour +cette gloire. C'est assez ordinaire; mais, quant à moi, je la ferai +toujours remonter à notre président de Bordeaux. + +Au milieu de l'agitation que doit exciter l'état de vos affaires, +peut-être vous demandez-vous quelquefois où en est notre petite +ligue de Paris. Hélas! elle est dans une période d'inertie fort +ennuyeuse pour moi. La loi française exigeant que les associations +soient autorisées, plusieurs membres, et des plus éminents, ont +exigé que cette formalité précédât toute manifestation au dehors. +Nous avons donc fait notre demande et, depuis ce jour, nous voilà à +la discrétion des ministres. Ils promettent bien d'autoriser, mais +ils ne s'exécutent pas. Notre ami, M. Anisson-Dupéron, déploie dans +cette circonstance un zèle qui l'honore. Il a toute la vigueur d'un +jeune homme et toute la maturité d'un pair de France. Grâce à lui, +j'espère que nous réussirons. Si le ministre s'obstine à nous +enrayer, notre association se dissoudra. Tous les peureux s'en +iront; mais il restera toujours un certain nombre d'associés plus +résolus, et nous nous constituerons sur d'autres bases. Qui sait si +à la longue ce triage ne nous profitera pas? + +J'avoue que je renoncerai à regret à de _beaux noms propres_. C'est +nécessaire en France, puisque les lois et les habitudes nous +empêchent de rien faire avec et par le peuple. Nous ne pouvons guère +agir que dans la classe éclairée; et dès lors les hommes qui ont une +réputation faite sont d'excellents auxiliaires. Mais enfin, mieux +vaut se passer d'eux que de ne pas agir du tout. + +Il paraît que les protectionnistes préparent en Angleterre une +défense désespérée. Si vous aviez un moment, je vous serais bien +obligé de me faire part de votre avis sur l'issue de la lutte. M. +Duffour assistera à ce grand combat. J'envie cette bonne fortune. + + + Mugron, 25 juin 1846. + +Ce n'est point à vous de vous excuser, mon cher Monsieur, mais à +moi; car vous faites un grand et noble usage de votre temps, et moi, +qui gaspille le mien, je n'aurais pas dû rester si longtemps sans +vous écrire. Vous voilà au terme de vos travaux. L'heure du triomphe +a sonné pour vous. Vous pouvez vous rendre le témoignage que vous +aurez laissé sur cette terre une profonde empreinte de votre +passage; et l'humanité bénira votre nom. Vous avez conduit votre +immense agitation avec une vigueur, un ensemble, une prudence, une +modération qui seront un éternel exemple pour tous les réformateurs +futurs; et, je le dis sincèrement, le perfectionnement que vous avez +apporté à l'_art d'agiter_ sera pour le genre humain un plus grand +bien que l'objet spécial de vos efforts, quelle qu'en soit la +grandeur. Vous avez appris au monde que la vraie force est dans +l'opinion, et vous lui avez enseigné comment on met cette force en +oeuvre. De ma propre autorité, mon cher Cobden, je vous décerne la +palme de l'immortalité et je vous marque au front du signe des +grands hommes. + +Et moi, vous le voyez à la date de ma lettre, j'ai déserté le champ +de bataille, non point découragé, mais momentanément dégoûté. Il +faut bien le dire, l'oeuvre en France est plus scientifique, moins +susceptible de pénétrer dans les sympathies populaires. Les +obstacles matériels et moraux sont aussi énormes. Nous n'avons ni +_railways_ ni _penny-postage_. On n'est pas accoutumé aux +souscriptions; les esprits français sont impatients de toute +hiérarchie. On est capable de discuter un an les statuts d'un +règlement ou les formes d'un meeting. Enfin, le plus grand de tous +les malheurs, c'est que nous n'avons pas de vrais _Économistes_. Je +n'en ai pas rencontré deux capables de soutenir la cause et la +doctrine dans toute son orthodoxie, et l'on voit les erreurs et les +concessions les plus grossières se mêler aux discours et aux écrits +de ceux qui s'appellent ici _free-traders_. Le _communisme_ et le +_fouriérisme_ absorbent toutes les jeunes intelligences, et nous +aurons une foule d'ouvrages extérieurs à détruire avant de pouvoir +attaquer le corps de la place. + +Que si je jette un regard sur moi-même, je sens des larmes de sang +me venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu +et..... mais que servent les plaintes et les regrets! + +Ces lois de septembre qu'on nous oppose ne sont pas bien +redoutables. Au contraire, le ministère nous fait beau jeu en nous +plaçant sur ce terrain. Il nous offre le moyen de remuer un peu la +fibre populaire, et de fondre la glace de l'indifférence publique. +S'il a voulu contrarier l'essor de notre principe, il ne pouvait pas +s'y prendre plus mal. + +Vous ne me parlez pas de votre santé. J'espère qu'elle s'est un peu +rétablie. Je serais désolé que vous passiez à Paris sans que j'aie +le plaisir de vous en faire les honneurs. C'est sans doute +l'instinct des contrastes qui vous pousse au Caire, _contraria +contrariis curantur_. Et vous voulez trouver, sous le soleil, sous +le despotisme et sous l'immobilité de l'Égypte, un refuge contre le +brouillard, la liberté et l'agitation britanniques. Puissé-je, dans +sept ans, aller chercher dans les mêmes lieux un repos aux mêmes +fatigues! + +Vous allez donc dissoudre la Ligue! Quel instructif et imposant +spectacle! Qu'est-ce auprès d'un tel acte d'abnégation que +l'abdication de Sylla?--Voici pour moi le moment de refaire et de +compléter mon _Histoire de la Ligue_. Mais en aurai-je le temps? Le +courant des affaires absorbe toutes mes heures. Il faut aussi que je +fasse une seconde édition de mes _Sophismes_, et je voudrais +beaucoup faire encore un petit livre intitulé: _Harmonies +économiques._ Il ferait le pendant de l'autre; le premier démolit, +le second édifierait. + + + Bordeaux, 21 juillet 1846. + +Mon cher et excellent ami, votre lettre est venue me trouver à +Bordeaux, où je me suis rendu pour assister à un meeting occasionné +par le retour de notre président M. Duffour-Dubergié. Ce meeting +aura lieu dans quelques heures; je dois y parler, et cette +circonstance me préoccupe à tel point que vous excuserez le désordre +et le décousu de ma lettre. Je ne veux cependant pas remettre de +vous écrire à un autre moment, puisque vous me demandez de vous +répondre par retour du courrier. + +Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai accueilli avec joie +l'achèvement de votre grande et glorieuse entreprise. La clef de +voûte est tombée; tout l'édifice du monopole va s'écrouler, y +compris le _Système colonial_, en tant que lié au régime protecteur. +C'est là surtout ce qui agira fortement sur l'opinion publique, en +Europe, et dissipera chez nous de bien funestes et profondes +préventions. + +Lorsque j'intitulai mon livre _Cobden et la Ligue_, personne ne +m'avait dit que vous étiez l'âme de cette puissante organisation et +que vous lui aviez communiqué toutes les qualités de votre +intelligence et de votre coeur. Je suis fier de vous avoir deviné et +d'avoir pressenti sinon devancé l'opinion de l'Angleterre toute +entière. Pour l'amour des hommes, ne rejetez pas le témoignage +qu'elle vous confère. Laissez les peuples exprimer librement et +noblement leur reconnaissance. L'Angleterre vous honore, mais elle +s'honore encore plus par ce grand acte d'équité. Croyez qu'elle +place à gros intérêts ces 100,000 livres sterling; car tant qu'elle +saura ainsi récompenser ses fidèles serviteurs, elle sera bien +servie. Les grands hommes ne lui feront jamais défaut. Ici, dans +notre France, nous avons aussi de belles intelligences et de nobles +coeurs, mais ils sont à l'état _virtuel_, parce que le pays n'a +point encore appris cette leçon si importante quoique si simple: +_honorer ce qui est honorable et mépriser ce qui est méprisable_. Le +don qu'on vous prépare est une glorieuse consommation de la plus +glorieuse entreprise que le monde ait jamais vue. Laissez ces grands +exemples arriver entiers aux générations futures. + +J'irai à Paris au commencement d'août. Il n'est pas probable que +j'y arrive comme député. Toujours la même cause me force à attendre +que ce mandat me soit _imposé_, et, en France, on peut attendre +longtemps. Mais comme vous, je pense que l'oeuvre que j'ai à faire +est en dehors de l'enceinte législative. + +Je sors du meeting où je n'ai pas parlé[18]. Mais il m'est arrivé, à +propos de députation, une chose bien extraordinaire. Je vous la +conterai à Paris. Oh! mon ami, il est des pays où il faut avoir +vraiment l'âme grande pour s'occuper du bien public, tant on s'y +applique à vous décourager. + + [Note 18: L'explication de cette circonstance se trouve dans + une lettre adressée à M. Coudroy, p. 74. (_Note de + l'éditeur._)] + + + Paris, 23 septembre 1846. + +Bien que je n'aie pas grand'chose à vous apprendre, mon cher ami, je +ne veux pas laisser plus de temps sans vous écrire. + +Nous sommes toujours dans la même situation, ayant beaucoup de peine +à enfanter une _organisation_. J'espère pourtant que le mois +prochain sera plus fertile. D'abord nous aurons un _local_. C'est +beaucoup; c'est l'_embodyment_ de la Ligue. Ensuite plusieurs +_leading-men_ reviendront de la campagne, et entre autres +l'excellent M. Anisson, qui me fait bien défaut. + +En attendant, nous préparons un second meeting pour le 29. C'est +peut-être un peu dangereux, car un _fiasco_ en France est mortel. Je +me propose d'y parler et je relirai, d'ici là, plusieurs fois votre +leçon d'éloquence. Pouvait-elle me venir de meilleure source? Je +vous assure que j'aurai au moins, faute d'autres, deux qualités +précieuses quoique négatives: la simplicité et la brièveté. Je ne +chercherai ni à faire rire, ni à faire pleurer, mais à élucider +quelque point ardu de la science. + +Il y a un point sur lequel je ne partage pas votre opinion. C'est +sur le _public speaking_. Il me semble que c'est le plus puissant +instrument de propagation.--N'est-ce rien déjà que plusieurs +milliers d'auditeurs qui nous comprennent bien mieux qu'à la +lecture? puis le lendemain chacun veut savoir ce que vous avez dit +et la vérité fait son chemin. + +Vous avez su que Marseille a fait son _pronunciamiento_, ils sont +déjà plus riches que nous. J'espère bien qu'ils nous aideront au +moins pour la fondation du journal. + +Bruxelles vient de former son association. Et, chose étonnante, ils +ont déjà émis le premier numéro de leur journal. Hélas! ils n'ont +sans doute pas une loi sur le timbre et une autre sur le +cautionnement. + +Je suis impatient d'apprendre si vous avez visité nos délicieuses +Pyrénées. Le maire de Bordeaux m'écrivait que mes tristes Landes +vous étaient apparues comme la patrie des lézards et des +salamandres. Et pourtant, une profonde affection peut transformer +cet affreux désert en paradis terrestre! Mais j'espère que nos +Pyrénées vous auront réconcilié avec le midi de la France. Quel +dommage que toutes ces provinces qui avoisinent Pau, le Juranson, le +Béarn, le Tursan, l'Armagnac, la Chalosse, ne puissent pas faire +avec l'Angleterre un commerce qui serait si naturel! + +Je reviens aux associations. Il s'en forme une de +_protectionnistes_. C'est ce qui pouvait nous arriver de plus +heureux, car nous avons bien besoin de _stimulant_.--On dit qu'il +s'en forme une autre pour le Libre-échange en _matières premières_ +et la _protection des manufactures_. Celle-là du moins n'a pas la +prétention de s'établir sur un _principe_ et de compter la justice +pour quelque chose. Aussi elle s'imagine être éminemment _pratique_. +Il est clair qu'elle ne pourra pas tenir sur pied, et qu'elle sera +absorbée par nous. + + + Paris, 29 septembre 1846. + +Mon cher ami, je suis allé chez M. de Loménie, il est venu chez moi, +et nous ne nous sommes pas encore rencontrés. Mais je le verrai +demain et je mettrai à sa disposition tous mes documents et ceux de +Fonteyraud. En outre, je lui offrirai ma coopération, soit pour +traduire, soit pour donner à son article, au besoin, la couleur +d'orthodoxie économique. J'ai très-présent à la mémoire le passage +de votre discours de clôture, où vous faites une excursion dans +l'avenir, et, de là, montrez à vos auditeurs un horizon plus vaste +et plus beau que celui que le Pic du midi a étalé à vos yeux.--Ce +discours sera traduit et communiqué à M. de Loménie. Il pourrait +bien se servir aussi de votre morceau sur l'émigration, qui est +vraiment éloquent. Bref, rapportez-vous-en à moi.--Seulement, je +dois vous dire que l'on ne parle guère ici de cette _galerie des +hommes illustres_. On assure que ce genre d'ouvrage est une +spéculation sur l'amour-propre des prétendants à l'illustration. +Mais peut-être cette insinuation a-t-elle sa source dans des +jalousies d'auteurs et d'éditeurs, _irritabile genus_, la plus vaine +espèce d'hommes que je connaisse, après les maîtres d'escrime. + +Je reçois à l'instant votre bonne lettre. M'arrivera-t-elle à temps? +J'ai cousu assez naturellement le texte que vous me signalez à mon +discours. Comment n'ai-je pas pensé à vous demander vos conseils? Cela +provient sans doute de ce que j'ai la tête pleine d'arguments et me +sentais _riche_. Mais je ne pensais qu'au _sujet_, et vous me faites +penser à l'_auditoire_. Je comprends maintenant qu'un bon discours doit +nous être fourni par l'auditoire plus encore que par le sujet. En +repassant le mien dans ma tête, il me semble qu'il n'est pas trop +philosophique; que la science, l'à-propos et la parabole s'y mêlent en +assez juste proportion[19]. Je vous l'enverrai, et vous m'en direz votre +façon de penser, pour mon instruction. Vous comprenez que tout +ménagement serait un mauvais service que vous me rendriez, mon cher +Cobden. J'ai de l'amour-propre comme les autres, et personne ne craint +plus que moi le ridicule; mais c'est précisément ce qui me fait désirer +les bons conseils et les bonnes critiques. Une de vos remarques peut +m'en épargner mille dans l'avenir qui s'ouvre devant moi et qui +m'entraîne. Ce soir va décider beaucoup de choses. + + [Note 19: V. ce discours, t. II, p. 238. (_Note de + l'éditeur._)] + +On m'attend au Havre. Oh! quel fardeau qu'une réputation _exagérée_! +Là, il faudra traiter le _shipping interest_. Je me rappelle que +vous avez dit de bonnes choses à ce sujet, à Liverpool ou à Hall. Je +chercherai, mais si vous avez quelque bonne idée relativement au +Havre, faites-m'en la charité, ou plutôt faites-la, _through me_, à +ces peureux armateurs qui comptent sur la _rareté des échanges_ pour +_multiplier les transports_. Quel aveuglement! quelle perversion de +l'intelligence humaine! + + Et je suis étonné, quand je pense à cela, + Comment l'esprit humain peut baisser jusque-là. + +Je ne mettrai ma lettre à la poste que demain, afin de vous rendre +compte d'un événement qui vous intéresse, je suis sûr, comme s'il +vous était personnel. + +J'oubliais de vous dire que votre lettre antérieure m'est arrivée +trop tard. J'avais arrêté déjà deux appartements séparés, l'un pour +l'association, l'autre pour moi, mais dans la même maison. Il faut +en prendre son parti avec ce mot qui console l'Espagnol de tout: _no +hay remedio!_ Quant à ma santé, ne vous alarmez pas; elle va mieux. +Je crois que la Providence m'en donnera jusqu'au bout. Je deviens +superstitieux, n'est-il pas bon de l'être un peu? + +Mais voici que ma lettre arrive au _square yard_. Elle payera de +forts droits. Il n'en serait pas ainsi probablement, si la poste +adoptait _the ad valorem duty_. Je réserve la place pour demain. + + + Minuit. + +La séance vient de finir. Anisson nous présidait. L'auditoire était +plus nombreux que l'autre fois. Nous avons eu cinq _Speeches_, dont +deux de professeurs qui croyaient faire leur cours. Bien plus que +moi, ils ont songé à leur sujet plus qu'à leur public. M. Say a eu +beaucoup de succès. Il a parlé avec chaleur et a été fort applaudi. +Cela me fait bien plaisir, car comment ne pas aimer cet excellent +homme? M*** a fait _trois_ excellents discours en un. Il n'avait +d'autre défaut que la longueur. J'ai parlé le cinquième, et avec le +désavantage de n'avoir plus qu'un auditoire harassé. Cependant, j'ai +réussi tout autant que je le désirais. Chose drôle, je n'éprouvais +d'émotion qu'au _mollet_. Je comprends maintenant le vers de Racine: + + Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi. + + + 30. + +Je n'ai vu qu'un journal, _le Commerce_. Voici comment il s'exprime: +«M. Bastiat a fait accepter des paraboles économiques, grâce à un +débit sans prétention et à une verve toute méridionale.» Ce maigre +éloge me suffit, et je n'en voudrais pas davantage; car Dieu me +préserve d'exciter jamais l'envie parmi mes collaborateurs! + + + Paris, 22 octobre 1846. + +Mon cher ami, je commençais à m'inquiéter de votre silence. Enfin je +reçois votre lettre du..... et me réjouis d'apprendre que vous et +madame Cobden vous trouvez au mieux de l'Espagne. Que sera-ce quand +vous verrez l'Andalousie! Autant que j'ai pu le remarquer, il y a +dans les manières, à Séville et à Cadix, un air d'égalité entre les +classes, qui réjouit l'âme. Je suis enchanté d'apprendre qu'il y a +de bons _free-traders_ au delà des Pyrénées. Ils nous feront +peut-être honte. Cher ami, je crois que nous avons cela de commun, +que nous sommes exempts de jalousie personnelle. Mais avez-vous de +la jalousie nationale? Pour moi, je ne m'en sens guère. Je voudrais +bien que mon pays donnât de bons exemples, mais à défaut, j'aime +encore mieux qu'il en reçoive que s'il fallait attendre un siècle +pour qu'il prît la tête.--Et puis..... je ne puis retenir ici une +réflexion philosophique.--Les nations s'enorgueillissent beaucoup +d'avoir produit un grand musicien, un bon peintre, un habile +capitaine, comme si cela ajoutait quelque chose à notre propre +mérite. L'on dit: «Le Français invente, l'Anglais encourage.» +Morbleu! ne voyez-vous pas que l'invention est un _fait personnel_ +et l'encouragement un _fait national_? Bentham disait des sciences: +«Ce qui les propage vaut mieux que ce qui les avance.» J'en dis +autant des vertus. + +Mais où vais-je m'égarer? Donc que le progrès nous vienne _du +couchant ou de l'aurore_, pourvu qu'il vienne. + +Votre discours paraîtra demain dans deux journaux de Paris. Ce n'est +pas moi qui l'ai traduit. J'ai remarqué que vous avez pu vous +permettre le conseil plus qu'à Paris. Au reste, vous l'avez fait +avec une parfaite convenance, et je vous approuve fort d'avoir dit +aux Castillans qu'il n'est pas nécessaire de tuer les gens pour leur +apprendre à vivre. + +Ici nous allons lentement, mais nous allons. Notre dernière séance a été +bonne et le public en réclame une autre. Je suis allé au Havre. Une +association s'y est formée; mais elle n'a pas cru devoir prendre notre +titre. Je crains que ces messieurs n'aient pas compris l'importance de +se rallier à un principe simple. Ils demandent _la Réforme commerciale +et l'abaissement des impôts sur la consommation_. Que de choses il y +aurait à dire!--Réforme commerciale!--Ils n'ont pas osé prononcer le mot +_Liberté_, à cause de la navigation.--Abaissement des taxes!--Dans quel +monde de discussions cela va-t-il les jeter! + +À propos de la navigation, j'ai mis un article dans le journal du +Havre qui a fait un bon effet _local_.--M. Anisson croit que c'est +aux dépens du principe. Je ne le pense pas, mais il m'en coûte +d'être en désaccord avec le plus zélé et le plus éclairé de mes +collègues.--Je voudrais bien que vous fussiez à portée de nous, pour +décider sur ce dissentiment.--Mais vraiment le débat par +correspondance serait trop long. + +Je ne sais si c'est à ma honte ou à ma gloire, mais je n'ai rien lu +_about the mariage_. Notre journal _le Courrier_ ne parle que de +cela depuis deux mois. Je l'ai prévenu qu'autant vaudrait mettre +sous son titre: _Journal d'une coterie espagnole._ Il a perdu ses +abonnés; il s'en prend au Libre-Échange. Quelle pitié! vraiment je +regrette mes Landes. Là _j'imaginais_ la turpitude humaine; mais il +est plus pénible de la voir. + +Adieu, mon frère d'armes, soignez bien votre santé et celle de +madame Cobden, à qui je présente mes civilités. Méfiez-vous de l'air +de l'Espagne qui est fort traître et détruit les poumons sans avoir +l'air d'y toucher. + + + Paris, 22 novembre 1846. + +Mon cher ami, je vous remercie de m'avoir mis à même de vous suivre +dans votre voyage, par les journaux de Madrid, de Séville et de +Cadix. Les témoignages de sympathie que vous recevez partout +arrivent, _through you_, à notre belle cause. Cela me réjouit l'âme +de voir que les hommages des peuples vont enfin à la bonne adresse, +au lieu de s'égarer, selon l'usage, vers les actions, quels qu'en +soient les motifs, qui infligent les maux les plus évidents à la +pauvre humanité. En même temps, il m'est bien agréable d'apprendre +que vous jouissez d'une bonne santé et que celle de madame Cobden +n'a pas eu à souffrir d'un si long voyage. + +Je partage votre opinion sur l'Espagne et les Espagnols. Cependant, +ne vous faites-vous pas un peu illusion sur le degré de prospérité +auquel ce pays est appelé? Je sais qu'on parle toujours de sa +fertilité; mais l'absence de rivières, de canaux, de routes, +d'arbres sont des obstacles dont vous devez apprécier la force. En +isolant les hommes, ils s'opposent autant au développement moral et +social qu'à l'accroissement des richesses. L'Espagne a besoin qu'on +invente le moyen de faire franchir les montagnes aux locomotives. +Pressé par le temps, qui ne me permet plus guère de faire face à une +correspondance de famille, je vais droit à la question du +_free-trade_ en France. En ce moment, nous sommes accablés. Les +prohibitionnistes font de l'agitation à fond et à l'_anglaise_. +Journaux, contributions, appels aux ouvriers, menaces au +gouvernement, rien n'y manque. Quand je dis à l'anglaise, j'entends +qu'ils déploient beaucoup d'énergie et une véritable entente de +l'agitation. + +Sous ce rapport, nos provinces du Nord sont beaucoup plus avancées +que nos départements méridionaux.--Et puis un intérêt plus actuel +les aiguillonne.--Dans vingt-quatre heures ils ont fondé un journal, +et nous... croiriez-vous que nous ne savons pas encore si Bordeaux +veut ou ne veut pas nous aider? Marseille et le Havre s'isolent, et +leur seul motif est qu'ils ne nous trouvent pas assez _pratiques_, +comme si nous avions autre chose à faire qu'à détruire une erreur +publique. Mais je m'attendais à tout cela et à pis encore. + +Je n'ai pas pu échapper à la nécessité de prendre sur moi le travail +matériel. Le défaut d'argent, d'un côté, et les occupations de mes +collègues, de l'autre, ne me laissaient que l'alternative de tout +abandonner ou de boire ce calice.--Je vois passer dans le journal +protectionniste et dans les feuilles démocratiques les _fallacies_ +les plus étranges sans avoir le temps d'y répondre; et il m'est même +impossible de réunir les matériaux d'un second volume des +_Sophismes_, quoique je les aie en suffisante quantité. Seulement, +ils sont tous dans le genre _Buffa_, et je voudrais en entremêler +quelques-uns de _Seria_.--Quant à une autre édition plus complète de +«Cobden et la Ligue,» je n'y pense même plus. + +Quelle différence, mon cher ami, si je pouvais aller de ville en +ville parlant et écrivant! + +Quoi qu'il en soit, l'opinion publique est éveillée et j'espère. + +Il est à peu près décidé que nous émettrons notre premier numéro +dans les premiers jours de décembre, sans savoir comment nous +pourrons nous soutenir. Mais les bonnes causes ne doivent-elles pas +compter sur la Providence?--Je vous en enverrai un exemplaire toutes +les fois que je pourrai vous rejoindre dans vos pérégrinations. +J'espère aussi que vous nous ferez avoir des abonnés au dehors. Nous +calculons qu'à 12 fr., il nous faudrait 5,000 abonnés pour faire nos +frais. Nous pourrions alors nous passer de Marseille et du Havre. +Malgré que nous devions être très-circonspects à l'égard des +étrangers et surtout des Anglais, je ne pense pas qu'il y ait des +inconvénients à ce que vos compatriotes nous aident à accroître la +circulation de notre journal dans les contrées où la langue +française est répandue. + +Je reçois à l'instant une lettre de Bordeaux. Elle me donne +l'espérance que nous serons aidés. Le maire y travaille +cordialement. + +Une autre bonne fortune m'arrive en ce moment. Les _ouvriers_ +m'engagent à aller les trouver et à m'entendre avec eux. Si je les +avais, ils entraîneraient le parti démocratique. J'y ferai tous mes +efforts. + + + Paris, 25 novembre 1846. + +Mon cher ami, hier soir, nous avons tenu notre troisième séance +publique. La salle Montesquieu était pleine et beaucoup de personnes +n'ont pas pu entrer, ce qui est, à Paris, la circonstance la plus +favorable pour attirer du monde. De nouvelles classes ont paru dans +l'assemblée. J'avais envoyé des billets aux ouvriers et aux élèves +des écoles de droit. Le public a été admirable; et quoique les +orateurs oublient quelquefois ce conseil de la sagesse, de la +prudence et même de leur intérêt bien entendu, _arrêtez-vous donc_! +l'auditoire a écouté avec une attention religieuse, quand il n'était +pas entraîné par l'enthousiasme. Nos orateurs ont été MM. Faucher, +qui a commenté avec beaucoup de force et d'à-propos une lettre +officielle des protectionnistes au conseil des ministres; Peupin, +ouvrier, qui aurait été parfait de verve et de simplicité, s'il +avait su se renfermer dans son rôle, d'où il a un peu trop voulu +sortir; Ortolan, qui a fait un discours éloquent, et a considéré la +question à un point de vue tout à fait neuf. Ce discours a enflammé +l'auditoire et remué la fibre française. Enfin, Blanqui, qui a été +aussi énergique que spirituel.--Notre digne président avait ouvert +la séance par quelques paroles pleines de grâce et empreintes du bon +ton que conserve encore notre aristocratie nominale. Je vous +enverrai tout cela. + +Parler en public a un attrait irrésistible pour le Français. Il est +donc probable que nous serons accablés de demandes, et quant à moi +je suis décidé à attendre que la parole me soit offerte. C'est +m'exposer à attendre longtemps; quoi qu'il en soit, je ne serais pas +fâché de me tenir prêt au besoin.--Si donc il vous venait quelque +idée neuve, quelqu'une de ces pensées qui, développées, puissent +servir de texte à un bon discours, ne manquez pas de me +l'indiquer.--Si ma santé ne peut se concilier avec la part de +travail intérieur qui m'est échue, je demanderai un congé et j'en +profiterai pour aller à Lyon, Marseille, Nîmes, etc. Envoyez-moi +donc tout ce qui pourra se présenter à votre esprit approprié à ces +diverses villes.--Vous pourriez écrire ces pensées, à mesure +qu'elles s'offrent à votre esprit, sur de petits morceaux de papier +et les enfermer dans vos lettres.--Je me charge du verre d'eau dans +lequel devront être délayées ces gouttes d'essence. + +Particulièrement, je tiens à approfondir la question des _salaires_, +c'est-à-dire l'influence de la liberté et de la protection sur le +salaire. Je ne serais pas embarrassé de traiter cette grande question +d'une manière scientifique; et si j'avais un livre à faire là-dessus, +j'arriverais peut-être à une démonstration satisfaisante.--Mais ce qui +me manque, c'est une de ces raisons claires, saisissantes, propres à +être présentées aux ouvriers eux-mêmes, et qui, pour être comprises, +n'ont pas besoin de toutes les notions antérieures de _valeur_, +_numéraire_, _capital_, _concurrence_, etc. + +Adieu, mon cher ami, écrivez-moi de Barcelone. Je crois avoir un peu +de fièvre et je me suis imposé la loi de ne rien faire aujourd'hui. +C'est pourquoi je m'arrête, en vous renouvelant l'expression de mon +amitié. + + + Paris, 20 décembre 1846. + +Mon cher ami, j'avais perdu votre trace depuis quelque temps et je +suis bien aise de vous savoir en France, dans ce pays le plus +délicieux qu'il y ait au monde, s'il avait le sens commun. Ah! mon +ami, je m'attendais que nos adversaires exploiteraient contre nous +les aveugles passions populaires, et entre autres la haine de +l'étranger. Mais je ne croyais pas qu'ils réussiraient aussi bien. +Ils ont soudoyé de nouveau la presse, et le mot d'ordre est de nous +représenter comme des traîtres, des agents de _Pitt et Cobourg_. +Croiriez-vous que, dans mon pays même, cette calomnie a fait son +chemin! On m'écrit de Mugron, qu'on n'ose plus y parler de moi +_qu'en famille_, tant l'esprit public y est monté contre notre +entreprise. Je sais bien que cela passera, mais la question pour +nous est de savoir combien de temps il faut à la raison pour avoir +raison. Le 29 de ce mois, je dois parler à la salle Montesquieu, et +mon projet est de toucher ce sujet délicat et de développer cette +idée: «L'oligarchie anglaise a pesé sur le monde, et c'est ce qui +explique l'universelle défiance avec laquelle on accueille ce qui se +fait de l'autre côté du détroit. Mais il y a un pays sur lequel elle +a pesé plus que sur tout autre, et c'est l'Angleterre elle-même. +Voilà pourquoi il y a en Angleterre, une classe qui résiste à +l'oligarchie et la dépouille peu à peu de ses dangereux priviléges. +C'est cette classe qui a conquis successivement l'émancipation +catholique, la réforme électorale, l'abolition de l'esclavage et la +liberté commerciale, et qui est sur le point de conquérir +l'affranchissement des colonies. Elle travaille donc dans notre +sens, et il est absurde de l'envelopper dans la même haine que nous +devons réserver aux classes dominatrices de tous les pays.» + +Voilà le texte. Je crois pouvoir l'habiller de manière à le faire +passer[20]. + + [Note 20: Ce discours n'a pas été prononcé. On trouvera des + développements sur le même sujet, t. II, p. 177 et suiv., et + t. III p. 449 à 510. (_Note de l'éditeur._)] + +Que de choses j'aurais à vous dire, mon cher ami! mais le temps me +manque.--Je vous envoie les quatre premiers numéros de notre +journal. J'y ai marqué ce qui est de moi. Je me suis vu contraint, +sous peine de faire manquer l'entreprise, d'y mettre mon nom, et +maintenant je ne puis supporter plus longtemps d'accepter la +responsabilité de tout ce qui s'y dit. Cela va amener une crise, car +il faut qu'on me laisse faire le journal comme je le veux ou qu'un +autre le signe. + +De tous les sacrifices que j'ai faits à la cause, celui-là est le +plus grand.--Combattre à mon gré allait mieux à mon caractère; +tantôt faisant des articles sérieux et de longue haleine, tantôt +allant à Lyon ou à Marseille, enfin, obéissant à ma nature +_sensitive_. Me voilà au contraire attaché à la polémique +quotidienne. Mais dans notre pays, c'est le champ de l'utilité. + +Vous n'avez pas besoin d'introduction auprès de M. Rossi; votre +renommée vous donne accès partout. Cependant, puisque vous le +désirez, je vais vous envoyer une lettre de M. Chevalier ou de +quelque autre. + +Maintenant, je crois que nos efforts doivent tendre à la diffusion +de notre journal le _Libre-Échange_. Soyez convaincu que, dès que +nous serons sortis des tiraillements inséparables d'un commencement, +ce journal sera fait dans un bon esprit et pourra rendre de grands +services, _pourvu qu'il soit lu_. Attachez-vous donc, dans vos +voyages, à lui trouver des abonnés; faites en sorte que les +frontières de l'Italie ne lui soient pas fermées. Faites observer +qu'il n'attaque aucune institution politique, aucune croyance +religieuse.--L'Italie est le pays qui donne le plus d'abonnés au +_Journal des Économistes_. Il doit en donner bien davantage au +Libre-Échange, qui paraît toutes les semaines et ne coûte que 12 +fr.--Ce n'est pas tout. Je pense que vous devriez écrire à Londres +et à Manchester, car enfin _the cry_ contre l'Angleterre n'empêche +pas que nous ne puissions y trouver des abonnés. Des abonnements, +c'est pour nous une question _de vie et de mort_. Mon cher Cobden, +après avoir dirigé de si haut le mouvement en Angleterre, ne +dédaignez pas l'humble mission de courtier d'abonnements. + +J'ai vraiment honte de vous envoyer cette lettre faite à bâtons +rompus et sans trop savoir ce que je dis. Je me réserve de vous +écrire plus à l'aise, cette nuit et la suivante. + + + Paris, 25 décembre 1846. + +Mon cher ami, j'ai communiqué votre lettre à Léon Faucher. Il dit +que «vous ne connaissez pas la France.» Pour moi, je suis convaincu +que nous ne pouvons réussir qu'en éveillant le sentiment de la +justice, et que nous ne pourrions pas même prononcer le mot +_justice_ si nous admettions l'ombre de _la protection_. Nous en +avons fait l'expérience; et la seule fois que nous avons voulu faire +des avances à une ville, elle nous a ri au nez.--C'est cette +conviction et la certitude où je suis qu'elle n'est pas assez +partagée qui m'a principalement engagé à accepter la direction du +journal.--Non que ce soit une direction bien réelle: il y a un +comité de rédaction qui a la haute main; mais je puis espérer +néanmoins de donner à l'esprit de cette feuille une couleur un peu +tranchée. Quel sacrifice, mon ami, que d'accepter le métier de +journaliste et de mettre mon nom au bas d'une bigarrure! mais je ne +vous écris pas pour vous faire mes doléances. + +Marseille ne paraît, pas plus que Bordeaux, comprendre la nécessité +de concentrer l'action à Paris. Cela nous affaiblit. Nos adversaires +n'ont pas fait cette faute; et quoique leur association recèle des +germes innombrables de division, ils compriment ces germes par leur +habileté et leur abnégation. Si vous avez occasion de voir les +meneurs de Marseille, expliquez-leur bien la situation. + +_The cry_ contre l'Angleterre nous étouffe. On a soulevé contre nous +de formidables préventions. Si cette haine contre la _perfide +Albion_ n'était qu'une mode, j'attendrais patiemment qu'elle passât. +Mais elle a de profondes racines dans les coeurs. Elle est +universelle, et je vous ai dit, je crois, que dans mon village on +n'ose plus parler de moi qu'en famille. De plus, cette aveugle +passion est si bien à la convenance des intérêts protégés et des +partis politiques, qu'ils l'exploitent de la manière la plus +éhontée. Écrivain isolé, je pourrais les combattre avec énergie; +mais, membre d'une association, je suis tenu à plus de prudence. + +D'ailleurs, il faut avouer que les événements ne nous favorisent +pas. Le jour même où sir Robert Peel a consommé le _free-trade_, il +a demandé un crédit de 25 millions pour l'armée, comme pour +proclamer qu'il n'avait pas foi dans son oeuvre, et comme pour +refouler dans notre bouche nos meilleurs arguments. Depuis, la +politique de votre gouvernement est toujours empreinte d'un esprit +de taquinerie qui irrite le peuple français et lui fait oublier ce +qui pouvait lui rester d'impartialité. Ah! si j'avais été ministre +d'Angleterre! à l'occasion de Cracovie, j'aurais dit: «Les traités +de 1815 sont rompus. La France est libre! l'Angleterre combattit le +principe de la révolution française jusqu'à Waterloo. Aujourd'hui, +elle a une autre politique, celle de la non-intervention dans toute +son étendue. Que la France rentre dans ses droits, comme +l'Angleterre dans une éternelle neutralité.»--Et joignant l'acte aux +paroles, j'aurais licencié la moitié de l'armée et les trois quarts +des marins. Mais je ne suis pas ministre. + + + Paris, 10 janvier 1847. + +Mon cher ami, j'ai reçu presque en même temps vos deux lettres +écrites de Marseille. Je vous approuve de n'avoir fait que passer +dans cette ville; car Dieu sait comment on aurait interprété un plus +long séjour. Mon ami, l'obstacle qui nous viendra des préventions +nationales est beaucoup plus grave et durera plus que vous ne +paraissez le croire. Si les monopoleurs avaient excité l'anglophobie +_pour le besoin de la cause_, cette manoeuvre stratégique pourrait +être aisément déjouée. En tout cas, la France, en bien peu de temps, +découvrirait le piége. Mais ils exploitent un sentiment +préexistant, qui a de profondes racines dans les coeurs,--et vous +le dirai-je? qui, quoique égaré et exagéré, a son explication et sa +justification. Il n'est pas douteux que l'oligarchie anglaise a pesé +douloureusement sur l'Europe; que sa politique de bascule, tantôt +soutenant les despotes du Nord, pour comprimer la liberté au Midi, +tantôt excitant le libéralisme au Midi pour contenir le despotisme +du Nord, n'ait dû éveiller partout une infaillible réaction. Vous me +direz qu'il ne faut jamais confondre les peuples avec leurs +gouvernements. C'est bon pour les penseurs. Mais les nations se +jugent entre elles par l'action extérieure qu'elles exercent les +unes sur les autres. Et puis, je vous l'avoue, cette distinction est +un peu subtile. Les peuples sont solidaires jusqu'à un certain point +de leurs gouvernements, qu'ils laissent faire quand ils ne les +aident pas. La politique constante de l'oligarchie britannique a été +de compromettre la nation dans ses intrigues et ses entreprises, +afin de la mettre en état d'hostilité avec le genre humain et la +tenir ainsi sous sa dépendance. Maintenant cette hostilité générale +se manifeste; c'est un juste châtiment de fautes passées, et il +survivra longtemps à ces fautes mêmes. + +Ainsi le sentiment national dont les monopoleurs se servent est +très-réel. Ajoutez qu'il sert admirablement les partis. Les +démocrates, les républicains et l'opposition de la gauche +l'exploitent à qui mieux mieux, ceux-là pour dépopulariser le roi, +ceux-ci pour renverser M. Guizot.--Vous conviendrez que les +monopoleurs ont trouvé là une puissance bien dangereuse. + +Pour déjouer cette manoeuvre, l'idée m'était venue de commencer par +reconnaître le machiavélisme et la politique envahissante de +l'oligarchie britannique; de dire ensuite: «Qui en a souffert plus +que le peuple anglais lui-même?» de montrer le sentiment +d'opposition qu'elle a de tout temps rencontré en Angleterre; de +faire voir ce sentiment résistant, en 1773, à la guerre contre +l'indépendance américaine, en 1791, à la guerre contre la révolution +française. Ce sentiment fut alors comprimé, mais non étouffé, il vit +encore, il se fortifie, il grandit, il devient _l'opinion publique_. +C'est lui qui a arraché à l'oligarchie l'émancipation catholique, +l'extension du suffrage électoral, l'abolition de l'esclavage et +récemment la destruction des monopoles. C'est encore lui qui lui +arrachera l'affranchissement commercial des colonies.--Et à ce +sujet, je ferai voir que l'affranchissement commercial conduit à +l'affranchissement politique. Donc _la politique envahissante_ a +cessé d'être, car on ne renonce pas à des envahissements accomplis +pour courir après des envahissements nouveaux. + +Ensuite, par des traductions de vous, de Fox, de Thompson, je +montrerai que la Ligue est l'organe et la manifestation de ce +sentiment qui s'harmonise avec celui de l'Europe, etc., etc., vous +devinez le reste.--Mais il faudrait du temps et de la force, et je +n'ai ni l'un ni l'autre.--Ne pouvant écrire, tel sera le texte de la +fin de mon prochain discours à la salle Montesquieu. Au reste, je ne +dirai rien que je ne le pense. + +Que vous êtes heureux d'être sous le ciel d'Italie! quand verrai-je +aussi les champs, la mer, les montagnes! _ô rus! quando ego te +aspiciam!_ et surtout quand serai-je au milieu de ceux qui m'aiment! +Vous avez fait des sacrifices, vous; mais c'était pour fonder +l'édifice de la civilisation. En conscience, mon ami, est-on tenu à +la même abnégation quand on ne peut que porter un grain de sable au +monument? Mais il fallait faire ces réflexions avant; maintenant, +l'épée est sortie du fourreau. Elle n'y rentrera plus. Le monopole +ou votre ami iront avant au _Père Lachaise_. + + + Paris, 20 mars 1847. + +Mon cher ami, j'étais bien en peine et même bien surpris de ne pas +recevoir de vos nouvelles. Je me disais: Le _free-trade_ atmosphère de +l'Italie lui aurait-elle fait oublier notre région prohibitionniste? +chaque jour je pensais à vous écrire; mais où vous trouver, à qui +adresser mes lettres? Enfin, je reçois la vôtre du 7.--Après m'être +réjoui d'apprendre que vous jouissez, ainsi que madame Cobden, d'une +bonne santé, j'éprouve une autre satisfaction, celle de voir l'Italie si +avancée dans la bonne doctrine. Ainsi ma pauvre France, si en avant des +autres nations sous tant de rapports, se laisse distancer en économie +politique. Mon orgueil national devrait en souffrir, mais je vous le +dis, mon ami, bien bas et à l'oreille, j'ai peu de ce patriotisme, et si +ce n'est pas mon pays qui projette la lumière, je désire au moins +qu'elle brille dans d'autres cieux. _Amica patria, sed magis amica +veritas_; et je dis à la paix, au bonheur de l'humanité, à la fraternité +des peuples, comme Lamartine à l'enthousiasme: + + Viens du couchant ou de l'aurore. + +Je vous écris, mon cher Cobden, deux heures avant mon départ pour Mugron +où m'appelle, en toute hâte, la sérieuse maladie d'une vieille tante qui +m'a servi de mère depuis que j'eus le malheur, dans mon enfance, de +perdre la mienne. Pendant mon absence comment ira notre journal? je +l'ignore, et mon nom n'y restera pas moins attaché!--C'est vraiment une +entreprise bien difficile, car on ne peut pas faire la moindre allusion +aux _passing events_ sans risquer de froisser la susceptibilité +politique de quelque collègue. Ce soin assidu d'éviter tout ce qui peut +contrarier les partis politiques--(puisque tous sont représentés dans +notre association) nous prive des trois quarts de nos forces. Quel bien +immense notre journal pourrait faire s'il mettait en contraste l'inanité +et le danger de la politique actuelle avec la grandeur et la sécurité de +la politique libre-échangiste! Avant la fondation du journal, j'avais le +projet de publier chaque mois un petit volume, dans le genre des +_Sophismes_, où j'aurais eu mes coudées franches. Je crois vraiment +qu'il eût été plus utile que le journal lui-même. + +Notre agitation s'agite fort peu. Il nous manque toujours un _homme +d'action_. Quand surgira-t-il? je l'ignore. Je devrais être cet +homme, j'y suis poussé par la confiance unanime de mes collègues, +_but I cannot_. Le caractère n'y est pas, et tous les conseils du +monde ne peuvent point faire d'un roseau un chêne. Enfin, quand la +question pressera les esprits, j'espère bien voir apparaître un +Wilson. + +Je vous envoie les cinq à six derniers numéros du _Libre-Échange_. +Il est bien peu répandu, mais il m'a été assuré qu'il ne laissait +pas que d'exercer quelque influence sur plusieurs de nos _leading +men_. + +Il paraît que notre ministère n'osera pas présenter cette année une +loi de douane qui introduise dans la législation actuelle des +changements sérieux. Cela décourage quelques-uns de nos amis. Quant +à moi, je ne désire même pas des modifications actuelles. Arrière +les lois qui précèdent le progrès de l'opinion! et je ne désire pas +pour mon pays autant le _free-trade_ que l'esprit du free-trade. Le +_free-trade_, c'est un peu plus de richesse; l'esprit du +_free-trade_, c'est la réforme de l'intelligence même, c'est-à-dire +la source de toutes les réformes. + +Vous me parlez de Naples, de Rome, de la Sardaigne et du Piémont. +Mais vous ne me dites rien de la Toscane. Cependant ce pays doit +être très-curieux à observer. Si vous rencontrez quelque bon ouvrage +sur l'état de ce pays, tâchez de me l'envoyer. Je ne serais pas +fâché d'avoir aussi dans mon humble bibliothèque quelques-uns des +plus anciens économistes italiens, par exemple: _Nicolo Donato._ Je +me figure que si la renommée n'était pas quelque peu capricieuse, +Turgot et Ad. Smith, tout en conservant la gloire de grands hommes, +perdraient celle d'inventeurs. + + + Paris, 20 avril 1847. + +Mon cher ami, votre lettre du 7, écrite de Rome, m'a retrouvé à mon +poste. Je suis allé passer vingt jours auprès d'une parente malade. +J'espérais que ce voyage me rendrait aussi la santé, mais il n'en +est pas ainsi. La grippe a dégénéré en rhume obstiné, et dans ce +moment je crache le sang. Ce qui m'étonne et m'épouvante, c'est de +voir combien quelques gouttes de sang sorties du poumon peuvent +affaiblir notre pauvre machine et surtout la tête. Le travail m'est +impossible et très-probablement je vais demander au conseil +l'autorisation de faire une autre absence. J'en profiterai pour +aller à Lyon et à Marseille, afin de resserrer les liens de nos +diverses associations, qui ne marchent pas aussi d'accord que je le +voudrais. + +Je n'ai pas besoin de vous dire combien je partage votre opinion sur les +résultats _politiques_ du libre-échange. On nous accuse, dans le parti +démocratique et _socialiste_, d'être voués au culte des intérêts +_matériels_ et de tout ramener à des questions de _richesses_. J'avoue +que lorsqu'il s'agit des masses, je n'ai pas ce dédain stoïque pour la +richesse. Ce mot ne veut pas dire quelques écus de plus; il signifie du +pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui ont froid, de +l'éducation, de l'indépendance, de la dignité.--Mais, après tout, si le +résultat du libre-échange devait être uniquement d'accroître la richesse +publique, je ne m'en occuperais pas plus que de toute autre question +agricole ou industrielle. Ce que je vois surtout dans notre agitation, +c'est l'occasion de combattre quelques préjugés et de faire pénétrer +dans le public quelques idées justes. C'est là un bien indirect cent +fois supérieur aux avantages directs de la liberté commerciale; et si +nous éprouvons tant d'obstacles dans la diffusion de notre +_démonstration économique_, je crois que la Providence nous a ménagé ces +obstacles, précisément pour que le bien indirect se fasse. Si la liberté +était proclamée demain, le public resterait dans l'ornière où il est +sous tous les autres rapports; mais, au début, je suis obligé de ne +toucher qu'avec un extrême ménagement à ces idées accessoires, afin de +ne pas heurter nos propres collègues. Aussi je consacre mes efforts à +élucider le problème économique. Ce sera le point de départ de vues plus +élevées. Que Dieu me donne encore trois ou quatre ans de force et de +vie! Quelquefois je me dis que si j'eusse travaillé seul et pour mon +compte, je n'aurais pas eu tous ces ménagements à garder, et ma carrière +eût été plus utile. + +Pendant les vingt jours où j'ai été absent, quelques dissentiments +ont éclaté dans le sein de notre association. C'est au sujet de +cette difficile nuance entre le droit _fiscal_ et le droit +_protecteur_. Quelques-uns de nos collègues se sont retirés, et il +se rencontre que ce sont les plus laborieux. Ils voulaient réserver +la question fiscale même à l'occasion du blé. La majorité a demandé +la franchise complète sur les subsistances et les matières +premières. Voilà une première cause de désorganisation. Il y en a +une seconde dans nos finances, qui sont loin de suffire. C'est par +ce motif que je désire faire le voyage du Midi. Je ne partirai pas +sans vous en prévenir. + +Je connaissais la réforme de Naples; M. Bursotti avait eu la +complaisance de m'envoyer des documents là-dessus. Je les donnai à +mon collaborateur Garnier, qui sans doute les a égarés, puisqu'il ne +me les rapporte pas. Si vous avez occasion de revoir M. Bursotti, +veuillez lui présenter mes respects et l'expression de ma profonde +estime. J'en dis autant de MM. Pettiti, Scialoja, etc. + +Vous me parlez de l'état de notre presse périodique; mais probablement +vous ne connaissez pas toute l'étendue et la profondeur du mal. L'art +d'écrire est si vulgaire qu'une foule de jeunes gens de vingt ans +régentent le monde par la presse avant d'avoir eux-mêmes rien étudié et +rien appris. Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de pire. Les meneurs sont +tous attachés à des hommes politiques, et toute question devient, entre +leurs mains, question ministérielle. Plût à Dieu que le mal s'arrêtât +là! Il y a de plus la _vénalité_ qui n'a pas de bornes. Les préjugés, +les erreurs, les calomnies sont tarifés à tant la ligne. L'un se vend +aux Russes, l'autre à la protection, celui-ci à l'université, celui-là à +la banque, etc... Nous nous disons civilisés! Mais vraiment je crois que +c'est tout au plus si nous avons un pied dans la voie de la +civilisation. + +Me permettez-vous, mon cher ami, de n'admettre que sous réserve +l'exactitude de cet axiome: «Le commerce est l'échange du superflu +contre le nécessaire?» Quand deux hommes, pour exécuter plus de +besogne dans le même temps, conviennent de se partager le travail, +peut-on dire que l'un des deux, ou même aucun des deux, donne le +superflu? Le pauvre diable qui travaille douze heures par jour pour +avoir du pain donne-t-il son superflu? Le commerce, à ce que je +crois, n'est autre chose que la séparation des occupations, la +division du travail. + +Il serait à désirer que le Pape fît connaître ses vues économiques, +alors même qu'il ne pourrait pas les exécuter. Cela disposerait en +notre faveur une partie du clergé français, qui n'a pas de grandes +lumières sur notre cause, mais qui n'a pas non plus de répugnances +contraires. + + + Paris, 5 juillet 1847. + +Mon bien cher ami, les détails que vous me donnez sur l'Italie et +l'état des connaissances économiques dans ce pays m'ont vivement +intéressé. J'ai reçu la précieuse collection[21] que vous avez eu la +bonté de m'envoyer. Hélas! quand pourrai-je seulement y jeter les +yeux! Du moins, je la tiendrai à la disposition de tous mes amis, +afin que, d'une manière ou d'une autre, vos généreuses intentions ne +soient pas sans résultat. + + [Note 21: Les cinquante volumes de la collection Custodi: + _Economisti classici italiani._ (_Note de l'éditeur._)] + +Vous voulez bien vous préoccuper de ma santé. Je suis presque +toujours enrhumé; et s'il en est ainsi en juillet, que sera-ce en +décembre? Mais ce qui m'occupe le plus, c'est l'état de mon cerveau. +Je ne sais ce que sont devenues les idées qu'il me fournissait +autrefois en trop grande abondance. Maintenant, je cours après et ne +puis pas les rattraper. Cela m'alarme.--Je sens, mon cher ami, que +j'aurais dû rester tout à fait en dehors de l'association et +conserver la liberté de mes allures, écrire et parler à mon heure et +à ma guise.--Au lieu de cela, je suis enchaîné de la manière la plus +indissoluble, par le domicile, par le journal, par les finances, par +l'administration, etc., etc.; et le pis est que cela est +irrémédiable, attendu que tous mes collègues sont occupés et ne +peuvent guère s'occuper de nos affaires que pendant la durée de nos +rares réunions. + +Mon ami, l'ignorance et l'indifférence dans ce pays, en matière +d'économie politique, dépassent tout ce que j'aurais pu me figurer. +Ce n'est pas une raison pour se décourager, au contraire, c'en est +une pour nous donner le sentiment de l'utilité, de l'urgence même de +nos efforts. Mais je comprends aujourd'hui une chose: c'est que la +liberté commerciale est un résultat trop éloigné pour nous. Heureux +si nous pouvons déblayer la route de quelques obstacles.--Le plus +grand n'est pas le parti protectionniste, mais le _socialisme_ avec +ses nombreuses ramifications.--S'il n'y avait que les monopoleurs, +ils ne résisteraient pas à la discussion.--Mais le socialisme leur +vient en aide. Celui-ci admet la liberté en principe et renvoie +l'exécution après l'époque où le monde sera constitué sur le plan de +Fourier ou tout autre inventeur de société.--Et, chose singulière, +pour prouver que jusque-là la liberté sera nuisible, ils reprennent +tous les arguments des monopoleurs: balance du commerce, exportation +du numéraire, supériorité de l'Angleterre, etc., etc. + +D'après cela, vous me direz que combattre les monopoleurs, c'est +combattre les socialistes.--Non.--Les socialistes ont une théorie +sur la _nature oppressive du capital_, par laquelle ils expliquent +l'inégalité des conditions, et toutes les souffrances des classes +pauvres. Ils parlent aux passions, aux sentiments, et même aux +meilleurs instincts des hommes. Ils séduisent la jeunesse, montrant +le mal et affirmant qu'ils possèdent le remède. Ce remède consiste +en une organisation sociale artificielle de leur invention, qui +rendra tous les hommes heureux et égaux, sans qu'ils aient besoin de +lumières et de vertus.--Encore si tous les socialistes étaient +d'accord sur ce plan d'organisation, on pourrait espérer de le +ruiner dans les intelligences. Mais vous comprenez que, dans cet +ordre d'idées, et du moment qu'il s'agit de pétrir une société, +chacun fait la sienne, et tous les matins nous sommes assaillis par +des inventions nouvelles. Nous avons donc à combattre une hydre à +qui il repousse dix têtes quand nous lui en coupons une. + +Le malheur est que cette méthode a un puissant attrait pour la +jeunesse. On lui montre des souffrances; et par là on commence par +toucher son coeur. Ensuite on lui dit que tout peut se guérir, au +moyen de quelques combinaisons artificielles; et par là on met son +imagination en campagne. Combien de peine a-t-elle ensuite à vous +écouter quand vous venez la désillusionner, en lui exposant les +belles mais sévères lois de l'économie sociale, et lui dire: «Pour +extirper le mal de ce monde (et encore cette partie du mal sur +lequel la puissance humaine a quelque action) le procédé est plus +long; il faut extirper le vice et l'ignorance.» + +Frappé du danger de la voie dans laquelle se précipite la jeunesse, +j'ai pris le parti de lui demander de m'entendre. J'ai réuni les +élèves des écoles de Droit et de Médecine, c'est-à-dire ces jeunes +hommes qui dans quelques années gouverneront le monde ou du moins la +France. Ils m'ont écouté avec bienveillance, avec sympathie, mais, +comme vous pensez bien, sans trop me comprendre. N'importe; puisque +l'expérience est commencée, je la suivrai jusqu'au bout. Vous savez +que j'ai toujours dans la tête le plan d'un petit ouvrage intitulé +les _Harmonies économiques_. C'est le point de vue _positif_ dont +les _sophismes_ sont le point de vue _négatif_. Pour préparer le +terrain, j'ai distribué à ces jeunes gens les _Sophismes_. Chacun en +a reçu un exemplaire. J'espère que cela désobstruera un peu leur +esprit, et, au retour des vacances, je me propose de leur exposer +méthodiquement les harmonies. + +Vous comprenez à présent, mon ami, combien je tiens à ma santé! oh! +que la bonté divine me donne au moins encore un an de force! qu'elle +me permette d'exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je +considère comme la vraie théorie sociale, sous ces douze chapitres: +_Besoins_, _production_, _propriété_, _concurrence_, _population_, +_liberté_, _égalité_, _responsabilité_, _solidarité_, _fraternité_, +_unité_, _rôle de l'opinion publique_; et je remettrai sans +regret,--avec joie,--ma vie entre ses mains! + +Adieu, mon ami, veuillez remercier madame Cobden de son bon souvenir +et recevez tous deux les voeux que je forme pour votre bonheur. + + + Paris, 15 octobre 1847. + +Mon cher ami, j'apprends avec bien du plaisir, par les journaux de +ce matin, votre retour à Londres. Il y a si longtemps que je n'ai eu +de vos nouvelles! J'espère que vous ne négligerez pas de m'écrire +dès que vous serez un peu reposé de vos fatigues, et que vous me +parlerez des dispositions que vous avez rencontrées dans le nord de +l'Europe, sur notre question. + +Ici, le progrès est lent, si même il y a progrès. La crise des +subsistances, la crise financière sont venues obscurcir nos +doctrines. Il semble que la Providence accumule les difficultés au +commencement de notre oeuvre et se plaise à la rendre plus +difficile. Peut-être entre-t-il dans ses desseins que le triomphe +soit chèrement acheté, qu'aucune objection ne reste en arrière, afin +que la liberté n'entre dans nos lois qu'après avoir pris possession +de l'opinion publique. Aussi je ne regarderai pas les retards, les +difficultés, les obstacles, les épreuves comme un malheur pour notre +cause. En prolongeant la lutte, elles nous mettent à même +d'éclaircir non-seulement la question principale, mais beaucoup de +questions accessoires qui sont aussi importantes que la question +principale elle-même. Le succès législatif s'éloigne, mais l'opinion +mûrit. Je ne me plaindrais donc pas, si nous étions à la hauteur de +notre tâche. Mais nous sommes bien faibles. Notre personnel militant +se réduit à quatre ou cinq athlètes presque tous fort occupés +d'autre chose. Moi-même je manque d'instruction pratique; mon genre +d'esprit, qui est de creuser dans les principes, me rend impropre à +discuter, comme il le faudrait, les événements à mesure qu'ils +s'accumulent. De plus, les forces intellectuelles m'abandonnent avec +les forces physiques. Si je pouvais traiter avec la nature et +échanger dix ans de vie souffreteuse contre deux ans de vigueur et +de santé, le marché serait bientôt conclu. + +De grands obstacles nous viennent aussi de votre côté de la Manche. Mon +cher Cobden, il faut que je vous parle en toute franchise. En adoptant +le Libre-Échange, l'Angleterre n'a pas adopté la politique qui dérive +logiquement du Libre-Échange. Le fera-t-elle? Je n'en doute pas; mais +quand? Voilà la question. La position que vous et vos amis prendrez dans +le parlement aura une influence immense sur notre entreprise. Si vous +désavouez énergiquement votre diplomatie, si vous parvenez à faire +réduire vos forces navales, nous serons forts. Sinon, quelle figure +ferons-nous devant le public? Quand nous prédisons que le Libre-Échange +entraînera la politique anglaise dans la voie de la justice, de la paix, +de l'économie, de l'affranchissement colonial, est-ce que la France est +tenue de nous croire sur parole? Il existe une défiance invétérée contre +l'Angleterre, je dirai même un sentiment d'hostilité, aussi ancien que +les noms mêmes de _Français_ et d'_Anglais_. Eh bien, ce sentiment est +excusable. Son tort est d'envelopper tous vos partis et tous vos +concitoyens dans la même réprobation. Mais les nations ne doivent-elles +pas se juger entre elles par leurs actes extérieurs? On dit souvent +qu'il ne faut pas confondre les nations avec leurs gouvernements. Il y a +du vrai et du faux dans cette maxime; et j'ose dire qu'elle est fausse à +l'égard des peuples qui ont des moyens constitutionnels de faire +prévaloir l'_opinion_. Considérez que la France n'a pas d'instruction +économique. Lors donc qu'elle lit l'histoire, lorsqu'elle y voit les +envahissements successifs de l'Angleterre, quand elle étudie les moyens +diplomatiques qui ont amené ces envahissements, quand elle voit un +système séculaire suivi avec persévérance, soit que les whigs ou les +torys tiennent le timon de l'État, quand elle lit dans vos journaux +qu'en ce moment l'Angleterre a 34,000 marins à bord des vaisseaux de +guerre, comment voulez-vous qu'elle se fie, pour un changement dans +votre politique, à la force d'un principe que d'ailleurs elle ne +comprend pas? Il lui faut autre chose; il lui faut des faits. Rendez +donc la liberté commerciale à vos colonies, détruisez votre Acte de +navigation, surtout licenciez votre marine militaire, n'en gardez que ce +qui est indispensable pour votre sécurité, diminuez ainsi vos charges, +vos dettes, soulagez votre population, ne menacez plus les autres +peuples et la liberté des mers; et alors, soyez-en sûrs, la France +ouvrira les yeux. + +Mon cher Cobden, dans un discours que j'ai prononcé à Lyon, j'ai osé +prédire que cette législature, qui a sept ans devant elle, mettrait +votre système politique en harmonie avec votre système économique. +«Avant sept ans, ai-je dit, l'Angleterre aura diminué ses armées de +terre et de mer de moitié.» Ne me faites pas mentir.--Je n'ai +rencontré qu'incrédulité. On me blâme de faire le prophète; on me +prend pour un fanatique à vue courte qui ne comprend pas la ruse +britannique; mais moi j'ai confiance dans deux forces, la force de +la vérité, et la force de vos vrais intérêts. + +Je ne suis pas très-profondément instruit de ce qui se passe à +Athènes et à Madrid. Ce que je puis vous dire, c'est que Palmerston +et Bulwer inspirent une défiance universelle. Vous me répondrez que +si M. Bulwer intrigue à Madrid, M. de Glucksberg en fait autant. +Soit. Mais si l'un agit contre l'intérêt de la France, comme l'autre +contre l'intérêt de l'Angleterre, il y a néanmoins cette différence +que l'Angleterre se vante de connaître ses intérêts. Nous sommes +encore dans les vieilles idées. Est-il surprenant que nos actes s'en +ressentent? Mais vous, qui vous êtes défaits des idées, repoussez +donc les actes. Désavouez Palmerston et Bulwer. Rien ne servira +autant à nous mettre, nous libre-échangistes, dans une excellente +position vis-à-vis du public. Il y a plus, je désirerais que vous me +dissiez la position que vous comptez prendre dans cette affaire au +parlement. Je commencerais à préparer ici l'opinion publique. + +Je vous l'avoue, mon cher ami, quoique ennemi de tout +charlatanisme, si vous êtes en majorité et en mesure d'inaugurer +une politique nouvelle, conforme aux principes du _free-trade_, je +voudrais que vous le fissiez avec quelque éclat et quelque +solennité. Je souhaite, si vous diminuez votre marine militaire, que +vous rattachiez explicitement cette mesure au _free-trade_; que vous +proclamiez bien haut que l'Angleterre a fait fausse route, et que +son but actuel étant diamétralement opposé à celui qu'elle a +poursuivi jusqu'ici, les moyens doivent être opposés aussi. + +Je ne vous parle pas des _vins_. Je vois que votre situation +financière ne vous permet pas de grandes réformes fiscales. Mais une +modération de droits qui ne nuise pas à vos revenus, est-ce trop +demander? Je désirerais que ce fût vous _personnellement_ qui +fissiez cette proposition; et je vous dirai pourquoi une autre fois. +Je n'ai plus de place que pour vous assurer de mon amitié. + + + Paris, 9 novembre 1847. + +Mon cher Cobden, j'ai lu avec bien de l'intérêt ce que vous me dites +de votre voyage, et je compte retirer autant de plaisir que +d'instruction des articles que vous vous proposez d'envoyer au +_Journal des Économistes_. M. Say vous a déjà écrit à ce sujet. Il +saisit toujours avec empressement l'occasion de donner de la valeur +à ce recueil, dont il est le fondateur et le soutien. Votre +correspondance est une bonne fortune pour lui. Je vous adjure +très-sincèrement d'y consacrer une partie du temps dont vous pourrez +disposer. La cause que nous servons ne se renferme pas dans les +limites d'une nation. Elle est universelle et ne trouvera sa +solution que dans l'adhésion de tous les peuples. Vous ne pouvez +donc rien faire de plus utile que d'accroître le mérite et la +circulation du _Journal des Économistes_. Cette revue ne me +satisfait pas complétement; je regrette maintenant de n'en avoir +pas pris la direction. Cette propagande philosophique et rationnelle +m'eût mieux convenu que la polémique quotidienne. + +Les difficultés s'accumulent autour de nous; nous n'avons pas pour +adversaires seulement des _intérêts_. L'ignorance publique se révèle +maintenant dans toute sa triste étendue. En outre, les _partis_ ont +besoin de nous abattre. Par un enchaînement de circonstances, qu'il +serait trop long de rapporter, ils sont tous contre nous. Tous +aspirent au même but: la _Tyrannie_. Ils ne diffèrent que sur la +question de savoir en quelles mains l'arbitraire sera déposé. Aussi, +ce qu'ils redoutent le plus, c'est l'esprit de la vraie liberté. Je +vous assure, mon cher Cobden, que si j'avais vingt ans de moins et +de la santé, je prendrais le bon sens pour ma cuirasse, la vérité +pour ma lance, et je me croirais sûr de les vaincre. Mais hélas! +l'âme, malgré sa noble origine, ne peut rien faire sans le corps. + +Ce qui m'afflige surtout, moi qui porte au coeur le sentiment +démocratique dans toute son universalité, c'est de voir la démocratie +française en tête de l'opposition à la liberté du commerce. Cela tient +aux idées belliqueuses, à l'exagération de l'honneur national, passions +qui semblent reverdir à chaque révolution. 1830 les a _manured_. Vous me +dites que nous nous sommes trop laissé prendre au piége tendu par les +protectionnistes, et que nous aurions dû négliger leurs arguments +_anglophobes_. Je crois que vous avez tort. Il est sans doute utile de +tuer la protection, mais il est plus utile encore de tuer les haines +nationales. Je connais mon pays; il porte au coeur un sentiment vivace +où le vrai se mêle au faux. Il voit l'Angleterre capable d'écraser +toutes les marines du monde; il la sait d'ailleurs dirigée par une +oligarchie sans scrupules. Cela lui trouble la vue et l'empêche de +comprendre le Libre-Échange. Je dis plus, quand même il le comprendrait, +il n'en voudrait pas pour ses avantages purement économiques. Ce qu'il +faut lui montrer surtout, c'est que la liberté des échanges fera +disparaître les dangers militaires qu'il redoute.--Pour moi, j'aimerais +mieux combattre quelques années de plus et vaincre les préjugés +nationaux aussi bien que les préjugés économiques. Je ne suis pas fâché +que les protectionnistes aient choisi ce champ de bataille.--Mon +intention est de publier, dans notre journal, les débats du parlement et +principalement les discours des _free-traders_. + + + Le 15. + +Mon ami, je ne vous cacherai pas que je suis effrayé du vide qui se +fait autour de nous. Nos adversaires sont pleins d'audace et +d'ardeur. Nos amis au contraire se découragent et deviennent +indifférents. Que nous sert d'avoir mille fois raison, si nous ne +pouvons nous faire entendre? La tactique des protectionnistes, bien +secondés par les journaux, est de nous laisser avoir raison tout +seuls. + + + Paris, 25 février 1848. + +Mon cher Cobden, vous savez déjà nos événements. Hier nous étions +une monarchie, aujourd'hui nous sommes une république. + +Je n'ai pas le temps de raconter, je veux seulement vous soumettre +un point de vue de la plus haute importance. + +La France veut la paix et en a besoin. Ses dépenses vont +s'accroître, ses recettes s'affaiblir et son budget est déjà en +déficit. Donc, il lui faut la paix et la réduction de son état +militaire. + +Sans cette réduction, pas d'économie sérieuse possible, par +conséquent pas de réforme financière, pas d'abolition de taxes +odieuses.--Et sans cela, la révolution se dépopularise. + +Or, la France, vous le comprendrez, _ne peut pas prendre +l'initiative du désarmement_. Il serait absurde de le lui demander. + +Voyez les conséquences. Ne désarmant pas, elle ne peut rien +réformer, et ne réformant rien, ses finances la tuent. + +Le seul fait que l'étranger _conserve ses forces_ nous réduit donc à +périr. Or, nous ne voulons pas périr. Donc, si les nations +étrangères ne nous mettent pas à même de désarmer en désarmant +elles-mêmes, s'il nous faut tenir trois ou quatre cent mille hommes +sur pied, nous serons entraînés à la guerre de propagande. C'est +forcé. Car alors, le seul moyen d'arriver à respirer, chez nous, +sera de créer des embarras à tous les rois de l'Europe. + +Si donc l'étranger comprend notre situation et ses dangers, il +n'hésitera pas à nous donner cette preuve de confiance de désarmer +_sérieusement_. Par là, il nous mettra à même d'en faire autant, de +rétablir nos finances, de soulager le peuple, d'accomplir l'oeuvre +qui nous est dévolue. + +Si, au contraire, l'étranger juge prudent de rester armé, je +n'hésite pas à dire que cette prétendue prudence _est de la plus +haute imprudence_, car elle nous réduira à l'extrémité que je viens +de vous dire. + +Plaise au ciel que l'Angleterre comprenne et fasse comprendre! Elle +sauverait l'avenir de l'Europe. Que si elle consulte les traditions +de la vieille politique, je vous défie bien de me dire comment nous +pourrons échapper aux conséquences. + +Méditez cette lettre, cher Cobden, pesez-en toutes les expressions. +Voyez par vous-même si tout ce que je vous dis n'est pas inévitable. + +Si vous restez armés, nous restons armés sans mauvaise intention. +Mais restant armés, nous succomberons sous le poids de taxes +impopulaires. Aucun gouvernement n'y pourra tenir. Ils auront beau +se succéder, ils rencontreront tous la même difficulté; et un jour +viendra où l'on dira: Puisque nous ne pouvons renvoyer l'armée dans +ses foyers, il faut l'envoyer soulever les peuples. + +Si vous désarmez dans une forte proportion, si vous vous unissez +fortement à nous pour conseiller à la Prusse la même politique, à +cette condition, une ère nouvelle peut surgir et surgira du 24 +février. + + + Paris, 26 février 1848. + +Mon cher Cobden, je donnerais beaucoup d'argent (si j'en avais), +pour voir un moment M. de Lamartine notre ministre des Affaires +étrangères. Mais je ne puis arriver à lui. + +Je voudrais aller à Londres, mais non sans l'avoir vu, parce qu'il +faut bien lui soumettre les idées que j'aurais à vous communiquer. + +L'Angleterre peut faire un bien immense, sans se nuire le moins du +monde. Elle peut substituer chez nous l'attachement sincère à de +funestes préventions. Elle n'a qu'à le vouloir. Par exemple, +pourquoi ne ferait-elle pas cesser _spontanément_ sa sourde +opposition à notre triste conquête algérienne? Pourquoi ne +ferait-elle pas cesser _spontanément_ les dangers qui naissent du +droit de visite? Pourquoi laisser s'enraciner chez nous l'idée +qu'elle veut nous humilier? Pourquoi attendre que les circonstances +enveniment ces affaires? Quel magnifique spectacle si l'Angleterre +disait: «Quand la France aura choisi un gouvernement, l'Angleterre +s'empressera de le reconnaître, et, pour preuve de sa sympathie, +elle reconnaîtra aussi l'Algérie comme française, et renoncera au +droit de visite dont elle aperçoit du reste l'inefficacité et les +inconvénients!» + +Dites-moi, mon cher Cobden, ce que de tels actes coûteraient à votre +pays, s'ils étaient faits, comme je le dis, _spontanément_? + +Ici nous ne pouvons pas tirer de l'idée des Français que +l'Angleterre convoite l'Algérie. C'est absurde; mais les apparences +y sont. + +Nous ne pouvons pas effacer des esprits la pensée que le droit de +visite entre dans votre politique. C'est encore absurde; mais les +apparences y sont. + +Au nom de la paix et de l'humanité, provoquez ces grandes mesures! +Faisons donc une fois de la diplomatie populaire, et faisons-la en +temps utile. + +Écrivez-moi; dites-moi franchement si un voyage à Londres, entrepris +dans ces vues, sous les auspices de M. de Lamartine, aurait quelques +chances d'amener un résultat. Je lui montrerai votre lettre. + + + Mugron, 5 avril 1848. + +Mon cher ami, me voici dans ma solitude. Que ne puis-je m'y +ensevelir pour toujours, et y travailler paisiblement à cette +synthèse économique, que j'ai dans la tête et qui n'en sortira +jamais!--Car, à moins d'un revirement subit dans l'opinion du pays, +je vais être envoyé à Paris chargé du terrible mandat de +Représentant du Peuple. Si j'avais de la force et de la santé, +j'accepterais cette mission avec enthousiasme. Mais que pourront ma +faible voix, mon organisation maladive et nerveuse au milieu des +tempêtes révolutionnaires? Combien il eût été plus sage de consacrer +mes derniers jours à creuser, dans le silence, le grand problème de +la destinée sociale; d'autant que quelque chose me dit que je serais +arrivé à la solution. Pauvre village, humble toit de mes pères, je +vais vous dire un éternel adieu; je vais vous quitter avec le +pressentiment que mon nom et ma vie, perdus au sein des orages, +n'auront pas même cette modeste utilité pour laquelle vous m'aviez +préparé!... + +Mon ami, je suis trop loin du théâtre des événements pour vous en +parler. Vous les apprenez avant moi; et au moment où j'écris, +peut-être les faits sur lesquels je pourrais raisonner sont-ils de +l'histoire ancienne. Si le gouvernement déchu nous avait laissé les +finances en bon ordre, j'aurais une foi entière dans l'avenir de la +République. Malheureusement le trésor public est écrasé, et je sais +assez l'histoire de notre première révolution pour connaître +l'influence du délabrement des finances sur les événements. Une +mesure urgente entraîne une mesure arbitraire; et c'est là surtout +que la fatalité exerce son empire. Maintenant, le peuple est +admirable; et vous seriez surpris de voir comme le _suffrage +universel_ fonctionne bien dès son début. Mais qu'arrivera-t-il +quand les impôts, au lieu d'être diminués, seront aggravés, quand +l'ouvrage manquera, quand aux plus brillantes espérances succéderont +d'amères réalités? J'avais aperçu une planche de salut, sur laquelle +il est vrai je ne comptais guère, car elle supposait de la sagesse +et de la prudence dans les rois; c'était le désarmement simultané de +l'Europe. Alors les finances eussent été partout rétablies, les +peuples soulagés et rattachés à l'ordre; l'industrie se serait +développée, le travail eût abondé et les peuples eussent attendu +avec calme le développement progressif des institutions. Les +monarques ont préféré jouer leur _va-tout_, ou plutôt ils n'ont pas +su lire dans le présent et dans l'avenir. Ils pressent un ressort, +sans comprendre qu'à mesure que leur force s'épuise celle du ressort +augmente. + +Supposez qu'ils aient partout désarmé et dégrévé d'autant les +impôts, en outre accordé aux nations des institutions d'ailleurs +inévitables. La France obérée se fût hâtée d'en faire autant, trop +heureuse de pouvoir fonder la République sur la solide base du +soulagement réel des souffrances populaires. Le calme et le progrès +se fussent donné la main.--Mais le contraire est arrivé. Partout on +arme, partout on accroît les dépenses publiques, et les impôts et +les entraves, quand les impôts existants sont précisément la cause +des révolutions. Tout cela ne finira-t-il pas par une terrible +explosion? + +Quoi donc! la justice est-elle si difficile à pratiquer, la prudence +si difficile à comprendre? + +Depuis que je suis ici, je ne vois pas de journaux anglais. Je ne +sais rien de ce qui se passe dans votre parlement. J'aurais espéré +que l'Angleterre prendrait l'initiative de la politique rationnelle, +et qu'elle la prendrait avec cette hardiesse vigoureuse dont elle a +donné tant d'exemples. J'aurais espéré qu'elle eût voulu _to teach +mankind how to live_: désarmer, désarmer, abandonner les colonies +onéreuses, cesser d'être menaçante, se mettre dans l'impossibilité +d'être menacée, supprimer les taxes impopulaires et présenter au +monde un beau spectacle d'union, de force, de sagesse, de justice et +de sécurité. Mais hélas! l'Économie politique n'a pas encore assez +pénétré les masses, même chez vous. + + + Paris, 11 mai 1848. + +Mon cher Cobden, il ne m'est pas possible de vous écrire longuement. +D'ailleurs, que vous dirais-je? Comment prévoir ce qui sortira du +sein d'une assemblée de 900 personnes, qui ne sont contenues par +aucune règle, par aucun précédent; qui ne se connaissent pas entre +elles; qui sont sous l'empire de tant d'erreurs; qui ont à +satisfaire tant d'espérances justes ou chimériques, et qui pourtant +peuvent à peine s'entendre et délibérer, à cause de leur nombre et +de l'immensité de la salle? Ce que je puis dire, c'est que +l'assemblée nationale a de bonnes intentions. L'esprit démocratique +y domine. Je voudrais pouvoir en dire autant de l'esprit de paix et +de non-intervention. Nous le saurons lundi. C'est ce jour-là qu'on a +fixé pour la conversation sur la Pologne et l'Italie. + +En attendant j'aborde de suite le sujet de ma lettre. + +Vous savez qu'une commission de travailleurs se réunissait au +Luxembourg, sous la présidence de L. Blanc. L'assemblée nationale +l'a dispersée par sa présence; mais elle s'est hâtée de fonder, dans +son propre sein, une commission chargée de faire une enquête sur la +situation des travailleurs industriels et agricoles, ainsi que de +proposer les moyens d'améliorer leur sort. + +C'est une oeuvre immense, et que les illusions qui ont cours rendent +périlleuse. + +Je suis appelé à faire partie de cette commission. J'ai été nommé +loyalement, après avoir exposé mes doctrines sans réticences, mais +en les considérant surtout au point de vue du droit de propriété. Ce +que j'ai dit et qui m'a valu d'être nommé, je le reproduis, sous +forme d'un article intitulé: _Loi et propriété_, qui paraîtra dans +le prochain numéro du _Journal des Économistes_. Je vous prie de le +lire[22]. + + [Note 22: V. t. IV, p. 275 à 297. (_Note de l'éditeur._)] + +Maintenant, je voudrais faire servir cette enquête à faire jaillir +la vérité. Que je me trompe ou non, c'est la vérité qu'il nous +faut.--Nous n'avons pas en France une grande expérience de cette +_machinery_ qu'on nomme _enquêtes parlementaires_. Connaîtriez-vous +quelque ouvrage où soit exposé l'art de les conduire de manière à +dégager la vérité? Si vous en connaissez, ayez la bonté de me le +signaler, ou mieux encore de me le faire envoyer. + +Les préventions antibritanniques sont encore loin d'être éteintes +ici. On pense que les Anglais s'appliquent à contrarier, sur le +continent, la politique franco-républicaine; et cela ne m'étonnerait +pas de la part de votre aristocratie. Aussi je suivrai avec un vif +intérêt votre nouvelle agitation, en faveur des réformes politiques +et économiques qui peuvent diminuer l'influence au dehors de la +_Squirarchy_. + + + Paris, le 27 mai 1848. + +Mon cher Cobden, je vous remercie de m'avoir procuré l'occasion de +faire la connaissance de M. Baines. Je regrette seulement de n'avoir +pu m'entretenir qu'un instant avec un homme aussi distingué. + +Pardonnez-moi de vous avoir donné la peine de m'écrire au sujet des +enquêtes et de leur forme. J'ai déserté notre comité du travail pour +celui des finances. C'est là en définitive que viendront aboutir +toutes les questions et même toutes les utopies. À moins que le pays +ne renonce à l'usage de la raison, il faudra bien qu'il subordonne +aux finances, même sa politique extérieure, dans une certaine +mesure. Puissions-nous faire triompher la politique de la paix! Pour +moi, je suis convaincu qu'après la guerre immédiate, rien n'est plus +funeste à ma patrie que le système inauguré par notre gouvernement, +et qu'il a appelé _diplomatie armée_. À quelque point de vue qu'on +le considère, un tel système est injuste, faux et ruineux. Je me +désole quand je songe que quelques simples notions d'économie +politique suffiraient pour le dépopulariser en France. Mais comment +y parvenir, quand l'immense majorité croit que les intérêts des +peuples, et même les intérêts en général, sont radicalement et +naturellement antagoniques? Il faut attendre que ce préjugé +disparaisse, et ce sera long. Pour ce qui me concerne, rien ne peut +m'ôter de l'idée que mon rôle était d'être publiciste campagnard +comme autrefois, ou tout au plus professeur. Je ne suis pas né à une +époque où ma place soit sur la scène de la politique active. + +Quoi de plus simple, en apparence, que de décider la France et +l'Angleterre à s'entendre pour désarmer en même temps? qu'auraient-elles +à craindre? combien de difficultés réelles, imminentes, pressantes, ne +se mettraient-elles pas à même de résoudre! combien d'impôts à réformer! +que de souffrances à soulager! que d'affections populaires à conquérir! +que de troubles et de révolutions à éloigner! Et cependant, nous n'y +parviendrons pas. L'impossibilité matérielle de recouvrer l'impôt ne +suffira pas, chez vous ni chez nous, pour faire adopter un désarmement, +d'ailleurs indiqué par la plus simple prudence. + +Cependant je dois dire que j'ai été agréablement surpris de trouver +dans notre comité, composé de soixante membres, les meilleures +dispositions. Dieu veuille que l'esprit qui l'anime se répande +d'abord sur l'assemblée et de là sur le public. Mais hélas! sur +quinze comités, il y en a _un_ qui, chargé des voies et moyens, est +arrivé à des idées de paix et d'économies. Les autres quatorze +comités ne s'occupent que de projets qui, tous, entraînent des +dépenses nouvelles,--résistera-t-il au torrent? + +Je crois qu'en ce moment vous avez près de vous madame Cobden, ainsi +que M. et madame Schwabe--je vous prie de leur présenter mes +civilités affectueuses. Depuis le départ de M. Schwabe, les +Champs-Élysées me semblent un désert; avant je les trouvais bien +nommés. + + + 27 juin 1848. + +Mon cher Cobden, vous avez appris l'immense catastrophe qui vient +d'affliger la France et qui afflige le monde. Je crois que vous +serez bien aise d'avoir de mes nouvelles, mais je n'entrerai pas +dans beaucoup de détails. C'est vraiment une chose trop pénible, +pour un Français, même pour un Français cosmopolite, d'avoir à +raconter ces scènes lugubres à un Anglais. + +Permettez-moi donc de laisser à nos journaux le soin de vous apprendre +les faits. Je vous dirai quelques mots sur les causes. Selon moi, elles +sont toutes dans le _socialisme_. Depuis longtemps nos gouvernants ont +empêché autant qu'ils l'ont pu la diffusion des connaissances +économiques. Ils ont fait plus. Par ignorance, ils ont préparé les +esprits à recevoir les erreurs du socialisme et du faux républicanisme, +car c'est là l'évidente tendance de l'éducation classique et +universitaire. La nation s'est engouée de l'idée qu'on pouvait faire de +la fraternité avec la loi.--On a exigé de l'État qu'il fit directement +le bonheur des citoyens. Mais qu'est-il arrivé? En vertu des penchants +naturels du coeur humain, chacun s'est mis à réclamer pour soi, de +l'État, une plus grande part de bien-être. C'est-à-dire que l'État ou le +trésor public a été mis au pillage. Toutes les classes ont demandé à +l'État, comme en vertu d'un droit, des moyens d'existence. Les efforts +faits dans ce sens par l'État n'ont abouti qu'à des impôts et des +entraves, et à l'augmentation de la misère; et alors les exigences du +peuple sont devenues plus impérieuses.--À mes yeux, le régime protecteur +a été la première manifestation de ce désordre. Les propriétaires, les +agriculteurs, les manufacturiers, les armateurs ont invoqué +l'intervention de la loi pour accroître leur part de richesse. La loi +n'a pu les satisfaire qu'en créant la détresse des autres classes, et +surtout des ouvriers.--Alors ceux-ci se sont mis sur les rangs, et au +lieu de demander que la spoliation cessât, ils ont demandé que la loi +les admît aussi à participer à la spoliation.--Elle est devenue +générale, universelle. Elle a entraîné la ruine de toutes les +industries. Les ouvriers, plus malheureux que jamais, ont pensé que le +dogme de la fraternité ne s'était pas réalisé pour eux, et ils ont pris +les armes. Vous savez le reste: un carnage affreux qui a désolé pendant +quatre jours la capitale du monde civilisé et qui n'est pas encore +terminé. + +Il me semble, mon cher Cobden, que je suis le seul à l'assemblée +nationale qui voie la cause du mal et par conséquent le remède. Mais +je suis obligé de me taire, car à quoi bon parler pour n'être pas +compris? aussi je me demande quelquefois si je ne suis pas un +maniaque, comme tant d'autres, enfoncé dans ma vieille erreur; mais +cette pensée ne peut prévaloir, car je connais trop, ce me semble, +tous les détails du problème. D'ailleurs, je me dis toujours: En +définitive, ce que je demande, c'est le triomphe des harmonieuses et +simples lois de la Providence. Est-il présumable qu'elle s'est +trompée? + +Je regrette aujourd'hui très-profondément d'avoir accepté le mandat +qui m'a été confié.--Je n'y suis bon à rien, tandis que, comme +simple publiciste, j'aurais pu être utile à mon pays. + + + 7 août 1848. + +Mon cher Cobden, je quitte l'assemblée pour répondre quelques lignes +à votre lettre du 5. J'espérais voir nos ministres pour conférer +avec eux sur la communication que vous me faites, mais ils ne sont +pas venus. En attendant d'autres détails, voici ce que je sais. + +Nous nous sommes trouvés, pour 1848, en face d'un déficit impossible +à combler par l'impôt. Le ministre des finances a pris la résolution +d'y pourvoir par l'emprunt et d'organiser son budget de 1849 de +manière à équilibrer les recettes et les dépenses, sans en appeler +de nouveau au crédit. L'intention est bonne, le tout est d'y être +fidèle. + +Dans cette pensée, il a reconnu que les recettes ordinaires ne +pouvaient faire face aux dépenses de 1849, qu'autant que celles-ci +seraient réduites d'un chiffre assez considérable. Il a donc déclaré +à tous ses collègues qu'ils devaient aviser à une réduction à +répartir entre tous les services. Le département de la marine est +compris pour 30 millions dans la réduction _proposée_; et comme il y +a dans ce département des chapitres qu'il est impossible de toucher, +tels que dépenses coloniales, bagnes, vivres, solde, etc., il +s'ensuit que la réduction portera exclusivement sur les armements +nouveaux à faire. + +Cette résolution n'est pas immuable. Elle ne part pas d'un parti +pris de diminuer nos forces militaires. Mais il est certain que le +gouvernement et l'assemblée seraient fortement encouragés à +persévérer dans cette voie, si l'Angleterre offrait de nous y suivre +et surtout de nous y précéder dans une proportion convenable. C'est +sur quoi je vais appeler l'attention de Bastide. + +En ce moment, il circule, à l'occasion de l'Italie, des bruits qui +sont de nature à faire échouer les bonnes dispositions du ministre +des finances. Je crains bien que la paix de l'Europe ne puisse pas +être maintenue. Dieu veuille au moins que nos deux pays marchent +d'accord! + +Adieu, mon cher Cobden, je vous écrirai prochainement. + + + 18 août 1848. + +Mon cher Cobden, j'ai reçu votre lettre et le beau discours de M. +Molesworth. Si j'avais eu du temps à ma disposition, je l'aurais +traduit pour le _Journal des Économistes_. Mais le temps me manque +et plus encore la force. Elle m'échappe, et je vous avoue que me +voilà saisi de la manie de tous les écrivains. Je voudrais consacrer +le peu de santé qui me reste, d'abord à établir les vrais principes +d'économie politique tels que je les conçois, et ensuite à montrer +leurs relations avec toutes les autres sciences morales. C'est +toujours ma chimère des _Harmonies économiques_. Si cet ouvrage +était fait, il me semble qu'il rallierait à nous une foule de belles +intelligences, que le coeur entraîne vers le socialisme. +Malheureusement, pour qu'un livre surnage et soit lu, il doit être à +la fois court, clair, précis et empreint de sentiments autant que +d'idées. C'est vous dire qu'il ne doit pas contenir un mot qui ne +soit pesé. Il doit se former goutte à goutte comme le cristal, et, +comme lui encore, dans le silence et l'obscurité. Aussi je pousse +bien des soupirs vers mes chères Landes et Pyrénées. + +Il ne m'a pas paru encore opportun de faire une ouverture à +Cavaignac relativement à l'objet de votre lettre[23]. Le moment me +semble mal choisi. Il faut attendre que les affaires d'Italie soient +un peu éclaircies. Rien ne serait plus impopulaire en ce moment +qu'une diminution dans l'armée. Tous les partis se réuniraient pour +la condamner: les politiques, à cause de l'état de l'Europe; les +propriétaires et négociants, à cause des passions démagogiques. +L'armée française est admirable de dévouement et de discipline. Elle +est, pour le moment, notre ancre de salut.--Ses chefs les plus aimés +sont au pouvoir et ne voudront rien faire qui puisse altérer son +affection. + + [Note 23: Il s'agissait d'une réduction simultanée dans les + armements, en France et en Angleterre. (_Note de + l'éditeur._)] + +Quant à la marine, il n'est pas probable que la France entrerait +dans une négociation qui aurait pour objet la _réduction +proportionnelle_. Il faudrait que l'Angleterre allât plus loin, et +je crains bien qu'elle n'y soit pas préparée. Je voudrais savoir au +moins ce que l'on pourrait espérer d'obtenir. + +L'esprit public, de ce côté du détroit, rend une négociation +semblable extrêmement difficile, surtout avec l'Angleterre seule. Il +faudrait tâcher de l'étendre à toutes les puissances. + +C'est pourquoi je n'ai pas osé compromettre le succès, en demandant +à Cavaignac une audience _ad hoc_. Je tâcherai de sonder ses idées +occasionnellement et je vous les communiquerai. + +Il est impossible de se proposer un plus noble but. J'ai vu avec +plaisir que la _Presse_ entre dans cette voie. Je vais tâcher d'y +faire entrer aussi les _Débats_. Mais la difficulté est d'y +entraîner les journaux populaires; cependant je n'en désespère pas. + +Adieu, je suis forcé de vous quitter. + + + 17 octobre 1849. + +Mon cher Cobden, vous ne devez pas douter de mon empressement à +assister au meeting du 30 octobre, si mes devoirs parlementaires n'y +font pas un obstacle absolu. Avoir le plaisir de vous serrer la main +et être témoin du progrès de l'opinion en Angleterre, en faveur de +la paix, ce sera pour moi une double bonne fortune. Il me sera bien +agréable aussi de remercier M. B. Smith[24] de sa gracieuse +hospitalité, que j'accepte avec reconnaissance. + + [Note 24: M. John B. Smith, membre de la Ligue. V. t. III, p. + 404 et suiv. (_Note de l'éditeur._)] + +Vous sentez que je ferai tous mes efforts pour entraîner notre +excellent ami M. Say. Je crains que ses occupations du conseil +d'État ne le retiennent. Je tiendrais d'autant plus à l'avoir pour +compagnon de voyage que sa foi n'est pas entière à l'endroit du +congrès de la paix. Le spectacle de vos meetings ne pourra que +retremper sa confiance. Je le verrai ce soir. + +Mon ami, les nations comme les individus subissent la loi de la +responsabilité. L'Angleterre aura bien de la peine à faire croire à +la sincérité de ses efforts pacifiques. Pendant longtemps, pendant +des siècles peut-être, on dira sur le continent: L'Angleterre prêche +la modération et la paix; mais elle a cinquante-trois colonies et +deux cents millions de sujets dans l'Inde.--Ce seul mot neutralisera +beaucoup de beaux discours. Quand est-ce que l'Angleterre sera assez +avancée pour renoncer volontairement à quelques-unes de ses +onéreuses conquêtes? ce serait un beau moyen de propagande. + +Croyez-vous qu'il fût imprudent ou déplacé de toucher ce sujet +délicat? + + + 24 octobre 1849. + +Mon cher Cobden, Say a dû vous écrire que nous nous proposions de +partir dimanche soir, pour être à Londres lundi matin. Il amène avec +lui son fils. Quant à Michel Chevalier, il est toujours dans les +Cévennes. + +Mais voici une autre circonstance. Le beau-frère de M. Say, M. +Cheuvreux, qui était absent quand nous fûmes passer une journée chez +lui à la campagne, et qui a bien regretté d'avoir perdu cette +occasion de faire votre connaissance, a le projet de se réunir à +nous. Il désire d'ailleurs ardemment assister au mouvement de +l'opinion publique de l'Angleterre, en faveur de la paix et du +désarmement. Mais tenant à ne pas me séparer de M. Cheuvreux, je me +vois forcé d'écrire à M. Smith pour lui témoigner toute ma +reconnaissance et lui expliquer les motifs qui me mettent dans +l'impossibilité de profiter de sa généreuse hospitalité. + +Pendant que j'écris, on discute l'abrogation des lois de +proscription. Je crains bien que notre Assemblée n'ait pas le +courage d'ouvrir les portes de la France aux dynasties déchues. À +mon avis, cet acte de justice consoliderait la république. + + + 31 décembre 1849. + +Mon cher Cobden, je suis enchanté du meeting de Bradford, et je vous +félicite sincèrement d'avoir abordé enfin la question coloniale. Je +sais que ce sujet vous a toujours paru délicat; il touche aux fibres +les plus irritables des coeurs patriotiques. Renoncer à l'empire du +quart du globe! Oh! jamais une telle preuve de bon sens et de foi +dans la science n'a été donnée par aucun peuple! Il est surprenant +qu'on vous ait laissé aller jusqu'au bout. Aussi ce que j'admire le +plus dans ce meeting, ce n'est pas l'orateur (permettez-moi de le +dire), c'est l'auditoire. Que ne ferez-vous pas avec un peuple qui +analyse froidement ses plus chères illusions et qui souffre qu'on +recherche devant lui ce qu'il y a de fumée dans la gloire! + +Je me rappelle vous avoir témérairement insinué, dans le temps, le +conseil de diriger vos coups sur le régime colonial avec lequel le +_free-trade_ est incompatible. Vous me répondîtes que l'orgueil +national est une plante qui croît dans tous les pays et surtout dans +le vôtre; qu'il ne fallait pas essayer de l'extirper brusquement et +que le _free-trade_ en rongerait peu à peu les racines. Je me rendis +à cette observation de bon sens pratique, tout en déplorant la +nécessité qui vous fermait la bouche; car je savais bien une chose, +c'est que tant que l'Angleterre aurait quarante colonies, jamais +l'Europe ne croirait à la sincérité de sa propagande. Pour mon +compte, j'avais beau dire: «Les colonies sont un fardeau,» cela +paraissait une assertion aussi paradoxale que celle-ci: «C'est un +grand malheur pour un gentleman d'avoir de belles fermes.» +Évidemment il faut que l'assertion et la preuve viennent de +l'Angleterre elle-même. En avant donc, mon cher Cobden, redoublez +d'efforts, triomphez, affranchissez vos colonies, et vous aurez +réalisé la plus grande chose qui se soit faite sous le soleil, +depuis qu'il éclaire les folies et les belles actions des hommes. +Plus la Grande-Bretagne s'enorgueillit de son colosse colonial, plus +vous devez montrer ce colosse aux pieds d'argile dévorant la +substance de vos travailleurs. Faites que l'Angleterre, librement, +mûrement, en toute connaissance de cause, dise au Canada, à +l'Australie, au Cap: «Gouvernez-vous vous-mêmes;» et la liberté aura +remporté sa grande victoire, et l'économie politique en action sera +enseignée au monde. + +Car il faudra bien que les protectionnistes européens ouvrent enfin +les yeux. + +D'abord ils disaient: «L'Angleterre admet chez elle les objets +manufacturés. Belle générosité, puisqu'elle a à cet égard une +supériorité incontestable! Mais elle ne retirera pas la protection à +l'agriculture, parce que, sous ce rapport, elle ne peut soutenir la +concurrence des pays où le sol et la main-d'oeuvre sont pour rien.» +Vous avez répondu en affranchissant le blé, les bestiaux et tous les +produits agricoles. + +Alors ils ont dit: «L'Angleterre joue la comédie; et la preuve, +c'est qu'elle ne touche pas à ses lois de navigation, car l'empire +des mers c'est sa vie.» Et vous avez réformé ces lois, non pour +perdre votre marine, mais pour la renforcer. + +Maintenant ils disent: «L'Angleterre peut bien décréter la liberté +commerciale et maritime, car, par ses quarante colonies, elle a +accaparé les débouchés du monde. Elle ne portera pas la main sur son +système colonial.» Renversez le vieux système, et je ne sais plus +dans quelle prophétie les protectionnistes devront se réfugier. À +propos de prophétie, j'ai osé en faire une il y a deux ans. C'était +à Lyon, devant une nombreuse assemblée. Je disais: «Avant dix ans, +l'Angleterre abattra elle-même volontairement le régime colonial.» +Ne me faites pas passer ici pour un faux prophète. + +Les questions économiques s'agitent en France comme en Angleterre, +mais dans une autre direction. On remue tous les fondements de la +science. _Propriété_, _capital_, tout est mis en question; et, chose +déplorable, les bonnes raisons ne sont pas toujours du côté de la +raison. Cela tient à l'universelle ignorance en ces matières. On +combat le communisme avec des arguments communistes. Mais enfin, +l'intelligence si vive de ce pays est à l'oeuvre. Que sortira-t-il +de ce travail? du bien pour l'humanité sans doute, mais ce bien ne +sera-t-il pas chèrement acheté? Passerons-nous par la banqueroute, +par les assignats, etc.? _that is the question_. + +Vous aurez été surpris, sans doute, de me voir publier en ce moment +un livre de pure théorie; et j'imagine que vous ne pourrez en +soutenir la lecture. Je crois cependant qu'il aurait de l'utilité +dans ce pays, si j'avais songé à faire une édition à bon marché et +surtout si j'avais pu enfanter le second volume. _Ma non ho fiato_, +au physique comme au moral, le souffle me manque. + +J'ai envoyé un exemplaire de ce livre à M. Porter. Mon ami, nos +renommées sont comme nos vins; les uns comme les autres ont besoin +de traverser la mer pour acquérir toute leur saveur. Je voudrais +donc que vous me fissiez connaître quelques personnes à qui je +pourrais adresser mon volume, afin que, par votre bonne influence, +elles en rendissent compte dans les journaux. Il est bien entendu +que je ne quête pas des éloges, mais la consciencieuse opinion de +mes juges. + + + 3 août 1850. + +Mon cher Cobden, depuis le départ de nos bons amis les Schwabe, je +n'ai plus l'occasion de m'entretenir de vous. Cependant, je ne vous +ai pas tout à fait perdu de vue, et, dans une occasion récente, j'ai +remarqué avec joie, mais sans étonnement, que vous vous étiez séparé +de nos amis pour rester fidèle à vos convictions. Je veux parler du +vote sur Palmerston. Cette bouffée d'orgueil britannique qui a +caractérisé cet épisode, n'est pas d'accord avec la marche naturelle +des événements et le progrès de la raison publique en Angleterre. +Vous avez bien fait de résister. C'est cette parfaite concordance de +toutes vos actions et de tous vos votes qui donnera plus tard à +votre nom et à votre exemple une autorité irrésistible. + +Je suis allé dans mon pays pour voir à guérir ces malheureux +poumons, qui me sont des serviteurs fort capricieux. Je suis revenu +un peu mieux, mais atteint d'une maladie de larynx accompagnée d'une +extinction de voix complète. Le médecin m'ordonne le silence absolu. +C'est pourquoi je vais aller passer deux mois à la campagne aux +environs de Paris. Là, j'essayerai de faire le second volume des +_Harmonies économiques_. Le premier est passé à peu près inaperçu +dans le monde savant. Je ne serais pas _auteur_, si je souscrivais à +cet arrêt. J'en appelle à l'avenir, j'ai la conscience que ce livre +contient une idée importante, une _idée mère_. Le temps me viendra +en aide. + +Aujourd'hui je voulais vous dire quelques mots en faveur de notre +confrère en économie politique, A. Scialoja. Vous savez qu'il était +professeur à Turin. Les événements en ont fait, pendant quelques +jours, un ministre du commerce à Naples. C'était à l'époque de la +Constitution. Au retour du pouvoir absolu, Scialoja, pensant qu'un +ministère du commerce n'est pas assez politique pour compromettre +son titulaire, ne voulut pas fuir. Mal lui en prit. Il a été arrêté +et mis en prison. Voilà dix mois qu'il sollicite en vain son +élargissement ou un jugement. + +J'ai fait quelques démarches ici afin d'intéresser notre diplomatie. +(Que la diplomatie soit bonne à quelque chose une fois dans la vie!) +On m'a répondu que notre ambassade ferait ce qu'elle pourrait, mais +qu'elle avait peu de chances. Scialoja serait, dit-on, beaucoup +mieux protégé par la bienveillance anglaise. Voyez donc à lui +ménager l'appui de votre ambassadeur à Naples. + +Scialoja demande à être jugé! j'aimerais mieux pour lui qu'on lui +donnât un passe-port pour Londres ou Paris; car un jugement +napolitain ne me paraît pas offrir de grandes garanties, même à +l'innocence la plus blanche. + +Irez-vous à Francfort? Pour moi, il est inutile que j'assiste au +congrès, puisque je suis devenu muet; mais il me serait bien +agréable de vous voir à votre passage à Paris, et mon appartement, +rue d'Alger, nº 3, est à votre disposition. + + + 17 août 1850. + +Mon cher Cobden, connaissant ma misérable santé, vous n'aurez pas +été surpris de mon absence au congrès de Francfort; surtout vous +n'aurez pas songé à l'attribuer à un défaut de zèle. Indépendamment +du plaisir d'être un de vos collaborateurs dans cette noble +entreprise, il m'eût été bien agréable de rencontrer à Francfort des +amis que j'ai rarement l'occasion de voir, et d'y faire connaissance +avec une foule d'hommes distingués de ces deux excellentes races: la +race anglo-saxonne et la race germanique. Enfin, je suis privé de +cette consolation comme de bien d'autres. Depuis longtemps la bonne +nature m'accoutume peu à peu à toutes sortes de privations, comme +pour me familiariser avec la dernière qui les comprend toutes. + +N'ayant pas de vos nouvelles, j'ai ignoré un moment si vous vous +rendiez au congrès, car l'idée ne m'était pas venue qu'on pouvait se +rendre d'Angleterre à Francfort sans passer à Paris; et ne pensant +pas non plus que vous traverseriez notre capitale sans me prévenir, +je concluais que vous étiez vous-même empêché. On m'assure que non, +et j'en félicite le congrès. Tâchez de porter un coup vigoureux à ce +monstre de la guerre, ogre presque aussi dévorant quand il fait sa +digestion, que lorsqu'il fait ses repas; car, vraiment, je crois que +les armements font presque autant de mal aux nations que la guerre +elle-même. De plus, ils empêchent le bien. Pour moi, j'en reviens +toujours à ceci qui me paraît clair comme le jour: tant que le +désarmement ne permettra pas à la France de remanier ses finances, +réformer ses impôts et satisfaire les justes espérances des +travailleurs, ce sera toujours une nation convulsive... et Dieu sait +les conséquences. + +Un homme que j'aurais désiré voir, à cause de toutes les marques +d'intérêt dont il m'a comblé, c'est M. Prince Smith, de Berlin; s'il +est au congrès, veuillez lui exprimer l'extrême désir que j'ai de +faire sa connaissance personnelle. Que je serais heureux, mon cher +Cobden, si vous vous décidiez à passer par Paris, et si vous +obteniez de M. Prince Smith de vous accompagner dans cette +excursion! mais je n'ose m'arrêter à de telles espérances. Les +bonnes fortunes ne semblent pas faites pour moi. Depuis longtemps je +m'exerce à prendre le bien quand il vient, mais sans jamais +l'attendre. + +Il me semble qu'un petit séjour à Paris doit avoir de l'intérêt pour +des politiques et des économistes. Venez voir de quel calme profond +nous jouissons ici, quoi qu'on en puisse dire dans les journaux. +Assurément, la paix intérieure et extérieure, en face d'un passé si +agité et d'un avenir si incertain, c'est un phénomène qui atteste un +grand progrès dans le bon sens public. Puisque la France s'est tirée +de là, elle se tirera de bien d'autres difficultés. + +On a beau dire, l'esprit humain progresse, les intérêts bien +entendus acquièrent de la prépondérance, les discordances sont moins +profondes et moins durables, l'_harmonie_ se fait. + + + 9 septembre 1850. + +Mon cher Cobden, je suis sensible à l'intérêt que vous voulez bien +prendre à ma santé. Elle est toujours chancelante. En ce moment j'ai +une grande inflammation, et probablement des ulcérations à ces deux +tubes qui conduisent l'air au poumon, et les aliments à l'estomac. +La question est de savoir si ce mal s'arrêtera ou fera des progrès. +Dans ce dernier cas, il n'y aurait plus moyen de respirer ni de +manger, _a very awkward situation indeed_. J'espère n'être pas +soumis à cette épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me +préparer, en m'exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce +qu'il n'y a pas une source inépuisable de consolation et de force +dans ces mots: _Non sicut ego volo, sed sicut tu._ + +Une chose qui m'afflige plus que ces perspectives physiologiques, +c'est la faiblesse intellectuelle dont je sens si bien le progrès. +Il faudra que je renonce sans doute à achever l'oeuvre commencée. +Mais, après tout, ce livre a-t-il toute l'importance que je me +plaisais à y attacher? La postérité ne pourra-t-elle pas fort bien +s'en passer? Et s'il faut combattre l'amour désordonné de la +conservation matérielle, n'est-il pas bon d'étouffer aussi les +bouffées de vanité d'auteur, qui s'interposent entre notre coeur et +le seul objet qui soit digne de ses aspirations? + +D'ailleurs, je commence à croire que l'idée principale que j'ai +cherché à propager n'est pas perdue; et hier un jeune homme m'a +envoyé en communication un travail intitulé _Essai sur le capital_. +J'y ai lu cette phrase: + +«Le capital est le signe caractéristique et la mesure du progrès. Il +en est le véhicule nécessaire et unique, sa mission spéciale est de +servir de transition de la valeur à la gratuité. Par conséquent, au +lieu de peser sur le prix naturel, comme on dit, son rôle constant +est de l'abaisser sans cesse» (_voir ci-après la lettre page 204_). + +Or, cette phrase renferme et résume le plus fécond des phénomènes +économiques que j'aie essayé de décrire. En elle est le gage d'une +réconciliation inévitable entre les classes propriétaires et +prolétaires. Puisque ce point de vue de l'ordre social n'est pas +tombé, puisqu'il a été aperçu par d'autres, qui l'exposeront à tous +les yeux mieux que je ne pourrais faire, je n'ai pas tout à fait +perdu mon temps, et je puis chanter, avec un peu moins de +répugnance, mon _Nunc dimittis_. + +J'ai lu la relation du congrès de Francfort. Vous êtes le seul qui +sachiez donner à cette oeuvre un caractère pratique, une action sur +le monde des affaires. Les autres orateurs s'en tiennent à des lieux +communs fort usés. Mais je persiste toujours à penser que +l'association finira par avoir une grande influence indirecte, en +éveillant et formant l'opinion publique. Sans doute, vous ne ferez +pas décréter officiellement la paix universelle; mais vous rendrez +les guerres plus impopulaires, plus difficiles, plus rares, plus +odieuses. + +Il ne faut pourtant pas se dissimuler que l'affaire de Grèce a porté +un très-rude coup aux amis de la paix; et il faudra bien du temps +pour qu'ils s'en relèvent. Quel est, par exemple, le député français +assez hardi pour seulement parler de désarmement partiel, en +présence du principe international impliqué dans cette affaire +grecque, avec l'assentiment (et c'est là surtout ce qui est grave) +de la nation britannique? Désarmer! s'écrierait-on, désarmer au +moment où une puissance formidable agit ouvertement en vertu de ce +principe, qu'au moindre grief, qu'elle se croira contre un autre +gouvernement, elle pourra non-seulement employer la force contre ce +gouvernement, mais encore saisir les _propriétés privées_ de ses +citoyens! Tant qu'un tel principe restera debout, coûte que coûte, +il faut que nous restions tous armés jusqu'aux dents. + +Il fut un temps, mon ami, où la diplomatie elle-même essaya de faire +prévaloir le respect des _propriétés particulières_ en mer, pendant +la guerre. Ce principe est entré dans nos moeurs militaires. En +1814, les Anglais n'ont rien pris, dans le midi de la France, sans +le payer. En 1823, nous avons fait la guerre en Espagne sur les +mêmes errements; et quelque injuste que fût cette guerre, au point +de vue politique, elle marqua admirablement la distinction, +désormais reçue, entre le domaine public et la propriété +personnelle. M. de Chateaubriand essaya à cette époque de faire +admettre, dans le droit international, la suppression de la +_course_, des _lettres de marque_, en un mot, le respect de la +propriété privée. Il échoua; mais ses efforts attestent un grand +progrès de la civilisation. + +Combien lord Palmerston nous rejette loin de ce temps! Il est donc +admis maintenant que, si l'Angleterre a à se plaindre du roi Othon, +il n'est pas un Grec qui puisse se dire propriétaire d'une barque, +ou d'un tonneau de marchandise. Par la même raison, si la France a +quelque grief contre la Belgique, la Suisse, le Piémont, elle peut +envoyer des bataillons s'emparer des maisons, des récoltes, des +bestiaux, etc.; c'est de la barbarie... Je le répète, avec un tel +système, il faut que chacun reste armé jusqu'aux dents, et se tienne +prêt à défendre son bien.--Car, mon ami, les hommes ne sont pas +encore des Quakers. Ils n'ont pas renoncé au droit de _défense +personnelle_, et probablement ils n'y renonceront jamais. + +Si encore tout se bornait aux doctrines et aux actes de lord +Palmerston, ce serait une iniquité de plus à la charge de la +diplomatie; voilà tout. Mais ce qui est grave, ce qui est menaçant, +c'est l'approbation inattendue donnée à cette politique par la +nation anglaise. Il me reste un espoir: c'est que cette approbation +soit une surprise. + +Mais tout en politiquant, j'oublie de vous dire que, pour me +conformer aux ordonnances des médecins, sans y avoir grand'foi, je +pars pour l'Italie. Ils m'ont condamné à passer cet hiver à Pise, en +Toscane. De là, j'irai sans doute visiter Florence et Rome. Si vous +avez là quelques amis assez intimes pour que je puisse me présenter +à eux, veuillez me les signaler, sans vous donner la peine de faire +des lettres de recommandation. Si je savais où trouver monsieur et +madame Schwabe, je les préviendrais de cette excursion afin de +prendre leurs ordres. Quand vous aurez occasion de leur écrire, +veuillez leur faire part de ce voyage. + + + Pise, le 18 octobre 1850. + +Mon cher Cobden, je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à ma +santé. Je ne puis pas dire qu'elle soit meilleure ou plus mauvaise. +Sa marche est si imperceptible que je sais à peine vers quel +dénoûment elle me conduit. Tout ce que je demande au ciel +maintenant, c'est que les tubes qui descendent de la bouche au +poumon et à l'estomac ne deviennent pas plus douloureux. Je n'avais +jamais pensé au rôle immense qu'ils jouent dans notre vie. Le boire, +le manger, la respiration, la parole, tout passe par là. S'ils ne +fonctionnent pas, on est mort; s'ils fonctionnent mal, c'est bien +pis. + +Le premier aspect de l'Italie, et particulièrement de la Toscane, ne +fait pas sur moi la même impression qu'il avait faite sur vous. Cela +n'est pas surprenant: vous arriviez ici en triomphateur, après avoir +fait faire à l'humanité un de ses plus notables progrès; vous étiez +accueilli et fêté par tout ce qu'il y a dans ce pays d'hommes +éclairés, libéraux, amis du bien public; vous voyiez la Toscane par +le haut.--Moi, j'y entre par l'extrémité opposée; tous mes rapports +jusqu'ici ont été avec des bateliers, des voituriers, des garçons +d'auberge, des mendiants et des facchini, ce qui constitue la race +d'hommes la plus rapace, la plus tenace, la plus abjecte qu'on +puisse rencontrer. Je me dis souvent qu'il ne faut pas se hâter de +juger, que très-probablement ma disposition intérieure me met un +verre noirci sur la vue. En effet, il est bien difficile qu'un homme +qui ne peut pas parler, ni guère se tenir debout, ne soit fort +irritable, et partant injuste. Cependant, mon ami, je ne crois pas +me tromper en disant ceci:--Quand les hommes n'ont aucun soin de +leur dignité, quand ils ne reconnaissent d'autre loi que le _sans +gêne_, quand ils ne veulent se soumettre à aucun ordre, à aucune +discipline volontaire, il n'y a pas de ressource.--Ici les hommes +sont très-bienveillants les uns envers les autres; et cette qualité +est poussée si loin, qu'elle devient un défaut et un obstacle +invincible à toute tentative sérieuse vers l'indépendance et la +liberté. Dans les rues, dans les bateaux à vapeur, dans les chemins +de fer, vous verrez toujours les règlements violés. On fume là où il +est défendu de fumer, les gens des secondes envahissent les +premières, ceux qui ne payent pas prennent la place de ceux qui +payent. Ce sont choses reçues dont nul ne se fâche, pas même les +victimes. Ils ont l'air de dire: Il ne s'est pas gêné, il a eu +raison, j'en ferais autant à sa place. Quant aux préposés, gardiens, +capitaines, comment feraient-ils respecter la règle, puisqu'ils sont +toujours les premiers à la violer? + +Au reste, mon cher Cobden, ne prenez ces paroles que pour ce +qu'elles sont, les boutades d'un misanthrope. Avant-hier soir, +l'ennui me poussa vers Florence. J'y arrivai à trois heures de +l'après-midi. Comme je n'avais d'autre suite et d'autre bagage qu'un +petit sac de nuit, on ne voulut me recevoir dans aucun hôtel. La +fatigue m'accablait et je ne pouvais m'expliquer, puisque la voix me +fait défaut. Enfin, dans une auberge plus hospitalière, on me donna +une chambre froide et obscure, dans les combles. Aussi, hier, je me +suis empressé de quitter cette ville des _fleurs_, qui n'a été pour +moi que la ville des _soucis_. Cependant, j'ai eu le plaisir de voir +le marquis de Ridolfi. Nous avons beaucoup causé de vous. Plus tard, +si mes _cordes vocales_ reprennent un peu de sonorité, j'irai me +réconcilier avec la ville des Médicis. + + + + +LETTRE À M. ALCIDE FONTEYRAUD. + + + Mugron, le 20 décembre 1845. + +Mon cher monsieur Fonteyraud, je ne répondrai pas aujourd'hui à +votre lettre si aimable, si bonne, si intéressante par les sujets +dont elle m'entretient et par la manière dont elle en parle. Ceci +n'est qu'un simple accusé de réception dont je charge une personne +qui part dans quelques heures pour Paris. + +J'avais de vos nouvelles par le journal de la Ligue, par M. +Guillaumin et par M. Cobden, qui me parle de vous en termes que je +ne veux pas vous répéter pour ne pas blesser votre modestie... +Cependant je me ravise. M. Cobden sera assez justement célèbre un +jour, pour que vous soyez bien aise de savoir le jugement qu'il a +porté de vous. D'ailleurs ce jugement renferme un conseil, et je +n'ai pas le droit de l'arrêter au passage, d'autant que vous +persistez à me donner le titre de _maître_. J'en remplirai les +fonctions une fois, sinon en vous donnant des avis, du moins en vous +transmettant ceux qui émanent d'une autorité bien imposante pour les +disciples du _free-trade_. + +Voici donc comment s'exprime M. Cobden: + +«Let me thank you for introducing to us Mr. Fonteyraud, who excited +our admiration not only by his superior talents, but by the warmth +of his zeal in the cause of free-trade. I have rarely met with a +young man of his age possessing so much knowledge and so mature a +judgement both as respects _men_ and _things_. If he be preserved +from the temptations which beset the path of young men of literary +pursuits in Paris,» (M. Cobden veut-il parler des écoles +sentimentalistes ou des piéges de l'esprit de parti, c'est ce que +j'ignore) «he possesses the ability to render himself very useful in +the cause of humanity.» + +Le reste ne pouvant s'adresser qu'à votre amour-propre, +permettez-moi de le supprimer. + +Il est doux, il est consolant de marcher dans la vie appuyé par un +tel témoignage. Il y a bien quelque chose au fond du coeur qui nous +parle de notre propre mérite; mais quand nous voyons l'aveuglement +de tous les hommes à ce sujet, comment pouvons-nous avoir jamais la +certitude que le sentiment de nos forces en est la mesure? Pour +vous, vous voilà jugé et consacré; vous êtes voué à la cause de +l'humanité. _Apprendre et répandre_, telle doit être votre devise, +telle est votre destinée. + +Oh! comme mon coeur battait quand je lisais votre description du +grand meeting de Manchester! Comme vous, je sentais l'enthousiasme +me pénétrer par tous les pores. Jamais rien de semblable, quoi qu'en +dise Salomon, s'était-il vu sous le soleil? On a vu de grandes +réunions d'hommes se passionner pour une conquête, pour une +victoire, pour un intérêt, pour le triomphe de la force brutale; +mais avait-on jamais vu dix mille hommes s'unir pour faire prévaloir +par des moyens pacifiques, par la parole, par le sacrifice, un grand +principe de justice universelle? Quand la liberté du commerce serait +une erreur, une chimère, la Ligue n'en serait pas moins glorieuse, +car elle a donné au monde le plus puissant et le plus moral de tous +les instruments de civilisation. Comment ne voit-on pas que ce n'est +pas seulement l'affranchissement des échanges, mais successivement +toutes les réformes, tous les actes de justice et de réparation, que +l'humanité pourra réaliser à l'aide de ces gigantesques et vivantes +organisations! + +Aussi, avec quel bonheur, je dirai presque avec quel délire de joie, +j'ai accueilli la nouvelle que vous me donniez à la fin de votre +lettre! La France aurait aussi sa ligue! la France verrait cesser +son éternelle adolescence; elle rougirait du puérilisme honteux dans +lequel elle végète, elle se ferait homme! Oh! vienne ce jour, et je +le saluerai comme le plus beau de ma vie. Ne cesserons-nous jamais +d'attacher la gloire au développement de la force matérielle, de +vouloir trancher toutes les questions par l'épée, de ne glorifier +que le courage du champ de bataille, quels que soient son mobile et +ses oeuvres? Comprendrons-nous enfin que, puisque _l'opinion est la +reine du monde_, c'est l'opinion qu'il faut travailler, c'est à +l'opinion qu'il faut communiquer des lumières qui lui montrent la +bonne voie et de l'énergie pour y marcher? + +Mais après l'enthousiasme est venue la réflexion. Je tremble que +quelque germe funeste ne se glisse dans les commencements de notre +ligue, par exemple l'esprit de transaction, de transition, +d'atermoiements, de ménagements. Tout est perdu si elle ne se +rallie, si elle n'adhère étroitement à un _principe absolu_. Comment +les ligueurs eux-mêmes pourraient-ils s'entendre, si la ligue +admettait divers principes, à diverses doses? Et s'ils ne +s'entendaient pas entre eux, quelle influence pourraient-ils exercer +au dehors?--Ne soyons que vingt, ou dix, ou cinq; mais que ces +vingt, ou dix, ou cinq aient le même but, la même volonté, la même +foi. Vous avez assisté à l'agitation anglaise; je l'ai moi-même +beaucoup étudiée, et je sais (ce que je vous prie de bien dire à nos +amis) que si la Ligue eût fait la moindre concession, à aucune +époque de son existence, il y a longtemps que l'aristocratie en +serait débarrassée. + +Donc, qu'une association se forme en France; qu'elle entreprenne +d'affranchir le commerce et l'industrie de tout monopole; qu'elle se +dévoue au triomphe du principe, et vous pouvez compter sur moi. De la +parole, de la plume, de la bourse, je suis à elle. S'il faut subir des +poursuites judiciaires, essuyer des persécutions, braver le ridicule, +je suis à elle. Quelque rôle qu'on m'y donne, quelque rang qu'on m'y +assigne, sur les hustings ou dans le cabinet, je suis à elle. Dans des +entreprises de ce genre, en France plus qu'ailleurs, ce qu'il faut +redouter, ce sont les rivalités d'amour-propre; et l'amour-propre est le +premier sacrifice que nous devons faire sur l'autel du bien public. Je +me trompe, l'indifférence et l'apathie sont peut-être de plus grands +dangers. Puisque ce projet a été formé, ne le laissez pas tomber. Oh! +que ne suis-je auprès de vous! + +J'allais finir ma lettre sans vous remercier d'avance de ce que vous +direz dans la _Revue britannique_ de ma publication. Une simple +traduction ne peut mériter de grands éloges. Quoi qu'il en soit, +éloges et critiques sont bien venus quand ils sont sincères. + +Adieu; votre affectionné. + + + + +LETTRE DE F. BASTIAT + +AU PRÉSIDENT DU CONGRÈS DE LA PAIX, À FRANCFORT. + + + Paris, 17 août 1850. + +MONSIEUR LE PRÉSIDENT, + +Une maladie de larynx n'aurait pas suffi pour me retenir loin du +congrès, d'autant que mon rôle y serait plutôt d'écouter que de +parler, si je ne subissais un traitement qui m'oblige à rester à +Paris. Veuillez exprimer mes regrets à vos collaborateurs. Pénétré +de ce qu'il y a de grand et de nouveau dans ce spectacle d'hommes de +toutes les races et de toutes les langues, accourus de tous les +points du globe pour travailler en commun au triomphe de la paix +universelle, c'est avec zèle, c'est avec enthousiasme que j'aurais +joint mes efforts aux vôtres, en faveur d'une si sainte cause. + +À la vérité, la paix universelle est considérée, en beaucoup de +lieux, comme une chimère, et, par suite, le congrès comme un effort +honorable mais sans portée. Ce sentiment règne peut-être plus en +France qu'ailleurs, parce que c'est le pays où l'on est le plus +fatigué d'utopies et où le ridicule est le plus redoutable. + +Aussi, s'il m'eût été donné de parler au congrès, je me serais +attaché à rectifier une si fausse appréciation. + +Sans doute, il a été un temps où un congrès de la paix n'aurait eu +aucune chance de succès. Quand les hommes se faisaient la guerre +pour conquérir du butin, des terres ou des esclaves, il eût été +difficile de les arrêter par des considérations morales ou +économiques. Les religions mêmes y ont échoué. + +Mais aujourd'hui deux circonstances ont tout à fait changé la +question. + +La première, c'est que les guerres n'ont plus l'intérêt pour cause +ni même pour prétexte, étant toujours contraires aux vrais intérêts +des masses. + +La seconde, c'est qu'elles ne dépendent plus du caprice d'un chef, +mais de l'opinion publique. + +Il résulte de la combinaison de ces deux circonstances, que les +guerres doivent s'éloigner de plus en plus, et enfin disparaître, +par la seule force des choses, et indépendamment de toute +intervention du congrès, car un fait qui blesse le public et dépend +du public doit nécessairement cesser. + +Quel est donc le rôle du congrès? C'est de hâter ce dénoûment +d'ailleurs inévitable, en montrant à ceux qui ne le voient pas +encore en quoi et comment les guerres et les armements blessent les +intérêts généraux. + +Or, qu'y a-t-il d'utopique dans une telle mission? + +Depuis quelques années, le monde a traversé des circonstances qui, +certes, à d'autres époques, eussent amené de longues et cruelles +guerres. Pourquoi ont-elles été évitées? Parce que, s'il y a en +Europe un parti de la guerre, il y a aussi des amis de la paix; s'il +y a des hommes toujours prêts à guerroyer, qu'une éducation stupide +a imbus d'idées antiques et de préjugés barbares, qui attachent +l'honneur au seul courage physique et ne voient de gloire que pour +les faits militaires, il y a heureusement d'autres hommes à la fois +plus religieux, plus moraux, plus prévoyants et meilleurs +calculateurs. N'est-il pas bien naturel que ceux-ci cherchent à +faire parmi ceux-là des prosélytes? Combien de fois la civilisation, +comme en 1830, en 1840, en 1848, n'a-t-elle pas été, pour ainsi +dire, suspendue à cette question: Qui l'emportera du parti de la +guerre ou du parti de la paix? Jusqu'ici le parti de la paix a +triomphé, et, il faut le dire, ce n'est peut-être ni par l'ardeur ni +par le nombre, mais parce qu'il avait l'influence politique. + +Ainsi la paix et la guerre dépendent de l'opinion, et l'opinion est +partagée. Donc il y a un danger toujours imminent. Dans ces +circonstances, le congrès n'entreprend-il pas une chose utile, +sérieuse, efficace, j'oserais même dire facile, quand il s'efforce +de recruter pour l'opinion pacifique de manière à lui donner enfin +une prépondérance décisive? + +Qu'y a-t-il là de chimérique? S'agit-il de venir dire aux hommes: +«Nous venons vous sommer de fouler aux pieds vos intérêts, d'agir +désormais sur le principe du dévouement, du sacrifice, du +renoncement à soi-même?» Oh! s'il en était ainsi, l'entreprise +serait en effet bien hasardée!... + +Mais nous venons au contraire leur dire: «Consultez non-seulement vos +intérêts de l'autre vie, mais encore ceux de celle-ci. Examinez les +effets de la guerre. Voyez s'ils ne vous sont pas funestes? voyez si les +guerres et les gros armements n'amènent pas des interruptions de +travail, des crises industrielles, des déperditions de force, des dettes +écrasantes, de lourds impôts, des impossibilités financières, des +mécontentements, des révolutions, sans compter de déplorables habitudes +morales et de coupables violations de la loi religieuse?» + +N'est-il pas permis d'espérer que ce langage sera entendu? Courage +donc, hommes de foi et de dévouement, courage et confiance! ceux qui +ne peuvent aujourd'hui se mêler à vos rangs vous suivent de l'oeil +et du coeur. + +Recevez, Monsieur le président, l'assurance de mes sentiments +respectueux et dévoués. + + + + +LETTRES À M. HORACE SAY. + + + Eaux-Bonnes, 4 juillet 1850. + +MON CHER AMI, + +..... J'ai lu l'article de M. Clément sur les _Harmonies_. Si je +croyais une controverse utile, je l'accepterais; mais qui la lirait? +M. Clément a l'air de penser que c'est manquer de respect à nos +maîtres que d'approfondir des problèmes qu'ils ont à peine +effleurés,--parce qu'au temps où ils écrivaient, ces problèmes +n'étaient pas posés. Selon lui, ils ont tout dit, tout vu, ne nous +ont rien laissé à faire.--Ce n'est pas mon opinion et ce n'était +certainement pas la leur. Entre les premières et les dernières pages +de votre père, il y a un progrès trop sensible pour qu'il ne vît pas +lui-même qu'il n'avait pas touché l'horizon et que nul ne le +touchera jamais. Pour moi, les _Harmonies_ fussent-elles finies à ma +satisfaction (ce qui ne sera pas), que je ne les regarderais encore +que comme un point d'où nos successeurs tireront un monde. Comment +pourrions-nous aller bien avant, quand nous sommes obligés de +consacrer les trois quarts de notre temps à élucider, pour un public +égaré, les questions les plus simples? + +..... Si vous faites dans le Dictionnaire de Guillaumin l'article +_Assurance_, faites bien remarquer que ce ne sont pas seulement les +compagnies qui _s'associent_, mais encore et surtout les _assurés_. +Ce sont eux qui forment, sans s'en douter, une _association_ qui +n'en est pas moins réelle pour être volontaire et parce qu'on y +entre et en sort quand on veut. + + + Pise, 20 octobre 1850. + +Mon cher ami, nous nous écrivions presque au même moment, le jour du +dîner mensuel, en sorte que nos lettres se sont croisées entre Paris +et Pise. Depuis, je n'observe aucun progrès, en avant ni en arrière, +dans ma maladie. Seulement le sentiment de la souffrance s'irrite +par la durée. Faiblesse, isolement, ennui, je ferais bon marché de +tout, n'était cette maudite déchirure à la gorge qui me rend si +pénibles toutes les fonctions, si nombreuses et si indispensables, +qui s'accomplissent par là. Oh! que je voudrais avoir un jour de +trêve!--mais toutes les invocations du monde n'y peuvent rien.--À la +bizarrerie de mes rêves et à la transpiration qui suit toujours le +sommeil, je reconnais que j'ai chaque nuit un peu de fièvre. +Cependant, comme je ne tousse pas plus qu'autrefois, je pense que +cette fièvre est plutôt un effet de ce malaise continuel qu'un +symptôme de la maladie constitutionnelle. + +..... Je crois en effet que l'économie politique est plus sue ici +qu'en France, par la raison qu'elle fait partie du Droit. C'est +énorme que de donner une teinture de cette science aux hommes qui se +rattachent de près ou de loin à l'exécution des lois; car ces mêmes +hommes entrent pour beaucoup dans leur confection, et d'ailleurs ils +forment le fond de ce que l'on appelle la classe éclairée. Je +n'espère jamais voir l'économie politique prendre domicile à l'École +de Droit en France. À cet égard, l'aveuglement des gouvernements +est incompréhensible. Ils ne veulent pas qu'on enseigne la seule +science qui leur donne des garanties de durée et de stabilité. +N'est-ce pas un fait caractéristique que le ministre du commerce et +celui de l'instruction publique, me renvoyant de l'un à l'autre +comme une balle, m'aient, de fait, refusé un local pour faire un +cours gratuit? + +Puisque vous êtes notre _Cappoletto_, notre _Leader_, vous devriez +bien endoctriner nos amis Garnier et Molinari pour qu'ils mettent à +profit cette occasion unique de la signature, laquelle, quoi qu'on +en dise, donne de la dignité au journal. Il dépend d'eux, je crois, +de donner à la _Patrie_ ce qu'elle n'a jamais eu, une couleur, un +_caractère_. Ils auront à agir avec beaucoup de prudence et de +circonspection, puisque le journal n'est économiste, ni au point de +vue du directeur, ni à celui des actionnaires, ni à celui des +abonnés. Le _cachet_ ne devra apparaître distinctement que peu à +peu. Je pense que nos amis ne doivent nullement agir comme s'ils +étaient dans un journal franchement économiste et ayant arboré le +drapeau. Il s'agirait là de rompre des lances avec les adversaires. +Mais dans la _Patrie_, la tactique ne doit pas être la même. Il faut +d'abord ne traiter que de loin en loin les questions de liberté +commerciale, particulièrement les plus ardues (comme les lois de +navigation). Il vaut mieux prendre la question de plus haut, à une +hauteur qui embrasse à la fois la politique, l'économie politique et +le socialisme, c'est-à-dire: _l'intervention de l'État_. Encore ne +doivent-ils pas, selon moi, présenter la _non-intervention_ comme un +système, comme un principe. Seulement ils doivent appeler +l'attention du lecteur là-dessus chaque fois que l'occasion s'en +présente. Leur rôle,--afin de ne pas éveiller la défiance,--est de +montrer, dans chaque question spéciale, les _avantages_ et les +_inconvénients_ de l'intervention. Les avantages, pourquoi les +dissimuler? Il faut bien qu'il y en ait puisque cette intervention +est si populaire. Ils devront donc avouer que lorsqu'il y a un _bien +à faire_ ou un _mal à combattre_, l'appel à la force publique paraît +d'abord le moyen le plus court, le plus économique, le plus +efficace; à cet égard même, à leur place, je me montrerais +très-large et très-conciliant envers les gouvernementaux, car ils +sont bien nombreux et il s'agit moins de les réfuter que de les +ramener. Mais après avoir reconnu les avantages immédiats, +j'appellerais leur attention sur les inconvénients ultérieurs. Je +dirais: C'est ainsi qu'on crée de nouvelles fonctions, de nouveaux +fonctionnaires, de nouveaux impôts, de nouvelles sources de +désaffection, de nouveaux embarras financiers. Puis, en substituant +à l'activité privée la force publique, n'ôte-t-on pas à +l'individualité sa valeur propre et les moyens de l'acquérir? Ne +fait-on pas de tous les citoyens des hommes qui ne savent pas se +conduire eux-mêmes, prendre une résolution, repousser une surprise, +un coup de main? Ne prépare-t-on pas des éléments au socialisme, qui +n'est autre chose que la pensée d'un homme substituée à toutes les +volontés? + +Les diverses questions spéciales qui peuvent se présenter, discutées +à ce point de vue, avec impartialité, la part du _pour_ et du +_contre_ étant bien faite, je crois que le public s'y intéresserait +beaucoup et ne tarderait pas à reconnaître la véritable cause de nos +malheurs.--Les circulaires de M. Dumas offrent un bon texte pour le +début. + +Adieu, mon cher ami, croiriez-vous que je suis fatigué pour avoir +barbouillé ces quelques lignes? Il me reste cependant la force de me +rappeler au bon souvenir de madame Say et de Léon. + + + + +LETTRE À M. DE FONTENAY. + + + Paris, 3 juillet 1850. + +..... Peut-être prenez-vous avec un peu trop de feu parti pour les +_Harmonies_ contre l'opposition du _Journal des Économistes_. Des +hommes d'un certain âge ne renoncent pas facilement à des idées +faites et longtemps caressées. Aussi ce n'est pas à eux, mais aux +jeunes gens, que j'ai adressé et soumis mon livre. On finira par +reconnaître que la _valeur_ ne peut jamais être dans la matière et +les forces naturelles. De là résulte la gratuité absolue des dons de +Dieu, sous toutes les formes et à travers toutes les transactions +humaines: ceci conduit à la mutualité des services, à l'absence de +tout motif pour que les hommes se jalousent et se haïssent. Cette +théorie doit ramener toutes les écoles sur un terrain commun. Vivant +avec cette foi, j'attends patiemment; car plus je vieillis, plus je +m'aperçois de la lenteur des évolutions humaines. + +Je ne dissimule pas cependant un voeu personnel. Oui, je désire que +cette théorie rencontre, de mon vivant, assez d'adeptes (ne fût-ce +que deux ou trois) pour être assuré, avant de mourir, qu'elle ne +tombera pas si elle est vraie. Que mon livre en suscite seulement un +autre, et je serai satisfait. Voilà pourquoi je ne saurais trop vous +engager à concentrer vos méditations sur le capital, sujet immense +et qui peut bien être le pivot d'une économie politique. Je ne l'ai +qu'effleuré: vous irez plus loin que moi, vous me rectifierez au +besoin. Ne craignez pas que je m'en formalise. Les horizons +économiques n'ont pas de limites: en apercevoir de nouveaux, c'est +mon bonheur, que je les découvre ou qu'un autre me les montre. + +..... Oui, vous avez raison. Il y a toute une science à élever sur +le vilain mot _consommation_: c'est ce que j'établirai au +commencement de mon second volume. Quant à la _population_, il est +incompréhensible que M. Clément m'attaque sur un sujet que je n'ai +pas encore abordé! Et au fond, nier cet axiome: _La densité de la +population est une facilité de production_, c'est nier toute la +puissance de l'échange et de la division du travail. De plus c'est +nier des faits qui crèvent les yeux.--Sans doute la population +s'arrange naturellement de manière à produire le plus possible; et +pour cela, selon l'occurrence, elle diverge ou converge, elle obéit +à une double tendance de dissémination et de concentration; mais +plus elle augmente, _coeteris paribus_,--c'est-à-dire à égalité de +vertus, de prévoyance, de dignité,--plus les services se divisent, +se rendent facilement, plus chacun tire parti de ses moindres +qualités spéciales, etc..... + + + + +LETTRES À M. PAILLOTTET. + + + Pise, 11 octobre 1850. + +Je me sens envie de vivre, mon cher Paillottet, quand je lis la relation +de vos anxiétés à la nouvelle de ma mort.--Grâce au ciel, je ne suis pas +mort, ni même guère plus malade. J'ai vu ce matin un médecin qui va +essayer de me débarrasser au moins quelques instants de cette douleur à +la gorge, dont la continuité est si importune.--Mais enfin, si la +nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l'accepter et se +résigner.--Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet égard, +la philosophie que j'ai acquise moi-même. Je vous assure que je rendrais +le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je pouvais être sûr +de laisser, après moi, à ceux qui m'aiment, non de cuisants regrets, +mais un souvenir doux, affectueux, un peu mélancolique. Quand je serai +plus malade, c'est à quoi je les préparerai..... + + + Rome, 26 novembre 1850. + +Mon cher Paillottet, chaque fois que je reçois une lettre de Paris, +il me semble que mes correspondants sont des _Toinette_, et que je +suis un _Argan_. + +«La coquine a soutenu pendant une heure durant que je n'étais pas +malade! vous savez, m'amour, ce qui en est.» + +Vous prenez bien tous un intérêt amical à mon mal; mais vous me +traitez ensuite en homme bien portant. Vous me préparez des +occupations, vous me demandez mon avis sur plusieurs sujets graves, +puis vous me dites de ne vous écrire que quelques lignes. Je +voudrais bien que vous eussiez mis dans votre lettre le secret, en +même temps que le conseil, de tout dire en quelques mots. Comment +puis-je vous parler des _Incompatibilités parlementaires_, des +corrections à y apporter, des raisons qui me font penser que ce +sujet ne peut être accolé, ni pour le fond ni pour la forme, avec le +discours sur l'impôt des boissons,--le tout en une ligne? Et puis il +faut bien que je dise quelque chose de Carey, puisque vous m'envoyez +ses épreuves en Toscane;--des _Harmonies_, puisque vous m'annoncez +que l'édition est épuisée. + +Dans votre bonne lettre, que je reçois aujourd'hui, vous manifestez +la crainte qu'à la vue de Rome, l'enthousiasme ne me saisisse et ne +nuise à ma guérison en ébranlant mes nerfs. Vous me placez toujours +là dans l'hypothèse d'un homme bien portant. Figurez-vous, mon ami, +qu'il y a deux raisons, aussi fortes l'une que l'autre, pour que les +monuments de Rome ne fassent pas éclater en moi un enthousiasme +dangereux. La première, c'est que je ne vois aucun de ces +monuments, étant à peu près confiné dans ma chambre au milieu des +cendres et des cafetières; la seconde, c'est que la source de +l'enthousiasme est en moi complétement tarie, toutes les forces de +mon attention et de mon imagination se portant sur les moyens +d'avaler un peu de nourriture ou de boisson, et d'accrocher un peu +de sommeil entre deux quintes. + +J'ai beau écrire à Florence, je suis sans aucune nouvelle des +épreuves de Carey. Dieu sait quand elles m'arriveront. + +Adieu! je finis brusquement. J'aurais mille choses à vous dire pour +M. et Mme Planat, pour M. de Fontenay, pour M. Manin. Bientôt, quand +je serai mieux, je causerai plus longtemps avec vous. Maintenant +c'est tout ce que j'ai pu faire que d'arriver à cette page. + + + Rome, 8 décembre 1850. + +Cher Paillottet, suis-je mieux? Je ne puis le dire; je me sens +toujours plus faible. Mes amis croient que les forces me reviennent. +Qui a raison? + +La famille Cheuvreux quitte Rome immédiatement, par suite de la +maladie de madame Girard. Jugez de ma douleur. J'aime à croire +qu'elle vient surtout de celle de ces bons amis; mais assurément des +motifs plus égoïstes y ont une grande part. + +Par un hasard providentiel, hier j'écrivis à ma famille pour qu'on +m'expédiât une espèce de Michel Morin, homme plein de gaieté et de +ressources, cocher, cuisinier, etc., etc., qui m'a souvent servi et +qui m'est entièrement dévoué. Dès qu'il sera ici, je serai maître de +partir quand je voudrai pour la France. Car il faut que vous sachiez +que le médecin et mes amis ont pris à ce sujet une délibération +solennelle. Ils ont pensé que la nature de ma maladie me crée des +difficultés si nombreuses, que tous les avantages du climat ne +compensent pas les soins domestiques. + +D'après ces dispositions, mon cher Paillottet, vous ne viendrez pas +à Rome, gagner auprès de moi les oeuvres de miséricorde. L'affection +que vous m'avez vouée est telle que vous en serez contrarié, j'en +suis sûr. Mais consolez-vous en pensant qu'à raison de la nature de +ma maladie, vous auriez pu faire bien peu pour moi, si ce n'est de +venir me tenir compagnie deux heures par jour, chose encore plus +agréable que raisonnable. Je voudrais pouvoir vous donner à ce sujet +des explications. Mais, bon Dieu! des explications! il faudrait +beaucoup écrire, et je ne puis. Mon ami, sous des milliers de +rapports j'éprouve le supplice de Tantale. En voici un nouvel +exemple: je voudrais vous dire toute ma pensée, et je n'en ai pas la +force... + +Ce que vous et Guillaumin aurez fait pour les _Incompatibilités_ +sera bien fait. + +Quant à l'affaire Carey, je vous avoue qu'elle me présente un peu de +louche. D'un côté, Garnier annonce que le journal prend parti pour +la _propriété-monopole_. D'une autre part, Guillaumin m'apprend que +M. Clément va intervenir dans la lutte. Si le _Journal des +Économistes_ veut me punir d'avoir traité avec indépendance une +question scientifique, il est bien peu généreux de choisir le moment +où je suis sur un grabat, privé de la faculté de lire, d'écrire, de +penser, et cherchant à conserver au moins celle de manger, de boire +et de dormir qui me quitte. + +Pressentant que je ne pourrais accepter le combat, j'ai ajouté à ma +réponse à Carey quelques considérations adressées au _Journal des +Économistes_. Vous me direz comment elles ont été reçues. + +Fontenay ne sera-t-il donc jamais prêt à entrer en lice? Il doit +comprendre combien son assistance me serait nécessaire. Garnier dit: +Nous avons pour nous Smith, Ricardo, Malthus, J. B. Say, Rossi et +tous les économistes, _moins Carey et Bastiat_. J'espère bien que +la foi dans la légitimité de la propriété foncière trouvera bientôt +d'autres défenseurs, et je compte surtout sur Fontenay. + +Je vous prie d'écrire à Michel Chevalier, de lui dire combien je +suis reconnaissant de son excellent article sur mon livre. Il n'a +d'autre défaut que d'être trop bienveillant et de laisser trop peu +de place à la critique. Dites à Chevalier que je n'attends qu'un peu +de force pour lui adresser moi-même l'expression de mes vifs +sentiments de gratitude. Je fais des voeux sincères pour qu'il +hérite du fauteuil de M. Droz; ce ne sera que tardive justice. + + + + +LETTRE AU JOURNAL DES ÉCONOMISTES[25]. + + [Note 25: Après la mort de Bastiat, il fut aisé à ses amis + d'édifier M. Carey sur sa parfaite loyauté. Cette lettre nous + paraît mériter cependant d'être conservée, d'autant plus que + le post-scriptum contient les éléments d'une importante + démonstration. (_Note de l'éditeur._)] + + +Mon livre est entre les mains du public. Je ne crains pas qu'il se +rencontre une seule personne qui, après l'avoir lu, dise: «Ceci est +l'ouvrage d'un plagiaire.» Une lente assimilation, fruit des +méditations de toute ma vie, s'y laisse trop voir, surtout si on le +rapproche de mes autres écrits. + +Mais qui dit _assimilation_, avoue qu'il n'a pas tout tiré de sa +propre substance. + +Oh! oui, je dois beaucoup à M. Carey; je dois à Smith, à J. B. Say, +à Comte, à Dunoyer; je dois à mes adversaires; je dois à l'air que +j'ai respiré; je dois aux entretiens intimes d'un ami de coeur, M. +Félix Coudroy, avec qui, pendant vingt ans, j'ai remué toutes ces +questions dans la solitude, sans que jamais il se soit manifesté +dans nos appréciations et nos idées la moindre divergence; +phénomène bien rare dans l'histoire de l'esprit humain, et bien +propre à faire goûter les délices de la certitude. + +C'est dire que je ne revendique pas le titre d'_inventeur_ à l'égard +de l'harmonie. Je crois même que c'est la marque d'un petit esprit, +incapable de rattacher le présent au passé, que de se croire +inventeur de principes. Les sciences ont une _croissance_ comme les +plantes; elles s'étendent, s'élèvent, s'épurent. Mais quel +successeur ne doit rien à ses devanciers? + +En particulier, l'_Harmonie des intérêts_ ne saurait être une +invention individuelle. Eh quoi! n'est-elle pas le pressentiment et +l'aspiration de l'humanité, le but de son évolution éternelle? +Comment un publiciste oserait-il s'arroger l'invention d'une idée, +qui est la foi instinctive de tous les hommes? + +Cette harmonie, la science économique l'a proclamée dès l'origine. +Cela est attesté par le titre seul des livres physiocrates. Sans +doute, les savants l'ont souvent mal démontrée; ils ont laissé +pénétrer dans leurs ouvrages beaucoup d'erreurs, qui, par cela seul +qu'elles étaient des erreurs, contredisaient leur foi. Qu'est-ce que +cela prouve? que les savants se trompent. Cependant, à travers bien +des tâtonnements, la grande idée de l'harmonie des intérêts a +toujours brillé sur l'école économiste, comme son étoile polaire. Je +n'en veux pour preuve que cette devise qu'on lui a reprochée: +_Laissez faire, laissez passer._ Certes, elle implique la croyance +que les intérêts se font justice entre eux, sous l'empire de la +liberté. + +Ceci dit, je n'hésite pas à rendre justice à M. Carey. Il y a peu de +temps que je connais ses ouvrages; je les ai lus fort superficiellement, +à cause de mes occupations, de mes souffrances, et surtout à cause de la +singulière divergence qui, en fait de méthode, caractérise l'esprit +anglais et l'esprit français. Nous généralisons, et c'est ce que nos +voisins dédaignent. Eux vont particularisant à travers des milliers et +des milliers de pages, et c'est à quoi notre attention ne peut suffire. +Quoi qu'il en soit, je reconnais que cette grande et consolante cause, +l'_accord des intérêts des classes_, ne doit à personne plus qu'à M. +Carey. Il l'a signalée et prouvée sous un très-grand nombre de points de +vue divers, de manière à ce qu'il ne puisse pas rester de doute sur la +loi générale. + +M. Carey se plaint de ce que je ne l'ai pas cité; c'est peut-être un +tort de ma part, mais il ne remonte pas à l'intention. M. Carey a pu +me montrer des aperçus nouveaux, me fournir des arguments, mais il +ne m'a révélé aucun principe. Je ne pouvais le citer dans mon +chapitre sur l'_échange_, qui est la base de tout; ni dans ceux sur +la _valeur_, sur la _communauté progressive_, sur la _concurrence_. +Le moment de m'étayer de son autorité eût été à propos de la +_propriété foncière_; mais, dans ce premier volume, je traitais la +question par ma propre théorie de la _valeur_, qui n'est pas celle +de M. Carey. À ce moment, je me proposais de faire un chapitre +spécial sur la _rente foncière_, et je croyais fermement que mon +second volume suivrait de près le premier. C'est là que j'aurais +cité M. Carey; et non-seulement je l'aurais cité, mais je me serais +effacé, pour lui attribuer sur la scène le premier rôle: c'était +l'intérêt de la cause. En effet, sur la question foncière, M. Carey +ne peut manquer d'être une autorité importante. Pour étudier la +primitive et naturelle formation de cette propriété, il n'a qu'à +ouvrir les yeux; pour l'exposer, il n'a qu'à décrire ce qu'il voit; +plus heureux que Ricardo, Malthus, Say et nous tous, économistes +européens, qui ne voyons qu'une propriété foncière soumise aux mille +combinaisons factices de la conquête. En Europe, pour remonter au +principe de la propriété foncière, il faut employer le difficile +procédé dont se servait Cuvier pour reconstruire un mastodonte; il +n'est pas très-surprenant que la plupart de nos écrivains se soient +trompés dans cet effort d'analogie. En Amérique, il y a des +mastodontes dans toutes les carrières; il suffit d'ouvrir les yeux. +J'avais donc tout à gagner, ou plutôt la cause avait tout à gagner à +ce que j'invoquasse le témoignage d'un économiste américain. + +En terminant, je ne puis m'empêcher de faire observer à M. Carey +qu'un Français ne peut guère lui rendre justice, sans un grand +effort d'impartialité; et comme je suis Français, j'étais loin de +m'attendre à ce qu'il daignât s'occuper de moi et de mon livre. M. +Carey professe pour la France et les Français le mépris le plus +profond et une haine qui va jusqu'au délire. Il a déversé ces +sentiments dans un bon tiers de ses volumineux écrits; et il s'est +donné la peine de réunir, sans aucun discernement, il est vrai, de +nombreux documents statistiques, pour prouver que c'est à peine si, +dans l'échelle de l'humanité, nous sommes au-dessus des Indous. À la +vérité, M. Carey, dans son livre, nie cette haine. Mais, en la +niant, il la prouve; car comment expliquer un tel déni? qui l'a +provoqué? C'est la conscience même de M. Carey, qui, surpris +lui-même, sans doute, de toutes les preuves de haine contre la +France qu'il a accumulées dans son livre, a cru devoir proclamer +qu'il ne haïssait pas la France. Combien de fois n'ai-je pas dit à +M. Guillaumin: Il y a d'excellentes choses dans les ouvrages de M. +Carey, et il serait bien de les faire traduire; ils contribueraient +à faire avancer l'économie politique dans notre pays. Mais aussitôt +j'étais forcé d'ajouter: Pouvons-nous jeter dans le public français +de pareilles diatribes contre la France, et ne risquons-nous pas de +manquer notre but? Le public ne repoussera-t-il pas ce qu'il y a de +bon dans ces livres, à cause de ce qu'il y a de blessant et +d'injuste? + +Qu'il me soit permis de finir par une réflexion sur le mot plagiat, +dont je me suis servi au début de cette lettre. Les personnes +auxquelles je puis avoir emprunté un aperçu ou un argument pensent +que je leur suis très-redevable; je suis convaincu du contraire. Si +je ne m'étais laissé entraîner à aucune controverse, si je n'avais +examiné aucun système, si je n'avais cité aucun nom propre, si je +m'étais borné à établir ces deux propositions: _Les services +s'échangent contre des services_; _La valeur est le rapport des +services échangés_;--si ensuite j'eusse expliqué, par ces principes, +toutes les classes si compliquées des transactions humaines, je +crois que le monument que j'ai cherché à élever eût beaucoup gagné +(trop, peut-être, pour cette époque) en clarté, en grandeur et en +simplicité. + +_P. S._ Je laisse M. Carey, et je m'adresse, peut-être pour la +dernière fois, c'est-à-dire dans les sentiments de la plus intime +bienveillance, à nos collègues de la rédaction du _Journal des +Économistes_. Dans la note de ce journal qui a provoqué la +réclamation de M. Carey, la direction annonce qu'elle se prononce, +sur la propriété foncière, pour la théorie de Ricardo. La raison +qu'elle en donne, c'est que cette théorie a pour elle l'autorité de +Ricardo d'abord, puis Malthus, Say et tous les économistes, «MM. +Bastiat et Carey exceptés.» L'épigramme est aiguë, et il est certain +que l'économiste américain et moi faisons bien humble figure dans +l'antithèse. + +Quoiqu'il en soit, je répète que la direction du journal prend une +résolution décisive pour son autorité scientifique. + +N'oubliez pas que la théorie de Ricardo se résume ainsi: + +«_La propriété foncière est un monopole injuste, mais nécessaire, +dont l'effet est de rendre fatalement le riche toujours plus riche +et le pauvre toujours plus pauvre._» + +Cette formule a pour premier inconvénient d'exciter, par son simple +énoncé, une répugnance invincible, et de froisser, dans le coeur de +l'homme, je ne dis pas tout ce qu'il y a de généreux et de +philanthropique, mais de plus simplement et de plus grossièrement +honnête. Son second tort est d'être fondée sur une observation +inachevée, et par conséquent de choquer la logique. + +Ce n'est pas ici le lieu de démontrer la légitimité de la rente +foncière; mais devant donner à cet écrit un but utile, je dirai, en +peu de mots, comment je la comprends, et en quoi errent mes +adversaires. + +Vous avez certainement connu à Paris des marchands qui voient leurs +profits s'augmenter annuellement, sans qu'on puisse en conclure +qu'ils grèvent chaque année le prix de leurs marchandises. Bien au +contraire; et il n'y a rien de plus vulgaire et de plus vrai que ce +proverbe: _Se rattraper sur la quantité._--C'est même une loi +générale du débit commercial, que plus il s'étend, plus le marchand +augmente la remise à sa clientèle, tout en faisant de meilleures +affaires. Pour vous en convaincre, vous n'avez qu'à comparer ce que +gagnent, par chapeau, un chapelier de Paris et un chapelier de +village. Voilà donc un exemple bien connu d'un cas où, quand la +prospérité publique se développe, le vendeur s'enrichit toujours et +l'acheteur aussi. + +Or, je dis que ce n'est pas seulement la loi générale des profits, +mais encore la loi générale des _Capitaux_ et des _Intérêts_ comme +je l'ai prouvé à M. Proudhon, et la loi générale de la _Rente +foncière_, comme je le prouverais, si je n'étais exténué. + +Oui, quand la France prospère, il s'ensuit une hausse générale de la +Rente foncière, et «le riche devient toujours plus riche.» Jusque-là +Ricardo a raison. Mais il ne s'ensuit pas que chaque produit +agricole soit grevé au préjudice des travailleurs; il ne s'ensuit +pas que chaque travailleur soit réduit à donner une plus forte +proportion de son travail pour un hectolitre de blé; il ne s'ensuit +pas, enfin, que «le pauvre devienne toujours plus pauvre.» C'est +justement le contraire qui est vrai. À mesure que la rente augmente, +par l'_effet naturel de la prospérité publique_, elle grève de +_moins en moins_ des produits plus abondants, absolument comme le +chapelier ménage d'autant plus sa clientèle, qu'il est dans un +milieu plus favorable au débit. + +Croyez-moi, mes chers collègues, n'excitons pas légèrement le +_Journal des Économistes_ à repousser ces explications. + +Enfin, le troisième et peut-être le plus grand tort, +scientifiquement, de la théorie Ricardienne, c'est qu'elle est +démentie par tous les faits particuliers et généraux qui se +produisent sur le globe. Selon cette théorie, nous aurions dû voir, +depuis un siècle, les richesses mobilières, industrielles et +commerciales entraînées vers un déclin rapide et fatal, relativement +aux fortunes foncières. Nous devrions constater la barbarie, +l'obscurité et la malpropreté des villes, la difficulté des moyens +de locomotion nous envahissant. En outre, les marchands, les +artisans, les ouvriers étant réduits à donner une proportion +toujours croissante de leur travail pour obtenir une quantité donnée +de blé, nous devrions voir l'usage du blé diminuer, ou du moins nul +ne pouvant se permettre la même consommation de pain, sans se +refuser d'autres jouissances.--Je vous le demande, mes chers +collègues, le monde civilisé présente-t-il rien de semblable? + +Et puis, quelle mission donnerez-vous au journal? Ira-t-il dire aux +propriétaires: «Vous êtes riches, c'est que vous jouissez d'un +monopole injuste mais _nécessaire_; et puisqu'il est nécessaire, +jouissez-en sans scrupule, d'autant qu'il vous réserve des richesses +toujours croissantes!»--Puis vous tournant vers les travailleurs de +toutes classes: «Vous êtes pauvres; vos enfants le seront plus que +vous, et vos petits-enfants davantage encore, jusqu'à ce que +s'ensuive la mort par inanition. Cela tient à ce que vous subissez +un monopole injuste, mais nécessaire; et puisqu'il est nécessaire, +résignez-vous sagement; que la richesse toujours croissante des +riches vous console!» + +Certes, je ne demande pas que qui que ce soit adopte mes idées sans +examen; mais je crois que le _Journal des Économistes_ ferait mieux +de mettre la question à l'étude que de se prononcer d'ores et déjà. +Oh! ne croyons pas facilement que Ricardo, Say, Malthus, Rossi, que +de si grands et solides esprits se sont trompés. Mais n'admettons +pas non plus légèrement une théorie qui aboutit à de telles +monstruosités. + + + + +PREMIERS ÉCRITS + + + + +AUX ÉLECTEURS DU DÉPARTEMENT DES LANDES[26]. (Novembre 1830.) + + [Note 26: Pour appuyer la candidature de M. Faurie. (_Note de + l'éditeur._)] + + +Un peuple n'est pas libre par cela seul qu'il possède des +institutions libérales; il faut encore qu'il sache les mettre en +oeuvre, et la même législation qui a fait sortir de l'urne +électorale des noms tels que ceux de Lafayette et de Chantelauze, de +Tracy et de Dudon, peut, selon les lumières des électeurs, devenir +le palladium des libertés publiques ou l'instrument de la plus +solide de toutes les oppressions, celle qui s'exerce sur une nation +par la nation elle-même. + +Pour qu'une loi d'élection soit pour le public une garantie +véritable, une condition est essentielle: c'est que les électeurs +connaissent leurs intérêts et veuillent les faire triompher; c'est +qu'ils ne laissent pas capter leurs suffrages par des motifs +étrangers à l'élection; c'est qu'ils ne regardent pas cet acte +solennel comme une simple formalité, ou tout au plus comme une +affaire entre l'électeur et l'éligible; c'est qu'ils n'oublient pas +complétement les conséquences d'un mauvais choix; c'est enfin que le +public lui-même sache se servir des seuls moyens répressifs qui +soient à sa disposition, la haine et le mépris, pour ceux des +électeurs qui le sacrifient par ignorance, ou l'immolent à leur +cupidité. + +Il est vraiment curieux d'entendre le langage que tiennent naïvement +quelques électeurs. + +L'un nommera un candidat par reconnaissance personnelle ou par +amitié; comme si ce n'était pas un véritable crime d'acquitter sa +dette aux dépens du public, et de rendre tout un peuple victime +d'affections individuelles. + +L'autre cède à ce qu'il appelle _la reconnaissance due aux grands +services rendus à la Patrie_; comme si la députation était une +récompense, et non un mandat; comme si la chambre était un panthéon +que nous devions peupler de figures froides et inanimées, et non +l'enceinte où se décide le sort des peuples. + +Celui-ci croirait déshonorer son pays s'il n'envoyait pas à la +chambre un député né dans le département. De peur qu'on ne croie à +la nullité des éligibles, il fait supposer l'absurdité des +électeurs. Il pense qu'on montre plus d'esprit à choisir un sot dans +son pays, qu'un homme éclairé dans le voisinage, et que c'est un +meilleur calcul de se faire opprimer par l'intermédiaire d'un +habitant des Landes, que de se délivrer de ses chaînes par celui +d'un habitant des Basses-Pyrénées. + +Celui-là veut un député rompu dans l'art des sollicitations; il +espère que nos intérêts locaux s'en trouveront bien, et il ne songe +pas qu'un vote indépendant sur la loi municipale peut devenir plus +avantageux à toutes les localités de la France, que les +sollicitations et les obsessions de cent députés ne pourraient +l'être à une seule. + +Enfin un autre s'en tient obstinément à renommer à tout jamais les +221. + +Vous avez beau lui faire les objections les mieux fondées, il répond +à tout par ces mots: Mon candidat est des 221. + +Mais ses antécédents?--Je les oublie: il est des 221. + +Mais il est membre du gouvernement; pensez-vous qu'il sera +très-disposé à restreindre un pouvoir qu'il partage, à diminuer des +impôts dont il vit?--Je ne m'en mets pas en peine: il est des 221. + +Mais songez qu'il va concourir à faire des lois. Voyez quelles +conséquences peut avoir un choix fait par un motif étranger au but +que vous devez vous proposer.--Tout cela m'est égal: il est des 221. + +Mais c'est surtout la _modération_ qui joue un grand rôle dans cette +armée de sophismes que je passe rapidement en revue. + +On veut à tout prix des _modérés_; on craint les exagérés par-dessus +tout; et comment juge-t-on à laquelle de ces classes appartient le +candidat? On n'examine pas ses opinions, mais la place qu'il occupe; +et comme le centre est bien le milieu entre la droite et la gauche, +on en conclut que c'est là qu'est la _modération_. + +Étaient-ils donc _modérés_ ceux qui votaient chaque année plus +d'impôts que la nation n'en pouvait supporter? ceux qui ne +trouvaient jamais les contributions assez lourdes, les traitements +assez énormes, les sinécures assez nombreuses? ceux qui faisaient +avec tous les ministères un trafic odieux de la confiance de leurs +commettants, trafic par lequel, moyennant des dîners et des places, +ils acceptaient au nom de la nation les institutions les plus +tyranniques: des doubles votes, des lois d'amour, des lois sur le +sacrilége? ceux enfin qui ont réduit la France à briser, par un coup +d'État, les chaînes qu'ils avaient passé quinze années à river? + +Et sont-ils _exagérés_ ceux qui veulent éviter le retour de pareils +excès; ceux qui veulent mettre de la modération dans les dépenses; +ceux qui veulent _modérer_ l'action du pouvoir; qui ne sont pas +_immodérés_, c'est-à-dire insatiables de gros salaires et de +sinécures; ceux qui veulent que notre révolution ne se borne pas à +un changement de noms propres et de couleur; qui ne veulent pas que +la nation soit exploitée par un parti plutôt que par un autre, et +qui veulent conjurer l'orage qui éclaterait infailliblement si les +électeurs étaient assez imprudents pour donner la prépondérance au +_centre droit_ de la chambre? + +Je ne pousserai pas plus loin l'examen des motifs par lesquels on +prétend appuyer une candidature, sur laquelle on avoue généralement +ne pas fonder de grandes espérances. À quoi servirait d'ailleurs de +s'étendre davantage à réfuter des sophismes que l'on n'emploie que +pour s'aveugler soi-même? + +Il me semble que les électeurs n'ont qu'un moyen de faire un choix +raisonnable: c'est de connaître d'abord l'objet général d'une +représentation nationale, et ensuite de se faire une idée des +travaux auxquels devra se livrer la prochaine législature. C'est en +effet la nature du mandat qui doit nous fixer sur le choix du +mandataire; et, en cette matière comme en toutes, c'est s'exposer à +de graves méprises que d'adopter le _moyen_, abstraction faite du +_but_ que l'on se propose d'atteindre. + +L'objet général des représentations nationales est aisé à +comprendre. + +Les contribuables, pour se livrer avec sécurité à tous les modes +d'activité qui sont du domaine de la vie privée, ont besoin d'être +administrés, jugés, protégés, défendus. C'est l'objet du +gouvernement. Il se compose du Roi, qui en est le chef suprême, des +ministres et des nombreux agents, subordonnés les uns aux autres, +qui enveloppent la nation comme d'un immense réseau. + +Si cette vaste machine se renfermait toujours dans le cercle de ses +attributions, une représentation élective serait superflue; mais le +gouvernement est, au milieu de la nation, un corps vivant, qui, +comme tous les êtres organisés, tend avec force à conserver son +existence, à accroître son bien-être et sa puissance, à étendre +indéfiniment sa sphère d'action. Livré à lui-même, il franchit +bientôt les limites qui circonscrivent sa mission; il augmente outre +mesure le nombre et la richesse de ses agents; il n'administre plus, +il exploite; il ne juge plus, il persécute ou se venge; il ne +protége plus, il opprime. + +Telle serait la marche de tous les gouvernements, résultat +inévitable de cette loi de progression dont la nature a doué tous +les êtres organisés, si les nations n'opposaient un obstacle aux +envahissements du pouvoir. + +La loi d'élection est ce frein aux empiétements de la force +publique, frein que notre constitution remet aux mains des +contribuables eux-mêmes; elle leur dit: «Le gouvernement n'existera +plus pour lui, mais pour vous; il n'administrera qu'autant que vous +sentirez le besoin d'être administrés; il ne prendra que le +développement que vous jugerez nécessaire de lui laisser prendre; +vous serez les maîtres d'étendre ou de resserrer ses ressources; il +n'adoptera aucune mesure sans votre participation; il ne puisera +dans vos bourses que de votre consentement; en un mot, puisque c'est +par vous et pour vous que le pouvoir existe, vous pourrez, à votre +gré, le surveiller et le contenir au besoin, seconder ses vues +utiles ou réprimer son action, si elle devenait nuisible à vos +intérêts.» + +Ces considérations générales nous imposent, comme électeurs, une +première obligation: celle de ne pas aller chercher nos mandataires +précisément dans les rangs du pouvoir; de confier le soin de +réprimer la puissance à ceux sur qui elle s'exerce, et non à ceux +par qui elle est exercée. + +Serions-nous en effet assez absurdes pour espérer que, lorsqu'il +s'agit de supprimer des fonctions et des salaires, cette mission +sera bien remplie par des fonctionnaires et des salariés? Quand tous +nos maux viennent de l'exubérance du pouvoir, confierions-nous à un +agent du pouvoir le soin de le diminuer? Non, non, il faut choisir: +nommons un fonctionnaire, un préfet, un maître des requêtes, si nous +ne trouvons pas le fardeau assez lourd; si nous ne sommes pas +fatigués du poids du milliard; si nous sommes persuadés que le +pouvoir ne s'ingère pas assez dans les choses qui devraient être +hors de ses attributions; si nous voulons qu'il continue à se mêler +d'éducation, de religion, de commerce, d'industrie, à nous donner +des médecins, des avocats, de la poudre, du tabac, des électeurs et +des jurés. + +Mais si nous voulons restreindre l'action du gouvernement, ne +nommons pas des agents du gouvernement; si nous voulons diminuer les +impôts, ne nommons pas des gens qui vivent d'impôts; si nous voulons +une bonne loi communale, ne nommons pas un préfet; si nous voulons +la liberté de l'enseignement, ne nommons pas un recteur; si nous +voulons la suppression des droits réunis ou celle du conseil d'État, +ne nommons ni un conseiller d'État ni un directeur des droits +réunis. On ne peut être à la fois payé et représentant des payants, +et il est absurde de faire exercer un contrôle par celui même qui y +est soumis. + +Si nous venons à examiner les travaux de la prochaine législature, +nous voyons qu'ils sont d'une telle importance qu'elle peut être +regardée plutôt comme _constituante_ que comme purement +_législative_. + +Elle aura à nous donner une loi d'élection, c'est-à-dire à fixer les +limites de la souveraineté. + +Elle fera la loi municipale dont chaque mot doit influer sur le +bien-être des localités. + +C'est elle qui discutera l'organisation des gardes nationales, qui +a un rapport direct avec l'intégrité de notre territoire et le +maintien de la tranquillité publique. + +L'éducation réclamera son attention; et elle est sans doute appelée +à livrer l'enseignement à la libre concurrence des professeurs, et +le choix dès études à la sollicitude des parents. + +Les affaires ecclésiastiques exigeront de nos députés des +connaissances étendues, une grande prudence, et une fermeté +inébranlable; peut-être, suivant le voeu des amis de la justice et +des prêtres éclairés, agitera-t-on la question de savoir si les +frais de chaque culte ne doivent pas retomber exclusivement sur ceux +qui y participent. + +Bien d'autres matières importantes seront agitées. + +Mais c'est surtout pour la partie économique des travaux de la +chambre que nous devons être scrupuleux dans le choix de nos +députés. Les abus, les sinécures, les traitements excessifs, les +fonctions inutiles, les emplois nuisibles, les régies substituées à +la concurrence, devront être l'objet d'une investigation sévère; je +ne crains pas de le dire: c'est là qu'est le plus grand fléau de la +France. + +Je demande pardon au lecteur de la digression vers laquelle je me +sens irrésistiblement entraîné; mais je ne puis m'empêcher de +chercher à faire comprendre, sur cette grave question, ma pensée +tout entière. + +Si je ne considérais les dépenses excessives comme un mal, qu'à +cause de la portion des richesses qu'elles ravissent inutilement à +la nation, si je n'y voyais d'autres résultats que le poids +accablant de l'impôt, je n'en parlerais pas si souvent, je dirais, +avec M. Guizot, qu'il ne faut pas _marchander la liberté_, qu'elle +est un bien si précieux qu'on ne saurait le payer trop cher, et que +nous ne devons pas regretter les millions qu'elle nous coûte. + +Un tel langage suppose que la profusion et la liberté peuvent +marcher ensemble; mais si j'ai la conviction intime qu'elles sont +incompatibles, que les gros traitements et la multiplication des +places excluent non-seulement la liberté, mais encore l'ordre et la +tranquillité publiques, qu'ils compromettent la stabilité des +gouvernements, vicient les idées des peuples et corrompent leurs +moeurs, on ne s'étonnera plus que j'attache tant d'importance au +choix des députés qui nous permettent d'espérer la destruction d'un +tel abus. + +Or, que peut-il exister de liberté là où, pour soutenir d'énormes +dépenses, le gouvernement, forcé de prélever d'énormes tributs, se +voit réduit à recourir aux contributions les plus vexatoires, aux +monopoles les plus injustes, aux exactions les plus odieuses, à +envahir le domaine des industries privées, à rétrécir sans cesse le +cercle de l'activité individuelle, à se faire marchand, fabricant, +courrier, professeur, et non-seulement à mettre à très-haut prix ses +services, mais encore à éloigner, par l'aspect des châtiments +destinés au crime, toute concurrence qui menacerait de diminuer ses +profits? Sommes-nous libres si le gouvernement épie tous nos +mouvements pour les taxer, soumet toutes les actions aux recherches +des employés, entrave toutes les entreprises, enchaîne toutes les +facultés, s'interpose entre tous les échanges pour gêner les uns, +empêcher les autres et les rançonner presque tous? + +Peut-on attendre de l'_ordre_ d'un régime qui, plaçant sur tous les +points du territoire des millions d'appâts offerts à la cupidité, +donne perpétuellement, à tout un vaste royaume, l'aspect que +présente une grande ville au jour des _distributions gratuites_? + +Croit-on que la stabilité du pouvoir soit bien assurée lorsque, +abandonné par les peuples, qu'il s'est aliénés par ses exactions, il +reste livré sans défense aux attaques des ambitieux; lorsque les +portefeuilles sont assaillis et défendus avec acharnement, et que +les assiégeants s'appuient sur la rébellion comme les assiégés sur +le despotisme, les uns pour conquérir la puissance, les autres pour +la conserver? + +Les gros traitements n'engendrent pas seulement les entraves, le +désordre et l'instabilité du pouvoir, ils faussent encore les idées +des peuples, en renforçant ce préjugé gothique qui faisait mépriser +le travail et honorer exclusivement les fonctions publiques; ils +corrompent les moeurs en rendant les carrières industrielles +onéreuses et celles des places florissantes; en excitant la +population entière à déserter l'industrie pour les emplois, le +travail pour l'intrigue, la production pour la consommation stérile, +l'ambition qui s'exerce sur les choses pour celle qui n'agit que sur +les hommes; enfin en répandant de plus en plus la manie de gouverner +et la fureur de la domination. + +Voulons-nous donc délivrer l'autorité des intrigants qui l'obsèdent +pour la partager, des factieux qui la sapent pour la conquérir, des +tyrans qui la renforcent pour la défendre; voulons-nous arriver à +l'ordre, à la liberté, à la paix publique? appliquons-nous surtout à +diminuer les grosses rétributions; supprimons l'appât, si nous +redoutons la convoitise; faisons disparaître ces prix séduisants +attachés au bout de la carrière, si nous ne voulons pas qu'elle se +remplisse de jouteurs; entrons franchement dans le système +américain; que les hauts fonctionnaires soient indemnisés et non +richement dotés, que les places donnent beaucoup de travail et peu +de profits, que les fonctions publiques soient une charge et non un +moyen de fortune, qu'elles ne puissent pas faire briller ceux qui +les ont ni exciter l'envie de ceux qui ne les ont pas. + +Après avoir compris l'objet d'une représentation nationale, après +avoir recherché quels seront les travaux qui occuperont la prochaine +législature, il nous sera facile de savoir quelles sont les qualités +et les garanties que nous devons exiger de notre député. + +Il est clair que la première chose que nous devons chercher en lui, +c'est la connaissance des objets sur lesquels il sera appelé à +discuter, en d'autres termes, la _capacité_ en économie politique et +en législation. + +On ne pourra pas contester que M. Faurie remplisse cette première +condition. L'habileté avec laquelle il a géré ses affaires +particulières est une garantie qu'il saura administrer les affaires +publiques; ses connaissances en finances pourront être à la chambre +d'une grande utilité; enfin, toute sa vie, il s'est livré avec +ardeur à l'étude des sciences morales et politiques. + +La _capacité_ de bien faire ne suffit pas à notre mandataire, il +faut encore qu'il en ait la _volonté_; et cette volonté ne peut nous +être garantie que par un passé invariable, une indépendance absolue +dans le caractère, la fortune et la position sociale. + +Sous tous ces rapports, M. Faurie doit satisfaire les exigences de +l'électeur le plus sévère. + +Aucune variation dans son passé ne peut nous en faire redouter pour +l'avenir. Sa probité, dans la vie privée, est connue, et la vertu, +chez M. Faurie, n'est pas un sentiment vague, mais un système arrêté +et invariablement mis en pratique; en sorte qu'il serait difficile +de trouver un homme dont la conduite et les opinions fussent plus en +harmonie. Sa probité politique est poussée jusqu'au scrupule; sa +fortune le met au-dessus de toutes les séductions, comme son courage +au-dessus de toutes les craintes; il ne veut pas de places et ne +peut pas en vouloir; il n'a ni fils ni frères, en faveur desquels il +puisse, à nos dépens, compromettre son indépendance; enfin l'énergie +de son caractère en fera pour nous, non un solliciteur intrépide (il +est bon de le dire), mais au besoin un défenseur opiniâtre. + +Si, à la justesse des idées et à l'élévation des sentiments on +désirait, comme condition, sinon indispensable, du moins +avantageuse, le talent de la parole, je n'oserais affirmer que M. +Faurie possédât cette éloquence passionnée destinée à remuer les +masses populaires sur une place publique; mais je le crois très en +état d'énoncer devant la chambre les observations qui lui seraient +suggérées par son esprit droit et ses intentions consciencieuses, et +l'on conviendra que, lorsqu'il s'agit de discuter des lois, +l'éloquence qui ne s'adresse qu'à la raison pour l'éclairer est +moins dangereuse que celle qui agit sur les passions pour les +égarer. + +J'ai entendu faire contre ce candidat une objection qui me paraît +bien peu fondée: «N'est-il pas à craindre, disait-on, qu'étant +Bayonnais il ne travaille plus pour Bayonne que pour le département +des Landes?» + +Je ne répondrai pas que personne ne songeait à faire cette objection +contre M. d'Haussez; que le lien qui s'établit entre l'élu et les +électeurs est aussi puissant que celui qui attache l'homme au pays +qui l'a vu naître; enfin, que M. Faurie, possédant ses propriétés +dans le département des Landes, peut être, en quelque sorte, regardé +comme notre compatriote. + +Il est une autre réponse qui, selon moi, ôte toute sa force à +l'objection. + +Ne semblerait-il pas, à entendre le langage de ces hommes +prévoyants, que les intérêts de Bayonne et ceux du département des +Landes sont tellement opposés, qu'on ne puisse rien faire pour les +uns qui ne tourne nécessairement contre les autres? Mais pour peu +qu'on réfléchisse à la position respective de Bayonne et des Landes, +on sentira qu'au contraire leurs intérêts sont inséparables, +identiques. + +En effet, une ville de commerce placée à l'embouchure d'un fleuve ne +peut avoir, dans le cours ordinaire des choses, qu'une importance +proportionnée à celle du pays que ce fleuve parcourt. Si Nantes et +Bordeaux prospèrent plus que Bayonne, c'est que la Loire et la +Garonne traversent des pays plus riches que l'Adour, des contrées +capables de produire et de consommer davantage; or, les échanges +relatifs à cette production et à cette consommation se faisant dans +la ville située à l'embouchure du fleuve, il s'ensuit que le +commerce de cette ville se développe ou se restreint selon que les +pays environnants prospèrent ou dépérissent. Que les bords de +l'Adour et des rivières qui lui portent leurs eaux soient fertiles, +que les landes soient défrichées, que la Chalosse ait des moyens de +communication, que notre département soit traversé de canaux, habité +par une population nombreuse et riche, alors Bayonne aura un +commerce assuré, fondé sur la nature des choses. Notre député +veut-il donc faire fleurir Bayonne, c'est sur le département des +Landes qu'il doit d'abord appeler la prospérité. + +Si une autre circonscription faisait entrer Bayonne dans notre +département, n'est-il pas vrai qu'on ne ferait pas l'objection? Eh +quoi! une ligne écrite sur un morceau de papier a donc changé la +nature des choses? parce que, sur la carte, une ville est séparée de +la campagne qui l'environne, par une raie rouge ou bleue, cela +peut-il rompre leurs intérêts réciproques? + +Il y en a qui craignent de compromettre le bon ordre en choisissant +pour députés des hommes franchement libéraux. «Pour le moment, +disent-ils, nous avons besoin de l'ordre avant tout. Il nous faut +des députés qui ne veuillent aller ni trop loin ni trop vite!» + +Eh! c'est précisément pour le maintien de l'ordre qu'il faut nommer +de bons députés! C'est par amour pour l'ordre que nous devons +chercher à mettre les chambres en harmonie avec la France. Vous +voulez de l'ordre, et vous renforcez le _centre droit_, au moment où +la France s'irrite contre lui, au moment où, déçue dans ses plus +chères espérances, elle attend avec anxiété le résultat des +élections? Et savez-vous ce qu'elle fera, si elle voit encore une +fois son dernier espoir s'évanouir? Quant à moi, je ne le sais pas. + +Électeurs, rendons-nous à notre poste, songeons que la prochaine +législature porte dans son sein toutes les destinées de la France; +songeons que ses décisions doivent étouffer à jamais, ou prolonger +indéfiniment, cette lutte déjà si longue entre l'ancienne France et +la France moderne! Rappelons-nous que nos destinées sont dans nos +mains, que c'est nous qui sommes les maîtres de raffermir ou de +dissoudre cette monstrueuse centralisation, cet échafaudage +construit par Bonaparte et restauré par les Bourbons, pour exploiter +la nation après l'avoir garrottée! N'oublions pas que c'est une +chimère de compter, pour l'amélioration de notre sort, sur des +couleurs et des noms propres; ne comptons que sur notre indépendance +et notre fermeté. Voudrions-nous que le pouvoir s'intéressât plus à +nous que nous ne nous y intéressons nous-mêmes? Attendons-nous qu'il +se restreigne si nous le renforçons; qu'il se montre moins +entreprenant si nous lui envoyons des auxiliaires; espérons-nous que +nos dépouilles soient refusées si nous sommes les premiers à les +offrir? Quoi! nous exigerions de ceux qui nous gouvernent une +grandeur d'âme surnaturelle, un désintéressement chimérique, et +nous, nous ne saurions pas défendre, par un simple vote, nos +intérêts les plus chers! + +Électeurs, prenons-y garde! nous ne ressaisirons pas l'occasion, si +nous la laissons échapper. Une grande révolution s'est faite; +jusqu'ici en quoi a-t-elle amélioré votre existence? Je sais que les +réformes ne se font pas en un jour, qu'il ne faut pas demander +l'impossible, ni censurer à tort et à travers, par mauvaise humeur +ou par habitude. Je sais que le nouveau gouvernement a besoin de +force, je le crois animé des meilleures intentions; mais enfin il ne +faut pas fermer les yeux à l'évidence; il ne faut pas que la crainte +d'aller trop vite, non-seulement nous frappe d'immobilité, mais +encore nous ôte l'espoir d'avancer; et s'il n'a pas été fait +d'améliorations matérielles, nous en fait-on du moins espérer? Non, +on déchire ces proclamations enivrantes qui, dans la grande semaine, +nous auraient fait verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang. +Chaque jour nous rapproche du passé que les trois immortelles +journées devaient rejeter à un siècle loin de nous. S'agit-il de la +loi communale? on exhume le projet Martignac, élaboré sous +l'influence d'une cour méticuleuse et sans confiance dans la nation. +S'agit-il d'une garde nationale mobile? au lieu de ces choix +populaires qui doivent en faire la force morale, on nous jette, pour +nous consoler, l'élection des subalternes, et l'on se méfie assez de +nous pour nous imposer tous nos chefs. Est-il question d'impôts? on +déclare nettement que le gouvernement n'en rabattra pas une obole; +que s'il fait un _sacrifice_ sur une branche de revenu il veut se +retrouver sur une autre; que le milliard doit rester intact à tout +jamais; que si l'on parvient à quelque économie, on n'en soulagera +pas les contribuables; que supprimer un abus serait s'engager à les +supprimer tous, et qu'on ne veut pas s'engager dans cette route; que +l'impôt sur les boissons est le plus juste, le plus équitable des +impôts, celui dont la perception est la plus douce et la moins +coûteuse; que c'est le beau idéal des conceptions fiscales; qu'il +faudrait le maintenir, sans faire aucun cas des _clameurs_ d'une +population accablée; que si on consent à le modifier, c'est bien à +contre-coeur, et à condition qu'au lieu d'une iniquité, on nous en +fera subir deux; que tous les transports seront taxés sans qu'il en +résulte aucune gêne, aucun inconvénient pour personne; que le luxe +ne doit pas payer; que ce sont les objets utiles qu'il faut frapper +de contributions redoublées; que la France est belle et riche, qu'on +peut compter sur elle, qu'elle est facile à mettre à la raison, et +cent autres choses qui font revivre le comte Villèle dans le baron +Louis, et qui frappent d'un étourdissement au sortir duquel on +ignore si l'on se réveille sous le règne de Philippe ou sous celui +de Bonaparte. + +Mais, dira-t-on, ce ne sont que des projets; il faut encore que nos +députés les discutent et les adoptent. + +Sans doute; et c'est pour cela qu'il importe d'être scrupuleux dans +nos choix, de ne donner nos suffrages qu'à des hommes indépendants +de tous les ministères présents et futurs. + +Électeurs, Paris nous donne la liberté avec son sang, +détruirons-nous son ouvrage avec nos votes? Allons aux élections +uniquement pour le bien général. Fermons l'oreille à toute promesse +fallacieuse, fermons nos coeurs à toutes affections personnelles, +même à la reconnaissance. Faisons sortir de l'urne le nom d'un homme +sage, éclairé, indépendant. Si l'avenir nous apporte un meilleur +sort, ayons la gloire d'y avoir contribué; s'il recèle encore des +tempêtes, n'ayons point à nous les reprocher. + + + + +RÉFLEXIONS + +SUR LES PÉTITIONS DE BORDEAUX, LE HAVRE ET LYON, CONCERNANT LES +DOUANES. + +(Avril 1834.) + + +La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les +libertés, elle ne s'introduira dans nos lois qu'après avoir pris +possession de nos esprits. Aussi devons-nous applaudir aux efforts +des négociants de Bordeaux, du Havre et de Lyon, dussent ces efforts +n'avoir immédiatement d'autres résultats que d'éveiller l'attention +publique. + +Mais s'il est vrai qu'une réforme doive être généralement comprise +pour être solidement établie, il s'ensuit que rien ne lui peut être +plus funeste que ce qui égare l'opinion; et rien n'est plus propre +à l'égarer que les écrits qui réclament la _liberté_ en s'appuyant +sur les doctrines du _monopole_. + +Il y a sans doute bien de la témérité à un simple agriculteur de +troubler, par une critique audacieuse, l'unanime concert d'éloges +qui a accueilli, au dedans et au dehors de notre patrie, les +réclamations du commerce français. Il n'a fallu rien moins pour l'y +décider que la ferme conviction, je dirai même la certitude, que ces +pétitions seraient aussi funestes, par leurs résultats, aux intérêts +généraux, et particulièrement aux intérêts agricoles de la France, +qu'elles le sont par leurs doctrines au progrès des connaissances +économiques. + +En m'élevant, au nom de l'agriculture, contre les projets de douanes +présentés par les pétitionnaires, j'éprouve le besoin de commencer +par déclarer que ce qui, dans ces projets, excite mes réclamations, +ce n'est point ce qu'ils renferment de _libéral_ dans les +_prémisses_, mais d'_exclusif_ dans les _conclusions_. + +On demande que toute protection soit retirée aux _matières +premières_, c'est-à-dire à l'industrie agricole, mais qu'une +protection soit continuée à l'industrie manufacturière. + +Je ne viens point défendre la protection qu'on attaque, mais +attaquer la protection qu'on défend. + +On réclame le privilége pour quelques-uns; je viens réclamer la +liberté pour tous. + +L'agriculture doit de _bien vendre_ au monopole qu'elle exerce, et +de _mal acheter_ au monopole qu'elle subit. S'il est juste de lui +retirer le premier, il ne l'est pas moins de l'affranchir du second. +(_Voyez_ tome II, pages 25 et suiv.) + +Vouloir nous livrer à la concurrence universelle, sans y soumettre +les fabricants, c'est nous léser dans nos ventes sans nous soulager +dans nos achats, c'est faire justement le contraire pour les +manufacturiers. Si c'est là la _liberté_, qu'on me définisse donc +le _privilége_. + +Il appartient à l'agriculture de repousser de telles tentatives. + +J'ose en appeler ici aux pétitionnaires eux-mêmes, et +particulièrement à M. Henri Fonfrède. Je l'adjure de réfuter mes +réclamations ou de les appuyer. + +Je prouverai: + +1º Qu'il y a, entre le projet des pétitionnaires et le système du +gouvernement, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens; + +2º Qu'ils ne diffèrent que par une erreur de plus à la charge des +pétitionnaires; + +3º Que ce projet a pour but de constituer un privilége inique en +faveur des négociants et des fabricants, et au détriment des +agriculteurs et du public. + + +§ 1. Il y a, entre le système des pétitionnaires et le régime +prohibitif, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens. + +Qu'est-ce que le régime prohibitif? Laissons parler M. de +Saint-Cricq. + +«Le travail constitue la richesse d'un peuple, parce que seul il a +créé les choses matérielles que réclament nos besoins, et que +l'aisance universelle consiste dans l'abondance de ces choses.» +Voilà le principe. + +«Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail +national; si elle était le produit du travail étranger, le travail +national s'arrêterait promptement.» Voilà l'erreur. + +«Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier? Réserver son +marché aux produits de son sol et de son industrie.» Voilà le but. + +«Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les +produits du sol et de l'industrie des autres peuples.» Voilà le +moyen. + +Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux. + +Elle divise toutes les marchandises en quatre classes. La première +et la seconde renferment des objets d'alimentation et des _matières +premières, vierges encore de tout travail humain_. _En principe, une +sage économie exigerait que ces deux classes ne fussent pas +imposées._ + +La troisième classe est composée d'objets _qui ont reçu une +préparation_. Cette préparation permet _qu'on la charge de quelques +droits_. On le voit, la _protection_ commence sitôt que, d'après la +doctrine des pétitionnaires, commence le _travail national_. + +La quatrième classe comprend des objets _perfectionnés, qui ne +peuvent nullement servir au travail national_. Nous la considérons, +dit la pétition, comme _la plus imposable_. + +Ainsi les pétitionnaires professent que la concurrence étrangère +nuit au travail national; c'est l'erreur du régime prohibitif. Ils +demandent protection pour le travail; c'est le but du régime +prohibitif. Ils font consister cette protection en des taxes sur le +travail étranger; c'est le moyen du régime prohibitif. + + +§ 2. Ces deux systèmes diffèrent par une erreur de plus à la charge +des pétitionnaires. + +Cependant il y a entre ces deux doctrines une différence +essentielle. Elle réside tout entière dans le plus ou moins +d'extension donnée à la signification du mot _travail_. + +M. de Saint-Cricq l'étend à tout. Aussi veut-il tout protéger. + +«Le travail constitue _toute_ la richesse d'un peuple, dit-il; +protéger l'industrie agricole, _toute_ l'industrie agricole, +l'industrie manufacturière, _toute_ l'industrie manufacturière, +c'est le cri qui retentira toujours dans cette chambre.» + +Les pétitionnaires ne voient de travail que celui des fabricants; +aussi n'admettent-ils que celui-là aux faveurs de la protection. + +«Les _matières premières_ sont _vierges de travail humain; en +principe on ne devrait pas les imposer_. Les objets fabriqués _ne +peuvent plus servir au travail national, nous les considérons comme +les plus imposables_. + +Il se présente donc ici trois questions à examiner: 1º Les matières +premières sont-elles le produit du travail? 2º Si elles ne sont pas +autre chose, ce travail est-il si différent du travail des fabriques +qu'il soit raisonnable de les soumettre à des régimes opposés? 3º Si +le même régime convient à tous les travaux, est-ce celui de la +liberté ou celui de la protection? + +1º Les matières premières sont-elles le produit du travail? + +Et que sont donc, je le demande, tous les articles que les +pétitionnaires comprennent dans les deux premières classes de leur +projet? Qu'est-ce que _les blés de toutes sortes_, _la farine_, _les +bestiaux_, _les viandes sèches et salées_, _le porc_, _le lard_, _le +sel_, _le fer_, _le cuivre_, _le plomb_, _la houille_, _la laine_, +_les peaux_, _les semences_, si ce n'est le produit du travail? + +Quoi! dira-t-on, un lingot de fer, une balle de laine, un boisseau +de blé sont des produits du travail? N'est-ce point la _nature_ qui +les _crée_? + +Sans doute la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais +c'est le travail humain qui en produit la _valeur_. Il n'appartient +pas à l'homme de créer, de faire quelque chose de rien, pas plus au +manufacturier qu'au cultivateur; et si par _production_ on entendait +_création_, tous nos travaux seraient improductifs, et ceux des +négociants plus que tous autres. + +L'agriculteur n'a donc pas la prétention d'avoir créé la laine, mais +il a celle d'en avoir produit la _valeur_, je veux dire, d'avoir, +par son travail et ses avances, transformé en laine des substances +qui n'y ressemblaient nullement. Que fait de plus le manufacturier +qui la convertit en drap? + +Pour que l'homme puisse se vêtir de drap, une foule d'opérations +sont nécessaires. Avant l'intervention de tout travail humain, les +véritables _matières premières_ de ce produit sont l'air, l'eau, la +chaleur, la lumière, le gaz, les sels qui doivent entrer dans sa +composition. Un premier travail convertit ces substances en +fourrages, un second en laine, un troisième en fil, un quatrième en +vêtement. Qui osera dire que tout n'est pas travail dans cette +oeuvre, depuis le premier coup de charrue qui la commence, jusqu'au +dernier coup d'aiguille qui la termine? + +Et parce que, pour plus de célérité, dans l'accomplissement de +l'oeuvre définitive, le vêtement, les travaux se sont répartis entre +plusieurs classes d'industrieux, vous voulez, par une distinction +arbitraire, que l'ordre de succession de ces travaux soit la raison +de leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le +nom de travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul +digne des _faveurs_ du monopole? Je ne crois pas qu'on puisse +pousser plus loin l'esprit de système et de partialité. + +L'agriculteur, dira-t-on, n'a pas comme le fabricant tout exécuté +par lui-même; la nature l'a aidé; et s'il y a du travail, tout n'est +pas travail dans le blé. + +Mais tout est travail dans _sa valeur_, répéterai-je. Je veux que la +nature ait concouru à la formation matérielle du grain; je veux que +cette formation soit exclusivement son ouvrage; mais convenez que je +l'y ai contrainte par mon travail, et quand je vous vends du blé, ce +n'est point le _travail de la nature_ que je me fais payer, _mais le +mien_. + +Et, à ce compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des +produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder +aussi par la nature? Ne s'empare-t-il pas, à l'aide de la machine à +vapeur, du poids de l'atmosphère, comme à l'aide de la charrue je +m'empare de son humidité? A-t-il créé les lois de la gravitation, de +la transmission des forces, de l'affinité? + +On conviendra peut-être que la laine et le blé sont le produit du +travail. Mais la houille, dira-t-on, est certainement l'ouvrage, et +l'ouvrage exclusif de la nature. + +Oui, la nature a fait la houille (car elle a tout fait), _mais le +travail en a fait la valeur_. La houille n'a aucune valeur quand +elle est à cent pieds sous terre. Il l'y faut aller chercher, c'est +un travail; il la faut porter sur un marché, c'est un autre travail; +et remarquez-le bien, le prix de la houille sur le marché n'est +autre que le salaire de ces _travaux_ d'extraction et de transport. + +La distinction qu'on a voulu faire, entre les matières premières et +les matières fabriquées, est donc futile en théorie. Comme base +d'une inégale répartition de _faveurs_, elle serait inique en +pratique, à moins que l'on ne veuille prétendre que, bien qu'elles +soient toutes deux des produits du travail, l'importation des unes +est plus favorable que celle des autres au développement de la +richesse publique. C'est la seconde question que j'ai à examiner. + +2º Y a-t-il plus d'avantage pour une nation à importer des +_matières_ dites _premières_, que des objets fabriqués? + +J'ai ici à combattre une opinion fort accréditée. + +«Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de +Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent +d'essor.»--«Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une +étendue sans limites à l'oeuvre des habitants du pays où elles sont +importées.»--«Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant +les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent et +les admettre _de suite_ au taux _le plus faible_[27].»--«Entre autres +articles dont le bas prix et l'abondance sont une nécessité, dit la +pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les matières premières.» + + [Note 27: La même pétition veut que la protection des objets + fabriqués soit réduite, non _de suite_, mais dans un temps + indéterminé; non au taux _le plus faible_, mais au taux de 20 + pour 100.] + +Sans doute, il est avantageux pour une nation que les matières dites +_premières_ soient abondantes et à bas prix; et, je vous prie, +serait-il avantageux pour elle que les objets fabriqués fussent +chers et rares? Pour les unes comme pour les autres, il faut que +cette abondance, ce bon marché soient le fruit de la liberté, ou que +cette rareté, cette cherté soient le fruit du monopole. Ce qui est +souverainement absurde et inique, c'est de vouloir que l'abondance +des unes soit due à la liberté et la rareté des autres au privilége. + +L'on insistera encore, j'en suis sûr, et l'on dira que les droits +_protecteurs_ du travail des fabriques sont réclamés dans l'intérêt +général; qu'importer des articles auxquels _le travail n'a plus rien +à faire_, c'est perdre tout le profit de la main-d'oeuvre, etc., +etc. + +Remarquez sur quel terrain les pétitionnaires sont amenés. N'est-ce +pas le terrain du régime prohibitif? M. de Saint-Cricq ne peut-il +pas opposer un argument semblable à l'introduction des blés, des +laines, des houilles, de toutes les matières enfin qui sont, nous +l'avons vu, le produit du travail? + +Réfuter ce dernier argument, prouver que l'importation du travail +étranger ne nuit pas au travail national, c'est donc démontrer que +le régime de la concurrence ne convient pas moins aux objets +fabriqués qu'aux matières premières. C'est la troisième question que +je m'étais proposée. + +Qu'il me soit permis, pour abréger, de réduire cette démonstration à +un exemple qui les comprend tous. + +Un Anglais peut importer une livre de laine en France, sous +plusieurs formes: en toison, en fil, en drap, en vêtement; mais, +dans tous ces cas, il n'importera pas une égale quantité de valeur, +ou, si l'on veut, de travail. Supposons que cette livre de laine +vaille 3 francs brute, 6 francs en fil, 12 francs en drap, 24 francs +confectionnée en vêtement. Supposons encore que, sous quelque forme +que l'introduction s'opère, le payement se fasse en vin; car, après +tout, il faut qu'il se fasse en quelque chose; et rien n'empêche de +supposer que ce sera en vin. + +Si l'Anglais importe la laine brute, nous exporterons pour 3 francs +de vin; nous en exporterons pour 6 francs, si la laine arrive en +fil; pour 12 francs, si elle arrive en drap; et enfin pour 24 +francs, si elle arrive sous forme de vêtement. Dans ce dernier cas, +le filateur, le fabricant, le tailleur auront été privés d'un +travail et d'un bénéfice, je le sais; une branche de _travail +national_ aura été découragée d'autant, je le sais encore; mais une +autre branche de travail _également national_, la viniculture, aura +été encouragée précisément dans la même proportion. Et comme la +laine anglaise ne peut arriver en France sous forme de vêtement +qu'autant que tous les industrieux qui l'ont amenée à cet état +seront supérieurs aux industrieux français, en définitive, le +consommateur du vêtement aura réalisé un bénéfice qui pourra être +considéré comme un profit net, tant pour lui que pour la nation. + +Changez la nature des objets, leur appréciation, leur provenance, +mais raisonnez juste, et le résultat sera toujours le même. + +Je sais qu'on me dira que le payement a pu se faire non en vin, mais +en numéraire. Je ferai observer que cette objection se tournerait +aussi bien contre l'introduction d'une matière première que contre +celle d'une matière fabriquée. J'ai d'ailleurs la certitude qu'elle +ne me sera faite par aucun négociant digne de l'être. Quant aux +autres, je me bornerai à leur faire observer que le numéraire est un +produit indigène ou un produit exotique. Si c'est un produit +indigène, nous n'en pouvons rien faire de mieux que de l'exporter. +S'il est exotique, il a fallu le payer avec du _travail national_. +Si nous l'avons acquis du Mexique, avec du vin par exemple, et que +nous l'échangions ensuite contre un vêtement anglais, le résultat +est toujours du vin changé contre un vêtement, et nous rentrons +entièrement dans l'exemple précédent. + + +§ 3. Le projet des pétitionnaires est un système de priviléges +réclamés par le commerce et l'industrie, contre l'agriculture et le +public. + +Que le projet des pétitionnaires crée d'injustes _faveurs_ au profit +des manufacturiers, c'est, je crois, un fait dont les preuves +seraient maintenant surabondantes. + +Mais on ne voit pas sans doute aussi bien comment il octroie aussi +des priviléges au commerce. Examinons. + +Toutes choses égales d'ailleurs, il est avantageux pour le public +que les matières premières soient mises en oeuvre sur le lieu même +de leur production. + +C'est pour cela que si l'on veut consommer à Paris de l'eau-de-vie +d'Armagnac, c'est en Armagnac, non à Paris, que se brûle le vin. + +Il ne serait pourtant pas impossible qu'il se rencontrât un +commissionnaire de roulage qui aimât mieux transporter huit pièces +de vin qu'une pièce d'eau-de-vie. + +Il ne serait pas impossible non plus qu'il se rencontrât à Paris un +bouilleur qui préférât l'importation de la matière première à celle +de la matière fabriquée. + +Il ne serait pas impossible, si cela était du domaine de la +protection, que nos deux industrieux s'entendissent pour demander +que le vin entrât librement dans la capitale, mais que l'eau-de-vie +fût _chargée_ de forts droits. + +Il ne serait pas impossible qu'en s'adressant au protecteur, pour +mieux cacher leurs vues égoïstes, le voiturier ne parlât que des +intérêts du bouilleur, et le bouilleur que des intérêts du +voiturier. + +Il ne serait pas impossible que le protecteur vît dans ce plan +l'occasion de _conquérir_ une industrie pour Paris, et de se donner +de l'importance. + +Enfin, et malheureusement, il ne serait pas impossible que le bon +public parisien ne vît dans tout cela que les vues _larges_ des +protégés et du protecteur, et qu'il oubliât qu'en définitive, c'est +sur lui que retombent toujours les frais et les faux frais de la +protection. + +Qui voudra croire que c'est un résultat analogue, un système +parfaitement identique, organisé sur une grande échelle, auquel, +après un grand fracas de doctrines généreuses et libérales, +_concluent_, d'un commun accord, les pétitionnaires de Bordeaux, de +Lyon et du Havre? + +«C'est principalement dans cette seconde classe (celle qui comprend +les matières _vierges de tout travail humain_), que se trouve, +disent les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre +marine marchande..... En principe, une sage économie exigerait que +cette classe, ainsi que la première, ne fût pas imposée..... La +troisième, on peut la _charger_; la quatrième, nous la considérons +comme la plus imposable.» + +«Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est +_indispensable_ de réduire _de suite_, au taux _le plus bas_, les +matières premières, afin que l'industrie puisse successivement +mettre en oeuvre les _forces navales_ qui lui fourniront ses +premiers et indispensables moyens de travail...» + +Les manufacturiers ne pouvaient demeurer en reste de politesse +envers les armateurs. Aussi la pétition de Lyon demande la libre +introduction des _matières premières_, pour prouver, y est-il dit, +«que les intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours +opposés à ceux des villes maritimes.» + +Ne semble-t-il pas entendre le voiturier parisien, dont je parlais +tout à l'heure, formuler ainsi sa requête: «Considérant que le vin +est le principal aliment de mes transports; qu'en principe on ne +devrait pas l'imposer; que quant à l'eau-de-vie on peut _la +charger_; considérant qu'il est indispensable de réduire de suite le +vin au taux le plus bas, afin que le bouilleur mette en oeuvre mes +voitures qui lui fourniront le premier et indispensable aliment de +son travail...» et le bouilleur demander la libre importation du vin +à Paris, et l'exclusion de l'eau-de-vie, pour prouver «que les +intérêts des bouilleurs ne sont pas toujours opposés à ceux des +voituriers.» + +En me résumant, quels seront les résultats du système proposé? Les +voici: + +C'est au prix de la concurrence que nous, agriculteurs, vendrons aux +manufacturiers nos matières premières. C'est au prix du monopole que +nous les leur rachèterons. + +Que si nous travaillons dans des circonstances plus défavorables que +les étrangers, tant pis pour nous; au nom de la liberté, on nous +condamne. + +Mais si les fabricants sont plus malhabiles que les étrangers, tant +pis pour nous; au nom du privilége, on nous condamne encore. + +Que si l'on apprend à raffiner le sucre dans l'Inde, ou à tisser le +coton aux États-Unis, c'est le sucre brut et le coton en laine qu'on +fera voyager _pour mettre en oeuvre nos forces navales_; et nous, +consommateurs, payerons l'inutile transport des résidus. + +Espérons que, par le même motif et pour fournir aux bûcherons _le +premier et l'indispensable aliment de leur travail_, on fera venir +les sapins de Russie avec leurs branches et leur écorce. Espérons +qu'on fera voyager l'or du Mexique à l'état de minerai. Espérons que +pour avoir les cuirs de Buénos-Ayres on fera naviguer des troupeaux +de boeufs. + +On n'en viendra pas là, dira-t-on. Ce serait pourtant rationnel; +mais l'inconséquence est la limite de l'absurdité. + +Un grand nombre de personnes, j'en suis convaincu, ont adopté de +bonne foi les doctrines du régime prohibitif (et certes ce qui se +passe n'est guère propre à changer leur conviction). Je n'en suis +point surpris; mais ce qui me surprend, c'est que, quand on les a +adoptées sur un point, on ne les adopte pas sur tous, car l'erreur a +aussi sa logique; et quant à moi, malgré tous mes efforts, je n'ai +pu découvrir une objection quelconque que l'on puisse opposer au +régime de l'exclusion absolue, qui ne s'oppose avec autant de +justesse au système _pratique_ des pétitionnaires. + + + + +LE FISC ET LA VIGNE. + +(Janvier 1841.) + + +La production et le commerce des boissons fermentées ou distillées +doivent être nécessairement affectés par les traités et lois de +finances actuellement soumis aux délibérations des Chambres. + +Nous entreprenons d'exposer: + +1º Les nouvelles entraves dont le projet de loi du 30 décembre 1840 +menace l'industrie vinicole; + +2º Celles qui sont implicitement contenues dans la doctrine de +l'Exposé des motifs qui accompagne ce projet; + +3º Les résultats qu'on doit attendre du traité conclu avec la +Hollande; + +4º Les moyens par lesquels l'industrie vinicole peut arriver à son +affranchissement. + + +§ Ier.--La législation sur les boissons est une dérogation évidente +au principe de l'égalité des charges. + +En même temps qu'elle place dans une exception onéreuse toutes les +classes de citoyens dont elle régit l'industrie, elle crée, entre +ces classes mêmes, des _inégalités_ de second ordre: toutes sont +mises hors le droit commun, et chacune en est tenue à divers degrés +d'éloignement. + +Il ne paraît pas que M. le ministre des finances se soit le moins du +monde préoccupé de l'_inégalité radicale_ que nous venons de +signaler; mais, en revanche, il se montre vivement choqué des +_inégalités secondaires_ créées par la loi: il tient pour +_privilégiées_ les classes qui ne subissent pas encore toutes les +rigueurs qu'elle impose à d'autres classes; il s'attache à effacer +ces nuances, non par voie d'allégement, mais par voie d'aggravation. + +Cependant, dans la poursuite de l'_égalité_ ainsi entendue, M. le +ministre demeure fidèle aux traditions du créateur de l'institution. +On dit que Bonaparte avait d'abord établi des tarifs si modérés, que +les recettes ne couvraient pas les frais de perception. Son ministre +des finances lui fit observer que la loi mécontentait la nation, +sans rien rapporter au trésor. «Vous êtes un niais, M. Maret, lui +dit Napoléon: puisque la nation murmure de quelques entraves, que +ferait-elle si j'y avais joint de lourds impôts? Habituons-la +d'abord à l'exercice; plus tard, nous remanierons le tarif.» M. +Maret s'aperçut que le grand capitaine n'était pas moins habile +financier. + +La leçon n'a pas été perdue, et nous aurons occasion de voir que les +disciples préparent le règne de l'_égalité_ avec une prudence digne +du maître. + +Les principes sur lesquels repose la législation des boissons sont +clairement et énergiquement exprimés par les trois articles suivants +de la loi du 28 avril 1816: + +«Art. 1. À chaque enlèvement ou déplacement de vins, cidres, etc., +il sera perçu un _droit de circulation_.» + +«Art. 20. Il sera perçu au profit du trésor, dans les villes et +communes ayant une population agglomérée de 2,000 âmes et +au-dessus...[28] un _droit d'entrée_..., etc.» + + [Note 28: Ce chiffre a varié.] + +«Art. 47. Il sera perçu, lors de la vente en détail des vins, +cidres, etc., un _droit_ de 15 pour 100 du prix de ladite vente.» + +Ainsi chaque _mouvement_ de vins, chaque _entrée_, chaque vente _au +détail_, entraîne le payement d'un droit. + +À côté de ces rigoureux et on peut dire de ces étranges principes, +la loi établit quelques exceptions. + +Quant au droit de _circulation_. + +«Art. 3. Ne seront point assujettis au droit imposé par l'art. 1er: + +«1º Les boissons qu'un propriétaire fera conduire de son pressoir, +ou d'un pressoir public, dans ses caves ou celliers; 2º celles qu'un +colon partiaire, fermier ou preneur à bail emphytéotique à rente, +remettra au propriétaire ou recevra de lui, en vertu de baux +authentiques ou d'usages notoires; 3º les vins, cidres ou poirés, +qui seront expédiés par un propriétaire ou fermier des caves ou +celliers où sa récolte aura été déposée, et pourvu qu'ils +proviennent de ladite récolte, quels que soient le lieu de +destination et la qualité du destinataire. + +«Art. 4. La même exemption sera accordée aux négociants, marchands +en gros, courtiers, facteurs, commissionnaires, distillateurs et +débitants, pour les boissons qu'ils feront transporter de l'une de +leurs caves dans une autre, située dans l'étendue du même +département. + +«Art. 5. Le transport des boissons qui seront enlevées pour +l'étranger ou pour les colonies françaises sera également affranchi +du droit de circulation.» + +Le droit d'entrée ne souffrit pas d'exception. + +Relativement au _droit de détail_: + +«Art. 85. Les propriétaires qui voudront vendre les boissons de leur +cru au détail jouiront d'une remise de 25 pour 100 sur les droits +qu'ils auront à payer... + +«Art. 86.... Ils seront d'ailleurs assujettis à toutes les +obligations imposées aux débitants de profession. Néanmoins, les +visites et exercices des commis n'auront pas lieu dans l'intérieur +de leur domicile, pourvu que le local où leurs boissons seront +vendues au détail en soit séparé.» + +Ainsi, pour résumer ces exceptions: + +Franchise du droit de circulation pour les vins de leur récolte que +les propriétaires envoyaient de chez eux chez eux, _sur tout le +territoire de la France_; + +Franchise du même droit pour les vins que les négociants, marchands, +débitants, etc., faisaient transporter d'une de leurs caves dans une +autre située dans le même département; + +Franchise du même droit pour les vins exportés; + +Remise de 25 pour 100 du droit de détail, en faveur des +propriétaires; + +Affranchissement des visites et exercices des commis dans +l'intérieur de leur domicile, quand le local où s'opère cette vente +en est séparé. + +Voici maintenant le texte du projet de loi présenté par M. le +ministre des finances: + +«Art. 13. L'exemption du droit de circulation sur les boissons ne +sera accordée que dans les cas ci-après: + +«1º Pour les vins qu'un récoltant fera transporter de son pressoir à +ses caves, celliers, ou de l'une à l'autre de ses caves _dans +l'étendue d'une même commune ou d'une commune limitrophe_. + +«2º Pour les boissons qu'un fermier ou preneur à rente emphytéotique +remettra à son propriétaire ou recevra de lui, _dans les mêmes +limites_, en vertu de baux authentiques ou d'usages notoires. + +«Les art. 3 de la loi du 28 avril 1816 et 3 de la loi du 17 juillet +1819 sont abrogés. + +«Art. 14. Seront affranchies du droit de circulation les boissons de +leur récolte que les propriétaires feront transporter de chez eux +chez eux, hors des limites posées par l'article précédent, pourvu +qu'ils se munissent de l'acquit-à-caution, et qu'ils se soumettent, +au lieu de destination, à toutes les obligations imposées aux +marchands en gros, le payement de la licence excepté. + +«Art. 25. La disposition de l'art. 85 de la loi du 28 avril 1816, +qui accorde aux propriétaires, vendant au détail des boissons de +leur cru, une remise exceptionnelle de 25 pour 100 sur les droits de +détail qu'ils ont à payer, est abrogée.» + +Nous dépasserions de beaucoup les bornes que nous nous sommes +imposées, si nous nous livrions ici à toutes les réflexions que nous +suggère le projet de loi, et nous devons nous borner à quelques +courtes observations. + +En premier lieu, l'art. 13 du projet abroge-t-il les art. 4 et 5 de +la loi de 1816? L'affirmative semble résulter de ces expressions +absolues: _L'exemption ne sera accordée que..._, qui impliquent +l'exclusion de toutes catégories non désignées dans le reste de la +disposition. + +Mais la négative peut se conclure de la disposition qui termine cet +art. 13; car, en n'abrogeant que l'art. 3 de la loi de 1816, elle +maintient sans doute les art. 4 et 5. + +Dans ce dernier cas, il y a, ce nous semble, une certaine anomalie à +conserver aux négociants et débitants, _dans l'étendue du +département_, une faculté qu'on restreint pour le propriétaire _aux +limites d'une commune_. + +Secondement, puisque les nouvelles mesures ont pour objet de faire +fructifier l'impôt, nous devons sans doute nous attendre à ce +qu'elles soient onéreuses pour les contribuables. Il est possible +néanmoins qu'elles dépassent le but et qu'elles entraînent des +inconvénients hors de proportion avec les avantages qu'on en espère. + +Elles portent, en effet, un coup funeste à la grande propriété par +l'art. 13, et à la petite propriété par l'art. 20. + +Tant que la franchise du droit de circulation n'a été restreinte +qu'aux limites d'un département, il n'a pu en résulter que des maux +exceptionnels. Peu de propriétaires possèdent des vignes dans +plusieurs départements; et quand cela a lieu, ils ont des celliers +dans chacun d'eux. Mais il est très-fréquent qu'un propriétaire ait +des vignes dans plusieurs communes voisines sans être limitrophes; +et en général, dans ce cas, il a intérêt à réunir ses récoltes dans +le même cellier. La nouvelle loi le contraint ou à multiplier les +constructions, au détriment de la surveillance, ou à supporter le +droit de circulation pour un produit déjà si grevé, et dont la vente +n'aura peut-être lieu qu'après plusieurs années. + +Et qu'y gagnera le trésor? À moins que le propriétaire, selon le +voeu de M. de Villèle, ne boive tout son vin, de recouvrer le droit +un peu plus tôt. + +On dira sans doute que l'art. 14 du projet remédie à cet +inconvénient. Nous nous réservons d'en examiner ci-après l'esprit et +la portée. + +D'un autre côté, les petits propriétaires retirent de la vente au +détail un avantage très-considérable, celui de conserver, d'année en +année, leurs bois de barrique. Désormais ils seront forcés de faire +tous les ans, pour les acheter, un déboursé trop souvent au-dessus +de leurs facultés. Je ne crains pas d'avancer que cette disposition +renferme pour beaucoup d'entre eux une cause de ruine complète. +L'achat de bois de barrique n'est pas de ceux dont on puisse se +dispenser, ou qu'il soit possible de retarder. Quand arrive la +vendange, il faut de toute nécessité, et à quelque prix que ce soit, +se pourvoir de bois pour la loger; et, si l'on n'a pas d'argent, on +subit la loi du vendeur. On a vu le vigneron offrir la moitié de sa +récolte pour obtenir de quoi loger l'autre moitié. La vente en +détail leur évite cette extrémité, qui se reproduira souvent, +aujourd'hui que cette faculté va, de fait, leur être interdite. + +Les deux modifications, ou, pour parler comme M. le ministre, les +deux _améliorations_ à la législation existante, que nous venons +d'analyser, ne sont pas les seules que renferme le projet de loi du +30 décembre. Il y en a deux autres sur lesquelles nous devons faire +quelques observations. + +L'art. 35 de la loi du 21 avril 1832 avait converti les droits de +_circulation_, d'_entrée_ et de _détail_, en une _taxe unique_, +perçue à l'entrée des villes, ce qui avait permis de rendre la +circulation libre dans l'intérieur de ces villes et d'y supprimer +les exercices. + +D'après l'art. 16 du projet, cette _taxe unique_ ne remplacerait +plus que les droits d'entrée et de détail, les droits de circulation +et de licence continuant à être perçus, comme ils l'étaient en 1829, +en sorte qu'on pourra dire d'elle, avec le chansonnier: + + Que cette taxe _unique_ aura deux soeurs. + +Ici se présente une autre difficulté. + +Pour établir la taxe unique (loi de 1832, art. 36), «on divise la +somme de tous les produits annuels, de tous les droits à remplacer, +par la somme des quantités annuellement introduites.» + +Les droits de circulation et de licence n'étant plus compris parmi +ceux _à remplacer_, il ne faudra pas les faire entrer dans le +dividende; et alors, le quotient se trouvant proportionnellement +affaibli, le public sera soumis aux anciennes entraves, sans profit +pour le trésor. + +Que si M. le ministre entend que le taux de la taxe actuelle soit +maintenu, les droits de circulation et de licence seraient perçus +deux fois: une fois directement en vertu de la nouvelle loi, une +seconde fois par la _taxe unique_, puisqu'ils entrent comme éléments +du taux de cette taxe. + +Enfin, une quatrième modification introduit une nouvelle base de +conversion de l'alcool en liqueurs. + +Ce n'est pas tout. M. le ministre fait clairement pressentir qu'il +ne tardera pas à relever le tarif des boissons aux taux de 1829. +Beaucoup de bons esprits, dit-il, ont pensé que le moment était +arrivé de revenir sur le dégrèvement de 1830. + +Beaucoup d'autres bons esprits pensent que, si M. le ministre +s'abstient de faire une proposition formelle à cet égard, c'est pour +laisser à la Chambre l'honneur de l'initiative. + +Nous laissons maintenant le lecteur mesurer l'espace qui nous sépare +de la révolution de juillet. Dix années sont à peine écoulées, et +voilà que notre législation sur les boissons ne se distinguera +bientôt plus de celles de l'empire et de la restauration, que par un +surcroît de charges et de rigueurs. + +§ II.--Encore si ce développement de sévérité avait pour but le seul +intérêt actuel du fisc, nous pourrions du moins espérer qu'il touche +au terme de ses exigences. Mais il ne nous laisse pas même cette +illusion; et, en proclamant qu'il veut faire prévaloir un système, +il nous avertit que nous devons nous attendre à des exigences +nouvelles tant que ce système ne sera pas arrivé à sa complète +réalisation. + +«Il nous a paru juste (dit l'Exposé des motifs) de renfermer la +franchise du droit de circulation, en faveur du propriétaire, dans +les justes limites où elle peut être légitimement réclamée, +c'est-à-dire de la restreindre aux produits de sa récolte qu'il +destine à sa consommation et à celle de sa famille, dans les lieux +mêmes de la production. Au delà c'était un _privilége_ que rien ne +justifie, et _qui violait le principe de l'égalité des charges_. +_Par la même raison_, nous proposons de supprimer la remise d'un +quart au récoltant qui vend en détail des vins de son cru.» + +Or, dès l'instant que le gouvernement a pour but l'_égalité des +charges_, entendant par ce mot l'assujettissement de toutes les +classes qu'atteint la loi des boissons au maximum d'entraves qui +pèse sur la classe la plus maltraitée, tant que ce but ne sera pas +atteint, les mesures les plus rigoureuses ne peuvent être que le +prélude de mesures plus rigoureuses encore. + +Nous devons le craindre, surtout sachant que le maître a pratiqué et +recommandé en cette matière une tactique impitoyable, mais prudente. + +Nous avons vu que la loi de 1816 étendait l'exemption du droit de +circulation pour le propriétaire _à tout le territoire de la +France_. + +Bientôt elle fut restreinte aux _limites d'un département_ ou de +départements limitrophes. (Loi du 25 mars 1817, art. 81.) + +Plus tard, on la réduisit aux _limites d'arrondissements +limitrophes_. (Loi du 17 juillet 1819, art. 3.) + +Maintenant on propose de la circonscrire aux _limites d'une commune_ +ou de communes limitrophes. (Projet de loi, art. 13). + +Encore un pas, et elle aura entièrement disparu. + +Et ce pas, il ne faut pas douter qu'on ne le fasse; car, si ces +restrictions successives ont circonscrit le _privilége_, elles ne +l'ont pas détruit. Il reste encore un cas où le récoltant consomme +un vin qui a _circulé_ sans payer de droit de _circulation_, et l'on +ne tardera pas à venir dire que _c'est un privilége que rien ne +justifie, et qui viole le principe de l'égalité de l'impôt_: ainsi, +dans l'application, le fisc a transigé avec _les principes_; mais, +en théorie, il a fait ses réserves; et n'est-ce point assez pour une +fois qu'il soit descendu de l'_arrondissement_ à la _commune_ sans +faire un temps d'arrêt au _canton_? + +Tenons-nous donc pour assurés que le règne de l'_égalité_ arrive, et +que sous peu il n'y aura plus aucune exception à ce principe. _À +chaque enlèvement_ ou _déplacement_ de vin, cidre ou poiré, il sera +perçu un droit. + +Mais faut-il le dire? Oui, nous exprimerons notre pensée tout +entière, quoiqu'on puisse nous soupçonner de nous abandonner à une +méfiance exagérée. Nous croyons que le fisc a entrevu que, lorsque +le droit de circulation s'étendra à tous, sans exception, +l'_égalité_ n'aura achevé que la moitié de sa carrière; il restera +encore à faire passer les propriétaires sous le joug de +l'_exercice_. + +Il nous semble que le fisc a déposé dans l'art. 14 le germe de cette +secrète intention. + +Quel peut être, autrement, l'objet de cette disposition? + +L'art. 13 du projet restreint l'exemption du droit de circulation +aux _limites de la commune_. + +L'exposé des motifs prend soin de déclarer qu'_au delà_ cette +exemption _est un privilége que rien ne justifie_. + +Et aussitôt l'art. 14 nous rend la faculté que l'art. 13 nous avait +retirée; il nous la rend sans limites, pourvu que le propriétaire se +soumette aux obligations imposées aux marchands en gros. + +Une telle concession est faite pour éveiller notre méfiance. + + Ce sac enfariné ne me dit rien qui vaille. + +Remarquez la physionomie de cet art. 14. + +D'abord, il se présente comme un correctif. L'art. 13 pouvait +paraître un peu brutal, l'art. 14 vient offrir des consolations. + +Ensuite, il fait mieux que de dorer la pilule, il la cache, et nous +insinue l'exercice sans le nommer. + +Enfin, il pousse la prudence au point de se faire _facultatif_; il +fait plus, il rend facultatif l'art. 13. Le moyen de se plaindre! Ne +pourra-t-on pas fuir le droit de circulation en se réfugiant dans +l'exercice, et trouver un abri contre l'exercice derrière le droit +de circulation? + +Puissions-nous nous tromper! mais nous avons vu grossir le tarif, +nous avons vu grossir le droit de circulation; craignons que +l'exercice ne grandisse aussi. Le fabuliste nous l'a dit: «Ce qui +est petit devient grand....., _pourvu que Dieu lui prête vie_.» + +La marche progressive vers l'_égalité_ se manifeste encore dans le +développement du droit de détail. + +Nous avons vu que la législation actuelle accorde au propriétaire, à +cet égard, deux exemptions: l'une, par la remise de 25 pour 100 sur +le droit; l'autre, en affranchissant de visites domiciliaires +l'intérieur de sa maison, quand le local où s'opère la vente en est +séparé. + +Pour le moment, on se borne à demander le retrait de la première de +ces exemptions; mais le principe de l'égalité n'est pas satisfait, +puisque le propriétaire continuera à jouir d'un _privilége_ dont est +privé le cabaretier, à savoir: le privilége de n'ouvrir point sa +maison, sa chambre et ses armoires à l'oeil des commis, pourvu +toutefois que, pour vendre son vin, il loue un local par bail +authentique. + +§ III.--Si nous reportons nos regards vers les relations extérieures +de la France, dans leurs rapports avec le commerce des vins, nous +n'y trouverons guère aucun sujet de nous consoler du régime +intérieur qui pèse sur notre industrie. + +Notre intention ne peut pas être de traiter ici toutes les questions +qui se rattachent à ce vaste sujet. Nous devons nous borner à +quelques réflexions sur une question actuellement pendante, le +traité de commerce avec la Hollande. + +Après avoir annoncé, dans la séance du 21 janvier, que, d'après ce +traité, «nos vins et eaux-de-vie en cercles seront affranchis de +tous droits de douane à l'entrée des états néerlandais; qu'ils y +seront admis, quand ils seront en bouteilles, avec remise des trois +cinquièmes du droit, pour les vins, et de moitié, pour les +spiritueux,» M. le ministre du commerce s'écrie: + +«Vous ne l'ignorez pas, Messieurs, dans toutes les négociations +commerciales entreprises par le gouvernement, une de ses +préoccupations les plus sérieuses a toujours été d'élargir autant +que possible le marché de nos productions vinicoles, en leur +ménageant de nouvelles voies d'écoulement dans les pays étrangers. +Ce n'est donc pas sans une satisfaction particulière que nous venons +offrir à votre adoption les moyens de soulager les souffrances d'une +branche de commerce si digne de notre sollicitude.» + +À ce pompeux préambule, qui ne croirait que nos vins vont trouver +dans la Hollande un large débouché? + +Pour mesurer l'importance des concessions que nos négociateurs ont +obtenues du gouvernement néerlandais, il faut savoir que les +boissons étrangères sont assujetties en Hollande à deux droits +d'entrée: le _droit de douane_, et le _droit d'accise_. + +Que l'on consulte le tableau placé à la fin de cet écrit, et l'on y +verra que le gouvernement néerlandais a si bien combiné ses +réductions, que notre commerce de luxe (vins en bouteilles) est +dégrevé de 10 et demi pour 100 pour la Gironde et de 21 pour 100 +pour la Meuse, et notre commerce essentiel (vins en cercles) de 12 +pour 100 pour l'est et _un et un tiers pour_ 100 pour l'ouest de la +France. Ce beau résultat a causé une si _vive satisfaction_ à nos +négociateurs, qu'ils se sont empressés de réduire de 33 un tiers +pour 100 les droits sur les fromages et céruses de fabrication +néerlandaise. + +§ IV.--Quand une portion considérable de la population se croit +opprimée, elle n'a que deux moyens de reconquérir ses droits: les +moyens révolutionnaires, et les moyens légaux. + +Il semble que les gouvernements qui se sont succédé en France +travaillent à l'envi à introduire parmi les classes vinicoles ce +préjugé funeste qu'elles n'ont rien à attendre que des révolutions. + +En effet, les révolutions de 1814 et de 1815 leur avaient valu au +moins force promesses, et nous voyons, par le texte même des lois de +l'époque, que la restauration ne prétendait maintenir les +contributions indirectes que comme une ressource exceptionnelle et +essentiellement transitoire. (Loi de 1816, art. 257, et de 1818, +art. 84.) + +Mais à peine ce pouvoir eut-il acquis de la consistance que ses +promesses s'évanouirent avec ses craintes. + +La révolution de 1830, il faut lui rendre ce témoignage, ne promit +rien; mais elle opéra de notables dégrèvements. (Lois des 17 octobre +et 12 décembre 1830.) + +Et déjà nous voyons qu'elle songe non-seulement à revenir à +l'ancienne législation, mais encore à lui donner un caractère de +rigueur inconnu aux beaux jours de l'empire et de la restauration. + +Ainsi, aux époques de trouble, le fisc promet, transige, se relâche +de sa sévérité. + +Aux époques de calme, il reprend ses concessions et marche à de +nouvelles conquêtes. + +Nous sommes surpris, nous le répétons, que le pouvoir ne craigne pas +que ce rapprochement frappe les esprits, et qu'ils en tirent cette +déplorable conclusion: «La légalité nous tue.» + +Certes, ce serait la plus triste des erreurs; et l'expérience, qu'on +invoquerait à l'appui, prouve au contraire qu'il n'y a aucun fond à +faire sur des promesses et des adoucissements arrachés par la peur à +un pouvoir chancelant. + +Un pouvoir nouveau peut bien, sous l'empire des circonstances, +renoncer pour un temps à une partie de ses recettes; mais trop de +charges pèsent sur lui pour qu'il abandonne jamais le dessein de les +ressaisir. N'a-t-il pas plus que tout autre des ambitions à +satisfaire, des existences à rassurer, des répugnances à vaincre? Au +dedans, il a fait naître des jalousies, des rancunes, des +mécomptes: ne faut-il pas qu'il développe des moyens de police et de +répression? Au dehors, il excite la crainte et la méfiance: ne +doit-il pas s'entourer de murailles, grossir ses flottes et ses +armées? + +Il est donc illusoire de chercher du soulagement dans des +révolutions. + +Mais nous croyons, et nous croyons fermement, que la population +vinicole peut, par un usage intelligent et persévérant des moyens +légaux, parvenir à améliorer sa situation. + +Nous appelons particulièrement son attention sur les ressources que +lui offre le _droit d'association_. + +Depuis plusieurs années, les manufacturiers ont reconnu l'avantage +d'être représentés, auprès du gouvernement et des Chambres, par des +délégations spéciales. Les fabricants de sucres, de draps, d'étoffes +de lin et de coton, ont à Paris leur comité de délégués. + +Aussi aucune mesure fiscale ou douanière, de nature à affecter ces +industries, ne peut être résolue sans avoir passé par le creuset +d'une longue et sévère enquête; et personne n'ignore combien, dans +la lutte qu'ils viennent de soutenir, les producteurs de sucre +indigène ont dû de force à l'_association_. + +Si l'industrie manufacturière n'avait pas introduit le système des +délégations, peut-être appartiendrait-il à l'industrie vinicole d'en +donner le premier exemple. Mais, à coup sûr, elle ne peut pas +refuser d'entrer dans la lice que d'autres ont ouverte. Il est trop +évident que des enquêtes où sa voix ne se fait pas entendre sont +incomplètes; il est trop évident que ses intérêts ont tout à perdre +à laisser le champ libre à des intérêts souvent rivaux. + +Selon nous, chaque bassin vinicole devrait avoir un comité dans la +ville qui centralise son mouvement commercial. Chacun de ces comités +nommerait un délégué, et la réunion des délégués à Paris formerait +le _comité central_. + +Ainsi le bassin de l'Adour et ses affluents, de la Garonne, de la +Charente, de la Loire, du Rhône, de la Meuse; les départements que +forment le Languedoc, la Champagne et la Bourgogne auraient chacun +leur délégué. + +Nous nous sommes entretenu, avec plusieurs personnes, de cette +institution, sans en rencontrer une seule qui en ait contesté +l'utilité; mais nous devons répondre à quelques objections qui nous +ont été faites. + +On nous a dit: + +«L'industrie vinicole a ses délégués naturels dans les députés. + +«Il est difficile d'obtenir le concours d'un si grand nombre +d'intéressés, la plupart disséminés dans les campagnes. + +La situation financière de la France ne permet pas d'espérer +l'abolition des contributions indirectes, qui d'ailleurs, à côté de +beaucoup d'inconvénients, présentent d'incontestables avantages.» + +1º Les députés sont-ils les délégués de l'industrie vinicole? + +Apparemment, lorsqu'un corps électoral investit un citoyen des +fonctions législatives, il ne rapetisse pas cette mission aux +proportions d'une question spéciale d'industrie. D'autres +considérations déterminent son choix; et il ne faudrait pas être +surpris qu'un député, alors même qu'il représenterait un département +vinicole, n'eût pas préalablement fait une étude approfondie de +toutes les questions qui se rattachent au commerce et aux impôts des +boissons. Encore moins, une fois nommé, peut-il concentrer +exclusivement sur un seul intérêt une attention que réclament tant +et de si graves matières. Il ne pourrait donc voir qu'un avantage à +puiser, dans les comités spéciaux qui s'occupent des sucres, des +fers, des vins,--des informations et des documents qu'il lui serait +matériellement impossible de chercher et de coordonner. Les +précédents établis par les manufacturiers ôtent d'ailleurs toute +valeur à l'objection. + +2º On dit encore qu'il est difficile d'obtenir le concours +persévérant des habitants disséminés dans les provinces. + +Nous croyons, nous, qu'on s'exagère cette difficulté. Sans doute +elle serait invincible, s'il fallait attendre de chaque intéressé un +concours actif et assidu. Mais, en pareille matière, les plus actifs +font pour les autres, et les villes pour les campagnes. Cela est +sans inconvénient quand les intérêts sont identiques; et puisqu'il y +a un comité vinicole à Bordeaux, on ne voit pas pourquoi il n'y en +aurait pas à Bayonne, à Nantes, à Montpellier, à Dijon, à Marseille; +et de là à un comité central il n'y a qu'un pas. C'est en +s'exagérant les difficultés qu'on n'arrive à rien. Il est +certainement plus aisé à trois cents fabricants de sucre qu'à +plusieurs milliers de propriétaires de se concerter, de s'organiser. +Mais, de ce qu'une chose ne se fait pas toute seule, il ne faut pas +conclure qu'elle est infaisable. Il faut même reconnaître que, si +les masses ont plus de difficulté à s'organiser, elles acquièrent +par l'organisation un ascendant irrésistible. + +3º Enfin, on objecte que la situation financière de la France ne +permet pas d'espérer qu'elle puisse renoncer aux ressources de +l'impôt de consommation. + +Mais c'est encore là circonscrire la question. L'organisation d'un +comité central préjuge-t-elle qu'il aura pour mission exclusive de +poursuivre l'abolition absolue de cet impôt? N'y a-t-il pas autre chose +à faire? Ne se présente-t-il pas tous les jours des questions douanières +qui intéressent la vigne? Est-on assuré que l'intervention du comité, +dans les conférences qui ont préparé le traité avec la Hollande, n'eût +été d'aucune influence sur les stipulations de ce traité? Et quant aux +contributions indirectes, n'y a-t-il rien entre l'abolition complète et +le maintien absolu du régime actuel? Le mode de perception, le moyen de +prévenir ou de réprimer la fraude, les attributions, les compétences, +n'offrent-ils pas un vaste champ aux réformes? + +Il ne faut pas croire, du reste, que tout soit dit sur la question +principale. Il ne nous appartient pas de formuler une opinion sur +l'impôt de consommation, il a pour lui et contre lui de grandes +autorités et de grands exemples, il est la règle en Angleterre, en +France il est l'exception. Eh bien! il faut résoudre ce problème. Si +le système est mauvais en principe, il faut le détruire; si on le +juge bon, il faut le perfectionner, lui ôter son caractère +exceptionnel, et le rendre à la fois moins lourd et plus productif +en le _généralisant_. Là peut-être est la solution du grand débat +pendant entre le fisc et le contribuable. Et qui peut dire que le +mouvement des esprits, qui naîtra de l'institution des comités +industriels, les communications régulières qui s'établiront, soit +entre eux, soit par leur intermédiaire, entre le public et le +pouvoir, ne hâteront pas cette solution? + +DROITS D'ENTRÉE EN HOLLANDE. + + Table headings: + Col B: DOUANES.--DROIT PRINCIPAL. + Col C: DOUANES.--SYNDICAT. 13%. + Col D: DOUANES.--TIMBRE. 20%. + Col E: DOUANES.--TOTAL. + Col F: ACCISE.--DROIT PRINCIPAL. + Col G: ACCISE.--CENTIMES ADDITIONNELS. 25%. + Col H: ACCISE.--SYNDICAT. 13%. + Col I: ACCISE.--TIMBRE. 10%. + Col J: ACCISE.--TOTAL. + Col K: SOMMES DES DROITS D'ENTRÉE ACTUELS. + Col L: DROITS MODIFIÉS PAR LE TRAITÉ. + Col M: DIFFÉRENCE POUR CENT EN MOINS. + + PREMIERS ÉCRITS + ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- + | | DOUANES | ACCISE | | | | + | Base | B | C | D | E | F | G | H | I | J | K | L | M | + | du | | | | | | | | | | | | | + | droit | | | | | | | | | | | | | + | | | | | | | | | | | | | | + |-------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------| + |hectol.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.|fr. c.| | + ---------------------------|-------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------| + {Par {En cercles.| » | » 21| » 03| » 43| » 67|26 71| 6 68| 3 47| 3 68|40 54|41 21|40 54| 1-2/5| + {frontière { | | | | | | | | | | | | | | + {de mer. {En bouteil.| » |12 29| 1 60| » 43|14 32|26 71| 6 68| 3 47| 3 68|40 54|54 86|46 28|10-1/2| + VINS{----------------------|-------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------| + {Par {En cercles.| » | 6 57| » 85| » 43| 7 85|26 71| 6 68| 3 47| 3 68|40 54|48 39| 4 54|12 | + {frontière { | | | | | | | | | | | | | | + {de terre. {En bouteil.| » |19 67| 2 85| » 43|22 66|26 71| 6 68| 3 47| 3 68|40 54|63 26|49 67|21-1/2| + ---------------------------|-------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------|------| + {En cercles.| » | 2 12| » 27| » 43| 2 82|42 40|10 60| 5 51| 5 85|64 36|67 18|64 26| 4-1/5| + EAUX-DE-VIE { | | | | | | | | | | | | | | + {En bouteil.| » | 9 84| 1 28| » 43|11 55|42 40|10 60| 5 51| 5 85|64 36|75 91|70 12| 7-2/3| + ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------ + + + + +MÉMOIRE. + +PRÉSENTÉ À LA SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE, COMMERCE, ARTS ET SCIENCES, + +DU DÉPARTEMENT DES LANDES, + +SUR LA QUESTION VINICOLE. + +(22 janvier 1843.) + + +MESSIEURS, + +Dans une de vos précédentes séances, vous avez chargé une Commission +de rechercher les causes de la détresse qui afflige la partie +viticole du département des Landes, et les moyens par lesquels il +serait possible de la combattre. + +Les circonstances ne m'ont pas permis de communiquer à la Commission +le travail dont elle m'a chargé. Je le regrette vivement, car la +coopération des hommes éclairés qui la composent l'eût rendu plus +digne de vous. Bien que j'ose croire que mes idées ne s'éloignent +pas beaucoup de celles qu'ils m'eussent autorisé à vous soumettre, +je ne dois pas moins en assumer sur moi toute la responsabilité..... + +Messieurs, prouver d'abord la réalité de la détresse de notre +population viticole, en tracer à vos yeux une peinture animée, ce +serait à la fois satisfaire à l'ordre logique de ce rapport et lui +concilier votre intérêt et votre bienveillance. Je sacrifierai +volontiers cette considération au désir de ménager vos moments; +puisque aussi bien je puis admettre, sans crainte de me tromper, que +si nous ne sommes pas tous d'accord sur les causes de la décadence +de l'industrie qui nous occupe, il n'y a du moins aucune dissidence +parmi nous sur le fait même de cette décadence. + +Une analyse complète de toutes les causes qui ont concouru à ce +triste résultat entraînerait encore à des développements trop +étendus. + +Il faudrait d'abord examiner celles de ces causes qui sont au-dessus +de nos moyens d'action. Telle est la concurrence du midi de la +France, qui se développe de jour en jour, favorisée par le +perfectionnement progressif de nos moyens de transport. Telle est +encore l'infériorité relative qui semble devoir être le partage des +contrées qui, comme la Chalosse, ne sont pas organisées de manière à +substituer la culture à boeufs à la culture à bras. + +Il faudrait ensuite distinguer les causes de souffrances dont la +responsabilité pèse sur le producteur lui-même. A-t-il mis assez +d'activité à améliorer ses procédés de culture et de vinification? +assez de prévoyance à limiter ses plantations? assez d'habileté à +faire suivre à ses produits les variations qui ont pu se manifester +dans les besoins et les goûts des consommateurs? A-t-on essayé, par +le choix et la combinaison des cépages, ou par d'autres moyens, de +remplacer la quantité du produit, à mesure que les débouchés se sont +restreints, par la qualité, qui eût pu rétablir, dans une certaine +mesure, l'équilibre des revenus? Et la Société d'agriculture +elle-même, si empressée à favoriser l'introduction de plantes +exotiques d'un succès fort incertain, n'a-t-elle pas été trop sobre +d'encouragements envers une culture qui fait vivre le tiers de notre +population? + +Enfin, il faudrait exposer les causes de notre détresse qui doivent +être attribuées aux mesures gouvernementales, qui ont eu pour effet +d'entraver la production, la circulation et la consommation des +vins, ce qui m'entraînerait à rechercher l'influence spéciale +qu'exercent sur notre contrée l'impôt direct, l'impôt indirect, +l'octroi et le régime des douanes. + +C'est à l'examen de ces trois dernières causes de nos souffrances +que je circonscrirai ce rapport, d'abord parce qu'elles sont de +beaucoup celles qui ont le plus immédiatement déterminé notre +décadence, ensuite, parce qu'elles me paraissent susceptibles de +modifications actuelles ou prochaines, dont l'opinion publique peut, +à son gré, selon ses manifestations favorables ou contraires, hâter +ou retarder la réalisation. + +Avant d'aborder ce sujet, je dois dire qu'il a été traité, ainsi que +plusieurs autres questions économiques, avec un véritable talent, +par un de nos collègues, M. Auguste Lacome, du Houga, dans un écrit +dont il fut donné lecture dans une de vos précédentes séances. +L'auteur apprécie, avec autant de sagacité que d'impartialité, la +situation des propriétaires de vignobles. Par des concessions +peut-être trop larges, il admet que les besoins sans cesse +croissants de l'État, des communes et des manufactures, ne +permettent pas d'espérer un dégrèvement dans l'ensemble de nos +charges publiques; il se demande si, dans cette hypothèse même, il +est juste d'accorder satisfaction à tous les intérêts aux dépens des +seuls intérêts viticoles, et, après avoir établi que cela est aussi +contraire à l'équité naturelle qu'à notre droit écrit, il recherche +par quels moyens on pourrait remplacer les ressources demandées +jusqu'ici à notre industrie. Entrer dans cette voie, donner à ses +méditations cette direction d'une utilité pratique, c'est faire +preuve d'une capacité réelle, c'est s'élever au-dessus de la foule +de ces esprits frondeurs, qui se bornent à la facile tâche de +critiquer le mal sans indiquer le remède. Je ne me permettrai pas de +décider si l'auteur a toujours réussi à indiquer les véritables +sources auxquelles il faudrait demander une compensation à l'impôt +des boissons, je me bornerai à proposer de mettre le public à même +d'en juger par l'insertion de cet écrit dans nos _Annales_. + +J'arrive, Messieurs, au sujet que je me propose de traiter. La +triple ceinture des droits répulsifs que rencontrent nos vins dans +l'octroi, l'impôt indirect, ou les tarifs douaniers, selon qu'ils +cherchent des débouchés dans les villes, dans la circulation +nationale, ou dans le commerce extérieur, a-t-elle réagi sur la +production et causé l'encombrement qui excite nos plaintes? + +Il serait bien surprenant qu'il pût y avoir divergence d'opinions à +cet égard. + +Que sont devenues ces nombreuses maisons de commerce qui autrefois +se livrèrent exclusivement, à Bayonne, à l'exportation de nos vins +et eaux-de-vie vers la Belgique, la Hollande, la Prusse, le +Danemark, la Suède et les villes Anséatiques? Qu'est devenue cette +navigation intérieure que nous avons vue si active, et qui, sans +aucun doute, donna naissance à ces nombreuses agglomérations de +population qui se formèrent sur la rive gauche de l'Adour? Que sont +devenus ces spéculations multipliées, ces placements sur une +marchandise qui, par la propriété qu'elle possède de s'améliorer en +vieillissant, doit, dans un état normal des choses, acquérir de la +valeur par le temps, véritable caisse d'épargne de nos pères, qui +répandit l'aisance parmi les classes laborieuses de leur époque, et +fut la source, bien connue par la tradition, de toutes les fortunes +qui restent encore en Chalosse? Tout cela a disparu avec la liberté +de l'industrie et des échanges. + +En présence de cette double atteinte portée à notre propriété par le +régime prohibitif et l'exagération de l'impôt, en présence d'un +encombrement qu'expliquent d'une manière si naturelle les obstacles +qui obstruent nos débouchés intérieurs et extérieurs, rien ne +surprend plus que l'empressement du fisc à chercher ailleurs la +cause de nos souffrances, si ce n'est la crédulité du public à se +payer de ses sophismes. + +C'est pourtant là ce que nous voyons tous les jours. Le fisc +proclame qu'on a planté trop de vignes, et chacun de répéter: «Si +nous souffrons, ce n'est pas parce que les échanges nous font +défaut, parce que le poids des taxes nous étouffe; mais nous avons +planté trop de vignes.» + +J'ai, à une autre époque, combattu cette assertion; mais elle +exprime une opinion trop répandue, le fisc en fait contre nous une +arme trop funeste, pour que je ne revienne pas succinctement sur +cette démonstration. + +D'abord, je voudrais bien que nos antagonistes fixassent les limites +qu'ils entendent imposer à la culture de la vigne! Je n'entends +jamais reprocher au froment, au lin, aux vergers, d'envahir une trop +forte portion de notre territoire. L'offre comparée à la demande, le +prix de revient rapproché du prix de vente, voilà les bornes entre +lesquelles s'opèrent les mouvements progressifs ou rétrogrades de +toutes les industries. Pourquoi la culture de la vigne, échappant à +cette loi générale, prendrait-elle de l'extension à mesure qu'elle +devient plus ruineuse? + +Mais, dit-on, c'est là de la théorie. Eh bien, voyons ce que nous +révèlent les faits. + +Le fisc, par l'organe d'un ministre des finances[29], nous apprend +que la superficie viticole de la France était de 1,555,475 hectares +en 1788, et de 1,993,307 hectares en 1828. L'augmentation est donc +dans le rapport de 100 à 128. Dans le même espace de temps, la +population de la France qui, selon Necker, était de 24 millions, +s'est élevée à 32 millions, ou, dans le rapport, de 100 à 133. La +culture de la vigne, loin de s'étendre démesurément, n'a donc pas +même suivi le progrès numérique de la population. + + [Note 29: M. de Chabrol, Rapport au Roi.] + +Nous pourrions contrôler ce résultat par des recherches sur la +consommation, si nous avions, à cet égard, des données statistiques. +Il n'en a été recueilli, à notre connaissance, que pour Paris; +elles donnent le résultat suivant: + + Population. Consommation. Consommation + par habit. + 1789. -- 599,566[30] -- 687,500 hect.[32] -- 114 litres. + 1836. -- 909,125[31] -- 922,364 [33] -- 101 + + [Note 30: Mémorial de chronologie.] + + [Note 31: Annuaire du bureau des longitudes.] + + [Note 32: Lavoisier.] + + [Note 33: Annuaire du bureau des longitudes.] + +Ainsi, Messieurs, il est incontestable que, dans ce dernier +demi-siècle et pendant que toutes les branches de travail ont fait +des progrès si remarquables, la plus naturelle de nos productions +est demeurée au moins stationnaire. + +Concluons que les prétendus envahissements de la vigne reposent sur +des allégations aussi contraires à la logique qu'aux faits, et, +après nous être ainsi assurés que nous ne faisions pas fausse route +en attribuant nos souffrances aux mesures administratives qui ont +restreint tous nos débouchés, examinons de plus près le principe et +les effets de ces mesures. + +Nous devons mettre en première ligne l'impôt indirect sur les +boissons, droits de circulation, d'expédition, de consommation, de +licence, de congé, d'entrée, de détail, triste et incomplet +dénombrement des subtiles inventions par lesquelles le fisc paralyse +notre industrie et lui arrache _indirectement_ plus de cent millions +tous les ans. Loin de laisser prévoir quelque adoucissement à ses +rigueurs, il les redouble, d'année en année, et si, en 1830, il fut +contraint, pour ainsi dire révolutionnairement, à consentir un +dégrèvement de 40 millions, bien que ce dégrèvement ait cessé d'être +sensible, il n'a jamais laissé passer une session sans faire éclater +ses regrets et ses doléances. + +Il faut le dire, les populations vinicoles ont rarement apporté +l'esprit pratique des affaires dans les efforts qu'elles ont faits +pour se soustraire à ce régime exceptionnel. Selon qu'elles ont été +sous l'impression plus immédiate de leurs propres souffrances, ou +des nécessités de l'époque, tantôt elles ont réclamé avec véhémence +l'abolition complète de toute taxe de consommation, tantôt elles ont +fléchi sans réserve sous un système qui leur a paru monstrueux, mais +irrémédiable, passant ainsi tour à tour d'une confiance aveugle à un +lâche découragement. + +L'abolition pure et simple de la contribution indirecte est évidemment +une chimère. Réclamée au nom du principe de l'égalité des charges, elle +implique la chute de tous impôts de consommation, aussi bien ceux qui +sont établis sur le sel, sur le tabac, que ceux qui pèsent sur les +boissons; et quel est le hardi réformateur qui parviendra à faire +descendre immédiatement le budget des dépenses publiques aux proportions +d'un budget de recettes réduit aux quatre contributions directes? Sans +doute un temps viendra, et nous devons le hâter de nos efforts autant +que de nos voeux, où l'industrie privée, moralisée par l'expérience et +élargie par l'esprit d'association, fera rentrer dans son domaine les +usurpations des _services publics_; où, le gouvernement circonscrit dans +sa fonction essentielle, le maintien de la sécurité intérieure et +extérieure, n'exigeant plus que des ressources proportionnées à cette +sphère d'action, il sera permis de faire disparaître de notre système +financier une foule de taxes qui blessent la liberté et l'égalité des +citoyens. Mais combien s'éloignent d'une telle tendance les vues des +gouvernants, aussi bien que les forces toutes-puissantes de l'opinion! +Nous sommes entraînés fatalement, peut-être providentiellement, dans des +voies opposées. Nous demandons tout à l'État, routes, canaux, chemins de +fer, encouragements, protection, monuments, instruction, conquêtes, +colonies, prépondérance militaire, maritime, diplomatique; nous voulons +civiliser l'Afrique, l'Océanie, que sais-je? Nous obéissons, comme +l'Angleterre, à une force d'expansion qui contraint toutes nos +ressources à se centraliser aux mains de l'État; nous ne pouvons donc +éviter de chercher, comme l'Angleterre, les éléments de la puissance +dans l'impôt de consommation, le plus abondant, le plus progressif, le +plus tolérable même de tous les impôts,--lorsqu'il est bien +entendu,--puisqu'il se confond alors avec la consommation elle-même. + +Mais faut-il conclure de là que tout est bien comme il est, ou du +moins que nos maux sont irrémédiables? Je ne le pense pas. Je crois +au contraire que le temps est venu de faire subir à l'impôt +indirect, encore dans l'enfance, une révolution analogue à celle que +le cadastre et la péréquation ont amenée dans l'assiette de la +contribution territoriale. + +Je n'ai pas la prétention de formuler ici tout un système de +contributions indirectes, ce qui exigerait des connaissances et une +expérience que je suis loin de posséder. Mais j'espère que vous ne +trouverez pas déplacé que j'établisse quelques principes, ne fût-ce +que pour vous faire entrevoir le vaste champ qui s'offre à vos +méditations. + +J'ai dit que l'impôt indirect était encore dans l'enfance. On +trouvera peut-être qu'il y a quelque présomption à porter un tel +jugement sur une oeuvre Napoléonienne. Mais il faut prendre garde +qu'un système de contributions est toujours nécessairement vicieux à +son origine, parce qu'il s'établit sous l'empire d'une nécessité +pressante. Pense-t-on que si le besoin d'argent faisait recourir à +l'impôt foncier, dans un pays où cette nature de revenu public +serait inconnue, il fût possible d'arriver du premier jet à la +perfection, que ce système n'a acquise en France qu'au prix de +cinquante ans de travaux et cent millions de dépenses? Comment donc +l'impôt indirect, si compliqué de sa nature, aurait-il atteint, dès +sa naissance, le dernier degré de perfection? + +La loi rationnelle d'un bon système d'impôts de consommation est +celle-ci: _Généralisation aussi complète que possible, quant au +nombre des objets atteints; modération poussée à son extrême limite +possible, quant à la quotité de la taxe._ + +Plus l'impôt indirect se rapproche dans la pratique de cette double +donnée théorique, plus il remplit toutes les conditions qu'on doit +rechercher dans une telle institution, 1º de faire contribuer chacun +selon sa fortune; 2º de ne pas porter atteinte à la production; 3º +de gêner le moins possible les mouvements de l'industrie et du +commerce; 4º de restreindre les profits et par conséquent le domaine +de la fraude; 5º de n'imposer à aucune classe de citoyens des +entraves exceptionnelles; 6º de suivre servilement toutes les +oscillations de la richesse publique; 7º de se prêter avec une +merveilleuse flexibilité à toutes les distinctions qu'il est d'une +saine politique d'établir entre les produits, selon qu'ils sont de +première nécessité, de convenance et de luxe; 8º d'entrer facilement +dans les moeurs, en imposant à l'opinion ce respect dont elle ne +manque pas d'entourer tout ce qui porte un caractère incontestable +d'utilité, de modération et de justice. + +Il semble que c'est sur le principe diamétralement opposé, +_limitation quant au nombre des objets taxés, exagération quant à la +quotité de la taxe_, que l'on ait fondé notre système financier en +cette matière. + +On a fait choix, entre mille, de deux ou trois produits, le sel, les +boissons, le tabac,--et on les a accablés. + +Encore une fois, il ne pouvait guère en être autrement. Ce n'est pas +de perfection, de justice que se préoccupait le chef de l'État, +pressé d'argent. C'était d'en faire arriver au trésor _abondamment_ +et _facilement_, et, disposant d'une force capable de vaincre toutes +les résistances, il ne lui restait qu'à discerner la _matière +éminemment imposable_, et à la frapper à coups redoublés[34]. + + [Note 34: «Il est reconnu que, de toutes les matières + imposables, les boissons sont celles sur lesquelles l'impôt + peut être _le plus considérable_ et le plus _facilement_ + perçu.» M. DE VILLÈLE.] + +En ce qui nous concerne, les boissons ont dû se présenter d'abord à +sa pensée. D'un usage universel, elles promettaient des ressources +abondantes; d'un transport difficile, elles ne pouvaient guère +échapper à l'action du fisc; produites par une population +disséminée, apathique, inexpérimentée aux luttes publiques, elles ne +le soumettaient pas aux chances d'une résistance insurmontable. Le +décret du 5 ventôse an XII fut résolu. + +Mais, de deux principes opposés, il ne peut sortir que des +conséquences opposées; aussi l'on ne saurait contester que l'impôt +indirect, tel que l'a institué le décret de l'an XII, ne soit une +violation perpétuelle des droits et des intérêts des citoyens. + +Il est injuste, par cela seul qu'il est exceptionnel. + +Il blesse l'équité, parce qu'il prélève autant sur le salaire de +l'ouvrier que sur les revenus du millionnaire. + +Il est d'une mauvaise économie, en ce que, par son exagération, il +limite la consommation, réagit sur la production, et tend à +restreindre la source même qui l'alimente. + +Il est impolitique, parce qu'il provoque la fraude et ne saurait la +prévenir et la réprimer, sans emprisonner les mouvements de +l'industrie dans un cercle de formalités et d'entraves, consignées +dans le code le plus barbare qui ait jamais déshonoré la législature +d'un grand peuple. + +Si donc les hommes de coeur et d'intelligence, les conseils de +département et d'arrondissement, les chambres de commerce, les +Sociétés d'Agriculture, les comités industriels et vinicoles, ces +associations préparatoires où s'élabore l'opinion publique et qui +préparent des matériaux à la législature, veulent donner à leurs +travaux en cette matière une direction utile, pratique; s'ils +veulent arriver à des résultats qui concilient les nécessités +collectives de notre civilisation et les intérêts de chaque +industrie, de chaque classe de citoyens, ce n'est pas à la puérile +manifestation d'exigences irréalisables qu'ils doivent recourir; +encore moins s'abandonner à un stérile découragement; mais ils +doivent travailler avec persévérance à faire triompher le principe +fécond que nous venons de poser, dans tout ce qu'il renferme de +conséquences à la fois justes et praticables. + +La seconde cause de la décadence de la viticulture, c'est le régime +de l'octroi. Comme l'impôt indirect gêne la circulation générale des +vins, l'octroi les repousse des populations agglomérées, +c'est-à-dire des grands centres de consommation. C'est la seconde +barrière que l'esprit de fiscalité interpose entre le vendeur et +l'acheteur. + +Sauf la destination spéciale de son produit, l'octroi est une +branche de la contribution indirecte, et, par ce motif, son vrai +principe de fécondité et de justice est celui que nous venons +d'assigner à cette nature de taxe: _généralisation quant à la +sphère, limitation quant à l'intensité de son action_; en d'autres +termes, il doit atteindre toutes choses, mais chacune d'un droit +imperceptible. L'octroi est d'autant plus tenu de se soumettre à ce +principe de bonne administration et d'équité que, pour s'y +soustraire, il n'a pas même, comme la régie des droits réunis, la +banale excuse de la difficulté d'exécution. Cependant nous voyons le +principe d'exception prévaloir en cette matière, et des villes +populeuses asseoir sur les seules boissons la moitié, les trois +quarts et même la totalité de leurs revenus. + +Si encore les tarifs de l'octroi étaient abandonnés à la décision +souveraine des conseils municipaux, les départements vinicoles +pourraient user de représailles envers les départements +manufacturiers. On verrait alors toutes les fractions industrielles +de la population se livrer à une lutte de douanes intérieures, +désordre énorme, mais d'où le bon sens public ferait sans doute +surgir tôt ou tard, par voie de transaction, le principe que nous +avons invoqué. C'est sans contredit pour éviter ces perturbations +intestines que l'on a remis au pouvoir central la faculté de régler +les tarifs des octrois, faculté qui fait essentiellement partie des +franchises municipales et dont elles n'ont été dépouillées, au +profit de l'État, qu'à la charge par celui-ci de tenir la balance +égale entre tous les intérêts. + +Quel usage a-t-il fait de cette prérogative exorbitante? S'il est un +produit qu'il devait protéger et soustraire à la rapacité +municipale, c'est certainement le vin qui porte déjà à la communauté +tant et de si lourds tributs; et c'est justement le vin qu'il laisse +accabler. Bien plus, une loi posait des limites à ces extorsions; +vaine barrière, + + Car le creuset des ordonnances + A fait évaporer la loi. + +Nous montrerions-nous donc trop exigeants si nous demandions que les +tarifs d'octroi soient progressivement ramenés à un maximum qui ne +puisse dépasser 10 p. 100 de la valeur de la marchandise? + +Le régime protecteur est la troisième cause de notre détresse, et +peut-être celle qui a le plus immédiatement déterminé notre +décadence. Il mérite donc de vous une attention particulière, +d'autant qu'il est en ce moment l'objet d'un débat animé entre tous +les intérêts engagés, débat à l'issue duquel votre opinion et vos +voeux ne peuvent rester étrangers. + +Dans l'origine, la douane est un moyen de créer un revenu à l'État, +c'est un impôt indirect, c'est un grand octroi national; et tant +qu'elle conserve ce caractère, c'est un acte d'injustice et de +mauvaise gestion que de la soustraire à cette loi de tout impôt de +consommation: _universalité et modicité de la taxe_. + +Je dirai même plus: tant que la douane est une institution purement +_fiscale_, il y a intérêt à taxer non-seulement les importations, +mais encore les exportations, par cette double considération que +l'État se crée ainsi un second revenu qui ne coûte aucuns frais de +perception et qui est supporté par le consommateur étranger. + +Mais, il faut le dire, ce n'est plus la _fiscalité_, c'est la +_protection_ qui est le but de nos mesures douanières; et pour les +juger à ce point de vue, il faudrait entrer dans des démonstrations +et des développements qui ne peuvent trouver place dans ce rapport. +Je me bornerai donc aux considérations qui se rattachent directement +à notre sujet. + +L'idée qui domine dans le système de la protection est celle-ci: que +si l'on parvient à faire naître dans le pays une nouvelle industrie, +ou à donner un plus grand développement à une industrie déjà +existante, on accroît la masse du _travail_, et par conséquent de la +_richesse nationale_. Or un moyen simple de faire naître un produit +au dedans, c'est d'empêcher qu'il ne vienne du dehors. De là les +droits prohibitifs ou protecteurs. + +Ce système serait fondé en raison, s'il était au pouvoir d'un décret +d'ajouter quelque chose aux éléments de la production. Mais il n'y a +pas de décret au monde qui puisse augmenter le nombre des bras, ou +la fertilité du sol d'une nation, ajouter une obole à ses capitaux +ou un rayon à son soleil. Tout ce que peut faire une loi, c'est de +changer les combinaisons de l'action que ces éléments exercent les +uns sur les autres; c'est de substituer une direction artificielle à +la direction naturelle du travail; c'est de le forcer à solliciter +un agent avare de préférence à un agent libéral; c'est, en un mot, +de le diviser, de le disséminer, de le dévoyer, de le mettre aux +prises avec des obstacles supérieurs, mais jamais de l'accroître. + +Permettez-moi une comparaison. Si je disais à un homme: «Tu n'as +qu'un champ et tu y cultives des céréales, dont tu vends ensuite une +partie pour acheter du lin et de l'huile; ne vois-tu pas que tu es +tributaire de deux autres agriculteurs? Divise ton champ en trois; +fais trois parts de ton temps, de tes avances et de tes forces, et +cultive à la fois des oliviers, du lin et des céréales.» Cet homme +aurait probablement de bonnes objections à m'opposer; mais si +j'avais autorité sur lui, j'ajouterais: «Tu ne connais pas tes +intérêts; je te défends, sous peine de me payer une taxe énorme, +d'acheter à qui que ce soit de l'huile et du lin.»--Je forcerais +bien cet homme à multiplier ses cultures; mais aurais-je augmenté +son bien-être? Voilà le régime prohibitif. C'est une mauvaise taille +appliquée à l'arbre industriel, laquelle, sans rien ajouter à sa +séve, la détourne des boutons à fruit pour la porter aux _branches +gourmandes_. + +Ainsi la protection favorise, sous chaque zone, la production de la +valeur _consommable_, mais elle décourage, dans la même mesure, +celle de la valeur _échangeable_, d'où il faut rigoureusement +conclure, et c'est ce qui me ramène à la détresse de la viticulture +en France, que les tarifs protecteurs ne sauraient provoquer la +production de certains objets que nous tirions du dehors, sans +restreindre les industries qui nous fournissaient des moyens +d'échange, c'est-à-dire, sans appeler la gêne et la souffrance sur +le travail le plus en harmonie avec le climat, le sol et le génie +des habitants. + +Et, Messieurs, les faits ne viennent-ils pas encore ici attester +énergiquement la rigueur de ces déductions? Que se passe-t-il des +deux côtés de la Manche? Au delà, chez ce peuple que la nature a +doté, avec tant de profusion, de tous les éléments et de toutes les +facultés que réclame le développement de l'industrie manufacturière, +c'est précisément la population des ateliers qui est dévorée par la +misère, le dénûment et l'inanition. Le langage n'a pas d'expressions +pour décrire une telle détresse; la bienfaisance est impuissante à +la soulager; les lois sont sans force pour réprimer les désordres +qu'elle enfante. + +De ce côté du détroit, un beau ciel, un soleil bienfaisant devaient +faire jaillir, sur tous les points du territoire, d'inépuisables +sources de richesses; eh bien! c'est justement la population +vinicole qui offre ce spectacle de misère, triste pendant de celle +qui règne dans les ateliers de la Grande-Bretagne. + +Sans doute la pauvreté des vignerons français a moins de +retentissement que celle des ouvriers anglais; elle ne sévit pas sur +des masses agglomérées et remuantes; elle n'est pas, matin et soir, +proclamée par les mille voix de la presse; mais elle n'en est pas +moins réelle. Parcourez nos métairies, vous y verrez des familles +strictement réduites, pour toute alimentation, au maïs et à l'eau, +et dont toutes les consommations ne dépassent pas 10 centimes par +jour et par individu. Encore la moitié peut-être leur est-elle +fournie, en apparence, à titre de prêt, mais de fait gratuitement +par le propriétaire. Aussi le sort de celui-ci n'est pas +relativement plus heureux. Pénétrez au sein de sa demeure: une +maison tombant en ruines, des meubles transmis de génération en +génération attestent que là il y a lutte, lutte incessante et +acharnée, contre les séductions du bien-être et de ce confort +moderne, qui l'entoure de toute part et qu'il ne laisse pas +pénétrer. D'abord vous serez tenté de voir un côté ridicule à ces +persévérantes privations, à cette parcimonie ingénieuse; mais +regardez-y de plus près, et vous ne tarderez pas à en découvrir le +côté triste, touchant et je dirai presque héroïque; car la pensée +qui le soutient dans ce pénible combat, c'est l'ardent désir de +maintenir ses fils au rang de ses aïeux, de ne pas tomber de +génération en génération jusqu'aux derniers degrés de l'échelle +sociale, intolérable souffrance dont tous ses efforts ne le +préserveront pas. + +Pourquoi donc ce peuple si riche de fer et de feu, si riche de +capitaux, si riche de facultés industrielles, dont les hommes sont +actifs, persévérants, réguliers comme les rouages de leurs machines, +périt-il de besoin sur des tas de houille, de fer, de tissus? +Pourquoi cet autre peuple, à la terre féconde, au soleil +bienfaisant, succombe-t-il de détresse au milieu de ses vins, de ses +soies, de ses céréales? Uniquement parce qu'une erreur économique, +incarnée dans le régime prohibitif, leur a défendu d'échanger entre +eux leurs richesses diverses. + +Ainsi, ce déplorable système, déjà théoriquement ruiné par la +science, a encore contre lui la terrible argumentation des faits. + +Il n'est donc pas surprenant que nous assistions à un commencement +de réaction en faveur des idées libérales. Nées parmi les +intelligences les plus élevées, elles ont, avant d'avoir rallié les +forces de l'opinion publique, pénétré dans la sphère du pouvoir, en +Angleterre avec Huskisson, en France avec M. Duchâtel[35]. + + [Note 35: Je parle moins ici du ministre, dont les actes me + sont inconnus, que du publiciste qui appartient notoirement à + l'école d'Adam Smith.] + +Le pouvoir, sans doute, n'est pas, en général, très-empressé de +hâter les développements des libertés publiques. Il y a pourtant une +exception à faire en faveur de la liberté commerciale. Ce ne peut +jamais être par mauvais vouloir, mais par erreur systématique, qu'il +paralyse cette liberté. Il sent trop bien que si la douane était +ramenée à sa primitive destination, la création d'un revenu public, +le Trésor y gagnerait, la tâche du gouvernement serait rendue plus +facile par sa neutralité au milieu dès rivalités industrielles, la +paix des nations trouverait dans les relations commerciales des +peuples sa plus puissante garantie. + +Il ne faut donc pas être surpris de la tendance qui se manifeste, +parmi les sommités gouvernementales, vers l'affranchissement du +commerce, en Prusse, en Autriche, en Espagne, en Angleterre, en +Belgique, en France, sous les noms d'unions douanières, traités de +commerce, etc., etc., ce sont autant de pas vers la _sainte alliance +des peuples_. + +Une des plus significatives manifestations officielles de cette +tendance, c'est, sans contredit, le traité qui se négocia il y a +deux ans entre la France et l'Angleterre. Alors, si l'industrie +vinicole avait eu l'oeil ouvert sur ses véritables intérêts, elle +aurait entrevu et hâté de sa part d'influence un avenir de +prospérité dont elle ne se fait probablement aucune idée. À aucune +époque, en effet, une perspective aussi brillante ne s'était montrée +à la France méridionale. Non-seulement l'Angleterre abaissait les +droits dont elle a frappé nos vins, mais encore, par une innovation +d'une incalculable portée, elle substituait au droit uniforme, si +défavorable aux vins communs, le droit graduel qui, en maintenant +une taxe assez élevée sur le vin de luxe, réduisait dans une grande +proportion celle qui pèse sur le vin de basse qualité. Dès lors ce +n'étaient plus quelques caves aristocratiques, c'étaient les fermes, +les ateliers, les chaumières de la Grande-Bretagne qui s'ouvraient à +notre production. Ce n'était plus l'Aï, le Laffitte et le Sauterne +qui avaient le privilége de traverser la Manche, c'était la France +vinicole tout entière qui rencontrait tout d'un coup vingt millions +de consommateurs. Je n'essaierai point de calculer la portée d'une +telle révolution et son influence sur nos vignobles, notre marine +marchande et nos villes commerciales; mais je ne pense pas que +personne puisse mettre en doute que, sous l'empire de ce traité, le +travail, le revenu et le capital territorial de notre département +n'eussent reçu un rapide et prodigieux accroissement. + +À un autre point de vue, c'était une belle conquête que celle du +principe du droit graduel, acheminement vers l'adoption générale de +la taxe dite _ad valorem_, seule juste, seule équitable, seule +conforme aux vrais principes de la science. Le droit uniforme est de +nature aristocratique; il ne laisse subsister quelques relations +qu'entre les producteurs et les consommateurs de haut parage. Le +droit proportionnel à la valeur fera entrer en communauté d'intérêts +les masses populaires de toutes les nations. + +Cependant la France ne pouvait prétendre à de tels avantages sans +ouvrir son marché à quelques-uns des produits de l'industrie +anglaise. Le traité devait donc trouver de la résistance parmi les +fabricants. Elle ne tarda pas à se manifester habile, persévérante, +désespérée; les producteurs de houilles, de fers, de tissus firent +entendre leurs doléances et ne se bornèrent pas à cette opposition +passive. Des associations, des comités s'organisèrent au sein de +chaque industrie; des délégués permanents reçurent mission de faire +prévaloir, auprès des ministères et des chambres, les intérêts +privilégiés; d'abondantes et régulières cotisations assurèrent à +cette cause le concours des journaux les plus répandus, et par leur +organe, la sympathie de l'opinion publique égarée. Il ne suffisait +pas de faire échouer momentanément la conclusion du traité; il +fallait le rendre impossible, même au risque d'une conflagration +générale, et pour cela s'attacher à irriter incessamment l'orgueil +patriotique, cette fibre si sensible des coeurs français. Aussi les +a-t-on vus, depuis cette époque, exploiter avec un infernal +machiavélisme tous les germes longtemps inertes des jalousies +nationales, et réussir enfin à faire échouer toutes les négociations +ouvertes avec l'Angleterre. + +Peu de temps après, les gouvernements de France et de Belgique +conçurent la pensée d'une fusion entre les intérêts économiques des +deux peuples. Ce fut encore un sujet d'espérances pour l'industrie +méridionale, d'alarmes pour le monopole manufacturier. Cette fois +les chances n'étaient pas favorables au monopole; il avait contre +lui l'intérêt des masses, celui des industries souffrantes, +l'influence du pouvoir, et tous les instincts populaires, prompts à +voir dans l'union douanière le prélude et le gage d'une alliance +plus intime entre ces deux enfants de la même patrie. Le +journalisme, qui l'avait si bien secondé dans la question anglaise, +lui était de peu de ressources dans la question belge, sous peine de +se décréditer dans l'opinion. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était +de contrarier l'union douanière par des insinuations entourées de +force précautions oratoires, ou de se renfermer dans une honteuse +neutralité. + +Mais la neutralité des journaux, dans la plus grande question qui +puisse s'élever au sein de la France de nos jours, n'était pas +longtemps possible. Le monopole n'avait pas de temps à perdre; il +fallait une démonstration prompte et vigoureuse pour faire échouer +l'union douanière et tenir toujours notre Midi écrasé. C'est la +mission qu'accomplit avec succès une assemblée de délégués, devenue +célèbre sous le nom du député qui la présidait (_M. Fulchiron_). + +Que faisaient pendant ce temps-là les intérêts vinicoles? Hélas! à +peine parvenaient-ils à présenter laborieusement quelques traces +informes d'association. Quand il aurait fallu combattre, des comités +se recrutaient péniblement au fond de quelque province. Sans +organisation, sans ressources, sans ordre, sans organes, faut-il +être surpris s'ils ont été pour la seconde fois vaincus? + +Mais il serait insensé de perdre courage. Il n'est pas au pouvoir de +quelques intrigues éphémères d'enterrer ainsi les grandes questions +sociales, de faire reculer pour toujours les tendances qui +entraînent vers l'unité les destinées humaines. Un moment +comprimées, ces questions renaissent, ces tendances reprennent leur +force; et au moment où je parle, nos assemblées nationales ont été +déjà saisies de nouveau de ces questions par le discours de la +couronne. + +Espérons que cette fois les comités vinicoles ne seront pas absents +du champ de bataille. Le privilége a d'immenses ressources; il a des +délégués, des finances, des auxiliaires plus ou moins déclarés dans +la presse; il est fort de l'unité et de la promptitude de ses +mouvements. Que la cause de la liberté se défende par les mêmes +moyens. Elle a pour elle la vérité et le grand nombre; qu'elle se +donne aussi l'_organisation_. Que des comités surgissent dans tous +les départements; qu'ils se rattachent au comité central de Paris; +qu'ils grossissent ses ressources financières et intellectuelles; +qu'ils l'aident enfin à remplir la difficile mission d'être pour le +pouvoir un puissant auxiliaire, s'il tend à l'affranchissement du +commerce, un obstacle, s'il cède aux exigences de l'industrie +privilégiée. + +Mais entre-t-il dans vos attributions de concourir à cette oeuvre? + +Eh quoi, Messieurs, vous vous intitulez _Société d'Agriculture et du +Commerce_, vous êtes convoqués de tous les points du territoire, +comme les hommes les plus versés dans les connaissances qui se +rattachent à ces deux branches de la richesse publique, vous +reconnaissez qu'épuisées par des mesures désastreuses, elles ne +fournissent plus à la population, je ne dis pas le bien-être, mais +même la subsistance, et il ne vous serait pas permis de prendre des +intérêts aussi chers sous votre patronage, de faire ce que font tous +les jours les Chambres de commerce? Ne seriez-vous donc pas une +Société sérieuse? Le cercle de vos attributions serait-il légalement +limité à l'examen de quelque végétal étranger, de quelque engrais +imaginaire ou de quelque lieu commun d'agronomie spéculative? et +suffira-t-il qu'une question soit grave pour qu'à l'instant vous +décliniez votre compétence! + +J'ai la conviction que la Société d'Agriculture ne voudra pas +laisser amoindrir à ce point son influence. J'ai l'honneur de lui +proposer d'adopter la délibération suivante: + + +Projet de délibération. + +La Société d'Agriculture et de Commerce des Landes, prenant en +considération la détresse qui afflige la population de la Chalosse +et de l'Armagnac, spécialement vouée à la culture de la vigne; + +Reconnaissant que cette détresse a pour causes principales l'impôt +indirect, l'octroi et le régime prohibitif; + +En ce qui concerne l'impôt indirect, la Société pense que les +propriétaires de vignes, aussi longtemps que l'État, pour faire face +à ses dépenses, ne pourra se passer de ses revenus actuels, ne +peuvent pas espérer qu'une branche aussi importante de revenus soit +retranchée sans être remplacée par une autre; mais elle n'appuie pas +moins leurs justes protestations contre le régime d'exception où ce +système d'impôt les a placés. Il ne lui semble pas impossible qu'on +trouve, dans l'extension combinée avec la modicité de cette nature +de taxe, et dans un mode de recouvrement moins compliqué, un moyen +de concilier les exigences du Trésor, l'intérêt des contribuables; +et la vérité du principe de l'égalité des charges. + +C'est par une déviation semblable aux lois de l'équité que l'octroi +a été autorisé à s'attacher presque exclusivement aux boissons. En +se réservant le droit de sanction sur les tarifs votés par les +communes, il semble que l'État n'ait pu avoir pour but que +d'empêcher l'octroi, envahi par l'esprit d'hostilité industrielle, +de devenir entre les provinces, ce qu'est la douane entre les +nations, un ferment perpétuel de discorde. Mais alors il est +difficile d'expliquer comment il a pu tolérer et seconder la +coalition de tous les intérêts municipaux contre une seule +industrie. Tous les abus de l'octroi seraient prévenus si la loi, +restituant leurs franchises aux communes, n'intervenait dans les +règlements du tarif que pour les arrêter à une limite générale et +uniforme, qui ne pourrait être dépassée au préjudice d'aucun +produit, sans distinction. + +La Société attribue encore la décadence de la viticulture dans le +département des Landes, à la cessation absolue de l'exportation des +vins et eaux-de-vie par le port de Bayonne, effet que ne pouvait +manquer de produire le régime prohibitif. Aussi, elle a recueilli, +dans les paroles récentes du Roi des Français, l'espoir d'une +amélioration prochaine de nos débouchés extérieurs. + +Elle ne se dissimule pas les obstacles que l'esprit de monopole +opposera à la réalisation de ce bienfait. Elle fera observer qu'en +faisant tourner momentanément l'action des tarifs au profit de +quelques établissements industriels, jamais la France n'a entendu +aliéner le droit de ramener la douane au but purement fiscal de son +institution; que, loin de là, elle a toujours proclamé que la +_protection_ était de sa nature temporaire. Il est temps enfin que +l'intérêt privé s'efface devant l'intérêt des consommateurs, des +industries souffrantes, du commerce maritime des villes +commerciales, et devant le grand intérêt de la paix des nations dont +le commerce est la plus sûre garantie. + +La Société émet le voeu que les traités à intervenir soient, autant +que possible, fondés sur le principe du droit proportionnel à la +valeur de la marchandise, le seul vrai, le seul équitable, le seul +qui puisse étendre à toutes les classes les bienfaits des échanges +internationaux. + +Dans la prévision des débats qui ne manqueront pas de s'élever entre +les industries rivales, à l'occasion de la réforme douanière, la +Société croirait déserter la cause qu'elle vient de prendre sous son +patronage, si elle laissait le département des Landes sans moyens de +prendre part à la lutte qui se prépare. + +En conséquence, et en l'absence de comités spéciaux, dont elle +regrette de ne pouvoir, en cette circonstance, emprunter le +concours, elle décide que la Commission vinicole, déjà nommée dans +la séance du 17 avril 1842, continuera ses fonctions, et se mettra +en communication avec les Comités de la Gironde et de Paris. + +Copies de la présente délibération seront transmises, par les soins +de M. le Secrétaire de la Société, à M. le Ministre du commerce, aux +Commissions des Chambres qu'elles concernent et au secrétariat des +Comités vinicoles. + + + + +DE LA RÉPARTITION DE LA CONTRIBUTION FONCIÈRE + +DANS LE DÉPARTEMENT DES LANDES (1844). + + +Je me propose d'établir quelques _faits_ qui me paraissent propres à +jeter du jour sur ces deux questions: + +1º Les forces contributives des trois grandes cultures du +département des Landes, le pin, la vigne, les _labourables_, +furent-elles équitablement appréciées lorsqu'on répartit l'impôt +entre les trois arrondissements? + +2º Depuis la répartition, est-il survenu des circonstances qui ont +changé le rapport de ces forces? + +S'il résultait de ces faits + +Que, dès l'origine, la région des pins fut ménagée et celle des +vignes surchargée; + +Que, depuis, l'une a constamment prospéré et l'autre constamment +décliné; + +Il faudrait conclure qu'aujourd'hui celle-ci paye trop par deux +motifs: + +Parce qu'on aurait, en 1821, exagéré sa force contributive; + +Parce que, depuis 1821, cette force aurait diminué; + +Et que celle-là ne paye pas assez: + +Parce qu'en 1821 ses revenus auraient été atténués; + +Parce que, depuis 1821, ses revenus se seraient accrus. + +Je ferai mieux comprendre ma pensée par des chiffres. + +Soient deux portions de territoire, P et V, donnant ensemble, et +chacune par moitié, un revenu net de 10,000 fr. + +Soient 1,000 fr. d'impôts ou 1/10 du revenu à répartir entre elles. + +Cette répartition devra équitablement se faire ainsi: + +P pour un revenu de 5,000 fr., 500 fr. d'impôts, ou 1 fr. sur 10. + +V pour un revenu de 5,000 fr., 500 fr. d'impôts, ou 1 fr. sur 10. + + Mais si l'on atténue la force contributive de + P d'un cinquième, la réduisant à 4,000 fr., + + et si l'on exagère celle de V d'un cinquième, la + portant à 6,000 fr., + +La répartition se fera ainsi: + +P pour un revenu réel de 5,000 fr., supposé de 4,000 fr., 400 fr. +d'impôts, 1 fr. sur 12 fr. 50 c.; + +V pour un revenu réel de 5,000 fr., supposé de 6,000 fr., 600 fr. +d'impôts, 1 fr. sur 8 fr. 50 c. + +Tant que les forces contributives de ces deux portions de territoire +continueront à être égales, l'injustice se bornera à ôter un quart +de la contribution à P pour la faire supporter par V. + +Mais si, au bout d'un certain nombre d'années, le revenu réel de P +s'élève de 5,000 fr. à 6,000 fr., tandis que celui de V tombe de +5,000 fr. à 4,000 fr., + +La répartition devient: + +P pour un revenu supposé de 4,000 fr., mais en réalité de 6,000 +fr.,--400 fr. ou 1 fr. sur 15 fr.; + +V pour un revenu supposé de 6,000 fr., mais en réalité de 4,000 +fr.,--600 fr. ou 1 fr. sur 6 fr. 66 c. + +Par où l'on voit qu'une contrée peut insensiblement rejeter sur une +autre _plus de la moitié_ de son fardeau. + + +PREMIÈRE QUESTION. + + La répartition se fit-elle d'une manière équitable en 1821? + +La règle générale est que l'impôt doit frapper le revenu. + +Pour connaître le revenu des terres, on a appliqué à leurs +productions le _prix moyen_ des denrées déduit des quinze années +antérieures à 1821. + +Cependant, un seul mode d'opération peut conduire à des erreurs. On +a cru les atténuer en cherchant le revenu par un autre procédé. Les +_actes de vente_ ont fait connaître la valeur capitale de certains +domaines, et l'intérêt à 3-1/2 pour 100 du capital a été censé +représenter le revenu. + +On se trouvait donc, pour le même domaine, en présence de deux +revenus révélés par deux procédés différents; et l'on à établi +l'impôt sur le revenu intermédiaire, d'après l'autorité de cet +axiome: La réalité est dans les moyennes. + +Malheureusement ce n'est pas le vrai, mais le faux, qui est dans les +moyennes, quand les données d'où on les déduit concourent toutes +vers la même erreur. + +Examinons donc l'usage qui a été fait de ces deux bases de la +répartition de l'impôt: le _prix moyen de denrées_ et les _actes de +vente_. + +§ I.--Les prix des denrées, dit M. le Directeur des Contributions +directes, ont été fixés, dans les opérations cadastrales, année +moyenne, savoir: + + Froment 18 fr. 77 c. l'hect.--Vin rouge 28 à 60 fr. + Résine 2 fr. 50 c. les 50 kilog. + Seigle 12 fr. 76 c. l'hect.--Vin blanc 10 à 22. + Maïs 11 fr. 33 c. + +Je suis convaincu que cette première base d'évaluation présente +plusieurs erreurs de fait et de doctrine, toutes au profit des pins +et au préjudice des labourables et des vignes. + +Les prix des céréales sont évidemment très-élevés. Je ne veux pas +dire qu'on n'a pas suivi exactement les données fournies par les +mercuriales; mais la période de 1806 à 1821, soit parce qu'elle +embrasse des temps de troubles et d'invasions, soit par toute autre +cause, a donné des éléments d'évaluation peu favorables aux communes +agricoles. La preuve en est que, dans les quinze années suivantes, +de 1821 à 1836, et d'après M. le Directeur lui-même, ces prix moyens +sont tombés à fr. 17,13 pour le froment, 11,27 pour le seigle, et +9,17 pour le maïs. + +La première série avait donné, pour toutes sortes de céréales, une +moyenne de 14 fr. 28 c. La seconde ne donne que 12 fr. 32 c.: +différence 1 fr. 96 c. ou 14 pour 100. + +Si donc la répartition se fût faite en 1836, le revenu des terres +labourables eût été évalué à 14 pour 100 au-dessous de ce qu'on +l'estima en 1821. + +Quant aux prix assignés aux vins blancs, savoir 10 fr. et 22 fr., +suivant les qualités, ils ne me semblent pas exagérés. + +Il n'en est pas de même des vins rouges. S'il est quelques vignobles +qui produisent du vin de qualité assez supérieure pour qu'il se +vende, net et au pressoir, à 60 fr. (ce que j'ignore), je puis du +moins affirmer que les qualités inférieures sont loin de trouver le +prix de 28 fr. en moyenne, ce qui suppose 35 fr. trois mois après la +vendange et avec la futaille. + +Mais c'est surtout le prix de la résine qui me semble donner prise à +la critique. En admettant ce chiffre évidemment atténué de 2 fr. 50 +c. les 50 kilog., l'administration et la commission spéciale +prévoyaient, sans doute, qu'elles s'exposaient à laisser planer sur +toutes leurs opérations un soupçon de partialité. Ce soupçon n'a pas +manqué. Les populations agricoles et vinicoles du département sont +sous l'influence d'une méfiance qu'il serait difficile de détruire. +On se plaint de cette méfiance, on dit qu'elle fait obstacle à la +réforme dont on s'occupe; mais la responsabilité n'en revient-elle +pas exclusivement aux procédés qui l'ont fait naître? + +Je vais maintenant présenter quelques observations sur ce que j'ai +nommé: _Erreurs de doctrine_, c'est-à-dire sur la manière erronée +dont on forme les _moyennes_ et sur les fausses conséquences que +l'on en déduit. + +D'abord, pour que le prix des qualités supérieures combiné avec +celui des qualités inférieures donnât un _prix moyen réel_, en +harmonie avec le _revenu réel_, il faudrait qu'il se récoltât autant +des unes que des autres, ce qui, pour le vin, est contraire à la +vérité. Le département des Landes en produit beaucoup plus de +médiocre que de bon; et en négligeant cette considération, on arrive +à une moyenne exagérée. Exemple: soient 100 pièces de vin à 28 fr. +et 10 pièces à 60 fr., la moyenne des prix considérés en eux-mêmes, +est bien 44 fr. Mais la moyenne des prix réels accusant le revenu, +c'est-à-dire des sommes recouvrées pour chaque barrique l'une dans +l'autre, n'est que de 30 fr. 91 c. + +Ensuite, lorsqu'on introduit un prix élevé dans la série de ceux qui +doivent concourir à former une moyenne; celle-ci s'élève, d'où l'on +conclut à une élévation correspondante de revenu. Or, cette +conclusion n'est ni rigoureuse en théorie, ni vraie en pratique. + +Je suppose que pendant quatre ans une denrée se vend à 10 fr.,--la +moyenne est 10 fr. Si la cinquième année cette même denrée se vend à +20 fr., on a pour les cinq années une moyenne de 12 fr.--L'opération +arithmétique est irréprochable. Mais si l'on en conclut que, pour +ces cinq années, le revenu est représenté par 12 au lieu de l'être +par 10, la conclusion économique sera au moins fort hasardée. Pour +qu'elle fût vraie, il faudrait que le produit, _en quantité_, eût +été égal, pendant cette cinquième année, à celui des années +précédentes, ce qui ne peut pas même se supposer, dans les +circonstances ordinaires, puisque c'est précisément le déficit dans +la récolte qui occasionne l'élévation du prix. + +Pour obtenir des moyennes qui représentent la réalité des faits, et +dont on puisse induire le revenu, il faut donc combiner les prix +obtenus avec les quantités produites, et c'est ce qu'on a négligé de +faire.--Si, dans la nouvelle répartition dont on s'occupe, on +prenait pour base les prix moyens des vins des trois dernières +années, voyez à quels résultats différents mèneraient le procédé +administratif et celui que j'indique. + +L'administration raisonnerait ainsi: + + 1840 -- 10 b/ques à 25 fr. donnant un revenu de 250 fr. + 1841 -- 10 -- 25 250 + 1843 -- 10 -- (Supposition + gratuite). 50 500 + ---- ------------------- ------ + 30 b/ques, prix moyen 33 fr. 33 c. 1/3 revenu 1,000 fr. + +Tandis qu'elle devrait dire: + + 1840 -- 10 b/ques à 25 fr. 250 fr. + 1841 -- 10 -- 25 250 + 1843 -- 5 -- (réalité). 50 250 + ---- ---- ------ + 25 b/ques, prix moyen 30 750 fr. + +C'est ainsi qu'on arrive à un revenu imaginaire, sur lequel +néanmoins on ne laisse pas de prélever l'impôt. + +On dira, sans doute, que la répartition est une opération déjà assez +difficile sans la compliquer par des considérations aussi subtiles. +On ajoutera que les mêmes procédés étant employés pour tous les +produits, les erreurs se compensent et se neutralisent, puisque tous +sont soumis aux mêmes lois économiques. + +Mais c'est là ce dont je ne conviens pas; et je maintiens que notre +département se trouve dans des conditions telles, qu'il faut de +toute nécessité tenir compte des causes d'erreur que je viens de +signaler, si l'on aspire au moins à mettre quelque équité dans la +répartition des charges publiques. Il me reste donc à prouver que +l'application des _prix moyens_, prise abstractivement des +proportions entre les qualités diverses et les quantités annuelles, +a été défavorable aux pays de céréales et de vignes. + +L'élévation du prix d'une chose peut être due à deux causes. + +Ou la production de cette chose a manqué; et alors le prix hausse, +sans qu'on en puisse inférer, de beaucoup s'en faut, une +augmentation de revenu. + +Ou la production de cette chose est stationnaire, même progressive, +mais la demande s'accroît dans une plus forte proportion; et alors +le prix de cette chose hausse et l'on doit conclure à une +amélioration de revenu. + +Or, prendre, dans un cas comme dans l'autre, le prix moyen de la +chose comme indice du revenu, c'est là une souveraine injustice. + +Si le haut prix de 50 fr., que la Chalosse retire cette année de ses +vins, était intervenu sans diminution de quantité produite, comme, +par exemple, si l'Angleterre, la Belgique et nos grandes villes, +eussent renversé les barrières des douanes et de l'octroi, que par +suite la consommation du vin se fût doublée et les prix avec elle, +je dirais: Inscrivez 50 fr. dans votre liste de prix annuels, +faites-les concourir à dégager une moyenne; car ils correspondent à +une amélioration réelle de revenu. + +De même, si le prix élevé, auquel nous voyons que les matières +résineuses sont parvenues, était dû à l'affaiblissement productif +des _pignadas_; si les propriétaires de pins perdaient plus sur la +quantité de leurs produits qu'ils ne gagnent sur les prix, je serais +assez juste pour dire: Ne concluez pas de ces hauts prix à des +revenus proportionnels avec eux; car ce serait un mensonge, ce +serait une spoliation. + +Eh bien! le contraire est arrivé; la Lande a été assez heureuse pour +que l'amélioration des prix tourne à son profit; la Chalosse a été +assez malheureuse pour que l'augmentation des prix ne lui fasse pas +atteindre même à ses revenus ordinaires. Ne suis-je pas fondé à +réclamer que cette différence profonde de situation soit prise en +considération? + +Concluons que la première base d'évaluation a été préjudiciable aux +labourables et aux vignes. + +§ II.--La seconde donnée, qui a servi à déterminer les revenus +imposables, est prise des _actes de vente_. + +La valeur vénale d'une terre en indique assez exactement le revenu. +Deux domaines qui se sont vendus chacun 100,000 fr. sont présumés +donner le même revenu, et ce revenu doit être égal à l'intérêt que +rendent généralement les capitaux, _dans un pays et à une époque +donnés_. Le débat qui s'établit entre le vendeur et l'acheteur, +débat dans lequel l'un veille à ce que le revenu ne soit pas +exagéré, l'autre, à ce qu'il ne soit pas déprécié, remplace +avantageusement toute enquête administrative à ce sujet, et offre de +plus la garantie de cette sagacité, de cette vigilance de l'intérêt +personnel, que le zèle des contrôleurs, répartiteurs et experts ne +saurait égaler. Aussi, si l'on pouvait connaître la valeur vénale de +chaque parcelle, je ne voudrais pas, quant à moi, d'autres bases +d'évaluation de revenus et de répartition d'impôts; car cette +_valeur vénale_ résume toutes ces circonstances, si difficilement +appréciables, ainsi que je l'ai dit dans le paragraphe précédent, +qui influent sur le _revenu moyen_ des terres. + +Mais il ne faut pas perdre de vue la restriction que renferment ces +mots: _dans un pays et à une époque donnés_. + +L'intérêt des capitaux varie, en effet, selon les temps et les +lieux. + +Pour que des revenus identiques puissent s'induire de capitaux +égaux, il faut que les mutations aient eu lieu à des époques et dans +des localités où l'intérêt est uniforme. Cela est vrai pour les +terres comme pour les fonds publics. + +5,000 fr. de rentes inscrites ne représentaient, en 1814, que 60,000 +fr.; ils correspondent aujourd'hui à 120,000 fr. de capital. + +De même, 100,000 placés en terres peuvent ne donner que 2,500 fr. de +rentes, en Normandie, et constituer un revenu de 4,000 fr., en +Gascogne. + +Si la Chambre des députés, lorsqu'elle procédera à la péréquation +générale, ne tenait aucun compte de ces différences, elle +n'établirait pas l'égalité, mais l'inégalité de l'impôt. + +C'est la faute qui a été commise dans notre département, lorsque +l'on a voulu arriver à la connaissance des revenus par les _actes de +vente_. + +À l'époque où se fit cette opération, les terres ne se vendaient +pas, sur tous les points du département, à un taux uniforme. Il +était de notoriété publique qu'on plaçait l'argent à un revenu plus +élevé dans la Lande que dans la Chalosse. + +L'administration elle-même reconnaissait la vérité de ce fait, car +elle proposa d'adopter trois chiffres pour le taux de l'intérêt, +savoir: 3, 3-1/2 et 4 pour 100. + +Selon cette donnée, un domaine de 100,000 fr. aurait été présumé +donner 4,000 fr. de revenu, dans tel canton, tandis que, dans tel +autre, on ne lui aurait attribué qu'un revenu de 3,000 fr. L'impôt +se serait réparti selon cette proportion. + +La commission spéciale, instituée par la loi du 31 juillet 1821, +repoussa cette distinction et adopta le taux uniforme de 3-1/2 p. +100. + +Or, en cela, elle commit une injustice, s'il n'est pas vrai qu'à +cette époque l'intérêt fût uniforme dans toute l'étendue du +territoire. + +M. le Directeur le reconnaît lui-même. + +«Cette application uniforme, dans le taux de l'intérêt, dit-il, a, +sans nul doute, influé sur les résultats présentés par l'une des +deux bases de la répartition, et il est inutile d'ajouter qu'elle +est venue favoriser, à la vérité dans une assez faible proportion, +la localité où le taux de l'intérêt est le plus élevé.» + +La _faible proportion_ signalée par M. le Directeur peut aisément se +traduire en chiffres. + +Supposons deux domaines vendus chacun 100,000 fr., l'un situé dans +la localité où le taux de intérêt à 4 p. 100, l'autre dans celle où +il est à 3 p. 100. + +Le premier donne 4,000 fr. de revenu, le second 3,000 fr. et l'impôt +doit équitablement suivre cette proportion, puisqu'il se prélève sur +le revenu. + +Selon le système de l'administration, chaque _cent francs_ d'impôts +se seraient répartis entre ces deux domaines savoir: + + Quote-part afférente au domaine de la Lande. 57 fr. 15 c. pour + 4,000 de revenu. + + Quote-part afférente au domaine de la Chalosse. 42 fr. 85 c. pour + 3,000 de revenu. + --------------- + TOTAL 100 fr. 00 c. + +Mais, selon le système de la commission, cent francs se sont +répartis ainsi: + + Quote-part afférente au domaine de la Lande. 50 fr. 00 c. + ---- ---- de la Chalosse. 50 00 + -------------- + TOTAL 100 fr. 00 c. + +C'est-à-dire que la Lande s'est dégrevée de 14 pour 100 qu'elle a +appliqués à la Chalosse[36]. On dira, sans doute, que les actes de +vente n'étant qu'un des deux éléments de la répartition, ce résultat +a pu être atténué par l'influence de l'autre élément. Cela serait +vrai si les cantons agricoles et vinicoles avaient été favorisés par +l'application des _prix moyens_ des denrées; mais nous avons vu +qu'ils n'ont pas été plus ménagés par la première que par la seconde +base d'évaluation. Bien loin donc que les erreurs dont ces deux +procédés sont entachés se compensent et se neutralisent, on peut +dire qu'elles se multiplient les unes par les autres, et toujours au +préjudice des mêmes localités. + + [Note 36: En admettant que l'intérêt ne variât, d'un pays à + l'autre, que dans la proportion de 3 à 4 p. 100.] + +Ainsi les deux bases de la répartition de l'impôt ont été viciées, +dénaturées, et toujours au profit d'une nature de propriété, les +_pignadas_, au détriment des deux autres, les labourables et les +vignes. + +Passons maintenant aux résultats. + +Si l'on demandait à un homme désintéressé: Quels sont les cantons +qui paient le plus de contributions relativement aux vignes? il +répondrait, sans doute: Ce sont ceux qui ont le plus de superficie +consacrée à cette culture, les cantons de Montfort, Mugron, +Saint-Sever, Villeneuve, Gabarret; et cet homme ne se tromperait +pas. À eux seuls, ces cinq cantons paient les trois quarts de +l'impôt assigné aux vignobles.--Et si on lui demandait: Quels sont +ceux qui paient le plus de contributions pour les landes? il +répondrait sans hésiter: Ceux qui en contiennent d'immenses +étendues, Sabres, Arjuzanx, Labrit, etc. Mais ici notre +interlocuteur se tromperait grossièrement, et il serait probablement +bien surpris d'apprendre que ce sont la Chalosse et l'Armagnac, les +pays des vignes, qui paient, non-seulement la plus grande partie, +mais la presque totalité de l'impôt afférent aux landes. + +Voici le tableau de nos vingt-huit cantons, rangés selon l'_ordre +décroissant_ de leur quote-part à la contribution afférente aux +landes[37]. + + [Note 37: Ces rapprochements sont puisés dans le rapport de + M. le Directeur des contributions directes publié en 1836. À + cette époque, quatre cantons n'étaient pas encore cadastrés, + en sorte que le document officiel ne pouvait donner sur la + distribution du contingent de ces cantons, entre leurs + diverses cultures, que des renseignements approximatifs. + Depuis, M. le Directeur a eu la bonté de m'envoyer des états + de rectification, et je dois à la vérité de dire que les + anomalies que je signale dans le texte sont moins choquantes + dans ces états définitifs que dans les tableaux provisoires. + Le temps me manque pour refaire le travail d'après les + nouvelles bases. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce que + les landes paient _en plus_ dans ces quatre cantons, les pins + et les labourables le paient _en moins_, car le contingent + cantonal n'a pas varié.] + + fr. + Saint-Sever 6,296 + Grenade 5,599 + Mugron 3,904 + Roquefort 3,579 + Hagetmau 3,327 + Amou 3,000 + Montfort 3,000 + Pouillon 2,883 + Aire 2,852 + Saint-Vincent 2,663 + Mont-de-Marsan 2,465 + Gabarret 2,272 + Peyrehorade 2,061 + Villeneuve 1,817 + Saint-Esprit 1,563 + Sabres 1,561 + Geaune 1,287 + Dax 1,207 + Arjuzanx 1,168 + Labrit 1,074 + Tartas (ouest) 914 + Castets 600 + Soustons 522 + Tartas (est) 495 + Pissos 166 + Parentis 141 + Sore 107 + Mimizan 94 + +N'est-il pas assez singulier de voir figurer dans la première moitié +de cette liste tous les cantons vinicoles, Saint-Sever, Mugron, +Amou, Montfort, Villeneuve, etc., ainsi que tous les cantons +agricoles, Hagetmau, Aire, Peyrehorade, etc.; et dans la seconde +moitié, tous les cantons qui forment la Lande et le Maransin? + +Voici un autre rapprochement non moins curieux. + +Le canton de Saint-Sever, _à lui tout seul_, paie plus d'impôts pour +ses 5,583 hectares de landes que ces _neuf cantons réunis_: Mimizan, +Sore, Parentis, Castets, Soustons, Labrit, Arjuzanx et Sabres, qui +en présentent ensemble une superficie de 203,760 hectares; et quand +on ajouterait, à ces neuf cantons, neuf autres cantons égaux à celui +de Mimizan, on n'arriverait pas encore, par la répartition +actuelle, à tirer de ces effrayantes étendues ce qui se prélève sur +les landes du seul canton de Saint-Sever, ainsi qu'on peut s'en +convaincre par le tableau suivant: + +LANDES + + _Impôt en principal._ _Impôt en principal_. + + fr. fr. + 1 canton; Sabres 1,561 + 1 -- Arjuzanx 1,168 + 1 -- Labrit 1,074 + 1 -- Castets 600 Saint-Sever 6,296 + 1 -- Soustons 522 + 1 -- Pissos 166 + 1 -- Parentis 141 + 1 -- Sore 107 + 1 -- Mimizan 94 + 9 cantons tels que celui de + Mimizan, à 91 fr. chaque 846 + ------ ------ + 18 cantons 6,279 6,296 + +Nous apprenons encore, par le rapport de M. le Directeur des +contributions directes que le canton de Mimizan, dont le territoire +nourrit près de 5,000 habitants, c'est-à-dire environ un tiers de la +population du canton de Saint-Sever, paie de contributions: + + 1,223 fr. pour les labourables. + 8 -- vignes. + 4,212 -- pins. + 94 -- landes. + ------ + TOTAL. 5,537 fr., somme inférieure à celle qu'ont à acquitter les + seules landes de Saint-Sever. + +Le contingent de Montfort est de 40,771 fr.--Il surpasse celui de +Soustons et de Castets, qui sont: + + Soustons 22,338 fr. + Castets 18,108 + --------- + TOTAL 40,446 fr. + +Cependant, selon le dernier dénombrement, la population de Montfort +n'est que de 13,654 habitants.--Celle des deux cantons du Maransin +est de 18,654 habitants. + + Castets 9,006 fr. + Soustons 9,021 + +Le contingent du canton de Mugron est de 34,790 fr.--Il surpasse +celui de ces trois cantons réunis: + + Sabres 13,448 fr. + Pissos 11,694 + Parentis 9,103 + --------- + TOTAL 34,245 fr. + +et, à 355 fr. près, il égale celui de ces quatre cantons: + + Labrit 10,286 fr. + Parentis 9,103 + Sore 7,937 + Mimizan 7,819 + --------- + TOTAL 35,145 fr. + +Et pourtant, à notre population de 10,038 habitants, ces quatre +cantons opposent une population de 20,784 habitants (plus du +double).--À nos 4,486 hectares de labourables, ils en opposent 9,584 +hectares (plus du double). À nos 1,887 hectares de vigne, ils +opposent 43,894 hectares de _pignadas_ (23 pour 1). Enfin, à nos +3,250 hectares de landes, ils en opposent 88,719 hectares (27 pour +1). + +Je ne veux pas dire que les labourables et les landes de ces cantons +vaillent les nôtres, ni que leurs pins puissent égaler nos vignes, +hectare par hectare. La question est de savoir s'il y a entre eux +l'énorme disproportion que nous venons de constater. Si cela est, si +les _revenus_ de Mugron égalent ceux de Labrit, Parentis, Mimizan et +Sore, il restera à expliquer comment il se fait qu'ils ne font vivre +que 10,000 habitants en Chalosse, tandis qu'ils suffisent à 20,000 +habitants dans la Lande. On ne pourrait expliquer ce phénomène qu'en +disant que les premiers nagent dans l'abondance comparativement aux +seconds. Mais alors je demanderai comment il se fait qu'ici la +population diminue, tandis que là elle augmente sensiblement. + +Loin de moi la pensée d'élever une lutte entre les arrondissements. +Je crois que le débat ne peut exister qu'entre les diverses +cultures, dont la force contributive a été mal appréciée. Aussi je +n'ai pas hésité à comparer non-seulement des cantons situés dans +divers arrondissements, mais encore des cantons faisant partie d'une +même circonscription, mais soumis à des cultures différentes. C'est +ainsi que j'ai opposé Montfort à Soustons et Castets. Je pourrais +également comparer Villeneuve, canton vinicole du premier +arrondissement, à Arjuzanx, ou même à Mont-de-Marsan, et nous +retrouverions encore la même disproportion. Le premier de ces +cantons, avec 8,887 habitants, paie beaucoup plus du double que le +second qui en a 7,075, et autant que notre chef-lieu qui offre une +population de 15,915 habitants. + +Je pourrais signaler des anomalies encore plus frappantes si je +voulais abandonner la comparaison des cantons pour aborder celle des +communes: cela me mènerait trop loin; je me bornerai à deux faits. + +Il y a dans le deuxième arrondissement telle commune, comme Nerbis, +qui paie 1 fr. 51 c. pour chaque hectare de lande. Il y a dans le +premier arrondissement des communes, entre autres celles de Mimizan, +Ponteux, Aureilhan, Bras, Argelouse, Luxey, qui ne paient que la +moitié ou le tiers d'un centime. Calen, du canton de Sore, en est +quitte pour 3/10 de centime; d'où il suit qu'on a estimé un hectare +de landes, à Nerbis, comme 500 hectares à Calen. On dit que dans le +premier arrondissement chaque hectare de lande nourrit _un_ mouton, +et la statistique agricole, publiée par M. le ministre de +l'agriculture, confirme cette assertion, puisque l'on y voit que cet +arrondissement qui a 292,000 hectares de landes, entretient 338,800 +animaux de l'espèce ovine.--MM. les administrateurs ont-ils pensé +qu'à Nerbis un _troupeau_ de 500 _têtes_ peut vivre sur un hectare +de landes? + +La quantité de vin que donne un hectare de vigne est, en réalité, le +produit de + + 1 hect. de vigne qui paye, _dans la commune de Montfort_ 7 fr. 34 c. + 1/2 hectare d'échalassière 2 02 + 1/2 hectare de landes » 30 + ------------ + TOTAL 9 fr. 66 c. + +Il y a vingt communes dans le premier arrondissement qui ne sont +taxées qu'à 27, 26, 24, 20 centimes par hectare de pin; et il y en +a, telle que Laharie (canton d'Arjuzanx) qui ne paient que 17 c. +Pour qu'une semblable répartition soit jugée équitable, il faut que +le produit net d'un hectare de vigne, agencé à Montfort, soit égal +au produit net de _cinquante-sept hectares_ de pins à Laharie. + +Je ne pousserai pas plus loin ces rapprochements. Je crois avoir +démontré deux choses, savoir: 1º que les deux bases dont on s'est +servi pour estimer le revenu de chacune des cultures de notre +département étaient calculées, involontairement sans doute, de +manière à préjudicier aux labourables et aux vignes au profit des +pins; 2º que des faits nombreux et irréfragables constatent que tel +a été en effet le résultat de l'adoption de ces bases, d'où la +conséquence que la répartition de l'impôt a été inégale dès +l'origine. Il me reste à prouver que cette _inégalité_ s'est accrue +depuis et s'accroît tous les jours, par suite des changements qui +sont intervenus dans les proportions des forces contributives de +ces cultures. + + +DEUXIÈME QUESTION. + + Les forces contributives des diverses cultures du département + ont-elles conservé les proportions qu'elles avaient lorsqu'on fit + la répartition de l'impôt? + +Pour constater les revenus des terres en 1821, on n'examina pas les +faits relatifs à cette année. Les baux, les actes de vente que l'on +consultait, avaient des dates plus ou moins anciennes, et les prix +moyens dont on faisait l'application résultaient de mercuriales qui +remontaient à quinze années. Ainsi ces divers éléments n'accusaient +pas un état de choses _actuel_, mais la situation du pays pendant +une période dont le point de départ peut être fixé au commencement +du siècle. + +C'est donc à cette période que je dois comparer l'époque présente, +et j'ai à rechercher, pendant cette durée d'environ quarante ans, +les phénomènes que la science enseigne à considérer comme les +manifestations les plus certaines du progrès ou de la décadence des +populations. + +Le premier qui se présente, c'est le mouvement de la population +elle-même. S'il est vrai, comme tous les publicistes s'accordent à +le reconnaître, que le nombre des hommes croît ou décroît comme +leurs revenus, il suffit d'observer le mouvement de la population +dans les contrées où se cultivent le pin, les céréales et la vigne, +pour connaître ce que chacune d'elles a gagné ou perdu en forces +contributives. Livrons-nous donc à cet examen qui me paraît +présenter un haut degré d'intérêt, même en dehors de la question de +la répartition de l'impôt. + +POPULATION DES TROIS ARRONDISSEMENTS DES LANDES + +À DIVERSES ÉPOQUES. + + 1801 1804 1806 1821 1826 1831 1836 1841 Augmentation + p. 100. + + M. de Mar. 71,707 74,115 77,225 82,364 86,869 91,595 93,292 94,145 31 80 + + S. Sever. 77,467 80,834 80,602 83,585 84,486 90,446 90,500 88,587 14 20 + + Dax. 75,098 80,601 82,486 90,362 93,959 90,463 101,126 105,345 40 » + ------- ------- ------- ------- ------- ------- ------- -------- ------------- + 224,272 235,550 240,313 256,311 265,314 272,504 284,918 288,077 28 50 + +On voit par ce tableau que l'augmentation de la population a été +pour le département de 28-1/2 p. 100. Cette moyenne a été dépassée +de 11-1/2 p. 100 par le troisième arrondissement; de 3 p. 100 par le +premier; le second est resté de 14 p. 100 au-dessous. + +L'arrondissement de Saint-Sever était le plus peuplé au commencement +du siècle. Il passa au second rang en 1806; au troisième en 1831; +enfin, dans la période de 1832 à 1841, sa population _absolue_ a +rétrogradé. + +Il semble résulter de ce premier aperçu que l'arrondissement qui +présente la plus forte production et le plus grand commerce de +matières résineuses est celui qui a la plus rapidement prospéré. +L'arrondissement qui vient en seconde ligne pour cette culture, est +aussi en seconde ligne pour l'accroissement de la population. Enfin, +l'arrondissement où la culture du pin n'occupe qu'une place +insignifiante, et qui tire la principale source de ses revenus de la +vigne, est demeuré à peu près stationnaire. + +Mais cela ne nous apprend rien de très-précis sur l'influence des +pins, des labourables et des vignes relativement à la population, +puisque chacun de nos arrondissements admet ces trois cultures en +proportions diverses. Dans l'hypothèse que la prospérité ait +accompagné la culture du pin, la misère celle de la vigne, il est +clair que le premier et le troisième arrondissement auraient +présenté une augmentation de population plus considérable, sans les +cantons vinicoles de Villeneuve et Gabarret, Montfort et Pouillon; +et le second un accroissement moindre, sans le canton de Tartas +(ouest) qui contient beaucoup de pins. + +Il est donc essentiel d'étudier les mouvements de la population dans +la circonscription cantonale, qui nous offre une séparation beaucoup +plus tranchée des trois cultures dont nous comparons l'influence. + +Voici la liste de nos vingt-huit cantons, placés selon l'ordre +décroissant de leur prospérité, révélée par l'augmentation de leur +population. + +MOUVEMENT DE LA POPULATION PAR CANTON. + + CANTONS. 1804 1844 AUGMENTATION DIMINUTION + p. 100. p. 100. + + Castets 5,760 9,006 56 » + Dax 13,224 20,051 51 » + Mimizan 2,700 4,870 43 » + Sabres 4,994 7,144 43 » + Saint-Esprit 10,907 15,612 43 » + Parentis 4,287 5,870 37 » + Pissos 4,693 6,324 37 » + Soustons 6,625 9,021 36 » + Arjuzanx 5,304 7,095 33 » + Saint-Vincent 7,780 10,344 32 » + Sore 3,251 4,268 31 » + Labrit 4,541 5,776 27 » + Roquefort 7,453 11,501 27 » + Tartas (ouest) 8,391 10,571 25 » + Peyrehorade 10,664 13,028 21 » + Hagetmau 10,587 12,462 20 » + Mont-de-Marsan 13,301 15,915 19 » + Tartas (est) 4,595 5,335 16 » + Geaune 8,183 9,197 13 » + Montfort 12,309 13,654 11 » + Aire 10,829 11,992 10 » + Amou 12,438 13,579 10 » + Grenade 7,173 7,872 9 » + Gabarret 8,122 8,716 7 » + Villeneuve 8,296 8,887 7 » + Pouillon 13,332 14,294 7 » + Saint-Sever 15,762 15,322 » 2-1/2 + Mugron 10,343 10,038 » 3 + +Ce tableau me semble répandre un grand jour sur la question. On y +voit d'une manière claire que la prospérité a coïncidé constamment +avec la culture du pin, et qu'un état lentement progressif, +stationnaire, ou même rétrograde, a été le partage de la région des +labourables et de la vigne. + +En effet, si l'on partage ce tableau en deux séries, la première +comprend tous les cantons où la culture du pin est dominante, et +finit aux cantons de Roquefort et de Tartas (ouest), comme pour +constater que là où le pin s'arrête, là s'arrête aussi la prospérité +du pays.--La seconde série des 14 cantons qui présentent le moindre +accroissement, renferme précisément tous les cantons agricoles et +vinicoles du département. La grande lande et le Maransin n'y sont +pas plus représentés que la Chalosse et l'Armagnac dans la première. + +Ces deux séries présentent les résultats suivants: + + ---------------------------------------------------------------------------- + | CULTURES. | POPULATION. | | + | ----------------|--------------------------------| | + | VIGNES. PINS. | 1804 1841 AUGMENTATION. | | + | ----------------|--------------------------------| | + | hect. hect. | hab. hab. hab. | | + 1re série | 2,160 150,022| 89,910 127,463 37,553 | 42 p. 100 | + | | | | + 2e série | 18,093 16,821| 145,640 160,089 14,449 | 10 p. 100 | + | ------ ------- ------- ------- ------ --------- | + TOTAUX. 20,233 166,843| 235,250 287,552[38] 52,002 | 22 p. 100 | + ---------------------------------------------------------------------------- + + [Note 38: La différence, du reste insignifiante, qui se + trouve entre ce chiffre et celui de 288,077, porté au + dénombrement, prouvent d'erreurs d'additions qui se sont + glissées dans l'annuaire.] + +Dans le tableau de la population des cantons on remarquera quelques +faits qui semblent ne pas s'accorder avec ces déductions: 1º Dax et +Saint-Esprit, qui n'ont pas de pins, figurent en tête de l'échelle, +comme présentant une augmentation de population de 56 et 43 p. +100.--Mont-de-Marsan, qu'on s'attendrait à trouver dans la première +série, ne vient qu'en troisième ligne dans la seconde, et n'offre +qu'un accroissement de 19 p. 100.--Montfort, qui est un canton +vinicole, et qui, par ce motif, devrait être l'un des derniers du +tableau, a encore huit cantons au-dessous de lui, et présente une +augmentation de 11 p. 100. + +Mais, comme on va le voir, ces anomalies apparentes, bien loin +d'infirmer, confirment le système que j'émets. + +Remarquons d'abord qu'il s'agit des cantons où sont situées les +villes de Dax, Saint-Esprit et Mont-de-Marsan, dont la population +industrielle ne subit pas aussi directement que celle des campagnes +l'influence de l'agriculture, qui fait principalement l'objet de ces +recherches. + +Saint-Esprit n'avait que 4,946 habitants en 1804; il en a 7,324 +aujourd'hui. Sa situation à l'embouchure de l'Adour, son commerce, +sa garnison, ses établissements militaires, sa proximité de Bayonne, +expliquent ce développement. + +Dax ne produit pas de matières résineuses, mais il est l'entrepôt où +le Maransin vient faire ses ventes et ses achats. Dax a donc +prospéré par les mêmes causes qui feraient prospérer Bordeaux, si le +commerce de vins florissait et répandait la richesse dans la +Gironde, quoique par elle-même la commune de Bordeaux ne puisse pas +produire de vins. + +Passons à Mont-de-Marsan. D'abord ce canton serait considéré à tort +comme un de ceux où domine le pin. Il n'y en a que 9,828 hectares, +contre 8,147 hectares de labourables et 428 hectares de vigne. +L'impôt qu'il paie pour ses pins n'entre que pour 1/8 dans son +contingent. Il faut donc le ranger parmi les cantons agricoles qui +ressentent déjà l'influence de la culture du pin; et, sous ce point +de vue, la place qu'il occupe dans le tableau ne s'éloigne pas +beaucoup de celle qu'on aurait pu lui assigner _à priori_. Mais il +est facile de se convaincre que ce n'est pas la faute des pins si ce +canton ne figure pas à la première série. En effet, si l'on détache +des dix-neuf communes qui le composent les six communes qui offrent +le plus de superficie en _pignadas_, on trouve que dans ces six +communes, quoiqu'elles aient une très-forte proportion de +labourables, la population a augmenté de 33 p. 100, tandis que celle +du canton entier ne s'est accrue que de 19 p. 100. + + CULTURES. POPULATION. + + Labourables Pins 1804 1841 + + Saint-Pardon 659 906 596 788 + + Saint-Martin 591 985 578 699 + + Geloux 578 1,321 660 815 + + Campagne 744 743 881 1,052 + + Saint-Avit 418 787 435 501 + + Saint-Pierre 903 1,037 746 1,344 Augmentation, + ----- ------ ----- ----- + TOTAUX 3,893 5,779 3,896 5,199 33 p. 100. + +D'où il résulte clairement que, dans le canton de Mont-de-Marsan, la +culture du pin a eu les mêmes conséquences que dans le reste du +département. Ce qui a réduit l'augmentation de la population de ce +canton à 19 p. 100, c'est l'influence de la ville de Mont-de-Marsan +qui n'a pas plus d'habitants en 1841 qu'en 1804. Si l'on faisait +abstraction de la ville, le canton figurerait le dixième au tableau +_page_ 302, entre Arjuzanx et Saint-Vincent. Mais quelles sont les +causes de l'état stationnaire de notre chef-lieu? Il n'entre pas dans +mon sujet de les rechercher. Peut-être la diminution du commerce des +eaux-de-vie n'y est-elle pas étrangère; peut-être aussi nous +dissimule-t-il une partie de sa population. + +Il nous reste à étudier le canton de Montfort. Ce canton présente, +dans son ensemble, une augmentation de population de 11 p. 100. +C'est bien peu relativement à la région des pins; mais c'est encore +plus qu'on ne devait attendre d'un canton vinicole, d'après ce qui +se passe à Villeneuve, Gabarret, Saint-Sever et Mugron. Mais si le +canton de Montfort renferme quelques communes vinicoles, il en +contient aussi beaucoup d'agricoles. + +Quelles sont celles qui ont fait atteindre à l'ensemble du canton le +chiffre de 11 p. 100? C'est ce que nous allons reconnaître en +observant séparément ces deux catégories. (_Voir le tableau +ci-contre._) + +Ainsi, comme, en décomposant le canton de Mont-de-Marsan, nous nous +sommes assuré que s'il n'occupe pas un rang plus élevé dans +l'échelle de la prospérité départementale, ce n'est pas la culture +des pins qui l'a arrêté; de même, en analysant le canton de +Montfort, nous acquérons la certitude qu'il ne s'est maintenu au +vingtième rang que grâce à ses nombreuses communes agricoles. Si +l'on en détachait ces communes, il descendrait à un des rangs les +plus inférieurs, et ne serait dépassé en misère et en dépopulation +que par les cantons de Saint-Sever et de Mugron. + +Ces deux exemples nous avertissent que la circonscription cantonale est +encore trop étendue, qu'elle admet une trop grande variété de cultures +pour nous révéler d'une manière satisfaisante l'influence de chacune +d'elles sur la population, puisque ces influences ne nous apparaissent +que confondues. Il faut les séparer autant que possible; il faut +poursuivre la vérité jusque dans la circonscription communale. C'est +l'objet des cinq tableaux qui terminent cet écrit. + +DÉCOMPOSITION DU CANTON DE MONTFORT. + + +-----------+---------------------+---------------+------------+---------------------+-------------+ + | COMMUNES | CULTURES. | POPULATION. | COMMUNES | CULTURES. | POPULATION. | + |AGRICOLES. | Labourables| Vignes | 1801 | 1841 | VINICOLES.| Labourables |Vignes | 1801 | 1841| + | | hect. | hect. | hab. | hab. | | hect. |hect. | hab. | hab.| + +-----------+------------+--------+--------+------+------------+-------------+-------+-------+-----+ + |Clermont | 450 | 20 | 825 | 913 |Montfort | 190 | 350 | 1,574 |1,644| + |Garrey | 140 | 15 | 219 | 228 |Gamarde | 480 | 310 | 1,194 |1,336| + |Gousse | 110 | 6 | 151 | 216 |Laurède | 100 | 105 | 844 | 769| + |Hinx | 500 | 50 | 656 | 776 |Lourquen | 180 | 120 | 380 | 416| + |Louer | 120 | 4 | 112 | 149 |Nousse | 80 | 110 | 390 | 393| + |Ouard | 330 | 1 | 321 | 370 |Poyanne | 100 | 140 | 563 | 558| + |Ozourt | 240 | 22 | 287 | 350 |Poyartin | 590 | 170 | 970 | 983| + |Lier | 420 | 1 | 371 | 509 |Saint-Geours| 240 | 310 | 773 | 849| + |Sort | 480 | 30 | 826 | 943 | | | | | | + |Vicq | 250 | " | 290 | 344 | | | | | | + |Cassen | 170 | 43 | 348 | 466 | | | | | | + |Gibret | 110 | 76 | 237 | 292 | | | | | | + |Goos | 310 | 60 | 487 | 566 | | | | | | + |Préchacq | 410 | 60 | 491 | 584 | | | | | | + | +------------+--------+--------+------+ +-------------+-------+-------+-----+ + |TOTAUX | 4,040 | 388 |5,621 |6,076 | TOTAUX | 1,960 |1,700 | 6,688 |6,948| + +-----------+------------+--------+--------+------+------------+-------------+-------+-------+-----+ + |Proportion des vignes aux labourables, 1/10. | Proportion des vignes aux labourables, 1/2. | + |Augmentation de population, 19 p. 100. | Augmentation de population, 4 p. 100. | + +-------------------------------------------------+------------------------------------------------+ + +J'ai pris, dans le rapport de M. le Directeur, des contributions +directes, les vingt-deux communes qui offrent la plus forte +proportion de pins, et les vingt-deux communes qui présentent la +plus grande proportion de vignes, sans distinction de cantons et +d'arrondissements. Ces deux classes de communes forment le premier +et le dernier des cinq tableaux. Entre ces deux classes, il y en a +une qui ne contient que des labourables. Enfin, deux autres classes +marquent la transition, l'une entre le pin et les labourables, +l'autre entre les labourables et la vigne. À côté de chaque +commune, j'ai mis le chiffre de la population en 1804 et en 1841. +Par là nous découvrirons comment la population a été affectée, +non-seulement par chacune des trois grandes cultures du pays, mais +encore par la combinaison de deux de ces cultures. (_Voir pages 329 +à 333._) + +Comment n'être pas frappé des remarquables résultats que révèlent +ces tableaux? + +Ils nous font voir que dans notre département le mouvement de la +population s'est fait de la manière suivante: + + Augment.: 60 p. 100, dans la région des pins. + -- 31 -- dans la région intermédiaire entre les + pins et les labourables. + -- 16 -- dans la région des labourables. + -- 2 -- dans la région intermédiaire entre les + labourables et la vigne. + Diminut.: 4 -- dans la région de la vigne. + +Et il ne faut pas croire que ces deux chiffres: 60 pour 100 +d'augmentation, 4 p. 100 de diminution expriment les effets extrêmes +produits sur la population par les deux cultures que nous comparons. +Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait que nous fussions parvenus à +les étudier isolément. Mais il n'est pas de commune où il n'entre un +élément, les labourables, qui par son action, lentement progressive, +ne soit venu atténuer soit l'accroissement qui s'est manifesté dans +la région des pins, soit la dépopulation qui a décimé la région de +la vigne. Si l'on voulait dégager l'influence propre de ces deux +cultures, exclusivement à celle des labourables, il faudrait avoir +recours à une règle de proportion. Je crois qu'on arriverait à un +résultat très-approximatif par un raisonnement, rigoureux en +lui-même, et qu'on ne saurait ébranler qu'en révoquant en doute les +données officielles sur lesquelles il repose. + +Voici le problème à résoudre: + +Les vingt-deux communes où domine le pin présentent une augmentation +de 8,998 habitants sur 13,573, ou 60 p. 100. + +Les vingt-deux communes où domine la vigne présentent une diminution +de 899 habitants sur 20,224, ou 4 p. 100. + +En admettant que, dans ces communes, comme dans le reste du +département, les labourables aient favorisé, à raison de 16 p. 100, +la portion de population qui leur correspond, quelle est la part +d'augmentation et de diminution qu'il faut attribuer exclusivement +aux pins et aux vignes? + +La population est en raison des moyens d'existence, les moyens +d'existence ne sont autres que les revenus, et les revenus +proportionnels de chaque culture nous sont connus par le contingent +de leur contribution. De ces données, il est facile de déduire la +population qui correspond à chaque culture. + +Les contingents des vingt-deux communes de la première catégorie +sont: + + de 27,483 fr. pour les pins, + de 7,043 fr. pour les labourables. + +Les revenus sont proportionnels à ces contingents. + +La population est proportionnelle aux revenus. + +Donc les 13,573 habitants, population de 1804, correspondaient, +savoir: + + Aux pins 10,815 hab. + Aux labourables 2,758 + Faisant abstraction de l'augmentation cherchée, produite + par les pins, il faut ajouter celle qui est due aux + labourables, 16 p. 100 sur 2,758, soit 441 + -------- + En sorte que si les pins n'avaient exercé aucune + influence, la population de ces vingt-deux communes + serait aujourd'hui de 14,014 hab. + Mais elle est de 21,771 + --------- + Différence due exclusivement aux pins 7,757 + +Or une augmentation de 7,757 sur 10,815 équivaut à 71 p. 100. + + Les contingents des vingt-deux communes vinicoles sont + de 22,880 fr. afférents aux vignes, ce qui correspond à 11,709 hab. + + 16,742 fr. afférents aux labourables, ce qui correspond + à 8,515 + -------- + Population de 1804 20,224 + + Par l'action des labourables, qui implique un accroissement + de 16 p. 100 sur 8,515 habitants, cette population se + serait élevée de 1,373 + -------- + En sorte que, sans l'influence de la vigne, la population + de 1841 serait de 21,597 hab. + Mais elle n'est que de 19,325 + -------- + Déficit dû exclusivement à la vigne 2,272 + +Un déficit de 2,272 sur 11,709 équivaut à 19 p. 100. + +Ce qui ne veut pas dire autre chose, si ce n'est que, dans une +commune où il n'y aurait que des pins, la population aurait augmenté +de 71 p. 100; qu'elle aurait diminué de 19 p. 100 dans une commune +où il n'y aurait que des vignes, et qu'en _réalité_ les mouvements +progressifs et rétrogrades se sont accomplis, entre ces deux +limites, dans chaque circonscription, selon les proportions de ces +cultures combinées avec un troisième élément, les labourables. + +Voici donc en définitive la loi qui a présidé au mouvement de la +population dans le département des Landes: + + Pin augment. 71 p. 100 + 7/8 pin et 1/8 labourables. (tableau _page_ 329) -- 60 -- + 4/5 pin et 1/5 labourables. ( -- -- 330) -- 31 -- + Labourables ( -- -- 331) -- 16 -- + 2/3 labourables et 1/3 vign. ( -- -- 332) -- 2 -- + 1/2 labourables et 1/2 vign. ( -- -- 333) diminut. 4 -- + Vignes -- 19 -- + +Il résulte de là que, si une étendue de pins et une étendue de +vignes faisant vivre chacune cent personnes avaient été frappées à +l'origine d'un contingent égal, aujourd'hui ce contingent +subsisterait encore, quoique les mêmes pins offrent des moyens +d'existence a 171 personnes, et que les mêmes vignes ne puissent +plus faire vivre que 81 individus ou moins de moitié. + +Cela est bien injuste. Mais combien l'injustice est plus criante, si +dès l'origine le contingent fut mal réparti, comme je crois l'avoir +démontré dans la première partie de ce travail! + +Il m'en coûte beaucoup de fatiguer l'attention du lecteur sous le +poids de chiffres arides. Je ne puis cependant pas quitter la +question que je traite, sans le faire pénétrer dans les détails de +ce phénomène de dépopulation qui a frappé non-seulement la région de +la vigne, mais encore un rayon assez étendu autour de cette région, +comme pour mettre le nombre des hommes en rapport avec les _revenus +réduits_, tels que les a faits la législation des douanes et des +contributions indirectes. Le coeur se serre à l'aspect de la +détresse profonde que cette dépopulation implique. + +Forcé de me restreindre, je me borne à donner le relevé des +naissances et des décès, pendant une période de trente ans (de 1814 +à 1843), dans les quinze communes vinicoles inscrites les premières +au tableau _page_ 333. Quant aux sept autres communes, j'ai demandé +à MM. les Maires des états qui ne me sont pas parvenus. Le laps de +trente années a été divisé en deux périodes de quinze années +chacune, afin de faciliter la comparaison de l'état des choses +actuel avec la situation du pays à des époques antérieures. + + +-------------+-------------------------------+--------------------------------+ + | | PREMIÈRE PÉRIODE | DEUXIÈME PÉRIODE | + | +---------------+---------------+----------------+---------------+ + | DÉSIGNATION | Naissances. | EXCÉDANTS | Naissances. | EXCÉDANTS | + | des | | Décès.+---------------+ | Décès. +---------------+ + | COMMUNES. | | | de naissances.| | | de naissances.| + | | | | | décès.| | | | décès.| + +-------------+-------+-------+-------+-------+-------+--------+------+--------+ + | | | | | | | | | | + | Mugron | 1,175 | 959 | 216 | " | 949 | 1,284 | " | 335 | + | Nerbis | 283 | 229 | 54 | " | 179 | 267 | " | 88 | + | Laurède | 414 | 287 | 127 | " | 304 | 333 | " | 29 | + | Gamarde | 611 | 433 | 178 | " | 545 | 655 | " | 110 | + | Donzacq | 669 | 362 | 307 | " | 541 | 531 | 10 | " | + | St-Geours | 492 | 407 | 85 | " | 404 | 498 | " | 94 | + | Banos | 202 | 175 | 27 | " | 180 | 155 | 25 | " | + | Baigts | 469 | 303 | 166 | " | 400 | 367 | 33 | " | + | Lourquen | 172 | 127 | 45 | " | 176 | 162 | 14 | " | + | Montaut | 548 | 424 | 124 | " | 464 | 490 | " | 26 | + | Poyanne | 250 | 225 | 25 | " | 269 | 273 | " | 4 | + | Hauriet | 291 | 187 | 104 | " | 224 | 234 | " | 10 | + | Montfort | 702 | 462 | 240 | " | 638 | 588 | 50 | " | + | Nousse | 159 | 103 | 56 | " | 137 | 138 | " | 1 | + | St-Aubin | 432 | 343 | 89 | " | 404 | 470 | " | 66 | + | | | | | | | | | | + | TOTAUX | 6,809 | 5,026 | 1,843 | " | 5,814 | 6,445 | 132 | 763 | + +-------------+-------+-------+-------+-------+-------+--------+------+--------+ + +Je supplie le lecteur de donner à ces chiffres l'attention la plus +sérieuse. De 1814 à 1828, il y eut 6,869 naissances et 5,026 décès. +La population était progressive, chaque 1,000 habitants donnant 33 +naissances contre 24 décès. + +Mais de 1829 à 1843, les naissances sont tombées à 5,814 ou 27-1/2 +par 1,000 habitants, et les décès se sont élevés à 6,445 ou 30-1/2 +par 1,000 habitants. + +En sorte, et cela mérite attention, que cet état rétrograde de la +population vinicole, que j'avais d'ailleurs constaté par les +recensements, n'est pas l'oeuvre de quarante ans, comme on aurait pu +le croire, mais bien celle des quinze dernières années. Bien plus, +pour que sa densité absolue ait diminué, il a fallu qu'elle perdît, +par la mortalité ou l'émigration, non-seulement la différence +accusée par les dénombrements de 1804 et 1843, mais encore tout ce +qu'elle avait gagné pendant les vingt-cinq premières années de cette +période. (_Voir, au tome V, les pages 471 à 475._) + +C'est ainsi que les faits les mieux constatés viennent donner aux +lois de la population, révélées par la science, leur lugubre +consécration. + +«Les obstacles à la population qui maintiennent le nombre des +habitants au niveau de leurs moyens de subsistance, dit Malthus, +peuvent être rangés sous deux chefs: les uns agissent en _prévenant_ +l'accroissement de la population, et les autres en la _détruisant_ à +mesure qu'elle se forme.» + +Sur quoi M. Senior fait cette réflexion: + +«Malthus a divisé les obstacles à la population en _préventifs_ et +_destructifs_. Les premiers diminuent le nombre des naissances, les +seconds augmentent celui des décès; et comme son calcul ne se +compose que de deux éléments, la fécondité et la longévité, il n'y a +pas de doute que sa division ne soit complète.» + +On s'est élevé dans ces derniers temps contre cette doctrine. On lui +a reproché d'être triste, décourageante. Il serait heureux, sans +doute, que les moyens d'existence pussent diminuer, s'anéantir, sans +que pour cela les hommes en fussent moins bien nourris, vêtus, +logés, soignés dans l'enfance, la vieillesse et la maladie. Mais +cela n'est ni vrai ni possible; cela est même contradictoire. Je ne +puis vraiment pas concevoir les clameurs dont Malthus a été l'objet. +Qu'a donc révélé ce célèbre économiste? Après tout, son système +n'est que le méthodique commentaire de cette vérité bien ancienne et +bien claire: quand les hommes ne peuvent plus se procurer, en +suffisante quantité, les choses qui alimentent et soutiennent la +vie, il faut nécessairement qu'ils diminuent en nombre; et s'ils n'y +pourvoient par la prudence, la souffrance s'en chargera. + +Nous voyons clairement agir cette loi dans notre Chalosse. Les +métairies ne donnent plus les mêmes revenus, ou, en d'autres termes, +les mêmes moyens d'existence; aussitôt une prévoyance instinctive +diminue le nombre des naissances. On réfléchit avant de se marier. +Le père de famille comprend que le domaine ne peut plus faire vivre +qu'un moindre nombre de personnes, et il recule le moment d'établir +ses enfants; ou bien ses exigences s'accroissent et rendent les +unions plus difficiles, c'est-à-dire plus rares, et le nombre des +célibataires s'augmente. C'est ainsi qu'une contrée qui présentait +33 naissances par 1,000 habitants n'en donne plus que 27. + +Cependant la prudence, ou ce que Malthus appelle l'obstacle +préventif, ne suffit pas pour faire baisser la population aussi +rapidement que les revenus; il faut que l'obstacle répressif ou la +mortalité vienne concourir à rétablir l'équilibre. Puisque +l'abondance des choses a diminué, il faut qu'il y ait privation: la +privation entraîne la souffrance et la souffrance amène la mort. Les +métairies sont moins productives; par conséquent leur étendue, qui +avait été calculée pour un autre ordre de choses, tend à augmenter; +de deux métairies on en fait une, ou de trois deux. Dans la seule +commune de Mugron, vingt-neuf métairies ont été ainsi supprimées de +nos jours; ce sont autant de familles infailliblement vouées à une +lente destruction. Enfin, ce qui reste a moins de moyens de se +garantir contre la faim, le froid, l'humidité, la maladie; la vie +moyenne s'abrége, et en définitive, là où 1,000 habitants ne +donnaient que 24 décès, ils en présentent 30-1/2. + +Mais cette dépopulation, qui est bien l'_effet_ et le signe de la +misère, en est-elle aussi la _mesure_? Écoutons là-dessus les +judicieuses observations de M. de Chastellux.--«Les subsistances +sont la mesure de la population, dit-on; si les subsistances +diminuent, le nombre des hommes doit diminuer en même proportion. +Il doit diminuer sans doute; _en même proportion_, c'est une autre +affaire, ou du moins ce n'est qu'au bout d'un très-long temps que +cette proportion se trouve juste. Avant que la vie des hommes +s'abrége, que les sources de la vie s'altèrent, il faut que la +misère ait abattu les forces et multiplié les maladies. Lorsqu'elle +s'empare d'une contrée, lorsque les subsistances diminuent d'une +certaine quantité, d'un sixième, par exemple, il n'arrive pas qu'un +sixième des habitants meure de faim ou s'exile; mais ces infortunés +consomment en général un sixième de moins. Malheureusement pour eux, +la destruction ne suit pas toujours la misère, et la nature, plus +économe que les tyrans, sait encore mieux à combien peu de frais les +hommes peuvent subsister. Ils pourront encore être nombreux, mais +ils seront faibles et malheureux..... C'est alors qu'en prenant peu +on enlève beaucoup.» + +Oui, l'idée qu'on se ferait de la détresse de la rive gauche de +l'Adour serait bien incomplète, si on l'appréciait par les tables de +la mortalité. La décroissance du revenu n'atteint pas seulement +cette classe qui ne peut rien perdre sans être vouée à la mort. +Combien de familles tombent, avant de succomber, de l'opulence dans +la médiocrité, de la médiocrité dans la gêne, et de la gêne dans le +dénûment! Elles suppriment d'abord les dépenses de luxe, puis celles +de commodité, ensuite celles de convenance; elles descendent du rang +qu'elles occupaient dans la société. Interrogez ces maisons en +ruine, ces meubles délabrés, ces enfants dont l'éducation est +interrompue; ils vous diront que le niveau général s'abaisse au +moral comme au physique; que le monopole et le fisc, ces tyrans de +notre industrie, savent à combien peu de frais les hommes peuvent +subsister, et que malheureusement _la destruction ne suit pas +toujours la misère_. + +C'est alors, dit Chastellux, qu'en prenant peu on enlève beaucoup. +C'est alors, dirai-je, qu'une répartition vicieuse et injuste même +pour des temps meilleurs, devient intolérable et monstrueuse. + +Les faits que j'ai établis sont incontestables. Mais je ne doute pas +qu'on n'essaie d'ébranler la conclusion en niant ce principe, que la +population varie comme les moyens d'existence. «Nous n'acquiesçons +pas, pourra-t-on dire, à cette doctrine de Malthus. Dans la région +des pins, nous sommes plus nombreux qu'autrefois, sans doute; mais +il ne s'ensuit pas que le revenu de nos forêts ait augmenté. +Seulement il se partage entre un plus grand nombre de personnes.» + +Je me garderai bien de me livrer ici à de longues dissertations sur +le principe de la population. Je sais qu'il soulève des questions +qui sont encore controversées. Mais quant au principe lui-même, +quant à cet axiome que l'augmentation de la population est l'effet, +la preuve et le signe d'un accroissement correspondant de moyens +d'existence ou _de revenus_, je n'ai pas connaissance qu'il ait +jamais été mis en doute par aucun publiciste de quelque valeur; et +je crois ne pouvoir mieux faire que de placer ma démonstration sous +l'autorité d'un grand nombre d'écrivains, qui s'accordent tous sur +ce point, quelle que soit d'ailleurs la divergence de leurs opinions +et de leurs systèmes. + +«Quel est le signe le plus certain que les hommes se conservent et +prospèrent? C'est leur nombre et leur population.» (Rousseau, +_Contrat social_, chap. ix.) + +«Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre +commodément, il se fait un mariage. La nature y porte assez quand +elle n'est pas arrêtée par _la difficulté de la subsistance_.» +(Montesquieu, _Esprit des Lois_, liv. XXIII, chap. x.) + +«À côté d'un pain il naît un homme.» (Buffon, _Histoire +naturelle_.) + +«Au bout d'un certain nombre d'années, la population d'un pays +industrieux et commerçant se rapproche de la mesure des +subsistances.» (Necker, _de l'Administration des Finances_, chap. +IX.) + +«Pour vivre il faut se nourrir, et comme tout accroissement a un +terme, c'est là que la population s'arrête.» (Stewart, t. VI, p. +208.) + +«La population est en raison des moyens de subsistance et des +besoins. D'après ce principe, il y a un moyen d'augmenter la +population, mais il n'y en a qu'un: c'est d'accroître la richesse +nationale, ou, pour mieux dire, de la laisser s'accroître.» (J. +Bentham, _Théorie des peines et des récompenses_, liv. IV, chap. +IX.)[39] + + [Note 39: Il est peut-être bon de faire observer que tous les + auteurs cités jusqu'ici, y compris Chastellux et Bentham, + avaient écrit avant l'apparition du livre de Malthus.] + +«Le seul signe certain d'un accroissement réel et permanent de +population est l'accroissement des moyens de subsistance.» (Malthus, +liv. II, chap. XIII.) + +«La détresse influe prodigieusement sur les tables de la mortalité. +En thèse générale, on peut dire que, dans notre espèce, il existe +toujours des hommes autant et en proportion qu'ils savent et qu'ils +peuvent se procurer des moyens de subsistance.» + +«Il est certain que l'augmentation du nombre des individus est une +conséquence de leur bien-être.» (Destutt de Tracy, _Commentaire de +l'Esprit des Lois_; chap. XXII, liv. XXIII.) + +«La population d'un pays n'est jamais bornée que par ses produits; +la production est la mesure de la population.» (J. B. Say, _Cours +d'économie politique_, 6e partie, chap. II.) + +«Le revenu est la mesure de la subsistance et de l'aisance. Le +revenu est la mesure de l'accroissement de la population pour la +société comme pour la famille.» (Simonde de Sismondi, _Études sur +l'économie politique_, vol. II, p. 128.) + +«La population croît naturellement à mesure que les ressources pour +exister augmentent.» (Droz, _Économie politique_, liv. III, chap. +VI.) + +«Tant que les moyens de vivre s'accroissent, la population se +multiplie; quand ils restent stationnaires, la population reste +stationnaire; aussitôt qu'ils diminuent, la population diminue dans +la même proportion.» (Ch. Comte, vol. VII, pag. 6.) + +Qu'on me pardonne ce nombre inusité de citations; j'ai cru ne +pouvoir trop solidement établir un principe qui sert de base aux +plaintes et aux réclamations de mon pays. + +Mais après tout, et science à part, soutiendrait-on sérieusement +qu'il n'y a pas eu amélioration dans les revenus de la Lande et du +Maransin, détérioration dans ceux du Condomois et de la Chalosse? +Est-ce que le prix des matières résineuses et des vins est un +mystère? ou bien peut-il s'élever ou s'avilir d'une manière +permanente, sans que la condition des propriétaires et des métayers +s'en ressente? Prétendra-t-on que 156 individus vivent aujourd'hui +dans le canton de Castets sur un revenu identique à celui qu'on +proclamait autrefois insuffisant pour 100 personnes? Ils sont donc +bien misérables, forcés qu'ils sont de retrancher un tiers de leurs +dépenses, de se réduire d'un tiers dans toutes leurs consommations? +Eh bien, examinons encore la question sous ce point de vue. Voyons +si le nombre des hommes ne s'est accru, dans une portion du +département, que par des retranchements que chacun se serait imposés +sur ses consommations. Si nous venons à découvrir que les habitants +de la Lande sont pourvus de toutes choses aussi bien et mieux que +ceux de la Chalosse, il faudra bien reconnaître que cette +population additionnelle n'est pas venue partager des revenus +immuables, mais vivre sur des revenus nouveaux, qui se sont formés à +mesure, lesquels, en toute justice, doivent leur part d'impôt. + +M. le Ministre de l'agriculture et du commerce a fait publier une +statistique de la France. J'y ai relevé avec soin l'état de la +consommation, dans chacun de nos trois arrondissements. Il est à +regretter, sans doute, que nous ne puissions pas faire de semblables +relevés pour chaque canton, et même pour chaque commune; car plus +nous arriverions à une circonscription qui présentât d'une manière +tranchée une culture dominante, plus l'effet se rapprocherait de la +cause. Quoi qu'il en soit, le tableau suivant suffit pour éclairer +la question qui nous occupe. + +CONSOMMATION PAR HABITANT[40]. + + [Note 40: Il va sans dire que je n'assume pas sur moi la + responsabilité des faits statistiques consignés dans le + document officiel.] + + +-------------+----------------------------------+---------------------------------+ + | | Ier ARRONDISSEMENT. | IIe ARRONDISSEMENT. | + | | | | + | | Quantités. | Prix. | Valeurs. | Quantités. | Prix. | Valeurs. | + | +--------------+--------+----------+--------------+-------+----------+ + |CÉRÉALES. | | | | | | | + | | hect. lit. | fr. c. | fr. c. | hect. lit. | fr. c.| fr. c. | + |Froment | 0,55 | 15,20 | 8,36 | 0,97 | 14,90 | 14,45 | + |Méteil | 0,09 | 11,20 | 0,90 | 0,10 | 10,40 | 1,04 | + |Seigle | 2,26 | 7,93 | 17,92 | 0,37 | 9,24 | 3,42 | + |Maïs, millet | 1,70 | 7,12 | 12,10 | 2,62 | 9,13 | 23,82 | + | | ------ | | ------- | ------ | |------- | + |TOTAUX | 4,60 | | 39,38 | 4,06 | | 42,73 | + | | ====== | | ====== | ====== | | ====== | + |VIANDES. | | | | | | | + | | kil. | | | kil. | | | + |Boeuf | 1,66 | 0,70 | 1,16 | 1,52 | 0,65 | 0,99 | + |Veau | 0,55 | 0,70 | 0,38-1/2| 0,22 | 0,70 | 0,15 | + |Mouton | 1,67 | 0,60 | 1,00 | 0,48 | 0,65 | 0,31 | + |Agneau | 0,63 | 0,65 | 0,43 | 0,30 | 0,65 | 0,19-1/2| + |Porc | 10,64 | 0,65 | 6,92 | 10,31 | 0,65 | 6,70 | + |Chèvre | 0,09 | 0,30 | 0,27 | » | » | » | + | | ------- | | -------- | ------- | | -------- | + |TOTAUX | 15,24 | | 10,16-1/2| 12,84 | | 8,37-1/2| + | | ====== | | ====== | ====== | | ====== | + |BOISSONS. | | | | | | | + | | hect. lit. | | | hect. lit. | | | + |Vin | 2,19 | 7,85 | 17,29 | 0,67 | 8,80 | 6,90 | + |Eaux-de-vie | 0,00,_{53}| 45,00 | 0,25 | 0,00,_{22}| 50,00 | 0,11 | + | | ------- | | ------ | ------- | | ------ | + |TOTAUX | 2,19,_{53}| | 17,54 | 0,67,_{22}| | 7,01 | + +=============+==============+========+==========+==============+=======+==========+ + | | + | RÉCAPITULATION. | + | | + | fr. c. fr. c. | + | Céréales 39,28 42,73 | + | Viandes 10,16 8,37 | + | Boissons 17,54 7,01 | + | ------- ------- | + | TOTAUX 66,98 48,11 | + +----------------------------------------------------------------------------------+ + +Ce qu'il faut surtout comparer, c'est les consommations du premier +et du deuxième arrondissement, qui puisent leurs revenus, au moins +dans une forte proportion, à des sources différentes, puisque l'un +paie le double pour ses pins que pour ses vignes, et l'autre le +triple pour ses vignes que pour ses pins. + +Or, nous voyons que la consommation annuelle de chaque habitant du +premier arrondissement dépasse celle de chaque habitant du second, +de 54 litres pour les céréales, de 2 kil. 40 pour la viande, de 152 +litres pour le vin, et de 21 centilitres pour l'eau-de-vie. + +En argent la différence est moins forte, parce que, par des motifs dont +je ne me rends pas compte, le document officiel porte le seigle, le maïs +et le vin, à des prix beaucoup plus élevés à Saint-Sever qu'à +Mont-de-Marsan. Mais cette différence est encore de 8 fr. 87 c., en +faveur de l'habitant des Landes; et cette somme, multipliée par le +chiffre de la population du premier arrondissement, en 1836, établit une +supériorité de consommation, et par conséquent de revenu, de plus de +800,000 fr. du côté de l'arrondissement qui paie 35,000 fr. de moins de +contributions en principal. + +Cette inégalité dans la répartition de l'impôt se déduit plus +clairement encore de l'état ci-dessous, qui présente la valeur +totale des consommations pour les trois arrondissements. + + +------------------+--------------+--------------+-----------+ + | | MONT-DE-MAR. | SAINT-SEVER. | DAX. | + | +--------------+--------------+-----------+ + | | fr. | fr. | fr. | + | Froment | 784,189 | 1,499,908 | 848,371 | + | Méteil | 93,251 | 97,573 | 60,375 | + | Seigle | 2,175,885 | 357,016 | 775,705 | + | Maïs et millet | 1,183,030 | 1,991,262 | 2,746,440 | + | Vins | 1,602,970 | 536,782 | 1,059,416 | + | Eau-de-vie | 22,000 | 10,000 | 84,000 | + | Pommes de terre | 34,164 | 35,405 | 35,627 | + | Légumes secs | 28,888 | 37,960 | 47,708 | + | Viandes | 906,764 | 749,828 | 1,159,689 | + | | | | | + | TOTAUX | 6,831,141 | 4,815,734 | 6,817,331 | + +------------------+--------------+--------------+-----------+ + +On voit combien était dans l'erreur M. le Ministre de l'intérieur +lorsque, pour dissuader le Conseil général de reviser la +sous-répartition actuelle, il écrivait, le 14 octobre 1836, qu'il +n'était pas _probable_ qu'il fût survenu de changements marqués dans +le produit des vignes et des pins. Les faits révèlent une inégalité +sérieuse et profonde. Ainsi, en céréales, viandes et boissons, il +est consommé pour une valeur de + + 72 fr. 56 c. par chaque habitant du 1er arrondissement. + 64 71 -- -- du 3me -- + 54 60 -- -- du 2me -- + +Et cependant, dans les cantons de Saint-Sever, Mugron, Aire, chaque +habitant paie 3 fr. 24 c. de contribution en moyenne; tandis que +dans les cantons de Labrit, Parentis, Sore, Mimizan, Sabres, Pissos, +il ne paie que 1 fr. 86 c., d'où il résulte que pour les premiers de +ces cantons, _le rapport de l'impôt à la consommation_ est de 5 fr. +93 c. à 100, tandis qu'il n'est que de 2 fr. 56 c. à 100 pour les +seconds. + +Et il ne faut pas perdre de vue que chacune des trois grandes +circonscriptions du département admettant les trois cultures dont +nous recherchons l'influence, ces influences ne nous apparaissent +que confondues. Il est clair que dans le premier arrondissement, la +moyenne de 72 fr. 56 c. a été nécessairement dépassée à Parentis, +Sabres, Arjuzanx, Pissos, etc., si, comme il est permis de le +croire, elle n'a pas été atteinte à Gabarret et Villeneuve. Ce que +nous avons dit à cet égard, à propos de la population, s'applique, +par les mêmes motifs, à la consommation. + +Si l'on voulait se donner la peine de condenser en chiffres toutes +les considérations qui précèdent, voici les résultats auxquels on +arriverait: + +Le contingent de chacune des trois grandes cultures du département +est de + + 279,724 fr. pour les labourables, + 66,396 pour les vignes, + 75,888 pour les pins. + ---------- + TOTAL 422,008 fr. + +Ce qui implique que chacune d'elles concourt à un revenu de 1,000 +fr., selon le rapport des nombres: + + 663 -- 157 -- 180. + +C'est là le rapport qu'il s'agit de rectifier conformément aux +observations contenues dans les deux paragraphes de cet écrit. + +Dans le premier, nous avons vu que les évaluations avaient été +viciées par l'application de prix moyens inexacts, et d'un taux +d'intérêt uniforme. + +Pour les céréales, on avait adopté le prix commun de 14 fr. 28 c., +tandis que les mercuriales, de 1828 à 1836, n'accusent que 12 fr. 52 +c.--Préjudice fait aux labourables: 12-1/3 p. 100. + +Pour les vins rouges, on a opéré sur un prix moyen supposé de 42 +fr. Si l'on veut bien se reporter à ce que nous avons dit à ce sujet +(p. 286), on reconnaîtra qu'il n'y a certes pas exagération à +évaluer le préjudice fait aux vignes à 10 p. 100. + +Pour les résines, on a établi le prix de 2 fr. 50 les 50 kil. + +--En le portant à 3 fr. 50 c. on serait encore resté au-dessous de +la vérité. Les pins ont donc été favorisés dans la proportion de 40 +p. 100. + +Rectifiant le revenu des trois cultures selon ces bases, ils sont +entre eux comme: + + 582 -- 141 -- 252. + +D'un autre côté, si l'intérêt à 3 p. 100 pour les labourables et les +vignes, et 4 p. 100 pour les pins, eût prévalu sur le taux uniforme +de 3-1/2 p. 100, le revenu des deux premières cultures eût été +évalué à 16-2/3 p. 100 de moins, et celui de la troisième à 16-2/3 +p. 100 de plus; et leurs forces contributives se seraient trouvées +proportionnelles aux nombres: + + 553 -- 131 -- 210. + +La moyenne entre ces deux bases d'opération est de: + + 567 -- 136 -- 231. + +Et par conséquent le contingent de 422,008 fr. se serait réparti +comme suit: + + Pour les labourables 250,189 fr. au lieu de 279,724 + Pour les vignes 61,448 -- 66,396 + Pour les pins 104,371 -- 75,888 + --------- --------- + TOTAUX 422,008 fr. 422,008 fr. + +Telle eût dû être la répartition originaire, en supposant qu'il n'a +pas été commis, sur les _quantités produites_, des erreurs analogues +à celles que nous avons relevées sur les prix moyens et le taux de +l'intérêt. + +Telle elle devrait être encore, s'il n'était survenu aucun +changement dans la valeur productive des trois natures de cultures. + +Mais dans le second paragraphe de ce travail, nous avons constaté +que la population, et par induction le revenu, a varié comme suit: + + Les labourables ont _gagné_ 16 p. 100. + Les vignes ont _perdu_ 19 -- + Les pins ont _gagné_ 71 -- + +Les trois rapports ci-dessus: 567--136--231--doivent donc être +modifiés selon ces nouvelles données, et remplacés par ceux-ci: + + 657 -- 110 -- 395. + +D'où il suit, qu'en définitive le contingent de 422,008 fr. devrait +se répartir ainsi: + + Labourables 238,603 fr. au lieu de 279,724 fr. + Vignes 39,964 -- 66,396 + Pins 143,441 -- 75,888 + +En d'autres termes, l'impôt est trop élevé: + + Pour les labourables _d'un sixième._ + Pour les vignes _de plus d'un tiers._ + Celui des pins est atténué _de près de moitié._ + +Je ne puis m'empêcher de soumettre au lecteur, en terminant, +quelques réflexions qui ne s'écartent pas trop du sujet que je +traite. + +Une détresse effrayante s'est étendue sur une portion considérable +de notre département et y a si profondément affecté les moyens +d'existence, que les sources mêmes de la vie en ont été altérées. +Nous n'avons pas la statistique de toutes les consommations de notre +arrondissement, mais nous savons que la population ne consacre à ses +aliments, que 54 fr. au lieu de 72 fr. qu'on y affecte ailleurs. +Cependant les aliments sont la dernière chose sur laquelle on +s'avise d'opérer des retranchements. Et comme, d'ailleurs, il +existe parmi nous une classe aisée qui n'en est pas encore réduite à +se priver de pain et de vin, il faut en conclure qu'autant cette +classe dépasse la moyenne de 54 fr., autant les classes laborieuses +sont éloignées de l'atteindre. + +C'est ainsi que s'explique la dépopulation que constatent les +dénombrements et les actes de l'état civil. + +Ce lamentable phénomène se lie à une révolution agricole qui s'opère +sous nos yeux et qu'on n'a pas assez remarquée. + +La superficie des métairies s'était naturellement proportionnée à ce +qui était nécessaire, pour que la _part colone_ pût faire vivre une +famille de cultivateurs. + +Lorsque, par suite de la dépréciation des produits, cette part est +devenue insuffisante, le métayer est tombé à la charge du +propriétaire; et celui-ci s'est vu dans l'alternative ou de laisser +le domaine sans culture ou de prendre sur sa propre part, déjà +réduite, de quoi suppléer à celle du colon. + +Dès ce moment, l'aliment du métayer a été pesé, mesuré, restreint au +strict nécessaire. De plus, une tendance prononcée s'est manifestée +vers l'agrandissement des métairies. Ici des réunions se sont +opérées; là on a arraché des vignes pour agrandir les labourables. +Tous ces expédients ont un résultat et même un but commun: _diminuer +le nombre d'hommes_, rétablir l'équilibre entre la population et les +subsistances. + +Si cette évolution, avec les conséquences qu'elle entraîne, avait +pour cause quelque cataclysme physique, il faudrait gémir et baisser +la tête. Mais il n'en est pas ainsi; la Providence ne nous a pas +retiré ses dons, le ciel de la Chalosse n'est pas devenu d'airain, +le soleil et la rosée n'ont pas cessé de la féconder. Pourquoi donc +ne peut-elle plus nourrir ses habitants? + +Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver la raison. C'est +qu'ils ont été dépouillés de la _liberté d'échanger_, la plus +immédiatement utile à l'homme après la _liberté de travailler_. + +C'est donc la _législation_ qui est la cause de nos maux. Les +manufacturiers nous ont dit: «Vous n'achèterez qu'à nous et à notre +prix.» Le fisc: «Vous ne vendrez qu'après que j'aurai pris la moitié +de votre produit.» + +_La législation nous tue_, dans le sens le plus absolu du mot; et si +nous voulons vivre, il faut réformer la législation. (V. _le +Discours sur l'impôt des boissons_, t. V, p. 468.) + +Or une réforme dans la législation ne peut émaner que du corps +électoral. + +Mais comment remplit-il sa mission? + +En présence des maux sans nombre qui dépeuplent nos champs et nos +villes, que fait-il pour modérer l'action du fisc, pour restituer +aux hommes la faculté d'échanger entre eux, selon leurs intérêts, le +fruit de leurs sueurs? + +Ce qu'il fait? Il remet le mandat législatif à nos adversaires; il +va chercher des représentants dans les forges, dans les fabriques et +jusque dans les antichambres. + +On entend de toute part proclamer cette doctrine: «Les faveurs sont +au pillage; bien fou celui qui ne fait pas comme les autres.» + +Parmi les hommes qui tiennent ce langage, il en est qui ne songent +qu'à eux,--je n'ai rien à leur dire. Mais d'autres ne peuvent être +soupçonnés d'un tel égoïsme; leur fortune les met au-dessus des +combinaisons d'une ambition mesquine. Une raison sans réplique +constate, d'ailleurs, leur désintéressement personnel: s'ils +cherchaient leur propre avancement, ce n'est pas du droit électoral, +mais de la députation qu'ils se feraient un marchepied; et on les +voit décliner la candidature. + +Ce n'est donc pas à eux-mêmes, mais à l'esprit de localité qu'ils +sacrifient l'intérêt général. L'intérêt général est une chose +inaccessible, disent-ils. La machine est montée pour épuiser nos +malheureux compatriotes; il n'est pas en notre pouvoir de suspendre +son action, faisons du moins retomber sur eux, sous forme de grâces, +une partie de ce qu'elle leur arrache. + +Mais, je le demande, ces grâces, ces faveurs, quelque multipliées +qu'on les suppose, ont-elles aucune proportion avec les maux que je +viens de décrire? Qu'importe à ces paysans que l'inanition décime, à +ces artisans sans ouvrage, à ces propriétaires dont la plus âpre +parcimonie peut à peine retarder la ruine, qu'importe à ces victimes +du fisc et du monopole qu'une sous-préfecture, un siége au Palais, +aillent payer à l'Électeur en évidence le salaire de son +apostasie?--Rendez-leur _le droit d'échanger_, et vous aurez plus +fait pour votre pays que si vous lui aviez concilié la faveur du duc +de Nemours en personne, ou celle du Roi lui-même! + +Vous vous proclamez conservateurs. Vous vous opposez à ce que le +droit électoral pénètre jusqu'aux dernières couches sociales. Mais +alors soyez donc les tuteurs intègres de ces hommes frappés +d'interdiction. Vous ne voulez ni stipuler loyalement pour eux, ni +qu'ils stipulent légalement pour eux-mêmes, ni qu'ils s'insurgent +contre ce qui les blesse. Que voulez-vous donc?........... Il n'y a +qu'un terme possible à leurs souffrances,--et ce terme, les tables +de la mortalité le laissent assez entrevoir. + + +---------------------------------------------------------------+ + | RÉGION DES PINS. | + +----------------------+---------------------+------------------+ + | | CULTURES. | POPULATION. | + | COMMUNES. +------------+--------+--------+---------+ + | |Labourables.| Pins. | 1804. | 1841. | + +----------------------+------------+--------+--------+---------+ + | | hect. | hect. | hab. | hab. | + | Mimizan | 278 | 1,322 | 479 | 852 | + | Onesse | 367 | 4,728 | 687 | 1,008 | + | Lesperon | 670 | 5,190 | 683 | 1,060 | + | Pontenx | 392 | 2,661 | 740 | 1,486 | + | Mezos | 666 | 4,345 | 809 | 1,286 | + | Saint-Paul en B. | 259 | 1,736 | 348 | 772 | + | Comenzacq | 321 | 1,595 | 522 | 663 | + | Escource | 468 | 4,396 | 673 | 1,180 | + | Pissos | 600 | 3,500 | 1,477 | 2,066 | + | Parentis | 550 | 4,500 | 1,181 | 1,788 | + | Sainte-Eulalie | 180 | 2,000 | 271 | 475 | + | Ichoux | 300 | 4,000 | 542 | 841 | + | Gourbera | 194 | 979 | 206 | 303 | + | Labenne | 297 | 1,215 | 392 | 526 | + | Moliets | 154 | 1,643 | 293 | 404 | + | Messange | 226 | 2,332 | 321 | 430 | + | Magescq | 847 | 4,113 | 923 | 1,606 | + | Seignosse | 210 | 2,089 | 334 | 458 | + | Léon | 620 | 2,750 | 931 | 1,402 | + | Linx | 750 | 4,050 | 650 | 1,074 | + | Lit et Mix | 920 | 3,800 | 970 | 1,483 | + | Vieille-Saint-Girons | 580 | 2,400 | 131 | 608 | + | | | | | | + | | ------ | ------ | ------ | ------ | + | Totaux | 9,849 | 65,344 | 13,573 | 21,771 | + | | + | _Rapport des cultures:_ 7/8 pins, 1/8 labourables. | + | | + | _Mouvement de la population:_ Augmentation, 60 p. 100. | + | | + +---------------------------------------------------------------+ + + +---------------------------------------------------------------+ + | RÉGION DES PINS. | + +----------------------+---------------------+------------------+ + | | CULTURES. | POPULATION. | + | COMMUNES. +------------+--------+--------+---------+ + | |Labourables.| Pins. | 1804. | 1841. | + +----------------------+------------+--------+--------+---------+ + | | hect. | hect. | hab. | hab. | + | Geloux | 578 | 1,321 | 660 | 815 | + | Aureilhan | 116 | 388 | 217 | 305 | + | Bias | 74 | 281 | 107 | 169 | + | Argelouse | 160 | 1,000 | 329 | 396 | + | Calen | 320 | 2,000 | 533 | 600 | + | Luxey | 1,000 | 3,500 | 1,244 | 1,532 | + | Sore | 1,000 | 3,000 | 1,145 | 1,780 | + | Sabres | 1,042 | 2,705 | 1,679 | 2,524 | + | Lue | 314 | 2,103 | 503 | 790 | + | Trenzacq | 335 | 1,203 | 610 | 727 | + | Belhade | 200 | 1,200 | 384 | 518 | + | Moussey | 350 | 2,000 | 659 | 945 | + | Sagnac | 700 | 2,500 | 1,178 | 1,636 | + | Richet | 150 | 1,500 | 206 | 330 | + | Biscarrosse | 500 | 4,000 | 1,367 | 1,547 | + | Gastes | 70 | 800 | 211 | 259 | + | Sanguinet | 300 | 2,500 | 715 | 960 | + | Saint-Yaguen | 671 | 1,311 | 479 | 892 | + | Rion | 1,019 | 2,717 | 1,280 | 1,537 | + | Laluque | 596 | 1,227 | 560 | 698 | + | Saint-Vincent de Tyrosse| 385 | 466 | 558 | 754 | + | Herm | 558 | 2,578 | 783 | 851 | + | Cap-Breton | 182 | 793 | 586 | 968 | + | Soustons | 1,358 | 2,513 | 2,516 | 2,783 | + | Azur | 164 | 901 | 190 | 304 | + | Saint-Geours | 717 | 1,321 | 899 | 1,420 | + | Tosse | 316 | 752 | 493 | 698 | + | Sorts | 139 | 599 | 217 | 266 | + | Castets | 650 | 2,450 | 977 | 1,615 | + | Lévignac | 420 | 1,950 | 723 | 959 | + | Saint-Julien | 760 | 3,000 | 884 | 1,123 | + | Saint-Michel | 410 | 2,100 | 162 | 217 | + | Taller | 480 | 1,500 | 332 | 527 | + | | ------ | ------ | ------ | ------ | + | TOTAUX | 16,034 | 60,879 | 23,416 | 31,405 | + | | + | _Rapport des cultures:_ 4/5 pins, 1/5 labourables. | + | | + | _Mouvement de la population:_ Augmentation, 34 p. 100. | + | | + +---------------------------------------------------------------+ + + +-------------------------------------------------------+ + | RÉGION DES LABOURABLES. | + +-----------------------------------+-------------------+ + | | POPULATION. | + | COMMUNES. +--------+----------+ + | | 1804. | 1841. | + +-----------------------------------+--------+----------+ + | | hab.| hab. | + | Vielle-Soubiran | 273 | 471 | + | Grenade | 1,368 | 1,500 | + | Vignau | 605 | 601 | + | Cazères | 1,026 | 948 | + | Bordères | 159 | 524 | + | Losse | 711 | 1,027 | + | Estigarde | 267 | 307 | + | Lubbon | 361 | 420 | + | Cauna | 695 | 674 | + | Bas-Mauco | 223 | 202 | + | Renung | 1,110 | 945 | + | Duhort | 1,067 | 1,129 | + | Bahus | 549 | 533 | + | Latrille | 257 | 307 | + | Saint-Agnet | 352 | 385 | + | Lacajunte | 301 | 339 | + | Arboucave | 306 | 394 | + | Philondenx | 503 | 604 | + | Miramont | 832 | 927 | + | Samadet | 1,370 | 1,456 | + | Gouts | 538 | 475 | + | Pomarez | 1,765 | 2,115 | + | Saint-Martin-Juza | 1,974 | 2,515 | + | Saint-Larant | 664 | 855 | + | Biaudos | 694 | 834 | + | Orthevielle | 698 | 869 | + | Lannes | 921 | 1,131 | + | Saint-Martin | 1,101 | 1,340 | + | Onard | 321 | 370 | + | Lier | 371 | 509 | + | Vic | 290 | 344 | + | Saint-Cricq | 825 | 1,119 | + | Sainte-Colombe | 729 | 791 | + | | ------ | ------ | + | TOTAUX | 23,228 | 26,960 | + | | + | _Rapport des cultures:_ Tout labourables. | + | | + | _Mouvement de la population:_ Augmentation, 16 p. 100.| + | | + +-------------------------------------------------------+ + + +------------------------------------------------------+ + | RÉGION DES VIGNES. | + +-------------------+----------------+-----------------+ + | | CULTURES. | POPULATION. | + | COMMUNES. +----------------+--------+--------+ + | | Labourables. | 1804. | 1841. | + | | |Vignes.| | | + +-------------------+--------+-------+--------+--------+ + | | hect. | hect.| hab. | hab. | + | Bascons | 409 | 290 | 1,067 | 1,033 | + | Saint-Julien | 278 | 192 | 398 | 446 | + | Arthez | 284 | 214 | 408 | 449 | + | Fréche | 726 | 349 | 894 | 929 | + | Perquie | 764 | 272 | 748 | 775 | + | Audignon | 408 | 98 | 617 | 578 | + | Montgaillard | 1,446 | 314 | 2,126 | 1,977 | + | Larbey | 202 | 116 | 383 | 508 | + | Lahosse | 276 | 107 | 583 | 613 | + | Saint-Loubouer | 883 | 232 | 1,321 | 1,267 | + | Vielle | 638 | 140 | 858 | 895 | + | Urgons | 504 | 62 | 695 | 703 | + | Castelnau-Turs | 472 | 99 | 505 | 590 | + | Bastennes | 200 | 100 | 512 | 482 | + | Pouillon | 1,520 | 506 | 3,060 | 3,163 | + | Gibret | 110 | 76 | 237 | 292 | + | Poyartin | 590 | 170 | 970 | 983 | + | | ----- | ----- | ------ | ------ | + | TOTAUX | 9,170 | 3,337 | 15,382 | 15,683 | + | | + | _Rapport des cultures:_ 2/3 labourables, 1/3 vignes. | + | | + | _Augmentation de la population:_ 2 p. 100. | + | | + +------------------------------------------------------+ + + +------------------------------------------------------+ + | RÉGION DES VIGNES. | + +-------------------+----------------+-----------------+ + | | CULTURES. | POPULATION. | + | COMMUNES. +----------------+--------+--------+ + | | Labourables. | 1804. | 1841. | + | | |Vignes.| | | + +-------------------+--------+-------+--------+--------+ + | | hect. | hect. | hab. | hab. | + | Banos | 185 | 130 | 595 | 383 | + | Montaut | 470 | 274 | 1,060 | 1,180 | + | Mugron | 348 | 446 | 2,388 | 2,190 | + | Hauriet | 271 | 158 | 746 | 541 | + | Nerbis | 79 | 125 | 402 | 545 | + | Saint-Aubin | 317 | 240 | 930 | 809 | + | Baigts | 350 | 235 | 1,034 | 987 | + | Donzacq | 200 | 180 | 1,271 | 1,349 | + | Montfort | 190 | 350 | 1,574 | 1,644 | + | Gamarde | 480 | 310 | 1,194 | 1,336 | + | Laurède | 100 | 195 | 844 | 769 | + | Lourquen | 180 | 120 | 380 | 416 | + | Nousse | 80 | 110 | 390 | 393 | + | Poyanne | 100 | 140 | 563 | 558 | + | Saint-Geours | | | | | + | d'Auribat | 240 | 310 | 773 | 849 | + | Brassempouy | 600 | 150 | 1,023 | 1,016 | + | Momuy | 528 | 103 | 700 | 792 | + | Betbezer | 118 | 248 | 401 | 355 | + | Parleboscq | 870 | 991 | 1,330 | 1,359 | + | Lagrange | 389 | 340 | 612 | 604 | + | Mauvezin | 148 | 132 | 287 | 290 | + | Gaujacq | 400 | 130 | 927 | 960 | + | | ----- | ----- | ------ | ------ | + | TOTAUX | 6,643 | 5,417 | 20,224 | 19,325 | + | | + | _Rapport des cultures:_ 1/2 labourables, 1/2 vignes. | + | | + | _Mouvement de la population:_ Diminution, 4 p. 100. | + | | + +------------------------------------------------------+ + + + + +MÉLANGES + +DE L'INFLUENCE DES TARIFS FRANÇAIS ET ANGLAIS + +SUR L'AVENIR DES DEUX PEUPLES[41]. + + [Note 41: Extrait du _Journal des Économistes_, nº d'octobre + 1844. (_Note de l'éditeur._)] + + «Que si, pour démentir mes assertions, on les appelait du nom + d'utopies, nom merveilleusement propre à faire reculer les + esprits timides et à les enfoncer dans l'ornière de la routine, + j'inviterais ceux qui me répondraient ainsi à considérer + attentivement tout ce qui s'est fait depuis quelques années et ce + qui se fait encore aujourd'hui en Angleterre, et à dire ensuite + si, de bonne foi, on ne peut aussi bien le réaliser en France.» + (Prince de Joinville, _Notes sur l'état des forces navales_, + etc.) + + +La France s'engage chaque année davantage dans le régime protecteur. + +L'Angleterre s'avance, de session en session, vers le régime de la +liberté du commerce. + +Je me pose cette question: + +Quelles seront pour ces deux nations les conséquences de deux +politiques si opposées? + +Une explication préliminaire est nécessaire. + +On verra, dans la suite de cet écrit, que je ne sépare pas le régime +protecteur du système des _colonies à monopole réciproque_. Voici +pourquoi: + +La protection a pour objet d'assurer des consommateurs à l'industrie +nationale. Or, «les gouvernements, disait M. de Saint-Cricq, alors +ministre du commerce, ne pouvant _disposer que des consommateurs +soumis à leurs lois_, ce sont ceux-là qu'ils s'efforcent de réserver +au travail de leurs producteurs.» Si, par la protection, les +gouvernements entendent _disposer des consommateurs soumis à leurs +lois_, par les colonies ils s'efforcent de _soumettre à leurs lois +des consommateurs dont ils puissent disposer_. Une de ces politiques +conduit à l'autre; toutes deux émanent de la même idée, procèdent de +la même théorie, et ne sont, si je puis le dire, que les deux +aspects, intérieur et extérieur, d'une combinaison identique. + +Cela posé, j'ai à établir deux faits. + +1º La France s'engage de plus en plus dans la _vie artificielle_ de +la protection. + +2º L'Angleterre s'avance graduellement vers la _vie naturelle_ de la +liberté. + +J'aurai ensuite à résoudre cette question: + +3º Quelles seront, sur la _prospérité_, la _sécurité_ et la +_moralité_ des deux peuples, les conséquences de la situation dans +laquelle ils aspirent à se placer? + + +§ I.--Que la France développe, à chaque session, le régime +protecteur, c'est ce qui résulte surabondamment des dispositions qui +viennent périodiquement prendre place dans le vaste Bulletin de ses +lois. + +Depuis deux ans, elle a exclu les tissus étrangers de l'Algérie, +élevé les droits sur les fils anglais, renforcé le monopole du sucre +au profit des Antilles, et la voilà sur le point de repousser, par +aggravation de taxes, les machines et le sésame. + +Un mot sur chacune de ces mesures. + +On a repoussé de l'Algérie les produits étrangers. «C'est bien le +moins, dit-on, que nous exploitions exclusivement une conquête qui +nous coûte si cher.» Mais, en premier lieu, forcer la jeune colonie +d'acheter cher ce qu'elle pourrait obtenir à bon marché, restreindre +ses échanges et par suite ses exportations, est-ce bien là +favoriser sa prospérité? D'un autre côté, une telle mesure +n'est-elle pas le germe du contrat colonial, de ce contrat que j'ai +nommé _à monopole réciproque_, honte et fardeau des peuples +modernes, si inférieurs à cet égard aux nations antiques? Nous nous +réservons le monopole en Algérie; c'est fort bien. Mais +qu'aurons-nous à répondre aux colons, quand ils demanderont, par +réciprocité, à exercer un semblable monopole chez nous? +Manquaient-ils déjà de raisons spécieuses à faire valoir, et +fallait-il leur en fournir d'irrécusables? Le jour n'est pas éloigné +où ils nous diront: Vous nous forcez à acheter vos tissus; achetez +donc nos laines; nos soies, nos cotons. Vous ne voulez pas que vos +produits rencontrent chez nous de concurrence; éloignez donc la +concurrence qui attend les nôtres sur vos marchés. Ne sommes-nous +pas Français? N'avons-nous pas autant de droits que les planteurs +des Antilles à une juste réciprocité? Nous payons les capitaux à 10 +pour 100; nous travaillons d'un bras et combattons de l'autre: +comment pourrions-nous lutter contre des concurrences prospères et +paisibles? Prohibez donc les cotons des États-Unis, les soies +d'Italie, les laines d'Espagne, si vous ne voulez étouffer dans son +berceau une colonie arrosée de tant de sueurs, de tant de sang et de +tant de larmes.--En vérité, j'ignore ce que la métropole aura à +répondre. Sans cette malencontreuse ordonnance, nous aurions résisté +à de telles exigences sans blesser la justice ni l'équité. + +Vous êtes libres, dirions-nous aux colons, de porter ou de ne pas +porter vos capitaux en Afrique; c'est à vous de calculer les chances +relatives de leur placement au delà ou en deçà de la Méditerranée. +Libres d'acheter et de vendre selon vos convenances, vous êtes sans +droit pour réclamer de notre part l'aliénation d'une semblable +liberté. + +Aujourd'hui de telles paroles ne seraient que mensonge et dérision. + +Mais qu'ai-je besoin de prévoir l'avenir? Il est si vrai que tout +privilége métropolitain implique un privilége colonial correspondant, +que l'ordonnance à laquelle je fais allusion nous a déjà engagés dans +cette voie. Écoutons M. le ministre du commerce (_Exposé des motifs de +la loi des douanes_, page 37; séance du 26 mars 1844). + +«Pour nos produits, le régime de l'Algérie est la franchise entière +de toute taxe d'importation. Pour les marchandises étrangères, le +tarif était en général du quart du tarif métropolitain; il a été +élevé au tiers..... En outre, plusieurs produits fabriqués +(étrangers)..... ont reçu des taxes particulières propres à donner +une impulsion nouvelle à nos exportations.» + +Voilà pour le privilége de la métropole à l'égard de la colonie. +Voici maintenant pour le privilége de la colonie vis-à-vis de la +métropole: + +«Pour imprimer à nos transactions commerciales, en Afrique, +l'activité qu'elles peuvent avoir, _il ne suffit pas d'y protéger +nos produits, il faut encore que la consommation française s'ouvre_ +aux principales denrées que peuvent nous fournir et la colonisation +européenne qui se développe, et la population indigène _rangée sous +nos lois_. Nous avons dans ce but, par une autre ordonnance, dégrévé +de moitié la généralité des produits dont la culture et le commerce +de l'Algérie sont en mesure de pourvoir la métropole. + +Ainsi la première mesure que j'examine, quoiqu'en elle-même elle +puisse paraître de peu d'importance, a cependant une immense +gravité; car elle est la première pierre d'un édifice monstrueux +qui, je le crains, prépare à la France un long avenir de difficultés +et d'injustices. + +On a élevé les droits sur les fils et tissus de lin de provenance +anglaise. Ici c'est plus que de la protection, c'est de l'hostilité. +Quelle arme dangereuse que celle des _droits différentiels_! quelle +source de jalousies, de rancunes, de représailles! quel arsenal de +notes diplomatiques! quel fardeau, quelle responsabilité pour les +ministres! Que dirions-nous si les Espagnols décrétaient que les +draps du monde entier seront reçus chez eux au droit de 25 pour 100, +_excepté les draps français_, qui payeront 50 pour 100? + +Cette seconde mesure a donc, de même que la précédente, une haute +portée comme doctrine, comme symptôme, à cause du nouveau droit +public qu'elle introduit dans les relations internationales. +Puisse-t-il n'être pas fécond en tempêtes! + +Je ne reviendrai pas sur la lutte des deux sucres et sur la loi qui +leur a imposé une trêve éphémère plutôt qu'une paix durable. Je +dirai seulement que, puisqu'on trouvait que les prix du monopole +étaient un trop puissant excitant pour le sucre indigène, une chaude +atmosphère dans laquelle il se développait avec trop de rapidité, il +y avait un moyen simple de faire rentrer la jeune industrie dans le +droit commun et dans les conditions naturelles; c'était d'abolir ou +du moins d'amoindrir le monopole; c'est-à-dire de diminuer les +droits sur les sucres coloniaux et étrangers. Par là, on aurait +satisfait les colonies, étendu nos relations commerciales, favorisé +la consommation et par suite le placement des sucres rivaux; enfin, +et par-dessus tout, on aurait fait justice au public, que +malheureusement on oublie sans cesse dans ces sortes de questions, +ou dont on ne se souvient que pour en _disposer_, selon l'heureuse +expression de M. de Saint-Cricq, et _le réserver_, comme une proie, +_aux producteurs_. Cette mesure n'aurait pas froissé les fabricants +de sucre de betterave plus que celle qu'on a adoptée, et elle aurait +eu l'avantage, comme tout ce qui porte un caractère évident de +justice et d'utilité générale, d'arrêter la plainte sur les lèvres +de ceux-là mêmes qu'elle aurait atteints. La nouvelle industrie se +serait tenue pour avertie que le public n'avait pas d'engagement +envers elle; et ayant en perspective le régime de la liberté, elle +aurait su du moins dans quelles conditions elle devait vivre. C'eût +été à elle à s'y renfermer, et il eût été bien entendu que s'il lui +convenait de s'étendre au delà, c'était à ses périls et risques. +L'État anéantissait ainsi toutes les difficultés ultérieures. Au +lieu de cela, on a mieux aimé maintenir le monopole au sucre +colonial et étouffer le sucre indigène sous le fardeau des +taxes[42]. + + [Note 42: V. _Deux modes d'égalisation des taxes_, t. II, p. + 222. (_Note de l'éditeur._)] + +Bien plus, le gouvernement français n'a pas craint de proposer +l'_interdiction absolue_ de cette fabrication, principe monstrueux +qui renferme virtuellement la mort légale de toute liberté +industrielle et de tous les progrès de l'esprit humain. Je sais +qu'on me dira que l'abaissement des droits sur les sucres étrangers +et coloniaux eût laissé un vide au Trésor. J'en doute; mais, après +tout, c'est précisément ce que je veux prouver, savoir: qu'en +France, on fait si bon marché de la liberté du travail et de +l'échange, qu'on la sacrifie en toute rencontre et à la plus frivole +considération. + +Voici maintenant qu'on propose d'augmenter les droits sur les +machines. Sans doute on trouve que notre industrie manufacturière +n'a pas assez de difficultés à vaincre, puisqu'on veut lui imposer +des machines coûteuses et imparfaites? «Mais, dit-on, on fait en +France des machines excellentes et à bon marché.» Alors, à quoi bon +la protection? Messieurs les industriels ont double face, comme +Janus. S'agit-il d'obtenir des médailles, des primes d'encouragement +ou simplement de recruter des actionnaires, oh! alors ils sont +magnifiques; ils ont poussé leurs procédés à un point de perfection +inespéré; il n'y a pas de rivalité possible, et ils auront chaque +année 100 pour 100 à donner à leurs bailleurs de fonds. Mais est-il +question de monopole, de protection, ils se font petits, malhabiles, +inintelligents, toute concurrence les importune; et s'il fallait en +croire leur modestie, il y aurait plus de science dans le petit +doigt d'un ouvrier anglais que dans toutes les têtes du comité +Mimerel. + +Ce qui s'est passé à l'occasion des machines vaut la peine d'être +raconté. Il y a trois ans, un membre du Parlement anglais vint à +Paris pour négocier le traité de commerce. À cette époque, +l'Angleterre prélevait des droits élevés sur l'exportation des +machines. Le négociateur français vit là un obstacle au traité. On +était d'accord sur le reste: l'Angleterre recevait nos vins; nous +admettions sa poterie et sa coutellerie. «Mais, disait-on au député +de la Grande-Bretagne, la France manque de machines, surtout de +métiers à filer et à tisser le lin. Pour le coton, nous pourrions à +la rigueur nous suffire; mais pour le lin, il est indispensable que +vous nous laissiez arriver vos métiers francs de droits.» M. Bowring +revint en Angleterre. On réunit les filateurs de lin, et on leur +demanda s'ils renonceraient au monopole des machines anglaises. Ils +y consentirent, et la difficulté était levée, lorsque, comme on le +sait, le traité échoua devant la résistance des fabricants du Nord +et par des considérations politiques qu'il est inutile de rappeler. + +Qu'est-il arrivé cependant? La réforme commerciale de 1842 a balayé, +en Angleterre, les droits d'exportation sur les machines. Nous +voilà, sans condition, en possession de cet avantage que nous +réclamions avec tant d'insistance. Nos filatures de lin et de coton +vont avoir enfin des machines excellentes, franches de droit. Mais +voici bien une autre affaire. M. Cunin-Gridaine réclame un droit +prohibitif sur ces machines tant désirées, et, chose qui passe toute +croyance, les métiers à filer le coton, dont on pouvait se passer, +ne payeront que 30 francs par 100 kilogrammes, et les métiers à +filer le lin, dont on était si envieux, auront à supporter un droit +de 50 francs! Mais telle est la nature de la protection: elle laisse +entrer ce dont nous n'avons que faire et repousse ce dont nous avons +le plus besoin. + +Je ne rappellerai ici la proposition faite par le ministre des +finances, d'élever les droits sur le sésame, que parce que le génie +de la protection, ou plutôt du monopole, s'y montre dans toute sa +nudité. C'est lui sans doute qui a inspiré les mesures que je viens +d'examiner, mais secrètement pour ainsi dire, en s'environnant de +prétextes, en mettant ses intérêts et ses vues derrière des +questions fiscales et coloniales. Mais quant au sésame, il n'y a pas +moyen d'invoquer le patriotisme, l'orgueil national, les besoins de +la navigation, la haine de l'étranger, etc., etc. Il faut bien +avouer franchement qu'on élève le droit uniquement _parce que le +sésame rend plus d'huile que le colza_. On avait cru que cette +graine rendait 20 pour 100 d'huile, et on l'avait soumise à un droit +égal à 1. On s'aperçoit que ce rendement est de 40 pour 100, et l'on +élève le droit à 2. Si plus tard une autre plante se présente qui +donne 60 pour 100, on portera le droit à 3 ou 4, et ainsi de suite, +repoussant les produits en proportion de ce qu'ils sont riches et +précisément parce qu'ils sont riches. C'est bien là le caractère de +la protection dans toute sa sincérité, débarrassée des prétextes, +des sophismes, des faux exposés sous lesquels elle se déguise quand +elle le peut. Ici elle se présente toute franche et toute nue. Ici +le monopole ne prend pas des voies tortueuses; il dit: L'étranger +possède un végétal riche et productif; c'est un bienfait de la +nature qu'il veut partager avec mon pays. Mais moi j'ai une plante +relativement pauvre, inféconde, et je veux forcer mon pays à s'en +contenter. Le consommateur est une matière inerte dont le +gouvernement _dispose_; j'entends qu'il _le réserve_ à mes +produits.--Et le gouvernement d'accéder à l'injonction. + +J'ai examiné la politique du gouvernement français, en matière de +douanes et d'échanges internationaux, politique manifestée par une +foule de mesures restrictives; et comme, à ce que je crois, on ne +pourrait pas en citer une seule prise par lui dans un sens libéral, +je suis fondé à dire que _la France s'engage chaque année davantage +dans le régime de la protection_. C'est la première proposition que +j'avais à établir. + +Toutefois ce n'est point en vue de ces modifications rétrogrades que +j'énonce cette proposition, sous une forme aussi générale. Je ne +suis pas de ceux qui pensent qu'on peut conclure de quelques actes +du gouvernement à la persistance d'un système. Les gouvernements ne +sont pas toujours l'expression de l'opinion publique. Souvent même +ces deux puissances agissent momentanément en sens contraire; et +comme nos constitutions modernes ont pour objet de faire tôt ou tard +triompher l'opinion, je ne me hasarderais pas à dire, en vue de +quelques ordonnances restrictives, que la France tend à s'isoler des +autres nations, si je pouvais penser que l'opinion désapprouve ces +mesures. + +Mais il n'en est pas ainsi. Loin que les mesures dont je viens de +parler aient été prises contrairement au voeu public, je suis porté +à croire qu'en les adoptant, l'administration a obéi, et peut-être +avec répugnance, à la toute-puissance de l'opinion; et puisque c'est +à elle surtout qu'appartient l'avenir, il doit m'être permis +d'étudier le rôle qu'elle joue dans la question qui nous occupe. + +Les économistes se plaisent à représenter le système prohibitif comme un +édifice antique, vermoulu, qui croule de toutes parts: «Soutenu, +disent-ils, par quelques intérêts privilégiés, il pèse sur les masses, +et il porte en lui-même tous les éléments d'une prochaine destruction.» +Ils ont raison sans doute d'attribuer de grandes et générales +souffrances à ce système; mais ils me semblent se faire complétement +illusion quand ils s'imaginent que ces souffrances sont clairement +aperçues par les masses et distinctement rattachées à la cause qui les +produit. Il n'est plus vrai de dire que le monopole ne rallie à lui que +quelques intérêts isolés; il est devenu malheureusement le patrimoine de +toutes les grandes industries, et particulièrement de celles qui +confèrent l'influence politique. «Protéger, disait encore M. de +Saint-Cricq, dans l'exposé des motifs de la loi qui organisa et +consolida définitivement le régime prohibitif en France; protéger +l'industrie agricole, toute l'industrie agricole, l'industrie +manufacturière, toute l'industrie manufacturière, c'est le cri qui +retentira toujours dans cette Chambre.» On ne sait pourquoi le ministre +oublie de parler de l'industrie commerciale, puisque la navigation a +aussi sa large part de protection. + +Ainsi les agriculteurs, les propriétaires, les manufacturiers, les +capitalistes qui leur font des avances, les armateurs, les ouvriers +des fabriques, les fermiers et métayers, les marins, les classes les +plus influentes et les plus nombreuses ont été rattachées au régime +restrictif. Sans doute la protection, dont l'injustice est évidente +quand elle est le privilége de quelques-uns, devient illusoire quand +elle s'exerce _par tous sur tous_. Mais il arrive alors que, chacun +fermant les yeux sur les monopoles qu'il subit pour conserver celui +qu'il exerce, le système entier jette dans tous les esprits des +racines profondes. + +Sur quel fondement alléguerait-on que l'opinion publique est +favorable en France à la liberté du commerce, quand on ne pourrait +pas citer _une seule parole_ prononcée dans l'une ou l'autre Chambre +en faveur de cette liberté, si ce n'est peut-être l'exclamation d'un +député? De toutes les parties de l'enceinte législative, on +réclamait des _représailles_ contre le nouveau tarif des États-Unis: +«Il n'est pas bien certain, dit un député, que les représailles ne +soient aussi funestes à ceux qui s'en servent qu'à ceux contre qui +on les dirige.» Ce député était sans doute de l'opposition dite +_avancée_? Point du tout: c'était M. Guizot. + +L'amour du monopole, le penchant à exploiter le public paraît être +enfoncé si avant dans nos moeurs, qu'il se montre là où on +s'attendrait le moins à le trouver. Les négociants, ne faisant de +profits que sur les échanges et les transports, devraient, ce +semble, être ennemis de tout ce qui tend à les restreindre. Eh bien, +dans des pétitions émanées de Bordeaux, du Havre, de Nantes, +pétitions dirigées contre les restrictions commerciales, après avoir +fait parade des doctrines les plus larges, ils ont trouvé le moyen +de réclamer pour eux un privilége, et sous une forme assurément peu +déguisée. Ils demandaient que, par une combinaison de tarifs, les +produits lointains fussent astreints à voyager _à l'état le plus +grossier_, afin de fournir plus d'aliment à la navigation. (V. pages +240 et suiv.) + +Aux causes générales qui tendent à perpétuer chez nous l'esprit de +monopole, il faut en ajouter une particulière, qui agit avec tant +d'efficacité qu'elle mérite d'être dévoilée. + +Chez les peuples constitutionnels, la vraie mission de l'opposition +est de propager, de populariser les idées progressives, de les faire +pénétrer d'abord dans les intelligences, ensuite dans les moeurs, et +enfin dans les lois. Ce n'est point là proprement l'oeuvre du +pouvoir. Celui-ci résiste au contraire; il ne concède que ce qu'on +lui arrache, il ne trouve jamais assez longue la quarantaine qu'il +fait subir aux _innovations_, afin d'être assuré qu'elles sont des +_améliorations_. Or, il est malheureusement entré dans les +combinaisons des chefs de l'opposition de déserter les idées +libérales, en matière de relations internationales, en sorte qu'on +ne voit plus par quel côté pourrait nous arriver la liberté du +commerce. + +Cet état des choses politiques étant donné, il est aisé d'imaginer +tout le parti qu'ont dû en tirer les industries privilégiées. Elles +n'ont plus perdu leur temps à systématiser le monopole, à opposer +_la théorie de la restriction à la théorie de l'échange_. Non, le +privilége a compris ce qui pouvait prolonger son existence; il a +compris que, pour prévenir tout traité de commerce, toute union +douanière, pour continuer à puiser paisiblement dans les poches du +public, il fallait _irriter_ les peuples les uns contre les autres, +empêcher toute fusion, tout rapprochement, les tenir séparés par des +difficultés politiques, et rendre une conflagration générale +toujours imminente. Dès lors, au moyen de ses comités, de ses +cotisations, il a porté toutes ses forces, toute son activité, toute +son influence du côté _des haines nationales_. Il a soudoyé le +journalisme parisien, lui créant ainsi un intérêt pécuniaire, outre +l'intérêt de parti, à envenimer les questions extérieures; et l'on +peut dire que cette monstrueuse alliance a détourné notre pays des +voies de la civilisation. + +Au milieu de ces circonstances la presse départementale, la presse +méridionale surtout, eût pu rendre de grands services; mais soit +qu'elle n'ait pas aperçu le mobile de ces machiavéliques intrigues, +soit que tout cède en France à la crainte de _paraître_ faiblir +devant l'étranger, toujours est-il qu'elle a niaisement uni sa voix +à celle des journaux stipendiés; et aujourd'hui le privilége peut se +croiser les bras en voyant les hommes du Midi, hommes spoliés et +exploités, faire son oeuvre comme il eût pu la faire lui-même, et +consacrer toutes les ressources de leur intelligence, toute +l'énergie de leurs sentiments à consolider les entraves, à perpétuer +les extorsions qu'il lui plaît de nous infliger. + +Cette faiblesse a porté ses fruits. Pour repousser les accusations +dont il est accablé, le gouvernement n'avait qu'une chose à faire, +et il l'a faite. Il a sacrifié une portion du pays. + +Qu'on se rappelle le fameux discours de M. Guizot (29 février 1844). +M. le ministre lui-même oserait-il dire qu'il y a injustice à le +paraphraser ainsi: + +«Vous dites que je soumets ma politique à la politique anglaise; +mais voyez mes actes. + +«Il était juste de rendre aux Français _le droit d'échanger_ +confisqué par quelques privilégiés; j'ai voulu entrer dans cette +voie par des traités de commerce. Mais on a crié: _À la trahison!_ +et j'ai rompu les négociations. + +«S'il faut que les Français achètent au dehors des fils et tissus de +lin, je pensais qu'il valait mieux pour eux en obtenir _plus que +moins_, pour un prix donné. Mais on a crié: _À la trahison!_ et j'ai +établi des droits différentiels. + +«Il était de l'intérêt de notre jeune colonie africaine d'être +pourvue, à bas prix, de toutes choses, afin de croître et prospérer. +Mais on a crié: _À la trahison!_ et j'ai livré l'Algérie au +monopole. + +«L'Espagne aspirait à secouer le joug d'une de ses provinces; +c'était son intérêt, c'était le nôtre, mais c'était aussi celui des +Anglais. On a crié: _À la trahison!_ et pour étouffer ce cri +importun, _j'ai maintenu ce que l'Angleterre voulait renverser_, à +savoir l'exploitation de l'Espagne par la Catalogne.» + +Voilà donc où nous en sommes. La machine de guerre de tous les +partis, c'est _la haine de l'étranger_. À gauche, à droite, on s'en +sert pour battre en brèche le ministère; au centre, on fait pis, on +la traduit en actes pour faire preuve d'indépendance, et le monopole +arrive à toutes ses fins avec ce seul mot: _À la trahison!_ + +Où tout cela nous mènera-t-il? je l'ignore. Mais je crois que ce jeu +des partis recèle des dangers, et je m'explique pourquoi le général +Cubière demandait que l'armée fût portée à 500,000 hommes; pourquoi +l'opinion alarmée réclame une puissante marine; pourquoi la France +fortifie la capitale et paye 1 milliard et demi d'impôts. + + +§ II.--Pendant que ces choses se passent en France, examinons les +tendances de l'économie politique anglaise, manifestées d'abord par +les actes législatifs, ensuite par les exigences de l'opinion. + +On sait que, par son fameux acte de navigation, l'Angleterre entra +dans les voies du monopole que lui avaient frayées les républiques +italiennes et Charles-Quint. Mais tandis que cette politique égoïste +et imprévoyante avait produit en Espagne et en Italie de si +déplorables résultats, elle n'empêcha pas la Grande-Bretagne de +s'élever à cette haute prospérité, qui a tant contribué à +populariser en Europe le système auquel on s'est empressé de +l'attribuer. Ce n'est que de nos jours, que l'Angleterre commence à +comprendre qu'elle s'est enrichie non _par_ les prohibitions, mais +_malgré_ les prohibitions. C'est de l'administration de M. Huskisson +que date cette halte dans la politique de restriction. + +Ce grand ministre, malgré le désavantage de lutter contre une +opinion publique encore incertaine, voulut inaugurer la politique +libérale par des résolutions décisives. Il s'attaqua aux monopoles +des fabricants de soieries, des brasseurs, des producteurs de +laines, et enfin au plus populaire, je dirai même au plus national +de tous les monopoles, celui de la navigation. L'altération qu'il +fit subir à l'acte de Cromwell fut si sérieuse et si profonde, +qu'elle a amené ce fait que je trouve dans un journal anglais du 18 +mai 1844: «Du 10 avril au 9 mai, il est entré à Newcastle +soixante-quatre bâtiments chargés de grains, dont soixante-un sont +étrangers.» + +On conçoit sans peine quelle lutte M. Huskisson eut à soutenir pour +faire passer une réforme si dangereuse pour cette _suprématie +navale_, si chère aux Anglais. _L'empire des mers!_ tel était le cri +de ralliement de ses adversaires, auquel il répondit par ces nobles +paroles, que je ne puis m'empêcher de rappeler ici, parce qu'elles +signalent l'heureuse incompatibilité qui existe entre la liberté +commerciale et ces jalousies nationales, triste cortége du régime +protecteur: «J'espère bien que je ne ferai plus partie des conseils +de l'Angleterre, quand il y sera établi en principe qu'il y a une +règle d'indépendance et de souveraineté pour le fort et une autre +pour le faible, et lorsque l'Angleterre, abusant de sa supériorité +navale, exigera pour elle soit dans la paix, soit dans la guerre, +des droits maritimes qu'elle méconnaîtra pour les autres, dans les +mêmes circonstances. De pareilles prétentions amèneraient la +coalition de tous les peuples du monde pour les renverser.» + +On n'a pas oublié la crise industrielle, commerciale et financière +qui désola l'Angleterre, vers la fin de l'administration de lord +John Russell. Au milieu d'une détresse générale, en face des guerres +de la Chine et de l'Afghanistan, en présence du déficit, il semble +que le moment était mal choisi pour développer la grande réforme +douanière et coloniale essayée par Huskisson. C'est pourtant dans +ces circonstances que le cabinet whig présenta un projet qui +n'allait à rien moins qu'à détruire presque entièrement le régime de +la protection et à révoquer le contrat de _monopole réciproque_ qui +lie l'Angleterre à ses colonies. C'est une chose étrange, pour une +oreille française, qu'un langage ministériel semblable à celui que +tenaient alors les chefs de l'administration britannique. «Les taxes +n'emplissent plus le trésor, disaient-ils; il faut se hâter _de les +diminuer_, afin que le peuple vive mieux, ait plus de travail, +consomme davantage et prépare ainsi, pour l'avenir, un aliment au +revenu public. Laissons entrer le froment, le sucre, le café, à des +droits modérés. Débarrassons-nous du monopole qu'exercent sur nous +nos colonies, à la charge par nous de renoncer à celui que nous +exerçons sur elles. Par là nous les appellerons à l'indépendance, à +la prospérité; et délivrés des dépenses et des dangers qu'elles +entraînent, nous n'aurons avec elles et avec le monde que des +relations libres et volontaires.» + +Il est vrai de dire que cette foi entière dans la solidité des +doctrines sociales, cette adhésion sans réserve à ce grand principe: +_Il n'y a d'utile que ce qui est juste_, en un mot, cette politique +audacieuse des whigs, rencontra une opposition énergique dans +l'aristocratie, les fermiers et les planteurs des Antilles; et l'on +doit même avouer que cette opposition eut l'assentiment de l'opinion +publique, puisqu'un appel au corps électoral eut pour résultat la +chute du ministère Melbourne. Mais n'est-ce rien, au moins comme +fait symptomatique, que cette tentative d'un parti influent, d'un +parti toujours prêt à s'emparer du timon de l'État, que cet effort +pour faire entrer immédiatement dans la pratique des affaires ces +grands principes sociaux que nous devions croire relégués, pour +longtemps encore, dans les écrits des publicistes et dans la poudre +des bibliothèques? Et faut-il s'étonner si cette tentative radicale +a échoué, sur la terre natale du monopole, dans ce pays où les +priviléges aristocratiques, économiques, politiques, religieux, +coloniaux sont si puissants et si étroitement unis? + +Mais enfin, voilà la liberté condamnée; voilà le privilége au +pouvoir, dans la personne de sir Robert Peel, porté et soutenu par +une majorité compacte de vieux torys. Voyons, étudions les +doctrines, les actes de ce nouveau cabinet, qui a reçu mission +expresse de maintenir intact l'édifice du monopole. + +Son premier empressement est de proclamer son adhésion aux doctrines +de la liberté commerciale. «Il faut arriver, dit sir Robert, à ce +que tout Anglais puisse librement acheter et vendre partout où il +pourra le faire avec le plus d'avantage.» Son collègue, sir James +Graham, en citant ces paroles, devenues proverbiales en Angleterre, +les caractérise ainsi: «C'est la politique du sens commun.» + +Il ne faut pas croire que sir Robert, en ajournant la réalisation +de la doctrine libérale, s'abrite, comme on devrait s'y attendre, +derrière ce prétexte si spécieux et si répandu: le défaut de +réciprocité de la part des autres nations. Non, il a dit encore: +«Réglons nos tarifs selon nos intérêts, qui consistent à mettre les +produits du monde à la portée de nos consommateurs; et si les autres +peuples veulent payer cher ce que nous pourrions leur donner à bon +marché, libre à eux!» + +Comparons maintenant les actes à ces déclarations de principes, et +si nous trouvons que la pratique n'est pas à la hauteur de la +théorie, nous reconnaîtrons du moins que ces actes ont une +signification à laquelle on ne saurait se méprendre, si l'on ne perd +pas de vue que le ministère anglais agit au milieu d'immenses +difficultés financières et sous l'influence du parti qui l'a porté +au pouvoir. + +La première mesure que prit sir Robert Peel, ce fut de faire un +appel aux riches pour combler le déficit. Il soumit à une taxe de 3 +pour 100 tout revenu dépassant 150 liv. sterl. (fr. 3,250), quelle +qu'en fût la source, terres, industries, rentes sur l'État, +traitements, etc. Cette taxe doit durer trois ou cinq ans. + +Au moyen de cette taxe sur le revenu (_income-tax_), sir Robert Peel +espérait non-seulement combler le déficit annuel, mais encore avoir, +après chaque exercice, un excédant disponible. + +À quoi fallait-il consacrer cet excédant? Évidemment à quelque +mesure propre à relever les impôts ordinaires, de manière à pouvoir +se passer, après trois ou cinq ans, de l'_income-tax_. + +Je ne sais ce qu'on aurait imaginé, de ce côté-ci du détroit, en +semblable conjoncture; quoi qu'il en soit, le cabinet tory proposa +d'abaisser le tarif des douanes de manière à produire, dans les +revenus déjà en déficit, un nouveau vide égal à cet excédant attendu +de l'_income-tax_. Il espérait qu'au bout des trois ou cinq années, +cet allégement des droits favorisant la consommation, et par là le +revenu public, l'équilibre des finances serait rétabli. + +Faire monter les recettes par un dégrèvement de taxes, c'est, il +faut l'avouer, un procédé hardi et encore inconnu chez un grand +nombre de peuples. + +Au reste, il est peut-être bon de remarquer ici que sir Robert Peel +n'avait pas le mérite de l'invention. C'est une politique qui a été +constamment suivie, depuis la paix, soit par les whigs, soit par les +torys, que de chercher dans la diminution des taxes des ressources +pour le trésor. Seulement, ce que les précédents cabinets avaient +fait pour les taxes intérieures (et je citerai entre autres la +réforme postale), sir Robert l'a appliqué aux droits de douane. Par +là, il a introduit un germe de mort au coeur du régime prohibitif. + +M. Dussard a déjà fait connaître dans ce journal les réductions +opérées à cette époque sur les tarifs anglais. Je rappellerai ici +les principales. + +Voici comment fut modifiée l'échelle progressive (_sliding scale_) +des droits sur les céréales: + + +--------------------------------+-------------------------------------+----------------------------+ + | DÉNOMINATIONS. | DROITS ANCIENS. | DROITS NOUVEAUX. | + | | D'ORIGINE | des | D'ORIGINE | des | + | | étrangère. | COLONIES. | étrangère. | COLONIES. | + +--------------------------------+-------------------+-----------------+-------------+--------------+ + | | | liv. sch. d. |liv. sch. d. | liv. sch. d.| + | | | | | | + | Boeufs | Prohibé. | " " " | 1 " " | " 10 " | + | Veaux | -- | " " " | " 10 " | " 5 " | + | Moutons | -- | " " " | " 3 " | " 1 6 | + | Cochons | -- | " " " | " 5 " | " 2 6 | + | Viande de boeuf le quintal | -- | " " " | " 8 " | " 2 " | + | Viande de porc le quintal | -- | " " " | " 8 " | " 2 " | + | Bière 32 litres | 3 liv. 6 sch. " d.| " " " | 2 " " | 1 " " | + | Boeuf salé | " 12 " | " " " | " 8 " | " 2 " | + | Farine | " 3 " | " " " | " " 6 | " " 3 | + | Huile d'olives | 4 4 " | " " " | 2 " " | 1 " " | + | Huile de baleine |26 12 " | " " " | 6 " " | " " " | + | Bois de construction | 3 " " | " 10 " | 1 5 " | " " 1 | + | Cuirs le quintal | " 4 8 | " " " | " 2 " | " 1 " | + | Souliers de femmes la douzaine | " 18 " | " " " | " 8 " | " 4 " | + | Bottes | 2 14 " | " " " | 1 5 " | " 12 " | + | Souliers d'hommes | 1 4 " | " " " | " 12 " | " 6 " | + | Gants, réduction 50 p. 100 | " " " | " " " | " " " | " " " | + | Goudron 12 barils | " 15 " | " " " | " 6 " | " 3 " | + | Térébenthine | " 4 4 | " " " | " 1 " | " " 6 | + | Café | " 1 3 | " 6 " | " 8 " | " " 4 | + | Suif le quintal | " 3 2 | " 1 " | " 3 2 | " " 3 | + | Riz 3 hectolitres | 1 " " | " " " | " 3 " | " " 1 | + +--------------------------------+-------------------+-----------------+-------------+--------------+ + + +------------------+-------------------+-------------------+ + | PRIX DU FROMENT. | NOUVELLE ÉCHELLE. | ANCIENNE ÉCHELLE. | + +------------------+-------------------+-------------------+ + | sch. le quarter. | sch. | sch. d. | + | 73 | 1 | 1 " | + | 72 | 2 | 2 8 | + | 71 | 3 | 6 8 | + | 70 | 4 | 10 8 | + | 69 | 5 | 13 8 | + | 68 } | { | 16 8 | + | 67 } | 6 { | 18 8 | + | 66 | | 20 8 | + | 65 | 7 | 21 8 | + | 64 | 8 | 22 8 | + | 63 | 9 | 23 8 | + | 62 | 10 | 24 8 | + | 61 | 11 | 25 8 | + | 60 | 12 | 26 8 | + | 59 | 13 | 27 8 | + | 58 | 14 | 28 8 | + | 57 | 15 | 29 8 | + | 56 | 16 | 30 8 | + | 55 | 17 | 31 8 | + | 54 } | { | 32 8 | + | 53 } | 18 { | 33 8 | + | 52 | 19 | 34 8 | + | 51 | 20 | 35 8 | + +------------------+-------------------+-------------------+ + +Le ministère Peel ne s'est pas arrêté dans cette voie. + +Dans la séance du 1er mai 1844, le chancelier de l'Échiquier a +annoncé que le but immédiat qu'on s'était proposé, celui de rétablir +l'équilibre des finances, avait été atteint. Les recettes du dernier +exercice ont dépassé les prévisions; les dépenses, au contraire, +sont demeurées au-dessous, en sorte que l'administration peut +disposer d'un boni de 2,370,600 liv. sterl. + +En conséquence il propose: + +1º D'abolir intégralement les droits sur les laines étrangères; + +2º D'abolir intégralement les droits sur les vinaigres; + +3º De réduire les droits sur les cafés étrangers de 8 à 6 d., le +droit sur le café colonial restant à 4 d.--La _protection_ tombe +ainsi de 2 d.; + +4º De réduire les droits sur les sucres étrangers provenant du +travail libre (_foreign free-grown sugar_) de 63 à 34 sch. le +quintal, le droit sur le sucre colonial restant à 24 sch.--La prime +en faveur des colonies, ou la protection, tombe ainsi de 39 à 10 +sch., ou des trois quarts; + +5º D'abaisser les droits sur plusieurs autres articles, verrerie, +raisins de Corinthe, et les taxes sur les primes d'assurances +maritimes. Ces diverses réductions doivent laisser un déficit au +trésor de 400,000 liv. sterl., et réduire par conséquent le boni de +2,400,000 liv. sterl. à 2 millions. + +Si l'on ajoute à cela la réforme de la Banque et la conversion des +rentes, on reconnaîtra que la présente session du Parlement n'a pas été +tout à fait perdue pour l'avenir économique de la Grande-Bretagne, même +sous l'administration qui n'est arrivée au pouvoir que pour modérer +l'esprit de réforme. + +Et si l'on veut bien se rappeler que, contrairement à tous les +précédents, les vainqueurs de la Chine et du Scind n'ont stipulé +pour eux, dans ces pays, aucun avantage commercial qui ne s'étende à +toutes les nations du monde, il faudra bien convenir que la doctrine +de la liberté des échanges a dû faire des progrès en Angleterre pour +amener de tels résultats. + +On est surpris, il est vrai, que le gouvernement anglais pouvant +disposer d'un excédant de recettes de 2,400,000 liv. sterl., il +n'accorde des modérations de droits que jusqu'à concurrence de +400,000 liv. sterl. Voici comment M. Goulburn s'exprime à ce sujet: + +«Je n'hésite pas à dire que, dans le moment actuel, je ne suis pas +encore fixé sur les résultats de la réduction de droits opérée en +1842. Il est hors de doute que lorsque l'on considère la liste des +articles et la consommation croissante, qui s'est manifestée sur +presque tous, on est fondé à concevoir les plus grandes espérances. +Sur les trente-trois principaux articles qui ont été réduits, il n'y +en a que cinq dont la consommation a diminué. Sur tous les autres, +il y a eu une augmentation plus ou moins prononcée. J'espère donc +dans l'issue de cette expérience; mais la Chambre ne doit pas perdre +de vue que la nécessité de donner aux approvisionnements le temps de +s'écouler n'a permis au nouveau tarif d'entrer en plein exercice que +vers le milieu de l'année dernière. L'expérience n'est donc pas +complète, et je ne saurais prendre sur moi, d'après un essai d'aussi +courte durée, de préjuger les vues du Parlement dans le cours de la +prochaine session, surtout alors que la taxe sur le revenu +(_income-tax_) devra être prise en considération. Dans de telles +circonstances, je pense qu'il sera évident pour tous que j'aurais +agi d'une manière inconsidérée et même déloyale, si j'avais engagé +la Chambre à voter, dès aujourd'hui, de plus fortes réductions, qui +n'auraient eu d'autre résultat que de l'empêcher d'agir, l'année +prochaine, en parfaite connaissance de cause.» + +Ainsi le cabinet réserve 2 millions sterling, sur l'excédant de +revenu déjà réalisé, pour les réunir à l'excédant prévu du présent +exercice, afin de pouvoir, dès la prochaine session, soit supprimer +l'_income-tax_, soit marcher résolument dans la carrière de la +réforme commerciale. Je dois ajouter que c'est l'opinion générale, +en Angleterre, que le ministre usera de la faculté qui lui a été +accordée de prélever l'_income-tax_ pendant cinq ans au lieu de +trois, et qu'il mettra ce délai à profit pour achever, autant du +moins que cela entre dans ses vues, l'oeuvre qu'il a entreprise. + +De l'examen que je viens de faire de la politique suivie en +Angleterre, depuis Huskisson jusqu'à ce moment, et de l'espèce +d'engagement contracté le 1er mai dernier par le chancelier de +l'Échiquier, je crois qu'on peut conclure que le Royaume-Uni +_s'avance d'année en année vers le régime de la liberté_. C'est la +seconde proposition que j'avais à établir; mais afin qu'on ne soit +pas porté à s'exagérer la libéralité de l'oeuvre des torys, non plus +qu'à en méconnaître l'importance, je crois devoir faire suivre cet +exposé de quelques réflexions. + +Quelle différence caractérise la politique de Peel et celle de +Russell? Comment le ministère whig est-il tombé pour avoir proposé +une réforme qu'accomplissent ceux qui l'ont renversé? C'est une +question qui se présentera naturellement à l'esprit, dans l'état +d'ignorance où la presse tient systématiquement le public français +sur les affaires de l'Angleterre. + +Le plan adopté par sir R. Peel répond à deux pensées: la première, +c'est de relever le revenu public par l'accroissement de la +consommation; la seconde, de ménager, autant que possible, les +intérêts aristocratiques et coloniaux. Soulager les masses, dans la +mesure nécessaire pour rétablir l'équilibre des finances, +n'abandonner du monopole que ce qui est indispensable pour atteindre +ce but; telle est la tâche que le ministère accomplit du +consentement des torys. On conçoit que la situation de la +Grande-Bretagne commandait si impérieusement de mettre un terme au +déficit annuel du budget, que les torys eux-mêmes se soient vus +forcés de laisser entamer le monopole. + +Mais naturellement ils ont exigé du ministère qu'il en retînt tout +ce qu'il est possible d'en retenir. Aussi sir R. Peel n'a pas songé +à établir l'_impôt foncier_; et il n'a touché que d'une manière +illusoire à la protection dont jouissent les céréales, c'est-à-dire +les seigneurs terriens. + +Quant aux colonies, la protection leur est continuée et semble même +leur promettre un nouvel avenir. Il est vrai que le _nivellement_ +tend à s'établir pour le sucre, le café et ce qu'on nomme les +denrées tropicales; il est vrai encore que les droits ont été +abaissés sur une foule d'objets de provenance étrangère et dans une +forte proportion; mais ils ont été abaissés, pour les objets +similaires provenant des colonies, dans une proportion encore plus +forte, en sorte que la protection subsiste toujours en principe et +en fait. Un exemple fera comprendre ce mécanisme. + + BOIS DE CONSTRUCTION + + Du Canada. De la Baltique. Proportion. + + Tarif ancien. 10 sch. 55 sch. 1 contre 5-1/2. + Tarif Russell. 20 50 1 contre 2-1/2. + Tarif Peel. 1 25 1 contre 25. + +Ainsi, quoique le bois de la Baltique ait subi une réduction plus +forte même que celle que proposait lord John Russell, cependant la +protection en faveur du Canada n'en est pas altérée; bien au +contraire, car sir Robert a en même temps dégrévé le bois colonial, +tandis que lord Russell voulait l'élever. Cet exemple montre +clairement par quel artifice le cabinet tory a su concilier +l'intérêt du consommateur et celui des colons. + +Il suit de là que sir Robert Peel est en mesure de refuser aux +colonies la liberté du commerce. «Nous vous conservons la +protection, leur dit-il, par d'autres chiffres, mais d'une manière +tout aussi efficace.» Les whigs, au contraire, entraient dans la +voie de l'affranchissement. Ils disaient aux colonies: «Le +Royaume-Uni cesse d'être votre acheteur forcé, mais aussi il ne +prétend plus être votre vendeur exclusif; que chacun de nous se +pourvoie selon ses intérêts et ses convenances.» Il est clair que +c'était la rupture du contrat social. La métropole devenait libre de +recevoir du bois, du sucre, du café d'ailleurs que des colonies; les +colonies devenaient libres de recevoir de la farine, des draps, des +toiles, du papier, des soieries d'ailleurs que de l'Angleterre. + +Le projet des whigs renfermait donc une pensée grande, féconde, +humanitaire, qu'on regrette de ne pas retrouver, du moins au même +degré, dans la réforme exécutée par les torys, d'autant que sir +Robert Peel avait fait pressentir qu'il s'emparait de cette pensée, +quand il avait placé son système sous le patronage de ces mémorables +paroles: «Il faut arriver à ce que tout Anglais soit libre d'acheter +et de vendre au marché le plus avantageux!» «_Every Englishman must +be allowed to buy in the cheapest market, and to sell in the +dearest._» (_Speech on the tariff_, 10 mai 1842.) Principe dont il +s'écarte, puisqu'il oblige les Anglais et leurs colons d'acheter et +de vendre dans des marchés _forcés_. + +Telle est la différence qui signale les deux réformes que nous +comparons; mais quoique celle des torys soit moins radicale et +sociale que celle des whigs, il est pourtant certain qu'elle procède +constamment _par voie de dégrèvement_, et c'en est assez pour +justifier la proposition que j'avais à établir. + +Quand j'ai parlé de la France, j'ai dit que ce n'est pas par quelques +actes du gouvernement, mais par les exigences de l'opinion publique +qu'il fallait surtout apprécier les tendances des peuples et l'avenir +qu'ils se préparent. Or, en matière de douanes, de l'autre côté comme de +ce côté du détroit, il est facile de voir que l'initiative ministérielle +est forcée par la puissance de l'opinion. Ici, elle réclame des +protections, et le pouvoir rend des ordonnances restrictives. Là, elle +demande la liberté, et le pouvoir opère les réformes du 26 juin 1842 et +du 1er mai 1844; mais il s'en faut bien que ces mesures incomplètes +satisfassent le voeu public, et comme il y a en France des comités +manufacturiers qui tiennent les ministres sous leur joug, il y a en +Angleterre des associations qui entraînent l'administration dans la voie +de la liberté. Les manoeuvres secrètes et corruptrices de comités, +organisés pour le triomphe d'intérêts particuliers, ne peuvent nous +donner aucune idée de l'action franche et loyale qu'exerce en +Angleterre l'_association pour la liberté du commerce_[43], cette +association puissante qui dispose d'un budget de 3 millions, qui, par la +presse et la parole, fait pénétrer dans toutes les classes de la +communauté les connaissances économiques, qui ne laisse ignorer à +personne le mal ni le remède, et qui néanmoins paralyse entre les mains +des opprimés toute arme que n'autorisent pas l'humanité et la +religion.--Je n'entrerai pas ici dans des détails sur cette association +dont la presse parisienne nous a à peine révélé l'existence. Je me +contenterai de dire que son but est l'abolition complète, immédiate de +tous les monopoles, «de toute protection en faveur de la propriété, de +l'agriculture, des manufactures, du commerce et de la navigation, en un +mot, la liberté illimitée des échanges, en tant que cela dépend de la +législation anglaise et sans avoir égard à la législation des autres +peuples!»--Pour faire connaître l'esprit qui l'anime, je traduirai un +passage d'un discours prononcé à la séance du 20 mai dernier par M. +George Thompson. + + [Note 43: Cette association s'intitule _Anti-corn law + league_, parce qu'elle s'attaque principalement à la loi des + céréales; qui est la clef de voûte du système protecteur. + Mais je ne crains pas qu'aucune personne connaissant le but + de cette société m'accuse d'avoir mal traduit ce titre par + ces mots: _Association pour l'affranchissement du commerce._] + +«C'est un beau spectacle que de voir une grande nation presque +unanime poursuivant un but tel que celui que nous avons en vue, par +des moyens aussi parfaitement conformes à la justice universelle que +ceux qu'emploie l'_Association_. En 1826, le secrétaire d'État, qui +occupe aujourd'hui le ministère de l'intérieur, fit un livre pour +persuader aux monopoleurs de renoncer à leurs priviléges; et il les +avertissait que s'ils ne s'empressaient de céder et de sacrifier +leurs intérêts privés à la cause des masses, le temps viendrait où, +dans ce pays, comme dans un pays voisin, le peuple se lèverait dans +sa force et dans sa majesté, et balayerait, de dessus le sol de la +patrie, et leurs honneurs et leurs titres, et leurs distinctions, et +leurs richesses mal acquises. Qu'est-ce qui a détourné, qu'est-ce +qui détourne encore cette catastrophe dont l'idée seule fait reculer +d'horreur? qu'est-ce qui en préservera notre pays, quelque longue +que soit la lutte actuelle? C'est l'_intervention de l'Association +pour la liberté du commerce_, avec son action purement morale, +intellectuelle et pacifique, rassemblant autour d'elle et +accueillant dans son sein les hommes de la moralité la plus pure, +non moins attachés aux principes du christianisme qu'à ceux de la +liberté, et décidés à ne poursuivre leur but, quelque glorieux qu'il +soit, que par des moyens dont la droiture soit en harmonie avec la +cause qu'ils ont embrassée. Si l'ignorance, l'avarice et l'orgueil +se sont unis pour retarder le triomphe de cette cause sacrée, une +chose du moins a lieu de nous consoler et de soutenir notre courage, +c'est que chaque heure de retard est employée par dix mille de nos +associés à répandre les connaissances les plus utiles dans toutes +les classes de la communauté. Je ne sais vraiment pas, s'il était +possible de supputer le bien qui résulte de l'_agitation_ actuelle, +je ne sais pas, dis-je, s'il ne présenterait pas une ample +compensation au mal que peuvent produire, dans le même espace de +temps, les lois qu'elle a pour objet de combattre.--Le peuple a été +éclairé, la science et la moralité ont pénétré dans la multitude; et +si le monopole a empiré la condition physique des hommes, +l'association a élevé leur esprit et donné de la vigueur à leur +intelligence: Il semble qu'après tant d'années de discussion, les +faits et les arguments doivent être épuisés. Cependant nos auditeurs +sont toujours plus nombreux, nos orateurs plus féconds, et tous les +jours ils exposent les principes les plus abstraits de la science +sous les formes les plus variées et les plus attrayantes. Quel +homme, attiré dans ces meetings par la curiosité, n'en sort pas +meilleur et plus éclairé? Quel immense bienfait pour le pays que +cette association! Pour moi, je suis le premier à reconnaître tout +ce que je lui dois, et je suppose qu'il n'est personne qui ne se +sente sous le poids des mêmes obligations. Avant l'existence de la +_Ligue_, avais-je l'idée de l'importance du grand principe de la +liberté des échanges? l'avais-je considéré sous tous ses aspects? +avais-je reconnu aussi distinctement les causes qui ont fait peser +la misère, répandu le crime, propagé l'immoralité parmi tant de +millions de nos frères? Savais-je apprécier, comme je le fais +aujourd'hui, toute l'influence de la libre communication des peuples +sur leur union et leur fraternité? Avais-je reconnu le grand +obstacle au progrès et à la diffusion par toute la terre de ces +principes moraux et religieux, qui font tout à la fois la gloire, +l'orgueil et la stabilité de ce pays? Non, certainement non! D'où +est sorti ce torrent de lumière? de l'_association pour la liberté +du commerce_. Ah! c'est avec raison que les amis de l'ignorance et +de la compression des forces populaires s'efforcent de renverser la +_Ligue_, car sa durée est le gage de son triomphe, et plus ce +triomphe est retardé, plus la vérité descend dans tous les rangs et +s'imprime dans tous les coeurs. Quand l'heure du succès sera +arrivée, il sera démontré qu'il est dû tout entier à la puissance +morale du peuple. Alors ces vivaces énergies, devenues inutiles à +notre cause, ne seront point perdues, disséminées ou inertes; mais, +j'en ai la confiance, elles seront convoquées de nouveau, +consolidées et dirigées vers l'accomplissement de quelque autre +glorieuse entreprise. Il me tarde de voir ce jour, par cette raison +entre autres que la lumière, qui a été si abondamment répandue dans +le pays, a révélé d'autres maux et d'autres griefs que ceux qui nous +occupent aujourd'hui.... Hâtons donc le moment où, vainqueurs dans +cette lutte, sans que notre victoire ait coûté une larme à la veuve +et à l'orphelin, nous pourrons diriger vers un autre objet cette +puissante armée qui s'est levée contre le monopole, et conduire à de +nouveaux triomphes un peuple qui aura tout à la fois obtenu le juste +salaire de son travail et fait l'épreuve de sa force morale. Nous +faisons une expérience dont le monde entier profitera. Nous +enseignons aux hommes civilisés de tous les pays comment on triomphe +sans intrigue, sans transaction, sans crime et sans remords, sans +verser le sang humain, sans enfreindre les lois de la société et +encore moins les commandements de Dieu.» + +Tel est le but, tel est l'esprit de l'association. On ne sera pas +surpris des vives lumières qu'elle a répandues en Angleterre, si +l'on veut bien se rappeler que la question de la liberté du commerce +touche à tous les grands problèmes de la science économique: +distribution des richesses, paupérisme, colonies, et à un grand +nombre de difficultés politiques; car c'est le monopole qui sert de +base à l'influence aristocratique, à la prépondérance de l'Église +établie, au système de conquêtes et d'envahissements qui a prévalu +dans les conseils de la Grande-Bretagne, au développement exagéré de +forces navales que cette politique exige, enfin à la haine et à la +méfiance des peuples qu'elle ne peut manquer de susciter. + +Je crois avoir établi que la France et l'Angleterre suivent, en +matière de douanes, une politique opposée. C'est le moment +d'examiner la question que je posais en commençant: + +Quelles seront, sur la prospérité, la sécurité et la moralité des +deux nations, les conséquences logiques de l'état de choses dans +lequel chacune d'elles aspire à se placer? + + +§ III.--Je n'examinerai pas longuement les effets comparés de la +liberté et du monopole sur la _prospérité_ des nations. Les écoles +politiques modernes paraissent se préoccuper beaucoup moins de +_prospérité_ que de _prépondérance_, comme si la prépondérance +pouvait être considérée comme autre chose qu'un moyen (et souvent +un moyen trompeur). de prospérité, et comme si la prospérité d'un +peuple n'était pas un des fondements de sa prépondérance. +D'ailleurs, à quoi bon démontrer ce qui est évident de soi? Que +l'isolement commercial de la France doive la placer, sous le rapport +des richesses, dans des conditions d'infériorité vis-à-vis de +l'Angleterre, cela peut-il être l'objet d'un doute? + +L'Angleterre, on le sait, a des capitaux abondants que l'industrie +emprunte à un taux très-modéré; elle possède les deux principaux +instruments du travail, la houille et le fer, des ports nombreux, +des moyens de communication rapides, de puissantes institutions de +crédit, une race d'entrepreneurs pleins d'audace, de prudence et de +ténacité, un nombre immense d'ouvriers habiles dans tous les genres, +un gouvernement qui procure au travail la plus complète sécurité, un +climat tempéré, favorable au développement des forces humaines. La +seule chose qui neutralise tant et de si puissants avantages, c'est, +d'une parti la cherté des subsistances, et par suite l'élévation du +prix de la main-d'oeuvre, et d'autre part, l'irritation, la haine +sourde qui existe entre les diverses classes, conséquence du +monopole que les unes exercent sur les autres. + +Mais quand l'Angleterre aura achevé sa réforme commerciale, quand +ses douanes, au lieu d'être un instrument de protection, ne seront +plus qu'un moyen de prélever l'impôt, quand elle aura renversé la +barrière qui la sépare des nations, alors les moyens d'existence +afflueront de tous les points du globe vers cette île privilégiée, +pour s'y échanger contre du travail manufacturier. Les froments de +la mer Noire, de la Baltique et des États-Unis s'y vendront à 12 ou +14 fr. l'hectolitre; le sucre du Brésil et de Cuba à 15 ou 20 +centimes la livre, et ainsi du reste. Alors l'ouvrier pourra bien +vivre en Angleterre avec un salaire égal et même inférieur, dans un +cas urgent, à celui que recevront les ouvriers du continent, et +particulièrement les ouvriers français forcés, par notre +législation, de distribuer en primes aux monopoleurs la moitié +peut-être de leurs modiques profits. Quel moyen nous restera-t-il de +soutenir la lutte, alors que capitaux, houille, fer, transports, +impôts, main-d'oeuvre, tout reviendra plus cher au fabricant +français; alors que les navires étrangers, soumis à des droits +protecteurs de navigation, seront réduits à venir _sur lest_ +chercher nos produits dans nos ports, et que nos propres bâtiments, +privés, par la prohibition, de tous moyens de faire des chargements +de retour, seront forcés de faire supporter _double fret_ à nos +exportations? + +En même temps que, par le bon marché des subsistances, les classes +ouvrières d'Angleterre seront mises à même d'étendre le cercle de +leurs consommations, on verra s'apaiser le sentiment d'irritation +qui les anime, d'abord parce qu'elles jouiront de plus de bien-être, +ensuite parce qu'elles n'auront plus de griefs raisonnables contre +les autres classes de la société. + +Les choses suivront chez nous une marche diamétralement opposée. + +Le but immédiat de la _protection_ est de favoriser le _producteur_.--Ce +que celui-ci demande, c'est le _placement avantageux_ de son +produit.--Le placement avantageux d'un produit dépend de sa +_cherté_,--et la _cherté_ provient de la _rareté_.--Donc la protection +aspire à opérer la rareté.--C'est sur la _disette des choses_ qu'elle +prétend fonder le _bien-être des hommes_.--_Abondance_ et _richesse_ +sont à ses yeux deux choses qui s'excluent, car l'abondance fait le bon +marché, et le bon marché, s'il profite au consommateur, importune le +producteur dont la protection se préoccupe exclusivement. + +En persévérant dans ce système, nous arrivons donc à _élever le +prix_ de toutes choses. Dira-t-on que le _bon marché_ peut revenir +par la seule concurrence des producteurs nationaux? Ce serait +supposer qu'ils travaillent dans des conditions aussi favorables que +les producteurs étrangers; ce serait déclarer l'inutilité de la +protection. Mais le régime restrictif, loin de présupposer cette +_égalité de conditions_, aspire à la produire, et ici je dois faire +remarquer un abus de mots qui conduit à de graves erreurs.--Ce ne +sont pas les _conditions de production_, mais les _conditions de +placement_ que la protection égalise. Un droit élevé peut bien faire +que les oranges mûries par la chaleur artificielle de nos serres _se +vendent_ au même prix que les oranges mûries par le soleil de +Lisbonne. Mais il ne peut pas faire que les conditions de production +soient égales en France et en Portugal.--Ainsi, _cherté_, _rareté_, +sont les conséquences nécessaires de la protection, toutes les fois +que la protection a des conséquences quelconques. + +Partant de ces données, il est facile de voir ce qui arrivera si la +France persévère dans le régime restrictif, pendant que l'Angleterre +s'avance vers la liberté des échanges. + +Déjà une foule de produits anglais sont à plus bas prix que les nôtres, +puisque nous sommes réduits à les exclure. À mesure que la liberté +produira en Angleterre ses effets naturels, le _bon marché_ de tous les +objets de consommation; à mesure que la restriction produira en France +ses conséquences nécessaires, la _rareté_, la _cherté_ des moyens de +subsistance, cette distance entre les prix des produits similaires ira +toujours s'agrandissant, et il viendra un moment où les droits actuels +seront insuffisants pour _réserver_ à nos producteurs le marché +national. Il faudra donc les élever, c'est-à-dire chercher le remède +dans l'aggravation du mal.--Mais en admettant que la législation puisse +toujours défendre notre marché, elle est au moins impuissante sur les +marchés étrangers, et nous en serons infailliblement évincés, le jour, +peu éloigné, je le crois, où les Îles Britanniques se seront déclarées +_port franc_ dans toute la force du mot. Alors, à beaucoup d'avantages +naturels sous le rapport manufacturier, les Anglais joindront celui +d'avoir la main-d'oeuvre à bas prix, car le pain, la viande, le +combustible, le sucre, les étoffes et tout ce que consomme la classe +ouvrière, se vendra en Angleterre à peu près au même taux que dans les +divers pays du globe où ces objets sont au moindre prix. Nos produits +fabriqués, chassés de partout par cette concurrence invincible, seront +donc refoulés dans nos ports et nos magasins; il faudra les laisser +pourrir ou les _vendre à perte_. Mais vendre à perte ne peut être l'état +permanent de l'industrie. Il faudra donc opter: ou arrêter la +fabrication, ou réduire le taux des salaires. L'un de ces partis +facilitera l'autre. Plus il se fermera d'ateliers, plus la place +regorgera d'ouvriers sans pain et sans emploi, qui se feront concurrence +les uns aux autres, et loueront leurs bras au rabais, jusqu'à ce que +soit atteinte cette dernière limite de privations et de souffrances au +delà de laquelle il n'est plus possible à l'homme de subsister.--Je ne +veux pas m'étendre ici sur les dangers d'un tel état de choses, au point +de vue de l'ordre, de la sécurité intérieure, non plus que sous le +rapport de la criminalité toujours si étroitement liée à la misère; je +me borne à la question économique.--La classe laborieuse sera donc +réduite à retrancher sur toutes ses consommations déjà si restreintes; +dès lors, et je prie de remarquer ceci, ce ne sont plus les débouchés, +extérieurs que nous aurons perdus, mais encore ces débouchés réciproques +que nos industries s'ouvrent les unes aux autres. Les classes +manufacturières ne feront aucun retranchement sur le pain, la viande, le +vêtement, qui ne nuise aux classes agricoles; et celles-ci ne sauraient +souffrir sans que la réaction soit sentie par les classes +manufacturières. Le Nord ruiné demandera moins de vins et de soieries au +Midi, le Midi appauvri se passera dans une forte proportion des draps +et des cotonnades du Nord. C'est ainsi que le dénûment, la privation, et +sans doute aussi les passions mauvaises et dangereuses, s'étendront sur +tous les points du territoire et sur toutes les classes de la société. + +Je ne doute pas qu'on ne s'efforce de jeter du ridicule sur ces +tristes prévisions. Mais peut-on raisonnablement accuser d'aspirer +au rôle de _prophète_ l'écrivain qui se borne à exposer les +conséquences nécessaires du fait sur lequel il raisonne?--Et après +tout, quelle est ma conclusion? que nous marchons vers le +_dénûment_. Or, c'est là non-seulement l'_effet_, mais encore, nous +l'avons vu, le _but avoué_ de la protection, car elle ne prétend pas +aspirer à autre chose qu'à favoriser le producteur, c'est-à-dire à +produire législativement la _cherté_. Or, cherté, c'est rareté; +rareté, c'est l'opposé d'abondance; et l'opposé d'abondance, c'est +le _dénûment_. + +Et puis, est-il vrai ou n'est-il pas vrai que, même en ce moment où +une législation vicieuse tient en Angleterre les moyens de +subsistance à haut prix, notre industrie lutte péniblement contre +celle des Anglais? Si cela est vrai, que sera-ce donc quand cette +législation réformée aura fait disparaître, de leur côté, cette +cause d'infériorité relative? Si cela n'est pas vrai, si nous sommes +sans rivaux, si nous jouissons des conditions de production les plus +favorables, sur quoi se fonde la protection? qu'a-t-elle à dire pour +sa justification? + + +§ IV.--_Sécurité._--On peut dire qu'un peuple dont l'existence +repose sur le système colonial et sur des possessions lointaines n'a +qu'une prospérité précaire et toujours menacée, comme tout ce qui +est fondé sur l'injustice. Une conquête excite naturellement contre +le vainqueur la _haine_ du peuple conquis, l'_alarme_ chez ceux qui +sont exposés au même sort, et la _jalousie_ parmi les nations +indépendantes. Lors donc que, pour se créer des débouchés, une +nation a recours à la violence, elle ne doit point s'aveugler: il +faut qu'elle sache qu'elle soulève au dehors toutes les énergies +sociales, et elle doit être préparée à être toujours et partout la +plus forte, car le jour où cette supériorité serait seulement +incertaine, ce jour-là serait celui de la réaction.--En relâchant le +lien colonial, l'Angleterre ne travaille donc pas moins pour sa +sécurité que pour sa prospérité, et (c'est là du moins ma ferme +conviction) elle donne au monde un exemple de modération et de bon +sens politique qui n'a guère de précédent dans l'histoire. Cette +nation a longtemps cherché la grandeur dans des envahissements +successifs, et elle a possédé jusqu'ici la condition essentielle de +cette politique, la supériorité navale. Pour qu'elle pût être +justifiée de persévérer dans ce système, il faudrait deux choses: la +première, qu'il fût favorable à ses vrais intérêts; la seconde, que +la suprématie des mers ne pût jamais lui être arrachée. Mais, d'une +part, les connaissances économiques ont fait assez de progrès en +Angleterre pour que le système colonial y soit jugé, au point de vue +de la prospérité de la métropole; et il est peu d'Anglais qui ne +sachent fort bien que le commerce avec les États libres est plus +avantageux que les échanges avec les colonies. D'une autre part, +être toujours le plus fort est une lourde obligation. À mesure que +les autres peuples grandissent, il faut que l'Angleterre accroisse +la masse de forces vives, de capitaux, de travail humain qu'elle +soustrait à l'industrie pour les consacrer à la marine, et il doit +arriver un moment où l'emploi improductif de tant de ressources +dépasse de beaucoup les profits du commerce colonial, en les +supposant même tels qu'on se plaît à les imaginer.--Il y a donc, de +la part de l'Angleterre, une sagesse profonde, une prudence +consommée à dissoudre graduellement le contrat colonial, à rendre et +à recouvrer l'indépendance, à se retirer à temps d'un ordre de +choses violent et par cela même dangereux, précaire, gros d'orages +et de tempêtes, et qui, après tout, détruit et prévient plus de +richesses qu'il n'en crée. Sans doute, il en coûtera à l'orgueil +britannique de se dépouiller de cette ceinture de possessions +échelonnées sur toutes les grandes routes du monde. Il en coûtera +surtout à l'aristocratie, qui, par les places qu'elle occupe dans +les colonies, dans les armées et dans la marine, recueille cette +large moisson d'impôts, qu'un tel système oblige à faire peser sur +les classes laborieuses. Mais derrière les torys, il y a les whigs; +derrière les whigs, il y a le peuple qui paye et qui souffre; il y a +la _Ligue_ qui lui apprend pourquoi il souffre et pourquoi il paye; +il y a le coeur humain qui, pour faire triompher le _juste_, n'a +besoin que d'apercevoir sa connexité avec l'_utile_; et il est +permis d'espérer qu'un faux orgueil national, une prospérité factice +et inégale ne lutteront pas longtemps contre les forces combinées de +l'intérêt, de la justice et de la vérité. La _Ligue_ le proclame +tous les jours et sous toutes les formes, ce qu'on nomme la +puissance britannique, en tant qu'elle repose sur la violence, +l'oppression et l'envahissement, outre les périls qu'elle tient +suspendus sur l'empire, ne lui donne pas ces richesses qu'elle +semble promettre et qu'il trouvera dans la liberté des relations +internationales, si du moins on appelle richesses l'abondance des +choses et leur équitable répartition. + +Ainsi, en se délivrant du gigantesque fardeau de ses colonies, non +point en ce qui touche des relations de libre échange, de +fraternité, de communauté de race et de langage, mais en tant que +possessions courbées avec la métropole sous le joug d'un monopole +réciproque, l'Angleterre, je le répète, travaille autant pour sa +sécurité que pour sa prospérité. Aux sentiments de haine, d'envie, +de méfiance et d'hostilité que son ancienne politique avait semés +parmi les nations, elle substitue l'amitié, la bienveillance et cet +inextricable réseau de liens commerciaux qui rend les guerres à la +fois inutiles et impossibles. Elle se replace dans une situation +naturelle, stable, qui, en favorisant le développement de ses +ressources industrielles, lui permettra d'alléger le faix des taxes +publiques. + +N'est-il pas à craindre que le régime protecteur n'engage la France +dans cette voie dangereuse d'où l'Angleterre s'efforce de +sortir?--Je l'ai déjà dit en commençant, il y a connexité nécessaire +entre la protection et les colonies. Établir cette connexité, +exposer toutes les conséquences qui en dérivent, au point de vue de +la sécurité, ce serait dépasser de beaucoup les limites dans +lesquelles je suis forcé de me renfermer; je me bornerai à quelques +aperçus. + +À mesure que nos débouchés se fermeront au dehors, par l'effet de +notre législation restrictive, nous nous attacherons plus fortement +aux débouchés coloniaux. Nous renforcerons autant que possible notre +monopole à la Martinique, à la Guadeloupe, en Algérie; nous suivrons +la politique dont le germe est contenu dans l'ordonnance qui exclut +les tissus anglais de l'Afrique française. Mais, sous peine de +n'être que les oppresseurs de nos colons, de n'exciter en eux que le +mécontentement et la haine, il faudra bien que les faveurs soient +réciproques; il faudra bien que nous repoussions aussi de nos +marchés toute production du dehors qui pourra nous être fournie, _à +quelque prix que ce soit_, par l'Algérie; et nous serons ainsi +amenés à rompre le peu de relations qui nous lient encore avec les +nations étrangères. + +Dans cette substitution de _marchés réservés_ à des _marchés +libres_, la perte sera évidente. Nos Antilles ne sauraient nous +offrir un débouché égal à celui de tous les pays où croît la canne à +sucre. Quand nous aurons exclu le coton, les soies, les laines +étrangères, pour protéger l'Algérie, le débouché que nous nous +serons réservé en Afrique sera loin, bien loin de compenser celui +que nous aurons perdu aux États-Unis, en Italie, en Espagne; et nous +serons plus engorgés que jamais. Il faudra donc marcher à la +conquête de débouchés nouveaux, de _débouchés réservés_, +c'est-à-dire de nouvelles colonies. Nous convoitons Haïti, +Madagascar, que sais-je? + +Ainsi, nous cimenterons, nous élargirons le système des colonies _à +monopoles réciproques_, au moment même où il sera rejeté par le pays +qui l'a le plus expérimenté. Mais on ne fait pas de conquêtes sans +provoquer des haines. Après avoir prélevé sur nous-mêmes d'immenses +capitaux, pour solder au loin des consommateurs, il nous faudra en +prélever de plus immenses encore pour nous prémunir contre l'esprit +d'hostilité que nous aurons fait naître. Jamais nous ne saurons +augmenter assez nos forces de terre et de mer, et plus nous aurons +anéanti, au sein de notre population, la faculté de produire, plus +nous serons forcés de l'accabler de tributs et d'entraves. Se +peut-il concevoir une politique plus insensée? Quoi! lorsque +l'Angleterre s'effraye de sa puissance coloniale, elle qui a tant de +vaisseaux pour la maintenir, lorsqu'elle reconnaît que cette +puissance est artificielle, injuste, pleine de périls, quand elle +comprend que ce système d'envahissement compromet la paix du monde, +provoque des réactions, force tous les peuples à se tenir toujours +prêts à prendre part à une conflagration générale, et tout cela, +non-seulement sans profit, pour elle, mais encore au détriment de +son industrie et du bien-être de ses citoyens, quand enfin elle se +dégage volontairement, librement, par prudence pure et après mûre +réflexion, de ces liens dangereux, pour se replacer dans une +situation naturelle, stable, sûre et équitable, c'est alors que nous +voulons entrer dans cette voie funeste, nous qui proclamons tout +haut notre pénurie de vaisseaux et de marins; c'est alors que nous +prétendons créer de toutes pièces et le système colonial et le +développement des forces navales qu'il exige! Et pourquoi? pour +substituer au marché universel, qui serait à nous par la liberté, +le débouche de quelques îles lointaines, débouché forcé, illusoire, +_acheté deux fois_ par le double sacrifice que nous nous imposons +comme consommateurs et comme contribuables! + +Ainsi le régime prohibitif et le système colonial, qui en est le +complément nécessaire, menacent notre indépendance nationale.--Un +peuple sans possessions au delà de ses frontières a pour colonies le +monde entier, et cette colonie, il en jouit sans frais, sans +violence et sans danger. Mais lorsqu'il veut s'approprier des terres +lointaines, en réduire les habitants sous son joug, il s'impose la +nécessité d'être partout le plus fort. S'il réussit, il s'épuise en +impôts, se charge de dettes, s'entoure d'ennemis, jusqu'à ce qu'il +renonce à sa folie, pourvu qu'on lui en donne le temps; c'est +l'histoire de l'Angleterre. S'il ne réussit pas, il est battu, +envahi, dépouillé de ses conquêtes, chargé de tributs; heureux s'il +n'est pas morcelé et rayé de la liste des nations! + +On dira sans doute que j'ai fait intervenir les colonies pour +détourner sur le régime prohibitif des dangers dont il n'est pas +responsable. Mais ce régime, considéré en lui-même, en dehors de +tout envahissement, ne suffit-il pas pour mettre les peuples en état +d'hostilité permanente? Quel est le principe sur lequel il repose? +le voici: _Le proufict de l'un est le doumage de l'autre_ +(Montaigne). Or, si la prospérité de chaque nation est fondée sur la +décadence de toutes les autres, la guerre n'est-elle pas _l'état +naturel_ de l'homme? + +Si la _Balance du commerce_ est vraie en théorie; si, dans l'échange +international, un peuple perd nécessairement ce que l'autre gagne; +s'ils s'enrichissent aux dépens les uns des autres, si le bénéfice +de chacun est l'excédant de ses ventes sur ses achats, je comprends +qu'ils s'efforcent tous à la fois de mettre de leur côté la bonne +chance, _l'exportation_; je conçois leur ardente rivalité, je +m'explique _les guerres de débouchés_. Prohiber _par la force_ le +produit étranger, imposer à l'étranger par _la force_ le produit +national, c'est la politique qui découle logiquement du principe. Il +y a plus, le bien-être des nations étant à ce prix, et l'homme étant +invinciblement poussé à rechercher le bien-être, on peut gémir de ce +qu'il a plu à la Providence de faire entrer dans le plan de la +création deux lois discordantes qui se heurtent avec tant de +violence; mais on ne saurait raisonnablement reprocher au fort +d'obéir à ces lois en opprimant le faible, puisque l'oppression, +dans cette hypothèse, est _de droit divin_ et qu'il est contre +nature, impossible, contradictoire que ce soit le faible qui opprime +le fort. + +Aussi, s'il est quelque chose de vain et de ridicule dans le monde, +ce sont les déclamations, si communes dans nos journaux, contre le +despotisme commercial d'un pays voisin, lorsque nous agissons, +autant qu'il est en nous, d'après les mêmes doctrines. Il n'y a que +les peuples qui reconnaissent le principe de la liberté commerciale +qui soient en droit de s'élever contre tout ce qui porte atteinte à +cette liberté. + +Ce n'est pas la seule contradiction où nous entraîne la doctrine +restrictive. Voyez les journaux parisiens. Sur deux phrases +consacrées à ces matières, il y en a une pour prouver à la France +qu'elle a tout à _gagner_ à repousser les produits étrangers, et une +autre pour démontrer aux étrangers qu'ils ont tout à _perdre_ à +repousser nos produits, prêchant ainsi la prohibition à leurs +concitoyens et la liberté à la Belgique, aux États Unis, au Mexique. +Comment des écrivains qui se respectent peuvent-ils se ravaler à de +tels enfantillages? et n'est-ce pas le cas de leur demander avec +Basile: _Qui donc est-ce que l'on trompe en tout ceci?_ + +J'ai nommé le Mexique. Cette république est un exemple du danger +auquel la prohibition expose la sécurité et l'indépendance des +peuples. Pour avoir voulu _protéger le travail national_, la voilà +en ce moment en état d'hostilité ouverte avec la France, +l'Angleterre et l'Union américaine.--Elle a exagéré le principe, +dit-on.--Que signifie cela? Si le principe est bon, on n'en saurait +faire une application trop absolue. + +Si je voulais démontrer par les faits la connexité qui existe entre +l'antagonisme commercial et l'antagonisme militaire, il me faudrait +rappeler l'histoire moderne tout entière. Qu'il me soit permis d'en +citer l'exemple contemporain le plus remarquable. + +Écoutons Napoléon. Ses paroles, ses actes, le souvenir des résultats +qu'ils ont amenés nous en apprendront plus que bien des volumes. + +«On me proposa le blocus continental; il me parut _bon_ et je +l'acceptai; il devait ruiner le commerce anglais. _En cela_, il a +mal fait son devoir, parce qu'il a produit, _comme toutes les +prohibitions_, un renchérissement, ce qui est toujours à l'avantage +du commerce.» + +Voilà donc un système qui est _bon_ parce qu'il _doit ruiner_ nos +rivaux; qui fait mal son devoir précisément _en cela_; qui est par +sa nature tout _à l'avantage_ du commerce qu'il a pour objet de +ruiner; qui agit donc contrairement à son but. Quelle logomachie! + +«Les ports de mer (français) étaient ruinés. Aucune force humaine ne +pouvait leur rendre ce que la Révolution avait anéanti. Il fallait +_donner une autre impulsion à l'esprit de trafic_. Il n'y avait pas +d'autre moyen que d'enlever aux Anglais le monopole de l'industrie +manufacturière, pour faire de cette industrie _la tendance générale_ +de l'économie de l'État. Il fallait créer le système continental; il +fallait ce système et rien de moins, parce qu'il fallait donner _une +prime énorme_ aux fabriques.» + +Voilà bien le régime prohibitif. Il aspire à donner _à l'esprit de +trafic_ (_travail_ eût été une expression moins dédaigneuse et plus +juste) _une impulsion_ différente de celle qu'il reçoit de son +propre intérêt; et il ne veut pas voir que _la prime énorme_ donnée +au travail privilégié se prélève, non sur l'étranger, mais sur le +consommateur national. + +«Le fait a prouvé en ma faveur.--(C'est un peu fort!) _J'ai déplacé_ +le siége de l'industrie, etc.--_J'ai été forcé_ de porter le blocus +continental à l'extrême, parce qu'il avait pour but de faire +non-seulement du bien à la France, mais encore du mal à +l'Angleterre. + +On voit ici le principe: _le bien de l'un, c'est le mal de l'autre_. +Mais on ne prétend pas sans doute l'appliquer sans résistance de la +part de celui dont on veut faire le mal. Donc ce principe contient +la guerre. Voyez en effet: + +«Il fallait affermir le système. Cette nécessité a influé sur la +politique de l'Europe, en ce qu'_elle a fait à l'Angleterre une +nécessité de poursuivre l'état de guerre_. Dès ce moment aussi la +guerre a pris en Angleterre un caractère plus sérieux. Il s'agissait +pour elle de la fortune publique, c'est-à-dire de son existence; la +guerre se popularisa... La lutte n'est devenue périlleuse que depuis +lors. J'en reçus l'impression en signant le décret. Je soupçonnai +qu'_il n'y aurait plus de repos pour moi_ et que ma vie se passerait +à combattre des résistances!!.....» Bonaparte aurait pu _soupçonner_ +aussi qu'il _n'y aurait plus de repos_ pour la France. + +Non-seulement ce principe conduit à la guerre avec la nation qu'on +veut ruiner, mais avec toutes celles qu'on a besoin d'entraîner dans +le système pour le faire réussir, bien qu'il soit dans sa nature, +nous l'avons vu, de mal faire son devoir _en cela_, c'est-à-dire de +ne pouvoir réussir. Écoutons encore Napoléon. + +«Pour que le système continental fût bon à quelque chose, il fallait +qu'il fût complet. Je l'avais établi, à peu de chose près, dans le +Nord. Le Nord était soumis _à mes garnisons_; il fallait le faire +respecter dans le Midi. Je demandai à l'Espagne un passage pour un +corps d'armée que je voulais envoyer en Portugal. Cette route nous +mit en rapport avec l'Espagne. Jusqu'alors je n'avais jamais songé à +ce pays-là, à cause de sa nullité.» Voilà l'origine de la guerre de +la Péninsule. + +«L'obligation de maintenir le système continental amenait _seule_ +des difficultés avec les gouvernements dont le littoral facilitait +la contrebande. Entre ces États, la Russie se trouvait dans une +situation embarrassante. Sa civilisation n'était pas assez avancée +_pour lui permettre de se passer des produits de l'Angleterre_. +J'avais _exigé_ pourtant qu'ils fussent prohibés. C'était une +_absurdité_; mais elle était indispensable _pour compléter le +système prohibitif_. La contrebande se faisait; je m'en plaignis; on +se justifia; on recommença; nous nous irritions. Cette manière +d'être ne pouvait durer.» Voilà l'origine de la guerre de Russie. + +Et c'est là ce que l'école moderne nous donne pour de la politique +profonde! Certes, je n'ai pas la folle présomption de contester le +génie de l'Empereur; mais enfin, faut-il abjurer le sens commun et +humilier sa raison devant ce tissu d'absurdités monstrueuses? +Bonaparte imagine que l'industrie manufacturière doit être la +_tendance générale_ de l'État; qu'il doit, par ses décrets, +détourner les capitaux et le travail de leur pente naturelle pour +donner _une autre impulsion à l'esprit de trafic_. Pour cela, il +organise un système de _primes énormes_ en faveur des fabricants et +fonde le _régime prohibitif_. Il reconnaît que ce régime _fait mal +son devoir_; qu'il produit un renchérissement qui _tourne à +l'avantage_ du commerce anglais, qu'il a pour but de ruiner. Alors +il songe à le compléter. Il menace l'_existence_ de l'Angleterre; +guerre à mort avec l'Angleterre. Il veut faire respecter son système +dans le Midi; guerre à mort avec l'Espagne. Il _exige_ que la Russie +se passe de ce dont _elle ne peut se passer_; guerre à mort avec la +Russie. Enfin la France est envahie deux fois, humiliée, chargée de +tributs; Bonaparte est attaché à un rocher, et il s'écrie: «_Le +fait a prouvé en ma faveur!_» Poursuivre un but qu'on déclare +_impossible_ par des moyens qu'on reconnaît _absurdes_, tomber dans +l'abîme, y entraîner le pays et s'écrier: «Les faits m'ont donné +raison,» c'est donner au monde le scandale d'un excès d'impéritie, +en même temps que d'immoralité, dont l'histoire des plus affreux +tyrans ne fournirait pas un autre exemple[44]. + + [Note 44: V. au t. IV, les pages 379 et 380. (_Note de + l'éditeur._)] + +Donc le régime prohibitif est une cause permanente de guerre; je +dirai plus, de nos jours c'est à peu près _la seule_. Les guerres de +spoliation directe, comme celles des Romains, celles qui ont pour +objet de procurer des esclaves et d'imposer des croyances +religieuses, d'augmenter le patrimoine d'une famille princière, ne +sont plus de notre siècle. Aujourd'hui on se bat pour des +_débouchés_, et si ce but n'est pas aussi naïvement odieux, il est +certes plus puéril que les autres. On déteste, mais on comprend +l'emploi de la force pour acquérir du butin, des esclaves, des +vassaux, du territoire. Mais pour ouvrir des débouchés, ce n'est pas +de la force, c'est de la liberté qu'il faut; et cela est si vrai, +que, de l'aveu même des partisans du système exclusif, le triomphe +absolu d'une nation, s'il était possible, n'aurait pour résultat +commercial que de lui assimiler toutes les autres et par conséquent +de réaliser la _liberté absolue_ du commerce. + +Un nouveau Cinéas serait bien plus fondé à dire au peuple qui +aspirerait, par la conquête, au monopole universel, ce que le Cinéas +ancien disait à Pyrrhus: «Que ferez-vous quand vous aurez vaincu +l'Italie?--Je la forcerai à recevoir mes produits en échange des +siens.--Et ensuite?--La Sicile touche à l'Italie; je la +soumettrai.--Et après?--Je rangerai sous mes lois l'Afrique, l'Inde, +la Chine, les îles de la mer du Sud.--Mais enfin que ferez-vous +quand le monde entier sera votre colonie?--Oh! alors j'échangerai +librement, et je jouirai du repos;--Et que n'échangez-vous d'ores +et déjà, et ne jouissez du repos en proclamant la liberté?» + +Je reviens, un peu tard peut-être, à l'objet de ce paragraphe, qui +n'est pas tant de montrer la liaison entre l'état de guerre et le +système restrictif, que de faire voir combien, dans les luttes que +l'avenir peut réserver aux nations; celles qui seront les dernières +à s'affranchir de ce régime auront assumé de chances défavorables. + +D'abord j'ai déjà prouvé que le peuple qui jouira de la liberté du +commerce nous écrasera de sa concurrence, ce qui ne veut pas dire +autre chose, sinon qu'il deviendra _plus riche_. À moins donc de +soutenir que la richesse est indifférente au succès d'une guerre, il +faut avouer que, sous ce rapport, la nation dont le travail languira +dans les étreintes de la _protection_, sera, vis-à-vis de sa rivale, +dans des conditions évidentes d'infériorité. + +Ensuite, de nos jours, une guerre entre deux grands peuples entraîne +bientôt tous les autres. Sous ce rapport encore, tout l'avantage +sera du côté de la partie belligérante qui aura le plus d'alliances. +Or, une nation qui s'isole n'a pas d'alliances nécessaires; on peut +rompre avec elle sans souffrances ni déchirements. Si l'Angleterre +consomme les produits agricoles de la Baltique, de la mer Noire, de +l'Amérique; si la Russie, les États-Unis, la Prusse, consomment le +travail manufacturier des Anglais; si de part et d'autre la +production s'est constituée de longue main selon cette donnée, il +sera impossible à la France de désunir politiquement ce qui sera +commercialement uni. «Le commerce; dit Montesquieu, tend à unir les +nations. Si l'une a besoin de vendre, l'autre a besoin d'acheter, et +toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.» La France +courra donc le risque d'avoir, à chaque guerre, toute l'Europe sur +les bras, par ce double motif que l'Europe ne tiendra à nous par +aucun lien _fondé sur des besoins mutuels_, et qu'elle tiendra à +notre rivale par les liens les plus étroits. + +Il est vrai, il faut le dire pour être impartial et pour qu'on ne +m'accuse pas de ne considérer les questions que sous un aspect, que +la France pourra tirer quelques avantages, en cas de guerre, de son +isolement commercial, de l'extinction de ses rapports extérieurs, de +la nullité de sa marine marchande, toutes conséquences du système +économique qu'elle a adopté. Elle sera redoutable, comme l'est dans +la société un ennemi qui, n'ayant rien à perdre, peut faire beaucoup +plus de mal qu'il n'est possible de lui en rendre. L'absence de +liens a été souvent prise, en politique comme en morale, pour de +l'indépendance. Sous l'influence de cette idée, Rousseau, qui aimait +à poursuivre un principe dans toutes ses conséquences, avait été +amené à proscrire, comme autant de liens par lesquels on peut nous +atteindre, d'abord la _richesse_, ensuite la _science_, puis la +_propriété_, et enfin la _société_ elle-même. Logicien inflexible, à +ses yeux le négociant était le type de la dégradation humaine, +«parce que, disait-il, _on peut le faire crier à Paris en le +touchant dans l'Inde_;» au contraire, le type de la perfection était +le sauvage: il n'est assujetti qu'à la force brute, «et après tout, +disait Rousseau, _si on le chasse d'un arbre, il peut se réfugier +sous un autre_.» Le philosophe na pas vu que, à ce compte, la +perfection est dans le néant. + +Le système qui a pour objet de restreindre l'échange, et par +conséquent le travail et le bien-être, procède de la même doctrine. +Il invoque sans cesse l'indépendance nationale. Mais l'indépendance +fondée sur ce qu'on n'a rien à perdre, sur ce qu'on a rompu tous les +liens par lesquels on pourrait nous atteindre, c'est l'indépendance +du sauvage, c'est l'invulnérabilité du néant. Si un peuple, adoptant +la liberté du commerce, parsemait de ses vaisseaux toutes les mers, +pendant qu'un autre, obéissant au régime restrictif, concentrerait +toute sa vitalité dans les limites de ses frontières, il n'est pas +douteux qu'en cas de guerre le premier ne fût plus vulnérable que le +second. Et qui sait si le sentiment confus de cette différence de +situation ne nous inspirera pas la funeste pensée de faire +rétrograder vers la barbarie notre système d'agression et de +défense? S'il est une chose qui puisse consoler les âmes chrétiennes +et généreuses des obstacles que rencontre l'établissement parmi les +hommes de la paix universelle, c'est assurément la tendance, qu'on +peut remarquer dans la guerre moderne, à restreindre ses fléaux sur +les armées et tout au plus sur les nations prises en corps +collectif. Sans doute le sang humain coule encore, des peuples ont +été soumis à des tributs et quelquefois morcelés; mais la propriété +privée est en général respectée, on laisse aux hommes de travail le +fruit de leurs sueurs et leurs moyens d'existence; on a vu des +armées passer et repasser, tantôt vaincues, tantôt victorieuses, sur +le théâtre de ces luttes sanglantes, sans que le sort des habitants +paisibles fût complétement bouleversé. Le même progrès tend à se +réaliser sur mer: «La France légitime, dit M. de Chateaubriand, +conservera éternellement la gloire d'avoir interdit l'armement en +course, d'avoir la première rétabli, sur mer, ce droit de propriété +respecté dans toutes les guerres sur terre par les nations +civilisées, et dont la violation, dans le droit maritime, est un +reste de la piraterie des temps barbares.» (_Mélanges politiques_, +tome XXV, page 375.) + +Mais n'est-il pas à craindre qu'une puissance belligérante qui +n'aurait plus de commerce ne refusât d'accéder à une stipulation +qui, sans pouvoir lui profiter, amoindrirait ses moyens d'agression! +La guerre à la propriété privée, aux matelots, aux passagers de tout +âge et de tout sexe, semble donc être encore une des déplorables +nécessités du régime prohibitif. N'avons-nous pas vu dernièrement, +dans une brochure célèbre, recommander, systématiser cette guerre +barbare? + +Mais ce n'est pas à l'auteur que le reproche doit s'adresser: il est +marin, et il ne saurait conseiller à son pays une autre tactique +navale que celle qui est indiquée par la nature des choses. C'est, +nous le répétons, au régime prohibitif qu'il faut s'en prendre. +C'est ce régime qui, nous plaçant dans cette situation de n'avoir +bientôt plus rien à perdre sur mer, nous montre par où nous pouvons +attaquer les peuples commerçants, sans avoir à craindre de +représailles. + +En 1823, la France avait interdit l'armement en course. À Dieu ne +plaise que je veuille atténuer la gloire qui lui en revient! Mais +elle était alors en guerre avec une puissance plus dénuée que nous +de propriété navale, et qui, par ce motif, n'accepta pas ce nouveau +droit maritime. Au moment d'entrer en lutte, aucun peuple ne se +soumet à une convention, quelque philanthrope qu'il soit, qui lui +profite moins qu'à son ennemi. Raison de plus pour combattre ces +lois restrictives, puisqu'elles sont inconciliables avec le progrès +social dont la guerre même est susceptible. + +Je laisse aux hommes spéciaux le soin d'examiner si la tactique +proposée par le prince ne recèle pas de graves dangers: «Il faut +agir sur le commerce anglais,» dit-il. Mais le commerce suppose deux +intéressés. En agissant sur l'un, vous nuisez à l'autre, et vous +vous faites autant d'ennemis qu'il y a de peuples dont vous +interrompez les transactions. + +Et puis, en admettant un plein succès, vous arriverez tout au plus à +forcer les produits anglais à emprunter des navires neutres. Vous +serez donc entraînés, comme Bonaparte, à imposer votre politique à +toute l'Europe civilisée. + +N'oublions pas ces paroles: «La Russie ne pouvait se passer des +produits anglais. J'exigeai pourtant qu'elle les prohibât. C'était +une absurdité; mais elle était nécessaire pour compléter le système. +La contrebande se faisait; je m'en plaignis; on se justifia; on +recommença; nous nous irritions. Cette manière d'être ne pouvait +durer.» + +Ai-je besoin, après ce qui précède, de faire voir la liaison qui +existe entre le régime protecteur et la démoralisation des +peuples?--Mais sous quelque aspect que l'on considère ce régime, il +n'est tout entier qu'une immoralité. C'est l'injustice organisée; +c'est _le vol_ généralisé, légalisé, mis à la portée de tout le +monde, et surtout des plus influents et des plus habiles. Je hais +autant que qui que ce soit l'exagération et l'abus des termes, mais +je ne puis consciencieusement rétracter celui qui s'est présenté +sous ma plume. Oui, _protection, c'est spoliation_, car c'est le +privilége d'opérer législativement la rareté, la disette, pour être +en mesure de surfaire à l'acheteur. Si, dans ce moment, moi, +propriétaire, j'étais assez influent pour obtenir une loi qui forçât +le public à me payer mon froment à 30 fr. l'hectolitre, n'est-ce pas +comme si j'exerçais une déprédation égale à toute la différence de +ce prix au prix naturel du froment? Quand mon voisin me fait payer +son drap, un autre son fer, un troisième son sucre, à un taux plus +élevé que celui auquel j'achèterais ces choses _si j'étais libre_, +ne suis-je pas du même coup dépouillé de mon argent et de ma +liberté? Et pense-t-on que les hommes puissent se familiariser ainsi +avec des habitudes d'extorsion, sans fausser leur jugement et ternir +leurs qualités morales? Pour avoir une telle pensée, pour croire à +la moralité des quêteurs de monopole, il faudrait n'avoir jamais lu +un journal subventionné par les comités manufacturiers, il faudrait +n'avoir jamais assisté à une séance de la Chambre ou du Parlement, +quand il y est question de priviléges. + +Je ne veux cependant pas dire que la spoliation, sous cette forme, +ait un caractère aussi odieux que le vol proprement dit. Mais +pourquoi? uniquement parce que l'opinion porte encore un jugement +différent sur ces deux manières de s'emparer du bien d'autrui. + +Il a été un temps où une nation pouvait en dépouiller une autre, +non-seulement sans tomber dans le mépris public, mais encore en se +conciliant l'admiration du monde. L'opinion ne flétrissait pas alors +le vol, pratiqué sur une grande échelle sous le nom de _conquête_; +et il est même remarquable que, bien loin de considérer l'abus de la +force comme incompatible avec la vraie gloire, c'est précisément +pour la force, en ce qu'elle a de plus abusif, qu'étaient réservés +les lauriers, les chants des poëtes et les applaudissements de la +foule. + +Depuis que la _conquête_ devient plus difficile et plus dangereuse, +elle devient aussi moins populaire; et l'on commence à la juger pour +ce qu'elle est. Il en sera de même de la _protection_; et si la +déprédation, de peuple à peuple, est tombée en discrédit, malgré +toutes les forces qui ont été de tout temps employées pour +l'environner d'éclat et de lustre, il faut croire qu'il ne sera pas +moins honteux, pour les habitants d'un même pays, de se dépouiller +les uns les autres par la prosaïque opération des tarifs. + +Si même l'on appréciait les actions humaines par leurs résultats, ce +genre d'extorsion ne tarderait pas à être plus méprisé que le simple +vol. Celui-ci déplace la richesse; il la fait passer des mains qui +l'ont créée, à celles qui s'en emparent. L'autre la déplace aussi, +et de plus il la détruit. La protection ne donne aux exploitants +qu'une faible partie de ce qu'elle arrache aux exploités. + +Si le régime restrictif place sous la sauvegarde des lois des +actions criminelles, et présente comme légitime une manière de +s'enrichir qui a, avec la spoliation, la plus parfaite analogie, par +une suite nécessaire, il transforme en crimes fictifs les actions +les plus innocentes, et attache des peines afflictives et infamantes +aux efforts que font naturellement les hommes pour échapper aux +extorsions, bouleversant ainsi toutes les notions du juste et de +l'injuste. Un Français et un Espagnol se réunissent pour échanger +une pièce d'étoffe contre une balle de laine. L'un et l'autre +disposent d'une propriété acquise par le travail. Aux yeux de la +conscience et du sens commun, cette transaction est innocente et +même utile. Cependant, dans les deux pays, la loi la réprouve, et à +tel point qu'elle aposte des agents de la force publique pour saisir +les deux échangistes et pour les tuer sur place au besoin. + +Qu'on ne dise pas que je cherche à innocenter la fraude et la +contrebande. Si les droits d'entrée n'avaient qu'un but fiscal, +s'ils avaient pour objet de faire rentrer dans les coffres de l'État +les fonds nécessaires pour assurer tous les services, payer l'armée, +la marine, la magistrature, et procurer enfin aux contribuables le +bon ordre et la sûreté, oui, il serait criminel de se soustraire à +un impôt dont on recueille les bénéfices; mais les _droits +protecteurs_ ne sont pas établis pour le public, mais contre le +public; ils aspirent à constituer le privilége de quelques-uns aux +dépens de tous. Obéissons à la loi tant qu'elle existe; nommons +même, si on le veut, contravention, délit, crime, la violation de la +loi; mais sachons bien que ce sont là des crimes, des délits, des +contraventions _fictives_; et faisons nos efforts pour faire +rentrer, dans la classe des actions innocentes, des transactions de +droit naturel, qui ne sont point criminelles en elles-mêmes, mais +seulement parce que la loi l'a arbitrairement voulu ainsi. + +Lorsque nous avons considéré les prohibitions dans leurs rapports avec +la prospérité des peuples, nous avons vu qu'elles avaient pour résultat +infaillible de fermer les débouchés extérieurs, de mettre les +entrepreneurs hors d'état de soutenir la concurrence étrangère, de les +forcer à renvoyer une partie de leurs ouvriers et à baisser le salaire +de ceux qu'ils continuent à employer, enfin de réduire les profits de la +classe laborieuse, en même temps que d'élever le prix des moyens de +subsistance. Tous ces effets se résument en un seul mot: _misère_, et je +n'ai pas besoin de dire la connexité qui existe entre la misère des +hommes et leur dégradation morale. Le penchant au vol et à l'ivrognerie, +la haine des institutions sociales, le recours aux moyens violents de se +soustraire à la souffrance, la révolte des âmes fortes, l'abattement, +l'abrutissement des âmes faibles, tels sont donc les effets d'une +législation qui oblige les classes les plus nombreuses à demander à la +violence, à la ruse, à la mendicité, ce que le travail honnête ne peut +plus leur donner. Faire l'histoire de cette législation, ce serait faire +l'histoire du chartisme, du rébeccaïsme, de l'agitation irlandaise et de +tous ces symptômes anarchiques qui désolent l'Angleterre, parce que +c'est le pays du monde qui a poussé le plus loin l'abus de la spoliation +sous forme de protection. + +L'esprit de monopole étant étroitement lié à l'esprit de conquête, +cela suffît pour qu'on doive lui attribuer une influence pernicieuse +sur les moeurs d'un peuple considéré dans ses rapports avec +l'étranger. Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer +d'autres sentiments que la défiance, la haine et l'effroi. Et ces +sentiments qu'elle inspire, elle les éprouve, ou du moins, pour +apaiser sa conscience, elle s'efforce de les éprouver, et souvent +elle y parvient. Quoi de plus déplorable, et de plus abject à la +fois que cet effort dépravé, auquel on voit quelquefois un peuple se +soumettre, pour s'inoculer à lui-même des instincts haineux, sous le +voile d'un faux patriotisme, afin de justifier à ses propres yeux +des entreprises et des agressions, dont au fond il ne peut +méconnaître l'injustice? On verra ces nations envahir des tribus +paisibles, sous le prétexte le plus frivole, porter le fer et le feu +dans les pays dont elles veulent s'emparer, brûler les maisons, +couper les arbres, ravir les propriétés, violer les lois, les +usages, les moeurs et la religion des habitants; on les verra +chercher à corrompre avec de l'or ceux que le fer n'aura pas +abattus; décerner des récompenses et des honneurs à ceux de leurs +ennemis qui auront trahi la patrie, et vouer une haine implacable à +ceux qui, pour la défendre, se dévouent à toutes les horreurs d'une +lutte sanglante et inégale. Quelle école! quelle morale! quelle +appréciation des hommes et des choses! et se peut-il qu'au XIXe +siècle un tel exemple soit donné, dans l'Inde et en Afrique, par les +deux peuples qui se prétendent les dépositaires de la loi +évangélique et les gardiens du feu sacré de la civilisation! + +J'appelle l'attention de mon pays sur une situation qui me paraît ne +pas le préoccuper assez. Le système prohibitif est mauvais, c'est ma +conviction. Cependant, tant qu'il a été général, il enfantait +partout des maux _absolus_ sans altérer profondément la grandeur et +la puissance _relatives_ des peuples. L'affranchissement commercial +d'une des nations les plus avancées du globe nous place au +commencement d'une ère toute nouvelle. Il ne se peut pas que ce +_grand fait_ ne bouleverse toutes les conditions du travail, au sein +de notre patrie; et si j'ai osé essayer de décrire les changements +qu'il semble préparer, c'est que l'indifférence du public à cet +égard me paraît aussi dangereuse qu'inexplicable. + + + + +DE L'AVENIR DU COMMERCE DES VINS + +ENTRE LA FRANCE ET LA GRANDE-BRETAGNE[45] + + [Note 45: Extrait du _Journal des Économistes_, nº d'août + 1845. (Note de l'éditeur.)] + +_Aux membres de la_ Ligue, _aux officiers du_ Board of trade, _aux +ministres du gouvernement anglais._ + + +La _Ligue_ provoque les réformes commerciales, le _Board of trade_ +les élabore, le ministre les convertit en lois: c'est donc à ces +trois degrés de juridiction que j'adresse les réflexions qui +suivent. + +L'Angleterre ne produisant pas de vins, les droits de douane qui +frappent ce liquide ne peuvent être considérés comme _protecteurs_. +Par ce motif, ils ne suscitent pas les réclamations de la _Ligue_. +Aussi voit-on les vins figurer parmi les huit articles auxquels +paraît devoir se restreindre l'action du tarif anglais. + +Cependant un droit, même fiscal, est contraire à la liberté du +commerce, si, par son exagération, il prévient des échanges +internationaux, s'il interdit au peuple des satisfactions qui n'ont +en elles-mêmes rien d'immoral, s'il va jusqu'à lui ravir le choix de +ses habitudes[46], si même, sacrifiant ce revenu public, qui lui +sert de prétexte, on s'en sert comme d'un acte de représailles +contre des tarifs étrangers, ou qu'on le réserve comme moyen d'agir +sur ces tarifs[47]. C'est parce que l'administration anglaise est +décidée à mettre enfin la justice au-dessus de ces vaines +considérations d'une fausse et étroite politique, qu'elle se +propose, si je suis bien informé, de substituer au droit fixe actuel +de 5 sch. 6 d. par gallon une taxe fixe d'un schilling, plus un +droit de 20 pour 100. + + [Note 46: J'ai souvent entendu dire, en Angleterre, que + l'élévation des droits sur les vins de basse qualité était + sans importance, parce qu'en aucun cas le peuple ne buvait de + vin, dont il n'a pas l'_habitude_. Mais ne sont-ce pas ces + droits qui ont créé ces habitudes?] + + [Note 47: Sir Robert Peel, en présentant son plan financier, + a dit qu'il «réservait les droits sur les vins comme moyen + d'amener la France à un traité de commerce.» Mais il a dit + aussi que «si cette politique ne réussissait pas, y + persévérer serait léser les intérêts du peuple anglais.»] + +Cependant, en laissant subsister ce droit fixe d'un schilling, +faites-vous réellement _justice_ au peuple anglais, d'une part, de +l'autre, entrez-vous franchement dans la voie d'une saine +_politique_ à l'égard des autres peuples?--Ce sont deux points sur +lesquels je vous prie de me permettre d'appeler votre attention. + +Mais quel droit a un étranger de s'immiscer dans une telle question? +Le droit que je tiens de votre principe: _liberté de commerce_ +n'implique-t-elle pas entre les nations _communauté d'intérêts_? En +m'occupant de votre pays, je travaille pour le mien, ou, si vous +l'aimez mieux, en m'occupant du mien, je travaille pour le vôtre. + +Qu'un droit uniforme appliqué à des valeurs différentes soit +_injuste_, c'est ce qui n'a pas besoin de démonstration. Je me +bornerai donc, sur ce point, à montrer en chiffres les résultats des +trois systèmes, en supposant que les prix maximum et minimum des +vins pouvant donner lieu à un commerce important soient de 28 sch. +et 3 sch. le gallon. + + VIN DU RICHE. + + Système actuel, { Prix d'achat 28 sch. + droit fixe de { Droit 5 6 d. ou 20 p. 100. + 5 sch. 6 d. ------------ + 33 6 + + { Prix d'achat 28 sch. + Système projeté, { Droit fixe 1 } + droit mixte. { Droit graduel } ou 23 p. 100. + { à 20 p. 100 5 6 d. } + + Système du droit { Prix d'achat 28 sch. + _ad valorem_. { Droit à 20 p. 100 5 6 d. ou 20 p. 100. + ------------ + 33 6 + +VIN DU PAUVRE. + + Prix d'achat 3 sch. + Droit 5 6 d. ou 183 p. 100 + ----------- + 8 6 + + Prix d'achat 3 sch. + Droit fixe 1 } 50 p. 100 + Droit graduel 0 6 d.} + à 20 p. 100 ----------- + 4 6 + + Prix d'achat 3 sch. + Droit à 20 p. 100 0 6 d. ou 20 p. 100. + ----------- + 3 6 + +Ces chiffres approximatifs n'ont pas besoin de commentaires. + +Aujourd'hui, _pour une dépense égale_, le pauvre paye _huit fois_ la +taxe du riche. + +Dans le système projeté, il payerait encore une _taxe double_. + +Le droit _ad valorem_ est seul équitable. + +J'ai eu l'honneur de soumettre verbalement cette observation à +quelques-uns de vos plus célèbres économistes, à des membres du +Parlement, à des hommes d'État: ils sont loin d'en contester la +justesse; mais, disent-ils, le droit _ad valorem_ est d'une +perception coûteuse et difficile. + +Mais une difficulté d'exécution suffit-elle pour justifier la +perpétration d'une injustice? En France, l'administration aurait +trouvé commode de frapper chaque hectare de terre d'un impôt +uniforme, sans égard à sa force contributive; elle n'y a pas songé, +cependant, et n'a pas reculé devant les complications du cadastre. +La raison en est simple: quand la nation en masse rencontre un +obstacle, c'est à la nation en masse à le vaincre; et elle ne peut +sans iniquité s'en débarrasser aux dépens d'une classe, et +précisément de la classe la plus malheureuse. + +L'objection, d'ailleurs, perd toute sa force en présence du système +_mixte_. Il implique la possibilité de prélever le droit graduel. + +On ajoute, il est vrai, que sans le droit fixe il faudrait, sous +peine de compromettre le revenu de l'État, porter plus haut le droit +_ad valorem_, qui, dans ce cas, offrirait un trop fort appât à la +fraude. + +Mais sont-ce les réformateurs auxquels je m'adresse qui plaideront +la cause des droits exagérés, au point de vue fiscal? Quand vous +voulez grossir votre revenu, quel est depuis longtemps tout votre +secret? C'est justement de modérer les taxes. Cette politique ne +vous a jamais failli; et, en ce moment même, les résultats de +l'abaissement des droits sur le sucre lui donnent une éclatante +consécration. + +On peut, je crois, tenir pour certain qu'avec un droit modéré de 20 +pour 100, l'Angleterre fera sur les vins un commerce immense et +constamment progressif. La France consomme 40 millions d'hectolitres +de vins, malgré les taxes et les entraves par lesquelles il semble +qu'elle cherche à détruire cette branche d'industrie; y a-t-il +exagération à établir que la Grande-Bretagne, avec ses puissantes +ressources de consommation, achètera _le dixième_ de ce qu'achète la +France, ou 4 millions d'hectolitres, dont 7/8 de vins ordinaires à 3 +sch. et 1/8 de vins fins à 28 sch. en moyenne? Or, dans cette +hypothèse, le Trésor recouvrerait de 3 à 4 millions sterling. Il ne +perçoit aujourd'hui que 2 millions. + +J'ai dit en second lieu, que le droit uniforme me semble +_impolitique_. + +L'Angleterre s'étant assurée que la prospérité d'un peuple se mesure +mieux par ses importations que par ses exportations, a pris le parti +d'ouvrir ses ports aux produits des autres nations, sans attendre +d'elles _réciprocité_, et sans même la leur demander. Son but +principal est de mettre sa législation commerciale en harmonie avec +la saine économie politique; mais, accessoirement, elle espère agir +au dehors par son exemple, car, jusqu'à ce que la liberté soit +universelle, elle ne lui cédera que la moitié de ses fruits. + +Or, au point de vue de l'influence que peut exercer sur les nations +cette initiative de la grande réforme commerciale, quelle différence +immense sépare le _droit fixe_ du droit _ad valorem_! + +Avec le droit uniforme, vous continuerez, comme aujourd'hui, à +recevoir quelques vins de Xérès et des bons crus de la Champagne et +du Bordelais. L'Angleterre et la France se toucheront encore par +leurs sommités aristocratiques, et vos riches seigneurs donneront la +main, par-dessus la Manche et à travers les tarifs, à nos grands +propriétaires. Mais voulez-vous que votre population et la nôtre +soient mises en contact sur tous les points; qu'un commerce actif et +régulier entre les deux peuples pénètre dans tous les districts, +dans toutes les communes, dans toutes les familles? Tenez-vous à +voir l'Angleterre passer le détroit et enfoncer dans notre sol de +profondes racines? Renoncez à ce droit _fixe_, et laissez l'infinie +variété de nos produits aller satisfaire l'infinie variété de vos +goûts et de vos fortunes. Alors les avocats du _free-trade_, en +France, auront une large base d'opérations; car la connaissance, +l'amour, le besoin du _libre-échange_, descendront jusque dans nos +chaumières, et il n'y aura pas un de nos foyers qui ne suscite +quelque défenseur à ce principe d'éternelle justice. Et ai-je besoin +de vous dire les conséquences?... La puissance de consommation +s'élargira tellement, en France comme en Angleterre, qu'il y aura +des débouchés pour vos manufactures comme pour nos fabriques, pour +nos champs comme pour les vôtres; et le temps arrivera, je l'espère, +où vous pourrez transformer en navires marchands vos vaisseaux de +guerre, comme nous pourrons rendre nos jeunes soldats à l'industrie. + +Paix au dehors, justice au dedans, prospérité partout,--de tels +résultats pourraient-ils être balancés dans votre esprit par une +simple difficulté d'exécution, qui ne vous a pas arrêtés pour le +thé, et que d'ailleurs vous n'évitez pas par le système mixte? + + + + +UNE QUESTION SOUMISE AUX CONSEILS GÉNÉRAUX + +DE L'AGRICULTURE, DES MANUFACTURES ET DU COMMERCE[48]. + + [Note 48: Par une circulaire de 1845, M. Cunin-Gridaine, + ministre du commerce, interrogeait les Conseils généraux sur + diverses modifications à introduire dans nos lois. L'une des + questions posées était relative à l'importation du fer. C'est + à l'occasion de celle-ci que F. Bastiat publia les réflexion + suivantes dans le nº de décembre 1845 du _Journal des + Économistes_. (_Note de l'éditeur._)] + + +_Faut-il, dans l'intérêt de notre marine, admettre en franchise de +droits les fers destinés à la construction des navires engagés dans +la navigation internationale?_ + +Cette question n'aurait-elle pas été convenablement suivie de cette +autre: + +Faut-il, _dans l'intérêt de nos voies de communication_, admettre en +franchise de droits les fers destinés à la construction des +railways? + +Et de cette autre encore: + +Faut-il, _dans l'intérêt de nos estomacs_, admettre en franchise de +droits les fers destinés au labourage des terres, et par là à la +production des subsistances? + +Quoi qu'il en soit, restreignons-nous à la proposition du ministre. + +Remarquons d'abord comment elle est posée. + +Il ne s'agit pas de recevoir du fer étranger pour construire toute +sorte de navires, mais seulement les navires destinés à la +navigation internationale. Pourquoi cela? La raison en est simple. +Il y a deux sortes de navigation, celle qui se fait de France à +France, ou de métropole à colonie et réciproquement. Cela s'appelle +la _navigation réservée_. Ici on tient le consommateur à la gorge, +et il faut qu'il paye. Que le navire soit lourd, mauvais marcheur, +qu'il revienne à un prix exorbitant, et grève inutilement les objets +transportés d'un fret onéreux, c'est ce dont notre législation ne se +met pas en peine, ou plutôt c'est ce qu'elle cherche. Le +consommateur est là, tout disposé à se laisser exploiter, et l'on +n'y fait pas faute. + +Mais la _navigation internationale_ est soumise, dans une certaine +mesure, à la concurrence extérieure. Il arrive généralement que les +armateurs et marins étrangers se contentent d'un moindre fret que +les nôtres, et ils ont l'audace de rendre les marchandises dans nos +magasins avec une grande économie, _à notre profit_. + +Comme il est de principe, chez nous, que le public, en tant que +consommateur, ne doit jamais être compté pour rien, si ce n'est pour +être rançonné, et que ce n'est qu'en qualité de producteur que +chaque travailleur doit être _protégé_, c'est-à-dire mis à même de +tirer sa part de la curée, on conçoit aisément que le législateur a +dû se préoccuper des moyens de soutenir notre marine nationale, en +faisant retomber sur les masses les pertes que lui occasionne son +impuissance ou son incapacité. + +C'est ce qui a été fait. On s'est dit: L'étranger porte en France +telle marchandise pour 20 francs; nos armateurs ne peuvent la porter +que pour 25 francs. Mettons une taxe de 5 francs sur cette +marchandise, quand c'est l'étranger qui la porte, et il sera exclu +de nos ports. Dès lors, nos armateurs feront la loi et hausseront +leur fret à 25 francs.--C'est là l'origine de la surtaxe consignée +dans nos tarifs à la colonne qui a pour titre: _Par navires +étrangers._ + +En thèse générale, le calcul était mauvais. En effet, il est +incontestable qu'à ce système l'acheteur _perd cinq francs_, tandis +que l'armateur ne les gagne pas, puisque, d'après l'hypothèse, il ne +peut opérer le transport même à 24 francs. Mais enfin on était +autorisé à penser qu'au moyen de cette surtaxe, au préjudice du +public, le but immédiat de la mesure serait atteint, et que notre +marine serait en mesure de lutter contre la concurrence étrangère. + +Il n'en a pas été ainsi. Malgré le doux oreiller de la surtaxe, on a +pu voir, dans un article de la _Presse_, et d'après des chiffres +soigneusement relevés de documents officiels, qu'il n'est pas une +peuplade sur la surface du globe qui n'envahisse et ne restreigne, +d'année en année, notre modeste part de l'_intercourse_. + +J'ai dit ailleurs: _Protection, c'est spoliation._ C'est là son côté +odieux. + +J'aurais pu dire aussi: _Protection, c'est déception._ C'est son +côté ridicule. + +Car si la protection pèse sur le public, au moins devrait-elle +soutenir l'industrie qu'elle prétend favoriser. Comment donc se +fait-il que notre marine ne puisse opérer les transports quand la +France lui paye pour cela, outre le prix naturel du fret, une prime +énorme, cachée sous la surtaxe? + +On ne prend pas garde à une chose, c'est que la protection a deux +tranchants. Chacun de nous regarde avec cupidité la part qu'elle lui +permet de puiser dans le fonds commun de la spoliation; mais nous +fermons les yeux sur la part qu'elle nous force d'y verser. Le marin +français a pour lui les droits différentiels, sa liste civile, cela +est vrai. Mais il n'y a pas une planche, un clou, un bout de corde, +un lambeau de toile, une tache de goudron qu'il n'ait surpayés en +vertu du régime protecteur. Le biscuit qui le nourrit, le paletot +qui le couvre, le soulier qui le chausse ont payé la taxe au +monopole; en sorte que ce que la protection lui a injustement +conféré en gros, elle le reprend injustement et amplement en détail. +Voilà pourquoi notre marine est aux abois. + +Maintenant il se présente plusieurs moyens de la relever. + +La plus efficace, le seul efficace selon nos principes, serait de +détruire ce régime sous lequel elle succombe. Nous savons qu'il n'y +faut pas songer de longtemps. Aussi nous nous proposons de +n'examiner que les moyens qui sont en harmonie avec les principes +qui dominent notre législation commerciale, principes d'après +lesquels le sacrifice des intérêts généraux est toujours de droit. + +Dans le sens de cette théorie, le moyen le plus sûr, le plus +décisif, le plus logique, serait de faire entrer tous les transports +par mer dans la navigation réservée; de remplacer la surtaxe par la +prohibition, et de déclarer qu'à l'avenir la France ne recevra plus +rien dans ses ports qui n'y arrive par navires français. Je m'étonne +que M. le ministre n'y ait pas songé; et j'espère qu'il me saura gré +de lui avoir suggéré cette idée, quoique, à vrai dire, je n'aie pas +le mérite de l'invention. Les journaux ne se font pas faute de le +pousser dans cette voie. Avons-nous besoin de charbons anglais? +Accordez, disent-ils, le privilége du transport aux navires +nationaux.--Mais ce sera plus cher!--Qu'importe? c'est l'affaire du +public, qui ne s'en soucie guère. + +Après ce moyen héroïque, celui qui se présente le plus +naturellement, c'est, sinon de convertir la surtaxe en prohibition, +du moins de la renforcer. Si la surtaxe est bonne en principe, elle +n'a pu faillir que parce qu'elle est trop modérée. Ne pas la +relever, c'est en nier implicitement la justice ou l'efficacité; +c'est rejeter le principe même de la protection. Pourquoi donc M. le +ministre n'a-t-il pas recours à ce moyen, qui n'est pas nouveau, qui +n'est que le développement et le complément d'une mesure +universellement adoptée? Pourquoi? parce que, sans doute, il +entrevoit plus ou moins confusément la _déception_ qui est au bout +de ces expédients, comme je le disais tout à l'heure. Voyez en effet +dans quel cercle vicieux on s'engagerait!--Élever la surtaxe, c'est +renchérir le fret; renchérir le fret, c'est grever la marchandise; +grever la marchandise, c'est rompre l'équilibre que la protection a +voulu fonder entre notre industrie et l'industrie étrangère. Rompre +cet équilibre, c'est se condamner à le rétablir par l'exhaussement +du tarif général; exhausser le tarif, c'est renchérir les armements; +c'est provoquer de nouvelles surtaxes, lesquelles auront les mêmes +effets, deviendront causes à leur tour, et ainsi de suite à +l'infini. + +Ce second moyen ayant été jugé inexécutable, il paraît que M. le +ministre s'est enfin avisé que l'on devrait demander à la liberté ce +qu'on n'a pu obtenir de l'arbitraire. Il s'est dit: La France, sans +doute, naviguerait au même prix que les autres nations, si les +matériaux qui entrent dans la construction de ses vaisseaux +n'étaient pas grevés de droits qui en élèvent démesurément le prix. + +En conséquence, il consulte les Conseils pour savoir s'il ne +conviendrait pas d'admettre en franchise les fers qui entrent dans +la construction de nos navires. + +Évidemment, cette mesure serait par elle-même inefficace, et il faut +la considérer comme un premier et timide essai dans la voie de la +liberté commerciale. Le raisonnement de M. le ministre doit le +conduire à adopter la même politique pour le bois, le cuivre, le +chanvre, la toile, etc., etc. + +Le fer, en effet, est de si peu d'importance dans un bâtiment en +bois doublé, cloué et chevillé en cuivre, que la mesure que médite +M. le ministre ne peut pas affecter sensiblement le cours du fret. +Cela est si évident qu'on est porté à croire, quoique M. le ministre +ne le dise pas, qu'il a eu en vue les navires et surtout les bateaux +à vapeur entièrement construits en fer. + +Mais alors pourquoi ne pas admettre, en franchise de droits, les +navires en fer eux-mêmes de construction étrangère? + +Oh! dit-on, c'est que nos constructeurs veulent être protégés.--Mais +si vous voulez écouter tous les quêteurs de monopole, vous ne +pourrez-pas admettre le fer; car nos propriétaires de forêts, nos +maîtres de forges, nos actionnaires de mines ne sont pas +très-disposés à abandonner leur part de protection.--Vous ne pouvez +servir deux maîtres, il faut opter. Est-ce pour le public ou pour +les constructeurs que vous êtes ministre? + +Examinons donc la question en elle-même. Elle est bien restreinte, +comme on le voit. Les navires en bois, c'est-à-dire la marine +actuelle tout entière est hors de cause. Il s'agit de navires en +fer, d'une marine future et éventuelle. La question que nous avons à +résoudre est celle-ci: + +«Vaut-il mieux admettre, en franchise de droits, le fer étranger +destiné à la construction des navires, ou les navires en fer +eux-mêmes de construction étrangère?» + +Il serait assez curieux de voir d'abord comment elle a été traitée, +au point de vue du principe prohibitif, par un journal spécial fort +accrédité en ces matières, le _Moniteur industriel_. La libre +admission du fer, pour la destination dont il s'agit, a été insinuée +pour la première fois; à ma connaissance, dans un article récent de +ce journal. + +Il n'est pas possible de faire du régime prohibitif une satire plus +naïve à la fois et plus sanglante; et il semble que le but secret de +l'auteur de cet article est de confondre et de ridiculiser ce +système, en le montrant sous un aspect vraiment burlesque. Quoi! +vous convenez que notre marine marchande est chassée de tous les +ports de l'Océan par la marine étrangère. Vous en cherchez la cause; +vous trouvez que les matériaux qui entrent dans la construction de +nos navires nous coûtent, dans la proportion de 300 pour 100, plus +cher qu'aux Anglais; vous établissez vous-même qu'à cette cause +d'infériorité viennent s'ajouter le haut prix du combustible, +l'insuffisance de l'outillage, l'inexpérience des constructeurs et +des ouvriers; vous ne disconvenez pas que c'est le régime de la +prohibition qui a placé notre marine dans cette situation humiliante +et ridicule, et, après tout cela, vous concluez... au maintien de ce +régime! + +Et remarquez comme la rapacité du monopole est habile à faire +argument de tout, même des données les plus contradictoires! +Lorsque, délivré de toute concurrence, il est parvenu à créer dans +le pays une industrie factice, à détourner vers un emploi onéreux +les capitaux et les bras, et à couvrir ses pertes par des taxes +déguisées mais réelles, quelle est la raison sur laquelle il +s'appuie pour prolonger et perpétuer son existence? Il montre ces +capitaux que la liberté va détruire, ces bras qu'elle va paralyser; +et cet argument a tant de puissance qu'il n'est pas encore de +ministère ou de législature qui ait osé l'affronter. «C'est un +malheur, disent humblement les intérêts privilégiés, que la +protection nous ait jamais été accordée. Nous comprenons qu'elle +pèse lourdement sur le public. Nous avons cru, que, grâce à cette +protection dont la loi a entouré notre enfance, nous parviendrions +bientôt à voler de nos propres ailes, _à marcher dans notre force et +notre liberté_. Nous nous sommes trompés. La société a partagé notre +erreur. C'est elle, pour ainsi dire, qui nous a appelés à +l'existence. Elle ne peut plus maintenant nous laisser mourir. Nous +avons des _droits acquis_. + +Aujourd'hui ce terrible argument est pris à rebours. «Nous n'avons +pas encore employé le fer à la construction des navires. Il n'y a ni +bras ni capitaux engagés dans cette voie. D'ailleurs, les matériaux, +le combustible, les outils, les entrepreneurs, les ouvriers nous +manquent. En outre, cette branche d'industrie exige des +connaissances spéciales dans les procédés de fabrication que nul ne +possède, et _bien peu de personnes sont en état de la naturaliser +chez nous_. Donc, pour l'implanter dans le pays, pour lui donner +l'être, la protection est loin de suffire, c'est la prohibition +absolue qu'il nous faut.» + +Dites donc que ce n'est pas notre marine qui vous préoccupe, mais +vos priviléges. Si sérieusement vous vouliez une marine marchande, +vous laisseriez la France échanger avec l'Angleterre des vins contre +des navires en fer. Ils ne reviendraient pas plus cher aux armateurs +de Bordeaux qu'à ceux de Liverpool, et la concurrence serait +possible. + +Il est vrai que l'auteur de l'article insinue ici le moyen proposé +par M. le ministre, la libre introduction du fer destiné à la +construction. + +Mais n'a-t-il pas lui-même prouvé d'avance l'inefficacité de ce +moyen quand il a dit, avec raison, que ce n'est pas seulement le +prix de la matière qui renchérit nos navires, mais encore et surtout +l'infériorité de notre mise en oeuvre; quand il a fait observer que +notre pays n'était pas disposé pour ce genre d'industrie, qu'il ne +le serait pas de longtemps, que les établissements, les machines, le +charbon, tout lui manque à la fois? + +Au mois de juillet dernier, j'étais à Liverpool. Un honnête quaker, +M. Baines, de la maison Hodgson et compagnie, me fit visiter ses +ateliers de construction. Je vis sur le chantier un immense navire +tout en fer, quille, membrures, bordages, etc. Après avoir examiné +d'innombrables machines que je ne décrirai pas (et pour cause, car +je n'en sais guère plus là-dessus que ce pauvre Tristram qui ne put +jamais comprendre le mécanisme d'un tourne-broche); après avoir vu +d'énormes poinçons, de gigantesques ciseaux trouer, tailler, +festonner des planches de fer de 2 centimètres d'épaisseur, comme si +c'eût été de la pâte de jujube, j'eus avec M. Baines la +conversation suivante: + +«Ces navires en fer reviennent-ils plus cher que les navires en +bois?--À peu près. La matière est, il est vrai, plus chère, mais on +la travaille avec une telle facilité, une telle précision, le +système de l'étalonnage présente tant d'avantages, que cela compense +bien et au delà le prix du fer.--En quoi donc consiste la +supériorité de ce nouveau mode de construction?--Le navire dure +plus, les pièces qui le composent se changent plus facilement, il a +moins de tirant d'eau, il est plus léger; et comme le tonnage se +calcule par les trois dimensions, il porte plus, à tonnage égal, et +économise les taxes à la marchandise.--En sorte, lui dis-je, que, la +concurrence s'en mêlant, c'est le consommateur qui profitera de ces +avantages; vos armateurs baisseront le prix du fret, et nous, +Français, qui avons déjà tant de mal à lutter contre vos navires en +bois, nous serons tout à fait évincés par vos navires en fer.--Cela +est probable, me dit-il, à moins que vous ne fassiez comme nous, ou, +si vous ne pouvez, que vous n'achetiez nos bâtiments.--Pourriez-vous +me démontrer par des chiffres ces deux points décisifs: 1º les +navires en fer ne reviennent pas plus cher que les navires en bois; +2º ils portent plus, à tonnage égal?--Venez chez moi; tous mes +livres sont à votre disposition.--Est-ce que vous ne craignez pas de +divulguer des secrets qui font votre fortune?--Ce n'est pas le +secret, mais la publicité qui fera ma fortune. Plus on sera +convaincu de la supériorité des navires en fer, plus je recevrai des +ordres de construction. D'ailleurs, si mes procédés sont bons, comme +je le crois, je ne demande pas mieux que l'humanité en profite; et, +quant à moi, quel que soit le sort de cette industrie, j'ai la +confiance d'utiliser toujours l'amour du travail et le peu de +connaissances qu'il a plu à la Providence de me donner.» + +Je regrettai, on le croira sans peine, que le temps ne me permît +pas de compulser les livres que l'honnête quaker mettait si +loyalement à ma disposition. Si j'avais pu prolonger mon séjour à +Liverpool, je serais sans doute en mesure de soumettre aujourd'hui +aux Conseils des documents précieux sur la question dont ils sont +saisis. + +Quoi qu'il en soit, le premier moyen de relever notre marine, +l'admission des bâtiments en fer de construction étrangère, est +d'une efficacité incontestable, puisqu'il donnerait aux armateurs de +Bordeaux, de Nantes et du Havre des navires qui leur reviendraient +au même prix qu'aux armateurs de Liverpool, de Londres et de +Bristol. + +Il est d'une exécution facile. Il ne complique en rien les +opérations de la douane; il ne blesse pas ce qu'on nomme les _droits +acquis_, ni ceux des constructeurs, puisque ce genre d'industrie n'a +pour ainsi dire pas encore chez nous d'existence sérieuse; ni ceux +des maîtres de forges, puisque le fer ainsi introduit ne ferme aucun +débouché à notre production métallurgique, n'en diminue pas l'emploi +actuel et ne peut par conséquent en affecter le prix. + +Le second moyen, l'admission en franchise de droits du fer destiné à +la construction, a-t-il les mêmes avantages? ne présente-t-il pas de +graves inconvénients? + +On a déjà vu que, tout en le proposant, le _Moniteur_ s'était chargé +de démontrer sa disproportion avec le but qu'on a en vue. + +Non-seulement il est illusoire, mais il ouvre à l'industrie un +avenir si effrayant, que je me vois forcé, afin que le public ne +soit pas pris au dépourvu, d'invoquer encore un moment son +attention. + +Je suis surpris qu'on ne soit pas frappé, comme je le suis moi-même, +des tendances vraiment exorbitantes et dangereuses dans lesquelles +la France laisse s'engager l'administration des douanes. + +Certes, c'était bien assez que cette institution, d'abord purement +fiscale, se fût convertie en un instrument soi-disant de protection, +en réalité de priviléges et de monopoles. Dès lors les travailleurs +se sont aussi transformés en solliciteurs; ils ont assailli le +gouvernement pour lui arracher la faculté de rançonner la nation, +comme les quêteurs de places l'assiégent pour acquérir le droit +d'exploiter le budget. Et le pouvoir, détourné de sa véritable et +simple mission, qui est de garantir à chacun sa liberté, sa sûreté +et sa propriété, s'est vu chargé encore de l'effroyable tâche de +satisfaire à toutes les prétentions des classes laborieuses, +d'assurer à chaque industrie les moyens de se soutenir et de se +développer, et cela par le jeu des tarifs, par des combinaisons de +taxes, par l'octroi à quelques-uns de ce qu'il parvient à arracher à +tous. + +Cependant la douane, obéissant à de fausses notions dont elle n'est +pas responsable, puisqu'elle les reçoit du public, procédait au +moins à son oeuvre nouvelle par mesures générales et uniformes, +lorsqu'il y a trois ans, elle déposa dans le traité belge le funeste +germe des _droits différentiels_. À partir de cette époque, il fut +établi en principe que les taxes d'importation pourraient varier +selon les pays de provenance, selon le cours des denrées dans chacun +de ces pays, selon leur distance, ou même, qu'on me passe +l'expression, selon la température des passions, des animosités et +des jalousies nationales. Ainsi la douane n'a plus borné ses +prétentions à être un instrument de protection, elle est devenue une +arme offensive, un moyen politique d'agression. Elle a dit à un +peuple: «Tu es ami, nous admettrons tes produits à des conditions +modérées,» à un autre: «Nous te haïssons, notre marché te sera +fermé.» Qui ne voit combien ce caractère hostile imprimé à la douane +augmente les chances de guerre, déjà si nombreuses, que les tarifs +recèlent dans leur sein? Qui ne comprend que ce sont les factions +désormais qui se combattront sur le terrain des questions +douanières? Qui ne s'aperçoit avec effroi qu'un nouvel horizon a été +ouvert à de diaboliques alliances entre les cupidités industrielles +et les intrigues politiques? + +Voici maintenant que les droits de douane varieront, non plus +seulement selon les pays de provenance, mais encore suivant la +destination de la marchandise. + +Voyez comme s'élargit insensiblement le rôle du douanier! + +D'abord, il n'avait qu'une question à adresser à la marchandise: +«Qu'es-tu?» Sur la réponse il prélevait la taxe, et tout était dit. + +Plus tard, le dialogue s'est étendu à deux questions: «Qu'es-tu?--Du +fil.--D'où viens-tu?--Que t'importe?--Il m'importe que si tu viens +de Bruxelles, tu payeras _dix_; et si tu arrives de Manchester, tu +payeras _trente_.» C'était bien le moins qu'on pût accorder à la +ligue du monopole avec l'anglophobie. + +Maintenant voici que le douanier aura droit à trois interrogations: +«Qu'es-tu?--Du fer.--D'où viens-tu? car le droit varie selon que la +nature t'avait déposé dans les mines du Westergothland ou dans +celles du Cornouailles.--Je viens du Cornouailles.--À quoi es-tu +destiné? car le droit varie encore suivant que tu vas devenir navire +ou charrue.» + +Ainsi la douane gagne tous les jours du terrain. De _fiscale_ +qu'elle était, elle s'est faite protectrice, puis diplomate, ensuite +industrielle. La voilà qui va s'immiscer dans tous nos travaux, se +faire juge de leur importance relative; non plus par des mesures +générales, mais par une inquisition de détails qui ira jusqu'à nous +demander compte de l'emploi de tous les matériaux que nous aurons à +mettre en oeuvre. + +Mais laissons de côté ce principe exorbitant et nouveau qu'on veut +introduire dans nos tarifs; fermons les yeux au vaste horizon qu'il +ouvre à la douane. A-t-on du moins songé aux difficultés de +l'exécution? Si les droits d'entrée varient pour chaque marchandise, +en raison de l'infinie variété de ses usages, il faudra donc que la +douane ait l'oeil sur elle dans toutes ses transformations. Il +faudra donc qu'elle pénètre dans le chantier du constructeur, +qu'elle s'y installe jour et nuit, qu'elle y dresse sa tente, +qu'elle constate les _déchets_ et les _manquants_, en un mot, il +faudra qu'elle soit armée de l'_exercice_ avec son cortége +d'entraves, de mesures préventives, d'acquits-à-caution, de +laissez-passer, de passavants, de passe-debout, que sais-je? Pour +peu que le principe s'étende à d'autres matériaux, nos ateliers, nos +magasins, nos bureaux, nos livres même ne devront plus avoir de +secrets pour MM. les employés; nos maisons, nos armoires, nos +chambres n'auront plus pour eux de verrous ni de serrures; une autre +institution méritant bien le titre énergique de _droits-réunis_ +pèsera sur la France; la législation qui régit les débitants de +boissons, de spéciale qu'elle est, deviendra générale, et nous +serons tous ainsi ramenés à cette _égalité devant la loi_ si chère +au prédécesseur du ministre actuel des finances, laquelle aura pour +niveau commun la _condition du cabaretier_[49]. (V. p. 243.) + + [Note 49: Lorsque M. Humann empirait d'année en année le sort + des propriétaires de vignes, il disait: «De quoi se plaignent + ces messieurs? relativement à celle des cabaretiers, leur + condition est _privilégiée_, et la Charte me fait un devoir + de faire triompher le principe de l'_égalité_.»] + +Qu'on ne dise pas que ces craintes sont exagérées. Je défie qu'on me +prouve que l'on peut faire pénétrer dans les tarifs le principe des +_droits variables selon la destination de la marchandise_, sans +investir aussitôt la douane de l'exercice, ou de quelque chose de +semblable sous un autre nom. + +Messieurs les conseillers _généraux_ des manufactures et du +commerce, messieurs les simples conseillers de l'agriculture, vous +êtes presque tous des hommes du Nord; vous n'avez guère à vous +débattre sous l'inquisition des _droits réunis_; vous savez à peine +ce que c'est. Prenez garde que la douane ne se charge un jour de +vous l'apprendre, et ne méprisez pas ce cri d'alarme qui s'élève +dans un pays parfaitement instruit par l'expérience. + +Je conclus, 1º que ce qu'il y aurait de mieux à faire, sans se +préoccuper des intérêts de la marine plus que de ceux de +l'agriculture et des fabriques, ce serait d'abaisser les droits sur +le fer étranger quelle que fût sa destination. Ce n'est pas à la +douane, c'est à l'industrie de demander, comme le statuaire de la +fable: + + Sera-t-il dieu, table ou cuvette? + +2º Que si l'on veut favoriser notre marine marchande, le moyen le +plus simple est de permettre à nos armateurs d'acheter des navires +en fer et même en bois, au meilleur marché possible, dans tous les +chantiers du monde. + +3º Que la libre admission du fer destiné à la construction est une +mesure qui n'a qu'un bon côté, qui est d'être la plus sanglante +satire que l'on puisse faire du régime prohibitif; car elle implique +l'aveu que ce régime a paralysé notre marine, et il n'y a aucune +raison pour ne pas reconnaître qu'il a exercé la même influence sur +l'ensemble de toutes nos industries. Mais, relativement au but +cherché, cette mesure est complétement inefficace; elle a en outre +l'immense inconvénient de compliquer nos tarifs, et de déposer dans +le terrain de la douane le germe dangereux de l'exercice, germe que +l'atmosphère bureaucratique ne manquera pas de développer +rapidement. + + + + +UN ÉCONOMISTE À M. DE LAMARTINE. + +À L'OCCASION DE SON ÉCRIT INTITULÉ: + +DU DROIT AU TRAVAIL[50]. + + [Note 50: Extrait du _Journal des Économistes_, nº de février + 1845.] + + +MONSIEUR, + +Le talent prodigieux dont vous a doué la nature, talent que rehausse +une réputation sans tache, après avoir fait de vous le point de mire +des partis, vous a signalé comme l'attente des doctrines. Vos +opinions, à demi voilées, laissaient à chaque école l'espoir de vous +rallier. Le catholicisme, le néo-christianisme, la liberté, et même +ces modernes excentricités qu'on nomme saint-simonisme, fouriérisme, +communisme, comptaient sur vous, espéraient en vous. Le système qui +se résume par le mot _concentration forcée_, celui qui se formule +par le mot _libre concurrence_, la théorie qui veut imposer au +travail, aux facultés, aux capitaux une _organisation artificielle_, +celle qui ne voit pas de meilleure organisation des forces sociales +que leur _naturelle gravitation_, toutes les écoles, en un mot, vous +désiraient pour auxiliaire et vous eussent accepté pour chef. + +Car il n'en est pas dont vous n'eussiez été le plus puissant interprète. +Que faut-il à une idée qui porte en elle-même l'élément du triomphe, la +vérité? Être connue, être comprise, être vulgarisée; et, pour cela, il +lui faut des expressions saisissantes, des formules lumineuses qui, par +leur clarté soudaine, aillent réveiller dans tous les coeurs cette +sympathie innée pour le vrai et le juste que la libéralité de la +Providence y a déposée. Voilà pourquoi les hommes de labeur, de veille +et d'étude auraient confié à votre parole le travail des années et des +siècles, les investigations de la science, les rectifications de +l'expérience, en un mot, tout le mouvement intellectuel de leur école, +afin que vous le manifestassiez au monde. Par cette heureuse combinaison +de fortes pensées et de vives images, dont vous seul possédez le secret, +par le privilége inouï, qui n'a été dévolu qu'à vous, de faire pénétrer +la logique dans la poésie et la poésie dans la logique, vous eussiez +fait briller la vérité dans le cabinet du savant, dans l'atelier de +l'artiste, dans le salon et le boudoir, dans le palais et la chaumière; +vous lui eussiez frayé une voie vers la chaire et vers la tribune. + +Et moi aussi, monsieur, parce que j'ai dans l'esprit une conviction +entière, parce que je porte au coeur une foi inébranlable, combien +de fois n'ai-je pas tourné mes regards vers vous! combien de fois +n'ai-je pas demandé aux paroles tombées de vos lèvres, aux écrits +échappés à votre plume, s'ils ne m'apportaient pas enfin le secret +de vos opinions, s'ils ne recélaient point votre vague et mystérieux +symbole! Car comprenant ou du moins croyant sincèrement comprendre +le mécanisme des forces sociales, je me disais: «Cette lumière n'est +rien tant qu'elle est sous le boisseau; et elle n'en sortira qu'à la +voix puissante de l'homme capable de fondre dans sa parole la +dialectique du métaphysicien, l'expérience de l'homme d'État, +l'éloquence du tribun, l'ardente charité du chrétien et l'accent +délicieux du poëte.» + +Vous vous êtes prononcé enfin. Mais, hélas! l'attente des écoles +économiques a été trompée. Vous n'en reconnaissez que deux, et vous +déclarez n'appartenir ni à l'une ni à l'autre. Tel est l'écueil du +génie. Il dédaigne les voies explorées et le trésor des +connaissances accumulé par les siècles. Il cherche son trésor en +lui-même; il veut se frayer sa propre voie. + +Comme vous le dites, il y a deux écoles en économie politique. +Permettez-moi de les caractériser, afin d'apprécier ensuite l'amère +critique que, par une inexplicable contradiction, vous faites de +celle dont en définitive vous adoptez le principe, et les +emphatiques éloges que vous décernez, par une autre contradiction +non moins inexplicable, à celle dont vous repoussez les vaines et +subversives théories. + +La première procède d'une manière scientifique. Elle constate, +étudie, groupe et classe les faits et les phénomènes, elle cherche +leurs rapports de cause à effet; et de l'ensemble de ses +observations, elle déduit les _lois générales et providentielles_ +selon lesquelles les hommes prospèrent ou dépérissent. Elle pense +que l'action de la science, en tant que science, sur l'espèce +humaine, se borne à exposer et divulguer ces _lois_, afin que chacun +sache la récompense qui est attachée à leur observation et la peine +dont leur violation est suivie, elle s'en rapporte au coeur humain +pour le reste, sachant bien qu'il aspire invinciblement à l'une et a +pour l'autre un éloignement inévitable; et parce que ce double +mobile, le désir du bien, l'horreur du mal, est la plus puissante +des forces qui ramènent l'homme sous l'empire des lois sociales, +elle repousse comme un fléau l'intervention de forces arbitraires +qui tendent à altérer la juste distribution naturelle des plaisirs +et des peines. De là ce fameux axiome: «_Laissez faire, laissez +passer_,» contre lequel vous manifestez tant d'indignation,--qui +n'est cependant que la périphrase servile du mot _liberté_, que vous +inscrivez sur votre bannière comme le principe de votre doctrine. + +L'autre école, ou plutôt l'autre méthode, qui a enfanté et devait +enfanter des sectes innombrables, procède par l'_imagination_. La +société n'est pas pour elle un sujet d'observations, mais une +matière à expériences; elle n'est pas un _corps vivant_ dont il +s'agit d'étudier les organes, mais une _matière inerte_ que le +législateur soumet à un arrangement artificiel. Cette école ne +suppose pas que le corps social soit assujetti à des lois +providentielles; elle prétend lui imposer des lois de son invention. +_La République_ de Platon, _l'Utopie_ de Thomas Morus, _l'Oceana_ de +Harrington, _le Salente_ de Fénelon, le régime protecteur, le +saint-simonisme, le fouriérisme, l'owenisme et mille autres +combinaisons bizarres, quelquefois appliquées, pour le malheur de +l'espèce humaine, presque toujours à l'état de rêve pour servir de +pâture aux enfants à cheveux blancs; telles sont quelques-unes des +manifestations infinies de cette école. + +La méthode _analytique_ devait nécessairement conduire à l'unité de +doctrine, car il n'y a pas de raison pour que les mêmes faits ne +présentent les mêmes aspects à tous les observateurs. Voilà +pourquoi, sauf quelques légères nuances que des observations +rectifiées tendent incessamment à faire disparaître, elle a rallié +autour de la même foi Smith, Ricardo, Malthus, Mill, Jefferson, +Bentham, Senior, Cobden, Thompson, Huskisson, Peel, Destutt de +Tracy, Say, Comte, Dunoyer, Droz et bien d'autres hommes illustres, +dont la vie s'est passée non point à arranger dans leur tête une +société de leur invention avec des hommes de leur invention, mais à +étudier les hommes et les choses et leur action réciproque, afin de +reconnaître et de formuler les lois auxquelles il a plu à Dieu de +soumettre la société. + +La méthode _inventive_ devait de toute nécessité amener l'anarchie +des intelligences, parce qu'il y a l'infini à parier contre un +qu'une infinité de rêveurs ne feront pas le même rêve. Aussi +voyons-nous que, pour se mettre à l'aise dans leur monde imaginaire, +l'un en a banni la propriété, l'autre l'hérédité, celui-ci la +famille, celui-là la liberté; en voici qui ne tiennent aucun compte +de la loi de la population, en voilà qui font abstraction du +principe de la solidarité humaine, car il fallait mettre en oeuvre +des êtres chimériques pour faire une société chimérique. + +Ainsi la première _observe l'arrangement_ naturel des choses, et sa +conclusion est _liberté_[51]. La seconde _arrange_ une société +artificielle, et son point de départ est _contrainte_. C'est +pourquoi, et pour abréger, j'appellerai l'une _école économiste ou +libérale_, et l'autre _école arbitraire_. + + [Note 51: En disant que les hommes doivent jouir du libre + exercice de leurs facultés, il demeure bien entendu que je + n'entends point dénier au gouvernement le droit et le devoir + de réprimer l'abus qu'ils en peuvent faire. Bien au + contraire, les économistes pensent que c'est là sa principale + et presque sa seule mission.] + +Voyons maintenant le jugement que vous portez sur ces deux +doctrines: + + «Il y a en économie politique deux écoles: une école anglaise et + matérialiste (c'est l'école _libérale_ que vous voulez décrire + dans ces lignes) qui traite les hommes comme des quantités + inertes; qui parle en chiffres de peur qu'il ne se glisse un + sentiment ou une idée dans ses systèmes; qui fait de la société + industrielle une espèce d'arithmétique impassible et de mécanisme + sans coeur, où l'humanité n'est qu'une société en commandite, où + les travailleurs ne sont que des rouages à user et à dépenser au + plus bas prix possible, où tout se résout par perte ou gain au + bas d'une colonne de chiffres, sans considérer que ces quantités + sont des hommes, que ces rouages sont des intelligences, que ces + chiffres sont la vie, la moralité, la sueur, le corps, l'âme de + millions d'êtres semblables à nous et créés par Dieu pour les + mêmes destinées. C'est cette école qui règne en France, depuis + l'importation de la science économique née en Angleterre. C'est + celle qui a écrit, professé et gouverné jusqu'ici, sauf quelques + grandes exceptions; c'est celle qui a proscrit l'aumône, + incriminé la mendicité sans pourvoir aux mendiants, blâmé les + hôpitaux, condamné les hospices, raillé la charité, mis la + misère hors la loi, maudit l'excès de la population, interdit les + mariages, conseillé la stérilité, fermé les tours des enfants + trouvés, et qui, livrant tout sans miséricorde et sans entrailles + à la concurrence, cette providence de l'égoïsme, a dit aux + prolétaires: «Travaillez.--Mais nous ne trouvons pas de + travail.--Eh bien! mourez. Si vous ne rapportez rien, vous n'avez + pas le droit de vivre; la société est un compte bien fait.» + + «Il y a une autre école qui est née en France, dans ces dernières + années, des souffrances du prolétaire, des égoïsmes du + manufacturier, de la dureté du capitaliste, de l'agitation des + temps, des souvenirs de la Convention, des entrailles de la + philanthropie et des rêves anticipés d'une époque entièrement + idéale. C'est celle qui, prophétisant aux masses l'avénement du + Christ industriel (Fourier), les appelle à la religion de + l'association, substitue ce principe de l'association par le + travail à tous les autres principes, à tous les autres instincts, + à tous les autres sentiments dont Dieu a pétri la nature humaine, + croit avoir trouvé le moyen d'organiser le travail sans + intervertir les rapports libres du producteur et du consommateur, + de violenter le capital sans l'anéantir, de régler les salaires + et de les distribuer arbitrairement avec l'infaillibilité et la + toute-justice de Dieu. Cette école, qui compte parmi ses maîtres + et ses adeptes tant d'hommes de lumière et de foi, porte en soi + deux grands trésors: un principe, l'association; une vertu, la + charité des masses. Mais elle nous semble pousser son principe + jusqu'à l'excès, et la vertu jusqu'à la chimère. Le fouriérisme + est jusqu'ici une sublime exagération de l'espérance.--Nous + n'appartenons ni à l'une ni à l'autre de ces écoles. Nous les + croyons toutes deux dans le faux. Mais l'une manque d'âme, et + l'autre manque _seulement_ de mesure dans la passion du bien. + Nous faisons entre elles la différence qu'il y a entre une + cruauté et une illusion, et nous empruntons, pour la solution de + la question des salaires, à l'une la lumière des calculs, à + l'autre la chaleur de la charité.» + +Je ne m'arrêterai pas à relever les expressions vagues et fausses, +les assertions hasardées qui fourmillent dans ce passage, où il +semble que votre plume vous a maîtrisé plus que vous n'avez maîtrisé +votre plume. Où avez-vous vu que les économistes traitent les hommes +comme des _quantités inertes_, eux qui voient précisément l'harmonie +du monde social dans la liberté de leur action? Où avez-vous vu que +cette école gouverne en France, quand elle ne compte pas un seul +organe, du moins avoué, au ministère ou au Parlement? Qu'est-ce que +ce dédain pour les chiffres, les calculs, l'arithmétique, comme si +les chiffres servaient à autre chose qu'à constater des résultats, +et comme si le bien et le mal pouvaient s'apprécier autrement que +par des résultats constatés? Quelle valeur scientifique est-il +possible de reconnaître dans votre indignation contre la _dureté du +capitaliste_, l'_égoïsme du manufacturier_, en tant que tels, comme +si les services industriels et les capitaux pouvaient échapper, plus +que les salaires, aux lois de l'offre et de la demande qui les +gouvernent, pour se soumettre aux lois du sentiment et de la +philanthropie? + +Mais je sens le besoin de protester de toutes mes forces contre les +imputations odieuses que vous faites peser sur la tête de tous ces +savants illustres, dont je rappelais tout à l'heure les noms +vénérés. Non, la postérité ne ratifiera pas votre arrêt. Elle ne +mettra pas, comme vous le faites, entre Smith et Fourier, entre Say +et Enfantin l'abîme qui sépare la _cruauté_ de la simple _illusion_. +Elle ne conviendra pas que le seul tort de Fourier ait été de +pousser «un grand principe jusqu'à l'excès et une grande vertu +jusqu'à la chimère.» Elle ne verra pas dans la _promiscuité_ des +sexes une _sublime exagération de l'espérance_. Elle ne croira pas +la science sociale redevable au fouriérisme de ces trois grandes +_innovations_: «la foi à l'amélioration indéfinie de l'espèce +humaine, le principe de l'association et la charité des +masses;»--parce que la perfectibilité de l'homme, conséquence de son +principe intelligent, a été reconnue longtemps avant Fourier;--parce +que l'association est aussi ancienne que la famille;--parce que la +charité des masses, de quelque manière qu'on veuille la considérer, +au point de vue théorique ou au point de vue pratique, dans +l'individu ou dans la société, a été formellement promulguée par le +christianisme et partout mise en oeuvre, du moins à quelque degré. +Mais la postérité s'étonnera que vous assigniez une place si élevée, +que vous prodiguiez tant d'encens à une école que vous flétrissez en +même temps par ces paroles éloquentes: C'est un monastère où «la +mère n'est qu'une femme enceinte, le père un homme qui engendre, et +l'enfant un produit des deux sexes.» + +Mais que blâmez-vous dans les économistes? Seraient-ce les formes +parfois arides dont ils ont revêtu leurs idées? C'est là de la +critique littéraire. En ce cas il fallait reconnaître les services +qu'ils ont rendus à la science, et vous borner à les accuser d'être +de froids écrivains. Sur ce terrain encore, on pourrait répondre que +si le langage sévère et précis de la science a l'inconvénient de +n'en pas hâter assez la propagation, le style chaleureux et imagé du +poëte, transporté dans le domaine didactique, a l'inconvénient bien +plus grave d'égarer souvent le lecteur après avoir égaré l'écrivain. +Mais ce n'est pas la forme que vous attaquez, c'est la pensée et +même l'intention. + +La pensée! mais comment l'accuser? Elle peut bien être fausse; elle +ne saurait être blâmable, car elle se résume ainsi: «_Il y a plus +d'harmonie dans les lois divines que dans les combinaisons +humaines._» Permis à vous de dire comme Alphonse: «Ces lois +seraient meilleures si j'eusse été appelé dans les conseils de +Dieu.» Mais non, vous ne tenez point ce langage impie. Vous laissez +de tels blasphèmes aux utopistes. Pour vous, vous vous emparez de la +doctrine même dont vous essayez de flétrir les révélateurs, et dans +tout votre écrit, sauf quelques vues exceptionnelles que je +discuterai tout à l'heure, domine le grand principe de la liberté, +qui suppose de votre part la reconnaissance de l'harmonie des lois +divines, puisqu'il serait puéril d'adhérer à la liberté, non parce +qu'elle est la vraie condition de l'ordre et du bonheur social, mais +par un platonique amour pour la liberté elle-même, abstraction faite +des résultats qu'il est dans sa nature de produire. + +L'intention! mais quelle perversité peut-on apercevoir dans +l'intention de ceux qui se bornent à dire à l'arbitraire: +«L'équilibre des forces sociales s'établit de lui-même; n'y touchez +pas?» + +Pour arriver jusqu'aux intentions des économistes, il faudrait +prouver trois choses: + +1º Que le libre jeu des forces sociales providentielles est funeste +à l'humanité; + +2º Qu'il est possible d'en paralyser l'action par la substitution de +forces arbitraires; + +3º Que les économistes repoussent celles-ci en parfaite connaissance +de leur prétendue supériorité sur celles-là. + +En dehors de ces trois démonstrations, vos attaques, si vous pensiez +à les faire remonter jusqu'à l'intention des écrivains dont je +parle, ne seraient ni justifiées ni justifiables. + +Mais je ne croirai jamais que vous, dont personne ne soupçonne +l'honneur et la loyauté, vous ayez voulu incriminer jusqu'à la +moralité des savants illustres qui vous ont précédé dans la +carrière, qui vous ont légué leurs doctrines et que l'humanité a +absous d'avance par la vénération et le respect dont elle environne +leur mémoire. + +Y a-t-il d'ailleurs, dans ce qu'il vous plaît d'appeler l'école +anglaise, comme si une science qui se borne à décrire les faits et +leur enchaînement pouvait être d'un pays plutôt que d'un autre, +comme s'il pouvait y avoir une géométrie russe, une mécanique +hollandaise, une anatomie espagnole et une économie française ou +anglaise; y a-t-il, dis-je, dans cette école, des hommes qui, comme +les _prohibitionnistes_, aient proclamé leurs doctrines pour abuser +les esprits et bénéficier par l'erreur commune sciemment et +volontairement répandue? Non, vous n'en citeriez pas un seul. Aucune +secte philosophique peut-être n'a offert le spectacle d'autant de +dignité, de modération, de dévouement au bien public; et si vous +voulez y réfléchir, vous comprendrez qu'il devait en être ainsi. + +Dans le XVIIIe siècle, quand l'astronomie n'était pas parvenue au +point où elle est arrivée de nos jours, on avait remarqué une sorte +d'aberration dans la marche des planètes. On avait constaté que les +unes se rapprochaient, que les autres s'éloignaient du centre du +mouvement; et l'on se hâta de conclure que les premières +s'enfonçaient de plus en plus dans les profondeurs glacées de +l'espace, que les secondes allaient s'engloutir dans la matière +incandescente du soleil. Laplace vint, il soumit ces prétendues +aberrations au calcul, il démontra que si les planètes s'écartaient +de leur orbite, la force qui les y rappelait s'augmentait en raison +de cet éloignement même: «Par la toute-puissance d'une formule +mathématique, dit M. Arago, le monde matériel se trouva raffermi sur +ses fondements.» Pense-t-on que celui qui découvrit et mesura cette +belle harmonie eût volontiers consenti, dans un intérêt personnel, à +troubler ces admirables lois de la gravitation? + +L'économie des sociétés a eu aussi ses Laplace. S'il y a des +perturbations sociales, ils ont aussi constaté l'existence de +forces providentielles qui ramènent tout à l'équilibre, et ils ont +trouvé que ces forces réparatrices se proportionnent aux forces +perturbatrices, parce qu'elles en proviennent. Ravis d'admiration +devant cette harmonie du monde moral, ils ont dû se passionner pour +l'oeuvre divine et répugner plus que les autres hommes à tout ce qui +peut la troubler. Aussi n'a-t-on jamais vu, que je sache, les +séductions de l'intérêt privé balancer dans leur coeur cet éternel +objet de leur admiration et de leur amour. Bonaparte s'en étonna. +Peu habitué à de telles résistances, il les honora du titre de +_niais_, parce qu'ils refusaient leur concours à sa mission +d'arbitraire, la regardant comme incompatible avec les grandes lois +sociales qu'ils avaient découvertes et proclamées. Et ce titre +glorieux, ils le portent encore,--et on n'en voit aucun aux +affaires, car ils n'y veulent entrer qu'avec leur principe. + +Je le dis avec regret mais avec franchise, monsieur, je crois que +vous avez fait une chose funeste et de nature à égarer les premiers +pas d'une jeunesse pleine de confiance dans l'autorité de vos +paroles, lorsque, distribuant sans mesure le blâme et l'éloge, vous +avez violemment assailli l'école la plus consciencieuse, la plus +pratiquement chrétienne qui se soit jamais élevée à l'horizon des +sciences morales, réservant votre enthousiasme, votre sympathie et, +pardonnez-moi le mot, vos coquettes câlineries pour ces autres +écoles qui ne sont, selon vous-même, que la négation de la liberté, +de l'ordre, de la propriété, de la famille, de l'amour, des +affections domestiques et _de tous les sentiments dont Dieu a pétri +la nature humaine_. + +Et ce qui achève de rendre cette injuste appréciation des hommes +tout à fait inexplicable, c'est que vous adoptez, ainsi que je l'ai +dit, le principe des économistes, la liberté des transactions, la +libre concurrence, _cette providence de l'égoïsme_. + +«Il n'y a d'autre organisation du travail, dites-vous, que sa +liberté; il n'y a d'autre distribution des salaires que le travail +lui-même se rétribuant par ses oeuvres et se faisant à lui-même une +justice que vos _systèmes arbitraires_ ne lui feraient pas. Le libre +arbitre du travail dans le producteur, dans le consommateur, dans le +salaire, dans l'ouvrier, est aussi sacré que le libre arbitre de la +conscience dans l'homme. En touchant à l'un, on tue le mouvement; en +touchant à l'autre, on tue la moralité. Les meilleurs gouvernements +sont ceux qui n'y touchent pas.» + +Et ailleurs: «Nous ne connaissons d'autre organisation _possible_ du +travail dans un pays libre que la liberté se rétribuant elle-même +par la _concurrence_, par la capacité, par la moralité.» + +Ce n'est pas assez de dire que ces paroles coïncident avec les idées +des économistes; elles embrassent et résument leur doctrine tout +entière. Elles supposent en vous la pleine connaissance, la claire +vue de cette grande loi de la concurrence qui porte en elle-même le +remède général aux maux inévitables qu'elle peut produire dans des +cas particuliers. + +Et cependant, comment croire que votre vue embrasse l'ensemble des +faits et des forces sociales qui découlent du principe de la +liberté, quand on vous voit décliner le dogme de la responsabilité +des agents intelligents et libres! + +Car en parlant des deux grandes écoles, celle de la _liberté_ et +celle de la _contrainte_, vous dites: «J'emprunte à l'une la lumière +de ses calculs, à l'autre la chaleur de sa charité.» Pour parler +avec précision, vous deviez dire: «J'emprunte à l'une le principe de +la _liberté_, à l'autre celui de l'_irresponsabilité_.» + +En effet, il résulte des citations que je viens de produire que ce +que vous avez pris aux économistes, ce n'est point des calculs +seulement, c'est un principe, à savoir: «_La liberté est la +meilleure des organisations sociales._» + +Mais ce n'est qu'à une condition: c'est que la loi de la +responsabilité sortisse son plein, entier et naturel effet. Que si +la loi humaine intervient et fait dévier les conséquences des +actions, de telle sorte qu'elles ne retombent pas sur ceux à qui +elles étaient destinées, non-seulement la liberté n'est plus une +bonne organisation, mais elle n'existe pas. + +C'est donc une grave contradiction de dire qu'on emprunte là la +liberté et ici la contrainte, pour en faire un monstrueux ou plutôt +un impossible mélange. + +Je me ferai mieux comprendre en abordant quelques détails. + +Vous reprochez à l'école _libérale_ d'être cruelle, et dès lors vous +empruntez à l'école arbitraire la «chaleur de sa charité.»--Voilà la +généralité, voici l'application. + +Vous accusez les économistes d'_interdire le mariage_, de +_conseiller la stérilité_,--et par opposition, vous voulez que +_l'État adopte les enfants orphelins ou trop nombreux_. + +Vous accusez les économistes de _proscrire et de railler +l'aumône_,--et par opposition, vous voulez que _l'État s'interpose +entre les masses et leurs misères_. + +Vous accusez les économistes de dire aux prolétaires: «_Travaillez +ou mourez_,»--et par opposition, vous voulez que la société proclame +le _droit au travail_, le _droit de vivre_. + +Examinons ces trois antithèses, que j'aurais pu multiplier; cela +suffira pour reconnaître s'il est possible de ramasser ainsi des +dogmes dans des écoles opposées et d'accomplir entre eux une solide +alliance. + +Je ne veux point encombrer par des discussions de détail le terrain +des principes sur lequel j'entends me maintenir. Je ferai cependant +une remarque préliminaire. Il y a longtemps qu'on a dit que le moyen +le plus sûr, mais certainement le moins loyal, de combattre son +adversaire, c'était de lui prêter des sentiments outrés, des idées +fausses et des paroles qu'il n'a jamais prononcées. Je vous crois +incapable de recourir sciemment à un tel artifice: mais, soit +entraînement de la phrase à effet, soit exigence de concision, il +est certain que vous attribuez aux économistes un langage qui ne fut +jamais le leur. + +Jamais ils n'ont _conseillé la stérilité, interdit le mariage_.--Ce +reproche pourrait être adressé avec plus de raison et vous +l'adressez en effet au _fouriérisme_.--S'ils ont, non pas _maudit_, +mais déploré l'_excès_ de la population, ce mot même «_excès_» que +vous employez les justifie. + +Ce qu'ils ont dit sur ce grave sujet, le voici: «L'homme est un être +libre, responsable et intelligent. Parce qu'il est libre, il dirige ses +actions par sa volonté;--parce qu'il est responsable, il recueille la +récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu'elles sont ou ne +sont pas conformes aux lois de son être;--parce qu'il est intelligent, +sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans cesse, ou par +la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de +l'expérience.--C'est un _fait_ que les hommes, comme tous les êtres qui +ont vie, peuvent se multiplier au delà de leurs moyens actuels de +subsistance. C'est un autre _fait_ que lorsque l'équilibre est rompu +entre le nombre des hommes et les ressources qui font vivre, il y a +malaise et _souffrance_ dans la société.--Donc, il n'y a pas d'autre +alternative: il faut _prévoir_ pour que l'équilibre se maintienne; ou +_souffrir_ pour qu'il se rétablisse. Nous concluons qu'il est à désirer +que la population, prise en masse, ne suivre pas une progression trop +rapide, et pour cela, que les individus qui la composent n'entrent dans +l'état du mariage qu'autant qu'ils ont la chance probable de pouvoir +entretenir une famille.--Et comme les hommes sont libres, comme nous +n'admettons pas de législation coercitive ou restrictive en cette +matière, nous nous adressons à leur raison, à leurs sentiments, à leur +bon sens. Le langage que nous leur faisons entendre n'a rien d'utopique +ou d'abstrait. Nous leur disons avec la sagesse des siècles et ce sens +si commun qu'il est presque de l'instinct:--«C'est donner la vie à des +malheureux, c'est se rendre malheureux soi-même que de se charger +imprudemment ou prématurément d'une famille qu'on n'a pas encore les +moyens d'élever.» Nous ajoutons: «Si ces actes individuels +d'imprévoyance sont trop multipliés, la société a plus d'enfants qu'elle +n'en peut nourrir: elle _souffre_, car l'homme n'est pas seulement +soumis à la loi de la _responsabilité_, mais encore à celle de la +_solidarité_; et c'est pour cela que les économistes s'attachent à +exposer toutes les conséquences fatales de la multiplication désordonnée +des êtres humains, afin que l'opinion intervienne avec son action +toute-puissante, car ils croient sincèrement que, contre ce terrible +phénomène, la société n'a que cette alternative, la prévoyance ou la +souffrance. + +Mais vous, monsieur, vous lui apportez un expédient. Vous ne pensez +pas qu'elle doit prévoir pour ne pas souffrir, et vous ne voulez pas +qu'elle souffre pour n'avoir pas prévu. Vous dites: «_Que l'État +adopte les enfants trop nombreux._» + +Voilà certes qui est bientôt décrété. Mais avec quoi; s'il vous plaît, +les entretiendra-t-il? Sans doute avec des aliments, des vêtements, des +produits prélevés sur la masse sous forme d'impôts, car l'_État_, que je +sache, n'a pas de ressources à lui, indépendantes du travail +national.--Ainsi la grande loi de la _responsabilité_ sera éludée. Ceux +qui, dans des vues personnelles peut-être, mais parfaitement conformes à +l'intérêt public, se seront conduits d'après les règles de la prudence, +de l'honnêteté et de la raison, se seront abstenus ou auront retardé le +moment de s'entourer d'une famille, se verront _contraints_ de nourrir +les enfants de ceux qui se seront abandonnés à la brutalité de leurs +instincts.--Mais le mal sera-t-il guéri au moins? Bien au contraire, il +s'aggravera sans cesse, car en même temps qu'on ne pourra plus compter +sur la prévoyance qui n'aura plus rien de rationnel, la souffrance +elle-même, sans cesser d'agir, n'agira plus comme châtiment, comme +frein, comme leçon, comme force équilibrante; elle perdra sa moralité, +il n'y aura plus rien en elle qui l'explique et la justifie, et c'est +alors que l'homme pourra sans blasphémer dire à l'auteur des choses: «À +quoi sert le mal sur la terre, puisqu'il n'a pas de cause finale?» + +On peut faire sur la charité les mêmes remarques. D'abord, jamais la +science économique n'a _proscrit_ ni _raillé_ l'aumône. La science +ne raille pas et ne proscrit rien; elle observe, déduit et expose. + +Ensuite, l'économie politique distingue la charité volontaire de la +charité légale ou forcée. L'une, par cela même qu'elle est +_volontaire_, se rattache au principe de la liberté et entre comme +élément harmonique dans le jeu des lois sociales; l'autre, parce +qu'elle est _forcée_, appartient aux écoles qui ont adopté la +doctrine de la _contrainte_, et inflige au corps social des maux +inévitables. La misère est méritée ou imméritée, et il n'y a que la +charité libre et spontanée qui puisse faire cette distinction +essentielle. Si elle a des secours même pour l'être dégradé qui a +encouru son malheur par sa faute, elle les distribue d'une main +parcimonieuse, justement dans la mesure nécessaire pour que la +punition ne soit pas trop sévère; et elle n'encourage pas, par +d'inopportunes délicatesses, des sentiments abjects et méprisables, +qui, dans l'intérêt général, ne doivent pas être encouragés. Elle +réserve, pour les infortunes imméritées et cachées, la libéralité de +ses dons et ce secret, cette ombre, ces ménagements auxquels a droit +le malheur, au nom de la dignité humaine. + +Mais la charité légale, contrainte, organisée, décrétée comme une +_dette_ du côté du donateur et une _créance_ positive du côté du +donataire, ne fait ni ne peut faire une telle distinction. +Permettez-moi d'invoquer ici l'autorité d'un auteur trop peu connu +et trop peu consulté en ces matières: + +«Il est plusieurs genres de vices, dit M. Charles Comte, dont le +principal effet est de produire la misère pour celui qui les a +contractés. Une institution qui a pour objet de mettre à l'abri de la +misère toute sorte de personnes, sans distinction des causes qui l'ont +produite, a donc pour résultat d'encourager tous les vices qui +conduisent à la pauvreté. Les tribunaux ne peuvent condamner à l'amende +les individus qui sont coupables de paresse, d'intempérance, +d'imprévoyance et d'autres vices de ce genre; mais la nature, qui a fait +à l'homme une loi du travail, de la tempérance, de la modération, de la +prévoyance, _a pris sur elle d'infliger aux coupables les châtiments +qu'ils encourent_. Rendre ces châtiments vains en donnant _droit_ à des +secours à ceux qui les ont encourus, c'est laisser au vice tous les +attraits qu'il a; c'est laisser agir, de plus, les maux qu'il produit +pour les individus auxquels il est étranger, et affaiblir ou détruire +les seules peines qui peuvent le réprimer.» + +Ainsi la charité gouvernementale, indépendamment de ce qu'elle viole +les principes de la liberté et de la propriété, intervertit encore +les lois de la responsabilité; et en établissant une sorte de +communauté de droit entre les classes aisées et les classes pauvres, +elle ôte à l'aisance le caractère de récompense, à la misère le +caractère de châtiment que la nature des choses leur avait imprimé. + +Vous voulez que l'_État s'interpose entre les masses et leur +misère._--Mais avec quoi?--Avec des capitaux.--Et d'où les +tirera-t-il?--De l'impôt; il aura un _budget des pauvres_.--Il +faudra donc que, soutirant ces capitaux à la circulation générale, +il fasse retomber sur les masses, sous forme d'aumônes, ce qui leur +arrivait sous forme de salaires! + +Enfin vous proclamez le _droit_ du prolétaire au travail, au +salaire, à la subsistance. Et qui jamais a contesté à qui que ce +soit le _droit de travailler_, et par conséquent le droit à une +juste rémunération? Est-ce sous le régime de la liberté qu'un tel +droit peut être dénié? Mais, dites-vous, en nous plaçant dans une +terrible hypothèse, «si la société n'a pas du travail pour tous ses +membres, si son capital ne suffit pas pour donner à tous de +l'occupation?» Eh bien! cette supposition extrême implique que la +population a dépassé ses moyens de subsistance. Je vois bien alors +par quels procédés la liberté tend à rétablir l'équilibre; je vois +les salaires et les profits baisser, c'est-à-dire je vois diminuer +la part de chacun à la masse commune; je vois les encouragements au +mariage s'affaiblir, les naissances diminuer, peut-être la mortalité +augmenter jusqu'à ce que le niveau soit rétabli. Je vois que ce sont +là des maux, des souffrances; je le vois et je le déplore. Mais ce +que je ne vois pas, c'est que la société puisse éviter ces maux en +proclamant le _droit au travail_, en décrétant que l'État prendra +sur les capitaux insuffisants de quoi fournir du travail à ceux qui +en manquent; car il me semble que c'est faire le plein d'une part en +faisant le vide de l'autre. C'est agir comme cet homme simple qui, +voulant remplir un tonneau, puisait par-dessous de quoi verser +par-dessus; ou comme un médecin qui, pour donner des forces au +malade, introduirait dans le bras droit le sang qu'il aurait tiré au +bras gauche. + +À nos yeux, dans l'hypothèse extrême où l'on nous force de +raisonner, de tels expédients ne sont pas seulement inefficaces, ils +sont essentiellement nuisibles. L'État ne déplace pas seulement les +capitaux, il retient une partie de ceux auxquels il touche, et +trouble l'action de ceux qu'il ne touche pas. De plus, la nouvelle +distribution des salaires est moins équitable que celle à laquelle +présidait la liberté, et ne se proportionne pas, comme celle-ci, aux +justes droits de la capacité et de la moralité. Enfin, loin de +diminuer les souffrances sociales, elle les aggrave au contraire. +Ces expédients ne font rien pour rétablir l'équilibre rompu entre le +nombre des hommes et leurs moyens d'exister; bien loin de là, ils +tendent à déranger de plus en plus cet équilibre. + +Mais si nous pensons que la société peut être placée dans une +situation telle qu'elle n'a que le choix des maux, si nous pensons +qu'en ce cas la liberté lui apporte les remèdes les plus efficaces +et les moins douloureux, prenez garde que nous croyons aussi qu'elle +agit surtout comme moyen préventif. Avant de rétablir l'équilibre +entre les hommes et les subsistances, elle agit pour empêcher que +cet équilibre ne soit rompu, parce qu'elle laisse toute leur +influence aux motifs qu'ont les hommes d'être moraux, actifs, +tempérants et prévoyants. Nous ne nions pas que ce qui suit l'oubli +de ces vertus, c'est la souffrance; mais vouloir qu'il n'en soit pas +ainsi, c'est vouloir qu'un peuple ignorant et vicieux jouisse du +même degré de bien-être et de bonheur qu'un peuple moral et éclairé. + +Il est si vrai que la liberté prévient les maux dont vous cherchez +le remède dans le _droit au travail_, que vous reconnaissez +vous-même que ce droit est sans application aux industries qui +jouissent d'une entière liberté: «Laissons de côté, dites-vous, le +cordonnier, le tailleur, le maréchal, le charron, le tonnelier, le +serrurier, le maçon, le charpentier, le menuisier..... Le sort de +tous ceux-là est hors de cause.» Mais le sort des ouvriers des +fabriques serait aussi hors de cause si l'industrie manufacturière +vivait d'une vie naturelle, ne posait le pied que sur un terrain +solide, ne progressait qu'à mesure des besoins, ne comptait pas sur +les prix factices et variables de la _protection_, une des formes +émanées de la théorie de l'_arbitraire_. + +Vous proclamez le _droit au travail_, vous l'érigez en _principe_; +mais, en même temps, vous montrez peu de foi dans ce principe. +Voyez en effet dans quelles étroites limites vous circonscrivez son +action. Ce droit au travail ne pourra être invoqué que _dans des cas +rares, dans des cas extrêmes, pour cause de vie seulement_ (_propter +vitam_), et à la condition que son application ne créera jamais, +_contre le travail des industries libres et le tarif des salaires +volontaires, la concurrence meurtrière de l'État_. + +Réduites à ces termes, les mesures que vous annoncez sont du domaine +de la police plutôt que de l'économie sociale. Je crois pouvoir +affirmer, au nom des économistes, qu'ils n'ont pas d'objections +sérieuses à faire contre l'intervention de l'État dans des cas +rares, extrêmes, où, sans nuire aux industries libres, sans altérer +le tarif des salaires volontaires, il serait possible de venir, +_propter vitam_, au secours d'ouvriers momentanément, brusquement +déplacés, sous le coup de crises industrielles imprévues.--Mais, je +vous le demande, pour aboutir à ces mesures d'_exception_, +fallait-il remuer toutes les théories des écoles les plus opposées? +fallait-il élever drapeau contre drapeau, principe contre principe, +et faire retentir aux oreilles des masses ces mots trompeurs: _droit +au travail, droit de vivre!_ Je vous dirai, en empruntant vos +propres expressions: «Ces idées ne sont si sonores que parce qu'il +n'y a rien dedans que du vent et des tempêtes.» + +Monsieur, je ne pense pas que le Ciel ait jamais accordé à un homme +des dons plus précieux que ceux qu'il vous a prodigués. Il y a assez +de chaleur dans votre âme, assez de puissance dans votre génie pour +que le siècle subisse votre influence et fasse, à votre voix, un pas +de plus dans la carrière de la civilisation. Mais pour cela, il ne +faut pas que vous alliez butiner d'ici, de là, dans les écoles les +plus opposées, des principes qui s'excluent. Votre prodigieux talent +est un puissant levier; mais ce levier est sans force s'il n'a pour +point d'appui _un principe_.--Naguère vous vous présentâtes devant +l'opposition, la bonne foi au coeur et l'éloquence sur les lèvres. +Quel résultat avez-vous obtenu? Aucun, parce que vous ne lui portiez +pas _un principe_. Oh! si vous adhériez fortement à la liberté! Si +vous la montriez faisant progresser le monde social par l'action de +ces deux grandes lois corollaires: responsabilité, solidarité! Si +vous ralliiez les esprits autour de cette vérité: «En économie +politique, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire!» On +comprendrait alors que la liberté porte en elle-même la solution de +tous les grands problèmes sociaux que notre époque agite, et +«qu'elle fait aux hommes une justice que les systèmes arbitraires ne +leur feraient pas.» Comment avez-vous rencontré des vérités si +fécondes pour les abandonner l'instant d'après?--Ne voyez-vous pas +que la conséquence rationnelle et pratique de cette doctrine c'est +la _simplification du gouvernement_? Courage donc, suivez cette voie +lumineuse! Dédaignez la vaine popularité qu'on vous promet ailleurs. +Vous ne pouvez servir deux maîtres. Vous ne pouvez travailler à la +simplification du pouvoir, demander qu'il ne touche «ni au travail +ni à la conscience,» et exiger en même temps «qu'il prodige +l'instruction, qu'il colonise, qu'il adopte les enfants trop +nombreux, qu'il s'interpose entre les masses et leurs misères.» Si +vous lui confiez ces tâches multipliées et délicates, vous +l'agrandissez outre mesure; vous lui conférez une mission qui n'est +pas la sienne; vous substituez ses combinaisons à l'économie des +lois sociales; vous le transformez en «Providence qui ne voit pas +seulement, mais qui prévoit;» vous le mettez à même de prélever et +de distribuer d'énormes impôts; vous le rendez l'objet de toutes les +ambitions, de toutes les espérances, de toutes les déceptions, de +toutes les intrigues; vous agrandissez démesurément ses cadres, vous +transformez la nation en employés; en un mot vous êtes sur la voie +d'un fouriérisme bâtard, incomplet et illogique. + +Ce ne sont pas là les doctrines que vous devez promulguer en France. +Repoussez leurs trompeuses séductions. Rattachez-vous au principe +sévère, mais vrai, mais le seul vrai, de la Liberté. Embrassez dans +votre vaste intelligence et ses lois, et son action, et ses +phénomènes, et les causes qui la troublent, et les forces +réparatrices qui sont en elle. Inscrivez sur votre bannière: +«_Société libre, gouvernement simple_,»--idées corrélatives et pour +ainsi dire consubstantielles. Cette bannière, les partis la +repousseront peut-être; mais la nation l'embrassera avec transport. +Mais effacez-y jusqu'à la dernière trace de cette devise: «_Société +contrainte, gouvernement compliqué._»--Des mesures exceptionnelles, +applicables dans des circonstances rares, dans des cas extrêmes et +d'une utilité après tout fort contestable, ne sauraient longtemps +contre-balancer dans votre esprit la valeur et l'autorité d'un +_principe_. Un principe est de tous les temps, de tous les lieux, de +tous les climats et de toutes les circonstances. Proclamez donc la +liberté: liberté de travail, liberté d'échanges, liberté de +transactions pour ce pays et pour tous les pays, pour cette époque +et pour toutes les époques. À ce prix, j'ose vous promettre sinon la +popularité du jour, du moins la popularité et les bénédictions des +siècles.--Un grand homme s'est emparé de ce rôle en Angleterre. Il +n'y a pas de jour dans l'année, il n'y a pas d'heure dans le jour où +on ne le voie exposer aux yeux des masses les grandes lois de la +_mécanique sociale_. Il a réuni autour de lui une université +mouvante, un apostolat du XIXe siècle; et la parole de vie pénétrant +dans toutes les couches de la société en a fait surgir une opinion +publique puissante, éclairée, pacifique, mais indomptable, qui sous +peu présidera aux destinées de la Grande-Bretagne. Car savez-vous ce +qui arrive? Plus de cinquante mille Anglais se seront mis, d'ici à +la fin du mois, en possession du droit électoral pour balancer +l'influence des écoles arbitraires et neutraliser les efforts des +prohibitionnistes, des faux philanthropes et de l'aristocratie.--La +liberté!--voilà le principe qui va régner à nos portes; et un homme, +M. Cobden, aura été l'instrument de cette grande et paisible +révolution. Oh! puisse vous être réservée une semblable destinée, +dont vous êtes si digne! + + Mugron (Landes)... janvier 1845. + + + + +SUR L'OUVRAGE DE M. DUNOYER. + +DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL. + +ÉBAUCHE INÉDITE. (1845.) + + +«Il y a vingt ans, dit M. Dunoyer, que j'ai conçu la pensée de ce +livre.» Certes, pendant ces vingt années, il n'en est pas une où cet +important ouvrage eût pu avec plus d'à-propos être livré au public, +et j'ose croire qu'il est dans sa destinée de faire rentrer la +science dans sa voie. Un système funeste semble prendre sur les +esprits un dangereux ascendant. Émané de l'imagination, accueilli +par la paresse, propagé par la mode, flattant chez les uns des +instincts louables mais irréfléchis de philanthropie, séduisant les +autres par l'appât trompeur de jouissances prochaines et faciles, ce +système est devenu épidémique; on le respire avec l'air, on le gagne +au contact du monde; la science même n'a plus le courage de lui +résister; elle se range devant lui; elle le salue, elle lui sourit, +elle le flatte, et pourtant elle sait bien qu'il ne peut soutenir un +moment le sévère et impartial examen de la raison. On le nomme +_socialisme_. Il consiste à rejeter du gouvernement du monde moral +tout dessein providentiel; à supposer que du jeu des organes +sociaux, de l'action et de la réaction libres des intérêts humains, +ne résulte pas une organisation merveilleuse, harmonique et +progressive, et à imaginer des combinaisons artificielles qui +n'attendent pour se réaliser que le consentement du genre humain. +Nous ferons-nous tous _Moraves_? nous enfermerons-nous dans un +phalanstère? N'abolirons-nous que l'hérédité, ou bien nous +débarrasserons-nous aussi de la propriété et de la famille? On n'est +pas encore fixé à cet égard; et, pour le moment, il n'est qu'une +chose dont l'exclusion soit unanimement résolue, la liberté. + + Fi de la liberté! + À bas la liberté! + +On est d'accord sur ce point. Il ne reste plus au milliard d'hommes +qui peuplent notre globe qu'à faire choix, parmi les mille plans qui +ont vu le jour, de celui auquel ils préfèrent se soumettre, à moins +cependant qu'il n'y en ait un meilleur parmi ceux que chaque matin +voit éclore. Ce choix, il est vrai, offrira quelques difficultés, +car messieurs les socialistes, quoiqu'ils prennent le même nom, sont +loin d'avoir les mêmes _projets sociaux_. Voici M. Jobard qui pense +que la propriété a encore la moitié de son domaine à acquérir, et +qui veut y soumettre jusqu'à la plus fugitive pensée littéraire ou +artistique; mais voilà Saint-Simon qui n'admet pas même la propriété +matérielle; et entre eux se pose M. Blanc, qui reconnaît bien la +propriété des produits du travail (sauf un partage de son +invention), mais qui flétrit comme impie et sacrilége quiconque tire +quelque avantage de son livre, de son tableau ou de sa partition, +heureux pourtant M. Blanc de savoir se soumettre à la vulgaire +pratique, en attendant le triomphe de sa théorie! + +Au milieu de ces innombrables enfantements de _Plans sociaux_, nés +de l'imagination échauffée de nos modernes _Instituteurs de +nations_, la raison éprouve un charme indicible à se sentir ramenée, +par le livre de M. Dunoyer, à l'étude d'un _plan social_ aussi, +mais d'un plan créé par la Providence elle-même; à voir se +développer ces belles harmonies qu'elle a gravées dans le coeur de +l'homme, dans son organisation, dans les lois de sa nature +intellectuelle et morale. On a beau dire qu'il n'y a pas de poésie +dans les sciences expérimentales, cela n'est pas vrai; car cela +reviendrait à dire qu'il n'y a pas de poésie dans l'oeuvre de Dieu. + +Pense-t-on que les découvertes géologiques de Cuvier, parce qu'elles +étaient dues à une laborieuse et patiente observation, parce +qu'elles étaient conformes à la réalité des faits, ne nous font pas +admirer ce qu'elles nous laissent entrevoir des desseins de la +création, autant que les inventions les plus ingénieuses? + +Le point de départ obligé des réformateurs modernes (qu'ils en +conviennent ou non) est que la société se détériore sous l'empire +des lois naturelles, et qu'elles tendent à introduire de plus en +plus la misère et l'inégalité parmi les hommes; aussi par quels +tristes tableaux n'assombrissent-ils pas les premières pages de +leurs livres! Avouer le principe de la perfectibilité, ce serait +créer d'avance une fin de non-recevoir contre leur prétention à +refaire le monde. S'ils reconnaissaient qu'il y a, dans les lois de +la Responsabilité et de la Solidarité, une force qui tend +invinciblement à améliorer et à égaliser les hommes, pourquoi +s'élèveraient-ils contre ces lois, eux qui font profession d'aspirer +à ce résultat? Leur tâche se bornerait à les étudier, à en découvrir +les harmonies, à les divulguer, à signaler et à combattre les +obstacles qu'elles rencontrent encore dans les erreurs de l'esprit, +les vices du coeur, les préjugés populaires, les abus de la force et +de l'autorité. + +Ce qu'il y a de mieux à opposer aux socialistes, c'est donc la +simple description de ces lois. C'est ce que fait M. Dunoyer. Mais +comme après tout on ne diffère souvent sur les choses que parce +qu'on n'est pas d'accord sur le sens des mots, M. Dunoyer commence +par définir ce qu'il entend par _liberté_. + +Liberté, c'est _puissance d'action_. Donc chaque obstacle qui +s'abaisse, chaque restriction qui tombe, chaque expérience qui +s'acquiert, toute lumière qui éclaire l'intelligence, toute vertu +qui accroît la confiance, la sympathie et resserre les liens +sociaux, c'est une _liberté_ conquise au monde; car il n'y a rien en +toutes ces choses qui ne soit, une _puissance d'action_, une +puissance pacifique, bienfaisante et civilisatrice. + +Le premier volume de M. Dunoyer est consacré à la solution de cette +question de fait: Le monde a-t-il ou n'a-t-il pas progressé sous +l'empire de la loi de liberté? Il étudie successivement les divers +états sociaux par lesquels il a été dans la destinée de l'homme de +passer, l'état des peuples chasseurs, pasteurs, agricoles, +industriels, auxquels correspondent l'anthropophagie, l'esclavage, +le servage, le monopole. Il montre l'espèce humaine s'élevant vers +le bien-être et la moralité, à mesure qu'elle devient _libre_; il +prouve qu'à chaque phase de son existence les maux qu'elle a endurés +ont eu pour cause les obstacles qu'elle a rencontrés dans son +ignorance, ses erreurs et ses vices; il signale le principe qui les +lui fait surmonter, et, tournant enfin vers l'avenir le flambeau qui +vient de lui montrer le passé, il voit la société progresser et +progresser indéfiniment, sans qu'elle ait à se soumettre à des +organisations récemment inventées,--à la seule condition de +combattre sans cesse et les liens qui gênent encore le travail des +hommes, et l'ignorance qui obstrue leur esprit, et ce qu'il reste +d'imprévoyance, d'injustice et de passions mauvaises dans leurs +habitudes. + +C'est ainsi que l'auteur fait justice de ce vieux sophisme, indigne +de la science et récemment renouvelé des âges les plus barbares, +qui consiste à s'étayer de faits isolés, malheureusement trop +nombreux encore, pour en induire la détérioration de l'espèce +humaine. Fidèle à sa méthode, il suppute les progrès acquis, les +rattache à leurs véritables causes, et démontre que c'est en +développant ces causes, en détruisant et non en ressuscitant des +obstacles, en étendant et non en restreignant le principe de la +responsabilité, en renforçant et non en affaiblissant le ressort de +la solidarité, en nous éclairant, en nous amendant, en devenant +libres, que nous marcherons vers des progrès nouveaux. + +Après avoir étudié l'humanité dans ses divers âges, M. Dunoyer la +considère dans ses diverses fonctions. + +Mais ici il avait à faire la nomenclature de ces fonctions. Nous +n'hésitons pas à dire que celle de l'auteur est plus rationnelle, +plus méthodique et surtout plus complète que celle qu'avait +traditionnellement adoptée la science économique. + +Soit que l'on divise l'industrie en agricole, manufacturière et +commerciale, soit que, comme M. de Tracy, on la réduise à deux +branches, le travail qui _transforme_ et celui qui _transporte_, il +est évident qu'on laisse, en dehors de la science, une multitude de +fonctions sociales et notamment toutes celles qui s'exercent sur les +hommes. La société, au point de vue économique, est un échange de +services rémunérés; et sous ce rapport l'avocat, le médecin, le +militaire, le magistrat, le professeur, le prêtre, le fonctionnaire +public appartiennent à la science économique aussi bien que le +négociant et le cultivateur. + +Nous travaillons tous les uns pour les autres, nous faisons tous +entre nous échange de services, et la science est incomplète si elle +n'embrasse pas tous les services et tous les travaux. + +Nous croyons donc que l'économie politique est redevable à M. +Dunoyer d'une classification, qui, sans la faire sortir de ses +limites naturelles, a le mérite de lui ouvrir de nouvelles +perspectives, de nouveaux champs de recherches, surtout dans l'ordre +intellectuel et moral, et de l'arracher à ce cercle matériel où les +esprits supérieurs n'aiment pas à se laisser longtemps renfermer. + +Aussi, lorsque M. Dunoyer, après avoir recherché quels sont les +états sociaux qui ont été les plus favorables à l'humanité, examine +les conditions dans lesquelles chaque fonction se développe avec le +plus de puissance et de liberté, on sent qu'un principe moral est +venu prendre place dans la science. Il prouve que les forces +intellectuelles et les vertus privées ou de relation ne sont pas +moins nécessaires aux succès de nos travaux que les forces +industrielles. Le choix des lieux et des temps, la connaissance du +marché, l'ordre, la prévoyance, l'esprit de suite, la probité, +l'épargne concourent tout aussi réellement à la prompte formation, à +l'équitable distribution, à la judicieuse consommation des richesses +que le capital, l'habileté et l'activité. + +Nous n'oserions pas dire que, dans le cadre immense qu'embrasse +l'auteur, il ne s'est pas glissé quelques observations de détail +qu'on pourrait contester; encore moins qu'il a épuisé son +inépuisable sujet. Mais sa méthode est bonne, les limites de la +science bien posées, le principe qui la domine clairement défini. +Dans ce vaste champ, il y a place pour bien des ouvriers; et, s'il +faut dire toute notre pensée, nous croyons que là est le terrain où +pourront désormais se rencontrer et ces esprits exacts que leur +irrésistible soumission aux exigences de la logique retenait dans +cette partie de l'économie politique qui est susceptible de +démonstrations rigoureuses, et ces esprits ardents que l'idolâtrie +du beau et du bien entraînait dans la région des utopies et des +chimères. + + +SUR L'ÉLOGE DE M. CHARLES COMTE. + +PAR M. MIGNET[52]. + + [Note 52: Extrait du journal _le Libre-Échange_, nº du 11 + juillet 1847. (_Note de l'éditeur._)] + +La vie, a-t-on dit, est un tissu d'illusions et de déceptions.--Oui, +mais il s'y mêle quelques souvenirs qui l'imprègnent comme d'un +parfum délicieux. + +Telle fut pour moi la journée du 30 mai 1846. + +Arraché au fond de la province par un caprice inattendu de la +fortune, j'assistais pour la première fois à une séance publique de +l'Académie des sciences morales et politiques. + +Autour du fauteuil du président, M. Dunoyer, se groupaient tous les +membres de l'illustre compagnie. En face, les tribunes, les loges, +l'amphithéâtre suffisaient à peine à contenir l'élite de la société +parisienne. + +Le secrétaire perpétuel devait prononcer l'éloge de son +prédécesseur, M. Charles Comte. + +On se demandait avec anxiété: Comment M. Mignet, quel que soit son +talent, parviendra-t-il à intéresser l'auditoire? Que peut offrir de +saisissant la vie d'un publiciste dont tous les jours furent +absorbés par une polémique aujourd'hui oubliée et par des travaux +approfondis sur la philosophie de la législation? d'un journaliste +probe, consciencieux, sévère, dont la vertu fut poussée jusqu'à la +rudesse? d'un écrivain laborieux et profond, mais qui semble avoir +volontairement dédaigné, dans son oeuvre, cette partie artistique +qui, si elle n'ajoute rien, si elle nuit même quelquefois à la +justesse des idées, peut seule néanmoins donner de l'éclat, de la +popularité, de la puissance de propagation aux travaux de +l'intelligence? + +Cependant M. Mignet commence sa lecture. Sa parole, ni trop lente +ni trop rapide, se propage sans effort jusqu'aux extrémités de la +salle. Il varie son sujet par des réflexions pleines d'à-propos et +de justesse; il l'égaye en le parsemant avec sobriété de ce sel +attique dont on prétend, bien à tort sans doute, que la tradition se +perd en France. Un débit toujours clair, des intonations toujours +justes ne laissent échapper aucune des finesses du discours, aucune +des intentions de l'orateur. Pendant une heure, l'auditoire reste +comme enchaîné à ce récit, si pauvre de faits éclatants, mais si +riche de nobles et pures émotions. + +Mais quoi! est-ce la phrase correcte, élégante, incisive de +l'orateur; est-ce sa belle diction qui retiennent ainsi l'assemblée +captive? qui font courir sur tous les bancs comme un frisson +d'enthousiasme et unissent tous les coeurs dans un commun sentiment +de pure joie et d'admiration passionnée? + +Non.--Mais M. Mignet avait vu et montrait à tous les yeux le beau +côté de son sujet. Il peignait l'homme de bien, l'homme aux mâles +résolutions, l'athlète vigoureux, l'intrépide défenseur des libertés +publiques, le publiciste inflexible que ni les tentations de la +corruption, ni les menaces, ni la persécution, ni l'attrait de la +popularité, ni le besoin du repos, ni aucune considération humaine, +ne firent jamais dévier de cette ligne de rectitude tracée par sa +profonde conviction à son opiniâtre vertu. + +Il semblait que cette chaude peinture d'une si belle vie, faisant +contraste avec l'égoïsme et l'indifférence qui caractérisent +l'époque actuelle, pénétrait dans toutes les sympathies de +l'assemblée, et les remuait avec d'autant plus de puissance qu'on +aurait pu les croire depuis plus longtemps assoupies. On aurait dit +un public, aux impressions encore fraîches et naïves, recueillant de +la bouche de Plutarque le récit d'une des plus nobles vies des héros +antiques. Avec quel discernement vraiment français l'auditoire ne +saisissait-il pas, pour les applaudir, les traits de courage, +d'abnégation, de fière indépendance, dont abonde la noble carrière +du publiciste! Chacun de nous se reportait au temps à jamais passé +de notre jeunesse, quand l'orateur disait: + +«Le temps où s'est distingué M. Comte est déjà loin de nous. Ils +sont loin de nous les souvenirs de ces convictions généreuses, de +ces luttes persévérantes, de ces intrépides dévouements qui +animaient tant de fermes esprits, qui inspiraient tant de nobles +conduites. Alors on croyait aux idées avec une foi vive, on aimait +le bien public avec une passion désintéressée. Ces belles croyances, +qui sont l'honneur de l'intelligence humaine, M. Comte les a eues +jusqu'à l'enthousiasme. Ces fortes vertus, qui sont aussi +nécessaires à un peuple pour rester libre que pour le devenir, M. +Comte les a portées jusqu'à la rudesse.» + +Ah! malgré le triste et décourageant spectacle qui s'offre de toute +part autour de nous, quoique l'on n'aperçoive plus ni convictions +énergiques, ni courage civil, ni résistance à la corruption, on ne +saurait désespérer d'un pays où le simple récit de la vie de M. +Comte éveille une si vive et si unanime satisfaction! Non, le +scepticisme n'a pas tout envahi, tout altéré, tout dégradé là où se +montre cette ancre de salut du peuple,--l'intelligence d'honorer ce +qui est honorable,--là où la puissance d'admiration vit encore! + +Deux circonstances concouraient à jeter un intérêt touchant et comme +quelque chose de dramatique sur cette solennité littéraire. Derrière +l'orateur, le fauteuil de la présidence était occupé par M. Dunoyer. +Chacun sentait que l'éloge de M. Mignet et l'enthousiasme de +l'assemblée s'adressaient indirectement au collaborateur, à l'ami de +M. Comte, à celui qui avait partagé les mêmes travaux, essuyé les +mêmes persécutions, montré le même dévouement. Au premier banc des +spectateurs, on voyait vêtus de deuil les quatre enfants de M. +Comte, qu'une mort hâtée par le travail et la persécution avait +trop tôt privés de leur père. Ils recueillent enfin, après dix +longues années, le seul mais précieux héritage que puisse laisser un +homme de cette trempe: un solennel hommage, un juste tribut +d'admiration rendus à sa mémoire par une bouche éloquente, et +sanctionnés par le sympathique et enthousiaste assentiment d'un +public éclairé. + +Je dois le dire cependant, si l'honorable secrétaire perpétuel fit +une juste appréciation de l'homme en ce qui concerne ses actes, son +caractère, son courage, ses vertus, il ne me parut pas placer le +publiciste à sa véritable hauteur. Peut-être en cela son verdict +a-t-il été trop influencé par celui de l'opinion publique, qui +semble n'avoir pas suffisamment apprécié, de bien s'en faut, la +valeur philosophique des ouvrages de M. Comte. Ce jugement, on +pourrait le comprendre s'il se rapportait uniquement au style. Je +l'ai déjà dit: dans un ouvrage qui traite, selon la méthode +scientifique, ces vastes sujets sur lesquels Rousseau et Montesquieu +ont répandu les couleurs de leur brillante imagination, M. Comte ne +paraît pas s'être attaché à rendre à ses pensées saillantes par +l'éclat de la forme, la variété des tons, l'imprévu des antithèses +et toutes les ressources d'une rhétorique étudiée. On conçoit qu'un +homme tel que l'a dépeint M. Mignet ait rejeté ces vains ornements +qui, dans sa pensée, sont des piéges pour le lecteur quand ils ne le +sont pas pour l'écrivain. Plus M. Comte atteignait à la simplicité +de l'expression, plus il croyait éloigner de ses écrits les chances +de l'erreur; et la Vérité était le seul objet de son culte, celui +auquel il était prêt à sacrifier, s'il l'eût fallu, bien plus que sa +renommée littéraire. + +Ne croyons pas néanmoins que ses ouvrages soient dépourvus +d'éloquence. «Bien qu'il veuille, dit M. Mignet, appliquer dans sa +rigueur et sa sécheresse la méthode analytique, M. Comte a l'esprit +trop résolu et l'âme trop bouillante pour exposer sans s'émouvoir +les longues traverses de l'humanité; je l'en loue.» Et ailleurs: +«Sous des formes un peu âpres et avec des apparences froides, il +avait cette bonté du coeur, cette chaleur de l'âme, cette élévation +des sentiments, cette verve de la conviction qui se montrent à la +fois dans ses écrits et dans sa vie.» + +Mais si M. Comte s'élève souvent jusqu'à l'éloquence (en laissant à +ce mot son acception reçue), lorsqu'il flétrit de sa parole +énergique l'injustice et l'abus de la force, j'ose dire qu'une +éloquence d'une autre nature et tout aussi vraie règne sur toutes +les pages de ses écrits. En les lisant, le lecteur sent toujours +comme une lumière qui se fait dans son intelligence. Il se sent +épris d'admiration devant l'harmonieuse simplicité des lois que +l'auteur expose, et ce sentiment est d'autant plus vif qu'il ne se +sépare jamais de celui de la certitude. Je ne connais, quant à moi, +aucun artifice de rhétorique capable de remplir l'âme d'aussi +délicieuses émotions. N'y a-t-il pas de l'éloquence, la plus vraie +de toutes les éloquences, dans la simple et claire exposition de +l'harmonie qui préside aux mouvements des corps célestes? Quand il y +a de la beauté et de la grandeur dans un sujet, plus l'auteur +parvient à concentrer votre attention sur le tableau, en se faisant +oublier lui-même, plus j'ose dire qu'il atteint aux pures sources de +l'art. + +M. Comte n'a qu'un but: _exposer_. Mais il expose avec tant de +netteté les conséquences des actions humaines, qu'en ne s'adressant +qu'à l'intelligence il parle au coeur. Peu d'écrivains communiquent +à l'âme une admiration aussi sincère pour ce qui est bien, une haine +aussi vigoureuse pour l'injustice et la tyrannie. Non qu'il déclame, +il se borne à décrire; mais le sentiment qu'il ne conseille pas naît +de la description, et je crois même, que si la vraie éloquence se +fait sentir dans toutes ses pages, c'est que la déclamation en est +sévèrement bannie. Quand le lecteur voit clairement l'enchaînement +des causes et des effets, la sympathie et l'antipathie naissent à +son insu dans son âme pour ne plus s'y éteindre, et sans qu'il soit +nécessaire de lui dire ce qu'il faut haïr, ce qu'il faut aimer. + +Je n'examinerai pas si le _Traité de législation_ n'eût pas pu être +conçu sur un plan plus méthodique; quand on l'a lu, on comprend +qu'il n'est que le frontispice, d'une oeuvre immense, interrompue +par la mort et à jamais soustraite aux ardents désirs des amis de +l'humanité. + +Ce que je puis dire, c'est ceci: Je ne connais aucun livre qui fasse +plus penser, qui jette sur l'homme et la société des aperçus plus +neufs et plus féconds, qui produise au même degré le sentiment de +l'évidence. Dans l'injuste abandon où la jeunesse studieuse semble +laisser ce magnifique monument du génie, je n'aurais peut-être pas +le courage de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier +de moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage +de deux autorités: l'une est celle de l'Académie, qui a couronné +l'ouvrage de M. Comte; l'autre est celle d'un homme du plus haut +mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles +s'adressent souvent: Si vous étiez condamné à la solitude et qu'on +ne vous y permît qu'un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous? Le +_Traité de législation_ de M. Comte, me dit-il; car si ce n'est pas +le livre qui dit le plus de choses, c'est celui qui fait le plus +penser[53]. + + [Note 53: Il est peu de personnes, ayant eu des relations + avec l'auteur, qui ne l'aient entendu désigner Ch. Comte + comme celui de ses initiateurs, de ses maîtres auquel il + devait le plus. Voir la correspondance et notamment les pages + 60 et 62. (_Note de l'éditeur._)] + + + + +DE LA RÉPARTITION DES RICHESSES. + +PAR M. VIDAL[54]. + + [Note 54: Extrait du _Journal des Économistes_, nº de + juin 1846. (_Note de l'éditeur._)] + + +Ce livre se présente sous de tristes auspices. Son apparition dans +le monde a réveillé, au fond de ces cavernes littéraires, + + Que la haine se creuse au bas des grands journaux, + +un écho d'injures plus fait pour attrister que pour irriter ceux à +qui elles s'adressent, et qui placent sous des préventions +défavorables non-seulement le feuilletoniste, mais encore l'auteur +qui a inspiré le feuilleton. + +Par une coïncidence singulière, le jour même où je lisais dans la +_Démocratie pacifique_ ces épithètes accumulées sur la tête de nos +plus illustres économistes: _ignorants, orgueilleux, hérétiques +maudits, sots, impies, fatalistes, plagiaires, marionnettes, +traîtres_, etc., etc., ce jour même, le hasard mettait sous mes yeux +une galerie de lettres autographes, où l'on voit les plus grands +hommes du siècle, les plus ardents amis de l'humanité, Jefferson, +Maddison, Bentham, Bernadotte, Chateaubriand, B. Constant, et même +Saint-Simon, venir rendre l'hommage le plus sincère et le plus +spontané à la science et à la philanthropie de J. B. Say. + +Mais ne cherchons pas une pénible solidarité entre M. Vidal et son +compromettant commentateur, qui, je l'espère, rougira un jour de son +injustice et de ses emportements. + +Il me semble que c'est faire preuve d'un orgueil bien indomptable, +quand on aborde une science, que de débuter ainsi: «Mes devanciers +n'ont rien su ni rien vu. Vainement des hommes tels que Smith, +Malthus, Say, ont consacré toute leur vie et de puissantes facultés +à l'étude d'un sujet; ils ne l'ont pas même entrevu. Moi, j'arrive, +j'ai vingt ans, et j'ai fait la science.» + +N'inspirerait-on pas plus de confiance au public, si l'on disait: La +science est de sa nature progressive. Mes prédécesseurs l'ont +avancée; mais, aidé de leurs travaux, j'aspire à l'avancer encore. +Forcés de creuser les idées élémentaires, d'analyser les notions de +_travail, utilité, valeur, capital, production_, etc., ils me +semblent n'avoir pas assez approfondi le phénomène de la répartition +des richesses; je viens après eux, et mettant à profit les +connaissances qu'ils nous ont transmises, prenant la science où ils +l'ont laissée, j'essaye de lui faire faire un pas de plus. + +Mais, pour que M. Vidal pût tenir un tel langage, il aurait fallu +qu'il s'astreignît à la méthode de ses devanciers, à l'observation +de la manière dont les faits se passent et s'enchaînent. Cette +méthode, il la repousse. Selon lui, la science, ainsi limitée, n'est +qu'un objet de pure curiosité. Il pense que sa mission est de donner +des conseils, d'enseigner, peut-être même d'_imposer_ des règles de +conduite.--«La belle science, s'écrie-t-il, qui se résume en une +négation: _ne rien faire!_» + +M. Vidal se méprend. La science ne fait à personne un devoir de +l'inertie, ou, comme on dirait aujourd'hui, de l'immobilisme. Elle +éclaire toutes les routes, celle qui conduit au bien, comme celle +qui mène au mal, et croit que c'est à cela que se borne sa tâche, +parce que le principe d'action n'est pas en elle, mais dans les +hommes. Si le penchant naturel de l'homme le pousse vers ce qui +nuit, il est certain que jeter la lumière sur les conséquences des +habitudes, c'est seconder cette triste direction. Mais si l'homme +est porté au bien, il suffit que la science le montre, et il n'est +pas nécessaire, pour l'y déterminer, qu'elle invoque la contrainte +ni même le devoir. + +Ce qui nous sépare complétement des écoles dites socialistes, +fouriéristes, communistes, saint-simoniennes, etc., c'est +précisément cela. Elles placent le principe d'action dans +l'observateur, et nous le laissons là où il est, dans le sujet +observé, l'homme. + +Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils nous accusent de ne voir +dans les hommes que des chiffres, des quantités abstraites. «Qu'ils +cessent, dit M. Vidal, de faire abstraction de l'homme, dans une +science, qui a pour but le bonheur de l'homme.» + +Mais c'est vous qui faites abstraction de l'homme, de ce qu'il y a +en lui d'intelligence, de moralité, de vie, d'initiative, de +perfectibilité; car, pour vous, qu'est-ce que l'humanité, si ce +n'est une matière inerte, une argile, que le savant, sous le nom de +_réformateur_, _organisateur_, peut et doit pétrir à son gré? + +L'économie politique, ainsi que son nom même le témoigne, admet que +l'homme est un être sentant et pensant; que les facultés de +comparer, de juger, de décider sont en lui; que la prévoyance +l'avertit, que l'expérience le rectifie, qu'il porte avec lui le +principe progressif. + +Voilà pourquoi elle se borne à décrire les phénomènes, leurs causes +et leurs effets,--sûre que les hommes sauront choisir. + +Voilà pourquoi, comme celui qui place des écriteaux à l'entrée de +chaque route, elle se contente de dire: Voici où conduit l'une: +voilà où mène l'autre. + +Mais vous, vous ne voyez dans les hommes que de la matière +expérimentale, des machines qui produisent et consomment; et +désirant, il faut vous rendre cette justice, que la richesse soit +équitablement répartie entre eux, vous vous attribuez cette +fonction, persuadé que vous êtes que la Providence n'y a pas pourvu. + +«Suffira-t-il au mécanicien, dit M. Vidal, pour _inventer la +machine_, d'observer, de recueillir des faits, puis de laisser faire +les forces naturelles? Eh! non, sans doute, il faut encore qu'il +trouve le moyen d'utiliser ces forces, qu'il _invente sa +machine_...» + +«De même, en économie..., on peut _inventer_ un mode particulier de +production et de consommation, un système économique.» + +Ailleurs, il compare la société à un régiment: + +«Faudra-t-il donc laisser chacun manoeuvrer à sa guise, permettre à +chaque officier, à chaque soldat de faire et de suivre son petit +plan de campagne? etc.» + +Ailleurs, à un orchestre: + +«Comme les musiciens d'un orchestre discipliné, chacun de nous a un +rôle utile, indispensable...; mais pour qu'il y ait accord, unité, +il faut que tous les exécutants obéissent à la pensée du compositeur +et à la direction du chef d'orchestre.» + +Mais quand un mécanicien a sous la main des rouages, des ressorts, +il dispose d'une _matière inerte_, et son intervention est +indispensable. Les hommes ne sont-ils donc que des rouages et des +ressorts aux mains d'un socialiste? + +Mais ces soldats, que vous nous proposez pour exemple, quoiqu'ils +soient des hommes, en tant que soldats, ne sont plus hommes, ils ne +sont que des machines. Le principe d'action n'est plus en eux. +Soumis, selon cette énergique expression, à l'obéissance _passive_, +ils ne s'appartiennent plus, ils tournent à droite et à gauche au +moindre signe. Aussi faut-il tirer au sort à qui ne sera pas +_soldat_. Croyez-moi, l'humanité ne se laissera pas aisément réduire +à ce rôle _passif_ que vous lui réservez. + +Enfin, vos musiciens, nous en convenons volontiers, arriveront à +l'accord, à l'harmonie, si la direction du chef d'orchestre est +imposée. + +Eh! mon Dieu, ce n'est pas en économie seulement; et qui ne sait +qu'en toutes choses le despotisme infaillible serait la meilleure +solution? + +Mais où est-il ce chef d'orchestre social en mesure de faire +reconnaître son titre d'infaillibilité et son droit à la domination? + +En son absence, j'aime mieux laisser les musiciens eux-mêmes +s'organiser entre eux, car, comme vous le dites, ils sont trop +intelligents pour ne pas comprendre que sans cela l'harmonie serait +impossible! + +Vous voyez donc bien que nous commençons à nous entendre, et que +vous êtes amené, comme nous, à laisser, bon gré mal gré, le principe +d'action là où Dieu l'a placé, dans l'humanité et non dans celui qui +l'étudie. + +Quand nous exposons les phénomènes, leurs causes et leurs +conséquences; quand nous nous contentons de montrer comment telle +action vicieuse conduit inévitablement à telle conséquence funeste; +quand, par exemple, nous disons: La paresse conduit à la misère, +l'excès de population à une diminution et à une mauvaise répartition +du bien-être, vous vous écriez que nous sommes _fatalistes_. + +Entendons-nous. Oui, nous sommes fatalistes à la manière des +physiciens, quand ils disent: «Si une pierre n'est pas soutenue, il +est _fatal_ qu'elle tombe.» + +Nous sommes fatalistes à la manière des médecins, quand ils disent: +«Si vous mangez outre mesure, _il est fatal_ que vous ayez une +indigestion.» + +Mais reconnaître l'existence d'une loi fatale, est-ce bien du +fatalisme? Après tout, avons-nous fait des lois, comme vous nous en +accusez, quand vous reprochez aux économistes tous les maux de la +société, faisant abstraction des mauvaises habitudes, des préjugés, +des erreurs et des vices par lesquels elle a pu se les attirer? + +Le vrai _fatalisme_, ce me semble, est au fond de tous vos systèmes, +qui, quelque opposés qu'ils soient entre eux, s'accordent seulement +en ceci: le bonheur ou le malheur des hommes, indépendant de leurs +vices et de leurs vertus, et sur lequel, par conséquent, ils ne +peuvent rien, dépend exclusivement d'une invention contingente, +d'une organisation imaginée, en l'an de grâce 1846, par M. Vidal. + +Il est bien vrai qu'en l'an 1845 M. Blanc en avait imaginé une +autre. Mais, heureusement, les trois milliards d'hommes qui couvrent +la terre ne l'ont pas acceptée; sans cela ils ne seraient plus à +temps d'essayer celle de M. Vidal. + +Que serait-ce si l'humanité s'était pliée à l'organisation inventée +par Fourier, qui offrait au capital 24 pour 100 de dividende au lieu +des 5 pour 100 qu'assure la nouvelle invention? + +Pour se faire une idée de l'esprit de despotisme qui fait la base de +toutes ces rêveries, il suffit de voir combien on y est prodigue de +formules comme celles-ci: + +«_Il faudra_ proportionner la production aux moyens de consommation. + +«_Il faudra_ organiser puissamment le travail. + +«_Il faudra_ appeler toutes les activités et toutes les +intelligences, etc. + +«_Il faudra_ distribuer les produits d'après la justice. + +«_Il faudra_ élever chaque travailleur au rang de sociétaire. + +«_Il faudra_ lui fournir les moyens de satisfaire ses besoins, etc. + +«_Il faudra_ établir l'équilibre entre la production, la +consommation et la population. + +«_On peut_ combiner un bon mécanisme industriel. + +«_On peut_ inventer un mode particulier de production et de +consommation. + +«_Il faut_ constituer avant tout la solidarité effective.» + +Tout cela est bientôt dit. Mais quand on demande aux socialistes: +Qui donc fera toutes ces choses? qui donc, si l'humanité est +passive, l'animera du souffle de vie? chacun d'eux se pose et +répond: _Moi._ + +Il faut être juste envers M. Vidal. Il ne dit pas _moi_; il dit: _le +pouvoir, l'autorité_. + +Mais ce n'est là que reculer la difficulté; car si tous les hommes +sont des ressorts, des soldats, de la matière inerte; si toute +pensée d'ordre et d'organisation émane d'une autorité, à quel signe +pouvons-nous la reconnaître? + +La difficulté est grande, et il fallait bien que M. Vidal se donnât +la peine de la résoudre. + +Voici comment il s'exprime: + +«Nous supposons _à priori_ un pouvoir normal régulièrement +constitué. Nous laissons à chacun la faculté de comprendre sous ce +nom le système qu'il préfère, qu'il désire, qu'il conçoit ou qu'il +rêve. Le gouvernement, _quel qu'il soit_, c'est pour nous la +protection, la prévoyance sociale, le représentant de l'ordre pour +tous et dans l'intérêt de tous, etc.» + +Si vous supposez _à priori_ un pouvoir normal et infaillible, nous +sommes d'accord. Seulement montrez-moi son certificat d'infaillibilité, +et je suis prêt à me laisser organiser. + +Mais si, dans l'embarras de trouver ce phénix, vous admettez une +autorité quelconque, telle que chacun _la préfère, la désire, la +conçoit ou la rêve_, je crains bien que nous n'ayons autant +d'autorités qu'il y a d'hommes, ce qui nous replace justement au +point de départ. + +Ici, M. Vidal a recours à la grande ressource des socialistes, +l'_organisation_. Il ne s'agit que d'organiser le pouvoir. + +«Un mauvais gouvernement, dit-il, peut abuser de la force; cela est +vrai. Mais un bon gouvernement, loin de gêner en rien la liberté +véritable, peut en favoriser le développement...; il ne s'agit donc +pas d'amoindrir ou de supprimer le pouvoir, mais de lui donner _une +bonne organisation_.» + +C'est fort bien. Mais qui est-ce qui organisera le pouvoir? La +société sans doute.--Point du tout, puisque c'est le pouvoir qui +doit organiser la société.--J'entends; M. Vidal, ou tout autre +socialiste qui _préfère, désire, conçoit ou rêve_, organisera le +pouvoir, lequel organisera la société. Reste toujours à savoir +comment est organisé le premier organisateur. + +Il y a, dans le livre de M. Vidal, un chapitre vers lequel on se +sent attiré par la séduction du titre: _Conclusion pratique._ Il y a +si longtemps que nous désirons voir les socialistes formuler une +_conclusion_! Enfin, me disais-je, la nouvelle invention sociale va +nous être déroulée dans tous ses détails, avec les moyens +d'exécution propres à faire fonctionner l'appareil. + +Malheureusement M. Vidal, se fondant sur ce que nous ne sommes pas +en état de le comprendre, ne nous dit rien. + +La société actuelle _est une masure que nous refusons obstinément +d'abandonner_. Il a bien dans sa poche le plan de _constructions +nouvelles_; mais à quoi bon nous les montrer, puisque _nous ne +voulons pas en entendre parler, et que nous nous obstinons à +maintenir la maison délabrée, l'édifice vermoulu? Il n'y a donc pas +pour aujourd'hui de restauration possible. Reste tout au plus à +placer des arcs-boutants au dehors et à gâcher du plâtre dans les +crevasses._ + +Notre obstination nous prive donc de l'avantage de connaître le +nouvel appareil social imaginé par M. Vidal. Tout ce qu'il nous +laissera voir, ce sont quelques étançons et un peu de plâtre, qu'il +veut bien appliquer à retarder la chute du vieil édifice. + +Le problème ainsi circonscrit, M. Vidal en revient à ses formules +favorites: + +«_Il faut organiser_, sur tous les points du royaume, dans chaque +département, des ateliers où tout homme de bonne volonté puisse +toujours trouver à gagner sa vie en travaillant; où tout ouvrier +inoccupé, déplacé par la mécanique, puisse utiliser ses bras; des +ateliers qui ne fassent point concurrence aux ateliers existants, +car autrement on créerait autant de pauvres d'un côté qu'on en +soulagerait de l'autre. + +«Des ateliers _permanents_, qui soient à l'abri du chômage et des +mortes-saisons, à l'abri des crises commerciales, industrielles et +politiques. + +«Des ateliers où l'introduction d'une machine perfectionnée profite +aux travailleurs, sans pouvoir leur porter préjudice... + +«Des ateliers où l'on _puisse_ établir un équilibre constant entre +la production et les besoins de la consommation; des ateliers où la +population surabondante des villes puisse se déverser. + +«Des ateliers où le travailleur trouve le bien-être, l'indépendance +et la sécurité; une occupation permanente, une rétribution +convenable et toujours assurée.» + +Certes, nous rendons justice aux bonnes intentions de M. Vidal, et +nous désirons que ses vues philanthropiques se réalisent. Comme lui, +nous voudrions qu'il n'y eût pas un homme sur la terre qui ne +trouvât toujours du travail assuré, du bien-être, de la sécurité, de +l'indépendance; qui ne fût à l'abri de toute crise commerciale, +industrielle, politique et même atmosphérique; qu'il y eût parfait +équilibre entre la production, la consommation et la population. + +Mais au lieu de penser, comme M. Vidal, qu'il y a un être abstrait +qu'on appelle _l'État_, qui a les moyens de réaliser ces beaux +rêves; au lieu de faire dériver exclusivement le bonheur individuel +d'une _organisation_ inventée par un journaliste et imposée du +dehors aux travailleurs, nous croyons qu'il dépend surtout des +habitudes et des vertus des travailleurs eux-mêmes. Si les uns +sont actifs et les autres paresseux; s'il y a parmi eux des +prodigues, des économes, des avares, des gens ordonnés et des gens +débauchés; si les uns se marient à seize ans, et sont chargés de +famille à l'âge où les autres s'établissent,--nous ne voyons pas +d'_organisation_ qui puisse empêcher l'inégalité de s'introduire +dans votre colonie. + +S'il y a des hommes qui se livrent à des entreprises hasardeuses, +des gens qui empruntent sans savoir comment ils pourront rendre, et +d'autres qui prêtent sans savoir comment ils seront payés; si la +colonie est saisie, par exemple, de passions guerrières qui la +mettent en hostilité avec le genre humain,--nous ne croyons pas que +votre organisation la mette à l'abri de toute crise commerciale et +politique. + +Vous aurez beau nous dire que nous sommes _fatalistes_ parce que +nous croyons que le _mal_ lui-même a sa mission, celle de réprimer +le vice dont il est le produit; oui, nous devons l'avouer, nous +croyons à l'existence du _mal_. Nous n'y croyons pas seulement, nous +le voyons; et, au physique comme au moral, nous n'avons pas d'autre +alternative à proposer à l'humanité que de l'éviter par la +prévoyance ou de le subir par la douleur. + +À moins donc que vous ne chargiez votre _organisateur_ d'avoir de la +prudence pour tout le monde, de l'ordre, de l'économie, de +l'activité, des lumières et des vertus pour tout le monde, vous nous +permettrez de continuer à croire que l'humanité ne peut être +heureuse qu'autant que ces causes de bonheur soient en elle-même. + +Et certes, si vous me permettez de supposer seulement l'existence +d'un vice dans la colonie dont vous tracez le plan; si vous +raisonnez dans l'hypothèse qu'elle est affectée de paresse, ou de +débauche, ou de faste, ou d'ambition, ou d'humeur conquérante, vous +arriverez à voir qu'elle suivra bientôt la destinée commune et qu'il +n'est pas au pouvoir de l'organisation la plus ingénieuse d'empêcher +l'effet de sortir de la cause. + +Ainsi les ordres sociaux, que chacun de vous invente chaque jour, +supposent la perfection dans l'inventeur d'abord, et ensuite dans +l'humanité, cette même matière inerte dont s'amuse votre féconde +imagination. + +Eh! monsieur, accordez-nous seulement la perfection de l'humanité, +et croyez que les économistes feront des plans sociaux tout aussi +séduisants que les vôtres. + +Les socialistes nous reprochent de repousser l'_association_. Et +nous, nous leur demandons: De quelle association voulez-vous parler? +est-ce de l'_association volontaire_ ou de l'_association forcée_? + +Si c'est de l'association volontaire, comment peut-on nous reprocher +de la repousser, nous qui croyons que la société est une grande +association, et que c'est pour cela qu'elle s'appelle _société_? + +Veut-on parler seulement de quelques arrangements particuliers, que +peuvent faire entre eux les ouvriers d'une même industrie? Eh! mon +Dieu, nous ne nous opposons à aucune de ces combinaisons: société +simple, en commandite, anonyme, par actions et même en phalanstère. +Associez-vous comme vous l'entendrez, qui vous en empêche? Nous +savons fort bien qu'il y a des conventions plus ou moins favorables +au progrès de l'humanité et à la bonne répartition des richesses. +Pour l'exploitation des terres, par exemple, avons-nous jamais dit +que le fermage et le métayage, par cela seul qu'ils existent, +exercent pour toutes les classes agricoles des effets identiques? +Mais nous pensons que la science a rempli sa tâche quand elle a +exposé ces effets; parce que, encore une fois, nous pensons que le +principe d'action, l'aspiration vers le mieux n'est pas dans la +science, mais dans l'humanité. + +Mais vous, vous qui ne voyez dans l'espèce humaine qu'une cire molle +aux mains d'un organisateur, c'est l'association forcée que vous +proposez; l'association qui ôte à tout les individus, hors un, toute +moralité et toute initiative, c'est-à-dire le despotisme le plus +absolu qui ait jamais existé, je ne dis pas dans les annales, mais +même dans l'imagination des hommes. + +Je ne terminerai pas sans rendre à M. Vidal la justice qui lui est +due. S'il a épousé les théories des _socialistes_, il n'a pas +emprunté leur style. Son livre est écrit en français, et même en bon +français. Le néologisme s'y montre, mais il n'y déborde pas. M. +Vidal nous fait grâce du vocabulaire fouriériste, et des gammes et +des pivots, et des amitiés en quinte superflue, et des amours en +tierce diminuée. S'il voit la science sous un autre aspect que ses +devanciers, il la prend du moins au sérieux, il ne méprise pas son +public au point de vouloir lui en imposer par des phrases +d'Apocalypse. C'est d'un bon augure, et si jamais il fait une +seconde édition de son livre, je ne doute pas qu'il n'en retranche, +sinon ce qu'il y a d'erroné dans la partie systématique, du moins ce +que la partie critique offre d'exagéré et même d'injuste. + + + + +SECONDE LETTRE À M. DE LAMARTINE[55]. + + [Note 55: Extrait du _Journal des Économistes_, nº d'octobre + 1846. (_Note de l'éditeur._)] + + +MONSIEUR, + +Je viens de lire l'article qui, du _Bien public_ de Mâcon, a passé +dans tous les journaux de Paris; vous dire combien cette lecture m'a +surpris et affligé, cela me serait impossible. + +Il n'est donc que trop vrai! aucun homme sur la terre n'a le +privilége de l'universalité intellectuelle. Il est même des facultés +qui s'excluent, et il semble que l'aride domaine de l'économie +politique vous soit d'autant plus interdit que vous possédez à un +plus haut degré l'art enchanteur, l'art suprême + + De penser par image ainsi que la nature. + +Cet art, ou plutôt ce don divin, pourquoi l'avez-vous dédaigné? Ah! +vous avez beau dire, vous aviez reçu la plus noble, la plus sainte +mission du génie dans ce monde. Qu'est devenu le temps où, esprits +froids et méthodiques, natures encore alourdies par le poids de la +matérialité, nous nous arrachions avec délices à ce monde positif +pour suivre votre vol dans la vague et poétique région de l'idéal? +où vous nous révéliez des pensées, des doutes, des désirs et des +espérances qui sommeillaient au fond de nos coeurs, comme ces échos +qui dorment dans les grottes de nos Pyrénées tant que la voix du +pâtre ne les réveille pas? Qui nous ouvrira désormais d'autres +horizons et d'autres cieux, séjours adorés qu'habitent l'Amour, la +Prière et l'Harmonie? Combien de fois, quand vous me faisiez +entrevoir ces vaporeuses demeures, me suis écrié: «Non, ce monde +n'embrasse pas tout; la science ne révèle pas tout; il y a l'infini +au delà, et l'imagination a aussi son flambeau!» + +Oh! qu'elle est grande la puissance du poëte!--Je ne dis pas du +versificateur; de quelle licence, de quelle tyrannie n'est-il pas le +complaisant?--Mais cette perception du Beau et du Sublime dans la +nature, cette forte émotion éveillée dans l'âme à leur aspect, ce +don de les revêtir d'un mélodieux langage pour y faire participer le +vulgaire, voilà la Poésie.--Et à mesure qu'elle s'élève, elle se +détache de tout élément égoïste ou pervers; car elle ne saurait +partager les tristes infirmités d'ici-bas sans perdre le sentiment +de ce qui est vrai, aimable et grand, c'est-à-dire sans cesser +d'être Poésie. Tant que le rayon divin luit sur son front, ses +tendances sont de purifier, spiritualiser, illuminer, élever. Aussi +le vrai poëte, qu'il en ait ou non la conscience, est par excellence +l'ami de l'humanité, le défenseur de ses droits, de ses priviléges +et de ses progrès. Que dis-je? nul plus que lui ne l'entraîne dans +la voie du progrès. N'est-ce pas lui en effet qui, en offrant sans +cesse à notre contemplation la perfection idéale, nous la fait +aimer, verse dans nos coeurs l'aspiration vers le Beau, et élève +ainsi le diapason de notre âme jusqu'à ce qu'elle se sente en +consonnance avec les types éternels dont il compose sa céleste +harmonie? + +Cette mission sublime, vous la remplissiez dans toute son étendue, +et voilà pourquoi, Lamartine, vous étiez notre poëte de +prédilection. Et maintenant, serons-nous condamnés à être les +témoins de votre déchéance, à vous voir descendre vivant du haut de +votre gloire, et à douter si ces émotions délicieuses, dont vous +berciez notre jeunesse, étaient autre chose que de trompeuses +illusions? + +Car voilà qu'ambitionnant la royauté de la science, vous avez +abdiqué votre royauté à vous, celle de la poésie. Vous avez voulu +faire de la méthode avec l'imagination et de l'analyse avec des +figures. Où cela vous a-t-il mené? à ressusciter l'empirisme +économique de la Rome impériale; à exhumer des théories cent fois +condamnées par l'expérience et qu'on croyait ensevelies pour +toujours dans les profondeurs de l'oubli.--Au moment de succomber, +quand il est naturel, pour me servir d'une expression vulgaire, de +se prendre à toutes les branches, le monopole terrien, par l'organe +des Bentinck et des Buckingham, n'a pas essayé de demander son salut +ou un répit momentané à ces théories vermoulues; et le monde +s'étonnera que ce soit vous, le grand poëte du siècle, qui soyez +allé les déterrer on ne sait où, pour les exposer encore une fois, +revêtues d'un magnifique langage, à la risée publique. + +Décidément, votre muse s'est faite économiste; elle ne s'est pas +effarouchée de cette bizarre transformation. Un moment j'ai cru que +ce caprice allait lui réussir; c'est quand vous avez dit: «Laissons +les capitaux, les industries et les salaires se faire, par la +liberté, une justice que nos lois arbitraires ne leur feraient pas.» + +Il me semblait qu'on ne pouvait émettre une pensée si vraie, sous +une forme si précise, sans avoir suivi des deux côtés, dans leur +long enchaînement, les effets de l'arbitraire et de la liberté. Et +je disais à mes graves collègues: Miracle! triomphe! le grand poëte +est à nous! + +Hélas! je vois bien que vous deviez à vos puissants et généreux +instincts cet éclair de vérité, et je serais tenté de vous demander: + + Si quand vous avez fait ce charmant _quoi qu'on die_, + Vous avez bien senti toute son énergie; + +car voilà que, d'un trait de plume, vous renversez aujourd'hui vos +doctrines économiques de l'an dernier. + +Voyons, avec quelque détail, ce que vous y substituez cette année. + + «La question des blés est une des plus délicates, + nous dirons même des plus _insolubles_ qui puissent + se présenter aux économistes. + + La question des blés _insoluble!_ En ce cas, il ne + faut pas plus s'en occuper que de la _quadrature du + cercle_. Ce mot ne doit donc pas être pris à la + rigueur, et vous avez voulu parler + + D'un problème insolu, mais non pas insoluble. + + Remarquez que, dès le début, vous vous ôtez à + vous-même le droit de raisonner. + + «Elle échappe par sa masse et sa pesanteur aux + mains de la science. + + Oui, si 200 et 200 ne font pas 400, aussi bien que + 2 et 2 font 4; oui, si par sa masse et sa + pesanteur, un quintal échappe aux lois de la + gravitation plus qu'une livre. + + «La _théorie_ n'y peut évidemment rien. C'est une + question _expérimentale_. + + Il y a donc incompatibilité entre la théorie et + l'expérience? Je croyais que la théorie n'était que + l'expérience méthodiquement exposée. + + Remarquez que c'est déjà la seconde fois que vous + vous ôtez le droit de raisonner. + + «La liberté complète du commerce est la vérité + générale en matière de produit, de commerce et + d'échange. + + Voilà une belle maxime. La tenez-vous de la + _théorie_ ou de l'expérience? + + «_Laissez faire, laissez passer_, est devenu + proverbe chez les écrivains. + + D'après la phrase qui précède, il semble que vous + teniez ce proverbe pour vrai. D'après la phrase qui + suit, il semble que vous le teniez pour faux. + + «Mais quand il s'agit d'appliquer cette _prétendue_ + vérité à l'importation, à l'exportation et au + commerce des grains, on s'aperçoit _à l'instant_ + que, si elle n'est pas un _mensonge_, elle est du + moins un danger suprême, et la théorie recule + devant l'application, car le blé c'est la vie du + peuple; or, on ne joue pas avec la vie. Vivre + d'abord; voilà la vérité sans réplique. Les + théories après le nécessaire, voilà le bon sens. + + Voici, en effet, la _vérité générale_ qui n'est + plus qu'une _prétendue_ vérité. Bientôt elle sera + un _mensonge_. + + Si la gravitation est la _vérité générale_, il + importe de s'y conformer toujours, mais surtout + quand il s'agit de la vie. + + Je n'aurais pas été surpris que vous n'eussiez pas + reconnu la liberté comme la vérité générale du + commerce; mais, cela une fois admis, votre déduction + eût dû être, ce me semble, ainsi formulée: + + «Quand il s'agit de l'importation ou de + l'exportation de quelque superfluité, on peut + reculer devant l'application de la _vérité + générale_. Mais en fait de blé, il ne faut pas + hésiter, car le blé, c'est la vie du peuple. Or, on + ne joue pas avec la vie; vivre d'abord, voilà la + vérité sans réplique. Les expériences + gouvernementales après le nécessaire, voilà le bon + sens.» + + «Or, pourquoi la VÉRITÉ du libre commerce, de la + libre exportation et de la libre importation + fait-elle trembler et reculer l'économiste? Le + voici, quant à la France, par exemple: + + Ou la liberté est le meilleur moyen d'assurer + l'abondance et la bonne distribution des produits + (ce n'est qu'à cette condition qu'elle est la + _vérité générale_), et dans ce cas, il faut + l'appliquer à tout et au blé _à fortiori_; ou il y + a des moyens plus sûrs d'accomplir cette oeuvre, et + alors elle n'est pas la _vérité générale_, pas plus + pour les joujoux que pour le blé. + + «Premièrement, c'est que le blé étant la vie de + tout un peuple, et la passion de vivre étant la + plus légitime, et la plus terrible passion des + hommes, la moindre faute de commerce, la moindre + erreur de calcul dans les importations et les + exportations de blé, la moindre inquiétude sérieuse + de la population sur la vie, produirait des + commotions et des pénuries telles qu'aucun + législateur humain et sage ne pourrait y exposer + son pays. + + Puisque le blé c'est la vie; puisque la moindre + erreur de calcul dans l'importation ou + l'exportation du blé peut produire la pénurie; + puisque aucun législateur sage et humain ne peut + prendre de calcul, dont les conséquences sur lui + d'y exposer son pays, il faut donc laisser le + commerce libre, la liberté étant d'ailleurs la + _vérité générale_, c'est-à-dire le moyen le moins + chanceux d'assurer l'abondance et la bonne + distribution. N'est-il pas évident qu'une erreur + peuvent être si terribles, est infiniment plus + probable de la part d'un ministre, qui n'y a pas un + intérêt direct, et qui a bien d'autres choses en + tête, que de la part de cent mille négociants qui + passent leur vie à faire ces calculs, de + l'exactitude desquels dépend leur propre existence? + + «Secondement, c'est que le blé étant le produit + agricole le plus immense, et se comptant par deux + ou trois milliards de revenu dans les produits du + pays, si l'importation libre des blés étrangers + pouvait venir faire en tous temps aux blés français + une concurrence sans limites qui serait, quant aux + prix, comme _dix_ est à _trente_, la France + cesserait _à l'instant_ de produire des blés que + nul ne voudrait acheter à leur prix, et trois + milliards de revenu national et dix millions de + cultivateurs français seraient anéantis du même + coup. Que deviendrait le revenu? que deviendrait + l'impôt? que deviendrait le propriétaire? que + deviendrait le laboureur? On frémit d'y penser. Ce + serait le suicide de la terre française et de la + population. Ce remède qu'on nous présente, n'est + donc pas un remède, c'est un meurtre. + + Si ce que vous dites de la libre importation est + vrai pour le blé, ce doit être vrai, dans une + mesure quelconque, pour toute autre chose; car, + monsieur, les négociants font bien venir le blé, + quand on le leur permet, de là où il est à meilleur + marché qu'en France, mais ils n'ont pas coutume + d'agir sur un principe opposé à l'égard des autres + produits, et d'aller les acheter cher pour venir + les vendre à bas prix.--Donc, la libre importation + du fer serait le suicide de nos forges et des + ouvriers qu'elles occupent; la libre importation + des tissus serait le suicide de nos fabriques et de + la population qu'elles emploient. En un mot, la + liberté serait le carnage universel ou, comme vous + dites, le meurtre de tous les Français. En ce cas, + je ne vois pas bien à quel titre vous l'appelez la + _vérité générale_. Pour mettre quelque harmonie + entre vos prémisses et vos conclusions, il aurait + fallu commencer par établir que la liberté est _le + mensonge général du commerce_. Mais alors vous + n'auriez pas eu un pied dans chaque camp, + précaution que beaucoup de gens prennent par le + temps qui court, mais qui est indigne de vous. + J'ose vous le dire, cette tactique pusillanime a + fini son temps. Que celui qui ne connaît pas les + lois de l'échange les étudie ou se taise, mais + qu'il ne croie pas obtenir le double avantage de + passer pour un grand esprit et de satisfaire tout + le monde, en disant a l'un: «Vous êtes _pour_, + c'est d'un bon logicien,» et à l'autre: «Vous êtes + _contre_, c'est d'un bon praticien.» Trop de gens + aujourd'hui voient l'inconséquence et la dénoncent. + + Quant à réfuter votre triste tableau de + l'agriculture libre, vous vous en êtes chargé + vous-même dans le paragraphe suivant. + + «Troisièmement, c'est que le blé étant une des + matières les plus encombrantes, il serait + _physiquement impossible_ au commerce d'importer et + de distribuer dans tout l'empire les blés + nécessaires à la consommation de la France. Des + calculs faits en 1816, année de disette bien plus + alarmante que celle-ci, révèlent en chiffres cette + triste vérité: que tous les navires marchands de + l'Europe, si, par impossible, ils étaient tous + consacrés à importer des blés pour la France, ne + pourraient en importer que pour une consommation de + quinze ou dix-sept jours. Parlez donc de la liberté + illimitée du commerce après cela!» + + Craignez donc la liberté illimitée après cela! + dirai-je à mon tour. Venez donc nous dire que + l'étranger vendra son blé sur nos marchés pour une + bagatelle, pour presque rien, pour rien peut-être! + Venez donc nous peindre tous les Français mourant + de faim, les bras croisés, laissant leurs boeufs + ruminer, leurs charrues se rouiller, leurs capitaux + oisifs et leur terre en friche, comptant sur des + blés étrangers qu'il est _physiquement impossible_ + d'importer! + + Oh! bénissons le ciel de ce que parmi nos 34 + millions de compatriotes, il s'en soit trouvé un + qui ait prévu tout cela, que ce soit précisément un + homme d'État, et qu'il ait su prévenir notre mort à + tous, en fixant ce bienheureux _maximum_ qu'on n'a + jamais connu en Suisse et qu'on vient d'abolir en + Angleterre. + +Mais il serait peut-être inconvenant de prolonger cette discussion +pied à pied. Je me demande quelquefois comment il est possible que +deux esprits arrivent, sur la même question, à des solutions si +opposées. Est-ce l'intérêt personnel qui m'aveugle? non, assurément. +Je n'ai d'autres moyens d'existence qu'une terre, et cette terre ne +produit que des céréales. Qu'on laisse entrer les céréales +étrangères, et je ne crains pas que ma terre perde de sa valeur, je +ne crains pas que mes bras restent oisifs. Non, je ne le crains pas, +alors même que le blé étranger se vendrait, ainsi que vous le dites, +relativement au nôtre, comme _dix_ est à _trente_, alors même qu'il +se donnerait POUR RIEN; car dans cette supposition extrême, ce que +le peuple dépense aujourd'hui en pain, il le dépenserait en viande, +en beurre, en légumes, en fil, en laine et autres produits +agricoles. Ma terre ne serait pas plus sans valeur, parce que chacun +aurait gratuitement du pain pour son estomac, qu'elle n'est sans +valeur aujourd'hui, parce que chacun a gratuitement de l'air pour +ses poumons. + +Et, après tout, quel droit avons-nous, nous propriétaires, sur les +estomacs de ceux qui ne le sont pas? Leur faim est-elle faite pour notre +blé, ou notre blé pour leur faim? Ne renversons pas le monde. _Vivre_, +c'est le but, cultiver la terre, ce n'est que le moyen; c'est à nous de +subordonner les convenances de notre production à la vie de nos frères, +et il ne nous est pas permis de subordonner au contraire leur vie à nos +convenances bien ou mal entendues. C'est pour moi une bien douce +consolation que la doctrine de la liberté ne me montre qu'harmonie entre +ces divers intérêts; et, avec votre âme, vous devez être bien +malheureux, puisque vous ne voyez entre eux qu'une irrémédiable +dissonance. Propriétaire, vous invoquez aujourd'hui la _générosité_ des +possesseurs du sol. Ah! c'est à leur _justice_ qu'il fallait en appeler! +Vous avez écrit sur la charité une page que j'admire comme tout le +monde. Mais je l'admirerais bien davantage si je ne la voyais se +terminer par cette amère conclusion: Le blé, c'est la vie; que la loi le +maintienne à un _maximum_ qui donne de la valeur à nos terres!--Et +quelle est la main qui écrit ces lignes? C'est la même qui se lèvera à +la Chambre pour le _maximum_, et qui s'ouvrira ensuite pour recevoir du +pauvre l'injuste denier qui en est la conséquence.--Ah! croyez-moi, +ainsi comprise, la charité perd bien de son prestige. Quand on demande +l'exclusion du blé étranger pour mieux vendre le sien, on a beau parler +de charité, on a beau porter ce mot devant soi comme une bannière, on +n'a pas droit à la popularité, au moins à une popularité de bon aloi. +Non, on n'y a pas droit, alors même qu'on ferait retentir, devant une +population alarmée, de banales déclamations contre les doctrines +_meurtrières_ des amis de la liberté, contre les _fautes_ et les +_crimes_ du gouvernement et des Chambres, contre la _cupidité des +spéculateurs_ et l'_égoïsme du commerce_. Avant de semer ainsi de +dangereuses, et j'ose dire, injustes préventions populaires, il faudrait +au moins ne pas venir dire: Que la loi irrite de quelques degrés la faim +du peuple par l'exclusion du blé étranger, afin que nous, +législateurs-propriétaires, tirions un meilleur parti de notre blé. + +À Dieu ne plaise, monsieur, que je révoque en doute la pureté de vos +intentions. Elle éclate dans tous vos écrits. En vous lisant, on sent +que vous aimez le peuple. C'est vous, je crois, qui avez le premier +employé cette expression: «la vie à bon marché,» qui pourrait être le +titre de notre association du _Libre-Échange_; car la _vie à bon +marché_, c'est la vie plus facile, plus douce, moins traversée de +fatigues et d'angoisses, plus digne, plus intellectuelle et plus morale. +La _vie à bon marché_, c'est le résultat que l'échange, et surtout +l'échange libre, tend à produire. Assez de monopoleurs cherchent, sur +cette question, à égarer le peuple; chose facile, car tout _obstacle_ +attirant à lui une portion de travail national, il est aisé de tourner +contre le progrès, sous quelque forme qu'il se présente,--Liberté, +Inventions, ou Épargnes,--le sentiment des masses. Vous, monsieur, qui +savez leur parler, qu'elles écoutent et qu'elles aiment, aidez-nous à +les dissuader. Mais ne soyez pas surpris que le zèle contre le monopole +nous emporte, quand nous avons à craindre qu'il n'ait trouvé un champion +tel que vous. + +Je suis, monsieur, votre dévoué serviteur. + + + + +PROFESSION DE FOI ÉLECTORALE. + +À MM. LES ÉLECTEURS + +DE L'ARRONDISSEMENT DE SAINT-SEVER (1846). + + +MES CHERS COMPATRIOTES, + +Encouragé par quelques-uns d'entre vous à me présenter aux +prochaines élections, et voulant pressentir le concours sur lequel +je pouvais compter, je me suis adressé à quelques électeurs. Hélas! +l'un me trouve trop _avancé_, l'autre pas assez; celui-ci rejette +mes opinions anti-universitaires, celui-là mes répugnances +algériennes, qui mes convictions économiques, qui mes vues de +réforme parlementaire, etc. + +Ceci prouve que la meilleure tactique, pour un candidat, c'est de +cacher ses opinions, ou, pour plus de sûreté, de n'en point avoir, +et de s'en tenir prudemment au banal programme: «Je veux la liberté +sans licence, l'ordre sans tyrannie, la paix sans honte et +l'économie sans compromettre aucun service.» + +Comme je n'aspire nullement à surprendre votre mandat, je +continuerai à vous exposer sincèrement mes pensées, dussé-je par là +m'aliéner encore bien des suffrages. Veuillez m'excuser si le besoin +d'épancher des convictions qui me pressent me fait dépasser les +limites que l'usage assigne aux _professions de foi_. + +J'ai vu beaucoup de conservateurs, je me suis entretenu avec +beaucoup d'hommes de l'opposition, et je crois pouvoir affirmer que +ni l'un ni l'autre de ces deux grands partis qui divisent le +Parlement n'est satisfait de lui-même. + + On combat à la Chambre avec des boules molles. + +Les conservateurs ont la majorité officielle; ils règnent, ils +gouvernent. Mais ils sentent confusément qu'ils perdent le pays et +qu'ils se perdent eux-mêmes. Ils ont la majorité, mais le mensonge +notoire des scrutins élève au fond de leur conscience une +protestation qui les importune. Ils règnent, mais ils voient que, +sous leur règne, le budget s'accroît d'année en année, que le +présent est obéré, l'avenir engagé, que la première éventualité nous +trouvera sans ressources, et ils n'ignorent pas que l'embarras des +finances fut toujours l'occasion des explosions révolutionnaires. +Ils gouvernent, mais ils ne peuvent pas nier qu'ils gouvernent les +hommes par leurs mauvaises passions, et que la corruption politique +pénètre dans toutes les veines du pays légal. Ils se demandent +quelles seront les conséquences d'un fait aussi grave, et ce qui +doit advenir d'une nation où l'immoralité est en honneur et où la +foi politique est un objet de dérision et de mépris. Ils +s'inquiètent de voir le régime constitutionnel faussé dans son +essence, jusque-là que le pouvoir exécutif et l'assemblée nationale +ont publiquement échangé leurs attributions, les ministres cédant +aux députés la nomination à tous les emplois, les députés +abandonnant aux ministres leur part du pouvoir législatif. Ils +voient, par cet ordre, un profond découragement s'emparer des +serviteurs de l'État, alors que la faveur et la docilité électorale +sont les seuls titres à l'avancement, et que les plus longs et les +plus dévoués services sont comptés absolument pour rien. Oui, +l'avenir de la France trouble les conservateurs; et combien n'y en +a-t-il pas parmi eux qui passeraient à l'opposition, s'ils y +trouvaient quelques garanties pour cette paix intérieure et +extérieure qui est l'objet de leur prédilection! + +D'un autre côté, l'opposition, comme parti, a-t-elle confiance dans +la solidité du terrain où elle s'est placée? Que demande-t-elle? que +veut-elle? quel est son principe? son programme? Nul ne le sait. Son +rôle naturel serait de veiller au dépôt sacré de ces trois grandes +conquêtes de la civilisation: _paix_, _liberté_, _justice_. Et elle +ne respire que guerres, prépondérance, idées napoléoniennes. Et elle +déserte la liberté du travail et des échanges comme la liberté de +l'intelligence et de l'enseignement. Et, dans son ardeur +conquérante, à l'occasion de l'Afrique et de l'Océanie, il est sans +exemple que le mot _justice_ se soit jamais présenté sur ses lèvres. +Elle sent qu'elle travaille pour des ambitieux et non pour le +public; que la multitude ne gagnera rien au succès de ses +manoeuvres. Nous avons vu une opposition de quinze membres soutenue +autrefois par l'enthousiaste assentiment d'un grand peuple. Mais +l'opposition de nos jours n'a point enfoncé ses racines dans les +sympathies populaires; elle se sent séparée de ce principe de force +et de vie, et, sauf l'ardeur que des vues personnelles inspirent à +ses chefs, elle est pâle, confuse, découragée, et la plupart de ses +membres sincères passeraient au parti conservateur, s'ils ne +répugnaient à s'associer à la direction perverse qu'il a imprimée +aux affaires. + +Étrange spectacle! D'où vient qu'au centre comme aux extrémités de +la Chambre, les coeurs honnêtes se sentent mal à l'aise? Ne +serait-ce pas que la conquête des portefeuilles, but plus ou moins +avoué de la lutte où ils sont engagés, n'intéresse que quelques +individualités et reste complétement étranger aux masses? Ne +serait-ce point qu'un principe de ralliement leur manque? Peut-être +suffirait-il de jeter au sein de cette assemblée une idée simple, +vraie, claire, féconde, pratique, pour y voir surgir ce qu'on y +cherche en vain, un parti représentant exclusivement, dans toute +leur étendue et dans tout leur ensemble, les intérêts des +_administrés_, des _contribuables_. + +Cette féconde idée, je la vois dans le symbole politique d'illustres +publicistes dont la voix n'a malheureusement pas été écoutée. +J'essayerai de le résumer devant vous. + +Il est des choses qui ne peuvent être faites que par la force +collective ou le _pouvoir_, et d'autres qui doivent être abandonnées +à l'activité privée. + +Le problème fondamental de la science politique est de faire la part +de ces deux modes d'action. + +La fonction publique, la fonction privée ont toutes deux en vue +notre avantage. Mais leurs services diffèrent en ceci, que nous +subissons forcément les uns et agréons volontairement les autres; +d'où il suit qu'il est raisonnable de ne confier à la première que +ce que la seconde ne peut absolument pas accomplir. + +Pour moi, je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le +libre exercice et le produit de ses facultés, réprimé l'abus qu'on +en peut faire, maintenu l'ordre, assuré l'indépendance nationale et +exécuté certains travaux d'utilité publique au-dessus des forces +individuelles, il a rempli à peu près toute sa tâche. + +En dehors de ce cercle, religion, éducation, association, travail, +échanges, tout appartient au domaine de l'activité privée, sous +l'oeil de l'autorité publique, qui ne doit avoir qu'une mission de +surveillance et de répression. + +Si cette grande et fondamentale ligne de démarcation était ainsi +établie, le pouvoir serait _fort_, il serait aimé, puisqu'il ne +ferait jamais sentir qu'une action tutélaire. + +Il serait _peu coûteux_, puisqu'il serait renfermé dans les plus +étroites limites. + +Il serait _libéral_, car, sous la seule condition de ne point +froisser la liberté d'autrui, chaque citoyen jouirait, dans toute sa +plénitude, du franc exercice de ses facultés industrielles, +intellectuelles et morales. + +J'ajoute que la puissance de perfectibilité qui est en elle étant +dégagée de toute compression réglementaire, la société serait dans +les meilleures conditions pour le développement de sa richesse, de +son instruction et de sa moralité. Mais, fût-on d'accord sur les +limites de la puissance publique, ce n'est pas une chose aisée que +de l'y faire rentrer et de l'y maintenir. + +Le pouvoir, vaste corps organisé et vivant, tend naturellement à +s'agrandir. Il se trouve à l'étroit dans sa mission de surveillance. +Or, il n'y a pas pour lui d'agrandissements possibles en dehors +d'empiétements successifs sur le domaine des facultés individuelles. +Extension du pouvoir, cela signifie usurpation de quelque mode +d'activité privée, transgression de la limite que je posais tout à +l'heure entre ce qui est et ce qui n'est pas son attribution +essentielle. Le pouvoir sort de sa mission quand, par exemple, il +impose une forme de culte à nos consciences, une méthode +d'enseignement à notre esprit, une direction à notre travail ou à +nos capitaux, une impulsion envahissante à nos relations +internationales, etc. + +Et veuillez remarquer, messieurs, que le pouvoir devient coûteux à +mesure qu'il devient oppressif. Car il n'y a pas d'usurpations qu'il +puisse réaliser autrement que par des agents salariés. Chacun de ses +envahissements implique donc la création d'une administration +nouvelle, l'établissement d'un nouvel impôt; en sorte qu'il y a +entre nos liberté et nos bourses une inévitable communauté de +destinées. + +Donc si le public comprend et veut défendre ses vrais intérêts, il +arrêtera la puissance publique dès qu'elle essayera de sortir de sa +sphère; et il a pour cela un moyen infaillible, c'est de lui refuser +les fonds à l'aide desquels elle pourrait réaliser ses usurpations. + +Ces principes posés, le rôle de l'opposition, et j'ose dire de la +Chambre tout entière, est simple et bien défini. + +Il ne consiste pas à embarrasser le pouvoir dans son action +essentielle, à lui refuser les moyens de rendre la justice, de +réprimer les crimes, de paver les routes, de repousser l'agression +étrangère. + +Il ne consiste pas à le décréditer, à l'avilir dans l'opinion, à le +priver des forces dont il a besoin. + +Il ne consiste pas à le faire passer de main en main, par des +changements de ministères, et, encore moins, de dynasties. + +Il ne consiste pas même à déclamer puérilement contre sa tendance +envahissante; car cette tendance est fatale, irrémédiable, et se +manifesterait sous un président comme sous un roi, dans une +république comme dans une monarchie. + +Il consiste uniquement _à le contenir dans ses limites_; à +maintenir, dans toute son intégrité et aussi vaste que possible, le +domaine de la liberté et de l'activité privée. + +Si donc vous me demandiez: Que, feriez-vous comme député? je +répondrais: Eh! mon Dieu, ce que vous feriez vous-mêmes en tant que +contribuables et administrés. + +Je dirais au pouvoir: Manquez-vous de force pour maintenir l'ordre +au dedans et l'indépendance au dehors? Voilà de l'argent et des +hommes, car c'est au public et non au pouvoir que l'ordre et +l'indépendance profitent. + +Mais prétendez-vous nous imposer un symbole religieux, une théorie +philosophique, un système d'enseignement, une méthode agricole, un +courant commercial, une conquête militaire? Point d'argent ni +d'agents; car ici, il nous faudrait payer non pour être servis mais +asservis, non pour conserver notre liberté mais pour la perdre. + +Cette doctrine se résume en ces simples mots: Tout pour la masse des +citoyens grands et petits. Dans leur intérêt, bonne administration +publique en ce qui, par malheur, ne se peut exécuter autrement. Dans +leur intérêt encore, liberté pleine et entière pour tout le reste, +sous la surveillance de l'autorité sociale. + +Une chose vous frappera, messieurs, comme elle me frappe, et c'est +celle-ci: pour qu'un député puisse tenir ce langage, il faut qu'il +fasse partie de ce public pour qui l'administration est faite et qui +le paye. + +Il faut bien admettre qu'il appartient exclusivement au public de +décider _comment, dans quelle mesure, à quel prix_ il entend être +administré, sans quoi le gouvernement représentatif ne serait qu'une +déception, et la souveraineté nationale un non-sens. Or, la tendance +du gouvernement à un accroissement indéfini étant admise, si, quand +il vous interroge par l'élection, sur ses propres limites, vous lui +laissez le soin de se faire lui-même la réponse, en chargeant ses +propres agents de la formuler, autant vaudrait mettre vos fortunes +et vos libertés à sa discrétion. Attendre qu'il puise en lui-même la +résistance à sa naturelle expansion, c'est attendre de la pierre qui +tombe une énergie qui suspende sa chute. + +Si la loi d'élection portait: «Les contribuables se feront +représenter par les fonctionnaires;» vous trouveriez cela absurde et +comprendriez qu'il n'y aurait plus aucune borne à l'extension du +pouvoir, si ce n'est l'émeute, et à l'accroissement du budget, si ce +n'est la banqueroute; mais les résultats changent-ils parce que les +électeurs suppléent bénévolement à une telle prescription? + +Ici, messieurs, je dois aborder la grande question des +_incompatibilités parlementaires_. J'en dirai peu de chose, me +réservant d'adresser des observations plus étendues à M. Larnac. +Mais je ne puis la passer entièrement sous silence, puisqu'il a jugé +à propos de faire circuler parmi vous une lettre, dont je n'ai pas +gardé copie, et qui, n'étant pas destinée à la publicité, ne faisait +qu'effleurer ce vaste sujet. + +Selon l'interprétation qu'on a donnée à cette lettre, je demanderais +que tous les fonctionnaires fussent exclus de la Chambre. + +J'ignore si ma lettre laisse apercevoir un sens aussi absolu. En ce +cas, l'expression aurait été au delà de ma pensée. Je n'ai jamais +cru que l'assemblé où s'élaborent les lois pût se passer de +magistrats; qu'on y pût traiter avec avantage des questions +maritimes en l'absence de marins; des questions militaires en +l'absence de militaires; des questions de finances, en l'absence de +financiers. + +J'ai dit ceci et je le maintiens. Tant que la loi n'aura pas réglé +la position des fonctionnaires à la Chambre, _tant que leurs +intérêts de fonctionnaires ne seront pas, pour ainsi dire, effacés +par leurs intérêts de contribuables_, ce que nous avons de mieux à +faire, nous électeurs, c'est de n'en pas nommer; et j'aimerais +mieux, je l'avoue, qu'il n'y en eût pas un seul au Palais-Bourbon +que de les y voir en majorité, sans que des mesures de prudence, +réclamées par le bon sens public, _les_ aient mis et _nous_ aient +mis à l'abri de l'influence que l'espoir et la crainte doivent +exercer sur leurs votes. + +On a voulu voir là une jalousie mesquine, une défiance presque +haineuse contre les fonctionnaires. + +Il n'en est rien. Je connais beaucoup de fonctionnaires, presque +tous mes amis le sont (car qui ne l'est aujourd'hui?), je le suis +moi-même; et, dans mes essais d'économie politique, j'ai soutenu, +contre l'opinion de mon maître, M. Say, que leurs services étaient +productifs au même titre que les services privés. Mais il n'en est +pas moins vrai qu'ils en diffèrent en ce que nous ne prenons de +ceux-ci que ce que nous voulons, et à prix débattu, tandis que +ceux-là nous sont imposés ainsi que la rémunération qui y est +afférente. Ou, si l'on prétend que les services publics et leur +rémunération sont volontairement agréés par nous, parce que nos +députés les stipulent, on conviendra que notre acquiescement ne +résulte que de cette stipulation même. Ce n'est donc pas aux +fonctionnaires de la faire. Il ne leur appartient pas plus de régler +l'étendue du service et sa rémunération, qu'il n'appartient à mon +fournisseur de vin de régler la quantité que j'en dois prendre et le +prix que je dois y mettre. Ce n'est pas des fonctionnaires que je me +défie, c'est du coeur humain; et je puis estimer les hommes qui +vivent sur les impôts tout en les croyant peu propres à les voter, +tout comme M. Larnac estime probablement les juges, tout en +regardant leurs fonctions comme incompatibles avec le service de la +garde nationale. + +On a aussi présenté ces vues de réforme parlementaire comme +entachées d'un radicalisme outré. + +J'avais cependant eu soin de préciser que, dans ma pensée, elle est +plus nécessaire encore à la stabilité du pouvoir qu'à la sauvegarde +de nos libertés. Les hommes les plus dangereux à la Chambre, +disais-je, ne sont pas les fonctionnaires, mais ceux qui aspirent à +le devenir. Ceux-là sont entraînés à faire au cabinet, quel qu'il +soit, une guerre incessante, tracassière, factieuse, sans aucune +utilité pour le pays; ceux-là exploitent les événements, faussent +les questions, égarent l'esprit public, entravent les affaires, +troublent le monde, car ils n'ont qu'une pensée: renverser les +ministres pour se mettre à leur place. Pour nier cette vérité, il +faudrait n'avoir jamais ouvert les yeux sur les annales de la +Grande-Bretagne, il faudrait repousser volontairement les +enseignements de notre histoire constitutionnelle tout entière. + +Ceci me ramène à la pensée fondamentale de cette adresse, car vous +voyez que l'_opposition_ peut être conçue sous deux aspects +très-différents. + +L'opposition, telle qu'elle est, _résultat infaillible de +l'admissibilité des députés au pouvoir_, c'est l'effort désordonné +des ambitions. Elle attaque violemment les hommes et mollement les +abus; c'est tout simple, puisque les abus composent la plus grande +part de l'héritage qu'elle s'efforce de recueillir. Elle ne songe +pas à circonscrire le domaine administratif. Elle se donnerait bien +garde de supprimer quelques rouages à la vaste machine dont elle +convoite la direction. Au reste, nous l'avons vue à l'oeuvre. Son +chef a été premier ministre; le premier ministre a été son chef. +Elle a gouverné sous l'une et l'autre bannière. Qu'y avons-nous +gagné? À travers ces évolutions, jamais le mouvement ascensionnel du +budget a-t-il été suspendu une minute? + +L'opposition, telle que je la conçois, c'est la vigilance organisée +du public. Elle est calme, impartiale, mais permanente comme la +réaction du ressort sous la main qui le presse. Pour que l'équilibre +ne soit pas rompu, ne faut-il pas que la force résistante des +administrés soit égale à la force expansive des administrateurs? +Elle n'en veut point aux hommes, elle n'a que faire de les déplacer, +elle les aide même dans le cercle de leurs légitimes fonctions; mais +elle les y renferme sans pitié. + +Vous croyez peut-être que cette opposition naturelle, qui n'a rien +de dangereux ni de subversif, qui n'attaque le pouvoir ni dans ses +dépositaires, ni dans son principe, ni dans son action utile, mais +seulement dans son exagération, est moins antipathique aux ministres +que l'opposition factieuse. Détrompez-vous. C'est celle-là surtout +qu'on craint, qu'on hait, qu'on fait avorter par la dérision, qu'on +empêche de se produire au sein des colléges électoraux, parce qu'on +voit bien qu'elle va au fond des choses et poursuit le mal dans sa +racine. L'autre opposition, l'opposition personnelle, n'est pas +aussi redoutable. Entre les hommes qui se disputent les +portefeuilles, quelque acharnée que soit la lutte, il y a toujours +un pacte tacite, en vertu duquel le vaste appareil gouvernemental +doit être laissé intact. «Renversez-moi si vous pouvez, dit le +ministre, je vous renverserai à votre tour; seulement, ayons soin +que l'enjeu reste sur le bureau, sous forme d'un budget de quinze +cents millions.» Mais le jour où un député, parlant au nom des +contribuables et comme contribuable, ayant donné des garanties qu'il +ne veut et ne peut pas être autre chose, se lèvera à la Chambre pour +dire soit aux ministres en titre, soit aux ministres en expectative: +Messieurs, disputez-vous le pouvoir, je ne cherche qu'à le contenir; +disputez-vous la manipulation du budget, je n'aspire qu'à le +diminuer; ah! soyez sûr que ces furieux athlètes, si acharnés en +apparence, sauront fort biens s'entendre pour étouffer la voix du +mandataire fidèle. Ils le traiteront d'utopiste, de théoricien, de +réformateur dangereux, d'homme à idée fixe, sans valeur pratique; +ils l'accableront de leur mépris; ils tourneront contre lui la +presse vénale. Mais si les contribuables l'abandonnent, tôt ou tard +ils apprendront qu'ils se sont abandonnés eux-mêmes. + +Voilà ma pensée tout entière, messieurs; je l'ai exposée sans +déguisement, sans détour, tout en regrettant de ne pouvoir la +corroborer de tous les développements qui auraient pu entraîner vos +convictions. J'espère en avoir assez dit, cependant, pour que vous +puissiez apprécier la ligne de conduite que je suivrais si j'étais +votre mandataire, et il est à peine nécessaire d'ajouter que mon +premier soin serait de me placer, à l'égard du pouvoir et de +l'opposition ambitieuse, dans cette position d'indépendance qui +seule peut donner des garanties, et qu'il faut bien s'imposer, +puisque la loi n'y a pas pourvu. + +Après avoir établi le principe qui doit, selon moi, dominer toute la +carrière parlementaire de vos représentants, permettez-moi de dire +quelque chose des objets principaux auxquels ce principe me semble +devoir être appliqué. + +Vous avez peut-être entendu dire que j'avais consacré quelques +efforts à la cause de la liberté commerciale, et il est aisé de voir +que ces efforts sont conséquents à la pensée fondamentale que je +viens d'exposer sur les limites naturelles de la puissance +publique. Selon moi, celui qui a créé un produit doit avoir la +faculté de l'_échanger_ comme de s'en servir. L'échange est donc +partie intégrante du droit de propriété. Or, nous n'avons pas +institué et nous ne payons pas une force publique pour nous priver +de ce droit, mais au contraire pour nous le garantir dans toute son +intégrité. Aucune usurpation du gouvernement, sur l'exercice de nos +facultés et sur la libre disposition de leurs produits, n'a eu des +conséquences plus fatales. + +D'abord ce régime prétendu protecteur, examiné de près, est fondé +sur la spoliation la plus flagrante. Lorsque, il y a deux ans, on a +pris des mesures pour restreindre l'entrée des graines oléagineuses, +on a bien pu augmenter les profits de certaines cultures, puisque +immédiatement l'huile haussa de quelques sous par livre. Mais il est +de toute évidence que ces excédants de profit n'ont pas été un gain +pour la nation en masse, puisqu'ils ont été pris gratuitement et +artificieusement dans la poche d'autres citoyens, de tous ceux qui +ne cultivent ni le colza ni l'olivier. Il n'y a donc pas eu +création, mais translation injuste de richesses. Dire que par là on +a soutenu une branche d'agriculture, ce n'est rien dire, +relativement au bien général, puisqu'on ne lui a donné qu'une séve +qu'on enlevait aux autres branches. Et quelle est la folle industrie +qu'on ne pourrait rendre lucrative à ce prix? Un cordonnier +s'avisât-il de tailler des souliers dans des bottes, quelque +mauvaise que fût l'opération, donnez-lui un privilége, et elle +deviendra excellente. Si la culture du colza est bonne en elle-même, +il n'est pas nécessaire que nous fassions un supplément de gain à +ceux qui s'y livrent. Si elle est mauvaise, ce supplément ne la rend +pas bonne. Seulement il rejette la perte sur le public. + +La spoliation, en général, déplace la richesse, mais ne l'anéantit +pas. La protection la déplace et en outre l'anéantit, et voici +comment: les graines oléagineuses du Nord n'entrant plus en France, +il n'y a plus moyen de produire chez nous les choses au moyen +desquelles on les payait, par exemple, une certaine quantité de +vins. Or, si, relativement à l'huile, les profits des producteurs et +les pertes des consommateurs se balancent, les souffrances des +vignerons sont un mal gratuit et sans compensation. + +Il y a sans doute, parmi vous, beaucoup de personnes qui ne sont pas +fixées sur les effets du régime protecteur. Qu'elles me permettent +une observation. + +Je suppose que ce régime ne nous soit pas imposé par la loi, mais +par la volonté directe des monopoleurs. Je suppose que la loi nous +laisse entièrement libres d'acheter du fer aux Belges ou aux +Suédois, mais que les maîtres de forges aient assez de domestiques +pour repousser le fer de nos frontières et nous forcer ainsi à nous +pourvoir chez eux et à leur prix. Ne crierions-nous pas à +l'oppression, à l'iniquité? L'iniquité, en effet, serait plus +apparente; mais, quant aux effets économiques, on ne peut pas dire +qu'ils seraient changés. Eh quoi! en sommes-nous beaucoup plus gras, +parce que ces messieurs ont été assez habiles pour faire faire, par +des douaniers, et _à nos frais_, cette police des frontières que +nous ne tolérerions pas si elle se faisait à leurs propres dépens? + +Le régime protecteur atteste cette vérité, qu'un gouvernement qui +sort de ses attributions ne puise dans ses usurpations qu'une force +dangereuse, même pour lui. Quand l'État se fait le distributeur et +le régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en +tous sens pour lui arracher un lambeau de monopole. A-t-on jamais vu +le commerce intérieur et libre placer un cabinet dans la situation +que le commerce extérieur et réglementé a faite à sir Robert Peel? +Et si nous regardons chez nous, n'est-ce pas un gouvernement bien +fort que celui que nous voyons trembler devant M. Darblay? Vous +voyez donc bien que contenir le pouvoir, c'est le consolider et non +le compromettre. + +La liberté des échanges, la libre communication des peuples, les +produits variés du globe mis à la portée de tous, les idées +pénétrant avec les produits dans les régions qu'assombrit +l'ignorance, l'État affranchi des prétentions opposées des +travailleurs, la paix des nations fondée sur l'entrelacement de +leurs intérêts, c'est sans doute une grande et noble cause. Je suis +heureux de penser que cette cause, éminemment chrétienne et sociale, +est en même temps celle de notre malheureuse contrée, qui languit et +périt sous les étreintes des restrictions commerciales. + +L'enseignement se rattache aussi à cette question fondamentale qui, +en politique, précède toutes les autres. Est-il dans les +attributions de l'État? est-il du domaine de l'activité privée? Vous +devinez ma réponse. Le gouvernement n'est pas institué pour asservir +nos intelligences, pour absorber les droits de la famille. +Assurément, messieurs, s'il vous plaît de résigner en ses mains vos +plus nobles prérogatives, si vous voulez vous faire imposer par lui +des théories, des systèmes, des méthodes, des principes, des livres +et des professeurs, vous en êtes les maîtres; mais ce n'est pas moi +qui signerai en votre nom cette honteuse abdication de vous-mêmes. +Ne vous en dissimulez pas d'ailleurs les conséquences. Leibnitz +disait: «J'ai toujours pensé que si l'on était maître de +l'éducation, on le serait de l'humanité.» C'est peut-être pour cela +que le chef de l'enseignement par l'État, s'appelle _Grand Maître_. +Le monopole de l'instruction ne saurait être raisonnablement confié +qu'à une autorité reconnue infaillible. Hors de là, il y a des +chances infinies pour que l'erreur soit uniformément enseignée à +tout un peuple. «Nous avons fait la république, disait Robespierre, +il nous reste à faire des républicains.» Bonaparte ne voulait faire +que des soldats, Frayssinous que des dévots; M. Cousin ferait des +philosophes, Fourier des harmoniens, et moi sans doute des +économistes. L'unité est une belle chose, mais à la condition d'être +dans le vrai. Ce qui revient toujours à dire que le monopole +universitaire n'est compatible qu'avec l'infaillibilité. Laissons +donc l'enseignement libre. Il se perfectionnera par les essais, les +tâtonnements, les exemples, la rivalité, l'imitation, l'émulation. +L'unité n'est pas au point de départ des efforts de l'esprit humain; +elle est le résultat de la naturelle gravitation des intelligences +libres vers le centre de toute attraction: la vérité. + +Ce n'est pas à dire que l'autorité publique doit se renfermer dans +une complète indifférence. Je l'ai déjà dit: sa mission est de +surveiller l'usage et de réprimer l'abus de toutes nos facultés. +J'admets qu'elle l'accomplisse dans toute son étendue, et avec plus +de vigilance en matière d'enseignement qu'en toute autre; qu'elle +exige des conditions de capacité, de moralité; qu'elle réprime +l'enseignement immoral; qu'elle veille à la santé des élèves. +J'admets tout cela, quoiqu'en restant convaincu que sa sollicitude +la plus minutieuse n'est qu'une garantie imperceptible auprès de +celle que la nature a mise dans le coeur des pères et dans l'intérêt +des professeurs. + +Je dois m'expliquer sur une question immense, d'autant que mes vues +diffèrent probablement de celles de beaucoup d'entre vous: je veux +parler de l'Algérie. Je n'hésite pas à dire que, sauf pour acquérir +des frontières indépendantes, on ne me trouvera jamais, dans cette +circonstance ni dans aucune autre, du côté des conquêtes. + +Il m'est démontré, et j'ose dire scientifiquement démontré, que le +système colonial est la plus funeste des illusions qui ait jamais +égaré les peuples. Je n'en excepte pas le peuple anglais, malgré ce +qu'il y a de spécieux dans le fameux argument: _post hoc, ergo +propter hoc_. + +Savez-vous ce que vous coûte l'Algérie? Du tiers aux deux +cinquièmes de vos quatre contributions directes, centimes +additionnels compris. Celui d'entre vous qui paye trois cents francs +d'impôts, envoie chaque année cent francs se dissiper dans les +nuages de l'Atlas et s'engloutir dans les sables du Sahara. + +On nous dit que c'est là une avance que nous recouvrerons, dans +quelques siècles, au centuple. Mais qui dit cela? Les _riz-pain-sel_ +qui exploitent notre argent. Tenez, messieurs, en fait d'espèces, il +n'y a qu'une chose qui serve: c'est que chacun veille sur sa +bourse... et sur ceux à qui il en remet les cordons. + +On nous dit encore: «Ces dépenses font vivre du monde.» Oui, des +espions kabyles, des usuriers maures, des colons maltais et des +cheicks arabes. Si on en creusait le canal des Grandes-Landes, le +lit de l'Adour et le port de Bayonne, elles feraient vivre du monde +aussi autour de nous, et de plus elles doteraient le pays d'immenses +forces de production. + +J'ai parlé d'argent; j'aurais dû d'abord parler des hommes. Tous les +ans, dix mille de nos jeunes concitoyens, la fleur de notre +population, vont chercher la mort sur cette plage dévorante, sans +autre utilité jusqu'ici que d'élargir, à nos dépens, le cadre de +l'administration qui ne demande pas mieux. À cela, on oppose le +prétendu avantage de débarrasser le pays de son _trop-plein_. +Horrible prétexte, qui révolte tous les sentiments humains et n'a +pas même le mérite de l'exactitude matérielle; car, à supposer que +la population soit surabondante, lui enlever, avec chaque homme, +deux ou trois fois le capital qui l'aurait fait vivre ici, ce n'est +pas, il s'en faut, soulager ceux qui restent. + +Il faut être juste. Malgré sa sympathie pour tout ce qui accroît ses +dimensions, il paraît qu'à l'origine le pouvoir reculait devant ce +gouffre de sang, d'iniquité et de misère. La France l'a voulu; elle +en portera longtemps la peine. + +Ce qui l'entraîna, outre le mirage d'un _grand empire_, d'une +_nouvelle civilisation_, etc., ce fut une énergique réaction du +sentiment national contre les blessantes prétentions de l'oligarchie +britannique. Il suffisait que l'Angleterre fît une sourde opposition +à nos desseins pour nous décider à y persévérer. J'aime ce +sentiment, et je préfère le voir s'égarer que s'éteindre. Mais ne +risquons-nous pas qu'il nous place, par une autre extrémité, sous +cette dépendance que nous détestons? Donnez-moi un homme docile et +un homme contrariant, je les mènerai tous deux à la lisière. Si je +les veux faire marcher, je dirai à l'un: Marche! à l'autre: Ne +marche pas! et tous deux obéiront à ma volonté. Si le sentiment de +notre dignité prenait cette forme, il suffirait à la _perfide +Albion_, pour nous faire faire les plus grandes sottises, de +paraître s'y opposer. Supposez, ce qui est certainement peu +admissible, qu'elle voie dans l'Algérie le boulet qui nous enchaîne, +l'abîme de notre puissance; elle n'aura donc qu'à froncer le +sourcil, à se donner des airs hautains et courroucés pour nous +retenir dans une politique dangereuse et insensée? Évitons cet +écueil; jugeons par nous-mêmes et pour nous-mêmes; ne nous laissons +faire la loi ni directement ni par voie détournée. La question +d'Alger n'est malheureusement pas entière. Les précédents nous +lient; le passé a engagé l'avenir, et il y a des précédents dont il +est impossible de ne pas tenir compte. Restons cependant maîtres de +nos résolutions ultérieures; pesons les avantages et les +inconvénients; ne dédaignons pas de mettre aussi quelque peu la +_justice_, même envers les Kabyles, dans la balance. Si nous ne +regrettons pas l'argent, si nous ne _marchandons pas la gloire_, +comptons pour quelque chose la douleur des familles, les souffrances +de nos frères, le sort de ceux qui succombent et les funestes +habitudes de ceux qui survivent. + +Il est un autre sujet qui mérite toute l'attention de votre +mandataire. Je veux parler des _contributions indirectes_. Ici la +distinction entre ce qui est ou n'est pas du ressort de l'État est +sans application. Il appartient évidemment à l'État de recouvrer +l'impôt. On peut dire cependant que c'est l'extension démesurée du +pouvoir qui le fait avoir recours aux inventions fiscales les plus +odieuses. Quand une nation, victime d'une timidité exagérée, n'ose +rien faire par elle-même, et qu'elle sollicite à tout propos +l'intervention de l'État, il faut bien qu'elle se résigne à être +impitoyablement rançonnée; car l'État ne peut rien faire sans +finances, et quand il a épuisé les sources ordinaires de l'impôt, +force lui est d'en venir aux exactions les plus bizarres et les plus +vexatoires. De là, les contributions indirectes sur les boissons. La +suppression de ces taxes est donc subordonnée à la solution de cette +éternelle question que je ne me lasse point de poser: Le peuple +français veut-il être perpétuellement en tutelle et faire intervenir +son gouvernement en toutes choses? alors qu'il ne se plaigne plus du +fardeau qui l'accable, et qu'il s'attende même à le voir s'aggraver. + +Mais, en supposant même que l'impôt sur les boissons ne pût pas être +supprimé (ce que je suis loin d'accorder), il me paraît certain qu'il +peut être profondément modifié, et qu'il est facile d'en élaguer les +accessoires les plus odieux. Il ne faudrait pour cela qu'obtenir des +propriétaires de vignes la renonciation à certaines idées exagérées sur +l'étendue du droit de propriété et l'inviolabilité du domicile. + +Permettez-moi, messieurs, de terminer par quelques considérations +personnelles. Il faut bien me les passer. Je n'ai pas, moi, un agent +actif et dévoué à 3,000 fr. d'appointements et 4,000 fr. de frais de +bureau, pour s'occuper de faire valoir ma candidature d'une +frontière à l'autre de l'arrondissement, d'un bout à l'autre de +l'année. + +Les uns disent: «M. Bastiat est un révolutionnaire.» Les autres: «M. +Bastiat s'est rallié au pouvoir.» + +Ce qui précède répond à cette double assertion. + +Il y en a qui disent: «M. Bastiat peut être fort honnête, mais ses +opinions ont changé.» + +Et moi, quand je considère ma persistance dans un principe qui ne +fait en France aucun progrès, je me demande quelquefois si je ne +suis pas un maniaque en proie à une idée fixe. + +Pour vous mettre à même de juger si j'ai changé, laissez-moi placer +sous vos yeux un extrait de la profession de foi que je publiai, en +1832, alors qu'un mot bienveillant du général Lamarque attira sur +moi l'attention de quelques électeurs. + + «_Dans ma pensée, les institutions que nous possédons et celles + que nous pouvons obtenir par les voies légales suffisent, si nous + en faisons un usage éclairé, pour porter notre patrie à un haut + degré de liberté, de grandeur et de prospérité._ + + «_Le droit de voter l'impôt, en donnant aux citoyens la faculté + d'étendre ou de restreindre à leur gré l'action du pouvoir, + n'est-il pas l'administration par le_ public _de la_ chose + publique? _Où ne pouvons-nous pas arriver par l'usage judicieux + de ce droit?_ + + «_Pensons-nous que l'ambition des places est la source de + beaucoup de luttes, de brigues et de factions? Il ne dépend que + de nous de priver de son aliment cette passion funeste, en + diminuant les profits et le nombre des fonctions salariées._ + + «................................. + + «_L'industrie est-elle à nos yeux entravée, l'administration trop + centralisée, l'enseignement gêné par le monopole universitaire? + Rien ne s'oppose à ce que nous refusions l'argent qui alimente + ces entraves, cette centralisation, ces monopoles._ + + «_Vous le voyez, messieurs, ce ne sera jamais d'un changement + violent dans les formes ou les dépositaires du pouvoir que + j'attendrai le bonheur de ma patrie; mais de notre bonne foi à le + seconder dans l'exercice utile de ses attributions essentielles + et de notre fermeté à l'y restreindre. Il faut que le + gouvernement soit fort contre les ennemis du dedans et du dehors, + car sa mission est de maintenir la paix intérieure et extérieure. + Mais il faut qu'il abandonne à l'activité privée tout ce qui est + de son domaine. L'ordre et la liberté sont à ce prix.»_ + +Ne sont-ce pas les mêmes principes, les mêmes sentiments, la même pensée +fondamentale, les mêmes solutions des questions particulières, les mêmes +moyens de réforme? On peut ne pas partager mes opinions; on ne peut pas +dire qu'elles ont varié, et j'ose ajouter ceci: Elles sont invariables. +C'est un système trop homogène pour admettre des modifications. Il +s'écroulera ou il triomphera tout entier. + +Mes chers compatriotes, pardonnez-moi la longueur et la forme +inusitée de cette lettre. Si vous m'accordez vos suffrages, j'en +serai profondément honoré. Si vous les reportez sur un autre, je +servirai mon pays dans une sphère moins élevée et plus proportionnée +à mes forces. + + Mugron, le 1er juillet 1846. + + + + +DE LA RÉFORME PARLEMENTAIRE + +(1846.) + +À M. LARNAC, DÉPUTÉ DES LANDES. + + +MONSIEUR, + +Vous avez jugé à propos de mettre en circulation une lettre que j'ai +eu l'honneur de vous adresser et la réponse que vous avez bien voulu +y faire. Je ne vous en fais pas de reproche. Vous prévoyiez sans +doute que nous nous trouverions aux élections dans des camps +opposés; et si ma correspondance vous révélait en moi un homme +professant des opinions fausses et dangereuses, vous étiez en droit +d'avertir le public. J'admets que vous vous êtes décidé sous +l'influence de cette seule préoccupation d'intérêt général. +Peut-être eût-il été plus convenable d'opter entre une réserve +absolue et une publicité entière. Vous avez préféré quelque chose +qui n'est ni l'un ni l'autre: le colportage officieux, insaisissable +d'une lettre dont je n'ai pas gardé la minute et dont je ne puis par +conséquent expliquer et défendre les expressions. Soit. Je n'ai pas +le plus léger doute sur la fidélité du copiste qui a été chargé de +la reproduire, et cela me suffit. + +Mais, monsieur, cela suffit-il pour remplir votre but, qui est sans +doute d'éclairer la religion de MM. les électeurs? Ma lettre a +rapport à un fait particulier, ensuite à une doctrine politique. Le +fait, je l'ai à peine indiqué, et cela est tout simple, puisque je +m'adressais à quelqu'un qui en connaissait toutes les circonstances. +La doctrine, je l'ai ébauchée comme on peut le faire en style +épistolaire. Cela ne suffit pas pour le public; et puisque vous +l'avez saisi, permettez-moi de le saisir à mon tour. + +Je répugne trop à introduire des noms propres dans ce débat pour +insister sur le fait particulier. Le besoin de ma défense +personnelle pourrait seul m'y décider, et je me hâte d'en venir à la +grande question politique qui fait le sujet de votre lettre: +_l'incompatibilité du mandat législatif avec les fonctions +publiques_. + +Je le déclare d'avance: je ne demande pas précisément que les +fonctionnaires soient exclus de la Chambre; ils sont citoyens et +doivent jouir des droits de la cité; mais qu'ils n'y soient admis +qu'à titre de citoyens et non à titre de fonctionnaires. Que s'ils +veulent représenter la nation sur qui s'exécute la loi, ils ne +peuvent pas être les exécuteurs de la loi. Que s'ils veulent +représenter le public qui paye son gouvernement, ils ne peuvent pas +être les agents salariés du gouvernement. Leur présence à la Chambre +me semble devoir être subordonnée à une mesure indispensable, que +j'indiquerai plus tard, et j'ajoute sans hésiter qu'il y a, à mes +yeux du moins, cent fois plus d'inconvénients à les y admettre sans +condition qu'à les en exclure sans rémission. + + «Votre thèse est fort vaste (dites-vous); si je traitais _à + priori_ la question des incompatibilités, je commencerais à + blâmer cette tendance au soupçon qui me semble peu libérale.» + +Mais, monsieur, qu'est-ce que l'ensemble de nos lois, sinon une +série de précautions contre les dangereuses tendances du coeur +humain? Qu'est-ce que la constitution? que sont toutes ces balances, +équilibres, pondérations de pouvoirs, sinon un système de barrières +opposées à leurs usurpations possibles et même fatales, en l'absence +de tout frein? Qu'est-ce que la religion elle-même, au moins dans +une de ses parties essentielles, sinon une source de grâces +destinées par la Providence à porter remède à la faiblesse native +et, par conséquent, _prévue_ de notre nature? Si vous vouliez +effacer de nos symboles, de nos chartes et de nos codes tout ce qu'y +a déposé ce que vous appelez le _soupçon_, et que j'appelle la +prudence, vous rendriez la tâche des légistes bien facile, mais le +sort des hommes bien précaire. Si vous croyez l'homme infaillible, +brûlez les lois et les chartes. Si vous le croyez faillible, alors, +quand il s'agit d'une incompatibilité ou même d'une loi quelconque, +la question n'est pas de savoir si elle est fondée sur le soupçon, +mais sur un soupçon impartial, raisonnable, éclairé, ou plutôt sur +une prévision malheureusement justifiée par l'indélébile infirmité +du coeur de l'homme. + +Ce reproche de tendances soupçonneuses a été si souvent dirigé +contre quiconque réclame une réforme parlementaire, que je crois +devoir mettre quelque insistance à le repousser. Dans l'extrême +jeunesse, quand nous venons d'échapper à l'atmosphère de la Grèce et +de Rome, où l'université nous force de recevoir nos premières +impressions, il est vrai que l'amour de la liberté se confond trop +souvent en nous avec l'impatience de toute règle, de tout +gouvernement, et, par suite, avec une puérile aversion pour les +fonctions et les fonctionnaires. Pour ce qui me regarde, l'âge et la +méditation m'ont parfaitement guéri de ce travers. Je reconnais que, +sauf le cas d'abus, dans la vie publique ou dans la vie privée, +chacun rend à la société des services analogues. Dans celle-ci, on +satisfait le besoin qu'elle a de nourriture et de vêtement; dans +l'autre, le besoin qu'elle a d'ordre et de sécurité. Je ne m'élève +donc pas en principe contre les fonctions publiques; je ne soupçonne +individuellement aucun fonctionnaire; j'en estime un grand nombre, +et je suis fonctionnaire moi-même quoiqu'à un rang fort modeste. Si +d'autres ont plaidé la cause des _incompatibilités_, sous +l'influence d'une étroite et chagrine jalousie ou des alarmes d'une +démocratie ombrageuse, je puis poursuivre le même but sans +m'associer à ces sentiments. Certes, sans franchir les limites d'une +défiance raisonnable, il est permis de tenir compte des passions des +hommes ou plutôt de la nature des choses. + +Or, monsieur, quoique les fonctions publiques et les industries +privées aient ceci de commun, que les unes et les autres rendent à +la société des services analogues, on ne peut nier qu'elles +diffèrent par une circonstance qu'il est essentiel de remarquer. +Chacun est libre d'accepter ou de refuser les services de +l'industrie privée, de les recevoir dans la mesure qui lui convient +et d'en débattre le prix. Tout ce qui concerne les services publics, +au contraire, est réglé d'avance par la loi; elle soustrait à notre +libre arbitre, elle nous prescrit la quantité et la qualité que +nous en devrons consommer (passez-moi ce langage un peu trop +technique), ainsi que la rémunération qui y sera attachée. C'est +pourquoi, à ce qu'il me semble, il appartient à ceux en faveur de +qui et aux dépens de qui ce genre de services est établi, d'agréer +au moins la loi qui en détermine l'objet, l'étendue et le salaire. +Si le domaine de la coiffure était régi par la loi, et si nous +laissions aux perruquiers le soin de la faire, il est à croire (sans +vouloir froisser ici la susceptibilité de MM. les perruquiers, sans +montrer une _tendance au soupçon_ peu libérale, et raisonnant +d'après la connaissance que l'on peut avoir du coeur humain), il est +à croire, dis-je, que nous serions bientôt coiffés outre mesure, +jusqu'à en être tyrannisés, jusqu'à épuisement de nos bourses. De +même, lorsque MM. les électeurs font faire les lois qui règlent la +production et la rémunération de la _sécurité_ ou de tout autre +produit gouvernemental, par les fonctionnaires qui vivent de ce +travail, il me paraît incontestable qu'ils s'exposent à être +_administrés_ et _imposés_ au delà de toute mesure raisonnable. + +Poursuivi par l'idée que nous obéissons à une tendance au soupçon +peu libérale, vous ajoutez: + + «Dans des époques d'intolérance, on aurait dit aux candidats: Ne + sois ni protestant ni juif; aujourd'hui on dit: Ne sois pas + fonctionnaire.» + +Alors on aurait été absurde, aujourd'hui on est conséquent. Juifs, +protestants et catholiques, régis par les mêmes lois, payant les +mêmes impôts, nous les votons au même titre. Comment le symbole +religieux serait-il un motif soutenable d'exclusion pour l'un +d'entre nous? Mais quant à ceux qui appliquent la loi et vivent de +l'impôt, l'interdiction de les voter n'a rien d'arbitraire. +L'administration elle-même agit selon ce principe et témoigne ainsi +qu'il est conforme au bon sens. M. Lacave-Laplagne ne fait pas +inspecter la comptabilité par les comptables. Ce n'est pas lui, +c'est la nature même de ces deux ordres de fonctions qui en fait +l'incompatibilité. Ne trouveriez-vous pas plaisant que M. le +Ministre la fondât sur le symbole religieux, la longueur du nez ou +la couleur des cheveux? L'analogie que vous me proposez est de cette +force. + + «Je trouve qu'il faut des motifs bien graves, bien patents, bien + avérés pour demander une exception contre quelqu'un. En général, + cette pensée est mauvaise et rétrograde.» + +Entendez-vous faire la satire de la Charte? Elle prononce +l'exclusion de quiconque ne paye pas 500 fr. d'impôts sur le simple +_soupçon_ que, qui n'a pas de fortune, n'a pas d'indépendance. Ne me +conformé-je pas à son esprit, lorsque, n'ayant qu'un suffrage à +donner et forcé d'_excepter_ tous les candidats, hors un, je laisse +dans l'_exception_ celui qui, ayant de la fortune, peut-être, mais +la tenant du ministre, me semble plus dépendant que s'il n'en avait +pas? + + «Je suis pour l'axiome progressif: _Sunt favores ampliandi, sunt + odia restringenda._» + +_Sunt favores ampliandi!_ Ah! monsieur, je crains bien qu'il n'y ait +que trop de gens de ce système. Quoi qu'il en soit, je demande si la +députation est faite pour les députés ou pour le public. Si c'est +pour le public, montrez-moi donc ce qu'il gagne à y envoyer des +fonctionnaires. Je vois bien que cela tend à _élargir_ le budget, +mais non sans _restreindre_ les ressources des contribuables. + +_Sunt odia restringenda!_ Les fonctions et les dépenses inutiles, +voilà les _odia_ qu'il s'agit de restreindre: Dites-moi donc comment +on peut l'attendre de ceux qui remplissent les unes et engloutissent +les autres? + +Toutefois, il est un point sur lequel nous serons d'accord. C'est +l'extension des droits électoraux. À moins que vous ne les rangiez +parmi les _odia restringenda_, il faut bien que vous les mettiez au +nombre des _favores ampliandi_, et votre généreux aphorisme nous +répond que la réforme électorale peut compter sur vous. + + «J'ai confiance dans le jeu de nos institutions (spécialement + sans doute de celle qui fait l'objet de cette correspondance). Je + le crois propre à produire la moralité. Cette condition des + sociétés réside nécessairement dans les électeurs; elle se résume + dans l'élu, elle passe dans le vote des majorités, etc.» + +Voilà, certes, un tableau fort touchant, et j'aime cette moralité +qui s'élève de la base au sommet de l'édifice. J'en pourrais tracer +un moins optimiste et montrer l'immoralité politique descendant du +sommet à la base. Lequel des deux serait le plus vrai? Quoi! la +confusion dans les mêmes mains du vote et de l'exécution des lois, +du vote et du contrôle du budget produire la moralité! Si je +consulte la logique, j'ai peine à le comprendre. Si je regarde les +faits, j'ai encore plus de peine à le voir. + +Vous invoquez la maxime: _Quid leges sine moribus?_ Je ne fais pas +autre chose. Je n'ai pas fait le procès à la loi, mais aux +électeurs. J'ai émis le voeu qu'ils se fissent représenter par des +députés dont les intérêts fussent en harmonie et non en opposition +avec les leurs propres. C'est bien là une affaire de moeurs. La loi +ne nous interdit pas de nommer des fonctionnaires, mais elle ne nous +y oblige pas non plus. Je ne dissimule pas qu'il me semblerait +raisonnable qu'elle contînt à cet égard quelques précautions. En +attendant, prenons-les nous-mêmes: _Quid leges sine moribus?_ + +J'avais dit: «À tort ou à raison, c'est une idée très-arrêtée en moi +que les députés sont les contrôleurs du _pouvoir_.» + +Vous raillez sur les mots _à tort ou à raison_. Soit; je vous les +abandonne. Substituez-y ceux-ci: Je puis me tromper, mais c'est en +moi une idée arrêtée que les députés sont les contrôleurs du +_pouvoir_. + +_De quel pouvoir?_ Demandez-vous.--Évidemment du _pouvoir +exécutif_. Vous dites: «Je ne reconnais que trois _pouvoirs_: le +Roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés.»--Si nous +remontons aux principes abstraits, je me verrai forcé de différer +d'opinion avec vous, car je ne reconnais originairement qu'un +pouvoir: LE POUVOIR NATIONAL. Tous les autres sont délégués; et +c'est parce que le pouvoir exécutif est délégué que la nation a le +droit de le contrôler. Et c'est pour que ce contrôle ne soit pas +dérisoire que la nation, selon mon humble avis, ferait sagement de +ne pas remettre aux mêmes mains et le pouvoir et le contrôle. +Assurément, elle est maîtresse de le faire. Elle est maîtresse de +s'attirer, comme elle le fait, des entraves et des taxes. En cela, +elle me paraît inconséquente, et plus inconséquente encore de se +plaindre du résultat. Vous croyez que j'en veux beaucoup à +l'administration; point du tout, je l'admire, je la trouve bien +généreuse, quand le public lui fait la partie si belle, de se +contenter d'un budget de 14 à 1,500 millions. Depuis trente ans, +c'est à peine si les impôts ont doublé. Il y a là de quoi être +surpris, et il faut bien reconnaître que l'avidité du fisc est +restée fort au-dessous de l'imprudence des contribuables. + +Vous trouvez vague cette pensée: «La mission des députés est de +tracer le cercle où le pouvoir doit s'exercer.»--«Ce cercle, +dites-vous, est tout tracé, c'est la Charte.» + +J'avoue que je ne sais pas, dans la Charte, une seule disposition +qui ait rapport à la question. Il faut bien que nous ne nous +entendions pas; je vais tâcher d'expliquer ma pensée. + +Une nation peut être plus ou moins administrée. En France et sous +l'empire de la Charte, il est une foule de services qui peuvent +sortir du domaine de l'industrie privée pour être confiés à la +puissance publique et réciproquement. Naguère, on a disputé +très-chaudement pour savoir auquel de ces deux modes d'activité +resteraient les chemins de fer. On dispute plus chaudement encore la +question de savoir auquel des deux doit appartenir l'éducation. Un +jour, peut-être, le même doute s'élèvera au sujet des cultes. Il est +tel pays, comme les États-Unis, où l'État ne s'en mêle pas et s'en +trouve bien. Ailleurs, en Russie et en Turquie, par exemple, le +système contraire a prévalu. Dans les Îles Britanniques, aussitôt +que l'agitation pour l'affranchissement des échanges sera apaisée +par son triomphe, une autre agitation se prépare pour faire +prédominer, en matière de religion, le _voluntary system_, ou le +renversement de l'Église établie. J'ai parlé de la liberté des +échanges; chez nous, le gouvernement s'est fait, par le jeu des +tarifs, le régulateur de l'industrie. Tantôt il favorise +l'agriculture aux dépens des fabriques, tantôt les fabriques aux +dépens de l'agriculture; et il a même la singulière prétention de +faire prospérer toutes les branches de travail aux dépens les unes +des autres.--C'est lui qui opère exclusivement le transport des +lettres, la manutention des poudres et des tabacs, etc., etc. + +Il y a donc un partage à faire entre l'activité privée et l'activité +collective ou gouvernementale. D'un côté, beaucoup de gens sont +enclins à accroître indéfiniment les attributions de l'État. Les +visionnaires les plus excentriques, comme Fourier, se rencontrent +sur ce point avec les hommes d'État les plus pratiques, comme M. +Thiers. Suivant ces puissants génies, l'État doit être, bien entendu +sous leur suprême direction, le grand justicier, le grand pontife, +le grand instituteur, le grand ingénieur, le grand industriel, le +grand bienfaiteur du peuple. D'un autre côté, beaucoup de bons +esprits soutiennent la thèse contraire; et il y en a qui vont même +jusqu'à désirer que le gouvernement soit contenu dans ses +attributions essentielles, qui sont de garantir la sécurité des +personnes et des propriétés, de prévenir et réprimer la violence et +le désordre, d'assurer à chacun le libre exercice de ses facultés et +la naturelle récompense de ses efforts. Ce n'est déjà pas sans +quelque danger, disent-ils, que la nation confie à un corps +hiérarchiquement organisé le redoutable dépôt de la force publique. +Il le faut bien; mais du moins qu'elle se garde de lui donner encore +autorité sur les consciences, sur les intelligences, sur +l'industrie, si elle ne veut être réduite à l'état de propriété, à +l'état de chose. + +Et c'est pour cela qu'il y a une Charte. Et c'est pour cela que dans +cette Charte il y a un article 15: «Toute loi d'impôt doit être +d'abord votée par la Chambre des députés.» Car, remarquez-le bien, +chaque invasion de la puissance publique, dans le domaine de +l'activité privée, implique une taxe. Si le gouvernement prétend +s'emparer de l'éducation, il lui faut des professeurs à gages et +partant une taxe. S'il aspire à soumettre nos consciences à un +symbole, il lui faut un clergé et partant une taxe. S'il doit +exécuter les chemins de fer et les canaux, il lui faut un capital et +partant une taxe. S'il doit faire des conquêtes en Afrique et dans +l'Océanie, il lui faut des armées, une marine, et partant une taxe. +S'il doit _pondérer_ les profits des diverses industries par +l'action des tarifs, il lui faut une douane et partant une taxe. +S'il est chargé de fournir à tous du travail et du pain, il lui faut +des taxes et toujours des taxes. + +Or, par cela même que, selon notre droit public, la nation n'est pas +la propriété de son gouvernement, que c'est pour elle et non pour +lui qu'existent la religion, l'éducation, l'industrie, les chemins +de fer, etc., c'est à elle et non à lui qu'il appartient de décider +quels services lui seront confiés, quels lui seront retirés. Elle en +a le moyen dans l'article 15 de la Charte. Il lui suffit de refuser +une taxe pour acquérir par cela même une liberté. + +Mais si elle abandonne à l'État et à ses agents, au pouvoir +exécutif et à ses instruments, le soin de fixer ce grand départ +entre le domaine de l'activité collective et celui de l'activité +privée; si, de plus, elle leur livre l'article 15 de la Charte, +n'est-il pas à croire qu'elle sera bientôt administrée à merci et à +miséricorde? qu'on créera indéfiniment des fonctions pour substituer +dans chaque branche le service forcé au service volontaire, et aussi +des impôts pour alimenter ces fonctions? et est-il possible +d'apercevoir un terme quelconque à cet enchaînement d'usurpations et +de taxes qui se nécessitent les unes les autres? car, sans songer à +attaquer les individus, ni à exagérer les penchants dangereux de +l'homme, ne pouvons-nous pas affirmer qu'il est dans la nature de +tout corps constitué et organisé de tendre à s'agrandir, à absorber +toutes les influences, tous les pouvoirs, toutes les richesses? + +Eh bien, monsieur, le sens de la phrase que vous avez trouvé vague +est celui-ci: Lorsque la nation nomme des députés, elle leur donne +pour mission, entre autres choses, de circonscrire la sphère +d'action du gouvernement, de fixer les limites que cette action ne +doit point dépasser; de lui ôter, par un judicieux usage de +l'article 15 de la Charte, tout moyen de s'emparer de celles de ses +libertés qu'elle entend conserver. Objet dans lequel elle échouera +infailliblement, si elle abandonne cette force restrictive à ceux-là +mêmes en qui réside la force expansive qu'il s'agit de contenir et +de restreindre. Puissiez-vous, monsieur, ne pas trouver le +commentaire plus vague encore que le texte. + +Enfin, il y a dans ma lettre une autre phrase qui doit m'entraîner à +de longues explications, car elle semble vous avoir particulièrement +choqué, et c'est celle-ci: + + «Dès l'instant que les députés peuvent devenir ministres, il est + tout simple que les ambitieux cherchent à se frayer une route + vers le ministère par l'opposition systématique.» + +Ici, monsieur, je ne m'en prends plus aux personnes qui occupent +les places, mais au contraire à celle qui les convoitent; non plus +aux fonctionnaires, mais bien à ceux qui veulent les supplanter. Ce +sera à vos yeux, je l'espère, une preuve irrécusable que je ne suis +animé d'aucune jalousie chagrine contre tel individu ou telle +classe. + +Jusqu'à présent j'ai traité la question de l'_admissibilité des +fonctionnaires à la députation_, et me plaçant au point de vue des +contribuables, j'ai essayé de prouver qu'ils ne pouvaient guère +(pour revenir aux expressions que vous relevez avec tant +d'insistance) remettre le contrôle aux mains des contrôlés, sans +risquer à la fois leur fortune et leur liberté. + +Le passage que je viens de rapporter me conduit à traiter de +l'_admissibilité des députés aux fonctions publiques_, à envisager +cette grande question dans ses rapports avec le pouvoir lui-même. +Ainsi se trouvera parcouru le cercle des _incompatibilités_. + +Oui, monsieur, je regarde l'admissibilité des députés aux fonctions +publiques, et spécialement au ministère, comme essentiellement +destructive de toute force, de toute stabilité, de toute suite dans +l'action du gouvernement. Je ne pense pas qu'il fût possible d'imaginer +une combinaison plus contraire aux intérêts du monarque et de ceux qui +le représentent, un oreiller plus anguleux pour la tête du roi et des +ministres. Rien au monde ne me semble plus propre à éveiller l'esprit de +parti, à alimenter les factions, à corrompre toutes les sources +d'information et de publicité, à dénaturer l'action de la tribune et de +la presse, à égarer l'opinion après l'avoir passionnée, à entraver +l'administration, à fomenter les haines nationales, à provoquer la +guerre extérieure, à user et déconsidérer les gouvernants, à décourager +et pervertir les gouvernés, à fausser, en un mot, tous les ressorts du +régime représentatif. Pour ce qui me regarde, je ne connais aucune plaie +sociale qui se puisse comparer à celle-là. Comme ce côté de la question +n'a jamais été traité ni même aperçu, que je sache, par les partisans de +la réforme parlementaire, puisque dans tous leurs projets de loi, si +l'article 1er pose le principe des _incompatibilités_, l'article 2 se +hâte de créer des exceptions en faveur des ministères, des ambassades, +et de tout ce qu'on nomme _hautes situations politiques_, je me vois +forcé de développer ma pensée avec quelque étendue. + +Avant tout, je dois repousser une fin de non-recevoir. Vous dites +que je suis en opposition avec la Charte.--Point du tout.--La Charte +ne défend pas au député consciencieux de refuser un portefeuille, ni +aux électeurs prudents de choisir parmi les candidats qui renoncent +à cet illogique cumul. Si elle n'est pas prévoyante, elle ne nous +interdit pas la prévoyance. Cela dit, je poursuis: + +Un des prédécesseurs de M. le Préfet actuel des Landes me fit un +jour l'honneur de me visiter. Les élections approchaient, et la +conversation tomba naturellement sur les incompatibilités et +spécialement sur l'admissibilité des députés au ministère. M. le +Préfet s'étonnait, comme vous, que j'osasse professer une doctrine +qui lui paraissait, comme à vous, exorbitamment rigide, +impraticable, etc. Je lui dis: + +Je pense, monsieur le Préfet, que vous rendrez cette justice au +Conseil général des Landes, que vous y avez rencontré un grand +esprit d'indépendance, mais jamais une opposition personnelle et +systématique. Les mesures que vous proposez y sont examinées _en +elles-mêmes_. Chaque membre vote pour ou contre, selon qu'il les +juge bonnes ou mauvaises. Chacun consulte l'intérêt général tel +qu'il le comprend, peut-être l'intérêt local, peut-être même +l'intérêt personnel, mais il n'en est aucun que l'on puisse +soupçonner de repousser une proposition utile émanée de vous, +uniquement parce qu'elle émane de vous.--Jamais, dit M. le Préfet, +la pensée ne m'est venue qu'il en pût être ainsi.--Eh bien, je +suppose que l'on introduise dans la loi qui organise ces conseils +une disposition conçue en ces termes: + + «Si une mesure proposée par le préfet est repoussée, il sera + destitué. Celui des membres du conseil qui aura soulevé + l'opposition, sera nommé préfet à sa place, et il pourra + distribuer à ses compagnons de fortune toutes les grandes places + du département: recette générale, direction des contributions + directes et indirectes, etc.» + +Je vous le demande, n'est-il pas probable, n'est-il pas même certain +que cet article changerait complètement l'esprit du conseil? +N'est-il pas certain que cette salle, où règnent aujourd'hui +l'indépendance et l'impartialité, serait convertie en une arène de +brigues et de factions? N'est-il pas à croire que l'ambition y +serait fomentée en proportion de l'aliment qui lui serait offert? Et +quelque bonne opinion que vous ayez de la vertu des conseillers, +pensez-vous qu'elle ne succomberait pas à cette épreuve? Ne +serait-il pas en tous cas bien imprudent de tenter cette dangereuse +expérience? Peut-on douter que chacune de vos propositions ne devînt +le champ de bataille d'une lutte de personnes? qu'on ne les +étudierait plus dans leur rapport avec le bien public, mais au seul +point de vue des chances qu'elles pourraient ouvrir aux partis? Et +maintenant, admettez qu'il y a dans le département des journaux. +Certes, les armées belligérantes ne manqueront pas de les attacher à +leur sort, et toute leur polémique s'empreindra des passions qui +agiteront le conseil. Et quand viendra le jour de l'élection, la +corruption et l'intrigue, surexcitées par l'ardeur de l'attaque et +de la défense, ne connaîtraient plus de bornes. + +--«J'avoue, me dit M. le Préfet, que sous un tel état de choses, je +ne voudrais pas garder mes fonctions, même vingt-quatre heures.» + +Eh bien, monsieur, cette constitution fictive des conseils généraux +qui effrayait un préfet, n'est-ce point la constitution réelle de la +Chambre? Quelle différence y a-t-il? Une seule. L'arène est plus +vaste, le théâtre plus élevé, le champ de bataille plus étendu, +l'aliment des passions plus excitant, le prix de la lutte plus +convoité, les questions qui servent de texte ou de prétexte au +combat plus brûlantes, plus difficiles et partant plus propres à +égarer le sentiment et le jugement de la multitude. C'est le +désordre organisé sur le même modèle, mais sur une plus grande +échelle. + +Des hommes ont occupé leur esprit de politique, c'est-à-dire qu'ils +ont rêvé de grandeur, d'influence, de fortune et de gloire. Tout à +coup le vent de l'élection les jette dans l'enceinte législative; et +que leur dit la constitution du pays? Elle dit à l'un: «Tu n'es pas +riche; le ministre a besoin de grossir ses phalanges, il dispose de +toutes les places, et la loi ne t'en interdit aucune. Conclus.» Elle +dit à un autre: «Tu te sens du talent et de l'audace; voilà le banc +des ministres; si tu les en chasses; ta place y est marquée. +Conclus.» À un troisième: «Ton âme n'est pas à la hauteur d'une +telle ambition, et pourtant tu as promis à tes électeurs de +combattre le ministère; mais une voie vers la région du pouvoir te +reste: voilà un chef de parti, attache-toi à sa fortune.» + +Alors, et cela est infaillible, alors commence ce pêle-mêle +d'accusations réciproques, ces efforts inouïs pour mettre de son +côté la force d'une popularité éphémère, cet étalage fastueux de +principes irréalisables, quand on attaque, et de concessions +abjectes, quand on se défend. Ce n'est que piéges et contre-piéges, +mines et contre-mines. On voit se liguer les éléments les plus +hétérogènes et se dissoudre les plus naturelles alliances. On +marchande, on stipule, on vend, on achète. Ici, l'esprit de parti +forme une coalition; là, la souterraine habileté ministérielle en +fait échouer une autre. Tout événement que le temps amène, +portât-il dans ses flancs une conflagration générale, est toujours +bien venu des assiégeants s'il présente un terrain où se puissent +appuyer les échelles d'abordage. Le bien public, l'intérêt général, +ce ne sont plus que mots, prétextes, moyens. L'essentiel est de +faire sortir d'une question la force qui aidera un parti à renverser +le ministère et à lui passer sur le ventre. Ancône, Taïti, Syrie, +Maroc, fortifications, droit de visite, tout est bon. Il ne s'agit +que d'arranger convenablement la mise en oeuvre. Alors nous sommes +saturés de ces éternelles lamentations dont la forme est +stéréotypée: Au dedans, la France est souffrante, inquiète, etc., +etc.; au dehors, la France est humiliée, méprisée, etc., etc. Cela +est-il vrai, cela n'est-il pas vrai? on ne s'en met pas en peine. +Cette mesure nous brouillera-t-elle avec l'Europe? Nous +forcera-t-elle à maintenir éternellement 500 mille hommes sur pied? +Arrêtera-t-elle la marche de la civilisation? Créera-t-elle des +obstacles à toute administration future? Ce n'est pas ce dont il +s'agit; une seule chose intéresse: la chute et le triomphe de deux +noms propres. + +Et ne croyez pas que cette sorte de perversité politique n'envahisse +au sein de la Chambre que les âmes vulgaires, les coeurs dévorés +d'une ambition de bas étage, les prosaïques amants des places bien +rémunérées. Non; elle s'attaque encore, et surtout, aux âmes +d'élite, aux nobles coeurs, aux intelligences puissantes. Pour les +dompter, pour les soumettre, il lui suffit d'éveiller dans les +secrètes profondeurs de leur conscience, au lieu de cette pensée +triviale: _Tu réaliseras tes rêves de fortune_, cette autre pensée +bien autrement séductrice: _Tu réaliseras tes rêves de bien public._ + +Nous en avons un exemple remarquable. Il n'est pas en France une +tête d'homme sur laquelle se soient accumulés autant d'accusations, +d'invectives, d'outrages que sur celle de M. Guizot. Si le +vocabulaire des partis contenait des épithètes plus sanglantes que +celles de transfuge, traître, apostat, elles ne lui eussent pas été +épargnées. Cependant il est un reproche que je n'ai jamais entendu +formuler ni même insinuer contre lui: c'est celui d'avoir fait +servir ses succès parlementaires à sa fortune personnelle. J'admets +qu'il pousse la probité jusqu'à l'abnégation. J'accorde qu'il ne +cherchera jamais le triomphe de sa personne que pour mieux assurer +le triomphe de ses principes. C'est, d'ailleurs, un genre d'ambition +qu'il a formellement avouée. + +Eh bien, ce philosophe austère, cet homme à principes, nous l'avons +vu dans l'opposition. Et qu'y faisait-il? Tout ce que peut suggérer +la soif du pouvoir. Afficher des vues démocratiques qui ne sont pas +les siennes, s'envelopper d'un patriotisme farouche qu'il n'approuve +pas, susciter des embarras au gouvernement de son pays, entraver les +négociations les plus importantes, fomenter la coalition, se liguer +avec qui que ce soit, fût-ce l'ennemi du trône, pourvu qu'il le soit +du ministre, combattre hors des affaires ce qu'aux affaires il eût +soutenu, diriger contre M. Molé les batteries d'Ancône comme M. +Thiers dirige contre lui les batteries du Maroc, enfin appeler de +tous ses voeux et de tous ses efforts une crise ministérielle, et +créer sciemment à son propre ministère futur les difficultés de tels +précédents; voilà ce qu'il faisait, et pourquoi? Parce qu'il y a +dans la Charte un article 46, un serpent tentateur qui lui disait: + +«Vous serez égal aux Dieux; arrivez au pouvoir, n'importe la route, +et vous serez la Providence du pays!» Et le député, séduit, prononce +des discours, expose des doctrines, se livre à des actes que sa +conscience réprouve, mais il se dit: Il le faut bien pour arriver au +ministère; que j'y parvienne enfin, et je saurai bien reprendre ma +pensée réelle et mes vrais principes. + +Est-il besoin de rappeler d'autres faits? Eh! mon Dieu, l'histoire +de la guerre aux portefeuilles, c'est l'histoire tout entière du +parlement. + +Je ne m'en prends pas à tel ou tel homme; je m'en prends à +l'institution. Que le pouvoir soit offert en perspective aux +députés, et il est impossible que la Chambre soit autre chose qu'un +champ de bataille. + +Voyez ce qui se passe en Angleterre. En 1840, le ministère était sur +le point de réaliser l'affranchissement du commerce. Mais il y avait +un homme, dans l'opposition, imbu des doctrines de Smith, que la +gloire des Canning et des Huskisson empêchait de dormir, et qui +voulait à tout prix être l'instrument de cette immense révolution. +Elle va s'accomplir sans lui. Que fait-il? Il se déclare le +protecteur de la protection, il remue tout ce qu'il y a d'ignorance, +de préjugés et d'égoïsme dans le pays, il rallie l'aristocratie +effrayée, il soulève les classes populaires faciles à égarer, il +combat son propre principe au parlement et sur les _hustings_, il +renverse le ministère réformateur, il arrive aux affaires avec +mission expresse de fermer aux produits du dehors les ports de la +Grande-Bretagne. Alors fond sur l'Angleterre ce déluge de maux +inouïs dans les fastes de l'histoire, que les whigs avaient voulu +conjurer. Le travail s'arrête, l'inanition désole les villes et les +campagnes, escortée de ses deux satellites fidèles: le crime et la +maladie. Toutes les intelligences, tous les coeurs se soulèvent +contre cette affreuse oppression; et M. Peel, trahissant son parti +et la majorité, vient dire un jour au parlement: Je me trompais, +j'étais dans l'erreur, j'abjure la protection; je donne à mon pays +la liberté des échanges. Non, il ne se trompait pas. Il était +économiste en 1840 comme en 1846. Mais il voulait de la gloire, et +c'est pour cela, qu'il a retardé de six ans, à travers des calamités +sans nombre, le triomphe de la vérité. + +Il est donc bien peu de députés que la perspective des places et +des portefeuilles ne fasse dévier de cette ligne de rectitude dans +laquelle leurs commettants espéraient les voir marcher. Encore si le +mal ne s'étendait pas au delà de l'enceinte du Palais-Bourbon! Mais +vous le savez, monsieur, les deux armées qui se disputent le pouvoir +transportent leur champ de bataille au dehors. Les masses +belligérantes sont partout, les chefs seuls sont dans la Chambre, et +c'est de là qu'ils donnent le mot d'ordre. Ils savent bien que, pour +arriver au corps de la place, il faut emporter les ouvrages +extérieurs, les journaux, la popularité, l'opinion, les majorités +électorales. Il est donc fatal que toutes ces forces, à mesure +qu'elles viennent s'enrôler sous l'un des chefs de file, +s'imprègnent et s'imbibent de la même insincérité. Le journalisme, +d'un bout de la France à l'autre, ne discute plus les mesures, il +les plaide, et il les plaide, non au point de vue de ce qu'elles ont +en elles-mêmes de bon ou de mauvais, mais au seul point de vue de +l'assistance qu'elles peuvent prêter momentanément à tel ou tel +meneur. On sait bien qu'il n'y a guère de journaliste éminent dont +l'avenir ne doive être affecté par l'issue de cette guerre de +portefeuilles. Quelle politique le ministre suit-il au Texas, au +Liban, à Taïti, au Maroc, à Madagascar? N'importe. La presse +ministérielle n'a qu'une devise: _E sempre bene_, et celle de +l'opposition, comme la vieille femme de la satire, laisse lire sur +son jupon _Argumentabor_. + +Il faudrait une plume plus exercée que la mienne pour retracer tout +le mal que fait en France le journalisme propageant l'esprit de +parti, et (notez bien ceci, c'est le coeur de ma thèse) le +propageant uniquement pour servir _tel député qui veut être +ministre_. Vous approchez de la personne du roi, monsieur, je n'aime +guère à la faire intervenir dans ces discussions. Cependant je puis +dire, puisque c'est l'opinion de l'Europe, qu'il a contribué à +maintenir la paix du monde. Mais peut-être avez-vous été témoin des +sueurs morales que lui a arrachées ce succès digne de la bénédiction +des peuples. Et pourquoi ces sueurs, ces difficultés, ces +résistances dans une si noble tâche? Parce qu'à un moment donné la +paix n'avait pas pour elle l'opinion publique. Et pourquoi +n'avait-elle pas l'opinion? Parce qu'elle ne convenait pas à +certains journaux. Et pourquoi ne convenait-elle pas à certains +journaux? Parce qu'elle était importune à tel député. Et pourquoi +enfin était-elle importune à ce député? Parce que la paix était la +politique des ministres, et qu'alors la guerre est nécessairement +celle des députés qui aspirent à le devenir. Là est certainement la +racine du mal. + +Parlerai-je d'Ancône, des fortifications de Paris, d'Alger, des +événements de 1840, du droit de visite, des tarifs, de l'anglophobie +et de tant d'autres questions, où le journalisme égarait l'opinion, +non qu'il s'égarât lui-même, mais parce que cela entrait dans ses +plans froidement prémédités, dont le succès importait à quelque +combinaison ministérielle. + +J'aime mieux consigner ici les aveux du journalisme lui-même +proclamés par le plus répandu de ses organes, la _Presse_ (17 +novembre 1845). + + «M. Petetin décrit la presse comme il la comprend, comme il se + plaît à la rêver. De bonne foi, croit-il que lorsque le + _Constitutionnel_, le _Siècle_, etc., s'attaquent à M. Guizot, + que lorsqu'à son tour le _Journal des Débats_ s'en prend à M. + Thiers, ces feuilles combattent uniquement pour l'idée pure, pour + la vérité, provoquées par le besoin intérieur de la conscience? + Définir ainsi la presse, c'est la peindre telle qu'on l'imagine, + ce n'est pas la peindre telle qu'elle est. Il ne nous en coûte + aucunement de le déclarer, car si nous sommes journalistes, nous + le sommes moins par vocation que par circonstance. Nous voyons + tous les jours la presse au service des passions humaines, des + ambitions rivales, des combinaisons ministérielles, des intrigues + parlementaires, des calculs politiques les plus divers, les plus + opposés, les moins nobles; nous la voyons s'y associer + étroitement. Mais nous la voyons rarement au service des idées; + et quand par hasard il arrive à un journal de s'emparer d'une + idée, _ce n'est jamais pour elle-même, c'est toujours comme + instrument de défense ou d'attaque_ MINISTÉRIELLE. Celui qui + écrit ces lignes parle ici avec expérience. Toutes les fois qu'il + a essayé de faire sortir le journalisme de l'ornière des partis + pour le faire entrer dans le champ des idées et des réformes, + dans la voie des saines applications de la science économique à + l'administration publique, il s'est trouvé tout seul, et il a dû + reconnaître qu'en dehors du cercle étroit tracé par les lettres + assemblées de quatre ou cinq noms propres, il n'y avait pas de + discussion possible, il n'y avait pas de politique. À quoi sert + de nier le mal? Cela l'empêche-t-il d'exister? Quand les journaux + ne s'associent pas à des intérêts, ils s'associent à des + passions; et à les examiner elles-mêmes de près, ces passions ne + sont le plus souvent que des intérêts égoïstes. Voilà la vérité.» + +Quoi! monsieur, vous n'êtes pas scandalisé, vous n'êtes pas +épouvanté de cet effroyable aveu? Ou peut-il vous rester aucun doute +sur la cause d'une situation aussi pleine d'humiliations et de +périls? Ce n'est pas moi qui parle. Ce n'est pas un misanthrope, un +républicain ou un factieux. C'est la presse elle-même qui dévoile +son secret et qui vous dit où l'a réduite cette institution dont la +moralité vous inspire tant de confiance. Depuis que l'enceinte, où +l'on est censé discuter les lois, a été transformée en champ de +bataille, les destins du pays, la paix et la guerre, la justice et +l'iniquité, l'ordre et l'anarchie sont comptés pour rien, absolument +pour rien en eux-mêmes; ce sont les instruments du combat, qu'on +prend et qu'on quitte selon ses exigences. Qu'importe qu'à chaque +péripétie de cette lutte impie, la commotion se fasse sentir sur +toute la surface du pays? Elle est à peine apaisée que les armées +changent de position, et que le combat recommence avec plus +d'acharnement. + +Enfin, l'esprit de parti, ce ver rongeur, ce cancer dévorant qui +puise sa vie et sa force dans l'admissibilité des députés au pouvoir +exécutif, faut-il que je le montre au sein des colléges électoraux? +Je ne parle pas ici des opinions, des passions, des erreurs +politiques. Je ne parle pas même de la pusillanimité, de la vénalité +de certaines consciences; il n'est pas au pouvoir de la loi de +rendre les hommes parfaits. Je n'ai en vue que les passions et les +vices qui découlent directement de la cause dont je parle, qui se +rattachent à la guerre des portefeuilles, engagée au sein des +Chambres et propagée sur toute la ligne des journaux. Est-il donc si +difficile d'en calculer les effets sur le corps électoral? Et quand, +jour après jour, la tribune et la presse s'appliquent à ne laisser +arriver au public que de fausses lueurs, de faux jugements, de +fausses citations et de fausses assertions, est-il possible d'avoir +quelque confiance dans le verdict prononcé par le grand jury +national, ainsi égaré, circonvenu, passionné? Qu'est-il appelé à +juger? Ses intérêts. Jamais on ne lui en parle; car la bataille +ministérielle se livre à Ancône, à Taïti, en Syrie, partout où le +public n'est pas. Et sur ce qui se passe dans ces régions +lointaines, que sait-il? Rien que ce que lui disent des orateurs et +des écrivains, dont, de leur propre aveu, il n'est pas une parole +articulée ou écrite qui ne leur soit inspirée par le désir furieux +d'un succès personnel. + +Et puis, si je voulais soulever le voile qui couvre non plus les +erreurs, mais les turpitudes de l'urne électorale! Pourquoi +l'électeur fait-il tant valoir son suffrage, exige-t-il qu'on le +mendie, et le considère-t-il comme un précieux objet de commerce? +Parce qu'il sait que ce suffrage contient la fortune de l'heureux +candidat qui le sollicite. Pourquoi, de son côté, le candidat est-il +si souple, si rampant, si prodigue de promesses, si peu soucieux de +toute dignité? Parce qu'il a des vues ultérieures; parce que la +députation est pour lui un moyen; parce que la constitution du pays +lui permet de voir dans le lointain, en cas de succès, des +perspectives enivrantes, des places, des honneurs, des richesses, du +pouvoir et ce manteau doré qui cache toutes les hontes et absout +toutes les bassesses. + +Aussi, où en sommes-nous? Où en sont les électeurs? Combien en +est-il parmi eux qui osent rester et se montrer honnêtes? qui +déposent loyalement dans l'urne un bulletin, expression fidèle de +leur foi politique? Oh! ils craindraient de passer pour des niais, +pour des dupes. Ils ont soin de publier bien haut le trafic qu'ils +ont fait de leur vote, et on les verrait placarder leur propre +ignominie à la porte des églises plutôt que de laisser mettre en +doute leur déplorable habileté. S'il est encore quelques vertus qui +survivent à ce grand naufrage, ce sont des vertus négatives. On ne +croit à rien, on n'espère en rien, on se préserve de la contagion, +on dit avec je ne sais quel poëte: + + Une paisible indifférence + Est la plus sûre des vertus. + +On laisse faire et voilà tout. En attendant, ministres, députés, +candidats succombent sous le faix des promesses et des engagements. +Et quel en est le résultat? Le voici. Le gouvernement et la Chambre +changent de rôles: «Voulez-vous me laisser disposer de tous les +emplois?» disent les députés. «Voulez-vous me laisser décider des +lois et du budget?» répondent les ministres. Et chacun abandonne +l'office dont il est responsable pour celui qui ne le regarde pas. +Je le demande: Est-ce là le gouvernement représentatif? + +Mais tout ne s'arrête pas là. Il y a autre chose en France que des +ministres, des députés, des candidats, des journalistes et des +électeurs. Il y a un public, il y a trente millions d'hommes qu'on +s'accoutume à ne compter pour rien. Ils ne voient pas, direz-vous, +et leur indifférence en est la preuve. Ah! ne prenez pas confiance +dans ce prétendu aveuglement. S'ils ne voient pas la cause du mal, +ils en voient les effets, le budget grossir sans cesse, leurs droits +et leurs titres foulés aux pieds, et toutes les faveurs devenir le +prix de marchés électoraux dont ils sont exclus. Plût à Dieu qu'ils +apprissent à rattacher leurs souffrances à la vraie cause, car +l'irritation s'amasse dans leur coeur; ils cherchent ce qui pourra +les affranchir, et malheur au pays s'ils se trompent. Ils cherchent, +et le _suffrage universel_ s'empare de tous les esprits; ils +cherchent, et le _communisme_ se propage comme un incendie; ils +cherchent, et, pendant que vous jetez un voile sur la plaie hideuse, +qui peut compter les erreurs, les systèmes, les illusions dans +lesquels ils croiront trouver un remède à leurs maux et un frein à +vos injustices? + +Ainsi, tout le monde souffre, d'un état de choses si profondément +illogique et vicieux. Mais si toute l'étendue du mal est appréciée +quelque part, ce doit être au sommet de l'échelle sociale. Je ne puis +pas croire que des hommes d'État comme M. Guizot, M. Thiers, M. Molé, +soient depuis si longtemps en contact avec toutes ces turpitudes, sans +avoir appris à les connaître et à en calculer les effrayantes +conséquences. Il n'est pas possible qu'ils se soient trouvés tantôt dans +les rangs, tantôt en face d'une opposition systématique, qu'ils aient +été assaillis par des rivalités personnelles, qu'ils aient eu à lutter +contre les obstacles factices que la fureur de les déplacer suscita sous +leurs pas, sans qu'ils se soient dit quelquefois: Les choses iraient +autrement, l'administration serait bien plus régulière, et la tâche du +gouvernement bien moins lourde; _si les députés ne pouvaient devenir +ministres_. + +Oh! si les ministres étaient en face des députés ce que sont les +préfets en présence des conseillers généraux; si la loi supprimait +dans la Chambre ces perspectives qui fomentent l'ambition; il me +semble qu'une paisible et fructueuse destinée serait ouverte à tous +les organes du corps social; Les dépositaires du pouvoir pourraient +bien rencontrer encore des erreurs et des passions; mais jamais de +ces coalitions subversives à qui tous les moyens sont bons, et qui +n'aspirent qu'à renverser cabinets sur cabinets, sous les coups +d'une impopularité momentanément et intentionnellement égarée. Les +députés ne pourraient avoir d'autres intérêts que ceux de leurs +commettants; les électeurs ne seraient pas mis à même de prostituer +leurs votes à des vues égoïstes; la presse, dégagée de tous liens +avec des chefs de parti qui n'existeraient plus, remplirait son vrai +rôle qui est d'éclairer l'opinion et de lui servir d'organe; le +peuple, administré avec sagesse, avec suite, avec économie, heureux, +ou ne pouvant s'en prendre au pouvoir de ses souffrances, ne se +laisserait point séduire par les utopies les plus dangereuses, et le +roi enfin, dont la pensée ne saurait plus être méconnue, entendrait +prononcer de son vivant le jugement que lui réserve l'histoire. + +Je n'ignore pas, monsieur, les objections que l'on peut opposer à la +réforme parlementaire. On y trouve des inconvénients. Eh, mon Dieu! +il y en a dans tout. La presse, la liberté civile, le jury, la +monarchie ont les leurs. La question n'est jamais de savoir si une +institution réformée aura des inconvénients, mais si l'institution +non réformée n'en a pas de plus grands encore. Et quelles calamités +pourront jamais découler d'une Chambre de contribuables, égales à +celles que verse sur le pays une Chambre d'ambitieux qui se battent +pour la possession du pouvoir? + +On dit qu'une telle Chambre serait trop démocratique, animée de +passions trop populaires.--Elle représenterait la nation. Est-ce que +la nation a intérêt à être mal administrée, à être envahie par +l'étranger, à ce que la justice ne soit pas rendue? + +La plus forte objection, celle qu'on renouvelle sans cesse, c'est +que la Chambre manquerait de lumières et d'expérience. + +Il y aurait fort à dire là-dessus. Mais enfin, si l'exclusion des +fonctionnaires offre des dangers, si elle semble violer les droits +d'hommes honorables qui sont citoyens aussi, si elle circonscrit la +liberté des électeurs, ne serait-il pas possible, en ouvrant aux +agents du pouvoir les portes du Palais-Bourbon, d'y environner leur +présence de précautions dictées par la plus simple prudence? + +Vous ne vous attendez pas à ce que je formule ici un projet de loi. +Mais il me semble que le bon sens public sanctionnerait une mesure +conçue à peu près en ces termes: + +«Tous les Français, sans distinction de profession, sont éligibles +(sauf les cas exceptionnels où une position officielle élevée fait +supposer une influence directe sur les suffrages: préfets, etc.). + +«Tous les députés reçoivent une indemnité convenable et uniforme. + +«Les fonctionnaires nommés députés résigneront leurs fonctions, pour +tout le temps que durera leur mandat. Ils ne recevront pas de +traitement; ils ne pourront être ni destitués ni avancés. En un mot, +leur vie administrative sera entièrement suspendue pour ne +recommencer qu'après l'expiration de leur mission législative. + +«Aucun député ne pourra être appelé à une fonction publique» + +Et enfin, bien loin d'admettre, comme MM. Gauguier, Rumilly, Thiers et +autres, qu'une exception sera faite au principe de l'incompatibilité, en +faveur des ministères, des ambassades et de tout ce que l'on nomme +_situations politiques_, ce sont celles-là surtout que je voudrais +exclure, sans pitié et en première ligne; car il est évident pour moi +que ce sont les aspirants ambassadeurs et les aspirants ministres qui +troublent le monde. Sans vouloir le moins du monde offenser les +coryphées de la réforme parlementaire, qui ont proposé une telle +exception, j'ose dire qu'ils n'aperçoivent pas ou ne veulent pas +apercevoir la millionième partie des maux qui résultent de +l'_admissibilité des députés aux fonctions publiques_; que leur +prétendue réforme ne réforme rien, et qu'elle n'est qu'une mesure +mesquine, étriquée, sans portée sociale, dictée par un sentiment étroit +de basse et injuste jalousie. + +Mais l'article 46 de la Charte, dites-vous.--À cela je n'ai rien à +répondre. La Charte est-elle faite pour nous, ou sommes-nous faits +pour la Charte? La Charte est-elle la dernière expression de +l'humaine sagesse? Est-ce un Alcoran sacré descendu du ciel, dont il +ne soit pas permis d'examiner les effets, quelque désastreux qu'ils +puissent être? Faut-il dire: Périsse le pays plutôt qu'une virgule +de la Charte? S'il en est ainsi, je n'ai rien à dire, si ce n'est: +Électeurs! la Charte ne vous défend pas de faire de vos suffrages un +usage déplorable, mais elle ne vous l'ordonne pas non plus. _Quid +leges sine moribus?_ + +En terminant cette trop longue lettre, je devrais répondre à ce que +vous me dites de votre position personnelle. Je m'en abstiendrai. +Vous pensez que la réforme, si elle a lieu, ne pourra vous +atteindre, parce que vous ne dépendez pas du pouvoir responsable, +mais bien du pouvoir irresponsable. À la bonne heure. La législature +a décidé que cette position n'entraîne pas une incapacité légale. Il +appartient aux électeurs de décider si elle ne constitue pas +l'incapacité morale la plus évidente qui se puisse imaginer. + +Je suis, monsieur, votre serviteur. + + + + +AUX ÉLECTEURS DES LANDES. + + + Mugron, 22 mars 1848. + +MES CHERS CONCITOYENS, + +Vous allez confier à des représentants de votre choix les destinées +de la France, celles du monde peut-être, et je n'ai pas besoin de +dire combien je me trouverai honoré si vous me jugez digne de votre +confiance. + +Vous ne pouvez attendre que j'expose ici mes vues sur les travaux si +nombreux et si graves qui doivent occuper l'assemblée nationale; +vous trouverez, j'espère, dans mon passé, quelques garanties de +l'avenir. Je suis prêt d'ailleurs à répondre, par la voie des +journaux ou dans des réunions publiques, aux questions qui me +seraient adressées. + +Voici dans quel esprit j'appuierai de tout mon dévouement la +République: + +Guerre à tous les abus: un peuple enlacé dans les liens du +privilège, de la bureaucratie et de la fiscalité, est comme un arbre +rongé de plantes parasites: + +Protection à tous les droits: ceux de la Conscience comme ceux de +l'Intelligence; ceux de la Propriété comme ceux du Travail; ceux de +la Famille comme ceux de la Commune; ceux de la Patrie comme ceux de +l'Humanité. Je n'ai d'autre idéal que la JUSTICE UNIVERSELLE; +d'autre devise que celle de notre drapeau: LIBERTÉ, ÉGALITÉ, +FRATERNITÉ. + +Votre dévoué compatriote..... + + + + +À MESSIEURS + +TONNELIER, DEGOS, BERGERON, CAMORS, DUBROCA, POMEDE, FAURET, ETC. + + + 1849. + +MES AMIS, + +Merci pour votre bonne lettre. Le pays peut disposer de moi comme il +l'entendra; votre persévérante confiance me sera un encouragement... +ou une consolation. + +Vous me dites qu'on me fait passer pour _socialiste_. Que puis-je +répondre? Mes écrits sont là. À la doctrine Louis Blanc n'ai-je pas +opposé _Propriété et Loi_; à la doctrine Considérant, _Propriété et +Spoliation_; à la doctrine Leroux, _Justice et Fraternité_; à la +doctrine Proudhon, _Capital et Rente_; au comité Mimerel, +_Protectionnisme et Communisme_; au papier-monnaie, _Maudit Argent_; +au Manifeste Montagnard, _L'État_?--Je passe ma vie à combattre le +_socialisme_. Il serait bien douloureux pour moi qu'on me rendit +cette justice partout, excepté dans le département des Landes. + +On a rapproché mes votes de ceux de l'_extrême gauche_. Pourquoi +n'a-t-on pas signalé aussi les occasions où j'ai voté avec la +_droite_? + +Mais, me direz-vous, comment avez-vous pu vous trouver +alternativement dans deux camps si opposés? Je vais m'expliquer. + +Depuis un siècle, les partis prennent beaucoup de noms, beaucoup de +prétextes; au fond, il s'agit toujours de la même chose: la lutte +des pauvres contre les riches. + +Or, les pauvres demandent _plus_ que ce qui est juste, et les riches +refusent _même_ ce qui est juste. Si cela continue, la _guerre +sociale_, dont nos pères ont vu le premier acte en 93, dont nous +avons vu le second acte en juin,--cette guerre affreuse et +fratricide n'est pas près de finir. Il n'y a de conciliation +possible que sur le terrain de la _justice_, en tout et pour tous. + +Après février, le peuple a mis en avant une foule de prétentions +iniques et absurdes, mêlées à des réclamations fondées. + +Que fallait-il pour conjurer la guerre sociale? + +Deux choses: + +1º Réfuter comme écrivain, repousser comme législateur les +prétentions iniques; + +2º Appuyer comme écrivain, admettre comme législateur les +réclamations fondées. + +C'est la clef de ma conduite. + +Au premier moment de la Révolution, les espérances populaires +étaient très-exaltées et ne connaissaient pas de limites, même dans +notre département; et rappelez-vous qu'on ne me trouvait pas assez +_rouge_. C'était bien pis à Paris; les ouvriers étaient organisés, +armés, maîtres du terrain, à la merci des plus fougueux démagogues. + +Le début de l'Assemblée nationale dut être une oeuvre de résistance. +Elle se concentra surtout dans le _Comité des finances_, composé +d'hommes appartenant à la classe riche. Résister aux exigences +folles et subversives, repousser l'impôt progressif, le +papier-monnaie, l'accaparement de l'industrie privée par l'État, la +suspension des dettes nationales, telle fut sa laborieuse tâche. J'y +ai pris ma part; et, je vous le demande, Citoyens, si j'avais été +_socialiste_, ce comité m'aurait-il appelé huit fois de suite à la +vice-présidence? + +Une fois l'oeuvre de _résistance_ accomplie, restait à réaliser +l'oeuvre de _réforme_, à l'occasion du budget de 1849. Que de taxes +mal réparties à modifier! que d'entraves à supprimer! Car, enfin, +cette _conscription_ (appelée depuis recrutement), impôt de sept ans +de vie, _tiré au sort_! ces _droits réunis_ (appelés aujourd'hui +contributions indirectes), impôt _progressif à rebours_, puisqu'il +frappe en proportion de la misère; ne sont-ce pas là des _griefs +fondés_ de la part du peuple? Après les journées de juin, quand +l'anarchie a été vaincue, l'Assemblée nationale a pensé que le temps +était venu d'entrer résolument, spontanément, dans cette voie de +réparation commandée par l'équité et même par la prudence. + +Le _Comité des finances_, par sa composition, était moins disposé à +cette seconde tache qu'à la première. De nouveaux éléments s'y +étaient introduits par les élections partielles, et l'on y entendait +dire à chaque instant: Loin de modifier les taxes, nous serions bien +heureux, si nous pouvions rétablir les choses absolument comme elles +étaient avant février. + +C'est pourquoi l'Assemblée confia à une commission de trente membres +le soin de préparer le budget. Elle chargea une autre commission de +mettre l'impôt des boissons en harmonie avec les principes de +liberté et d'égalité inscrits dans la Constitution. J'ai fait partie +des deux; et autant j'avais été ardent à repousser les exigences +utopiques, autant je l'ai été à réaliser de justes réformes. + +Il serait trop long de raconter ici comment les bonnes intentions de +l'Assemblée ont été paralysées. L'histoire le dira. Mais vous pouvez +comprendre ma ligne de conduite. Ce qu'on me reproche, c'est +précisément ce dont je m'honore. Oui, j'ai voté avec la droite +contre la gauche, quand il s'est agi de résister au débordement des +fausses idées populaires. Oui, j'ai voté avec la gauche contre la +droite, quand les légitimes griefs de la classe pauvre et souffrante +ont été méconnus. + +Il se peut que, par là, je me sois aliéné les deux partis, et que je +reste écrasé au milieu. N'importe. J'ai la conscience d'avoir été +fidèle à mes engagements, logique, impartial, juste, prudent, maître +de moi-même. Ceux qui m'accusent se sentent, sans doute, la force de +mieux faire. S'il en est ainsi, que le pays les nomme à ma place. Je +m'efforcerai d'oublier que j'ai perdu sa confiance, en me rappelant +que je l'ai obtenue une fois; et ce n'est pas un léger froissement +d'amour-propre qui effacera la profonde reconnaissance que je lui +dois. + +Je suis, mes chers Compatriotes, votre dévoué. + + + + +FIN DU PREMIER VOLUME. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +DU PREMIER VOLUME. + + Pages. + + PRÉFACE V + + Notice sur la vie et les écrits de Frédéric Bastiat IX + + + CORRESPONDANCE. + + LETTRE à M. Victor Calmètes 1 + -- à M. Félix Coudroy 14 + -- à Richard Cobden 106 + -- à M. Alcide Fonteyraud 194 + -- au président du Congrès de la paix 197 + -- à M. Horace Say 200 + -- à M. de Fontenay 204 + -- à M. Paillottet 205 + -- au _Journal des Économistes_ 209 + + + PREMIERS ÉCRITS. + + Aux électeurs du département des Landes (1830). 217 + Réflexions sur les pétitions de Bordeaux, etc. (1834). 231 + Le fisc et la vigne (1841). 243 + Mémoire sur la question vinicole (1843). 261 + Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier + dans les Landes (1844). 283 + + + MÉLANGES. + + De l'influence des tarifs français et anglais + sur l'avenir des deux peuples (1844). 334 + De l'avenir du commerce des vins entre la France + et la Grande-Bretagne (1845). 387 + Une question soumise aux conseils généraux (1845). 392 + Un Économiste à M. de Lamartine (1845). 406 + Sur un livre de M. Dunoyer (1845). 428 + Sur l'éloge de Ch. Comte (1847). 434 + Sur un livre de M. Vidal (1846). 440 + Seconde lettre à M. de Lamartine (1846). 452 + Aux électeurs de l'arrondissement de + Saint-Sever (1846). 461 + À M. de Larnac, député des Landes (1846). 480 + Profession de foi électorale de 1848 506 + -- -- de 1849 507 + +FIN DE LA TABLE. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, +tome 1, by Frédéric Bastiat + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 1 *** + +***** This file should be named 35390-8.txt or 35390-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/5/3/9/35390/ + +Produced by Curtis Weyant, Christine P. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, tome 1 + mises en ordre, revues et annotées d\'après les manuscrits de l\'auteur + +Author: Frédéric Bastiat + +Editor: Prosper Paillottet + +Release Date: February 24, 2011 [EBook #35390] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 1 *** + + + + +Produced by Curtis Weyant, Christine P. Travers and the +Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net +(This file was produced from images generously made +available by the Bibliothèque nationale de France +(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + +<h1>ŒUVRES COMPLÈTES<br> +<span class="smaller">DE</span><br> +FRÉDÉRIC BASTIAT</h1> + +<p class="center p4">LA MÊME ÉDITION<br> +EST PUBLIÉE EN SEPT BEAUX VOLUMES IN-8<sup>o</sup><br> +<b>Prix des 7 volumes: 35 fr.</b></p> + +<p class="center p4"><span class="smcap">Corbeil</span> typ. et stér. de <span class="smcap">Crété</span>.</p> + +<h1 class="p4">ŒUVRES COMPLÈTES<br> +<span class="smaller">DE</span><br> +FRÉDÉRIC BASTIAT</h1> + +<p class="center p2">MISES EN ORDRE<br> +REVUES ET ANNOTÉES D'APRÈS LES MANUSCRITS DE L'AUTEUR</p> + +<p class="center p2"><b>Deuxième Édition.</b></p> + +<p class="center p2">TOME PREMIER</p> + +<p class="center p4"><b>CORRESPONDANCE</b><br> +<span class="smaller">MÉLANGES</span></p> + +<p class="center p4">PARIS</p> +<p class="center">GUILLAUMIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES</p> + +<p class="center">Éditeurs du Journal des Économistes de la Collection des principaux +Économistes,<br> du Dictionnaire de l'Économie politique, du Dictionnaire +universel<br> du Commerce et de la Navigation, etc.</p> + +<p class="center">RUE RICHELIEU, 14</p> + +<p class="center"><b>1862</b></p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="pagev" name="pagev"></a>(p. v)</span> PRÉFACE</h2> + +<p>J'ai exercé le droit de propriété sur les œuvres de Frédéric +Bastiat, pour le compte d'une société de ses amis, formée peu de jours +après sa mort, et, conformément à l'intention des sociétaires, dont je +faisais partie, je l'ai exercé dans le but unique de favoriser la +propagation de ses écrits. En 1851, parut la seconde édition des +<i>Harmonies</i>, comprenant le complément que j'avais rapporté de Rome. En +1855, furent imprimées les œuvres complètes, en six volumes, dont +les deux premiers ne sont qu'une réunion d'articles de journaux, +d'opuscules et de lettres. Rien de ceci n'eût peut-être figuré dans un +volume, du vivant de l'auteur, avec son consentement. Mais on comprend +que des amis qui lui survivent ne se soient pas fait une loi d'être +aussi modestes ou sévères pour lui qu'il l'eût été lui-même, et qu'au +contraire sa disparition de ce monde leur ait imposé le devoir +d'utiliser autant que possible ce qu'il y a laissé.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, l'événement nous a donné raison: l'édition de +1855 est épuisée, il faut une édition nouvelle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="pagevi" name="pagevi"></a>(p. vi)</span> Dans celle-ci, les amis de Bastiat n'ont plus à intervenir, +puisqu'aux termes de la loi, depuis le 24 décembre 1860, leur +propriété est tombée dans le domaine public. Cependant comme ils +n'avaient vu, dans l'acquisition qu'ils avaient faite, qu'un moyen +d'honorer la mémoire de leur ami et s'étaient interdit toute +prétention à des avantages matériels, il arrive, en considération du +désintéressement de leur zèle, qu'on veut bien admettre encore +aujourd'hui leur représentant à se mêler de l'édition nouvelle, à la +surveiller et à l'augmenter un peu.</p> + +<p>Ma surveillance portera sur tous les volumes, à l'exception du second, +qui se trouve déjà réimprimé au moment où j'entre en possession du +droit de corriger les épreuves.</p> + +<p>Avant de songer à augmenter, je m'étais demandé s'il n'était pas plus +prudent de faire quelques retranchements. Je consultai à ce sujet un +homme éminent, qui n'était pas de notre petite société—formée à la +hâte, elle ne se composait que de compatriotes,—mais qui était, qui +est resté un ami de Bastiat dans toute la force du terme. Voici ce que +répondit M. Cobden.</p> + +<p>«En vue de mon habitation, sur une hauteur qui l'avoisine, se trouve +une plantation d'arbres qui ont besoin d'être éclaircis. Je +m'entretins de cette nécessité, il y a quelques semaines, avec un +voisin qui me dit à la fin de notre conversation:—Quand vous serez +décidé à l'éclaircie, donnez plein pouvoir à un étranger de la +<span class="pagenum"><a id="pagevii" name="pagevii"></a>(p. vii)</span> faire, car, dans les dispositions où je vous vois, vous +trouveriez de bonnes raisons pour sauver de la hache chacun de vos +arbres.—Eh bien! je suis dans les mêmes dispositions à l'égard des +écrits de Bastiat, et je ne me résignerais pas aisément à en sacrifier +une seule ligne.»</p> + +<p>M. Cobden a raison et il m'ouvre les yeux, me dis-je; le temps des +étrangers n'est pas encore venu. Nous qui avons connu, aimé et admiré +Bastiat, donnons-le tout entier; la postérité choisira, s'il y a choix +à faire. Et puisque j'ai recueilli, depuis 1855, d'autres fragments, +d'autres articles de journaux, d'autres lettres, il faut que la +nouvelle édition contienne, non pas un volume de moins, mais un volume +de plus.</p> + +<p>Ceci résolu, venait la question du classement des pièces inédites. Les +distribuer, d'après leur nature, dans les divers volumes fut ma +première idée. Je l'abandonnai, dans l'intérêt des acheteurs de +l'édition de 1855, et me décidai à comprendre tout ce que j'avais +d'inédit dans un volume supplémentaire. En se procurant ce volume, le +septième, qui se vendra séparément, tout possesseur de la précédente +édition aura Bastiat complet.</p> + +<p>J'aurais voulu remercier ici quelques personnes pour l'assistance, les +bons conseils et les encouragements qu'elles m'ont prodigués pendant +le cours de ma tâche; mais elles ne me le permettent pas, et toutes, +M. de Fontenay en tête, me tiennent à peu près ce langage: Nous +<span class="pagenum"><a id="pageviii" name="pageviii"></a>(p. viii)</span> avons autant que vous le droit d'aimer Bastiat, nous en +usons, et vous n'avez pas pour cela de remercîments à nous faire.</p> + +<p>Puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à remercier Bastiat des +excellents amis qu'il m'a donnés.</p> + +<p class="right10 smcap">P. Paillottet.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="pageix" name="pageix"></a>(p. ix)</span> NOTICE<br> +SUR LA VIE ET LES ÉCRITS<br> +<b>DE FRÉDÉRIC BASTIAT</b>.</h2> + +<p>Frédéric Bastiat est né à Bayonne, le 19 juin 1801, d'une famille +honorable et justement considérée dans le pays. Son père était un +homme remarquablement doué de tous les avantages du corps et de +l'esprit, brave, loyal, généreux. On dit que Frédéric, son fils +unique, avait avec lui la plus grande ressemblance. En 1810, F. +Bastiat resta orphelin sous la tutelle de son grand-père; sa tante, +mademoiselle Justine Bastiat (qui lui a survécu), lui servit de +mère:—c'est cette parente dont les lettres de Bastiat parlent avec +une si tendre sollicitude. Après avoir été un an au collége de +Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où il fit de très-bonnes +études. C'est là qu'il se lia d'une amitié intime avec M. V. +Calmètes,—aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation,—à qui sont +adressées les premières lettres de la <i>Correspondance</i>.</p> + +<p>Quelques particularités de cette liaison d'enfance révèlent déjà la +bonté et la délicatesse infinies que Bastiat portait en toutes +choses. Robuste, alerte, entreprenant et passionné <span class="pagenum"><a id="pagex" name="pagex"></a>(p. x)</span> pour les +exercices du corps, il se privait presque toujours de ces plaisirs, +pour tenir compagnie à son ami que la faiblesse de sa santé éloignait +des jeux violents. Cette amitié remarquable était respectée par les +maîtres eux-mêmes; elle avait des priviléges particuliers, et pour que +tout fût plus complétement commun entre les deux élèves, on leur +permettait de faire leurs devoirs en collaboration et sur la même +copie signée des deux noms. C'est ainsi qu'ils obtinrent, en 1818, un +prix de poésie. La récompense était une médaille d'or; elle ne pouvait +se partager: «Garde-la, dit Bastiat qui était orphelin; puisque tu as +encore ton père et ta mère, la médaille leur revient de droit.»</p> + +<p>En quittant le collége de Sorrèze, Bastiat, que sa famille destinait +au commerce, entra, en 1818, dans la maison de son oncle, à Bayonne. À +cette époque, le plaisir tint naturellement plus de place dans sa vie +que les affaires. Nous voyons pourtant, dans ses lettres, qu'il +prenait sa carrière au sérieux, et qu'il gardait, au milieu des +entraînements du monde, un penchant marqué pour la retraite; étudiant, +quelquefois jusqu'à se rendre malade, tour à tour ou tout ensemble, +les langues étrangères, la musique, la littérature française, anglaise +et italienne, la question religieuse, l'économie politique enfin, que +depuis l'âge de dix-neuf ans il a toujours travaillée.</p> + +<p>Vers l'âge de vingt-deux à vingt-trois ans, après quelques hésitations +sur le choix d'un état, il revint, pour obéir aux désirs de sa +famille, se fixer à Mugron, sur les bords de l'Adour, dans une terre +dont la mort de son grand-père (1825) le mit bientôt en possession. Il +paraît qu'il y tenta des améliorations agricoles: le résultat en fut +assez médiocre, et ne pouvait guère manquer de l'être dans les +<span class="pagenum"><a id="pagexi" name="pagexi"></a>(p. xi)</span> conditions de l'entreprise. D'abord, c'était vers 1827, et à +ce moment la science agronomique n'existait pas en France. Ensuite, il +s'agissait d'un domaine de 250 hectares environ, subdivisé en une +douzaine de métairies; et tous les agriculteurs savent que le régime +parcellaire et routinier du métayage oppose à tout progrès sérieux un +enchevêtrement presque infranchissable de difficultés matérielles et +surtout de résistances morales. Enfin, le caractère de Bastiat était +incapable de se plier—on pourrait dire de s'abaisser—aux qualités +étroites d'exactitude, d'attention minutieuse de patiente fermeté, de +surveillance défiante, dure, âpre au gain, sans lesquelles un +propriétaire ne peut diriger fructueusement une exploitation +très-morcelée. Il avait bien entrepris, pour chaque culture et chaque +espèce d'engrais, de tenir exactement compte des déboursés et des +produits, et ses essais durent avoir quelque valeur théorique; mais, +dans la pratique, il était trop indifférent à l'argent, trop +accessible à toutes les sollicitations, pour défendre ses intérêts +propres, et la condition de ses métayers ou de ses ouvriers dut seule +bénéficier de ses améliorations.</p> + +<p>L'agriculture ne fut donc guère, pour Bastiat, qu'un goût ou un +semblant d'occupation. L'intérêt véritable, le charme sérieux de sa +vie campagnarde, ce fut au fond l'étude, et la conversation qui est +l'étude à deux,—«la conférence, comme dit Montaigne, qui apprend et +exerce en un coup,» quand elle s'établit entre deux esprits +distingués. Le bon génie de Bastiat lui fit rencontrer, à côté de lui, +cette intelligence-sœur, qui devait, en quelque sorte, doubler la +sienne. Ici vient se placer un nom qui fut si profondément mêlé à +l'existence intime et à la pensée de Bastiat, <span class="pagenum"><a id="pagexii" name="pagexii"></a>(p. xii)</span> qu'il l'en +sépare à peine lui-même dans ses derniers écrits: c'est celui de M. +Félix Coudroy. Si Calmètes est le camarade du cœur et des jeunes +impressions, Coudroy est l'ami de l'intelligence et de la raison +virile, comme plus tard R. Cobden sera l'ami politique, le frère +d'armes de l'action extérieure et du rude apostolat.</p> + +<p>Cette intimité a été trop féconde en grands résultats pour que nous ne +nous arrêtions pas un moment à dire la manière dont elle +s'engrena:—C'est M. F. Coudroy qui nous l'a racontée. Son éducation, +ses opinions de famille, plus encore peut-être sa nature nerveuse, +mélancolique et méditative, l'avaient tourné de bonne heure du côté de +l'étude de la philosophie religieuse. Un moment séduit par les utopies +de Rousseau et de Mably, il s'était rejeté ensuite, par dégoût de ces +rêves, vers la <i>Politique sacrée</i> et la <i>Législation primitive</i>, sous +ce dogme absolu de l'Autorité, si éloquemment prêché alors par les de +Maistre et les Bonald,—où l'on ne comprend l'ordre que comme résultat +de l'abdication complète de toutes les volontés particulières sous une +volonté unique et toute-puissante,—où les tendances naturelles de +l'humanité sont supposées mauvaises, et par conséquent condamnées à un +suicide perpétuel,—où enfin la liberté et le sentiment de la dignité +individuelle sont considérés comme des forces insurrectionnelles, des +principes de déchéance et de désordre. Quand les deux jeunes gens se +retrouvèrent, en sortant l'un de l'école de droit de Toulouse, l'autre +des cercles de Bayonne, et qu'on se mit à parler d'opinions et de +principes, Bastiat, qui avait déjà entrevu en germe, dans les idées +d'Ad. Smith, de Tracy et de J.-B. Say, une solution tout autre du +problème humain, Bastiat arrêtait à chaque <span class="pagenum"><a id="pagexiii" name="pagexiii"></a>(p. xiii)</span> pas son ami, lui +montrant par les faits économiques comment les manifestations libres +des intérêts individuels se limitent réciproquement par leur +opposition même, et se ramènent mutuellement à une résultante commune +d'ordre et d'intérêt général;—comment le mal, au lieu d'être une des +tendances positives de la nature humaine, n'est au fond qu'un accident +de la recherche même du bien, une erreur que corrigent l'intérêt +général qui le surveille et l'expérience qui le poursuit dans les +faits;—comment l'humanité a toujours marché d'étape en étape, en +brisant à chaque pas quelqu'une des lisières de son enfance;—comment, +enfin, la liberté n'est pas seulement le résultat et le but, mais le +principe, le moyen, la condition nécessaire de ce grand et +incontestable mouvement.....</p> + +<p>Il étonna d'abord un peu, puis finit par conquérir à ces idées +nouvelles son ami, dont l'esprit était juste et le cœur sincèrement +passionné pour le vrai. Toutefois, ce ne fut pas sans recevoir +lui-même une certaine impression de ces grandes théories de Bonald et +de Maistre:—car les négations puissantes ont le bon effet d'élever +forcément à une hauteur égale le point de vue des systèmes qui les +combattent. Il y eut sans doute des compromis, des concessions +mutuelles; et c'est peut-être à une sorte de pénétration réciproque +des deux principes ou des deux tendances qu'il faudrait attribuer le +caractère profondément religieux qui se mêle, dans les écrits de +Bastiat, à la fière doctrine du <i>progrès par la liberté</i>.</p> + +<p>Nous n'avons pas la prétention de chercher quelle put être la <i>mise de +fonds</i> que chacun des deux associés d'idées versa ainsi à la masse +commune. Nous pensons que de part et d'autre l'apport fut +considérable. Le seul ouvrage de <span class="pagenum"><a id="pagexiv" name="pagexiv"></a>(p. xiv)</span> M. Coudroy que nous +connaissions, sa brochure <i>sur le duel</i>, nous a laissé une haute +opinion de son talent, et l'on sait que Bastiat a eu un moment la +pensée de lui léguer à finir le second volume de ses <i>Harmonies</i>. Il +semblerait pourtant que dans l'association, l'un apportait plus +particulièrement l'esprit d'entreprise et d'initiative, l'autre +l'élément de suite et de continuité. Bastiat avait le travail +capricieux, comme les natures artistes; il procédait par intuitions +soudaines, et, après avoir franchi d'un élan toute une étape, il +s'endormait dans les délices de la flânerie. L'ami Coudroy, comme le +volant régulateur de la machine, absorbait de temps en temps cet excès +de mouvement, pour le rendre en impulsion féconde à son paresseux et +distrait sociétaire. Quand celui-ci recevait quelque ouvrage nouveau, +il l'apportait à Coudroy, qui le dégustait, notait avec soin les +passages remarquables, puis les lisait à son ami. Très-souvent, +Bastiat se contentait de ces fragments; c'était seulement quand le +livre l'intéressait sérieusement, qu'il l'emportait pour le lire de +son côté:—ces jours-là, la musique était mise de côté, la romance +avait tort, et le violoncelle restait muet.</p> + +<p>C'est ainsi qu'ils passaient leur vie ensemble, logés à quatre pas +l'un de l'autre, se voyant trois fois par jour, tantôt dans leurs +chambres, tantôt à de longues promenades qu'on faisait un livre sous +le bras. Ouvrages de philosophie, d'histoire, de politique ou de +religion, poésie, voyages, mémoires, économie politique, utopies +socialistes... tout passait ainsi au contrôle de cette double +intelligence—ou plutôt de cette intelligence doublée, qui portait +partout la même méthode et rattachait au moyen du même fil conducteur +toutes ces notions éparses à une grande synthèse. C'est dans <span class="pagenum"><a id="pagexv" name="pagexv"></a>(p. xv)</span> +ces conversations que l'esprit de Bastiat faisait son travail; c'est +là que ses idées se développaient, et quand quelqu'une le frappait +plus particulièrement, il prenait quelques heures de ses matinées pour +la rédiger sans effort; c'est ainsi, raconte M. Coudroy, qu'il a fait +l'article sur les <i>tarifs</i>, les <i>sophismes</i>, etc. Ce commerce intime a +duré, nous l'avons dit, plus de vingt ans, presque sans interruption, +et chose remarquable, sans dissentiments. On comprend après cela +comment de cette longue étude préparatoire, de cette méditation +solitaire à deux, a pu s'élancer si sûr de lui-même cet esprit +improvisateur, qui à travers les interruptions de la maladie et les +pertes de temps énormes d'une vie continuellement publique et +extérieure, a jeté au monde, dans l'espace de cinq ans, la masse +d'idées si neuves, si variées et pourtant si homogènes que contiennent +ces volumes.</p> + +<p>Membre du Conseil général des Landes depuis 1832, Bastiat se laissait +porter de temps en temps à la députation. Décidé, s'il eût été nommé, +à ne jamais accepter une place du gouvernement et à donner +immédiatement sa démission des fonctions modestes de juge de paix, il +redoutait bien plus qu'il ne désirait un honneur qui eût profondément +dérangé sa vie et probablement sa fortune. Mais il profitait, comme il +le racontait en riant, de ces rares moments où on lit en province, +pour répandre dans ses circulaires électorales, et «distribuer sous le +manteau de la candidature» quelques vérités utiles. On voit que son +ambition originale intervertissait la marche naturelle des choses; car +il est certainement bien plus dans les usages ordinaires de faire de +l'économie politique le marchepied d'une candidature, que de faire +d'une candidature le prétexte d'un enseignement économique. Quelques +écrits <span class="pagenum"><a id="pagexvi" name="pagexvi"></a>(p. xvi)</span> plus sérieux trahissaient de loin en loin la +profondeur de cette intelligence si bien ordonnée: comme <i>le Fisc et +la Vigne</i>, en 1841, le <i>Mémoire sur la question vinicole</i>, en 1843, +qui se rattachent à des intérêts locaux importants, que Bastiat avait +tenté un moment de grouper en une association puissante. C'est aussi à +cette époque de ses travaux qu'il faut rapporter, quoiqu'il n'ait été +fini qu'en 1844, le <i>Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier +dans le département des Landes</i>, un petit chef-d'œuvre que tous les +statisticiens doivent étudier pour apprendre comment il faut manier +les chiffres.</p> + +<p>La force des choses allait jeter bientôt Bastiat sur un théâtre plus +vaste. Depuis longtemps (dès 1825) il s'était préoccupé de la réforme +douanière. En 1829 il avait commencé un ouvrage <i>sur le régime +restrictif</i> dont nous avons deux chapitres manuscrits et que les +événements de 1830 l'empêchèrent sans doute de faire imprimer<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>. En +1834 il publia <i>sur les pétitions des ports</i> des réflexions d'une +vigueur de logique que les <i>Sophismes</i> n'ont pas surpassée. Mais la +liberté du commerce ne lui était apparue encore que comme une vague +espérance de l'avenir. Une circonstance insignifiante vint lui +apprendre tout à coup que son rêve prenait un corps, que son utopie se +réalisait dans un pays voisin.</p> + +<p>Il y avait un <i>cercle</i> à Mugron, un cercle même où il se faisait +beaucoup d'esprit: «deux langues, dit Bastiat, y suffisaient à peine.» +Il s'y faisait aussi de la politique, et naturellement le fond en +était une haine féroce contre l'Angleterre. Bastiat, porté vers les +idées anglaises et cultivant <span class="pagenum"><a id="pagexvii" name="pagexvii"></a>(p. xvii)</span> la littérature anglaise, avait +souvent des lances à rompre à ce propos. Un jour le plus <i>anglophobe</i> +des habitués l'aborde en lui présentant d'un air furieux un des deux +journaux que recevait le cercle: «Lisez, dit-il, et voyez comment vos +amis nous traitent!....» C'était la traduction d'un discours de R. +Peel à la Chambre des communes; elle se terminait ainsi: «Si nous +adoptions ce parti, nous tomberions, <i>comme la France</i>, au dernier +rang des nations.» L'insulte était écrasante, il n'y avait pas un mot +à répondre. Cependant à la réflexion, il sembla étrange à Bastiat +qu'un premier ministre d'Angleterre eût de la France une opinion +semblable, et plus étrange encore qu'il l'exprimât en pleine Chambre. +Il voulut en avoir le cœur net, et sur-le-champ il écrivit à Paris +pour se faire abonner à un journal anglais, en demandant qu'on lui +envoyât tous les numéros du dernier mois écoulé. Quelques jours après, +<i>the Globe and Traveller</i> arrivait à Mugron; on pouvait lire le +discours de R. Peel en anglais; les mots malencontreux <i>comme la +France</i> n'y étaient pas, ils n'avaient jamais été prononcés.</p> + +<p>Mais la lecture du <i>Globe</i> fit faire à Bastiat une découverte bien +autrement importante. Ce n'était pas seulement en traduisant mal que +la presse française égarait l'opinion, c'était surtout en ne +traduisant pas. Une immense agitation se propageait sur toute +l'Angleterre, et personne n'en parlait chez nous. La ligue pour la +liberté du commerce faisait trembler sur sa base la vieille +législation. Pendant deux ans, Bastiat put suivre avec admiration la +marche et les progrès de ce beau mouvement; et l'idée de faire +connaître et peut-être imiter en France cette magnifique réforme vint +le mordre au cœur vaguement. C'est sous cette impression <span class="pagenum"><a id="pagexviii" name="pagexviii"></a>(p. xviii)</span> +qu'il se décida à envoyer au <i>Journal des Économistes</i> son premier +article: <i>Sur l'influence des tarifs anglais et français.</i> L'article +parut en octobre 1844. L'impression en fut profonde dans le petit +monde économiste; les compliments et les encouragements arrivèrent en +foule de Paris à Mugron. La glace était rompue. Tout en faisant +paraître des articles dans les journaux, et surtout cette charmante +première série des <i>Sophismes économiques</i>, Bastiat commence à écrire +l'histoire de la Ligue anglaise, et pour avoir quelques renseignements +qui lui manquent, se met en rapport avec R. Cobden.</p> + +<p>Au mois de mai 1845, il vient à Paris pour faire imprimer son livre de +<i>Cobden</i>,—qui lui valut neuf mois plus tard le titre de membre +correspondant de l'Institut. On l'accueille à bras ouverts, on veut +qu'il dirige le <i>Journal des Économistes</i>, on lui trouvera une chaire +d'économie politique, on se serre autour de cet homme étrange qui +semble porter au milieu du groupe un peu hésitant des économistes le +feu communicatif de ses hardies convictions. De Paris, Bastiat passe +en Angleterre, serre la main à Cobden et aux chefs des Ligueurs, puis +il va se réfugier à Mugron. Comme ces grands oiseaux qui essayent deux +ou trois fois leurs ailes avant de se lancer dans l'espace, Bastiat +revenait s'abattre encore une fois dans ce nid tranquille de ses +pensées; et déjà trop bien averti des agitations et des luttes qui +allaient envahir sa vie livrée désormais à tous les vents, donner un +dernier baiser d'adieu à son bonheur passé, à son repos, à sa liberté +perdue. Il n'était pas homme à se griser du bruit subit fait autour de +son nom, il se débattait contre les entraînements de l'action +extérieure, il eût voulu rester dans sa retraite,—ses lettres le +prouvent à chaque <span class="pagenum"><a id="pagexix" name="pagexix"></a>(p. xix)</span> page. Vaine résistance à la destinée! +L'épée était sortie du fourreau pour n'y plus rentrer.</p> + +<p>Au mois de février 1846, l'étincelle part de Bordeaux. Bastiat y +organise l'association pour la liberté des échanges. De là il va à +Paris, où s'agitaient, sans parvenir à se constituer, les éléments +d'un noyau puissant par le nom, le rang et la fortune de ses +principaux membres. Bastiat se trouve en face d'obstacles sans nombre. +«Je perds tout mon temps, l'association marche à pas de tortue,» +écrivait-il à M. Coudroy. À Cobden: «Je souffre de ma pauvreté; si, au +lieu de courir de l'un à l'autre à pied, crotté jusqu'au dos, pour +n'en rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des réponses +évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un +riche salon, que de difficultés seraient levées! Ah! ce n'est ni la +tête ni le cœur qui me manquent; mais je sens que cette superbe +Babylone n'est pas ma place et qu'il faut que je me hâte de rentrer +dans ma solitude...» Rien n'était plus original en effet que +l'extérieur du nouvel agitateur. «Il n'avait pas eu encore le temps de +prendre un tailleur et un chapelier parisiens, raconte M. de +Molinari,—d'ailleurs il y songeait bien en vérité! Avec ses cheveux +longs et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de +famille, on l'aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de +visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce +campagnard était malicieuse et spirituelle, son grand œil noir +était lumineux, et son front taillé carrément portait l'empreinte de +la pensée.» <i>Sancta simplicitas!</i> Qu'on ne s'y trompe pas, du reste: +il n'y a rien d'actif comme ces solitaires lancés au milieu du grand +monde, rien d'intrépide comme ces natures repliées et délicates, une +fois qu'elles ont mis le respect <span class="pagenum"><a id="pagexx" name="pagexx"></a>(p. xx)</span> humain sous leurs pieds, rien +d'irrésistible comme ces timidités devenues effrontées à force de +conviction.</p> + +<p>Mais quelle entreprise pour un homme qui tombe du fond des Landes sur +le pavé inconnu de Paris! Il fallait voir les journalistes, parler aux +ministres, réunir les commerçants, obtenir des autorisations de +s'assembler, faire et défaire des manifestes, composer et décomposer +des bureaux, encourager les noms marquants, contenir l'ardeur des +recrues plus obscures, quêter des souscriptions... Tout cela à travers +les discussions intérieures des voies et moyens, les divergences +d'opinions, les froissements des amours-propres. Bastiat est à tout: +sous cette impulsion communicative, le mouvement prend peu à peu un +corps et l'opinion s'ébranle à Paris. La Commission centrale +s'organise, il en est le secrétaire; on fonde un journal hebdomadaire, +il le dirige; il parle dans les <i>meetings</i>, il se met en rapport avec +les étudiants et les ouvriers, il correspond avec les associations +naissantes des grandes villes de la province, il va faire des tournées +et des discours à Lyon, à Marseille, au Havre, etc.; il ouvre, salle +Taranne, un cours à la jeunesse des écoles; et il ne cesse pas +d'écrire pour cela: «Il donnait à la fois, dit un de ses +collaborateurs, M. de Molinari, des lettres, des articles de polémique +et des variétés à trois journaux, sans compter des travaux plus +sérieux pour le <i>Journal des Économistes</i>. Voyait-il le matin poindre +un sophisme protectionniste dans un journal un peu accrédité, aussitôt +il prenait la plume, démolissait le sophisme avant même d'avoir songé +à déjeuner, et notre langue comptait un petit chef-d'œuvre de +plus.» Il faut voir dans les lettres de Bastiat le complément de ce +tableau: les tiraillements intérieurs, les découragements, les soucis +de famille ou la <span class="pagenum"><a id="pagexxi" name="pagexxi"></a>(p. xxi)</span> maladie qui viennent tout interrompre, les +menées électorales, la froideur ou l'hostilité soldée de la presse, +les calomnies qui vont l'assaillir jusque dans ses foyers. On lui +écrit de Mugron «qu'on n'ose plus parler de lui <i>qu'en famille</i>, tant +l'esprit public y est monté contre leur entreprise...» Hélas! +qu'étaient devenus les lectures avec l'ami Coudroy et les bons mots +gascons du petit <i>cercle</i>!</p> + +<p>Nous n'avons pas à apprécier ici le mérite ou les fautes des +tentatives libre-échangistes de 1846-47. Personne ne peut dire ce que +fût devenu ce mouvement, s'il n'eût été brusquement arrêté par la +révolution de 1848. Depuis ce moment-là, l'idée a fait à petit bruit +son chemin dans l'opinion qu'elle a de plus en plus pénétrée. Et quand +est arrivé le Traité avec l'Angleterre, il a trouvé le terrain +débarrassé des fausses théories, et les esprits tout prêts pour la +pratique. Cette initiation, il faut le dire, manquait totalement +alors: aussi, à l'exception de quelques villes de grand commerce, +l'agitation ne s'est guère exercée que dans un milieu restreint +d'écrivains et de journalistes. Les populations vinicoles, si +nombreuses en France et si directement intéressées à la liberté des +échanges, ne s'en sont même pas occupées. Bastiat, du reste, ne s'est +jamais abusé sur le succès immédiat; il ne voyait ni les masses +préparées, ni même les instigateurs du mouvement assez solidement +ancrés sur les principes. Il comptait «sur l'agitation même pour +éclairer ceux qui la faisaient.» Il déclarait à Cobden qu'il aimait +mieux «l'esprit du libre-échange que le libre-échange lui-même.» Et +c'est pour cela que tout en se plaignant un peu d'être «garrotté dans +une spécialité,» il avait toujours soin, en réalité, d'élargir les +discussions spéciales, de les rattacher aux grands principes, +d'accoutumer <span class="pagenum"><a id="pagexxii" name="pagexxii"></a>(p. xxii)</span> ses collègues à faire de la doctrine, et d'en +faire lui-même à tout propos—comme il est facile de le voir dans les +deux séries des <i>sophismes économiques</i> et dans les articles où il +commençait déjà à discuter les systèmes socialistes.</p> + +<p>En cela Bastiat ne s'est pas trompé. Il a rendu un immense service à +notre génération, qui s'amusait à écouter les utopies de toute espèce +comme une innocente diversion aux romans-feuilletons. Il a accoutumé +le public à entendre traiter sérieusement les questions sérieuses; il +a réuni autour d'un drapeau, exercé par une lutte de tous les jours, +excité par son exemple, dirigé par ses conseils et sa vive +conversation une phalange jeune et vigoureuse d'économistes, qui s'est +trouvée à son poste de combat et sous les armes, aussitôt que la +révolution de Février a déchaîné l'arrière-ban du socialisme. Quand le +mouvement du libre-échange n'aurait servi qu'à cela, il me semble que +les hommes qui, à différents titres, l'ont provoqué et soutenu +auraient encore suffisamment bien mérité de leur pays.</p> + +<p>Après la révolution de Février, Bastiat se rallia franchement à la +République, tout en comprenant que personne n'y était préparé. Comme +dans l'agitation du libre-échange, il comptait sur la pratique même +des institutions pour y mûrir et façonner les esprits. Le département +des Landes l'envoya comme député à l'Assemblée constituante, puis à la +Législative. Il y siégea à la gauche, dans une attitude pleine de +modération et de fermeté qui, tout en restant un peu isolée, fut +entourée du respect de tous les partis. Membre du comité des finances, +dont il fut nommé huit fois de suite vice-président, il y eut une +influence très-marquée, mais tout intérieure et à huis clos. La +faiblesse croissante de ses poumons lui interdisait à peu près la +<span class="pagenum"><a id="pagexxiii" name="pagexxiii"></a>(p. xxiii)</span> tribune; ce fut souvent pour lui une dure épreuve d'être +ainsi cloué sur son banc. Mais ces discours <i>rentrés</i> sont devenus les +<i>Pamphlets</i>, et nous avons gagné à ce mutisme forcé, des +chefs-d'œuvre de logique et de style. Il lui manquait beaucoup des +qualités matérielles de l'orateur; et pourtant sa puissance de +persuasion était remarquable. Dans une des rares occasions où il prit +la parole,—à propos des incompatibilités parlementaires,—au +commencement de son discours il n'avait pas dix personnes de son +opinion, en descendant de la tribune il avait entraîné la majorité; +l'amendement était voté, sans M. Billault et la commission qui +demandèrent à le reprendre, et en suspendant le vote pendant deux +jours, donnèrent le temps de travailler les votes. Bastiat a défini +lui-même sa ligne de conduite dans une lettre à ses électeurs: «J'ai +voté, dit-il, avec la droite contre la gauche, quand il s'est agi de +résister au débordement des fausses idées populaires.—J'ai voté avec +la gauche contre la droite, quand les griefs légitimes de la classe +pauvre et souffrante ont été méconnus.»</p> + +<p>Mais la grande œuvre de Bastiat, à cette époque, ce fut la guerre +ouverte, incessante, qu'il déclara à tous ces systèmes faux, à toute +cette effervescence désordonnée d'idées, de plans, de formules +creuses, de prédications bruyantes, dont le tohu-bohu nous rappela +pendant quelques mois ce pays Rabelaisien où les paroles dégèlent +toutes à la fois. Le socialisme, longtemps caressé par une grande +partie de la littérature, se dessinait avec une effrayante audace; il +y avait table rase absolue; les bases sociales étaient remises en +question comme les bases politiques. Devant la phraséologie énergique +et brillante de ces hommes habitués <span class="pagenum"><a id="pagexxiv" name="pagexxiv"></a>(p. xxiv)</span> sinon à résoudre, du +moins à remuer profondément les grands problèmes, les +avocats-orateurs, les légistes du droit écrit, les hommes d'État des +bureaux, les fortes têtes du comptoir et de la fabrique, les grands +administrateurs de la routine se trouvaient impuissants, déroutés par +une tactique nouvelle, interdits comme les Mexicains en face de +l'artillerie de Fernand Cortès. D'autre part, les catholiques criaient +à la fin du monde, enveloppant dans un même anathème l'agression et la +défense, le socialisme et l'économie politique, «le vipereau et la +vipère<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a>.» Mais Bastiat était prêt depuis longtemps. Comme un savant +ingénieur, il avait d'avance étudié les plans des ennemis, et +contre-miné les approches en creusant plus profondément qu'eux le +terrain des lois sociales. À chaque erreur, de quelque côté qu'elle +vienne, il oppose un de ses petits livres:—à la doctrine Louis Blanc, +<i>Propriété et loi</i>; à la doctrine Considérant, <i>Propriété et +spoliation</i>; à la doctrine Leroux, <i>Justice et fraternité</i>; à la +doctrine Proudhon, <i>Capital et rente</i>; au comité Mimerel, +<i>Protectionnisme et communisme</i>; au papier-monnaie, <i>Maudit argent</i>; +au manifeste montagnard, <i>l'État</i>, etc. Partout on le trouve sur la +brèche, partout il éclaire et foudroie. Quel malheur et quelle honte +qu'une association intelligente des défenseurs de l'ordre n'ait pas +alors répandu par milliers ces petits livres à la fois si profonds et +si intelligibles pour tous!</p> + +<p>Dans cette lutte—où il faut dire, pour être juste, que notre écrivain +se trouva entouré et soutenu dignement par ses collègues du +libre-échange,—Bastiat apporta dans la polémique une sérénité et un +calme bien remarquables à <span class="pagenum"><a id="pagexxv" name="pagexxv"></a>(p. xxv)</span> cette époque de colère et +d'injures. Il s'irritait bien un peu contre l'outrecuidance de ces +despotiques organisateurs, de ces «pétrisseurs de l'argile humaine;» +il s'attristait profondément de cet entraînement vers les réformes +sociales qui compromettait les réformes politiques encore si mal +assises; mais d'un autre côté il ne méconnaissait pas le côté élevé de +ces aspirations égarées: Toutes les grandes écoles socialistes, +disait-il, ont à leur base une puissante vérité... Le tort de leurs +adeptes, c'est de ne pas savoir assez, et de ne pas voir que le +développement naturel de la société tend bien mieux que toutes leurs +organisations artificielles à la réalisation de chacune de leurs +formules...—Magnifique programme qui indique aux économistes le vrai +terrain de la pacification des esprits. Sa correspondance avec R. +Cobden nous a révélé l'action pleine de grandeur que Bastiat cherchait +à exercer en même temps sur la politique extérieure. Mais une autre +préoccupation l'obsédait, toujours plus vive à mesure que sa santé +s'affaiblissait. Il avait dans la tête, depuis longtemps, «un exposé +nouveau de la science» et il craignait de mourir sans l'avoir formulé. +Il se recueillit enfin pendant trois mois pour écrire le premier +volume des <i>Harmonies</i>. Puisque cette œuvre, tout incomplète +qu'elle soit, est le dernier mot de Bastiat, qu'on nous permette de +chercher à définir l'esprit et la tendance de sa doctrine.</p> + +<p>L'économie politique, en France, a eu, dès son origine, le caractère +d'une sorte de morale supérieure. Les physiocrates lui donnaient pour +objet le <i>bonheur des hommes</i>; ils la nommaient la <i>science du droit +naturel</i>. Le génie anglais, essentiellement positif et pratique, +commença tout de suite par restreindre ce vol ambitieux: en +substituant la considération <span class="pagenum"><a id="pagexxvi" name="pagexxvi"></a>(p. xxvi)</span> de la <i>richesse</i> à celle du +<i>bien-être</i>, et l'analyse des <i>faits</i> à la recherche des <i>droits</i>. Ad. +Smith renferma la science économique dans des limites plus précises +sans doute, mais incontestablement plus étroites. Seulement, Ad. +Smith, en homme de génie qu'il était, ne s'est pas cru obligé de +respecter servilement les bornes qu'il avait posées lui-même; et à +chaque pas sa pensée s'élève du fait à l'idée de l'utile général ou du +juste, aux considérations morales et politiques. Mais sous ses +successeurs, esprits plus ordinaires, on voit la science se +restreindre et se matérialiser de plus en plus. Dans Ricardo surtout +et ses disciples immédiats, l'idée de justice n'apparaît pour ainsi +dire plus.—C'est de cette phase de l'école qu'on a pu dire qu'elle +subordonnait le producteur à la production, et l'homme à la chose. +Aussi faut-il voir avec quelle vivacité le vieux Dupont de Nemours +protestait contre cet abaissement de l'économie politique: «Pourquoi, +disait-il à J.-B. Say, restreignez-vous la science à celle des +richesses? Sortez du comptoir... ne vous emprisonnez pas dans les +idées et la langue des Anglais, peuple sordide qui croit qu'un homme +ne <i>vaut</i> que par l'argent... qui parlent de leur <i>contrée</i> (country) +et n'ont pas dit encore qu'ils eussent une <i>patrie</i>...» Dupont de +Nemours était un peu sévère pour J.-B. Say, dont l'enseignement +économique a été beaucoup plus large et plus élevé que les systèmes +qui avaient de son temps la vogue en Angleterre. Mais tout en +abordant, quand le sujet l'y conduit, les aperçus philosophiques et +moraux, Say n'en persiste pas moins à les considérer, en principe, +comme étrangers à l'économie politique. L'économie politique est, +selon lui, une <i>science de faits</i> et uniquement de faits: <span class="pagenum"><a id="pagexxvii" name="pagexxvii"></a>(p. xxvii)</span> +elle dit <i>ce qui est</i>, elle n'a pas à chercher <i>ce qui devrait être</i>.</p> + +<p>Un savant a parfaitement le droit de se renfermer dans les limites qui +conviennent le mieux à ses forces; mais il ne faut pas qu'il rende la +science elle-même solidaire de sa modestie, et qu'il l'entraîne à une +abdication. La science doit être ambitieuse; si elle craint d'empiéter +sur ses voisins, elle risque de laisser inoccupée une partie de ses +domaines. Il ne nous est nullement démontré qu'il soit possible ou +utile de séparer les études sociales en deux branches +distinctes,—l'une qui serait la simple analyse des résultats de la +pratique établie,—l'autre qui en discuterait les causes théoriques, +le but final, la légitimité; mais quand même on admettrait ainsi une +science du <i>fait</i> et une science du <i>droit</i>, il n'en est pas moins +vrai que, puisqu'à côté de l'enseignement économique aucune science +classée, aucun groupe d'hommes spéciaux ne s'occupait de rechercher la +raison et le droit des faits sociaux, c'était à l'économie politique à +prendre—ne fût-ce que provisoirement—cette position importante. Du +moment qu'elle la laissait vide, il était évident qu'une rivale +viendrait s'y établir, et qu'une protestation dangereuse battrait le +fait avec l'idée du droit. Conformément au génie comme aux traditions +nationales, cette protestation devait éclater surtout en France. Ce +fut le <i>socialisme</i>. La fin de non-recevoir qu'il opposait à +l'économie politique était spécieuse. «Le mal, disait-il, est dans les +faits humains à côté du bien; votre science se borne à catégoriser ces +faits, sans les soumettre au contrôle préalable du droit; par +conséquent vos formules contiennent le mal comme le bien; elles ne +sont, à nos yeux, que le mal mis en théories, érigé en axiomes absolus +et immuables.» Si le socialisme eût ajouté: «Nous allons vérifier vos +formules <span class="pagenum"><a id="pagexxviii" name="pagexxviii"></a>(p. xxviii)</span> à la lumière du juste,» il n'y aurait pas eu un +mot à lui répondre, et l'économie politique lui eût tendu la main. +Mais, passionné et exclusif comme toutes les réactions, le socialisme +nia au lieu de contrôler. On s'était contenté d'étudier, au point de +vue de l'utile, les résultats de la propriété, de l'intérêt, de +l'hérédité, de la concurrence, etc., en les prenant comme faits +acceptés et sans discuter leur raison d'être et leur justice;—le +socialisme nia au point de vue du juste et attaqua comme illégitimes +la propriété, l'intérêt, l'héritage, la concurrence, etc. On s'était +un peu trop borné à décrire ce qui est;—il se borna à décrire ce qui, +dans ses rêves d'organisation nouvelle, devait être. On avait, +disait-on, écrasé l'homme sous les choses et les faits;—par une sorte +de vengeance, il écrasa sous ses pieds les faits et les choses pour +remettre l'homme à son rang.</p> + +<p>Dans cette situation, qu'y avait-il à faire, pour opérer la +réconciliation des esprits? Évidemment, il fallait réunir et fondre +ensemble les deux aspects distincts du <i>fait</i> et du <i>droit</i>; revenir à +la formule des physiocrates, à <i>la science des faits au point de vue +du droit naturel</i>; soumettre la pratique au contrôle du juste; faire +du socialisme savant et consciencieux; prouver que <i>ce qui est</i>, dans +son ensemble actuel et surtout dans sa tendance progressive, est +conforme à <i>ce qui doit être</i> selon les aspirations de la conscience +universelle.</p> + +<p>Voilà ce qu'a voulu faire Bastiat, et ce qu'il a fait, autant du moins +qu'il l'a pu dans un livre inachevé. Il a passé en revue les +phénomènes économiques et les formes fondamentales de nos sociétés +modernes: en les examinant au triple point de vue de l'intérêt +particulier, de l'intérêt général, et de la justice, il a montré que +les trois aspects <span class="pagenum"><a id="pagexxix" name="pagexxix"></a>(p. xxix)</span> concordaient. Au-dessus des divergences +d'intérêts qu'on aperçoit d'abord entre le producteur et le +consommateur, le capitaliste et le salarié, celui qui possède et celui +qui ne possède pas, etc., il a fait voir qu'il existe des lois +prédominantes d'équilibre et d'unité qui associent ces intérêts et +englobent ces oppositions secondaires dans une harmonie supérieure. En +sorte que «le bien de chacun favorise le bien de tous, comme le bien +de tous favorise le bien de chacun;» et que «le résultat naturel du +mécanisme social est une élévation constante du niveau physique, +intellectuel et moral pour toutes les classes, avec une tendance à +l'égalisation,»—développement qui n'a d'autre condition que le champ +laissé à la recherche et à l'action, c'est-à-dire <i>la liberté</i>.</p> + +<p>Pour caractériser plus nettement la grande et belle position prise par +Bastiat, nous avons supprimé des transitions et des nuances. Il est +essentiel de les rétablir; sans quoi il semblerait que Bastiat a créé +une science nouvelle, tandis qu'il n'a prétendu, comme il le dit, que +présenter un exposé nouveau d'une science déjà formée. Il faut donc +faire remarquer que ses devanciers avaient déjà bien préparé son +terrain, soit par leurs savantes analyses des phénomènes qu'il n'a eu +le plus souvent qu'à rappeler, soit en s'élevant eux-mêmes aux +considérations de l'<i>intérêt général</i>,—notion beaucoup moins éloignée +qu'on ne pense de celle du <i>juste</i>. Il faut dire que, sans être aussi +hautement formulée, l'idée des grandes lois sociales a été de tout +temps en germe dans la pensée des économistes, et que la fameuse +devise du <i>laisser passer</i> n'est au fond qu'une affirmation de la +gravitation naturelle des intérêts vers l'ordre et le progrès. Enfin +il faut ajouter, pour rendre justice à <span class="pagenum"><a id="pagexxx" name="pagexxx"></a>(p. xxx)</span> deux hommes que +Bastiat a reconnus comme ses maîtres, que Ch. Comte et M. Dunoyer +avaient, avant lui, déjà ramené très-sensiblement la science vers le +point de vue élevé des physiocrates:—le premier, en soumettant au +contrôle du droit naturel les formes diverses de la législation et de +la propriété;—le second, en introduisant hardiment les fonctions de +l'ordre intellectuel et moral dans le champ des études économiques.</p> + +<p>C'est là précisément l'excellence du point de vue de Bastiat, qu'il se +rattache aux meilleures traditions, tout en ouvrant des perspectives +nouvelles. «Les sciences, pour employer une de ses expressions, ont +une croissance comme les plantes;» il n'y a pas d'idées neuves, il n'y +a que des idées développées; et l'initiateur est celui qui formule en +un principe net et absolu des traditions hésitantes et incomplètes, +celui qui fait un système d'une tendance. Bastiat, d'ailleurs, ne +s'est pas borné à affirmer son principe dans toute sa généralité, sans +exceptions ni réserves,—chose neuve déjà et hardie. Pour proclamer +l'harmonie parfaite des lois économiques, il a fallu qu'il la fît en +quelque sorte lui-même, en supprimant des dissonances, en rectifiant +des erreurs appuyées de noms célèbres. Il a fallu dissiper la +confusion établie entre la valeur et l'utilité,—l'utilité qui est le +but et le bien,—la valeur, qui représente l'obstacle et le mal; +asseoir solidement ce beau principe de la gratuité absolue du concours +de la nature; attaquer toute cette théorie qui entachait la propriété +foncière d'une accusation de monopole aggravateur du prix; débarrasser +la loi du Progrès de cette effrayante perspective du renchérissement +de la subsistance et de l'épuisement du sol, etc., etc.;—toutes +choses qui peuvent paraître <span class="pagenum"><a id="pagexxxi" name="pagexxxi"></a>(p. xxxi)</span> simples maintenant, mais qui +alors ont été critiquées pour leur hardiesse extraordinaire.</p> + +<p>Du reste, à notre sens, ce qu'il y a de plus grand encore dans le +livre de Bastiat, c'est l'idée de l'<i>harmonie</i> elle-même: idée qui +répond éminemment au travail secret d'unité dans les sciences que +poursuit notre époque, et qui a plutôt le caractère d'une intuition et +d'un acte de foi que d'une déduction scientifique. C'est comme un +cadre immense dans lequel chaque étude partielle des lois sociales +peut et doit venir se classer infailliblement. Bastiat aurait manqué +son livre, qu'il nous semble qu'avec sa donnée seule, ce livre se +serait fait tôt ou tard. Il est permis de croire qu'en le commençant +il n'en voyait pas toute la portée. Il avait sans doute rassemblé +d'abord quelques aperçus principaux; puis les vérités se sont attirées +l'une l'autre; chaque rapport nouveau ouvrait de nouvelles équations, +chaque groupe <i>harmonisé</i> ou identifié se résolvait en une synthèse +supérieure. De sorte que les points de vue allaient en s'agrandissant +toujours, et que Bastiat, à la fin, a dû se sentir écrasé, comme il le +dit lui-même, par la masse des harmonies qui s'offraient à lui. Une +note posthume très-précieuse nous indique comment cette extension de +son sujet l'avait conduit à l'idée de refondre complétement tout +l'ouvrage. «J'avais d'abord pensé, dit-il, à commencer par +l'exposition des <i>Harmonies économiques</i>, et par conséquent ne traiter +que des sujets purement économiques: valeur, propriété, richesse, +concurrence, salaire, population, monnaie, crédit, etc. Plus tard, si +j'en avais eu le temps et la force, j'aurais appelé l'attention du +lecteur sur un sujet plus vaste: les <i>Harmonies sociales</i>. C'est là +que j'aurais parlé de la <i>constitution humaine</i>, <span class="pagenum"><a id="pagexxxii" name="pagexxxii"></a>(p. xxxii)</span> du <i>moteur +social</i>, de la <i>responsabilité</i>, de la <i>solidarité</i>, etc... L'œuvre +ainsi conçue était commencée quand je me suis aperçu qu'il était mieux +de fondre ensemble que de séparer ces deux ordres de considérations. +Mais alors la logique voulait que l'étude de l'homme précédât les +recherches économiques. Il n'était plus temps...»</p> + +<p>Il n'était plus temps en effet! Bastiat ne s'était décidé à écrire les +<i>Harmonies</i> que parce qu'il commençait à sentir que ses jours étaient +comptés. On le devine à l'entassement tumultueux d'idées du dernier +chapitre<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a> et aux plaintes qui lui échappent sur le temps qui lui +manque. Tout en continuant à jeter au courant des discussions du jour +quelques-unes de ses belles pages,—comme la polémique avec Proudhon +dans la <i>Voix du Peuple</i>, la <i>Loi</i>, <i>Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit +pas</i>, l'article <i>Abondance</i>, pour le <i>Dictionnaire de l'économie +politique</i>, il préparait avec une ardeur fébrile les ébauches du +second volume des <i>Harmonies</i>. Il ne voulut pas s'attarder à réparer +dans le repos ses forces épuisées; il mit tout son enjeu sur un dé, il +crut qu'il pourrait peut-être gagner de vitesse sur les progrès du +mal, et arriver par un élan suprême à ne tomber qu'au but... Dans ce +steeple-chase désespéré contre la mort, il a perdu.</p> + +<p>Quand un homme, à l'âge de quarante-cinq ans, brise d'un seul coup +tous les liens de son passé, comme l'a fait Bastiat, et, sans l'ombre +d'ambition, se jette d'une solitude méditative dans l'ardente +atmosphère de l'action, vous pouvez être sûr que cet homme ne +s'arrêtera plus que dans <span class="pagenum"><a id="pagexxxiii" name="pagexxxiii"></a>(p. xxxiii)</span> la tombe. Il y a quelque chose de +plus terrible cent fois, de plus implacable au repos que l'ambition +même: c'est le fanatisme de l'idée, c'est le sentiment d'une mission. +Chez l'ambitieux, l'égoïsme veille et ménage ses ressources; chez +l'homme que domine l'idée, le moi est foudroyé, il n'avertit plus par +sa résistance de l'épuisement des forces. Une volonté supérieure +s'installe en souveraine dans sa volonté, une sorte de conscience +étrangère dans sa conscience: c'est le <i>devoir</i>. Il se dresse sur la +dernière marche de sa vie passée, comme l'ange au glaive de feu sur le +seuil de l'Eden; il ferme la porte sur les rêves de bonheur et de +paix. Désormais, proscrit, tu n'as plus de chez toi; tu ne rentreras +plus dans l'indépendance intime de ta pensée, tu ne reviendras plus te +délasser dans l'asile de ton cœur; tu ne t'appartiens pas, tu es la +chose de ton idée;—vivant ou mourant, ta mission te traînera.</p> + +<p>Or la mission que Bastiat s'était donnée, ou plutôt que les événements +lui imposèrent, était au-dessus des forces humaines. Bastiat, par le +malheur d'une organisation trop riche, était à la fois homme de +théories avancées, génie créateur,—et homme d'action extérieure, +esprit éminemment vulgarisateur et propagandiste. Il eût fallu opter +entre les deux rôles. On peut être à la rigueur Ad. Smith et R. Cobden +tour à tour; mais à la fois et en même temps, non. Ad. Smith n'a pas +essayé de jeter aux masses les vérités nouvelles qu'il creusait +lentement dans sa retraite, et R. Cobden n'a fait passer dans +l'opinion publique et les faits que des axiomes anciens et acceptés de +longue date par la science. Bastiat, lui, a jeté dans le tumulte des +discussions publiques les lambeaux de sa doctrine propre, et c'est au +milieu de l'action qu'il a eu l'air d'improviser un <span class="pagenum"><a id="pagexxxiv" name="pagexxxiv"></a>(p. xxxiv)</span> +système. Défricher les terrains vierges de la science pure, porter en +même temps la hache au milieu de la forêt des préjugés +gouvernementaux, et labourer en pleine révolution l'opinion publique, +le sol le plus ingrat, le plus tourmenté, le plus impropre à une +moisson prochaine, c'était faire triplement le métier de pionnier;—et +l'on sait que ce métier-là est mortel.</p> + +<p>Tant qu'on ne s'agita qu'autour du libre-échange, comme il y avait là +un symbole commun et un drapeau reconnu, Bastiat se trouva aidé et +soutenu vigoureusement; et contre la résistance de l'ignorance, des +préjugés et des intérêts égoïstes, la lutte, en dépit de quelques +tiraillements, fut possible. Mais quand arriva le socialisme et la +grande bataille où l'on n'avait plus le temps de s'entendre d'avance, +quand Bastiat fut entraîné par l'urgence du péril à combattre à sa +manière, et à jeter de plus en plus dans la mêlée ses idées à +lui,—idées presque aussi neuves pour ses alliés que pour ses +adversaires,—il se trouva dans la position d'un chef qui, au milieu +du feu, changerait l'armement et la tactique de son parti: tout en +admirant sa nouvelle manière de faire, on se contenta de le regarder; +et plus il s'avançait ainsi, plus il se trouvait seul. Or la +collectivité est indispensable aux succès d'opinion et à l'effet sur +les masses: un homme qui combat isolé ne peut que mourir +admirablement. Quand les <i>Harmonies</i> parurent et mirent plus au jour +les vues nouvelles que les <i>Sophismes</i> et les <i>Pamphlets</i> avaient +seulement fait pressentir, il se fit un silence froid dans l'école +déroutée, et la plupart des économistes se prononcèrent contre les +idées de Bastiat.</p> + +<p>Cet abandon lui fut très-sensible, mais il ne s'en étonna ni ne s'en +plaignit: il se sentait trop près de sa fin pour <span class="pagenum"><a id="pagexxxv" name="pagexxxv"></a>(p. xxxv)</span> laisser un +adieu de reproche à ses anciens compagnons de travaux, restés unis à +lui par le cœur, sinon par les idées. D'autres chagrins se +joignaient à la pensée de son œuvre incomprise et inachevée; la +mort avait fauché dans sa famille pendant son absence, la politique +amoncelait de sombres nuages, et de ce côté-là encore il voyait +l'opinion égarée tourner contre lui. Il n'avait plus la force ni le +désir de lutter. Son esprit commençait à entrer dans cette région plus +haute de suprême bienveillance, dans ce jour crépusculaire triste et +doux qui assouplit les contours heurtés et adoucit les oppositions de +couleur. «Nous autres souffreteux, écrivit-il à un de ses amis, nous +avons, comme les enfants, besoin d'indulgence: car plus le corps est +faible, plus l'âme s'amollit, et il semble que la vie à son premier, +comme à son dernier crépuscule, souffle au cœur le besoin de +chercher partout des attaches. Ces attendrissements involontaires sont +l'effet de tous les déclins: fin du jour, fin de l'année, demi-jour +des basiliques, etc. Je l'éprouvais hier, sous les sombres allées des +Tuileries... Ne vous alarmez cependant pas de ce diapason élégiaque. +Je ne suis pas Millevoye, et les feuilles, qui s'ouvrent à peine, ne +sont pas près de tomber. Bref, je ne me trouve pas plus mal, mais +seulement plus faible, et je ne puis plus guère reculer devant la +demande d'un congé. C'est en perspective une solitude encore plus +solitaire. Autrefois je l'aimais; je savais la peupler de lectures, de +travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de +violoncelle. Maintenant, tous ces vieux amis me délaissent, même la +fidèle compagne de l'isolement, la méditation. Ce n'est pas que ma +pensée sommeille. Elle n'a jamais été plus active; à chaque instant +elle saisit de nouvelles harmonies, et il semble que <span class="pagenum"><a id="pagexxxvi" name="pagexxxvi"></a>(p. xxxvi)</span> le +livre de l'humanité s'ouvre devant elle. Mais c'est un tourment de +plus, puisque je ne puis transcrire aucune page de ce livre mystérieux +sur un livre plus palpable...»</p> + +<p>Dès le printemps de 1850, en effet, la maladie de poitrine contre +laquelle il se débattait depuis longtemps avait fait des progrès +graves. Les eaux des Pyrénées, qui l'avaient sauvé plusieurs fois, +aggravèrent son mal. L'affection se porta au larynx et à la gorge: la +voix s'éteignit, l'alimentation, la respiration même devinrent +excessivement douloureuses. Au commencement de l'automne, les médecins +l'envoyèrent en Italie. Au moment où il y arrivait, le bruit prématuré +de sa mort s'était répandu, et il put lire dans les journaux les +phrases banales de regret sur la perte du «grand économiste» et de +«l'illustre écrivain.» Il languit quelque temps encore à Pise, puis à +Rome. Ce fut de là qu'il envoya sa dernière lettre au <i>Journal des +Économistes</i><a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. M. Paillottet, qui avait quitté Paris pour aller +recueillir les dernières instructions de son ami, nous a conservé un +journal intéressant de la fin de sa vie<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>. Cette fin fut d'un calme +et d'une sérénité antiques. Bastiat sembla y assister en spectateur +indifférent, causant, en l'attendant, d'économie politique, de +philosophie et de religion. Il voulut mourir en chrétien: «J'ai pris, +disait-il simplement, la chose par le bon bout et en toute humilité. +Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant autour de moi, +je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans +la foi chrétienne; je suis bien aise de me trouver en communion avec +cette portion du genre humain.» Son intelligence <span class="pagenum"><a id="pagexxxvii" name="pagexxxvii"></a>(p. xxxvii)</span> conserva +jusqu'au bout toute sa lucidité. Un instant avant d'expirer, il fit +approcher, comme pour leur dire quelque chose d'important, son cousin +l'abbé de Monclar et M. Paillottet. «Son œil, dit ce dernier, +brillait de cette expression particulière que j'avais souvent +remarquée dans nos entretiens, et qui annonçait la solution d'un +problème.» Il murmura à deux fois: <i>La vérité</i>... Mais le souffle lui +manqua, et il ne put achever d'expliquer sa pensée. Goethe, en +mourant, demandait <i>la pleine lumière</i>, Bastiat saluait <i>la vérité</i>. +Chacun d'eux, à ce moment suprême, résumait-il l'aspiration de sa +vie,—ou proclamait-il sa prise de possession du but? Était-ce le +dernier mot de la question—ou le premier de la réponse? l'adieu au +rêve qui s'en va—ou le salut à la réalité qui arrive?...</p> + +<p>Bastiat mourut le 24 décembre 1850, âgé de quarante-neuf ans et six +mois. On lui fit, à l'église de Saint-Louis des Français, de pompeuses +funérailles. C'est en 1845 qu'il était venu à Paris; sa carrière +active d'économiste n'a donc embrassé guère plus de cinq ans.</p> + +<p>F. Bastiat était de taille moyenne; mince et maigre, il était doué +d'une force physique que son extérieur ne semblait pas annoncer; dans +sa jeunesse, il passait pour le meilleur coureur du pays basque. Sa +figure était agréable, la bouche extrêmement fine, l'œil doux et +plein de feu sous un sourcil épais, le front carré largement encadré +d'une forêt de longs cheveux noirs. Sa conversation était celle d'un +homme qui comprend tout et qui s'intéresse à tout, vive, variée, sans +prétention, colorée de l'accent comme de l'esprit méridional. Jamais +il ne causait d'économie politique le premier, jamais non plus il +n'affectait d'éviter ce sujet, quel que fût le rang ou l'éducation de +son <span class="pagenum"><a id="pagexxxviii" name="pagexxxviii"></a>(p. xxxviii)</span> interlocuteur. Dans les discussions sérieuses, il +était modeste, conciliant, plein d'aménité dans sa fermeté de +convictions. Rien dans sa parole ne sentait le discours ou la leçon. +En général, son opinion finissait par entraîner l'assentiment général; +mais il n'avait pas l'air de s'apercevoir de son influence. Ses +manières et ses habitudes étaient d'une extrême simplicité. Comme les +hommes qui vivent dans leur pensée, il avait quelque chose souvent de +naïf et de distrait: L. Leclerc l'appelait <i>le La Fontaine de +l'économie politique</i>. Il convenait en riant qu'il n'avait jamais été +de la rue de Choiseul au Palais-Royal sans se tromper de chemin. Un +jour qu'il était parti pour aller faire un discours à Lyon, il se +trouvait débarqué dans un cabaret au fond des Vosges. Pour tout ce qui +s'appelle affaires, il était d'un laisser-aller d'enfant. Sa bourse +était ouverte à tout venant, quand il était en fonds; il n'y a pas +d'auteur qui ait moins tiré parti de ses livres. Le détail matériel +des choses lui était antipathique; jamais il n'a su prendre une +précaution pour sa santé; jamais il n'a voulu s'occuper d'une annonce +ou d'un compte-rendu pour ses ouvrages. Il était si ennemi du +charlatanisme en tout, il craignait tellement d'engager son +indépendance dans l'engrenage des coteries, qu'après cinq ans de +séjour à Paris, il ne connaissait pas un des écrivains de la presse +quotidienne. Aussi les <i>comptes-rendus</i> de journaux sur les livres de +Bastiat sont-ils extrêmement rares. Le <i>Journal des économistes</i>, +lui-même, attendit six mois avant de parler des <i>Harmonies</i>, et son +article ne fut qu'une réfutation.</p> + +<p>Nous avons déjà dit, je crois, que Bastiat écrivait avec une extrême +facilité. On le devine à la netteté remarquable de ses manuscrits, où +la plume semble, la plupart du temps, <span class="pagenum"><a id="pagexxxix" name="pagexxxix"></a>(p. xxxix)</span> avoir couru de toute +sa vitesse. Peut-être le travail préalable qui se faisait dans sa tête +était-il long et pénible; mais je crois plutôt que c'était une de ces +intelligences saines qui tournent naturellement du côté de la lumière, +comme certaines fleurs vers le soleil, et que la vérité lui était +facile, comme aux natures honnêtes la vertu. Il est certain cependant +que Bastiat se préoccupait de la forme... à sa manière. Nous avons vu, +dans ses cahiers, un de ses <i>Sophismes</i>, entre autres, refondu +entièrement trois fois,—trois morceaux aussi finis l'un que l'autre, +mais très-différents de ton. La première manière, la plus belle à mon +avis, c'était la déduction scientifique, ferme, précise, +magistrale;—la seconde offrait déjà quelque chose de plus effacé dans +la tournure et de plus bourgeois, une causerie terre à terre, +débarrassée des mots techniques et à la portée du commun des +lecteurs;—la troisième, enfin, encadrait tout cela dans une forme un +peu légère, un dialogue ou une petite scène demi-plaisante. La +première, c'était Bastiat écrivant pour lui, se parlant ses idées;—la +dernière, c'était Bastiat écrivant pour le public ignorant ou +distrait, émiettant le pain des forts pour le faire avaler aux +faibles. Un écrivain ordinaire ne se donne pas tant de peine pour +s'amoindrir et ne s'efface pas ainsi volontairement pour faire passer +son idée: il faut pour cela cette souveraine préoccupation du but qui +caractérise l'apôtre.</p> + +<p>Il ne nous appartient pas de préjuger le rang que la postérité +assignera à Bastiat. M. M. Chevalier a placé hautement les <i>Harmonies</i> +à côté du livre immortel d'Ad. Smith. Tout récemment, R. Cobden a +exprimé la même opinion. Pour nous, en cherchant à mettre cette +simple et noble <span class="pagenum"><a id="pagexl" name="pagexl"></a>(p. xl)</span> figure sur un piédestal, nous craindrions de +faire quelque maladresse. Et puis, nous l'avouons, il nous semble +qu'un éloge trop cru blesserait encore cet homme que nous avons connu +si désintéressé de lui-même, qui ne s'est jamais mis en avant que pour +être utile et n'a brillé que pour éclairer. Tout ce que nous pouvons +dire, c'est que les idées neuves et d'abord contestées de son système +ont fait leur chemin depuis sa mort, et que, sans parler de l'école +américaine, des économistes marquants, en Angleterre, en Écosse, en +Italie, en Espagne et ailleurs, professent hautement et enseignent ses +opinions. Et s'il est certain que le caractère matériel, en quelque +sorte, de la vérité, dans une doctrine comme dans une religion, est la +puissance du prosélytisme qu'elle possède, on peut dire que la +doctrine de Bastiat est vraie: car les nombreux convertis qui passent +aujourd'hui à l'économie politique, y vont à peu près tous par Bastiat +et sous son patronage. Son œuvre de propagande se poursuit et se +poursuivra longtemps encore après lui:—c'est la seule espèce +d'immortalité qu'il ait ambitionnée.</p> + +<p>Bastiat était tout simplement une belle intelligence éclairée par un +admirable cœur, un de ces grands <i>pacifiques</i> auxquels, selon la +parole sacrée, le monde finit toujours par appartenir. Nous préférons +hautement ces hommes-là aux génies solitaires et aux penseurs +sibyllins. Ce ne sont, en effet, ni les idées ni les systèmes qui nous +manquent aujourd'hui, mais le trait d'union et le lien d'harmonie. La +masse incohérente des matériaux épars de l'avenir ressemble à ces +gangues où le métal précieux abonde, mais disséminé dans la boue. Ce +qu'il faut à notre siècle, c'est l'aimant qui rassemblera le fer +autour de lui, c'est la goutte de mercure, qui, promenée à travers le +mélange, s'assimilera <span class="pagenum"><a id="pagexli" name="pagexli"></a>(p. xli)</span> les parcelles d'or et d'argent. Or, ce +rôle assimilateur nous paraît éminemment réservé aux natures +sympathiques qui ont soif du bien et du vrai et vont le cherchant +partout, aux hommes de foi plutôt encore que de science.</p> + +<p>Voilà pourquoi nous souhaitons à notre pays des hommes comme Bastiat, +et des vérités comme la doctrine de <i>l'Harmonie</i>, de ces vérités +simples et fécondes qu'on ne découvre et qu'on ne perçoit qu'avec +<i>l'esprit de son cœur</i>, comme a dit de Maistre—<i>mente cordis sui.</i></p> + +<p class="right10 smcap">R. DE FONTENAY.</p> + +<hr class="hr20"> + +<p>Voici quelques extraits du journal de M. Paillottet, qui sont le +complément naturel de cette notice:</p> + +<div class="quote"> +<p class="center">NEUF JOURS PRÈS D'UN MOURANT.</p> + + <p>Le 16 décembre, vers midi, j'arrive chez lui, je le vois. Nous + nous embrassons, mais à son premier mouvement tout affectueux + succède une impression chagrine. Sa figure s'attriste, et il + murmure, en élevant les mains: «Est-il possible que vous ayez + fait un si long voyage? Quelle folie!»</p> + + <p>Pendant cette première entrevue je le trouvai, à ma grande + surprise, impatient, irritable... Comme je voulais lui éviter la + peine de monter un étage, à l'aide d'une précaution que j'aurais + prise, il me dit: «Je ne puis pas souffrir qu'on s'occupe de + moi.» Il lui répugne d'être vu pendant qu'il boit et mange, à + cause des efforts pénibles qu'exige de lui l'inglutition. + Toutefois cette répugnance ne paraît pas exister vis-à-vis des + étrangers. Ainsi à 2 heures ½ il entre au café prendre un verre + de sirop et ne veut pas que je l'accompagne.</p> + + +<p class="center smaller">17 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> 1850</p> + + <p>... En rentrant chez lui, il me parle de la seconde édition du + premier volume des <i>Harmonies</i>, puis du second volume qu'il + <span class="pagenum"><a id="pagexlii" name="pagexlii"></a>(p. xlii)</span> lui est impossible d'achever. Sur le chapitre des + salaires, qui était déjà fort avancé quand il a quitté Paris, il + me dit: «Si jamais on publie cela, il faudra bien expliquer que + ce n'est qu'un premier jet. J'aurais voulu refaire en entier ce + chapitre.»</p> + + <p>Il trouve un éclair de gaieté en me racontant les singulières + conventions qu'il avait faites avec son hôtesse. Celle-ci avait + par rapport à lui la double qualité de propriétaire et de + domestique. Le mobilier et la batterie de cuisine étaient à elle. + Lorsqu'elle brisait un ustensile quelconque dans ses fonctions de + domestique, comme propriétaire elle en réclamait aussitôt le prix + et se faisait payer par lui. Elle avait aussi l'art de maintenir + le chiffre de la dépense quotidienne au même taux, bien que les + consommations du malade allassent toujours diminuant...</p> + + <p>... Ce second jour les impatiences furent moins marquées... «À + quelle heure viendrez-vous demain?» me demanda-t-il lorsque je le + quittai.</p> + + <p>Je suis convenu avec l'abbé de Monclar que je tiendrai compagnie + à notre malade depuis onze heures du matin jusqu'à l'heure du + dîner; l'abbé lui consacre le commencement et la fin de la + journée.</p> + +<p class="center smaller">18 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span>.</p> + + <p>En arrivant près de lui, je lui remets quelques exemplaires de la + réimpression des <i>Incompatibilités parlementaires</i>, et lui + explique que je viens de les retirer du ministère de l'Intérieur + des États Romains.</p> + + <p>Voici ce qui m'était arrivé pour ces brochures. Les douaniers de + Civita-Vecchia les avaient extraites de mon sac de voyage et + envoyées à la police. Je les croyais perdues, quand, passant ce + matin devant le magasin du libraire Merle,... je vois exposés en + vente plusieurs pamphlets de Bastiat. J'entre et demande à Merle + s'il a les <i>Incompatibilités parlementaires</i>: «Pas encore, + répond-il, mais je ne tarderai sans doute pas; car cet écrit + vient d'être réimprimé! Je le sais, à telles enseignes que les + douaniers de Civita-Vecchia ont été assez stupides, ces jours-ci, + pour en saisir une demi-douzaine d'exemplaires à un voyageur + français.»—«Comment donc êtes-vous si bien informé? repris-je; + je suis le voyageur dont vous faites mention.» Alors Merle + m'apprend <span class="pagenum"><a id="pagexliii" name="pagexliii"></a>(p. xliii)</span> qu'il tenait la nouvelle de ma mésaventure + du comte Z..., attaché au ministère de l'Intérieur. Le comte Z... + avait blâmé le procédé des douaniers, et ajouté que, si le + propriétaire se présentait pour réclamer ces brochures, elles lui + seraient immédiatement rendues. Sur ces explications, je m'étais + empressé d'aller à Monte-Cavallo, où un employé fort poli, après + m'avoir adressé beaucoup d'excuses sur ce qui s'était passé, + m'avait remis toutes mes brochures, moins une. Cette dernière ne + pouvait m'être rendue qu'un peu plus tard, parce que Monseigneur, + qui était alors absent, en avait commencé la lecture, curieux de + connaître cette production d'un auteur qu'il avait en grande + estime. Le même employé, me montrant sur la couverture d'un + pamphlet la liste imprimée des divers écrits de Bastiat, posa + l'index sur les mots <i>Harmonies économiques</i>, et dit: «Voilà un + bien bel ouvrage.»</p> + + <p>J'informai de cette particularité mon cher malade, en ajoutant + que très-certainement en France, au ministère de l'Intérieur, ses + œuvres étaient moins connues que dans les bureaux de + Monte-Cavallo.</p> + + <p>Par un fort beau temps, nous prenons une voiture.... Il veut me + servir de cicerone, et m'expliquer les monuments antiques; mais + j'obtiens qu'il se taise jusqu'à ce que nous descendions de + voiture... Il m'entretient beaucoup de son projet de rentrer en + France, d'un domestique, nommé Dargeau, qu'il fait venir de son + pays, pour s'assurer ses soins éprouvés, et m'interroge sur la + durée probable de mon séjour à Rome. Je me garde bien de lui dire + que je m'en irai probablement le lendemain de son départ.</p> + + <p>... Quand nous sommes rentrés chez lui, il me parle de mettre en + ordre ses ébauches. Il voudrait bien me dicter quelques + indications importantes et notamment sur le sujet de la + population... L'article qu'il a publié, il y a quatre ans + environ, dans le <i>Journal des Économistes</i>, lui paraît incomplet + et à refaire. La principale objection contre la théorie de + Malthus n'y est pas exposée.</p> + + <p>Les impatiences ont disparu.</p> + +<p class="center smaller">19 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span>.</p> + + <p>Je le trouve bien fatigué!.... Nous sortons un peu tard, et + rentrons bientôt après....</p> + + <p><span class="pagenum"><a id="pagexliv" name="pagexliv"></a>(p. xliv)</span> Il monte son escalier plus péniblement que de coutume. + Quand enfin il est assis sur son canapé, je remarque que sa + respiration est plus difficile que la veille. Des bruits sourds + et de mauvais augure grondent dans sa poitrine oppressée. Il se + remet cependant un peu, et entame le chapitre de l'Économie + politique.</p> + + <p>«Un travail bien important à faire pour l'Économie politique, me + dit-il, c'est d'écrire l'histoire de la spoliation. C'est une + longue histoire, dans laquelle, dès l'origine, apparaissent les + conquêtes, les migrations de peuples, les invasions, et tous les + funestes excès de la force aux prises avec la justice.»</p> + + <p>«De tout cela il reste aujourd'hui encore des traces vivantes, et + c'est une grande difficulté pour la solution des questions posées + dans notre siècle. On n'arrivera pas à cette solution tant qu'on + n'aura pas bien constaté en quoi et comment l'injustice, faisant + sa part au milieu de nous, s'est impatronisée dans nos mœurs + et dans nos lois.»</p> + + <p>..... Il m'entretient de plusieurs de nos amis de Paris, sujet + sur lequel il s'arrête volontiers; puis, se préoccupant de mon + dîner, il me renvoie après m'avoir dit: «Puisque vous avez fait + ce long voyage, je suis bien aise maintenant que vous soyez ici.»</p> + +<p class="center smaller">20 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span>.</p> + + <p>En arrivant près de lui à l'heure accoutumée, je lui demande la + permission de le quitter pour aller à l'ambassade où je me suis + déjà rendu en vain ce matin. J'ai trois lettres pour la France à + remettre à une personne que je n'ai pas rencontrée. Cette demande + le contrarie, et l'abbé de Monclar, qui était sur le point de + sortir, se charge de faire tenir mes lettres à l'ambassade.</p> + + <p>Dès que nous sommes seuls, il me dit: «Vous ne devineriez jamais + ce que j'ai fait ce matin.» Inquiet et le soupçonnant d'une + imprudence, je conjecturai qu'il avait écrit. «Non, reprit-il, + cela m'eût été, cela m'est impossible. Voici ce que j'ai fait, je + me suis confessé. Je veux <i>vivre</i> et mourir dans la religion de + mes pères. Je l'ai toujours aimée, quoique je n'en suivisse pas + les pratiques extérieures.» Ce mot de <i>vivre</i> n'était employé là + que par ménagement pour moi. Je lui rappelai qu'en 1848 il + m'avait dit, en parlant de Jésus-Christ: «Il est impossible + d'admettre <span class="pagenum"><a id="pagexlv" name="pagexlv"></a>(p. xlv)</span> qu'un mortel ait pu avoir, de l'humanité et + des lois qui la régissent, une connaissance aussi profonde que + celle qui est dans l'Évangile.»</p> + + <p>Il me propose de prendre ses ébauches économiques dans sa malle; + car le temps menaçait, et il n'eût pas été prudent de sortir. Je + savais, d'ailleurs, dès la veille au soir, qu'aux yeux du docteur + Lacauchie il déclinait d'une manière rapide.</p> + + <p>Je pris les papiers, et commençai à les compulser, assis près de + lui, interrompant ma tâche au moindre signe pour prêter l'oreille + à ce qu'il voulait me dire.</p> + + <p>...... Voici une recommandation... sur laquelle il a beaucoup + insisté. «Il faut traiter l'économie politique au point de vue du + <i>consommateur</i>. Tous les phénomènes économiques, que leurs effets + soient bons ou qu'ils soient mauvais, se résolvent, à la fin de + leur évolution, par des avantages ou des préjudices pour les + consommateurs. Ces mêmes effets ne font que glisser sur les + producteurs, dont ils ne peuvent affecter les intérêts d'une + manière durable.»</p> + + <p>«Le progrès de la civilisation doit amener les hommes à se placer + à ce point de vue et à calculer leur intérêt de consommateurs + plutôt que leur intérêt de producteurs. On voit déjà ce progrès + s'opérer en Angleterre, et des ouvriers s'y occuper moins de + l'élévation de leur salaire que de l'avantage d'obtenir à bas + prix tous les objets qu'ils consomment.»</p> + + <p>Il m'a répété que c'était là un point capital, et j'étais étonné + de la profondeur comme de la lucidité de ses explications.</p> + + <p>Vers la nuit, il m'a parlé de Rome considérée au point de vue + religieux. «Ce qui m'a le plus frappé, dit-il, c'est la solidité + de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les + touche dans les catacombes; il est impossible de les nier.» Son + langage était plein d'onction.</p> + + <p>Demain je continuerai le dépouillement de ses papiers + scientifiques. Cette journée a été bien triste. La mort se montre + à nous dans tous nos entretiens. Nous ne prononçons pas son nom, + lui par un sentiment délicat, afin de m'éviter une affliction, et + moi pour ne pas me laisser aller à un attendrissement qui le + gagnerait peut-être et lui serait douloureux. C'est lui qui me + donne l'exemple du courage...</p> + +<p class="center smaller"><span class="pagenum"><a id="pagexlvi" name="pagexlvi"></a>(p. xlvi)</span> 21 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> (<span class="smcap">SAMEDI</span>).</p> + + <p>L'affaiblissement continue. À 11 h. ½, par un temps superbe, il + sent le besoin de se coucher quelques instants avant d'essayer + une promenade. Nous sortons à 1 h. <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">4</sub>, mais quelques nuages + menacent d'intercepter les rayons du soleil... Les nuages se + dispersent, et nous jouissons d'un soleil magnifique, qui fait + mieux ressortir la beauté des sites dont nous sommes entourés. La + sérénité du ciel semble se communiquer à son âme, et il répète + fréquemment: «Quelle délicieuse promenade! Comme nous avons bien + réussi!» Il m'indique une haute colline couronnée d'ifs, au + sommet de laquelle il s'est fait conduire quelques jours avant + mon arrivée. Quand je cherche à me rendre compte de ses + impressions, il me paraît heureux de voir une dernière fois les + splendeurs de la nature et s'applaudir de les rencontrer pour + leur faire ses adieux. Car il ne se fait pas d'illusion sur son + état. Plus explicite avec l'abbé de Monclar qu'avec moi sur ce + triste sujet, il lui disait hier: «Je trouve depuis trois jours + que le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait + ainsi, Dieu me ferait une grande grâce et m'épargnerait bien des + souffrances.»</p> + + <p>..... Il prend un livre de prières, et moi je continue le + classement de ses papiers...</p> + + <p>Il me fait quitter mon classement pour m'asseoir tout près de + lui. Après un instant d'assoupissement, comme s'il venait d'y + puiser une force nouvelle, il me donne une explication pour + corroborer sa théorie de la valeur.</p> + + <p>«Avez-vous trouvé dans mes notes, me demanda-t-il, un passage sur + ce sujet? C'est un fragment auquel j'attache quelque importance. + Vous le reconnaîtrez à cette formule que j'y ai employée: <i>Do ut + des, facio ut facias</i>, etc.»</p> + + <p>Je n'ai pas encore découvert ce fragment...</p> + + <p>Avant de nous quitter, qui s'y serait attendu? nous nous sommes + livrés à un mouvement d'hilarité. Il m'a raconté qu'ayant vu dans + un magasin de librairie son <i>Cobden et la Ligue</i>, il avait + marchandé cet ouvrage. Comme on lui en demandait le prix de 7 fr. + 50, il s'était récrié, avait qualifié ce livre de vieux bouquin, + et en avait offert seulement 4 fr. C'est, je crois, <span class="pagenum"><a id="pagexlvii" name="pagexlvii"></a>(p. xlvii)</span> + la seule fois de sa vie qu'il ait réclamé un rabais, et le moyen + qu'il employait pour l'obtenir est fort plaisant. Décrier un de + ses écrits pour l'obtenir à meilleur marché, c'est ce que peu + d'auteurs se seraient avisés de faire.</p> + +<p class="center smaller">22 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> 1850 (<span class="smcap">DIMANCHE</span>).</p> + + <p>Ce matin il a communié. La cérémonie a eu lieu de bonne heure, et + cependant, en entrant chez lui, je vois qu'il n'a pas encore + déjeuné. Pour qu'il s'acquittât de cette pénible tâche sans être + gêné de ma présence, j'allai me promener jusqu'à 11 h. ½.</p> + + <p>..... Avez-vous un crayon? me demanda-t-il. Je lui remis aussitôt + celui que contient mon portefeuille, et le vis tracer les lignes + suivantes sur son livre de prières:</p> + + <p>«Les 20 et 21 décembre je me suis confessé à M. l'abbé Ducreux. + Le 22, j'ai reçu la communion des mains de mon cousin Eugène de + Monclar.»</p> + + <p>Il me parla aussitôt après du sacrement qu'il avait reçu le + matin, et à ce propos il m'expliqua ses idées religieuses.</p> + + <p>«Le déiste, dit-il, n'a de Dieu qu'une idée trop vague. Son Dieu, + il l'oublie souvent, ou bien il l'appelle une cause première et + ne se croit plus obligé d'y penser. Il faut que l'homme s'appuie + sur une révélation pour être véritablement en communication avec + Dieu. Quant à moi, j'ai pris la chose par le bon bout et en toute + humilité. Je ne discute pas le dogme, je l'accepte. En regardant + autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus + éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me + trouver en communion avec cette portion du genre humain.»</p> + + <p>Un peu plus tard, il s'enquit de nouveau du fragment sur la + valeur. Je venais de le découvrir. Il désira que je lui en + donnasse lecture, puis m'arrêta à la 6<sup>me</sup> page en me disant de ne + continuer que pour moi seul. Quand j'eus achevé et déclaré que la + démonstration me paraissait complète, il dit que, si l'état de sa + santé l'eût permis, il eût fondu ce fragment dans le chapitre <i>De + la valeur</i> au premier volume des <i>Harmonies</i>; mais qu'il + suffisait de l'introduire en forme de note dans la 2<sup>me</sup> + édition... Il me recommanda en même temps, à l'égard <span class="pagenum"><a id="pagexlviii" name="pagexlviii"></a>(p. xlviii)</span> + des chapitres inachevés, de les faire suivre de points + suspensifs.....</p> + + <p>Comme je lui demandais à emporter dans ma chambre quelques + liasses pour les lire attentivement et à loisir, il me répondit + en ces termes: «Prenez tout; il faut que vous emportiez tout à + Paris. Si je ressuscite, vous me les rendrez.»</p> + + <p>..... Le docteur Lacauchie le trouve dans un état tel qu'il + serait imprudent de ne pas lui donner de garde pendant la nuit.</p> + + <p>Après notre dîner, l'abbé et moi nous revînmes pour le décider à + recevoir une garde qui allait lui être envoyée. Il résista et ne + voulut pas qu'elle commençât son service, au moins pour cette + nuit.</p> + +<p class="center smaller">23 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> 1850 (<span class="smcap">LUNDI</span>).</p> + + <p>Le temps est beau, mais frais. Le pauvre malade est encore plus + faible que la veille. Il me parle de la seconde édition de ses + <i>Harmonies</i>, et pense qu'il faudrait comprendre dans le premier + volume, comme se rattachant intimement au chapitre de la + <i>Concurrence</i>, un autre chapitre intitulé <i>Production et + Consommation</i>... Après l'avoir dissuadé de sortir, à cause de la + vivacité du vent qui souffle du nord, l'abbé et moi, voyant que + le soleil échauffe l'atmosphère de ses rayons, nous nous rendons + à son désir et entreprenons avec lui une promenade en voiture + fermée.</p> + + <p>..... La durée de notre promenade avait été de 2 heures ½. Au + seuil de la porte, l'abbé et moi voulûmes le prendre sur nos + bras, pour lui éviter la fatigue de l'ascension. Mais il s'y + refusa avec opiniâtreté, et, pendant que je payais le cocher, se + mit à grimper au premier étage. Arrivé sur le palier, il s'assit + un instant sur une chaise que lui présentait son hôtesse, puis, + ayant repris haleine, il monta le second étage. «Je suis bien + aise, nous dit-il en manière de justification de son imprudence, + d'avoir pu constater que je pouvais faire aujourd'hui ce que j'ai + fait hier.» À partir de ce moment, je pus observer qu'il + s'attachait de plus en plus à l'idée d'un retour en France. Ce + voyage devint sa constante préoccupation.</p> + + <p>Vers quatre heures arriva l'ambassadeur, M. de Rayneval. + <span class="pagenum"><a id="pagexlix" name="pagexlix"></a>(p. xlix)</span> Cette visite tira notre ami d'un état prononcé + d'accablement. Il se leva, fit asseoir l'ambassadeur sur le + canapé et s'assit à côté de lui. Son premier soin fut de parler + de son départ d'Italie. Il s'enquit du nom du navire sur lequel + M. de Rayneval se chargeait de lui procurer une chambre + d'officier. M. de Rayneval l'entretint dans son illusion. Ensuite + la conversation se porta sur les monuments de Rome, et Bastiat + exprima son admiration pour Saint-Pierre. Ses éloges comprenaient + cependant des réserves et étaient entremêlés de critiques.</p> + + <p>...... Je me mis en quête d'une garde... Il me fut impossible + d'en trouver une disponible. Alors l'abbé de Monclar se décida à + passer la nuit... Le médecin était venu... Il n'estimait pas que + le malade pût vivre encore trente-six heures, et même en comptant + les pulsations de son pouls, il s'étonnait qu'il fût au nombre + des vivants.</p> + +<p class="center smaller">24 <span class="smcap">DÉCEMBRE</span> 1850 (<span class="smcap">MARDI</span>).</p> + + <p>J'arrive chez lui à 5 h. du matin, comme j'en étais convenu avec + M. de Monclar, que je devais remplacer. Le cher malade avait + passé une nuit plus calme, grâce sans doute à l'effet de la + potion calmante; toutefois il se plaignait de n'avoir pas dormi. + Quand il me vit si matin, il me dit: «Mes amis sont mes + victimes.» Il m'entretint de l'effet de la potion à laquelle il + attribuait une action sur son cerveau. «Je sens là deux pensées, + disait-il en posant le doigt sur son front; ma pensée ordinaire + et une autre.» Ce même matin, il voulut se lever un peu plus tôt + que de coutume. À 8 h. ½ il quitta son lit. Mais il se sentit + faible, et n'essaya pas de se laver les mains et le visage, ce + qu'il avait fait encore debout, la veille.</p> + + <p>Assis sur son canapé, il m'interrogea de nouveau sur la durée de + mon séjour à Rome. Ensuite il me parla de son retour en France, + s'inquiétant beaucoup de savoir s'il serait possible de lui + procurer des moyens de transport commodes de Marseille à Mugron, + de l'installer dans chaque hôtel, au rez-de-chaussée, dans une + pièce bien chaude, etc. Quand je le vis s'arrêter sur ces détails + et en prendre souci, je crus devoir, pour soulager son esprit, + lui proposer de l'accompagner dans son voyage... Il accepta de + suite mon offre, et me dit que nous ne nous séparerions <span class="pagenum"><a id="pagel" name="pagel"></a>(p. l)</span> + qu'à Mugron. Puis, un instant après, comme s'il se fût fait un + cas de conscience de son acceptation, il ajouta: «Vous vous + sacrifiez pour moi seul, attendez-vous à toutes sortes de + déceptions.»</p> + + <p>Ces déceptions qui m'attendaient entre Marseille et Mugron, le + scrupule exagéré qui les lui faisait entrevoir, m'eussent égayé + dans tout autre moment.</p> + + <p>La veille au soir il avait dit à son cousin qu'il désirait faire + son testament et se servir du ministère du chancelier de + l'ambassade. Cette résolution étant bien arrêtée dans son esprit, + j'allai, un peu avant onze heures, chercher M. de Gérando, + chancelier. Celui-ci ne put venir aussi promptement que nous + l'eussions désiré. Il n'arriva qu'à 1 h. Notre malade s'était + remis au lit. C'est de son lit qu'il déclara lentement ses + intentions à M. de Gérando, s'inquiétant beaucoup, non-seulement + de les énoncer, mais de les motiver, ce qui était superflu.</p> + + <p>..... Pendant que le chancelier s'occupait de la rédaction + définitive du testament, il me témoignait encore la crainte de + n'avoir pas été compris. Pour le rassurer, je lui répétai, non + ses propres paroles, mais le sens qu'elles exprimaient, et qui + était fort clair. Alors il étendit son bras, posa sa main sur mon + cou, attira ma tête près de la sienne, mon oreille près de ses + lèvres, et dit en donnant à son faible souffle un accent + inimitable: «Voyez-vous, Paillottet, ma tante, c'est ma mère! + C'est elle qui m'a élevé, qui a veillé sur mon enfance!»</p> + + <p>Le testament allait s'achever. Pour savoir s'il était en état de + le signer, je lui remis une plume et une feuille de papier blanc + sur laquelle il traça ces lettres: <i>Frede</i>.... Nous vîmes qu'il + pouvait signer, et en effet, il signa lisiblement.</p> + + <p>Un instant après il me dit: «Je fais une réflexion. Mon oncle + jouit actuellement de ma maison de Sengresse: je voudrais qu'il + ne fût pas troublé dans cette jouissance, et j'aurais dû insérer + une disposition à ce sujet dans mes dernières volontés. Il est + trop tard.» Je lui promis de faire connaître ce vœu, et, + d'après ce que j'avais ouï dire de M<sup>lle</sup> sa tante, j'ajoutai que + de son propre mouvement elle ferait pour son frère ce que son + neveu désirait qu'elle fît.</p> + + <p>À 2 h. ½, malgré la fatigue qu'il venait d'éprouver, il voulut + <span class="pagenum"><a id="pageli" name="pageli"></a>(p. li)</span> quitter son lit. L'abbé venait de rentrer. Nous aidâmes + le malade à se lever, et vîmes que ses forces diminuaient + sensiblement. Il resta silencieux, et vers 4 h. demanda à se + recoucher. Quand il fut près de son lit, ses jambes fléchirent. + Nous le soulevâmes; mais à raison de la position qu'il avait + prise, nous fûmes obligés de le coucher à rebours, ses pieds se + trouvant à la tête du lit. Pour lui éviter des secousses, nous + changeâmes de place les oreillers, et le laissâmes se reposer un + instant, enveloppé de sa robe de chambre. Sa respiration devenait + de plus en plus pénible, et les bouillonnements à l'intérieur de + sa poitrine étaient de plus en plus sonores. Il eut un court + assoupissement, à la suite duquel il trouva la force de changer + de position et de se mettre au lit comme de coutume. Puis un + nouvel accablement survint. J'étais assis près de lui, les yeux + fixés sur son visage, écoutant cette respiration qui rencontrait + tant d'obstacles. L'impression que je ressentais devint si + poignante que je dus me retirer dans la pièce voisine. L'abbé de + Monclar, que j'avais laissé en prières auprès de la fenêtre, vint + bientôt me chercher. Le malade me demandait. Quand je fus près de + lui, assis à son chevet, il désigna du geste son cousin, et fit + entendre ces mots: «<i>tous deux</i>.» C'était à nous deux qu'il + voulait s'adresser.</p> + + <p>Il souleva un peu sa tête, l'appuya sur sa main droite, et se + disposa à parler. L'intelligence brillait encore dans ses yeux. + Son regard avait une expression que j'avais souvent remarquée au + milieu de nos entretiens. Il semblait annoncer la solution d'un + problème. La première phrase qu'il prononça sortit si faible de + ses lèvres que l'abbé, placé debout à la tête du lit, n'en put + rien entendre, et que je n'en recueillis que le dernier mot. + C'était l'adjectif <i>philosophique</i>. Après une courte pause, il + prononça distinctement: <span class="smcap">LA VÉRITÉ</span>; puis s'arrêta, redit le même + mot, et le répéta encore, en s'efforçant de compléter sa pensée. + Émus à ce spectacle, nous le conjurâmes de suspendre son + explication et de se reposer un peu; l'abbé se pencha pour + l'aider à replacer sa tête sur l'oreiller. Dans cette situation + le souffle de ses lèvres ne pouvait plus m'arriver. Il dit alors, + sans que je les entendisse, ces mots que l'abbé me transmit + immédiatement et me répéta le jour suivant: «<i>Je suis heureux de + ce que mon esprit m'appartient.</i>» L'abbé ayant changé de + position, je pus entendre <span class="pagenum"><a id="pagelii" name="pagelii"></a>(p. lii)</span> le mourant articuler encore + ceci: «<i>Je ne puis pas m'expliquer.</i>» Ce furent les derniers mots + qui sortirent de sa bouche.</p> + + <p>À ce moment arriva le docteur Lacauchie. Pendant qu'il se + trouvait avec l'abbé, je crus pouvoir m'absenter un instant, et + sortis à 5 h. Quand je revins, mon ami n'existait plus. Cinq + minutes après ma sortie il avait rendu le dernier soupir...</p> + + <p>Voici ce que m'apprirent MM. de Monclar et Lacauchie, tous deux + témoins de sa fin. Au moment où je m'éloignais, ils + s'approchèrent de son lit et virent aussitôt que la mort allait + frapper. M. de Monclar se mit en devoir d'administrer au mourant + l'Extrême-Onction, et pour s'assurer de ses dispositions à + recevoir ce dernier sacrement, il lui dit: «Mon ami, baise le + crucifix.» Les lèvres du mourant s'avancèrent, et obéirent + complétement à l'exhortation. À cette vue le docteur fit un geste + d'étonnement; il ne s'expliquait pas que l'intelligence et la + volonté fussent encore là quand la vie se retirait.</p> + + <p>Je contemplai longtemps cette tête chérie que l'âme venait + d'abandonner, et vis que la mort n'y avait laissé aucune trace de + souffrance.</p> + + <p>Deux jours après, dans l'Église de Saint-Louis des Français, on + fit à l'homme éminent, qui avait vécu si simple et si modeste, de + pompeuses funérailles. C'était un premier acte de justice envers + sa mémoire.</p> + + <p>Le surlendemain, 28 décembre, je quittais Rome pour revenir en + France. Quelques heures avant de partir, je lus dans l'Église de + Santa Maria degli Angeli une belle et courte épitaphe latine qui + semblait faite pour lui. Je la traduis de cette manière:</p> + +<p class="poem30"> + <i>Il vécut par le cœur et la pensée,<br> + Il vit dans nos souvenirs,<br> + Il vivra dans la postérité.</i></p> +</div> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page001" name="page001"></a>(p. 001)</span> CORRESPONDANCE<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a></h2> + +<h3>LETTRES DE F. BASTIAT À M. VICTOR CALMÈTES.</h3> + +<p class="date">Bayonne, 12 septembre 1819.</p> + +<p class="lspac2em">............</p> + +<p>Nous nous trouvons, mon ami, dans le même cas: tous les deux nous +sommes portés par goût à une étude autre que celle que le devoir nous +ordonne; à la différence que la philosophie, vers laquelle notre +penchant nous entraîne, tient de plus près à l'état d'avocat qu'à +celui de négociant.</p> + +<p>Tu sais que je me destine au commerce. En entrant dans un comptoir, je +m'imaginais que l'art du négociant était tout mécanique et que six +mois suffisaient pour faire de moi un négociant. Dans ces +dispositions, je ne crus pas nécessaire <span class="pagenum"><a id="page002" name="page002"></a>(p. 002)</span> de travailler +beaucoup, et je me livrai particulièrement à l'étude de la philosophie +et de la politique.</p> + +<p>Depuis je me suis bien désabusé. J'ai reconnu que la science du +commerce n'était pas renfermée dans les bornes de la routine. J'ai su +que le bon négociant, outre la nature des marchandises sur lesquelles +il trafique, le lieu d'où on les tire, les valeurs qu'il peut +échanger, la tenue des livres, toutes choses que l'expérience et la +routine peuvent en partie faire connaître, le bon négociant, dis-je, +doit étudier les lois et approfondir l'<i>économie politique</i>, ce qui +sort du domaine de la routine et exige une étude constante.</p> + +<p>Ces réflexions me jetèrent dans une cruelle incertitude. +Continuerais-je l'étude de la philosophie qui me plaît, ou +m'enfoncerais-je dans les finances que je redoute? Sacrifierais-je mon +devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir?</p> + +<p>Décidé à faire passer mon devoir avant tout, j'allais commencer mes +études, quand je m'avisai de jeter un regard sur l'avenir. Je pesai la +fortune que je pouvais espérer et, la mettant en balance avec mes +besoins, je m'assurai que, pour peu que je fusse heureux au commerce, +je pourrais, très-jeune encore, me décharger du joug d'un travail +inutile à mon bonheur. Tu connais mes goûts; tu sais si, pouvant vivre +heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède mes besoins, tu +sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j'irai m'imposer le +fardeau d'un ennuyeux travail, pour posséder, le reste de ma vie, un +superflu inutile.</p> + +<p>... Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourrai avoir une +certaine aisance, ce qui, j'espère, sera bientôt, j'abandonne les +affaires.</p> + +<p class="date">Bayonne, 5 mars 1820.</p> + +<p>..... J'avais lu le <i>Traité d'économie politique</i> de J. B. Say, +excellent ouvrage très-méthodique. Tout découle de ce principe +<span class="pagenum"><a id="page003" name="page003"></a>(p. 003)</span> que <i>les richesses sont les valeurs et que les valeurs se +mesurent sur l'utilité</i>. De ce principe fécond, il vous mène +naturellement aux conséquences les plus éloignées, en sorte qu'en +lisant cet ouvrage on est surpris, comme en lisant Laromiguière, de la +facilité avec laquelle on va d'une idée à une idée nouvelle. Tout le +système passe sous vos yeux avec des formes variées et vous procure +tout le plaisir qui naît du sentiment de l'évidence.</p> + +<p>Un jour que je me trouvais dans une société assez nombreuse, on +traita, en manière de conversation, une question d'économie politique; +tout le monde déraisonnait. Je n'osais pas trop émettre mes opinions, +tant je les trouvais opposées aux idées reçues; cependant me trouvant, +par chaque objection, obligé de remonter d'un échelon pour en venir à +mes preuves, on me poussa bientôt jusqu'au principe. Ce fut alors que +M. Say me donna beau jeu. Nous partîmes du principe de l'économie +politique, que mes adversaires reconnaissaient être juste; il nous fut +bien facile de descendre aux conséquences et d'arriver à celle qui +était l'objet de la discussion. Ce fut à cette occasion que je sentis +tout le mérite de la méthode, et je voudrais qu'on l'appliquât à tout. +N'es-tu pas de mon avis là-dessus?</p> + +<p class="date">18 mars 1820.</p> + +<p>....... Je suis entré pas à pas dans le monde, mais je ne m'y suis pas +jeté; et, au milieu de ses plaisirs et de ses peines, quand les +autres, étourdis par tant de bruit, s'oublient, si je puis m'exprimer +ainsi, dans le cercle étroit du présent, mon âme vigilante avait +toujours un œil en arrière, et la réflexion l'a empêchée de se +laisser dominer. D'ailleurs mon goût pour l'étude a pris beaucoup de +mes instants. Je m'y suis tellement livré, l'année dernière, que cette +année on me l'a défendue, à la suite d'une incommodité douloureuse +qu'elle m'a occasionnée.......</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page004" name="page004"></a>(p. 004)</span> Bayonne, 10 septembre 1820.</p> + +<p class="lspac2em">............</p> + +<p>Une chose qui m'occupe plus sérieusement, c'est la philosophie et la +religion. Mon âme est pleine d'incertitude et je ne puis plus +supporter cet état. Mon esprit se refuse à <i>la foi</i> et mon cœur +soupire après elle. En effet, comment mon esprit saurait-il allier les +grandes idées de la Divinité avec la puérilité de certains dogmes, et, +d'un autre côté, comment mon cœur pourrait-il ne pas désirer de +trouver dans la sublime morale du christianisme des règles de +conduite? Oui, si le paganisme est la mythologie de l'imagination, le +catholicisme est la mythologie du sentiment.—Quoi de plus propre à +intéresser un cœur sensible que cette vie de Jésus, que cette +morale évangélique, que cette médiation de Marie! que tout cela est +touchant.......</p> + +<p class="date">Bayonne, octobre 1820.</p> + +<p>Je t'avoue, mon cher ami, que le chapitre de la religion me tient dans +une hésitation, une incertitude qui commencent à me devenir à charge. +Comment ne pas voir une mythologie dans les dogmes de notre +catholicisme? Et cependant cette mythologie est si belle, si +consolante, si sublime, que l'erreur est presque préférable à la +vérité. Je pressens que si j'avais dans mon cœur une étincelle de +foi, il deviendrait bientôt un foyer. Ne sois pas surpris de ce que je +te dis là. Je crois à la Divinité, à l'immortalité de l'âme, aux +récompenses de la vertu et au châtiment du vice. Dès lors, quelle +immense différence entre l'homme religieux et l'incrédule! mon état +est insupportable. Mon cœur brûle d'amour et de reconnaissance pour +mon Dieu, et j'ignore le moyen de lui payer le tribut d'hommages que +je lui dois. Il n'occupe que vaguement ma pensée, tandis que <span class="pagenum"><a id="page005" name="page005"></a>(p. 005)</span> +l'homme religieux a devant lui une carrière tracée à parcourir. Il +prie. Toutes les cérémonies du culte le tiennent sans cesse occupé de +son Créateur. Et puis ce sublime rapprochement de Dieu et de l'homme, +cette rédemption, qu'il doit être doux d'y croire! quelle invention, +Calmètes, si c'en est une!</p> + +<p>Outre ces avantages, il en est un autre qui n'est pas moindre: +l'incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la +suivre. Quelle perfection dans l'entendement, quelle force dans la +volonté lui sont indispensables! et qui lui répond qu'il ne devra pas +changer demain son système d'aujourd'hui? L'homme religieux au +contraire a sa route tracée. Il se nourrit d'une morale toujours +divine.</p> + +<p class="date">Bayonne, 29 avril 1821.</p> + +<p>....... Pour moi, je crois que je vais me fixer irrévocablement à la +religion. Je suis las de recherches qui n'aboutissent et ne peuvent +aboutir à rien. Là, je suis sûr de la paix, et je ne serai pas +tourmenté de craintes, même quand je me tromperais. D'ailleurs, c'est +une religion si belle, que je conçois qu'on la puisse aimer au point +d'en recevoir le bonheur dès cette vie.</p> + +<p>Si je parviens à me déterminer, je reprendrai mes anciens goûts. La +littérature, l'anglais, l'italien, m'occuperont comme autrefois; mon +esprit s'était engourdi sur les livres de controverse, de théologie et +de philosophie. J'ai déjà relu quelques tragédies d'Alfieri.....</p> + +<p class="date">Bayonne, 10 septembre 1821.</p> + +<p>Je veux te dire un mot de ma santé. Je change de genre de vie, j'ai +abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, mon +spleen enfin, et je m'en trouve bien. Je vais dans le monde, cela me +distrait singulièrement. <span class="pagenum"><a id="page006" name="page006"></a>(p. 006)</span> Je sens le besoin d'argent, ce qui +me donne envie d'en gagner, ce qui me donne du goût pour le travail, +ce qui me fait passer la journée assez agréablement au comptoir, ce +qui, en dernière analyse, est extrêmement favorable à mon humeur et à +ma santé. Cependant je regrette parfois ces jouissances sentimentales +auxquelles on ne peut rien comparer; cet amour de la pauvreté, ce goût +pour la vie retirée et paisible, et je crois qu'en me livrant un peu +au plaisir, je n'ai voulu qu'attendre le moment de l'abandonner. +Porter la solitude dans la société est un contre-sens, et je suis bien +aise de m'en être aperçu à temps.....</p> + +<p class="date">Bayonne, 8 décembre 1821.</p> + +<p>J'étais absent, mon cher ami, quand ta lettre est parvenue à Bayonne, +ce qui retarde un peu ma réponse. Que j'ai eu de plaisir à la recevoir +cette chère lettre! À mesure que l'époque de notre séparation +s'éloigne de nous, je pense à toi avec plus d'attendrissement; je sens +mieux le prix d'un bon ami. Je n'ai pas trouvé ici qui pût te +remplacer dans mon cœur. Comme nous nous aimions! pendant quatre +ans nous ne nous sommes pas quittés un instant. Souvent l'uniformité +de notre manière de vivre, la parfaite conformité de nos sentiments et +de nos pensées ne nous permettait pas de beaucoup causer. Avec tout +autre, de silencieuses promenades aussi longues m'auraient été +insupportables; avec toi, je n'y trouvais rien de fatigant; elles ne +me laissaient rien à désirer. J'en vois qui ne s'aiment que pour faire +parade de leur amitié, et nous, nous nous aimions obscurément, +bonnement; nous ne nous aperçûmes que notre attachement était +remarquable que lorsqu'on nous l'eut fait remarquer. Ici, mon cher, +tout le monde m'aime, mais je n'ai pas d'ami.....</p> + +<p class="lspac2em">............</p> + +<p>..... Te voilà donc, mon ami, en robe et en bonnet <span class="pagenum"><a id="page007" name="page007"></a>(p. 007)</span> carré! Je +suis en peine de savoir si tu as des dispositions pour l'état que tu +embrasses. Je te connais beaucoup de justesse et de rectitude dans le +jugement; mais c'est la moindre des choses. Tu dois avoir l'élocution +facile, mais l'as-tu aussi pure? ton accent n'a pas dû s'améliorer à +Toulouse, ni se perfectionner à Perpignan. Le mien est toujours +détestable et probablement ne changera jamais. Tu aimes l'étude, assez +la discussion. Je crois donc que tu dois à présent t'attacher surtout +à l'étude des lois, car ce sont des notions que l'on n'apprend que par +le travail, comme l'histoire et la géographie,—et ensuite à la partie +physique de ta profession. Les grâces, les manières nobles et aisées, +ce vernis, ce coup d'œil, cet avant-main, ce je ne sais quoi qui +plaît, qui prévient, qui entraîne. C'est là la moitié du succès. Lis à +ce sujet les Lettres de lord Chesterfield à son fils. C'est un livre +dont je suis loin d'approuver la morale, toute séduisante qu'elle est; +mais un esprit juste comme le tien saura facilement laisser le mauvais +et faire son profit du bon.</p> + +<p>Pour moi, ce n'est pas Thémis, c'est l'aveugle Fortune que j'ai +choisie, ou qu'on m'a choisie pour amante. Cependant, je dois +l'avouer, mes idées sur cette déesse ont beaucoup changé. Ce <i>vil +métal</i> n'est plus aussi vil à mes yeux. Sans doute il était beau de +voir les Fabricius et les Curius demeurer pauvres, lorsque les +richesses n'étaient le fruit que du brigandage et de l'usure; sans +doute Cincinnatus faisait bien de manger des fèves et des raves, +puisqu'il aurait dû vendre sa patrie et son honneur pour manger des +mets plus délicats; mais les temps sont changés.—À Rome la fortune +était le fruit du hasard, de la naissance, de la conquête; aujourd'hui +elle n'est que le prix du travail, de l'industrie, de l'économie. Dans +ce cas elle n'a rien que d'honorable. C'est un fort sot préjugé qu'on +puise dans les colléges, que celui qui fait mépriser l'homme qui sait +acquérir avec probité et <span class="pagenum"><a id="page008" name="page008"></a>(p. 008)</span> user avec discernement. Je ne crois +pas que le monde ait tort, dans ce sens, d'honorer le riche; son tort +est d'honorer indistinctement le riche honnête homme et le riche +fripon...</p> + +<p class="date">Bayonne, 20 octobre 1821.</p> + +<p>Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans une +certaine situation de la vie et y aspire; celui que tu attaches à la +vie retirée n'a peut-être d'autre mérite que d'être aperçu de loin. +J'ai plus aimé que toi la solitude, je l'ai cherchée avec passion, +j'en ai joui; et, quelques mois encore, elle me conduisait au tombeau. +L'homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul; il saisit avec +trop d'ardeur, et si sa pensée ne se partage pas sur mille objets +divers, celui qui l'absorbe le tue.</p> + +<p>J'aimerais bien la solitude; mais j'y voudrais des livres, des amis, +une famille, des intérêts; <i>des intérêts</i>, oui, mon ami, ne ris pas de +ce mot; il attache, il occupe. Le philosophe même, ami de +l'agriculture, s'ennuierait bientôt, n'en doute pas, s'il devait +cultiver gratis la terre d'autrui. C'est l'intérêt qui embellit un +domaine aux yeux du propriétaire, qui donne du prix aux détails, rend +heureux Orgon et fait dire à l'Optimiste:</p> + +<p class="poem10">Le château de Plainville est le plus beau du monde.</p> + +<p>Tu sens bien que, par intérêt, je ne veux point parler de ce sentiment +qui approche de l'égoïsme.</p> + +<p>Pour être heureux, je voudrais donc posséder un domaine dans un pays +gai, surtout dans un pays où d'anciens souvenirs et une longue +habitude m'auraient mis en rapport avec tous les objets. C'est alors +qu'on jouit de tout, c'est là le <i>vita vitalis</i>. Je voudrais avoir +pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi, +Carrière et quelques autres. Je voudrais un <i>bien</i> qui ne fût ni assez +grand pour que j'eusse la faculté de le négliger, ni assez <span class="pagenum"><a id="page009" name="page009"></a>(p. 009)</span> +petit pour m'occasionner des soucis et des privations. Je voudrais une +femme..... je n'en ferai pas le portrait, je le sens mieux que je ne +saurais l'exprimer; je serais moi-même (je ne suis pas modeste avec +toi) l'instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas effrontés comme +en ville, ni sauvages comme dans un désert. Il serait trop long +d'entrer dans tous les détails, mais je t'assure que mon plan a le +premier de tous les mérites, celui de n'être pas romanesque.</p> + +<p class="lspac2em">............</p> + +<p class="date">Bayonne, décembre 1822.</p> + +<p class="lspac2em">............</p> + +<p>Je lisais hier une tragédie de Casimir Delavigne intitulée <i>le Paria</i>. +Je n'ai plus l'habitude des analyses critiques; aussi je ne +t'entretiendrai pas de ce poëme. D'ailleurs j'ai renoncé à cette +disposition générale des lecteurs français, qui cherchent, dans leurs +lectures, bien plus des fautes contre les règles que du plaisir. Si je +jouis en lisant, je suis très-peu sévère sur l'ouvrage, car l'intérêt +est la plus grande de toutes les beautés. J'ai remarqué que tous les +modernes tragédiens échouent au dialogue. M. Casimir Delavigne, qui +est en cela supérieur, selon moi, à Arnault et Jouy, est bien loin de +la perfection. Son dialogue n'est pas assez coupé ni surtout assez +suivi, ce sont des tirades et des discours, qui même ne s'enchaînent +pas toujours; et c'est un des défauts que le lecteur pardonne le +moins, parce que l'ouvrage est sans vraisemblance ni vérité. Je crois +plutôt assister à la conférence de deux prédicateurs, ou aux +plaidoyers de deux avocats, qu'à la conversation sincère, animée et +naturelle de deux personnes.—Alfieri excelle, je crois, dans le +dialogue, celui de Racine est aussi très-simple et naturel. Du reste, +entraîné par un vif intérêt (qui n'est peut-être pas assez souvent +suspendu), j'ai plutôt <span class="pagenum"><a id="page010" name="page010"></a>(p. 010)</span> parcouru que lu <i>le Paria</i>. La +versification m'en a paru belle, trop métaphorique, si ce n'étaient +des Orientaux.—Mais la catastrophe est trop facile à prévoir, et dès +le début le lecteur est sans espérance.</p> + +<p class="date">Mugron, 12 mars 1829.</p> + +<p class="lspac2em">............</p> + +<p>À propos, sais-tu que je suis dans l'intention de me faire imprimer +tout vif?—Quoi! vas-tu dire, Bastiat auteur? que va-t-il nous donner? +sera-ce un recueil de dix à douze tragédies? ou bien une épopée? ou +bien des madrigaux? Suit-il les traces de Walter Scott ou de lord +Byron? Rien de tout cela, mon ami; je me suis borné à accumuler les +plus lourds raisonnements sur la plus lourde des questions. En un mot, +je traite du <i>régime prohibitif</i>. Vois si cela te tente, et je +t'enverrai <i>mes œuvres complètes</i>, bien entendu lorsqu'elles auront +reçu les honneurs de l'impression.—Je voulais t'en parler plus au +long, mais j'ai trop d'autres choses à te dire..... (Cet écrit ne fut +pas imprimé—<i>Note de l'édit</i>.)</p> + +<p class="date">Mugron, juillet 1829.</p> + +<p>......... Je vois avec plaisir que nous avons à peu près la même +opinion. Oui, tant que nos députés voudront faire leurs affaires et +non celles du public, le public ne sera que le <i>grand côlon</i> des gens +du pouvoir. Mais, selon moi, le mal vient de plus loin. Nous nous +figurons aisément (car notre amour-propre y trouve son compte) que +tout le mal vient du pouvoir; je suis au contraire convaincu qu'il a +sa source dans l'ignorance et l'inertie des masses. Quel usage +faisons-nous des attributions qui nous sont dévolues? La constitution +nous dit que nous payerons ce que nous jugerons à propos; elle nous +autorise à envoyer des fondés de pouvoirs à Paris, pour fixer la +quotité que nous voulons accorder pour être gouvernés; et nous +donnons notre procuration <span class="pagenum"><a id="page011" name="page011"></a>(p. 011)</span> à des gens qui sont parties +prenantes dans l'impôt. Ceux qui se plaignent des préfets, se font +représenter par des préfets; ceux qui déplorent les guerres +sentimentales que nous faisons en Orient et en Occident, tantôt pour +la liberté d'un peuple, tantôt pour la servitude d'un autre, se font +représenter par des généraux d'armée; et l'on veut que les préfets +votent la suppression des préfectures; que les hommes de guerre soient +imbus d'idées pacifiques<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>! C'est une contradiction choquante.—Mais, +dira-t-on, on demande aux députés du <i>dévouement</i>, du <i>renoncement à +soi-même</i>, vertus antiques que l'on voudrait voir renaître parmi nous. +Puérile illusion! qu'est-ce qu'une politique fondée sur un principe +qui répugne à l'organisation humaine? Dans aucun temps les hommes +n'ont eu du renoncement à eux-mêmes; et selon moi ce serait un grand +malheur que cette vertu prît la place de l'intérêt personnel. +Généralise par la pensée le renoncement à soi-même, et tu verras que +c'est la destruction de la société. L'intérêt personnel, au contraire, +tend à la perfectibilité des individus et par conséquent des masses, +qui ne se composent que d'individus. Vainement dira-t-on que l'intérêt +d'un homme est en opposition avec celui d'un autre; selon moi c'est +une erreur grave et antisociale<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>. Et, pour descendre des généralités +à l'application, que les contribuables se fissent représenter par des +hommes qui eussent les mêmes intérêts qu'eux, et les réformes +arriveraient d'elles-mêmes. Il en est qui craignent que le +gouvernement ne fût détruit par esprit d'économie, comme si chacun ne +sentait pas qu'il est de <i>son intérêt</i> de payer une force chargée de +la répression des malfaiteurs.</p> + +<p>Je t'embrasse tendrement.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page012" name="page012"></a>(p. 012)</span> Bayonne, 22 avril 1831.</p> + +<p>.......Je suis fâché que le cens d'éligibilité soit un obstacle à ton +élection ou du moins à ta candidature. J'ai toujours pensé que c'était +assez d'exiger des garanties des électeurs, et que celle qu'on demande +aux éligibles est une funeste redondance. Il est vrai qu'il faudrait +indemniser les députés; mais cela est trop juste; et il est ridicule +que la France, qui paye tout le monde, n'indemnise pas <i>ses hommes +d'affaires</i>.</p> + +<p>Dans l'arrondissement que j'habite, le général Lamarque sera élu +d'emblée toute sa vie. Il a du talent, de la probité et une immense +fortune. C'est plus qu'il n'en faut.—Dans le troisième arrondissement +des Landes, quelques jeunes gens qui partagent les opinions de la +gauche m'ont offert la candidature. Privé de talents remarquables, de +fortune, d'influence et de rapports, il est très-certain que je +n'aurais aucune chance, d'autant que le mouvement n'est pas ici +très-populaire. Cependant ayant adopté pour principe que la députation +ne doit ni se solliciter ni se refuser, j'ai répondu que je ne m'en +mêlerais pas et qu'à quelque poste que mes concitoyens m'appelassent, +j'étais prêt à leur consacrer ma fortune et ma vie. Dans quelques +jours, ils doivent avoir une réunion dans laquelle ils se fixeront sur +le choix de leur candidat. Si le choix tombe sur moi, j'avoue que j'en +éprouverai une vive joie, non pour moi, car outre que ma nomination +définitive est impossible, si elle avait lieu, elle me ruinerait; mais +parce que je ne soupire aujourd'hui qu'après le triomphe des +principes, qui font partie de mon être, et que si je ne suis pas sûr +de mes moyens, je le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. Je +te tiendrai au courant.....</p> + +<p>Ton bien dévoué.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page013" name="page013"></a>(p. 013)</span> Bayonne, 4 mars 1846.</p> + +<p>Mon bon et vieil ami, ta lettre m'a réjoui le cœur, et il me +semblait en la lisant que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma +tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours +entrelacés étaient l'image de notre cordiale union. Vingt-cinq ans! +hélas! ils sont bien vite revenus faire sentir leur poids.</p> + +<p class="lspac2em">............</p> + +<p>Je crois qu'en elle-même la nomination de membre correspondant de +l'Institut a peu d'importance, et je crains bien que beaucoup de +médiocrités n'aient pu se parer de ce titre; mais les circonstances +particulières qui ont précédé ma nomination ne me permettent pas de +repousser tes amicales félicitations.—Je n'avais publié qu'un livre +et, dans ce livre, la préface seule était mon œuvre. Rentré dans ma +solitude, cette préface a travaillé pour moi, et à mon insu; car la +même lettre qui m'a appris mon élection m'a annoncé ma +candidature.—Jamais de la vie je n'avais pensé à cet honneur.</p> + +<p>Ce livre est intitulé: <i>Cobden et la Ligue.</i> Je te l'envoie par ce +courrier, ce qui me dispense de t'en parler.—En 1842 et 1843, je +m'efforçai d'attirer l'attention sur le sujet qui y est traité. +J'adressai des articles à la <i>Presse</i>, au <i>Mémorial Bordelais</i> et à +d'autres journaux. Ils furent refusés. Je vis que ma cause venait se +briser contre la <i>conspiration du silence</i>; et je n'avais d'autre +ressource que de faire un livre.—Voilà comment je me suis trouvé +auteur sans le savoir. Maintenant je me trouve engagé dans la +carrière, et je le regrette sincèrement; bien que j'aie toujours aimé +l'<i>économie politique</i>, il m'en coûte d'y donner exclusivement mon +attention, que j'aimais à laisser errer librement sur tous les objets +des connaissances humaines. Encore, dans cette science, une seule +question m'entraîne et va m'absorber: <span class="pagenum"><a id="page014" name="page014"></a>(p. 014)</span> La liberté des +relations internationales; car peut-être auras-tu vu qu'on m'a assigné +un rôle dans l'association qui vient de se former à Bordeaux. Tel est +le siècle; on ne peut s'y mêler sans être garrotté dans les liens +d'une spécialité.</p> + +<p class="lspac2em">............</p> + +<p>.......J'oubliais de te parler d'élections. Les électeurs de mon pays +songent à moi, mais nous nous boudons. Je prétends que leur choix est +leur affaire et non la mienne, et que par conséquent je n'ai rien à +leur demander. Ils veulent absolument que j'aille solliciter leurs +suffrages, sans doute pour acquérir des droits sur mon temps et mes +services, dans des vues personnelles. Tu vois que nous ne nous +entendons pas; aussi ne serai-je pas nommé!.....</p> + +<p>Adieu, cher Calmètes: ton ami dévoué.</p> + +<h3>LETTRES À M. FÉLIX COUDROY<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>.</h3> + +<p class="date">Bayonne, 15 décembre 1824.</p> + +<p>Je vois avec plaisir que tu étudies ardemment l'anglais, mon cher +Félix. Dès que tu auras surmonté les premières difficultés, tu +trouveras dans cette langue beaucoup de ressources, à cause de la +quantité de bons ouvrages qu'elle possède. Applique-toi surtout à +traduire et à remplir ton magasin de mots, le reste vient ensuite. Au +collége, j'avais un cahier, j'en partageais les pages par un pli; d'un +côté j'écrivais tous les mots anglais que je ne savais pas, et de +<span class="pagenum"><a id="page015" name="page015"></a>(p. 015)</span> l'autre les mots français correspondants. Cette méthode me +servit à graver beaucoup mieux les mots dans ma tête. Quand tu auras +fini <i>Paul et Virginie</i>, je t'enverrai quelque autre chose; en +attendant je transcris ici quelques vers de Pope pour voir si tu +sauras les traduire. Je t'avoue que j'en doute, parce qu'il m'a fallu +longtemps avant d'en venir là.</p> + +<p>Je ne suis pas surpris que l'étude ait pour toi tant de charmes. Je +l'aimerais aussi beaucoup si d'autres incertitudes ne venaient me +tourmenter. Je suis toujours comme l'oiseau sur la branche, parce que +je ne veux rien faire qui puisse déplaire à mes parents; mais pour peu +que ceci continue, je jette de côté tout projet d'ambition et je me +renferme dans l'étude solitaire.</p> + +<p class="poem10">Let us (since life can little more supply<br> + Than just to look about us to die)<br> + Expatiate free over all this scene of man.</p> + +<p>Je ne dois pas craindre que l'étude ne suffise pas à mon ardeur, +puisque je ne tiendrais à rien moins qu'à savoir la politique, +l'histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, l'histoire +naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc., etc.</p> + +<p>Il faut te dire que, depuis que mon grand-père est sujet à ses +fièvres, il a l'imagination frappée; et par suite il ne voudrait voir +aucun membre de sa famille s'éloigner. Je sais que je lui ferais +beaucoup de peine en allant à Paris, et dès lors je prévois que j'y +renoncerai, parce que je ne voudrais pas pour tout au monde lui causer +du chagrin. Je sais bien que ce sacrifice n'est pas celui d'un plaisir +passager, c'est celui de l'utilité de toute ma vie; mais enfin je suis +résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon grand-père. D'un autre +côté, je ne veux pas continuer, par quelques raisons qui tiennent aux +affaires, le genre de vie que je mène ici; et par conséquent je vais +proposer à mon grand-père de m'aller définitivement fixer à +Mugron.—Là <span class="pagenum"><a id="page016" name="page016"></a>(p. 016)</span> je crains encore un écueil, c'est qu'on ne +veuille me charger d'une partie de l'administration des biens, ce qui +fait que je trouverais à Mugron tous les inconvénients de Bayonne. Je +ne suis nullement propre à partager les affaires. Je veux tout +supporter ou rien. Je suis trop doux pour dominer et trop vain pour +être dominé. Mais enfin je ferai mes conditions. Si je vais à Mugron, +ce sera pour ne me mêler que de mes études. Je traînerai après moi le +plus de livres que je pourrai, et je ne doute pas qu'au bout de +quelque temps ce genre de vie ne finisse par me plaire beaucoup.</p> + +<p class="date">8 janvier 1825.</p> + +<p>Je t'envoie ce qui précède, mon cher Félix; ça te sera toujours une +preuve que je ne néglige pas de te répondre, mais seulement de plier +ma lettre. J'ai ce malheureux défaut, qui tient à mes habitudes +désordonnées, de me croire quitte envers mes amis quand j'ai écrit, +sans songer qu'il faut encore que la lettre parte.</p> + +<p>Tu me parles de l'économie politique, comme si j'en savais là-dessus +plus que toi. Si tu as lu Say attentivement, comme il me paraît que tu +l'as fait, je puis t'assurer que tu m'auras laissé derrière, car je +n'ai jamais lu sur ces matières que ces quatre ouvrages, Smith, Say, +Destutt, et <i>le Censeur</i>; encore n'ai-je jamais approfondi M. Say, +surtout le second volume, que je n'ai que lisotté. Tu désespères que +jamais des idées saines sur ce sujet pénètrent dans l'opinion +publique; je ne partage pas ce désespoir. Je crois au contraire que la +paix qui règne sur l'Europe, depuis dix ans, les a beaucoup répandues; +et c'est un bonheur peut-être que ces progrès soient lents et +insensibles. Les Américains des États-Unis ont des idées très-saines +sur ces matières, quoiqu'ils aient établi des douanes par +représailles. L'Angleterre, qui marche toujours à la tête de la +civilisation européenne, donne aujourd'hui un grand exemple <span class="pagenum"><a id="page017" name="page017"></a>(p. 017)</span> +en renonçant graduellement au système qui l'entrave<a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>. En France, le +commerce est éclairé, mais les propriétaires le sont peu, et les +manufacturiers travaillent aussi vigoureusement pour retenir le +monopole. Malheureusement nous n'avons pas de chambre qui puisse +constater le véritable état des connaissances nationales. La +septennalité nuit aussi beaucoup à ce mouvement lent et progressif +d'instruction, qui, de l'opinion, passait à la législature avec le +renouvellement partiel. Enfin quelques circonstances et surtout ce +caractère français indécrottable, enthousiaste de nouveauté et +toujours prêt à se payer de quelques mots heureux, empêchera quelque +temps le triomphe de la vérité. Mais je n'en désespère pas; la presse, +le besoin et l'intérêt finiront par faire ce que la raison ne peut +encore effectuer. Si tu lis le <i>Journal du commerce</i>, tu auras vu +comment le gouvernement anglais cherche à s'éclairer en consultant +<i>officiellement</i> les négociants et les fabricants les plus éclairés. +Il est enfin convenu que la prospérité de la Grande-Bretagne n'est pas +le produit du système qu'elle a suivi, mais de beaucoup d'autres +causes. Il ne suffit pas que deux faits existent ensemble pour en +conclure que l'un est cause et l'autre effet. En Angleterre, le +système de prohibition et la prospérité ont bien des rapports de +coexistence, de contiguïté, mais non de génération. L'Angleterre a +prospéré non à cause, mais malgré un milliard d'impôts. C'est là la +raison qui me fait trouver si ridicule le langage des ministres, qui +viennent nous dire chaque année d'un air triomphant: <i>Voyez comme +l'Angleterre est riche, elle paye un milliard!</i></p> + +<p>Je crois que si j'avais eu plus de papier, j'aurais continué cet +obscur bavardage. Adieu, je t'aime bien tendrement.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page018" name="page018"></a>(p. 018)</span> Bordeaux, 9 avril 1827.</p> + +<p>Mon cher Félix, n'étant pas encore fixé sur l'époque de mon retour à +Mugron, je veux rompre la monotonie de mon éloignement par le plaisir +de t'écrire, et je commence par te donner quelques nouvelles +littéraires.</p> + +<p>D'abord je t'annonce que MM. Lamennais et Dunoyer (noms qui ne sont +pas ainsi accouplés) en sont toujours au même point, c'est-à-dire l'un +à son quatrième et l'autre à son premier volume.</p> + +<p>Dans un journal intitulé <i>Revue encyclopédique</i>, j'ai lu quelques +articles qui m'ont intéressé, entre autres un examen très-court de +l'ouvrage de Comte (examen qui se borne à un court éloge), des +considérations sur les assurances et en général sur les applications +du calcul des probabilités, un discours de M. Charles Dupin sur +l'influence de l'éducation populaire, enfin, un article de Dunoyer, +intitulé: Examen de l'opinion, à laquelle on a donné le nom +d'<i>industrialisme</i>. Dans cet article, M. Dunoyer ne remonte pas plus +haut qu'à MM. B. Constant et J. B. Say, qu'il cite comme les premiers +publicistes qui aient observé que le but de l'activité de la société +est l'industrie. À la vérité, ces auteurs n'ont pas vu le parti qu'on +pouvait tirer de cette observation. Le dernier n'a considéré +l'industrie que sous le rapport de la production, de la distribution +et de la consommation des richesses; et même, dans son introduction, +il définit la politique la <i>science de l'organisation de la société</i>, +ce qui semble prouver que, comme les auteurs du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, il ne +voit dans la politique que les formes du gouvernement, et non le fond +et le but de la société. Quant à M. B. Constant, après avoir le +premier proclamé cette vérité, que le but de l'activité de la société +est l'industrie, il est si loin d'en faire le fondement de sa +doctrine, <span class="pagenum"><a id="page019" name="page019"></a>(p. 019)</span> que son grand ouvrage ne traite que de formes de +gouvernement, d'équilibre, de pondération de pouvoirs, etc., etc. +Dunoyer passe ensuite à l'examen du <i>Censeur Européen</i>, dont les +auteurs, après s'être emparés des observations isolées de leurs +devanciers, en ont fait un corps entier de doctrine, qui, dans cet +article, est discuté avec soin. Je ne puis t'analyser un article qui +n'est lui-même qu'une analyse. Mais je te dirai que Dunoyer me paraît +avoir réformé quelques-unes des opinions qui dominaient dans le +<i>Censeur</i>. Par exemple, il me semble qu'il donne aujourd'hui au mot +industrie une plus grande extension qu'autrefois, puisqu'il comprend, +sous ce mot, tout travail qui tend à perfectionner nos facultés; ainsi +tout travail utile et juste est industrie, et tout homme qui s'y +livre, depuis le chef du gouvernement jusqu'à l'artisan, est +industrieux. Il suit de là que, quoique Dunoyer persiste à penser +comme autrefois que, de même que les peuples chasseurs choisissent +pour chef le chasseur le plus adroit, et les peuples guerriers, le +guerrier le plus intrépide, les peuples industrieux doivent aussi +appeler au timon des affaires publiques les hommes qui se sont le plus +distingués dans l'industrie; cependant il pense qu'il a eu tort de +désigner nominativement les industries où devait se faire le choix des +gouvernants, et particulièrement l'agriculture, le commerce, la +fabrication et la banque; car quoique ces quatre professions forment +sans doute la plus grande partie du cercle immense de l'industrie, +cependant ce ne sont pas les seules par lesquelles l'homme +perfectionne ses facultés par le travail, et plusieurs autres semblent +même plus propres à former des législateurs, comme sont celles de +jurisconsulte, homme de lettres.</p> + +<p>J'ai fait la trouvaille d'un vrai trésor, c'est un petit volume +contenant des mélanges de morale et de politique par Franklin. J'en +suis tellement enthousiaste que je me suis mis à prendre les mêmes +moyens que lui pour devenir <span class="pagenum"><a id="page020" name="page020"></a>(p. 020)</span> aussi bon et aussi heureux; +cependant il est des vertus que je ne chercherai pas même à acquérir, +tant je les trouve inabordables pour moi. Je te porterai cet opuscule.</p> + +<p>Le hasard m'a fait aussi trouver un article bien détaillé sur le sucre +de betterave; les auteurs calculent qu'il reviendrait au fabricant à +90 centimes la livre, celui de la canne se vend à 1 franc 10 centimes. +Tu vois qu'à supposer qu'on réussît parfaitement dans une pareille +entreprise, elle laisserait encore bien peu de marge. D'ailleurs, pour +se livrer avec plaisir à un travail de ce genre et pour le +perfectionner, il faudrait connaître la chimie, et malheureusement j'y +suis tout à fait étranger; quoi qu'il en soit, j'ai eu la hardiesse de +pousser une lettre à M. Clément. Dieu sait s'il y répondra.</p> + +<p>Pour la somme de 3 francs par mois, j'assiste à un cours de botanique +qui se fait trois fois par semaine. On ne peut y apprendre +grand'chose, comme tu vois; mais outre que cela me fait passer le +temps, cela m'est utile en me mettant en rapport avec les hommes qui +s'occupent de science.</p> + +<p>Voilà du babil; s'il ne t'en coûtait pas autant d'écrire, je te +prierais de me <i>payer de retour</i>.</p> + +<p class="date">Mugron, 3 décembre 1827.</p> + +<p>... Tu m'encourages à exécuter mon projet, je crois que je n'ai jamais +pris de ma vie une résolution aussi ferme. Dès le commencement de +1828, je vais m'occuper de lever les obstacles; les plus considérables +seront pécuniaires. Aller en Angleterre, mettre mon habitation en +état, acheter les bestiaux, les instruments, les livres qui me sont +nécessaires, faire les avances des gages, des semences, tout cela pour +une petite métairie (car je ne veux commencer que par une), je sens +que ça me mènera un peu loin. Il est clair pour moi que, les deux ou +trois premières années, mon agriculture sera peu productive, tant à +cause de mon inexpérience que parce que ce n'est qu'à son tour que +<span class="pagenum"><a id="page021" name="page021"></a>(p. 021)</span> l'assolement que je me propose d'adopter fera tout son effet. +Mais je me trouve fort heureux de ma situation, car si je n'avais pas +de quoi vivre et au delà de mon petit bien, il me serait impossible de +faire une pareille entreprise; tandis que, pouvant au besoin sacrifier +la rente de mon bien, rien ne m'empêche de me livrer à mes goûts.—Je +lis des livres d'agriculture; rien n'égale la beauté de cette +carrière, elle réunit tout; mais elle exige des connaissances +auxquelles je suis étranger: l'histoire naturelle, la chimie, la +minéralogie, les mathématiques et bien d'autres.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, réussis et reviens.</p> + +<p class="date">Bayonne, le 4 août 1830.</p> + +<p>Mon cher Félix, l'ivresse de la joie m'empêche de tenir la plume. Ce +n'est pas ici une révolution d'esclaves, se livrant à plus d'excès, +s'il est possible, que leurs oppresseurs; ce sont des hommes éclairés, +riches, prudents, qui sacrifient leurs intérêts et leur vie pour +acquérir l'ordre et sa compagne inséparable, la liberté. Qu'on vienne +nous dire après cela que les richesses énervent le courage, que les +lumières mènent à la désorganisation, etc., etc. Je voudrais que tu +visses Bayonne. Des jeunes gens font tous les services dans l'ordre le +plus parfait, ils reçoivent et expédient les courriers, montent la +garde, sont à la fois autorités communales, administratives et +militaires. Tous se mêlent, bourgeois, magistrats, avocats, +militaires. C'est un spectacle admirable pour qui sait le voir; et je +n'eusse été qu'à demi de la secte écossaise<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>, j'en serais +doublement aujourd'hui.</p> + +<p>Un gouvernement provisoire est établi à Paris, ce sont <span class="pagenum"><a id="page022" name="page022"></a>(p. 022)</span> MM. +Laffitte, Audry-Puiraveau, Casimir Périer, Odier, Lobeau, Gérard, +Schonen, Mauguin, Lafayette, commandant de la garde nationale, qui est +de plus de quarante mille hommes. Ces gens-là pourraient se faire +dictateurs; tu verras qu'ils n'en feront rien pour faire enrager ceux +qui ne croient ni au bon sens ni à la vertu.</p> + +<p>Je ne m'étendrai pas sur les malheurs qu'ont déversés sur Paris ces +horribles gardes prétoriennes, qu'on nomme gardes royales; ces hommes +avides de priviléges parcouraient les rues au nombre de seize +régiments, égorgeant hommes, enfants et vieillards. On dit que deux +mille étudiants y ont perdu la vie. Bayonne déplore la perte de +plusieurs de ses enfants; en revanche la gendarmerie, les Suisses et +les gardes du corps ont été écrasés le lendemain. Cette fois +l'infanterie de ligne, loin de rester neutre, s'est battue avec +acharnement, et pour la nation. Mais nous n'avons pas moins à déplorer +la perte de vingt mille frères, qui sont morts pour nous procurer la +liberté et des bienfaits dont ils ne jouiront jamais. J'ai entendu à +notre cercle<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a> exprimer le vœu de ces affreux massacres; celui +qui les faisait doit être satisfait.</p> + +<p>La nation était dirigée par une foule de députés et pairs de France, +entre autres les généraux Sémélé, Gérard, Lafayette, Lobeau, etc., +etc. Le despotisme avait confié sa cause à Marmont, qui, dit-on, a été +tué.</p> + +<p>L'École polytechnique a beaucoup souffert et bravement combattu.</p> + +<p>Enfin, le calme est rétabli, il n'y a plus un seul soldat dans Paris; +et cette grande ville, après <i>trois jours et trois nuits consécutives</i> +de massacres et d'horreurs, se gouverne elle-même et gouverne la +France, comme si elle était aux mains d'<i>hommes d'État</i>...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page023" name="page023"></a>(p. 023)</span> Il est juste de proclamer que la troupe de ligne a partout +secondé le vœu national. Ici, les officiers, au nombre de cent +quarante-neuf, se sont réunis pour délibérer; cent quarante-huit ont +juré qu'ils briseraient leurs épées et leurs épaulettes, avant de +massacrer un peuple uniquement parce qu'il ne veut pas qu'on +l'opprime. À Bordeaux, à Rennes, leur conduite a été la même; cela me +réconcilie un peu avec la loi du recrutement.</p> + +<p>On organise partout la garde nationale, on en attend trois grands +avantages: le premier, de prévenir les désordres, le second, de +maintenir ce que nous venons d'acquérir, le troisième, de faire voir +aux nations que nous ne voulons pas conquérir, mais que nous sommes +inexpugnables.</p> + +<p>On croit que, pour satisfaire aux vœux de ceux qui pensent que la +France ne peut exister que sous une monarchie, la couronne sera +offerte au duc d'Orléans.</p> + +<p>Pour ce qui me regarde personnellement, mon cher Félix, j'ai été bien +agréablement désappointé, je venais chercher des dangers, je voulais +vaincre avec mes frères ou mourir avec eux; mais je n'ai trouvé que +des figures riantes et, au lieu du fracas des canons, je n'entends que +les éclats de la joie. La population de Bayonne est admirable par son +calme, son énergie, son patriotisme et son unanimité; mais je crois te +l'avoir déjà dit.</p> + +<p>Bordeaux n'a pas été si heureux. Il y a eu quelques excès. M. Curzay +s'empara des lettres. Le 29 ou le 30 quatre jeunes gens ayant été +envoyés pour les réclamer comme une propriété sacrée, il passa à l'un +d'eux son épée au travers du corps et en blessa un autre; les deux +autres le jetèrent au peuple, qui l'aurait massacré, sans les +supplications des constitutionnels.</p> + +<p>Adieu, je suis fatigué d'écrire, je dois oublier bien des choses; il +est minuit, et depuis huit jours je n'ai pas fermé <span class="pagenum"><a id="page024" name="page024"></a>(p. 024)</span> l'œil. +Aujourd'hui au moins nous pouvons nous livrer au sommeil.</p> + +<p>..... On parle d'un mouvement fait par quatre régiments espagnols sur +notre frontière. Ils seront bien reçus.</p> + +<p>Adieu.</p> + +<p class="date">Bayonne, le 5 août 1830.</p> + +<p>Mon cher Félix, je ne te parlerai plus de Paris, les journaux +t'apprennent tout ce qui s'y passe. Notre cause triomphe, la nation +est admirable, le peuple va être heureux.</p> + +<p>Ici l'avenir paraît plus sombre, heureusement la question se décidera +aujourd'hui même. Je te dirai le résultat par apostille.</p> + +<p>Voici la situation des choses.—Le 3 au soir, des groupes nombreux +couvraient la place publique et agitaient, avec une exaltation +extraordinaire, la question de savoir si nous ne prendrions pas +sur-le-champ l'initiative d'arborer le drapeau tricolore. Je circulais +sans prendre part à la discussion, ce que j'aurais dit n'aurait eu +aucun résultat. Comme il arrive toujours, quand tout le monde parle à +la fois, personne n'agit; et le drapeau ne fut pas arboré.</p> + +<p>Le lendemain matin, la même question fut soulevée, les militaires +étaient toujours bien disposés à nous laisser faire; mais, pendant +cette hésitation, des dépêches arrivaient aux colonels et +refroidissaient évidemment leur zèle pour la cause. L'un d'eux s'écria +même devant moi que nous avions un roi et une charte, et qu'il fallait +lui être fidèles, que le roi ne pouvait mal faire, que ses ministres +étaient seuls coupables, etc., etc. On lui répondit solidement... mais +tous ces retours à l'inertie me firent concevoir une idée, qu'à force +de remuer dans ma tête, j'y gravai si fixement, que depuis je n'ai +pensé et ne pense encore qu'à cela.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page025" name="page025"></a>(p. 025)</span> Il me parut évident que nous étions trahis. Le roi, me +disais-je, ne peut avoir qu'un espoir, celui de conserver Bayonne et +Perpignan; de ces deux points, soulever le Midi et l'Ouest et +s'appuyer sur l'Espagne et les Pyrénées. Il pourrait allumer une +guerre civile dans un triangle dont la base serait les Pyrénées et le +sommet Toulouse; les deux angles sont des places fortes. Le pays qu'il +comprend est la patrie de l'ignorance et du fanatisme; il touche par +un des côtés à l'Espagne, par le second à la Vendée, par le troisième +à la Provence. Plus j'y pensai, plus je vis clairement ce projet. J'en +fis part aux amis les plus influents qui, par une faute inexcusable, +ont été appelés par le vœu des citoyens à s'occuper des diverses +organisations et n'ont plus le temps de penser aux choses graves.</p> + +<p>D'autres que moi avaient eu la même idée, et à force de crier et de +répéter, elle est devenue générale. Mais que faire, surtout quand on +ne peut délibérer et s'entendre, ni se faire entendre? Je me retirai +pour réfléchir et je conçus plusieurs projets.</p> + +<p>Le premier, qui était déjà celui de toute la population bayonnaise, +était d'arborer le drapeau et de tâcher, par ce mouvement, d'entraîner +la garnison du château et de la citadelle. Il fut exécuté hier, à deux +heures de l'après-midi, mais par des vieux qui n'y attachaient pas la +même idée que Soustra, moi et bien d'autres; en sorte que ce coup a +manqué.</p> + +<p>Je pris alors mon passe-port pour aller en poste chercher le général +Lamarque. Je comptais sur sa réputation, son grade, son caractère de +député, son éloquence pour entraîner les deux colonels; au besoin sur +sa vigueur, pour les arrêter pendant deux heures et se présenter à la +citadelle, en grand costume, suivi de la garde nationale avec le +drapeau en tête. J'allais monter à cheval quand on vint m'assurer que +le général est parti pour Paris, ce qui fit <span class="pagenum"><a id="page026" name="page026"></a>(p. 026)</span> manquer ce +projet, qui était assurément le plus sûr et le moins dangereux.</p> + +<p>Aussitôt je délibérai avec Soustra, qui malheureusement est absorbé +par d'autres soins, dépêches télégraphiques, poste, garde nationale, +etc., etc. Nous fûmes trouver les officiers du 9<sup>me</sup>, qui sont d'un +esprit excellent, nous leur proposâmes de faire un coup de main sur la +citadelle, nous nous engageâmes à mener six cents jeunes gens bien +résolus; ils nous promirent le concours de tout leur régiment, après +avoir cependant déposé leur colonel.</p> + +<p>Ne dis pas, mon cher Félix, que notre conduite fut imprudente ou +légère. Après ce qui s'est passé à Paris, ce qu'il y a de plus +important c'est que le drapeau national flotte sur la citadelle de +Bayonne. Sans cela, je vois d'ici dix ans de guerre civile; et quoique +je ne doute pas du succès de la cause, je sacrifierais volontiers +jusqu'à la vie, et tous les amis sont dans les mêmes sentiments, pour +épargner ce funeste fléau à nos misérables provinces.</p> + +<p>Hier soir, je rédigeai la proclamation ci-jointe au 7<sup>me</sup> léger, qui +garde la citadelle; nous avions l'intention de l'y faire parvenir +avant l'action.</p> + +<p>Ce matin, en me levant, j'ai cru que tout était fini, tous les +officiers du 9<sup>me</sup> avaient la cocarde tricolore, les soldats ne se +contenaient pas de joie, on disait même qu'on avait vu des officiers +du 7<sup>me</sup> parés de ces belles couleurs. Un adjudant m'a montré à +moi-même l'ordre positif, donné à toute la 11<sup>me</sup> division, d'arborer +notre drapeau. Cependant les heures s'écoulent et la bannière de la +liberté ne s'aperçoit pas encore sur la citadelle. On dit, que le +traître J..... s'avance de Bordeaux avec le 55<sup>me</sup> de ligne; quatre +régiments espagnols sont à la frontière, il n'y a pas un moment à +perdre. Il faut que la citadelle soit à nous ce soir, ou la guerre +civile s'allume. Nous agirons avec vigueur, s'il le faut; mais moi +que l'enthousiasme entraîne sans m'aveugler, <span class="pagenum"><a id="page027" name="page027"></a>(p. 027)</span> je vois +l'impossibilité de réussir, si la garnison, qu'on dit être animée d'un +bon esprit, n'abandonne pas le gouvernement. Nous aurons peut-être des +coups et point de succès. Mais il ne faudra pas pour cela se +décourager, car il faut tout tenter pour écarter la guerre civile. Je +suis résolu à partir de suite, après l'action, si elle échoue, pour +essayer de soulever la Chalosse. Je proposerai à d'autres d'en faire +autant dans la Lande, dans le Béarn, dans le pays Basque; et par +famine, par ruse, ou par force, nous aurons la garnison.</p> + +<p>Je réserve le papier qui me reste pour t'apprendre la fin.</p> + +<p class="date">Le 5, à minuit.</p> + +<p>Je m'attendais à du sang, c'est du vin seul qui a été répandu. La +citadelle a arboré le drapeau tricolore. La bonne contenance du Midi +et de Toulouse a décidé celle de Bayonne, les régiments y ont arboré +le drapeau. Le traître J..... a vu alors le plan manqué, d'autant +mieux que partout les troupes faisaient défection; il s'est alors +décidé à remettre les ordres qu'il avait depuis trois jours dans sa +poche. Ainsi tout est terminé. Je me propose de repartir sur-le-champ. +Je t'embrasserai demain.</p> + +<p>Ce soir nous avons fraternisé avec les officiers de la garnison. +Punch, vins, liqueurs et surtout Béranger, ont fait les frais de la +fête. La cordialité la plus parfaite régnait dans cette réunion +vraiment patriotique. Les officiers étaient plus chauds que nous, +comme des chevaux échappés sont plus gais que des chevaux libres.</p> + +<p>Adieu, tout est fini. La proclamation est inutile, elle ne vaut pas +les deux sous qu'elle te coûterait.</p> + +<p class="date">Bordeaux, le 2 mars 1834.</p> + +<p>... Je me suis un peu occupé de faire quelques connaissances, j'y +réussirai, j'espère. Mais ici vous voyez écrit sur <span class="pagenum"><a id="page028" name="page028"></a>(p. 028)</span> chaque +visage auquel vous faites politesse: <i>Qu'y a-t-il à gagner avec toi?</i> +Cela décourage.—On fonde, il est vrai, un nouveau journal. Le +prospectus n'apprend pas grand' chose, et le rédacteur encore moins; +car l'un est rédigé avec le pathos à la mode, et l'autre, me supposant +un homme de parti, s'est borné à me faire sentir combien le <i>Mémorial</i> +et l'<i>Indicateur</i> étaient insuffisants pour les patriotes. Tout ce que +j'ai pu en obtenir, c'est beaucoup d'insistance pour que je prenne un +abonnement.</p> + +<p>Fonfrède est tout à fait dans les principes de Say. Il fait de longs +articles qui seraient très-bons dans un ouvrage de longue haleine. À +tout risque, je lui pousserai ma visite.</p> + +<p>Je crois qu'un cours réussirait ici, et je me sens tenté. Il me semble +que j'aurais la force de le faire, surtout si l'on pouvait commencer +par la seconde séance; car j'avoue que je ne répondrais pas, à la +première, même de pouvoir lire couramment: mais je ne puis quitter +ainsi toutes mes affaires. Nous verrons pourtant cet hiver.</p> + +<p>Il s'est établi déjà un professeur de chimie. J'ai dîné avec lui sans +savoir qu'il faisait un cours. Si je l'avais su, j'aurais pris des +renseignements sur le nombre d'élèves, la cotisation, etc. J'aurais su +si, avec un professeur d'histoire, un professeur de mécanique, un +professeur d'économie politique, on pourrait former une sorte +d'<i>Athénée</i>. Si j'habitais Bordeaux, il y aurait bien du malheur si je +ne parvenais à l'instituer, dussé-je en faire tous les frais; car j'ai +la conviction qu'en y adjoignant une bibliothèque, cet établissement +réussirait. Apprends donc l'histoire, et nous essayerons peut-être un +jour.</p> + +<p>Je te quitte; trente tambours s'exercent sous mes fenêtres, je ne sais +plus ce que je dis.</p> + +<p>Adieu.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page029" name="page029"></a>(p. 029)</span> Bayonne, le 16 juin 1840.</p> + +<p>Mon cher Félix, je suis toujours à la veille de mon départ, voilà +trois fois que nous commandons nos places; enfin elles sont prises et +payées pour vendredi. Nous avons joué de malheur, car quand nous +étions prêts, le général carliste Balmaceda a intercepté les routes; +il est à craindre que nous n'ayons de la peine à passer. Mais il ne +faut rien dire de cela pour ne pas effrayer ma tante, qui est déjà +trop disposée à redouter les Espagnols. Pour moi, je trouve que +l'affaire qui nous pousse vers Madrid vaut la peine de courir quelques +chances. Jusqu'à présent elle se présente sous un point de vue +très-favorable. Nous trouverions ici les capitaux nécessaires, si nous +ne tenions par-dessus tout à ne fonder qu'une compagnie espagnole<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>. +Serons-nous arrêtés par l'inertie de cette nation? En ce cas j'en +serai pour mes frais de route, et je trouverai une compensation dans +le plaisir d'avoir vu de près un peuple qui a des qualités et des +défauts qui le distinguent de tous les autres.</p> + +<p>Si je fais quelques observations intéressantes, j'aurai soin de les +consigner dans mon portefeuille pour te les communiquer.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix.</p> + +<p class="date">Madrid, le 6 juillet 1840.</p> + +<p>Mon cher Félix, je reçois ta lettre du 6. D'après ce que tu me dis de +ma chère tante, je vois que pour le moment sa santé est bonne, mais +qu'elle avait été un peu souffrante; c'est là pour moi le revers de +la médaille. Madrid est aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page030" name="page030"></a>(p. 030)</span> un théâtre peut-être +unique au monde, que la paresse et le désintéressement espagnols +livrent aux étrangers qui, comme moi, connaissent un peu les mœurs +et la langue du pays. J'ai la certitude que je pourrais y faire +d'excellentes affaires; mais l'idée de l'isolement de ma tante, à un +âge où la santé commence à devenir précaire, m'empêche de songer à +proclamer mon exil.</p> + +<p>Depuis que j'ai mis le pied dans ce singulier pays, j'ai formé cent +fois le projet de t'écrire. Mais tu m'excuseras de n'avoir pas eu le +courage de l'accomplir, quand tu sauras que nous consacrons le matin à +nos affaires, le soir à une promenade indispensable, et le jour à +dormir et haleter sous le poids d'une chaleur plus pénible par sa +continuité que par son intensité. Je ne sais plus ce que c'est que les +nuages, toujours un ciel pur et un soleil dévorant. Tu peux compter, +mon cher Félix, que ce n'est pas par négligence que j'ai tant tardé à +t'écrire; mais réellement je ne suis pas fait à ce climat, et je +commence à regretter que nous n'ayons pas retardé de deux mois notre +départ.....</p> + +<p>Je suis surpris que le but de mon voyage soit encore un secret à +Mugron. Ce n'en est plus un à Bayonne, et j'en ai écrit, avant mon +départ, à Domenger pour l'engager à prendre un intérêt dans notre +entreprise. Elle est réellement excellente, mais réussirons-nous à la +fonder? C'est ce que je ne puis dire encore; les banquiers de Madrid +sont à mille lieues de l'esprit d'association, toute idée importée de +l'étranger est accueillie par eux avec méfiance, ils sont aussi +très-difficiles sur les questions de personnes, chacun vous disant: Je +n'entre pas dans l'affaire si telle maison y entre; enfin ils gagnent +tant d'argent avec les fournitures, emprunts, monopoles, etc., qu'ils +ne se soucient guère d'autre chose. Voilà bien des obstacles à +vaincre, et cela est d'autant plus difficile qu'ils ne vous donnent +pas <span class="pagenum"><a id="page031" name="page031"></a>(p. 031)</span> occasion de les voir un peu familièrement. Leurs maisons +sont barricadées comme des châteaux forts. Nous avons trouvé ici deux +classes de banquiers, les uns, Espagnols de vieille roche, sont les +plus difficiles à amener, mais aussi ceux qui peuvent donner plus de +consistance à l'entreprise; les autres, plus hardis, plus européens, +sont plus abordables mais moins accrédités: c'est la vieille et la +jeune Espagne. Nous avions à opter, nous avons frappé à la porte de +l'Espagne pure, et il est à craindre qu'elle ne refuse et que de plus +nous ne nous soyons fermé, par ce seul fait, la porte de l'Espagne +moderne. Nous ne quitterons la partie qu'après avoir épuisé tous les +moyens de succès, nous avons quelque raison de penser que la solution +ne se fera pas attendre.</p> + +<p>Cette affaire et la chaleur m'absorbent tellement, que je n'ai +vraiment pas le courage d'appliquer à autre chose mon esprit +d'observation. Je ne prends aucune note, et cependant les sujets ne me +manqueraient pas. Je me trouve placé de manière à voir bien des +rouages, et si j'avais la force et le talent d'écrire, je crois que je +serais en mesure de faire des lettres tout aussi intéressantes que +celles de <i>Custine</i>, et peut-être plus vraies.</p> + +<p>Pour te donner une idée de la facilité que je trouverais à vivre ici, +indépendamment des affaires qui s'y traitent et auxquelles je pourrais +prendre part, on m'a offert d'y suivre des procès de maisons +italiennes contre des grands d'Espagne, ce qui me donnerait +suffisamment de quoi vivre sans aucun travail suivi; mais l'idée de ma +tante m'a fait repousser cette proposition. Elle me souriait comme un +moyen de prolonger mon séjour et d'étudier ce théâtre, mais mon devoir +m'oblige à y renoncer.</p> + +<p>Mon ami, je crains bien que le catholicisme ne subisse ici le même +sort qu'en France. Rien de plus beau, de plus digne, de plus solennel +et de plus imposant, que les cérémonies <span class="pagenum"><a id="page032" name="page032"></a>(p. 032)</span> religieuses en +Espagne; mais hors de là je ne puis voir en quoi ce peuple est plus +spiritualiste que les autres. C'est, du reste, une matière que nous +traiterons au long à mon retour et quand j'aurai pu mieux observer.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, fais une visite à ma tante, donne-lui de mes +nouvelles, et reçois l'assurance de ma tendre amitié.</p> + +<p class="date">Madrid, le 16 juillet 1840.</p> + +<p>Mon cher Félix, je te remercie de tes bonnes lettres des 1<sup>er</sup> et 6 +juillet; ma tante aussi a eu soin de m'écrire, en sorte que jusqu'à +présent j'ai souvent des nouvelles, et elles me sont bien nécessaires. +Je ne puis pas dire que je m'ennuie, mais j'ai si peu l'habitude de +vivre loin de chez moi que je ne suis heureux que les jours où je +reçois des lettres.</p> + +<p>Tu es sans doute curieux de savoir où nous en sommes avec notre +compagnie d'assurance. J'ai maintenant comme la certitude que nous +réussirons. Il faut beaucoup de temps pour attirer à nous les +Espagnols dont le nom nous est nécessaire; il en faudra beaucoup +ensuite pour faire fonctionner une aussi vaste machine avec des gens +inexpérimentés. Mais je suis convaincu que nous y parviendrons. La +part que Soustra et moi devons avoir dans les bénéfices, comme +créateurs, n'est pas réglée; c'est une matière délicate que nous +n'abordons pas, n'ayant ni l'un ni l'autre beaucoup d'audace sur ce +chapitre. Aussi, nous nous eu remettons à la décision du conseil +d'administration. Ce sera pour moi un sujet d'expérience et +d'observations. Voyons si ces Espagnols si méfiants, si réservés, si +inabordables, sont justes et grands quand ils connaissent les gens. À +cet article près, nos affaires marchent lentement, mais bien. Nous +avons aujourd'hui ce qui est la clef de tout, neuf noms pour former +un conseil, et des noms tellement connus et honorables <span class="pagenum"><a id="page033" name="page033"></a>(p. 033)</span> qu'il +ne paraît pas possible que l'on puisse songer à nous faire +concurrence. Ce soir, il y a une junte pour étudier les statuts et +conditions; j'espère qu'au premier jour l'acte de société sera signé. +Cela fait, peut-être rentrerai-je en France pour voir ma tante et +assister à la session du conseil général. Si je le puis en quelque +manière, je n'y manquerai pas. Mais j'aurai à revenir ensuite en +Espagne, parce que la compagnie me fournira une occasion de faire un +voyage complet et <i>gratis</i>. Jusqu'à présent, je ne puis pas dire que +j'aie voyagé. Toujours avec mes deux compagnons, je ne suis entré, +sauf les comptoirs, dans aucune maison espagnole. La chaleur a +suspendu toutes les réunions publiques, bals, théâtres, +courses.—Notre chambre et quelques bureaux, le restaurant français et +la promenade au <i>Prado</i>, voilà le cercle dont nous ne sortons pas. Je +voudrais prendre ma revanche plus tôt. Soustra part le 26; sa présence +est nécessaire à Bayonne. Lis tout ceci à ma tante que j'embrasse bien +tendrement.</p> + +<p>Le trait le plus saillant du caractère espagnol, c'est sa haine et sa +méfiance envers les étrangers. Je pense que c'est un véritable vice, +mais il faut avouer qu'il est alimenté par la fatuité et la rouerie de +beaucoup d'étrangers. Ceux-ci blâment et tournent tout en ridicule; +ils critiquent la cuisine, les meubles, les chambres et tous les +usages du pays, parce qu'en effet les Espagnols tiennent très-peu au +confortable de la vie; mais nous qui savons, mon cher Félix, combien +les individus, les familles, les nations peuvent être heureuses sans +connaître ces sortes de jouissances matérielles, nous ne nous +presserions pas de condamner l'Espagne. Ceux-là arriveront avec leurs +poches pleines de plans et de projets absurdes, et parce qu'on ne +s'arrache pas leurs actions, ils se dépitent et crient à l'ignorance, +à la stupidité. Cette affluence de <i>floueurs</i> nous a fait d'abord +beaucoup de tort, et en fera à toute bonne entreprise. Pour <span class="pagenum"><a id="page034" name="page034"></a>(p. 034)</span> +moi, je pense avec plaisir que la méfiance espagnole l'empêchera de +tomber dans l'abîme; car les étrangers, après avoir apporté leurs +plans, seront forcés, pour les faire réussir, de faire venir des +capitaux et souvent des ouvriers français.</p> + +<p>Donne-moi de temps en temps des nouvelles de Mugron, mon cher Félix, +tu sais combien le patriotisme du clocher nous gagne quand nous en +sommes éloignés.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, mes souvenirs à ta sœur.</p> + +<p class="date">Madrid, le 17 août 1840.</p> + +<p>..... Tu me fais une question à laquelle je ne puis répondre: Comment +le peuple espagnol a-t-il pu laisser chasser et tuer les moines? +Moi-même je me le demande souvent; mais je ne connais pas assez le +pays pour m'expliquer ce phénomène. Ce qu'il y a de probable, c'est +que le temps des moines est fini partout. Leur inutilité, à tort ou à +raison, est une croyance généralement établie. À supposer qu'il y eût +en Espagne 40,000 moines, intéressant autant de familles composées de +5 personnes, cela ne ferait que 200,000 habitants contre 10 millions. +Leurs immenses richesses ont pu tenter beaucoup de gens de la classe +aisée; l'affranchissement d'une foule de redevances a pu tenter +beaucoup de gens de la classe du peuple. Le fait est qu'on en a fini +avec cette puissance; mais, à coup sûr, jamais mesure, à la supposer +nécessaire, n'a été conduite avec autant de barbarie, d'imprévoyance +et d'impolitique.</p> + +<p>Le gouvernement était aux mains des modérés, qui désiraient +l'abolition des couvents, mais n'osaient y procéder. Financièrement, +on espérait avec le produit des biens nationaux payer les dettes de +l'Espagne, éteindre la guerre civile et rétablir les finances. +Politiquement, on voulait, par la division des terres, rattacher une +partie considérable <span class="pagenum"><a id="page035" name="page035"></a>(p. 035)</span> du peuple à la révolution. Je crois que +ce but a été manqué.</p> + +<p>N'osant agir légalement, on s'entendit avec les exaltés. Une nuit, +ceux-ci firent irruption dans les couvents. À Barcelone, Malaga, +Séville, Madrid, Valladolid, ils égorgèrent et chassèrent les moines. +Le gouvernement et la force publique restèrent trois jours témoins +impassibles de ces atrocités. Quand l'aliment manqua au désordre, le +gouvernement intervint, et le ministère Mendizabal décréta la +confiscation des couvents et des propriétés monacales. Maintenant on +les vend; mais tu vas juger de cette administration. Un individu +quelconque déclare vouloir soumissionner un bien national, l'État le +fait estimer, et cette estimation est toujours très-modique, parce que +l'acquéreur s'entend avec l'expert. Cela fait, la vente se fait +publiquement; on s'est entendu aussi avec le notaire pour écarter la +publicité, et le bien vous reste à bas prix. Il faut payer un +cinquième comptant, et les quatre autres cinquièmes en huit ans, par +huitièmes. L'État reçoit en payement des rentes de différentes +origines, qui s'achètent à la Bourse depuis 75 jusqu'à 95 de perte; +c'est-à-dire qu'avec 25 fr. et même avec 5 on paye 100 fr.</p> + +<p>Il résulte de là trois choses: 1<sup>o</sup> l'État ne reçoit presque rien, on +peut même dire rien; 2<sup>o</sup> ce n'est pas le peuple des provinces qui +achète, puisqu'il n'est pas à la Bourse pour brocanter le papier; 3<sup>o</sup> +cette masse de terres vendues à la fois et à vil prix, a déprécié +toutes les autres propriétés. Ainsi le gouvernement, qui s'est procuré +à peine de quoi payer l'armée, ne remboursera pas la dette.</p> + +<p>La propriété ne se divisera que lorsque les spéculateurs revendront en +seconde main.</p> + +<p>Les fermiers n'ont fait que changer de maîtres; et au lieu de payer le +fermage aux moines, qui, dit-on, étaient des propriétaires fort +accommodants, peu rigoureux sur les termes, prêtant des semences, +renonçant même au revenu dans les <span class="pagenum"><a id="page036" name="page036"></a>(p. 036)</span> années malheureuses, ils +payeront très-rigoureusement aux compagnies belges et anglaises qui, +incertaines de l'avenir, aspirent à rembourser l'État avec le produit +des terres.</p> + +<p>Le simple paysan, dans les années calamiteuses, n'aura plus la soupe à +la porte des couvents.</p> + +<p>Enfin les simples propriétaires ne peuvent plus vendre leurs terres +qu'à vil prix.—Voilà, ce me semble, les conséquences de cette +désastreuse opération.</p> + +<p>Des hommes plus capables avaient proposé de profiter d'un usage qui +existe ici: ce sont des baux de 50 et même 100 ans. Ils voulaient +qu'on affermât aux paysans, à des taux modérés, pour 50 ans. Avec le +produit, on aurait payé l'intérêt annuel de la dette et relevé le +crédit de l'Espagne; et au bout de 50 ans, on aurait un capital déjà +immense, plus que doublé probablement par la sécurité et le travail. +Tu vois d'un coup d'œil la supériorité politique et financière de +ce système.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, il n'y a plus de moines. Que sont-ils devenus? +Probablement les uns sont morts dans les montagnes, au service de don +Carlos; les autres auront succombé d'inanition dans les rues et +greniers des villes; quelques-uns auront pu se réfugier dans leurs +familles.</p> + +<p>Quant aux couvents, ils sont convertis en cafés, en maisons publiques, +en théâtres et surtout en casernes, pour une autre espèce de +<i>dévorants</i> plus prosaïque que l'autre. Plusieurs ont été démolis pour +élargir les rues, faire des places; sur l'emplacement du plus beau de +tous, et qui passait pour un chef-d'œuvre d'architecture, on a +construit un passage et une halle qui se font tort mutuellement.</p> + +<p>Les religieuses ne sont guère moins à plaindre. Après avoir donné la +volée à toutes celles qui ont voulu rentrer dans le monde, on a +enfermé les autres dans deux ou trois couvents, et comme on s'est +emparé de leurs propriétés, qui représentaient les dots qu'elles +apportaient à leur ordre, <span class="pagenum"><a id="page037" name="page037"></a>(p. 037)</span> on est censé leur faire une +pension; mais, comme on ne la paye pas, on voit souvent sur la porte +des couvents cette simple inscription: <i>Pan para las pobres monjas.</i></p> + +<p>Je commence à croire, mon cher Félix, que notre M. Custine avait bien +mal vu l'Espagne. La haine d'une autre civilisation lui avait fait +chercher ici des vertus qui n'y sont pas. Peut-être a-t-il, en sens +inverse, commis la même faute que les Espagnols qui ne voient rien à +blâmer dans la civilisation anglaise. Il est bien difficile que nos +préjugés nous laissent, je ne dis pas bien juger, mais bien voir les +faits.</p> + +<p>Je rentre, mon cher Félix, et j'ai appris que demain on proclame la +loi des <i>ayuntamientos</i>. Je ne sais pas si je t'ai parlé de cette +affaire, en tout cas en voici le résumé.</p> + +<p>Le ministère modéré, qui vient de tomber, avait senti que, pour +administrer l'Espagne, il fallait donner au pouvoir central une +certaine autorité sur les provinces; ici, de temps immémorial, chaque +province, chaque ville, chaque bourgade s'administre elle-même. Tant +que le principe monarchique et l'influence du clergé ont compensé +cette extrême diffusion de l'autorité, les choses ont marché tant bien +que mal; mais aujourd'hui cet état de choses ne peut durer. En +Espagne, chaque localité nomme son <i>ayuntamiento</i> (conseil municipal), +alcades, régidors, etc. Ces ayuntamientos, outre leurs fonctions +municipales, sont chargés du recouvrement de l'impôt et de la levée +des troupes. Il résulte de là que, lorsqu'une ville a quelque sujet de +mécontentement, fondé ou non, elle se borne à ne pas recouvrer l'impôt +ou à refuser le contingent. En outre, il paraît que ces ayuntamientos +sont le foyer de grands abus, et qu'ils ne rendent pas à l'État la +moitié des contributions qu'ils prélèvent. Le parti modéré a donc +voulu saper cette puissance. Une loi a été présentée par le ministère, +adoptée par les chambres, et sanctionnée par la <span class="pagenum"><a id="page038" name="page038"></a>(p. 038)</span> reine, qui +dispose que la reine choisira les alcades parmi trois candidats nommés +par le peuple. Les exaltés ont jeté de hauts cris; de là la révolution +de Barcelone et l'intervention du sabre d'Espartero. Mais, chose qui +ne se voit qu'ici, la reine, quoique contrainte à changer de +ministère, en a nommé un autre qui maintient la loi déjà, votée et +sanctionnée. Sans doute que, parvenu au pouvoir par une violation de +la constitution, il a cru devoir manifester qu'il la respectait en +laissant promulguer une loi qui avait reçu la sanction des trois +pouvoirs. C'est donc demain qu'on proclame cette loi: cela se +passera-t-il sans trouble? je ne l'espère guère. En outre, comme on +attribue à la France et à notre nouvel ambassadeur une mystification +aussi peu attendue, après les événements de Barcelone, il est à +craindre que la rage des exaltés ne se dirige contre nos compatriotes; +aussi j'aurai soin d'écrire à ma tante après-demain, parce que les +journaux ne manqueront pas de faire bruit de l'insurrection qui se +prépare. Elle ne laisse pas que d'être effrayante, quand on songe +qu'il n'y a ici, pour maintenir l'ordre, que quelques soldats dévoués +à Espartero, qui doit être mortellement blessé de la manière dont son +coup d'État a été déjoué.</p> + +<p>Mais quel sujet de réflexions que cette Espagne qui, pour arriver à la +liberté, perd la monarchie et la religion qui lui étaient si chères; +et, pour arriver à l'unité, est menacée dans ses franchises locales +qui faisaient le fond même de son existence!</p> + +<p>Adieu! ton ami dévoué. Je n'ai pas le temps de relire ce fatras, +tire-t'en comme tu pourras.</p> + +<p><i>P. S.</i> Mon cher Félix, la tranquillité de Madrid n'a pas été un +moment troublée. Ce matin, les membres de l'<i>ayuntamiento</i> se sont +réunis en séance publique pour promulguer la nouvelle loi qui ruine +leur institution. Ils ont fait suivre cette cérémonie d'une énergique +protestation, où ils <span class="pagenum"><a id="page039" name="page039"></a>(p. 039)</span> disent qu'ils se feront tous tuer plutôt +que d'obéir à la loi nouvelle. On dit aussi qu'ils ont payé quelques +hommes pour crier les <i>vivas</i> et les <i>mueras</i> d'usage, mais le peuple +ne s'est pas plus ému que ne s'en émouvraient les paysans de Mugron; +et l'<i>ayuntamiento</i> n'a réussi qu'à démontrer de plus en plus la +nécessité de la loi. Car enfin, ne serait-ce point un bien triste +spectacle que de voir une ville troublée et la sûreté des citoyens +compromise par ceux-là mêmes qui sont chargés de maintenir l'ordre?</p> + +<p>On m'a assuré que les exaltés n'étaient pas d'accord entre eux; les +plus avancés (je ne sais pas pourquoi on a donné du crédit à cette +expression en s'accordant à l'adopter) disaient:</p> + +<p>«Il est absurde de faire un mouvement qui n'ait pas de résultat. Un +mouvement ne peut être décisif qu'autant que le peuple s'en mêle; or +le peuple ne veut pas intervenir pour des idées; il faut donc lui +montrer le pillage en perspective.»</p> + +<p>Et malgré cette terrible logique, l'<i>ayuntamiento</i> n'a pas reculé +devant la première provocation! Du reste, je te parle là de bruits +publics, car, quant à moi, j'étais à la Bibliothèque royale, et je ne +me suis aperçu de rien.</p> + +<p class="date">Lisbonne, le 24 octobre 1840.</p> + +<p>Mon cher Félix, voilà bien longtemps que je ne t'ai écrit. C'est que +nous sommes si éloignés et qu'il faut si longtemps pour avoir une +réponse de Mugron, que je ne suis jamais sûr de la recevoir ici. Enfin +me voilà à peu près décidé, et sauf circonstances imprévues, à dire +adieu à la Péninsule de lundi en huit. Mon intention est d'aller à +Londres; je ne puis, selon le conseil que tu me transmets, de la part +de ma tante, aller d'abord à Plymouth. Le steamboat va directement à +Londres. J'avais d'abord pensé à m'embarquer pour Liverpool. Je +satisferais ainsi à l'économie et à mon goût <span class="pagenum"><a id="page040" name="page040"></a>(p. 040)</span> pour la marine, +parce que la navigation à voiles est moins chère et plus fertile en +émotions que la monotone vapeur. Mais la saison est si avancée que ce +serait imprudence, et je courrais le risque de passer un mois en mer.</p> + +<p>Je me suis un peu ennuyé à Lisbonne les premiers jours. Maintenant, à +part le désir bien naturel de revenir chez moi, je me plais ici, +quoique j'y mène une vie uniforme. Mais ce climat est si doux, si +beau, cette nature si riche, et je me sens un bien-être, une plénitude +de santé si inaccoutumée, que j'attribue à cela l'absence d'ennui.</p> + +<p>Voici un pays qui, je crois, te conviendrait bien: ni chaud, ni froid, +ni brouillards, ni humidité; s'il pleut, ce sont des torrents pendant +un jour ou deux, puis le ciel reprend sa sérénité, et l'atmosphère sa +douce tiédeur. Partout on peut disposer d'un peu d'eau; ce sont des +bosquets de myrtes, d'orangers, des treilles touffues, des héliotropes +qui rampent le long des murs, comme chez nous les convolvulus. +Maintenant je comprends la vie des Maures. Malheureusement les hommes +ici ne valent pas la nature, ils ne veulent pas se donner la peine par +laquelle les Arabes se donnaient tant de jouissances. Peut-être +penses-tu que ces fervents catholiques dédaignent la fraîcheur et les +parfums de l'oranger, et qu'ils se renferment dans les sévères +plaisirs de la pensée et de la contemplation. Hélas! je reviendrai +bien désabusé de la bonne opinion de Custine; il a cru voir ce qu'il +désirait voir.</p> + +<p>Ce sera pour moi une étude fort curieuse que celle de l'Angleterre +succédant à celle de la Péninsule. La comparaison serait plus +intéressante encore, si le catholicisme était aussi vivace ici qu'on +se le représente. Mais enfin je verrai un peuple dont la religion +réside dans l'intelligence, après en avoir vu un pour qui elle est +toute dans les sens. Ici les pompes du culte: des flambeaux, des +parfums, des habits magnifiques, des statues; mais la démoralisation +la plus <span class="pagenum"><a id="page041" name="page041"></a>(p. 041)</span> complète. Là, au contraire, des liens de famille, +l'homme et la femme chacun aux devoirs de son sexe, le travail ennobli +par un but patriotique, la fidélité aux traditions des ancêtres, +l'étude constante de la morale biblique et évangélique; mais un culte +simple, grave, se rapprochant du pur déisme. Quel contraste! que +d'oppositions! quelle source de réflexions!</p> + +<p>Ce voyage aura aussi produit un effet auquel je ne me serais pas +attendu. Il n'a pu effacer cette habitude que nous avons contractée de +nous observer nous-mêmes, de nous écouter penser et sentir, de suivre +toutes les modifications de nos opinions. Cette étude de soi a bien +des charmes, et l'amour-propre lui communique un intérêt qui ne +saurait s'affaiblir. Mais à Mugron, toujours dans un milieu uniforme, +nous ne pouvions que tourner dans un même cercle; en voyage, des +situations excentriques donnent lieu à de nouvelles observations. Par +exemple, il est probable que les événements actuels m'affectent bien +différemment que si j'étais à Mugron; un patriotisme plus ardent donne +plus d'activité à ma pensée. En même temps, le champ où elle s'exerce +est plus étendu, comme un homme placé sur une hauteur embrasse un plus +vaste horizon. Mais la puissance du regard est pour chacun de nous une +quantité donnée, et il n'en est pas de même de la faculté de penser et +de sentir.</p> + +<p>Ma tante, à l'occasion de la guerre, me recommande la prudence; je +n'ai absolument aucun danger à courir. Si je voyageais dans un +bâtiment français et que la guerre fût déclarée, je pourrais craindre +les corsaires; mais dans un navire anglais je ne cours pas ce danger, +à moins de tomber sous la serre d'un croiseur français, ce qui ne +serait pas bien dangereux d'ailleurs. D'après les nouvelles reçues +aujourd'hui, je vois que la France a pris le parti d'une résignation +sentimentale, qui devient grotesque. D'ici elle me <span class="pagenum"><a id="page042" name="page042"></a>(p. 042)</span> paraît +toute <i>décontenancée</i>; elle met son honneur à <i>prouver sa modération</i>, +et, à chaque insulte, elle répond par des arguments en forme pour +démontrer qu'elle a été insultée. Elle a l'air de croire que le +remords va s'emparer des Anglais, et que, les larmes aux yeux, ils +vont cesser de poursuivre leur but et nous demander pardon. Cela me +rappelle ce mot: <i>Il m'a souffleté, mais je lui ai bien dit son fait.</i></p> + +<p>Adressez-moi vos lettres à Londres, sous couvert de MM. A. A. Gower +neveux et compagnie.</p> + +<p class="date">Lisbonne, le 7 novembre 1840.</p> + +<p>Mon cher Félix, malgré le vif désir de me rapprocher de la France, +j'ai été forcé de prolonger mon séjour à Lisbonne. Un rhume m'a décidé +à remettre mon départ de huit jours, et, dans cet intervalle, on a +trouvé des papiers qu'il faut dépouiller, ce qui me force à rester +encore; mais il faudra de bien puissants motifs pour me retenir au +delà du 17 de ce mois. Enfin ce retard a servi à me guérir, ce qui eût +été plus difficile en mer ou à Londres.</p> + +<p>J'ai joué de malheur de me trouver loin de la France dans un moment +aussi intéressant; tu ne peux te faire l'idée du patriotisme qui nous +brûle quand nous sommes en pays étranger. À distance, ce n'est plus le +bonheur, ni même la liberté de notre pays qui nous occupe le plus, +c'est sa grandeur, sa gloire, son influence. Malheureusement, je +crains bien que la France ne jouisse guère des premiers de ces biens +ni des derniers.</p> + +<p>Je me désole d'être sans nouvelles et de ne pouvoir préciser l'époque +où j'en recevrai; au moins, à Londres, j'espère trouver une rame de +lettres.</p> + +<p>Adieu, l'heure du courrier va sonner.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page043" name="page043"></a>(p. 043)</span> Paris, 2 janvier 1841.</p> + +<p>Mon cher Félix, je m'occupais d'un <i>plan d'association pour la défense +des intérêts vinicoles</i>. Mais, selon mon habitude, j'hésitais à en +faire part à quelques amis, parce que je ne voyais guère de milieu +entre le succès et le ridicule, quand M. Humann est venu présenter aux +chambres le budget des dépenses et recettes pour 1842. Ainsi que tu +l'auras vu, le ministre ne trouve rien de mieux, pour combler le +déficit qu'a occasionné notre politique, que de frapper les boissons +de quatre nouvelles contributions. Cela m'a donné de l'audace, et j'ai +couru chez plusieurs députés pour leur communiquer mon projet. Ils ne +peuvent pas s'en mêler directement, parce que ce serait aliéner +d'avance l'indépendance de leur vote. C'est une raison pour les uns, +un prétexte pour les autres; mais ce n'est pas un motif pour que les +propriétaires de vignes se croisent les bras, en présence du danger +qui les menace.</p> + +<p>Il n'y a qu'un moyen non-seulement de résister à cette nouvelle levée +de boucliers, mais encore d'obtenir justice des griefs antérieurs, +c'est de s'<i>organiser</i>. L'<i>organisation</i> pour un but <i>utile</i> est un +moyen assuré de succès. Il faut que chaque département vinicole ait un +comité central, et chaque comité un délégué.</p> + +<p>Je ne sais pas encore dans quelle mesure je vais prendre part à cette +organisation. Cela dépendra de mes conférences avec mes amis. +Peut-être faudra-t-il que je m'arrête en passant à Orléans, Angoulême, +Bordeaux, pour travailler à y fonder l'association. Peut-être +devrai-je me borner à notre département; en tout cas, comme le temps +presse, tu ferais bien de voir Domenger, Despouys, Labeyrie, +Batistant, et de les engager à parcourir le canton, pour y préparer +les esprits à la résistance légale, mais forte et organisée. (V. +ci-après: <i>Le fisc et la vigne.</i>—<i>Note de l'édit.</i>)</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page044" name="page044"></a>(p. 044)</span> Je n'ai pas besoin, mon cher Félix, de te dérouler la +puissance de l'association! Fais passer tes convictions dans tous les +esprits. J'espère être à Mugron dans une quinzaine, et nous agirons de +concert.</p> + +<p>Adieu, ton dévoué.</p> + +<p class="date">Paris, 11 janvier 1841.</p> + +<p>Que n'es-tu auprès de moi, mon cher Félix! cela ferait cesser bien des +incertitudes. Je t'ai entretenu du nouveau projet que j'ai conçu; mais +seul, abandonné à moi-même, les difficultés de l'exécution +m'effrayent. Je sens que le succès est à peu près infaillible; mais il +exige une force morale que ta présence me donnerait, et des ressources +matérielles que je ne sais pas prendre sur moi de demander. J'ai tâté +le pouls à plusieurs députés, et je les ai trouvés froids. Ils ont +presque tous des <i>ménagements</i> à garder; tu sais que nos hommes du +Midi sont presque tous quêteurs de places.—Quant à l'opposition, il +serait dangereux de lui donner la haute main dans l'association, elle +s'en ferait un instrument, ce qu'il faut éviter. Ainsi, tout bien +pesé, il faut renoncer à fonder l'association par le <i>haut</i>, ce qui +eût été plus prompt et plus facile. C'est la base qu'il faut +fonder.—Si elle se constitue fortement, elle entraînera tout. Que les +vignerons ne se fassent pas illusion, s'ils demeurent dans l'inertie, +ils seront ici faiblement défendus. Je tâcherai de partir d'ici +dimanche prochain; j'aurai dans une poche le projet des statuts de +l'association, dans l'autre le prospectus d'un petit journal destiné à +être d'abord le propagateur et plus tard l'organe de l'association. +Avec cela je m'assurerai si ce projet rencontre de la sympathie dans +Orléans, la Charente et le bassin de la Garonne. La suite dépendra de +mes observations. Une brusque initiative eût été plus de mon goût. Il +y a quelques années que je l'aurais peut-être tentée; maintenant une +avance de six à <span class="pagenum"><a id="page045" name="page045"></a>(p. 045)</span> huit mille francs me fait reculer, et j'en ai +vraiment honte, car quelques centaines d'abonnés m'eussent relevé de +tous risques. Le courage m'a manqué, n'en parlons plus.</p> + +<p>Je suis obligé, mon cher Félix, d'invoquer sans cesse mon impartialité +et ma philosophie pour ne pas tomber dans le découragement, à la vue +de toutes les misères dont je suis témoin. Pauvre France!—Je vois +tous les jours des députés qui, dans le tête-à-tête, sont opposés aux +fortifications de Paris et qui cependant vont les appuyer à la +chambre, l'un pour soutenir Guizot, l'autre pour ne pas abandonner +Thiers, un troisième de peur qu'on ne le traite de Russe ou +d'Autrichien; l'opinion, la presse, la mode les entraîne, et beaucoup +cèdent à des motifs plus honteux encore. Le maréchal Soult lui-même +est personnellement opposé à cette mesure, et tout ce qu'il ose faire, +c'est de proposer une exécution lente, dans l'espoir qu'un revirement +d'opinion lui viendra en aide, quand il n'y aura encore qu'une +centaine de millions engloutis. C'est bien pis dans les questions +extérieures. Il semble qu'un bandeau couvre tous les yeux, et on court +risque d'être maltraité si l'on énonce seulement un fait qui contrarie +le préjugé dominant.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, il me tarde bien de causer avec toi; les sujets +ne nous manqueront pas.</p> + +<p>Adieu, ton ami.</p> + +<p class="date">Bagnères, le 10 juillet 1844.</p> + +<p>Mon cher Félix, j'ai reçu, il y a quelques jours, une lettre de M. +Laffitte, d'Aire, membre du conseil général, qui m'embarrasse +beaucoup. Il m'annonce que le général Durrieu va être élevé à la +pairie; que le gouvernement veut le faire remplacer, à la chambre, par +un secrétaire des commandements de M. le duc de Nemours. Il ajoute que +les électeurs d'Aire ne sont pas disposés à subir cette candidature; +<span class="pagenum"><a id="page046" name="page046"></a>(p. 046)</span> et enfin il me demande si je me présenterai, auquel cas il +pense que j'aurai beaucoup de voix dans ce canton, où je n'eus que la +sienne aux élections dernières.</p> + +<p>Comme la législature n'a plus que trois sessions à faire, et qu'ainsi +je serai libre de me retirer au bout de ce terme sans occasionner une +réunion extraordinaire du collége de Saint-Sever, je serais assez +disposé à entrer encore une fois en lice, si je pouvais compter sur +quelques chances; mais je ne dois pas m'aveugler sur le tort que me +fera la scission qui s'est introduite dans le parti libéral. Si en +outre je dois avoir encore contre moi l'aristocratie de l'argent et le +barreau, j'aime mieux rester tranquille dans mon coin. Je le +regretterais un peu, parce qu'il me semble que j'aurais pu me rendre +utile à la cause de la liberté du commerce, qui intéresse à un si haut +degré la France et surtout notre pays.</p> + +<p>Mais cela n'est pas un motif pour que je me mette en avant en étourdi: +je suis donc résolu à attendre qu'il me soit fait, par les électeurs +influents, des ouvertures sérieuses; il me semble que l'affaire les +touche d'assez près pour qu'ils ne laissent pas aux candidats le soin +de s'en occuper seuls.</p> + +<p>Je voulais envoyer mon article au <i>Journal des Économistes</i>, mais je +n'ai pas d'occasion; je profiterai de la première qui se présentera. +Il a le défaut, comme toute œuvre de commençant, de vouloir trop +dire; tel qu'il est, il me paraît offrir quelque intérêt. Je +profiterai de l'occasion pour essayer d'engager une correspondance +avec Dunoyer.</p> + +<p class="date">Eaux-Bonnes, le 26 juillet 1844.</p> + +<p>Ta lettre m'a fait une pénible impression, mon cher Félix, non point +par les nouvelles que tu me donnes des perspectives électorales, mais +à cause de ce que tu me dis de toi, de ta santé, et de la lutte +terrible que se livrent ton âme et ton corps. J'espère pourtant que +tu as voulu parler <span class="pagenum"><a id="page047" name="page047"></a>(p. 047)</span> de l'état habituel de ta santé, et non pas +d'une recrudescence qui se serait manifestée depuis mon départ. Je +comprends bien tes peines, d'autant plus qu'à un moindre degré je les +éprouve aussi. Ces misérables obstacles, que la santé, la fortune, la +timidité élèvent comme un mur d'airain entre nos désirs et le théâtre +où ils pourraient se satisfaire, est un tourment inexprimable. +Quelquefois je regrette d'avoir bu à la coupe de la science, ou du +moins de ne pas m'en être tenu à la philosophie synthétique et mieux +encore à la philosophie religieuse. On y puise au moins des +consolations pour toutes les situations de la vie, et nous pourrions +encore arranger tolérablement ce qui nous reste de temps à passer +ici-bas. Mais l'existence retirée, solitaire, est incompatible avec +nos doctrines (qui pourtant agissent sur nous avec toute la force de +vérités mathématiques); car nous savons que la vérité n'a de puissance +que par sa diffusion. De là l'irrésistible besoin de la communiquer, +de la répandre, de la proclamer. De plus, tout est tellement lié, dans +notre système, que l'occasion et la facilité d'en montrer un chaînon +ne peuvent nous contenter; et pour en exposer l'ensemble il faut des +conditions de talent, de santé et de position qui nous feront toujours +défaut. Que faire, mon ami? attendre que quelques années encore aient +passé sur nos têtes. Je les compte souvent, et je prends une sorte de +plaisir à remarquer que plus elles s'accumulent, plus leur marche +paraît rapide:</p> + +<p class="poem30">......... Vires acquirit eundo.</p> + +<p>Quoique nous ayons la conscience de connaître la vérité, en ce qui +concerne le mécanisme de la société et au point de vue purement +humain, nous savons aussi qu'elle nous échappe quant aux rapports de +cette vie avec la vie future; et, ce qu'il y a de pire, nous croyons +qu'à cet égard on ne peut rien savoir avec certitude.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page048" name="page048"></a>(p. 048)</span> Nous avons ici plusieurs prêtres très-distingués. Ils font, +de deux jours l'un, des instructions de l'ordre le plus relevé; je les +suis régulièrement. C'est à peu près la répétition du fameux ouvrage +de Dabadie. Hier le prédicateur disait qu'il y a dans l'homme deux +ordres de penchants qui se rattachent, les uns à la chute, les autres +à la réhabilitation. Selon les seconds, l'homme se fait à l'image de +Dieu; les premiers le conduisent à faire Dieu à son image. Il +expliquait ainsi l'idolâtrie, le paganisme, il montrait leur +effrayante convenance avec la nature corrompue. Ensuite il disait que +la déchéance avait enfoncé si avant la corruption dans le cœur de +l'homme, qu'il conservait toujours une pente vers l'idolâtrie, qui +s'était ainsi insinuée jusque dans le catholicisme. Il me semble qu'il +faisait allusion à une foule de pratiques et de dévotions qui sont un +si grand obstacle à l'adhésion de l'intelligence.—Mais s'ils +comprennent les choses ainsi, pourquoi n'attaquent-ils pas ouvertement +ces doctrines idolâtres? pourquoi ne les réforment-ils pas? Pourquoi, +au contraire, les voit-on s'empresser de les multiplier? Je regrette +de n'avoir pas de relations avec cet ecclésiastique qui, je crois, +professe la théologie à la faculté de Bordeaux, pour m'en expliquer +avec lui.</p> + +<p>Nous voilà bien loin des élections. D'après ce que tu m'apprends, je +ne doute pas de la nomination de l'homme du château. Je suis surpris +que notre roi, qui a la vue longue, ne comprenne pas qu'en peuplant la +chambre de créatures, il sacrifie à quelques avantages immédiats le +principe même de la constitution. Il s'assure un vote, mais il place +tout un arrondissement en dehors de nos institutions; et cette +manœuvre, s'étendant à toute la France, doit aboutir à corrompre +nos mœurs politiques déjà si peu avancées. D'un autre côté, les +abus se multiplieront, puisqu'ils ne rencontreront pas de résistance; +et quand la mesure sera pleine, quel est le remède que cherchera une +nation <span class="pagenum"><a id="page049" name="page049"></a>(p. 049)</span> qui n'a pas appris à faire de ses droits un usage +éclairé?</p> + +<p>Pour moi, mon cher Félix, je ne me sens pas de force à disputer +quelques suffrages. S'ils ne viennent pas d'eux-mêmes, laissons-les +suivre leur cours. Il me faudrait aller de canton en canton organiser +les moyens de soutenir la lutte. C'est plus que je ne puis faire. +Après tout, M. Durrieu n'est pas encore pair.</p> + +<p>J'ai profité d'une occasion pour envoyer au <i>Journal des Économistes</i> +mon article sur les tarifs anglais et français. Il me paraît renfermer +des points de vue d'autant plus importants qu'ils ne paraissent +préoccuper personne. J'ai rencontré ici des hommes politiques qui ne +savent pas le premier mot de ce qui se passe en Angleterre; et, quand +je leur parle de la réforme douanière qui s'accomplit dans ce pays, +ils n'y veulent pas croire.—J'ai du temps devant moi pour faire la +lettre à Dunoyer. Quant à mon travail sur la répartition de l'impôt, +je n'ai pas les matériaux pour y mettre la dernière main. La session +du conseil général sera une bonne occasion pour cette publication.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, si tu apprends quelque chose de nouveau, +fais-m'en part; mais de toutes les nouvelles la plus agréable que tu +puisses me donner, c'est que le découragement dont ta lettre est +empreinte n'était dû qu'à une souffrance passagère. Après tout, mon +ami, et au milieu des épaisses ténèbres qui nous environnent, +attachons-nous à cette idée qu'une cause première, intelligente et +miséricordieuse, nous a soumis, par des raisons que nous ne pouvons +comprendre, aux dures épreuves de la vie: que ce soit là notre foi. +Attendons le jour où elle jugera à propos de nous en délivrer, et de +nous admettre à une vie meilleure: que ce soit là notre espérance. +Avec ces sentiments au cœur, nous supporterons nos afflictions et +nos douleurs...</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page050" name="page050"></a>(p. 050)</span> Paris, mai 1845.</p> + +<p>Mon cher Félix, je suis persuadé qu'il te tarde de recevoir de mes +nouvelles. J'aurais aussi bien des choses à te dire, mais je serai +forcé d'être court. Quoique à la fin de chaque jour il se rencontre +que je n'ai rien fait, je suis toujours affairé. Dans ce Paris, +jusqu'à ce qu'on soit au courant, il faut perdre un demi-jour pour +utiliser un quart d'heure.</p> + +<p>J'ai été très-bien accueilli par M. Guillaumin, qui est le premier +<i>économiste</i> que j'ai vu. Il m'annonça qu'il donnerait un dîner, suivi +d'une soirée, pour me mettre en rapport avec les hommes de notre +école; en conséquence je ne suis allé voir aucun de ces +messieurs.—Hier a eu lieu ce dîner. J'étais à la droite de +l'amphitryon, ce qui prouve bien que le dîner était à mon occasion; à +la gauche était Dunoyer. À côté de madame Guillaumin, MM. Passy et +Say. Il y avait en outre MM. Dussard et Reybaud. Béranger avait été +invité, mais il avait d'autres engagements. Le soir, arrivèrent une +foule d'autres économistes: MM. Renouard, Daire, Monjean, Garnier, +etc., etc. Mon ami, entre toi et moi, je puis te dire que j'ai éprouvé +une satisfaction bien vive. Il n'y a aucun de ces messieurs qui n'ait +lu, relu et parfaitement compris mes trois articles. Je pourrais +écrire mille ans dans la <i>Chalosse</i>, la <i>Sentinelle</i>, le <i>Mémorial</i>, +sans trouver, toi excepté, un vrai lecteur. Ici on est lu, étudié, et +compris. Je n'en puis pas douter, parce que tous ou presque tous sont +entrés dans des détails minutieux, qui attestent que la politesse ne +faisait pas seule les frais de cet accueil; je n'ai trouvé un peu +froid que M. X... Te dire les caresses dont j'ai été comblé, l'espoir +qu'on a paru fonder sur ma coopération, c'est te faire comprendre que +j'étais honteux de mon rôle. Mon ami, j'en suis aujourd'hui bien +convaincu, si notre isolement nous a empêchés de meubler <span class="pagenum"><a id="page051" name="page051"></a>(p. 051)</span> +beaucoup notre esprit, il lui a donné, du moins sur une question +spéciale, une force et une justesse, que des hommes plus instruits et +mieux doués ne possèdent peut-être pas.</p> + +<p>Ce qui m'a fait le plus de plaisir, parce que cela prouve qu'on m'a +réellement lu avec soin, c'est que le dernier article, intitulé +<i>Sophismes</i>, a été mis au-dessus des autres. C'est en effet celui où +les principes sont scrutés avec le plus de profondeur; et je +m'attendais à ce qu'il ne serait pas goûté. Dunoyer m'a prié de faire +un article sur son ouvrage pour être inséré aux <i>Débats</i>. Il a bien +voulu dire qu'il me croyait éminemment propre à faire apprécier son +travail. Hélas! je sens déjà que je ne me tiendrai pas à la hauteur +exagérée où ces hommes bienveillants me placent.</p> + +<p>Après dîner, on a parlé du duel. J'ai rendu un compte succinct de ta +brochure. Demain nous avons encore un dîner de corps chez Véfour; je +l'y porterai, et comme elle n'est pas longue, j'espère qu'on la lira. +Si tu pouvais la refondre ou du moins la retoucher, je crois qu'on la +mettrait dans le journal; mais le règlement s'oppose à ce qu'on la +transcrive textuellement.—Du reste le <i>Journal des Économistes</i> n'est +pas aussi délaissé que je le craignais. Il a cinq à six cents abonnés; +il gagne tous les jours en autorité.</p> + +<p>Te rapporter la conversation m'entraînerait trop loin. Quel monde, mon +ami, et qu'on peut bien dire: On ne vit qu'à Paris et l'on végète +ailleurs!... Malgré cela je soupire déjà après nos promenades et nos +entretiens intimes. Le papier me manque; adieu, cher Félix, ton ami.</p> + +<p><i>P. S.</i> Je m'étais trompé; un dîner, même d'économistes, n'est pas une +occasion favorable pour la lecture d'une brochure. J'ai remis la +tienne à M. Dunoyer, je ne connaîtrai son sentiment que dans quelques +jours. Tu trouveras dans le <i>Moniteur</i> du 27 mars, qui doit être dans +la bibliothèque de ma chambre, le réquisitoire de Dupin sur le duel. +Peut-être <span class="pagenum"><a id="page052" name="page052"></a>(p. 052)</span> cela te fournira-t-il l'occasion d'étendre ta +brochure. Ce soir je passe la soirée chez Y... Il m'a fait le plus +cordial accueil, et nous avons parlé de tout, même de religion. Il m'a +paru faible sur ce chapitre, parce qu'il la respecte sans y croire.</p> + +<p>Ce n'est qu'aujourd'hui que je me suis présenté chez Lamartine. Je +n'ai pas été admis, il partait pour Argenteuil; mais avec sa grâce +ordinaire, il m'a fait dire qu'il veut que nous causions à l'aise et +m'a donné rendez-vous pour demain. Comment m'en tirerai-je?</p> + +<p>Dans notre dîner, ou pour mieux dire après, on a agité une grande +question: <i>de la propriété intellectuelle</i>. Un Belge, M. Jobard, a +émis des idées neuves et qui t'étonneront. Il me tarde que nous +puissions causer de toutes ces choses; car malgré ces succès éphémères +je sens que je ne suis plus <i>amusable</i> de ce côté. À peine si cela +touche l'épiderme; et, tout bien balancé, la vie de province pourrait +être rendue plus douce que celle-ci pour peu que l'on y eût le goût de +l'étude et des arts.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, à une autre fois. Écris-moi de temps en temps +et occupe-toi de ton écrit sur le duel. Puisque la cour est revenue à +sa singulière jurisprudence, la chose en vaut la peine.</p> + +<p class="date">Paris, le 23 mai 1845.</p> + +<p>Tu t'attends à beaucoup de détails, mon cher Félix, mais tu vas être +bien désappointé; depuis ma dernière lettre que j'envoyai par Bordeaux +et dont je n'ai pas encore l'accusé de réception, nous avons un temps +qui me dégoûte des visites. Je passe les matinées à perdre mon temps à +quelques bagatelles, commissions, affaires obligées, et le soir à le +regretter. Ma lettre sera donc bien aride; cependant j'espère qu'elle +te sera agréable à cause de celle de Dunoyer que j'y joins. Tu verras +qu'il a apprécié ton écrit sur le duel. Je <span class="pagenum"><a id="page053" name="page053"></a>(p. 053)</span> le quitte à +l'instant; il m'a répété de vive voix ce qu'il a consigné dans sa +lettre; il a vanté le fond et le style de ta brochure, et a dit +qu'elle supposait des études faites dans la bonne voie; il m'a exprimé +le regret de ne pouvoir en causer plus longtemps, et le désir de venir +chez moi pour traiter plus à fond le sujet. Demain je la communiquerai +à M. Say, qui est un homme vraiment séduisant par sa douceur, sa +grâce, jointe à une grande fermeté de principes. C'est l'ancre du +parti économiste. Sans lui, sans son esprit conciliant, le troupeau +serait bientôt dispersé. Beaucoup de <i>mes collaborateurs</i> sont engagés +dans des journaux qui les rétribuent beaucoup mieux que l'économiste. +D'autres ont des ménagements politiques à garder; en un mot, il y a +une réunion accidentelle d'hommes bienveillants, qui s'aiment quoique +différant d'opinions à beaucoup d'égards; il n'y a pas de parti ferme, +organisé et homogène. Pour moi, si j'avais le temps de rester ici et +une fortune à recevoir chez moi, je tenterais de fonder une sorte de +Ligue. Mais quand on ne fait que passer, il est inutile d'essayer une +aussi grande entreprise.</p> + +<p>D'ailleurs je suis arrivé trop tôt; ma traduction ne s'imprime que +lentement. Si j'avais pu disposer de quelques exemplaires, ils +m'auraient peut-être ouvert des portes.</p> + +<p>Je n'ai pas vu M. de Lamartine, il est absent de Paris; j'ignore +l'époque de son retour.</p> + +<p>Un homme aimable aussi, c'est M. Reybaud; ce qui prouve en lui une +vigueur d'intelligence remarquable, c'est qu'il est devenu économiste +en se livrant à l'étude des réformateurs du <span class="smcap">XIX</span><sup>e</sup> siècle. Il en tenait +aussi quand il commença son ouvrage, mais son bon sens a triomphé.</p> + +<p>Je suis en peine de savoir si M. Guizot t'a écrit. Il est à craindre +que ses nombreuses préoccupations ne l'empêchent de lire ta brochure. +S'il n'était qu'homme de lettres, certainement il te répondrait; mais +il est ministre et ministre <span class="pagenum"><a id="page054" name="page054"></a>(p. 054)</span> dirigeant. En tout cas, s'il +arrive quelque chose de ce côté, ne manque pas de m'en faire part.</p> + +<p>Je me suis un peu occupé d'affaires publiques, je veux dire +départementales. Ce serait trop long à raconter. Mais je crois que +l'Adour, c'est-à-dire le bas Adour, de Hourquet au Gave, obtiendra +1,500,000 fr. Le hasard m'a placé de manière à y donner un petit coup +d'épaule: ce sera toujours quelque chose si les bateaux à vapeur +arrivent jusqu'à Pontons. Quant à la partie comprise entre Mugron et +Hourquet, c'est pitoyable de savoir à quoi son exclusion a tenu; mais +que faire? Il n'y a qu'une chose dont le public ne veut pas s'occuper, +c'est des affaires publiques.</p> + +<p>Je ne sais si j'écrirai aujourd'hui à ma tante, en tout cas fais-lui +dire que nous nous portons tous bien ici. Adieu, mon cher Félix, mes +souvenirs à ta sœur.</p> + +<p class="date">Paris, le 5 juin 1845.</p> + +<p>Mon cher Félix, une occasion se présente pour Bordeaux, et je ne veux +pas la laisser partir sans répondre quelques mots à ta lettre. +Pardonne-moi si j'abrége beaucoup, j'ai honte de dire que je suis +occupé, car les jours se passent sans que je les utilise. C'est une +chose qu'on ne peut s'expliquer qu'ici. D'ailleurs nous causerons +bientôt de tout ce qui nous intéresse tant, et qui n'intéresse guère +que nous.</p> + +<p>Tu ne m'accuses pas réception de la lettre de Dunoyer, je pense que tu +ne l'as reçue qu'après le départ de Calon. Tu as vu son opinion sur ta +brochure, il me tarde bien de savoir celle de M. Guizot,—s'il te la +communique,—car on assure que les hommes du pouvoir ne s'occupent +absolument que de le conserver. Je ne l'ai pas encore communiquée à M. +Say, il est à la campagne, je ne le verrai que vendredi. C'est un +homme charmant et celui que je préfère; je dois dîner avec lui chez +Dunoyer, et le 10 chez Véfour au banquet des Économistes. On doit y +agiter la question <span class="pagenum"><a id="page055" name="page055"></a>(p. 055)</span> d'inviter le gouvernement (toujours le +gouvernement!) à instituer des chaires d'économie politique. J'ai été +chargé de préparer là-dessus quelques idées, c'est un sujet qui me +plairait; mais je me bornerai à ruminer mon opinion, parce que, là +comme ailleurs, il y a des amours-propres et des <i>possesseurs</i> qu'il +faut ménager. Quant à une association qui me plairait bien mieux, +j'attendrai pour en parler que ma traduction ait paru, parce qu'elle +pourra y préparer les esprits. Mais, pour s'associer, il faut un +principe reconnu; et je crains bien qu'il ne nous fasse défaut. Je +n'ai jamais vu tant de peur de l'<i>absolu</i>, comme si nous ne devions +pas laisser à nos adversaires le soin de modérer au besoin notre +marche.</p> + +<p>À Mugron, je t'expliquerai les raisons qui ne permettent pas de +modifier le journal. Au reste, la presse parisienne est maintenant +fondée sur les annonces et constituée, sous le rapport financier, sur +des bases telles que <i>rien de nouveau n'est possible</i>. Dès lors, il +n'y a que l'association et les sacrifices qu'elle seule peut faire qui +puissent nous tirer de cette impasse.—Je viens aux choses qui me sont +personnelles et t'en parle ouvertement, comme à un ami de cœur, +sans fausse modestie. Je crois que l'absence d'aveuglement est un +trait qui nous est commun, et je ne crains pas que tu me trouves trop +présomptueux.</p> + +<p>Mon livre aura trente feuilles, il y en a vingt d'imprimées; tout sera +prêt, j'espère, à la fin du mois. Je n'ai rien changé ou peu de chose +à l'introduction que je t'ai lue. La moitié environ paraîtra dans le +prochain numéro du <i>Journal des Économistes</i>. L'ignorance des affaires +d'Angleterre est telle, même ici, que cet écrit doit, ce me semble, +faire quelque impression sur les hommes studieux. Je t'en dirai +franchement l'effet.</p> + +<p>J'acquiers chaque jour la preuve que les précédents articles ont fait +quelque effet. L'éditeur a reçu plusieurs demandes <span class="pagenum"><a id="page056" name="page056"></a>(p. 056)</span> +d'abonnement <i>motivées</i>, entre autres une lettre de Nevers qui disait: +«Il nous est parvenu deux articles du <i>Moniteur Industriel</i>, qui +réfute un article du <i>Journal des Économistes</i>, intitulé: <i>Sophismes.</i> +Nous ne connaissons cet écrit que par les citations du <i>Moniteur</i>, +mais cela nous suffit pour en avoir une haute opinion; veuillez nous +l'envoyer et nous abonner.» Deux abonnements ont été demandés de +Bordeaux. Mais ce qui me fait le plus de plaisir, c'est une +conversation que j'ai eue avec M. Raoul Duval, conseiller à la cour de +Reims, ville essentiellement prohibitionniste. Il m'a assuré qu'on +avait lu à haute voix l'article des tarifs, et qu'à chaque instant les +manufacturiers disaient: Mais c'est cela, c'est bien cela, voilà ce +qui va nous arriver, il n'y a rien à répondre. Cette scène, mon cher +Félix, me signale la route que je devrais suivre. Si je pouvais, je +devrais maintenant étudier la situation réelle de nos industries +protégées, au flambeau des principes, et pénétrer dans le domaine des +faits. M. Guillaumin veut que je passe en revue une douzaine d'autres +<i>Sophismes</i> pour les réunir et en faire, <i>à ses frais</i>, une brochure à +bon marché qui pourra se répandre.</p> + +<p>Il faut que ce soit toi, mon cher Félix, pour que je relate ces faits +qui, du reste, me laissent aussi froid que si cela regardait un tiers. +J'étais déjà fixé sur mes articles, et ton jugement me servait de +garantie suffisante; seulement je me réjouis qu'il y ait encore +quelques autres lecteurs, ce dont je désespérais.</p> + +<p>Je te dirai que je suis à peu près décidé à aller toucher la main à +Cobden, Fox et Thompson; la connaissance personnelle de ces hommes +pourra nous être utile. J'ai quelque espoir qu'ils me donneront des +documents; en tout cas, je ferai provision de quelques bons ouvrages, +et, entre autres, de discours de Fox et Thompson sur d'autres sujets +que la liberté commerciale. Si je restais à Paris, je sentirais +<span class="pagenum"><a id="page057" name="page057"></a>(p. 057)</span> le besoin de m'adonner à cette spécialité: ce serait bien +assez pour mes faibles épaules. Mais, dans notre douce retraite, cela +ne nous suffirait pas. D'ailleurs, l'économie paraît bien plus belle +quand on l'embrasse dans son ensemble. C'est cet ensemble harmonieux +que je voudrais pouvoir un jour saisir. Tu devrais bien t'occuper d'en +montrer quelques traits.</p> + +<p>Si mon petit traité, <i>Sophismes économiques</i>, réussit, nous pourrions +le faire suivre d'un autre intitulé: <i>Harmonies sociales.</i> Il aurait +la plus grande utilité, parce qu'il satisferait le penchant de notre +époque à rechercher des organisations, des harmonies artificielles, en +lui montrant la beauté, l'ordre et le principe progressif dans les +harmonies naturelles et providentielles.</p> + +<p>J'emporterai quelques ouvrages d'ici. Mon voyage aura du moins servi à +nous donner des aliments, et à nous faire connaître un peu l'esprit du +siècle.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix. Je n'ai pas écrit aujourd'hui à ma tante, +dis-lui que j'ai reçu sa lettre qui m'a fait bien plaisir, en ayant +été privé longtemps.</p> + +<p class="date">16 juin 1845.</p> + +<p>Mon cher Félix, je t'annonce que ma <i>Ligue</i> est imprimée; on est +maintenant après l'introduction, et cela ne peut durer plus de huit +jours. Il y a donc apparence qu'à la fin du mois, je serai libre de +partir pour Londres, et que, le 15 juillet, j'aurai le plaisir de +t'embrasser. Demain, je dîne chez Dunoyer avec toute notre secte, +Dussard, Reybaud, Fix, Rossi, Say. Je ne fermerai ma lettre qu'après, +au cas que j'aie quelque chose à te conter. Dimanche, on me fit une +ouverture; peut-être en sera-t-il question demain. Il y a tant de pour +et de contre que je ne saurai jamais me décider sans toi. C'est d'être +le directeur du <i>Journal des Économistes</i>. Au point de vue +pécuniaire, c'est une misérable <span class="pagenum"><a id="page058" name="page058"></a>(p. 058)</span> affaire; il s'agit de cent +louis par an, rédaction comprise. Mais tu comprendras facilement +combien cette position doit aller à mes goûts. D'abord ce journal, +bien dirigé, peut exercer sur la chambre, et par contre-coup sur la +presse, une grande influence. Si l'économiste qui sera là établit sa +réputation de supériorité dans sa spécialité, il est impossible qu'il +ne se fasse pas quelque peu redouter des protectionnistes, des +réformateurs, en un mot, des ignorants de toute espèce. Par la parole, +je n'irai jamais bien loin, parce que je manque de confiance, de +mémoire et de présence d'esprit; mais ma plume a assez de dialectique +pour faire honte à certains de nos hommes d'État.</p> + +<p>Ensuite, si je dirige le journal, cette direction finira par être +exclusive, parce que je serai entouré de paresseux; et, autant que les +actionnaires me le permettront, je parviendrai à lui donner une +homogénéité qui lui manque.</p> + +<p>Je serai en rapports naturels et nécessaires avec tous les hommes +éminents, au moins dans la sphère de l'économie politique et des +affaires financières et douanières; et en définitive je serai à leur +égard l'organe de l'opinion publique, de l'opinion consciencieuse et +éclairée. Il me semble qu'un pareil rôle peut s'agrandir indéfiniment, +suivant la portée de celui qui l'occupe.</p> + +<p>Quant au travail, il n'est pas de nature, comme le journalisme +quotidien, à me détourner de continuer mes études. Enfin (ceci n'est +qu'une perspective éloignée), le directeur du journal, s'il est à la +hauteur de sa mission, peut avec avantage se mettre sur les rangs pour +une chaire d'économie politique qui deviendrait vacante.</p> + +<p>Voilà le pour.—Mais il faut quitter Mugron. Il faut me séparer de +ceux que j'aime, il faut que je laisse ma pauvre tante s'acheminer +vers la vieillesse dans la solitude, il faut que je mène ici une vie +sévère, que je voie s'agiter les passions sans les partager; que +j'aie sans cesse sous les yeux <span class="pagenum"><a id="page059" name="page059"></a>(p. 059)</span> le spectacle des ambitions +satisfaites sans permettre à ce sentiment de s'approcher de mon +cœur; car toute notre force est dans nos principes, et dans la +confiance que nous savons inspirer. Aussi ce n'est pas ce que je +redoute. La simplicité des habitudes est loin de m'effrayer.</p> + +<p class="date">Le 18...</p> + +<p>Je me suis retiré ce matin à une heure de chez Dunoyer; les convives +étaient ceux que je t'ai nommés, plus M. de Tracy. À peine a-t-on +effleuré l'économie politique; ces messieurs en font en amateurs. +Pendant le dîner cependant, on a parlé quelque peu liberté de +commerce. M. X... a dit que les Anglais <i>jouaient la comédie</i>. Il ne +me convenait pas de relever ce mot; mais j'étais bien tenté de lui +demander s'il croyait ou non au principe de la liberté. Car enfin, +s'il y croit, pourquoi ne veut-il pas que les Anglais y croient? Parce +qu'ils y ont intérêt? Je me rappelais ton argument: Si l'on formait +une société de tempérance, faudrait-il la déprécier, parce que les +hommes ont intérêt à être tempérants? Si je fais un <i>sophisme</i> sur ce +sujet, j'y glisserai cette réfutation. Après dîner on m'a cloué à un +whist: soirée perdue. Toute la rédaction du journal y était: Wolowski, +Villermé, Blaise, Monjean, etc., etc.—Z...—autre déception, je le +crains. Il s'est engoué d'agriculture, et partant d'idées +prohibitives. Vraiment je vois les choses de près, et je sens que je +pourrais faire du bien et payer ma dette à l'humanité.</p> + +<p>Je reviens au journal. On ne m'a pas demandé de résolution actuelle, +maintenant j'attendrai. J'en parle à ma tante, il faut voir ce qu'elle +en pense. Elle me laisserait certainement suivre mon penchant, si elle +voyait en même temps un avenir pécuniaire, et humainement parlant elle +a raison, elle ne peut pas comprendre la portée de la position que je +puis prendre. Si elle t'en parle, dis-moi l'effet que ma lettre +<span class="pagenum"><a id="page060" name="page060"></a>(p. 060)</span> aura produit. De mon côté je te dirai celui que va produire +ma <i>Ligue</i>: la lira-t-on? J'en doute. On est ici accablé de lecture. +Si je te disais que, sauf Dunoyer et Say, aucun de mes collaborateurs +n'a lu Comte! Tu sais déjà que *** n'a pas lu Malthus. À dîner, Tracy +a dit que la misère de l'Irlande infirmait la doctrine de Malthus!! +J'ai entendu dire à quelqu'un qu'il y avait <i>du bon</i> dans le <i>Traité +de législation</i>, et surtout dans le <i>Traité de la propriété</i>. Pauvre +Comte! Say m'a conté sa triste histoire, la persécution et sa probité +l'ont tué.</p> + +<p>Il est bien entendu que tu ne souffleras pas un mot de ce que je te +dis sur la direction du journal. Tu sens que cette nouvelle ferait un +éclat inopportun.</p> + +<p>Je crois t'avoir dit que l'éditeur de la <i>Ligue</i> va éditer aussi les +<i>Sophismes</i>. Ce sera un petit livre à bon marché, mais le titre n'en +est pas attrayant. J'en cherche un autre; aide-moi. Le petit livre de +Mathieu de Dombasle était intitulé: <i>Un rayon de bon sens</i>, etc.</p> + +<p>Comme je ne pourrai pas épuiser tous les sophismes en un petit volume, +s'il se vend, j'en ferai un autre. Il serait bon que, de ton côté, tu +en traitasses quelques-uns; je les intercalerais avec les miens, cela +te ferait connaître au moins de mes confrères, et tu pourrais alors, +si le cœur t'en disait, te faire <i>éditer</i> sans bourse délier, ce +qui n'est pas une petite affaire.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, écris-moi.</p> + +<p class="date">Paris, le 3 juillet 1845 (11 heures du soir).</p> + +<p>..... Comme toi, mon cher Félix, j'envisage l'avenir avec effroi. +Laisser ma tante, me séparer de ceux que j'aime, te laisser à Mugron +seul, sans ami, sans livres, cela est affreux. Et, pour moi-même, je +ne sais si des travaux solitaires, médités à loisir, discutés avec +toi, ne vaudraient <span class="pagenum"><a id="page061" name="page061"></a>(p. 061)</span> pas mieux. D'un autre côté, il est certain +qu'il y a ici une place à conquérir, la seule que je pouvais +ambitionner, la seule qui me convient et à qui je conviens. Il est +maintenant certain que je puis avoir la direction du journal, et je ne +doute pas qu'on ne m'accorde 6 fr. par abonnement. Il y a 500 abonnés, +ce qui fait 3,000 fr. Ce n'est absolument rien, pécuniairement +parlant; mais il faut bien croire qu'une forte direction imprimée au +journal augmenterait sa clientèle; et si nous parvenions au chiffre +1,000, je serais satisfait.—Puis vient la perspective d'un cours; je +ne sais si je t'ai dit qu'à notre dernier dîner, nous avions décidé +qu'une démarche serait faite auprès du ministère pour qu'il fondât des +chaires d'économie politique à la Faculté. MM. Guizot, Salvandy, +Duchâtel se sont montrés favorables à ce projet. M. Guizot a dit: «Je +suis si bien disposé, que c'est moi qui ai fondé la chaire qu'occupe +M. Chevalier. Évidemment, nous faisons fausse route, et il est +indispensable de répandre les saines doctrines économiques. Mais la +grande difficulté, c'est le choix des personnes.» Sur cette réponse, +MM. Say, Dussard, Daire et quelques autres m'ont assuré que, si on les +consultait, ils me désigneraient. M. Dunoyer sera certainement pour +moi. J'ai su que le ministre des finances avait été frappé de mon +introduction, et lui-même m'a fait demander l'ouvrage. J'aurais donc +bien des chances, sinon d'être appelé à la Faculté, du moins, si l'on +y nommait Blanqui, Rossi ou Chevalier, de remplacer un de ces +messieurs au Collége de France ou au Conservatoire. D'une manière ou +d'une autre, je serais lancé, avec une existence assurée, et c'est +tout ce qu'il me faut.</p> + +<p>Mais quitter Mugron! mais quitter ma tante! mais ma poitrine! mais le +cercle peu étendu de mes connaissances! enfin le long chapitre des +objections... Oh! que n'ai-je dix ans de moins et une bonne santé! Du +reste, tu comprends que cette perspective est encore éloignée; mais +tu comprends <span class="pagenum"><a id="page062" name="page062"></a>(p. 062)</span> aussi que la direction du journal mettrait bien +des chances de mon côté. Donc; au lieu de donner deux <i>sophismes</i>, +dans le prochain numéro, choisis parmi ceux d'un genre populaire et +anecdotique, je sens l'<i>opportunité de faire de la doctrine</i>, et je +vais consacrer la journée de demain à en refondre deux ou trois plus +importants. Voilà pourquoi je ne puis t'écrire aussi longuement que je +voudrais et me vois forcé de parler de moi au lieu de répondre à tes +affectueuses lettres.</p> + +<p>M. Say veut me confier tous les papiers de son père: il y a des choses +assez curieuses. C'est d'ailleurs un témoignage de confiance qui m'a +touché. Hippolyte Comte, le fils de Charles, me laissera aussi +fouiller dans les notes de notre auteur favori, lequel est entièrement +inconnu ici même... Mais je ne veux pas manquer à ce que je dois aux +hommes qui m'accablent de preuves d'amitié.</p> + +<p>Tu vois, cher Félix, que de motifs pour et contre: il faudra pourtant +que je me décide bientôt. Oh! j'ai bien besoin de tes conseils, et +surtout que tu me dises ce que pense ma pauvre tante.</p> + +<p>Quoique je réponde à peine à tes lettres, il faut pourtant que je te +dise que l'ouvrage de <i>Simon</i> est très-rare et très-cher; il n'y en a +que quatre exemplaires, dont deux dans les bibliothèques publiques. +Bossuet avait fait détruire toute l'édition.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, excuse la hâte avec laquelle j'écris.</p> + +<p class="date">Londres, juillet 1845.</p> + +<p>Mon cher Félix, j'arrivai ici hier soir. Sachant combien tu +t'intéresses à notre cause, et au rôle que le hasard m'y a donné, je +te raconterai tout ce qui se passe, d'autant que je n'ai pas le temps +de prendre des notes, et dès lors mes lettres me serviront plus tard +à rappeler mes souvenirs, afin <span class="pagenum"><a id="page063" name="page063"></a>(p. 063)</span> que de vive voix je puisse te +donner plus de détails.</p> + +<p>Après m'être installé à l'hôtel (à 10 sh. par jour), je me suis mis à +écrire six lettres pour Cobden, Bright, Fox, Thompson, Wilson et le +secrétaire qui m'envoie la <i>Ligue</i>. Puis j'ai écrit six dédicaces sur +autant d'exemplaires de mon livre, et sur ce, je me suis mis au lit. +Ce matin j'ai porté mes six exemplaires au bureau de la <i>Ligue</i>, avec +prière de les remettre à qui de droit. L'on m'a dit que Cobden partait +le jour même pour Manchester, et que probablement je le trouverais en +train de faire ses préparatifs (les préparatifs d'un Anglais +consistent à avaler un beefsteak et à fourrer deux chemises dans un +sac). J'ai couru chez Cobden; je l'ai en effet rencontré, et nous +avons causé pendant deux heures. Il comprend bien le français, le +parle un peu, et d'ailleurs j'entends son anglais. Je lui ai exposé +l'état des esprits en France, l'effet que j'attends de ce livre, etc., +etc. Il m'a témoigné sa peine de quitter Londres, et je l'ai vu sur le +point de renoncer à son voyage. Ensuite il m'a dit: La Ligue est une +franc-maçonnerie, à cela près que tout est public. Voici une maison +que nous avons louée pour recevoir nos amis pendant le Bazar, +maintenant elle est vide, il faut vous y installer.—J'ai fait des +façons.—Alors il a repris: Cela peut ne pas vous être agréable, mais +c'est utile à la cause, parce que MM. Bright, Moore et autres ligueurs +y passent leurs soirées, et il faut que vous soyez toujours au milieu +d'eux. Cependant, comme dans la suite il a été décidé que j'irai le +joindre à Manchester après-demain, je n'ai pas jugé à propos de +déménager pour deux jours. Ensuite il m'a mené au <i>Reform-Club</i>, +magnifique établissement, et m'a laissé à la bibliothèque pendant +qu'il prenait le bain. Cela fait, il a écrit deux lettres, à Bright et +à Moore, et je l'ai accompagné au rail-way. Le soir, je suis allé voir +Bright, toujours au même hôtel, quoique ces messieurs ne l'habitent +pas; <span class="pagenum"><a id="page064" name="page064"></a>(p. 064)</span> l'accueil de Bright n'a pas tout à fait été aussi +cordial. Je me suis aperçu qu'il n'approuvait pas que j'eusse mis le +nom de Cobden sur le titre de mon livre; de plus, il parut surpris que +je n'eusse rien traduit de M. Villiers; et quant à lui, sa part est +petite, quoique assurément il en méritât une plus grande, car il est +doué d'une éloquence entraînante. Cependant la conversation a arrangé +tout cela. Obligé de parler lentement pour me faire comprendre, et +traitant toujours des sujets qui me sont familiers, avec des hommes +qui ont toutes nos idées, je me trouvais certainement dans les +circonstances les plus favorables. Il m'a mené au parlement, où je +suis resté jusqu'à présent, parce qu'on traitait une question qui +embrasse l'éducation et la religion. Sorti à onze heures, je me suis +mis à t'écrire. Demain, j'ai rendez-vous avec lui, et après-demain je +vais voir Manchester et retrouver mon Cobden. Il doit faire mon +logement et me laisser entre les mains de M. Ashworth, ce riche +manufacturier qui a fait un si bon argument pour démontrer aux +fermiers que l'exportation des objets manufacturés impliquait +l'exportation des choses qui s'y sont incorporées, et que, par +conséquent, la restriction du commerce leur retombait sur le nez. Ce +brusque départ, je le crains, m'empêchera de voir Fox et Thompson +jusqu'à mon retour, ainsi que Mill et Senior, pour qui j'ai des +lettres.</p> + +<p>Voilà ma première journée, fort en abrégé. Je vais donc pénétrer dans +Manchester et Liverpool, dans des circonstances que peu de Français +peuvent espérer. J'y serai un dimanche. Cobden me mènera chez les +quakers, les wesleyens. Nous saurons enfin quelque chose; et quant aux +fabriques, rien ne me sera caché. De plus, toutes les opérations de la +Ligue me seront dévoilées. Il a été vaguement question d'une seconde +édition de mon ouvrage sur une plus grande échelle. Nous verrons.</p> + +<p>N'oublions pas Paris. Avant de le quitter, j'ai passé une <span class="pagenum"><a id="page065" name="page065"></a>(p. 065)</span> +heure avec Hippolyte, le fils de Charles Comte; il m'a montré tous les +manuscrits de son père. Il y a deux ou trois cours faits à Genève, à +Londres, à Paris; tout cela, sans doute, a servi au <i>Traité de +législation</i>; mais quelle mine à mettre au jour!</p> + +<p>Adieu, je te quitte. J'ai encore trois lettres à écrire à Paris, et +nous sommes déjà à demain, car il est plus de minuit.</p> + +<p class="date">Bordeaux, le 19 février 1846.</p> + +<p>Mon cher Félix, je t'avais promis de t'écrire les événements de +Bordeaux. Je suis si interrompu par les visites, les assemblées et +autres incidents fâcheux, que l'heure du courrier arrive toujours +avant que j'aie pu réaliser ma promesse; d'ailleurs je n'ai pas +grand'chose à te dire. Les choses se passent fort doucement. On a +beaucoup pataugé dans les préliminaires d'une <i>constitution</i>. Enfin +elle est sortie telle quelle de la discussion, et aujourd'hui elle est +offerte à la sanction de soixante-dix à quatre-vingts membres +fondateurs; le bureau définitif va être installé, avec le maire en +tête pour président, et, dans deux ou trois jours, aura lieu une +grande réunion pour ouvrir la souscription. On croit que Bordeaux ira +à 100,000 fr. Il me tarde de le voir. Tu comprends que ce n'est qu'à +partir d'aujourd'hui, de l'installation du bureau, qu'on peut +s'occuper d'un plan, puisque c'est lui qui doit avoir l'initiative. +Quel sera ce plan? Je l'ignore.</p> + +<p>Quant à mon concours personnel, il se borne à assister aux séances, à +faire quelques articles de journaux, à faire et recevoir des visites +et à essuyer des objections économiques de toutes sortes. Il m'est +bien démontré que l'état de l'instruction en ce genre ne suffit pas +pour faire marcher l'institution, et je me retirerais sans espoir si +je ne comptais un peu sur l'institution même pour éclairer ses propres +membres.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page066" name="page066"></a>(p. 066)</span> J'ai trouvé ici mon pauvre <i>Cobden</i> tout à fait en vogue. Il +y a un mois, il n'y en avait que deux exemplaires, celui que j'ai +donné à Eugène et l'échantillon du libraire; aujourd'hui on le trouve +partout. J'aurais honte, mon cher Félix, de te dire l'opinion qu'on +s'est formée de l'auteur. Les uns supposent que je suis un savant du +premier ordre; les autres, que j'ai passé ma vie en Angleterre à +étudier les institutions et l'histoire de ce pays. Bref, je suis tout +honteux de ma position, sachant fort bien distinguer ce qu'il y a de +vrai et ce qu'il y a d'exagéré dans cette opinion du moment. Je ne +sais si tu verras le <i>Mémorial</i> d'aujourd'hui (48); tu comprendras que +je n'aurais pas pris ce ton, si je n'avais bien vu ce que je puis +faire.</p> + +<p>Il est à peu près résolu que, lorsque cette organisation sera en +train, je me rendrai à Paris pour essayer de mettre en mouvement +l'industrie parisienne, que je sais être bien disposée. Si cela +réussit, je prévois une difficulté, c'est celle de décider les +Bordelais à envoyer leur argent à Paris. Il est certain, cependant, +que c'est le centre d'où tout doit partir; car, à dépense égale, la +presse parisienne a dix fois plus d'influence que la presse +départementale.</p> + +<p>Quand tu m'écriras (que ce soit le plus tôt possible), dis-moi quelque +chose de tes affaires.</p> + +<p class="date">Paris, le 22 mars 1846.</p> + +<p>Mon cher Félix, j'espère que tu ne tarderas pas à me donner de tes +nouvelles. Dieu veuille qu'un arrangement soit intervenu: je ne +l'espère guère et le désire beaucoup.—Une fois délivré de cette +pénible préoccupation, tu pourrais consacrer ton temps à des choses +utiles, comme par exemple ton article du <i>Mémorial</i>, que je n'ai eu le +temps que de lire très-rapidement, mais que je relirai demain chez mon +oncle. Il est plein de vivacité et offre, sous des formes +saisissantes, d'excellentes démonstrations. Lundi je le lirai à +l'assemblée, <span class="pagenum"><a id="page067" name="page067"></a>(p. 067)</span> qui sera assez nombreuse. Quand je me serai un +peu mieux posé, je t'indiquerai le journal de Paris auquel il faudra +t'adresser; mais alors il faudra, autant que possible, t'abstenir de +parler de vins. Je viens de dire que nous avions une assemblée lundi. +Le but est de constituer le bureau de l'association. Nous avons pour +président le duc d'Harcourt qui a accepté avec une résolution qui m'a +plu. Les autres membres seront MM. Say, Blanqui et Dunoyer. Mais ce +dernier n'aimerait guère à se mettre en évidence, et je proposerai à +sa place M. Anisson-Duperron, pair de France, qui m'a charmé en ce +qu'il est ferme sur <i>le principe</i>. Pour trésorier, nous aurons le +baron d'Eichthal, riche banquier. Enfin l'état-major se complétera +d'un secrétaire, qui évidemment est appelé à supporter le poids de la +besogne. Tu pressens peut-être que ces fonctions me sont destinées. +Comme toujours j'hésite. Il m'en coûte de m'enchaîner ainsi à un +travail ingrat et assidu. D'un autre côté, je sens bien que je puis +être utile en m'occupant exclusivement de cette affaire. D'ici à lundi +il faudra bien que ma détermination soit irrévocablement prise. Au +reste, j'espère que les adhésions ne nous manqueront pas. Pairs, +députés, banquiers, hommes de lettres viendront à nous en bon nombre, +et même quelques fabricants considérables. Il me paraît évident qu'il +s'est opéré un grand changement dans l'opinion, et le triomphe n'est +peut-être pas aussi éloigné que nous le supposions d'abord.</p> + +<p>Ici on voudrait beaucoup que je fusse nommé député; tu ne peux te +figurer combien l'espèce de prophétie que contient mon <i>introduction</i> +m'a donné de crédit. J'en suis confus et embarrassé, sentant fort bien +que je suis au-dessous de ma réputation; mais il ne m'est permis de +conserver aucun espoir, relativement à la députation, car ce qui se +passe à Bordeaux et à Paris n'a que peu de retentissement à +Saint-Sever. Et d'ailleurs, ce serait peut-être un motif de <span class="pagenum"><a id="page068" name="page068"></a>(p. 068)</span> +plus pour qu'on me tînt à l'écart. Cette chère Chalosse ne semble pas +comprendre la portée de l'entreprise à laquelle j'ai consacré mes +efforts; sans cela il est probable qu'elle voudrait s'y associer, en +accroissant mon influence dans son intérêt. Je ne lui en veux pas; je +l'aime et la servirai jusqu'au bout, quelle que soit son indifférence.</p> + +<p>Aujourd'hui j'ai fait mon entrée à l'Institut, on y a discuté la +question de l'enseignement. Des universitaires, Cousin en tête, ont +accaparé la discussion. Je regrette bien d'avoir laissé à Mugron mon +travail sur ce sujet, car je ne vois pas que personne l'envisage à +notre point de vue.</p> + +<p>Tâche de faire de temps en temps des articles pour entretenir à +Bordeaux le feu sacré; plus tard on en fera sans doute une collection +qui sera distribuée à grand nombre d'exemplaires. Dans la prochaine +lettre que j'écrirai à ma tante, je mettrai un mot pour te dire ce +qu'on a pensé de ton dernier article, à l'assemblée.</p> + +<p>J'attends notre ami Daguerre pour être présenté à M. de Lamennais; +j'espère le convertir au <i>free-trade</i>. M. de Lamartine a annoncé son +adhésion, ainsi que le bon Béranger; on fera arriver aussi M. Berryer +dès que l'association sera assez fortement constituée pour ne pouvoir +pas être détournée par les passions politiques. De même pour Arago; tu +vois que toutes les fortes intelligences de l'époque seront pour nous. +On m'a assuré que M. de Broglie accepterait la présidence. J'avoue que +je redoute un peu les allures diplomatiques qui doivent être dans ses +habitudes. Sa présence ferait sans doute, dès l'abord, un effet +prodigieux; mais il faut voir l'avenir et ne pas se laisser séduire +par un éclat momentané.</p> + +<p class="date">Paris, le 18 avril 1846.</p> + +<p>Mon cher Félix, je suis entièrement privé de tes lettres, il est vrai +que je suis moi-même bien négligent. Tu ne pourras <span class="pagenum"><a id="page069" name="page069"></a>(p. 069)</span> pas croire +que le temps me manque, et c'est pourtant la vérité; quand on est +comme campé à Paris, la distribution des heures est si mauvaise qu'on +n'arrive à rien.</p> + +<p>Je ne te dirai pas grand'chose de moi, j'ai tant de personnes à voir +que je ne vois personne; cela semble un paradoxe, et c'est la vérité. +Je n'ai été qu'une fois chez Dunoyer, une fois chez Comte, une fois +chez Mignet, et ainsi du reste. Je puis avoir des relations avec les +journaux; la <i>Patrie</i>, le <i>Courrier français</i>, le <i>Siècle</i> et le +<i>National</i> m'ont ouvert leurs colonnes. Je n'ai pas encore +d'aboutissant aux <i>Débats</i>. M. Michel Chevalier m'a bien offert d'y +faire admettre mes articles; mais je voudrais avoir entrée dans les +bureaux pour éviter les coupures et les altérations.</p> + +<p>L'association marche à pas de tortue, ce n'est que de dimanche en huit +que je serai fixé, ce jour-là il y aura une réunion. Voici les noms de +quelques-uns des membres: d'Harcourt, Pavée de Vendeuvre, amiral +Grivel, Anisson-Duperron, Vincens Saint-Laurent, pairs.</p> + +<p>Lamartine, Lafarelle, Bussières, Lherbette, de Corcelles et quelques +autres députés<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>.</p> + +<p>Michel Chevalier, Blanqui, Wolowski, Léon Faucher et autres +économistes; d'Eichthal, Cheuvreux, Say et autres banquiers +négociants.</p> + +<p>La difficulté est de réunir ces personnages emportés par le tourbillon +politique. Derrière, il y a des jeunes gens plus ardents, et qu'il +faut contenir, au moins provisoirement, pour ne pas perdre l'avantage +de nous appuyer sur ces noms connus et populaires.</p> + +<p>En attendant, nous avons eu un meeting composé de négociants et +fabricants de Paris. Notre but était de les préparer, j'étais très-peu +<i>préparé</i> moi-même et je n'avais pas consacré plus d'une heure à +méditer ce que j'aurais à dire. <span class="pagenum"><a id="page070" name="page070"></a>(p. 070)</span> Je me suis fait un plan +très-simple dans lequel je ne pouvais m'égarer; j'ai été heureux de +m'assurer que cette méthode n'était pas au-dessus de mes facultés. En +débutant très-simplement et sur le ton de la conversation, sans +rechercher l'esprit ni l'éloquence, mais seulement la clarté et le ton +de la conviction, j'ai pu parler une demi-heure, sans fatigue ni +timidité. D'autres ont été plus brillants. Nous aurons un autre +meeting plus nombreux dans huit jours, puis j'essayerai d'aller agiter +le quartier latin.</p> + +<p>J'ai vu ces jours-ci le ministre des finances; il a approuvé tout ce +que je fais, et ne demande pas mieux que de voir se former une opinion +publique.</p> + +<p>Adieu, l'heure me presse, je crains même d'être en retard.</p> + +<p class="date">3 mai 1846.</p> + +<p>Mon cher Félix, j'apprends qu'une occasion se présente pour cette +lettre, et quoique je sois abîmé (car il y a sept heures que j'ai la +plume à la main), je ne veux pas la laisser partir sans te donner de +mes nouvelles.</p> + +<p>Je t'ai parlé d'une réunion pour demain, en voici l'objet. +L'adjonction des personnages a enterré notre modeste association. Ces +messieurs ont voulu tout reprendre <i>ab ovo</i>, nous en sommes donc à +faire un programme, un manifeste, c'est à cela que j'ai travaillé tout +aujourd'hui. Mais il y en a quatre autres qui font la même besogne. +Qu'on veuille choisir ou fondre, je m'attends à une longue discussion +sans dénoûment, parce qu'il y a beaucoup d'hommes de lettres, beaucoup +de théoriciens, puis le chapitre des amours-propres! Je ne serais donc +pas surpris qu'on renvoyât à une autre commission où les mêmes +difficultés se présenteront, car chacun, excepté moi, défendra son +œuvre, et l'on viendra se faire juger par l'assemblée. C'est +dommage; après le manifeste viendront les statuts, l'organisation +conforme, les souscriptions, et ce n'est qu'après tout cela que je +serai <span class="pagenum"><a id="page071" name="page071"></a>(p. 071)</span> fixé. Quelquefois il me prend envie de déserter, mais +quand je songe au bon effet que produira le simple manifeste avec ses +quarante signatures, je n'en ai pas le courage. Peut-être, une fois le +manifeste lancé, irai-je à Mugron attendre qu'on me rappelle, car je +suis effrayé de passer les mois entiers à travers de simples +formalités, et sans rien faire d'utile. D'ailleurs la lutte électorale +pourra réclamer ma présence. M. Dupérier m'a fait dire qu'il s'était +formellement désisté, il a même ajouté qu'il avait brûlé ses vaisseaux +et écrit à tous ses amis qu'il renonçait à la candidature. Puisqu'il +en est ainsi, si d'autres candidats ne se présentent pas, je pourrai +me trouver en présence de M. de Larnac tout seul; et cette lutte ne +m'effraye pas, parce que c'est une lutte de doctrines et d'opinions. +Ce qui m'étonne, c'est de ne recevoir aucune lettre de Saint-Sever. Il +semble que la communication de Dupérier aurait dû m'attirer quelques +ouvertures. Si tu apprends quelque chose, fais-le-moi savoir.</p> + +<p class="date">4 mai.</p> + +<p>Hier soir on a discuté et adopté un manifeste, la discussion a été +sérieuse, intéressante, approfondie, et cela seul est un grand bien, +car beaucoup de gens qui entreprennent d'éclairer les autres +s'éclairent eux-mêmes. On a remis tous les pouvoirs exécutifs à une +commission composée de MM. d'Harcourt, Say, Dunoyer, Renouard, +Blanqui, Léon Faucher, Anisson-Duperron et moi. D'un autre côté, cette +commission me transmettra, au moins de fait, l'autorité qu'elle a +reçue et se bornera à un contrôle; dans ces circonstances, puis-je +abandonner un rôle qui peut tomber en d'autres mains, et compromettre +la cause tout entière? Je souffre de quitter Mugron et mes habitudes, +et mon travail capricieux et nos causeries. C'est un déchirement +affreux; mais m'est-il permis de reculer?</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, ton ami.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page072" name="page072"></a>(p. 072)</span> Paris, le 24 mai 1846.</p> + +<p>Mon cher Félix, j'ai tant couru ce matin que je ne puis tenir la +plume, et mon écriture est toute tremblante. Ce que tu me dis de +l'utilité de ma présence à Mugron me préoccupe tous les jours. Mais, +mon ami, j'ai presque la certitude que, si je quitte Paris, notre +association tombera dans l'eau et tout sera à recommencer. Tu en +jugeras; voici où nous en sommes: je crois t'avoir dit qu'une +commission avait été nommée, réunissant pleins pouvoirs; au moment de +lancer notre <i>manifeste</i>, plusieurs des commissaires ont voulu que +nous fussions pourvus de <i>l'autorisation préalable</i>. Elle a été +demandée, le ministre l'a promise; mais les jours se passent et je ne +vois rien arriver. En attendant, le manifeste est dans nos cartons. +C'est certainement une faute d'exiger <i>l'autorisation</i>, nous devions +nous borner à une simple <i>déclaration</i>. Les peureux ont cru être +agréables au ministre, et je crois qu'ils l'embarrassent, parce que, +surtout à l'approche des élections, il craindra de se mettre à dos les +manufacturiers.</p> + +<p>Cependant M. Guizot a déclaré qu'il donnerait l'autorisation, M. de +Broglie a laissé entendre qu'il viendrait à nous aussitôt après, c'est +pourquoi je patiente encore; mais pour peu qu'on retarde, je casserai +les vitres, au risque de tout dissoudre, sauf à recommencer sur un +autre plan, et avec d'autres personnes.</p> + +<p>Tu vois combien il est difficile de déserter le terrain en ce moment; +ce n'est pas l'envie qui me manque, car, mon cher Félix, Paris et moi +nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre. Il y aurait trop à dire +là-dessus, ce sera pour une autre fois.</p> + +<p>Ton article du <i>Mémorial</i> était excellent, peu de personnes l'ont lu, +car il n'est arrivé précisément que quand nos réunions ont cessé, par +la cause que je t'ai dite; mais je l'a communiqué à Dunoyer et à Say, +ainsi qu'à quelques autres, <span class="pagenum"><a id="page073" name="page073"></a>(p. 073)</span> et tous y ont trouvé une vivacité +et une clarté qui entraînent le lecteur et forcent la conviction. Le +<i>je ne m'en mêle plus</i> ne pouvait que plaire beaucoup à Dunoyer; +malheureusement les idées du jour sont portées à un point effrayant +vers l'autre sens: <i>Mêler à tout l'État.</i> Bientôt on fera une seconde +édition de mes <i>Sophismes</i>. Nous pourrons y joindre cet article et +quelques autres, si tu en fais. Je puis bien te dire à toi que ce +petit livre est destiné à une grande circulation. En Amérique, on se +propose de le propager à profusion; les journaux anglais et italiens +l'ont traduit presque en entier. Mais ce qui me vexe un peu, c'est de +voir que les trois à quatre plaisanteries que j'ai glissées dans ce +volume ont fait fortune, tandis que la partie sérieuse est fort +négligée. Tâche donc de faire aussi du <i>Buffa</i>.</p> + +<p>Je te quitte; je viens d'apprendre qu'une occasion se présente pour +Bordeaux, et je veux en profiter.</p> + +<p class="date">Bordeaux, le 22 juillet 1846.</p> + +<p>Mon cher Félix, je t'écrivais avant-hier, et je ne serais pas surpris +que ma lettre se fût égarée; car depuis un mois je marche de +malentendu en malentendu. Il faudrait une rame de papier pour te +raconter tout ce qui m'arrive; ce ne sont pas choses aimables, mais +elles ont ce bon côté, qu'elles me font faire de grands progrès dans +la connaissance du cœur humain. Hélas! il vaudrait mieux peut-être +conserver le peu d'illusions qu'on peut avoir à notre âge.</p> + +<p>D'abord je me suis assuré que le retard qu'on a mis à expédier ma +brochure tient à une intrigue. Ma lettre à M. Duchâtel l'a outré; mais +elle lui a arraché l'autorisation que tant de hauts personnages +poursuivaient, depuis trois mois. Et tu penses que l'association +bordelaise m'en a su gré? point du tout. Il y a ici un revirement +complet d'opinion contre moi, et je suis <i>flétri</i> du titre de +<i>radical</i>; ma brochure m'a achevé. M. Duchâtel a écrit au préfet, le +préfet <span class="pagenum"><a id="page074" name="page074"></a>(p. 074)</span> a fait venir le directeur du <i>Mémorial</i>, et lui a lavé +la tête; le directeur a racheté sa faute en retardant ma brochure. +Cependant en ce moment les quatre cents exemplaires doivent t'être +parvenus<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a>.</p> + +<p>Quant à ce qui se passe en fait d'élections, ce serait trop long, je +te le dirai verbalement. En résultat, je ne serai porté nulle part, +excepté peut-être à Nérac. Mais je ne puis voir là qu'une +démonstration de l'opposition et non une candidature sérieuse, sauf +l'<i>imprévu</i> d'une journée électorale.</p> + +<p>Hier il y a eu séance de l'association bordelaise. La manière dont on +m'a engagé à prendre la parole m'a <i>engagé</i> à refuser.</p> + +<p>Je présume qu'à l'heure qu'il est, tous les électeurs de Saint-Sever +ont ma brochure. C'est tout ce que j'ai à leur offrir avec mon +dévouement. Cette distribution doit te donner bien de la peine. Entre +quatre pourtant, la besogne n'est pas lourde. J'espère être rentré à +Mugron vers le 28 ou 29, tout juste pour aller voter.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, je ne fermerai ma lettre que ce soir, en cas +que j'aie quelque chose à ajouter.</p> + +<p><i>P. S.</i> Je viens d'avoir une entrevue importante, je te conterai cela. +Mais le résultat est que Bordeaux ne me portera pas, on veut un +<i>Économiste</i> qui soit du juste milieu. Le ministère a recommandé +<i>Blanqui</i>.</p> + +<p class="date">Paris, le 1<sup>er</sup> octobre 1846.</p> + +<p>Mon cher Félix, je n'ai pas de tes nouvelles et ne sais par conséquent +où tu en es de ton procès. Puisses-tu être près de l'issue et du +succès! Donne-moi des nouvelles de ta bonne sœur; les bains de +Biarritz lui ont-ils été favorables? Je regrette que tu n'aies pas +été l'accompagner; il me semble <span class="pagenum"><a id="page075" name="page075"></a>(p. 075)</span> que Mugron doit devenir tous +les jours plus triste et plus monotone pour toi.</p> + +<p>On m'écrit de Bordeaux qu'on fait réimprimer en brochure plusieurs de +nos articles. C'est ce qui fait que je ne me presse pas de faire un +second volume des <i>Sophismes</i>; cela ferait un double emploi. La +correspondance seule me prend autant de temps que j'en puis consacrer +à écrire. Mon ami, je ne suis pas seulement de l'association, je suis +l'association tout entière; non que je n'aie de zélés et dévoués +collaborateurs, mais seulement pour parler et écrire. Quant à +organiser et à administrer cette vaste machine, je suis seul, et +combien cela durera-t-il? Le 15 de ce mois, je prends possession de +mes appartements. J'aurai alors un personnel; jusque-là, il n'y a pas +pour moi de travail intellectuel possible.</p> + +<p>Je t'envoie un numéro du journal qui relate notre séance publique +d'hier soir. J'ai débuté sur la scène parisienne et dans des +circonstances vraiment défavorables. Le public était nombreux et les +dames avaient pour la première fois fait apparition aux tribunes. Il +avait été arrêté qu'on entendrait cinq orateurs, et que chacun ne +parlerait qu'une demi-heure.—C'était déjà une séance de deux heures +et demie.—Je devais parler le dernier; sur mes quatre prédécesseurs, +deux ont été fidèles aux engagements pris, et deux autres ont parlé +une grande heure, c'étaient deux professeurs. Je me suis donc présenté +devant un auditoire harassé par trois heures d'économie politique et +fort pressé de décamper. Moi-même j'avais été très-fatigué par une +attente si prolongée. Je me suis levé avec un pressentiment terrible +que ma tête ne me fournirait rien. J'avais bien préparé mon discours, +mais sans l'écrire. Juge de mon effroi.—Comment se fait-il que je +n'aie pas eu un moment d'hésitation; que je n'aie éprouvé aucun +trouble, aucune émotion, si ce n'est aux <i>jarrets</i>? C'est +inexplicable. Je dois tout <span class="pagenum"><a id="page076" name="page076"></a>(p. 076)</span> au ton modeste que j'ai pris en +commençant. Après avoir averti le public qu'il ne devait pas attendre +une pièce d'éloquence, je me suis trouvé parfaitement à l'aise, et je +dois avoir réussi, puisque les journaux ne donnent que ce discours. +Voilà une grande épreuve surmontée. Je te dis tout cela bien +franchement, comme tu vois, convaincu que tu en seras charmé pour mon +compte et pour la cause. Mon cher Félix, nous vaincrons, j'en suis +sûr. Dans quelque temps, mes compatriotes pourront échanger leurs vins +contre ce qu'ils désireront. La Chalosse renaîtra à la vie. Cette +pensée me soutient. Je n'aurai pas été tout à fait inutile à mon pays.</p> + +<p>Je présume que j'irai au Havre dans deux ou trois mois pour organiser +un comité. Le préfet de Rouen avertit M. Anisson «qu'il ait soin de +passer de nuit, s'il ne veut pas être lapidé.»</p> + +<p>On assure qu'hier soir, il y eut un grand meeting protectionniste à +Rouen. Si je l'avais su, j'y serais allé <i>incognito</i>. Je me +féliciterais que ces Messieurs fissent comme nous; cela nous +aiguillonnerait. Et d'ailleurs, c'est une soupape de sûreté; tant +qu'ils se défendront par les voies légales, il n'y aura pas à craindre +de collision.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, écris-moi de temps en temps, mets ta solitude à +profit, et fais quelque chose de sérieux. Je regrette bien de ne +pouvoir plus rien entreprendre pour la vraie gloire. S'il te vient en +tête quelque bonne démonstration, fournis-la-moi. Je me suis assuré +que la parabole et la plaisanterie ont plus de succès et opèrent plus +que les meilleurs traités.</p> + +<p class="date">Paris, le 11 mars 1847.</p> + +<p>Mon cher Félix, ta lettre est venue bien à propos pour détruire +l'inquiétude où m'avait jeté celle de la veille. Pourtant j'avais le +pressentiment que tu me donnerais de <span class="pagenum"><a id="page077" name="page077"></a>(p. 077)</span> meilleures nouvelles, et +ma confiance venait précisément de cet assoupissement de ma tante qui +te donnait des craintes; car, à deux reprises, j'ai pu m'assurer que +c'est plutôt un bon signe chez elle. Mais la constitution de notre +machine est si bizarre, que cela ne pouvait me rassurer beaucoup. +Aussi j'attendais le courrier avec impatience, et le malheur a voulu +qu'il fût retardé aujourd'hui de plusieurs heures à cause de la neige. +Enfin, j'ai ta lettre et je suis tranquille. Quel supplice pour nous, +mon cher Félix, lorsque l'incertitude des circonstances vient +s'ajouter à l'incertitude de notre caractère! Abandonner ma pauvre +tante dans ce moment, malade, n'ayant pas un parent auprès d'elle! +Cette pensée est affreuse. D'un autre côté, tous les fils de notre +entreprise sont dans ma main: journal, correspondance, comptabilité, +puis-je laisser s'écrouler tout l'édifice? Il y avait comité, je +parlai de la nécessité que je prévoyais de faire une absence, et j'ai +pu comprendre à quel point je suis engagé. Pourtant un ami m'a offert +de faire le journal en mon absence. C'est beaucoup, mais que d'autres +obstacles! Enfin, ma tante est bien.—Ceci me servira de leçon, et je +vais manœuvrer de manière à pouvoir au moins, au besoin, disposer +de quelques jours. Pour toi, mon cher Félix, aie soin de me tenir bien +au courant.</p> + +<p>Ta blanche chaumière me sourit. Je t'admire et te félicite de ne +placer ton château en Espagne qu'à un point où tu puisses atteindre. +Deux métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, +de prés, quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux +domestiques qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du +presbytère, et surtout la bonne sœur et tes livres. Vraiment il y a +là de quoi varier, occuper et adoucir les jours d'automne. Peut-être +un jour j'aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix! tu +crois que je poursuis la gloire. Si elle m'était destinée, comme tu +le dis, elle m'échapperait <span class="pagenum"><a id="page078" name="page078"></a>(p. 078)</span> ici, où je ne fais rien de +sérieux. J'ai, je le sens, une nouvelle exposition de la science +économique dans la tête, et elle n'en sortira jamais!—Adieu, il est +déjà peut-être trop tard pour le courrier.</p> + +<p class="date">Août 1847.</p> + +<p>... Je t'envoie le dernier numéro du journal. Tu verras que je me suis +lancé devant l'École de droit. La brèche est faite. Si ma santé ne s'y +oppose pas, je persisterai certainement; et à partir de novembre +prochain, je ferai à cette jeunesse un cours, non d'économie politique +pure, mais d'économie sociale, en prenant ce mot dans l'acception que +nous lui donnons, <i>Harmonie des lois sociales</i>. Quelque chose me dit +que ce cours, adressé à des jeunes gens, qui ont de la logique dans +l'esprit et de la chaleur dans l'âme, ne sera pas sans utilité. Il me +semble que je produirai la conviction, et puis j'indiquerai au moins +les bonnes sources. Enfin, que le bon Dieu me donne encore un an de +force, et mon passage sur cette terre n'aura pas été inutile: diriger +le journal, faire un cours à la jeunesse des écoles, cela ne vaut-il +pas mieux que d'être député?</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, ton ami.</p> + +<p class="date">5 janvier 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, écrivant à Domenger, je profite de l'occasion +uniquement pour te souhaiter une meilleure année que les précédentes.</p> + +<p>J'ai honte de faire paraître mon second volume des <i>Sophismes</i>; ce +n'est qu'un ramassis de ce qui a paru déjà dans les journaux. Il +faudra un troisième volume pour me relever; j'en ai les matériaux +informes.</p> + +<p>Mais je tiendrais bien autrement à publier le cours que je fais à la +jeunesse des écoles. Malheureusement je n'ai que le temps de jeter +quelques notes sur le papier. J'en enrage, <span class="pagenum"><a id="page079" name="page079"></a>(p. 079)</span> car je puis te le +dire à toi, et d'ailleurs tu le sais, nous voyons l'économie politique +sous un jour un peu nouveau. Quelque chose me dit qu'elle peut être +simplifiée et plus rattachée à la politique et à la morale.</p> + +<p>Adieu, je te quitte, je suis réduit à compter les minutes.</p> + +<p class="date">24 janvier 1848.</p> + +<p>Je ne puis t'écrire que peu de mots, car je me trouve atteint de la +même maladie que j'ai eue à Mugron, et qui, entre autres désagréments, +a celui de priver de toutes forces. Il m'est impossible de penser, +encore plus d'écrire.</p> + +<p>Mon ami, je voudrais bien te parler de notre agitation, mais je ne le +puis pas. Je ne suis pas du tout content de notre journal, il est +faible et pâle comme tout ce qui émane d'une association. Je vais +demander le pouvoir absolu, mais hélas! avec le pouvoir on ne me +donnera pas la santé.</p> + +<p>Je ne reçois pas le <i>Mémorial</i> (bordelais), et par conséquent je n'ai +pas vu ton article <i>Anglophobie</i>; je le regrette. J'y aurais peut-être +puisé quelques idées, ou nous l'aurions reproduit.</p> + +<p class="date">13 février 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, je n'ai aucune de tes nouvelles, je ne sais où tu en +es de ton procès; je présume que l'arrêt n'est pas rendu, car tu me +l'aurais fait savoir. Dieu veuille que la cour soit bien inspirée! +Plus je pense à cette affaire, plus il me semble que les juges ne +peuvent <i>conjecturer</i> contre le droit commun; dans le doute, +l'éternelle loi de la justice (et même le Code) doit prévaloir.</p> + +<p>La politique étouffe un peu notre affaire; d'ailleurs il y a une +conspiration du silence bien flagrante, elle a commencé avec notre +journal. Si j'avais pu prévoir cela, je ne l'aurais pas fondé. Des +raisons de santé m'ont forcé d'abandonner la direction de cette +feuille. Je ne m'en occupais pas <span class="pagenum"><a id="page080" name="page080"></a>(p. 080)</span> d'ailleurs avec plaisir, vu +que le petit nombre de nos lecteurs, et la divergence des opinions +politiques de nos collègues, ne me permettaient pas d'imprimer au +journal une direction suffisamment démocratique; il fallait laisser +dans l'ombre les plus beaux aspects de la question.</p> + +<p>Si le nombre des abonnés eût été plus grand, j'aurais pu faire de +cette feuille ma propriété; mais l'état de l'opinion s'y oppose, et +puis ma santé est un obstacle invincible. Maintenant je pourrai +travailler un peu plus capricieusement.</p> + +<p>Je fais mon cours aux élèves de droit. Les auditeurs ne sont pas +très-nombreux, mais ils viennent assidûment, et prennent des notes; la +semence tombe en bon terrain. J'aurais voulu pouvoir écrire ce cours, +mais je ne laisserai probablement que des notes confuses.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, écris-moi, dis-moi où tu en es de tes affaires +et de ta santé, il n'est pas impossible que j'aille vous voir avant +longtemps; mes souvenirs affectueux à ta bonne sœur.</p> + +<p class="date">29 février 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, malgré les conditions mesquines et ridicules qui te +sont faites, je te féliciterai de bon cœur si tu arrives à un +arrangement. Nous nous faisons vieux; un peu de paix et de calme, dans +l'arrière-saison, voilà le bien auquel il faut prétendre.</p> + +<p>Puisque aussi bien, mon bon ami, je ne puis te donner ni conseils ni +consolations sur ce triste dénoûment, tu ne seras pas surpris que je +te parle de suite des grands événements qui viennent de s'accomplir.</p> + +<p>La révolution de février a été certainement plus héroïque que celle de +juillet; rien d'admirable comme le courage, l'ordre, le calme, la +modération de la population parisienne. Mais quelles en seront les +suites? Depuis dix ans, <span class="pagenum"><a id="page081" name="page081"></a>(p. 081)</span> de fausses doctrines, fort en vogue, +nourrissent les classes laborieuses d'absurdes illusions. Elles sont +maintenant convaincues que l'État est obligé de donner du pain, du +travail, de l'instruction à tout le monde. Le gouvernement provisoire +en a fait la promesse solennelle; il sera donc forcé de renforcer tous +les impôts pour essayer de tenir cette promesse, et, malgré cela, il +ne la tiendra pas. Je n'ai pas besoin de te dire l'avenir que cela +nous prépare.</p> + +<p>Il y aurait une ressource, ce serait de combattre l'erreur elle-même, +mais cette tâche est si impopulaire qu'on ne peut la remplir sans +danger; je suis pourtant résolu de m'y dévouer si le pays m'envoie à +l'assemblée nationale.</p> + +<p>Il est évident que toutes ces promesses aboutiront à ruiner la +province pour satisfaire la population de Paris; car le gouvernement +n'entreprendra jamais de nourrir tous les métayers, ouvriers et +artisans des départements, et surtout des campagnes. Si notre pays +comprend la situation, il me nommera, je le dis franchement, sinon je +remplirai mon devoir avec plus de sécurité comme simple écrivain.</p> + +<p>La <i>curée</i> des places est commencée; plusieurs de mes amis sont +tout-puissants; quelques-uns devraient comprendre que mes études +spéciales pourraient être utilisées; mais je n'entends pas parler +d'eux. Quant à moi, je ne mettrai les pieds à l'Hôtel de ville que +comme curieux; je regarderai le mât de cocagne, je n'y monterai pas. +Pauvre peuple! que de déceptions on lui a préparées! Il était si +simple et si juste de le soulager par la diminution des taxes; on veut +le faire par la profusion, et il ne voit pas que tout le mécanisme +consiste à lui prendre dix pour lui donner huit, sans compter la +liberté réelle qui succombera à l'opération!</p> + +<p>J'ai essayé de jeter ces idées dans la rue par un journal éphémère qui +est né de la circonstance; croirais-tu que les ouvriers imprimeurs +eux-mêmes discutent et désapprouvent l'entreprise! ils la disent +<i>contre-révolutionnaire</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page082" name="page082"></a>(p. 082)</span> Comment, comment lutter contre une école qui a la force en +main et qui promet le bonheur parfait à tout le monde?</p> + +<p>Ami, si l'on me disait: Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd'hui, +et demain tu mourras dans l'obscurité, j'accepterais de suite; mais +lutter sans chance, sans être même écouté, quelle rude tâche!</p> + +<p>Il y a plus, l'ordre et la confiance étant l'intérêt suprême du +moment, il faut s'abstenir de toute critique et appuyer le +gouvernement provisoire à tout prix, en le ménageant même dans ses +erreurs. C'est un devoir qui me force à des ménagements infinis.</p> + +<p>Adieu, les élections sont prochaines, nous nous verrons alors; en +attendant, dis-moi si tu remarques quelques bonnes dispositions en ma +faveur.</p> + +<p class="date">Paris, 9 juin 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, j'ai été en effet bien longtemps sans t'écrire, et il +faut me le pardonner, car je ne sais plus où donner de la tête. Voici +ma vie: je me lève à six heures; s'habiller, se raser, déjeuner, +parcourir les journaux, cela tient jusqu'à sept heures et sept heures +et demie. Vers neuf heures, il faut que je parte, car à dix heures +commence la séance du comité des finances auquel j'appartiens; il dure +jusqu'à une heure, et alors c'est la séance publique qui commence et +se prolonge jusqu'à sept. Je rentre pour dîner, et il est bien rare +qu'après dîner il n'y ait pas réunion des sous-commissions chargées de +questions spéciales.</p> + +<p>La seule heure à ma disposition, c'est donc de huit à neuf heures du +matin, c'est aussi celle où les visites m'arrivent; de tout cela il +résulte que non-seulement je ne puis faire face à ma correspondance, +mais que je ne puis rien étudier, quand, mis enfin en contact avec la +pratique des affaires, je m'aperçois que j'ai tout à apprendre.</p> + +<p>Aussi je suis profondément dégoûté de ce métier, et ce <span class="pagenum"><a id="page083" name="page083"></a>(p. 083)</span> qui +se passe n'est pas propre à me relever. L'assemblée est certainement +excellente sous le rapport des intentions, elle a bonne volonté, elle +veut faire le bien; mais elle ne le peut pas, d'abord parce que les +principes ne sont pas sus, ensuite parce qu'il n'y a d'initiative +nulle part. La commission exécutive s'efface complétement, nul ne sait +si les membres qui la composent sont d'accord entre eux, ils ne +sortent de leur inertie que pour manifester la plus étrange +incohérence de vues. La chambre a beau leur réitérer des preuves de +confiance pour les encourager à agir, il semble qu'ils ont le parti +pris de nous abandonner à nous-mêmes. Juge ce que peut être une +assemblée de neuf cents personnes chargées de délibérer et d'agir, +ajoute à cela une salle immense où on ne s'entend pas. Pour avoir +voulu dire quelques mots aujourd'hui, je me suis retiré avec un rhume; +c'est ce qui fait que je ne sors pas et que j'écris.</p> + +<p>Mais d'autres symptômes sont bien plus effrayants; l'idée dominante, +celle qui a envahi toutes les classes de la société, c'est que l'État +est chargé de faire vivre tout le monde. C'est une curée générale à +laquelle les ouvriers sont enfin appelés; on les blâme, on les craint, +que font-ils? Ce qu'ont fait jusqu'ici toutes les classes. Les +ouvriers sont mieux fondés; ils disent: «Du pain contre du travail.» +Les monopoleurs étaient et sont encore plus exigeants. Mais enfin où +cela nous mènera-t-il? je tremble d'y penser.</p> + +<p>Le comité des finances résiste naturellement, sa mission le rend +économe et économiste; aussi il est déjà tombé dans l'impopularité. +«Vous défendez le capital!» avec ce mot on nous tue, car il faut +savoir que le capital passe ici pour un monstre dévorant.</p> + +<p>Duprat, loin d'être mort, n'est pas malade.</p> + +<p>«Les gens que vous tuez se portent assez bien.»</p> + +<p>Dans l'émeute du 15, je n'ai été ni frappé ni menacé; <span class="pagenum"><a id="page084" name="page084"></a>(p. 084)</span> +j'ajouterai même que je n'ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce +n'est quand j'ai cru qu'une tribune publique allait s'écrouler sous +les pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et +alors.....</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix.</p> + +<p class="date">24 juin 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, les journaux te disent l'état affreux de notre triste +capitale. Le canon, la fusillade, voilà le bruit qui domine; la guerre +civile a commencé et avec un tel acharnement que nul ne peut prédire +les suites. Si ce spectacle m'afflige comme homme, tu dois penser, que +j'en souffre aussi comme économiste; la vraie cause du mal c'est bien +le faux socialisme.</p> + +<p>Tu t'étonneras peut-être, et beaucoup de personnes s'étonnent ici, de +ce que je n'aie pas encore exposé notre doctrine à la tribune. Elles +me pardonneraient sans doute si elles jetaient un coup d'œil sur +cette immense salle où l'on ne peut pas se faire entendre. Et puis +notre assemblée est indisciplinée; si un seul mot choque quelques +membres, même avant que la phrase ne soit finie, un orage éclate. Dans +ces conditions tu comprends ma répugnance à parler. J'ai concentré ma +faible action dans le comité dont je fais partie (celui des finances), +et jusqu'ici ce n'est pas tout à fait sans succès.</p> + +<p>Je voudrais pouvoir te fixer sur le dénoûment de la terrible bataille +qui se livre autour de nous. Si le parti de l'ordre l'emporte, +jusqu'où ira la réaction? Si c'est le parti de l'émeute, jusqu'où +iront ses prétentions? On frémit d'y penser. S'il s'agissait d'une +lutte accidentelle, je ne serais pas découragé. Mais ce qui travaille +la société, c'est une erreur manifeste qui ira jusqu'au bout, car elle +est plus ou moins partagée par ceux-là mêmes qui en combattent les +manifestations exagérées. Puisse la France ne pas devenir une +Turquie!</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page085" name="page085"></a>(p. 085)</span> 26 août 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, j'éprouve une bien vive peine de voir, malgré mon +désir, notre correspondance aussi languissante. Il me serait bien doux +de continuer par lettres cet échange de sentiments et d'idées qui, +pendant tant d'années, a suffi à notre bonheur. Tes lettres d'ailleurs +me seraient bien nécessaires. Ici, au milieu des faits, dans le +tumulte des passions, je sens que la netteté des principes s'efface, +parce que la vie se passe à transiger. Je demeure aujourd'hui +convaincu que la pratique des affaires exclut la possibilité de +produire une œuvre vraiment scientifique; et pourtant, je ne te le +cache pas, je conserve toujours cette ancienne chimère de mes +<i>Harmonies sociales</i>, et je ne puis me défendre de l'idée que, si +j'étais resté auprès de toi, je serais parvenu à jeter une idée utile +dans le monde. Aussi il me tarde bien de prendre ma retraite.</p> + +<p>Nous avons terminé ce matin cette grande affaire de l'enquête, qui +pesait si lourdement sur l'assemblée et sur le pays. Un vote de la +chambre autorise des poursuites contre L. Blanc et Caussidière, pour +la part qu'ils ont pu prendre à l'attentat du 15 mai. On sera +peut-être un peu surpris, dans le pays, que j'aie voté en cette +circonstance contre le gouvernement. C'était autrefois mon projet de +faire connaître à mes commettants le motif de mes votes. Le défaut de +temps et de force peut seul me faire manquer à ce devoir; mais ce vote +est si grave que je voudrais faire savoir ce qui l'a déterminé. Le +gouvernement croyait les poursuites contre ces deux collègues +nécessaires; on allait jusqu'à dire qu'on ne pouvait compter qu'à +cette condition sur l'appui de la garde nationale. Je ne me suis pas +cru le droit, même pour ce motif, de faire taire la voix de ma +conscience. Tu sais que les doctrines de L. Blanc n'ont pas, peut-être +dans toute la France, un adversaire plus décidé que moi. <span class="pagenum"><a id="page086" name="page086"></a>(p. 086)</span> Je +ne doute pas que ces doctrines n'aient eu une influence funeste sur +les idées des ouvriers et, par suite, sur leurs actes. Mais +étions-nous appelés à nous prononcer sur des doctrines? Quiconque a +une croyance doit considérer comme funeste la doctrine contraire à +cette croyance. Quand les catholiques faisaient brûler les +protestants, ce n'était pas parce que ceux-ci étaient dans l'erreur, +mais parce que cette erreur était réputée dangereuse. Sur ce principe, +nous nous tuerions les uns les autres.</p> + +<p>Il y avait donc à examiner si L. Blanc s'était rendu vraiment coupable +<i>des faits</i> de conspiration et insurrection. Je ne l'ai pas cru, et +quiconque lira sa défense ne pourra le croire. En attendant, je ne +puis oublier les circonstances où nous sommes: l'état de siége est en +vigueur, la justice ordinaire est suspendue, la presse est bâillonnée. +Pouvais-je livrer deux collègues à des adversaires politiques au +moment où il n'y a plus aucune garantie? C'est un acte auquel je ne +pouvais m'associer, un premier pas que je n'ai pas voulu faire.</p> + +<p>Je ne blâme pas Cavaignac d'avoir suspendu momentanément toutes les +libertés, je crois que cette triste nécessité lui a été aussi +douloureuse qu'à nous; et elle peut être justifiée par ce qui justifie +tout, le salut public. Mais le salut public exigeait-il que deux de +nos collègues fussent livrés? Je ne l'ai pas pensé. Bien au contraire, +j'ai cru qu'un tel acte ne pouvait que semer parmi nous le désordre, +envenimer les haines, creuser l'abîme entre les partis, non-seulement +dans l'assemblée, mais dans la France entière; j'ai pensé qu'en +présence des circonstances intérieures et extérieures, quand le pays +souffre, quand il a besoin d'ordre, de confiance, d'institutions, +d'union, le moment était mal choisi de jeter dans la représentation +nationale un brandon de discorde. Il me semble que nous ferions mieux +d'oublier nos griefs, nos rancunes, pour travailler <span class="pagenum"><a id="page087" name="page087"></a>(p. 087)</span> au bien +du pays; et je m'estimais heureux qu'il n'y eût pas de <i>faits précis</i> +à la charge de nos collègues, puisque par là j'étais dispensé de les +livrer.</p> + +<p>La majorité a pensé autrement. Puisse-t-elle ne s'être pas trompée! +puisse ce vote n'être pas fatal à la république!</p> + +<p>Si tu le juges à propos, je t'autorise à envoyer un extrait de cette +lettre au journal du pays.</p> + +<p class="date">7 septembre 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, ta lettre ne me laissait pas le choix du parti que +j'avais à prendre. Je viens d'envoyer ma démission de membre du +conseil général; je ne donne pas celle de représentant, et tu en +comprends les motifs. En définitive, ce n'est pas quelques Mugronnais +qui m'ont conféré ce titre.</p> + +<p>Je voudrais savoir combien il y en a, parmi ceux qui me blâment, qui +ont lu dans le <i>Moniteur</i> la défense de L. Blanc; et, s'ils ne l'ont +pas lue, il faut avouer que leur audace est grande à se prononcer.</p> + +<p>On dit que j'ai cédé à la peur; la peur était toute de l'autre côté. +Ces messieurs pensent-ils qu'il faut moins de courage à Paris que dans +les départements pour heurter les passions du jour? On nous menaçait +de la colère de la garde nationale, si nous repoussions le projet de +poursuites. Cette menace venait du quartier qui dispose de la force +militaire.</p> + +<p>La peur a donc pu influencer les boules noires, mais non les boules +blanches. Il faut un degré peu commun d'absurdité et de sottise pour +croire que c'est un acte de courage que de voter du côté de la force, +de l'armée, de la garde nationale, de la majorité, de la passion du +moment, de l'autorité.</p> + +<p>As-tu lu l'enquête? as-tu lu la déposition d'un ex-ministre, Trélat? +Elle dit: «Je suis allé à Clichy, je n'y ai pas vu L. Blanc, je n'ai +pas appris qu'il y soit allé; mais j'ai <span class="pagenum"><a id="page088" name="page088"></a>(p. 088)</span> reconnu des traces de +son passage à l'attitude, aux gestes, à la physionomie et jusqu'aux +articulations des ouvriers.» A-t-on jamais vu la passion se manifester +par des tendances plus dangereuses? Et les trois quarts de l'enquête +sont dans cet esprit!</p> + +<p>Bref, en conscience, je crois que L. Blanc a fait beaucoup de mal, +complice en cela de tous les socialistes, et il y en a beaucoup qui le +sont, sans le savoir, même parmi ceux qui crient contre lui; mais je +ne crois pas qu'il ait pris part aux attentats de mai et juin, et je +n'ai pas d'autres raisons à donner de ma conduite.</p> + +<p>Je te remercie de m'avoir tenu au courant de l'état des esprits. Je +connais trop le cœur humain pour en vouloir à personne. À leur +point de vue, ceux qui me blâment ont raison. Puissent-ils se +préserver longtemps de cette peste du socialisme! Je me sens soulagé +d'un grand poids depuis que ma lettre au préfet est à la poste. Le +pays verra que j'entends qu'il se fasse représenter à son gré. Quand +viendra la réélection, prie instamment M. Domenger de ne point appuyer +ma candidature. En l'acceptant, je m'étais laissé entraîner par le +désir de revoir mon pays; c'était un sentiment tout personnel; j'en ai +été puni. Maintenant je ne désire autre chose que de me débarrasser +d'un mandat plus pénible.</p> + +<p class="date">Paris, 26 novembre 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, vous avez dû m'attendre à Mugron. Mon projet était +d'abord d'y aller; quand j'ai accepté d'être du conseil général, je +dois avouer, à ma honte, que j'ai un peu été déterminé par la +perspective de ce voyage. L'air natal a toujours tant d'attraits! et +puis j'aurais été heureux de te serrer la main. À cette époque, +c'était une chose comme arrêtée que l'assemblée se prorogerait pendant +la session du conseil. Depuis les choses ont changé; on a vu un +danger à <span class="pagenum"><a id="page089" name="page089"></a>(p. 089)</span> dissoudre la seule autorité debout dans notre pays, +et, partageant ce sentiment, j'ai dû rester à mon poste. Il est vrai +que j'ai été malade et retenu souvent dans ma chambre, quelquefois +dans mon lit, mais enfin j'étais à Paris, prêt à faire, dans la mesure +de mes forces, ce que les circonstances auraient exigé.</p> + +<p>Cette détérioration de ma santé, qui se traduit surtout en faiblesse +et en apathie, est venue dans un mauvais moment. En vérité, mon ami, +je crois que j'aurais pu être utile. Je remarque toujours que nos +doctrines nous font trouver la solution des difficultés qui se +présentent, et de plus, que ces solutions exposées avec simplicité +sont toujours bien accueillies. Si l'économie politique, un peu +élargie et spiritualisée, eût trouvé un organe à l'assemblée, elle y +eût été une puissance; car, on a beau dire, cette assemblée peut +manquer de lumières, mais jamais il n'y en eut une qui eût meilleure +volonté. Les erreurs, les systèmes les plus étranges et les plus +menaçants sont venus s'étaler à la tribune, comme pour dresser un +piédestal à l'économie politique et faire ombre à sa lumière. J'étais +là, témoin cloué sur mon banc, je sentais en moi ce qu'il fallait pour +rallier les intelligences et même les cœurs sincères, et ma +misérable santé me condamnait au silence. Bien plus, dans les comités, +dans les commissions, dans les bureaux, j'ai dû mettre une grande +attention à m'annuler, sentant que si une fois j'étais poussé sur la +scène, je ne pourrais y remplir mon rôle. C'est une cruelle épreuve. +Aussi il faudra que je renonce à la vie publique, et toute mon +ambition est maintenant d'avoir trois ou quatre mois de tranquillité +devant moi, pour écrire mes pauvres <i>Harmonies économiques</i>. Elles +sont dans ma tête, mais j'ai peur qu'elles n'en sortent jamais.</p> + +<p>Les journaux d'aujourd'hui vous porteront la séance d'hier. Elle +s'est prolongée jusqu'à minuit. Elle était attendue <span class="pagenum"><a id="page090" name="page090"></a>(p. 090)</span> avec +anxiété et même avec inquiétude. J'espère qu'elle produira un bon +effet sur l'opinion publique.</p> + +<p>Tu me demandes mon opinion sur les prochaines élections. Je ne puis +comprendre comment, avec des principes identiques, le milieu où nous +vivons suffit pour nous faire voir les choses à un point de vue si +différent. Quels journaux, quelles informations recevez-vous, pour +dire que Cavaignac penche du côté de la Montagne? Cavaignac a été mis +où il est pour soutenir la république, et il le fera +consciencieusement. L'aimerait-on mieux s'il la trahissait? En même +temps qu'il veut la république, il comprend les conditions de sa +durée. Reportons-nous à l'époque des élections générales. Quel était +alors le sentiment à peu près universel? Il y avait un certain nombre +<i>de vrais et honnêtes républicains</i>, ensuite une multitude immense +jusque-là divisée, qui n'avait ni demandé ni désiré la république, +mais à qui la révolution de février avait ouvert les yeux. Elle +comprit que la monarchie avait fait son temps, elle voulait se rallier +à l'ordre nouveau et le soumettre à l'expérience. J'ose dire que ce +fut là l'esprit dominant, comme l'atteste le résultat électoral. La +masse choisit ses représentants parmi les républicains dont j'ai +parlé; en sorte qu'on peut considérer ces deux catégories comme +composant la nation. Cependant, au-dessus et au-dessous de ce corps +immense, il y a deux partis. Celui de dessus s'appelle <i>république +rouge</i> et se compose d'hommes qui font assaut d'exagération quand il +s'agit de flatter les passions populaires; celui de dessous s'appelle +<i>réaction</i>. Il reçoit tous ceux qui aspirent à renverser la +république, à lui tendre des piéges et à embarrasser sa marche.</p> + +<p>Voilà la situation des premiers jours de mai; et pour comprendre la +suite, il ne faut pas oublier que le pouvoir était alors aux mains de +la république rouge, dominée encore par des partis plus extrêmes et +plus violents.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page091" name="page091"></a>(p. 091)</span> Où en sommes-nous venus à force de temps, de patience, à +travers bien des périls? à rendre le pouvoir homogène avec cette masse +immense qui forme la nation même. En effet, où Cavaignac a-t-il pris +son ministère? en partie parmi les républicains honnêtes de la veille, +en partie parmi les hommes sincèrement ralliés. Remarque qu'il ne +pouvait négliger aucun de ces éléments, ni monter jusqu'à la Montagne, +ni descendre jusqu'à la réaction. C'eût été manquer de sincérité et de +bonne politique. Il a pris assez de francs républicains pour qu'on ne +pût douter de la république, et, parmi les hommes d'une autre époque, +il a choisi ceux que leur loyauté notoire ne permet pas de tenir pour +suspects, comme Vivien et Dufaure.</p> + +<p>Dans cette marche descendante vers le point précis qui coïncide avec +l'opinion et avec la stabilité de la république, nous avons froissé le +parti exagéré, qui nous a fait sentir tout son mécontentement par les +15 mai et 23 juin; nous avons déçu les réactionnaires, qui se vengent +par leur choix...</p> + +<p>Maintenant, si cette multitude immense, qui s'était montrée +franchement ralliée, oubliant les difficultés qu'a rencontrées +l'assemblée, se dissout et renonce au but qu'elle s'était proposé, je +ne sais plus où nous allons. Si elle persiste, elle doit le prouver en +nommant Cavaignac.</p> + +<p>Les rouges, qui ont au moins le mérite d'être conséquents et sincères, +portent leurs voix sur Ledru-Rollin et Raspail... Que devons-nous +faire, nous? Je m'en rapporte à ta sagacité.</p> + +<p>Sauf aux journées de juin, où, comme tous mes collègues, j'allais, en +revenant des barricades, dire au chef du pouvoir exécutif ce que +j'avais vu, je n'ai jamais parlé à Cavaignac, je n'ai jamais été dans +ses salons, et très-probablement il ne sait pas si j'existe. Mais j'ai +écouté ses paroles, j'ai observé ses actes, et si je ne les ai pas +tous approuvés, si j'ai <span class="pagenum"><a id="page092" name="page092"></a>(p. 092)</span> souvent voté contre lui, notamment +chaque fois qu'il m'a paru que les mesures exceptionnelles, nées des +nécessités de juin, se prolongeaient trop longtemps, je puis le dire, +du moins en mon âme et conscience, je crois Cavaignac honnête.....</p> + +<p class="date">5 décembre 1848.</p> + +<p>Mon cher Félix, je profite d'une réponse que j'adresse à Hiard pour +t'écrire deux lignes.</p> + +<p>Les élections approchent. J'ai écrit une lettre aux journaux des +<i>Landes</i>. J'ignore si elle a paru. Dans mon intérêt, il eût été plus +prudent de me taire; mais il m'a semblé que je devais faire connaître +mon opinion. Si je ne suis pas renommé, je m'en consolerai aisément.</p> + +<p>Jusqu'ici on n'a aucune nouvelle du pape. Voilà une grande question +soulevée. Si le pape veut consentir à devenir le premier des évêques, +le catholicisme peut avoir un grand avenir. Quoi qu'en dise +Montalembert, la puissance temporelle est une grande difficulté. Nous +ne sommes plus dans un temps où il soit possible de dire: «Tous les +peuples seront libres et se donneront le gouvernement qu'ils veulent, +excepté les Romains, parce que cela nous arrange.»</p> + +<p>Adieu.</p> + +<p class="date">1<sup>er</sup> janvier 1849.</p> + +<p>Mon cher Félix, je veux me donner le plaisir de profiter de la réforme +postale, puisque aussi bien j'y ai contribué. Je la voulais radicale, +nous n'en avons que la préface; telle qu'elle est, elle permettra au +moins les épanchements de l'amitié.</p> + +<p>Depuis février, nous avons traversé des jours difficiles, mais je +crois que jamais l'avenir ne s'est montré aussi sombre, et je crains +bien que l'élection de Bonaparte ne résolve <span class="pagenum"><a id="page093" name="page093"></a>(p. 093)</span> pas les +difficultés. Au premier moment, je me félicitais de la majorité qui +l'a porté à la présidence. J'ai nommé Cavaignac, parce que je suis sûr +de sa parfaite loyauté et de son intelligence; mais tout en le +nommant, je sentais que le pouvoir lui serait lourd. Il a fait tête à +un orage terrible, il s'est attiré des haines inextinguibles, le parti +du désordre ne lui pardonnera jamais. Si c'était un avantage, un homme +dont le républicanisme fût assuré et qui en même temps ne pût plus +pactiser avec les rouges, d'un autre côté, ce passé même lui créait de +grandes difficultés. Un moment j'ai espéré que l'apparition sur la +scène d'un personnage nouveau, sans relations avec les partis, pouvait +inaugurer une ère nouvelle... Quoi qu'il en soit, moi et tous les +républicains sincères avons pris le parti de nous rattacher à ce +produit du suffrage universel. Je n'ai pas vu dans la chambre l'ombre +d'une opposition systématique...</p> + +<p>D'un autre côté, les partisans des dynasties déchues, sauf à se battre +entre eux plus tard, commencent par démolir la république. Ils savent +bien que l'assemblée est notre ancre de salut; aussi ils s'ingénient à +la faire dissoudre, et provoquent des pétitions dans ce sens. Un coup +d'État est imminent. D'où viendra-t-il? qu'amènera-t-il? Ce qu'il y a +de pis, c'est que les masses préfèrent le président à l'assemblée.</p> + +<p>Pour moi, mon cher Félix, je me tiens en dehors de toutes ces +intrigues. Autant que mes forces me le permettent, je m'occupe de +faire prévaloir mon programme. Tu le connais dans sa généralité. Voici +le plan pratique: réformer la poste, le sel et les boissons; de là +déficit dans le budget des recettes, qui sera réduit à 12 ou 1,300 +millions;—<i>exiger</i> du pouvoir qu'il y conforme le budget des +dépenses; lui déclarer que nous n'entendons pas qu'il dépense une +obole de plus; le forcer ainsi à renoncer, au dehors, à toute +<i>intervention</i>, au dedans, à toutes les <i>utopies <span class="pagenum"><a id="page094" name="page094"></a>(p. 094)</span> +socialistes</i>; en un mot exiger ces deux principes, les obtenir de la +<i>nécessité</i>, puisque nous n'avons pu les obtenir de la <i>raison</i> +publique.</p> + +<p>Ce projet, je le pousse partout. J'en ai parlé aux ministres qui sont +mes amis; ils ne m'ont guère écouté. Je le prêche dans les réunions de +députés. J'espère qu'il prévaudra. Déjà les deux premiers actes sont +accomplis; restent les boissons. Le crédit en souffrira pendant +quelque temps, la Bourse est en émoi; mais il n'y a pas à reculer. +Nous sommes devant un gouffre qui s'élargit sans cesse; il ne faut pas +espérer de le fermer sans que personne en souffre. Le temps des +ménagements est passé. Nous prêterons appui au président, à tous les +ministres, mais nous voulons les <i>trois réformes</i>, non pas tant pour +elles-mêmes, que comme infaillible et seul moyen de réaliser notre +devise: <i>Paix et liberté.</i></p> + +<p>Adieu, mon ami, reçois mes vœux de nouvelle année.</p> + +<p class="date">15 mars 1849.</p> + +<p>Mon cher Félix, tes lettres sont en effet bien rares, mais elles me +sont douces comme cette sensation qu'on éprouve quand on revoit après +longtemps le clocher de son village.</p> + +<p>C'est une tâche pénible que d'être et de vouloir rester patriote et +conséquent. Par je ne sais quelle illusion d'optique, on vous attribue +les changements qui s'opèrent autour de vous. J'ai rempli mon mandat +dans l'esprit où je l'avais reçu; mon pays a le droit de changer et +par conséquent de changer ses mandataires; mais il n'a pas le droit de +dire que c'est moi qui ai changé.</p> + +<p>Tu as vu par les journaux que j'avais présenté ma motion. <i>Que les +représentants restent représentants</i>, ai-je dit, car si la loi fait +briller à leurs yeux d'autres perspectives, à l'instant le mandat est +vicié, exploité; et comme il constitue l'essence même du régime +représentatif, c'est ce régime <span class="pagenum"><a id="page095" name="page095"></a>(p. 095)</span> tout entier qui est faussé +dans sa source et dans son principe.</p> + +<p>Chose extraordinaire! Quand je suis monté à la tribune, je n'avais pas +dix adhérents, quand j'en suis descendu, j'avais la majorité. Ce n'est +certainement pas la puissance oratoire qui avait opéré ce phénomène, +mais la puissance du sens commun. Les ministres et tous ceux qui +aspirent à le devenir étaient dans les transes; on allait voter, quand +la commission, M. Billaut en tête, a évoqué l'amendement. Il a été +renvoyé <i>de droit</i> à cette commission. Dimanche et lundi il y a eu une +réaction de l'opinion d'ailleurs fort peu préparée, si bien que mardi +chacun disait: <i>Les représentants rester représentants!</i> mais c'est un +danger effroyable, c'est pire que la Terreur!—Tous les journaux +avaient tronqué, altéré, supprimé mes paroles, mis des absurdités dans +ma bouche. Toutes les réunions, rue de <i>Poitiers</i>, etc., avaient jeté +le cri d'alarme... enfin les moyens ordinaires.</p> + +<p>Bref, je suis resté avec une minorité, composée de quelques exaltés, +qui ne m'ont pas mieux compris que les autres; mais il est certain que +l'impression a été vive et ne s'effacera pas de sitôt. Plus de cent +membres m'ont dit qu'ils penchaient pour ma proposition, mais qu'ils +votaient contre, craignant de se tromper sur une innovation de cette +importance, à laquelle ils n'avaient pas assez réfléchi.</p> + +<p>Tu me connais assez pour penser que je n'aurais pas voulu réussir par +surprise. Plus tard, l'opinion aurait attribué à mon amendement toutes +les calamités que le temps peut nous réserver.</p> + +<p>Au point de vue personnel, ce qu'il y a de triste c'est le +charlatanisme qui règne ici dans les journaux. C'est un parti pris +d'exalter certains hommes et d'en rabaisser certains autres. Que +faire? il me serait facile d'avoir aussi un grand nombre d'amis dans +la presse; mais il faudrait pour <span class="pagenum"><a id="page096" name="page096"></a>(p. 096)</span> cela se donner un soin que +je ne prendrai pas, la chaîne est trop lourde.</p> + +<p>Quant aux élections, j'ignore si je pourrai y assister, je n'irai +qu'autant que l'assemblée se dissoudra: membre de la commission du +budget, il faut bien que je reste à mon poste: que le pays m'en +punisse s'il le veut, j'ai fait mon devoir. Je n'ai qu'une chose à me +reprocher, c'est de n'avoir pas assez travaillé, encore j'ai pour +excuse ma santé fort délabrée, et l'impossibilité de lutter avec mes +faibles poumons contre les orages parlementaires. Ne pouvant parler, +j'ai pris le parti d'écrire. Il n'est pas une question brûlante qui +n'ait donné lieu à une brochure de moi. Il est vrai que j'y traitais +moins la question pratique que celle de principe; en cela j'obéissais +à la nature de mon esprit qui est de remonter à la source des erreurs, +chacun se rend utile à sa manière. Au milieu des passions déchaînées, +je ne pouvais exercer d'action sur les effets, j'ai signalé les +causes; suis-je resté inactif?</p> + +<p>À la doctrine de L. Blanc, j'ai opposé mon écrit <i>Individualisme et +Fraternité</i>.—La propriété est attaquée, je fais la brochure +<i>Propriété et Loi</i>.—On se rejette sur la rente des terres, je fais +les cinq articles des <i>Débats: Propriété et Spoliation</i>.—La source +<i>pratique</i> du communisme se montre, je fais la brochure +<i>Protectionnisme et Communisme</i>.—Proudhon et ses adhérents prêchent +la <i>gratuité du crédit</i>, doctrine qui gagne comme un incendie, je fais +la brochure <i>Capital et Rente</i>.—Il est clair qu'on va chercher +l'équilibre par de nouveaux impôts, je fais la brochure <i>Paix et +Liberté</i>.—Nous sommes en présence d'une loi qui favorise les +coalitions parlementaires, je fais la brochure des <i>Incompatibilités</i>. +On nous menace du papier-monnaie, je fais la brochure <i>Maudit +argent</i>.—Toutes ces brochures distribuées gratuitement, en grand +nombre, m'ont beaucoup coûté; sous ce rapport, les électeurs n'ont +rien à me reprocher. <span class="pagenum"><a id="page097" name="page097"></a>(p. 097)</span> Sous le rapport de l'action, je n'ai pas +non plus trahi leur confiance. Au 15 mai, dans les journées de juin, +j'ai pris part au péril. Après cela, que leur verdict me condamne, je +le ressentirai peut-être dans mon cœur, mais non dans ma +conscience.</p> + +<p>Adieu.</p> + +<p class="date">25 avril 1849.</p> + +<p>Mon cher Félix, les élections ont beau approcher, je ne reçois aucune +nouvelle directe. Une bonne et affectueuse lettre de Domenger, voilà +toute ma pitance. Je puis présumer que je suis le seul représentant à +ce régime, qui me fait pressentir mon sort. D'ailleurs j'ai quelques +information indirectes par Dampierre. Il ne m'a pas laissé ignorer que +le pays a fait un mouvement, qui implique le retrait de cette +confiance qu'il avait mise en moi. Je n'en suis ni surpris ni guère +contrarié, <i>en ce qui me concerne</i>. Nous sommes dans un temps où il +faut se jeter dans un des partis extrêmes si l'on veut réussir. +Quiconque voit d'un œil froid les exagérations des partis et les +combat, reste délaissé et écrasé au milieu. Je crains que nous ne +marchions vers une guerre sociale, vers la guerre des pauvres contre +les riches, qui pourrait bien être le fait dominant de la fin du +siècle. Les pauvres sont ignorants, violents, travaillés d'idées +chimériques, absurdes, et le mouvement qui les emporte est +malheureusement justifié, dans une certaine mesure, par des <i>griefs +réels</i>, car les contributions indirectes sont pour eux l'<i>impôt +progressif</i> pris à rebours.—Cela étant ainsi, je ne pouvais avoir +qu'un plan: combattre les erreurs du peuple et aller au-devant des +<i>griefs fondés</i>, afin de ne jamais laisser la justice de son côté. De +là mes huit ou dix brochures, et mes votes pour toutes les réformes +financières.</p> + +<p>Mais il s'est rencontré que les riches, profitant du besoin <span class="pagenum"><a id="page098" name="page098"></a>(p. 098)</span> +de sécurité, qui est le trait saillant de l'opinion publique, +exploitent ce besoin au profit de leur injustice. Ils restent froids, +égoïstes, ils flétrissent tout effort qu'on fait pour les sauver, et +ne rêvent que la restauration du petit nombre d'abus que la révolution +a ébranlés.</p> + +<p>Dans cette situation, le choc me semble inévitable, et il sera +terrible. Les riches comptent beaucoup sur l'armée; l'expérience du +passé devrait les rendre un peu moins confiants à cet égard.</p> + +<p>Quant à moi, je devais déplaire aux deux partis, par cela même que je +m'occupais plus de les combattre dans leurs torts que de m'enrôler +sous leur bannière; moi et tous les autres hommes de conciliation +<i>scientifique</i>, je veux dire fondée sur la justice expliquée par la +science, nous resterons sur le carreau. La chambre prochaine, qui +aurait dû être la même que celle-ci, sans les extrêmes, sera au +contraire formée des deux camps exagérés; la prudence intermédiaire en +sera bannie. S'il en est ainsi, il ne me reste qu'une chose à dire: +Dieu protége la France! Mon ami, en restant dans l'obscurité, j'aurai +des motifs de me consoler, si du moins mes tristes prévisions ne se +réalisent pas. J'ai ma théorie à rédiger; de puissants encouragements +m'arrivent fort à propos. Hier, je lisais dans une revue anglaise ces +mots: En économie politique, l'école française a eu trois phases, +exprimées par ces trois noms: Quesnay, Say, Bastiat.</p> + +<p>Certes, c'est prématurément qu'on m'assigne ce rang et ce rôle; mais +il est certain que j'ai une idée neuve, féconde et que je crois vraie. +Cette idée, je ne l'ai jamais développée méthodiquement. Elle a percé +presque accidentellement dans quelques-uns de mes articles; et puisque +cela a suffi pour qu'elle attirât l'attention des savants, puisqu'on +lui fait déjà l'honneur de la considérer comme une <i>époque</i> dans la +science, je suis maintenant sûr que lorsque j'en donnerai <span class="pagenum"><a id="page099" name="page099"></a>(p. 099)</span> la +théorie complète elle sera au moins examinée. N'est-ce pas tout ce que +je pouvais désirer? Avec quelle ardeur je vais mettre à profit ma +retraite pour élaborer cette doctrine, ayant la certitude d'avoir des +juges qui comprennent et qui attendent!</p> + +<p>D'un autre côté, les professeurs d'économie politique belges essayent +d'enseigner ma <i>Théorie de la valeur</i>, mais ils tâtonnent. Aux +États-Unis, elle a fait impression, et hier à l'assemblée, une +députation d'Américains m'a remis une traduction de mes ouvrages. La +préface prouve qu'on attend l'<i>idée</i> fondamentale jusqu'ici plutôt +indiquée que formulée. Il en est de même en Allemagne et en Italie. +Tout cela se passe, il est vrai, dans le cercle étroit des +professeurs; mais c'est par là que les idées font leur entrée dans le +monde.</p> + +<p>Je suis donc prêt à accepter résolûment la vie naturellement fort dure +qui va m'être faite. Ce qui me donne du cœur, ce n'est pas le <i>non +omnis moriar</i> d'Horace, mais la pensée que peut-être ma vie n'aura pas +été inutile à l'humanité.</p> + +<p>Maintenant, où me fixerai-je pour accomplir ma tâche? Sera-ce à Paris? +sera-ce à Mugron? Je n'ai encore rien résolu, mais je sens qu'auprès +de toi l'œuvre serait mieux élaborée. N'avoir qu'une pensée et la +soumettre à un ami éclairé, c'est certainement la meilleure condition +du succès.</p> + +<p class="date">30 juillet 1849.</p> + +<p>Mon cher Félix, tu as vu que la prorogation, pour six semaines, a +passé à une majorité assez faible. Je compte partir le 12 ou le 13. Je +te laisse à penser avec quel bonheur je reverrai Mugron et mes parents +et mes amis. Dieu veuille que l'on me laisse tout ce temps dans ma +solitude! Avec ton concours, j'achèverai peut-être la première partie +de mon ouvrage. J'y tiens beaucoup. Il est mal engagé, <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> +contient trop de controverse, sent trop le métier, etc., etc.; malgré +cela il me tarde de le lancer dans le monde, parce que je suis résolu +à ne jouer aucun rôle parlementaire avant de pouvoir m'appuyer sur +cette base. M. Thiers provoquait l'autre jour ceux qui croient tenir +la solution du problème social. Je grillais sur mon banc, mais je m'y +sentais cloué par l'impossibilité de me faire comprendre. Une fois le +livre publié, j'aurai la ressource d'y renvoyer les hommes de peu de +foi.</p> + +<p>Puisque nous devons avoir le bonheur de nous voir et de reprendre nos +délicieuses conversations, il est inutile que je réponde à la partie +politique de ta lettre. Nous ne pouvons nous séparer sur les +principes; il est impossible que nous ne portions pas le même jugement +sur les faits actuels et sur les hommes.</p> + +<p>Je porterai les livres que tu me demandes et aussi peut-être ceux des +ouvrages qui me seront nécessaires. Rends-moi le service de faire dire +à ma tante que je me porte à merveille et que je vais commencer mes +préparatifs de départ.</p> + +<p class="date">Paris, 13 décembre 1849.</p> + +<p>Mon cher Félix, c'est une chose triste que notre correspondance se +soit ainsi ralentie. Ne va pas en conclure, je t'en prie, que ma +vieille amitié pour toi se soit refroidie; au contraire, il semble que +le temps et la distance, ces deux grands poëtes, prêtent un charme au +souvenir de nos promenades et de nos conversations. Bien souvent je +regrette Mugron, et son calme philosophique, et ses loisirs féconds. +Ici, la vie s'use à ne rien faire, ou du moins à ne rien produire.</p> + +<p>Hier, j'ai parlé dans la discussion des boissons. Comme j'use rarement +de la tribune, j'ai voulu y poser nos idées. Avec un peu de +persévérance, on les ferait triompher. Il faut bien qu'on les ait +jugées dignes d'examen, puisque <span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> l'assemblée tout entière les +a écoutées avec recueillement, sans qu'on puisse attribuer ce rare +phénomène au talent ou à la renommée de l'orateur. Mais ce qui est +affligeant, c'est que ces efforts sont perdus pour le public, grâce à +la mauvaise constitution de la presse périodique. Chaque journal +m'endosse ses propres pensées. S'ils se bornaient à défigurer, +ridiculiser, j'en prendrais mon parti; mais ils me prêtent les +hérésies mêmes que je combats. Que faire?—Au reste, je t'envoie le +<i>Moniteur</i>; amuse-toi à comparer.</p> + +<p>Je n'ai pas dit tout ce que je voulais dire, ni comme je voulais le +dire: notre volubilité méridionale est un fléau oratoire. Quand la +phrase est finie, on pense à la manière dont la phrase eût dû être +tournée. Cependant le geste, l'intonation et l'action aidant, on se +fait comprendre des <i>auditeurs</i>. Mais cette parole sténographiée n'est +plus qu'un tissu lâche; moi-même je n'en puis supporter la lecture.</p> + +<p>Nous sommes vraiment ici <i>over-worked</i>, comme disent les Anglais. Ces +longues séances, bureaux, commissions, tout cela assomme sans profit. +Ce sont dix heures perdues qui font perdre le reste de la journée; car +(au moins aux têtes faibles) elles suffisent pour ôter la faculté du +travail. Aussi quand pourrai-je faire mon second volume, sur lequel je +compte bien plus pour la propagande que sur le premier? Je ne sais si +on reçoit à Mugron la <i>Voix du Peuple</i>. Le <i>socialisme</i> s'est renfermé +aujourd'hui dans une formule, la <i>gratuité du crédit</i>. Il dit de +lui-même: Je suis cela ou je ne suis rien. Donc, c'est sur ce terrain +que je l'ai attaqué dans une série de lettres auxquelles répond +Proudhon. Je crois qu'elles ont fait un grand bien en désillusionnant +beaucoup d'adeptes égarés. Mais voici qui t'étonnera: la classe +bourgeoise est si aveugle, si passionnée, si confiante dans sa force +naturelle, qu'elle juge à propos de ne pas m'aider. Mes lettres sont +dans la <i>Voix du peuple</i>, cela suffit pour qu'elles soient dédaignées +de ces messieurs; comme si elles <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> pouvaient faire du bien +ailleurs. Eh! quand il s'agit de ramener les ouvriers, ne vaut-il pas +mieux dire la vérité dans le journal qu'ils lisent?</p> + +<p>Mardi, je commence mon cours à la jeunesse des écoles. Tu vois que la +besogne ne manque pas; et, pour m'arranger, ma poitrine subit un +traitement qui me prend deux heures tous les jours. Il est vrai que je +m'en trouve à merveille.</p> + +<p>Je ne te parle que de moi, mon cher Félix, imite cet exemple, et +parle-moi beaucoup de toi. Si tu voulais suivre mon conseil, je +t'engagerais fortement à faire quelque chose d'utile; par exemple, une +série de petits pamphlets. Ils sont longs à pénétrer dans les masses, +mais ils finissent par faire leur œuvre.</p> + +<p class="date">Commencement de 1850.</p> + +<p>Il n'y a pas de jour, mon cher Félix, où je ne pense à te répondre. +Toujours par la même cause, j'ai la tête si faible que le moindre +travail m'assomme. Pour peu que je sois engagé dans quelques-unes de +ces affaires qui commandent, le peu de temps que je puis consacrer à +tenir une plume est absorbé; et me voilà forcé de renvoyer de jour en +jour ma correspondance. Mais enfin, si je dois trouver de l'indulgence +quelque part, c'est bien dans mes amis.</p> + +<p>Tu me disais, dans une lettre précédente, que tu avais un projet et +que tu me le communiquerais. J'attends, très disposé à te seconder; +mais s'il s'agit de journaux, je dois te prévenir que j'ai très-peu de +relations avec eux, et tu devines pourquoi. Il serait impossible de se +lier avec eux sans y laisser son indépendance. Je suis décidé, quoi +qu'il arrive, à n'être pas un homme de parti. Avec nos idées, c'est un +rôle impossible. Je sais bien qu'en ce temps s'isoler c'est s'annuler, +mais j'aime mieux cela. Si j'avais la force que j'avais autrefois, le +moment serait venu d'exercer une véritable action sur l'opinion +publique, et mon éloignement <span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> de toute faction me viendrait en +aide. Mais je vois l'occasion m'échapper, et c'est bien triste. Il n'y +a pas de jour où l'on ne me fournisse l'occasion de dire ou écrire +quelque vérité utile. La concordance entre tous les points de notre +doctrine finirait par frapper les esprits, qui y sont d'ailleurs +préparés par les nombreuses déceptions dont ils ont été dupes. Je vois +cela, beaucoup d'amis me pressent de me jeter dans la mêlée, et je ne +puis pas.—Je t'assure que j'apprends la résignation; et, quand j'en +aurai besoin, je m'en trouverai bien pourvu.</p> + +<p>Les <i>Harmonies</i> passent inaperçues ici, si ce n'est d'une douzaine de +connaisseurs. Je m'y attendais; il ne pouvait en être autrement. Je +n'ai pas même pour moi le zèle accoutumé de notre petite église, qui +m'accuse d'hétérodoxie; malgré cela j'ai la confiance que ce livre se +fera faire place petit à petit. En Allemagne, il a été bien autrement +reçu. On le creuse, on le pioche, on le laboure, on y cherche ce qui y +est et ce qui n'y est pas. Pouvais-je souhaiter mieux?</p> + +<p>Maintenant je demanderais au ciel de m'accorder un an pour faire le +second volume, qui n'est pas même commencé, après quoi je chanterais +le <i>Nunc dimittis</i>.</p> + +<p>Le socialisme se propage d'une manière effrayante; mais, comme toutes +les contagions, en s'étendant il s'affaiblit et même se transforme. Il +périra par là. Le nom pourra rester, mais non la chose. Aujourd'hui, +<i>socialisme</i> est devenu synonyme de <i>progrès</i>; est socialiste +quiconque veut un changement <i>quelconque</i>. Vous réfutez <i>L. Blanc</i>, +<i>Proudhon</i>, <i>Leroux</i>, <i>Considérant</i>; vous n'en êtes pas moins +socialiste, si vous ne demandez pas le <i>statu quo</i> en toutes choses. +Ceci aboutit à une mystification. Un jour tous les hommes se +rencontreront avec cette étiquette sur leur chapeau; et comme, pour +cela, ils ne seront pas plus d'accord sur les réformes à faire, il +faudra inventer d'autres noms, la guerre <span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> s'introduira parmi +les socialistes. Elle y est déjà, et c'est ce qui sauve la France.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, fais dire à ma tante que je me porte bien.</p> + +<p class="date">Paris, le 9 septembre 1850.</p> + +<p>Mon cher Félix, je t'écris au moment de me lancer dans un grand +voyage. La maladie, que j'avais quand je t'ai vu, s'est fixée au +larynx et à la gorge. Par la continuité de la douleur, et +l'affaiblissement qu'elle occasionne, elle devient un véritable +supplice. J'espère pourtant que la résignation ne me fera pas défaut. +Les médecins m'ont ordonné de passer l'hiver à Pise; j'obéis, encore +que ces messieurs ne m'aient pas habitué à avoir foi en eux.</p> + +<p>Adieu, je te quitte parce que ma tête ne me permet plus guère +d'écrire. J'espère être plus vigoureux en route.</p> + +<p class="date">Rome, le 11 novembre 1850.</p> + +<p>Si je renvoie de jour en jour à t'écrire, mon cher Félix, c'est qu'il +me semble toujours que sous peu j'aurai la force de me livrer à une +longue causerie. Au lieu de cela, je suis forcé de restreindre +toujours davantage mes lettres, soit que ma faiblesse augmente, soit +que je me déshabitue de la plume.—Me voici dans la ville éternelle, +mon ami, malheureusement fort peu disposé à en visiter les merveilles. +J'y suis infiniment mieux qu'à Pise, entouré d'excellents amis qui +m'enveloppent de la sollicitude la plus affectueuse. De plus, j'y ai +retrouvé Eugène, qui vient passer avec moi une partie de la journée. +Enfin, si je sors, je puis toujours donner à mes promenades un but +intéressant. Je ne demanderais qu'une chose, être soulagé de ce que +mon mal au larynx a d'aigu; cette continuité de souffrance me désole. +Les repas sont pour moi de vrais supplices. Parler, boire, manger, +avaler la salive, tousser, tout cela sont des opérations +douloureuses. <span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> Une promenade à pied me fatigue, la promenade +en voiture m'irrite la gorge, je ne puis pas travailler ni même lire +sérieusement. Tu vois où j'en suis réduit. Vraiment, je ne serai +bientôt plus qu'un cadavre qui a retenu la faculté de souffrir: +j'espère que les soins que je suis décidé à prendre, les remèdes qu'on +me fait, et la douceur du climat, adouciront bientôt un peu ma +situation si déplorable.</p> + +<p>Mon ami, je ne te parlerai que vaguement d'un des objets dont tu +m'entretiens. J'y avais déjà songé, et il doit y avoir, parmi mes +papiers, quelque ébauche d'articles sous forme de lettres à toi +adressées. Si la santé me revient et que je puisse faire le second +volume des <i>Harmonies</i>, je te le dédierai. Sinon, je mettrai une +courte dédicace à la seconde édition du premier volume. Dans cette +dernière hypothèse, qui implique la fin de ma carrière, je pourrai +t'exposer mon plan et te léguer la mission de le remplir.</p> + +<p>Ici on a de la peine à trouver des journaux. Il m'en est tombé un +vieux sous la main, du temps où l'engouement était à l'amélioration du +sort des classes ouvrières. L'avenir des ouvriers, la condition des +ouvriers, les éternelles vertus des ouvriers, c'était le texte de tout +livre, brochure, revue ou journal. Et penser que ce sont <i>les mêmes +écrivains</i>, qui accablent le peuple d'injures, enrôlés qu'ils sont à +l'une des trois dynasties qui, se disputant notre pauvre France, font +tout le mal de la situation. Sais-tu rien de plus triste?</p> + +<p>Je te remercie d'avoir bien voulu envoyer quelques renseignements +biographiques à M. Paillottet. Ma vie n'offre aucun intérêt au public, +si ce n'est la circonstance qui m'a tiré de Mugron. Si j'avais su +qu'on s'occupait de cette notice, j'aurais raconté ce fait curieux.</p> + +<p>Adieu, mon cher Félix, à moins d'être tout à fait hors d'état de +voyager ou <i>tout à fait guéri</i>, je compte passer le mois d'avril à +Mugron, puisqu'il m'est défendu de rentrer à <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> Paris avant le +mois de mai. Je gémis de ne pouvoir remplir mes devoirs de +représentant, mais il est malheureusement certain que ce n'est pas ma +faute.—En Italie, ainsi qu'en Espagne, on est souvent témoin du peu +d'influence de la dévotion extérieure sur la morale.</p> + +<p>Mes souvenirs à tous les amis; donne de mes nouvelles à ma tante; +présente mes amitiés à ta sœur.</p> + +<h3>LETTRES DE FRÉDÉRIC BASTIAT À RICHARD COBDEN.</h3> + +<p class="date">Mugron, 24 novembre 1844.</p> + +<p class="smcap">Monsieur,</p> + +<p>Nourri à l'école de votre Adam Smith et de notre J. B. Say je +commençais à croire que cette doctrine si simple et si claire n'avait +aucune chance de se populariser, du moins de bien longtemps, car, chez +nous, elle est complétement étouffée par les spécieuses <i>fallacies</i> +que vous avez si bien réfutées,—par les sectes fouriéristes, +communistes, etc., dont le pays s'est momentanément engoué,—et aussi +par l'alliance funeste des <i>journaux de parti</i> avec les journaux payés +par les comités manufacturiers.</p> + +<p>C'est dans l'état de découragement complet où m'avaient jeté ces +tristes circonstances, que m'étant par hasard abonné au <i>Globe and +Traveller</i>, j'appris, et l'existence de la <i>Ligue</i>, et la lutte que se +livrent en Angleterre la liberté commerciale et le monopole. +Admirateur passionné de votre si puissante et si morale association, +et particulièrement de l'homme qui paraît lui donner, au milieu de +difficultés sans nombre, une impulsion à la fois si énergique et si +sage, je n'ai pu contempler ce spectacle sans désirer faire aussi +quelque chose pour la noble cause de l'affranchissement du travail et +du commerce. Votre honorable secrétaire M. Hickin <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> a eu la +bonté de me faire parvenir <i>la Ligue</i>, à dater de janvier 1844, et +beaucoup de documents relatifs à l'<i>agitation</i>.</p> + +<p>Muni de ces pièces, j'ai essayé d'appeler l'attention du public sur +vos <i>proceedings</i>, sur lesquels les journaux français gardaient un +silence calculé et systématique. J'ai écrit dans les journaux de +Bayonne et de Bordeaux, deux villes naturellement placées pour être le +berceau du mouvement. Récemment encore, j'ai fait insérer dans le +<i>Journal des Économistes</i> (n<sup>o</sup> 35, Paris, octobre 1844) un article que +je recommande à votre attention. Qu'est-il arrivé? c'est que les +journaux parisiens, à qui nos lois donnent le monopole de l'opinion, +ont jugé la discussion plus dangereuse que le silence. Ils font donc +le <i>silence</i> autour de moi, bien sûrs, par ce système, de me réduire à +l'impuissance.</p> + +<p>J'ai essayé d'organiser à Bordeaux une association pour +l'<i>affranchissement des échanges</i>; mais j'ai échoué parce que si l'on +rencontre quelques esprits qui souhaitent <i>instinctivement</i> la liberté +<i>dans une certaine mesure</i>, il ne s'en trouve pas qui la comprennent +en principe.</p> + +<p>D'ailleurs une association n'opère que par la publicité, et il lui +faut de l'argent. Je ne suis pas assez riche pour la doter à moi seul; +et demander des fonds, c'eût été créer l'insurmontable obstacle de la +méfiance.</p> + +<p>J'ai songé à établir à Paris un journal quotidien fondé sur ces deux +données: <i>Liberté commerciale</i>; <i>exclusion d'esprit de parti</i>.—Là, +encore, je suis venu me heurter contre des obstacles pécuniaires et +autres, qu'il est inutile de vous exposer. Je le regretterai tous les +jours de ma vie, car j'ai la conviction qu'un tel journal, répondant à +un besoin de l'opinion, aurait eu des chances de succès.—(Je n'y +renonce pas.)</p> + +<p>Enfin, j'ai voulu savoir si je pouvais avoir quelques chances d'être +nommé député, et j'ai acquis la certitude que mes concitoyens +m'accorderaient leurs suffrages; car j'atteignis presque la majorité +aux dernières élections. Mais <span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> des considérations personnelles +m'empêchent d'aspirer à cette position, que j'aurais pu faire tourner +à l'avantage de notre cause.</p> + +<p>Forcé de restreindre mon action, je me suis mis à traduire vos séances +de <i>Drury-Lane</i> et de <i>Covent-Garden</i>.—Au mois de mai prochain, je +livrerai cette traduction à la publicité. J'en attends de bons effets.</p> + +<p>1<sup>o</sup> Il faudra bien que l'on reconnaisse, en France, l'existence de +l'<i>agitation</i> anglaise contre les monopoles.</p> + +<p>2<sup>o</sup> Il faudra bien qu'on cesse de croire que la liberté n'est qu'un +piége que l'Angleterre tend aux autres nations.</p> + +<p>3<sup>o</sup> Les arguments en faveur de la liberté du commerce auront peut-être +plus d'effet, sous la forme vive, variée, populaire de vos <i>speeches</i>, +que dans les ouvrages méthodiques des économistes.</p> + +<p>4<sup>o</sup> Votre <i>tactique</i> si bien dirigée, en bas sur l'opinion, en haut +sur le parlement, nous apprendra à agir de même et nous éclairera sur +le parti qu'on peut tirer des institutions constitutionnelles.</p> + +<p>5<sup>o</sup> Cette publication sera un coup vigoureux porté à ces deux grands +fléaux de notre époque: L'<i>esprit de parti</i> et les <i>haines +nationales</i>.</p> + +<p>6<sup>o</sup> La France verra qu'il y a en Angleterre deux opinions entièrement +opposées, et qu'il est par conséquent absurde et contradictoire +d'embrasser toute l'Angleterre dans la même haine.</p> + +<p>Pour que cette œuvre fût complète, j'aurais désiré avoir quelques +documents sur <i>l'origine et le commencement de la Ligue</i>. Un court +historique de cette association aurait convenablement précédé la +traduction de vos discours. J'ai demandé ces pièces à M. Hickin; mais +ses occupations ne lui ont sans doute pas permis de me répondre. Mes +documents ne remontent qu'à janvier 1843.—Il me faudrait au moins la +discussion au parlement sur le tarif de 1842, et <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span> spécialement +le discours où M. Peel proclama la vérité économique, sous cette forme +devenue si populaire: <i>We must be allowed to buy in the cheapest +market, etc.</i></p> + +<p>Je voudrais aussi que vous me disiez quels sont ceux de vos discours, +soit aux meetings, soit au parlement, que vous jugez le plus à propos +de faire traduire.—Enfin je désire que mon livre contienne une ou +deux <i>free-trade discussions</i> de la chambre des communes, et que vous +ayez la bonté de me les désigner.</p> + +<p>Je m'estimerai heureux si j'obtiens une lettre de l'homme de notre +époque à qui j'ai voué la plus vive et la plus sincère admiration.</p> + +<p class="date">Mugron, 8 avril 1845.</p> + +<p class="smcap">Monsieur,</p> + +<p>Puisque vous me permettez de vous écrire, je vais répondre à votre +bienveillante lettre du 12 décembre dernier. J'ai traité avec M. +Guillaumin, libraire à Paris, pour l'impression de la traduction dont +je vous ai entretenu.</p> + +<p>Le livre est intitulé: <i>Cobden et la Ligue, ou l'Agitation anglaise +pour la liberté des échanges.</i> Je me suis permis de m'emparer de votre +nom, et voici mes motifs: je ne pouvais intituler cet ouvrage +<i>Anti-corn-Law-league</i>. Indépendamment de ce qu'il est un peu barbare +pour les oreilles françaises, il n'aurait porté à l'esprit qu'une idée +restreinte. Il aurait présenté la question comme purement <i>anglaise</i>, +tandis qu'elle est humanitaire, et la plus humanitaire de toutes +celles qui s'agitent dans notre siècle. Le titre plus simple: <i>la +Ligue</i>, eut été trop vague et eût porté la pensée sur un épisode de +notre histoire nationale. J'ai donc cru devoir le préciser, en le +faisant précéder du nom de celui qui est reconnu pour être «l'âme de +cette agitation.» Vous avez vous-même reconnu que les noms propres +étaient quelquefois <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> nécessaires «<i>to give point, to direct +attention</i>.»—C'est là ma justification.</p> + +<p>Les noms propres, les réputations faites, la <i>mode</i>, en un mot, a tant +d'influence chez nous, que j'ai cru devoir faire un autre effort pour +l'attirer de notre côté. J'ai écrit dans le <i>Journal des Économistes</i> +(numéro de février 1845), une lettre à M. de Lamartine. Cet illustre +écrivain, cédant à ce tyran <i>Fashion</i>, avait assailli les économistes +de la manière la plus injuste et la plus irréfléchie, puisque, dans le +même écrit, il adoptait leurs principes. J'ai lieu de croire, d'après +la réponse qu'il a bien voulu m'adresser, qu'il n'est pas éloigné de +se ranger parmi nous, et cela suffirait peut-être pour déterminer chez +nous un revirement inattendu de l'opinion. Sans doute, un tel +revirement serait bien précaire, mais enfin on aurait, au moins +provisoirement, un public, et c'est ce qui nous manque. Pour moi, je +ne demande qu'une chose, qu'on ne se bouche pas volontairement les +oreilles.</p> + +<p>Permettez-moi de vous recommander, si vous en avez l'occasion, <i>the +perusal</i> de la lettre à laquelle je fais allusion.</p> + +<p>Je suis, Monsieur, votre respectueux serviteur.</p> + +<p class="date">Londres, 8 juillet 1845.</p> + +<p class="smcap">Monsieur,</p> + +<p>J'ai enfin le plaisir de vous présenter un exemplaire de la traduction +dont je vous ai plusieurs fois entretenu. En me livrant à ce travail, +j'avais la conviction que je rendais à mon pays un véritable service, +tant en popularisant les saines doctrines économiques, qu'en +démasquant les hommes coupables qui s'appliquent à entretenir de +funestes préventions nationales. Mon espérance n'a pas été trompée. +J'en ai distribué à Paris une centaine d'exemplaires, et ils ont +produit la meilleure impression. Des hommes qui, par leur position et +l'objet de leurs études, devraient savoir ce qui se <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> passe +chez vous, ont été surpris à cette lecture. Ils ne pouvaient en croire +leurs yeux. La vérité est que tout le monde en France ignore +l'importance de votre <i>agitation</i>, et l'on en est encore à soupçonner +que quelques manufacturiers cherchent à propager <i>au dehors</i> des idées +de liberté par pur machiavélisme britannique.—Si j'avais combattu +directement le préjugé, je ne l'aurais pas vaincu. En laissant agir +les <i>free-traders</i>, en les laissant parler, en un mot, en vous +<i>traduisant</i>, j'espère lui avoir porté un coup auquel il ne résistera +pas, pourvu que le livre soit lu: <i>That is the question.</i></p> + +<p>J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien m'admettre à l'honneur de +m'entretenir un moment avec vous et de vous témoigner personnellement +ma reconnaissance, ma sympathie et ma profonde admiration.</p> + +<p>Votre très-humble serviteur.</p> + +<p class="date">Mugron, 2 octobre 1845.</p> + +<p>Quel que soit le charme, mon cher Monsieur, que vos lettres viennent +répandre sur ma solitude, je ne me permettrais pas de les provoquer +par des importunités si fréquentes; mais une circonstance imprévue me +fait un devoir de vous écrire.</p> + +<p>J'ai rencontré dans les cercles de Paris un jeune homme qui m'a paru +plein de cœur et de talent, nommé Fonteyraud, rédacteur de la +<i>Revue britannique</i>. Il m'écrit qu'il se propose de continuer mon +œuvre, en insérant dans le recueil qu'il rédige la suite des +opérations de la Ligue; à cet effet, il veut aller en Angleterre pour +voir par lui-même votre belle organisation, et il me demande des +lettres pour vous, pour MM. Bright et Wilson. L'objet qu'il a en vue +est trop utile pour que je ne m'empresse pas d'y consentir, et +j'espère que, de votre côté, vous voudrez bien satisfaire la noble +curiosité de M. Fonteyraud.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> Mais, par une seconde lettre, il m'apprend qu'il a encore un +autre but qui, selon lui, exigerait de la part de la Ligue un appui +effectif, et, pour tout dire, pécuniaire. Je me suis empressé de +répondre à M. Fonteyraud que je ne pouvais pas vous entretenir d'un +projet que je ne connais que très-imparfaitement. Je ne lui ai pas +laissé ignorer d'ailleurs que, selon moi, toute action exercée sur +l'opinion publique, en France, et qui paraîtrait dirigée par le doigt +et l'or de l'Angleterre, irait contre son but, en renforçant des +préventions enracinées et que beaucoup d'habiles gens ont intérêt à +exploiter. Si donc M. Fonteyraud exécute son voyage, veuillez, ainsi +que MM. Bright et Wilson, juger par vous-même de ses projets et me +considérer comme totalement étranger aux entreprises qu'il médite. Je +me hâte de quitter ce sujet, pour répondre à votre si affectueuse +lettre du 23 septembre.</p> + +<p>J'apprends avec peine que votre santé se ressent de vos immenses +travaux tant privés que publics. On ne saurait, certes, la +compromettre dans une plus belle cause; chacune de vos souffrances +vous rappellera de nobles actions; mais c'est là une triste +consolation, et je n'oserais pas la présenter à tout autre qu'à vous; +car, pour la comprendre, il faut avoir votre abnégation, votre +dévouement au bien public. Mais enfin votre œuvre touche à son +terme, les ouvriers ne manquent plus autour de vous, et j'espère que +vous allez enfin chercher des forces au sein du repos.</p> + +<p>Depuis ma dernière lettre, un mouvement que je n'espérais pas s'est +manifesté dans la presse française. Tous les journaux de Paris et un +grand nombre des journaux de province ont rendu compte, à l'occasion +de mon livre, de l'agitation contre les lois-céréales. Ils n'en ont +pas, il est vrai, saisi toute la portée; mais enfin l'opinion publique +est éveillée. C'était le point essentiel, celui auquel j'aspirais de +toute mon âme; il s'agit maintenant de ne pas la laisser <span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> +retomber dans son indifférence, et si j'y puis quelque chose, cela +n'arrivera pas.</p> + +<p>Votre lettre m'est parvenue le lendemain du jour où nous avons eu une +élection. C'est un homme de la cour qui a été nommé. Je n'étais pas +même candidat. Les électeurs sont imbus de l'idée que leurs suffrages +sont un don précieux, un service important et personnel. Dès lors ils +exigent qu'on le leur demande. Ils ne veulent pas comprendre que le +mandat parlementaire est leur propre affaire; que c'est sur eux que +retombent les conséquences d'une confiance bien ou mal placée, et que +c'est par conséquent à eux à l'accorder avec discernement sans +attendre qu'on la sollicite, qu'on la leur arrache.—Pour moi, j'avais +pris mon parti de rester dans mon coin, et, comme je m'y attendais, on +m'y a laissé. Il est probable que, dans un an, nous aurons en France +les élections générales. Je doute que d'ici là les électeurs soient +revenus à des idées plus justes. Cependant un grand nombre d'entre eux +paraissent décidés à me porter. Mes efforts en faveur de notre +industrie vinicole seront pour moi un titre efficace et que je puis +avouer. Aussi, j'ai vu avec plaisir que vous étiez disposé à seconder +les vues que j'ai exposées dans la lettre que la <i>League</i> a +reproduite<a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. Si vous pouvez obtenir que ce journal appuie le +principe du droit <i>ad valorem</i> appliqué aux vins, cela donnerait à ma +candidature une base solide et honorable. Au fait, dans ma position, +la députation est une lourde charge; mais l'espoir de contribuer à +former, au sein de notre parlement, un noyau de <i>free-traders</i> me fait +passer par-dessus toutes les considérations personnelles. Quand je +viens à penser qu'il n'y a pas, dans nos deux chambres, un homme qui +ose avouer le principe de la liberté des échanges, qui en comprenne +toute la portée, ou qui sache le soutenir <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span> contre les +sophismes du monopole, j'avoue que je désire au fond du cœur +m'emparer de cette place vide, que j'aperçois dans notre enceinte +législative, quoique je ne veuille rien faire pour cela qui tende à +fausser de plus en plus les idées dominantes en fait d'élections. +Essayons de mériter la confiance, et non de la surprendre.</p> + +<p>Je vous remercie des conseils judicieux que vous me donnez, en +m'indiquant la marche qui vous semble le mieux adaptée aux +circonstances de notre pays, pour la propagation des doctrines +économiques. Oui, vous avez raison, je conçois que chez nous la +diffusion des lumières doit procéder de haut en bas. Instruire les +masses est une tâche impossible, puisqu'elles n'ont ni le droit, ni +l'habitude, ni le goût des grandes assemblées et de la discussion +publique. C'est un motif de plus pour que j'aspire à me mettre en +contact avec les classes les plus éclairées et les plus influentes, +<i>through</i> la députation.</p> + +<p>Vous me faites bien plaisir en m'annonçant que vous avez de bonnes +nouvelles des États-Unis. Je ne m'y attendais pas. L'Amérique est +heureuse de parler la même langue que la Ligue. Il ne sera pas +possible à ses monopoleurs de soustraire à la connaissance du public +vos arguments et vos travaux. Je désirerais que vous me dissiez, quand +vous aurez l'occasion de m'écrire, quel est le journal américain qui +représente le plus fidèlement l'école économiste. Les circonstances de +ce pays ont de l'analogie avec les nôtres, et le mouvement +<i>free-trader</i> des États-Unis ne pourrait manquer de produire en France +une forte et bonne impression, s'il était connu.—Pour épargner du +temps, vous pourriez faire prendre pour moi un abonnement d'un an, et +prier M. Fonteyraud de vous rembourser. Il me sera plus facile de lui +faire remettre le prix que de vous l'envoyer.</p> + +<p>J'accepte avec grand plaisir votre offre d'<i>échanger</i> une de vos +lettres contre deux des miennes. Je trouve que vous sacrifiez <span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> +encore ici la <i>fallacy</i> de la <i>réciprocité</i>: car assurément c'est moi +qui gagnerai le plus, et vous ne recevrez pas <i>valeur</i> contre +<i>valeur</i>. Vu vos importantes occupations, j'aurais bien souscrit à +vous écrire trois fois. Si jamais je suis député, nous renouvellerons +les bases du contrat.</p> + +<p class="date">Mugron, 13 décembre 1845.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, me voilà bien redevable envers vous, car vous avez +bien voulu, au milieu de vos nobles et rudes travaux, vous relâcher de +cette convention que j'avais acceptée avec reconnaissance, «une lettre +pour deux;» mais je n'ai malheureusement que trop d'excuses à +invoquer, et pendant que tous vos moments sont si utilement consacrés +au bien public, les miens ont été absorbés par la plus grande et la +plus intime douleur qui pût me frapper ici-bas<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a>.</p> + +<p>J'attendais pour vous écrire d'avoir des nouvelles de M. Fonteyraud. +Il fallait bien que je susse en quels termes vous remercier de +l'accueil que vous lui avez fait, à ma recommandation. J'étais bien +tranquille à cet égard; car j'avais appris indirectement qu'il était +enchanté de son voyage et enthousiasmé des ligueurs. J'apprends avec +plaisir que les ligueurs n'ont pas été moins satisfaits de lui. +Quoique je l'aie peu connu, j'avais jugé qu'il avait en lui de quoi se +recommander lui-même. Il n'a pas eu, sans doute, le loisir de m'écrire +encore.</p> + +<p>À ce sujet, vous revenez sur mon séjour auprès de vous, et les excuses +que vous m'adressez me rendent tout confus. À l'exception des deux +premiers jours, où, par des circonstances fortuites, je me trouvai +isolé à Manchester, et où mon moral subit sans doute la triste +influence de votre étrange climat (influence que je laissai trop +percer dans ce billet inconvenant auquel vous faites allusion), à +l'exception <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> de ces deux jours, dis-je, j'ai été accablé de +soins et de bontés par vous et vos amis, MM. John et Thomas Bright, +Paulton, Wilson, Smith, Ashworth, Evans et bien d'autres; et je serais +bien ingrat si, parce qu'il y avait élection à Cambridge pendant ces +deux jours, je ne me souvenais que de ce moment de <i>spleen</i> pour +oublier ceux que vous avez entourés de bienveillance et de charme. +Croyez, mon cher Monsieur, que notre dîner de Chorley, votre entretien +si instructif avec M. Dyer, chez M. Thomas Bright, ont laissé dans ma +mémoire et dans mon cœur des souvenirs ineffaçables.—Vous voulez +m'inviter à renouveler ma visite. Cela n'est pas tout à fait +irréalisable; voici comment les choses pourraient s'arranger. Il est +probable que cet été la grande question sera décidée; et, comme un +vaillant combattant, vous aurez besoin de prendre quelque repos et de +panser vos blessures. Comme la parole a été votre arme principale, +c'est son organe qui aura le plus souffert en vous; et vous avez fait +quelque allusion à l'état de votre santé dans votre lettre précédente. +Or, nous avons dans nos Pyrénées des sources merveilleuses pour guérir +les poitrines et les larynx fatigués. Venez donc passer en famille une +saison aux Pyrénées. Je vous promets, soit d'aller vous chercher, soit +de vous reconduire, à votre choix.—Ce voyage ne sera pas perdu pour +la cause. Vous verrez notre population vinicole; vous vous ferez une +idée de l'esprit qui l'anime, ou plutôt ne l'anime pas. En passant à +Paris, je vous mettrai en relations avec tous nos frères en économie +politique et en philanthropie rationnelle. Je me plais à croire que ce +voyage laisserait d'heureuses traces dans votre santé, dans vos +souvenirs, et aussi dans le mouvement des esprits en France, +relativement à l'affranchissement du commerce. Bordeaux est aussi une +ville que vous verrez avec intérêt. Les esprits y sont prompts et +ardents; il suffit d'une étincelle pour les enflammer, et elle +pourrait bien partir de votre bouche.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> Je vous remercie, mon cher Monsieur, de l'offre que vous me +faites relativement à ma traduction. Permettez-moi cependant de ne pas +l'accepter. C'est un sacrifice personnel que vous voulez ajouter à +tant d'autres, et je ne dois pas m'y prêter.</p> + +<p>Je sens que le titre de mon livre ne vous permet pas de réclamer +l'intervention de la <i>Ligue</i>. Dès lors, laissons mon pauvre volume +vivre ou mourir tout seul.—Mais je ne puis me repentir d'avoir +attaché votre nom, en France, à l'histoire de ce grand mouvement. En +cela j'ai peut-être froissé un peu vos dignes collaborateurs, et cette +injustice involontaire me laisse quelques remords. Mais véritablement, +pour exciter et fixer l'attention, il faut chez nous qu'une doctrine +s'incarne dans une individualité, et qu'un grand mouvement soit +représenté et résumé dans un nom propre. Sans la grande figure +d'O'Connell, l'agitation irlandaise passerait inaperçue de nos +journaux.—Et voyez ce qui est arrivé. La presse française se sert +aujourd'hui de votre nom pour désigner, en économie politique, le +principe orthodoxe. C'est une ellipse, une manière abrégée de parler. +Il est vrai que ce principe est encore l'objet de beaucoup de +contestations et même de sarcasmes. Mais il grandira, et à mesure +votre nom grandira avec lui. L'esprit humain est ainsi fait. Il a +besoin de drapeaux, de bannières, d'incarnations, de noms propres; et +en France plus qu'ailleurs. Qui sait si votre destinée n'excitera pas +chez nous l'émulation de quelque homme de génie?</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de vous dire avec quel intérêt, quelle anxiété, je +suis le progrès de votre <i>agitation</i>. Je regrette que M. Peel se soit +laissé devancer. Sa supériorité personnelle et sa position le mettent +à même de rendre à la cause des services plus immédiatement +réalisables, peut-être, que ceux qu'elle peut attendre de Russell; et +je crains que l'avénement d'un ministère whig n'ait pour résultat de +recomposer <span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> une opposition aristocratique formidable, qui vous +prépare de nouveaux combats.</p> + +<p>Vous voulez bien me demander ce que je fais dans ma solitude. Hélas, +cher Monsieur, je suis fâché d'avoir à vous répondre par ce honteux +monosyllabe: <i>Rien.</i>—La plume me fatigue, la parole davantage, en +sorte que si quelques pensées utiles fermentent dans ma tête, je n'ai +plus aucun moyen de les manifester au dehors. Je pense quelquefois à +notre infortuné André Chénier. Quand il fut sur l'échafaud, il se +tourna vers le peuple et dit en se frappant le front: «C'est dommage, +j'avais quelque chose là.» Et moi aussi, il me semble que «j'ai +quelque chose là.»—Mais qui me souffle cette pensée? Est-ce la +conscience d'une valeur réelle? est-ce la fatuité de l'orgueil?... Car +quel est le sot barbouilleur qui de nos jours ne croie avoir aussi +«quelque chose là?»</p> + +<p>Adieu, mon cher Monsieur, permettez-moi, à travers la distance qui +nous sépare, de vous serrer la main bien affectueusement.</p> + +<p><i>P. S.</i> J'ai des relations fréquentes avec Madrid, et il me sera +facile d'y envoyer un exemplaire de ma traduction.</p> + +<p class="date">Mugron, 13 janvier 1846.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, quelle reconnaissance ne vous dois-je pas pour +vouloir bien songer à moi, au milieu d'occupations si pressantes et si +propres à exciter au plus haut point votre intérêt! C'est le 23 que +vous m'avez écrit, le jour même de cet étonnant meeting de Manchester, +qui n'a certes pas de précédent dans l'histoire. Honneur aux hommes du +Lancastre! Ce n'est pas seulement la <i>liberté du commerce</i> que le +monde leur devra, mais encore l'art éclairé, moral et dévoué de +l'agitation. L'humanité connaît enfin l'<i>instrument</i> de toutes les +réformes.—En même temps que votre lettre, m'est parvenu le numéro du +<i>Manchester Guardian</i> <span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> où se trouve la relation de cette +séance. Comme j'avais vu, quelques jours avant, le compte rendu de +votre première réunion à Manchester, dans le <i>Courrier français</i>, j'ai +pensé que l'opinion publique était maintenant éveillée en France, et +je n'ai pas cru nécessaire de traduire <i>the report of your +proceeding</i>. J'en suis fâché maintenant, car je vois que ce <i>grand +fait</i> n'a pas produit ici une impression proportionnée à son +importance.</p> + +<p>Que je vous félicite mille fois, mon cher Monsieur, d'avoir refusé une +position officielle dans le cabinet whig.—Ce n'est pas que vous ne +soyez bien capable et bien digne du pouvoir. Ce n'est pas même que +vous n'y puissiez rendre de grands services. Mais, au siècle où nous +sommes, on est si imbu de l'idée que quiconque paraît se consacrer au +bien public, travaille en effet pour soi; on comprend si peu le +dévouement à un principe, que l'on ne peut croire au désintéressement; +et certes, vous aurez fait plus de bien par cet exemple d'abnégation +et par l'effet moral qu'il produira sur les esprits, que vous n'en +eussiez pu faire au banc ministériel. J'aurais voulu vous embrasser, +mon cher Monsieur, quand vous m'avez appris, par cette conduite, que +votre cœur est à la hauteur de votre intelligence.—Vos procédés ne +resteront pas sans récompense; vous êtes dans un pays où l'on ne +décourage pas la probité politique par le ridicule.</p> + +<p>Puisqu'il s'agit de dévouement, cela me servira de transition pour +passer à l'autre partie de votre bonne lettre. Vous me conseillez +d'aller à Paris. Je sens moi-même que, dans ce moment décisif, je +devrais être à mon poste. Mon propre intérêt l'ordonne autant que le +bien de la cause.—Depuis deux mois, nos journaux débitent sur la +<i>Ligue</i> un tas d'absurdités, ce qu'ils ne pourraient faire si j'étais +à Paris, parce que je n'en laisserais pas échapper une sans la +combattre.—D'un autre côté, mieux instruit que bien <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> d'autres +sur la portée de votre mouvement, j'acquerrais dans le public une +certaine autorité.—Je vois tout cela, et cependant je languis dans +une bourgade du département des Landes.—Pourquoi? Je crois vous en +avoir dit quelques mots dans une de mes lettres.—Je suis ici dans une +position honorable et tranquille, quoique modeste. À Paris, je ne +pourrais me suffire qu'en tirant parti de ma plume, chose que je ne +blâme pas chez les autres, mais pour laquelle j'éprouve une répugnance +invincible.—Il faut donc vivre et mourir dans mon coin, comme +Prométhée sur son rocher.</p> + +<p>Vous aurez peut-être une idée de la souffrance morale que j'éprouve, +quand je vous dirai qu'on a essayé d'organiser une <i>Ligue</i> à Paris. +Cette tentative a échoué et devait échouer. La proposition en a été +faite dans un dîner de vingt personnes où assistaient deux +ex-ministres. Jugez comme cela pouvait réussir! Parmi les convives, +l'un veut ½ liberté, l'autre <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">4</sub> liberté, l'autre <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> liberté, trois +ou quatre peut-être sont prêts à demander la liberté en <i>principe</i>. +Allez-moi faire avec cela une association unie, ardente, dévouée. Si +j'eusse été à Paris, une telle faute n'eût pas été commise. J'ai trop +étudié ce qui fait la force et le succès de votre organisation.—Ce +n'est pas du milieu d'hommes fortuitement assemblés que peut surgir +une ligue vivace. Ainsi que je l'écrivais à M. Fonteyraud, ne soyons +que dix, que cinq, que deux s'il le faut, mais élevons le drapeau de +la liberté absolue, du principe absolu; et attendons que ceux qui ont +la même foi se joignent à nous. Si le hasard m'avait fait naître avec +une fortune plus assurée, avec dix à douze mille francs de rente, il y +aurait en ce moment une ligue en France, bien faible sans doute, mais +portant dans son sein les deux principes de toute force, la vérité et +le dévouement.</p> + +<p>Sur votre recommandation, j'ai offert mes services à M. Buloz. S'il +m'avait chargé de l'article à insérer dans la <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> <i>Revue des deux +Mondes</i>, j'aurais continué l'histoire si intéressante de la <i>Ligue</i> +jusqu'à la fin de la crise ministérielle. Mais il ne m'a pas même +répondu.—Je crains bien que ces directeurs de journaux ne voient, +dans les événements les plus importants, qu'une occasion de satisfaire +la curiosité de <i>l'abonné</i>, prêts à crier, selon l'occurrence: Vive le +roi, vive la Ligue!</p> + +<p>La chambre de commerce de Bordeaux vient d'élever la bannière de la +liberté commerciale. Malheureusement elle prend selon moi un texte +trop restreint: <i>l'Union douanière entre la France et la Belgique.</i> Je +vais lui adresser une lettre où je m'efforcerai de lui faire voir +qu'elle aurait bien plus de puissance si elle se vouait à la cause du +<i>principe</i>, et non à celle d'une application spéciale à tel ou tel +traité.—C'est la <i>fallacy</i> de la réciprocité qui paralyse les efforts +de cette chambre.—Les traités lui sourient parce qu'elle y voit la +stipulation possible d'<i>avantages réciproques</i>, de <i>concessions +réciproques</i>, et même de <i>sacrifices réciproques</i>. Sous ces apparences +libérales, se cache toujours la pensée funeste que l'importation en +elle-même est un mal, et qu'on ne le doit tolérer qu'après avoir amené +l'étranger à tolérer de son côté notre <i>exportation</i>. Comme modèle à +suivre, j'accompagnerai ma lettre d'une copie de la fameuse +délibération de la <i>chambre de commerce</i> de Manchester des 13 et 20 +décembre 1838.—Pourquoi la chambre de commerce de Bordeaux ne +prendrait-elle pas en France la généreuse initiative qu'a prise en +Angleterre la chambre de commerce de Manchester?</p> + +<p>Connaissant vos engagements si étendus, j'ose à peine vous demander de +m'écrire. Cependant, veuillez vous rappeler, de temps en temps, que +vos lettres sont le baume le plus efficace pour calmer les ennuis de +ma solitude et les tourments qui naissent du sentiment de mon +inutilité.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> Mugron, 9 février 1846.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, au moment où vous recevrez cette lettre vous serez +dans le <i>coup de feu</i> de la discussion. J'espère pourtant que vous +trouverez un moment pour notre France; car, malgré ce que vous me +dites d'intéressant sur l'état des choses chez vous, je ne vous en +parlerai pas. Je n'aurais rien à vous dire, et il me faudrait perdre +un temps précieux à exprimer des sentiments d'admiration et de bonheur +dont vous ne doutez pas. Parlons donc de la France. Mais avant je veux +en finir avec la question anglaise. Je n'ai rien vu, dans votre +<i>Peel's measure</i>, concernant les vins. C'est certainement une grande +faute contre l'économie politique et contre la politique.—Un dernier +vestige <i>of the Policy of reciprocal treaties</i> se montre dans cette +omission, ainsi que dans celle du <i>timber</i>. C'est une tache dans le +projet de M. Peel; et elle détruira, dans une proportion énorme, +l'effet moral de l'ensemble, précisément sur les classes, en France et +dans le Nord, qui étaient les mieux disposées à recevoir ce haut +enseignement. Cette lacune et cette phrase: <i>We shall beat all other +nations</i>, ce sont deux grands aliments jetés à nos préjugés; ils +vivront longtemps là-dessus. Ils verront là la pensée secrète, la +pensée machiavélique de la <i>perfide Albion</i>. De grâce, proposez un +amendement. Quel que soit l'absolutisme de M. Peel, il ne résistera +pas à vos arguments.</p> + +<p>Je reviens en France (d'où je ne suis guère sorti). Plus je vais, plus +j'ai lieu de me féliciter d'une chose qui m'avait donné d'abord +quelques soucis. C'est d'avoir mis votre nom sur le titre de mon +livre. Votre nom est maintenant devenu populaire dans mon pays, et +avec votre nom, votre cause. On m'accable de lettres; on me demande +des détails; les journaux s'offrent à moi, et l'Institut de France m'a +élu membre correspondant, M. Guizot et M. Duchâtel ayant voté pour +<span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> moi. Je ne suis pas assez aveugle pour m'attribuer ces +succès; je les dois à <i>l'à-propos</i>, je les dois à ce que les temps +sont venus, et je les apprécie, non pour moi, mais comme moyens d'être +utile. Vous serez surpris que tout cela ne m'ait pas déterminé à +m'installer à Paris. En voici le motif: Bordeaux prépare une grande +démonstration, trop grande selon moi, car elle embrassera force gens +qui se croient <i>free-traders</i> et ne le sont pas plus que M. +Knatchbull. Je crois que mon rôle en ce moment est de mettre à profit +la connaissance des procédés de la <i>Ligue</i>, pour veiller à ce que +notre association se forme sur des bases solides. Peut-être vous +enverra-t-on le <i>Mémorial bordelais</i> où j'insère une série d'articles +sur ce sujet. J'insiste et j'insisterai jusqu'au bout, pour que notre +Ligue, comme la vôtre, s'attache à un principe absolu; et si je ne +réussis pas en cela, je l'abandonnerai.</p> + +<p>Voilà ma crainte.—En demandant une <i>sage</i> liberté, une protection +<i>modérée</i>, on est sûr d'avoir à Bordeaux beaucoup de sympathies, et +cela séduira les fondateurs. Mais où cela les mènera-t-il? à la tour +de Babel.—C'est le <i>principe</i> même de la protection que je veux +battre en brèche. Jusqu'à ce que cette affaire soit décidée, je n'irai +pas à Paris.—On m'annonce qu'une réunion de quarante à cinquante +négociants va avoir lieu à Bordeaux. C'est là qu'on doit jeter les +bases d'une ligue, sur laquelle je suis invité à donner mon avis. Vous +rappelez-vous que nous avons vainement cherché ensemble votre +<i>règlement</i> dans l'<i>Anti-Bread-tax circular</i>? Combien je regrette +aujourd'hui que nous n'ayons pu réussir à le trouver! Si M. Paulton +voulait dépenser une heure à le chercher, elle ne serait pas perdue; +car je tremble que notre Ligue n'adopte des bases vacillantes. Après +cette réunion, il y aura un grand <i>meeting</i> à la bourse pour lever un +<i>League-fund</i>. C'est le maire de Bordeaux qui se place à la tête du +mouvement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> J'avais connaissance de l'adresse que vous avez reçue de la +société des économistes, mais je ne l'ai pas lue; puisse-t-elle être +digne de vous et de notre cause!</p> + +<p>Pardon de vous entretenir si longtemps de notre France. Mais vous +comprendrez que les faibles vagissements qu'elle fait entendre +m'intéressent presque autant que les virils accents de sir Robert.</p> + +<p>Une fois que l'affaire bordelaise sera réglée, je me rendrai à Paris. +L'espoir de votre visite me décide.</p> + +<p>Je vais dresser un plan pour la distribution de 50 exemplaires de ma +traduction.</p> + +<p class="date">Bordeaux, février 1846.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, vous apprendrez sans doute avec intérêt qu'une +démonstration se fait à Bordeaux dans le sens du <i>free-trade</i>. +Aujourd'hui l'association s'est constituée. Le maire de Bordeaux a été +nommé président. Avant peu la souscription va s'ouvrir et on espère +qu'elle produira une centaine de mille francs. Voilà un beau résultat. +Je n'ose concevoir de grandes espérances, et je crains que nos +commencements un peu timides ne nous suscitent plus tard des +obstacles. On n'a pas osé poser hardiment le principe. On se borne à +dire que l'association réclame l'abolition, <i>le plus promptement +possible</i>, des droits protecteurs. Ainsi la question de gradation est +réservée, et votre <i>total</i>, <i>immediate</i> n'a pu passer. Vu l'état peu +avancé des esprits en cette matière, il eût été inutile d'insister, et +il faut espérer que l'association, qui a pour but d'éclairer les +autres, aura pour effet de s'éclairer elle-même.</p> + +<p>Quand cette affaire sera organisée, je suis décidé à aller à Paris. +Plusieurs lettres me sont parvenues, d'après lesquelles je dois croire +que cette immense branche d'industrie qu'on nomme <i>articles Paris</i> est +disposée à faire un mouvement. J'ai cru que mon devoir était de +mettre de <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> côté les raisons personnelles que je puis avoir de +rester dans mon coin. Soyez sûr que je fais à la cause un sacrifice +qui a quelque mérite, en ce qu'il n'a rien d'apparent.</p> + +<p>Depuis un mois, mon volume a un succès extraordinaire à Bordeaux. Le +ton prophétique avec lequel j'annonçais la réforme m'a fait une +réputation que je ne mérite guère, car je n'ai eu qu'à être l'écho de +la Ligue. Mais enfin, j'en profite pour faire de la propagande. Quand +je serai à Paris, je me consulterai pour savoir s'il ne serait pas à +propos de faire une seconde édition dans un format <i>à bon marché</i>. Je +ne doute pas que l'association bordelaise ne vienne en aide au besoin. +Vous m'éviteriez un travail immense si vous me désigniez deux discours +de MM. Bright, Villiers et autres, après avoir pris leur avis. Cela +m'éviterait de relire les trois volumes de la <i>Ligue</i>. Il faudrait que +ces messieurs indiquassent les discours où ils ont traité la question +au point de vue le plus élevé et le plus général; où ils ont combattu +les <i>fallacies</i> les plus universellement répandues, surtout la +<i>réciprocité</i>. J'y joindrai des observations, des renseignements +statistiques et des portraits. Enfin il faudra aussi m'indiquer +quelques séances du parlement, et principalement les plus orageuses, +celles où les <i>free-traders</i> ont été attaqués avec le plus +d'acharnement. Un pareil ouvrage, vendu à 3 francs, fera plus que dix +traités d'économie politique. Vous ne pouvez pas vous imaginer le bien +que fait à Bordeaux la première édition.</p> + +<p>Je ne puis m'empêcher de déplorer que votre <i>Premier</i> ait manqué +l'occasion de frapper l'Europe d'étonnement. Si, au lieu de dire: +«J'ai besoin de nouveaux subsides pour augmenter nos forces de terre +et de mer,» il avait dit: «Puisque nous adoptons le principe de la +liberté commerciale, il ne peut plus être question de <i>débouchés</i> et +de colonies. Nous renonçons à l'Orégon, peut-être même au Canada. Nos +différends avec les États-Unis disparaissent, et je <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> propose +une réduction de nos forces de terre et de mer.»—S'il eût tenu ce +langage, il y aurait eu, pour l'effet, autant de différence entre ce +discours et les traités d'économie politique que nous sommes encore +réduits à faire, qu'il y en a entre le soleil et des traités sur la +lumière. L'Europe aurait été convertie en un an, et l'Angleterre y +aurait gagné de <i>trois</i> côtés. Je me dispense de les énumérer, car je +suis accablé de fatigue.</p> + +<p class="date">Paris, 16 mars 1846.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, j'ai tardé quelques jours à répondre à votre bonne +et instructive lettre. Ce n'est pas que je n'eusse bien des choses à +vous dire, mais le temps me manquait; aujourd'hui même, je ne vous +écris que pour vous annoncer mon arrivée à Paris. Si j'avais pu +hésiter à y venir, l'espoir que vous me donnez de vous y voir bientôt +aurait suffi pour m'y décider.</p> + +<p>Bordeaux est vraiment en <i>agitation</i>. Il a été <i>de mode</i> de s'associer +à cette œuvre, il m'a été impossible de suivre mon plan, qui était +de borner l'association aux personnes <i>convaincues</i>. La <i>furia +francese</i> m'a débordé. Je prévois que ce sera un grand obstacle pour +l'avenir; car déjà, quand on a voulu faire une pétition aux chambres +pour fixer nos prétentions, des dissidences profondes se sont +révélées.—Quoi qu'il en soit, on lit, on étudie, et c'est beaucoup. +Je compte sur l'agitation elle-même pour éclairer ceux qui la font. +Ils ont pour but d'instruire les autres et ils s'instruiront +eux-mêmes.</p> + +<p>Arrivé hier soir, je ne puis vous rien dire par ce courrier. +J'aimerais mieux mille fois réussir à former un noyau d'hommes bien +convaincus que de provoquer une manifestation bruyante comme celle de +Bordeaux.—Je sais que l'on parle déjà de <i>modération</i>, de <i>réformes +progressives</i>, d'<i>experiments</i>. Si je le puis, je conseillerai à ces +gens-là de <span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> former entre eux une association sur ces bases et +de nous laisser en former une autre sur le terrain du principe +abstrait et absolu: <i>no protection</i>, bien convaincu que la nôtre +absorbera la leur.</p> + +<p class="date">Paris, 25 mars 1846.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, dès la réception de votre lettre, j'ai remis à M. +Dunoyer votre réponse à l'adresse de notre société d'économistes. Je +viens de la traduire et elle n'a paru rien contenir qui puisse avoir +des inconvénients à la publicité. Seulement, nous ne savons trop où +faire paraître ce précieux document. Le <i>Journal des Économistes</i> ne +paraîtra que vers le 20 avril. C'est bien tard. Beaucoup de journaux +sont engagés avec le monopole, beaucoup d'autres avec l'anglophobie, +et beaucoup d'autres sont sans valeur. Une démarche va être faite +auprès du <i>Journal des Débats</i>. Je vous en dirai l'effet par +post-scriptum.—Assurément, il n'y a rien dans votre lettre que de +pur, noble, vrai et cosmopolite, comme dans votre cœur. Mais notre +nation est si susceptible, elle est d'ailleurs si imbue de l'idée que +la liberté commerciale est bonne pour vous et mauvaise pour nous,—que +vous ne l'avez adoptée, <i>en partie</i>, que par machiavélisme et pour +nous entraîner dans cette voie,—ces idées, dis-je, sont si répandues, +si populaires, que je ne sais si la publication de votre adresse ne +sera pas inopportune au moment où nous formons une association. On ne +manquera pas de dire que nous sommes dupes de la <i>perfide Albion</i>. Des +hommes qui savent que si <i>deux et deux font quatre</i> en Angleterre, ils +ne font pas <i>trois</i> en France, rient de ces préjugés. Cependant, il me +paraît prudent de les dissiper plutôt que de les heurter. C'est +pourquoi je soumettrai encore la question de la publicité à quelques +hommes éclairés avec lesquels je me réunis ce soir, et je vous ferai +connaître demain le résultat de cette conférence.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> J'ai souligné le mot <i>en partie</i>, voici pourquoi: notre +principal point d'appui pour l'agitation est la classe commerciale, +les négociants. Ils vivent sur les échanges et en désirent le plus +possible. Ils ont d'ailleurs l'habitude de conduire les affaires. Sous +ce double rapport, ils sont nos meilleurs auxiliaires. Cependant ils +tiennent au monopole par un côté, le côté maritime, la protection à la +navigation nationale, en un mot ce qu'on nomme la <i>surtaxe</i>.</p> + +<p>Or, il arrive que tous nos armateurs sont frappés de cette idée que, +dans son plan financier, sir Robert Peel n'a pas modifié votre acte de +navigation, qu'il a laissé en cette matière la protection dans toute +sa force; et je vous laisse à penser les conséquences qu'ils en +tirent. Je crois me rappeler que votre acte de navigation fut modifié +par Huskisson. J'ai votre tarif et je n'y aperçois nulle part que les +denrées apportées par navires étrangers y soient soumises à une taxe +différentielle. Je voudrais bien être fixé sur cette question, et si +vous n'avez pas le temps de m'en instruire, ne pourriez-vous pas prier +M. Paulton ou M. James Wilson de m'écrire à ce sujet une lettre assez +étendue?</p> + +<p>Maintenant je vous dirai un mot de notre association. Je commence à +être un peu découragé par la difficulté, même matérielle, de faire +quelque chose à Paris. Les distances sont énormes, on perd tout son +temps dans les rues, et, depuis dix jours que je suis ici, je n'ai pas +employé utilement deux heures. Je me déciderais à abandonner +l'entreprise, si je ne voyais les éléments de quelque chose d'utile. +Des pairs, des députés, des banquiers, des hommes de lettres, tous +ayant un nom connu en France, consentent à entrer dans notre société; +mais ils ne veulent pas faire les premiers pas. À supposer qu'on +finisse par les réunir, je ne pense pas qu'on puisse compter sur un +concours bien actif de la part de gens si occupés, si emportés par le +tourbillon des affaires et des plaisirs. Mais leur nom seul aurait un +<span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> grand effet en France et faciliterait des associations +semblables et plus pratiques à Marseille, Lyon, le Havre et Nantes. +Voilà pourquoi je suis résolu à perdre deux mois ici. En outre, la +société de Paris aura l'avantage de donner un peu de courage aux +députés <i>free-traders</i>, qui, jusqu'ici abandonnés par l'opinion, +n'osaient avouer leurs principes.</p> + +<p>Je n'ai pas d'ailleurs perdu de vue ce que vous me disiez un jour, que +le mouvement, qui s'était fait de bas en haut en Angleterre, doit se +faire de haut en bas en France; et par ce motif je me réjouirais de +voir se réunir à nous des hommes marquants, tels que les d'Harcourt, +Anisson-Dupéron, Pavée de Vendeuvre, peut-être de Broglie, parmi les +Pairs; d'Eichthal, Vernes, Ganneron et peut-être Rothschild parmi les +banquiers; Lamartine, Lamennais, Béranger, parmi les hommes de +lettres. Assurément je suis loin de croire que tous ces illustres +personnages aient des opinions arrêtées. C'est l'instinct plutôt que +la claire-vue du vrai qui les guide; mais le seul fait de leur +adhésion les engagera dans notre cause et les forcera de l'étudier. +Voilà pourquoi j'y tiens, car sans cela j'aimerais mieux une +association bien homogène, entre une douzaine d'adeptes libres +d'engagements et dégagés des considérations qu'impose un nom +politique.</p> + +<p>À quoi tiennent quelquefois les grands événements! Certainement, si un +opulent financier se vouait à cette cause, ou ce qui revient au même, +si un homme profondément convaincu et dévoué avait une grande fortune, +le mouvement s'opérerait avec rapidité. Aujourd'hui par exemple, je +connais vingt notabilités qui s'observent, hésitent et ne sont +retenues que par la crainte de ternir l'éclat de leur nom. Si au lieu +de courir de l'un à l'autre, à pied, crotté jusqu'au dos, pour n'en +rencontrer qu'un ou deux par jour et n'obtenir que des réponses +évasives ou dilatoires, je pouvais les réunir à ma table, dans un +riche salon, que de <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> difficultés seraient surmontées! Ah! +croyez-le bien, ce n'est ni la tête, ni le cœur qui me manquent. +Mais je sens que cette superbe Babylone n'est pas ma place, et il faut +que je me hâte de rentrer dans ma solitude et de borner mon concours à +quelques articles de journaux, à quelques écrits. N'est-il pas +singulier que je sois arrivé à l'âge où les cheveux blanchissent, +témoin des progrès du luxe et répétant comme ce philosophe grec: <i>Que +de choses dont je n'ai pas besoin!</i> et que je me sente à mon âge +envahi par l'ambition. L'ambition! oh! j'ose dire que celle-là est +pure, et si je souffre de ma pauvreté, c'est qu'elle oppose un +obstacle invincible à l'avancement de la cause.</p> + +<p>Pardonnez-moi, mon cher Monsieur, ces épanchements de mon cœur. Je +vous parle de moi quand je ne devrais vous entretenir que d'affaires +publiques.</p> + +<p>Adieu, croyez-moi toujours votre bien affectionné et dévoué.</p> + +<p class="date">Paris, 2 avril 1846.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, ainsi que je vous l'ai annoncé, votre réponse à +l'adresse de la société des économistes paraîtra dans le prochain +numéro du <i>Journal des Économistes</i>. Elle fera, j'espère, un bon +effet. Mais vu l'extrême susceptibilité de nos concitoyens, on a jugé +à propos de ne pas l'insérer dans les journaux quotidiens et +d'attendre que notre association parisienne fût un peu plus avancée.</p> + +<p>Ce qui nous manque surtout, c'est un organe, un journal spécial, comme +la <i>Ligue</i>. Vous me direz qu'il doit être l'<i>effet</i> de l'association. +Mais je crois bien que, dans une certaine mesure, c'est l'association +qui sera l'<i>effet</i> du journal; nous n'avons pas de moyens de +communication et aucun journal accrédité ne peut nous en servir.</p> + +<p>Donc j'ai pensé à créer ici un journal hebdomadaire intitulé le +<i>Libre Échange</i>. Hier soir on m'en a remis le devis. Il <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> se +monte pour la dépense à 40,000 francs, pour la première année; et la +recette, en supposant 1000 abonnés à 10 francs, n'est que de 10,000 +francs: perte, 30,000 francs.</p> + +<p>Bordeaux, je l'espère, consentira à en supporter une partie. Mais je +dois aviser à couvrir la totalité. J'ai pensé à vous. Je ne puis +demander à l'Angleterre une subvention avouée ou secrète, elle aurait +plus d'inconvénients que d'avantages. Mais ne pourriez-vous pas nous +avoir 1,000 abonnements à une demi-guinée? ce serait pour nous une +recette de 500 livres sterling ou 12,500 francs, dont 10,000 francs +nets, frais de poste déduits. Il me semble que Londres, Manchester, +Liverpool, Leeds, Birmingham, Glasgow et Édimbourg suffiraient pour +absorber ces 1,000 exemplaires, en abonnements <i>réels</i> que vos agents +faciliteront. Il n'y aurait pas alors subvention, mais encouragement +loyal, qui pourrait être hautement avoué.</p> + +<p>Quand je vois la timidité de nos soi-disant <i>free-traders</i>, et combien +peu ils comprennent la nécessité de s'attacher à un principe absolu, +je ne vous cacherai pas que je regarde comme essentiel de prendre +l'initiative de ce journal, d'en avoir la direction; car si, au lieu +de <i>précéder</i> l'association, il la <i>suit</i>, et est obligé d'en prendre +l'esprit au lieu de le créer, je crains que l'entreprise n'avorte.</p> + +<p>Veuillez me répondre le plus tôt que vous pourrez et me donner +franchement vos conseils.</p> + +<p class="date">Paris, 11 avril 1846.</p> + +<p>Mon cher Monsieur, je m'empresse de vous annoncer que votre réponse à +l'adresse des économistes paraîtra dans le journal de ce mois qui se +publie du 15 au 20.—La traduction en est un peu faible, celui à qui +elle est principalement adressée ayant cru convenable d'adoucir +quelques expressions, afin de ménager la susceptibilité de notre +public. Cette susceptibilité est réelle, et de plus elle est +habilement <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> exploitée.—Ces jours-ci, lisant quelques épreuves +dans une imprimerie, il me tomba sous la main un livre où on nous +accusait positivement d'être soudoyés par l'Angleterre ou plutôt par +la Ligue. Connaissant l'auteur, je l'ai décidé à retirer cette absurde +assertion, mais elle m'a fait sentir de plus en plus le danger d'avoir +aucune relation financière avec votre société. Il m'est impossible de +voir dans quelques abonnements que vous prendriez à nos écrits, pour +les répandre en Europe, rien de répréhensible, et cependant je +m'abstiendrai dorénavant d'en appeler à votre sympathie; et +indépendamment des raisons que vous me donnez, celle-là suffit pour me +décider à me conformer sur cette matière au préjugé national.</p> + +<p>Le mouvement Bordelais, quoiqu'il ait été assez imposant et +précisément à cause de cela, nous créera, je le crains, bien des +obstacles. À Paris on n'ose rien faire, de peur de ne pas faire autant +qu'à Bordeaux.—Dès l'origine, j'avais prévu qu'une association, +inaperçue d'abord, mais composée d'hommes parfaitement unis et +convaincus, aurait de meilleures chances qu'une grande démonstration. +Enfin, il faut bien agir avec les éléments qu'on a sous la main, et +l'un des bienfaits de l'association, si elle se propage, sera <i>to +train</i> les associés eux-mêmes.—Ils en ont grand besoin. La +distinction entre droit <i>fiscal</i> et droit <i>protecteur</i> ne leur entre +pas dans la tête. C'est vous dire qu'on ne comprend pas même le +principe de l'association, la seule chose qui puisse lui donner de la +force, de la cohésion et de la durée. J'ai développé cette thèse dans +le <i>Courrier français</i> d'aujourd'hui et je continuerai encore.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, un progrès dans ce pays est incontestable. Il y a +six mois, nous n'avions pas un journal pour nous. Aujourd'hui, nous en +avons cinq à Paris, trois à Bordeaux, deux à Marseille, un au Havre et +deux à Bayonne. J'espère qu'une douzaine de pairs et autant de +députés entreront <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> dans notre ligue et y puiseront, sinon des +lumières, au moins du courage.</p> + +<p class="date">Paris, 25 mai 1846.</p> + +<p>Voilà bien des jours que je ne vous ai pas écrit, mon cher monsieur +Cobden, mais enfin je ne pouvais trouver une occasion plus favorable +pour réparer ma négligence, puisque j'ai le plaisir d'introduire +auprès de vous le Maire de Bordeaux, le digne, le chaleureux président +de notre association, M. Duffour Dubergié. Je ne pense pas avoir rien +à ajouter pour lui assurer de votre part le plus cordial accueil. +Connaissant l'étroite union qui lie tous les ligueurs, je me dispense +même d'écrire à messieurs Bright, Paulton, etc., bien convaincu qu'à +votre recommandation, M. Duffour sera admis au milieu de vous comme un +membre de cette grande confraternité qui s'est levée pour +l'affranchissement et l'union des peuples. Et qui mérite plus que lui +votre sympathie? C'est lui qui, par l'autorité de sa position, de sa +fortune et de son caractère, a entraîné Bordeaux et décidé le peu qui +se fait à Paris. Il n'a pas tergiversé et hésité comme font nos +diplomates de la capitale. Sa résolution a été assez prompte et assez +énergique pour que notre gouvernement lui-même n'ait pas eu le temps +d'entraver le mouvement, à supposer qu'il en eût eu l'intention.</p> + +<p>Recevez donc M. Duffour comme le vrai fondateur de l'association en +France. D'autres rechercheront et recueilleront peut-être un jour +cette gloire. C'est assez ordinaire; mais, quant à moi, je la ferai +toujours remonter à notre président de Bordeaux.</p> + +<p>Au milieu de l'agitation que doit exciter l'état de vos affaires, +peut-être vous demandez-vous quelquefois où en est notre petite ligue +de Paris. Hélas! elle est dans une période d'inertie fort ennuyeuse +pour moi. La loi française exigeant que les associations soient +autorisées, plusieurs membres, <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> et des plus éminents, ont +exigé que cette formalité précédât toute manifestation au dehors. Nous +avons donc fait notre demande et, depuis ce jour, nous voilà à la +discrétion des ministres. Ils promettent bien d'autoriser, mais ils ne +s'exécutent pas. Notre ami, M. Anisson-Dupéron, déploie dans cette +circonstance un zèle qui l'honore. Il a toute la vigueur d'un jeune +homme et toute la maturité d'un pair de France. Grâce à lui, j'espère +que nous réussirons. Si le ministre s'obstine à nous enrayer, notre +association se dissoudra. Tous les peureux s'en iront; mais il restera +toujours un certain nombre d'associés plus résolus, et nous nous +constituerons sur d'autres bases. Qui sait si à la longue ce triage ne +nous profitera pas?</p> + +<p>J'avoue que je renoncerai à regret à de <i>beaux noms propres</i>. C'est +nécessaire en France, puisque les lois et les habitudes nous empêchent +de rien faire avec et par le peuple. Nous ne pouvons guère agir que +dans la classe éclairée; et dès lors les hommes qui ont une réputation +faite sont d'excellents auxiliaires. Mais enfin, mieux vaut se passer +d'eux que de ne pas agir du tout.</p> + +<p>Il paraît que les protectionnistes préparent en Angleterre une défense +désespérée. Si vous aviez un moment, je vous serais bien obligé de me +faire part de votre avis sur l'issue de la lutte. M. Duffour assistera +à ce grand combat. J'envie cette bonne fortune.</p> + +<p class="date">Mugron, 25 juin 1846.</p> + +<p>Ce n'est point à vous de vous excuser, mon cher Monsieur, mais à moi; +car vous faites un grand et noble usage de votre temps, et moi, qui +gaspille le mien, je n'aurais pas dû rester si longtemps sans vous +écrire. Vous voilà au terme de vos travaux. L'heure du triomphe a +sonné pour vous. Vous pouvez vous rendre le témoignage que vous aurez +laissé sur cette terre une profonde empreinte de votre <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span> +passage; et l'humanité bénira votre nom. Vous avez conduit votre +immense agitation avec une vigueur, un ensemble, une prudence, une +modération qui seront un éternel exemple pour tous les réformateurs +futurs; et, je le dis sincèrement, le perfectionnement que vous avez +apporté à l'<i>art d'agiter</i> sera pour le genre humain un plus grand +bien que l'objet spécial de vos efforts, quelle qu'en soit la +grandeur. Vous avez appris au monde que la vraie force est dans +l'opinion, et vous lui avez enseigné comment on met cette force en +œuvre. De ma propre autorité, mon cher Cobden, je vous décerne la +palme de l'immortalité et je vous marque au front du signe des grands +hommes.</p> + +<p>Et moi, vous le voyez à la date de ma lettre, j'ai déserté le champ de +bataille, non point découragé, mais momentanément dégoûté. Il faut +bien le dire, l'œuvre en France est plus scientifique, moins +susceptible de pénétrer dans les sympathies populaires. Les obstacles +matériels et moraux sont aussi énormes. Nous n'avons ni <i>railways</i> ni +<i>penny-postage</i>. On n'est pas accoutumé aux souscriptions; les esprits +français sont impatients de toute hiérarchie. On est capable de +discuter un an les statuts d'un règlement ou les formes d'un meeting. +Enfin, le plus grand de tous les malheurs, c'est que nous n'avons pas +de vrais <i>Économistes</i>. Je n'en ai pas rencontré deux capables de +soutenir la cause et la doctrine dans toute son orthodoxie, et l'on +voit les erreurs et les concessions les plus grossières se mêler aux +discours et aux écrits de ceux qui s'appellent ici <i>free-traders</i>. Le +<i>communisme</i> et le <i>fouriérisme</i> absorbent toutes les jeunes +intelligences, et nous aurons une foule d'ouvrages extérieurs à +détruire avant de pouvoir attaquer le corps de la place.</p> + +<p>Que si je jette un regard sur moi-même, je sens des larmes de sang me +venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu et..... +mais que servent les plaintes et les regrets!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> Ces lois de septembre qu'on nous oppose ne sont pas bien +redoutables. Au contraire, le ministère nous fait beau jeu en nous +plaçant sur ce terrain. Il nous offre le moyen de remuer un peu la +fibre populaire, et de fondre la glace de l'indifférence publique. +S'il a voulu contrarier l'essor de notre principe, il ne pouvait pas +s'y prendre plus mal.</p> + +<p>Vous ne me parlez pas de votre santé. J'espère qu'elle s'est un peu +rétablie. Je serais désolé que vous passiez à Paris sans que j'aie le +plaisir de vous en faire les honneurs. C'est sans doute l'instinct des +contrastes qui vous pousse au Caire, <i>contraria contrariis curantur</i>. +Et vous voulez trouver, sous le soleil, sous le despotisme et sous +l'immobilité de l'Égypte, un refuge contre le brouillard, la liberté +et l'agitation britanniques. Puissé-je, dans sept ans, aller chercher +dans les mêmes lieux un repos aux mêmes fatigues!</p> + +<p>Vous allez donc dissoudre la Ligue! Quel instructif et imposant +spectacle! Qu'est-ce auprès d'un tel acte d'abnégation que +l'abdication de Sylla?—Voici pour moi le moment de refaire et de +compléter mon <i>Histoire de la Ligue</i>. Mais en aurai-je le temps? Le +courant des affaires absorbe toutes mes heures. Il faut aussi que je +fasse une seconde édition de mes <i>Sophismes</i>, et je voudrais beaucoup +faire encore un petit livre intitulé: <i>Harmonies économiques.</i> Il +ferait le pendant de l'autre; le premier démolit, le second +édifierait.</p> + +<p class="date">Bordeaux, 21 juillet 1846.</p> + +<p>Mon cher et excellent ami, votre lettre est venue me trouver à +Bordeaux, où je me suis rendu pour assister à un meeting occasionné +par le retour de notre président M. Duffour-Dubergié. Ce meeting aura +lieu dans quelques heures; je dois y parler, et cette circonstance me +préoccupe <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> à tel point que vous excuserez le désordre et le +décousu de ma lettre. Je ne veux cependant pas remettre de vous écrire +à un autre moment, puisque vous me demandez de vous répondre par +retour du courrier.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de vous dire combien j'ai accueilli avec joie +l'achèvement de votre grande et glorieuse entreprise. La clef de voûte +est tombée; tout l'édifice du monopole va s'écrouler, y compris le +<i>Système colonial</i>, en tant que lié au régime protecteur. C'est là +surtout ce qui agira fortement sur l'opinion publique, en Europe, et +dissipera chez nous de bien funestes et profondes préventions.</p> + +<p>Lorsque j'intitulai mon livre <i>Cobden et la Ligue</i>, personne ne +m'avait dit que vous étiez l'âme de cette puissante organisation et +que vous lui aviez communiqué toutes les qualités de votre +intelligence et de votre cœur. Je suis fier de vous avoir deviné et +d'avoir pressenti sinon devancé l'opinion de l'Angleterre toute +entière. Pour l'amour des hommes, ne rejetez pas le témoignage qu'elle +vous confère. Laissez les peuples exprimer librement et noblement leur +reconnaissance. L'Angleterre vous honore, mais elle s'honore encore +plus par ce grand acte d'équité. Croyez qu'elle place à gros intérêts +ces 100,000 livres sterling; car tant qu'elle saura ainsi récompenser +ses fidèles serviteurs, elle sera bien servie. Les grands hommes ne +lui feront jamais défaut. Ici, dans notre France, nous avons aussi de +belles intelligences et de nobles cœurs, mais ils sont à l'état +<i>virtuel</i>, parce que le pays n'a point encore appris cette leçon si +importante quoique si simple: <i>honorer ce qui est honorable et +mépriser ce qui est méprisable</i>. Le don qu'on vous prépare est une +glorieuse consommation de la plus glorieuse entreprise que le monde +ait jamais vue. Laissez ces grands exemples arriver entiers aux +générations futures.</p> + +<p>J'irai à Paris au commencement d'août. Il n'est pas probable que j'y +arrive comme député. Toujours la même <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> cause me force à +attendre que ce mandat me soit <i>imposé</i>, et, en France, on peut +attendre longtemps. Mais comme vous, je pense que l'œuvre que j'ai +à faire est en dehors de l'enceinte législative.</p> + +<p>Je sors du meeting où je n'ai pas parlé<a id="footnotetag18" name="footnotetag18"></a><a href="#footnote18" title="Go to footnote 18"><span class="smaller">[18]</span></a>. Mais il m'est arrivé, à +propos de députation, une chose bien extraordinaire. Je vous la +conterai à Paris. Oh! mon ami, il est des pays où il faut avoir +vraiment l'âme grande pour s'occuper du bien public, tant on s'y +applique à vous décourager.</p> + +<p class="date">Paris, 23 septembre 1846.</p> + +<p>Bien que je n'aie pas grand'chose à vous apprendre, mon cher ami, je +ne veux pas laisser plus de temps sans vous écrire.</p> + +<p>Nous sommes toujours dans la même situation, ayant beaucoup de peine à +enfanter une <i>organisation</i>. J'espère pourtant que le mois prochain +sera plus fertile. D'abord nous aurons un <i>local</i>. C'est beaucoup; +c'est l'<i>embodyment</i> de la Ligue. Ensuite plusieurs <i>leading-men</i> +reviendront de la campagne, et entre autres l'excellent M. Anisson, +qui me fait bien défaut.</p> + +<p>En attendant, nous préparons un second meeting pour le 29. C'est +peut-être un peu dangereux, car un <i>fiasco</i> en France est mortel. Je +me propose d'y parler et je relirai, d'ici là, plusieurs fois votre +leçon d'éloquence. Pouvait-elle me venir de meilleure source? Je vous +assure que j'aurai au moins, faute d'autres, deux qualités précieuses +quoique négatives: la simplicité et la brièveté. Je ne chercherai ni à +faire rire, ni à faire pleurer, mais à élucider quelque point ardu de +la science.</p> + +<p>Il y a un point sur lequel je ne partage pas votre opinion. <span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> +C'est sur le <i>public speaking</i>. Il me semble que c'est le plus +puissant instrument de propagation.—N'est-ce rien déjà que plusieurs +milliers d'auditeurs qui nous comprennent bien mieux qu'à la lecture? +puis le lendemain chacun veut savoir ce que vous avez dit et la vérité +fait son chemin.</p> + +<p>Vous avez su que Marseille a fait son <i>pronunciamiento</i>, ils sont déjà +plus riches que nous. J'espère bien qu'ils nous aideront au moins pour +la fondation du journal.</p> + +<p>Bruxelles vient de former son association. Et, chose étonnante, ils +ont déjà émis le premier numéro de leur journal. Hélas! ils n'ont sans +doute pas une loi sur le timbre et une autre sur le cautionnement.</p> + +<p>Je suis impatient d'apprendre si vous avez visité nos délicieuses +Pyrénées. Le maire de Bordeaux m'écrivait que mes tristes Landes vous +étaient apparues comme la patrie des lézards et des salamandres. Et +pourtant, une profonde affection peut transformer cet affreux désert +en paradis terrestre! Mais j'espère que nos Pyrénées vous auront +réconcilié avec le midi de la France. Quel dommage que toutes ces +provinces qui avoisinent Pau, le Juranson, le Béarn, le Tursan, +l'Armagnac, la Chalosse, ne puissent pas faire avec l'Angleterre un +commerce qui serait si naturel!</p> + +<p>Je reviens aux associations. Il s'en forme une de <i>protectionnistes</i>. +C'est ce qui pouvait nous arriver de plus heureux, car nous avons bien +besoin de <i>stimulant</i>.—On dit qu'il s'en forme une autre pour le +Libre-échange en <i>matières premières</i> et la <i>protection des +manufactures</i>. Celle-là du moins n'a pas la prétention de s'établir +sur un <i>principe</i> et de compter la justice pour quelque chose. Aussi +elle s'imagine être éminemment <i>pratique</i>. Il est clair qu'elle ne +pourra pas tenir sur pied, et qu'elle sera absorbée par nous.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> Paris, 29 septembre 1846.</p> + +<p>Mon cher ami, je suis allé chez M. de Loménie, il est venu chez moi, +et nous ne nous sommes pas encore rencontrés. Mais je le verrai demain +et je mettrai à sa disposition tous mes documents et ceux de +Fonteyraud. En outre, je lui offrirai ma coopération, soit pour +traduire, soit pour donner à son article, au besoin, la couleur +d'orthodoxie économique. J'ai très-présent à la mémoire le passage de +votre discours de clôture, où vous faites une excursion dans l'avenir, +et, de là, montrez à vos auditeurs un horizon plus vaste et plus beau +que celui que le Pic du midi a étalé à vos yeux.—Ce discours sera +traduit et communiqué à M. de Loménie. Il pourrait bien se servir +aussi de votre morceau sur l'émigration, qui est vraiment éloquent. +Bref, rapportez-vous-en à moi.—Seulement, je dois vous dire que l'on +ne parle guère ici de cette <i>galerie des hommes illustres</i>. On assure +que ce genre d'ouvrage est une spéculation sur l'amour-propre des +prétendants à l'illustration. Mais peut-être cette insinuation +a-t-elle sa source dans des jalousies d'auteurs et d'éditeurs, +<i>irritabile genus</i>, la plus vaine espèce d'hommes que je connaisse, +après les maîtres d'escrime.</p> + +<p>Je reçois à l'instant votre bonne lettre. M'arrivera-t-elle à temps? +J'ai cousu assez naturellement le texte que vous me signalez à mon +discours. Comment n'ai-je pas pensé à vous demander vos conseils? Cela +provient sans doute de ce que j'ai la tête pleine d'arguments et me +sentais <i>riche</i>. Mais je ne pensais qu'au <i>sujet</i>, et vous me faites +penser à l'<i>auditoire</i>. Je comprends maintenant qu'un bon discours +doit nous être fourni par l'auditoire plus encore que par le sujet. En +repassant le mien dans ma tête, il me semble qu'il n'est pas trop +philosophique; que la science, l'à-propos et la <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> parabole s'y +mêlent en assez juste proportion<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>. Je vous l'enverrai, et vous m'en +direz votre façon de penser, pour mon instruction. Vous comprenez que +tout ménagement serait un mauvais service que vous me rendriez, mon +cher Cobden. J'ai de l'amour-propre comme les autres, et personne ne +craint plus que moi le ridicule; mais c'est précisément ce qui me fait +désirer les bons conseils et les bonnes critiques. Une de vos +remarques peut m'en épargner mille dans l'avenir qui s'ouvre devant +moi et qui m'entraîne. Ce soir va décider beaucoup de choses.</p> + +<p>On m'attend au Havre. Oh! quel fardeau qu'une réputation <i>exagérée</i>! +Là, il faudra traiter le <i>shipping interest</i>. Je me rappelle que vous +avez dit de bonnes choses à ce sujet, à Liverpool ou à Hall. Je +chercherai, mais si vous avez quelque bonne idée relativement au +Havre, faites-m'en la charité, ou plutôt faites-la, <i>through me</i>, à +ces peureux armateurs qui comptent sur la <i>rareté des échanges</i> pour +<i>multiplier les transports</i>. Quel aveuglement! quelle perversion de +l'intelligence humaine!</p> + +<p class="poem10">Et je suis étonné, quand je pense à cela,<br> + Comment l'esprit humain peut baisser jusque-là.</p> + +<p>Je ne mettrai ma lettre à la poste que demain, afin de vous rendre +compte d'un événement qui vous intéresse, je suis sûr, comme s'il vous +était personnel.</p> + +<p>J'oubliais de vous dire que votre lettre antérieure m'est arrivée trop +tard. J'avais arrêté déjà deux appartements séparés, l'un pour +l'association, l'autre pour moi, mais dans la même maison. Il faut en +prendre son parti avec ce mot qui console l'Espagnol de tout: <i>no hay +remedio!</i> Quant à ma santé, ne vous alarmez pas; elle va mieux. Je +crois que la Providence m'en donnera jusqu'au bout. Je deviens +superstitieux, n'est-il pas bon de l'être un peu?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> Mais voici que ma lettre arrive au <i>square yard</i>. Elle payera +de forts droits. Il n'en serait pas ainsi probablement, si la poste +adoptait <i>the ad valorem duty</i>. Je réserve la place pour demain.</p> + +<p class="date">Minuit.</p> + +<p>La séance vient de finir. Anisson nous présidait. L'auditoire était +plus nombreux que l'autre fois. Nous avons eu cinq <i>Speeches</i>, dont +deux de professeurs qui croyaient faire leur cours. Bien plus que moi, +ils ont songé à leur sujet plus qu'à leur public. M. Say a eu beaucoup +de succès. Il a parlé avec chaleur et a été fort applaudi. Cela me +fait bien plaisir, car comment ne pas aimer cet excellent homme? M*** +a fait <i>trois</i> excellents discours en un. Il n'avait d'autre défaut +que la longueur. J'ai parlé le cinquième, et avec le désavantage de +n'avoir plus qu'un auditoire harassé. Cependant, j'ai réussi tout +autant que je le désirais. Chose drôle, je n'éprouvais d'émotion qu'au +<i>mollet</i>. Je comprends maintenant le vers de Racine:</p> + +<p class="poem10">Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.</p> + +<p class="date">30.</p> + +<p>Je n'ai vu qu'un journal, <i>le Commerce</i>. Voici comment il s'exprime: +«M. Bastiat a fait accepter des paraboles économiques, grâce à un +débit sans prétention et à une verve toute méridionale.» Ce maigre +éloge me suffit, et je n'en voudrais pas davantage; car Dieu me +préserve d'exciter jamais l'envie parmi mes collaborateurs!</p> + +<p class="date">Paris, 22 octobre 1846.</p> + +<p>Mon cher ami, je commençais à m'inquiéter de votre silence. Enfin je +reçois votre lettre du..... et me réjouis d'apprendre que vous et +madame Cobden vous trouvez au mieux de l'Espagne. Que sera-ce quand +vous verrez l'Andalousie! Autant que j'ai pu le remarquer, il y a +dans les <span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> manières, à Séville et à Cadix, un air d'égalité +entre les classes, qui réjouit l'âme. Je suis enchanté d'apprendre +qu'il y a de bons <i>free-traders</i> au delà des Pyrénées. Ils nous feront +peut-être honte. Cher ami, je crois que nous avons cela de commun, que +nous sommes exempts de jalousie personnelle. Mais avez-vous de la +jalousie nationale? Pour moi, je ne m'en sens guère. Je voudrais bien +que mon pays donnât de bons exemples, mais à défaut, j'aime encore +mieux qu'il en reçoive que s'il fallait attendre un siècle pour qu'il +prît la tête.—Et puis..... je ne puis retenir ici une réflexion +philosophique.—Les nations s'enorgueillissent beaucoup d'avoir +produit un grand musicien, un bon peintre, un habile capitaine, comme +si cela ajoutait quelque chose à notre propre mérite. L'on dit: «Le +Français invente, l'Anglais encourage.» Morbleu! ne voyez-vous pas que +l'invention est un <i>fait personnel</i> et l'encouragement un <i>fait +national</i>? Bentham disait des sciences: «Ce qui les propage vaut mieux +que ce qui les avance.» J'en dis autant des vertus.</p> + +<p>Mais où vais-je m'égarer? Donc que le progrès nous vienne <i>du couchant +ou de l'aurore</i>, pourvu qu'il vienne.</p> + +<p>Votre discours paraîtra demain dans deux journaux de Paris. Ce n'est +pas moi qui l'ai traduit. J'ai remarqué que vous avez pu vous +permettre le conseil plus qu'à Paris. Au reste, vous l'avez fait avec +une parfaite convenance, et je vous approuve fort d'avoir dit aux +Castillans qu'il n'est pas nécessaire de tuer les gens pour leur +apprendre à vivre.</p> + +<p>Ici nous allons lentement, mais nous allons. Notre dernière séance a +été bonne et le public en réclame une autre. Je suis allé au Havre. +Une association s'y est formée; mais elle n'a pas cru devoir prendre +notre titre. Je crains que ces messieurs n'aient pas compris +l'importance de se rallier à un principe simple. Ils demandent <i>la +Réforme commerciale et l'abaissement des impôts sur la consommation</i>. +Que de <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> choses il y aurait à dire!—Réforme commerciale!—Ils +n'ont pas osé prononcer le mot <i>Liberté</i>, à cause de la +navigation.—Abaissement des taxes!—Dans quel monde de discussions +cela va-t-il les jeter!</p> + +<p>À propos de la navigation, j'ai mis un article dans le journal du +Havre qui a fait un bon effet <i>local</i>.—M. Anisson croit que c'est aux +dépens du principe. Je ne le pense pas, mais il m'en coûte d'être en +désaccord avec le plus zélé et le plus éclairé de mes collègues.—Je +voudrais bien que vous fussiez à portée de nous, pour décider sur ce +dissentiment.—Mais vraiment le débat par correspondance serait trop +long.</p> + +<p>Je ne sais si c'est à ma honte ou à ma gloire, mais je n'ai rien lu +<i>about the mariage</i>. Notre journal <i>le Courrier</i> ne parle que de cela +depuis deux mois. Je l'ai prévenu qu'autant vaudrait mettre sous son +titre: <i>Journal d'une coterie espagnole.</i> Il a perdu ses abonnés; il +s'en prend au Libre-Échange. Quelle pitié! vraiment je regrette mes +Landes. Là <i>j'imaginais</i> la turpitude humaine; mais il est plus +pénible de la voir.</p> + +<p>Adieu, mon frère d'armes, soignez bien votre santé et celle de madame +Cobden, à qui je présente mes civilités. Méfiez-vous de l'air de +l'Espagne qui est fort traître et détruit les poumons sans avoir l'air +d'y toucher.</p> + +<p class="date">Paris, 22 novembre 1846.</p> + +<p>Mon cher ami, je vous remercie de m'avoir mis à même de vous suivre +dans votre voyage, par les journaux de Madrid, de Séville et de Cadix. +Les témoignages de sympathie que vous recevez partout arrivent, +<i>through you</i>, à notre belle cause. Cela me réjouit l'âme de voir que +les hommages des peuples vont enfin à la bonne adresse, au lieu de +s'égarer, selon l'usage, vers les actions, quels qu'en soient les +motifs, qui infligent les maux les plus évidents à la pauvre +humanité. <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> En même temps, il m'est bien agréable d'apprendre +que vous jouissez d'une bonne santé et que celle de madame Cobden n'a +pas eu à souffrir d'un si long voyage.</p> + +<p>Je partage votre opinion sur l'Espagne et les Espagnols. Cependant, ne +vous faites-vous pas un peu illusion sur le degré de prospérité auquel +ce pays est appelé? Je sais qu'on parle toujours de sa fertilité; mais +l'absence de rivières, de canaux, de routes, d'arbres sont des +obstacles dont vous devez apprécier la force. En isolant les hommes, +ils s'opposent autant au développement moral et social qu'à +l'accroissement des richesses. L'Espagne a besoin qu'on invente le +moyen de faire franchir les montagnes aux locomotives. Pressé par le +temps, qui ne me permet plus guère de faire face à une correspondance +de famille, je vais droit à la question du <i>free-trade</i> en France. En +ce moment, nous sommes accablés. Les prohibitionnistes font de +l'agitation à fond et à l'<i>anglaise</i>. Journaux, contributions, appels +aux ouvriers, menaces au gouvernement, rien n'y manque. Quand je dis à +l'anglaise, j'entends qu'ils déploient beaucoup d'énergie et une +véritable entente de l'agitation.</p> + +<p>Sous ce rapport, nos provinces du Nord sont beaucoup plus avancées que +nos départements méridionaux.—Et puis un intérêt plus actuel les +aiguillonne.—Dans vingt-quatre heures ils ont fondé un journal, et +nous... croiriez-vous que nous ne savons pas encore si Bordeaux veut +ou ne veut pas nous aider? Marseille et le Havre s'isolent, et leur +seul motif est qu'ils ne nous trouvent pas assez <i>pratiques</i>, comme si +nous avions autre chose à faire qu'à détruire une erreur publique. +Mais je m'attendais à tout cela et à pis encore.</p> + +<p>Je n'ai pas pu échapper à la nécessité de prendre sur moi le travail +matériel. Le défaut d'argent, d'un côté, et les occupations de mes +collègues, de l'autre, ne me laissaient que l'alternative de tout +abandonner ou de boire ce calice.—Je vois passer dans le journal +protectionniste et dans les <span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> feuilles démocratiques les +<i>fallacies</i> les plus étranges sans avoir le temps d'y répondre; et il +m'est même impossible de réunir les matériaux d'un second volume des +<i>Sophismes</i>, quoique je les aie en suffisante quantité. Seulement, ils +sont tous dans le genre <i>Buffa</i>, et je voudrais en entremêler +quelques-uns de <i>Seria</i>.—Quant à une autre édition plus complète de +«Cobden et la Ligue,» je n'y pense même plus.</p> + +<p>Quelle différence, mon cher ami, si je pouvais aller de ville en ville +parlant et écrivant!</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, l'opinion publique est éveillée et j'espère.</p> + +<p>Il est à peu près décidé que nous émettrons notre premier numéro dans +les premiers jours de décembre, sans savoir comment nous pourrons nous +soutenir. Mais les bonnes causes ne doivent-elles pas compter sur la +Providence?—Je vous en enverrai un exemplaire toutes les fois que je +pourrai vous rejoindre dans vos pérégrinations. J'espère aussi que +vous nous ferez avoir des abonnés au dehors. Nous calculons qu'à 12 +fr., il nous faudrait 5,000 abonnés pour faire nos frais. Nous +pourrions alors nous passer de Marseille et du Havre. Malgré que nous +devions être très-circonspects à l'égard des étrangers et surtout des +Anglais, je ne pense pas qu'il y ait des inconvénients à ce que vos +compatriotes nous aident à accroître la circulation de notre journal +dans les contrées où la langue française est répandue.</p> + +<p>Je reçois à l'instant une lettre de Bordeaux. Elle me donne +l'espérance que nous serons aidés. Le maire y travaille cordialement.</p> + +<p>Une autre bonne fortune m'arrive en ce moment. Les <i>ouvriers</i> +m'engagent à aller les trouver et à m'entendre avec eux. Si je les +avais, ils entraîneraient le parti démocratique. J'y ferai tous mes +efforts.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> Paris, 25 novembre 1846.</p> + +<p>Mon cher ami, hier soir, nous avons tenu notre troisième séance +publique. La salle Montesquieu était pleine et beaucoup de personnes +n'ont pas pu entrer, ce qui est, à Paris, la circonstance la plus +favorable pour attirer du monde. De nouvelles classes ont paru dans +l'assemblée. J'avais envoyé des billets aux ouvriers et aux élèves des +écoles de droit. Le public a été admirable; et quoique les orateurs +oublient quelquefois ce conseil de la sagesse, de la prudence et même +de leur intérêt bien entendu, <i>arrêtez-vous donc</i>! l'auditoire a +écouté avec une attention religieuse, quand il n'était pas entraîné +par l'enthousiasme. Nos orateurs ont été MM. Faucher, qui a commenté +avec beaucoup de force et d'à-propos une lettre officielle des +protectionnistes au conseil des ministres; Peupin, ouvrier, qui aurait +été parfait de verve et de simplicité, s'il avait su se renfermer dans +son rôle, d'où il a un peu trop voulu sortir; Ortolan, qui a fait un +discours éloquent, et a considéré la question à un point de vue tout à +fait neuf. Ce discours a enflammé l'auditoire et remué la fibre +française. Enfin, Blanqui, qui a été aussi énergique que +spirituel.—Notre digne président avait ouvert la séance par quelques +paroles pleines de grâce et empreintes du bon ton que conserve encore +notre aristocratie nominale. Je vous enverrai tout cela.</p> + +<p>Parler en public a un attrait irrésistible pour le Français. Il est +donc probable que nous serons accablés de demandes, et quant à moi je +suis décidé à attendre que la parole me soit offerte. C'est m'exposer +à attendre longtemps; quoi qu'il en soit, je ne serais pas fâché de me +tenir prêt au besoin.—Si donc il vous venait quelque idée neuve, +quelqu'une de ces pensées qui, développées, puissent servir de texte à +un bon discours, ne manquez pas de me l'indiquer.—Si ma santé ne +peut se concilier avec la part de travail <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> intérieur qui m'est +échue, je demanderai un congé et j'en profiterai pour aller à Lyon, +Marseille, Nîmes, etc. Envoyez-moi donc tout ce qui pourra se +présenter à votre esprit approprié à ces diverses villes.—Vous +pourriez écrire ces pensées, à mesure qu'elles s'offrent à votre +esprit, sur de petits morceaux de papier et les enfermer dans vos +lettres.—Je me charge du verre d'eau dans lequel devront être +délayées ces gouttes d'essence.</p> + +<p>Particulièrement, je tiens à approfondir la question des <i>salaires</i>, +c'est-à-dire l'influence de la liberté et de la protection sur le +salaire. Je ne serais pas embarrassé de traiter cette grande question +d'une manière scientifique; et si j'avais un livre à faire là-dessus, +j'arriverais peut-être à une démonstration satisfaisante.—Mais ce qui +me manque, c'est une de ces raisons claires, saisissantes, propres à +être présentées aux ouvriers eux-mêmes, et qui, pour être comprises, +n'ont pas besoin de toutes les notions antérieures de <i>valeur</i>, +<i>numéraire</i>, <i>capital</i>, <i>concurrence</i>, etc.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami, écrivez-moi de Barcelone. Je crois avoir un peu +de fièvre et je me suis imposé la loi de ne rien faire aujourd'hui. +C'est pourquoi je m'arrête, en vous renouvelant l'expression de mon +amitié.</p> + +<p class="date">Paris, 20 décembre 1846.</p> + +<p>Mon cher ami, j'avais perdu votre trace depuis quelque temps et je +suis bien aise de vous savoir en France, dans ce pays le plus +délicieux qu'il y ait au monde, s'il avait le sens commun. Ah! mon +ami, je m'attendais que nos adversaires exploiteraient contre nous les +aveugles passions populaires, et entre autres la haine de l'étranger. +Mais je ne croyais pas qu'ils réussiraient aussi bien. Ils ont soudoyé +de nouveau la presse, et le mot d'ordre est de nous représenter comme +des traîtres, des agents de <i>Pitt et Cobourg</i>. Croiriez-vous que, +dans mon pays même, cette calomnie <span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> a fait son chemin! On +m'écrit de Mugron, qu'on n'ose plus y parler de moi <i>qu'en famille</i>, +tant l'esprit public y est monté contre notre entreprise. Je sais bien +que cela passera, mais la question pour nous est de savoir combien de +temps il faut à la raison pour avoir raison. Le 29 de ce mois, je dois +parler à la salle Montesquieu, et mon projet est de toucher ce sujet +délicat et de développer cette idée: «L'oligarchie anglaise a pesé sur +le monde, et c'est ce qui explique l'universelle défiance avec +laquelle on accueille ce qui se fait de l'autre côté du détroit. Mais +il y a un pays sur lequel elle a pesé plus que sur tout autre, et +c'est l'Angleterre elle-même. Voilà pourquoi il y a en Angleterre, une +classe qui résiste à l'oligarchie et la dépouille peu à peu de ses +dangereux priviléges. C'est cette classe qui a conquis successivement +l'émancipation catholique, la réforme électorale, l'abolition de +l'esclavage et la liberté commerciale, et qui est sur le point de +conquérir l'affranchissement des colonies. Elle travaille donc dans +notre sens, et il est absurde de l'envelopper dans la même haine que +nous devons réserver aux classes dominatrices de tous les pays.»</p> + +<p>Voilà le texte. Je crois pouvoir l'habiller de manière à le faire +passer<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.</p> + +<p>Que de choses j'aurais à vous dire, mon cher ami! mais le temps me +manque.—Je vous envoie les quatre premiers numéros de notre journal. +J'y ai marqué ce qui est de moi. Je me suis vu contraint, sous peine +de faire manquer l'entreprise, d'y mettre mon nom, et maintenant je ne +puis supporter plus longtemps d'accepter la responsabilité de tout ce +qui s'y dit. Cela va amener une crise, car il faut qu'on me laisse +faire le journal comme je le veux ou qu'un autre le signe.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> De tous les sacrifices que j'ai faits à la cause, celui-là +est le plus grand.—Combattre à mon gré allait mieux à mon caractère; +tantôt faisant des articles sérieux et de longue haleine, tantôt +allant à Lyon ou à Marseille, enfin, obéissant à ma nature +<i>sensitive</i>. Me voilà au contraire attaché à la polémique quotidienne. +Mais dans notre pays, c'est le champ de l'utilité.</p> + +<p>Vous n'avez pas besoin d'introduction auprès de M. Rossi; votre +renommée vous donne accès partout. Cependant, puisque vous le désirez, +je vais vous envoyer une lettre de M. Chevalier ou de quelque autre.</p> + +<p>Maintenant, je crois que nos efforts doivent tendre à la diffusion de +notre journal le <i>Libre-Échange</i>. Soyez convaincu que, dès que nous +serons sortis des tiraillements inséparables d'un commencement, ce +journal sera fait dans un bon esprit et pourra rendre de grands +services, <i>pourvu qu'il soit lu</i>. Attachez-vous donc, dans vos +voyages, à lui trouver des abonnés; faites en sorte que les frontières +de l'Italie ne lui soient pas fermées. Faites observer qu'il n'attaque +aucune institution politique, aucune croyance religieuse.—L'Italie +est le pays qui donne le plus d'abonnés au <i>Journal des Économistes</i>. +Il doit en donner bien davantage au Libre-Échange, qui paraît toutes +les semaines et ne coûte que 12 fr.—Ce n'est pas tout. Je pense que +vous devriez écrire à Londres et à Manchester, car enfin <i>the cry</i> +contre l'Angleterre n'empêche pas que nous ne puissions y trouver des +abonnés. Des abonnements, c'est pour nous une question <i>de vie et de +mort</i>. Mon cher Cobden, après avoir dirigé de si haut le mouvement en +Angleterre, ne dédaignez pas l'humble mission de courtier +d'abonnements.</p> + +<p>J'ai vraiment honte de vous envoyer cette lettre faite à bâtons rompus +et sans trop savoir ce que je dis. Je me réserve de vous écrire plus +à l'aise, cette nuit et la suivante.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> Paris, 25 décembre 1846.</p> + +<p>Mon cher ami, j'ai communiqué votre lettre à Léon Faucher. Il dit que +«vous ne connaissez pas la France.» Pour moi, je suis convaincu que +nous ne pouvons réussir qu'en éveillant le sentiment de la justice, et +que nous ne pourrions pas même prononcer le mot <i>justice</i> si nous +admettions l'ombre de <i>la protection</i>. Nous en avons fait +l'expérience; et la seule fois que nous avons voulu faire des avances +à une ville, elle nous a ri au nez.—C'est cette conviction et la +certitude où je suis qu'elle n'est pas assez partagée qui m'a +principalement engagé à accepter la direction du journal.—Non que ce +soit une direction bien réelle: il y a un comité de rédaction qui a la +haute main; mais je puis espérer néanmoins de donner à l'esprit de +cette feuille une couleur un peu tranchée. Quel sacrifice, mon ami, +que d'accepter le métier de journaliste et de mettre mon nom au bas +d'une bigarrure! mais je ne vous écris pas pour vous faire mes +doléances.</p> + +<p>Marseille ne paraît, pas plus que Bordeaux, comprendre la nécessité de +concentrer l'action à Paris. Cela nous affaiblit. Nos adversaires +n'ont pas fait cette faute; et quoique leur association recèle des +germes innombrables de division, ils compriment ces germes par leur +habileté et leur abnégation. Si vous avez occasion de voir les meneurs +de Marseille, expliquez-leur bien la situation.</p> + +<p><i>The cry</i> contre l'Angleterre nous étouffe. On a soulevé contre nous +de formidables préventions. Si cette haine contre la <i>perfide Albion</i> +n'était qu'une mode, j'attendrais patiemment qu'elle passât. Mais elle +a de profondes racines dans les cœurs. Elle est universelle, et je +vous ai dit, je crois, que dans mon village on n'ose plus parler de +moi qu'en famille. De plus, cette aveugle passion est si bien à la +convenance des intérêts protégés et des partis politiques, <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> +qu'ils l'exploitent de la manière la plus éhontée. Écrivain isolé, je +pourrais les combattre avec énergie; mais, membre d'une association, +je suis tenu à plus de prudence.</p> + +<p>D'ailleurs, il faut avouer que les événements ne nous favorisent pas. +Le jour même où sir Robert Peel a consommé le <i>free-trade</i>, il a +demandé un crédit de 25 millions pour l'armée, comme pour proclamer +qu'il n'avait pas foi dans son œuvre, et comme pour refouler dans +notre bouche nos meilleurs arguments. Depuis, la politique de votre +gouvernement est toujours empreinte d'un esprit de taquinerie qui +irrite le peuple français et lui fait oublier ce qui pouvait lui +rester d'impartialité. Ah! si j'avais été ministre d'Angleterre! à +l'occasion de Cracovie, j'aurais dit: «Les traités de 1815 sont +rompus. La France est libre! l'Angleterre combattit le principe de la +révolution française jusqu'à Waterloo. Aujourd'hui, elle a une autre +politique, celle de la non-intervention dans toute son étendue. Que la +France rentre dans ses droits, comme l'Angleterre dans une éternelle +neutralité.»—Et joignant l'acte aux paroles, j'aurais licencié la +moitié de l'armée et les trois quarts des marins. Mais je ne suis pas +ministre.</p> + +<p class="date">Paris, 10 janvier 1847.</p> + +<p>Mon cher ami, j'ai reçu presque en même temps vos deux lettres écrites +de Marseille. Je vous approuve de n'avoir fait que passer dans cette +ville; car Dieu sait comment on aurait interprété un plus long séjour. +Mon ami, l'obstacle qui nous viendra des préventions nationales est +beaucoup plus grave et durera plus que vous ne paraissez le croire. Si +les monopoleurs avaient excité l'anglophobie <i>pour le besoin de la +cause</i>, cette manœuvre stratégique pourrait être aisément déjouée. +En tout cas, la France, en bien peu de temps, découvrirait le piége. +Mais ils exploitent un sentiment préexistant, qui a de profondes +racines dans les <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> cœurs,—et vous le dirai-je? qui, quoique +égaré et exagéré, a son explication et sa justification. Il n'est pas +douteux que l'oligarchie anglaise a pesé douloureusement sur l'Europe; +que sa politique de bascule, tantôt soutenant les despotes du Nord, +pour comprimer la liberté au Midi, tantôt excitant le libéralisme au +Midi pour contenir le despotisme du Nord, n'ait dû éveiller partout +une infaillible réaction. Vous me direz qu'il ne faut jamais confondre +les peuples avec leurs gouvernements. C'est bon pour les penseurs. +Mais les nations se jugent entre elles par l'action extérieure +qu'elles exercent les unes sur les autres. Et puis, je vous l'avoue, +cette distinction est un peu subtile. Les peuples sont solidaires +jusqu'à un certain point de leurs gouvernements, qu'ils laissent faire +quand ils ne les aident pas. La politique constante de l'oligarchie +britannique a été de compromettre la nation dans ses intrigues et ses +entreprises, afin de la mettre en état d'hostilité avec le genre +humain et la tenir ainsi sous sa dépendance. Maintenant cette +hostilité générale se manifeste; c'est un juste châtiment de fautes +passées, et il survivra longtemps à ces fautes mêmes.</p> + +<p>Ainsi le sentiment national dont les monopoleurs se servent est +très-réel. Ajoutez qu'il sert admirablement les partis. Les +démocrates, les républicains et l'opposition de la gauche l'exploitent +à qui mieux mieux, ceux-là pour dépopulariser le roi, ceux-ci pour +renverser M. Guizot.—Vous conviendrez que les monopoleurs ont trouvé +là une puissance bien dangereuse.</p> + +<p>Pour déjouer cette manœuvre, l'idée m'était venue de commencer par +reconnaître le machiavélisme et la politique envahissante de +l'oligarchie britannique; de dire ensuite: «Qui en a souffert plus que +le peuple anglais lui-même?» de montrer le sentiment d'opposition +qu'elle a de tout temps rencontré en Angleterre; de faire voir ce +sentiment <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> résistant, en 1773, à la guerre contre +l'indépendance américaine, en 1791, à la guerre contre la révolution +française. Ce sentiment fut alors comprimé, mais non étouffé, il vit +encore, il se fortifie, il grandit, il devient <i>l'opinion publique</i>. +C'est lui qui a arraché à l'oligarchie l'émancipation catholique, +l'extension du suffrage électoral, l'abolition de l'esclavage et +récemment la destruction des monopoles. C'est encore lui qui lui +arrachera l'affranchissement commercial des colonies.—Et à ce sujet, +je ferai voir que l'affranchissement commercial conduit à +l'affranchissement politique. Donc <i>la politique envahissante</i> a cessé +d'être, car on ne renonce pas à des envahissements accomplis pour +courir après des envahissements nouveaux.</p> + +<p>Ensuite, par des traductions de vous, de Fox, de Thompson, je +montrerai que la Ligue est l'organe et la manifestation de ce +sentiment qui s'harmonise avec celui de l'Europe, etc., etc., vous +devinez le reste.—Mais il faudrait du temps et de la force, et je +n'ai ni l'un ni l'autre.—Ne pouvant écrire, tel sera le texte de la +fin de mon prochain discours à la salle Montesquieu. Au reste, je ne +dirai rien que je ne le pense.</p> + +<p>Que vous êtes heureux d'être sous le ciel d'Italie! quand verrai-je +aussi les champs, la mer, les montagnes! <i>ô rus! quando ego te +aspiciam!</i> et surtout quand serai-je au milieu de ceux qui m'aiment! +Vous avez fait des sacrifices, vous; mais c'était pour fonder +l'édifice de la civilisation. En conscience, mon ami, est-on tenu à la +même abnégation quand on ne peut que porter un grain de sable au +monument? Mais il fallait faire ces réflexions avant; maintenant, +l'épée est sortie du fourreau. Elle n'y rentrera plus. Le monopole ou +votre ami iront avant au <i>Père Lachaise</i>.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> Paris, 20 mars 1847.</p> + +<p>Mon cher ami, j'étais bien en peine et même bien surpris de ne pas +recevoir de vos nouvelles. Je me disais: Le <i>free-trade</i> atmosphère de +l'Italie lui aurait-elle fait oublier notre région prohibitionniste? +chaque jour je pensais à vous écrire; mais où vous trouver, à qui +adresser mes lettres? Enfin, je reçois la vôtre du 7.—Après m'être +réjoui d'apprendre que vous jouissez, ainsi que madame Cobden, d'une +bonne santé, j'éprouve une autre satisfaction, celle de voir l'Italie +si avancée dans la bonne doctrine. Ainsi ma pauvre France, si en avant +des autres nations sous tant de rapports, se laisse distancer en +économie politique. Mon orgueil national devrait en souffrir, mais je +vous le dis, mon ami, bien bas et à l'oreille, j'ai peu de ce +patriotisme, et si ce n'est pas mon pays qui projette la lumière, je +désire au moins qu'elle brille dans d'autres cieux. <i>Amica patria, sed +magis amica veritas</i>; et je dis à la paix, au bonheur de l'humanité, à +la fraternité des peuples, comme Lamartine à l'enthousiasme:</p> + +<p class="poem10">Viens du couchant ou de l'aurore.</p> + +<p>Je vous écris, mon cher Cobden, deux heures avant mon départ pour +Mugron où m'appelle, en toute hâte, la sérieuse maladie d'une vieille +tante qui m'a servi de mère depuis que j'eus le malheur, dans mon +enfance, de perdre la mienne. Pendant mon absence comment ira notre +journal? je l'ignore, et mon nom n'y restera pas moins attaché!—C'est +vraiment une entreprise bien difficile, car on ne peut pas faire la +moindre allusion aux <i>passing events</i> sans risquer de froisser la +susceptibilité politique de quelque collègue. Ce soin assidu d'éviter +tout ce qui peut contrarier les partis politiques—(puisque tous sont +représentés dans notre association) nous prive des trois quarts de +nos forces. <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> Quel bien immense notre journal pourrait faire +s'il mettait en contraste l'inanité et le danger de la politique +actuelle avec la grandeur et la sécurité de la politique +libre-échangiste! Avant la fondation du journal, j'avais le projet de +publier chaque mois un petit volume, dans le genre des <i>Sophismes</i>, où +j'aurais eu mes coudées franches. Je crois vraiment qu'il eût été plus +utile que le journal lui-même.</p> + +<p>Notre agitation s'agite fort peu. Il nous manque toujours un <i>homme +d'action</i>. Quand surgira-t-il? je l'ignore. Je devrais être cet homme, +j'y suis poussé par la confiance unanime de mes collègues, <i>but I +cannot</i>. Le caractère n'y est pas, et tous les conseils du monde ne +peuvent point faire d'un roseau un chêne. Enfin, quand la question +pressera les esprits, j'espère bien voir apparaître un Wilson.</p> + +<p>Je vous envoie les cinq à six derniers numéros du <i>Libre-Échange</i>. Il +est bien peu répandu, mais il m'a été assuré qu'il ne laissait pas que +d'exercer quelque influence sur plusieurs de nos <i>leading men</i>.</p> + +<p>Il paraît que notre ministère n'osera pas présenter cette année une +loi de douane qui introduise dans la législation actuelle des +changements sérieux. Cela décourage quelques-uns de nos amis. Quant à +moi, je ne désire même pas des modifications actuelles. Arrière les +lois qui précèdent le progrès de l'opinion! et je ne désire pas pour +mon pays autant le <i>free-trade</i> que l'esprit du free-trade. Le +<i>free-trade</i>, c'est un peu plus de richesse; l'esprit du <i>free-trade</i>, +c'est la réforme de l'intelligence même, c'est-à-dire la source de +toutes les réformes.</p> + +<p>Vous me parlez de Naples, de Rome, de la Sardaigne et du Piémont. Mais +vous ne me dites rien de la Toscane. Cependant ce pays doit être +très-curieux à observer. Si vous rencontrez quelque bon ouvrage sur +l'état de ce pays, tâchez de me l'envoyer. Je ne serais pas fâché +d'avoir aussi dans mon humble bibliothèque quelques-uns des plus +anciens économistes <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> italiens, par exemple: <i>Nicolo Donato.</i> +Je me figure que si la renommée n'était pas quelque peu capricieuse, +Turgot et Ad. Smith, tout en conservant la gloire de grands hommes, +perdraient celle d'inventeurs.</p> + +<p class="date">Paris, 20 avril 1847.</p> + +<p>Mon cher ami, votre lettre du 7, écrite de Rome, m'a retrouvé à mon +poste. Je suis allé passer vingt jours auprès d'une parente malade. +J'espérais que ce voyage me rendrait aussi la santé, mais il n'en est +pas ainsi. La grippe a dégénéré en rhume obstiné, et dans ce moment je +crache le sang. Ce qui m'étonne et m'épouvante, c'est de voir combien +quelques gouttes de sang sorties du poumon peuvent affaiblir notre +pauvre machine et surtout la tête. Le travail m'est impossible et +très-probablement je vais demander au conseil l'autorisation de faire +une autre absence. J'en profiterai pour aller à Lyon et à Marseille, +afin de resserrer les liens de nos diverses associations, qui ne +marchent pas aussi d'accord que je le voudrais.</p> + +<p>Je n'ai pas besoin de vous dire combien je partage votre opinion sur +les résultats <i>politiques</i> du libre-échange. On nous accuse, dans le +parti démocratique et <i>socialiste</i>, d'être voués au culte des intérêts +<i>matériels</i> et de tout ramener à des questions de <i>richesses</i>. J'avoue +que lorsqu'il s'agit des masses, je n'ai pas ce dédain stoïque pour la +richesse. Ce mot ne veut pas dire quelques écus de plus; il signifie +du pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui ont froid, +de l'éducation, de l'indépendance, de la dignité.—Mais, après tout, +si le résultat du libre-échange devait être uniquement d'accroître la +richesse publique, je ne m'en occuperais pas plus que de toute autre +question agricole ou industrielle. Ce que je vois surtout dans notre +agitation, c'est l'occasion de combattre quelques préjugés et de faire +pénétrer dans le public quelques idées justes. C'est là un <span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> +bien indirect cent fois supérieur aux avantages directs de la liberté +commerciale; et si nous éprouvons tant d'obstacles dans la diffusion +de notre <i>démonstration économique</i>, je crois que la Providence nous a +ménagé ces obstacles, précisément pour que le bien indirect se fasse. +Si la liberté était proclamée demain, le public resterait dans +l'ornière où il est sous tous les autres rapports; mais, au début, je +suis obligé de ne toucher qu'avec un extrême ménagement à ces idées +accessoires, afin de ne pas heurter nos propres collègues. Aussi je +consacre mes efforts à élucider le problème économique. Ce sera le +point de départ de vues plus élevées. Que Dieu me donne encore trois +ou quatre ans de force et de vie! Quelquefois je me dis que si j'eusse +travaillé seul et pour mon compte, je n'aurais pas eu tous ces +ménagements à garder, et ma carrière eût été plus utile.</p> + +<p>Pendant les vingt jours où j'ai été absent, quelques dissentiments ont +éclaté dans le sein de notre association. C'est au sujet de cette +difficile nuance entre le droit <i>fiscal</i> et le droit <i>protecteur</i>. +Quelques-uns de nos collègues se sont retirés, et il se rencontre que +ce sont les plus laborieux. Ils voulaient réserver la question fiscale +même à l'occasion du blé. La majorité a demandé la franchise complète +sur les subsistances et les matières premières. Voilà une première +cause de désorganisation. Il y en a une seconde dans nos finances, qui +sont loin de suffire. C'est par ce motif que je désire faire le voyage +du Midi. Je ne partirai pas sans vous en prévenir.</p> + +<p>Je connaissais la réforme de Naples; M. Bursotti avait eu la +complaisance de m'envoyer des documents là-dessus. Je les donnai à mon +collaborateur Garnier, qui sans doute les a égarés, puisqu'il ne me +les rapporte pas. Si vous avez occasion de revoir M. Bursotti, +veuillez lui présenter mes respects et l'expression de ma profonde +estime. J'en dis autant de MM. Pettiti, Scialoja, etc.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> Vous me parlez de l'état de notre presse périodique; mais +probablement vous ne connaissez pas toute l'étendue et la profondeur +du mal. L'art d'écrire est si vulgaire qu'une foule de jeunes gens de +vingt ans régentent le monde par la presse avant d'avoir eux-mêmes +rien étudié et rien appris. Mais ce n'est pas là ce qu'il y a de pire. +Les meneurs sont tous attachés à des hommes politiques, et toute +question devient, entre leurs mains, question ministérielle. Plût à +Dieu que le mal s'arrêtât là! Il y a de plus la <i>vénalité</i> qui n'a pas +de bornes. Les préjugés, les erreurs, les calomnies sont tarifés à +tant la ligne. L'un se vend aux Russes, l'autre à la protection, +celui-ci à l'université, celui-là à la banque, etc... Nous nous disons +civilisés! Mais vraiment je crois que c'est tout au plus si nous avons +un pied dans la voie de la civilisation.</p> + +<p>Me permettez-vous, mon cher ami, de n'admettre que sous réserve +l'exactitude de cet axiome: «Le commerce est l'échange du superflu +contre le nécessaire?» Quand deux hommes, pour exécuter plus de +besogne dans le même temps, conviennent de se partager le travail, +peut-on dire que l'un des deux, ou même aucun des deux, donne le +superflu? Le pauvre diable qui travaille douze heures par jour pour +avoir du pain donne-t-il son superflu? Le commerce, à ce que je crois, +n'est autre chose que la séparation des occupations, la division du +travail.</p> + +<p>Il serait à désirer que le Pape fît connaître ses vues économiques, +alors même qu'il ne pourrait pas les exécuter. Cela disposerait en +notre faveur une partie du clergé français, qui n'a pas de grandes +lumières sur notre cause, mais qui n'a pas non plus de répugnances +contraires.</p> + +<p class="date">Paris, 5 juillet 1847.</p> + +<p>Mon bien cher ami, les détails que vous me donnez sur l'Italie et +l'état des connaissances économiques dans ce <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> pays m'ont +vivement intéressé. J'ai reçu la précieuse collection<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a> que vous +avez eu la bonté de m'envoyer. Hélas! quand pourrai-je seulement y +jeter les yeux! Du moins, je la tiendrai à la disposition de tous mes +amis, afin que, d'une manière ou d'une autre, vos généreuses +intentions ne soient pas sans résultat.</p> + +<p>Vous voulez bien vous préoccuper de ma santé. Je suis presque toujours +enrhumé; et s'il en est ainsi en juillet, que sera-ce en décembre? +Mais ce qui m'occupe le plus, c'est l'état de mon cerveau. Je ne sais +ce que sont devenues les idées qu'il me fournissait autrefois en trop +grande abondance. Maintenant, je cours après et ne puis pas les +rattraper. Cela m'alarme.—Je sens, mon cher ami, que j'aurais dû +rester tout à fait en dehors de l'association et conserver la liberté +de mes allures, écrire et parler à mon heure et à ma guise.—Au lieu +de cela, je suis enchaîné de la manière la plus indissoluble, par le +domicile, par le journal, par les finances, par l'administration, +etc., etc.; et le pis est que cela est irrémédiable, attendu que tous +mes collègues sont occupés et ne peuvent guère s'occuper de nos +affaires que pendant la durée de nos rares réunions.</p> + +<p>Mon ami, l'ignorance et l'indifférence dans ce pays, en matière +d'économie politique, dépassent tout ce que j'aurais pu me figurer. Ce +n'est pas une raison pour se décourager, au contraire, c'en est une +pour nous donner le sentiment de l'utilité, de l'urgence même de nos +efforts. Mais je comprends aujourd'hui une chose: c'est que la liberté +commerciale est un résultat trop éloigné pour nous. Heureux si nous +pouvons déblayer la route de quelques obstacles.—Le plus grand n'est +pas le parti protectionniste, mais le <i>socialisme</i> avec ses nombreuses +ramifications.—S'il n'y avait que les monopoleurs, ils ne +résisteraient pas à la discussion.—Mais <span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> le socialisme leur +vient en aide. Celui-ci admet la liberté en principe et renvoie +l'exécution après l'époque où le monde sera constitué sur le plan de +Fourier ou tout autre inventeur de société.—Et, chose singulière, +pour prouver que jusque-là la liberté sera nuisible, ils reprennent +tous les arguments des monopoleurs: balance du commerce, exportation +du numéraire, supériorité de l'Angleterre, etc., etc.</p> + +<p>D'après cela, vous me direz que combattre les monopoleurs, c'est +combattre les socialistes.—Non.—Les socialistes ont une théorie sur +la <i>nature oppressive du capital</i>, par laquelle ils expliquent +l'inégalité des conditions, et toutes les souffrances des classes +pauvres. Ils parlent aux passions, aux sentiments, et même aux +meilleurs instincts des hommes. Ils séduisent la jeunesse, montrant le +mal et affirmant qu'ils possèdent le remède. Ce remède consiste en une +organisation sociale artificielle de leur invention, qui rendra tous +les hommes heureux et égaux, sans qu'ils aient besoin de lumières et +de vertus.—Encore si tous les socialistes étaient d'accord sur ce +plan d'organisation, on pourrait espérer de le ruiner dans les +intelligences. Mais vous comprenez que, dans cet ordre d'idées, et du +moment qu'il s'agit de pétrir une société, chacun fait la sienne, et +tous les matins nous sommes assaillis par des inventions nouvelles. +Nous avons donc à combattre une hydre à qui il repousse dix têtes +quand nous lui en coupons une.</p> + +<p>Le malheur est que cette méthode a un puissant attrait pour la +jeunesse. On lui montre des souffrances; et par là on commence par +toucher son cœur. Ensuite on lui dit que tout peut se guérir, au +moyen de quelques combinaisons artificielles; et par là on met son +imagination en campagne. Combien de peine a-t-elle ensuite à vous +écouter quand vous venez la désillusionner, en lui exposant les belles +mais sévères lois de l'économie sociale, et lui dire: «Pour extirper +le mal de ce monde (et encore cette partie du mal sur lequel <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> +la puissance humaine a quelque action) le procédé est plus long; il +faut extirper le vice et l'ignorance.»</p> + +<p>Frappé du danger de la voie dans laquelle se précipite la jeunesse, +j'ai pris le parti de lui demander de m'entendre. J'ai réuni les +élèves des écoles de Droit et de Médecine, c'est-à-dire ces jeunes +hommes qui dans quelques années gouverneront le monde ou du moins la +France. Ils m'ont écouté avec bienveillance, avec sympathie, mais, +comme vous pensez bien, sans trop me comprendre. N'importe; puisque +l'expérience est commencée, je la suivrai jusqu'au bout. Vous savez +que j'ai toujours dans la tête le plan d'un petit ouvrage intitulé les +<i>Harmonies économiques</i>. C'est le point de vue <i>positif</i> dont les +<i>sophismes</i> sont le point de vue <i>négatif</i>. Pour préparer le terrain, +j'ai distribué à ces jeunes gens les <i>Sophismes</i>. Chacun en a reçu un +exemplaire. J'espère que cela désobstruera un peu leur esprit, et, au +retour des vacances, je me propose de leur exposer méthodiquement les +harmonies.</p> + +<p>Vous comprenez à présent, mon ami, combien je tiens à ma santé! oh! +que la bonté divine me donne au moins encore un an de force! qu'elle +me permette d'exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je +considère comme la vraie théorie sociale, sous ces douze chapitres: +<i>Besoins</i>, <i>production</i>, <i>propriété</i>, <i>concurrence</i>, <i>population</i>, +<i>liberté</i>, <i>égalité</i>, <i>responsabilité</i>, <i>solidarité</i>, <i>fraternité</i>, +<i>unité</i>, <i>rôle de l'opinion publique</i>; et je remettrai sans +regret,—avec joie,—ma vie entre ses mains!</p> + +<p>Adieu, mon ami, veuillez remercier madame Cobden de son bon souvenir +et recevez tous deux les vœux que je forme pour votre bonheur.</p> + +<p class="date">Paris, 15 octobre 1847.</p> + +<p>Mon cher ami, j'apprends avec bien du plaisir, par les journaux de ce +matin, votre retour à Londres. Il y a si <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> longtemps que je +n'ai eu de vos nouvelles! J'espère que vous ne négligerez pas de +m'écrire dès que vous serez un peu reposé de vos fatigues, et que vous +me parlerez des dispositions que vous avez rencontrées dans le nord de +l'Europe, sur notre question.</p> + +<p>Ici, le progrès est lent, si même il y a progrès. La crise des +subsistances, la crise financière sont venues obscurcir nos doctrines. +Il semble que la Providence accumule les difficultés au commencement +de notre œuvre et se plaise à la rendre plus difficile. Peut-être +entre-t-il dans ses desseins que le triomphe soit chèrement acheté, +qu'aucune objection ne reste en arrière, afin que la liberté n'entre +dans nos lois qu'après avoir pris possession de l'opinion publique. +Aussi je ne regarderai pas les retards, les difficultés, les +obstacles, les épreuves comme un malheur pour notre cause. En +prolongeant la lutte, elles nous mettent à même d'éclaircir +non-seulement la question principale, mais beaucoup de questions +accessoires qui sont aussi importantes que la question principale +elle-même. Le succès législatif s'éloigne, mais l'opinion mûrit. Je ne +me plaindrais donc pas, si nous étions à la hauteur de notre tâche. +Mais nous sommes bien faibles. Notre personnel militant se réduit à +quatre ou cinq athlètes presque tous fort occupés d'autre chose. +Moi-même je manque d'instruction pratique; mon genre d'esprit, qui est +de creuser dans les principes, me rend impropre à discuter, comme il +le faudrait, les événements à mesure qu'ils s'accumulent. De plus, les +forces intellectuelles m'abandonnent avec les forces physiques. Si je +pouvais traiter avec la nature et échanger dix ans de vie souffreteuse +contre deux ans de vigueur et de santé, le marché serait bientôt +conclu.</p> + +<p>De grands obstacles nous viennent aussi de votre côté de la Manche. +Mon cher Cobden, il faut que je vous parle en toute franchise. En +adoptant le Libre-Échange, l'Angleterre <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> n'a pas adopté la +politique qui dérive logiquement du Libre-Échange. Le fera-t-elle? Je +n'en doute pas; mais quand? Voilà la question. La position que vous et +vos amis prendrez dans le parlement aura une influence immense sur +notre entreprise. Si vous désavouez énergiquement votre diplomatie, si +vous parvenez à faire réduire vos forces navales, nous serons forts. +Sinon, quelle figure ferons-nous devant le public? Quand nous +prédisons que le Libre-Échange entraînera la politique anglaise dans +la voie de la justice, de la paix, de l'économie, de +l'affranchissement colonial, est-ce que la France est tenue de nous +croire sur parole? Il existe une défiance invétérée contre +l'Angleterre, je dirai même un sentiment d'hostilité, aussi ancien que +les noms mêmes de <i>Français</i> et d'<i>Anglais</i>. Eh bien, ce sentiment est +excusable. Son tort est d'envelopper tous vos partis et tous vos +concitoyens dans la même réprobation. Mais les nations ne +doivent-elles pas se juger entre elles par leurs actes extérieurs? On +dit souvent qu'il ne faut pas confondre les nations avec leurs +gouvernements. Il y a du vrai et du faux dans cette maxime; et j'ose +dire qu'elle est fausse à l'égard des peuples qui ont des moyens +constitutionnels de faire prévaloir l'<i>opinion</i>. Considérez que la +France n'a pas d'instruction économique. Lors donc qu'elle lit +l'histoire, lorsqu'elle y voit les envahissements successifs de +l'Angleterre, quand elle étudie les moyens diplomatiques qui ont amené +ces envahissements, quand elle voit un système séculaire suivi avec +persévérance, soit que les whigs ou les torys tiennent le timon de +l'État, quand elle lit dans vos journaux qu'en ce moment l'Angleterre +a 34,000 marins à bord des vaisseaux de guerre, comment voulez-vous +qu'elle se fie, pour un changement dans votre politique, à la force +d'un principe que d'ailleurs elle ne comprend pas? Il lui faut autre +chose; il lui faut des faits. Rendez donc la liberté commerciale à +vos colonies, détruisez <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> votre Acte de navigation, surtout +licenciez votre marine militaire, n'en gardez que ce qui est +indispensable pour votre sécurité, diminuez ainsi vos charges, vos +dettes, soulagez votre population, ne menacez plus les autres peuples +et la liberté des mers; et alors, soyez-en sûrs, la France ouvrira les +yeux.</p> + +<p>Mon cher Cobden, dans un discours que j'ai prononcé à Lyon, j'ai osé +prédire que cette législature, qui a sept ans devant elle, mettrait +votre système politique en harmonie avec votre système économique. +«Avant sept ans, ai-je dit, l'Angleterre aura diminué ses armées de +terre et de mer de moitié.» Ne me faites pas mentir.—Je n'ai +rencontré qu'incrédulité. On me blâme de faire le prophète; on me +prend pour un fanatique à vue courte qui ne comprend pas la ruse +britannique; mais moi j'ai confiance dans deux forces, la force de la +vérité, et la force de vos vrais intérêts.</p> + +<p>Je ne suis pas très-profondément instruit de ce qui se passe à Athènes +et à Madrid. Ce que je puis vous dire, c'est que Palmerston et Bulwer +inspirent une défiance universelle. Vous me répondrez que si M. Bulwer +intrigue à Madrid, M. de Glucksberg en fait autant. Soit. Mais si l'un +agit contre l'intérêt de la France, comme l'autre contre l'intérêt de +l'Angleterre, il y a néanmoins cette différence que l'Angleterre se +vante de connaître ses intérêts. Nous sommes encore dans les vieilles +idées. Est-il surprenant que nos actes s'en ressentent? Mais vous, qui +vous êtes défaits des idées, repoussez donc les actes. Désavouez +Palmerston et Bulwer. Rien ne servira autant à nous mettre, nous +libre-échangistes, dans une excellente position vis-à-vis du public. +Il y a plus, je désirerais que vous me dissiez la position que vous +comptez prendre dans cette affaire au parlement. Je commencerais à +préparer ici l'opinion publique.</p> + +<p>Je vous l'avoue, mon cher ami, quoique ennemi de tout charlatanisme, +si vous êtes en majorité et en mesure d'inaugurer <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> une +politique nouvelle, conforme aux principes du <i>free-trade</i>, je +voudrais que vous le fissiez avec quelque éclat et quelque solennité. +Je souhaite, si vous diminuez votre marine militaire, que vous +rattachiez explicitement cette mesure au <i>free-trade</i>; que vous +proclamiez bien haut que l'Angleterre a fait fausse route, et que son +but actuel étant diamétralement opposé à celui qu'elle a poursuivi +jusqu'ici, les moyens doivent être opposés aussi.</p> + +<p>Je ne vous parle pas des <i>vins</i>. Je vois que votre situation +financière ne vous permet pas de grandes réformes fiscales. Mais une +modération de droits qui ne nuise pas à vos revenus, est-ce trop +demander? Je désirerais que ce fût vous <i>personnellement</i> qui fissiez +cette proposition; et je vous dirai pourquoi une autre fois. Je n'ai +plus de place que pour vous assurer de mon amitié.</p> + +<p class="date">Paris, 9 novembre 1847.</p> + +<p>Mon cher Cobden, j'ai lu avec bien de l'intérêt ce que vous me dites +de votre voyage, et je compte retirer autant de plaisir que +d'instruction des articles que vous vous proposez d'envoyer au +<i>Journal des Économistes</i>. M. Say vous a déjà écrit à ce sujet. Il +saisit toujours avec empressement l'occasion de donner de la valeur à +ce recueil, dont il est le fondateur et le soutien. Votre +correspondance est une bonne fortune pour lui. Je vous adjure +très-sincèrement d'y consacrer une partie du temps dont vous pourrez +disposer. La cause que nous servons ne se renferme pas dans les +limites d'une nation. Elle est universelle et ne trouvera sa solution +que dans l'adhésion de tous les peuples. Vous ne pouvez donc rien +faire de plus utile que d'accroître le mérite et la circulation du +<i>Journal des Économistes</i>. Cette revue ne me satisfait pas +complétement; je regrette maintenant de n'en avoir pas pris la +direction. Cette propagande philosophique <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> et rationnelle +m'eût mieux convenu que la polémique quotidienne.</p> + +<p>Les difficultés s'accumulent autour de nous; nous n'avons pas pour +adversaires seulement des <i>intérêts</i>. L'ignorance publique se révèle +maintenant dans toute sa triste étendue. En outre, les <i>partis</i> ont +besoin de nous abattre. Par un enchaînement de circonstances, qu'il +serait trop long de rapporter, ils sont tous contre nous. Tous +aspirent au même but: la <i>Tyrannie</i>. Ils ne diffèrent que sur la +question de savoir en quelles mains l'arbitraire sera déposé. Aussi, +ce qu'ils redoutent le plus, c'est l'esprit de la vraie liberté. Je +vous assure, mon cher Cobden, que si j'avais vingt ans de moins et de +la santé, je prendrais le bon sens pour ma cuirasse, la vérité pour ma +lance, et je me croirais sûr de les vaincre. Mais hélas! l'âme, malgré +sa noble origine, ne peut rien faire sans le corps.</p> + +<p>Ce qui m'afflige surtout, moi qui porte au cœur le sentiment +démocratique dans toute son universalité, c'est de voir la démocratie +française en tête de l'opposition à la liberté du commerce. Cela tient +aux idées belliqueuses, à l'exagération de l'honneur national, +passions qui semblent reverdir à chaque révolution. 1830 les a +<i>manured</i>. Vous me dites que nous nous sommes trop laissé prendre au +piége tendu par les protectionnistes, et que nous aurions dû négliger +leurs arguments <i>anglophobes</i>. Je crois que vous avez tort. Il est +sans doute utile de tuer la protection, mais il est plus utile encore +de tuer les haines nationales. Je connais mon pays; il porte au +cœur un sentiment vivace où le vrai se mêle au faux. Il voit +l'Angleterre capable d'écraser toutes les marines du monde; il la sait +d'ailleurs dirigée par une oligarchie sans scrupules. Cela lui trouble +la vue et l'empêche de comprendre le Libre-Échange. Je dis plus, quand +même il le comprendrait, il n'en voudrait pas pour ses avantages +purement économiques. Ce qu'il faut lui montrer <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> surtout, +c'est que la liberté des échanges fera disparaître les dangers +militaires qu'il redoute.—Pour moi, j'aimerais mieux combattre +quelques années de plus et vaincre les préjugés nationaux aussi bien +que les préjugés économiques. Je ne suis pas fâché que les +protectionnistes aient choisi ce champ de bataille.—Mon intention est +de publier, dans notre journal, les débats du parlement et +principalement les discours des <i>free-traders</i>.</p> + +<p class="date">Le 15.</p> + +<p>Mon ami, je ne vous cacherai pas que je suis effrayé du vide qui se +fait autour de nous. Nos adversaires sont pleins d'audace et d'ardeur. +Nos amis au contraire se découragent et deviennent indifférents. Que +nous sert d'avoir mille fois raison, si nous ne pouvons nous faire +entendre? La tactique des protectionnistes, bien secondés par les +journaux, est de nous laisser avoir raison tout seuls.</p> + +<p class="date">Paris, 25 février 1848.</p> + +<p>Mon cher Cobden, vous savez déjà nos événements. Hier nous étions une +monarchie, aujourd'hui nous sommes une république.</p> + +<p>Je n'ai pas le temps de raconter, je veux seulement vous soumettre un +point de vue de la plus haute importance.</p> + +<p>La France veut la paix et en a besoin. Ses dépenses vont s'accroître, +ses recettes s'affaiblir et son budget est déjà en déficit. Donc, il +lui faut la paix et la réduction de son état militaire.</p> + +<p>Sans cette réduction, pas d'économie sérieuse possible, par conséquent +pas de réforme financière, pas d'abolition de taxes odieuses.—Et sans +cela, la révolution se dépopularise.</p> + +<p>Or, la France, vous le comprendrez, <i>ne peut pas prendre <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> +l'initiative du désarmement</i>. Il serait absurde de le lui demander.</p> + +<p>Voyez les conséquences. Ne désarmant pas, elle ne peut rien réformer, +et ne réformant rien, ses finances la tuent.</p> + +<p>Le seul fait que l'étranger <i>conserve ses forces</i> nous réduit donc à +périr. Or, nous ne voulons pas périr. Donc, si les nations étrangères +ne nous mettent pas à même de désarmer en désarmant elles-mêmes, s'il +nous faut tenir trois ou quatre cent mille hommes sur pied, nous +serons entraînés à la guerre de propagande. C'est forcé. Car alors, le +seul moyen d'arriver à respirer, chez nous, sera de créer des embarras +à tous les rois de l'Europe.</p> + +<p>Si donc l'étranger comprend notre situation et ses dangers, il +n'hésitera pas à nous donner cette preuve de confiance de désarmer +<i>sérieusement</i>. Par là, il nous mettra à même d'en faire autant, de +rétablir nos finances, de soulager le peuple, d'accomplir l'œuvre +qui nous est dévolue.</p> + +<p>Si, au contraire, l'étranger juge prudent de rester armé, je n'hésite +pas à dire que cette prétendue prudence <i>est de la plus haute +imprudence</i>, car elle nous réduira à l'extrémité que je viens de vous +dire.</p> + +<p>Plaise au ciel que l'Angleterre comprenne et fasse comprendre! Elle +sauverait l'avenir de l'Europe. Que si elle consulte les traditions de +la vieille politique, je vous défie bien de me dire comment nous +pourrons échapper aux conséquences.</p> + +<p>Méditez cette lettre, cher Cobden, pesez-en toutes les expressions. +Voyez par vous-même si tout ce que je vous dis n'est pas inévitable.</p> + +<p>Si vous restez armés, nous restons armés sans mauvaise intention. Mais +restant armés, nous succomberons sous le poids de taxes impopulaires. +Aucun gouvernement n'y pourra tenir. Ils auront beau se succéder, ils +rencontreront <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> tous la même difficulté; et un jour viendra où +l'on dira: Puisque nous ne pouvons renvoyer l'armée dans ses foyers, +il faut l'envoyer soulever les peuples.</p> + +<p>Si vous désarmez dans une forte proportion, si vous vous unissez +fortement à nous pour conseiller à la Prusse la même politique, à +cette condition, une ère nouvelle peut surgir et surgira du 24 +février.</p> + +<p class="date">Paris, 26 février 1848.</p> + +<p>Mon cher Cobden, je donnerais beaucoup d'argent (si j'en avais), pour +voir un moment M. de Lamartine notre ministre des Affaires étrangères. +Mais je ne puis arriver à lui.</p> + +<p>Je voudrais aller à Londres, mais non sans l'avoir vu, parce qu'il +faut bien lui soumettre les idées que j'aurais à vous communiquer.</p> + +<p>L'Angleterre peut faire un bien immense, sans se nuire le moins du +monde. Elle peut substituer chez nous l'attachement sincère à de +funestes préventions. Elle n'a qu'à le vouloir. Par exemple, pourquoi +ne ferait-elle pas cesser <i>spontanément</i> sa sourde opposition à notre +triste conquête algérienne? Pourquoi ne ferait-elle pas cesser +<i>spontanément</i> les dangers qui naissent du droit de visite? Pourquoi +laisser s'enraciner chez nous l'idée qu'elle veut nous humilier? +Pourquoi attendre que les circonstances enveniment ces affaires? Quel +magnifique spectacle si l'Angleterre disait: «Quand la France aura +choisi un gouvernement, l'Angleterre s'empressera de le reconnaître, +et, pour preuve de sa sympathie, elle reconnaîtra aussi l'Algérie +comme française, et renoncera au droit de visite dont elle aperçoit du +reste l'inefficacité et les inconvénients!»</p> + +<p>Dites-moi, mon cher Cobden, ce que de tels actes coûteraient à votre +pays, s'ils étaient faits, comme je le dis, <i>spontanément</i>?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> Ici nous ne pouvons pas tirer de l'idée des Français que +l'Angleterre convoite l'Algérie. C'est absurde; mais les apparences y +sont.</p> + +<p>Nous ne pouvons pas effacer des esprits la pensée que le droit de +visite entre dans votre politique. C'est encore absurde; mais les +apparences y sont.</p> + +<p>Au nom de la paix et de l'humanité, provoquez ces grandes mesures! +Faisons donc une fois de la diplomatie populaire, et faisons-la en +temps utile.</p> + +<p>Écrivez-moi; dites-moi franchement si un voyage à Londres, entrepris +dans ces vues, sous les auspices de M. de Lamartine, aurait quelques +chances d'amener un résultat. Je lui montrerai votre lettre.</p> + +<p class="date">Mugron, 5 avril 1848.</p> + +<p>Mon cher ami, me voici dans ma solitude. Que ne puis-je m'y ensevelir +pour toujours, et y travailler paisiblement à cette synthèse +économique, que j'ai dans la tête et qui n'en sortira jamais!—Car, à +moins d'un revirement subit dans l'opinion du pays, je vais être +envoyé à Paris chargé du terrible mandat de Représentant du Peuple. Si +j'avais de la force et de la santé, j'accepterais cette mission avec +enthousiasme. Mais que pourront ma faible voix, mon organisation +maladive et nerveuse au milieu des tempêtes révolutionnaires? Combien +il eût été plus sage de consacrer mes derniers jours à creuser, dans +le silence, le grand problème de la destinée sociale; d'autant que +quelque chose me dit que je serais arrivé à la solution. Pauvre +village, humble toit de mes pères, je vais vous dire un éternel adieu; +je vais vous quitter avec le pressentiment que mon nom et ma vie, +perdus au sein des orages, n'auront pas même cette modeste utilité +pour laquelle vous m'aviez préparé!...</p> + +<p>Mon ami, je suis trop loin du théâtre des événements <span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> pour +vous en parler. Vous les apprenez avant moi; et au moment où j'écris, +peut-être les faits sur lesquels je pourrais raisonner sont-ils de +l'histoire ancienne. Si le gouvernement déchu nous avait laissé les +finances en bon ordre, j'aurais une foi entière dans l'avenir de la +République. Malheureusement le trésor public est écrasé, et je sais +assez l'histoire de notre première révolution pour connaître +l'influence du délabrement des finances sur les événements. Une mesure +urgente entraîne une mesure arbitraire; et c'est là surtout que la +fatalité exerce son empire. Maintenant, le peuple est admirable; et +vous seriez surpris de voir comme le <i>suffrage universel</i> fonctionne +bien dès son début. Mais qu'arrivera-t-il quand les impôts, au lieu +d'être diminués, seront aggravés, quand l'ouvrage manquera, quand aux +plus brillantes espérances succéderont d'amères réalités? J'avais +aperçu une planche de salut, sur laquelle il est vrai je ne comptais +guère, car elle supposait de la sagesse et de la prudence dans les +rois; c'était le désarmement simultané de l'Europe. Alors les finances +eussent été partout rétablies, les peuples soulagés et rattachés à +l'ordre; l'industrie se serait développée, le travail eût abondé et +les peuples eussent attendu avec calme le développement progressif des +institutions. Les monarques ont préféré jouer leur <i>va-tout</i>, ou +plutôt ils n'ont pas su lire dans le présent et dans l'avenir. Ils +pressent un ressort, sans comprendre qu'à mesure que leur force +s'épuise celle du ressort augmente.</p> + +<p>Supposez qu'ils aient partout désarmé et dégrévé d'autant les impôts, +en outre accordé aux nations des institutions d'ailleurs inévitables. +La France obérée se fût hâtée d'en faire autant, trop heureuse de +pouvoir fonder la République sur la solide base du soulagement réel +des souffrances populaires. Le calme et le progrès se fussent donné +la main.—Mais le contraire est arrivé. Partout on arme, <span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> +partout on accroît les dépenses publiques, et les impôts et les +entraves, quand les impôts existants sont précisément la cause des +révolutions. Tout cela ne finira-t-il pas par une terrible explosion?</p> + +<p>Quoi donc! la justice est-elle si difficile à pratiquer, la prudence +si difficile à comprendre?</p> + +<p>Depuis que je suis ici, je ne vois pas de journaux anglais. Je ne sais +rien de ce qui se passe dans votre parlement. J'aurais espéré que +l'Angleterre prendrait l'initiative de la politique rationnelle, et +qu'elle la prendrait avec cette hardiesse vigoureuse dont elle a donné +tant d'exemples. J'aurais espéré qu'elle eût voulu <i>to teach mankind +how to live</i>: désarmer, désarmer, abandonner les colonies onéreuses, +cesser d'être menaçante, se mettre dans l'impossibilité d'être +menacée, supprimer les taxes impopulaires et présenter au monde un +beau spectacle d'union, de force, de sagesse, de justice et de +sécurité. Mais hélas! l'Économie politique n'a pas encore assez +pénétré les masses, même chez vous.</p> + +<p class="date">Paris, 11 mai 1848.</p> + +<p>Mon cher Cobden, il ne m'est pas possible de vous écrire longuement. +D'ailleurs, que vous dirais-je? Comment prévoir ce qui sortira du sein +d'une assemblée de 900 personnes, qui ne sont contenues par aucune +règle, par aucun précédent; qui ne se connaissent pas entre elles; qui +sont sous l'empire de tant d'erreurs; qui ont à satisfaire tant +d'espérances justes ou chimériques, et qui pourtant peuvent à peine +s'entendre et délibérer, à cause de leur nombre et de l'immensité de +la salle? Ce que je puis dire, c'est que l'assemblée nationale a de +bonnes intentions. L'esprit démocratique y domine. Je voudrais pouvoir +en dire autant de l'esprit de paix et de non-intervention. Nous le +saurons lundi. C'est ce jour-là qu'on a fixé pour la conversation sur +la Pologne et l'Italie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> En attendant j'aborde de suite le sujet de ma lettre.</p> + +<p>Vous savez qu'une commission de travailleurs se réunissait au +Luxembourg, sous la présidence de L. Blanc. L'assemblée nationale l'a +dispersée par sa présence; mais elle s'est hâtée de fonder, dans son +propre sein, une commission chargée de faire une enquête sur la +situation des travailleurs industriels et agricoles, ainsi que de +proposer les moyens d'améliorer leur sort.</p> + +<p>C'est une œuvre immense, et que les illusions qui ont cours rendent +périlleuse.</p> + +<p>Je suis appelé à faire partie de cette commission. J'ai été nommé +loyalement, après avoir exposé mes doctrines sans réticences, mais en +les considérant surtout au point de vue du droit de propriété. Ce que +j'ai dit et qui m'a valu d'être nommé, je le reproduis, sous forme +d'un article intitulé: <i>Loi et propriété</i>, qui paraîtra dans le +prochain numéro du <i>Journal des Économistes</i>. Je vous prie de le +lire<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>.</p> + +<p>Maintenant, je voudrais faire servir cette enquête à faire jaillir la +vérité. Que je me trompe ou non, c'est la vérité qu'il nous +faut.—Nous n'avons pas en France une grande expérience de cette +<i>machinery</i> qu'on nomme <i>enquêtes parlementaires</i>. Connaîtriez-vous +quelque ouvrage où soit exposé l'art de les conduire de manière à +dégager la vérité? Si vous en connaissez, ayez la bonté de me le +signaler, ou mieux encore de me le faire envoyer.</p> + +<p>Les préventions antibritanniques sont encore loin d'être éteintes ici. +On pense que les Anglais s'appliquent à contrarier, sur le continent, +la politique franco-républicaine; et cela ne m'étonnerait pas de la +part de votre aristocratie. Aussi je suivrai avec un vif intérêt votre +nouvelle agitation, en faveur des réformes politiques et économiques +qui peuvent diminuer l'influence au dehors de la <i>Squirarchy</i>.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> Paris, le 27 mai 1848.</p> + +<p>Mon cher Cobden, je vous remercie de m'avoir procuré l'occasion de +faire la connaissance de M. Baines. Je regrette seulement de n'avoir +pu m'entretenir qu'un instant avec un homme aussi distingué.</p> + +<p>Pardonnez-moi de vous avoir donné la peine de m'écrire au sujet des +enquêtes et de leur forme. J'ai déserté notre comité du travail pour +celui des finances. C'est là en définitive que viendront aboutir +toutes les questions et même toutes les utopies. À moins que le pays +ne renonce à l'usage de la raison, il faudra bien qu'il subordonne aux +finances, même sa politique extérieure, dans une certaine mesure. +Puissions-nous faire triompher la politique de la paix! Pour moi, je +suis convaincu qu'après la guerre immédiate, rien n'est plus funeste à +ma patrie que le système inauguré par notre gouvernement, et qu'il a +appelé <i>diplomatie armée</i>. À quelque point de vue qu'on le considère, +un tel système est injuste, faux et ruineux. Je me désole quand je +songe que quelques simples notions d'économie politique suffiraient +pour le dépopulariser en France. Mais comment y parvenir, quand +l'immense majorité croit que les intérêts des peuples, et même les +intérêts en général, sont radicalement et naturellement antagoniques? +Il faut attendre que ce préjugé disparaisse, et ce sera long. Pour ce +qui me concerne, rien ne peut m'ôter de l'idée que mon rôle était +d'être publiciste campagnard comme autrefois, ou tout au plus +professeur. Je ne suis pas né à une époque où ma place soit sur la +scène de la politique active.</p> + +<p>Quoi de plus simple, en apparence, que de décider la France et +l'Angleterre à s'entendre pour désarmer en même temps? +qu'auraient-elles à craindre? combien de difficultés réelles, +imminentes, pressantes, ne se mettraient-elles <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> pas à même de +résoudre! combien d'impôts à réformer! que de souffrances à soulager! +que d'affections populaires à conquérir! que de troubles et de +révolutions à éloigner! Et cependant, nous n'y parviendrons pas. +L'impossibilité matérielle de recouvrer l'impôt ne suffira pas, chez +vous ni chez nous, pour faire adopter un désarmement, d'ailleurs +indiqué par la plus simple prudence.</p> + +<p>Cependant je dois dire que j'ai été agréablement surpris de trouver +dans notre comité, composé de soixante membres, les meilleures +dispositions. Dieu veuille que l'esprit qui l'anime se répande d'abord +sur l'assemblée et de là sur le public. Mais hélas! sur quinze +comités, il y en a <i>un</i> qui, chargé des voies et moyens, est arrivé à +des idées de paix et d'économies. Les autres quatorze comités ne +s'occupent que de projets qui, tous, entraînent des dépenses +nouvelles,—résistera-t-il au torrent?</p> + +<p>Je crois qu'en ce moment vous avez près de vous madame Cobden, ainsi +que M. et madame Schwabe—je vous prie de leur présenter mes civilités +affectueuses. Depuis le départ de M. Schwabe, les Champs-Élysées me +semblent un désert; avant je les trouvais bien nommés.</p> + +<p class="date">27 juin 1848.</p> + +<p>Mon cher Cobden, vous avez appris l'immense catastrophe qui vient +d'affliger la France et qui afflige le monde. Je crois que vous serez +bien aise d'avoir de mes nouvelles, mais je n'entrerai pas dans +beaucoup de détails. C'est vraiment une chose trop pénible, pour un +Français, même pour un Français cosmopolite, d'avoir à raconter ces +scènes lugubres à un Anglais.</p> + +<p>Permettez-moi donc de laisser à nos journaux le soin de vous apprendre +les faits. Je vous dirai quelques mots sur les causes. Selon moi, +elles sont toutes dans le <i>socialisme</i>. Depuis longtemps nos +gouvernants ont empêché autant <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> qu'ils l'ont pu la diffusion +des connaissances économiques. Ils ont fait plus. Par ignorance, ils +ont préparé les esprits à recevoir les erreurs du socialisme et du +faux républicanisme, car c'est là l'évidente tendance de l'éducation +classique et universitaire. La nation s'est engouée de l'idée qu'on +pouvait faire de la fraternité avec la loi.—On a exigé de l'État +qu'il fit directement le bonheur des citoyens. Mais qu'est-il arrivé? +En vertu des penchants naturels du cœur humain, chacun s'est mis à +réclamer pour soi, de l'État, une plus grande part de bien-être. +C'est-à-dire que l'État ou le trésor public a été mis au pillage. +Toutes les classes ont demandé à l'État, comme en vertu d'un droit, +des moyens d'existence. Les efforts faits dans ce sens par l'État +n'ont abouti qu'à des impôts et des entraves, et à l'augmentation de +la misère; et alors les exigences du peuple sont devenues plus +impérieuses.—À mes yeux, le régime protecteur a été la première +manifestation de ce désordre. Les propriétaires, les agriculteurs, les +manufacturiers, les armateurs ont invoqué l'intervention de la loi +pour accroître leur part de richesse. La loi n'a pu les satisfaire +qu'en créant la détresse des autres classes, et surtout des +ouvriers.—Alors ceux-ci se sont mis sur les rangs, et au lieu de +demander que la spoliation cessât, ils ont demandé que la loi les +admît aussi à participer à la spoliation.—Elle est devenue générale, +universelle. Elle a entraîné la ruine de toutes les industries. Les +ouvriers, plus malheureux que jamais, ont pensé que le dogme de la +fraternité ne s'était pas réalisé pour eux, et ils ont pris les armes. +Vous savez le reste: un carnage affreux qui a désolé pendant quatre +jours la capitale du monde civilisé et qui n'est pas encore terminé.</p> + +<p>Il me semble, mon cher Cobden, que je suis le seul à l'assemblée +nationale qui voie la cause du mal et par conséquent le remède. Mais +je suis obligé de me taire, car à quoi bon parler pour n'être pas +compris? aussi je me demande <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> quelquefois si je ne suis pas un +maniaque, comme tant d'autres, enfoncé dans ma vieille erreur; mais +cette pensée ne peut prévaloir, car je connais trop, ce me semble, +tous les détails du problème. D'ailleurs, je me dis toujours: En +définitive, ce que je demande, c'est le triomphe des harmonieuses et +simples lois de la Providence. Est-il présumable qu'elle s'est +trompée?</p> + +<p>Je regrette aujourd'hui très-profondément d'avoir accepté le mandat +qui m'a été confié.—Je n'y suis bon à rien, tandis que, comme simple +publiciste, j'aurais pu être utile à mon pays.</p> + +<p class="date">7 août 1848.</p> + +<p>Mon cher Cobden, je quitte l'assemblée pour répondre quelques lignes à +votre lettre du 5. J'espérais voir nos ministres pour conférer avec +eux sur la communication que vous me faites, mais ils ne sont pas +venus. En attendant d'autres détails, voici ce que je sais.</p> + +<p>Nous nous sommes trouvés, pour 1848, en face d'un déficit impossible à +combler par l'impôt. Le ministre des finances a pris la résolution d'y +pourvoir par l'emprunt et d'organiser son budget de 1849 de manière à +équilibrer les recettes et les dépenses, sans en appeler de nouveau au +crédit. L'intention est bonne, le tout est d'y être fidèle.</p> + +<p>Dans cette pensée, il a reconnu que les recettes ordinaires ne +pouvaient faire face aux dépenses de 1849, qu'autant que celles-ci +seraient réduites d'un chiffre assez considérable. Il a donc déclaré à +tous ses collègues qu'ils devaient aviser à une réduction à répartir +entre tous les services. Le département de la marine est compris pour +30 millions dans la réduction <i>proposée</i>; et comme il y a dans ce +département des chapitres qu'il est impossible de toucher, tels que +dépenses coloniales, bagnes, vivres, solde, etc., il s'ensuit que la +réduction portera exclusivement sur les armements nouveaux à faire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> Cette résolution n'est pas immuable. Elle ne part pas d'un +parti pris de diminuer nos forces militaires. Mais il est certain que +le gouvernement et l'assemblée seraient fortement encouragés à +persévérer dans cette voie, si l'Angleterre offrait de nous y suivre +et surtout de nous y précéder dans une proportion convenable. C'est +sur quoi je vais appeler l'attention de Bastide.</p> + +<p>En ce moment, il circule, à l'occasion de l'Italie, des bruits qui +sont de nature à faire échouer les bonnes dispositions du ministre des +finances. Je crains bien que la paix de l'Europe ne puisse pas être +maintenue. Dieu veuille au moins que nos deux pays marchent d'accord!</p> + +<p>Adieu, mon cher Cobden, je vous écrirai prochainement.</p> + +<p class="date">18 août 1848.</p> + +<p>Mon cher Cobden, j'ai reçu votre lettre et le beau discours de M. +Molesworth. Si j'avais eu du temps à ma disposition, je l'aurais +traduit pour le <i>Journal des Économistes</i>. Mais le temps me manque et +plus encore la force. Elle m'échappe, et je vous avoue que me voilà +saisi de la manie de tous les écrivains. Je voudrais consacrer le peu +de santé qui me reste, d'abord à établir les vrais principes +d'économie politique tels que je les conçois, et ensuite à montrer +leurs relations avec toutes les autres sciences morales. C'est +toujours ma chimère des <i>Harmonies économiques</i>. Si cet ouvrage était +fait, il me semble qu'il rallierait à nous une foule de belles +intelligences, que le cœur entraîne vers le socialisme. +Malheureusement, pour qu'un livre surnage et soit lu, il doit être à +la fois court, clair, précis et empreint de sentiments autant que +d'idées. C'est vous dire qu'il ne doit pas contenir un mot qui ne soit +pesé. Il doit se former goutte à goutte comme le cristal, et, comme +lui encore, dans le silence et l'obscurité. Aussi je pousse bien des +soupirs vers mes chères Landes et Pyrénées.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span> Il ne m'a pas paru encore opportun de faire une ouverture à +Cavaignac relativement à l'objet de votre lettre<a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>. Le moment me +semble mal choisi. Il faut attendre que les affaires d'Italie soient +un peu éclaircies. Rien ne serait plus impopulaire en ce moment qu'une +diminution dans l'armée. Tous les partis se réuniraient pour la +condamner: les politiques, à cause de l'état de l'Europe; les +propriétaires et négociants, à cause des passions démagogiques. +L'armée française est admirable de dévouement et de discipline. Elle +est, pour le moment, notre ancre de salut.—Ses chefs les plus aimés +sont au pouvoir et ne voudront rien faire qui puisse altérer son +affection.</p> + +<p>Quant à la marine, il n'est pas probable que la France entrerait dans +une négociation qui aurait pour objet la <i>réduction proportionnelle</i>. +Il faudrait que l'Angleterre allât plus loin, et je crains bien +qu'elle n'y soit pas préparée. Je voudrais savoir au moins ce que l'on +pourrait espérer d'obtenir.</p> + +<p>L'esprit public, de ce côté du détroit, rend une négociation semblable +extrêmement difficile, surtout avec l'Angleterre seule. Il faudrait +tâcher de l'étendre à toutes les puissances.</p> + +<p>C'est pourquoi je n'ai pas osé compromettre le succès, en demandant à +Cavaignac une audience <i>ad hoc</i>. Je tâcherai de sonder ses idées +occasionnellement et je vous les communiquerai.</p> + +<p>Il est impossible de se proposer un plus noble but. J'ai vu avec +plaisir que la <i>Presse</i> entre dans cette voie. Je vais tâcher d'y +faire entrer aussi les <i>Débats</i>. Mais la difficulté est d'y entraîner +les journaux populaires; cependant je n'en désespère pas.</p> + +<p>Adieu, je suis forcé de vous quitter.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> 17 octobre 1849.</p> + +<p>Mon cher Cobden, vous ne devez pas douter de mon empressement à +assister au meeting du 30 octobre, si mes devoirs parlementaires n'y +font pas un obstacle absolu. Avoir le plaisir de vous serrer la main +et être témoin du progrès de l'opinion en Angleterre, en faveur de la +paix, ce sera pour moi une double bonne fortune. Il me sera bien +agréable aussi de remercier M. B. Smith<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a> de sa gracieuse +hospitalité, que j'accepte avec reconnaissance.</p> + +<p>Vous sentez que je ferai tous mes efforts pour entraîner notre +excellent ami M. Say. Je crains que ses occupations du conseil d'État +ne le retiennent. Je tiendrais d'autant plus à l'avoir pour compagnon +de voyage que sa foi n'est pas entière à l'endroit du congrès de la +paix. Le spectacle de vos meetings ne pourra que retremper sa +confiance. Je le verrai ce soir.</p> + +<p>Mon ami, les nations comme les individus subissent la loi de la +responsabilité. L'Angleterre aura bien de la peine à faire croire à la +sincérité de ses efforts pacifiques. Pendant longtemps, pendant des +siècles peut-être, on dira sur le continent: L'Angleterre prêche la +modération et la paix; mais elle a cinquante-trois colonies et deux +cents millions de sujets dans l'Inde.—Ce seul mot neutralisera +beaucoup de beaux discours. Quand est-ce que l'Angleterre sera assez +avancée pour renoncer volontairement à quelques-unes de ses onéreuses +conquêtes? ce serait un beau moyen de propagande.</p> + +<p>Croyez-vous qu'il fût imprudent ou déplacé de toucher ce sujet +délicat?</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span> 24 octobre 1849.</p> + +<p>Mon cher Cobden, Say a dû vous écrire que nous nous proposions de +partir dimanche soir, pour être à Londres lundi matin. Il amène avec +lui son fils. Quant à Michel Chevalier, il est toujours dans les +Cévennes.</p> + +<p>Mais voici une autre circonstance. Le beau-frère de M. Say, M. +Cheuvreux, qui était absent quand nous fûmes passer une journée chez +lui à la campagne, et qui a bien regretté d'avoir perdu cette occasion +de faire votre connaissance, a le projet de se réunir à nous. Il +désire d'ailleurs ardemment assister au mouvement de l'opinion +publique de l'Angleterre, en faveur de la paix et du désarmement. Mais +tenant à ne pas me séparer de M. Cheuvreux, je me vois forcé d'écrire +à M. Smith pour lui témoigner toute ma reconnaissance et lui expliquer +les motifs qui me mettent dans l'impossibilité de profiter de sa +généreuse hospitalité.</p> + +<p>Pendant que j'écris, on discute l'abrogation des lois de proscription. +Je crains bien que notre Assemblée n'ait pas le courage d'ouvrir les +portes de la France aux dynasties déchues. À mon avis, cet acte de +justice consoliderait la république.</p> + +<p class="date">31 décembre 1849.</p> + +<p>Mon cher Cobden, je suis enchanté du meeting de Bradford, et je vous +félicite sincèrement d'avoir abordé enfin la question coloniale. Je +sais que ce sujet vous a toujours paru délicat; il touche aux fibres +les plus irritables des cœurs patriotiques. Renoncer à l'empire du +quart du globe! Oh! jamais une telle preuve de bon sens et de foi dans +la science n'a été donnée par aucun peuple! Il est surprenant qu'on +vous ait laissé aller jusqu'au bout. Aussi ce que j'admire le plus +dans ce meeting, ce n'est pas l'orateur (permettez-moi de le dire), +c'est l'auditoire. Que ne ferez-vous <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> pas avec un peuple qui +analyse froidement ses plus chères illusions et qui souffre qu'on +recherche devant lui ce qu'il y a de fumée dans la gloire!</p> + +<p>Je me rappelle vous avoir témérairement insinué, dans le temps, le +conseil de diriger vos coups sur le régime colonial avec lequel le +<i>free-trade</i> est incompatible. Vous me répondîtes que l'orgueil +national est une plante qui croît dans tous les pays et surtout dans +le vôtre; qu'il ne fallait pas essayer de l'extirper brusquement et +que le <i>free-trade</i> en rongerait peu à peu les racines. Je me rendis à +cette observation de bon sens pratique, tout en déplorant la nécessité +qui vous fermait la bouche; car je savais bien une chose, c'est que +tant que l'Angleterre aurait quarante colonies, jamais l'Europe ne +croirait à la sincérité de sa propagande. Pour mon compte, j'avais +beau dire: «Les colonies sont un fardeau,» cela paraissait une +assertion aussi paradoxale que celle-ci: «C'est un grand malheur pour +un gentleman d'avoir de belles fermes.» Évidemment il faut que +l'assertion et la preuve viennent de l'Angleterre elle-même. En avant +donc, mon cher Cobden, redoublez d'efforts, triomphez, affranchissez +vos colonies, et vous aurez réalisé la plus grande chose qui se soit +faite sous le soleil, depuis qu'il éclaire les folies et les belles +actions des hommes. Plus la Grande-Bretagne s'enorgueillit de son +colosse colonial, plus vous devez montrer ce colosse aux pieds +d'argile dévorant la substance de vos travailleurs. Faites que +l'Angleterre, librement, mûrement, en toute connaissance de cause, +dise au Canada, à l'Australie, au Cap: «Gouvernez-vous vous-mêmes;» et +la liberté aura remporté sa grande victoire, et l'économie politique +en action sera enseignée au monde.</p> + +<p>Car il faudra bien que les protectionnistes européens ouvrent enfin +les yeux.</p> + +<p>D'abord ils disaient: «L'Angleterre admet chez elle les objets +manufacturés. Belle générosité, puisqu'elle a à cet <span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> égard une +supériorité incontestable! Mais elle ne retirera pas la protection à +l'agriculture, parce que, sous ce rapport, elle ne peut soutenir la +concurrence des pays où le sol et la main-d'œuvre sont pour rien.» +Vous avez répondu en affranchissant le blé, les bestiaux et tous les +produits agricoles.</p> + +<p>Alors ils ont dit: «L'Angleterre joue la comédie; et la preuve, c'est +qu'elle ne touche pas à ses lois de navigation, car l'empire des mers +c'est sa vie.» Et vous avez réformé ces lois, non pour perdre votre +marine, mais pour la renforcer.</p> + +<p>Maintenant ils disent: «L'Angleterre peut bien décréter la liberté +commerciale et maritime, car, par ses quarante colonies, elle a +accaparé les débouchés du monde. Elle ne portera pas la main sur son +système colonial.» Renversez le vieux système, et je ne sais plus dans +quelle prophétie les protectionnistes devront se réfugier. À propos de +prophétie, j'ai osé en faire une il y a deux ans. C'était à Lyon, +devant une nombreuse assemblée. Je disais: «Avant dix ans, +l'Angleterre abattra elle-même volontairement le régime colonial.» Ne +me faites pas passer ici pour un faux prophète.</p> + +<p>Les questions économiques s'agitent en France comme en Angleterre, +mais dans une autre direction. On remue tous les fondements de la +science. <i>Propriété</i>, <i>capital</i>, tout est mis en question; et, chose +déplorable, les bonnes raisons ne sont pas toujours du côté de la +raison. Cela tient à l'universelle ignorance en ces matières. On +combat le communisme avec des arguments communistes. Mais enfin, +l'intelligence si vive de ce pays est à l'œuvre. Que sortira-t-il +de ce travail? du bien pour l'humanité sans doute, mais ce bien ne +sera-t-il pas chèrement acheté? Passerons-nous par la banqueroute, par +les assignats, etc.? <i>that is the question</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span> Vous aurez été surpris, sans doute, de me voir publier en ce +moment un livre de pure théorie; et j'imagine que vous ne pourrez en +soutenir la lecture. Je crois cependant qu'il aurait de l'utilité dans +ce pays, si j'avais songé à faire une édition à bon marché et surtout +si j'avais pu enfanter le second volume. <i>Ma non ho fiato</i>, au +physique comme au moral, le souffle me manque.</p> + +<p>J'ai envoyé un exemplaire de ce livre à M. Porter. Mon ami, nos +renommées sont comme nos vins; les uns comme les autres ont besoin de +traverser la mer pour acquérir toute leur saveur. Je voudrais donc que +vous me fissiez connaître quelques personnes à qui je pourrais +adresser mon volume, afin que, par votre bonne influence, elles en +rendissent compte dans les journaux. Il est bien entendu que je ne +quête pas des éloges, mais la consciencieuse opinion de mes juges.</p> + +<p class="date">3 août 1850.</p> + +<p>Mon cher Cobden, depuis le départ de nos bons amis les Schwabe, je +n'ai plus l'occasion de m'entretenir de vous. Cependant, je ne vous ai +pas tout à fait perdu de vue, et, dans une occasion récente, j'ai +remarqué avec joie, mais sans étonnement, que vous vous étiez séparé +de nos amis pour rester fidèle à vos convictions. Je veux parler du +vote sur Palmerston. Cette bouffée d'orgueil britannique qui a +caractérisé cet épisode, n'est pas d'accord avec la marche naturelle +des événements et le progrès de la raison publique en Angleterre. Vous +avez bien fait de résister. C'est cette parfaite concordance de toutes +vos actions et de tous vos votes qui donnera plus tard à votre nom et +à votre exemple une autorité irrésistible.</p> + +<p>Je suis allé dans mon pays pour voir à guérir ces malheureux poumons, +qui me sont des serviteurs fort capricieux. Je suis revenu un peu +mieux, mais atteint d'une maladie <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> de larynx accompagnée d'une +extinction de voix complète. Le médecin m'ordonne le silence absolu. +C'est pourquoi je vais aller passer deux mois à la campagne aux +environs de Paris. Là, j'essayerai de faire le second volume des +<i>Harmonies économiques</i>. Le premier est passé à peu près inaperçu dans +le monde savant. Je ne serais pas <i>auteur</i>, si je souscrivais à cet +arrêt. J'en appelle à l'avenir, j'ai la conscience que ce livre +contient une idée importante, une <i>idée mère</i>. Le temps me viendra en +aide.</p> + +<p>Aujourd'hui je voulais vous dire quelques mots en faveur de notre +confrère en économie politique, A. Scialoja. Vous savez qu'il était +professeur à Turin. Les événements en ont fait, pendant quelques +jours, un ministre du commerce à Naples. C'était à l'époque de la +Constitution. Au retour du pouvoir absolu, Scialoja, pensant qu'un +ministère du commerce n'est pas assez politique pour compromettre son +titulaire, ne voulut pas fuir. Mal lui en prit. Il a été arrêté et mis +en prison. Voilà dix mois qu'il sollicite en vain son élargissement ou +un jugement.</p> + +<p>J'ai fait quelques démarches ici afin d'intéresser notre diplomatie. +(Que la diplomatie soit bonne à quelque chose une fois dans la vie!) +On m'a répondu que notre ambassade ferait ce qu'elle pourrait, mais +qu'elle avait peu de chances. Scialoja serait, dit-on, beaucoup mieux +protégé par la bienveillance anglaise. Voyez donc à lui ménager +l'appui de votre ambassadeur à Naples.</p> + +<p>Scialoja demande à être jugé! j'aimerais mieux pour lui qu'on lui +donnât un passe-port pour Londres ou Paris; car un jugement napolitain +ne me paraît pas offrir de grandes garanties, même à l'innocence la +plus blanche.</p> + +<p>Irez-vous à Francfort? Pour moi, il est inutile que j'assiste au +congrès, puisque je suis devenu muet; mais il me serait bien agréable +de vous voir à votre passage à Paris, et mon appartement, rue +d'Alger, n<sup>o</sup> 3, est à votre disposition.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> 17 août 1850.</p> + +<p>Mon cher Cobden, connaissant ma misérable santé, vous n'aurez pas été +surpris de mon absence au congrès de Francfort; surtout vous n'aurez +pas songé à l'attribuer à un défaut de zèle. Indépendamment du plaisir +d'être un de vos collaborateurs dans cette noble entreprise, il m'eût +été bien agréable de rencontrer à Francfort des amis que j'ai rarement +l'occasion de voir, et d'y faire connaissance avec une foule d'hommes +distingués de ces deux excellentes races: la race anglo-saxonne et la +race germanique. Enfin, je suis privé de cette consolation comme de +bien d'autres. Depuis longtemps la bonne nature m'accoutume peu à peu +à toutes sortes de privations, comme pour me familiariser avec la +dernière qui les comprend toutes.</p> + +<p>N'ayant pas de vos nouvelles, j'ai ignoré un moment si vous vous +rendiez au congrès, car l'idée ne m'était pas venue qu'on pouvait se +rendre d'Angleterre à Francfort sans passer à Paris; et ne pensant pas +non plus que vous traverseriez notre capitale sans me prévenir, je +concluais que vous étiez vous-même empêché. On m'assure que non, et +j'en félicite le congrès. Tâchez de porter un coup vigoureux à ce +monstre de la guerre, ogre presque aussi dévorant quand il fait sa +digestion, que lorsqu'il fait ses repas; car, vraiment, je crois que +les armements font presque autant de mal aux nations que la guerre +elle-même. De plus, ils empêchent le bien. Pour moi, j'en reviens +toujours à ceci qui me paraît clair comme le jour: tant que le +désarmement ne permettra pas à la France de remanier ses finances, +réformer ses impôts et satisfaire les justes espérances des +travailleurs, ce sera toujours une nation convulsive... et Dieu sait +les conséquences.</p> + +<p>Un homme que j'aurais désiré voir, à cause de toutes les marques +d'intérêt dont il m'a comblé, c'est M. Prince Smith, <span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> de +Berlin; s'il est au congrès, veuillez lui exprimer l'extrême désir que +j'ai de faire sa connaissance personnelle. Que je serais heureux, mon +cher Cobden, si vous vous décidiez à passer par Paris, et si vous +obteniez de M. Prince Smith de vous accompagner dans cette excursion! +mais je n'ose m'arrêter à de telles espérances. Les bonnes fortunes ne +semblent pas faites pour moi. Depuis longtemps je m'exerce à prendre +le bien quand il vient, mais sans jamais l'attendre.</p> + +<p>Il me semble qu'un petit séjour à Paris doit avoir de l'intérêt pour +des politiques et des économistes. Venez voir de quel calme profond +nous jouissons ici, quoi qu'on en puisse dire dans les journaux. +Assurément, la paix intérieure et extérieure, en face d'un passé si +agité et d'un avenir si incertain, c'est un phénomène qui atteste un +grand progrès dans le bon sens public. Puisque la France s'est tirée +de là, elle se tirera de bien d'autres difficultés.</p> + +<p>On a beau dire, l'esprit humain progresse, les intérêts bien entendus +acquièrent de la prépondérance, les discordances sont moins profondes +et moins durables, l'<i>harmonie</i> se fait.</p> + +<p class="date">9 septembre 1850.</p> + +<p>Mon cher Cobden, je suis sensible à l'intérêt que vous voulez bien +prendre à ma santé. Elle est toujours chancelante. En ce moment j'ai +une grande inflammation, et probablement des ulcérations à ces deux +tubes qui conduisent l'air au poumon, et les aliments à l'estomac. La +question est de savoir si ce mal s'arrêtera ou fera des progrès. Dans +ce dernier cas, il n'y aurait plus moyen de respirer ni de manger, <i>a +very awkward situation indeed</i>. J'espère n'être pas soumis à cette +épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me préparer, en +m'exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce qu'il n'y a pas +une source inépuisable <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> de consolation et de force dans ces +mots: <i>Non sicut ego volo, sed sicut tu.</i></p> + +<p>Une chose qui m'afflige plus que ces perspectives physiologiques, +c'est la faiblesse intellectuelle dont je sens si bien le progrès. Il +faudra que je renonce sans doute à achever l'œuvre commencée. Mais, +après tout, ce livre a-t-il toute l'importance que je me plaisais à y +attacher? La postérité ne pourra-t-elle pas fort bien s'en passer? Et +s'il faut combattre l'amour désordonné de la conservation matérielle, +n'est-il pas bon d'étouffer aussi les bouffées de vanité d'auteur, qui +s'interposent entre notre cœur et le seul objet qui soit digne de +ses aspirations?</p> + +<p>D'ailleurs, je commence à croire que l'idée principale que j'ai +cherché à propager n'est pas perdue; et hier un jeune homme m'a envoyé +en communication un travail intitulé <i>Essai sur le capital</i>. J'y ai lu +cette phrase:</p> + +<p>«Le capital est le signe caractéristique et la mesure du progrès. Il +en est le véhicule nécessaire et unique, sa mission spéciale est de +servir de transition de la valeur à la gratuité. Par conséquent, au +lieu de peser sur le prix naturel, comme on dit, son rôle constant est +de l'abaisser sans cesse» (<i>voir ci-après la lettre page 204</i>).</p> + +<p>Or, cette phrase renferme et résume le plus fécond des phénomènes +économiques que j'aie essayé de décrire. En elle est le gage d'une +réconciliation inévitable entre les classes propriétaires et +prolétaires. Puisque ce point de vue de l'ordre social n'est pas +tombé, puisqu'il a été aperçu par d'autres, qui l'exposeront à tous +les yeux mieux que je ne pourrais faire, je n'ai pas tout à fait perdu +mon temps, et je puis chanter, avec un peu moins de répugnance, mon +<i>Nunc dimittis</i>.</p> + +<p>J'ai lu la relation du congrès de Francfort. Vous êtes le seul qui +sachiez donner à cette œuvre un caractère pratique, une action sur +le monde des affaires. Les autres orateurs <span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> s'en tiennent à +des lieux communs fort usés. Mais je persiste toujours à penser que +l'association finira par avoir une grande influence indirecte, en +éveillant et formant l'opinion publique. Sans doute, vous ne ferez pas +décréter officiellement la paix universelle; mais vous rendrez les +guerres plus impopulaires, plus difficiles, plus rares, plus odieuses.</p> + +<p>Il ne faut pourtant pas se dissimuler que l'affaire de Grèce a porté +un très-rude coup aux amis de la paix; et il faudra bien du temps pour +qu'ils s'en relèvent. Quel est, par exemple, le député français assez +hardi pour seulement parler de désarmement partiel, en présence du +principe international impliqué dans cette affaire grecque, avec +l'assentiment (et c'est là surtout ce qui est grave) de la nation +britannique? Désarmer! s'écrierait-on, désarmer au moment où une +puissance formidable agit ouvertement en vertu de ce principe, qu'au +moindre grief, qu'elle se croira contre un autre gouvernement, elle +pourra non-seulement employer la force contre ce gouvernement, mais +encore saisir les <i>propriétés privées</i> de ses citoyens! Tant qu'un tel +principe restera debout, coûte que coûte, il faut que nous restions +tous armés jusqu'aux dents.</p> + +<p>Il fut un temps, mon ami, où la diplomatie elle-même essaya de faire +prévaloir le respect des <i>propriétés particulières</i> en mer, pendant la +guerre. Ce principe est entré dans nos mœurs militaires. En 1814, +les Anglais n'ont rien pris, dans le midi de la France, sans le payer. +En 1823, nous avons fait la guerre en Espagne sur les mêmes errements; +et quelque injuste que fût cette guerre, au point de vue politique, +elle marqua admirablement la distinction, désormais reçue, entre le +domaine public et la propriété personnelle. M. de Chateaubriand essaya +à cette époque de faire admettre, dans le droit international, la +suppression de la <i>course</i>, des <i>lettres de marque</i>, en un mot, le +respect de la <span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> propriété privée. Il échoua; mais ses efforts +attestent un grand progrès de la civilisation.</p> + +<p>Combien lord Palmerston nous rejette loin de ce temps! Il est donc +admis maintenant que, si l'Angleterre a à se plaindre du roi Othon, il +n'est pas un Grec qui puisse se dire propriétaire d'une barque, ou +d'un tonneau de marchandise. Par la même raison, si la France a +quelque grief contre la Belgique, la Suisse, le Piémont, elle peut +envoyer des bataillons s'emparer des maisons, des récoltes, des +bestiaux, etc.; c'est de la barbarie... Je le répète, avec un tel +système, il faut que chacun reste armé jusqu'aux dents, et se tienne +prêt à défendre son bien.—Car, mon ami, les hommes ne sont pas encore +des Quakers. Ils n'ont pas renoncé au droit de <i>défense personnelle</i>, +et probablement ils n'y renonceront jamais.</p> + +<p>Si encore tout se bornait aux doctrines et aux actes de lord +Palmerston, ce serait une iniquité de plus à la charge de la +diplomatie; voilà tout. Mais ce qui est grave, ce qui est menaçant, +c'est l'approbation inattendue donnée à cette politique par la nation +anglaise. Il me reste un espoir: c'est que cette approbation soit une +surprise.</p> + +<p>Mais tout en politiquant, j'oublie de vous dire que, pour me conformer +aux ordonnances des médecins, sans y avoir grand'foi, je pars pour +l'Italie. Ils m'ont condamné à passer cet hiver à Pise, en Toscane. De +là, j'irai sans doute visiter Florence et Rome. Si vous avez là +quelques amis assez intimes pour que je puisse me présenter à eux, +veuillez me les signaler, sans vous donner la peine de faire des +lettres de recommandation. Si je savais où trouver monsieur et madame +Schwabe, je les préviendrais de cette excursion afin de prendre leurs +ordres. Quand vous aurez occasion de leur écrire, veuillez leur faire +part de ce voyage.</p> + +<p class="date"><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> Pise, le 18 octobre 1850.</p> + +<p>Mon cher Cobden, je vous remercie de l'intérêt que vous prenez à ma +santé. Je ne puis pas dire qu'elle soit meilleure ou plus mauvaise. Sa +marche est si imperceptible que je sais à peine vers quel dénoûment +elle me conduit. Tout ce que je demande au ciel maintenant, c'est que +les tubes qui descendent de la bouche au poumon et à l'estomac ne +deviennent pas plus douloureux. Je n'avais jamais pensé au rôle +immense qu'ils jouent dans notre vie. Le boire, le manger, la +respiration, la parole, tout passe par là. S'ils ne fonctionnent pas, +on est mort; s'ils fonctionnent mal, c'est bien pis.</p> + +<p>Le premier aspect de l'Italie, et particulièrement de la Toscane, ne +fait pas sur moi la même impression qu'il avait faite sur vous. Cela +n'est pas surprenant: vous arriviez ici en triomphateur, après avoir +fait faire à l'humanité un de ses plus notables progrès; vous étiez +accueilli et fêté par tout ce qu'il y a dans ce pays d'hommes +éclairés, libéraux, amis du bien public; vous voyiez la Toscane par le +haut.—Moi, j'y entre par l'extrémité opposée; tous mes rapports +jusqu'ici ont été avec des bateliers, des voituriers, des garçons +d'auberge, des mendiants et des facchini, ce qui constitue la race +d'hommes la plus rapace, la plus tenace, la plus abjecte qu'on puisse +rencontrer. Je me dis souvent qu'il ne faut pas se hâter de juger, que +très-probablement ma disposition intérieure me met un verre noirci sur +la vue. En effet, il est bien difficile qu'un homme qui ne peut pas +parler, ni guère se tenir debout, ne soit fort irritable, et partant +injuste. Cependant, mon ami, je ne crois pas me tromper en disant +ceci:—Quand les hommes n'ont aucun soin de leur dignité, quand ils ne +reconnaissent d'autre loi que le <i>sans gêne</i>, quand ils ne veulent se +soumettre à aucun ordre, à aucune discipline volontaire, <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> il +n'y a pas de ressource.—Ici les hommes sont très-bienveillants les +uns envers les autres; et cette qualité est poussée si loin, qu'elle +devient un défaut et un obstacle invincible à toute tentative sérieuse +vers l'indépendance et la liberté. Dans les rues, dans les bateaux à +vapeur, dans les chemins de fer, vous verrez toujours les règlements +violés. On fume là où il est défendu de fumer, les gens des secondes +envahissent les premières, ceux qui ne payent pas prennent la place de +ceux qui payent. Ce sont choses reçues dont nul ne se fâche, pas même +les victimes. Ils ont l'air de dire: Il ne s'est pas gêné, il a eu +raison, j'en ferais autant à sa place. Quant aux préposés, gardiens, +capitaines, comment feraient-ils respecter la règle, puisqu'ils sont +toujours les premiers à la violer?</p> + +<p>Au reste, mon cher Cobden, ne prenez ces paroles que pour ce qu'elles +sont, les boutades d'un misanthrope. Avant-hier soir, l'ennui me +poussa vers Florence. J'y arrivai à trois heures de l'après-midi. +Comme je n'avais d'autre suite et d'autre bagage qu'un petit sac de +nuit, on ne voulut me recevoir dans aucun hôtel. La fatigue +m'accablait et je ne pouvais m'expliquer, puisque la voix me fait +défaut. Enfin, dans une auberge plus hospitalière, on me donna une +chambre froide et obscure, dans les combles. Aussi, hier, je me suis +empressé de quitter cette ville des <i>fleurs</i>, qui n'a été pour moi que +la ville des <i>soucis</i>. Cependant, j'ai eu le plaisir de voir le +marquis de Ridolfi. Nous avons beaucoup causé de vous. Plus tard, si +mes <i>cordes vocales</i> reprennent un peu de sonorité, j'irai me +réconcilier avec la ville des Médicis.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> LETTRE À M. ALCIDE FONTEYRAUD.</h3> + +<p class="date">Mugron, le 20 décembre 1845.</p> + +<p>Mon cher monsieur Fonteyraud, je ne répondrai pas aujourd'hui à votre +lettre si aimable, si bonne, si intéressante par les sujets dont elle +m'entretient et par la manière dont elle en parle. Ceci n'est qu'un +simple accusé de réception dont je charge une personne qui part dans +quelques heures pour Paris.</p> + +<p>J'avais de vos nouvelles par le journal de la Ligue, par M. Guillaumin +et par M. Cobden, qui me parle de vous en termes que je ne veux pas +vous répéter pour ne pas blesser votre modestie... Cependant je me +ravise. M. Cobden sera assez justement célèbre un jour, pour que vous +soyez bien aise de savoir le jugement qu'il a porté de vous. +D'ailleurs ce jugement renferme un conseil, et je n'ai pas le droit de +l'arrêter au passage, d'autant que vous persistez à me donner le titre +de <i>maître</i>. J'en remplirai les fonctions une fois, sinon en vous +donnant des avis, du moins en vous transmettant ceux qui émanent d'une +autorité bien imposante pour les disciples du <i>free-trade</i>.</p> + +<p>Voici donc comment s'exprime M. Cobden:</p> + +<p>«Let me thank you for introducing to us Mr. Fonteyraud, who excited +our admiration not only by his superior talents, but by the warmth of +his zeal in the cause of free-trade. I have rarely met with a young +man of his age possessing so much knowledge and so mature a judgement +both as respects <i>men</i> and <i>things</i>. If he be preserved from the +temptations which beset the path of young men of literary pursuits in +Paris,» (M. Cobden veut-il parler des écoles sentimentalistes ou des +piéges de l'esprit de parti, c'est ce que j'ignore) «he possesses the +<span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> ability to render himself very useful in the cause of +humanity.»</p> + +<p>Le reste ne pouvant s'adresser qu'à votre amour-propre, permettez-moi +de le supprimer.</p> + +<p>Il est doux, il est consolant de marcher dans la vie appuyé par un tel +témoignage. Il y a bien quelque chose au fond du cœur qui nous +parle de notre propre mérite; mais quand nous voyons l'aveuglement de +tous les hommes à ce sujet, comment pouvons-nous avoir jamais la +certitude que le sentiment de nos forces en est la mesure? Pour vous, +vous voilà jugé et consacré; vous êtes voué à la cause de l'humanité. +<i>Apprendre et répandre</i>, telle doit être votre devise, telle est votre +destinée.</p> + +<p>Oh! comme mon cœur battait quand je lisais votre description du +grand meeting de Manchester! Comme vous, je sentais l'enthousiasme me +pénétrer par tous les pores. Jamais rien de semblable, quoi qu'en dise +Salomon, s'était-il vu sous le soleil? On a vu de grandes réunions +d'hommes se passionner pour une conquête, pour une victoire, pour un +intérêt, pour le triomphe de la force brutale; mais avait-on jamais vu +dix mille hommes s'unir pour faire prévaloir par des moyens +pacifiques, par la parole, par le sacrifice, un grand principe de +justice universelle? Quand la liberté du commerce serait une erreur, +une chimère, la Ligue n'en serait pas moins glorieuse, car elle a +donné au monde le plus puissant et le plus moral de tous les +instruments de civilisation. Comment ne voit-on pas que ce n'est pas +seulement l'affranchissement des échanges, mais successivement toutes +les réformes, tous les actes de justice et de réparation, que +l'humanité pourra réaliser à l'aide de ces gigantesques et vivantes +organisations!</p> + +<p>Aussi, avec quel bonheur, je dirai presque avec quel délire de joie, +j'ai accueilli la nouvelle que vous me donniez à la fin de votre +lettre! La France aurait aussi sa ligue! <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> la France verrait +cesser son éternelle adolescence; elle rougirait du puérilisme honteux +dans lequel elle végète, elle se ferait homme! Oh! vienne ce jour, et +je le saluerai comme le plus beau de ma vie. Ne cesserons-nous jamais +d'attacher la gloire au développement de la force matérielle, de +vouloir trancher toutes les questions par l'épée, de ne glorifier que +le courage du champ de bataille, quels que soient son mobile et ses +œuvres? Comprendrons-nous enfin que, puisque <i>l'opinion est la +reine du monde</i>, c'est l'opinion qu'il faut travailler, c'est à +l'opinion qu'il faut communiquer des lumières qui lui montrent la +bonne voie et de l'énergie pour y marcher?</p> + +<p>Mais après l'enthousiasme est venue la réflexion. Je tremble que +quelque germe funeste ne se glisse dans les commencements de notre +ligue, par exemple l'esprit de transaction, de transition, +d'atermoiements, de ménagements. Tout est perdu si elle ne se rallie, +si elle n'adhère étroitement à un <i>principe absolu</i>. Comment les +ligueurs eux-mêmes pourraient-ils s'entendre, si la ligue admettait +divers principes, à diverses doses? Et s'ils ne s'entendaient pas +entre eux, quelle influence pourraient-ils exercer au dehors?—Ne +soyons que vingt, ou dix, ou cinq; mais que ces vingt, ou dix, ou cinq +aient le même but, la même volonté, la même foi. Vous avez assisté à +l'agitation anglaise; je l'ai moi-même beaucoup étudiée, et je sais +(ce que je vous prie de bien dire à nos amis) que si la Ligue eût fait +la moindre concession, à aucune époque de son existence, il y a +longtemps que l'aristocratie en serait débarrassée.</p> + +<p>Donc, qu'une association se forme en France; qu'elle entreprenne +d'affranchir le commerce et l'industrie de tout monopole; qu'elle se +dévoue au triomphe du principe, et vous pouvez compter sur moi. De la +parole, de la plume, de la bourse, je suis à elle. S'il faut subir des +poursuites judiciaires, essuyer des persécutions, braver le ridicule, +je <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> suis à elle. Quelque rôle qu'on m'y donne, quelque rang +qu'on m'y assigne, sur les hustings ou dans le cabinet, je suis à +elle. Dans des entreprises de ce genre, en France plus qu'ailleurs, ce +qu'il faut redouter, ce sont les rivalités d'amour-propre; et +l'amour-propre est le premier sacrifice que nous devons faire sur +l'autel du bien public. Je me trompe, l'indifférence et l'apathie sont +peut-être de plus grands dangers. Puisque ce projet a été formé, ne le +laissez pas tomber. Oh! que ne suis-je auprès de vous!</p> + +<p>J'allais finir ma lettre sans vous remercier d'avance de ce que vous +direz dans la <i>Revue britannique</i> de ma publication. Une simple +traduction ne peut mériter de grands éloges. Quoi qu'il en soit, +éloges et critiques sont bien venus quand ils sont sincères.</p> + +<p>Adieu; votre affectionné.</p> + +<h3>LETTRE DE F. BASTIAT<br> +AU PRÉSIDENT DU CONGRÈS DE LA PAIX, À FRANCFORT.</h3> + +<p class="date">Paris, 17 août 1850.</p> + +<p class="smcap">Monsieur le président,</p> + +<p>Une maladie de larynx n'aurait pas suffi pour me retenir loin du +congrès, d'autant que mon rôle y serait plutôt d'écouter que de +parler, si je ne subissais un traitement qui m'oblige à rester à +Paris. Veuillez exprimer mes regrets à vos collaborateurs. Pénétré de +ce qu'il y a de grand et de nouveau dans ce spectacle d'hommes de +toutes les races et de toutes les langues, accourus de tous les points +du globe pour travailler en commun au triomphe de la paix universelle, +c'est avec zèle, c'est avec enthousiasme que j'aurais joint mes +efforts aux vôtres, en faveur d'une si sainte cause.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> À la vérité, la paix universelle est considérée, en beaucoup +de lieux, comme une chimère, et, par suite, le congrès comme un effort +honorable mais sans portée. Ce sentiment règne peut-être plus en +France qu'ailleurs, parce que c'est le pays où l'on est le plus +fatigué d'utopies et où le ridicule est le plus redoutable.</p> + +<p>Aussi, s'il m'eût été donné de parler au congrès, je me serais attaché +à rectifier une si fausse appréciation.</p> + +<p>Sans doute, il a été un temps où un congrès de la paix n'aurait eu +aucune chance de succès. Quand les hommes se faisaient la guerre pour +conquérir du butin, des terres ou des esclaves, il eût été difficile +de les arrêter par des considérations morales ou économiques. Les +religions mêmes y ont échoué.</p> + +<p>Mais aujourd'hui deux circonstances ont tout à fait changé la +question.</p> + +<p>La première, c'est que les guerres n'ont plus l'intérêt pour cause ni +même pour prétexte, étant toujours contraires aux vrais intérêts des +masses.</p> + +<p>La seconde, c'est qu'elles ne dépendent plus du caprice d'un chef, +mais de l'opinion publique.</p> + +<p>Il résulte de la combinaison de ces deux circonstances, que les +guerres doivent s'éloigner de plus en plus, et enfin disparaître, par +la seule force des choses, et indépendamment de toute intervention du +congrès, car un fait qui blesse le public et dépend du public doit +nécessairement cesser.</p> + +<p>Quel est donc le rôle du congrès? C'est de hâter ce dénoûment +d'ailleurs inévitable, en montrant à ceux qui ne le voient pas encore +en quoi et comment les guerres et les armements blessent les intérêts +généraux.</p> + +<p>Or, qu'y a-t-il d'utopique dans une telle mission?</p> + +<p>Depuis quelques années, le monde a traversé des circonstances qui, +certes, à d'autres époques, eussent amené <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> de longues et +cruelles guerres. Pourquoi ont-elles été évitées? Parce que, s'il y a +en Europe un parti de la guerre, il y a aussi des amis de la paix; +s'il y a des hommes toujours prêts à guerroyer, qu'une éducation +stupide a imbus d'idées antiques et de préjugés barbares, qui +attachent l'honneur au seul courage physique et ne voient de gloire +que pour les faits militaires, il y a heureusement d'autres hommes à +la fois plus religieux, plus moraux, plus prévoyants et meilleurs +calculateurs. N'est-il pas bien naturel que ceux-ci cherchent à faire +parmi ceux-là des prosélytes? Combien de fois la civilisation, comme +en 1830, en 1840, en 1848, n'a-t-elle pas été, pour ainsi dire, +suspendue à cette question: Qui l'emportera du parti de la guerre ou +du parti de la paix? Jusqu'ici le parti de la paix a triomphé, et, il +faut le dire, ce n'est peut-être ni par l'ardeur ni par le nombre, +mais parce qu'il avait l'influence politique.</p> + +<p>Ainsi la paix et la guerre dépendent de l'opinion, et l'opinion est +partagée. Donc il y a un danger toujours imminent. Dans ces +circonstances, le congrès n'entreprend-il pas une chose utile, +sérieuse, efficace, j'oserais même dire facile, quand il s'efforce de +recruter pour l'opinion pacifique de manière à lui donner enfin une +prépondérance décisive?</p> + +<p>Qu'y a-t-il là de chimérique? S'agit-il de venir dire aux hommes: +«Nous venons vous sommer de fouler aux pieds vos intérêts, d'agir +désormais sur le principe du dévouement, du sacrifice, du renoncement +à soi-même?» Oh! s'il en était ainsi, l'entreprise serait en effet +bien hasardée!...</p> + +<p>Mais nous venons au contraire leur dire: «Consultez non-seulement vos +intérêts de l'autre vie, mais encore ceux de celle-ci. Examinez les +effets de la guerre. Voyez s'ils ne vous sont pas funestes? voyez si +les guerres et les gros armements n'amènent pas des interruptions de +travail, des crises industrielles, des déperditions de force, des +dettes écrasantes, de lourds impôts, des impossibilités financières, +<span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> des mécontentements, des révolutions, sans compter de +déplorables habitudes morales et de coupables violations de la loi +religieuse?»</p> + +<p>N'est-il pas permis d'espérer que ce langage sera entendu? Courage +donc, hommes de foi et de dévouement, courage et confiance! ceux qui +ne peuvent aujourd'hui se mêler à vos rangs vous suivent de l'œil +et du cœur.</p> + +<p>Recevez, Monsieur le président, l'assurance de mes sentiments +respectueux et dévoués.</p> + +<h3>LETTRES À M. HORACE SAY.</h3> + +<p class="date">Eaux-Bonnes, 4 juillet 1850.</p> + +<p class="smcap">Mon cher ami,</p> + +<p>..... J'ai lu l'article de M. Clément sur les <i>Harmonies</i>. Si je +croyais une controverse utile, je l'accepterais; mais qui la lirait? +M. Clément a l'air de penser que c'est manquer de respect à nos +maîtres que d'approfondir des problèmes qu'ils ont à peine +effleurés,—parce qu'au temps où ils écrivaient, ces problèmes +n'étaient pas posés. Selon lui, ils ont tout dit, tout vu, ne nous ont +rien laissé à faire.—Ce n'est pas mon opinion et ce n'était +certainement pas la leur. Entre les premières et les dernières pages +de votre père, il y a un progrès trop sensible pour qu'il ne vît pas +lui-même qu'il n'avait pas touché l'horizon et que nul ne le touchera +jamais. Pour moi, les <i>Harmonies</i> fussent-elles finies à ma +satisfaction (ce qui ne sera pas), que je ne les regarderais encore +que comme un point d'où nos successeurs tireront un monde. Comment +pourrions-nous aller bien avant, quand nous sommes obligés de +consacrer les trois quarts de notre temps à élucider, pour un public +égaré, les questions les plus simples?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> ..... Si vous faites dans le Dictionnaire de Guillaumin +l'article <i>Assurance</i>, faites bien remarquer que ce ne sont pas +seulement les compagnies qui <i>s'associent</i>, mais encore et surtout les +<i>assurés</i>. Ce sont eux qui forment, sans s'en douter, une +<i>association</i> qui n'en est pas moins réelle pour être volontaire et +parce qu'on y entre et en sort quand on veut.</p> + +<p class="date">Pise, 20 octobre 1850.</p> + +<p>Mon cher ami, nous nous écrivions presque au même moment, le jour du +dîner mensuel, en sorte que nos lettres se sont croisées entre Paris +et Pise. Depuis, je n'observe aucun progrès, en avant ni en arrière, +dans ma maladie. Seulement le sentiment de la souffrance s'irrite par +la durée. Faiblesse, isolement, ennui, je ferais bon marché de tout, +n'était cette maudite déchirure à la gorge qui me rend si pénibles +toutes les fonctions, si nombreuses et si indispensables, qui +s'accomplissent par là. Oh! que je voudrais avoir un jour de +trêve!—mais toutes les invocations du monde n'y peuvent rien.—À la +bizarrerie de mes rêves et à la transpiration qui suit toujours le +sommeil, je reconnais que j'ai chaque nuit un peu de fièvre. +Cependant, comme je ne tousse pas plus qu'autrefois, je pense que +cette fièvre est plutôt un effet de ce malaise continuel qu'un +symptôme de la maladie constitutionnelle.</p> + +<p>..... Je crois en effet que l'économie politique est plus sue ici +qu'en France, par la raison qu'elle fait partie du Droit. C'est énorme +que de donner une teinture de cette science aux hommes qui se +rattachent de près ou de loin à l'exécution des lois; car ces mêmes +hommes entrent pour beaucoup dans leur confection, et d'ailleurs ils +forment le fond de ce que l'on appelle la classe éclairée. Je n'espère +jamais voir l'économie politique prendre domicile à l'École de Droit +en France. À cet égard, l'aveuglement des gouvernements <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> est +incompréhensible. Ils ne veulent pas qu'on enseigne la seule science +qui leur donne des garanties de durée et de stabilité. N'est-ce pas un +fait caractéristique que le ministre du commerce et celui de +l'instruction publique, me renvoyant de l'un à l'autre comme une +balle, m'aient, de fait, refusé un local pour faire un cours gratuit?</p> + +<p>Puisque vous êtes notre <i>Cappoletto</i>, notre <i>Leader</i>, vous devriez +bien endoctriner nos amis Garnier et Molinari pour qu'ils mettent à +profit cette occasion unique de la signature, laquelle, quoi qu'on en +dise, donne de la dignité au journal. Il dépend d'eux, je crois, de +donner à la <i>Patrie</i> ce qu'elle n'a jamais eu, une couleur, un +<i>caractère</i>. Ils auront à agir avec beaucoup de prudence et de +circonspection, puisque le journal n'est économiste, ni au point de +vue du directeur, ni à celui des actionnaires, ni à celui des abonnés. +Le <i>cachet</i> ne devra apparaître distinctement que peu à peu. Je pense +que nos amis ne doivent nullement agir comme s'ils étaient dans un +journal franchement économiste et ayant arboré le drapeau. Il +s'agirait là de rompre des lances avec les adversaires. Mais dans la +<i>Patrie</i>, la tactique ne doit pas être la même. Il faut d'abord ne +traiter que de loin en loin les questions de liberté commerciale, +particulièrement les plus ardues (comme les lois de navigation). Il +vaut mieux prendre la question de plus haut, à une hauteur qui +embrasse à la fois la politique, l'économie politique et le +socialisme, c'est-à-dire: <i>l'intervention de l'État</i>. Encore ne +doivent-ils pas, selon moi, présenter la <i>non-intervention</i> comme un +système, comme un principe. Seulement ils doivent appeler l'attention +du lecteur là-dessus chaque fois que l'occasion s'en présente. Leur +rôle,—afin de ne pas éveiller la défiance,—est de montrer, dans +chaque question spéciale, les <i>avantages</i> et les <i>inconvénients</i> de +l'intervention. Les avantages, pourquoi les dissimuler? Il faut +<span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> bien qu'il y en ait puisque cette intervention est si +populaire. Ils devront donc avouer que lorsqu'il y a un <i>bien à faire</i> +ou un <i>mal à combattre</i>, l'appel à la force publique paraît d'abord le +moyen le plus court, le plus économique, le plus efficace; à cet égard +même, à leur place, je me montrerais très-large et très-conciliant +envers les gouvernementaux, car ils sont bien nombreux et il s'agit +moins de les réfuter que de les ramener. Mais après avoir reconnu les +avantages immédiats, j'appellerais leur attention sur les +inconvénients ultérieurs. Je dirais: C'est ainsi qu'on crée de +nouvelles fonctions, de nouveaux fonctionnaires, de nouveaux impôts, +de nouvelles sources de désaffection, de nouveaux embarras financiers. +Puis, en substituant à l'activité privée la force publique, n'ôte-t-on +pas à l'individualité sa valeur propre et les moyens de l'acquérir? Ne +fait-on pas de tous les citoyens des hommes qui ne savent pas se +conduire eux-mêmes, prendre une résolution, repousser une surprise, un +coup de main? Ne prépare-t-on pas des éléments au socialisme, qui +n'est autre chose que la pensée d'un homme substituée à toutes les +volontés?</p> + +<p>Les diverses questions spéciales qui peuvent se présenter, discutées à +ce point de vue, avec impartialité, la part du <i>pour</i> et du <i>contre</i> +étant bien faite, je crois que le public s'y intéresserait beaucoup et +ne tarderait pas à reconnaître la véritable cause de nos +malheurs.—Les circulaires de M. Dumas offrent un bon texte pour le +début.</p> + +<p>Adieu, mon cher ami, croiriez-vous que je suis fatigué pour avoir +barbouillé ces quelques lignes? Il me reste cependant la force de me +rappeler au bon souvenir de madame Say et de Léon.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> LETTRE À M. DE FONTENAY.</h3> + +<p class="date">Paris, 3 juillet 1850.</p> + +<p>..... Peut-être prenez-vous avec un peu trop de feu parti pour les +<i>Harmonies</i> contre l'opposition du <i>Journal des Économistes</i>. Des +hommes d'un certain âge ne renoncent pas facilement à des idées faites +et longtemps caressées. Aussi ce n'est pas à eux, mais aux jeunes +gens, que j'ai adressé et soumis mon livre. On finira par reconnaître +que la <i>valeur</i> ne peut jamais être dans la matière et les forces +naturelles. De là résulte la gratuité absolue des dons de Dieu, sous +toutes les formes et à travers toutes les transactions humaines: ceci +conduit à la mutualité des services, à l'absence de tout motif pour +que les hommes se jalousent et se haïssent. Cette théorie doit ramener +toutes les écoles sur un terrain commun. Vivant avec cette foi, +j'attends patiemment; car plus je vieillis, plus je m'aperçois de la +lenteur des évolutions humaines.</p> + +<p>Je ne dissimule pas cependant un vœu personnel. Oui, je désire que +cette théorie rencontre, de mon vivant, assez d'adeptes (ne fût-ce que +deux ou trois) pour être assuré, avant de mourir, qu'elle ne tombera +pas si elle est vraie. Que mon livre en suscite seulement un autre, et +je serai satisfait. Voilà pourquoi je ne saurais trop vous engager à +concentrer vos méditations sur le capital, sujet immense et qui peut +bien être le pivot d'une économie politique. Je ne l'ai qu'effleuré: +vous irez plus loin que moi, vous me rectifierez au besoin. Ne +craignez pas que je m'en formalise. Les horizons économiques n'ont pas +de limites: en apercevoir de nouveaux, c'est mon bonheur, que je les +découvre ou qu'un autre me les montre.</p> + +<p>..... Oui, vous avez raison. Il y a toute une science à <span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> +élever sur le vilain mot <i>consommation</i>: c'est ce que j'établirai au +commencement de mon second volume. Quant à la <i>population</i>, il est +incompréhensible que M. Clément m'attaque sur un sujet que je n'ai pas +encore abordé! Et au fond, nier cet axiome: <i>La densité de la +population est une facilité de production</i>, c'est nier toute la +puissance de l'échange et de la division du travail. De plus c'est +nier des faits qui crèvent les yeux.—Sans doute la population +s'arrange naturellement de manière à produire le plus possible; et +pour cela, selon l'occurrence, elle diverge ou converge, elle obéit à +une double tendance de dissémination et de concentration; mais plus +elle augmente, <i>cœteris paribus</i>,—c'est-à-dire à égalité de +vertus, de prévoyance, de dignité,—plus les services se divisent, se +rendent facilement, plus chacun tire parti de ses moindres qualités +spéciales, etc.....</p> + +<h3>LETTRES À M. PAILLOTTET.</h3> + +<p class="date">Pise, 11 octobre 1850.</p> + +<p>Je me sens envie de vivre, mon cher Paillottet, quand je lis la +relation de vos anxiétés à la nouvelle de ma mort.—Grâce au ciel, je +ne suis pas mort, ni même guère plus malade. J'ai vu ce matin un +médecin qui va essayer de me débarrasser au moins quelques instants de +cette douleur à la gorge, dont la continuité est si importune.—Mais +enfin, si la nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l'accepter +et se résigner.—Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet +égard, la philosophie que j'ai acquise moi-même. Je vous assure que je +rendrais le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je +pouvais être sûr de laisser, après moi, à ceux qui m'aiment, non de +cuisants regrets, <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> mais un souvenir doux, affectueux, un peu +mélancolique. Quand je serai plus malade, c'est à quoi je les +préparerai.....</p> + +<p class="date">Rome, 26 novembre 1850.</p> + +<p>Mon cher Paillottet, chaque fois que je reçois une lettre de Paris, il +me semble que mes correspondants sont des <i>Toinette</i>, et que je suis +un <i>Argan</i>.</p> + +<p>«La coquine a soutenu pendant une heure durant que je n'étais pas +malade! vous savez, m'amour, ce qui en est.»</p> + +<p>Vous prenez bien tous un intérêt amical à mon mal; mais vous me +traitez ensuite en homme bien portant. Vous me préparez des +occupations, vous me demandez mon avis sur plusieurs sujets graves, +puis vous me dites de ne vous écrire que quelques lignes. Je voudrais +bien que vous eussiez mis dans votre lettre le secret, en même temps +que le conseil, de tout dire en quelques mots. Comment puis-je vous +parler des <i>Incompatibilités parlementaires</i>, des corrections à y +apporter, des raisons qui me font penser que ce sujet ne peut être +accolé, ni pour le fond ni pour la forme, avec le discours sur l'impôt +des boissons,—le tout en une ligne? Et puis il faut bien que je dise +quelque chose de Carey, puisque vous m'envoyez ses épreuves en +Toscane;—des <i>Harmonies</i>, puisque vous m'annoncez que l'édition est +épuisée.</p> + +<p>Dans votre bonne lettre, que je reçois aujourd'hui, vous manifestez la +crainte qu'à la vue de Rome, l'enthousiasme ne me saisisse et ne nuise +à ma guérison en ébranlant mes nerfs. Vous me placez toujours là dans +l'hypothèse d'un homme bien portant. Figurez-vous, mon ami, qu'il y a +deux raisons, aussi fortes l'une que l'autre, pour que les monuments +de Rome ne fassent pas éclater en moi un enthousiasme dangereux. La +première, c'est que je ne vois aucun de ces monuments, étant à peu +près confiné dans <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span> ma chambre au milieu des cendres et des +cafetières; la seconde, c'est que la source de l'enthousiasme est en +moi complétement tarie, toutes les forces de mon attention et de mon +imagination se portant sur les moyens d'avaler un peu de nourriture ou +de boisson, et d'accrocher un peu de sommeil entre deux quintes.</p> + +<p>J'ai beau écrire à Florence, je suis sans aucune nouvelle des épreuves +de Carey. Dieu sait quand elles m'arriveront.</p> + +<p>Adieu! je finis brusquement. J'aurais mille choses à vous dire pour M. +et M<sup>me</sup> Planat, pour M. de Fontenay, pour M. Manin. Bientôt, quand je +serai mieux, je causerai plus longtemps avec vous. Maintenant c'est +tout ce que j'ai pu faire que d'arriver à cette page.</p> + +<p class="date">Rome, 8 décembre 1850.</p> + +<p>Cher Paillottet, suis-je mieux? Je ne puis le dire; je me sens +toujours plus faible. Mes amis croient que les forces me reviennent. +Qui a raison?</p> + +<p>La famille Cheuvreux quitte Rome immédiatement, par suite de la +maladie de madame Girard. Jugez de ma douleur. J'aime à croire qu'elle +vient surtout de celle de ces bons amis; mais assurément des motifs +plus égoïstes y ont une grande part.</p> + +<p>Par un hasard providentiel, hier j'écrivis à ma famille pour qu'on +m'expédiât une espèce de Michel Morin, homme plein de gaieté et de +ressources, cocher, cuisinier, etc., etc., qui m'a souvent servi et +qui m'est entièrement dévoué. Dès qu'il sera ici, je serai maître de +partir quand je voudrai pour la France. Car il faut que vous sachiez +que le médecin et mes amis ont pris à ce sujet une délibération +solennelle. Ils ont pensé que la nature de ma maladie me crée des +difficultés si nombreuses, que tous les avantages du climat ne +compensent pas les soins domestiques.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> D'après ces dispositions, mon cher Paillottet, vous ne +viendrez pas à Rome, gagner auprès de moi les œuvres de +miséricorde. L'affection que vous m'avez vouée est telle que vous en +serez contrarié, j'en suis sûr. Mais consolez-vous en pensant qu'à +raison de la nature de ma maladie, vous auriez pu faire bien peu pour +moi, si ce n'est de venir me tenir compagnie deux heures par jour, +chose encore plus agréable que raisonnable. Je voudrais pouvoir vous +donner à ce sujet des explications. Mais, bon Dieu! des explications! +il faudrait beaucoup écrire, et je ne puis. Mon ami, sous des milliers +de rapports j'éprouve le supplice de Tantale. En voici un nouvel +exemple: je voudrais vous dire toute ma pensée, et je n'en ai pas la +force...</p> + +<p>Ce que vous et Guillaumin aurez fait pour les <i>Incompatibilités</i> sera +bien fait.</p> + +<p>Quant à l'affaire Carey, je vous avoue qu'elle me présente un peu de +louche. D'un côté, Garnier annonce que le journal prend parti pour la +<i>propriété-monopole</i>. D'une autre part, Guillaumin m'apprend que M. +Clément va intervenir dans la lutte. Si le <i>Journal des Économistes</i> +veut me punir d'avoir traité avec indépendance une question +scientifique, il est bien peu généreux de choisir le moment où je suis +sur un grabat, privé de la faculté de lire, d'écrire, de penser, et +cherchant à conserver au moins celle de manger, de boire et de dormir +qui me quitte.</p> + +<p>Pressentant que je ne pourrais accepter le combat, j'ai ajouté à ma +réponse à Carey quelques considérations adressées au <i>Journal des +Économistes</i>. Vous me direz comment elles ont été reçues.</p> + +<p>Fontenay ne sera-t-il donc jamais prêt à entrer en lice? Il doit +comprendre combien son assistance me serait nécessaire. Garnier dit: +Nous avons pour nous Smith, Ricardo, Malthus, J. B. Say, Rossi et tous +les économistes, <i>moins Carey et Bastiat</i>. J'espère bien que la foi +dans la <span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> légitimité de la propriété foncière trouvera bientôt +d'autres défenseurs, et je compte surtout sur Fontenay.</p> + +<p>Je vous prie d'écrire à Michel Chevalier, de lui dire combien je suis +reconnaissant de son excellent article sur mon livre. Il n'a d'autre +défaut que d'être trop bienveillant et de laisser trop peu de place à +la critique. Dites à Chevalier que je n'attends qu'un peu de force +pour lui adresser moi-même l'expression de mes vifs sentiments de +gratitude. Je fais des vœux sincères pour qu'il hérite du fauteuil +de M. Droz; ce ne sera que tardive justice.</p> + +<h3>LETTRE AU JOURNAL DES ÉCONOMISTES<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>.</h3> + +<p>Mon livre est entre les mains du public. Je ne crains pas qu'il se +rencontre une seule personne qui, après l'avoir lu, dise: «Ceci est +l'ouvrage d'un plagiaire.» Une lente assimilation, fruit des +méditations de toute ma vie, s'y laisse trop voir, surtout si on le +rapproche de mes autres écrits.</p> + +<p>Mais qui dit <i>assimilation</i>, avoue qu'il n'a pas tout tiré de sa +propre substance.</p> + +<p>Oh! oui, je dois beaucoup à M. Carey; je dois à Smith, à J. B. Say, à +Comte, à Dunoyer; je dois à mes adversaires; je dois à l'air que j'ai +respiré; je dois aux entretiens intimes d'un ami de cœur, M. Félix +Coudroy, avec qui, pendant vingt ans, j'ai remué toutes ces questions +dans la solitude, sans que jamais il se soit manifesté dans nos +appréciations et nos idées la moindre divergence; <span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> phénomène +bien rare dans l'histoire de l'esprit humain, et bien propre à faire +goûter les délices de la certitude.</p> + +<p>C'est dire que je ne revendique pas le titre d'<i>inventeur</i> à l'égard +de l'harmonie. Je crois même que c'est la marque d'un petit esprit, +incapable de rattacher le présent au passé, que de se croire inventeur +de principes. Les sciences ont une <i>croissance</i> comme les plantes; +elles s'étendent, s'élèvent, s'épurent. Mais quel successeur ne doit +rien à ses devanciers?</p> + +<p>En particulier, l'<i>Harmonie des intérêts</i> ne saurait être une +invention individuelle. Eh quoi! n'est-elle pas le pressentiment et +l'aspiration de l'humanité, le but de son évolution éternelle? Comment +un publiciste oserait-il s'arroger l'invention d'une idée, qui est la +foi instinctive de tous les hommes?</p> + +<p>Cette harmonie, la science économique l'a proclamée dès l'origine. +Cela est attesté par le titre seul des livres physiocrates. Sans +doute, les savants l'ont souvent mal démontrée; ils ont laissé +pénétrer dans leurs ouvrages beaucoup d'erreurs, qui, par cela seul +qu'elles étaient des erreurs, contredisaient leur foi. Qu'est-ce que +cela prouve? que les savants se trompent. Cependant, à travers bien +des tâtonnements, la grande idée de l'harmonie des intérêts a toujours +brillé sur l'école économiste, comme son étoile polaire. Je n'en veux +pour preuve que cette devise qu'on lui a reprochée: <i>Laissez faire, +laissez passer.</i> Certes, elle implique la croyance que les intérêts se +font justice entre eux, sous l'empire de la liberté.</p> + +<p>Ceci dit, je n'hésite pas à rendre justice à M. Carey. Il y a peu de +temps que je connais ses ouvrages; je les ai lus fort +superficiellement, à cause de mes occupations, de mes souffrances, et +surtout à cause de la singulière divergence qui, en fait de méthode, +caractérise l'esprit anglais et l'esprit français. Nous généralisons, +et c'est ce que nos voisins dédaignent. Eux vont particularisant à +travers des milliers <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> et des milliers de pages, et c'est à +quoi notre attention ne peut suffire. Quoi qu'il en soit, je reconnais +que cette grande et consolante cause, l'<i>accord des intérêts des +classes</i>, ne doit à personne plus qu'à M. Carey. Il l'a signalée et +prouvée sous un très-grand nombre de points de vue divers, de manière +à ce qu'il ne puisse pas rester de doute sur la loi générale.</p> + +<p>M. Carey se plaint de ce que je ne l'ai pas cité; c'est peut-être un +tort de ma part, mais il ne remonte pas à l'intention. M. Carey a pu +me montrer des aperçus nouveaux, me fournir des arguments, mais il ne +m'a révélé aucun principe. Je ne pouvais le citer dans mon chapitre +sur l'<i>échange</i>, qui est la base de tout; ni dans ceux sur la +<i>valeur</i>, sur la <i>communauté progressive</i>, sur la <i>concurrence</i>. Le +moment de m'étayer de son autorité eût été à propos de la <i>propriété +foncière</i>; mais, dans ce premier volume, je traitais la question par +ma propre théorie de la <i>valeur</i>, qui n'est pas celle de M. Carey. À +ce moment, je me proposais de faire un chapitre spécial sur la <i>rente +foncière</i>, et je croyais fermement que mon second volume suivrait de +près le premier. C'est là que j'aurais cité M. Carey; et non-seulement +je l'aurais cité, mais je me serais effacé, pour lui attribuer sur la +scène le premier rôle: c'était l'intérêt de la cause. En effet, sur la +question foncière, M. Carey ne peut manquer d'être une autorité +importante. Pour étudier la primitive et naturelle formation de cette +propriété, il n'a qu'à ouvrir les yeux; pour l'exposer, il n'a qu'à +décrire ce qu'il voit; plus heureux que Ricardo, Malthus, Say et nous +tous, économistes européens, qui ne voyons qu'une propriété foncière +soumise aux mille combinaisons factices de la conquête. En Europe, +pour remonter au principe de la propriété foncière, il faut employer +le difficile procédé dont se servait Cuvier pour reconstruire un +mastodonte; il n'est pas très-surprenant que la plupart de nos +écrivains se soient trompés dans <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span> cet effort d'analogie. En +Amérique, il y a des mastodontes dans toutes les carrières; il suffit +d'ouvrir les yeux. J'avais donc tout à gagner, ou plutôt la cause +avait tout à gagner à ce que j'invoquasse le témoignage d'un +économiste américain.</p> + +<p>En terminant, je ne puis m'empêcher de faire observer à M. Carey qu'un +Français ne peut guère lui rendre justice, sans un grand effort +d'impartialité; et comme je suis Français, j'étais loin de m'attendre +à ce qu'il daignât s'occuper de moi et de mon livre. M. Carey professe +pour la France et les Français le mépris le plus profond et une haine +qui va jusqu'au délire. Il a déversé ces sentiments dans un bon tiers +de ses volumineux écrits; et il s'est donné la peine de réunir, sans +aucun discernement, il est vrai, de nombreux documents statistiques, +pour prouver que c'est à peine si, dans l'échelle de l'humanité, nous +sommes au-dessus des Indous. À la vérité, M. Carey, dans son livre, +nie cette haine. Mais, en la niant, il la prouve; car comment +expliquer un tel déni? qui l'a provoqué? C'est la conscience même de +M. Carey, qui, surpris lui-même, sans doute, de toutes les preuves de +haine contre la France qu'il a accumulées dans son livre, a cru devoir +proclamer qu'il ne haïssait pas la France. Combien de fois n'ai-je pas +dit à M. Guillaumin: Il y a d'excellentes choses dans les ouvrages de +M. Carey, et il serait bien de les faire traduire; ils contribueraient +à faire avancer l'économie politique dans notre pays. Mais aussitôt +j'étais forcé d'ajouter: Pouvons-nous jeter dans le public français de +pareilles diatribes contre la France, et ne risquons-nous pas de +manquer notre but? Le public ne repoussera-t-il pas ce qu'il y a de +bon dans ces livres, à cause de ce qu'il y a de blessant et d'injuste?</p> + +<p>Qu'il me soit permis de finir par une réflexion sur le mot plagiat, +dont je me suis servi au début de cette lettre. Les personnes +auxquelles je puis avoir emprunté un aperçu ou <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> un argument +pensent que je leur suis très-redevable; je suis convaincu du +contraire. Si je ne m'étais laissé entraîner à aucune controverse, si +je n'avais examiné aucun système, si je n'avais cité aucun nom propre, +si je m'étais borné à établir ces deux propositions: <i>Les services +s'échangent contre des services</i>; <i>La valeur est le rapport des +services échangés</i>;—si ensuite j'eusse expliqué, par ces principes, +toutes les classes si compliquées des transactions humaines, je crois +que le monument que j'ai cherché à élever eût beaucoup gagné (trop, +peut-être, pour cette époque) en clarté, en grandeur et en simplicité.</p> + +<p><i>P. S.</i> Je laisse M. Carey, et je m'adresse, peut-être pour la +dernière fois, c'est-à-dire dans les sentiments de la plus intime +bienveillance, à nos collègues de la rédaction du <i>Journal des +Économistes</i>. Dans la note de ce journal qui a provoqué la réclamation +de M. Carey, la direction annonce qu'elle se prononce, sur la +propriété foncière, pour la théorie de Ricardo. La raison qu'elle en +donne, c'est que cette théorie a pour elle l'autorité de Ricardo +d'abord, puis Malthus, Say et tous les économistes, «MM. Bastiat et +Carey exceptés.» L'épigramme est aiguë, et il est certain que +l'économiste américain et moi faisons bien humble figure dans +l'antithèse.</p> + +<p>Quoiqu'il en soit, je répète que la direction du journal prend une +résolution décisive pour son autorité scientifique.</p> + +<p>N'oubliez pas que la théorie de Ricardo se résume ainsi:</p> + +<p>«<i>La propriété foncière est un monopole injuste, mais nécessaire, dont +l'effet est de rendre fatalement le riche toujours plus riche et le +pauvre toujours plus pauvre.</i>»</p> + +<p>Cette formule a pour premier inconvénient d'exciter, par son simple +énoncé, une répugnance invincible, et de froisser, dans le cœur de +l'homme, je ne dis pas tout ce qu'il y a de généreux et de +philanthropique, mais de plus simplement et de plus grossièrement +honnête. Son second <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> tort est d'être fondée sur une +observation inachevée, et par conséquent de choquer la logique.</p> + +<p>Ce n'est pas ici le lieu de démontrer la légitimité de la rente +foncière; mais devant donner à cet écrit un but utile, je dirai, en +peu de mots, comment je la comprends, et en quoi errent mes +adversaires.</p> + +<p>Vous avez certainement connu à Paris des marchands qui voient leurs +profits s'augmenter annuellement, sans qu'on puisse en conclure qu'ils +grèvent chaque année le prix de leurs marchandises. Bien au contraire; +et il n'y a rien de plus vulgaire et de plus vrai que ce proverbe: <i>Se +rattraper sur la quantité.</i>—C'est même une loi générale du débit +commercial, que plus il s'étend, plus le marchand augmente la remise à +sa clientèle, tout en faisant de meilleures affaires. Pour vous en +convaincre, vous n'avez qu'à comparer ce que gagnent, par chapeau, un +chapelier de Paris et un chapelier de village. Voilà donc un exemple +bien connu d'un cas où, quand la prospérité publique se développe, le +vendeur s'enrichit toujours et l'acheteur aussi.</p> + +<p>Or, je dis que ce n'est pas seulement la loi générale des profits, +mais encore la loi générale des <i>Capitaux</i> et des <i>Intérêts</i> comme je +l'ai prouvé à M. Proudhon, et la loi générale de la <i>Rente foncière</i>, +comme je le prouverais, si je n'étais exténué.</p> + +<p>Oui, quand la France prospère, il s'ensuit une hausse générale de la +Rente foncière, et «le riche devient toujours plus riche.» Jusque-là +Ricardo a raison. Mais il ne s'ensuit pas que chaque produit agricole +soit grevé au préjudice des travailleurs; il ne s'ensuit pas que +chaque travailleur soit réduit à donner une plus forte proportion de +son travail pour un hectolitre de blé; il ne s'ensuit pas, enfin, que +«le pauvre devienne toujours plus pauvre.» C'est justement le +contraire qui est vrai. À mesure que la <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> rente augmente, par +l'<i>effet naturel de la prospérité publique</i>, elle grève de <i>moins en +moins</i> des produits plus abondants, absolument comme le chapelier +ménage d'autant plus sa clientèle, qu'il est dans un milieu plus +favorable au débit.</p> + +<p>Croyez-moi, mes chers collègues, n'excitons pas légèrement le <i>Journal +des Économistes</i> à repousser ces explications.</p> + +<p>Enfin, le troisième et peut-être le plus grand tort, scientifiquement, +de la théorie Ricardienne, c'est qu'elle est démentie par tous les +faits particuliers et généraux qui se produisent sur le globe. Selon +cette théorie, nous aurions dû voir, depuis un siècle, les richesses +mobilières, industrielles et commerciales entraînées vers un déclin +rapide et fatal, relativement aux fortunes foncières. Nous devrions +constater la barbarie, l'obscurité et la malpropreté des villes, la +difficulté des moyens de locomotion nous envahissant. En outre, les +marchands, les artisans, les ouvriers étant réduits à donner une +proportion toujours croissante de leur travail pour obtenir une +quantité donnée de blé, nous devrions voir l'usage du blé diminuer, ou +du moins nul ne pouvant se permettre la même consommation de pain, +sans se refuser d'autres jouissances.—Je vous le demande, mes chers +collègues, le monde civilisé présente-t-il rien de semblable?</p> + +<p>Et puis, quelle mission donnerez-vous au journal? Ira-t-il dire aux +propriétaires: «Vous êtes riches, c'est que vous jouissez d'un +monopole injuste mais <i>nécessaire</i>; et puisqu'il est nécessaire, +jouissez-en sans scrupule, d'autant qu'il vous réserve des richesses +toujours croissantes!»—Puis vous tournant vers les travailleurs de +toutes classes: «Vous êtes pauvres; vos enfants le seront plus que +vous, et vos petits-enfants davantage encore, jusqu'à ce que s'ensuive +la mort par inanition. Cela tient à ce que vous subissez un <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> +monopole injuste, mais nécessaire; et puisqu'il est nécessaire, +résignez-vous sagement; que la richesse toujours croissante des riches +vous console!»</p> + +<p>Certes, je ne demande pas que qui que ce soit adopte mes idées sans +examen; mais je crois que le <i>Journal des Économistes</i> ferait mieux de +mettre la question à l'étude que de se prononcer d'ores et déjà. Oh! +ne croyons pas facilement que Ricardo, Say, Malthus, Rossi, que de si +grands et solides esprits se sont trompés. Mais n'admettons pas non +plus légèrement une théorie qui aboutit à de telles monstruosités.</p> + +<h2><span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> PREMIERS ÉCRITS</h2> + +<h3>AUX ÉLECTEURS DU DÉPARTEMENT DES LANDES<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>.<br> +(Novembre 1830.)</h3> + +<p>Un peuple n'est pas libre par cela seul qu'il possède des institutions +libérales; il faut encore qu'il sache les mettre en œuvre, et la +même législation qui a fait sortir de l'urne électorale des noms tels +que ceux de Lafayette et de Chantelauze, de Tracy et de Dudon, peut, +selon les lumières des électeurs, devenir le palladium des libertés +publiques ou l'instrument de la plus solide de toutes les oppressions, +celle qui s'exerce sur une nation par la nation elle-même.</p> + +<p>Pour qu'une loi d'élection soit pour le public une garantie véritable, +une condition est essentielle: c'est que les électeurs connaissent +leurs intérêts et veuillent les faire triompher; c'est qu'ils ne +laissent pas capter leurs suffrages par des motifs étrangers à +l'élection; c'est qu'ils ne regardent pas cet acte solennel comme une +simple formalité, ou tout au plus comme une affaire entre l'électeur +et l'éligible; c'est qu'ils n'oublient pas complétement les +conséquences d'un mauvais choix; c'est enfin que le public lui-même +sache se servir des seuls moyens répressifs qui soient à sa +disposition, la haine et le mépris, pour ceux des électeurs <span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> +qui le sacrifient par ignorance, ou l'immolent à leur cupidité.</p> + +<p>Il est vraiment curieux d'entendre le langage que tiennent naïvement +quelques électeurs.</p> + +<p>L'un nommera un candidat par reconnaissance personnelle ou par amitié; +comme si ce n'était pas un véritable crime d'acquitter sa dette aux +dépens du public, et de rendre tout un peuple victime d'affections +individuelles.</p> + +<p>L'autre cède à ce qu'il appelle <i>la reconnaissance due aux grands +services rendus à la Patrie</i>; comme si la députation était une +récompense, et non un mandat; comme si la chambre était un panthéon +que nous devions peupler de figures froides et inanimées, et non +l'enceinte où se décide le sort des peuples.</p> + +<p>Celui-ci croirait déshonorer son pays s'il n'envoyait pas à la chambre +un député né dans le département. De peur qu'on ne croie à la nullité +des éligibles, il fait supposer l'absurdité des électeurs. Il pense +qu'on montre plus d'esprit à choisir un sot dans son pays, qu'un homme +éclairé dans le voisinage, et que c'est un meilleur calcul de se faire +opprimer par l'intermédiaire d'un habitant des Landes, que de se +délivrer de ses chaînes par celui d'un habitant des Basses-Pyrénées.</p> + +<p>Celui-là veut un député rompu dans l'art des sollicitations; il espère +que nos intérêts locaux s'en trouveront bien, et il ne songe pas qu'un +vote indépendant sur la loi municipale peut devenir plus avantageux à +toutes les localités de la France, que les sollicitations et les +obsessions de cent députés ne pourraient l'être à une seule.</p> + +<p>Enfin un autre s'en tient obstinément à renommer à tout jamais les +221.</p> + +<p>Vous avez beau lui faire les objections les mieux fondées, il répond à +tout par ces mots: Mon candidat est des 221.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> Mais ses antécédents?—Je les oublie: il est des 221.</p> + +<p>Mais il est membre du gouvernement; pensez-vous qu'il sera +très-disposé à restreindre un pouvoir qu'il partage, à diminuer des +impôts dont il vit?—Je ne m'en mets pas en peine: il est des 221.</p> + +<p>Mais songez qu'il va concourir à faire des lois. Voyez quelles +conséquences peut avoir un choix fait par un motif étranger au but que +vous devez vous proposer.—Tout cela m'est égal: il est des 221.</p> + +<p>Mais c'est surtout la <i>modération</i> qui joue un grand rôle dans cette +armée de sophismes que je passe rapidement en revue.</p> + +<p>On veut à tout prix des <i>modérés</i>; on craint les exagérés par-dessus +tout; et comment juge-t-on à laquelle de ces classes appartient le +candidat? On n'examine pas ses opinions, mais la place qu'il occupe; +et comme le centre est bien le milieu entre la droite et la gauche, on +en conclut que c'est là qu'est la <i>modération</i>.</p> + +<p>Étaient-ils donc <i>modérés</i> ceux qui votaient chaque année plus +d'impôts que la nation n'en pouvait supporter? ceux qui ne trouvaient +jamais les contributions assez lourdes, les traitements assez énormes, +les sinécures assez nombreuses? ceux qui faisaient avec tous les +ministères un trafic odieux de la confiance de leurs commettants, +trafic par lequel, moyennant des dîners et des places, ils acceptaient +au nom de la nation les institutions les plus tyranniques: des doubles +votes, des lois d'amour, des lois sur le sacrilége? ceux enfin qui ont +réduit la France à briser, par un coup d'État, les chaînes qu'ils +avaient passé quinze années à river?</p> + +<p>Et sont-ils <i>exagérés</i> ceux qui veulent éviter le retour de pareils +excès; ceux qui veulent mettre de la modération dans les dépenses; +ceux qui veulent <i>modérer</i> l'action du pouvoir; qui ne sont pas +<i>immodérés</i>, c'est-à-dire insatiables de gros <span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> salaires et de +sinécures; ceux qui veulent que notre révolution ne se borne pas à un +changement de noms propres et de couleur; qui ne veulent pas que la +nation soit exploitée par un parti plutôt que par un autre, et qui +veulent conjurer l'orage qui éclaterait infailliblement si les +électeurs étaient assez imprudents pour donner la prépondérance au +<i>centre droit</i> de la chambre?</p> + +<p>Je ne pousserai pas plus loin l'examen des motifs par lesquels on +prétend appuyer une candidature, sur laquelle on avoue généralement ne +pas fonder de grandes espérances. À quoi servirait d'ailleurs de +s'étendre davantage à réfuter des sophismes que l'on n'emploie que +pour s'aveugler soi-même?</p> + +<p>Il me semble que les électeurs n'ont qu'un moyen de faire un choix +raisonnable: c'est de connaître d'abord l'objet général d'une +représentation nationale, et ensuite de se faire une idée des travaux +auxquels devra se livrer la prochaine législature. C'est en effet la +nature du mandat qui doit nous fixer sur le choix du mandataire; et, +en cette matière comme en toutes, c'est s'exposer à de graves méprises +que d'adopter le <i>moyen</i>, abstraction faite du <i>but</i> que l'on se +propose d'atteindre.</p> + +<p>L'objet général des représentations nationales est aisé à comprendre.</p> + +<p>Les contribuables, pour se livrer avec sécurité à tous les modes +d'activité qui sont du domaine de la vie privée, ont besoin d'être +administrés, jugés, protégés, défendus. C'est l'objet du gouvernement. +Il se compose du Roi, qui en est le chef suprême, des ministres et des +nombreux agents, subordonnés les uns aux autres, qui enveloppent la +nation comme d'un immense réseau.</p> + +<p>Si cette vaste machine se renfermait toujours dans le cercle de ses +attributions, une représentation élective serait superflue; mais le +gouvernement est, au milieu de la <span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> nation, un corps vivant, +qui, comme tous les êtres organisés, tend avec force à conserver son +existence, à accroître son bien-être et sa puissance, à étendre +indéfiniment sa sphère d'action. Livré à lui-même, il franchit bientôt +les limites qui circonscrivent sa mission; il augmente outre mesure le +nombre et la richesse de ses agents; il n'administre plus, il +exploite; il ne juge plus, il persécute ou se venge; il ne protége +plus, il opprime.</p> + +<p>Telle serait la marche de tous les gouvernements, résultat inévitable +de cette loi de progression dont la nature a doué tous les êtres +organisés, si les nations n'opposaient un obstacle aux envahissements +du pouvoir.</p> + +<p>La loi d'élection est ce frein aux empiétements de la force publique, +frein que notre constitution remet aux mains des contribuables +eux-mêmes; elle leur dit: «Le gouvernement n'existera plus pour lui, +mais pour vous; il n'administrera qu'autant que vous sentirez le +besoin d'être administrés; il ne prendra que le développement que vous +jugerez nécessaire de lui laisser prendre; vous serez les maîtres +d'étendre ou de resserrer ses ressources; il n'adoptera aucune mesure +sans votre participation; il ne puisera dans vos bourses que de votre +consentement; en un mot, puisque c'est par vous et pour vous que le +pouvoir existe, vous pourrez, à votre gré, le surveiller et le +contenir au besoin, seconder ses vues utiles ou réprimer son action, +si elle devenait nuisible à vos intérêts.»</p> + +<p>Ces considérations générales nous imposent, comme électeurs, une +première obligation: celle de ne pas aller chercher nos mandataires +précisément dans les rangs du pouvoir; de confier le soin de réprimer +la puissance à ceux sur qui elle s'exerce, et non à ceux par qui elle +est exercée.</p> + +<p>Serions-nous en effet assez absurdes pour espérer que, <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> +lorsqu'il s'agit de supprimer des fonctions et des salaires, cette +mission sera bien remplie par des fonctionnaires et des salariés? +Quand tous nos maux viennent de l'exubérance du pouvoir, +confierions-nous à un agent du pouvoir le soin de le diminuer? Non, +non, il faut choisir: nommons un fonctionnaire, un préfet, un maître +des requêtes, si nous ne trouvons pas le fardeau assez lourd; si nous +ne sommes pas fatigués du poids du milliard; si nous sommes persuadés +que le pouvoir ne s'ingère pas assez dans les choses qui devraient +être hors de ses attributions; si nous voulons qu'il continue à se +mêler d'éducation, de religion, de commerce, d'industrie, à nous +donner des médecins, des avocats, de la poudre, du tabac, des +électeurs et des jurés.</p> + +<p>Mais si nous voulons restreindre l'action du gouvernement, ne nommons +pas des agents du gouvernement; si nous voulons diminuer les impôts, +ne nommons pas des gens qui vivent d'impôts; si nous voulons une bonne +loi communale, ne nommons pas un préfet; si nous voulons la liberté de +l'enseignement, ne nommons pas un recteur; si nous voulons la +suppression des droits réunis ou celle du conseil d'État, ne nommons +ni un conseiller d'État ni un directeur des droits réunis. On ne peut +être à la fois payé et représentant des payants, et il est absurde de +faire exercer un contrôle par celui même qui y est soumis.</p> + +<p>Si nous venons à examiner les travaux de la prochaine législature, +nous voyons qu'ils sont d'une telle importance qu'elle peut être +regardée plutôt comme <i>constituante</i> que comme purement <i>législative</i>.</p> + +<p>Elle aura à nous donner une loi d'élection, c'est-à-dire à fixer les +limites de la souveraineté.</p> + +<p>Elle fera la loi municipale dont chaque mot doit influer sur le +bien-être des localités.</p> + +<p>C'est elle qui discutera l'organisation des gardes nationales, +<span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> qui a un rapport direct avec l'intégrité de notre territoire +et le maintien de la tranquillité publique.</p> + +<p>L'éducation réclamera son attention; et elle est sans doute appelée à +livrer l'enseignement à la libre concurrence des professeurs, et le +choix dès études à la sollicitude des parents.</p> + +<p>Les affaires ecclésiastiques exigeront de nos députés des +connaissances étendues, une grande prudence, et une fermeté +inébranlable; peut-être, suivant le vœu des amis de la justice et +des prêtres éclairés, agitera-t-on la question de savoir si les frais +de chaque culte ne doivent pas retomber exclusivement sur ceux qui y +participent.</p> + +<p>Bien d'autres matières importantes seront agitées.</p> + +<p>Mais c'est surtout pour la partie économique des travaux de la chambre +que nous devons être scrupuleux dans le choix de nos députés. Les +abus, les sinécures, les traitements excessifs, les fonctions +inutiles, les emplois nuisibles, les régies substituées à la +concurrence, devront être l'objet d'une investigation sévère; je ne +crains pas de le dire: c'est là qu'est le plus grand fléau de la +France.</p> + +<p>Je demande pardon au lecteur de la digression vers laquelle je me sens +irrésistiblement entraîné; mais je ne puis m'empêcher de chercher à +faire comprendre, sur cette grave question, ma pensée tout entière.</p> + +<p>Si je ne considérais les dépenses excessives comme un mal, qu'à cause +de la portion des richesses qu'elles ravissent inutilement à la +nation, si je n'y voyais d'autres résultats que le poids accablant de +l'impôt, je n'en parlerais pas si souvent, je dirais, avec M. Guizot, +qu'il ne faut pas <i>marchander la liberté</i>, qu'elle est un bien si +précieux qu'on ne saurait le payer trop cher, et que nous ne devons +pas regretter les millions qu'elle nous coûte.</p> + +<p>Un tel langage suppose que la profusion et la liberté peuvent marcher +ensemble; mais si j'ai la conviction intime <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> qu'elles sont +incompatibles, que les gros traitements et la multiplication des +places excluent non-seulement la liberté, mais encore l'ordre et la +tranquillité publiques, qu'ils compromettent la stabilité des +gouvernements, vicient les idées des peuples et corrompent leurs +mœurs, on ne s'étonnera plus que j'attache tant d'importance au +choix des députés qui nous permettent d'espérer la destruction d'un +tel abus.</p> + +<p>Or, que peut-il exister de liberté là où, pour soutenir d'énormes +dépenses, le gouvernement, forcé de prélever d'énormes tributs, se +voit réduit à recourir aux contributions les plus vexatoires, aux +monopoles les plus injustes, aux exactions les plus odieuses, à +envahir le domaine des industries privées, à rétrécir sans cesse le +cercle de l'activité individuelle, à se faire marchand, fabricant, +courrier, professeur, et non-seulement à mettre à très-haut prix ses +services, mais encore à éloigner, par l'aspect des châtiments destinés +au crime, toute concurrence qui menacerait de diminuer ses profits? +Sommes-nous libres si le gouvernement épie tous nos mouvements pour +les taxer, soumet toutes les actions aux recherches des employés, +entrave toutes les entreprises, enchaîne toutes les facultés, +s'interpose entre tous les échanges pour gêner les uns, empêcher les +autres et les rançonner presque tous?</p> + +<p>Peut-on attendre de l'<i>ordre</i> d'un régime qui, plaçant sur tous les +points du territoire des millions d'appâts offerts à la cupidité, +donne perpétuellement, à tout un vaste royaume, l'aspect que présente +une grande ville au jour des <i>distributions gratuites</i>?</p> + +<p>Croit-on que la stabilité du pouvoir soit bien assurée lorsque, +abandonné par les peuples, qu'il s'est aliénés par ses exactions, il +reste livré sans défense aux attaques des ambitieux; lorsque les +portefeuilles sont assaillis et défendus avec acharnement, et que les +assiégeants s'appuient sur la rébellion comme les assiégés sur le +despotisme, les uns <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span> pour conquérir la puissance, les autres +pour la conserver?</p> + +<p>Les gros traitements n'engendrent pas seulement les entraves, le +désordre et l'instabilité du pouvoir, ils faussent encore les idées +des peuples, en renforçant ce préjugé gothique qui faisait mépriser le +travail et honorer exclusivement les fonctions publiques; ils +corrompent les mœurs en rendant les carrières industrielles +onéreuses et celles des places florissantes; en excitant la population +entière à déserter l'industrie pour les emplois, le travail pour +l'intrigue, la production pour la consommation stérile, l'ambition qui +s'exerce sur les choses pour celle qui n'agit que sur les hommes; +enfin en répandant de plus en plus la manie de gouverner et la fureur +de la domination.</p> + +<p>Voulons-nous donc délivrer l'autorité des intrigants qui l'obsèdent +pour la partager, des factieux qui la sapent pour la conquérir, des +tyrans qui la renforcent pour la défendre; voulons-nous arriver à +l'ordre, à la liberté, à la paix publique? appliquons-nous surtout à +diminuer les grosses rétributions; supprimons l'appât, si nous +redoutons la convoitise; faisons disparaître ces prix séduisants +attachés au bout de la carrière, si nous ne voulons pas qu'elle se +remplisse de jouteurs; entrons franchement dans le système américain; +que les hauts fonctionnaires soient indemnisés et non richement dotés, +que les places donnent beaucoup de travail et peu de profits, que les +fonctions publiques soient une charge et non un moyen de fortune, +qu'elles ne puissent pas faire briller ceux qui les ont ni exciter +l'envie de ceux qui ne les ont pas.</p> + +<p>Après avoir compris l'objet d'une représentation nationale, après +avoir recherché quels seront les travaux qui occuperont la prochaine +législature, il nous sera facile de savoir quelles sont les qualités +et les garanties que nous devons exiger de notre député.</p> + +<p>Il est clair que la première chose que nous devons chercher <span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> +en lui, c'est la connaissance des objets sur lesquels il sera appelé à +discuter, en d'autres termes, la <i>capacité</i> en économie politique et +en législation.</p> + +<p>On ne pourra pas contester que M. Faurie remplisse cette première +condition. L'habileté avec laquelle il a géré ses affaires +particulières est une garantie qu'il saura administrer les affaires +publiques; ses connaissances en finances pourront être à la chambre +d'une grande utilité; enfin, toute sa vie, il s'est livré avec ardeur +à l'étude des sciences morales et politiques.</p> + +<p>La <i>capacité</i> de bien faire ne suffit pas à notre mandataire, il faut +encore qu'il en ait la <i>volonté</i>; et cette volonté ne peut nous être +garantie que par un passé invariable, une indépendance absolue dans le +caractère, la fortune et la position sociale.</p> + +<p>Sous tous ces rapports, M. Faurie doit satisfaire les exigences de +l'électeur le plus sévère.</p> + +<p>Aucune variation dans son passé ne peut nous en faire redouter pour +l'avenir. Sa probité, dans la vie privée, est connue, et la vertu, +chez M. Faurie, n'est pas un sentiment vague, mais un système arrêté +et invariablement mis en pratique; en sorte qu'il serait difficile de +trouver un homme dont la conduite et les opinions fussent plus en +harmonie. Sa probité politique est poussée jusqu'au scrupule; sa +fortune le met au-dessus de toutes les séductions, comme son courage +au-dessus de toutes les craintes; il ne veut pas de places et ne peut +pas en vouloir; il n'a ni fils ni frères, en faveur desquels il +puisse, à nos dépens, compromettre son indépendance; enfin l'énergie +de son caractère en fera pour nous, non un solliciteur intrépide (il +est bon de le dire), mais au besoin un défenseur opiniâtre.</p> + +<p>Si, à la justesse des idées et à l'élévation des sentiments on +désirait, comme condition, sinon indispensable, du moins avantageuse, +le talent de la parole, je n'oserais affirmer <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> que M. Faurie +possédât cette éloquence passionnée destinée à remuer les masses +populaires sur une place publique; mais je le crois très en état +d'énoncer devant la chambre les observations qui lui seraient +suggérées par son esprit droit et ses intentions consciencieuses, et +l'on conviendra que, lorsqu'il s'agit de discuter des lois, +l'éloquence qui ne s'adresse qu'à la raison pour l'éclairer est moins +dangereuse que celle qui agit sur les passions pour les égarer.</p> + +<p>J'ai entendu faire contre ce candidat une objection qui me paraît bien +peu fondée: «N'est-il pas à craindre, disait-on, qu'étant Bayonnais il +ne travaille plus pour Bayonne que pour le département des Landes?»</p> + +<p>Je ne répondrai pas que personne ne songeait à faire cette objection +contre M. d'Haussez; que le lien qui s'établit entre l'élu et les +électeurs est aussi puissant que celui qui attache l'homme au pays qui +l'a vu naître; enfin, que M. Faurie, possédant ses propriétés dans le +département des Landes, peut être, en quelque sorte, regardé comme +notre compatriote.</p> + +<p>Il est une autre réponse qui, selon moi, ôte toute sa force à +l'objection.</p> + +<p>Ne semblerait-il pas, à entendre le langage de ces hommes prévoyants, +que les intérêts de Bayonne et ceux du département des Landes sont +tellement opposés, qu'on ne puisse rien faire pour les uns qui ne +tourne nécessairement contre les autres? Mais pour peu qu'on +réfléchisse à la position respective de Bayonne et des Landes, on +sentira qu'au contraire leurs intérêts sont inséparables, identiques.</p> + +<p>En effet, une ville de commerce placée à l'embouchure d'un fleuve ne +peut avoir, dans le cours ordinaire des choses, qu'une importance +proportionnée à celle du pays que ce fleuve parcourt. Si Nantes et +Bordeaux prospèrent plus que Bayonne, c'est que la Loire et la +Garonne traversent <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> des pays plus riches que l'Adour, des +contrées capables de produire et de consommer davantage; or, les +échanges relatifs à cette production et à cette consommation se +faisant dans la ville située à l'embouchure du fleuve, il s'ensuit que +le commerce de cette ville se développe ou se restreint selon que les +pays environnants prospèrent ou dépérissent. Que les bords de l'Adour +et des rivières qui lui portent leurs eaux soient fertiles, que les +landes soient défrichées, que la Chalosse ait des moyens de +communication, que notre département soit traversé de canaux, habité +par une population nombreuse et riche, alors Bayonne aura un commerce +assuré, fondé sur la nature des choses. Notre député veut-il donc +faire fleurir Bayonne, c'est sur le département des Landes qu'il doit +d'abord appeler la prospérité.</p> + +<p>Si une autre circonscription faisait entrer Bayonne dans notre +département, n'est-il pas vrai qu'on ne ferait pas l'objection? Eh +quoi! une ligne écrite sur un morceau de papier a donc changé la +nature des choses? parce que, sur la carte, une ville est séparée de +la campagne qui l'environne, par une raie rouge ou bleue, cela peut-il +rompre leurs intérêts réciproques?</p> + +<p>Il y en a qui craignent de compromettre le bon ordre en choisissant +pour députés des hommes franchement libéraux. «Pour le moment, +disent-ils, nous avons besoin de l'ordre avant tout. Il nous faut des +députés qui ne veuillent aller ni trop loin ni trop vite!»</p> + +<p>Eh! c'est précisément pour le maintien de l'ordre qu'il faut nommer de +bons députés! C'est par amour pour l'ordre que nous devons chercher à +mettre les chambres en harmonie avec la France. Vous voulez de +l'ordre, et vous renforcez le <i>centre droit</i>, au moment où la France +s'irrite contre lui, au moment où, déçue dans ses plus chères +espérances, elle attend avec anxiété le résultat des élections? Et +savez-vous ce qu'elle fera, si elle voit encore une fois son <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> +dernier espoir s'évanouir? Quant à moi, je ne le sais pas.</p> + +<p>Électeurs, rendons-nous à notre poste, songeons que la prochaine +législature porte dans son sein toutes les destinées de la France; +songeons que ses décisions doivent étouffer à jamais, ou prolonger +indéfiniment, cette lutte déjà si longue entre l'ancienne France et la +France moderne! Rappelons-nous que nos destinées sont dans nos mains, +que c'est nous qui sommes les maîtres de raffermir ou de dissoudre +cette monstrueuse centralisation, cet échafaudage construit par +Bonaparte et restauré par les Bourbons, pour exploiter la nation après +l'avoir garrottée! N'oublions pas que c'est une chimère de compter, +pour l'amélioration de notre sort, sur des couleurs et des noms +propres; ne comptons que sur notre indépendance et notre fermeté. +Voudrions-nous que le pouvoir s'intéressât plus à nous que nous ne +nous y intéressons nous-mêmes? Attendons-nous qu'il se restreigne si +nous le renforçons; qu'il se montre moins entreprenant si nous lui +envoyons des auxiliaires; espérons-nous que nos dépouilles soient +refusées si nous sommes les premiers à les offrir? Quoi! nous +exigerions de ceux qui nous gouvernent une grandeur d'âme +surnaturelle, un désintéressement chimérique, et nous, nous ne +saurions pas défendre, par un simple vote, nos intérêts les plus +chers!</p> + +<p>Électeurs, prenons-y garde! nous ne ressaisirons pas l'occasion, si +nous la laissons échapper. Une grande révolution s'est faite; +jusqu'ici en quoi a-t-elle amélioré votre existence? Je sais que les +réformes ne se font pas en un jour, qu'il ne faut pas demander +l'impossible, ni censurer à tort et à travers, par mauvaise humeur ou +par habitude. Je sais que le nouveau gouvernement a besoin de force, +je le crois animé des meilleures intentions; mais enfin il ne faut pas +fermer les yeux à l'évidence; il ne faut pas que la crainte d'aller +trop vite, non-seulement nous frappe d'immobilité, mais encore nous +ôte l'espoir d'avancer; et s'il n'a <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> pas été fait +d'améliorations matérielles, nous en fait-on du moins espérer? Non, on +déchire ces proclamations enivrantes qui, dans la grande semaine, nous +auraient fait verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang. Chaque +jour nous rapproche du passé que les trois immortelles journées +devaient rejeter à un siècle loin de nous. S'agit-il de la loi +communale? on exhume le projet Martignac, élaboré sous l'influence +d'une cour méticuleuse et sans confiance dans la nation. S'agit-il +d'une garde nationale mobile? au lieu de ces choix populaires qui +doivent en faire la force morale, on nous jette, pour nous consoler, +l'élection des subalternes, et l'on se méfie assez de nous pour nous +imposer tous nos chefs. Est-il question d'impôts? on déclare nettement +que le gouvernement n'en rabattra pas une obole; que s'il fait un +<i>sacrifice</i> sur une branche de revenu il veut se retrouver sur une +autre; que le milliard doit rester intact à tout jamais; que si l'on +parvient à quelque économie, on n'en soulagera pas les contribuables; +que supprimer un abus serait s'engager à les supprimer tous, et qu'on +ne veut pas s'engager dans cette route; que l'impôt sur les boissons +est le plus juste, le plus équitable des impôts, celui dont la +perception est la plus douce et la moins coûteuse; que c'est le beau +idéal des conceptions fiscales; qu'il faudrait le maintenir, sans +faire aucun cas des <i>clameurs</i> d'une population accablée; que si on +consent à le modifier, c'est bien à contre-cœur, et à condition +qu'au lieu d'une iniquité, on nous en fera subir deux; que tous les +transports seront taxés sans qu'il en résulte aucune gêne, aucun +inconvénient pour personne; que le luxe ne doit pas payer; que ce sont +les objets utiles qu'il faut frapper de contributions redoublées; que +la France est belle et riche, qu'on peut compter sur elle, qu'elle est +facile à mettre à la raison, et cent autres choses qui font revivre le +comte Villèle dans le baron Louis, et qui frappent d'un <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> +étourdissement au sortir duquel on ignore si l'on se réveille sous le +règne de Philippe ou sous celui de Bonaparte.</p> + +<p>Mais, dira-t-on, ce ne sont que des projets; il faut encore que nos +députés les discutent et les adoptent.</p> + +<p>Sans doute; et c'est pour cela qu'il importe d'être scrupuleux dans +nos choix, de ne donner nos suffrages qu'à des hommes indépendants de +tous les ministères présents et futurs.</p> + +<p>Électeurs, Paris nous donne la liberté avec son sang, détruirons-nous +son ouvrage avec nos votes? Allons aux élections uniquement pour le +bien général. Fermons l'oreille à toute promesse fallacieuse, fermons +nos cœurs à toutes affections personnelles, même à la +reconnaissance. Faisons sortir de l'urne le nom d'un homme sage, +éclairé, indépendant. Si l'avenir nous apporte un meilleur sort, ayons +la gloire d'y avoir contribué; s'il recèle encore des tempêtes, +n'ayons point à nous les reprocher.</p> + +<h3>RÉFLEXIONS<br> +<span class="smcap">SUR LES PÉTITIONS DE BORDEAUX, LE HAVRE ET LYON, CONCERNANT LES +DOUANES.</span><br> +(Avril 1834.)</h3> + +<p>La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les +libertés, elle ne s'introduira dans nos lois qu'après avoir pris +possession de nos esprits. Aussi devons-nous applaudir aux efforts des +négociants de Bordeaux, du Havre et de Lyon, dussent ces efforts +n'avoir immédiatement d'autres résultats que d'éveiller l'attention +publique.</p> + +<p>Mais s'il est vrai qu'une réforme doive être généralement comprise +pour être solidement établie, il s'ensuit que rien ne lui peut être +plus funeste que ce qui égare l'opinion; et rien n'est plus propre à +l'égarer que les écrits qui réclament <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> la <i>liberté</i> en +s'appuyant sur les doctrines du <i>monopole</i>.</p> + +<p>Il y a sans doute bien de la témérité à un simple agriculteur de +troubler, par une critique audacieuse, l'unanime concert d'éloges qui +a accueilli, au dedans et au dehors de notre patrie, les réclamations +du commerce français. Il n'a fallu rien moins pour l'y décider que la +ferme conviction, je dirai même la certitude, que ces pétitions +seraient aussi funestes, par leurs résultats, aux intérêts généraux, +et particulièrement aux intérêts agricoles de la France, qu'elles le +sont par leurs doctrines au progrès des connaissances économiques.</p> + +<p>En m'élevant, au nom de l'agriculture, contre les projets de douanes +présentés par les pétitionnaires, j'éprouve le besoin de commencer par +déclarer que ce qui, dans ces projets, excite mes réclamations, ce +n'est point ce qu'ils renferment de <i>libéral</i> dans les <i>prémisses</i>, +mais d'<i>exclusif</i> dans les <i>conclusions</i>.</p> + +<p>On demande que toute protection soit retirée aux <i>matières premières</i>, +c'est-à-dire à l'industrie agricole, mais qu'une protection soit +continuée à l'industrie manufacturière.</p> + +<p>Je ne viens point défendre la protection qu'on attaque, mais attaquer +la protection qu'on défend.</p> + +<p>On réclame le privilége pour quelques-uns; je viens réclamer la +liberté pour tous.</p> + +<p>L'agriculture doit de <i>bien vendre</i> au monopole qu'elle exerce, et de +<i>mal acheter</i> au monopole qu'elle subit. S'il est juste de lui retirer +le premier, il ne l'est pas moins de l'affranchir du second. (<i>Voyez</i> +tome II, pages 25 et suiv.)</p> + +<p>Vouloir nous livrer à la concurrence universelle, sans y soumettre les +fabricants, c'est nous léser dans nos ventes sans nous soulager dans +nos achats, c'est faire justement le contraire pour les +manufacturiers. Si c'est là la <i>liberté</i>, qu'on me définisse donc le +<i>privilége</i>.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> Il appartient à l'agriculture de repousser de telles +tentatives.</p> + +<p>J'ose en appeler ici aux pétitionnaires eux-mêmes, et particulièrement +à M. Henri Fonfrède. Je l'adjure de réfuter mes réclamations ou de les +appuyer.</p> + +<p>Je prouverai:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Qu'il y a, entre le projet des pétitionnaires et le système du +gouvernement, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens;</p> + +<p>2<sup>o</sup> Qu'ils ne diffèrent que par une erreur de plus à la charge des +pétitionnaires;</p> + +<p>3<sup>o</sup> Que ce projet a pour but de constituer un privilége inique en +faveur des négociants et des fabricants, et au détriment des +agriculteurs et du public.</p> + +<p class="center p2">§ 1. Il y a, entre le système des pétitionnaires et le régime +prohibitif, communauté de principe, d'erreur, de but et de moyens.</p> + +<p>Qu'est-ce que le régime prohibitif? Laissons parler M. de Saint-Cricq.</p> + +<p>«Le travail constitue la richesse d'un peuple, parce que seul il a +créé les choses matérielles que réclament nos besoins, et que +l'aisance universelle consiste dans l'abondance de ces choses.» Voilà +le principe.</p> + +<p>«Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail national; +si elle était le produit du travail étranger, le travail national +s'arrêterait promptement.» Voilà l'erreur.</p> + +<p>«Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier? Réserver son +marché aux produits de son sol et de son industrie.» Voilà le but.</p> + +<p>«Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les +produits du sol et de l'industrie des autres peuples.» Voilà le moyen.</p> + +<p>Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> Elle divise toutes les marchandises en quatre classes. La +première et la seconde renferment des objets d'alimentation et des +<i>matières premières, vierges encore de tout travail humain</i>. <i>En +principe, une sage économie exigerait que ces deux classes ne fussent +pas imposées.</i></p> + +<p>La troisième classe est composée d'objets <i>qui ont reçu une +préparation</i>. Cette préparation permet <i>qu'on la charge de quelques +droits</i>. On le voit, la <i>protection</i> commence sitôt que, d'après la +doctrine des pétitionnaires, commence le <i>travail national</i>.</p> + +<p>La quatrième classe comprend des objets <i>perfectionnés, qui ne peuvent +nullement servir au travail national</i>. Nous la considérons, dit la +pétition, comme <i>la plus imposable</i>.</p> + +<p>Ainsi les pétitionnaires professent que la concurrence étrangère nuit +au travail national; c'est l'erreur du régime prohibitif. Ils +demandent protection pour le travail; c'est le but du régime +prohibitif. Ils font consister cette protection en des taxes sur le +travail étranger; c'est le moyen du régime prohibitif.</p> + +<p class="center p2">§ 2. Ces deux systèmes diffèrent par une erreur de plus à la charge +des pétitionnaires.</p> + +<p>Cependant il y a entre ces deux doctrines une différence essentielle. +Elle réside tout entière dans le plus ou moins d'extension donnée à la +signification du mot <i>travail</i>.</p> + +<p>M. de Saint-Cricq l'étend à tout. Aussi veut-il tout protéger.</p> + +<p>«Le travail constitue <i>toute</i> la richesse d'un peuple, dit-il; +protéger l'industrie agricole, <i>toute</i> l'industrie agricole, +l'industrie manufacturière, <i>toute</i> l'industrie manufacturière, c'est +le cri qui retentira toujours dans cette chambre.»</p> + +<p>Les pétitionnaires ne voient de travail que celui des fabricants; +aussi n'admettent-ils que celui-là aux faveurs de la protection.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> «Les <i>matières premières</i> sont <i>vierges de travail humain; en +principe on ne devrait pas les imposer</i>. Les objets fabriqués <i>ne +peuvent plus servir au travail national, nous les considérons comme +les plus imposables</i>.</p> + +<p>Il se présente donc ici trois questions à examiner: 1<sup>o</sup> Les matières +premières sont-elles le produit du travail? 2<sup>o</sup> Si elles ne sont pas +autre chose, ce travail est-il si différent du travail des fabriques +qu'il soit raisonnable de les soumettre à des régimes opposés? 3<sup>o</sup> Si +le même régime convient à tous les travaux, est-ce celui de la liberté +ou celui de la protection?</p> + +<p>1<sup>o</sup> Les matières premières sont-elles le produit du travail?</p> + +<p>Et que sont donc, je le demande, tous les articles que les +pétitionnaires comprennent dans les deux premières classes de leur +projet? Qu'est-ce que <i>les blés de toutes sortes</i>, <i>la farine</i>, <i>les +bestiaux</i>, <i>les viandes sèches et salées</i>, <i>le porc</i>, <i>le lard</i>, <i>le +sel</i>, <i>le fer</i>, <i>le cuivre</i>, <i>le plomb</i>, <i>la houille</i>, <i>la laine</i>, +<i>les peaux</i>, <i>les semences</i>, si ce n'est le produit du travail?</p> + +<p>Quoi! dira-t-on, un lingot de fer, une balle de laine, un boisseau de +blé sont des produits du travail? N'est-ce point la <i>nature</i> qui les +<i>crée</i>?</p> + +<p>Sans doute la nature crée les éléments de toutes ces choses, mais +c'est le travail humain qui en produit la <i>valeur</i>. Il n'appartient +pas à l'homme de créer, de faire quelque chose de rien, pas plus au +manufacturier qu'au cultivateur; et si par <i>production</i> on entendait +<i>création</i>, tous nos travaux seraient improductifs, et ceux des +négociants plus que tous autres.</p> + +<p>L'agriculteur n'a donc pas la prétention d'avoir créé la laine, mais +il a celle d'en avoir produit la <i>valeur</i>, je veux dire, d'avoir, par +son travail et ses avances, transformé en laine des substances qui n'y +ressemblaient nullement. Que fait de plus le manufacturier qui la +convertit en drap?</p> + +<p>Pour que l'homme puisse se vêtir de drap, une foule <span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> +d'opérations sont nécessaires. Avant l'intervention de tout travail +humain, les véritables <i>matières premières</i> de ce produit sont l'air, +l'eau, la chaleur, la lumière, le gaz, les sels qui doivent entrer +dans sa composition. Un premier travail convertit ces substances en +fourrages, un second en laine, un troisième en fil, un quatrième en +vêtement. Qui osera dire que tout n'est pas travail dans cette +œuvre, depuis le premier coup de charrue qui la commence, jusqu'au +dernier coup d'aiguille qui la termine?</p> + +<p>Et parce que, pour plus de célérité, dans l'accomplissement de +l'œuvre définitive, le vêtement, les travaux se sont répartis entre +plusieurs classes d'industrieux, vous voulez, par une distinction +arbitraire, que l'ordre de succession de ces travaux soit la raison de +leur importance, en sorte que le premier ne mérite pas même le nom de +travail, et que le dernier, travail par excellence, soit seul digne +des <i>faveurs</i> du monopole? Je ne crois pas qu'on puisse pousser plus +loin l'esprit de système et de partialité.</p> + +<p>L'agriculteur, dira-t-on, n'a pas comme le fabricant tout exécuté par +lui-même; la nature l'a aidé; et s'il y a du travail, tout n'est pas +travail dans le blé.</p> + +<p>Mais tout est travail dans <i>sa valeur</i>, répéterai-je. Je veux que la +nature ait concouru à la formation matérielle du grain; je veux que +cette formation soit exclusivement son ouvrage; mais convenez que je +l'y ai contrainte par mon travail, et quand je vous vends du blé, ce +n'est point le <i>travail de la nature</i> que je me fais payer, <i>mais le +mien</i>.</p> + +<p>Et, à ce compte, les objets fabriqués ne seraient pas non plus des +produits du travail. Le manufacturier ne se fait-il pas seconder aussi +par la nature? Ne s'empare-t-il pas, à l'aide de la machine à vapeur, +du poids de l'atmosphère, comme à l'aide de la charrue je m'empare de +son humidité? A-t-il créé les lois de la gravitation, de la +transmission des forces, de l'affinité?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> On conviendra peut-être que la laine et le blé sont le +produit du travail. Mais la houille, dira-t-on, est certainement +l'ouvrage, et l'ouvrage exclusif de la nature.</p> + +<p>Oui, la nature a fait la houille (car elle a tout fait), <i>mais le +travail en a fait la valeur</i>. La houille n'a aucune valeur quand elle +est à cent pieds sous terre. Il l'y faut aller chercher, c'est un +travail; il la faut porter sur un marché, c'est un autre travail; et +remarquez-le bien, le prix de la houille sur le marché n'est autre que +le salaire de ces <i>travaux</i> d'extraction et de transport.</p> + +<p>La distinction qu'on a voulu faire, entre les matières premières et +les matières fabriquées, est donc futile en théorie. Comme base d'une +inégale répartition de <i>faveurs</i>, elle serait inique en pratique, à +moins que l'on ne veuille prétendre que, bien qu'elles soient toutes +deux des produits du travail, l'importation des unes est plus +favorable que celle des autres au développement de la richesse +publique. C'est la seconde question que j'ai à examiner.</p> + +<p>2<sup>o</sup> Y a-t-il plus d'avantage pour une nation à importer des <i>matières</i> +dites <i>premières</i>, que des objets fabriqués?</p> + +<p>J'ai ici à combattre une opinion fort accréditée.</p> + +<p>«Plus les matières premières sont abondantes, dit la pétition de +Bordeaux, plus les manufactures se multiplient et prennent +d'essor.»—«Les matières premières, dit-elle ailleurs, laissent une +étendue sans limites à l'œuvre des habitants du pays où elles sont +importées.»—«Les matières premières, dit la pétition du Havre, étant +les éléments du travail, il faut les soumettre à un régime différent +et les admettre <i>de suite</i> au taux <i>le plus faible</i><a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>.»—«Entre +autres articles dont le bas prix et l'abondance <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> sont une +nécessité, dit la pétition de Lyon, les fabricants citent toutes les +matières premières.»</p> + +<p>Sans doute, il est avantageux pour une nation que les matières dites +<i>premières</i> soient abondantes et à bas prix; et, je vous prie, +serait-il avantageux pour elle que les objets fabriqués fussent chers +et rares? Pour les unes comme pour les autres, il faut que cette +abondance, ce bon marché soient le fruit de la liberté, ou que cette +rareté, cette cherté soient le fruit du monopole. Ce qui est +souverainement absurde et inique, c'est de vouloir que l'abondance des +unes soit due à la liberté et la rareté des autres au privilége.</p> + +<p>L'on insistera encore, j'en suis sûr, et l'on dira que les droits +<i>protecteurs</i> du travail des fabriques sont réclamés dans l'intérêt +général; qu'importer des articles auxquels <i>le travail n'a plus rien à +faire</i>, c'est perdre tout le profit de la main-d'œuvre, etc., etc.</p> + +<p>Remarquez sur quel terrain les pétitionnaires sont amenés. N'est-ce +pas le terrain du régime prohibitif? M. de Saint-Cricq ne peut-il pas +opposer un argument semblable à l'introduction des blés, des laines, +des houilles, de toutes les matières enfin qui sont, nous l'avons vu, +le produit du travail?</p> + +<p>Réfuter ce dernier argument, prouver que l'importation du travail +étranger ne nuit pas au travail national, c'est donc démontrer que le +régime de la concurrence ne convient pas moins aux objets fabriqués +qu'aux matières premières. C'est la troisième question que je m'étais +proposée.</p> + +<p>Qu'il me soit permis, pour abréger, de réduire cette démonstration à +un exemple qui les comprend tous.</p> + +<p>Un Anglais peut importer une livre de laine en France, sous plusieurs +formes: en toison, en fil, en drap, en vêtement; mais, dans tous ces +cas, il n'importera pas une égale quantité de valeur, ou, si l'on +veut, de travail. Supposons que cette livre de laine vaille 3 francs +brute, 6 francs en <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> fil, 12 francs en drap, 24 francs +confectionnée en vêtement. Supposons encore que, sous quelque forme +que l'introduction s'opère, le payement se fasse en vin; car, après +tout, il faut qu'il se fasse en quelque chose; et rien n'empêche de +supposer que ce sera en vin.</p> + +<p>Si l'Anglais importe la laine brute, nous exporterons pour 3 francs de +vin; nous en exporterons pour 6 francs, si la laine arrive en fil; +pour 12 francs, si elle arrive en drap; et enfin pour 24 francs, si +elle arrive sous forme de vêtement. Dans ce dernier cas, le filateur, +le fabricant, le tailleur auront été privés d'un travail et d'un +bénéfice, je le sais; une branche de <i>travail national</i> aura été +découragée d'autant, je le sais encore; mais une autre branche de +travail <i>également national</i>, la viniculture, aura été encouragée +précisément dans la même proportion. Et comme la laine anglaise ne +peut arriver en France sous forme de vêtement qu'autant que tous les +industrieux qui l'ont amenée à cet état seront supérieurs aux +industrieux français, en définitive, le consommateur du vêtement aura +réalisé un bénéfice qui pourra être considéré comme un profit net, +tant pour lui que pour la nation.</p> + +<p>Changez la nature des objets, leur appréciation, leur provenance, mais +raisonnez juste, et le résultat sera toujours le même.</p> + +<p>Je sais qu'on me dira que le payement a pu se faire non en vin, mais +en numéraire. Je ferai observer que cette objection se tournerait +aussi bien contre l'introduction d'une matière première que contre +celle d'une matière fabriquée. J'ai d'ailleurs la certitude qu'elle ne +me sera faite par aucun négociant digne de l'être. Quant aux autres, +je me bornerai à leur faire observer que le numéraire est un produit +indigène ou un produit exotique. Si c'est un produit indigène, nous +n'en pouvons rien faire de mieux que de l'exporter. S'il est +exotique, il a fallu le payer avec du <i>travail <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> national</i>. Si +nous l'avons acquis du Mexique, avec du vin par exemple, et que nous +l'échangions ensuite contre un vêtement anglais, le résultat est +toujours du vin changé contre un vêtement, et nous rentrons +entièrement dans l'exemple précédent.</p> + +<p class="center p2">§ 3. Le projet des pétitionnaires est un système de priviléges +réclamés par le commerce et l'industrie, contre l'agriculture et le +public.</p> + +<p>des manufacturiers, c'est, je crois, un fait dont les preuves seraient +maintenant surabondantes.</p> + +<p>Mais on ne voit pas sans doute aussi bien comment il octroie aussi des +priviléges au commerce. Examinons.</p> + +<p>Toutes choses égales d'ailleurs, il est avantageux pour le public que +les matières premières soient mises en œuvre sur le lieu même de +leur production.</p> + +<p>C'est pour cela que si l'on veut consommer à Paris de l'eau-de-vie +d'Armagnac, c'est en Armagnac, non à Paris, que se brûle le vin.</p> + +<p>Il ne serait pourtant pas impossible qu'il se rencontrât un +commissionnaire de roulage qui aimât mieux transporter huit pièces de +vin qu'une pièce d'eau-de-vie.</p> + +<p>Il ne serait pas impossible non plus qu'il se rencontrât à Paris un +bouilleur qui préférât l'importation de la matière première à celle de +la matière fabriquée.</p> + +<p>Il ne serait pas impossible, si cela était du domaine de la +protection, que nos deux industrieux s'entendissent pour demander que +le vin entrât librement dans la capitale, mais que l'eau-de-vie fût +<i>chargée</i> de forts droits.</p> + +<p>Il ne serait pas impossible qu'en s'adressant au protecteur, pour +mieux cacher leurs vues égoïstes, le voiturier ne parlât que des +intérêts du bouilleur, et le bouilleur que des intérêts du voiturier.</p> + +<p>Il ne serait pas impossible que le protecteur vît dans ce <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> +plan l'occasion de <i>conquérir</i> une industrie pour Paris, et de se +donner de l'importance.</p> + +<p>Enfin, et malheureusement, il ne serait pas impossible que le bon +public parisien ne vît dans tout cela que les vues <i>larges</i> des +protégés et du protecteur, et qu'il oubliât qu'en définitive, c'est +sur lui que retombent toujours les frais et les faux frais de la +protection.</p> + +<p>Qui voudra croire que c'est un résultat analogue, un système +parfaitement identique, organisé sur une grande échelle, auquel, après +un grand fracas de doctrines généreuses et libérales, <i>concluent</i>, +d'un commun accord, les pétitionnaires de Bordeaux, de Lyon et du +Havre?</p> + +<p>«C'est principalement dans cette seconde classe (celle qui comprend +les matières <i>vierges de tout travail humain</i>), que se trouve, disent +les pétitionnaires de Bordeaux, le principal aliment de notre marine +marchande..... En principe, une sage économie exigerait que cette +classe, ainsi que la première, ne fût pas imposée..... La troisième, +on peut la <i>charger</i>; la quatrième, nous la considérons comme la plus +imposable.»</p> + +<p>«Considérant, disent les pétitionnaires du Havre, qu'il est +<i>indispensable</i> de réduire <i>de suite</i>, au taux <i>le plus bas</i>, les +matières premières, afin que l'industrie puisse successivement mettre +en œuvre les <i>forces navales</i> qui lui fourniront ses premiers et +indispensables moyens de travail...»</p> + +<p>Les manufacturiers ne pouvaient demeurer en reste de politesse envers +les armateurs. Aussi la pétition de Lyon demande la libre introduction +des <i>matières premières</i>, pour prouver, y est-il dit, «que les +intérêts des villes manufacturières ne sont pas toujours opposés à +ceux des villes maritimes.»</p> + +<p>Ne semble-t-il pas entendre le voiturier parisien, dont je parlais +tout à l'heure, formuler ainsi sa requête: «Considérant que le vin +est le principal aliment de mes transports; <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> qu'en principe on +ne devrait pas l'imposer; que quant à l'eau-de-vie on peut <i>la +charger</i>; considérant qu'il est indispensable de réduire de suite le +vin au taux le plus bas, afin que le bouilleur mette en œuvre mes +voitures qui lui fourniront le premier et indispensable aliment de son +travail...» et le bouilleur demander la libre importation du vin à +Paris, et l'exclusion de l'eau-de-vie, pour prouver «que les intérêts +des bouilleurs ne sont pas toujours opposés à ceux des voituriers.»</p> + +<p>En me résumant, quels seront les résultats du système proposé? Les +voici:</p> + +<p>C'est au prix de la concurrence que nous, agriculteurs, vendrons aux +manufacturiers nos matières premières. C'est au prix du monopole que +nous les leur rachèterons.</p> + +<p>Que si nous travaillons dans des circonstances plus défavorables que +les étrangers, tant pis pour nous; au nom de la liberté, on nous +condamne.</p> + +<p>Mais si les fabricants sont plus malhabiles que les étrangers, tant +pis pour nous; au nom du privilége, on nous condamne encore.</p> + +<p>Que si l'on apprend à raffiner le sucre dans l'Inde, ou à tisser le +coton aux États-Unis, c'est le sucre brut et le coton en laine qu'on +fera voyager <i>pour mettre en œuvre nos forces navales</i>; et nous, +consommateurs, payerons l'inutile transport des résidus.</p> + +<p>Espérons que, par le même motif et pour fournir aux bûcherons <i>le +premier et l'indispensable aliment de leur travail</i>, on fera venir les +sapins de Russie avec leurs branches et leur écorce. Espérons qu'on +fera voyager l'or du Mexique à l'état de minerai. Espérons que pour +avoir les cuirs de Buénos-Ayres on fera naviguer des troupeaux de +bœufs.</p> + +<p>On n'en viendra pas là, dira-t-on. Ce serait pourtant rationnel; mais +l'inconséquence est la limite de l'absurdité.</p> + +<p>Un grand nombre de personnes, j'en suis convaincu, ont <span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> +adopté de bonne foi les doctrines du régime prohibitif (et certes ce +qui se passe n'est guère propre à changer leur conviction). Je n'en +suis point surpris; mais ce qui me surprend, c'est que, quand on les a +adoptées sur un point, on ne les adopte pas sur tous, car l'erreur a +aussi sa logique; et quant à moi, malgré tous mes efforts, je n'ai pu +découvrir une objection quelconque que l'on puisse opposer au régime +de l'exclusion absolue, qui ne s'oppose avec autant de justesse au +système <i>pratique</i> des pétitionnaires.</p> + +<h3>LE FISC ET LA VIGNE.<br> +(Janvier 1841.)</h3> + +<p>La production et le commerce des boissons fermentées ou distillées +doivent être nécessairement affectés par les traités et lois de +finances actuellement soumis aux délibérations des Chambres.</p> + +<p>Nous entreprenons d'exposer:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Les nouvelles entraves dont le projet de loi du 30 décembre 1840 +menace l'industrie vinicole;</p> + +<p>2<sup>o</sup> Celles qui sont implicitement contenues dans la doctrine de +l'Exposé des motifs qui accompagne ce projet;</p> + +<p>3<sup>o</sup> Les résultats qu'on doit attendre du traité conclu avec la +Hollande;</p> + +<p>4<sup>o</sup> Les moyens par lesquels l'industrie vinicole peut arriver à son +affranchissement.</p> + +<p>§ I<sup>er</sup>.—La législation sur les boissons est une dérogation évidente +au principe de l'égalité des charges.</p> + +<p>En même temps qu'elle place dans une exception onéreuse toutes les +classes de citoyens dont elle régit l'industrie, elle crée, entre ces +classes mêmes, des <i>inégalités</i> de second ordre: toutes sont mises +hors le droit commun, et chacune en est tenue à divers degrés +d'éloignement.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> Il ne paraît pas que M. le ministre des finances se soit le +moins du monde préoccupé de l'<i>inégalité radicale</i> que nous venons de +signaler; mais, en revanche, il se montre vivement choqué des +<i>inégalités secondaires</i> créées par la loi: il tient pour +<i>privilégiées</i> les classes qui ne subissent pas encore toutes les +rigueurs qu'elle impose à d'autres classes; il s'attache à effacer ces +nuances, non par voie d'allégement, mais par voie d'aggravation.</p> + +<p>Cependant, dans la poursuite de l'<i>égalité</i> ainsi entendue, M. le +ministre demeure fidèle aux traditions du créateur de l'institution. +On dit que Bonaparte avait d'abord établi des tarifs si modérés, que +les recettes ne couvraient pas les frais de perception. Son ministre +des finances lui fit observer que la loi mécontentait la nation, sans +rien rapporter au trésor. «Vous êtes un niais, M. Maret, lui dit +Napoléon: puisque la nation murmure de quelques entraves, que +ferait-elle si j'y avais joint de lourds impôts? Habituons-la d'abord +à l'exercice; plus tard, nous remanierons le tarif.» M. Maret +s'aperçut que le grand capitaine n'était pas moins habile financier.</p> + +<p>La leçon n'a pas été perdue, et nous aurons occasion de voir que les +disciples préparent le règne de l'<i>égalité</i> avec une prudence digne du +maître.</p> + +<p>Les principes sur lesquels repose la législation des boissons sont +clairement et énergiquement exprimés par les trois articles suivants +de la loi du 28 avril 1816:</p> + +<p>«Art. 1. À chaque enlèvement ou déplacement de vins, cidres, etc., il +sera perçu un <i>droit de circulation</i>.»</p> + +<p>«Art. 20. Il sera perçu au profit du trésor, dans les villes et +communes ayant une population agglomérée de 2,000 âmes et +au-dessus...<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a> un <i>droit d'entrée</i>..., etc.»</p> + +<p>«Art. 47. Il sera perçu, lors de la vente en détail des <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span> +vins, cidres, etc., un <i>droit</i> de 15 pour 100 du prix de ladite +vente.»</p> + +<p>Ainsi chaque <i>mouvement</i> de vins, chaque <i>entrée</i>, chaque vente <i>au +détail</i>, entraîne le payement d'un droit.</p> + +<p>À côté de ces rigoureux et on peut dire de ces étranges principes, la +loi établit quelques exceptions.</p> + +<p>Quant au droit de <i>circulation</i>.</p> + +<p>«Art. 3. Ne seront point assujettis au droit imposé par l'art. 1<sup>er</sup>:</p> + +<p>«1<sup>o</sup> Les boissons qu'un propriétaire fera conduire de son pressoir, +ou d'un pressoir public, dans ses caves ou celliers; 2<sup>o</sup> celles +qu'un colon partiaire, fermier ou preneur à bail emphytéotique à +rente, remettra au propriétaire ou recevra de lui, en vertu de baux +authentiques ou d'usages notoires; 3<sup>o</sup> les vins, cidres ou poirés, +qui seront expédiés par un propriétaire ou fermier des caves ou +celliers où sa récolte aura été déposée, et pourvu qu'ils proviennent +de ladite récolte, quels que soient le lieu de destination et la +qualité du destinataire.</p> + +<p>«Art. 4. La même exemption sera accordée aux négociants, marchands en +gros, courtiers, facteurs, commissionnaires, distillateurs et +débitants, pour les boissons qu'ils feront transporter de l'une de +leurs caves dans une autre, située dans l'étendue du même département.</p> + +<p>«Art. 5. Le transport des boissons qui seront enlevées pour l'étranger +ou pour les colonies françaises sera également affranchi du droit de +circulation.»</p> + +<p>Le droit d'entrée ne souffrit pas d'exception.</p> + +<p>Relativement au <i>droit de détail</i>:</p> + +<p>«Art. 85. Les propriétaires qui voudront vendre les boissons de leur +cru au détail jouiront d'une remise de 25 pour 100 sur les droits +qu'ils auront à payer...</p> + +<p>«Art. 86.... Ils seront d'ailleurs assujettis à toutes les +obligations imposées aux débitants de profession. Néanmoins, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> +les visites et exercices des commis n'auront pas lieu dans l'intérieur +de leur domicile, pourvu que le local où leurs boissons seront vendues +au détail en soit séparé.»</p> + +<p>Ainsi, pour résumer ces exceptions:</p> + +<p>Franchise du droit de circulation pour les vins de leur récolte que +les propriétaires envoyaient de chez eux chez eux, <i>sur tout le +territoire de la France</i>;</p> + +<p>Franchise du même droit pour les vins que les négociants, marchands, +débitants, etc., faisaient transporter d'une de leurs caves dans une +autre située dans le même département;</p> + +<p>Franchise du même droit pour les vins exportés;</p> + +<p>Remise de 25 pour 100 du droit de détail, en faveur des propriétaires;</p> + +<p>Affranchissement des visites et exercices des commis dans l'intérieur +de leur domicile, quand le local où s'opère cette vente en est séparé.</p> + +<p>Voici maintenant le texte du projet de loi présenté par M. le ministre +des finances:</p> + +<p>«Art. 13. L'exemption du droit de circulation sur les boissons ne sera +accordée que dans les cas ci-après:</p> + +<p>«1<sup>o</sup> Pour les vins qu'un récoltant fera transporter de son pressoir à +ses caves, celliers, ou de l'une à l'autre de ses caves <i>dans +l'étendue d'une même commune ou d'une commune limitrophe</i>.</p> + +<p>«2<sup>o</sup> Pour les boissons qu'un fermier ou preneur à rente emphytéotique +remettra à son propriétaire ou recevra de lui, <i>dans les mêmes +limites</i>, en vertu de baux authentiques ou d'usages notoires.</p> + +<p>«Les art. 3 de la loi du 28 avril 1816 et 3 de la loi du 17 juillet +1819 sont abrogés.</p> + +<p>«Art. 14. Seront affranchies du droit de circulation les boissons de +leur récolte que les propriétaires feront transporter de chez eux +chez eux, hors des limites posées par <span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> l'article précédent, +pourvu qu'ils se munissent de l'acquit-à-caution, et qu'ils se +soumettent, au lieu de destination, à toutes les obligations imposées +aux marchands en gros, le payement de la licence excepté.</p> + +<p>«Art. 25. La disposition de l'art. 85 de la loi du 28 avril 1816, qui +accorde aux propriétaires, vendant au détail des boissons de leur cru, +une remise exceptionnelle de 25 pour 100 sur les droits de détail +qu'ils ont à payer, est abrogée.»</p> + +<p>Nous dépasserions de beaucoup les bornes que nous nous sommes +imposées, si nous nous livrions ici à toutes les réflexions que nous +suggère le projet de loi, et nous devons nous borner à quelques +courtes observations.</p> + +<p>En premier lieu, l'art. 13 du projet abroge-t-il les art. 4 et 5 de la +loi de 1816? L'affirmative semble résulter de ces expressions +absolues: <i>L'exemption ne sera accordée que...</i>, qui impliquent +l'exclusion de toutes catégories non désignées dans le reste de la +disposition.</p> + +<p>Mais la négative peut se conclure de la disposition qui termine cet +art. 13; car, en n'abrogeant que l'art. 3 de la loi de 1816, elle +maintient sans doute les art. 4 et 5.</p> + +<p>Dans ce dernier cas, il y a, ce nous semble, une certaine anomalie à +conserver aux négociants et débitants, <i>dans l'étendue du +département</i>, une faculté qu'on restreint pour le propriétaire <i>aux +limites d'une commune</i>.</p> + +<p>Secondement, puisque les nouvelles mesures ont pour objet de faire +fructifier l'impôt, nous devons sans doute nous attendre à ce qu'elles +soient onéreuses pour les contribuables. Il est possible néanmoins +qu'elles dépassent le but et qu'elles entraînent des inconvénients +hors de proportion avec les avantages qu'on en espère.</p> + +<p>Elles portent, en effet, un coup funeste à la grande propriété par +l'art. 13, et à la petite propriété par l'art. 20.</p> + +<p>Tant que la franchise du droit de circulation n'a été restreinte +qu'aux limites d'un département, il n'a pu en résulter <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> que +des maux exceptionnels. Peu de propriétaires possèdent des vignes dans +plusieurs départements; et quand cela a lieu, ils ont des celliers +dans chacun d'eux. Mais il est très-fréquent qu'un propriétaire ait +des vignes dans plusieurs communes voisines sans être limitrophes; et +en général, dans ce cas, il a intérêt à réunir ses récoltes dans le +même cellier. La nouvelle loi le contraint ou à multiplier les +constructions, au détriment de la surveillance, ou à supporter le +droit de circulation pour un produit déjà si grevé, et dont la vente +n'aura peut-être lieu qu'après plusieurs années.</p> + +<p>Et qu'y gagnera le trésor? À moins que le propriétaire, selon le +vœu de M. de Villèle, ne boive tout son vin, de recouvrer le droit +un peu plus tôt.</p> + +<p>On dira sans doute que l'art. 14 du projet remédie à cet inconvénient. +Nous nous réservons d'en examiner ci-après l'esprit et la portée.</p> + +<p>D'un autre côté, les petits propriétaires retirent de la vente au +détail un avantage très-considérable, celui de conserver, d'année en +année, leurs bois de barrique. Désormais ils seront forcés de faire +tous les ans, pour les acheter, un déboursé trop souvent au-dessus de +leurs facultés. Je ne crains pas d'avancer que cette disposition +renferme pour beaucoup d'entre eux une cause de ruine complète. +L'achat de bois de barrique n'est pas de ceux dont on puisse se +dispenser, ou qu'il soit possible de retarder. Quand arrive la +vendange, il faut de toute nécessité, et à quelque prix que ce soit, +se pourvoir de bois pour la loger; et, si l'on n'a pas d'argent, on +subit la loi du vendeur. On a vu le vigneron offrir la moitié de sa +récolte pour obtenir de quoi loger l'autre moitié. La vente en détail +leur évite cette extrémité, qui se reproduira souvent, aujourd'hui que +cette faculté va, de fait, leur être interdite.</p> + +<p>Les deux modifications, ou, pour parler comme M. le <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> +ministre, les deux <i>améliorations</i> à la législation existante, que +nous venons d'analyser, ne sont pas les seules que renferme le projet +de loi du 30 décembre. Il y en a deux autres sur lesquelles nous +devons faire quelques observations.</p> + +<p>L'art. 35 de la loi du 21 avril 1832 avait converti les droits de +<i>circulation</i>, d'<i>entrée</i> et de <i>détail</i>, en une <i>taxe unique</i>, perçue +à l'entrée des villes, ce qui avait permis de rendre la circulation +libre dans l'intérieur de ces villes et d'y supprimer les exercices.</p> + +<p>D'après l'art. 16 du projet, cette <i>taxe unique</i> ne remplacerait plus +que les droits d'entrée et de détail, les droits de circulation et de +licence continuant à être perçus, comme ils l'étaient en 1829, en +sorte qu'on pourra dire d'elle, avec le chansonnier:</p> + +<p class="poem10">Que cette taxe <i>unique</i> aura deux sœurs.</p> + +<p>Ici se présente une autre difficulté.</p> + +<p>Pour établir la taxe unique (loi de 1832, art. 36), «on divise la +somme de tous les produits annuels, de tous les droits à remplacer, +par la somme des quantités annuellement introduites.»</p> + +<p>Les droits de circulation et de licence n'étant plus compris parmi +ceux <i>à remplacer</i>, il ne faudra pas les faire entrer dans le +dividende; et alors, le quotient se trouvant proportionnellement +affaibli, le public sera soumis aux anciennes entraves, sans profit +pour le trésor.</p> + +<p>Que si M. le ministre entend que le taux de la taxe actuelle soit +maintenu, les droits de circulation et de licence seraient perçus deux +fois: une fois directement en vertu de la nouvelle loi, une seconde +fois par la <i>taxe unique</i>, puisqu'ils entrent comme éléments du taux +de cette taxe.</p> + +<p>Enfin, une quatrième modification introduit une nouvelle base de +conversion de l'alcool en liqueurs.</p> + +<p>Ce n'est pas tout. M. le ministre fait clairement pressentir <span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> +qu'il ne tardera pas à relever le tarif des boissons aux taux de 1829. +Beaucoup de bons esprits, dit-il, ont pensé que le moment était arrivé +de revenir sur le dégrèvement de 1830.</p> + +<p>Beaucoup d'autres bons esprits pensent que, si M. le ministre +s'abstient de faire une proposition formelle à cet égard, c'est pour +laisser à la Chambre l'honneur de l'initiative.</p> + +<p>Nous laissons maintenant le lecteur mesurer l'espace qui nous sépare +de la révolution de juillet. Dix années sont à peine écoulées, et +voilà que notre législation sur les boissons ne se distinguera bientôt +plus de celles de l'empire et de la restauration, que par un surcroît +de charges et de rigueurs.</p> + +<p>§ II.—Encore si ce développement de sévérité avait pour but le seul +intérêt actuel du fisc, nous pourrions du moins espérer qu'il touche +au terme de ses exigences. Mais il ne nous laisse pas même cette +illusion; et, en proclamant qu'il veut faire prévaloir un système, il +nous avertit que nous devons nous attendre à des exigences nouvelles +tant que ce système ne sera pas arrivé à sa complète réalisation.</p> + +<p>«Il nous a paru juste (dit l'Exposé des motifs) de renfermer la +franchise du droit de circulation, en faveur du propriétaire, dans les +justes limites où elle peut être légitimement réclamée, c'est-à-dire +de la restreindre aux produits de sa récolte qu'il destine à sa +consommation et à celle de sa famille, dans les lieux mêmes de la +production. Au delà c'était un <i>privilége</i> que rien ne justifie, et +<i>qui violait le principe de l'égalité des charges</i>. <i>Par la même +raison</i>, nous proposons de supprimer la remise d'un quart au récoltant +qui vend en détail des vins de son cru.»</p> + +<p>Or, dès l'instant que le gouvernement a pour but l'<i>égalité des +charges</i>, entendant par ce mot l'assujettissement de toutes les +classes qu'atteint la loi des boissons au maximum <span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> d'entraves +qui pèse sur la classe la plus maltraitée, tant que ce but ne sera pas +atteint, les mesures les plus rigoureuses ne peuvent être que le +prélude de mesures plus rigoureuses encore.</p> + +<p>Nous devons le craindre, surtout sachant que le maître a pratiqué et +recommandé en cette matière une tactique impitoyable, mais prudente.</p> + +<p>Nous avons vu que la loi de 1816 étendait l'exemption du droit de +circulation pour le propriétaire <i>à tout le territoire de la France</i>.</p> + +<p>Bientôt elle fut restreinte aux <i>limites d'un département</i> ou de +départements limitrophes. (Loi du 25 mars 1817, art. 81.)</p> + +<p>Plus tard, on la réduisit aux <i>limites d'arrondissements limitrophes</i>. +(Loi du 17 juillet 1819, art. 3.)</p> + +<p>Maintenant on propose de la circonscrire aux <i>limites d'une commune</i> +ou de communes limitrophes. (Projet de loi, art. 13).</p> + +<p>Encore un pas, et elle aura entièrement disparu.</p> + +<p>Et ce pas, il ne faut pas douter qu'on ne le fasse; car, si ces +restrictions successives ont circonscrit le <i>privilége</i>, elles ne +l'ont pas détruit. Il reste encore un cas où le récoltant consomme un +vin qui a <i>circulé</i> sans payer de droit de <i>circulation</i>, et l'on ne +tardera pas à venir dire que <i>c'est un privilége que rien ne justifie, +et qui viole le principe de l'égalité de l'impôt</i>: ainsi, dans +l'application, le fisc a transigé avec <i>les principes</i>; mais, en +théorie, il a fait ses réserves; et n'est-ce point assez pour une fois +qu'il soit descendu de l'<i>arrondissement</i> à la <i>commune</i> sans faire un +temps d'arrêt au <i>canton</i>?</p> + +<p>Tenons-nous donc pour assurés que le règne de l'<i>égalité</i> arrive, et +que sous peu il n'y aura plus aucune exception à ce principe. <i>À +chaque enlèvement</i> ou <i>déplacement</i> de vin, cidre ou poiré, il sera +perçu un droit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> Mais faut-il le dire? Oui, nous exprimerons notre pensée tout +entière, quoiqu'on puisse nous soupçonner de nous abandonner à une +méfiance exagérée. Nous croyons que le fisc a entrevu que, lorsque le +droit de circulation s'étendra à tous, sans exception, l'<i>égalité</i> +n'aura achevé que la moitié de sa carrière; il restera encore à faire +passer les propriétaires sous le joug de l'<i>exercice</i>.</p> + +<p>Il nous semble que le fisc a déposé dans l'art. 14 le germe de cette +secrète intention.</p> + +<p>Quel peut être, autrement, l'objet de cette disposition?</p> + +<p>L'art. 13 du projet restreint l'exemption du droit de circulation aux +<i>limites de la commune</i>.</p> + +<p>L'exposé des motifs prend soin de déclarer qu'<i>au delà</i> cette +exemption <i>est un privilége que rien ne justifie</i>.</p> + +<p>Et aussitôt l'art. 14 nous rend la faculté que l'art. 13 nous avait +retirée; il nous la rend sans limites, pourvu que le propriétaire se +soumette aux obligations imposées aux marchands en gros.</p> + +<p>Une telle concession est faite pour éveiller notre méfiance.</p> + +<p class="poem10">Ce sac enfariné ne me dit rien qui vaille.</p> + +<p>Remarquez la physionomie de cet art. 14.</p> + +<p>D'abord, il se présente comme un correctif. L'art. 13 pouvait paraître +un peu brutal, l'art. 14 vient offrir des consolations.</p> + +<p>Ensuite, il fait mieux que de dorer la pilule, il la cache, et nous +insinue l'exercice sans le nommer.</p> + +<p>Enfin, il pousse la prudence au point de se faire <i>facultatif</i>; il +fait plus, il rend facultatif l'art. 13. Le moyen de se plaindre! Ne +pourra-t-on pas fuir le droit de circulation en se réfugiant dans +l'exercice, et trouver un abri contre l'exercice derrière le droit de +circulation?</p> + +<p>Puissions-nous nous tromper! mais nous avons vu grossir <span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> le +tarif, nous avons vu grossir le droit de circulation; craignons que +l'exercice ne grandisse aussi. Le fabuliste nous l'a dit: «Ce qui est +petit devient grand....., <i>pourvu que Dieu lui prête vie</i>.»</p> + +<p>La marche progressive vers l'<i>égalité</i> se manifeste encore dans le +développement du droit de détail.</p> + +<p>Nous avons vu que la législation actuelle accorde au propriétaire, à +cet égard, deux exemptions: l'une, par la remise de 25 pour 100 sur le +droit; l'autre, en affranchissant de visites domiciliaires l'intérieur +de sa maison, quand le local où s'opère la vente en est séparé.</p> + +<p>Pour le moment, on se borne à demander le retrait de la première de +ces exemptions; mais le principe de l'égalité n'est pas satisfait, +puisque le propriétaire continuera à jouir d'un <i>privilége</i> dont est +privé le cabaretier, à savoir: le privilége de n'ouvrir point sa +maison, sa chambre et ses armoires à l'œil des commis, pourvu +toutefois que, pour vendre son vin, il loue un local par bail +authentique.</p> + +<p>§ III.—Si nous reportons nos regards vers les relations extérieures +de la France, dans leurs rapports avec le commerce des vins, nous n'y +trouverons guère aucun sujet de nous consoler du régime intérieur qui +pèse sur notre industrie.</p> + +<p>Notre intention ne peut pas être de traiter ici toutes les questions +qui se rattachent à ce vaste sujet. Nous devons nous borner à quelques +réflexions sur une question actuellement pendante, le traité de +commerce avec la Hollande.</p> + +<p>Après avoir annoncé, dans la séance du 21 janvier, que, d'après ce +traité, «nos vins et eaux-de-vie en cercles seront affranchis de tous +droits de douane à l'entrée des états néerlandais; qu'ils y seront +admis, quand ils seront en bouteilles, avec remise des trois +cinquièmes du droit, pour les vins, et de moitié, pour les +spiritueux,» M. le ministre du commerce s'écrie:</p> + +<p>«Vous ne l'ignorez pas, Messieurs, dans toutes les négociations +<span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> commerciales entreprises par le gouvernement, une de ses +préoccupations les plus sérieuses a toujours été d'élargir autant que +possible le marché de nos productions vinicoles, en leur ménageant de +nouvelles voies d'écoulement dans les pays étrangers. Ce n'est donc +pas sans une satisfaction particulière que nous venons offrir à votre +adoption les moyens de soulager les souffrances d'une branche de +commerce si digne de notre sollicitude.»</p> + +<p>À ce pompeux préambule, qui ne croirait que nos vins vont trouver dans +la Hollande un large débouché?</p> + +<p>Pour mesurer l'importance des concessions que nos négociateurs ont +obtenues du gouvernement néerlandais, il faut savoir que les boissons +étrangères sont assujetties en Hollande à deux droits d'entrée: le +<i>droit de douane</i>, et le <i>droit d'accise</i>.</p> + +<p>Que l'on consulte le tableau placé à la fin de cet écrit, et l'on y +verra que le gouvernement néerlandais a si bien combiné ses +réductions, que notre commerce de luxe (vins en bouteilles) est +dégrevé de 10 et demi pour 100 pour la Gironde et de 21 pour 100 pour +la Meuse, et notre commerce essentiel (vins en cercles) de 12 pour 100 +pour l'est et <i>un et un tiers pour</i> 100 pour l'ouest de la France. Ce +beau résultat a causé une si <i>vive satisfaction</i> à nos négociateurs, +qu'ils se sont empressés de réduire de 33 un tiers pour 100 les droits +sur les fromages et céruses de fabrication néerlandaise.</p> + +<p>§ IV.—Quand une portion considérable de la population se croit +opprimée, elle n'a que deux moyens de reconquérir ses droits: les +moyens révolutionnaires, et les moyens légaux.</p> + +<p>Il semble que les gouvernements qui se sont succédé en France +travaillent à l'envi à introduire parmi les classes vinicoles ce +préjugé funeste qu'elles n'ont rien à attendre que des révolutions.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> En effet, les révolutions de 1814 et de 1815 leur avaient +valu au moins force promesses, et nous voyons, par le texte même des +lois de l'époque, que la restauration ne prétendait maintenir les +contributions indirectes que comme une ressource exceptionnelle et +essentiellement transitoire. (Loi de 1816, art. 257, et de 1818, art. +84.)</p> + +<p>Mais à peine ce pouvoir eut-il acquis de la consistance que ses +promesses s'évanouirent avec ses craintes.</p> + +<p>La révolution de 1830, il faut lui rendre ce témoignage, ne promit +rien; mais elle opéra de notables dégrèvements. (Lois des 17 octobre +et 12 décembre 1830.)</p> + +<p>Et déjà nous voyons qu'elle songe non-seulement à revenir à l'ancienne +législation, mais encore à lui donner un caractère de rigueur inconnu +aux beaux jours de l'empire et de la restauration.</p> + +<p>Ainsi, aux époques de trouble, le fisc promet, transige, se relâche de +sa sévérité.</p> + +<p>Aux époques de calme, il reprend ses concessions et marche à de +nouvelles conquêtes.</p> + +<p>Nous sommes surpris, nous le répétons, que le pouvoir ne craigne pas +que ce rapprochement frappe les esprits, et qu'ils en tirent cette +déplorable conclusion: «La légalité nous tue.»</p> + +<p>Certes, ce serait la plus triste des erreurs; et l'expérience, qu'on +invoquerait à l'appui, prouve au contraire qu'il n'y a aucun fond à +faire sur des promesses et des adoucissements arrachés par la peur à +un pouvoir chancelant.</p> + +<p>Un pouvoir nouveau peut bien, sous l'empire des circonstances, +renoncer pour un temps à une partie de ses recettes; mais trop de +charges pèsent sur lui pour qu'il abandonne jamais le dessein de les +ressaisir. N'a-t-il pas plus que tout autre des ambitions à +satisfaire, des existences à rassurer, des répugnances à vaincre? Au +dedans, il a fait naître des jalousies, des rancunes, des mécomptes: +ne faut-il pas <span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> qu'il développe des moyens de police et de +répression? Au dehors, il excite la crainte et la méfiance: ne doit-il +pas s'entourer de murailles, grossir ses flottes et ses armées?</p> + +<p>Il est donc illusoire de chercher du soulagement dans des révolutions.</p> + +<p>Mais nous croyons, et nous croyons fermement, que la population +vinicole peut, par un usage intelligent et persévérant des moyens +légaux, parvenir à améliorer sa situation.</p> + +<p>Nous appelons particulièrement son attention sur les ressources que +lui offre le <i>droit d'association</i>.</p> + +<p>Depuis plusieurs années, les manufacturiers ont reconnu l'avantage +d'être représentés, auprès du gouvernement et des Chambres, par des +délégations spéciales. Les fabricants de sucres, de draps, d'étoffes +de lin et de coton, ont à Paris leur comité de délégués.</p> + +<p>Aussi aucune mesure fiscale ou douanière, de nature à affecter ces +industries, ne peut être résolue sans avoir passé par le creuset d'une +longue et sévère enquête; et personne n'ignore combien, dans la lutte +qu'ils viennent de soutenir, les producteurs de sucre indigène ont dû +de force à l'<i>association</i>.</p> + +<p>Si l'industrie manufacturière n'avait pas introduit le système des +délégations, peut-être appartiendrait-il à l'industrie vinicole d'en +donner le premier exemple. Mais, à coup sûr, elle ne peut pas refuser +d'entrer dans la lice que d'autres ont ouverte. Il est trop évident +que des enquêtes où sa voix ne se fait pas entendre sont incomplètes; +il est trop évident que ses intérêts ont tout à perdre à laisser le +champ libre à des intérêts souvent rivaux.</p> + +<p>Selon nous, chaque bassin vinicole devrait avoir un comité dans la +ville qui centralise son mouvement commercial. Chacun de ces comités +nommerait un délégué, et la réunion des délégués à Paris formerait le +<i>comité central</i>.</p> + +<p>Ainsi le bassin de l'Adour et ses affluents, de la Garonne, <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> +de la Charente, de la Loire, du Rhône, de la Meuse; les départements +que forment le Languedoc, la Champagne et la Bourgogne auraient chacun +leur délégué.</p> + +<p>Nous nous sommes entretenu, avec plusieurs personnes, de cette +institution, sans en rencontrer une seule qui en ait contesté +l'utilité; mais nous devons répondre à quelques objections qui nous +ont été faites.</p> + +<p>On nous a dit:</p> + +<p>«L'industrie vinicole a ses délégués naturels dans les députés.</p> + +<p>«Il est difficile d'obtenir le concours d'un si grand nombre +d'intéressés, la plupart disséminés dans les campagnes.</p> + +<p>La situation financière de la France ne permet pas d'espérer +l'abolition des contributions indirectes, qui d'ailleurs, à côté de +beaucoup d'inconvénients, présentent d'incontestables avantages.»</p> + +<p>1<sup>o</sup> Les députés sont-ils les délégués de l'industrie vinicole?</p> + +<p>Apparemment, lorsqu'un corps électoral investit un citoyen des +fonctions législatives, il ne rapetisse pas cette mission aux +proportions d'une question spéciale d'industrie. D'autres +considérations déterminent son choix; et il ne faudrait pas être +surpris qu'un député, alors même qu'il représenterait un département +vinicole, n'eût pas préalablement fait une étude approfondie de toutes +les questions qui se rattachent au commerce et aux impôts des +boissons. Encore moins, une fois nommé, peut-il concentrer +exclusivement sur un seul intérêt une attention que réclament tant et +de si graves matières. Il ne pourrait donc voir qu'un avantage à +puiser, dans les comités spéciaux qui s'occupent des sucres, des fers, +des vins,—des informations et des documents qu'il lui serait +matériellement impossible de chercher et de coordonner. Les précédents +établis par les manufacturiers ôtent d'ailleurs toute valeur à +l'objection.</p> + +<p>2<sup>o</sup> On dit encore qu'il est difficile d'obtenir le concours +<span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> persévérant des habitants disséminés dans les provinces.</p> + +<p>Nous croyons, nous, qu'on s'exagère cette difficulté. Sans doute elle +serait invincible, s'il fallait attendre de chaque intéressé un +concours actif et assidu. Mais, en pareille matière, les plus actifs +font pour les autres, et les villes pour les campagnes. Cela est sans +inconvénient quand les intérêts sont identiques; et puisqu'il y a un +comité vinicole à Bordeaux, on ne voit pas pourquoi il n'y en aurait +pas à Bayonne, à Nantes, à Montpellier, à Dijon, à Marseille; et de là +à un comité central il n'y a qu'un pas. C'est en s'exagérant les +difficultés qu'on n'arrive à rien. Il est certainement plus aisé à +trois cents fabricants de sucre qu'à plusieurs milliers de +propriétaires de se concerter, de s'organiser. Mais, de ce qu'une +chose ne se fait pas toute seule, il ne faut pas conclure qu'elle est +infaisable. Il faut même reconnaître que, si les masses ont plus de +difficulté à s'organiser, elles acquièrent par l'organisation un +ascendant irrésistible.</p> + +<p>3<sup>o</sup> Enfin, on objecte que la situation financière de la France ne +permet pas d'espérer qu'elle puisse renoncer aux ressources de l'impôt +de consommation.</p> + +<p>Mais c'est encore là circonscrire la question. L'organisation d'un +comité central préjuge-t-elle qu'il aura pour mission exclusive de +poursuivre l'abolition absolue de cet impôt? N'y a-t-il pas autre +chose à faire? Ne se présente-t-il pas tous les jours des questions +douanières qui intéressent la vigne? Est-on assuré que l'intervention +du comité, dans les conférences qui ont préparé le traité avec la +Hollande, n'eût été d'aucune influence sur les stipulations de ce +traité? Et quant aux contributions indirectes, n'y a-t-il rien entre +l'abolition complète et le maintien absolu du régime actuel? Le mode +de perception, le moyen de prévenir ou de réprimer la fraude, les +attributions, les compétences, n'offrent-ils pas un vaste champ aux +réformes?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> Il ne faut pas croire, du reste, que tout soit dit sur la +question principale. Il ne nous appartient pas de formuler une opinion +sur l'impôt de consommation, il a pour lui et contre lui de grandes +autorités et de grands exemples, il est la règle en Angleterre, en +France il est l'exception. Eh bien! il faut résoudre ce problème. Si +le système est mauvais en principe, il faut le détruire; si on le juge +bon, il faut le perfectionner, lui ôter son caractère exceptionnel, et +le rendre à la fois moins lourd et plus productif en le +<i>généralisant</i>. Là peut-être est la solution du grand débat pendant +entre le fisc et le contribuable. Et qui peut dire que le mouvement +des esprits, qui naîtra de l'institution des comités industriels, les +communications régulières qui s'établiront, soit entre eux, soit par +leur intermédiaire, entre le public et le pouvoir, ne hâteront pas +cette solution?</p> + +<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> DROITS D'ENTRÉE EN HOLLANDE.</p> + +<table border="1" cellpadding="3" summary="Droits d'entrée en Hollande."> +<tr> +<td rowspan="3" colspan="3" class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_title" rowspan="2">BASE DU DROIT.</td> +<td class="tb_title" colspan="4">DOUANES</td> +<td class="tb_title" colspan="5">ACCISE</td> +<td class="tb_title" rowspan="2">SOMMES DES DROITS D'ENTRÉE ACTUELS.</td> +<td class="tb_title" rowspan="2">DROITS MODIFIÉS PAR LE TRAITÉ.</td> +<td class="tb_title" rowspan="2">DIFFÉRENCE POUR CENT EN MOINS.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_title">DROIT PRINCIPAL.</td> +<td class="tb_title">SYNDICAT. 13%.</td> +<td class="tb_title">TIMBRE. 20%.</td> +<td class="tb_title">TOTAL.</td> +<td class="tb_title">DROIT PRINCIPAL.</td> +<td class="tb_title">CENTIMES ADDITIONNELS. 25%.</td> +<td class="tb_title">SYNDICAT. 13%.</td> +<td class="tb_title">TIMBRE. 10%.</td> +<td class="tb_title">TOTAL.</td> +</tr> +<tr> +<td class="center tb_bot">hectol.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="center tb_bot">fr. c.</td> +<td class="tb_bot"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3" class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="5" class="center tb_topbot">VINS</td> +<td rowspan="2" class="center tb_topbot">Par frontière de mer.</td> +<td class="center tb_topbot">En cercles.</td> +<td class="center tb_topbot">»</td> +<td class="center tb_topbot">» 21</td> +<td class="center tb_topbot">» 03</td> +<td class="center tb_topbot">» 43</td> +<td class="center tb_topbot">» 67</td> +<td class="center tb_topbot">26 71</td> +<td class="center tb_topbot">6 68</td> +<td class="center tb_topbot">3 47</td> +<td class="center tb_topbot">3 68</td> +<td class="center tb_topbot">40 54</td> +<td class="center tb_topbot">41 21</td> +<td class="center tb_topbot">40 54</td> +<td class="center tb_topbot">1-<sup>2</sup>/<sub>5</sub></td> +</tr> +<tr> +<td class="center tb_topbot">En bouteil.</td> +<td class="center tb_topbot">»</td> +<td class="center tb_topbot">12 29</td> +<td class="center tb_topbot">1 60</td> +<td class="center tb_topbot">» 43</td> +<td class="center tb_topbot">14 32</td> +<td class="center tb_topbot">26 71</td> +<td class="center tb_topbot">6 68</td> +<td class="center tb_topbot">3 47</td> +<td class="center tb_topbot">3 68</td> +<td class="center tb_topbot">40 54</td> +<td class="center tb_topbot">54 86</td> +<td class="center tb_topbot">46 28</td> +<td class="center tb_topbot">10-½</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot tb_borright"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2" class="center tb_topbot">Par frontière de terre.</td> +<td class="center tb_topbot">En cercles.</td> +<td class="center tb_topbot">»</td> +<td class="center tb_topbot">6 57</td> +<td class="center tb_topbot">» 85</td> +<td class="center tb_topbot">» 43</td> +<td class="center tb_topbot">7 85</td> +<td class="center tb_topbot">26 71</td> +<td class="center tb_topbot">6 68</td> +<td class="center tb_topbot">3 47</td> +<td class="center tb_topbot">3 68</td> +<td class="center tb_topbot">40 54</td> +<td class="center tb_topbot">48 39</td> +<td class="center tb_topbot">4 54</td> +<td class="center tb_topbot">12</td> +</tr> +<tr> +<td class="center tb_topbot">En bouteil.</td> +<td class="center tb_topbot">» </td> +<td class="center tb_topbot">19 67</td> +<td class="center tb_topbot">2 85</td> +<td class="center tb_topbot">» 43</td> +<td class="center tb_topbot">22 66</td> +<td class="center tb_topbot">26 71</td> +<td class="center tb_topbot">6 68</td> +<td class="center tb_topbot">3 47</td> +<td class="center tb_topbot">3 68</td> +<td class="center tb_topbot">40 54</td> +<td class="center tb_topbot">63 26</td> +<td class="center tb_topbot">49 67</td> +<td class="center tb_topbot">21-½</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot tb_borright"> </td> +<td class="tb_topbot tb_borright"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2" colspan="2" class="center tb_top tb_borright">EAUX-DE-VIE</td> +<td class="center tb_topbot">En cercles.</td> +<td class="center tb_topbot">»</td> +<td class="center tb_topbot">2 12</td> +<td class="center tb_topbot">» 27</td> +<td class="center tb_topbot">» 43</td> +<td class="center tb_topbot">2 82</td> +<td class="center tb_topbot">42 40</td> +<td class="center tb_topbot">10 60</td> +<td class="center tb_topbot">5 51</td> +<td class="center tb_topbot">5 85</td> +<td class="center tb_topbot">64 36</td> +<td class="center tb_topbot">67 18</td> +<td class="center tb_topbot">64 26</td> +<td class="center tb_topbot">4-<sup class="small">1</sup>/<sub class="small">5</sub></td> +</tr> +<tr> +<td class="center tb_top">En bouteil.</td> +<td class="center tb_top">»</td> +<td class="center tb_top">9 84</td> +<td class="center tb_top">1 28</td> +<td class="center tb_top">» 43</td> +<td class="center tb_top">11 55</td> +<td class="center tb_top">42 40</td> +<td class="center tb_top">10 60</td> +<td class="center tb_top">5 51</td> +<td class="center tb_top">5 85</td> +<td class="center tb_top">64 36</td> +<td class="center tb_top">75 91</td> +<td class="center tb_top">70 12</td> +<td class="center tb_top"> 7-<sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub></td> +</tr> +</table> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> MÉMOIRE.<br> +PRÉSENTÉ À LA SOCIÉTÉ D'AGRICULTURE, COMMERCE, ARTS ET SCIENCES,<br> +<span class="smcap">DU DÉPARTEMENT DES LANDES,</span><br> +SUR LA QUESTION VINICOLE.<br> +(22 janvier 1843.)</h3> + + +<p><span class="smcap">Messieurs</span>,</p> + +<p>Dans une de vos précédentes séances, vous avez chargé une Commission +de rechercher les causes de la détresse qui afflige la partie viticole +du département des Landes, et les moyens par lesquels il serait +possible de la combattre.</p> + +<p>Les circonstances ne m'ont pas permis de communiquer à la Commission +le travail dont elle m'a chargé. Je le regrette vivement, car la +coopération des hommes éclairés qui la composent l'eût rendu plus +digne de vous. Bien que j'ose croire que mes idées ne s'éloignent pas +beaucoup de celles qu'ils m'eussent autorisé à vous soumettre, je ne +dois pas moins en assumer sur moi toute la responsabilité.....</p> + +<p>Messieurs, prouver d'abord la réalité de la détresse de notre +population viticole, en tracer à vos yeux une peinture animée, ce +serait à la fois satisfaire à l'ordre logique de ce rapport et lui +concilier votre intérêt et votre bienveillance. Je sacrifierai +volontiers cette considération au désir de ménager vos moments; +puisque aussi bien je puis admettre, sans crainte de me tromper, que +si nous ne sommes pas tous d'accord sur les causes de la décadence de +l'industrie qui nous occupe, il n'y a du moins aucune dissidence parmi +nous sur le fait même de cette décadence.</p> + +<p>Une analyse complète de toutes les causes qui ont concouru <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> à +ce triste résultat entraînerait encore à des développements trop +étendus.</p> + +<p>Il faudrait d'abord examiner celles de ces causes qui sont au-dessus +de nos moyens d'action. Telle est la concurrence du midi de la France, +qui se développe de jour en jour, favorisée par le perfectionnement +progressif de nos moyens de transport. Telle est encore l'infériorité +relative qui semble devoir être le partage des contrées qui, comme la +Chalosse, ne sont pas organisées de manière à substituer la culture à +bœufs à la culture à bras.</p> + +<p>Il faudrait ensuite distinguer les causes de souffrances dont la +responsabilité pèse sur le producteur lui-même. A-t-il mis assez +d'activité à améliorer ses procédés de culture et de vinification? +assez de prévoyance à limiter ses plantations? assez d'habileté à +faire suivre à ses produits les variations qui ont pu se manifester +dans les besoins et les goûts des consommateurs? A-t-on essayé, par le +choix et la combinaison des cépages, ou par d'autres moyens, de +remplacer la quantité du produit, à mesure que les débouchés se sont +restreints, par la qualité, qui eût pu rétablir, dans une certaine +mesure, l'équilibre des revenus? Et la Société d'agriculture +elle-même, si empressée à favoriser l'introduction de plantes +exotiques d'un succès fort incertain, n'a-t-elle pas été trop sobre +d'encouragements envers une culture qui fait vivre le tiers de notre +population?</p> + +<p>Enfin, il faudrait exposer les causes de notre détresse qui doivent +être attribuées aux mesures gouvernementales, qui ont eu pour effet +d'entraver la production, la circulation et la consommation des vins, +ce qui m'entraînerait à rechercher l'influence spéciale qu'exercent +sur notre contrée l'impôt direct, l'impôt indirect, l'octroi et le +régime des douanes.</p> + +<p>C'est à l'examen de ces trois dernières causes de nos souffrances que +je circonscrirai ce rapport, d'abord parce <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> qu'elles sont de +beaucoup celles qui ont le plus immédiatement déterminé notre +décadence, ensuite, parce qu'elles me paraissent susceptibles de +modifications actuelles ou prochaines, dont l'opinion publique peut, à +son gré, selon ses manifestations favorables ou contraires, hâter ou +retarder la réalisation.</p> + +<p>Avant d'aborder ce sujet, je dois dire qu'il a été traité, ainsi que +plusieurs autres questions économiques, avec un véritable talent, par +un de nos collègues, M. Auguste Lacome, du Houga, dans un écrit dont +il fut donné lecture dans une de vos précédentes séances. L'auteur +apprécie, avec autant de sagacité que d'impartialité, la situation des +propriétaires de vignobles. Par des concessions peut-être trop larges, +il admet que les besoins sans cesse croissants de l'État, des communes +et des manufactures, ne permettent pas d'espérer un dégrèvement dans +l'ensemble de nos charges publiques; il se demande si, dans cette +hypothèse même, il est juste d'accorder satisfaction à tous les +intérêts aux dépens des seuls intérêts viticoles, et, après avoir +établi que cela est aussi contraire à l'équité naturelle qu'à notre +droit écrit, il recherche par quels moyens on pourrait remplacer les +ressources demandées jusqu'ici à notre industrie. Entrer dans cette +voie, donner à ses méditations cette direction d'une utilité pratique, +c'est faire preuve d'une capacité réelle, c'est s'élever au-dessus de +la foule de ces esprits frondeurs, qui se bornent à la facile tâche de +critiquer le mal sans indiquer le remède. Je ne me permettrai pas de +décider si l'auteur a toujours réussi à indiquer les véritables +sources auxquelles il faudrait demander une compensation à l'impôt des +boissons, je me bornerai à proposer de mettre le public à même d'en +juger par l'insertion de cet écrit dans nos <i>Annales</i>.</p> + +<p>J'arrive, Messieurs, au sujet que je me propose de traiter. La triple +ceinture des droits répulsifs que rencontrent nos <span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> vins dans +l'octroi, l'impôt indirect, ou les tarifs douaniers, selon qu'ils +cherchent des débouchés dans les villes, dans la circulation +nationale, ou dans le commerce extérieur, a-t-elle réagi sur la +production et causé l'encombrement qui excite nos plaintes?</p> + +<p>Il serait bien surprenant qu'il pût y avoir divergence d'opinions à +cet égard.</p> + +<p>Que sont devenues ces nombreuses maisons de commerce qui autrefois se +livrèrent exclusivement, à Bayonne, à l'exportation de nos vins et +eaux-de-vie vers la Belgique, la Hollande, la Prusse, le Danemark, la +Suède et les villes Anséatiques? Qu'est devenue cette navigation +intérieure que nous avons vue si active, et qui, sans aucun doute, +donna naissance à ces nombreuses agglomérations de population qui se +formèrent sur la rive gauche de l'Adour? Que sont devenus ces +spéculations multipliées, ces placements sur une marchandise qui, par +la propriété qu'elle possède de s'améliorer en vieillissant, doit, +dans un état normal des choses, acquérir de la valeur par le temps, +véritable caisse d'épargne de nos pères, qui répandit l'aisance parmi +les classes laborieuses de leur époque, et fut la source, bien connue +par la tradition, de toutes les fortunes qui restent encore en +Chalosse? Tout cela a disparu avec la liberté de l'industrie et des +échanges.</p> + +<p>En présence de cette double atteinte portée à notre propriété par le +régime prohibitif et l'exagération de l'impôt, en présence d'un +encombrement qu'expliquent d'une manière si naturelle les obstacles +qui obstruent nos débouchés intérieurs et extérieurs, rien ne surprend +plus que l'empressement du fisc à chercher ailleurs la cause de nos +souffrances, si ce n'est la crédulité du public à se payer de ses +sophismes.</p> + +<p>C'est pourtant là ce que nous voyons tous les jours. Le fisc proclame +qu'on a planté trop de vignes, et chacun de <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> répéter: «Si nous +souffrons, ce n'est pas parce que les échanges nous font défaut, parce +que le poids des taxes nous étouffe; mais nous avons planté trop de +vignes.»</p> + +<p>J'ai, à une autre époque, combattu cette assertion; mais elle exprime +une opinion trop répandue, le fisc en fait contre nous une arme trop +funeste, pour que je ne revienne pas succinctement sur cette +démonstration.</p> + +<p>D'abord, je voudrais bien que nos antagonistes fixassent les limites +qu'ils entendent imposer à la culture de la vigne! Je n'entends jamais +reprocher au froment, au lin, aux vergers, d'envahir une trop forte +portion de notre territoire. L'offre comparée à la demande, le prix de +revient rapproché du prix de vente, voilà les bornes entre lesquelles +s'opèrent les mouvements progressifs ou rétrogrades de toutes les +industries. Pourquoi la culture de la vigne, échappant à cette loi +générale, prendrait-elle de l'extension à mesure qu'elle devient plus +ruineuse?</p> + +<p>Mais, dit-on, c'est là de la théorie. Eh bien, voyons ce que nous +révèlent les faits.</p> + +<p>Le fisc, par l'organe d'un ministre des finances<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>, nous apprend que +la superficie viticole de la France était de 1,555,475 hectares en +1788, et de 1,993,307 hectares en 1828. L'augmentation est donc dans +le rapport de 100 à 128. Dans le même espace de temps, la population +de la France qui, selon Necker, était de 24 millions, s'est élevée à +32 millions, ou, dans le rapport, de 100 à 133. La culture de la +vigne, loin de s'étendre démesurément, n'a donc pas même suivi le +progrès numérique de la population.</p> + +<p>Nous pourrions contrôler ce résultat par des recherches sur la +consommation, si nous avions, à cet égard, des données statistiques. +Il n'en a été recueilli, à notre connaissance, que pour Paris; elles +donnent le résultat suivant:</p> + +<table border="0" cellpadding="6" style="width: auto;" summary="Consommation."> +<tr> +<td><span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span></td> +<td>Population.</td> +<td>Consommation.</td> +<td>Consommation par habit.</td> +</tr> +<tr> +<td>1789.</td> +<td>— 599,566<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a></td> +<td>— 687,500 hect.<a id="footnotetag32" name="footnotetag32"></a><a href="#footnote32" title="Go to footnote 32"><span class="smaller">[32]</span></a></td> +<td>— 114 litres.</td> +</tr> +<tr> +<td>1836.</td> +<td>— 909,125<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a></td> +<td>— 922,364 <a id="footnotetag33" name="footnotetag33"></a><a href="#footnote33" title="Go to footnote 33"><span class="smaller">[33]</span></a></td> +<td>— 101</td> +</tr> +</table> + +<p>Ainsi, Messieurs, il est incontestable que, dans ce dernier +demi-siècle et pendant que toutes les branches de travail ont fait des +progrès si remarquables, la plus naturelle de nos productions est +demeurée au moins stationnaire.</p> + +<p>Concluons que les prétendus envahissements de la vigne reposent sur +des allégations aussi contraires à la logique qu'aux faits, et, après +nous être ainsi assurés que nous ne faisions pas fausse route en +attribuant nos souffrances aux mesures administratives qui ont +restreint tous nos débouchés, examinons de plus près le principe et +les effets de ces mesures.</p> + +<p>Nous devons mettre en première ligne l'impôt indirect sur les +boissons, droits de circulation, d'expédition, de consommation, de +licence, de congé, d'entrée, de détail, triste et incomplet +dénombrement des subtiles inventions par lesquelles le fisc paralyse +notre industrie et lui arrache <i>indirectement</i> plus de cent millions +tous les ans. Loin de laisser prévoir quelque adoucissement à ses +rigueurs, il les redouble, d'année en année, et si, en 1830, il fut +contraint, pour ainsi dire révolutionnairement, à consentir un +dégrèvement de 40 millions, bien que ce dégrèvement ait cessé d'être +sensible, il n'a jamais laissé passer une session sans faire éclater +ses regrets et ses doléances.</p> + +<p>Il faut le dire, les populations vinicoles ont rarement apporté +l'esprit pratique des affaires dans les efforts qu'elles ont faits +pour se soustraire à ce régime exceptionnel. Selon qu'elles ont été +sous l'impression plus immédiate de leurs propres souffrances, ou des +nécessités de l'époque, tantôt <span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> elles ont réclamé avec +véhémence l'abolition complète de toute taxe de consommation, tantôt +elles ont fléchi sans réserve sous un système qui leur a paru +monstrueux, mais irrémédiable, passant ainsi tour à tour d'une +confiance aveugle à un lâche découragement.</p> + +<p>L'abolition pure et simple de la contribution indirecte est évidemment +une chimère. Réclamée au nom du principe de l'égalité des charges, +elle implique la chute de tous impôts de consommation, aussi bien ceux +qui sont établis sur le sel, sur le tabac, que ceux qui pèsent sur les +boissons; et quel est le hardi réformateur qui parviendra à faire +descendre immédiatement le budget des dépenses publiques aux +proportions d'un budget de recettes réduit aux quatre contributions +directes? Sans doute un temps viendra, et nous devons le hâter de nos +efforts autant que de nos vœux, où l'industrie privée, moralisée +par l'expérience et élargie par l'esprit d'association, fera rentrer +dans son domaine les usurpations des <i>services publics</i>; où, le +gouvernement circonscrit dans sa fonction essentielle, le maintien de +la sécurité intérieure et extérieure, n'exigeant plus que des +ressources proportionnées à cette sphère d'action, il sera permis de +faire disparaître de notre système financier une foule de taxes qui +blessent la liberté et l'égalité des citoyens. Mais combien +s'éloignent d'une telle tendance les vues des gouvernants, aussi bien +que les forces toutes-puissantes de l'opinion! Nous sommes entraînés +fatalement, peut-être providentiellement, dans des voies opposées. +Nous demandons tout à l'État, routes, canaux, chemins de fer, +encouragements, protection, monuments, instruction, conquêtes, +colonies, prépondérance militaire, maritime, diplomatique; nous +voulons civiliser l'Afrique, l'Océanie, que sais-je? Nous obéissons, +comme l'Angleterre, à une force d'expansion qui contraint toutes nos +ressources à se centraliser aux mains de l'État; nous ne pouvons donc +éviter de chercher, <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> comme l'Angleterre, les éléments de la +puissance dans l'impôt de consommation, le plus abondant, le plus +progressif, le plus tolérable même de tous les impôts,—lorsqu'il est +bien entendu,—puisqu'il se confond alors avec la consommation +elle-même.</p> + +<p>Mais faut-il conclure de là que tout est bien comme il est, ou du +moins que nos maux sont irrémédiables? Je ne le pense pas. Je crois au +contraire que le temps est venu de faire subir à l'impôt indirect, +encore dans l'enfance, une révolution analogue à celle que le cadastre +et la péréquation ont amenée dans l'assiette de la contribution +territoriale.</p> + +<p>Je n'ai pas la prétention de formuler ici tout un système de +contributions indirectes, ce qui exigerait des connaissances et une +expérience que je suis loin de posséder. Mais j'espère que vous ne +trouverez pas déplacé que j'établisse quelques principes, ne fût-ce +que pour vous faire entrevoir le vaste champ qui s'offre à vos +méditations.</p> + +<p>J'ai dit que l'impôt indirect était encore dans l'enfance. On trouvera +peut-être qu'il y a quelque présomption à porter un tel jugement sur +une œuvre Napoléonienne. Mais il faut prendre garde qu'un système +de contributions est toujours nécessairement vicieux à son origine, +parce qu'il s'établit sous l'empire d'une nécessité pressante. +Pense-t-on que si le besoin d'argent faisait recourir à l'impôt +foncier, dans un pays où cette nature de revenu public serait +inconnue, il fût possible d'arriver du premier jet à la perfection, +que ce système n'a acquise en France qu'au prix de cinquante ans de +travaux et cent millions de dépenses? Comment donc l'impôt indirect, +si compliqué de sa nature, aurait-il atteint, dès sa naissance, le +dernier degré de perfection?</p> + +<p>La loi rationnelle d'un bon système d'impôts de consommation est +celle-ci: <i>Généralisation aussi complète que possible, quant au nombre +des objets atteints; modération poussée à son extrême limite +possible, quant à la quotité de la taxe.</i></p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> Plus l'impôt indirect se rapproche dans la pratique de cette +double donnée théorique, plus il remplit toutes les conditions qu'on +doit rechercher dans une telle institution, 1<sup>o</sup> de faire contribuer +chacun selon sa fortune; 2<sup>o</sup> de ne pas porter atteinte à la +production; 3<sup>o</sup> de gêner le moins possible les mouvements de +l'industrie et du commerce; 4<sup>o</sup> de restreindre les profits et par +conséquent le domaine de la fraude; 5<sup>o</sup> de n'imposer à aucune classe +de citoyens des entraves exceptionnelles; 6<sup>o</sup> de suivre servilement +toutes les oscillations de la richesse publique; 7<sup>o</sup> de se prêter +avec une merveilleuse flexibilité à toutes les distinctions qu'il est +d'une saine politique d'établir entre les produits, selon qu'ils sont +de première nécessité, de convenance et de luxe; 8<sup>o</sup> d'entrer +facilement dans les mœurs, en imposant à l'opinion ce respect dont +elle ne manque pas d'entourer tout ce qui porte un caractère +incontestable d'utilité, de modération et de justice.</p> + +<p>Il semble que c'est sur le principe diamétralement opposé, <i>limitation +quant au nombre des objets taxés, exagération quant à la quotité de la +taxe</i>, que l'on ait fondé notre système financier en cette matière.</p> + +<p>On a fait choix, entre mille, de deux ou trois produits, le sel, les +boissons, le tabac,—et on les a accablés.</p> + +<p>Encore une fois, il ne pouvait guère en être autrement. Ce n'est pas +de perfection, de justice que se préoccupait le chef de l'État, pressé +d'argent. C'était d'en faire arriver au trésor <i>abondamment</i> et +<i>facilement</i>, et, disposant d'une force capable de vaincre toutes les +résistances, il ne lui restait qu'à discerner la <i>matière éminemment +imposable</i>, et à la frapper à coups redoublés<a id="footnotetag34" name="footnotetag34"></a><a href="#footnote34" title="Go to footnote 34"><span class="smaller">[34]</span></a>.</p> + +<p>En ce qui nous concerne, les boissons ont dû se présenter <span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> +d'abord à sa pensée. D'un usage universel, elles promettaient des +ressources abondantes; d'un transport difficile, elles ne pouvaient +guère échapper à l'action du fisc; produites par une population +disséminée, apathique, inexpérimentée aux luttes publiques, elles ne +le soumettaient pas aux chances d'une résistance insurmontable. Le +décret du 5 ventôse an XII fut résolu.</p> + +<p>Mais, de deux principes opposés, il ne peut sortir que des +conséquences opposées; aussi l'on ne saurait contester que l'impôt +indirect, tel que l'a institué le décret de l'an XII, ne soit une +violation perpétuelle des droits et des intérêts des citoyens.</p> + +<p>Il est injuste, par cela seul qu'il est exceptionnel.</p> + +<p>Il blesse l'équité, parce qu'il prélève autant sur le salaire de +l'ouvrier que sur les revenus du millionnaire.</p> + +<p>Il est d'une mauvaise économie, en ce que, par son exagération, il +limite la consommation, réagit sur la production, et tend à +restreindre la source même qui l'alimente.</p> + +<p>Il est impolitique, parce qu'il provoque la fraude et ne saurait la +prévenir et la réprimer, sans emprisonner les mouvements de +l'industrie dans un cercle de formalités et d'entraves, consignées +dans le code le plus barbare qui ait jamais déshonoré la législature +d'un grand peuple.</p> + +<p>Si donc les hommes de cœur et d'intelligence, les conseils de +département et d'arrondissement, les chambres de commerce, les +Sociétés d'Agriculture, les comités industriels et vinicoles, ces +associations préparatoires où s'élabore l'opinion publique et qui +préparent des matériaux à la législature, veulent donner à leurs +travaux en cette matière une direction utile, pratique; s'ils veulent +arriver à des résultats qui concilient les nécessités collectives de +notre civilisation et les intérêts de chaque industrie, de chaque +classe de citoyens, ce n'est pas à la puérile manifestation +d'exigences irréalisables qu'ils doivent recourir; encore moins +s'abandonner <span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> à un stérile découragement; mais ils doivent +travailler avec persévérance à faire triompher le principe fécond que +nous venons de poser, dans tout ce qu'il renferme de conséquences à la +fois justes et praticables.</p> + +<p>La seconde cause de la décadence de la viticulture, c'est le régime de +l'octroi. Comme l'impôt indirect gêne la circulation générale des +vins, l'octroi les repousse des populations agglomérées, c'est-à-dire +des grands centres de consommation. C'est la seconde barrière que +l'esprit de fiscalité interpose entre le vendeur et l'acheteur.</p> + +<p>Sauf la destination spéciale de son produit, l'octroi est une branche +de la contribution indirecte, et, par ce motif, son vrai principe de +fécondité et de justice est celui que nous venons d'assigner à cette +nature de taxe: <i>généralisation quant à la sphère, limitation quant à +l'intensité de son action</i>; en d'autres termes, il doit atteindre +toutes choses, mais chacune d'un droit imperceptible. L'octroi est +d'autant plus tenu de se soumettre à ce principe de bonne +administration et d'équité que, pour s'y soustraire, il n'a pas même, +comme la régie des droits réunis, la banale excuse de la difficulté +d'exécution. Cependant nous voyons le principe d'exception prévaloir +en cette matière, et des villes populeuses asseoir sur les seules +boissons la moitié, les trois quarts et même la totalité de leurs +revenus.</p> + +<p>Si encore les tarifs de l'octroi étaient abandonnés à la décision +souveraine des conseils municipaux, les départements vinicoles +pourraient user de représailles envers les départements +manufacturiers. On verrait alors toutes les fractions industrielles de +la population se livrer à une lutte de douanes intérieures, désordre +énorme, mais d'où le bon sens public ferait sans doute surgir tôt ou +tard, par voie de transaction, le principe que nous avons invoqué. +C'est sans contredit pour éviter ces perturbations intestines que l'on +a remis au pouvoir central la faculté de régler les tarifs des +<span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span> octrois, faculté qui fait essentiellement partie des +franchises municipales et dont elles n'ont été dépouillées, au profit +de l'État, qu'à la charge par celui-ci de tenir la balance égale entre +tous les intérêts.</p> + +<p>Quel usage a-t-il fait de cette prérogative exorbitante? S'il est un +produit qu'il devait protéger et soustraire à la rapacité municipale, +c'est certainement le vin qui porte déjà à la communauté tant et de si +lourds tributs; et c'est justement le vin qu'il laisse accabler. Bien +plus, une loi posait des limites à ces extorsions; vaine barrière,</p> + +<p class="poem30">Car le creuset des ordonnances<br> + A fait évaporer la loi.</p> + +<p>Nous montrerions-nous donc trop exigeants si nous demandions que les +tarifs d'octroi soient progressivement ramenés à un maximum qui ne +puisse dépasser 10 p. 100 de la valeur de la marchandise?</p> + +<p>Le régime protecteur est la troisième cause de notre détresse, et +peut-être celle qui a le plus immédiatement déterminé notre décadence. +Il mérite donc de vous une attention particulière, d'autant qu'il est +en ce moment l'objet d'un débat animé entre tous les intérêts engagés, +débat à l'issue duquel votre opinion et vos vœux ne peuvent rester +étrangers.</p> + +<p>Dans l'origine, la douane est un moyen de créer un revenu à l'État, +c'est un impôt indirect, c'est un grand octroi national; et tant +qu'elle conserve ce caractère, c'est un acte d'injustice et de +mauvaise gestion que de la soustraire à cette loi de tout impôt de +consommation: <i>universalité et modicité de la taxe</i>.</p> + +<p>Je dirai même plus: tant que la douane est une institution purement +<i>fiscale</i>, il y a intérêt à taxer non-seulement les importations, mais +encore les exportations, par cette double considération que l'État se +crée ainsi un second revenu <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> qui ne coûte aucuns frais de +perception et qui est supporté par le consommateur étranger.</p> + +<p>Mais, il faut le dire, ce n'est plus la <i>fiscalité</i>, c'est la +<i>protection</i> qui est le but de nos mesures douanières; et pour les +juger à ce point de vue, il faudrait entrer dans des démonstrations et +des développements qui ne peuvent trouver place dans ce rapport. Je me +bornerai donc aux considérations qui se rattachent directement à notre +sujet.</p> + +<p>L'idée qui domine dans le système de la protection est celle-ci: que +si l'on parvient à faire naître dans le pays une nouvelle industrie, +ou à donner un plus grand développement à une industrie déjà +existante, on accroît la masse du <i>travail</i>, et par conséquent de la +<i>richesse nationale</i>. Or un moyen simple de faire naître un produit au +dedans, c'est d'empêcher qu'il ne vienne du dehors. De là les droits +prohibitifs ou protecteurs.</p> + +<p>Ce système serait fondé en raison, s'il était au pouvoir d'un décret +d'ajouter quelque chose aux éléments de la production. Mais il n'y a +pas de décret au monde qui puisse augmenter le nombre des bras, ou la +fertilité du sol d'une nation, ajouter une obole à ses capitaux ou un +rayon à son soleil. Tout ce que peut faire une loi, c'est de changer +les combinaisons de l'action que ces éléments exercent les uns sur les +autres; c'est de substituer une direction artificielle à la direction +naturelle du travail; c'est de le forcer à solliciter un agent avare +de préférence à un agent libéral; c'est, en un mot, de le diviser, de +le disséminer, de le dévoyer, de le mettre aux prises avec des +obstacles supérieurs, mais jamais de l'accroître.</p> + +<p>Permettez-moi une comparaison. Si je disais à un homme: «Tu n'as qu'un +champ et tu y cultives des céréales, dont tu vends ensuite une partie +pour acheter du lin et de l'huile; ne vois-tu pas que tu es tributaire +de deux autres agriculteurs? Divise ton champ en trois; fais <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> +trois parts de ton temps, de tes avances et de tes forces, et cultive +à la fois des oliviers, du lin et des céréales.» Cet homme aurait +probablement de bonnes objections à m'opposer; mais si j'avais +autorité sur lui, j'ajouterais: «Tu ne connais pas tes intérêts; je te +défends, sous peine de me payer une taxe énorme, d'acheter à qui que +ce soit de l'huile et du lin.»—Je forcerais bien cet homme à +multiplier ses cultures; mais aurais-je augmenté son bien-être? Voilà +le régime prohibitif. C'est une mauvaise taille appliquée à l'arbre +industriel, laquelle, sans rien ajouter à sa séve, la détourne des +boutons à fruit pour la porter aux <i>branches gourmandes</i>.</p> + +<p>Ainsi la protection favorise, sous chaque zone, la production de la +valeur <i>consommable</i>, mais elle décourage, dans la même mesure, celle +de la valeur <i>échangeable</i>, d'où il faut rigoureusement conclure, et +c'est ce qui me ramène à la détresse de la viticulture en France, que +les tarifs protecteurs ne sauraient provoquer la production de +certains objets que nous tirions du dehors, sans restreindre les +industries qui nous fournissaient des moyens d'échange, c'est-à-dire, +sans appeler la gêne et la souffrance sur le travail le plus en +harmonie avec le climat, le sol et le génie des habitants.</p> + +<p>Et, Messieurs, les faits ne viennent-ils pas encore ici attester +énergiquement la rigueur de ces déductions? Que se passe-t-il des deux +côtés de la Manche? Au delà, chez ce peuple que la nature a doté, avec +tant de profusion, de tous les éléments et de toutes les facultés que +réclame le développement de l'industrie manufacturière, c'est +précisément la population des ateliers qui est dévorée par la misère, +le dénûment et l'inanition. Le langage n'a pas d'expressions pour +décrire une telle détresse; la bienfaisance est impuissante à la +soulager; les lois sont sans force pour réprimer les désordres +qu'elle enfante.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> De ce côté du détroit, un beau ciel, un soleil bienfaisant +devaient faire jaillir, sur tous les points du territoire, +d'inépuisables sources de richesses; eh bien! c'est justement la +population vinicole qui offre ce spectacle de misère, triste pendant +de celle qui règne dans les ateliers de la Grande-Bretagne.</p> + +<p>Sans doute la pauvreté des vignerons français a moins de +retentissement que celle des ouvriers anglais; elle ne sévit pas sur +des masses agglomérées et remuantes; elle n'est pas, matin et soir, +proclamée par les mille voix de la presse; mais elle n'en est pas +moins réelle. Parcourez nos métairies, vous y verrez des familles +strictement réduites, pour toute alimentation, au maïs et à l'eau, et +dont toutes les consommations ne dépassent pas 10 centimes par jour et +par individu. Encore la moitié peut-être leur est-elle fournie, en +apparence, à titre de prêt, mais de fait gratuitement par le +propriétaire. Aussi le sort de celui-ci n'est pas relativement plus +heureux. Pénétrez au sein de sa demeure: une maison tombant en ruines, +des meubles transmis de génération en génération attestent que là il y +a lutte, lutte incessante et acharnée, contre les séductions du +bien-être et de ce confort moderne, qui l'entoure de toute part et +qu'il ne laisse pas pénétrer. D'abord vous serez tenté de voir un côté +ridicule à ces persévérantes privations, à cette parcimonie +ingénieuse; mais regardez-y de plus près, et vous ne tarderez pas à en +découvrir le côté triste, touchant et je dirai presque héroïque; car +la pensée qui le soutient dans ce pénible combat, c'est l'ardent désir +de maintenir ses fils au rang de ses aïeux, de ne pas tomber de +génération en génération jusqu'aux derniers degrés de l'échelle +sociale, intolérable souffrance dont tous ses efforts ne le +préserveront pas.</p> + +<p>Pourquoi donc ce peuple si riche de fer et de feu, si riche de +capitaux, si riche de facultés industrielles, dont les hommes sont +actifs, persévérants, réguliers comme les <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> rouages de leurs +machines, périt-il de besoin sur des tas de houille, de fer, de +tissus? Pourquoi cet autre peuple, à la terre féconde, au soleil +bienfaisant, succombe-t-il de détresse au milieu de ses vins, de ses +soies, de ses céréales? Uniquement parce qu'une erreur économique, +incarnée dans le régime prohibitif, leur a défendu d'échanger entre +eux leurs richesses diverses.</p> + +<p>Ainsi, ce déplorable système, déjà théoriquement ruiné par la science, +a encore contre lui la terrible argumentation des faits.</p> + +<p>Il n'est donc pas surprenant que nous assistions à un commencement de +réaction en faveur des idées libérales. Nées parmi les intelligences +les plus élevées, elles ont, avant d'avoir rallié les forces de +l'opinion publique, pénétré dans la sphère du pouvoir, en Angleterre +avec Huskisson, en France avec M. Duchâtel<a id="footnotetag35" name="footnotetag35"></a><a href="#footnote35" title="Go to footnote 35"><span class="smaller">[35]</span></a>.</p> + +<p>Le pouvoir, sans doute, n'est pas, en général, très-empressé de hâter +les développements des libertés publiques. Il y a pourtant une +exception à faire en faveur de la liberté commerciale. Ce ne peut +jamais être par mauvais vouloir, mais par erreur systématique, qu'il +paralyse cette liberté. Il sent trop bien que si la douane était +ramenée à sa primitive destination, la création d'un revenu public, le +Trésor y gagnerait, la tâche du gouvernement serait rendue plus facile +par sa neutralité au milieu dès rivalités industrielles, la paix des +nations trouverait dans les relations commerciales des peuples sa plus +puissante garantie.</p> + +<p>Il ne faut donc pas être surpris de la tendance qui se manifeste, +parmi les sommités gouvernementales, vers l'affranchissement du +commerce, en Prusse, en Autriche, en Espagne, en Angleterre, en +Belgique, en France, sous les noms d'unions douanières, traités de +commerce, etc., etc., <span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> ce sont autant de pas vers la <i>sainte +alliance des peuples</i>.</p> + +<p>Une des plus significatives manifestations officielles de cette +tendance, c'est, sans contredit, le traité qui se négocia il y a deux +ans entre la France et l'Angleterre. Alors, si l'industrie vinicole +avait eu l'œil ouvert sur ses véritables intérêts, elle aurait +entrevu et hâté de sa part d'influence un avenir de prospérité dont +elle ne se fait probablement aucune idée. À aucune époque, en effet, +une perspective aussi brillante ne s'était montrée à la France +méridionale. Non-seulement l'Angleterre abaissait les droits dont elle +a frappé nos vins, mais encore, par une innovation d'une incalculable +portée, elle substituait au droit uniforme, si défavorable aux vins +communs, le droit graduel qui, en maintenant une taxe assez élevée sur +le vin de luxe, réduisait dans une grande proportion celle qui pèse +sur le vin de basse qualité. Dès lors ce n'étaient plus quelques caves +aristocratiques, c'étaient les fermes, les ateliers, les chaumières de +la Grande-Bretagne qui s'ouvraient à notre production. Ce n'était plus +l'Aï, le Laffitte et le Sauterne qui avaient le privilége de traverser +la Manche, c'était la France vinicole tout entière qui rencontrait +tout d'un coup vingt millions de consommateurs. Je n'essaierai point +de calculer la portée d'une telle révolution et son influence sur nos +vignobles, notre marine marchande et nos villes commerciales; mais je +ne pense pas que personne puisse mettre en doute que, sous l'empire de +ce traité, le travail, le revenu et le capital territorial de notre +département n'eussent reçu un rapide et prodigieux accroissement.</p> + +<p>À un autre point de vue, c'était une belle conquête que celle du +principe du droit graduel, acheminement vers l'adoption générale de la +taxe dite <i>ad valorem</i>, seule juste, seule équitable, seule conforme +aux vrais principes de la science. Le droit uniforme est de nature +aristocratique; il ne laisse subsister quelques relations qu'entre +les producteurs <span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> et les consommateurs de haut parage. Le droit +proportionnel à la valeur fera entrer en communauté d'intérêts les +masses populaires de toutes les nations.</p> + +<p>Cependant la France ne pouvait prétendre à de tels avantages sans +ouvrir son marché à quelques-uns des produits de l'industrie anglaise. +Le traité devait donc trouver de la résistance parmi les fabricants. +Elle ne tarda pas à se manifester habile, persévérante, désespérée; +les producteurs de houilles, de fers, de tissus firent entendre leurs +doléances et ne se bornèrent pas à cette opposition passive. Des +associations, des comités s'organisèrent au sein de chaque industrie; +des délégués permanents reçurent mission de faire prévaloir, auprès +des ministères et des chambres, les intérêts privilégiés; d'abondantes +et régulières cotisations assurèrent à cette cause le concours des +journaux les plus répandus, et par leur organe, la sympathie de +l'opinion publique égarée. Il ne suffisait pas de faire échouer +momentanément la conclusion du traité; il fallait le rendre +impossible, même au risque d'une conflagration générale, et pour cela +s'attacher à irriter incessamment l'orgueil patriotique, cette fibre +si sensible des cœurs français. Aussi les a-t-on vus, depuis cette +époque, exploiter avec un infernal machiavélisme tous les germes +longtemps inertes des jalousies nationales, et réussir enfin à faire +échouer toutes les négociations ouvertes avec l'Angleterre.</p> + +<p>Peu de temps après, les gouvernements de France et de Belgique +conçurent la pensée d'une fusion entre les intérêts économiques des +deux peuples. Ce fut encore un sujet d'espérances pour l'industrie +méridionale, d'alarmes pour le monopole manufacturier. Cette fois les +chances n'étaient pas favorables au monopole; il avait contre lui +l'intérêt des masses, celui des industries souffrantes, l'influence du +pouvoir, et tous les instincts populaires, prompts à voir dans +l'union douanière le prélude et le gage d'une alliance plus <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span> +intime entre ces deux enfants de la même patrie. Le journalisme, qui +l'avait si bien secondé dans la question anglaise, lui était de peu de +ressources dans la question belge, sous peine de se décréditer dans +l'opinion. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de contrarier l'union +douanière par des insinuations entourées de force précautions +oratoires, ou de se renfermer dans une honteuse neutralité.</p> + +<p>Mais la neutralité des journaux, dans la plus grande question qui +puisse s'élever au sein de la France de nos jours, n'était pas +longtemps possible. Le monopole n'avait pas de temps à perdre; il +fallait une démonstration prompte et vigoureuse pour faire échouer +l'union douanière et tenir toujours notre Midi écrasé. C'est la +mission qu'accomplit avec succès une assemblée de délégués, devenue +célèbre sous le nom du député qui la présidait (<i>M. Fulchiron</i>).</p> + +<p>Que faisaient pendant ce temps-là les intérêts vinicoles? Hélas! à +peine parvenaient-ils à présenter laborieusement quelques traces +informes d'association. Quand il aurait fallu combattre, des comités +se recrutaient péniblement au fond de quelque province. Sans +organisation, sans ressources, sans ordre, sans organes, faut-il être +surpris s'ils ont été pour la seconde fois vaincus?</p> + +<p>Mais il serait insensé de perdre courage. Il n'est pas au pouvoir de +quelques intrigues éphémères d'enterrer ainsi les grandes questions +sociales, de faire reculer pour toujours les tendances qui entraînent +vers l'unité les destinées humaines. Un moment comprimées, ces +questions renaissent, ces tendances reprennent leur force; et au +moment où je parle, nos assemblées nationales ont été déjà saisies de +nouveau de ces questions par le discours de la couronne.</p> + +<p>Espérons que cette fois les comités vinicoles ne seront pas absents du +champ de bataille. Le privilége a d'immenses ressources; il a des +délégués, des finances, des auxiliaires plus ou moins déclarés dans +la presse; il est fort de l'unité <span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> et de la promptitude de ses +mouvements. Que la cause de la liberté se défende par les mêmes +moyens. Elle a pour elle la vérité et le grand nombre; qu'elle se +donne aussi l'<i>organisation</i>. Que des comités surgissent dans tous les +départements; qu'ils se rattachent au comité central de Paris; qu'ils +grossissent ses ressources financières et intellectuelles; qu'ils +l'aident enfin à remplir la difficile mission d'être pour le pouvoir +un puissant auxiliaire, s'il tend à l'affranchissement du commerce, un +obstacle, s'il cède aux exigences de l'industrie privilégiée.</p> + +<p>Mais entre-t-il dans vos attributions de concourir à cette œuvre?</p> + +<p>Eh quoi, Messieurs, vous vous intitulez <i>Société d'Agriculture et du +Commerce</i>, vous êtes convoqués de tous les points du territoire, comme +les hommes les plus versés dans les connaissances qui se rattachent à +ces deux branches de la richesse publique, vous reconnaissez +qu'épuisées par des mesures désastreuses, elles ne fournissent plus à +la population, je ne dis pas le bien-être, mais même la subsistance, +et il ne vous serait pas permis de prendre des intérêts aussi chers +sous votre patronage, de faire ce que font tous les jours les Chambres +de commerce? Ne seriez-vous donc pas une Société sérieuse? Le cercle +de vos attributions serait-il légalement limité à l'examen de quelque +végétal étranger, de quelque engrais imaginaire ou de quelque lieu +commun d'agronomie spéculative? et suffira-t-il qu'une question soit +grave pour qu'à l'instant vous décliniez votre compétence!</p> + +<p>J'ai la conviction que la Société d'Agriculture ne voudra pas laisser +amoindrir à ce point son influence. J'ai l'honneur de lui proposer +d'adopter la délibération suivante:</p> + +<p class="center"><b>Projet de délibération.</b></p> + +<p>La Société d'Agriculture et de Commerce des Landes, prenant en +considération la détresse qui afflige la population <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> de la +Chalosse et de l'Armagnac, spécialement vouée à la culture de la +vigne;</p> + +<p>Reconnaissant que cette détresse a pour causes principales l'impôt +indirect, l'octroi et le régime prohibitif;</p> + +<p>En ce qui concerne l'impôt indirect, la Société pense que les +propriétaires de vignes, aussi longtemps que l'État, pour faire face à +ses dépenses, ne pourra se passer de ses revenus actuels, ne peuvent +pas espérer qu'une branche aussi importante de revenus soit retranchée +sans être remplacée par une autre; mais elle n'appuie pas moins leurs +justes protestations contre le régime d'exception où ce système +d'impôt les a placés. Il ne lui semble pas impossible qu'on trouve, +dans l'extension combinée avec la modicité de cette nature de taxe, et +dans un mode de recouvrement moins compliqué, un moyen de concilier +les exigences du Trésor, l'intérêt des contribuables; et la vérité du +principe de l'égalité des charges.</p> + +<p>C'est par une déviation semblable aux lois de l'équité que l'octroi a +été autorisé à s'attacher presque exclusivement aux boissons. En se +réservant le droit de sanction sur les tarifs votés par les communes, +il semble que l'État n'ait pu avoir pour but que d'empêcher l'octroi, +envahi par l'esprit d'hostilité industrielle, de devenir entre les +provinces, ce qu'est la douane entre les nations, un ferment perpétuel +de discorde. Mais alors il est difficile d'expliquer comment il a pu +tolérer et seconder la coalition de tous les intérêts municipaux +contre une seule industrie. Tous les abus de l'octroi seraient +prévenus si la loi, restituant leurs franchises aux communes, +n'intervenait dans les règlements du tarif que pour les arrêter à une +limite générale et uniforme, qui ne pourrait être dépassée au +préjudice d'aucun produit, sans distinction.</p> + +<p>La Société attribue encore la décadence de la viticulture dans le +département des Landes, à la cessation absolue de <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> +l'exportation des vins et eaux-de-vie par le port de Bayonne, effet +que ne pouvait manquer de produire le régime prohibitif. Aussi, elle a +recueilli, dans les paroles récentes du Roi des Français, l'espoir +d'une amélioration prochaine de nos débouchés extérieurs.</p> + +<p>Elle ne se dissimule pas les obstacles que l'esprit de monopole +opposera à la réalisation de ce bienfait. Elle fera observer qu'en +faisant tourner momentanément l'action des tarifs au profit de +quelques établissements industriels, jamais la France n'a entendu +aliéner le droit de ramener la douane au but purement fiscal de son +institution; que, loin de là, elle a toujours proclamé que la +<i>protection</i> était de sa nature temporaire. Il est temps enfin que +l'intérêt privé s'efface devant l'intérêt des consommateurs, des +industries souffrantes, du commerce maritime des villes commerciales, +et devant le grand intérêt de la paix des nations dont le commerce est +la plus sûre garantie.</p> + +<p>La Société émet le vœu que les traités à intervenir soient, autant +que possible, fondés sur le principe du droit proportionnel à la +valeur de la marchandise, le seul vrai, le seul équitable, le seul qui +puisse étendre à toutes les classes les bienfaits des échanges +internationaux.</p> + +<p>Dans la prévision des débats qui ne manqueront pas de s'élever entre +les industries rivales, à l'occasion de la réforme douanière, la +Société croirait déserter la cause qu'elle vient de prendre sous son +patronage, si elle laissait le département des Landes sans moyens de +prendre part à la lutte qui se prépare.</p> + +<p>En conséquence, et en l'absence de comités spéciaux, dont elle +regrette de ne pouvoir, en cette circonstance, emprunter le concours, +elle décide que la Commission vinicole, déjà nommée dans la séance du +17 avril 1842, continuera ses fonctions, et se mettra en communication +avec les Comités de la Gironde et de Paris.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Copies de la présente délibération seront transmises, par les +soins de M. le Secrétaire de la Société, à M. le Ministre du commerce, +aux Commissions des Chambres qu'elles concernent et au secrétariat des +Comités vinicoles.</p> + +<h3>DE LA RÉPARTITION DE LA CONTRIBUTION FONCIÈRE<br> +DANS LE DÉPARTEMENT DES LANDES (1844).</h3> + +<p>Je me propose d'établir quelques <i>faits</i> qui me paraissent propres à +jeter du jour sur ces deux questions:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Les forces contributives des trois grandes cultures du +département des Landes, le pin, la vigne, les <i>labourables</i>, +furent-elles équitablement appréciées lorsqu'on répartit l'impôt entre +les trois arrondissements?</p> + +<p>2<sup>o</sup> Depuis la répartition, est-il survenu des circonstances qui ont +changé le rapport de ces forces?</p> + +<p>S'il résultait de ces faits</p> + +<p>Que, dès l'origine, la région des pins fut ménagée et celle des vignes +surchargée;</p> + +<p>Que, depuis, l'une a constamment prospéré et l'autre constamment +décliné;</p> + +<p>Il faudrait conclure qu'aujourd'hui celle-ci paye trop par deux +motifs:</p> + +<p>Parce qu'on aurait, en 1821, exagéré sa force contributive;</p> + +<p>Parce que, depuis 1821, cette force aurait diminué;</p> + +<p>Et que celle-là ne paye pas assez:</p> + +<p>Parce qu'en 1821 ses revenus auraient été atténués;</p> + +<p>Parce que, depuis 1821, ses revenus se seraient accrus.</p> + +<p>Je ferai mieux comprendre ma pensée par des chiffres.</p> + +<p>Soient deux portions de territoire, P et V, donnant ensemble, et +chacune par moitié, un revenu net de 10,000 fr.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> Soient 1,000 fr. d'impôts ou <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">10</sub> du revenu à répartir entre +elles.</p> + +<p>Cette répartition devra équitablement se faire ainsi:</p> + +<p>P pour un revenu de 5,000 fr., 500 fr. d'impôts, ou 1 fr. sur 10.</p> + +<p>V pour un revenu de 5,000 fr., 500 fr. d'impôts, ou 1 fr. sur 10.</p> + +<p>Mais si l'on atténue la force contributive de + P d'un cinquième, la réduisant à +<span class="ralign15">4,000 fr.,</span><br> +et si l'on exagère celle de V d'un cinquième, la + portant à +<span class="ralign15">6,000 fr.,</span></p> + +<p>La répartition se fera ainsi:</p> + +<p>P pour un revenu réel de 5,000 fr., supposé de 4,000 fr., 400 fr. +d'impôts, 1 fr. sur 12 fr. 50 c.;</p> + +<p>V pour un revenu réel de 5,000 fr., supposé de 6,000 fr., 600 fr. +d'impôts, 1 fr. sur 8 fr. 50 c.</p> + +<p>Tant que les forces contributives de ces deux portions de territoire +continueront à être égales, l'injustice se bornera à ôter un quart de +la contribution à P pour la faire supporter par V.</p> + +<p>Mais si, au bout d'un certain nombre d'années, le revenu réel de P +s'élève de 5,000 fr. à 6,000 fr., tandis que celui de V tombe de 5,000 +fr. à 4,000 fr.,</p> + +<p>La répartition devient:</p> + +<p>P pour un revenu supposé de 4,000 fr., mais en réalité de 6,000 +fr.,—400 fr. ou 1 fr. sur 15 fr.;</p> + +<p>V pour un revenu supposé de 6,000 fr., mais en réalité de 4,000 +fr.,—600 fr. ou 1 fr. sur 6 fr. 66 c.</p> + +<p>Par où l'on voit qu'une contrée peut insensiblement rejeter sur une +autre <i>plus de la moitié</i> de son fardeau.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> PREMIÈRE QUESTION.</h4> + +<p class="center">La répartition se fit-elle d'une manière équitable en 1821?</p> + +<p>La règle générale est que l'impôt doit frapper le revenu.</p> + +<p>Pour connaître le revenu des terres, on a appliqué à leurs productions +le <i>prix moyen</i> des denrées déduit des quinze années antérieures à +1821.</p> + +<p>Cependant, un seul mode d'opération peut conduire à des erreurs. On a +cru les atténuer en cherchant le revenu par un autre procédé. Les +<i>actes de vente</i> ont fait connaître la valeur capitale de certains +domaines, et l'intérêt à 3-½ pour 100 du capital a été censé +représenter le revenu.</p> + +<p>On se trouvait donc, pour le même domaine, en présence de deux revenus +révélés par deux procédés différents; et l'on à établi l'impôt sur le +revenu intermédiaire, d'après l'autorité de cet axiome: La réalité est +dans les moyennes.</p> + +<p>Malheureusement ce n'est pas le vrai, mais le faux, qui est dans les +moyennes, quand les données d'où on les déduit concourent toutes vers +la même erreur.</p> + +<p>Examinons donc l'usage qui a été fait de ces deux bases de la +répartition de l'impôt: le <i>prix moyen de denrées</i> et les <i>actes de +vente</i>.</p> + +<p>§ I.—Les prix des denrées, dit M. le Directeur des Contributions +directes, ont été fixés, dans les opérations cadastrales, année +moyenne, savoir:</p> + +<table style="table-layout: auto; width: 60%; margin-top: 0em; margin-bottom: 0em;" border="0" cellpadding="3" summary="Prix des denrées."> +<tr> +<td>Froment</td> +<td class="tb_right">18 fr. 77 c.</td> +<td>l'hect.—Vin rouge 28 à 60 fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>Résine</td> +<td class="tb_right">2 fr. 50 c.</td> +<td>les 50 kilog.</td> +</tr> +<tr> +<td>Seigle</td> +<td class="tb_right">12 fr. 76 c.</td> +<td>l'hect.—Vin blanc 10 à 22.</td> +</tr> +<tr> +<td>Maïs</td> +<td class="tb_right">11 fr. 33 c.</td> +<td> </td> +</tr> +</table> + +<p>Je suis convaincu que cette première base d'évaluation présente +plusieurs erreurs de fait et de doctrine, toutes au profit des pins et +au préjudice des labourables et des vignes.</p> + +<p>Les prix des céréales sont évidemment très-élevés. Je ne <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span> +veux pas dire qu'on n'a pas suivi exactement les données fournies par +les mercuriales; mais la période de 1806 à 1821, soit parce qu'elle +embrasse des temps de troubles et d'invasions, soit par toute autre +cause, a donné des éléments d'évaluation peu favorables aux communes +agricoles. La preuve en est que, dans les quinze années suivantes, de +1821 à 1836, et d'après M. le Directeur lui-même, ces prix moyens sont +tombés à fr. 17,13 pour le froment, 11,27 pour le seigle, et 9,17 pour +le maïs.</p> + +<p>La première série avait donné, pour toutes sortes de céréales, une +moyenne de 14 fr. 28 c. La seconde ne donne que 12 fr. 32 c.: +différence 1 fr. 96 c. ou 14 pour 100.</p> + +<p>Si donc la répartition se fût faite en 1836, le revenu des terres +labourables eût été évalué à 14 pour 100 au-dessous de ce qu'on +l'estima en 1821.</p> + +<p>Quant aux prix assignés aux vins blancs, savoir 10 fr. et 22 fr., +suivant les qualités, ils ne me semblent pas exagérés.</p> + +<p>Il n'en est pas de même des vins rouges. S'il est quelques vignobles +qui produisent du vin de qualité assez supérieure pour qu'il se vende, +net et au pressoir, à 60 fr. (ce que j'ignore), je puis du moins +affirmer que les qualités inférieures sont loin de trouver le prix de +28 fr. en moyenne, ce qui suppose 35 fr. trois mois après la vendange +et avec la futaille.</p> + +<p>Mais c'est surtout le prix de la résine qui me semble donner prise à +la critique. En admettant ce chiffre évidemment atténué de 2 fr. 50 c. +les 50 kilog., l'administration et la commission spéciale prévoyaient, +sans doute, qu'elles s'exposaient à laisser planer sur toutes leurs +opérations un soupçon de partialité. Ce soupçon n'a pas manqué. Les +populations agricoles et vinicoles du département sont sous +l'influence d'une méfiance qu'il serait difficile de détruire. On se +plaint de cette méfiance, on dit qu'elle fait obstacle à la réforme +dont on s'occupe; mais la responsabilité n'en <span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> revient-elle +pas exclusivement aux procédés qui l'ont fait naître?</p> + +<p>Je vais maintenant présenter quelques observations sur ce que j'ai +nommé: <i>Erreurs de doctrine</i>, c'est-à-dire sur la manière erronée dont +on forme les <i>moyennes</i> et sur les fausses conséquences que l'on en +déduit.</p> + +<p>D'abord, pour que le prix des qualités supérieures combiné avec celui +des qualités inférieures donnât un <i>prix moyen réel</i>, en harmonie avec +le <i>revenu réel</i>, il faudrait qu'il se récoltât autant des unes que +des autres, ce qui, pour le vin, est contraire à la vérité. Le +département des Landes en produit beaucoup plus de médiocre que de +bon; et en négligeant cette considération, on arrive à une moyenne +exagérée. Exemple: soient 100 pièces de vin à 28 fr. et 10 pièces à 60 +fr., la moyenne des prix considérés en eux-mêmes, est bien 44 fr. Mais +la moyenne des prix réels accusant le revenu, c'est-à-dire des sommes +recouvrées pour chaque barrique l'une dans l'autre, n'est que de 30 +fr. 91 c.</p> + +<p>Ensuite, lorsqu'on introduit un prix élevé dans la série de ceux qui +doivent concourir à former une moyenne; celle-ci s'élève, d'où l'on +conclut à une élévation correspondante de revenu. Or, cette conclusion +n'est ni rigoureuse en théorie, ni vraie en pratique.</p> + +<p>Je suppose que pendant quatre ans une denrée se vend à 10 fr.,—la +moyenne est 10 fr. Si la cinquième année cette même denrée se vend à +20 fr., on a pour les cinq années une moyenne de 12 fr.—L'opération +arithmétique est irréprochable. Mais si l'on en conclut que, pour ces +cinq années, le revenu est représenté par 12 au lieu de l'être par 10, +la conclusion économique sera au moins fort hasardée. Pour qu'elle fût +vraie, il faudrait que le produit, <i>en quantité</i>, eût été égal, +pendant cette cinquième année, à celui des années précédentes, ce qui +ne peut pas même se <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> supposer, dans les circonstances +ordinaires, puisque c'est précisément le déficit dans la récolte qui +occasionne l'élévation du prix.</p> + +<p>Pour obtenir des moyennes qui représentent la réalité des faits, et +dont on puisse induire le revenu, il faut donc combiner les prix +obtenus avec les quantités produites, et c'est ce qu'on a négligé de +faire.—Si, dans la nouvelle répartition dont on s'occupe, on prenait +pour base les prix moyens des vins des trois dernières années, voyez à +quels résultats différents mèneraient le procédé administratif et +celui que j'indique.</p> + +<p>L'administration raisonnerait ainsi:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Administration."> +<colgroup> + <col width="5%"> + <col width="2%"> + <col width="5%"> + <col width="25%"> + <col width="25%"> +</colgroup> +<tr> +<td>1840</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">10</td> +<td>b/ques</td> +<td>à 25 fr. donnant un revenu de</td> +<td>250 fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>1841</td> +<td class="center">—</td> +<td class="tb_right">10</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td class="tb_add072em">25</td> +<td>250</td> +</tr> +<tr> +<td>1843</td> +<td class="center">—</td> +<td class="tb_right">10</td> +<td class="tb_add1em">— (Supposition gratuite).</td> +<td class="tb_add072em">50</td> +<td>500</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">——</td> +<td> </td> +<td>———————</td> +<td>———</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">30</td> +<td>b/ques, prix moyen</td> +<td class="add072em">33 fr. 33 c. <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">3</sub> revenu</td> +<td>1,000 fr.</td> +</tr> +</table> + +<p>Tandis qu'elle devrait dire:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="0" cellpadding="2" summary="Administration."> +<colgroup> + <col width="5%"> + <col width="2%"> + <col width="5%"> + <col width="25%"> + <col width="25%"> +</colgroup> +<tr> +<td>1840</td> +<td class="center">—</td> +<td class="tb_right">10</td> +<td>b/ques</td> +<td>à 25 fr.</td> +<td>250 fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>1841</td> +<td class="center">—</td> +<td class="tb_right">10</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td class="tb_add072em">25</td> +<td>250</td> +</tr> +<tr> +<td>1843</td> +<td class="center">—</td> +<td class="tb_right">5</td> +<td class="tb_add1em">— (réalité).</td> +<td class="tb_add072em">50</td> +<td>250</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">——</td> +<td> </td> +<td>——</td> +<td>———</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">25</td> +<td>b/ques, prix moyen</td> +<td class="tb_add072em">30</td> +<td>750 fr.</td> +</tr> +</table> + +<p>C'est ainsi qu'on arrive à un revenu imaginaire, sur lequel néanmoins +on ne laisse pas de prélever l'impôt.</p> + +<p>On dira, sans doute, que la répartition est une opération déjà assez +difficile sans la compliquer par des considérations aussi subtiles. On +ajoutera que les mêmes procédés étant employés pour tous les produits, +les erreurs se compensent et se neutralisent, puisque tous sont soumis +aux mêmes lois économiques.</p> + +<p>Mais c'est là ce dont je ne conviens pas; et je maintiens que notre +département se trouve dans des conditions telles, qu'il faut de toute +nécessité tenir compte des causes d'erreur que je viens de signaler, +si l'on aspire au moins à <span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> mettre quelque équité dans la +répartition des charges publiques. Il me reste donc à prouver que +l'application des <i>prix moyens</i>, prise abstractivement des proportions +entre les qualités diverses et les quantités annuelles, a été +défavorable aux pays de céréales et de vignes.</p> + +<p>L'élévation du prix d'une chose peut être due à deux causes.</p> + +<p>Ou la production de cette chose a manqué; et alors le prix hausse, +sans qu'on en puisse inférer, de beaucoup s'en faut, une augmentation +de revenu.</p> + +<p>Ou la production de cette chose est stationnaire, même progressive, +mais la demande s'accroît dans une plus forte proportion; et alors le +prix de cette chose hausse et l'on doit conclure à une amélioration de +revenu.</p> + +<p>Or, prendre, dans un cas comme dans l'autre, le prix moyen de la chose +comme indice du revenu, c'est là une souveraine injustice.</p> + +<p>Si le haut prix de 50 fr., que la Chalosse retire cette année de ses +vins, était intervenu sans diminution de quantité produite, comme, par +exemple, si l'Angleterre, la Belgique et nos grandes villes, eussent +renversé les barrières des douanes et de l'octroi, que par suite la +consommation du vin se fût doublée et les prix avec elle, je dirais: +Inscrivez 50 fr. dans votre liste de prix annuels, faites-les +concourir à dégager une moyenne; car ils correspondent à une +amélioration réelle de revenu.</p> + +<p>De même, si le prix élevé, auquel nous voyons que les matières +résineuses sont parvenues, était dû à l'affaiblissement productif des +<i>pignadas</i>; si les propriétaires de pins perdaient plus sur la +quantité de leurs produits qu'ils ne gagnent sur les prix, je serais +assez juste pour dire: Ne concluez pas de ces hauts prix à des revenus +proportionnels avec eux; car ce serait un mensonge, ce serait une +spoliation.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> Eh bien! le contraire est arrivé; la Lande a été assez +heureuse pour que l'amélioration des prix tourne à son profit; la +Chalosse a été assez malheureuse pour que l'augmentation des prix ne +lui fasse pas atteindre même à ses revenus ordinaires. Ne suis-je pas +fondé à réclamer que cette différence profonde de situation soit prise +en considération?</p> + +<p>Concluons que la première base d'évaluation a été préjudiciable aux +labourables et aux vignes.</p> + +<p>§ II.—La seconde donnée, qui a servi à déterminer les revenus +imposables, est prise des <i>actes de vente</i>.</p> + +<p>La valeur vénale d'une terre en indique assez exactement le revenu. +Deux domaines qui se sont vendus chacun 100,000 fr. sont présumés +donner le même revenu, et ce revenu doit être égal à l'intérêt que +rendent généralement les capitaux, <i>dans un pays et à une époque +donnés</i>. Le débat qui s'établit entre le vendeur et l'acheteur, débat +dans lequel l'un veille à ce que le revenu ne soit pas exagéré, +l'autre, à ce qu'il ne soit pas déprécié, remplace avantageusement +toute enquête administrative à ce sujet, et offre de plus la garantie +de cette sagacité, de cette vigilance de l'intérêt personnel, que le +zèle des contrôleurs, répartiteurs et experts ne saurait égaler. +Aussi, si l'on pouvait connaître la valeur vénale de chaque parcelle, +je ne voudrais pas, quant à moi, d'autres bases d'évaluation de +revenus et de répartition d'impôts; car cette <i>valeur vénale</i> résume +toutes ces circonstances, si difficilement appréciables, ainsi que je +l'ai dit dans le paragraphe précédent, qui influent sur le <i>revenu +moyen</i> des terres.</p> + +<p>Mais il ne faut pas perdre de vue la restriction que renferment ces +mots: <i>dans un pays et à une époque donnés</i>.</p> + +<p>L'intérêt des capitaux varie, en effet, selon les temps et les lieux.</p> + +<p>Pour que des revenus identiques puissent s'induire de <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> +capitaux égaux, il faut que les mutations aient eu lieu à des époques +et dans des localités où l'intérêt est uniforme. Cela est vrai pour +les terres comme pour les fonds publics.</p> + +<p>5,000 fr. de rentes inscrites ne représentaient, en 1814, que 60,000 +fr.; ils correspondent aujourd'hui à 120,000 fr. de capital.</p> + +<p>De même, 100,000 placés en terres peuvent ne donner que 2,500 fr. de +rentes, en Normandie, et constituer un revenu de 4,000 fr., en +Gascogne.</p> + +<p>Si la Chambre des députés, lorsqu'elle procédera à la péréquation +générale, ne tenait aucun compte de ces différences, elle n'établirait +pas l'égalité, mais l'inégalité de l'impôt.</p> + +<p>C'est la faute qui a été commise dans notre département, lorsque l'on +a voulu arriver à la connaissance des revenus par les <i>actes de +vente</i>.</p> + +<p>À l'époque où se fit cette opération, les terres ne se vendaient pas, +sur tous les points du département, à un taux uniforme. Il était de +notoriété publique qu'on plaçait l'argent à un revenu plus élevé dans +la Lande que dans la Chalosse.</p> + +<p>L'administration elle-même reconnaissait la vérité de ce fait, car +elle proposa d'adopter trois chiffres pour le taux de l'intérêt, +savoir: 3, 3-½ et 4 pour 100.</p> + +<p>Selon cette donnée, un domaine de 100,000 fr. aurait été présumé +donner 4,000 fr. de revenu, dans tel canton, tandis que, dans tel +autre, on ne lui aurait attribué qu'un revenu de 3,000 fr. L'impôt se +serait réparti selon cette proportion.</p> + +<p>La commission spéciale, instituée par la loi du 31 juillet 1821, +repoussa cette distinction et adopta le taux uniforme de 3-½ p. 100.</p> + +<p>Or, en cela, elle commit une injustice, s'il n'est pas vrai qu'à cette +époque l'intérêt fût uniforme dans toute l'étendue du territoire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span> M. le Directeur le reconnaît lui-même.</p> + +<p>«Cette application uniforme, dans le taux de l'intérêt, dit-il, a, +sans nul doute, influé sur les résultats présentés par l'une des deux +bases de la répartition, et il est inutile d'ajouter qu'elle est venue +favoriser, à la vérité dans une assez faible proportion, la localité +où le taux de l'intérêt est le plus élevé.»</p> + +<p>La <i>faible proportion</i> signalée par M. le Directeur peut aisément se +traduire en chiffres.</p> + +<p>Supposons deux domaines vendus chacun 100,000 fr., l'un situé dans la +localité où le taux de intérêt à 4 p. 100, l'autre dans celle où il +est à 3 p. 100.</p> + +<p>Le premier donne 4,000 fr. de revenu, le second 3,000 fr. et l'impôt +doit équitablement suivre cette proportion, puisqu'il se prélève sur +le revenu.</p> + +<p>Selon le système de l'administration, chaque <i>cent francs</i> d'impôts se +seraient répartis entre ces deux domaines savoir:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="0" cellpadding="1" summary="Répartition."> +<tr> +<td>Quote-part afférente au domaine de la Lande.</td> +<td>57 fr. 15 c. pour 4,000 de revenu.</td> +</tr> +<tr> +<td>Quote-part afférente au domaine de la Chalosse.</td> +<td>42 fr. 85 c. pour 3,000 de revenu.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td>——————</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Total</td> +<td>100 fr. 00 c.</td> +</tr> +</table> + +<p>Mais, selon le système de la commission, cent francs se sont répartis +ainsi:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="0" cellpadding="1" summary="Répartition."> +<tr> +<td>Quote-part afférente au domaine de la Lande.</td> +<td>50 fr. 00 c.</td> +</tr> +<tr> +<td><span class="tb_add5em">——</span> +<span class="tb_add5em">——</span> +<span class="tb_add5em">de la Chalosse.</span></td> +<td>50 <span class="tb_mar12em">00</span></td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td>——————</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Total</td> +<td>100 fr. 00 c.</td> +</tr> +</table> + +<p>C'est-à-dire que la Lande s'est dégrevée de 14 pour 100 qu'elle a +appliqués à la Chalosse<a id="footnotetag36" name="footnotetag36"></a><a href="#footnote36" title="Go to footnote 36"><span class="smaller">[36]</span></a>. On dira, sans doute, que les actes de +vente n'étant qu'un des deux éléments de <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> la répartition, ce +résultat a pu être atténué par l'influence de l'autre élément. Cela +serait vrai si les cantons agricoles et vinicoles avaient été +favorisés par l'application des <i>prix moyens</i> des denrées; mais nous +avons vu qu'ils n'ont pas été plus ménagés par la première que par la +seconde base d'évaluation. Bien loin donc que les erreurs dont ces +deux procédés sont entachés se compensent et se neutralisent, on peut +dire qu'elles se multiplient les unes par les autres, et toujours au +préjudice des mêmes localités.</p> + +<p>Ainsi les deux bases de la répartition de l'impôt ont été viciées, +dénaturées, et toujours au profit d'une nature de propriété, les +<i>pignadas</i>, au détriment des deux autres, les labourables et les +vignes.</p> + +<p>Passons maintenant aux résultats.</p> + +<p>Si l'on demandait à un homme désintéressé: Quels sont les cantons qui +paient le plus de contributions relativement aux vignes? il +répondrait, sans doute: Ce sont ceux qui ont le plus de superficie +consacrée à cette culture, les cantons de Montfort, Mugron, +Saint-Sever, Villeneuve, Gabarret; et cet homme ne se tromperait pas. +À eux seuls, ces cinq cantons paient les trois quarts de l'impôt +assigné aux vignobles.—Et si on lui demandait: Quels sont ceux qui +paient le plus de contributions pour les landes? il répondrait sans +hésiter: Ceux qui en contiennent d'immenses étendues, Sabres, +Arjuzanx, Labrit, etc. Mais ici notre interlocuteur se tromperait +grossièrement, et il serait probablement bien surpris d'apprendre que +ce sont la Chalosse et l'Armagnac, les pays des vignes, qui paient, +non-seulement la plus grande partie, mais la presque totalité de +l'impôt afférent aux landes.</p> + +<p>Voici le tableau de nos vingt-huit cantons, rangés selon l'<i>ordre +décroissant</i> de leur quote-part à la contribution afférente aux +landes<a id="footnotetag37" name="footnotetag37"></a><a href="#footnote37" title="Go to footnote 37"><span class="smaller">[37]</span></a>.</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="1" summary="Administration."> +<tr> +<td><span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span></td> +<td class="tb_right">fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>Saint-Sever</td> +<td class="tb_right">6,296</td> +</tr> +<tr> +<td>Grenade</td> +<td class="tb_right">5,599</td> +</tr> +<tr> +<td>Mugron</td> +<td class="tb_right">3,904</td> +</tr> +<tr> +<td>Roquefort</td> +<td class="tb_right">3,579</td> +</tr> +<tr> +<td>Hagetmau</td> +<td class="tb_right">3,327</td> +</tr> +<tr> +<td>Amou</td> +<td class="tb_right">3,000</td> +</tr> +<tr> +<td>Montfort</td> +<td class="tb_right">3,000</td> +</tr> +<tr> +<td>Pouillon</td> +<td class="tb_right">2,883</td> +</tr> +<tr> +<td>Aire</td> +<td class="tb_right">2,852</td> +</tr> +<tr> +<td>Saint-Vincent</td> +<td class="tb_right">2,663</td> +</tr> +<tr> +<td>Mont-de-Marsan</td> +<td class="tb_right">2,465</td> +</tr> +<tr> +<td>Gabarret</td> +<td class="tb_right">2,272</td> +</tr> +<tr> +<td>Peyrehorade</td> +<td class="tb_right">2,061</td> +</tr> +<tr> +<td>Villeneuve</td> +<td class="tb_right">1,817</td> +</tr> +<tr> +<td>Saint-Esprit</td> +<td class="tb_right">1,563</td> +</tr> +<tr> +<td>Sabres</td> +<td class="tb_right">1,561</td> +</tr> +<tr> +<td>Geaune</td> +<td class="tb_right">1,287</td> +</tr> +<tr> +<td>Dax</td> +<td class="tb_right">1,207</td> +</tr> +<tr> +<td>Arjuzanx</td> +<td class="tb_right">1,168</td> +</tr> +<tr> +<td>Labrit</td> +<td class="tb_right">1,074</td> +</tr> +<tr> +<td>Tartas (ouest)</td> +<td class="tb_right">914</td> +</tr> +<tr> +<td>Castets</td> +<td class="tb_right">600</td> +</tr> +<tr> +<td>Soustons</td> +<td class="tb_right">522</td> +</tr> +<tr> +<td>Tartas (est)</td> +<td class="tb_right">495</td> +</tr> +<tr> +<td>Pissos</td> +<td class="tb_right">166</td> +</tr> +<tr> +<td>Parentis</td> +<td class="tb_right">141</td> +</tr> +<tr> +<td>Sore</td> +<td class="tb_right">107</td> +</tr> +<tr> +<td>Mimizan</td> +<td class="tb_right">94</td> +</tr> +</table> + +<p>N'est-il pas assez singulier de voir figurer dans la première moitié +de cette liste tous les cantons vinicoles, Saint-Sever, Mugron, Amou, +Montfort, Villeneuve, etc., ainsi que tous les cantons agricoles, +Hagetmau, Aire, Peyrehorade, etc.; et dans la seconde moitié, tous les +cantons qui forment la Lande et le Maransin?</p> + +<p>Voici un autre rapprochement non moins curieux.</p> + +<p>Le canton de Saint-Sever, <i>à lui tout seul</i>, paie plus d'impôts pour +ses 5,583 hectares de landes que ces <i>neuf cantons réunis</i>: Mimizan, +Sore, Parentis, Castets, Soustons, Labrit, Arjuzanx et Sabres, qui en +présentent ensemble une superficie de 203,760 hectares; et quand on +ajouterait, à ces neuf cantons, neuf autres cantons égaux à celui de +Mimizan, on n'arriverait pas encore, par la répartition actuelle, +<span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> à tirer de ces effrayantes étendues ce qui se prélève sur les +landes du seul canton de Saint-Sever, ainsi qu'on peut s'en convaincre +par le tableau suivant:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 80%;" border="0" cellpadding="3" summary="Impôts des cantons."> +<colgroup> + <col width="5%"> + <col width="10%"> + <col width="15%"> + <col width="10%"> + <col width="15%"> + <col width="10%"> +</colgroup> +<tr> +<td class="tb_center" colspan="6">LANDES</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center" colspan="4"><i>Impôt en principal.</i></td> +<td class="tb_center" colspan="2"><i>Impôt en principal</i>.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +<td class="tb_right">fr.</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">fr.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td>canton;</td> +<td>Sabres</td> +<td class="tb_right">1,561</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td>Arjuzanx</td> +<td class="tb_right">1,168</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td>Labrit</td> +<td class="tb_right">1,074</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td>Castets</td> +<td class="tb_right">600</td> +<td>Saint-Sever</td> +<td class="tb_right">6,296</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td>Soustons</td> +<td class="tb_right">522</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td>Pissos</td> +<td class="tb_right">166</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td>Parentis</td> +<td class="tb_right">141</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td>Sore</td> +<td class="tb_right">107</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">1</td> +<td class="tb_add1em">—</td> +<td>Mimizan</td> +<td class="tb_right">94</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">9</td> +<td colspan="2">cantons tels que celui de + Mimizan, à 91 fr. chaque</td> +<td class="tb_right">846</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3"> </td> +<td class="tb_right">———</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">———</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">18</td> +<td colspan="2">cantons</td> +<td class="tb_right">6,279</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6,296</td> +</tr> +</table> + +<p>Nous apprenons encore, par le rapport de M. le Directeur des +contributions directes que le canton de Mimizan, dont le territoire +nourrit près de 5,000 habitants, c'est-à-dire environ un tiers de la +population du canton de Saint-Sever, paie de contributions:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 90%;" border="0" cellpadding="2" summary="Impôts des cantons."> +<colgroup> + <col width="10%"> + <col width="10%"> + <col width="2%"> + <col width="15%"> + <col width="60%"> +</colgroup> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">1,223</td> +<td>fr.</td> +<td class="tb_center">pour les</td> +<td>labourables.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">8</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">—</td> +<td>vignes.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">4,212</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">—</td> +<td>pins.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">94</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">—</td> +<td>landes.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">———</td> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="smcap tb_right">Total.</td> +<td class="tb_right">5,537</td> +<td colspan="3">fr., somme inférieure à celle qu'ont à acquitter les + seules landes de Saint-Sever.</td> +</tr> +</table> + +<p>Le contingent de Montfort est de 40,771 fr.—Il surpasse celui de +Soustons et de Castets, qui sont:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents."> +<tr> +<td>Soustons</td> +<td class="tb_right">22,338</td> +<td>fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>Castets</td> +<td class="tb_right">18,108</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_right">————</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Total</td> +<td class="tb_right">40,446</td> +<td>fr.</td> +</tr> +</table> + +<p><span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> Cependant, selon le dernier dénombrement, la population de +Montfort n'est que de 13,654 habitants.—Celle des deux cantons du +Maransin est de 18,654 habitants.</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents."> +<tr> +<td>Castets</td> +<td class="tb_right">9,006</td> +<td>fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>Soustons</td> +<td class="tb_right">9,021</td> +<td> </td> +</tr> +</table> + +<p>Le contingent du canton de Mugron est de 34,790 fr.—Il surpasse celui +de ces trois cantons réunis:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents."> +<tr> +<td>Sabres</td> +<td class="tb_right">13,448</td> +<td>fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>Pissos</td> +<td class="tb_right">11,694</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Parentis</td> +<td class="tb_right">9,103</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_right">————</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Total</td> +<td class="tb_right">34,245</td> +<td>fr.</td> +</tr> +</table> + +<p class="noindent">et, à 355 fr. près, il égale celui de ces quatre cantons:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; width: 30%;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents."> +<tr> +<td>Labrit</td> +<td class="tb_right">10,286</td> +<td>fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>Parentis</td> +<td class="tb_right">9,103</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Sore</td> +<td class="tb_right">7,937</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Mimizan</td> +<td class="tb_right">7,819</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_right">————</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Total</td> +<td class="tb_right">35,145</td> +<td>fr.</td> +</tr> +</table> + +<p>Et pourtant, à notre population de 10,038 habitants, ces quatre +cantons opposent une population de 20,784 habitants (plus du +double).—À nos 4,486 hectares de labourables, ils en opposent 9,584 +hectares (plus du double). À nos 1,887 hectares de vigne, ils opposent +43,894 hectares de <i>pignadas</i> (23 pour 1). Enfin, à nos 3,250 hectares +de landes, ils en opposent 88,719 hectares (27 pour 1).</p> + +<p>Je ne veux pas dire que les labourables et les landes de ces cantons +vaillent les nôtres, ni que leurs pins puissent égaler nos vignes, +hectare par hectare. La question est de savoir s'il y a entre eux +l'énorme disproportion que nous venons de constater. Si cela est, si +les <i>revenus</i> de Mugron égalent ceux de Labrit, Parentis, Mimizan et +Sore, il restera à expliquer comment il se fait qu'ils ne font vivre +que 10,000 habitants en Chalosse, tandis qu'ils suffisent à 20,000 +habitants dans la Lande. On ne pourrait expliquer ce <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> +phénomène qu'en disant que les premiers nagent dans l'abondance +comparativement aux seconds. Mais alors je demanderai comment il se +fait qu'ici la population diminue, tandis que là elle augmente +sensiblement.</p> + +<p>Loin de moi la pensée d'élever une lutte entre les arrondissements. Je +crois que le débat ne peut exister qu'entre les diverses cultures, +dont la force contributive a été mal appréciée. Aussi je n'ai pas +hésité à comparer non-seulement des cantons situés dans divers +arrondissements, mais encore des cantons faisant partie d'une même +circonscription, mais soumis à des cultures différentes. C'est ainsi +que j'ai opposé Montfort à Soustons et Castets. Je pourrais également +comparer Villeneuve, canton vinicole du premier arrondissement, à +Arjuzanx, ou même à Mont-de-Marsan, et nous retrouverions encore la +même disproportion. Le premier de ces cantons, avec 8,887 habitants, +paie beaucoup plus du double que le second qui en a 7,075, et autant +que notre chef-lieu qui offre une population de 15,915 habitants.</p> + +<p>Je pourrais signaler des anomalies encore plus frappantes si je +voulais abandonner la comparaison des cantons pour aborder celle des +communes: cela me mènerait trop loin; je me bornerai à deux faits.</p> + +<p>Il y a dans le deuxième arrondissement telle commune, comme Nerbis, +qui paie 1 fr. 51 c. pour chaque hectare de lande. Il y a dans le +premier arrondissement des communes, entre autres celles de Mimizan, +Ponteux, Aureilhan, Bras, Argelouse, Luxey, qui ne paient que la +moitié ou le tiers d'un centime. Calen, du canton de Sore, en est +quitte pour <sup class="small">3</sup>/<sub class="small">10</sub> de centime; d'où il suit qu'on a estimé un hectare de +landes, à Nerbis, comme 500 hectares à Calen. On dit que dans le +premier arrondissement chaque hectare de lande nourrit <i>un</i> mouton, et +la statistique agricole, publiée par M. le ministre de l'agriculture, +confirme cette assertion, <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> puisque l'on y voit que cet +arrondissement qui a 292,000 hectares de landes, entretient 338,800 +animaux de l'espèce ovine.—MM. les administrateurs ont-ils pensé qu'à +Nerbis un <i>troupeau</i> de 500 <i>têtes</i> peut vivre sur un hectare de +landes?</p> + +<p>La quantité de vin que donne un hectare de vigne est, en réalité, le +produit de</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="0" cellpadding="2" summary="Production."> +<colgroup> + <col width="5%"> + <col width="45%"> + <col width="2%"> + <col width="2%"> + <col width="2%"> + <col width="2%"> +</colgroup> +<tr> +<td colspan="2">1 hect. de vigne qui paye, <i>dans la commune de Montfort</i></td> +<td class="tb_right">7</td> +<td>fr.</td> +<td class="tb_right">34</td> +<td>c.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td>½ hectare d'échalassière</td> +<td class="tb_right">2</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">02 +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td>½ hectare de landes</td> +<td class="tb_right">»</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">30 +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td colspan="4">——————</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right smcap">Total</td> +<td class="tb_right">9</td> +<td>fr.</td> +<td class="tb_right">66</td> +<td>c.</td> +</tr> +</table> + +<p>Il y a vingt communes dans le premier arrondissement qui ne sont +taxées qu'à 27, 26, 24, 20 centimes par hectare de pin; et il y en a, +telle que Laharie (canton d'Arjuzanx) qui ne paient que 17 c. Pour +qu'une semblable répartition soit jugée équitable, il faut que le +produit net d'un hectare de vigne, agencé à Montfort, soit égal au +produit net de <i>cinquante-sept hectares</i> de pins à Laharie.</p> + +<p>Je ne pousserai pas plus loin ces rapprochements. Je crois avoir +démontré deux choses, savoir: 1<sup>o</sup> que les deux bases dont on s'est +servi pour estimer le revenu de chacune des cultures de notre +département étaient calculées, involontairement sans doute, de manière +à préjudicier aux labourables et aux vignes au profit des pins; 2<sup>o</sup> +que des faits nombreux et irréfragables constatent que tel a été en +effet le résultat de l'adoption de ces bases, d'où la conséquence que +la répartition de l'impôt a été inégale dès l'origine. Il me reste à +prouver que cette <i>inégalité</i> s'est accrue depuis et s'accroît tous +les jours, par suite des changements qui sont intervenus dans les +proportions des forces contributives de ces cultures.</p> + +<h4><span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span> DEUXIÈME QUESTION.</h4> + +<p class="center">Les forces contributives des diverses cultures du département + ont-elles conservé les proportions qu'elles avaient lorsqu'on fit + la répartition de l'impôt?</p> + +<p>Pour constater les revenus des terres en 1821, on n'examina pas les +faits relatifs à cette année. Les baux, les actes de vente que l'on +consultait, avaient des dates plus ou moins anciennes, et les prix +moyens dont on faisait l'application résultaient de mercuriales qui +remontaient à quinze années. Ainsi ces divers éléments n'accusaient +pas un état de choses <i>actuel</i>, mais la situation du pays pendant une +période dont le point de départ peut être fixé au commencement du +siècle.</p> + +<p>C'est donc à cette période que je dois comparer l'époque présente, et +j'ai à rechercher, pendant cette durée d'environ quarante ans, les +phénomènes que la science enseigne à considérer comme les +manifestations les plus certaines du progrès ou de la décadence des +populations.</p> + +<p>Le premier qui se présente, c'est le mouvement de la population +elle-même. S'il est vrai, comme tous les publicistes s'accordent à le +reconnaître, que le nombre des hommes croît ou décroît comme leurs +revenus, il suffit d'observer le mouvement de la population dans les +contrées où se cultivent le pin, les céréales et la vigne, pour +connaître ce que chacune d'elles a gagné ou perdu en forces +contributives. Livrons-nous donc à cet examen qui me paraît présenter +un haut degré d'intérêt, même en dehors de la question de la +répartition de l'impôt.</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Population."> +<tr> +<td colspan="10" class="tb_center"><span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> POPULATION DES TROIS ARRONDISSEMENTS DES LANDES<br> +<span class="smcap">À DIVERSES ÉPOQUES.</span></td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">1801</td> +<td class="tb_right">1804</td> +<td class="tb_right">1806</td> +<td class="tb_right">1821</td> +<td class="tb_right">1826</td> +<td class="tb_right">1831</td> +<td class="tb_right">1836</td> +<td class="tb_right">1841</td> +<td class="tb_center">Augmentation p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">M. de Mar.</td> +<td class="tb_right tb_bot">71,707</td> +<td class="tb_right tb_bot">74,115</td> +<td class="tb_right tb_bot">77,225</td> +<td class="tb_right tb_bot">82,364</td> +<td class="tb_right tb_bot">86,869</td> +<td class="tb_right tb_bot">91,595</td> +<td class="tb_right tb_bot">93,292</td> +<td class="tb_right tb_bot">94,145</td> +<td class="tb_right tb_bot">31 80</td> +</tr> + +<tr> +<td class="tb_topbot">S. Sever.</td> +<td class="tb_right tb_topbot">77,467</td> +<td class="tb_right tb_topbot">80,834</td> +<td class="tb_right tb_topbot">80,602</td> +<td class="tb_right tb_topbot">83,585</td> +<td class="tb_right tb_topbot">84,486</td> +<td class="tb_right tb_topbot">90,446</td> +<td class="tb_right tb_topbot">90,500</td> +<td class="tb_right tb_topbot">88,587</td> +<td class="tb_right tb_topbot">14 20</td> +</tr> + +<tr> +<td class="tb_topbot">Dax.</td> +<td class="tb_right tb_topbot">75,098</td> +<td class="tb_right tb_topbot">80,601</td> +<td class="tb_right tb_topbot">82,486</td> +<td class="tb_right tb_topbot">90,362</td> +<td class="tb_right tb_topbot">93,959</td> +<td class="tb_right tb_topbot">90,463</td> +<td class="tb_right tb_topbot">101,126</td> +<td class="tb_right tb_topbot">105,345</td> +<td class="tb_right tb_topbot">40 »</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +<td class="tb_right tb_topbot">—————</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_top"> </td> +<td class="tb_right tb_top">224,272</td> +<td class="tb_right tb_top">235,550</td> +<td class="tb_right tb_top">240,313</td> +<td class="tb_right tb_top">256,311</td> +<td class="tb_right tb_top">265,314</td> +<td class="tb_right tb_top">272,504</td> +<td class="tb_right tb_top">284,918</td> +<td class="tb_right tb_top">288,077</td> +<td class="tb_right tb_top">28 50</td> +</tr> +</table> + +<p>On voit par ce tableau que l'augmentation de la population a été pour +le département de 28-½ p. 100. Cette moyenne a été dépassée de +11-½ p. 100 par le troisième arrondissement; de 3 p. 100 par le +premier; le second est resté de 14 p. 100 au-dessous.</p> + +<p>L'arrondissement de Saint-Sever était le plus peuplé au commencement +du siècle. Il passa au second rang en 1806; au troisième en 1831; +enfin, dans la période de 1832 à 1841, sa population <i>absolue</i> a +rétrogradé.</p> + +<p>Il semble résulter de ce premier aperçu que l'arrondissement qui +présente la plus forte production et le plus grand commerce de +matières résineuses est celui qui a la plus rapidement prospéré. +L'arrondissement qui vient en seconde ligne pour cette culture, est +aussi en seconde ligne pour l'accroissement de la population. Enfin, +l'arrondissement où la culture du pin n'occupe qu'une place +insignifiante, et qui tire la principale source de ses revenus de la +vigne, est demeuré à peu près stationnaire.</p> + +<p>Mais cela ne nous apprend rien de très-précis sur l'influence des +pins, des labourables et des vignes relativement à la population, +puisque chacun de nos arrondissements <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> admet ces trois +cultures en proportions diverses. Dans l'hypothèse que la prospérité +ait accompagné la culture du pin, la misère celle de la vigne, il est +clair que le premier et le troisième arrondissement auraient présenté +une augmentation de population plus considérable, sans les cantons +vinicoles de Villeneuve et Gabarret, Montfort et Pouillon; et le +second un accroissement moindre, sans le canton de Tartas (ouest) qui +contient beaucoup de pins.</p> + +<p>Il est donc essentiel d'étudier les mouvements de la population dans +la circonscription cantonale, qui nous offre une séparation beaucoup +plus tranchée des trois cultures dont nous comparons l'influence.</p> + +<p>Voici la liste de nos vingt-huit cantons, placés selon l'ordre +décroissant de leur prospérité, révélée par l'augmentation de leur +population.</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Mouvement de la population."> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center"><span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> MOUVEMENT DE LA POPULATION PAR CANTON.</td> +</tr> +<tr> +<td>CANTONS.</td> +<td class="tb_center">1804</td> +<td class="tb_center">1844</td> +<td class="tb_center">AUGMENTATION p. 100.</td> +<td class="tb_center">DIMINUTION p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Castets</td> +<td class="tb_right tb_bot">5,760</td> +<td class="tb_right tb_bot">9,006</td> +<td class="tb_right tb_bot">56</td> +<td class="tb_center tb_bot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Dax</td> +<td class="tb_right tb_topbot">13,224</td> +<td class="tb_right tb_topbot">20,051</td> +<td class="tb_right tb_topbot">51</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Mimizan</td> +<td class="tb_right tb_topbot">2,700</td> +<td class="tb_right tb_topbot">4,870</td> +<td class="tb_right tb_topbot">43</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Sabres</td> +<td class="tb_right tb_topbot">4,994</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7,144</td> +<td class="tb_right tb_topbot">43</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Saint-Esprit</td> +<td class="tb_right tb_topbot">10,907</td> +<td class="tb_right tb_topbot">15,612</td> +<td class="tb_right tb_topbot">43</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Parentis</td> +<td class="tb_right tb_topbot">4,287</td> +<td class="tb_right tb_topbot">5,870</td> +<td class="tb_right tb_topbot">37</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Pissos</td> +<td class="tb_right tb_topbot">4,693</td> +<td class="tb_right tb_topbot">6,324</td> +<td class="tb_right tb_topbot">37</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Soustons</td> +<td class="tb_right tb_topbot">6,625</td> +<td class="tb_right tb_topbot">9,021</td> +<td class="tb_right tb_topbot">36</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Arjuzanx</td> +<td class="tb_right tb_topbot">5,304</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7,095</td> +<td class="tb_right tb_topbot">33</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Saint-Vincent</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7,780</td> +<td class="tb_right tb_topbot">10,344</td> +<td class="tb_right tb_topbot">32</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Sore</td> +<td class="tb_right tb_topbot">3,251</td> +<td class="tb_right tb_topbot">4,268</td> +<td class="tb_right tb_topbot">31</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Labrit</td> +<td class="tb_right tb_topbot">4,541</td> +<td class="tb_right tb_topbot">5,776</td> +<td class="tb_right tb_topbot">27</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Roquefort</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7,453</td> +<td class="tb_right tb_topbot">11,501</td> +<td class="tb_right tb_topbot">27</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Tartas (ouest)</td> +<td class="tb_right tb_topbot">8,391</td> +<td class="tb_right tb_topbot">10,571</td> +<td class="tb_right tb_topbot">25</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Peyrehorade</td> +<td class="tb_right tb_topbot">10,664</td> +<td class="tb_right tb_topbot">13,028</td> +<td class="tb_right tb_topbot">21</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Hagetmau</td> +<td class="tb_right tb_topbot">10,587</td> +<td class="tb_right tb_topbot">12,462</td> +<td class="tb_right tb_topbot">20</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Mont-de-Marsan</td> +<td class="tb_right tb_topbot">13,301</td> +<td class="tb_right tb_topbot">15,915</td> +<td class="tb_right tb_topbot">19</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Tartas (est)</td> +<td class="tb_right tb_topbot">4,595</td> +<td class="tb_right tb_topbot">5,335</td> +<td class="tb_right tb_topbot">16</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Geaune</td> +<td class="tb_right tb_topbot">8,183</td> +<td class="tb_right tb_topbot">9,197</td> +<td class="tb_right tb_topbot">13</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Montfort</td> +<td class="tb_right tb_topbot">12,309</td> +<td class="tb_right tb_topbot">13,654</td> +<td class="tb_right tb_topbot">11</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Aire</td> +<td class="tb_right tb_topbot">10,829</td> +<td class="tb_right tb_topbot">11,992</td> +<td class="tb_right tb_topbot">10</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Amou</td> +<td class="tb_right tb_topbot">12,438</td> +<td class="tb_right tb_topbot">13,579</td> +<td class="tb_right tb_topbot">10</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Grenade</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7,173</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7,872</td> +<td class="tb_right tb_topbot">9</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Gabarret</td> +<td class="tb_right tb_topbot">8,122</td> +<td class="tb_right tb_topbot">8,716</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Villeneuve</td> +<td class="tb_right tb_topbot">8,296</td> +<td class="tb_right tb_topbot">8,887</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Pouillon</td> +<td class="tb_right tb_topbot">13,332</td> +<td class="tb_right tb_topbot">14,294</td> +<td class="tb_right tb_topbot">7</td> +<td class="tb_center tb_topbot">»</td> +</tr> +<tr> +<td>Saint-Sever</td> +<td class="tb_right tb_topbot">15,762</td> +<td class="tb_right tb_topbot">15,322</td> +<td class="tb_right tb_topbot">»</td> +<td class="tb_center tb_topbot">2-½</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_top">Mugron</td> +<td class="tb_right tb_top">10,343</td> +<td class="tb_right tb_top">10,038</td> +<td class="tb_right tb_top">»</td> +<td class="tb_center tb_top">3</td> +</tr> +</table> + +<p>Ce tableau me semble répandre un grand jour sur la question. On y voit +d'une manière claire que la prospérité a coïncidé constamment avec la +culture du pin, et qu'un état lentement progressif, stationnaire, ou +même rétrograde, a été le partage de la région des labourables et de +la vigne.</p> + +<p>En effet, si l'on partage ce tableau en deux séries, la première +comprend tous les cantons où la culture du pin <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> est dominante, +et finit aux cantons de Roquefort et de Tartas (ouest), comme pour +constater que là où le pin s'arrête, là s'arrête aussi la prospérité +du pays.—La seconde série des 14 cantons qui présentent le moindre +accroissement, renferme précisément tous les cantons agricoles et +vinicoles du département. La grande lande et le Maransin n'y sont pas +plus représentés que la Chalosse et l'Armagnac dans la première.</p> + +<p>Ces deux séries présentent les résultats suivants:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Résultats."> +<tr> +<td rowspan="3" class="tb_bot"> </td> +<td colspan="2" class="center">CULTURES.</td> +<td colspan="3" class="center">POPULATION.</td> +<td rowspan="3" class="tb_bot"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="center">VIGNES.</td> +<td class="center">PINS.</td> +<td class="center">1804</td> +<td class="center">1841</td> +<td class="center">AUGMENTATION.</td> +</tr> +<tr> +<td class="center tb_bot">hect.</td> +<td class="center tb_bot">hect.</td> +<td class="center tb_bot">hab.</td> +<td class="center tb_bot">hab.</td> +<td class="center tb_bot">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">1<sup>re</sup> série</td> +<td class="tb_topbot tb_right">2,160</td> +<td class="tb_topbot tb_right">150,022</td> +<td class="tb_topbot tb_right">89,910</td> +<td class="tb_topbot tb_right">127,463</td> +<td class="tb_topbot tb_right">37,553</td> +<td class="tb_topbot tb_center">42 p. 100</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">2<sup>e</sup> série</td> +<td class="tb_topbot tb_right">18,093</td> +<td class="tb_topbot tb_right">16,821</td> +<td class="tb_topbot tb_right">145,640</td> +<td class="tb_topbot tb_right">160,089</td> +<td class="tb_topbot tb_right">14,449</td> +<td class="tb_topbot tb_center">10 p. 100</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_topbot tb_right">————</td> +<td class="tb_topbot tb_right">————</td> +<td class="tb_topbot tb_right">————</td> +<td class="tb_topbot tb_right">————</td> +<td class="tb_topbot tb_right">————</td> +<td class="tb_topbot tb_center">————</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_top smcap tb_right">Totaux.</td> +<td class="tb_top tb_right">20,233</td> +<td class="tb_top tb_right">166,843</td> +<td class="tb_top tb_right">235,250</td> +<td class="tb_top tb_right">287,552<a id="footnotetag38" name="footnotetag38"></a><a href="#footnote38" title="Go to footnote 38"><span class="smaller">[38]</span></a></td> +<td class="tb_top tb_right">52,002</td> +<td class="tb_top tb_center">22 p. 100</td> +</tr> +</table> + +<p>Dans le tableau de la population des cantons on remarquera quelques +faits qui semblent ne pas s'accorder avec ces déductions: 1<sup>o</sup> Dax et +Saint-Esprit, qui n'ont pas de pins, figurent en tête de l'échelle, +comme présentant une augmentation de population de 56 et 43 p. +100.—Mont-de-Marsan, qu'on s'attendrait à trouver dans la première +série, ne vient qu'en troisième ligne dans la seconde, et n'offre +qu'un accroissement de 19 p. 100.—Montfort, qui est un canton +vinicole, et qui, par ce motif, devrait être l'un des derniers du +tableau, a encore huit cantons au-dessous de lui, et présente une +augmentation de 11 p. 100.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> Mais, comme on va le voir, ces anomalies apparentes, bien +loin d'infirmer, confirment le système que j'émets.</p> + +<p>Remarquons d'abord qu'il s'agit des cantons où sont situées les villes +de Dax, Saint-Esprit et Mont-de-Marsan, dont la population +industrielle ne subit pas aussi directement que celle des campagnes +l'influence de l'agriculture, qui fait principalement l'objet de ces +recherches.</p> + +<p>Saint-Esprit n'avait que 4,946 habitants en 1804; il en a 7,324 +aujourd'hui. Sa situation à l'embouchure de l'Adour, son commerce, sa +garnison, ses établissements militaires, sa proximité de Bayonne, +expliquent ce développement.</p> + +<p>Dax ne produit pas de matières résineuses, mais il est l'entrepôt où +le Maransin vient faire ses ventes et ses achats. Dax a donc prospéré +par les mêmes causes qui feraient prospérer Bordeaux, si le commerce +de vins florissait et répandait la richesse dans la Gironde, quoique +par elle-même la commune de Bordeaux ne puisse pas produire de vins.</p> + +<p>Passons à Mont-de-Marsan. D'abord ce canton serait considéré à tort +comme un de ceux où domine le pin. Il n'y en a que 9,828 hectares, +contre 8,147 hectares de labourables et 428 hectares de vigne. L'impôt +qu'il paie pour ses pins n'entre que pour <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> dans son contingent. Il +faut donc le ranger parmi les cantons agricoles qui ressentent déjà +l'influence de la culture du pin; et, sous ce point de vue, la place +qu'il occupe dans le tableau ne s'éloigne pas beaucoup de celle qu'on +aurait pu lui assigner <i>à priori</i>. Mais il est facile de se convaincre +que ce n'est pas la faute des pins si ce canton ne figure pas à la +première série. En effet, si l'on détache des dix-neuf communes qui le +composent les six communes qui offrent le plus de superficie en +<i>pignadas</i>, on trouve que dans ces six communes, quoiqu'elles aient +une très-forte proportion de labourables, la population a augmenté de +33 p. 100, tandis que celle du canton entier ne s'est accrue que de +19 p. 100.</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Cultures."> +<tr> +<td rowspan="2" class="tb_bot"><span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span></td> +<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td> +<td rowspan="9" class="tb_bot"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">Labourables</td> +<td class="tb_center">Pins</td> +<td class="tb_center">1804</td> +<td class="tb_center">1841</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Saint-Pardon</td> +<td class="tb_bot tb_right">659</td> +<td class="tb_bot tb_right">906</td> +<td class="tb_bot tb_right">596</td> +<td class="tb_bot tb_right">788</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot tb_right">Saint-Martin</td> +<td class="tb_topbot tb_right">591</td> +<td class="tb_topbot tb_right">985</td> +<td class="tb_topbot tb_right">578</td> +<td class="tb_topbot tb_right">699</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot tb_right">Geloux</td> +<td class="tb_topbot tb_right">578</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,321</td> +<td class="tb_topbot tb_right">660</td> +<td class="tb_topbot tb_right">815</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot tb_right">Campagne</td> +<td class="tb_topbot tb_right">744</td> +<td class="tb_topbot tb_right">743</td> +<td class="tb_topbot tb_right">881</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,052</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot tb_right">Saint-Avit</td> +<td class="tb_topbot tb_right">418</td> +<td class="tb_topbot tb_right">787</td> +<td class="tb_topbot tb_right">435</td> +<td class="tb_topbot tb_right">501</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Saint-Pierre</td> +<td class="tb_topbot tb_right">903</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,037</td> +<td class="tb_topbot tb_right">746</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,344</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot tb_right">———</td> +<td class="tb_topbot tb_right">———</td> +<td class="tb_topbot tb_right">———</td> +<td class="tb_topbot tb_right">———</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_top tb_right">Totaux</td> +<td class="tb_top tb_right">3,893</td> +<td class="tb_top tb_right">5,779</td> +<td class="tb_top tb_right">3,896</td> +<td class="tb_top tb_right">5,199</td> +<td class="tb_top tb_center">Augmentation,<br> 33 p. 100.</td> +</tr> +</table> + +<p>D'où il résulte clairement que, dans le canton de Mont-de-Marsan, la +culture du pin a eu les mêmes conséquences que dans le reste du +département. Ce qui a réduit l'augmentation de la population de ce +canton à 19 p. 100, c'est l'influence de la ville de Mont-de-Marsan +qui n'a pas plus d'habitants en 1841 qu'en 1804. Si l'on faisait +abstraction de la ville, le canton figurerait le dixième au tableau +<i>page</i> <a href="#page302">302</a>, entre Arjuzanx et Saint-Vincent. Mais +quelles sont les causes de l'état stationnaire de notre chef-lieu? Il +n'entre pas dans mon sujet de les rechercher. Peut-être la diminution +du commerce des eaux-de-vie n'y est-elle pas étrangère; peut-être +aussi nous dissimule-t-il une partie de sa population.</p> + +<p>Il nous reste à étudier le canton de Montfort. Ce canton présente, +dans son ensemble, une augmentation de population de 11 p. 100. C'est +bien peu relativement à la région des pins; mais c'est encore plus +qu'on ne devait attendre d'un canton vinicole, d'après ce qui se passe +à Villeneuve, Gabarret, Saint-Sever et Mugron. Mais si le canton de +Montfort renferme quelques communes vinicoles, il en contient aussi +beaucoup d'agricoles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> Quelles sont celles qui ont fait atteindre à l'ensemble du +canton le chiffre de 11 p. 100? C'est ce que nous allons reconnaître +en observant séparément ces deux catégories. (<i>Voir le tableau +ci-contre.</i>)</p> + +<p>Ainsi, comme, en décomposant le canton de Mont-de-Marsan, nous nous +sommes assuré que s'il n'occupe pas un rang plus élevé dans l'échelle +de la prospérité départementale, ce n'est pas la culture des pins qui +l'a arrêté; de même, en analysant le canton de Montfort, nous +acquérons la certitude qu'il ne s'est maintenu au vingtième rang que +grâce à ses nombreuses communes agricoles. Si l'on en détachait ces +communes, il descendrait à un des rangs les plus inférieurs, et ne +serait dépassé en misère et en dépopulation que par les cantons de +Saint-Sever et de Mugron.</p> + +<p>Ces deux exemples nous avertissent que la circonscription cantonale +est encore trop étendue, qu'elle admet une trop grande variété de +cultures pour nous révéler d'une manière satisfaisante l'influence de +chacune d'elles sur la population, puisque ces influences ne nous +apparaissent que confondues. Il faut les séparer autant que possible; +il faut poursuivre la vérité jusque dans la circonscription communale. +C'est l'objet des cinq tableaux qui terminent cet écrit.</p> + +<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> DÉCOMPOSITION DU CANTON DE MONTFORT.</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em;" border="1" cellpadding="3" summary="Montfort."> +<tr> +<td class="tb_center" rowspan="2">COMMUNES AGRICOLES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td> +<td class="tb_center" rowspan="2">COMMUNES VINICOLES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">Labourables</td> +<td class="tb_center">Vignes</td> +<td class="tb_center">1801</td> +<td class="tb_center">1841</td> +<td class="tb_center">Labourables</td> +<td class="tb_center">Vignes</td> +<td class="tb_center">1801</td> +<td class="tb_center">1841</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +<td class="tb_bot tb_center"> </td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Clermont</td> +<td class="tb_topbot tb_right">450</td> +<td class="tb_topbot tb_right">20</td> +<td class="tb_topbot tb_right">825</td> +<td class="tb_topbot tb_right">913</td> +<td class="tb_topbot">Montfort</td> +<td class="tb_topbot tb_right">190</td> +<td class="tb_topbot tb_right">350</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,574</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,644</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Garrey</td> +<td class="tb_topbot tb_right">140</td> +<td class="tb_topbot tb_right">15</td> +<td class="tb_topbot tb_right">219</td> +<td class="tb_topbot tb_right">228</td> +<td class="tb_topbot">Gamarde</td> +<td class="tb_topbot tb_right">480</td> +<td class="tb_topbot tb_right">310</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,194</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,336</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Gousse</td> +<td class="tb_topbot tb_right">110</td> +<td class="tb_topbot tb_right">6</td> +<td class="tb_topbot tb_right">151</td> +<td class="tb_topbot tb_right">216</td> +<td class="tb_topbot">Laurède</td> +<td class="tb_topbot tb_right">100</td> +<td class="tb_topbot tb_right">105</td> +<td class="tb_topbot tb_right">844</td> +<td class="tb_topbot tb_right">769</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Hinx</td> +<td class="tb_topbot tb_right">500</td> +<td class="tb_topbot tb_right">50</td> +<td class="tb_topbot tb_right">656</td> +<td class="tb_topbot tb_right">776</td> +<td class="tb_topbot">Lourquen</td> +<td class="tb_topbot tb_right">180</td> +<td class="tb_topbot tb_right">120</td> +<td class="tb_topbot tb_right">380</td> +<td class="tb_topbot tb_right">416</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Louer</td> +<td class="tb_topbot tb_right">120</td> +<td class="tb_topbot tb_right">4</td> +<td class="tb_topbot tb_right">112</td> +<td class="tb_topbot tb_right">149</td> +<td class="tb_topbot">Nousse</td> +<td class="tb_topbot tb_right">80</td> +<td class="tb_topbot tb_right">110</td> +<td class="tb_topbot tb_right">390</td> +<td class="tb_topbot tb_right">393</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Ouard</td> +<td class="tb_topbot tb_right">330</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1</td> +<td class="tb_topbot tb_right">321</td> +<td class="tb_topbot tb_right">370</td> +<td class="tb_topbot">Poyanne</td> +<td class="tb_topbot tb_right">100</td> +<td class="tb_topbot tb_right">140</td> +<td class="tb_topbot tb_right">563</td> +<td class="tb_topbot tb_right">558</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Ozourt</td> +<td class="tb_topbot tb_right">240</td> +<td class="tb_topbot tb_right">22</td> +<td class="tb_topbot tb_right">287</td> +<td class="tb_topbot tb_right">350</td> +<td class="tb_topbot">Poyartin</td> +<td class="tb_topbot tb_right">590</td> +<td class="tb_topbot tb_right">170</td> +<td class="tb_topbot tb_right">970</td> +<td class="tb_topbot tb_right">983</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Lier</td> +<td class="tb_topbot tb_right">420</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1</td> +<td class="tb_topbot tb_right">371</td> +<td class="tb_topbot tb_right">509</td> +<td class="tb_topbot">Saint-Geours</td> +<td class="tb_topbot tb_right">240</td> +<td class="tb_topbot tb_right">310</td> +<td class="tb_topbot tb_right">773</td> +<td class="tb_topbot tb_right">849</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Sort</td> +<td class="tb_topbot tb_right">480</td> +<td class="tb_topbot tb_right">30</td> +<td class="tb_topbot tb_right">826</td> +<td class="tb_topbot tb_right">943</td> +<td class="tb_topbot" rowspan="5"> </td> +<td class="tb_topbot" rowspan="5"> </td> +<td class="tb_topbot" rowspan="5"> </td> +<td class="tb_topbot" rowspan="5"> </td> +<td class="tb_topbot" rowspan="5"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Vicq</td> +<td class="tb_topbot tb_right">250</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">290</td> +<td class="tb_topbot tb_right">344</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Cassen</td> +<td class="tb_topbot tb_right">170</td> +<td class="tb_topbot tb_right">43</td> +<td class="tb_topbot tb_right">348</td> +<td class="tb_topbot tb_right">466</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Gibret</td> +<td class="tb_topbot tb_right">110</td> +<td class="tb_topbot tb_right">76</td> +<td class="tb_topbot tb_right">237</td> +<td class="tb_topbot tb_right">292</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Goos</td> +<td class="tb_topbot tb_right">310</td> +<td class="tb_topbot tb_right">60</td> +<td class="tb_topbot tb_right">487</td> +<td class="tb_topbot tb_right">566</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Préchacq</td> +<td class="tb_top tb_right">410</td> +<td class="tb_top tb_right">60</td> +<td class="tb_top tb_right">491</td> +<td class="tb_top tb_right">584</td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_top"> </td> +<td class="tb_top"> </td> +<td class="tb_top"> </td> +<td class="tb_top"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">4,040</td> +<td class="tb_right">388</td> +<td class="tb_right">5,621</td> +<td class="tb_right">6,076</td> +<td class="tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">1,960</td> +<td class="tb_right">1,700</td> +<td class="tb_right">6,688</td> +<td class="tb_right">6,948</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5">Proportion des vignes aux labourables, <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">10</sub>.<br> +Augmentation de population, 19 p. 100.</td> +<td colspan="5">Proportion des vignes aux labourables, ½.<br> +Augmentation de population, 4 p. 100.</td> +</tr> +</table> + +<p>J'ai pris, dans le rapport de M. le Directeur, des contributions +directes, les vingt-deux communes qui offrent la plus forte proportion +de pins, et les vingt-deux communes qui présentent la plus grande +proportion de vignes, sans distinction de cantons et +d'arrondissements. Ces deux classes de communes forment le premier et +le dernier des cinq tableaux. Entre ces deux classes, il y en a une +qui ne contient que des labourables. Enfin, deux autres classes +marquent la transition, l'une entre le pin et les labourables, l'autre +entre les labourables et la vigne. À côté de chaque commune, j'ai mis +le chiffre de la population en 1804 et <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> en 1841. Par là nous +découvrirons comment la population a été +affectée, non-seulement par chacune des trois grandes cultures du +pays, mais encore par la combinaison de deux de ces cultures. (<i>Voir +pages <a href="#page329">329</a> à <a href="#page333">333</a>.</i>)</p> + +<p>Comment n'être pas frappé des remarquables résultats que révèlent ces +tableaux?</p> + +<p>Ils nous font voir que dans notre département le mouvement de la +population s'est fait de la manière suivante:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="0" summary="Mouvement de la population."> +<tr> +<td class="tb_center">Augment.:</td> +<td class="tb_right">60</td> +<td class="tb_center">p. 100,</td> +<td>dans la région des pins.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">31</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td>dans la région intermédiaire entre les pins et les labourables.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">16</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td>dans la région des labourables.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">2</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td>dans la région intermédiaire entre les labourables et la vigne.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">Diminut.:</td> +<td class="tb_right">4</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td>dans la région de la vigne.</td> +</tr> +</table> + +<p>Et il ne faut pas croire que ces deux chiffres: 60 pour 100 +d'augmentation, 4 p. 100 de diminution expriment les effets extrêmes +produits sur la population par les deux cultures que nous comparons. +Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait que nous fussions parvenus à les +étudier isolément. Mais il n'est pas de commune où il n'entre un +élément, les labourables, qui par son action, lentement progressive, +ne soit venu atténuer soit l'accroissement qui s'est manifesté dans la +région des pins, soit la dépopulation qui a décimé la région de la +vigne. Si l'on voulait dégager l'influence propre de ces deux +cultures, exclusivement à celle des labourables, il faudrait avoir +recours à une règle de proportion. Je crois qu'on arriverait à un +résultat très-approximatif par un raisonnement, rigoureux en lui-même, +et qu'on ne saurait ébranler qu'en révoquant en doute les données +officielles sur lesquelles il repose.</p> + +<p>Voici le problème à résoudre:</p> + +<p>Les vingt-deux communes où domine le pin présentent une augmentation +de 8,998 habitants sur 13,573, ou 60 p. 100.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span> Les vingt-deux communes où domine la vigne présentent une +diminution de 899 habitants sur 20,224, ou 4 p. 100.</p> + +<p>En admettant que, dans ces communes, comme dans le reste du +département, les labourables aient favorisé, à raison de 16 p. 100, la +portion de population qui leur correspond, quelle est la part +d'augmentation et de diminution qu'il faut attribuer exclusivement aux +pins et aux vignes?</p> + +<p>La population est en raison des moyens d'existence, les moyens +d'existence ne sont autres que les revenus, et les revenus +proportionnels de chaque culture nous sont connus par le contingent de +leur contribution. De ces données, il est facile de déduire la +population qui correspond à chaque culture.</p> + +<p>Les contingents des vingt-deux communes de la première catégorie sont:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="0" summary="Contingents."> +<tr> +<td>de</td> +<td class="tb_right">27,483</td> +<td>fr. pour les pins,</td> +</tr> +<tr> +<td>de</td> +<td class="tb_right">7,043</td> +<td>fr. pour les labourables.</td> +</tr> +</table> + +<p>Les revenus sont proportionnels à ces contingents.</p> + +<p>La population est proportionnelle aux revenus.</p> + +<p>Donc les 13,573 habitants, population de 1804, correspondaient, +savoir:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Population."> +<tr> +<td>Aux pins</td> +<td class="tb_right tb_down">10,815</td> +<td class="tb_down">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td>Aux labourables</td> +<td class="tb_right tb_down">2,758</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Faisant abstraction de l'augmentation cherchée, produite + par les pins, il faut ajouter celle qui est due aux + labourables, 16 p. 100 sur 2,758, soit</td> +<td class="tb_right tb_down">441</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">————</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>En sorte que si les pins n'avaient exercé aucune + influence, la population de ces vingt-deux communes serait + aujourd'hui de</td> +<td class="tb_right tb_down">14,014</td> +<td class="tb_down">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td>Mais elle est de</td> +<td class="tb_right tb_down">21,771</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">————</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Différence due exclusivement aux pins</td> +<td class="tb_right tb_down">7,757</td> +<td> </td> +</tr> +</table> + +<p>Or une augmentation de 7,757 sur 10,815 équivaut à 71 p. 100.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Population."> +<tr> +<td colspan="2">Les contingents des vingt-deux communes vinicoles sont + de 22,880 fr. afférents aux vignes, ce qui correspond à</td> +<td class="tb_right tb_down">11,709</td> +<td class="tb_down">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2">16,742 fr. afférents aux labourables, ce qui correspond à</td> +<td class="tb_right tb_down">8,515</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">————</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td>Population de 1804</td> +<td class="tb_right tb_down">20,224</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2">Par l'action des labourables, qui implique un accroissement + de 16 p. 100 sur 8,515 habitants, cette population se + serait élevée de</td> +<td class="tb_right tb_down">1,373</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">————</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2">En sorte que, sans l'influence de la vigne, la population + de 1841 serait de</td> +<td class="tb_right tb_down">21,597</td> +<td class="tb_down">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2">Mais elle n'est que de</td> +<td class="tb_right tb_down">19,325</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">————</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td>Déficit dû exclusivement à la vigne</td> +<td class="tb_right tb_down">2,272</td> +<td> </td> +</table> + +<p>Un déficit de 2,272 sur 11,709 équivaut à 19 p. 100.</p> + +<p>Ce qui ne veut pas dire autre chose, si ce n'est que, dans une commune +où il n'y aurait que des pins, la population aurait augmenté de 71 p. +100; qu'elle aurait diminué de 19 p. 100 dans une commune où il n'y +aurait que des vignes, et qu'en <i>réalité</i> les mouvements progressifs +et rétrogrades se sont accomplis, entre ces deux limites, dans chaque +circonscription, selon les proportions de ces cultures combinées avec +un troisième élément, les labourables.</p> + +<p>Voici donc en définitive la loi qui a présidé au mouvement de la +population dans le département des Landes:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Loi."> +<tr> +<td colspan="4">Pin</td> +<td class="tb_center">augment.</td> +<td class="tb_right">71</td> +<td class="tb_center">p. 100</td> +</tr> +<tr> +<td><sup class="small">7</sup>/<sub class="small">8</sub> pin et <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> labourables.</td> +<td class="tb_center">(tableau</td> +<td class="tb_center"><i>page</i></td> +<td class="tb_center">329)</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">60</td> +<td class="tb_center">—</td> +</tr> +<tr> +<td><sup class="small">4</sup>/<sub class="small">5</sub> pin et <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">5</sub> labourables.</td> +<td class="tb_center">( —</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_center">330)</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">31</td> +<td class="tb_center">—</td> +</tr> +<tr> +<td>Labourables</td> +<td class="tb_center">( —</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_center">331)</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">16</td> +<td class="tb_center">—</td> +</tr> +<tr> +<td><sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub> labourables et <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">3</sub> vign.</td> +<td class="tb_center">( —</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_center">332)</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">2</td> +<td class="tb_center">—</td> +</tr> +<tr> +<td>½ labourables et ½ vign.</td> +<td class="tb_center">( —</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_center">333)</td> +<td class="tb_center">diminut.</td> +<td class="tb_right">4</td> +<td class="tb_center">—</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="4">Vignes</td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">19</td> +<td class="tb_center">—</td> +</tr> +</table> + +<p>Il résulte de là que, si une étendue de pins et une étendue de vignes +faisant vivre chacune cent personnes avaient été frappées à l'origine +d'un contingent égal, aujourd'hui ce contingent subsisterait encore, +quoique les mêmes pins offrent des moyens d'existence a 171 +personnes, et que les <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> mêmes vignes ne puissent plus faire +vivre que 81 individus ou moins de moitié.</p> + +<p>Cela est bien injuste. Mais combien l'injustice est plus criante, si +dès l'origine le contingent fut mal réparti, comme je crois l'avoir +démontré dans la première partie de ce travail!</p> + +<p>Il m'en coûte beaucoup de fatiguer l'attention du lecteur sous le +poids de chiffres arides. Je ne puis cependant pas quitter la question +que je traite, sans le faire pénétrer dans les détails de ce phénomène +de dépopulation qui a frappé non-seulement la région de la vigne, mais +encore un rayon assez étendu autour de cette région, comme pour mettre +le nombre des hommes en rapport avec les <i>revenus réduits</i>, tels que +les a faits la législation des douanes et des contributions +indirectes. Le cœur se serre à l'aspect de la détresse profonde que +cette dépopulation implique.</p> + +<p>Forcé de me restreindre, je me borne à donner le relevé des naissances +et des décès, pendant une période de trente ans (de 1814 à 1843), dans +les quinze communes vinicoles inscrites les premières au tableau +<i>page</i> 333. Quant aux sept autres communes, j'ai demandé à MM. les +Maires des états qui ne me sont pas parvenus. Le laps de trente années +a été divisé en deux périodes de quinze années chacune, afin de +faciliter la comparaison de l'état des choses actuel avec la +situation du pays à des époques antérieures.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span> +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="1" cellpadding="2" summary="Comparaison."> +<tr> +<td rowspan="3" class="tb_center">DÉSIGNATION des COMMUNES.</td> +<td colspan="4" class="tb_center">PREMIÈRE PÉRIODE</td> +<td colspan="4" class="tb_center">DEUXIÈME PÉRIODE</td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2" class="tb_center">Naissances.</td> +<td rowspan="2" class="tb_center">Décès.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">EXCÉDANTS</td> +<td rowspan="2" class="tb_center">Naissances.</td> +<td rowspan="2" class="tb_center">Décès.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">EXCÉDANTS</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">de naissances.</td> +<td class="tb_center">de décès.</td> +<td class="tb_center">de naissances.</td> +<td class="tb_center">de décès.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Mugron</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,175</td> +<td class="tb_bot tb_right">959</td> +<td class="tb_bot tb_right">216</td> +<td class="tb_bot tb_right">"</td> +<td class="tb_bot tb_right">949</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,284</td> +<td class="tb_bot tb_right">"</td> +<td class="tb_bot tb_right">335</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Nerbis</td> +<td class="tb_topbot tb_right">283</td> +<td class="tb_topbot tb_right">229</td> +<td class="tb_topbot tb_right">54</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">179</td> +<td class="tb_topbot tb_right">267</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">88</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Laurède</td> +<td class="tb_topbot tb_right">414</td> +<td class="tb_topbot tb_right">287</td> +<td class="tb_topbot tb_right">127</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">304</td> +<td class="tb_topbot tb_right">333</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">29</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Gamarde</td> +<td class="tb_topbot tb_right">611</td> +<td class="tb_topbot tb_right">433</td> +<td class="tb_topbot tb_right">178</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">545</td> +<td class="tb_topbot tb_right">655</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">110</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Donzacq</td> +<td class="tb_topbot tb_right">669</td> +<td class="tb_topbot tb_right">362</td> +<td class="tb_topbot tb_right">307</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">541</td> +<td class="tb_topbot tb_right">531</td> +<td class="tb_topbot tb_right">10</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">St-Geours</td> +<td class="tb_topbot tb_right">492</td> +<td class="tb_topbot tb_right">407</td> +<td class="tb_topbot tb_right">85</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">404</td> +<td class="tb_topbot tb_right">498</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">94</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Banos</td> +<td class="tb_topbot tb_right">202</td> +<td class="tb_topbot tb_right">175</td> +<td class="tb_topbot tb_right">27</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">180</td> +<td class="tb_topbot tb_right">155</td> +<td class="tb_topbot tb_right">25</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Baigts</td> +<td class="tb_topbot tb_right">469</td> +<td class="tb_topbot tb_right">303</td> +<td class="tb_topbot tb_right">166</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">400</td> +<td class="tb_topbot tb_right">367</td> +<td class="tb_topbot tb_right">33</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Lourquen</td> +<td class="tb_topbot tb_right">172</td> +<td class="tb_topbot tb_right">127</td> +<td class="tb_topbot tb_right">45</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">176</td> +<td class="tb_topbot tb_right">162</td> +<td class="tb_topbot tb_right">14</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Montaut</td> +<td class="tb_topbot tb_right">548</td> +<td class="tb_topbot tb_right">424</td> +<td class="tb_topbot tb_right">124</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">464</td> +<td class="tb_topbot tb_right">490</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">26</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Poyanne</td> +<td class="tb_topbot tb_right">250</td> +<td class="tb_topbot tb_right">225</td> +<td class="tb_topbot tb_right">25</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">269</td> +<td class="tb_topbot tb_right">273</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">4</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Hauriet</td> +<td class="tb_topbot tb_right">291</td> +<td class="tb_topbot tb_right">187</td> +<td class="tb_topbot tb_right">104</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">224</td> +<td class="tb_topbot tb_right">234</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">10</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Montfort</td> +<td class="tb_topbot tb_right">702</td> +<td class="tb_topbot tb_right">462</td> +<td class="tb_topbot tb_right">240</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">638</td> +<td class="tb_topbot tb_right">588</td> +<td class="tb_topbot tb_right">50</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Nousse</td> +<td class="tb_topbot tb_right">159</td> +<td class="tb_topbot tb_right">103</td> +<td class="tb_topbot tb_right">56</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">137</td> +<td class="tb_topbot tb_right">138</td> +<td class="tb_topbot tb_right">"</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">St-Aubin</td> +<td class="tb_top tb_right">432</td> +<td class="tb_top tb_right">343</td> +<td class="tb_top tb_right">89</td> +<td class="tb_top tb_right">"</td> +<td class="tb_top tb_right">404</td> +<td class="tb_top tb_right">470</td> +<td class="tb_top tb_right">"</td> +<td class="tb_top tb_right">66</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">6,809</td> +<td class="tb_right">5,026</td> +<td class="tb_right">1,843</td> +<td class="tb_right">"</td> +<td class="tb_right">5,814</td> +<td class="tb_right">6,445</td> +<td class="tb_right">132</td> +<td class="tb_right">763</td> +</tr> +</table> + +<p>Je supplie le lecteur de donner à ces chiffres l'attention la plus +sérieuse. De 1814 à 1828, il y eut 6,869 naissances et 5,026 décès. La +population était progressive, chaque 1,000 habitants donnant 33 +naissances contre 24 décès.</p> + +<p>Mais de 1829 à 1843, les naissances sont tombées à 5,814 ou 27-½ par +1,000 habitants, et les décès se sont élevés à 6,445 ou 30-½ par +1,000 habitants.</p> + +<p>En sorte, et cela mérite attention, que cet état rétrograde de la +population vinicole, que j'avais d'ailleurs constaté par les +recensements, n'est pas l'œuvre de quarante ans, comme on aurait pu +le croire, mais bien celle des quinze dernières années. Bien plus, +pour que sa densité absolue ait diminué, il a fallu qu'elle perdît, +par la mortalité ou l'émigration, non-seulement la différence accusée +par les dénombrements de 1804 et 1843, mais encore tout ce <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> +qu'elle avait gagné pendant les vingt-cinq premières années de cette +période. (<i>Voir, au tome V, les pages 471 à 475.</i>)</p> + +<p>C'est ainsi que les faits les mieux constatés viennent donner aux lois +de la population, révélées par la science, leur lugubre consécration.</p> + +<p>«Les obstacles à la population qui maintiennent le nombre des +habitants au niveau de leurs moyens de subsistance, dit Malthus, +peuvent être rangés sous deux chefs: les uns agissent en <i>prévenant</i> +l'accroissement de la population, et les autres en la <i>détruisant</i> à +mesure qu'elle se forme.»</p> + +<p>Sur quoi M. Senior fait cette réflexion:</p> + +<p>«Malthus a divisé les obstacles à la population en <i>préventifs</i> et +<i>destructifs</i>. Les premiers diminuent le nombre des naissances, les +seconds augmentent celui des décès; et comme son calcul ne se compose +que de deux éléments, la fécondité et la longévité, il n'y a pas de +doute que sa division ne soit complète.»</p> + +<p>On s'est élevé dans ces derniers temps contre cette doctrine. On lui a +reproché d'être triste, décourageante. Il serait heureux, sans doute, +que les moyens d'existence pussent diminuer, s'anéantir, sans que pour +cela les hommes en fussent moins bien nourris, vêtus, logés, soignés +dans l'enfance, la vieillesse et la maladie. Mais cela n'est ni vrai +ni possible; cela est même contradictoire. Je ne puis vraiment pas +concevoir les clameurs dont Malthus a été l'objet. Qu'a donc révélé ce +célèbre économiste? Après tout, son système n'est que le méthodique +commentaire de cette vérité bien ancienne et bien claire: quand les +hommes ne peuvent plus se procurer, en suffisante quantité, les choses +qui alimentent et soutiennent la vie, il faut nécessairement qu'ils +diminuent en nombre; et s'ils n'y pourvoient par la prudence, la +souffrance s'en chargera.</p> + +<p>Nous voyons clairement agir cette loi dans notre Chalosse. <span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> +Les métairies ne donnent plus les mêmes revenus, ou, en d'autres +termes, les mêmes moyens d'existence; aussitôt une prévoyance +instinctive diminue le nombre des naissances. On réfléchit avant de se +marier. Le père de famille comprend que le domaine ne peut plus faire +vivre qu'un moindre nombre de personnes, et il recule le moment +d'établir ses enfants; ou bien ses exigences s'accroissent et rendent +les unions plus difficiles, c'est-à-dire plus rares, et le nombre des +célibataires s'augmente. C'est ainsi qu'une contrée qui présentait 33 +naissances par 1,000 habitants n'en donne plus que 27.</p> + +<p>Cependant la prudence, ou ce que Malthus appelle l'obstacle préventif, +ne suffit pas pour faire baisser la population aussi rapidement que +les revenus; il faut que l'obstacle répressif ou la mortalité vienne +concourir à rétablir l'équilibre. Puisque l'abondance des choses a +diminué, il faut qu'il y ait privation: la privation entraîne la +souffrance et la souffrance amène la mort. Les métairies sont moins +productives; par conséquent leur étendue, qui avait été calculée pour +un autre ordre de choses, tend à augmenter; de deux métairies on en +fait une, ou de trois deux. Dans la seule commune de Mugron, +vingt-neuf métairies ont été ainsi supprimées de nos jours; ce sont +autant de familles infailliblement vouées à une lente destruction. +Enfin, ce qui reste a moins de moyens de se garantir contre la faim, +le froid, l'humidité, la maladie; la vie moyenne s'abrége, et en +définitive, là où 1,000 habitants ne donnaient que 24 décès, ils en +présentent 30-½.</p> + +<p>Mais cette dépopulation, qui est bien l'<i>effet</i> et le signe de la +misère, en est-elle aussi la <i>mesure</i>? Écoutons là-dessus les +judicieuses observations de M. de Chastellux.—«Les subsistances sont +la mesure de la population, dit-on; si les subsistances diminuent, le +nombre des hommes doit diminuer en même proportion. Il doit diminuer +sans <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> doute; <i>en même proportion</i>, c'est une autre affaire, ou +du moins ce n'est qu'au bout d'un très-long temps que cette proportion +se trouve juste. Avant que la vie des hommes s'abrége, que les sources +de la vie s'altèrent, il faut que la misère ait abattu les forces et +multiplié les maladies. Lorsqu'elle s'empare d'une contrée, lorsque +les subsistances diminuent d'une certaine quantité, d'un sixième, par +exemple, il n'arrive pas qu'un sixième des habitants meure de faim ou +s'exile; mais ces infortunés consomment en général un sixième de +moins. Malheureusement pour eux, la destruction ne suit pas toujours +la misère, et la nature, plus économe que les tyrans, sait encore +mieux à combien peu de frais les hommes peuvent subsister. Ils +pourront encore être nombreux, mais ils seront faibles et +malheureux..... C'est alors qu'en prenant peu on enlève beaucoup.»</p> + +<p>Oui, l'idée qu'on se ferait de la détresse de la rive gauche de +l'Adour serait bien incomplète, si on l'appréciait par les tables de +la mortalité. La décroissance du revenu n'atteint pas seulement cette +classe qui ne peut rien perdre sans être vouée à la mort. Combien de +familles tombent, avant de succomber, de l'opulence dans la +médiocrité, de la médiocrité dans la gêne, et de la gêne dans le +dénûment! Elles suppriment d'abord les dépenses de luxe, puis celles +de commodité, ensuite celles de convenance; elles descendent du rang +qu'elles occupaient dans la société. Interrogez ces maisons en ruine, +ces meubles délabrés, ces enfants dont l'éducation est interrompue; +ils vous diront que le niveau général s'abaisse au moral comme au +physique; que le monopole et le fisc, ces tyrans de notre industrie, +savent à combien peu de frais les hommes peuvent subsister, et que +malheureusement <i>la destruction ne suit pas toujours la misère</i>.</p> + +<p>C'est alors, dit Chastellux, qu'en prenant peu on enlève <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span> +beaucoup. C'est alors, dirai-je, qu'une répartition vicieuse et +injuste même pour des temps meilleurs, devient intolérable et +monstrueuse.</p> + +<p>Les faits que j'ai établis sont incontestables. Mais je ne doute pas +qu'on n'essaie d'ébranler la conclusion en niant ce principe, que la +population varie comme les moyens d'existence. «Nous n'acquiesçons +pas, pourra-t-on dire, à cette doctrine de Malthus. Dans la région des +pins, nous sommes plus nombreux qu'autrefois, sans doute; mais il ne +s'ensuit pas que le revenu de nos forêts ait augmenté. Seulement il se +partage entre un plus grand nombre de personnes.»</p> + +<p>Je me garderai bien de me livrer ici à de longues dissertations sur le +principe de la population. Je sais qu'il soulève des questions qui +sont encore controversées. Mais quant au principe lui-même, quant à +cet axiome que l'augmentation de la population est l'effet, la preuve +et le signe d'un accroissement correspondant de moyens d'existence ou +<i>de revenus</i>, je n'ai pas connaissance qu'il ait jamais été mis en +doute par aucun publiciste de quelque valeur; et je crois ne pouvoir +mieux faire que de placer ma démonstration sous l'autorité d'un grand +nombre d'écrivains, qui s'accordent tous sur ce point, quelle que soit +d'ailleurs la divergence de leurs opinions et de leurs systèmes.</p> + +<p>«Quel est le signe le plus certain que les hommes se conservent et +prospèrent? C'est leur nombre et leur population.» (Rousseau, <i>Contrat +social</i>, chap. ix.)</p> + +<p>«Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre +commodément, il se fait un mariage. La nature y porte assez quand elle +n'est pas arrêtée par <i>la difficulté de la subsistance</i>.» +(Montesquieu, <i>Esprit des Lois</i>, liv. XXIII, chap. x.)</p> + +<p>«À côté d'un pain il naît un homme.» (Buffon, <i>Histoire naturelle</i>.)</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> «Au bout d'un certain nombre d'années, la population d'un +pays industrieux et commerçant se rapproche de la mesure des +subsistances.» (Necker, <i>de l'Administration des Finances</i>, chap. <span class="smcap">IX</span>.)</p> + +<p>«Pour vivre il faut se nourrir, et comme tout accroissement a un +terme, c'est là que la population s'arrête.» (Stewart, t. VI, p. 208.)</p> + +<p>«La population est en raison des moyens de subsistance et des besoins. +D'après ce principe, il y a un moyen d'augmenter la population, mais +il n'y en a qu'un: c'est d'accroître la richesse nationale, ou, pour +mieux dire, de la laisser s'accroître.» (J. Bentham, <i>Théorie des +peines et des récompenses</i>, liv. IV, chap. <span class="smcap">IX</span>.)<a id="footnotetag39" name="footnotetag39"></a><a href="#footnote39" title="Go to footnote 39"><span class="smaller">[39]</span></a></p> + +<p>«Le seul signe certain d'un accroissement réel et permanent de +population est l'accroissement des moyens de subsistance.» (Malthus, +liv. II, chap. <span class="smcap">XIII</span>.)</p> + +<p>«La détresse influe prodigieusement sur les tables de la mortalité. En +thèse générale, on peut dire que, dans notre espèce, il existe +toujours des hommes autant et en proportion qu'ils savent et qu'ils +peuvent se procurer des moyens de subsistance.»</p> + +<p>«Il est certain que l'augmentation du nombre des individus est une +conséquence de leur bien-être.» (Destutt de Tracy, <i>Commentaire de +l'Esprit des Lois</i>; chap. <span class="smcap">XXII</span>, liv. XXIII.)</p> + +<p>«La population d'un pays n'est jamais bornée que par ses produits; la +production est la mesure de la population.» (J. B. Say, <i>Cours +d'économie politique</i>, 6<sup>e</sup> partie, chap. <span class="smcap">II</span>.)</p> + +<p>«Le revenu est la mesure de la subsistance et de l'aisance. Le revenu +est la mesure de l'accroissement de la <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> population pour la +société comme pour la famille.» (Simonde de Sismondi, <i>Études sur +l'économie politique</i>, vol. II, p. 128.)</p> + +<p>«La population croît naturellement à mesure que les ressources pour +exister augmentent.» (Droz, <i>Économie politique</i>, liv. III, chap. <span class="smcap">VI</span>.)</p> + +<p>«Tant que les moyens de vivre s'accroissent, la population se +multiplie; quand ils restent stationnaires, la population reste +stationnaire; aussitôt qu'ils diminuent, la population diminue dans la +même proportion.» (Ch. Comte, vol. VII, pag. 6.)</p> + +<p>Qu'on me pardonne ce nombre inusité de citations; j'ai cru ne pouvoir +trop solidement établir un principe qui sert de base aux plaintes et +aux réclamations de mon pays.</p> + +<p>Mais après tout, et science à part, soutiendrait-on sérieusement qu'il +n'y a pas eu amélioration dans les revenus de la Lande et du Maransin, +détérioration dans ceux du Condomois et de la Chalosse? Est-ce que le +prix des matières résineuses et des vins est un mystère? ou bien +peut-il s'élever ou s'avilir d'une manière permanente, sans que la +condition des propriétaires et des métayers s'en ressente? +Prétendra-t-on que 156 individus vivent aujourd'hui dans le canton de +Castets sur un revenu identique à celui qu'on proclamait autrefois +insuffisant pour 100 personnes? Ils sont donc bien misérables, forcés +qu'ils sont de retrancher un tiers de leurs dépenses, de se réduire +d'un tiers dans toutes leurs consommations? Eh bien, examinons encore +la question sous ce point de vue. Voyons si le nombre des hommes ne +s'est accru, dans une portion du département, que par des +retranchements que chacun se serait imposés sur ses consommations. Si +nous venons à découvrir que les habitants de la Lande sont pourvus de +toutes choses aussi bien et mieux que ceux de la Chalosse, il faudra +bien reconnaître que cette population additionnelle n'est pas +<span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> venue partager des revenus immuables, mais vivre sur des +revenus nouveaux, qui se sont formés à mesure, lesquels, en toute +justice, doivent leur part d'impôt.</p> + +<p>M. le Ministre de l'agriculture et du commerce a fait publier une +statistique de la France. J'y ai relevé avec soin l'état de la +consommation, dans chacun de nos trois arrondissements. Il est à +regretter, sans doute, que nous ne puissions pas faire de semblables +relevés pour chaque canton, et même pour chaque commune; car plus nous +arriverions à une circonscription qui présentât d'une manière tranchée +une culture dominante, plus l'effet se rapprocherait de la cause. Quoi +qu'il en soit, le tableau suivant suffit pour éclairer la question +qui nous occupe.</p> + +<p class="center"><span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> CONSOMMATION PAR HABITANT<a id="footnotetag40" name="footnotetag40"></a><a href="#footnote40" title="Go to footnote 40"><span class="smaller">[40]</span></a>.</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="1" cellpadding="2" summary="Comparaison."> +<tr> +<td rowspan="2" class="tb_bot"> </td> +<td colspan="3" class="tb_center">I<sup>er</sup> ARRONDISSEMENT.</td> +<td colspan="3" class="tb_center">II<sup>e</sup> ARRONDISSEMENT.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">Quantités.</td> +<td class="tb_center">Prix.</td> +<td class="tb_center">Valeurs.</td> +<td class="tb_center">Quantités.</td> +<td class="tb_center">Prix.</td> +<td class="tb_center">Valeurs.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center tb_topbot">CÉRÉALES.</td> +<td class="tb_center tb_bot smaller">hect. lit.</td> +<td class="tb_center tb_bot smaller">fr. c.</td> +<td class="tb_center tb_bot smaller">fr. c.</td> +<td class="tb_center tb_bot smaller">hect. lit.</td> +<td class="tb_center tb_bot smaller">fr. c.</td> +<td class="tb_center tb_bot smaller">fr. c.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Froment</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,55</td> +<td class="tb_topbot tb_right">15,20</td> +<td class="tb_topbot tb_right">8,36</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,97</td> +<td class="tb_topbot tb_right">14,90</td> +<td class="tb_topbot tb_right">14,45</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Méteil</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,09</td> +<td class="tb_topbot tb_right">11,20</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,90</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,10</td> +<td class="tb_topbot tb_right">10,40</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,04</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Seigle</td> +<td class="tb_topbot tb_right">2,26</td> +<td class="tb_topbot tb_right">7,93</td> +<td class="tb_topbot tb_right">17,92</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,37</td> +<td class="tb_topbot tb_right">9,24</td> +<td class="tb_topbot tb_right">3,42</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Maïs, millet</td> +<td class="tb_top tb_right">1,70</td> +<td class="tb_topbot tb_right">7,12</td> +<td class="tb_top tb_right">12,10</td> +<td class="tb_top tb_right">2,62</td> +<td class="tb_topbot tb_right">9,13</td> +<td class="tb_top tb_right">23,82</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot smcap tb_right">Totaux</td> +<td class="tb_right">4,60</td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_right">39,38</td> +<td class="tb_right">4,06</td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_right">42,73</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_bot"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot tb_center">VIANDES.</td> +<td class="tb_topbot tb_center smaller">kil.</td> +<td> </td> +<td> </td> +<td class="tb_topbot tb_center smaller">kil.</td> +<td> </td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Bœuf</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,66</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,70</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,16</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,52</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,99</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Veau</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,55</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,70</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,38-½</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,22</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,70</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,15</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Mouton</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,67</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,60</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,00</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,48</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,31</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Agneau</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,63</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,43</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,30</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,19-½</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Porc</td> +<td class="tb_topbot tb_right">10,64</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td> +<td class="tb_topbot tb_right">6,92</td> +<td class="tb_topbot tb_right">10,31</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,65</td> +<td class="tb_topbot tb_right">6,70</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Chèvre</td> +<td class="tb_top tb_right">0,09</td> +<td class="tb_topbot tb_right">0,30</td> +<td class="tb_top tb_right">0,27</td> +<td class="tb_top tb_right">»</td> +<td class="tb_topbot tb_right">»</td> +<td class="tb_top tb_right">»</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot smcap tb_right">Totaux</td> +<td class="tb_right">15,24</td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_right">10,16-½</td> +<td class="tb_right">12,84</td> +<td class="tb_topbot tb_right"> </td> +<td class="tb_right">8,37-½</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_bot"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot tb_center">BOISSONS.</td> +<td class="tb_topbot tb_center smaller">hect. lit.</td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot tb_center smaller">hect. lit.</td> +<td class="tb_topbot"> </td> +<td class="tb_topbot"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Vin</td> +<td class="tb_topbot" style="padding-left: 10px;">2,19</td> +<td class="tb_topbot tb_right">7,85</td> +<td class="tb_topbot tb_right">17,29</td> +<td class="tb_topbot" style="padding-left: 10px;">0,67</td> +<td class="tb_topbot tb_right">8,80</td> +<td class="tb_topbot tb_right">6,90</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Eaux-de-vie</td> +<td class="tb_top" style="padding-left: 10px;">0,00,<sub>53</sub></td> +<td class="tb_topbot tb_right">45,00</td> +<td class="tb_top tb_right">0,25</td> +<td class="tb_top" style="padding-left: 10px;">0,00,<sub>22</sub></td> +<td class="tb_topbot tb_right">50,00</td> +<td class="tb_top tb_right">0,11</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_top smcap tb_right">Totaux</td> +<td style="padding-left: 10px;">2,19,<sub>53</sub></td> +<td class="tb_top"> </td> +<td class="tb_right">17,54</td> +<td style="padding-left: 10px;">0,67,<sub>22</sub></td> +<td class="tb_top"> </td> +<td class="tb_right">7,01</td> +</tr> +</table> +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 1em; table-layout: auto; width: 40%; margin-left: 20%;" border="0" cellpadding="2" summary="Récapitulation."> +<tr> +<td colspan="3" class="tb_center">RÉCAPITULATION.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_center">fr. c.</td> +<td class="tb_center">fr. c.</td> +</tr> +<tr> +<td>Céréales</td> +<td class="tb_center">39,28</td> +<td class="tb_center">42,73</td> +</tr> +<tr> +<td>Viandes</td> +<td class="tb_center">10,16</td> +<td class="tb_center"> 8,37</td> +</tr> +<tr> +<td>Boissons</td> +<td class="tb_center">17,54</td> +<td class="tb_center"> 7,01</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_center">———</td> +<td class="tb_center">———</td> +</tr> +<tr> +<td class="smcap">Totaux</td> +<td class="tb_center">66,98</td> +<td class="tb_center">48,11</td> +</tr> +</table> + +<p><span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> Ce qu'il faut surtout comparer, c'est les consommations du +premier et du deuxième arrondissement, qui puisent leurs revenus, au +moins dans une forte proportion, à des sources différentes, puisque +l'un paie le double pour ses pins que pour ses vignes, et l'autre le +triple pour ses vignes que pour ses pins.</p> + +<p>Or, nous voyons que la consommation annuelle de chaque habitant du +premier arrondissement dépasse celle de chaque habitant du second, de +54 litres pour les céréales, de 2 kil. 40 pour la viande, de 152 +litres pour le vin, et de 21 centilitres pour l'eau-de-vie.</p> + +<p>En argent la différence est moins forte, parce que, par des motifs +dont je ne me rends pas compte, le document officiel porte le seigle, +le maïs et le vin, à des prix beaucoup plus élevés à Saint-Sever qu'à +Mont-de-Marsan. Mais cette différence est encore de 8 fr. 87 c., en +faveur de l'habitant des Landes; et cette somme, multipliée par le +chiffre de la population du premier arrondissement, en 1836, établit +une supériorité de consommation, et par conséquent de revenu, de plus +de 800,000 fr. du côté de l'arrondissement qui paie 35,000 fr. de +moins de contributions en principal.</p> + +<p>Cette inégalité dans la répartition de l'impôt se déduit plus +clairement encore de l'état ci-dessous, qui présente la valeur totale +des consommations pour les trois arrondissements.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span> +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="1" cellpadding="2" summary="Répartition."> +<tr> +<td rowspan="2" class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_center">MONT-DE-MAR.</td> +<td class="tb_center">SAINT-SEVER.</td> +<td class="tb_center">DAX.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_center">fr.</td> +<td class="tb_bot tb_center">fr.</td> +<td class="tb_bot tb_center">fr.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Froment</td> +<td class="tb_topbot tb_right">784,189</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,499,908</td> +<td class="tb_topbot tb_right">848,371</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Méteil</td> +<td class="tb_topbot tb_right">93,251</td> +<td class="tb_topbot tb_right">97,573</td> +<td class="tb_topbot tb_right">60,375</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Seigle</td> +<td class="tb_topbot tb_right">2,175,885</td> +<td class="tb_topbot tb_right">357,016</td> +<td class="tb_topbot tb_right">775,705</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Maïs et millet</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,183,030</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,991,262</td> +<td class="tb_topbot tb_right">2,746,440</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Vins</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,602,970</td> +<td class="tb_topbot tb_right">536,782</td> +<td class="tb_topbot tb_right">1,059,416</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Eau-de-vie</td> +<td class="tb_topbot tb_right">22,000</td> +<td class="tb_topbot tb_right">10,000</td> +<td class="tb_topbot tb_right">84,000</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Pommes de terre</td> +<td class="tb_topbot tb_right">34,164</td> +<td class="tb_topbot tb_right">35,405</td> +<td class="tb_topbot tb_right">35,627</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Légumes secs</td> +<td class="tb_topbot tb_right">28,888</td> +<td class="tb_topbot tb_right">37,960</td> +<td class="tb_topbot tb_right">47,708</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_topbot">Viandes</td> +<td class="tb_top tb_right">906,764</td> +<td class="tb_top tb_right">749,828</td> +<td class="tb_top tb_right">1,159,689</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_top tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">6,831,141</td> +<td class="tb_right">4,815,734</td> +<td class="tb_right">6,817,331</td> +</tr> +</table> + +<p>On voit combien était dans l'erreur M. le Ministre de l'intérieur +lorsque, pour dissuader le Conseil général de reviser la +sous-répartition actuelle, il écrivait, le 14 octobre 1836, qu'il +n'était pas <i>probable</i> qu'il fût survenu de changements marqués dans +le produit des vignes et des pins. Les faits révèlent une inégalité +sérieuse et profonde. Ainsi, en céréales, viandes et boissons, il est +consommé pour une valeur de</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto; width: 25em;" border="0" cellpadding="2" summary="Consommation."> +<tr> +<td class="tb_right">72</td> +<td class="tb_center">fr.</td> +<td class="tb_right">56</td> +<td>c. par</td> +<td class="center">chaque</td> +<td class="center">habitant</td> +<td class="center">du 1<sup>er</sup></td> +<td class="center">arrondissement.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">64</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">71</td> +<td> </td> +<td class="center">—</td> +<td class="center">—</td> +<td class="center">du 3<sup>me</sup></td> +<td class="center">—</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">54</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">60</td> +<td> </td> +<td class="center">—</td> +<td class="center">—</td> +<td class="center">du 2<sup>me</sup></td> +<td class="center">—</td> +</tr> +</table> + +<p>Et cependant, dans les cantons de Saint-Sever, Mugron, Aire, chaque +habitant paie 3 fr. 24 c. de contribution en moyenne; tandis que dans +les cantons de Labrit, Parentis, Sore, Mimizan, Sabres, Pissos, il ne +paie que 1 fr. 86 c., d'où il résulte que pour les premiers de ces +cantons, <i>le rapport de l'impôt à la consommation</i> est de 5 fr. 93 c. +à 100, tandis qu'il n'est que de 2 fr. 56 c. à 100 pour les seconds.</p> + +<p>Et il ne faut pas perdre de vue que chacune des trois <span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> +grandes circonscriptions du département admettant les trois cultures +dont nous recherchons l'influence, ces influences ne nous apparaissent +que confondues. Il est clair que dans le premier arrondissement, la +moyenne de 72 fr. 56 c. a été nécessairement dépassée à Parentis, +Sabres, Arjuzanx, Pissos, etc., si, comme il est permis de le croire, +elle n'a pas été atteinte à Gabarret et Villeneuve. Ce que nous avons +dit à cet égard, à propos de la population, s'applique, par les mêmes +motifs, à la consommation.</p> + +<p>Si l'on voulait se donner la peine de condenser en chiffres toutes les +considérations qui précèdent, voici les résultats auxquels on +arriverait:</p> + +<p>Le contingent de chacune des trois grandes cultures du département est +de</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingent."> +<tr> +<td rowspan="4"> </td> +<td class="tb_right">279,724</td> +<td>fr.</td> +<td>pour les labourables,</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">66,396</td> +<td> </td> +<td>pour les vignes,</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">75,888</td> +<td> </td> +<td>pour les pins.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">————</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Total</td> +<td class="tb_right">422,008</td> +<td colspan="2">fr.</td> +</tr> +</table> + +<p>Ce qui implique que chacune d'elles concourt à un revenu de 1,000 fr., +selon le rapport des nombres:</p> + +<p class="center">663 — 157 — 180.</p> + +<p>C'est là le rapport qu'il s'agit de rectifier conformément aux +observations contenues dans les deux paragraphes de cet écrit.</p> + +<p>Dans le premier, nous avons vu que les évaluations avaient été viciées +par l'application de prix moyens inexacts, et d'un taux d'intérêt +uniforme.</p> + +<p>Pour les céréales, on avait adopté le prix commun de 14 fr. 28 c., +tandis que les mercuriales, de 1828 à 1836, n'accusent que 12 fr. 52 +c.—Préjudice fait aux labourables: 12-<sup class="small">1</sup>/<sub class="small">3</sub> p. 100.</p> + +<p>Pour les vins rouges, on a opéré sur un prix moyen supposé de 42 fr. +Si l'on veut bien se reporter à ce que nous <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span> avons dit à ce +sujet <a href="#page286">(p. 286)</a>, on reconnaîtra qu'il n'y a certes pas exagération à +évaluer le préjudice fait aux vignes à 10 p. 100.</p> + +<p>Pour les résines, on a établi le prix de 2 fr. 50 les 50 kil.</p> + +<p>—En le portant à 3 fr. 50 c. on serait encore resté au-dessous de la +vérité. Les pins ont donc été favorisés dans la proportion de 40 p. +100.</p> + +<p>Rectifiant le revenu des trois cultures selon ces bases, ils sont +entre eux comme:</p> + +<p class="center">582 — 141 — 252.</p> + +<p>D'un autre côté, si l'intérêt à 3 p. 100 pour les labourables et les +vignes, et 4 p. 100 pour les pins, eût prévalu sur le taux uniforme de +3-½ p. 100, le revenu des deux premières cultures eût été évalué à +16-<sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub> p. 100 de moins, et celui de la troisième à 16-<sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub> p. 100 de +plus; et leurs forces contributives se seraient trouvées +proportionnelles aux nombres:</p> + +<p class="center">553 — 131 — 210.</p> + +<p>La moyenne entre ces deux bases d'opération est de:</p> + +<p class="center">567 — 136 — 231.</p> + +<p>Et par conséquent le contingent de 422,008 fr. se serait réparti comme +suit:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingent."> +<tr> +<td>Pour les labourables</td> +<td class="tb_right">250,189</td> +<td>fr.</td> +<td class="tb_center">au lieu de</td> +<td class="tb_right">279,724</td> +</tr> +<tr> +<td>Pour les vignes</td> +<td class="tb_right">61,448</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">66,396</td> +</tr> +<tr> +<td>Pour les pins</td> +<td class="tb_right">104,371</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">75,888</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">————</td> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">————</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">422,008</td> +<td colspan="2">fr.</td> +<td class="tb_right">422,008</td> +<td>fr.</td> +</table> + +<p>Telle eût dû être la répartition originaire, en supposant qu'il n'a +pas été commis, sur les <i>quantités produites</i>, des erreurs analogues à +celles que nous avons relevées sur les prix moyens et le taux de +l'intérêt.</p> + +<p>Telle elle devrait être encore, s'il n'était survenu aucun changement +dans la valeur productive des trois natures de cultures.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> Mais dans le second paragraphe de ce travail, nous avons +constaté que la population, et par induction le revenu, a varié comme +suit:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto; width: 20em;" border="0" cellpadding="2" summary="Revenus."> +<tr> +<td>Les labourables ont <i>gagné</i></td> +<td class="tb_right">16</td> +<td class="tb_center">p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td>Les vignes ont <i>perdu</i></td> +<td class="tb_right">19</td> +<td class="tb_center">—</td> +</tr> +<tr> +<td>Les pins ont <i>gagné</i></td> +<td class="tb_right">71</td> +<td class="tb_center">—</td> +</tr> +</table> + +<p>Les trois rapports ci-dessus: 567 — 136 — 231 — doivent donc être +modifiés selon ces nouvelles données, et remplacés par ceux-ci:</p> + +<p class="center">657 — 110 — 395.</p> + +<p>D'où il suit, qu'en définitive le contingent de 422,008 fr. devrait se +répartir ainsi:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto; width: 20em;" border="0" cellpadding="2" summary="Contingents."> +<tr> +<td>Labourables</td> +<td class="tb_right">238,603</td> +<td>fr.</td> +<td class="tb_center">au lieu de</td> +<td class="tb_right">279,724</td> +<td>fr.</td> +</tr> +<tr> +<td>Vignes</td> +<td class="tb_right">39,964</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">66,396</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td>Pins</td> +<td class="tb_right">143,441</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">—</td> +<td class="tb_right">75,888</td> +<td> </td> +</tr> +</table> + +<p>En d'autres termes, l'impôt est trop élevé:</p> + +<table style="margin-bottom: 0em; margin-top: 0em; table-layout: auto; width: 20em;" border="0" cellpadding="2" summary="Impôts."> +<tr> +<td>Pour les labourables</td> +<td><i>d'un sixième.</i></td> +</tr> +<tr> +<td>Pour les vignes</td> +<td><i>de plus d'un tiers.</i></td> +</tr> +<tr> +<td>Celui des pins est atténué</td> +<td><i>de près de moitié.</i></td> +</tr> +</table> + +<p>Je ne puis m'empêcher de soumettre au lecteur, en terminant, quelques +réflexions qui ne s'écartent pas trop du sujet que je traite.</p> + +<p>Une détresse effrayante s'est étendue sur une portion considérable de +notre département et y a si profondément affecté les moyens +d'existence, que les sources mêmes de la vie en ont été altérées. Nous +n'avons pas la statistique de toutes les consommations de notre +arrondissement, mais nous savons que la population ne consacre à ses +aliments, que 54 fr. au lieu de 72 fr. qu'on y affecte ailleurs. +Cependant les aliments sont la dernière chose sur laquelle on s'avise +d'opérer des retranchements. Et comme, d'ailleurs, il existe parmi +nous une classe aisée qui n'en est pas encore <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> réduite à se +priver de pain et de vin, il faut en conclure qu'autant cette classe +dépasse la moyenne de 54 fr., autant les classes laborieuses sont +éloignées de l'atteindre.</p> + +<p>C'est ainsi que s'explique la dépopulation que constatent les +dénombrements et les actes de l'état civil.</p> + +<p>Ce lamentable phénomène se lie à une révolution agricole qui s'opère +sous nos yeux et qu'on n'a pas assez remarquée.</p> + +<p>La superficie des métairies s'était naturellement proportionnée à ce +qui était nécessaire, pour que la <i>part colone</i> pût faire vivre une +famille de cultivateurs.</p> + +<p>Lorsque, par suite de la dépréciation des produits, cette part est +devenue insuffisante, le métayer est tombé à la charge du +propriétaire; et celui-ci s'est vu dans l'alternative ou de laisser le +domaine sans culture ou de prendre sur sa propre part, déjà réduite, +de quoi suppléer à celle du colon.</p> + +<p>Dès ce moment, l'aliment du métayer a été pesé, mesuré, restreint au +strict nécessaire. De plus, une tendance prononcée s'est manifestée +vers l'agrandissement des métairies. Ici des réunions se sont opérées; +là on a arraché des vignes pour agrandir les labourables. Tous ces +expédients ont un résultat et même un but commun: <i>diminuer le nombre +d'hommes</i>, rétablir l'équilibre entre la population et les +subsistances.</p> + +<p>Si cette évolution, avec les conséquences qu'elle entraîne, avait pour +cause quelque cataclysme physique, il faudrait gémir et baisser la +tête. Mais il n'en est pas ainsi; la Providence ne nous a pas retiré +ses dons, le ciel de la Chalosse n'est pas devenu d'airain, le soleil +et la rosée n'ont pas cessé de la féconder. Pourquoi donc ne peut-elle +plus nourrir ses habitants?</p> + +<p>Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver la raison. C'est +qu'ils ont été dépouillés de la <i>liberté d'échanger</i>, la <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> plus +immédiatement utile à l'homme après la <i>liberté de travailler</i>.</p> + +<p>C'est donc la <i>législation</i> qui est la cause de nos maux. Les +manufacturiers nous ont dit: «Vous n'achèterez qu'à nous et à notre +prix.» Le fisc: «Vous ne vendrez qu'après que j'aurai pris la moitié +de votre produit.»</p> + +<p><i>La législation nous tue</i>, dans le sens le plus absolu du mot; et si +nous voulons vivre, il faut réformer la législation. (V. <i>le Discours +sur l'impôt des boissons</i>, t. V, p. 468.)</p> + +<p>Or une réforme dans la législation ne peut émaner que du corps +électoral.</p> + +<p>Mais comment remplit-il sa mission?</p> + +<p>En présence des maux sans nombre qui dépeuplent nos champs et nos +villes, que fait-il pour modérer l'action du fisc, pour restituer aux +hommes la faculté d'échanger entre eux, selon leurs intérêts, le fruit +de leurs sueurs?</p> + +<p>Ce qu'il fait? Il remet le mandat législatif à nos adversaires; il va +chercher des représentants dans les forges, dans les fabriques et +jusque dans les antichambres.</p> + +<p>On entend de toute part proclamer cette doctrine: «Les faveurs sont au +pillage; bien fou celui qui ne fait pas comme les autres.»</p> + +<p>Parmi les hommes qui tiennent ce langage, il en est qui ne songent +qu'à eux,—je n'ai rien à leur dire. Mais d'autres ne peuvent être +soupçonnés d'un tel égoïsme; leur fortune les met au-dessus des +combinaisons d'une ambition mesquine. Une raison sans réplique +constate, d'ailleurs, leur désintéressement personnel: s'ils +cherchaient leur propre avancement, ce n'est pas du droit électoral, +mais de la députation qu'ils se feraient un marchepied; et on les voit +décliner la candidature.</p> + +<p>Ce n'est donc pas à eux-mêmes, mais à l'esprit de localité qu'ils +sacrifient l'intérêt général. L'intérêt général est une chose +inaccessible, disent-ils. La machine est montée <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span> pour épuiser +nos malheureux compatriotes; il n'est pas en notre pouvoir de +suspendre son action, faisons du moins retomber sur eux, sous forme de +grâces, une partie de ce qu'elle leur arrache.</p> + +<p>Mais, je le demande, ces grâces, ces faveurs, quelque multipliées +qu'on les suppose, ont-elles aucune proportion avec les maux que je +viens de décrire? Qu'importe à ces paysans que l'inanition décime, à +ces artisans sans ouvrage, à ces propriétaires dont la plus âpre +parcimonie peut à peine retarder la ruine, qu'importe à ces victimes +du fisc et du monopole qu'une sous-préfecture, un siége au Palais, +aillent payer à l'Électeur en évidence le salaire de son +apostasie?—Rendez-leur <i>le droit d'échanger</i>, et vous aurez plus fait +pour votre pays que si vous lui aviez concilié la faveur du duc de +Nemours en personne, ou celle du Roi lui-même!</p> + +<p>Vous vous proclamez conservateurs. Vous vous opposez à ce que le droit +électoral pénètre jusqu'aux dernières couches sociales. Mais alors +soyez donc les tuteurs intègres de ces hommes frappés d'interdiction. +Vous ne voulez ni stipuler loyalement pour eux, ni qu'ils stipulent +légalement pour eux-mêmes, ni qu'ils s'insurgent contre ce qui les +blesse. Que voulez-vous donc?........... Il n'y a qu'un terme possible +à leurs souffrances,—et ce terme, les tables de la mortalité le +laissent assez entrevoir.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> +<table border="1" cellpadding="2" summary="Mortalité."> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center">RÉGION DES PINS.</td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2" class="tb_center">COMMUNES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">Labourables.</td> +<td class="tb_center">Pins.</td> +<td class="tb_center">1804.</td> +<td class="tb_center">1841.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Mimizan</td> +<td class="tb_bot tb_right">278</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,322</td> +<td class="tb_bot tb_right">479</td> +<td class="tb_bot tb_right">852</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Onesse</td> +<td class="tb_bot tb_right">367</td> +<td class="tb_bot tb_right">4,728</td> +<td class="tb_bot tb_right">687</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,008</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lesperon</td> +<td class="tb_bot tb_right">670</td> +<td class="tb_bot tb_right">5,190</td> +<td class="tb_bot tb_right">683</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,060</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Pontenx</td> +<td class="tb_bot tb_right">392</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,661</td> +<td class="tb_bot tb_right">740</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,486</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Mezos</td> +<td class="tb_bot tb_right">666</td> +<td class="tb_bot tb_right">4,345</td> +<td class="tb_bot tb_right">809</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,286</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Paul en B.</td> +<td class="tb_bot tb_right">259</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,736</td> +<td class="tb_bot tb_right">348</td> +<td class="tb_bot tb_right">772</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Comenzacq</td> +<td class="tb_bot tb_right">321</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,595</td> +<td class="tb_bot tb_right">522</td> +<td class="tb_bot tb_right">663</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Escource</td> +<td class="tb_bot tb_right">468</td> +<td class="tb_bot tb_right">4,396</td> +<td class="tb_bot tb_right">673</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,180</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Pissos</td> +<td class="tb_bot tb_right">600</td> +<td class="tb_bot tb_right">3,500</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,477</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,066</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Parentis</td> +<td class="tb_bot tb_right">550</td> +<td class="tb_bot tb_right">4,500</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,181</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,788</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Sainte-Eulalie</td> +<td class="tb_bot tb_right">180</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">271</td> +<td class="tb_bot tb_right">475</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Ichoux</td> +<td class="tb_bot tb_right">300</td> +<td class="tb_bot tb_right">4,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">542</td> +<td class="tb_bot tb_right">841</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Gourbera</td> +<td class="tb_bot tb_right">194</td> +<td class="tb_bot tb_right">979</td> +<td class="tb_bot tb_right">206</td> +<td class="tb_bot tb_right">303</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Labenne</td> +<td class="tb_bot tb_right">297</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,215</td> +<td class="tb_bot tb_right">392</td> +<td class="tb_bot tb_right">526</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Moliets</td> +<td class="tb_bot tb_right">154</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,643</td> +<td class="tb_bot tb_right">293</td> +<td class="tb_bot tb_right">404</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Messange</td> +<td class="tb_bot tb_right">226</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,332</td> +<td class="tb_bot tb_right">321</td> +<td class="tb_bot tb_right">430</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Magescq</td> +<td class="tb_bot tb_right">847</td> +<td class="tb_bot tb_right">4,113</td> +<td class="tb_bot tb_right">923</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,606</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Seignosse</td> +<td class="tb_bot tb_right">210</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,089</td> +<td class="tb_bot tb_right">334</td> +<td class="tb_bot tb_right">458</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Léon</td> +<td class="tb_bot tb_right">620</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,750</td> +<td class="tb_bot tb_right">931</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,402</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Linx</td> +<td class="tb_bot tb_right">750</td> +<td class="tb_bot tb_right">4,050</td> +<td class="tb_bot tb_right">650</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,074</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lit et Mix</td> +<td class="tb_bot tb_right">920</td> +<td class="tb_bot tb_right">3,800</td> +<td class="tb_bot tb_right">970</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,483</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Vieille-Saint-Girons</td> +<td class="tb_right">580</td> +<td class="tb_right">2,400</td> +<td class="tb_right">131</td> +<td class="tb_right">608</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">9,849</td> +<td class="tb_right">65,344</td> +<td class="tb_right">13,573</td> +<td class="tb_right">21,771</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> <sup class="small">7</sup>/<sub class="small">8</sub> pins, <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> labourables.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center"><i>Mouvement de la population:</i> Augmentation, 60 p. 100.</td> +</tr> +</table> + +<span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> +<table border="1" cellpadding="2" summary="Mortalité."> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center">RÉGION DES PINS.</td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2" class="tb_center">COMMUNES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">Labourables.</td> +<td class="tb_center">Pins.</td> +<td class="tb_center">1804.</td> +<td class="tb_center">1841.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Geloux</td> +<td class="tb_bot tb_right">578</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,321</td> +<td class="tb_bot tb_right">660</td> +<td class="tb_bot tb_right">815</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Aureilhan</td> +<td class="tb_bot tb_right">116</td> +<td class="tb_bot tb_right">388</td> +<td class="tb_bot tb_right">217</td> +<td class="tb_bot tb_right">305</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Bias</td> +<td class="tb_bot tb_right">74</td> +<td class="tb_bot tb_right">281</td> +<td class="tb_bot tb_right">107</td> +<td class="tb_bot tb_right">169</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Argelouse</td> +<td class="tb_bot tb_right">160</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">329</td> +<td class="tb_bot tb_right">396</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Calen</td> +<td class="tb_bot tb_right">320</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">533</td> +<td class="tb_bot tb_right">600</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Luxey</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">3,500</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,244</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,532</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Sore</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">3,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,145</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,780</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Sabres</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,042</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,705</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,679</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,524</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lue</td> +<td class="tb_bot tb_right">314</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,103</td> +<td class="tb_bot tb_right">503</td> +<td class="tb_bot tb_right">790</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Trenzacq</td> +<td class="tb_bot tb_right">335</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,203</td> +<td class="tb_bot tb_right">610</td> +<td class="tb_bot tb_right">727</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Belhade</td> +<td class="tb_bot tb_right">200</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,200</td> +<td class="tb_bot tb_right">384</td> +<td class="tb_bot tb_right">518</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Moussey</td> +<td class="tb_bot tb_right">350</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">659</td> +<td class="tb_bot tb_right">945</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Sagnac</td> +<td class="tb_bot tb_right">700</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,500</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,178</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,636</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Richet</td> +<td class="tb_bot tb_right">150</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,500</td> +<td class="tb_bot tb_right">206</td> +<td class="tb_bot tb_right">330</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Biscarrosse</td> +<td class="tb_bot tb_right">500</td> +<td class="tb_bot tb_right">4,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,367</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,547</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Gastes</td> +<td class="tb_bot tb_right">70</td> +<td class="tb_bot tb_right">800</td> +<td class="tb_bot tb_right">211</td> +<td class="tb_bot tb_right">259</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Sanguinet</td> +<td class="tb_bot tb_right">300</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,500</td> +<td class="tb_bot tb_right">715</td> +<td class="tb_bot tb_right">960</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Yaguen</td> +<td class="tb_bot tb_right">671</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,311</td> +<td class="tb_bot tb_right">479</td> +<td class="tb_bot tb_right">892</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Rion</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,019</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,717</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,280</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,537</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Laluque</td> +<td class="tb_bot tb_right">596</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,227</td> +<td class="tb_bot tb_right">560</td> +<td class="tb_bot tb_right">698</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Vincent de Tyrosse</td> +<td class="tb_bot tb_right">385</td> +<td class="tb_bot tb_right">466</td> +<td class="tb_bot tb_right">558</td> +<td class="tb_bot tb_right">754</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Herm</td> +<td class="tb_bot tb_right">558</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,578</td> +<td class="tb_bot tb_right">783</td> +<td class="tb_bot tb_right">851</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Cap-Breton</td> +<td class="tb_bot tb_right">182</td> +<td class="tb_bot tb_right">793</td> +<td class="tb_bot tb_right">586</td> +<td class="tb_bot tb_right">968</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Soustons</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,358</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,513</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,516</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,783</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Azur</td> +<td class="tb_bot tb_right">164</td> +<td class="tb_bot tb_right">901</td> +<td class="tb_bot tb_right">190</td> +<td class="tb_bot tb_right">304</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Geours</td> +<td class="tb_bot tb_right">717</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,321</td> +<td class="tb_bot tb_right">899</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,420</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Tosse</td> +<td class="tb_bot tb_right">316</td> +<td class="tb_bot tb_right">752</td> +<td class="tb_bot tb_right">493</td> +<td class="tb_bot tb_right">698</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Sorts</td> +<td class="tb_bot tb_right">139</td> +<td class="tb_bot tb_right">599</td> +<td class="tb_bot tb_right">217</td> +<td class="tb_bot tb_right">266</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Castets</td> +<td class="tb_bot tb_right">650</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,450</td> +<td class="tb_bot tb_right">977</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,615</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lévignac</td> +<td class="tb_bot tb_right">420</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,950</td> +<td class="tb_bot tb_right">723</td> +<td class="tb_bot tb_right">959</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Julien</td> +<td class="tb_bot tb_right">760</td> +<td class="tb_bot tb_right">3,000</td> +<td class="tb_bot tb_right">884</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,123</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Michel</td> +<td class="tb_bot tb_right">410</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,100</td> +<td class="tb_bot tb_right">162</td> +<td class="tb_bot tb_right">217</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Taller</td> +<td class="tb_right">480</td> +<td class="tb_right">1,500</td> +<td class="tb_right">332</td> +<td class="tb_right">527</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">16,034</td> +<td class="tb_right">60,879</td> +<td class="tb_right">23,416</td> +<td class="tb_right">31,405</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> <sup class="small">4</sup>/<sub class="small">5</sub> pins, <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">5</sub> labourables.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center"><i>Mouvement de la population:</i> Augmentation, 34 p. 100.</td> +</tr> +</table> + +<span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span> +<table border="1" style="width: auto;" cellpadding="2" summary="Mortalité."> +<tr> +<td colspan="3" class="tb_center">RÉGION DES LABOURABLES.</td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2">COMMUNES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">1804.</td> +<td class="tb_center">1841.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Vielle-Soubiran</td> +<td class="tb_bot tb_right">273</td> +<td class="tb_bot tb_right">471</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Grenade</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,368</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,500</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Vignau</td> +<td class="tb_bot tb_right">605</td> +<td class="tb_bot tb_right">601</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Cazères</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,026</td> +<td class="tb_bot tb_right">948</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Bordères</td> +<td class="tb_bot tb_right">159</td> +<td class="tb_bot tb_right">524</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Losse</td> +<td class="tb_bot tb_right">711</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,027</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Estigarde</td> +<td class="tb_bot tb_right">267</td> +<td class="tb_bot tb_right">307</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lubbon</td> +<td class="tb_bot tb_right">361</td> +<td class="tb_bot tb_right">420</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Cauna</td> +<td class="tb_bot tb_right">695</td> +<td class="tb_bot tb_right">674</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Bas-Mauco</td> +<td class="tb_bot tb_right">223</td> +<td class="tb_bot tb_right">202</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Renung</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,110</td> +<td class="tb_bot tb_right">945</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Duhort</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,067</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,129</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Bahus</td> +<td class="tb_bot tb_right">549</td> +<td class="tb_bot tb_right">533</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Latrille</td> +<td class="tb_bot tb_right">257</td> +<td class="tb_bot tb_right">307</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Agnet</td> +<td class="tb_bot tb_right">352</td> +<td class="tb_bot tb_right">385</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lacajunte</td> +<td class="tb_bot tb_right">301</td> +<td class="tb_bot tb_right">339</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Arboucave</td> +<td class="tb_bot tb_right">306</td> +<td class="tb_bot tb_right">394</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Philondenx</td> +<td class="tb_bot tb_right">503</td> +<td class="tb_bot tb_right">604</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Miramont</td> +<td class="tb_bot tb_right">832</td> +<td class="tb_bot tb_right">927</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Samadet</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,370</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,456</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Gouts</td> +<td class="tb_bot tb_right">538</td> +<td class="tb_bot tb_right">475</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Pomarez</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,765</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,115</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Martin-Juza</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,974</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,515</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Larant</td> +<td class="tb_bot tb_right">664</td> +<td class="tb_bot tb_right">855</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Biaudos</td> +<td class="tb_bot tb_right">694</td> +<td class="tb_bot tb_right">834</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Orthevielle</td> +<td class="tb_bot tb_right">698</td> +<td class="tb_bot tb_right">869</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lannes</td> +<td class="tb_bot tb_right">921</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,131</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Martin</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,101</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,340</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Onard</td> +<td class="tb_bot tb_right">321</td> +<td class="tb_bot tb_right">370</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lier</td> +<td class="tb_bot tb_right">371</td> +<td class="tb_bot tb_right">509</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Vic</td> +<td class="tb_bot tb_right">290</td> +<td class="tb_bot tb_right">344</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Cricq</td> +<td class="tb_bot tb_right">825</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,119</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Sainte-Colombe</td> +<td class="tb_right">729</td> +<td class="tb_right">791</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">23,228</td> +<td class="tb_right">26,960</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> Tout labourables.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3" class="tb_center"><i>Mouvement de la population:</i> Augmentation, 16 p. 100.</td> +</tr> +</table> + +<span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> +<table border="1" cellpadding="2" summary="Mortalité."> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center">RÉGION DES VIGNES.</td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2" class="tb_center">COMMUNES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">Labourables.</td> +<td class="tb_center">Vignes.</td> +<td class="tb_center">1804.</td> +<td class="tb_center">1841.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Bascons</td> +<td class="tb_bot tb_right">409</td> +<td class="tb_bot tb_right">290</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,067</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,033</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Julien</td> +<td class="tb_bot tb_right">278</td> +<td class="tb_bot tb_right">192</td> +<td class="tb_bot tb_right">398</td> +<td class="tb_bot tb_right">446</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Arthez</td> +<td class="tb_bot tb_right">284</td> +<td class="tb_bot tb_right">214</td> +<td class="tb_bot tb_right">408</td> +<td class="tb_bot tb_right">449</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Fréche</td> +<td class="tb_bot tb_right">726</td> +<td class="tb_bot tb_right">349</td> +<td class="tb_bot tb_right">894</td> +<td class="tb_bot tb_right">929</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Perquie</td> +<td class="tb_bot tb_right">764</td> +<td class="tb_bot tb_right">272</td> +<td class="tb_bot tb_right">748</td> +<td class="tb_bot tb_right">775</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Audignon</td> +<td class="tb_bot tb_right">408</td> +<td class="tb_bot tb_right">98</td> +<td class="tb_bot tb_right">617</td> +<td class="tb_bot tb_right">578</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Montgaillard</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,446</td> +<td class="tb_bot tb_right">314</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,126</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,977</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Larbey</td> +<td class="tb_bot tb_right">202</td> +<td class="tb_bot tb_right">116</td> +<td class="tb_bot tb_right">383</td> +<td class="tb_bot tb_right">508</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lahosse</td> +<td class="tb_bot tb_right">276</td> +<td class="tb_bot tb_right">107</td> +<td class="tb_bot tb_right">583</td> +<td class="tb_bot tb_right">613</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Loubouer</td> +<td class="tb_bot tb_right">883</td> +<td class="tb_bot tb_right">232</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,321</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,267</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Vielle</td> +<td class="tb_bot tb_right">638</td> +<td class="tb_bot tb_right">140</td> +<td class="tb_bot tb_right">858</td> +<td class="tb_bot tb_right">895</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Urgons</td> +<td class="tb_bot tb_right">504</td> +<td class="tb_bot tb_right">62</td> +<td class="tb_bot tb_right">695</td> +<td class="tb_bot tb_right">703</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Castelnau-Turs</td> +<td class="tb_bot tb_right">472</td> +<td class="tb_bot tb_right">99</td> +<td class="tb_bot tb_right">505</td> +<td class="tb_bot tb_right">590</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Bastennes</td> +<td class="tb_bot tb_right">200</td> +<td class="tb_bot tb_right">100</td> +<td class="tb_bot tb_right">512</td> +<td class="tb_bot tb_right">482</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Pouillon</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,520</td> +<td class="tb_bot tb_right">506</td> +<td class="tb_bot tb_right">3,060</td> +<td class="tb_bot tb_right">3,163</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Gibret</td> +<td class="tb_bot tb_right">110</td> +<td class="tb_bot tb_right">76</td> +<td class="tb_bot tb_right">237</td> +<td class="tb_bot tb_right">292</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Poyartin</td> +<td class="tb_right">590</td> +<td class="tb_right">170</td> +<td class="tb_right">970</td> +<td class="tb_right">983</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">9,170</td> +<td class="tb_right">3,337</td> +<td class="tb_right">15,382</td> +<td class="tb_right">15,683</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> <sup class="small">2</sup>/<sub class="small">3</sub> labourables, <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">3</sub> vignes.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center"><i>Augmentation de la population:</i> 2 p. 100.</td> +</tr> +</table> + +<span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> +<table border="1" cellpadding="2" summary="Mortalité."> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center">RÉGION DES VIGNES.</td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2" class="tb_center">COMMUNES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">CULTURES.</td> +<td colspan="2" class="tb_center">POPULATION.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_center">Labourables.</td> +<td class="tb_center">Vignes.</td> +<td class="tb_center">1804.</td> +<td class="tb_center">1841.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hect.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +<td class="tb_bot tb_center">hab.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Banos</td> +<td class="tb_bot tb_right">185</td> +<td class="tb_bot tb_right">130</td> +<td class="tb_bot tb_right">595</td> +<td class="tb_bot tb_right">383</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Montaut</td> +<td class="tb_bot tb_right">470</td> +<td class="tb_bot tb_right">274</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,060</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,180</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Mugron</td> +<td class="tb_bot tb_right">348</td> +<td class="tb_bot tb_right">446</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,388</td> +<td class="tb_bot tb_right">2,190</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Hauriet</td> +<td class="tb_bot tb_right">271</td> +<td class="tb_bot tb_right">158</td> +<td class="tb_bot tb_right">746</td> +<td class="tb_bot tb_right">541</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Nerbis</td> +<td class="tb_bot tb_right">79</td> +<td class="tb_bot tb_right">125</td> +<td class="tb_bot tb_right">402</td> +<td class="tb_bot tb_right">545</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Aubin</td> +<td class="tb_bot tb_right">317</td> +<td class="tb_bot tb_right">240</td> +<td class="tb_bot tb_right">930</td> +<td class="tb_bot tb_right">809</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Baigts</td> +<td class="tb_bot tb_right">350</td> +<td class="tb_bot tb_right">235</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,034</td> +<td class="tb_bot tb_right">987</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Donzacq</td> +<td class="tb_bot tb_right">200</td> +<td class="tb_bot tb_right">180</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,271</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,349</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Montfort</td> +<td class="tb_bot tb_right">190</td> +<td class="tb_bot tb_right">350</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,574</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,644</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Gamarde</td> +<td class="tb_bot tb_right">480</td> +<td class="tb_bot tb_right">310</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,194</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,336</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Laurède</td> +<td class="tb_bot tb_right">100</td> +<td class="tb_bot tb_right">195</td> +<td class="tb_bot tb_right">844</td> +<td class="tb_bot tb_right">769</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lourquen</td> +<td class="tb_bot tb_right">180</td> +<td class="tb_bot tb_right">120</td> +<td class="tb_bot tb_right">380</td> +<td class="tb_bot tb_right">416</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Nousse</td> +<td class="tb_bot tb_right">80</td> +<td class="tb_bot tb_right">110</td> +<td class="tb_bot tb_right">390</td> +<td class="tb_bot tb_right">393</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Poyanne</td> +<td class="tb_bot tb_right">100</td> +<td class="tb_bot tb_right">140</td> +<td class="tb_bot tb_right">563</td> +<td class="tb_bot tb_right">558</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Saint-Geours d'Auribat</td> +<td class="tb_bot tb_right">240</td> +<td class="tb_bot tb_right">310</td> +<td class="tb_bot tb_right">773</td> +<td class="tb_bot tb_right">849</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Brassempouy</td> +<td class="tb_bot tb_right">600</td> +<td class="tb_bot tb_right">150</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,023</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,016</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Momuy</td> +<td class="tb_bot tb_right">528</td> +<td class="tb_bot tb_right">103</td> +<td class="tb_bot tb_right">700</td> +<td class="tb_bot tb_right">792</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Betbezer</td> +<td class="tb_bot tb_right">118</td> +<td class="tb_bot tb_right">248</td> +<td class="tb_bot tb_right">401</td> +<td class="tb_bot tb_right">355</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Parleboscq</td> +<td class="tb_bot tb_right">870</td> +<td class="tb_bot tb_right">991</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,330</td> +<td class="tb_bot tb_right">1,359</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Lagrange</td> +<td class="tb_bot tb_right">389</td> +<td class="tb_bot tb_right">340</td> +<td class="tb_bot tb_right">612</td> +<td class="tb_bot tb_right">604</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Mauvezin</td> +<td class="tb_bot tb_right">148</td> +<td class="tb_bot tb_right">132</td> +<td class="tb_bot tb_right">287</td> +<td class="tb_bot tb_right">290</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot">Gaujacq</td> +<td class="tb_right">400</td> +<td class="tb_right">130</td> +<td class="tb_right">927</td> +<td class="tb_right">960</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_right smcap">Totaux</td> +<td class="tb_right">6,643</td> +<td class="tb_right">5,417</td> +<td class="tb_right">20,224</td> +<td class="tb_right">19,325</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_bot tb_center"><i>Rapport des cultures:</i> ½ labourables, ½ vignes.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="5" class="tb_center"><i>Mouvement de la population:</i> Diminution, 4 p. 100.</td> +</tr> +</table> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> MÉLANGES<br> +DE L'INFLUENCE DES TARIFS FRANÇAIS ET ANGLAIS<br> +SUR L'AVENIR DES DEUX PEUPLES<a id="footnotetag41" name="footnotetag41"></a><a href="#footnote41" title="Go to footnote 41"><span class="smaller">[41]</span></a>.</h3> + +<p class="left40">«Que si, pour démentir mes assertions, on les appelait du nom + d'utopies, nom merveilleusement propre à faire reculer les + esprits timides et à les enfoncer dans l'ornière de la routine, + j'inviterais ceux qui me répondraient ainsi à considérer + attentivement tout ce qui s'est fait depuis quelques années et ce + qui se fait encore aujourd'hui en Angleterre, et à dire ensuite + si, de bonne foi, on ne peut aussi bien le réaliser en France.» + (Prince de Joinville, <i>Notes sur l'état des forces navales</i>, + etc.)</p> + +<p>La France s'engage chaque année davantage dans le régime protecteur.</p> + +<p>L'Angleterre s'avance, de session en session, vers le régime de la +liberté du commerce.</p> + +<p>Je me pose cette question:</p> + +<p>Quelles seront pour ces deux nations les conséquences de deux +politiques si opposées?</p> + +<p>Une explication préliminaire est nécessaire.</p> + +<p>On verra, dans la suite de cet écrit, que je ne sépare pas le régime +protecteur du système des <i>colonies à monopole réciproque</i>. Voici +pourquoi:</p> + +<p>La protection a pour objet d'assurer des consommateurs à l'industrie +nationale. Or, «les gouvernements, disait M. de Saint-Cricq, alors +ministre du commerce, ne pouvant <i>disposer que des consommateurs +soumis à leurs lois</i>, ce sont <span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> ceux-là qu'ils s'efforcent de +réserver au travail de leurs producteurs.» Si, par la protection, les +gouvernements entendent <i>disposer des consommateurs soumis à leurs +lois</i>, par les colonies ils s'efforcent de <i>soumettre à leurs lois des +consommateurs dont ils puissent disposer</i>. Une de ces politiques +conduit à l'autre; toutes deux émanent de la même idée, procèdent de +la même théorie, et ne sont, si je puis le dire, que les deux aspects, +intérieur et extérieur, d'une combinaison identique.</p> + +<p>Cela posé, j'ai à établir deux faits.</p> + +<p>1<sup>o</sup> La France s'engage de plus en plus dans la <i>vie artificielle</i> de +la protection.</p> + +<p>2<sup>o</sup> L'Angleterre s'avance graduellement vers la <i>vie naturelle</i> de +la liberté.</p> + +<p>J'aurai ensuite à résoudre cette question:</p> + +<p>3<sup>o</sup> Quelles seront, sur la <i>prospérité</i>, la <i>sécurité</i> et la +<i>moralité</i> des deux peuples, les conséquences de la situation dans +laquelle ils aspirent à se placer?</p> + +<p>§ I.—Que la France développe, à chaque session, le régime protecteur, +c'est ce qui résulte surabondamment des dispositions qui viennent +périodiquement prendre place dans le vaste Bulletin de ses lois.</p> + +<p>Depuis deux ans, elle a exclu les tissus étrangers de l'Algérie, élevé +les droits sur les fils anglais, renforcé le monopole du sucre au +profit des Antilles, et la voilà sur le point de repousser, par +aggravation de taxes, les machines et le sésame.</p> + +<p>Un mot sur chacune de ces mesures.</p> + +<p>On a repoussé de l'Algérie les produits étrangers. «C'est bien le +moins, dit-on, que nous exploitions exclusivement une conquête qui +nous coûte si cher.» Mais, en premier lieu, forcer la jeune colonie +d'acheter cher ce qu'elle pourrait obtenir à bon marché, restreindre +ses échanges et par suite ses exportations, est-ce bien là favoriser +sa prospérité? <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> D'un autre côté, une telle mesure n'est-elle +pas le germe du contrat colonial, de ce contrat que j'ai nommé <i>à +monopole réciproque</i>, honte et fardeau des peuples modernes, si +inférieurs à cet égard aux nations antiques? Nous nous réservons le +monopole en Algérie; c'est fort bien. Mais qu'aurons-nous à répondre +aux colons, quand ils demanderont, par réciprocité, à exercer un +semblable monopole chez nous? Manquaient-ils déjà de raisons +spécieuses à faire valoir, et fallait-il leur en fournir +d'irrécusables? Le jour n'est pas éloigné où ils nous diront: Vous +nous forcez à acheter vos tissus; achetez donc nos laines; nos soies, +nos cotons. Vous ne voulez pas que vos produits rencontrent chez nous +de concurrence; éloignez donc la concurrence qui attend les nôtres sur +vos marchés. Ne sommes-nous pas Français? N'avons-nous pas autant de +droits que les planteurs des Antilles à une juste réciprocité? Nous +payons les capitaux à 10 pour 100; nous travaillons d'un bras et +combattons de l'autre: comment pourrions-nous lutter contre des +concurrences prospères et paisibles? Prohibez donc les cotons des +États-Unis, les soies d'Italie, les laines d'Espagne, si vous ne +voulez étouffer dans son berceau une colonie arrosée de tant de +sueurs, de tant de sang et de tant de larmes.—En vérité, j'ignore ce +que la métropole aura à répondre. Sans cette malencontreuse +ordonnance, nous aurions résisté à de telles exigences sans blesser la +justice ni l'équité.</p> + +<p>Vous êtes libres, dirions-nous aux colons, de porter ou de ne pas +porter vos capitaux en Afrique; c'est à vous de calculer les chances +relatives de leur placement au delà ou en deçà de la Méditerranée. +Libres d'acheter et de vendre selon vos convenances, vous êtes sans +droit pour réclamer de notre part l'aliénation d'une semblable +liberté.</p> + +<p>Aujourd'hui de telles paroles ne seraient que mensonge et dérision.</p> + +<p>Mais qu'ai-je besoin de prévoir l'avenir? Il est si vrai que <span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> +tout privilége métropolitain implique un privilége colonial +correspondant, que l'ordonnance à laquelle je fais allusion nous a +déjà engagés dans cette voie. Écoutons M. le ministre du commerce +(<i>Exposé des motifs de la loi des douanes</i>, page 37; séance du 26 mars +1844).</p> + +<p>«Pour nos produits, le régime de l'Algérie est la franchise entière de +toute taxe d'importation. Pour les marchandises étrangères, le tarif +était en général du quart du tarif métropolitain; il a été élevé au +tiers..... En outre, plusieurs produits fabriqués (étrangers)..... ont +reçu des taxes particulières propres à donner une impulsion nouvelle à +nos exportations.»</p> + +<p>Voilà pour le privilége de la métropole à l'égard de la colonie. Voici +maintenant pour le privilége de la colonie vis-à-vis de la métropole:</p> + +<p>«Pour imprimer à nos transactions commerciales, en Afrique, l'activité +qu'elles peuvent avoir, <i>il ne suffit pas d'y protéger nos produits, +il faut encore que la consommation française s'ouvre</i> aux principales +denrées que peuvent nous fournir et la colonisation européenne qui se +développe, et la population indigène <i>rangée sous nos lois</i>. Nous +avons dans ce but, par une autre ordonnance, dégrévé de moitié la +généralité des produits dont la culture et le commerce de l'Algérie +sont en mesure de pourvoir la métropole.</p> + +<p>Ainsi la première mesure que j'examine, quoiqu'en elle-même elle +puisse paraître de peu d'importance, a cependant une immense gravité; +car elle est la première pierre d'un édifice monstrueux qui, je le +crains, prépare à la France un long avenir de difficultés et +d'injustices.</p> + +<p>On a élevé les droits sur les fils et tissus de lin de provenance +anglaise. Ici c'est plus que de la protection, c'est de l'hostilité. +Quelle arme dangereuse que celle des <i>droits différentiels</i>! quelle +source de jalousies, de rancunes, de <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> représailles! quel +arsenal de notes diplomatiques! quel fardeau, quelle responsabilité +pour les ministres! Que dirions-nous si les Espagnols décrétaient que +les draps du monde entier seront reçus chez eux au droit de 25 pour +100, <i>excepté les draps français</i>, qui payeront 50 pour 100?</p> + +<p>Cette seconde mesure a donc, de même que la précédente, une haute +portée comme doctrine, comme symptôme, à cause du nouveau droit public +qu'elle introduit dans les relations internationales. Puisse-t-il +n'être pas fécond en tempêtes!</p> + +<p>Je ne reviendrai pas sur la lutte des deux sucres et sur la loi qui +leur a imposé une trêve éphémère plutôt qu'une paix durable. Je dirai +seulement que, puisqu'on trouvait que les prix du monopole étaient un +trop puissant excitant pour le sucre indigène, une chaude atmosphère +dans laquelle il se développait avec trop de rapidité, il y avait un +moyen simple de faire rentrer la jeune industrie dans le droit commun +et dans les conditions naturelles; c'était d'abolir ou du moins +d'amoindrir le monopole; c'est-à-dire de diminuer les droits sur les +sucres coloniaux et étrangers. Par là, on aurait satisfait les +colonies, étendu nos relations commerciales, favorisé la consommation +et par suite le placement des sucres rivaux; enfin, et par-dessus +tout, on aurait fait justice au public, que malheureusement on oublie +sans cesse dans ces sortes de questions, ou dont on ne se souvient que +pour en <i>disposer</i>, selon l'heureuse expression de M. de Saint-Cricq, +et <i>le réserver</i>, comme une proie, <i>aux producteurs</i>. Cette mesure +n'aurait pas froissé les fabricants de sucre de betterave plus que +celle qu'on a adoptée, et elle aurait eu l'avantage, comme tout ce qui +porte un caractère évident de justice et d'utilité générale, d'arrêter +la plainte sur les lèvres de ceux-là mêmes qu'elle aurait atteints. La +nouvelle industrie se serait tenue pour avertie que le public n'avait +pas d'engagement envers elle; <span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> et ayant en perspective le +régime de la liberté, elle aurait su du moins dans quelles conditions +elle devait vivre. C'eût été à elle à s'y renfermer, et il eût été +bien entendu que s'il lui convenait de s'étendre au delà, c'était à +ses périls et risques. L'État anéantissait ainsi toutes les +difficultés ultérieures. Au lieu de cela, on a mieux aimé maintenir le +monopole au sucre colonial et étouffer le sucre indigène sous le +fardeau des taxes<a id="footnotetag42" name="footnotetag42"></a><a href="#footnote42" title="Go to footnote 42"><span class="smaller">[42]</span></a>.</p> + +<p>Bien plus, le gouvernement français n'a pas craint de proposer +l'<i>interdiction absolue</i> de cette fabrication, principe monstrueux qui +renferme virtuellement la mort légale de toute liberté industrielle et +de tous les progrès de l'esprit humain. Je sais qu'on me dira que +l'abaissement des droits sur les sucres étrangers et coloniaux eût +laissé un vide au Trésor. J'en doute; mais, après tout, c'est +précisément ce que je veux prouver, savoir: qu'en France, on fait si +bon marché de la liberté du travail et de l'échange, qu'on la sacrifie +en toute rencontre et à la plus frivole considération.</p> + +<p>Voici maintenant qu'on propose d'augmenter les droits sur les +machines. Sans doute on trouve que notre industrie manufacturière n'a +pas assez de difficultés à vaincre, puisqu'on veut lui imposer des +machines coûteuses et imparfaites? «Mais, dit-on, on fait en France +des machines excellentes et à bon marché.» Alors, à quoi bon la +protection? Messieurs les industriels ont double face, comme Janus. +S'agit-il d'obtenir des médailles, des primes d'encouragement ou +simplement de recruter des actionnaires, oh! alors ils sont +magnifiques; ils ont poussé leurs procédés à un point de perfection +inespéré; il n'y a pas de rivalité possible, et ils auront chaque +année 100 pour 100 à donner à leurs bailleurs de fonds. Mais est-il +question de monopole, <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> de protection, ils se font petits, +malhabiles, inintelligents, toute concurrence les importune; et s'il +fallait en croire leur modestie, il y aurait plus de science dans le +petit doigt d'un ouvrier anglais que dans toutes les têtes du comité +Mimerel.</p> + +<p>Ce qui s'est passé à l'occasion des machines vaut la peine d'être +raconté. Il y a trois ans, un membre du Parlement anglais vint à Paris +pour négocier le traité de commerce. À cette époque, l'Angleterre +prélevait des droits élevés sur l'exportation des machines. Le +négociateur français vit là un obstacle au traité. On était d'accord +sur le reste: l'Angleterre recevait nos vins; nous admettions sa +poterie et sa coutellerie. «Mais, disait-on au député de la +Grande-Bretagne, la France manque de machines, surtout de métiers à +filer et à tisser le lin. Pour le coton, nous pourrions à la rigueur +nous suffire; mais pour le lin, il est indispensable que vous nous +laissiez arriver vos métiers francs de droits.» M. Bowring revint en +Angleterre. On réunit les filateurs de lin, et on leur demanda s'ils +renonceraient au monopole des machines anglaises. Ils y consentirent, +et la difficulté était levée, lorsque, comme on le sait, le traité +échoua devant la résistance des fabricants du Nord et par des +considérations politiques qu'il est inutile de rappeler.</p> + +<p>Qu'est-il arrivé cependant? La réforme commerciale de 1842 a balayé, +en Angleterre, les droits d'exportation sur les machines. Nous voilà, +sans condition, en possession de cet avantage que nous réclamions avec +tant d'insistance. Nos filatures de lin et de coton vont avoir enfin +des machines excellentes, franches de droit. Mais voici bien une autre +affaire. M. Cunin-Gridaine réclame un droit prohibitif sur ces +machines tant désirées, et, chose qui passe toute croyance, les +métiers à filer le coton, dont on pouvait se passer, ne payeront que +30 francs par 100 kilogrammes, et les métiers à filer le lin, dont on +était si envieux, auront à <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> supporter un droit de 50 francs! +Mais telle est la nature de la protection: elle laisse entrer ce dont +nous n'avons que faire et repousse ce dont nous avons le plus besoin.</p> + +<p>Je ne rappellerai ici la proposition faite par le ministre des +finances, d'élever les droits sur le sésame, que parce que le génie de +la protection, ou plutôt du monopole, s'y montre dans toute sa nudité. +C'est lui sans doute qui a inspiré les mesures que je viens +d'examiner, mais secrètement pour ainsi dire, en s'environnant de +prétextes, en mettant ses intérêts et ses vues derrière des questions +fiscales et coloniales. Mais quant au sésame, il n'y a pas moyen +d'invoquer le patriotisme, l'orgueil national, les besoins de la +navigation, la haine de l'étranger, etc., etc. Il faut bien avouer +franchement qu'on élève le droit uniquement <i>parce que le sésame rend +plus d'huile que le colza</i>. On avait cru que cette graine rendait 20 +pour 100 d'huile, et on l'avait soumise à un droit égal à 1. On +s'aperçoit que ce rendement est de 40 pour 100, et l'on élève le droit +à 2. Si plus tard une autre plante se présente qui donne 60 pour 100, +on portera le droit à 3 ou 4, et ainsi de suite, repoussant les +produits en proportion de ce qu'ils sont riches et précisément parce +qu'ils sont riches. C'est bien là le caractère de la protection dans +toute sa sincérité, débarrassée des prétextes, des sophismes, des faux +exposés sous lesquels elle se déguise quand elle le peut. Ici elle se +présente toute franche et toute nue. Ici le monopole ne prend pas des +voies tortueuses; il dit: L'étranger possède un végétal riche et +productif; c'est un bienfait de la nature qu'il veut partager avec mon +pays. Mais moi j'ai une plante relativement pauvre, inféconde, et je +veux forcer mon pays à s'en contenter. Le consommateur est une matière +inerte dont le gouvernement <i>dispose</i>; j'entends qu'il <i>le réserve</i> à +mes produits.—Et le gouvernement d'accéder à l'injonction.</p> + +<p>J'ai examiné la politique du gouvernement français, en <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> +matière de douanes et d'échanges internationaux, politique manifestée +par une foule de mesures restrictives; et comme, à ce que je crois, on +ne pourrait pas en citer une seule prise par lui dans un sens libéral, +je suis fondé à dire que <i>la France s'engage chaque année davantage +dans le régime de la protection</i>. C'est la première proposition que +j'avais à établir.</p> + +<p>Toutefois ce n'est point en vue de ces modifications rétrogrades que +j'énonce cette proposition, sous une forme aussi générale. Je ne suis +pas de ceux qui pensent qu'on peut conclure de quelques actes du +gouvernement à la persistance d'un système. Les gouvernements ne sont +pas toujours l'expression de l'opinion publique. Souvent même ces deux +puissances agissent momentanément en sens contraire; et comme nos +constitutions modernes ont pour objet de faire tôt ou tard triompher +l'opinion, je ne me hasarderais pas à dire, en vue de quelques +ordonnances restrictives, que la France tend à s'isoler des autres +nations, si je pouvais penser que l'opinion désapprouve ces mesures.</p> + +<p>Mais il n'en est pas ainsi. Loin que les mesures dont je viens de +parler aient été prises contrairement au vœu public, je suis porté +à croire qu'en les adoptant, l'administration a obéi, et peut-être +avec répugnance, à la toute-puissance de l'opinion; et puisque c'est à +elle surtout qu'appartient l'avenir, il doit m'être permis d'étudier +le rôle qu'elle joue dans la question qui nous occupe.</p> + +<p>Les économistes se plaisent à représenter le système prohibitif comme +un édifice antique, vermoulu, qui croule de toutes parts: «Soutenu, +disent-ils, par quelques intérêts privilégiés, il pèse sur les masses, +et il porte en lui-même tous les éléments d'une prochaine +destruction.» Ils ont raison sans doute d'attribuer de grandes et +générales souffrances à ce système; mais ils me semblent se faire +complétement illusion quand ils s'imaginent que ces souffrances sont +clairement aperçues par les masses et distinctement <span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> +rattachées à la cause qui les produit. Il n'est plus vrai de dire que +le monopole ne rallie à lui que quelques intérêts isolés; il est +devenu malheureusement le patrimoine de toutes les grandes industries, +et particulièrement de celles qui confèrent l'influence politique. +«Protéger, disait encore M. de Saint-Cricq, dans l'exposé des motifs +de la loi qui organisa et consolida définitivement le régime +prohibitif en France; protéger l'industrie agricole, toute l'industrie +agricole, l'industrie manufacturière, toute l'industrie +manufacturière, c'est le cri qui retentira toujours dans cette +Chambre.» On ne sait pourquoi le ministre oublie de parler de +l'industrie commerciale, puisque la navigation a aussi sa large part +de protection.</p> + +<p>Ainsi les agriculteurs, les propriétaires, les manufacturiers, les +capitalistes qui leur font des avances, les armateurs, les ouvriers +des fabriques, les fermiers et métayers, les marins, les classes les +plus influentes et les plus nombreuses ont été rattachées au régime +restrictif. Sans doute la protection, dont l'injustice est évidente +quand elle est le privilége de quelques-uns, devient illusoire quand +elle s'exerce <i>par tous sur tous</i>. Mais il arrive alors que, chacun +fermant les yeux sur les monopoles qu'il subit pour conserver celui +qu'il exerce, le système entier jette dans tous les esprits des +racines profondes.</p> + +<p>Sur quel fondement alléguerait-on que l'opinion publique est favorable +en France à la liberté du commerce, quand on ne pourrait pas citer +<i>une seule parole</i> prononcée dans l'une ou l'autre Chambre en faveur +de cette liberté, si ce n'est peut-être l'exclamation d'un député? De +toutes les parties de l'enceinte législative, on réclamait des +<i>représailles</i> contre le nouveau tarif des États-Unis: «Il n'est pas +bien certain, dit un député, que les représailles ne soient aussi +funestes à ceux qui s'en servent qu'à ceux contre qui on les dirige.» +Ce député était sans doute de l'opposition <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> dite <i>avancée</i>? +Point du tout: c'était M. Guizot.</p> + +<p>L'amour du monopole, le penchant à exploiter le public paraît être +enfoncé si avant dans nos mœurs, qu'il se montre là où on +s'attendrait le moins à le trouver. Les négociants, ne faisant de +profits que sur les échanges et les transports, devraient, ce semble, +être ennemis de tout ce qui tend à les restreindre. Eh bien, dans des +pétitions émanées de Bordeaux, du Havre, de Nantes, pétitions dirigées +contre les restrictions commerciales, après avoir fait parade des +doctrines les plus larges, ils ont trouvé le moyen de réclamer pour +eux un privilége, et sous une forme assurément peu déguisée. Ils +demandaient que, par une combinaison de tarifs, les produits lointains +fussent astreints à voyager <i>à l'état le plus grossier</i>, afin de +fournir plus d'aliment à la navigation. (V. pages <a href="#page240">240</a> et suiv.)</p> + +<p>Aux causes générales qui tendent à perpétuer chez nous l'esprit de +monopole, il faut en ajouter une particulière, qui agit avec tant +d'efficacité qu'elle mérite d'être dévoilée.</p> + +<p>Chez les peuples constitutionnels, la vraie mission de l'opposition +est de propager, de populariser les idées progressives, de les faire +pénétrer d'abord dans les intelligences, ensuite dans les mœurs, et +enfin dans les lois. Ce n'est point là proprement l'œuvre du +pouvoir. Celui-ci résiste au contraire; il ne concède que ce qu'on lui +arrache, il ne trouve jamais assez longue la quarantaine qu'il fait +subir aux <i>innovations</i>, afin d'être assuré qu'elles sont des +<i>améliorations</i>. Or, il est malheureusement entré dans les +combinaisons des chefs de l'opposition de déserter les idées +libérales, en matière de relations internationales, en sorte qu'on ne +voit plus par quel côté pourrait nous arriver la liberté du commerce.</p> + +<p>Cet état des choses politiques étant donné, il est aisé d'imaginer +tout le parti qu'ont dû en tirer les industries privilégiées. Elles +n'ont plus perdu leur temps à systématiser <span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> le monopole, à +opposer <i>la théorie de la restriction à la théorie de l'échange</i>. Non, +le privilége a compris ce qui pouvait prolonger son existence; il a +compris que, pour prévenir tout traité de commerce, toute union +douanière, pour continuer à puiser paisiblement dans les poches du +public, il fallait <i>irriter</i> les peuples les uns contre les autres, +empêcher toute fusion, tout rapprochement, les tenir séparés par des +difficultés politiques, et rendre une conflagration générale toujours +imminente. Dès lors, au moyen de ses comités, de ses cotisations, il a +porté toutes ses forces, toute son activité, toute son influence du +côté <i>des haines nationales</i>. Il a soudoyé le journalisme parisien, +lui créant ainsi un intérêt pécuniaire, outre l'intérêt de parti, à +envenimer les questions extérieures; et l'on peut dire que cette +monstrueuse alliance a détourné notre pays des voies de la +civilisation.</p> + +<p>Au milieu de ces circonstances la presse départementale, la presse +méridionale surtout, eût pu rendre de grands services; mais soit +qu'elle n'ait pas aperçu le mobile de ces machiavéliques intrigues, +soit que tout cède en France à la crainte de <i>paraître</i> faiblir devant +l'étranger, toujours est-il qu'elle a niaisement uni sa voix à celle +des journaux stipendiés; et aujourd'hui le privilége peut se croiser +les bras en voyant les hommes du Midi, hommes spoliés et exploités, +faire son œuvre comme il eût pu la faire lui-même, et consacrer +toutes les ressources de leur intelligence, toute l'énergie de leurs +sentiments à consolider les entraves, à perpétuer les extorsions qu'il +lui plaît de nous infliger.</p> + +<p>Cette faiblesse a porté ses fruits. Pour repousser les accusations +dont il est accablé, le gouvernement n'avait qu'une chose à faire, et +il l'a faite. Il a sacrifié une portion du pays.</p> + +<p>Qu'on se rappelle le fameux discours de M. Guizot (29 février 1844). +M. le ministre lui-même oserait-il dire qu'il y a injustice à le +paraphraser ainsi:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> «Vous dites que je soumets ma politique à la politique +anglaise; mais voyez mes actes.</p> + +<p>«Il était juste de rendre aux Français <i>le droit d'échanger</i> confisqué +par quelques privilégiés; j'ai voulu entrer dans cette voie par des +traités de commerce. Mais on a crié: <i>À la trahison!</i> et j'ai rompu +les négociations.</p> + +<p>«S'il faut que les Français achètent au dehors des fils et tissus de +lin, je pensais qu'il valait mieux pour eux en obtenir <i>plus que +moins</i>, pour un prix donné. Mais on a crié: <i>À la trahison!</i> et j'ai +établi des droits différentiels.</p> + +<p>«Il était de l'intérêt de notre jeune colonie africaine d'être +pourvue, à bas prix, de toutes choses, afin de croître et prospérer. +Mais on a crié: <i>À la trahison!</i> et j'ai livré l'Algérie au monopole.</p> + +<p>«L'Espagne aspirait à secouer le joug d'une de ses provinces; c'était +son intérêt, c'était le nôtre, mais c'était aussi celui des Anglais. +On a crié: <i>À la trahison!</i> et pour étouffer ce cri importun, <i>j'ai +maintenu ce que l'Angleterre voulait renverser</i>, à savoir +l'exploitation de l'Espagne par la Catalogne.»</p> + +<p>Voilà donc où nous en sommes. La machine de guerre de tous les partis, +c'est <i>la haine de l'étranger</i>. À gauche, à droite, on s'en sert pour +battre en brèche le ministère; au centre, on fait pis, on la traduit +en actes pour faire preuve d'indépendance, et le monopole arrive à +toutes ses fins avec ce seul mot: <i>À la trahison!</i></p> + +<p>Où tout cela nous mènera-t-il? je l'ignore. Mais je crois que ce jeu +des partis recèle des dangers, et je m'explique pourquoi le général +Cubière demandait que l'armée fût portée à 500,000 hommes; pourquoi +l'opinion alarmée réclame une puissante marine; pourquoi la France +fortifie la capitale et paye 1 milliard et demi d'impôts.</p> + +<p>§ II.—Pendant que ces choses se passent en France, examinons les +tendances de l'économie politique anglaise, <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> manifestées +d'abord par les actes législatifs, ensuite par les exigences de +l'opinion.</p> + +<p>On sait que, par son fameux acte de navigation, l'Angleterre entra +dans les voies du monopole que lui avaient frayées les républiques +italiennes et Charles-Quint. Mais tandis que cette politique égoïste +et imprévoyante avait produit en Espagne et en Italie de si +déplorables résultats, elle n'empêcha pas la Grande-Bretagne de +s'élever à cette haute prospérité, qui a tant contribué à populariser +en Europe le système auquel on s'est empressé de l'attribuer. Ce n'est +que de nos jours, que l'Angleterre commence à comprendre qu'elle s'est +enrichie non <i>par</i> les prohibitions, mais <i>malgré</i> les prohibitions. +C'est de l'administration de M. Huskisson que date cette halte dans la +politique de restriction.</p> + +<p>Ce grand ministre, malgré le désavantage de lutter contre une opinion +publique encore incertaine, voulut inaugurer la politique libérale par +des résolutions décisives. Il s'attaqua aux monopoles des fabricants +de soieries, des brasseurs, des producteurs de laines, et enfin au +plus populaire, je dirai même au plus national de tous les monopoles, +celui de la navigation. L'altération qu'il fit subir à l'acte de +Cromwell fut si sérieuse et si profonde, qu'elle a amené ce fait que +je trouve dans un journal anglais du 18 mai 1844: «Du 10 avril au 9 +mai, il est entré à Newcastle soixante-quatre bâtiments chargés de +grains, dont soixante-un sont étrangers.»</p> + +<p>On conçoit sans peine quelle lutte M. Huskisson eut à soutenir pour +faire passer une réforme si dangereuse pour cette <i>suprématie navale</i>, +si chère aux Anglais. <i>L'empire des mers!</i> tel était le cri de +ralliement de ses adversaires, auquel il répondit par ces nobles +paroles, que je ne puis m'empêcher de rappeler ici, parce qu'elles +signalent l'heureuse incompatibilité qui existe entre la liberté +commerciale et ces jalousies nationales, triste cortége du régime +<span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> protecteur: «J'espère bien que je ne ferai plus partie des +conseils de l'Angleterre, quand il y sera établi en principe qu'il y a +une règle d'indépendance et de souveraineté pour le fort et une autre +pour le faible, et lorsque l'Angleterre, abusant de sa supériorité +navale, exigera pour elle soit dans la paix, soit dans la guerre, des +droits maritimes qu'elle méconnaîtra pour les autres, dans les mêmes +circonstances. De pareilles prétentions amèneraient la coalition de +tous les peuples du monde pour les renverser.»</p> + +<p>On n'a pas oublié la crise industrielle, commerciale et financière qui +désola l'Angleterre, vers la fin de l'administration de lord John +Russell. Au milieu d'une détresse générale, en face des guerres de la +Chine et de l'Afghanistan, en présence du déficit, il semble que le +moment était mal choisi pour développer la grande réforme douanière et +coloniale essayée par Huskisson. C'est pourtant dans ces circonstances +que le cabinet whig présenta un projet qui n'allait à rien moins qu'à +détruire presque entièrement le régime de la protection et à révoquer +le contrat de <i>monopole réciproque</i> qui lie l'Angleterre à ses +colonies. C'est une chose étrange, pour une oreille française, qu'un +langage ministériel semblable à celui que tenaient alors les chefs de +l'administration britannique. «Les taxes n'emplissent plus le trésor, +disaient-ils; il faut se hâter <i>de les diminuer</i>, afin que le peuple +vive mieux, ait plus de travail, consomme davantage et prépare ainsi, +pour l'avenir, un aliment au revenu public. Laissons entrer le +froment, le sucre, le café, à des droits modérés. Débarrassons-nous du +monopole qu'exercent sur nous nos colonies, à la charge par nous de +renoncer à celui que nous exerçons sur elles. Par là nous les +appellerons à l'indépendance, à la prospérité; et délivrés des +dépenses et des dangers qu'elles entraînent, nous n'aurons avec elles +et avec le monde que des relations libres et volontaires.»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> Il est vrai de dire que cette foi entière dans la solidité +des doctrines sociales, cette adhésion sans réserve à ce grand +principe: <i>Il n'y a d'utile que ce qui est juste</i>, en un mot, cette +politique audacieuse des whigs, rencontra une opposition énergique +dans l'aristocratie, les fermiers et les planteurs des Antilles; et +l'on doit même avouer que cette opposition eut l'assentiment de +l'opinion publique, puisqu'un appel au corps électoral eut pour +résultat la chute du ministère Melbourne. Mais n'est-ce rien, au moins +comme fait symptomatique, que cette tentative d'un parti influent, +d'un parti toujours prêt à s'emparer du timon de l'État, que cet +effort pour faire entrer immédiatement dans la pratique des affaires +ces grands principes sociaux que nous devions croire relégués, pour +longtemps encore, dans les écrits des publicistes et dans la poudre +des bibliothèques? Et faut-il s'étonner si cette tentative radicale a +échoué, sur la terre natale du monopole, dans ce pays où les +priviléges aristocratiques, économiques, politiques, religieux, +coloniaux sont si puissants et si étroitement unis?</p> + +<p>Mais enfin, voilà la liberté condamnée; voilà le privilége au pouvoir, +dans la personne de sir Robert Peel, porté et soutenu par une majorité +compacte de vieux torys. Voyons, étudions les doctrines, les actes de +ce nouveau cabinet, qui a reçu mission expresse de maintenir intact +l'édifice du monopole.</p> + +<p>Son premier empressement est de proclamer son adhésion aux doctrines +de la liberté commerciale. «Il faut arriver, dit sir Robert, à ce que +tout Anglais puisse librement acheter et vendre partout où il pourra +le faire avec le plus d'avantage.» Son collègue, sir James Graham, en +citant ces paroles, devenues proverbiales en Angleterre, les +caractérise ainsi: «C'est la politique du sens commun.»</p> + +<p>Il ne faut pas croire que sir Robert, en ajournant la réalisation de +la doctrine libérale, s'abrite, comme on devrait <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> s'y +attendre, derrière ce prétexte si spécieux et si répandu: le défaut de +réciprocité de la part des autres nations. Non, il a dit encore: +«Réglons nos tarifs selon nos intérêts, qui consistent à mettre les +produits du monde à la portée de nos consommateurs; et si les autres +peuples veulent payer cher ce que nous pourrions leur donner à bon +marché, libre à eux!»</p> + +<p>Comparons maintenant les actes à ces déclarations de principes, et si +nous trouvons que la pratique n'est pas à la hauteur de la théorie, +nous reconnaîtrons du moins que ces actes ont une signification à +laquelle on ne saurait se méprendre, si l'on ne perd pas de vue que le +ministère anglais agit au milieu d'immenses difficultés financières et +sous l'influence du parti qui l'a porté au pouvoir.</p> + +<p>La première mesure que prit sir Robert Peel, ce fut de faire un appel +aux riches pour combler le déficit. Il soumit à une taxe de 3 pour 100 +tout revenu dépassant 150 liv. sterl. (fr. 3,250), quelle qu'en fût la +source, terres, industries, rentes sur l'État, traitements, etc. Cette +taxe doit durer trois ou cinq ans.</p> + +<p>Au moyen de cette taxe sur le revenu (<i>income-tax</i>), sir Robert Peel +espérait non-seulement combler le déficit annuel, mais encore avoir, +après chaque exercice, un excédant disponible.</p> + +<p>À quoi fallait-il consacrer cet excédant? Évidemment à quelque mesure +propre à relever les impôts ordinaires, de manière à pouvoir se +passer, après trois ou cinq ans, de l'<i>income-tax</i>.</p> + +<p>Je ne sais ce qu'on aurait imaginé, de ce côté-ci du détroit, en +semblable conjoncture; quoi qu'il en soit, le cabinet tory proposa +d'abaisser le tarif des douanes de manière à produire, dans les +revenus déjà en déficit, un nouveau vide égal à cet excédant attendu +de l'<i>income-tax</i>. Il espérait qu'au bout des trois ou cinq années, +cet allégement des <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span> droits favorisant la consommation, et par +là le revenu public, l'équilibre des finances serait rétabli.</p> + +<p>Faire monter les recettes par un dégrèvement de taxes, c'est, il faut +l'avouer, un procédé hardi et encore inconnu chez un grand nombre de +peuples.</p> + +<p>Au reste, il est peut-être bon de remarquer ici que sir Robert Peel +n'avait pas le mérite de l'invention. C'est une politique qui a été +constamment suivie, depuis la paix, soit par les whigs, soit par les +torys, que de chercher dans la diminution des taxes des ressources +pour le trésor. Seulement, ce que les précédents cabinets avaient fait +pour les taxes intérieures (et je citerai entre autres la réforme +postale), sir Robert l'a appliqué aux droits de douane. Par là, il a +introduit un germe de mort au cœur du régime prohibitif.</p> + +<p>M. Dussard a déjà fait connaître dans ce journal les réductions +opérées à cette époque sur les tarifs anglais. Je rappellerai ici les +principales.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span> Voici comment fut modifiée l'échelle progressive (<i>sliding +scale</i>) des droits sur les céréales:</p> + +<table border="1" cellpadding="2" style="table-layout: auto;" summary="Échelle progressive."> +<tr> +<td colspan="2" rowspan="2" class="tb_center">DÉNOMINATIONS.</td> +<td colspan="6" class="tb_center">DROITS ANCIENS.</td> +<td colspan="6" class="tb_center">DROITS NOUVEAUX.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="3" class="tb_center">D'ORIGINE<br> étrangère.</td> +<td colspan="3" class="tb_center">des<br> COLONIES.</td> +<td colspan="3" class="tb_center">D'ORIGINE<br> étrangère.</td> +<td colspan="3" class="tb_center">des<br> COLONIES.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot"> </td> +<td colspan="3" class="tb_bot"> </td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">liv.</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">sch.</td> +<td class="tb_center tb_bot">d.</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">liv.</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">sch.</td> +<td class="tb_center tb_bot">d.</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">liv.</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">sch.</td> +<td class="tb_center tb_bot">d.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Bœufs</td> +<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">Prohibé.</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">10</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Veaux</td> +<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">—</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">10</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">5</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Moutons</td> +<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">—</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot">6</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Cochons</td> +<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">—</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">5</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td> +<td class="tb_center tb_bot">6</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_borright">Viande de bœuf</td> +<td class="tb_bot">le quintal</td> +<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">—</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_borright">Viande de porc</td> +<td class="tb_bot">le quintal</td> +<td colspan="3" class="tb_center tb_bot">—</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_borright">Bière</td> +<td class="tb_bot">32 litres</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3 liv.</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6 sch.</td> +<td class="tb_center tb_bot">" d.</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Bœuf salé</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">12</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Farine</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">6</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">3</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Huile d'olives</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Huile de baleine</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">26</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">12</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Bois de construction</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">10</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">5</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">1</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_borright">Cuirs</td> +<td class="tb_bot">le quintal</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td> +<td class="tb_center tb_bot">8</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_borright">Souliers de femmes</td> +<td class="tb_bot">la douzaine</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">18</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Bottes</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">2</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">14</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">5</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">12</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Souliers d'hommes</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">12</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Gants, réduction 50 p. 100</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_borright">Goudron</td> +<td class="tb_bot">12 barils</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">15</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Térébenthine</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">4</td> +<td class="tb_center tb_bot">4</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">6</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2" class="tb_bot">Café</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot">3</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">6</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">8</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">4</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_bot tb_borright">Suif</td> +<td class="tb_bot">le quintal</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td> +<td class="tb_center tb_bot">2</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_bot">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">3</td> +<td class="tb_center tb_bot">2</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_bot">3</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_borright">Riz</td> +<td>3 hectolitres</td> +<td class="tb_center tb_borright">1</td> +<td class="tb_center tb_borright">"</td> +<td class="tb_center">"</td> +<td class="tb_center tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_borright">"</td> +<td class="tb_center">"</td> +<td class="tb_center tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_borright">3</td> +<td class="tb_center">"</td> +<td class="tb_center tb_borright">"</td> +<td class="tb_center tb_borright">"</td> +<td class="tb_center">1</td> +</tr> +</table> + +<span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> +<table border="1" cellpadding="3" style="table-layout: auto;" summary="Échelle."> +<tr> +<td class="tb_center">PRIX DU<br> FROMENT.</td> +<td class="tb_center">NOUVELLE<br> ÉCHELLE.</td> +<td class="tb_center">ANCIENNE<br> ÉCHELLE.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">sch. le quarter.</td> +<td class="tb_right tb_bot">sch.</td> +<td class="tb_right tb_bot">sch. d.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">73</td> +<td class="tb_right tb_bot">1</td> +<td class="tb_right tb_bot">1 "</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">72</td> +<td class="tb_right tb_bot">2</td> +<td class="tb_right tb_bot">2 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">71</td> +<td class="tb_right tb_bot">3</td> +<td class="tb_right tb_bot">6 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">70</td> +<td class="tb_right tb_bot">4</td> +<td class="tb_right tb_bot">10 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">69</td> +<td class="tb_right tb_bot">5</td> +<td class="tb_right tb_bot">13 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">68</td> +<td rowspan="3" class="tb_right tb_bot">6</td> +<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">16 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">67</td> +<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">18 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">66</td> +<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">20 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">65</td> +<td class="tb_right tb_bot">7</td> +<td class="tb_right tb_bot">21 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">64</td> +<td class="tb_right tb_bot">8</td> +<td class="tb_right tb_bot">22 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">63</td> +<td class="tb_right tb_bot">9</td> +<td class="tb_right tb_bot">23 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">62</td> +<td class="tb_right tb_bot">10</td> +<td class="tb_right tb_bot">24 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">61</td> +<td class="tb_right tb_bot">11</td> +<td class="tb_right tb_bot">25 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">60</td> +<td class="tb_right tb_bot">12</td> +<td class="tb_right tb_bot">26 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">59</td> +<td class="tb_right tb_bot">13</td> +<td class="tb_right tb_bot">27 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">58</td> +<td class="tb_right tb_bot">14</td> +<td class="tb_right tb_bot">28 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">57</td> +<td class="tb_right tb_bot">15</td> +<td class="tb_right tb_bot">29 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">56</td> +<td class="tb_right tb_bot">16</td> +<td class="tb_right tb_bot">30 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">55</td> +<td class="tb_right tb_bot">17</td> +<td class="tb_right tb_bot">31 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">54</td> +<td rowspan="2" class="tb_right tb_bot">18</td> +<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">32 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot tb_borrightdot">53</td> +<td class="tb_right tb_bot tb_borleftdot">33 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right tb_bot">52</td> +<td class="tb_right tb_bot">19</td> +<td class="tb_right tb_bot">34 8</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_right">51</td> +<td class="tb_right">20</td> +<td class="tb_right">35 8</td> +</tr> +</table> + +<p>Le ministère Peel ne s'est pas arrêté dans cette voie.</p> + +<p>Dans la séance du 1<sup>er</sup> mai 1844, le chancelier de l'Échiquier a +annoncé que le but immédiat qu'on s'était proposé, celui de rétablir +l'équilibre des finances, avait été atteint. Les recettes du dernier +exercice ont dépassé les prévisions; les dépenses, au contraire, sont +demeurées au-dessous, en sorte que l'administration peut disposer d'un +boni de 2,370,600 liv. sterl.</p> + +<p>En conséquence il propose:</p> + +<p>1<sup>o</sup> D'abolir intégralement les droits sur les laines étrangères;</p> + +<p>2<sup>o</sup> D'abolir intégralement les droits sur les vinaigres;</p> + +<p>3<sup>o</sup> De réduire les droits sur les cafés étrangers de 8 à 6 d., le +droit sur le café colonial restant à 4 d.—La <i>protection</i> tombe +ainsi de 2 d.;</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span> 4<sup>o</sup> De réduire les droits sur les sucres étrangers +provenant du travail libre (<i>foreign free-grown sugar</i>) de 63 à 34 +sch. le quintal, le droit sur le sucre colonial restant à 24 sch.—La +prime en faveur des colonies, ou la protection, tombe ainsi de 39 à 10 +sch., ou des trois quarts;</p> + +<p>5<sup>o</sup> D'abaisser les droits sur plusieurs autres articles, verrerie, +raisins de Corinthe, et les taxes sur les primes d'assurances +maritimes. Ces diverses réductions doivent laisser un déficit au +trésor de 400,000 liv. sterl., et réduire par conséquent le boni de +2,400,000 liv. sterl. à 2 millions.</p> + +<p>Si l'on ajoute à cela la réforme de la Banque et la conversion des +rentes, on reconnaîtra que la présente session du Parlement n'a pas +été tout à fait perdue pour l'avenir économique de la Grande-Bretagne, +même sous l'administration qui n'est arrivée au pouvoir que pour +modérer l'esprit de réforme.</p> + +<p>Et si l'on veut bien se rappeler que, contrairement à tous les +précédents, les vainqueurs de la Chine et du Scind n'ont stipulé pour +eux, dans ces pays, aucun avantage commercial qui ne s'étende à toutes +les nations du monde, il faudra bien convenir que la doctrine de la +liberté des échanges a dû faire des progrès en Angleterre pour amener +de tels résultats.</p> + +<p>On est surpris, il est vrai, que le gouvernement anglais pouvant +disposer d'un excédant de recettes de 2,400,000 liv. sterl., il +n'accorde des modérations de droits que jusqu'à concurrence de 400,000 +liv. sterl. Voici comment M. Goulburn s'exprime à ce sujet:</p> + +<p>«Je n'hésite pas à dire que, dans le moment actuel, je ne suis pas +encore fixé sur les résultats de la réduction de droits opérée en +1842. Il est hors de doute que lorsque l'on considère la liste des +articles et la consommation croissante, qui s'est manifestée sur +presque tous, on est fondé à concevoir les plus grandes espérances. +Sur les trente-trois principaux <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> articles qui ont été réduits, +il n'y en a que cinq dont la consommation a diminué. Sur tous les +autres, il y a eu une augmentation plus ou moins prononcée. J'espère +donc dans l'issue de cette expérience; mais la Chambre ne doit pas +perdre de vue que la nécessité de donner aux approvisionnements le +temps de s'écouler n'a permis au nouveau tarif d'entrer en plein +exercice que vers le milieu de l'année dernière. L'expérience n'est +donc pas complète, et je ne saurais prendre sur moi, d'après un essai +d'aussi courte durée, de préjuger les vues du Parlement dans le cours +de la prochaine session, surtout alors que la taxe sur le revenu +(<i>income-tax</i>) devra être prise en considération. Dans de telles +circonstances, je pense qu'il sera évident pour tous que j'aurais agi +d'une manière inconsidérée et même déloyale, si j'avais engagé la +Chambre à voter, dès aujourd'hui, de plus fortes réductions, qui +n'auraient eu d'autre résultat que de l'empêcher d'agir, l'année +prochaine, en parfaite connaissance de cause.»</p> + +<p>Ainsi le cabinet réserve 2 millions sterling, sur l'excédant de revenu +déjà réalisé, pour les réunir à l'excédant prévu du présent exercice, +afin de pouvoir, dès la prochaine session, soit supprimer +l'<i>income-tax</i>, soit marcher résolument dans la carrière de la réforme +commerciale. Je dois ajouter que c'est l'opinion générale, en +Angleterre, que le ministre usera de la faculté qui lui a été accordée +de prélever l'<i>income-tax</i> pendant cinq ans au lieu de trois, et qu'il +mettra ce délai à profit pour achever, autant du moins que cela entre +dans ses vues, l'œuvre qu'il a entreprise.</p> + +<p>De l'examen que je viens de faire de la politique suivie en +Angleterre, depuis Huskisson jusqu'à ce moment, et de l'espèce +d'engagement contracté le 1<sup>er</sup> mai dernier par le chancelier de +l'Échiquier, je crois qu'on peut conclure que le Royaume-Uni <i>s'avance +d'année en année vers le régime de la liberté</i>. C'est la seconde +proposition que j'avais à établir; <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> mais afin qu'on ne soit +pas porté à s'exagérer la libéralité de l'œuvre des torys, non plus +qu'à en méconnaître l'importance, je crois devoir faire suivre cet +exposé de quelques réflexions.</p> + +<p>Quelle différence caractérise la politique de Peel et celle de +Russell? Comment le ministère whig est-il tombé pour avoir proposé une +réforme qu'accomplissent ceux qui l'ont renversé? C'est une question +qui se présentera naturellement à l'esprit, dans l'état d'ignorance où +la presse tient systématiquement le public français sur les affaires +de l'Angleterre.</p> + +<p>Le plan adopté par sir R. Peel répond à deux pensées: la première, +c'est de relever le revenu public par l'accroissement de la +consommation; la seconde, de ménager, autant que possible, les +intérêts aristocratiques et coloniaux. Soulager les masses, dans la +mesure nécessaire pour rétablir l'équilibre des finances, n'abandonner +du monopole que ce qui est indispensable pour atteindre ce but; telle +est la tâche que le ministère accomplit du consentement des torys. On +conçoit que la situation de la Grande-Bretagne commandait si +impérieusement de mettre un terme au déficit annuel du budget, que les +torys eux-mêmes se soient vus forcés de laisser entamer le monopole.</p> + +<p>Mais naturellement ils ont exigé du ministère qu'il en retînt tout ce +qu'il est possible d'en retenir. Aussi sir R. Peel n'a pas songé à +établir l'<i>impôt foncier</i>; et il n'a touché que d'une manière +illusoire à la protection dont jouissent les céréales, c'est-à-dire +les seigneurs terriens.</p> + +<p>Quant aux colonies, la protection leur est continuée et semble même +leur promettre un nouvel avenir. Il est vrai que le <i>nivellement</i> tend +à s'établir pour le sucre, le café et ce qu'on nomme les denrées +tropicales; il est vrai encore que les droits ont été abaissés sur une +foule d'objets de provenance étrangère et dans une forte proportion; +mais ils <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span> ont été abaissés, pour les objets similaires +provenant des colonies, dans une proportion encore plus forte, en +sorte que la protection subsiste toujours en principe et en fait. Un +exemple fera comprendre ce mécanisme.</p> + +<table border="0" cellpadding="2" style="table-layout: auto;" summary="Bois."> +<tr> +<td class="tb_center" colspan="6">BOIS DE CONSTRUCTION</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_center" colspan="2">Du Canada.</td> +<td class="tb_center" colspan="2">De la Baltique.</td> +<td class="tb_center">Proportion.</td> +</tr> +<tr> +<td>Tarif ancien.</td> +<td class="tb_right">10</td> +<td>sch.</td> +<td class="tb_right">55</td> +<td>sch.</td> +<td class="tb_center">1 contre 5-½.</td> +</tr> +<tr> +<td>Tarif Russell.</td> +<td class="tb_right">20</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">50</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">1 contre 2-½.</td> +</tr> +<tr> +<td>Tarif Peel.</td> +<td class="tb_right">1</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">25</td> +<td> </td> +<td class="tb_center">1 contre 25.</td> +</tr> +</table> + +<p>Ainsi, quoique le bois de la Baltique ait subi une réduction plus +forte même que celle que proposait lord John Russell, cependant la +protection en faveur du Canada n'en est pas altérée; bien au +contraire, car sir Robert a en même temps dégrévé le bois colonial, +tandis que lord Russell voulait l'élever. Cet exemple montre +clairement par quel artifice le cabinet tory a su concilier l'intérêt +du consommateur et celui des colons.</p> + +<p>Il suit de là que sir Robert Peel est en mesure de refuser aux +colonies la liberté du commerce. «Nous vous conservons la protection, +leur dit-il, par d'autres chiffres, mais d'une manière tout aussi +efficace.» Les whigs, au contraire, entraient dans la voie de +l'affranchissement. Ils disaient aux colonies: «Le Royaume-Uni cesse +d'être votre acheteur forcé, mais aussi il ne prétend plus être votre +vendeur exclusif; que chacun de nous se pourvoie selon ses intérêts et +ses convenances.» Il est clair que c'était la rupture du contrat +social. La métropole devenait libre de recevoir du bois, du sucre, du +café d'ailleurs que des colonies; les colonies devenaient libres de +recevoir de la farine, des draps, des toiles, du papier, des soieries +d'ailleurs que de l'Angleterre.</p> + +<p>Le projet des whigs renfermait donc une pensée grande, féconde, +humanitaire, qu'on regrette de ne pas retrouver, du moins au même +degré, dans la réforme exécutée par <span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> les torys, d'autant que +sir Robert Peel avait fait pressentir qu'il s'emparait de cette +pensée, quand il avait placé son système sous le patronage de ces +mémorables paroles: «Il faut arriver à ce que tout Anglais soit libre +d'acheter et de vendre au marché le plus avantageux!» «<i>Every +Englishman must be allowed to buy in the cheapest market, and to sell +in the dearest.</i>» (<i>Speech on the tariff</i>, 10 mai 1842.) Principe dont +il s'écarte, puisqu'il oblige les Anglais et leurs colons d'acheter et +de vendre dans des marchés <i>forcés</i>.</p> + +<p>Telle est la différence qui signale les deux réformes que nous +comparons; mais quoique celle des torys soit moins radicale et sociale +que celle des whigs, il est pourtant certain qu'elle procède +constamment <i>par voie de dégrèvement</i>, et c'en est assez pour +justifier la proposition que j'avais à établir.</p> + +<p>Quand j'ai parlé de la France, j'ai dit que ce n'est pas par quelques +actes du gouvernement, mais par les exigences de l'opinion publique +qu'il fallait surtout apprécier les tendances des peuples et l'avenir +qu'ils se préparent. Or, en matière de douanes, de l'autre côté comme +de ce côté du détroit, il est facile de voir que l'initiative +ministérielle est forcée par la puissance de l'opinion. Ici, elle +réclame des protections, et le pouvoir rend des ordonnances +restrictives. Là, elle demande la liberté, et le pouvoir opère les +réformes du 26 juin 1842 et du 1<sup>er</sup> mai 1844; mais il s'en faut bien +que ces mesures incomplètes satisfassent le vœu public, et comme il +y a en France des comités manufacturiers qui tiennent les ministres +sous leur joug, il y a en Angleterre des associations qui entraînent +l'administration dans la voie de la liberté. Les manœuvres secrètes +et corruptrices de comités, organisés pour le triomphe d'intérêts +particuliers, ne peuvent nous donner aucune idée de l'action franche +et loyale qu'exerce en Angleterre l'<i>association pour <span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> la +liberté du commerce</i><a id="footnotetag43" name="footnotetag43"></a><a href="#footnote43" title="Go to footnote 43"><span class="smaller">[43]</span></a>, cette association puissante qui dispose d'un +budget de 3 millions, qui, par la presse et la parole, fait pénétrer +dans toutes les classes de la communauté les connaissances +économiques, qui ne laisse ignorer à personne le mal ni le remède, et +qui néanmoins paralyse entre les mains des opprimés toute arme que +n'autorisent pas l'humanité et la religion.—Je n'entrerai pas ici +dans des détails sur cette association dont la presse parisienne nous +a à peine révélé l'existence. Je me contenterai de dire que son but +est l'abolition complète, immédiate de tous les monopoles, «de toute +protection en faveur de la propriété, de l'agriculture, des +manufactures, du commerce et de la navigation, en un mot, la liberté +illimitée des échanges, en tant que cela dépend de la législation +anglaise et sans avoir égard à la législation des autres +peuples!»—Pour faire connaître l'esprit qui l'anime, je traduirai un +passage d'un discours prononcé à la séance du 20 mai dernier par M. +George Thompson.</p> + +<p>«C'est un beau spectacle que de voir une grande nation presque unanime +poursuivant un but tel que celui que nous avons en vue, par des moyens +aussi parfaitement conformes à la justice universelle que ceux +qu'emploie l'<i>Association</i>. En 1826, le secrétaire d'État, qui occupe +aujourd'hui le ministère de l'intérieur, fit un livre pour persuader +aux monopoleurs de renoncer à leurs priviléges; et il les avertissait +que s'ils ne s'empressaient de céder et de sacrifier leurs intérêts +privés à la cause des masses, le temps viendrait où, dans ce pays, +comme dans un pays voisin, le peuple se lèverait dans sa force et dans +sa majesté, et balayerait, de dessus le sol de la patrie, et leurs +honneurs et leurs titres, <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> et leurs distinctions, et leurs +richesses mal acquises. Qu'est-ce qui a détourné, qu'est-ce qui +détourne encore cette catastrophe dont l'idée seule fait reculer +d'horreur? qu'est-ce qui en préservera notre pays, quelque longue que +soit la lutte actuelle? C'est l'<i>intervention de l'Association pour la +liberté du commerce</i>, avec son action purement morale, intellectuelle +et pacifique, rassemblant autour d'elle et accueillant dans son sein +les hommes de la moralité la plus pure, non moins attachés aux +principes du christianisme qu'à ceux de la liberté, et décidés à ne +poursuivre leur but, quelque glorieux qu'il soit, que par des moyens +dont la droiture soit en harmonie avec la cause qu'ils ont embrassée. +Si l'ignorance, l'avarice et l'orgueil se sont unis pour retarder le +triomphe de cette cause sacrée, une chose du moins a lieu de nous +consoler et de soutenir notre courage, c'est que chaque heure de +retard est employée par dix mille de nos associés à répandre les +connaissances les plus utiles dans toutes les classes de la +communauté. Je ne sais vraiment pas, s'il était possible de supputer +le bien qui résulte de l'<i>agitation</i> actuelle, je ne sais pas, dis-je, +s'il ne présenterait pas une ample compensation au mal que peuvent +produire, dans le même espace de temps, les lois qu'elle a pour objet +de combattre.—Le peuple a été éclairé, la science et la moralité ont +pénétré dans la multitude; et si le monopole a empiré la condition +physique des hommes, l'association a élevé leur esprit et donné de la +vigueur à leur intelligence: Il semble qu'après tant d'années de +discussion, les faits et les arguments doivent être épuisés. Cependant +nos auditeurs sont toujours plus nombreux, nos orateurs plus féconds, +et tous les jours ils exposent les principes les plus abstraits de la +science sous les formes les plus variées et les plus attrayantes. Quel +homme, attiré dans ces meetings par la curiosité, n'en sort pas +meilleur et plus éclairé? Quel immense bienfait pour le pays que +cette <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span> association! Pour moi, je suis le premier à reconnaître +tout ce que je lui dois, et je suppose qu'il n'est personne qui ne se +sente sous le poids des mêmes obligations. Avant l'existence de la +<i>Ligue</i>, avais-je l'idée de l'importance du grand principe de la +liberté des échanges? l'avais-je considéré sous tous ses aspects? +avais-je reconnu aussi distinctement les causes qui ont fait peser la +misère, répandu le crime, propagé l'immoralité parmi tant de millions +de nos frères? Savais-je apprécier, comme je le fais aujourd'hui, +toute l'influence de la libre communication des peuples sur leur union +et leur fraternité? Avais-je reconnu le grand obstacle au progrès et à +la diffusion par toute la terre de ces principes moraux et religieux, +qui font tout à la fois la gloire, l'orgueil et la stabilité de ce +pays? Non, certainement non! D'où est sorti ce torrent de lumière? de +l'<i>association pour la liberté du commerce</i>. Ah! c'est avec raison que +les amis de l'ignorance et de la compression des forces populaires +s'efforcent de renverser la <i>Ligue</i>, car sa durée est le gage de son +triomphe, et plus ce triomphe est retardé, plus la vérité descend dans +tous les rangs et s'imprime dans tous les cœurs. Quand l'heure du +succès sera arrivée, il sera démontré qu'il est dû tout entier à la +puissance morale du peuple. Alors ces vivaces énergies, devenues +inutiles à notre cause, ne seront point perdues, disséminées ou +inertes; mais, j'en ai la confiance, elles seront convoquées de +nouveau, consolidées et dirigées vers l'accomplissement de quelque +autre glorieuse entreprise. Il me tarde de voir ce jour, par cette +raison entre autres que la lumière, qui a été si abondamment répandue +dans le pays, a révélé d'autres maux et d'autres griefs que ceux qui +nous occupent aujourd'hui.... Hâtons donc le moment où, vainqueurs +dans cette lutte, sans que notre victoire ait coûté une larme à la +veuve et à l'orphelin, nous pourrons diriger vers un autre objet +cette puissante armée qui s'est levée contre le monopole, <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span> et +conduire à de nouveaux triomphes un peuple qui aura tout à la fois +obtenu le juste salaire de son travail et fait l'épreuve de sa force +morale. Nous faisons une expérience dont le monde entier profitera. +Nous enseignons aux hommes civilisés de tous les pays comment on +triomphe sans intrigue, sans transaction, sans crime et sans remords, +sans verser le sang humain, sans enfreindre les lois de la société et +encore moins les commandements de Dieu.»</p> + +<p>Tel est le but, tel est l'esprit de l'association. On ne sera pas +surpris des vives lumières qu'elle a répandues en Angleterre, si l'on +veut bien se rappeler que la question de la liberté du commerce touche +à tous les grands problèmes de la science économique: distribution des +richesses, paupérisme, colonies, et à un grand nombre de difficultés +politiques; car c'est le monopole qui sert de base à l'influence +aristocratique, à la prépondérance de l'Église établie, au système de +conquêtes et d'envahissements qui a prévalu dans les conseils de la +Grande-Bretagne, au développement exagéré de forces navales que cette +politique exige, enfin à la haine et à la méfiance des peuples qu'elle +ne peut manquer de susciter.</p> + +<p>Je crois avoir établi que la France et l'Angleterre suivent, en +matière de douanes, une politique opposée. C'est le moment d'examiner +la question que je posais en commençant:</p> + +<p>Quelles seront, sur la prospérité, la sécurité et la moralité des deux +nations, les conséquences logiques de l'état de choses dans lequel +chacune d'elles aspire à se placer?</p> + +<p>§ III.—Je n'examinerai pas longuement les effets comparés de la +liberté et du monopole sur la <i>prospérité</i> des nations. Les écoles +politiques modernes paraissent se préoccuper beaucoup moins de +<i>prospérité</i> que de <i>prépondérance</i>, comme si la prépondérance pouvait +être considérée comme autre chose qu'un moyen (et souvent un moyen +trompeur). <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span> de prospérité, et comme si la prospérité d'un +peuple n'était pas un des fondements de sa prépondérance. D'ailleurs, +à quoi bon démontrer ce qui est évident de soi? Que l'isolement +commercial de la France doive la placer, sous le rapport des +richesses, dans des conditions d'infériorité vis-à-vis de +l'Angleterre, cela peut-il être l'objet d'un doute?</p> + +<p>L'Angleterre, on le sait, a des capitaux abondants que l'industrie +emprunte à un taux très-modéré; elle possède les deux principaux +instruments du travail, la houille et le fer, des ports nombreux, des +moyens de communication rapides, de puissantes institutions de crédit, +une race d'entrepreneurs pleins d'audace, de prudence et de ténacité, +un nombre immense d'ouvriers habiles dans tous les genres, un +gouvernement qui procure au travail la plus complète sécurité, un +climat tempéré, favorable au développement des forces humaines. La +seule chose qui neutralise tant et de si puissants avantages, c'est, +d'une parti la cherté des subsistances, et par suite l'élévation du +prix de la main-d'œuvre, et d'autre part, l'irritation, la haine +sourde qui existe entre les diverses classes, conséquence du monopole +que les unes exercent sur les autres.</p> + +<p>Mais quand l'Angleterre aura achevé sa réforme commerciale, quand ses +douanes, au lieu d'être un instrument de protection, ne seront plus +qu'un moyen de prélever l'impôt, quand elle aura renversé la barrière +qui la sépare des nations, alors les moyens d'existence afflueront de +tous les points du globe vers cette île privilégiée, pour s'y échanger +contre du travail manufacturier. Les froments de la mer Noire, de la +Baltique et des États-Unis s'y vendront à 12 ou 14 fr. l'hectolitre; +le sucre du Brésil et de Cuba à 15 ou 20 centimes la livre, et ainsi +du reste. Alors l'ouvrier pourra bien vivre en Angleterre avec un +salaire égal et même inférieur, dans un cas urgent, à celui que +recevront les ouvriers du continent, et particulièrement les ouvriers +français <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> forcés, par notre législation, de distribuer en +primes aux monopoleurs la moitié peut-être de leurs modiques profits. +Quel moyen nous restera-t-il de soutenir la lutte, alors que capitaux, +houille, fer, transports, impôts, main-d'œuvre, tout reviendra plus +cher au fabricant français; alors que les navires étrangers, soumis à +des droits protecteurs de navigation, seront réduits à venir <i>sur +lest</i> chercher nos produits dans nos ports, et que nos propres +bâtiments, privés, par la prohibition, de tous moyens de faire des +chargements de retour, seront forcés de faire supporter <i>double fret</i> +à nos exportations?</p> + +<p>En même temps que, par le bon marché des subsistances, les classes +ouvrières d'Angleterre seront mises à même d'étendre le cercle de +leurs consommations, on verra s'apaiser le sentiment d'irritation qui +les anime, d'abord parce qu'elles jouiront de plus de bien-être, +ensuite parce qu'elles n'auront plus de griefs raisonnables contre les +autres classes de la société.</p> + +<p>Les choses suivront chez nous une marche diamétralement opposée.</p> + +<p>Le but immédiat de la <i>protection</i> est de favoriser le +<i>producteur</i>.—Ce que celui-ci demande, c'est le <i>placement +avantageux</i> de son produit.—Le placement avantageux d'un produit +dépend de sa <i>cherté</i>,—et la <i>cherté</i> provient de la <i>rareté</i>.—Donc +la protection aspire à opérer la rareté.—C'est sur la <i>disette des +choses</i> qu'elle prétend fonder le <i>bien-être des hommes</i>.—<i>Abondance</i> +et <i>richesse</i> sont à ses yeux deux choses qui s'excluent, car +l'abondance fait le bon marché, et le bon marché, s'il profite au +consommateur, importune le producteur dont la protection se préoccupe +exclusivement.</p> + +<p>En persévérant dans ce système, nous arrivons donc à <i>élever le prix</i> +de toutes choses. Dira-t-on que le <i>bon marché</i> peut revenir par la +seule concurrence des producteurs nationaux? <span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> Ce serait +supposer qu'ils travaillent dans des conditions aussi favorables que +les producteurs étrangers; ce serait déclarer l'inutilité de la +protection. Mais le régime restrictif, loin de présupposer cette +<i>égalité de conditions</i>, aspire à la produire, et ici je dois faire +remarquer un abus de mots qui conduit à de graves erreurs.—Ce ne sont +pas les <i>conditions de production</i>, mais les <i>conditions de placement</i> +que la protection égalise. Un droit élevé peut bien faire que les +oranges mûries par la chaleur artificielle de nos serres <i>se vendent</i> +au même prix que les oranges mûries par le soleil de Lisbonne. Mais il +ne peut pas faire que les conditions de production soient égales en +France et en Portugal.—Ainsi, <i>cherté</i>, <i>rareté</i>, sont les +conséquences nécessaires de la protection, toutes les fois que la +protection a des conséquences quelconques.</p> + +<p>Partant de ces données, il est facile de voir ce qui arrivera si la +France persévère dans le régime restrictif, pendant que l'Angleterre +s'avance vers la liberté des échanges.</p> + +<p>Déjà une foule de produits anglais sont à plus bas prix que les +nôtres, puisque nous sommes réduits à les exclure. À mesure que la +liberté produira en Angleterre ses effets naturels, le <i>bon marché</i> de +tous les objets de consommation; à mesure que la restriction produira +en France ses conséquences nécessaires, la <i>rareté</i>, la <i>cherté</i> des +moyens de subsistance, cette distance entre les prix des produits +similaires ira toujours s'agrandissant, et il viendra un moment où les +droits actuels seront insuffisants pour <i>réserver</i> à nos producteurs +le marché national. Il faudra donc les élever, c'est-à-dire chercher +le remède dans l'aggravation du mal.—Mais en admettant que la +législation puisse toujours défendre notre marché, elle est au moins +impuissante sur les marchés étrangers, et nous en serons +infailliblement évincés, le jour, peu éloigné, je le crois, où les +Îles Britanniques se seront déclarées <i>port franc</i> dans toute la +force du mot. <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> Alors, à beaucoup d'avantages naturels sous le +rapport manufacturier, les Anglais joindront celui d'avoir la +main-d'œuvre à bas prix, car le pain, la viande, le combustible, le +sucre, les étoffes et tout ce que consomme la classe ouvrière, se +vendra en Angleterre à peu près au même taux que dans les divers pays +du globe où ces objets sont au moindre prix. Nos produits fabriqués, +chassés de partout par cette concurrence invincible, seront donc +refoulés dans nos ports et nos magasins; il faudra les laisser pourrir +ou les <i>vendre à perte</i>. Mais vendre à perte ne peut être l'état +permanent de l'industrie. Il faudra donc opter: ou arrêter la +fabrication, ou réduire le taux des salaires. L'un de ces partis +facilitera l'autre. Plus il se fermera d'ateliers, plus la place +regorgera d'ouvriers sans pain et sans emploi, qui se feront +concurrence les uns aux autres, et loueront leurs bras au rabais, +jusqu'à ce que soit atteinte cette dernière limite de privations et de +souffrances au delà de laquelle il n'est plus possible à l'homme de +subsister.—Je ne veux pas m'étendre ici sur les dangers d'un tel état +de choses, au point de vue de l'ordre, de la sécurité intérieure, non +plus que sous le rapport de la criminalité toujours si étroitement +liée à la misère; je me borne à la question économique.—La classe +laborieuse sera donc réduite à retrancher sur toutes ses consommations +déjà si restreintes; dès lors, et je prie de remarquer ceci, ce ne +sont plus les débouchés, extérieurs que nous aurons perdus, mais +encore ces débouchés réciproques que nos industries s'ouvrent les unes +aux autres. Les classes manufacturières ne feront aucun retranchement +sur le pain, la viande, le vêtement, qui ne nuise aux classes +agricoles; et celles-ci ne sauraient souffrir sans que la réaction +soit sentie par les classes manufacturières. Le Nord ruiné demandera +moins de vins et de soieries au Midi, le Midi appauvri se passera dans +une forte proportion des draps et des cotonnades du Nord. C'est ainsi +que le dénûment, <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> la privation, et sans doute aussi les +passions mauvaises et dangereuses, s'étendront sur tous les points du +territoire et sur toutes les classes de la société.</p> + +<p>Je ne doute pas qu'on ne s'efforce de jeter du ridicule sur ces +tristes prévisions. Mais peut-on raisonnablement accuser d'aspirer au +rôle de <i>prophète</i> l'écrivain qui se borne à exposer les conséquences +nécessaires du fait sur lequel il raisonne?—Et après tout, quelle est +ma conclusion? que nous marchons vers le <i>dénûment</i>. Or, c'est là +non-seulement l'<i>effet</i>, mais encore, nous l'avons vu, le <i>but avoué</i> +de la protection, car elle ne prétend pas aspirer à autre chose qu'à +favoriser le producteur, c'est-à-dire à produire législativement la +<i>cherté</i>. Or, cherté, c'est rareté; rareté, c'est l'opposé +d'abondance; et l'opposé d'abondance, c'est le <i>dénûment</i>.</p> + +<p>Et puis, est-il vrai ou n'est-il pas vrai que, même en ce moment où +une législation vicieuse tient en Angleterre les moyens de subsistance +à haut prix, notre industrie lutte péniblement contre celle des +Anglais? Si cela est vrai, que sera-ce donc quand cette législation +réformée aura fait disparaître, de leur côté, cette cause +d'infériorité relative? Si cela n'est pas vrai, si nous sommes sans +rivaux, si nous jouissons des conditions de production les plus +favorables, sur quoi se fonde la protection? qu'a-t-elle à dire pour +sa justification?</p> + +<p>§ IV.—<i>Sécurité.</i>—On peut dire qu'un peuple dont l'existence repose +sur le système colonial et sur des possessions lointaines n'a qu'une +prospérité précaire et toujours menacée, comme tout ce qui est fondé +sur l'injustice. Une conquête excite naturellement contre le vainqueur +la <i>haine</i> du peuple conquis, l'<i>alarme</i> chez ceux qui sont exposés au +même sort, et la <i>jalousie</i> parmi les nations indépendantes. Lors donc +que, pour se créer des débouchés, une nation a recours à la violence, +elle ne doit point s'aveugler: il faut <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> qu'elle sache qu'elle +soulève au dehors toutes les énergies sociales, et elle doit être +préparée à être toujours et partout la plus forte, car le jour où +cette supériorité serait seulement incertaine, ce jour-là serait celui +de la réaction.—En relâchant le lien colonial, l'Angleterre ne +travaille donc pas moins pour sa sécurité que pour sa prospérité, et +(c'est là du moins ma ferme conviction) elle donne au monde un exemple +de modération et de bon sens politique qui n'a guère de précédent dans +l'histoire. Cette nation a longtemps cherché la grandeur dans des +envahissements successifs, et elle a possédé jusqu'ici la condition +essentielle de cette politique, la supériorité navale. Pour qu'elle +pût être justifiée de persévérer dans ce système, il faudrait deux +choses: la première, qu'il fût favorable à ses vrais intérêts; la +seconde, que la suprématie des mers ne pût jamais lui être arrachée. +Mais, d'une part, les connaissances économiques ont fait assez de +progrès en Angleterre pour que le système colonial y soit jugé, au +point de vue de la prospérité de la métropole; et il est peu d'Anglais +qui ne sachent fort bien que le commerce avec les États libres est +plus avantageux que les échanges avec les colonies. D'une autre part, +être toujours le plus fort est une lourde obligation. À mesure que les +autres peuples grandissent, il faut que l'Angleterre accroisse la +masse de forces vives, de capitaux, de travail humain qu'elle +soustrait à l'industrie pour les consacrer à la marine, et il doit +arriver un moment où l'emploi improductif de tant de ressources +dépasse de beaucoup les profits du commerce colonial, en les supposant +même tels qu'on se plaît à les imaginer.—Il y a donc, de la part de +l'Angleterre, une sagesse profonde, une prudence consommée à dissoudre +graduellement le contrat colonial, à rendre et à recouvrer +l'indépendance, à se retirer à temps d'un ordre de choses violent et +par cela même dangereux, précaire, gros d'orages et de tempêtes, et +qui, après tout, détruit et prévient plus <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> de richesses qu'il +n'en crée. Sans doute, il en coûtera à l'orgueil britannique de se +dépouiller de cette ceinture de possessions échelonnées sur toutes les +grandes routes du monde. Il en coûtera surtout à l'aristocratie, qui, +par les places qu'elle occupe dans les colonies, dans les armées et +dans la marine, recueille cette large moisson d'impôts, qu'un tel +système oblige à faire peser sur les classes laborieuses. Mais +derrière les torys, il y a les whigs; derrière les whigs, il y a le +peuple qui paye et qui souffre; il y a la <i>Ligue</i> qui lui apprend +pourquoi il souffre et pourquoi il paye; il y a le cœur humain qui, +pour faire triompher le <i>juste</i>, n'a besoin que d'apercevoir sa +connexité avec l'<i>utile</i>; et il est permis d'espérer qu'un faux +orgueil national, une prospérité factice et inégale ne lutteront pas +longtemps contre les forces combinées de l'intérêt, de la justice et +de la vérité. La <i>Ligue</i> le proclame tous les jours et sous toutes les +formes, ce qu'on nomme la puissance britannique, en tant qu'elle +repose sur la violence, l'oppression et l'envahissement, outre les +périls qu'elle tient suspendus sur l'empire, ne lui donne pas ces +richesses qu'elle semble promettre et qu'il trouvera dans la liberté +des relations internationales, si du moins on appelle richesses +l'abondance des choses et leur équitable répartition.</p> + +<p>Ainsi, en se délivrant du gigantesque fardeau de ses colonies, non +point en ce qui touche des relations de libre échange, de fraternité, +de communauté de race et de langage, mais en tant que possessions +courbées avec la métropole sous le joug d'un monopole réciproque, +l'Angleterre, je le répète, travaille autant pour sa sécurité que pour +sa prospérité. Aux sentiments de haine, d'envie, de méfiance et +d'hostilité que son ancienne politique avait semés parmi les nations, +elle substitue l'amitié, la bienveillance et cet inextricable réseau +de liens commerciaux qui rend les guerres à la fois inutiles et +impossibles. Elle se replace dans <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> une situation naturelle, +stable, qui, en favorisant le développement de ses ressources +industrielles, lui permettra d'alléger le faix des taxes publiques.</p> + +<p>N'est-il pas à craindre que le régime protecteur n'engage la France +dans cette voie dangereuse d'où l'Angleterre s'efforce de sortir?—Je +l'ai déjà dit en commençant, il y a connexité nécessaire entre la +protection et les colonies. Établir cette connexité, exposer toutes +les conséquences qui en dérivent, au point de vue de la sécurité, ce +serait dépasser de beaucoup les limites dans lesquelles je suis forcé +de me renfermer; je me bornerai à quelques aperçus.</p> + +<p>À mesure que nos débouchés se fermeront au dehors, par l'effet de +notre législation restrictive, nous nous attacherons plus fortement +aux débouchés coloniaux. Nous renforcerons autant que possible notre +monopole à la Martinique, à la Guadeloupe, en Algérie; nous suivrons +la politique dont le germe est contenu dans l'ordonnance qui exclut +les tissus anglais de l'Afrique française. Mais, sous peine de n'être +que les oppresseurs de nos colons, de n'exciter en eux que le +mécontentement et la haine, il faudra bien que les faveurs soient +réciproques; il faudra bien que nous repoussions aussi de nos marchés +toute production du dehors qui pourra nous être fournie, <i>à quelque +prix que ce soit</i>, par l'Algérie; et nous serons ainsi amenés à rompre +le peu de relations qui nous lient encore avec les nations étrangères.</p> + +<p>Dans cette substitution de <i>marchés réservés</i> à des <i>marchés libres</i>, +la perte sera évidente. Nos Antilles ne sauraient nous offrir un +débouché égal à celui de tous les pays où croît la canne à sucre. +Quand nous aurons exclu le coton, les soies, les laines étrangères, +pour protéger l'Algérie, le débouché que nous nous serons réservé en +Afrique sera loin, bien loin de compenser celui que nous aurons perdu +aux États-Unis, en Italie, en Espagne; et nous serons plus engorgés +que jamais. Il faudra donc marcher à la conquête <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> de débouchés +nouveaux, de <i>débouchés réservés</i>, c'est-à-dire de nouvelles colonies. +Nous convoitons Haïti, Madagascar, que sais-je?</p> + +<p>Ainsi, nous cimenterons, nous élargirons le système des colonies <i>à +monopoles réciproques</i>, au moment même où il sera rejeté par le pays +qui l'a le plus expérimenté. Mais on ne fait pas de conquêtes sans +provoquer des haines. Après avoir prélevé sur nous-mêmes d'immenses +capitaux, pour solder au loin des consommateurs, il nous faudra en +prélever de plus immenses encore pour nous prémunir contre l'esprit +d'hostilité que nous aurons fait naître. Jamais nous ne saurons +augmenter assez nos forces de terre et de mer, et plus nous aurons +anéanti, au sein de notre population, la faculté de produire, plus +nous serons forcés de l'accabler de tributs et d'entraves. Se peut-il +concevoir une politique plus insensée? Quoi! lorsque l'Angleterre +s'effraye de sa puissance coloniale, elle qui a tant de vaisseaux pour +la maintenir, lorsqu'elle reconnaît que cette puissance est +artificielle, injuste, pleine de périls, quand elle comprend que ce +système d'envahissement compromet la paix du monde, provoque des +réactions, force tous les peuples à se tenir toujours prêts à prendre +part à une conflagration générale, et tout cela, non-seulement sans +profit, pour elle, mais encore au détriment de son industrie et du +bien-être de ses citoyens, quand enfin elle se dégage volontairement, +librement, par prudence pure et après mûre réflexion, de ces liens +dangereux, pour se replacer dans une situation naturelle, stable, sûre +et équitable, c'est alors que nous voulons entrer dans cette voie +funeste, nous qui proclamons tout haut notre pénurie de vaisseaux et +de marins; c'est alors que nous prétendons créer de toutes pièces et +le système colonial et le développement des forces navales qu'il +exige! Et pourquoi? pour substituer au marché universel, qui serait à +nous par la liberté, le débouche de quelques <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> îles lointaines, +débouché forcé, illusoire, <i>acheté deux fois</i> par le double sacrifice +que nous nous imposons comme consommateurs et comme contribuables!</p> + +<p>Ainsi le régime prohibitif et le système colonial, qui en est le +complément nécessaire, menacent notre indépendance nationale.—Un +peuple sans possessions au delà de ses frontières a pour colonies le +monde entier, et cette colonie, il en jouit sans frais, sans violence +et sans danger. Mais lorsqu'il veut s'approprier des terres +lointaines, en réduire les habitants sous son joug, il s'impose la +nécessité d'être partout le plus fort. S'il réussit, il s'épuise en +impôts, se charge de dettes, s'entoure d'ennemis, jusqu'à ce qu'il +renonce à sa folie, pourvu qu'on lui en donne le temps; c'est +l'histoire de l'Angleterre. S'il ne réussit pas, il est battu, envahi, +dépouillé de ses conquêtes, chargé de tributs; heureux s'il n'est pas +morcelé et rayé de la liste des nations!</p> + +<p>On dira sans doute que j'ai fait intervenir les colonies pour +détourner sur le régime prohibitif des dangers dont il n'est pas +responsable. Mais ce régime, considéré en lui-même, en dehors de tout +envahissement, ne suffit-il pas pour mettre les peuples en état +d'hostilité permanente? Quel est le principe sur lequel il repose? le +voici: <i>Le proufict de l'un est le doumage de l'autre</i> (Montaigne). +Or, si la prospérité de chaque nation est fondée sur la décadence de +toutes les autres, la guerre n'est-elle pas <i>l'état naturel</i> de +l'homme?</p> + +<p>Si la <i>Balance du commerce</i> est vraie en théorie; si, dans l'échange +international, un peuple perd nécessairement ce que l'autre gagne; +s'ils s'enrichissent aux dépens les uns des autres, si le bénéfice de +chacun est l'excédant de ses ventes sur ses achats, je comprends +qu'ils s'efforcent tous à la fois de mettre de leur côté la bonne +chance, <i>l'exportation</i>; je conçois leur ardente rivalité, je +m'explique <i>les guerres de débouchés</i>. Prohiber <i>par la force</i> le +produit étranger, <span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> imposer à l'étranger par <i>la force</i> le +produit national, c'est la politique qui découle logiquement du +principe. Il y a plus, le bien-être des nations étant à ce prix, et +l'homme étant invinciblement poussé à rechercher le bien-être, on peut +gémir de ce qu'il a plu à la Providence de faire entrer dans le plan +de la création deux lois discordantes qui se heurtent avec tant de +violence; mais on ne saurait raisonnablement reprocher au fort d'obéir +à ces lois en opprimant le faible, puisque l'oppression, dans cette +hypothèse, est <i>de droit divin</i> et qu'il est contre nature, +impossible, contradictoire que ce soit le faible qui opprime le fort.</p> + +<p>Aussi, s'il est quelque chose de vain et de ridicule dans le monde, ce +sont les déclamations, si communes dans nos journaux, contre le +despotisme commercial d'un pays voisin, lorsque nous agissons, autant +qu'il est en nous, d'après les mêmes doctrines. Il n'y a que les +peuples qui reconnaissent le principe de la liberté commerciale qui +soient en droit de s'élever contre tout ce qui porte atteinte à cette +liberté.</p> + +<p>Ce n'est pas la seule contradiction où nous entraîne la doctrine +restrictive. Voyez les journaux parisiens. Sur deux phrases consacrées +à ces matières, il y en a une pour prouver à la France qu'elle a tout +à <i>gagner</i> à repousser les produits étrangers, et une autre pour +démontrer aux étrangers qu'ils ont tout à <i>perdre</i> à repousser nos +produits, prêchant ainsi la prohibition à leurs concitoyens et la +liberté à la Belgique, aux États Unis, au Mexique. Comment des +écrivains qui se respectent peuvent-ils se ravaler à de tels +enfantillages? et n'est-ce pas le cas de leur demander avec Basile: +<i>Qui donc est-ce que l'on trompe en tout ceci?</i></p> + +<p>J'ai nommé le Mexique. Cette république est un exemple du danger +auquel la prohibition expose la sécurité et l'indépendance des +peuples. Pour avoir voulu <i>protéger le travail national</i>, la voilà en +ce moment en état d'hostilité ouverte avec la France, l'Angleterre et +l'Union américaine.—Elle <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> a exagéré le principe, dit-on.—Que +signifie cela? Si le principe est bon, on n'en saurait faire une +application trop absolue.</p> + +<p>Si je voulais démontrer par les faits la connexité qui existe entre +l'antagonisme commercial et l'antagonisme militaire, il me faudrait +rappeler l'histoire moderne tout entière. Qu'il me soit permis d'en +citer l'exemple contemporain le plus remarquable.</p> + +<p>Écoutons Napoléon. Ses paroles, ses actes, le souvenir des résultats +qu'ils ont amenés nous en apprendront plus que bien des volumes.</p> + +<p>«On me proposa le blocus continental; il me parut <i>bon</i> et je +l'acceptai; il devait ruiner le commerce anglais. <i>En cela</i>, il a mal +fait son devoir, parce qu'il a produit, <i>comme toutes les +prohibitions</i>, un renchérissement, ce qui est toujours à l'avantage du +commerce.»</p> + +<p>Voilà donc un système qui est <i>bon</i> parce qu'il <i>doit ruiner</i> nos +rivaux; qui fait mal son devoir précisément <i>en cela</i>; qui est par sa +nature tout <i>à l'avantage</i> du commerce qu'il a pour objet de ruiner; +qui agit donc contrairement à son but. Quelle logomachie!</p> + +<p>«Les ports de mer (français) étaient ruinés. Aucune force humaine ne +pouvait leur rendre ce que la Révolution avait anéanti. Il fallait +<i>donner une autre impulsion à l'esprit de trafic</i>. Il n'y avait pas +d'autre moyen que d'enlever aux Anglais le monopole de l'industrie +manufacturière, pour faire de cette industrie <i>la tendance générale</i> +de l'économie de l'État. Il fallait créer le système continental; il +fallait ce système et rien de moins, parce qu'il fallait donner <i>une +prime énorme</i> aux fabriques.»</p> + +<p>Voilà bien le régime prohibitif. Il aspire à donner <i>à l'esprit de +trafic</i> (<i>travail</i> eût été une expression moins dédaigneuse et plus +juste) <i>une impulsion</i> différente de celle qu'il reçoit de son propre +intérêt; et il ne veut pas voir que <i>la <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> prime énorme</i> donnée +au travail privilégié se prélève, non sur l'étranger, mais sur le +consommateur national.</p> + +<p>«Le fait a prouvé en ma faveur.—(C'est un peu fort!) <i>J'ai déplacé</i> +le siége de l'industrie, etc.—<i>J'ai été forcé</i> de porter le blocus +continental à l'extrême, parce qu'il avait pour but de faire +non-seulement du bien à la France, mais encore du mal à l'Angleterre.</p> + +<p>On voit ici le principe: <i>le bien de l'un, c'est le mal de l'autre</i>. +Mais on ne prétend pas sans doute l'appliquer sans résistance de la +part de celui dont on veut faire le mal. Donc ce principe contient la +guerre. Voyez en effet:</p> + +<p>«Il fallait affermir le système. Cette nécessité a influé sur la +politique de l'Europe, en ce qu'<i>elle a fait à l'Angleterre une +nécessité de poursuivre l'état de guerre</i>. Dès ce moment aussi la +guerre a pris en Angleterre un caractère plus sérieux. Il s'agissait +pour elle de la fortune publique, c'est-à-dire de son existence; la +guerre se popularisa... La lutte n'est devenue périlleuse que depuis +lors. J'en reçus l'impression en signant le décret. Je soupçonnai +qu'<i>il n'y aurait plus de repos pour moi</i> et que ma vie se passerait à +combattre des résistances!!.....» Bonaparte aurait pu <i>soupçonner</i> +aussi qu'il <i>n'y aurait plus de repos</i> pour la France.</p> + +<p>Non-seulement ce principe conduit à la guerre avec la nation qu'on +veut ruiner, mais avec toutes celles qu'on a besoin d'entraîner dans +le système pour le faire réussir, bien qu'il soit dans sa nature, nous +l'avons vu, de mal faire son devoir <i>en cela</i>, c'est-à-dire de ne +pouvoir réussir. Écoutons encore Napoléon.</p> + +<p>«Pour que le système continental fût bon à quelque chose, il fallait +qu'il fût complet. Je l'avais établi, à peu de chose près, dans le +Nord. Le Nord était soumis <i>à mes garnisons</i>; il fallait le faire +respecter dans le Midi. Je demandai à l'Espagne un passage pour un +corps d'armée que je voulais envoyer en Portugal. Cette route nous +mit en rapport <span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> avec l'Espagne. Jusqu'alors je n'avais jamais +songé à ce pays-là, à cause de sa nullité.» Voilà l'origine de la +guerre de la Péninsule.</p> + +<p>«L'obligation de maintenir le système continental amenait <i>seule</i> des +difficultés avec les gouvernements dont le littoral facilitait la +contrebande. Entre ces États, la Russie se trouvait dans une situation +embarrassante. Sa civilisation n'était pas assez avancée <i>pour lui +permettre de se passer des produits de l'Angleterre</i>. J'avais <i>exigé</i> +pourtant qu'ils fussent prohibés. C'était une <i>absurdité</i>; mais elle +était indispensable <i>pour compléter le système prohibitif</i>. La +contrebande se faisait; je m'en plaignis; on se justifia; on +recommença; nous nous irritions. Cette manière d'être ne pouvait +durer.» Voilà l'origine de la guerre de Russie.</p> + +<p>Et c'est là ce que l'école moderne nous donne pour de la politique +profonde! Certes, je n'ai pas la folle présomption de contester le +génie de l'Empereur; mais enfin, faut-il abjurer le sens commun et +humilier sa raison devant ce tissu d'absurdités monstrueuses? +Bonaparte imagine que l'industrie manufacturière doit être la +<i>tendance générale</i> de l'État; qu'il doit, par ses décrets, détourner +les capitaux et le travail de leur pente naturelle pour donner <i>une +autre impulsion à l'esprit de trafic</i>. Pour cela, il organise un +système de <i>primes énormes</i> en faveur des fabricants et fonde le +<i>régime prohibitif</i>. Il reconnaît que ce régime <i>fait mal son devoir</i>; +qu'il produit un renchérissement qui <i>tourne à l'avantage</i> du commerce +anglais, qu'il a pour but de ruiner. Alors il songe à le compléter. Il +menace l'<i>existence</i> de l'Angleterre; guerre à mort avec l'Angleterre. +Il veut faire respecter son système dans le Midi; guerre à mort avec +l'Espagne. Il <i>exige</i> que la Russie se passe de ce dont <i>elle ne peut +se passer</i>; guerre à mort avec la Russie. Enfin la France est envahie +deux fois, humiliée, chargée de tributs; Bonaparte est attaché à un +rocher, et il s'écrie: «<i>Le fait a prouvé en ma <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> faveur!</i>» +Poursuivre un but qu'on déclare <i>impossible</i> par des moyens qu'on +reconnaît <i>absurdes</i>, tomber dans l'abîme, y entraîner le pays et +s'écrier: «Les faits m'ont donné raison,» c'est donner au monde le +scandale d'un excès d'impéritie, en même temps que d'immoralité, dont +l'histoire des plus affreux tyrans ne fournirait pas un autre +exemple<a id="footnotetag44" name="footnotetag44"></a><a href="#footnote44" title="Go to footnote 44"><span class="smaller">[44]</span></a>.</p> + +<p>Donc le régime prohibitif est une cause permanente de guerre; je dirai +plus, de nos jours c'est à peu près <i>la seule</i>. Les guerres de +spoliation directe, comme celles des Romains, celles qui ont pour +objet de procurer des esclaves et d'imposer des croyances religieuses, +d'augmenter le patrimoine d'une famille princière, ne sont plus de +notre siècle. Aujourd'hui on se bat pour des <i>débouchés</i>, et si ce but +n'est pas aussi naïvement odieux, il est certes plus puéril que les +autres. On déteste, mais on comprend l'emploi de la force pour +acquérir du butin, des esclaves, des vassaux, du territoire. Mais pour +ouvrir des débouchés, ce n'est pas de la force, c'est de la liberté +qu'il faut; et cela est si vrai, que, de l'aveu même des partisans du +système exclusif, le triomphe absolu d'une nation, s'il était +possible, n'aurait pour résultat commercial que de lui assimiler +toutes les autres et par conséquent de réaliser la <i>liberté absolue</i> +du commerce.</p> + +<p>Un nouveau Cinéas serait bien plus fondé à dire au peuple qui +aspirerait, par la conquête, au monopole universel, ce que le Cinéas +ancien disait à Pyrrhus: «Que ferez-vous quand vous aurez vaincu +l'Italie?—Je la forcerai à recevoir mes produits en échange des +siens.—Et ensuite?—La Sicile touche à l'Italie; je la +soumettrai.—Et après?—Je rangerai sous mes lois l'Afrique, l'Inde, +la Chine, les îles de la mer du Sud.—Mais enfin que ferez-vous quand +le monde entier sera votre colonie?—Oh! alors j'échangerai +librement, et je jouirai du repos;—Et que n'échangez-vous <span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> +d'ores et déjà, et ne jouissez du repos en proclamant la liberté?»</p> + +<p>Je reviens, un peu tard peut-être, à l'objet de ce paragraphe, qui +n'est pas tant de montrer la liaison entre l'état de guerre et le +système restrictif, que de faire voir combien, dans les luttes que +l'avenir peut réserver aux nations; celles qui seront les dernières à +s'affranchir de ce régime auront assumé de chances défavorables.</p> + +<p>D'abord j'ai déjà prouvé que le peuple qui jouira de la liberté du +commerce nous écrasera de sa concurrence, ce qui ne veut pas dire +autre chose, sinon qu'il deviendra <i>plus riche</i>. À moins donc de +soutenir que la richesse est indifférente au succès d'une guerre, il +faut avouer que, sous ce rapport, la nation dont le travail languira +dans les étreintes de la <i>protection</i>, sera, vis-à-vis de sa rivale, +dans des conditions évidentes d'infériorité.</p> + +<p>Ensuite, de nos jours, une guerre entre deux grands peuples entraîne +bientôt tous les autres. Sous ce rapport encore, tout l'avantage sera +du côté de la partie belligérante qui aura le plus d'alliances. Or, +une nation qui s'isole n'a pas d'alliances nécessaires; on peut rompre +avec elle sans souffrances ni déchirements. Si l'Angleterre consomme +les produits agricoles de la Baltique, de la mer Noire, de l'Amérique; +si la Russie, les États-Unis, la Prusse, consomment le travail +manufacturier des Anglais; si de part et d'autre la production s'est +constituée de longue main selon cette donnée, il sera impossible à la +France de désunir politiquement ce qui sera commercialement uni. «Le +commerce; dit Montesquieu, tend à unir les nations. Si l'une a besoin +de vendre, l'autre a besoin d'acheter, et toutes les unions sont +fondées sur des besoins mutuels.» La France courra donc le risque +d'avoir, à chaque guerre, toute l'Europe sur les bras, par ce double +motif que l'Europe ne tiendra à nous par aucun lien <i>fondé sur des +besoins mutuels</i>, et <span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> qu'elle tiendra à notre rivale par les +liens les plus étroits.</p> + +<p>Il est vrai, il faut le dire pour être impartial et pour qu'on ne +m'accuse pas de ne considérer les questions que sous un aspect, que la +France pourra tirer quelques avantages, en cas de guerre, de son +isolement commercial, de l'extinction de ses rapports extérieurs, de +la nullité de sa marine marchande, toutes conséquences du système +économique qu'elle a adopté. Elle sera redoutable, comme l'est dans la +société un ennemi qui, n'ayant rien à perdre, peut faire beaucoup plus +de mal qu'il n'est possible de lui en rendre. L'absence de liens a été +souvent prise, en politique comme en morale, pour de l'indépendance. +Sous l'influence de cette idée, Rousseau, qui aimait à poursuivre un +principe dans toutes ses conséquences, avait été amené à proscrire, +comme autant de liens par lesquels on peut nous atteindre, d'abord la +<i>richesse</i>, ensuite la <i>science</i>, puis la <i>propriété</i>, et enfin la +<i>société</i> elle-même. Logicien inflexible, à ses yeux le négociant +était le type de la dégradation humaine, «parce que, disait-il, <i>on +peut le faire crier à Paris en le touchant dans l'Inde</i>;» au +contraire, le type de la perfection était le sauvage: il n'est +assujetti qu'à la force brute, «et après tout, disait Rousseau, <i>si on +le chasse d'un arbre, il peut se réfugier sous un autre</i>.» Le +philosophe na pas vu que, à ce compte, la perfection est dans le +néant.</p> + +<p>Le système qui a pour objet de restreindre l'échange, et par +conséquent le travail et le bien-être, procède de la même doctrine. Il +invoque sans cesse l'indépendance nationale. Mais l'indépendance +fondée sur ce qu'on n'a rien à perdre, sur ce qu'on a rompu tous les +liens par lesquels on pourrait nous atteindre, c'est l'indépendance du +sauvage, c'est l'invulnérabilité du néant. Si un peuple, adoptant la +liberté du commerce, parsemait de ses vaisseaux toutes les mers, +pendant qu'un autre, obéissant au régime <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> restrictif, +concentrerait toute sa vitalité dans les limites de ses frontières, il +n'est pas douteux qu'en cas de guerre le premier ne fût plus +vulnérable que le second. Et qui sait si le sentiment confus de cette +différence de situation ne nous inspirera pas la funeste pensée de +faire rétrograder vers la barbarie notre système d'agression et de +défense? S'il est une chose qui puisse consoler les âmes chrétiennes +et généreuses des obstacles que rencontre l'établissement parmi les +hommes de la paix universelle, c'est assurément la tendance, qu'on +peut remarquer dans la guerre moderne, à restreindre ses fléaux sur +les armées et tout au plus sur les nations prises en corps collectif. +Sans doute le sang humain coule encore, des peuples ont été soumis à +des tributs et quelquefois morcelés; mais la propriété privée est en +général respectée, on laisse aux hommes de travail le fruit de leurs +sueurs et leurs moyens d'existence; on a vu des armées passer et +repasser, tantôt vaincues, tantôt victorieuses, sur le théâtre de ces +luttes sanglantes, sans que le sort des habitants paisibles fût +complétement bouleversé. Le même progrès tend à se réaliser sur mer: +«La France légitime, dit M. de Chateaubriand, conservera éternellement +la gloire d'avoir interdit l'armement en course, d'avoir la première +rétabli, sur mer, ce droit de propriété respecté dans toutes les +guerres sur terre par les nations civilisées, et dont la violation, +dans le droit maritime, est un reste de la piraterie des temps +barbares.» (<i>Mélanges politiques</i>, tome XXV, page 375.)</p> + +<p>Mais n'est-il pas à craindre qu'une puissance belligérante qui +n'aurait plus de commerce ne refusât d'accéder à une stipulation qui, +sans pouvoir lui profiter, amoindrirait ses moyens d'agression! La +guerre à la propriété privée, aux matelots, aux passagers de tout âge +et de tout sexe, semble donc être encore une des déplorables +nécessités du régime prohibitif. N'avons-nous pas vu dernièrement, +dans <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> une brochure célèbre, recommander, systématiser cette +guerre barbare?</p> + +<p>Mais ce n'est pas à l'auteur que le reproche doit s'adresser: il est +marin, et il ne saurait conseiller à son pays une autre tactique +navale que celle qui est indiquée par la nature des choses. C'est, +nous le répétons, au régime prohibitif qu'il faut s'en prendre. C'est +ce régime qui, nous plaçant dans cette situation de n'avoir bientôt +plus rien à perdre sur mer, nous montre par où nous pouvons attaquer +les peuples commerçants, sans avoir à craindre de représailles.</p> + +<p>En 1823, la France avait interdit l'armement en course. À Dieu ne +plaise que je veuille atténuer la gloire qui lui en revient! Mais elle +était alors en guerre avec une puissance plus dénuée que nous de +propriété navale, et qui, par ce motif, n'accepta pas ce nouveau droit +maritime. Au moment d'entrer en lutte, aucun peuple ne se soumet à une +convention, quelque philanthrope qu'il soit, qui lui profite moins +qu'à son ennemi. Raison de plus pour combattre ces lois restrictives, +puisqu'elles sont inconciliables avec le progrès social dont la guerre +même est susceptible.</p> + +<p>Je laisse aux hommes spéciaux le soin d'examiner si la tactique +proposée par le prince ne recèle pas de graves dangers: «Il faut agir +sur le commerce anglais,» dit-il. Mais le commerce suppose deux +intéressés. En agissant sur l'un, vous nuisez à l'autre, et vous vous +faites autant d'ennemis qu'il y a de peuples dont vous interrompez les +transactions.</p> + +<p>Et puis, en admettant un plein succès, vous arriverez tout au plus à +forcer les produits anglais à emprunter des navires neutres. Vous +serez donc entraînés, comme Bonaparte, à imposer votre politique à +toute l'Europe civilisée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> N'oublions pas ces paroles: «La Russie ne pouvait se passer +des produits anglais. J'exigeai pourtant qu'elle les prohibât. C'était +une absurdité; mais elle était nécessaire pour compléter le système. +La contrebande se faisait; je m'en plaignis; on se justifia; on +recommença; nous nous irritions. Cette manière d'être ne pouvait +durer.»</p> + +<p>Ai-je besoin, après ce qui précède, de faire voir la liaison qui +existe entre le régime protecteur et la démoralisation des +peuples?—Mais sous quelque aspect que l'on considère ce régime, il +n'est tout entier qu'une immoralité. C'est l'injustice organisée; +c'est <i>le vol</i> généralisé, légalisé, mis à la portée de tout le monde, +et surtout des plus influents et des plus habiles. Je hais autant que +qui que ce soit l'exagération et l'abus des termes, mais je ne puis +consciencieusement rétracter celui qui s'est présenté sous ma plume. +Oui, <i>protection, c'est spoliation</i>, car c'est le privilége d'opérer +législativement la rareté, la disette, pour être en mesure de surfaire +à l'acheteur. Si, dans ce moment, moi, propriétaire, j'étais assez +influent pour obtenir une loi qui forçât le public à me payer mon +froment à 30 fr. l'hectolitre, n'est-ce pas comme si j'exerçais une +déprédation égale à toute la différence de ce prix au prix naturel du +froment? Quand mon voisin me fait payer son drap, un autre son fer, un +troisième son sucre, à un taux plus élevé que celui auquel +j'achèterais ces choses <i>si j'étais libre</i>, ne suis-je pas du même +coup dépouillé de mon argent et de ma liberté? Et pense-t-on que les +hommes puissent se familiariser ainsi avec des habitudes d'extorsion, +sans fausser leur jugement et ternir leurs qualités morales? Pour +avoir une telle pensée, pour croire à la moralité des quêteurs de +monopole, il faudrait n'avoir jamais lu un journal subventionné par +les comités manufacturiers, il faudrait n'avoir jamais assisté à une +séance de la Chambre ou du Parlement, quand il y est question de +priviléges.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> Je ne veux cependant pas dire que la spoliation, sous cette +forme, ait un caractère aussi odieux que le vol proprement dit. Mais +pourquoi? uniquement parce que l'opinion porte encore un jugement +différent sur ces deux manières de s'emparer du bien d'autrui.</p> + +<p>Il a été un temps où une nation pouvait en dépouiller une autre, +non-seulement sans tomber dans le mépris public, mais encore en se +conciliant l'admiration du monde. L'opinion ne flétrissait pas alors +le vol, pratiqué sur une grande échelle sous le nom de <i>conquête</i>; et +il est même remarquable que, bien loin de considérer l'abus de la +force comme incompatible avec la vraie gloire, c'est précisément pour +la force, en ce qu'elle a de plus abusif, qu'étaient réservés les +lauriers, les chants des poëtes et les applaudissements de la foule.</p> + +<p>Depuis que la <i>conquête</i> devient plus difficile et plus dangereuse, +elle devient aussi moins populaire; et l'on commence à la juger pour +ce qu'elle est. Il en sera de même de la <i>protection</i>; et si la +déprédation, de peuple à peuple, est tombée en discrédit, malgré +toutes les forces qui ont été de tout temps employées pour +l'environner d'éclat et de lustre, il faut croire qu'il ne sera pas +moins honteux, pour les habitants d'un même pays, de se dépouiller les +uns les autres par la prosaïque opération des tarifs.</p> + +<p>Si même l'on appréciait les actions humaines par leurs résultats, ce +genre d'extorsion ne tarderait pas à être plus méprisé que le simple +vol. Celui-ci déplace la richesse; il la fait passer des mains qui +l'ont créée, à celles qui s'en emparent. L'autre la déplace aussi, et +de plus il la détruit. La protection ne donne aux exploitants qu'une +faible partie de ce qu'elle arrache aux exploités.</p> + +<p>Si le régime restrictif place sous la sauvegarde des lois des actions +criminelles, et présente comme légitime une manière de s'enrichir qui +a, avec la spoliation, la plus parfaite <span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> analogie, par une +suite nécessaire, il transforme en crimes fictifs les actions les plus +innocentes, et attache des peines afflictives et infamantes aux +efforts que font naturellement les hommes pour échapper aux +extorsions, bouleversant ainsi toutes les notions du juste et de +l'injuste. Un Français et un Espagnol se réunissent pour échanger une +pièce d'étoffe contre une balle de laine. L'un et l'autre disposent +d'une propriété acquise par le travail. Aux yeux de la conscience et +du sens commun, cette transaction est innocente et même utile. +Cependant, dans les deux pays, la loi la réprouve, et à tel point +qu'elle aposte des agents de la force publique pour saisir les deux +échangistes et pour les tuer sur place au besoin.</p> + +<p>Qu'on ne dise pas que je cherche à innocenter la fraude et la +contrebande. Si les droits d'entrée n'avaient qu'un but fiscal, s'ils +avaient pour objet de faire rentrer dans les coffres de l'État les +fonds nécessaires pour assurer tous les services, payer l'armée, la +marine, la magistrature, et procurer enfin aux contribuables le bon +ordre et la sûreté, oui, il serait criminel de se soustraire à un +impôt dont on recueille les bénéfices; mais les <i>droits protecteurs</i> +ne sont pas établis pour le public, mais contre le public; ils +aspirent à constituer le privilége de quelques-uns aux dépens de tous. +Obéissons à la loi tant qu'elle existe; nommons même, si on le veut, +contravention, délit, crime, la violation de la loi; mais sachons bien +que ce sont là des crimes, des délits, des contraventions <i>fictives</i>; +et faisons nos efforts pour faire rentrer, dans la classe des actions +innocentes, des transactions de droit naturel, qui ne sont point +criminelles en elles-mêmes, mais seulement parce que la loi l'a +arbitrairement voulu ainsi.</p> + +<p>Lorsque nous avons considéré les prohibitions dans leurs rapports avec +la prospérité des peuples, nous avons vu qu'elles avaient pour +résultat infaillible de fermer les débouchés <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> extérieurs, de +mettre les entrepreneurs hors d'état de soutenir la concurrence +étrangère, de les forcer à renvoyer une partie de leurs ouvriers et à +baisser le salaire de ceux qu'ils continuent à employer, enfin de +réduire les profits de la classe laborieuse, en même temps que +d'élever le prix des moyens de subsistance. Tous ces effets se +résument en un seul mot: <i>misère</i>, et je n'ai pas besoin de dire la +connexité qui existe entre la misère des hommes et leur dégradation +morale. Le penchant au vol et à l'ivrognerie, la haine des +institutions sociales, le recours aux moyens violents de se soustraire +à la souffrance, la révolte des âmes fortes, l'abattement, +l'abrutissement des âmes faibles, tels sont donc les effets d'une +législation qui oblige les classes les plus nombreuses à demander à la +violence, à la ruse, à la mendicité, ce que le travail honnête ne peut +plus leur donner. Faire l'histoire de cette législation, ce serait +faire l'histoire du chartisme, du rébeccaïsme, de l'agitation +irlandaise et de tous ces symptômes anarchiques qui désolent +l'Angleterre, parce que c'est le pays du monde qui a poussé le plus +loin l'abus de la spoliation sous forme de protection.</p> + +<p>L'esprit de monopole étant étroitement lié à l'esprit de conquête, +cela suffît pour qu'on doive lui attribuer une influence pernicieuse +sur les mœurs d'un peuple considéré dans ses rapports avec +l'étranger. Une nation avide de conquêtes ne saurait inspirer d'autres +sentiments que la défiance, la haine et l'effroi. Et ces sentiments +qu'elle inspire, elle les éprouve, ou du moins, pour apaiser sa +conscience, elle s'efforce de les éprouver, et souvent elle y +parvient. Quoi de plus déplorable, et de plus abject à la fois que cet +effort dépravé, auquel on voit quelquefois un peuple se soumettre, +pour s'inoculer à lui-même des instincts haineux, sous le voile d'un +faux patriotisme, afin de justifier à ses propres yeux des entreprises +et des agressions, dont au fond il ne peut méconnaître l'injustice? +On verra ces nations envahir <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> des tribus paisibles, sous le +prétexte le plus frivole, porter le fer et le feu dans les pays dont +elles veulent s'emparer, brûler les maisons, couper les arbres, ravir +les propriétés, violer les lois, les usages, les mœurs et la +religion des habitants; on les verra chercher à corrompre avec de l'or +ceux que le fer n'aura pas abattus; décerner des récompenses et des +honneurs à ceux de leurs ennemis qui auront trahi la patrie, et vouer +une haine implacable à ceux qui, pour la défendre, se dévouent à +toutes les horreurs d'une lutte sanglante et inégale. Quelle école! +quelle morale! quelle appréciation des hommes et des choses! et se +peut-il qu'au <span class="smcap">XIX</span><sup>e</sup> siècle un tel exemple soit donné, dans l'Inde et +en Afrique, par les deux peuples qui se prétendent les dépositaires de +la loi évangélique et les gardiens du feu sacré de la civilisation!</p> + +<p>J'appelle l'attention de mon pays sur une situation qui me paraît ne +pas le préoccuper assez. Le système prohibitif est mauvais, c'est ma +conviction. Cependant, tant qu'il a été général, il enfantait partout +des maux <i>absolus</i> sans altérer profondément la grandeur et la +puissance <i>relatives</i> des peuples. L'affranchissement commercial d'une +des nations les plus avancées du globe nous place au commencement +d'une ère toute nouvelle. Il ne se peut pas que ce <i>grand fait</i> ne +bouleverse toutes les conditions du travail, au sein de notre patrie; +et si j'ai osé essayer de décrire les changements qu'il semble +préparer, c'est que l'indifférence du public à cet égard me paraît +aussi dangereuse qu'inexplicable.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> DE L'AVENIR DU COMMERCE DES VINS<br> +ENTRE LA FRANCE ET LA GRANDE-BRETAGNE<a id="footnotetag45" name="footnotetag45"></a><a href="#footnote45" title="Go to footnote 45"><span class="smaller">[45]</span></a></h3> + +<p class="center"><i>Aux membres de la</i> Ligue, <i>aux officiers du</i> Board of trade, <i>aux +ministres du gouvernement anglais.</i></p> + +<p>La <i>Ligue</i> provoque les réformes commerciales, le <i>Board of trade</i> les +élabore, le ministre les convertit en lois: c'est donc à ces trois +degrés de juridiction que j'adresse les réflexions qui suivent.</p> + +<p>L'Angleterre ne produisant pas de vins, les droits de douane qui +frappent ce liquide ne peuvent être considérés comme <i>protecteurs</i>. +Par ce motif, ils ne suscitent pas les réclamations de la <i>Ligue</i>. +Aussi voit-on les vins figurer parmi les huit articles auxquels paraît +devoir se restreindre l'action du tarif anglais.</p> + +<p>Cependant un droit, même fiscal, est contraire à la liberté du +commerce, si, par son exagération, il prévient des échanges +internationaux, s'il interdit au peuple des satisfactions qui n'ont en +elles-mêmes rien d'immoral, s'il va jusqu'à lui ravir le choix de ses +habitudes<a id="footnotetag46" name="footnotetag46"></a><a href="#footnote46" title="Go to footnote 46"><span class="smaller">[46]</span></a>, si même, sacrifiant ce revenu public, qui lui sert de +prétexte, on s'en sert comme d'un acte de représailles contre des +tarifs étrangers, ou qu'on le réserve comme moyen d'agir sur ces +tarifs<a id="footnotetag47" name="footnotetag47"></a><a href="#footnote47" title="Go to footnote 47"><span class="smaller">[47]</span></a>. C'est parce que l'administration anglaise est décidée +<span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> à mettre enfin la justice au-dessus de ces vaines +considérations d'une fausse et étroite politique, qu'elle se propose, +si je suis bien informé, de substituer au droit fixe actuel de 5 sch. +6 d. par gallon une taxe fixe d'un schilling, plus un droit de 20 pour +100.</p> + +<p>Cependant, en laissant subsister ce droit fixe d'un schilling, +faites-vous réellement <i>justice</i> au peuple anglais, d'une part, de +l'autre, entrez-vous franchement dans la voie d'une saine <i>politique</i> +à l'égard des autres peuples?—Ce sont deux points sur lesquels je +vous prie de me permettre d'appeler votre attention.</p> + +<p>Mais quel droit a un étranger de s'immiscer dans une telle question? +Le droit que je tiens de votre principe: <i>liberté de commerce</i> +n'implique-t-elle pas entre les nations <i>communauté d'intérêts</i>? En +m'occupant de votre pays, je travaille pour le mien, ou, si vous +l'aimez mieux, en m'occupant du mien, je travaille pour le vôtre.</p> + +<p>Qu'un droit uniforme appliqué à des valeurs différentes soit +<i>injuste</i>, c'est ce qui n'a pas besoin de démonstration. Je me +bornerai donc, sur ce point, à montrer en chiffres les résultats des +trois systèmes, en supposant que les prix maximum et minimum des vins +pouvant donner lieu à un commerce important soient de 28 sch. et 3 +sch. le gallon.</p> + +<table border="0" cellpadding="2" style="table-layout: auto;" summary="Vin du riche."> +<tr> +<td colspan="7" class="tb_center">VIN DU RICHE.</td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2">Système actuel,<br> droit fixe de 5 sch. 6 d.</td> +<td>Prix d'achat</td> +<td class="tb_right">28</td> +<td>sch.</td> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Droit</td> +<td class="tb_right">5</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td class="">d.</td> +<td>ou 20 p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">33</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="7"> </td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="3">Système projeté,<br> droit mixte.</td> +<td>Prix d'achat</td> +<td class="tb_right">28</td> +<td>sch.</td> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Droit fixe</td> +<td class="tb_right">1</td> +<td colspan="3" class="tb_borrightdot"> </td> +<td rowspan="2">ou 23 p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td>Droit graduel à 20 p. 100</td> +<td class="tb_right">5</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td class="tb_borrightdot">d.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="7"> </td> +</tr> +<tr> +<td rowspan="2">Système du droit<br> <i>ad valorem</i>.</td> +<td>Prix d'achat</td> +<td class="tb_right">28</td> +<td>sch.</td> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Droit à 20 p. 100</td> +<td class="tb_right">5</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td>d.</td> +<td>ou 20 p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="2"> </td> +<td class="tb_right">33</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +</table> + +<span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> +<table border="0" cellpadding="2" style="table-layout: auto;" summary="Vin du pauvre."> +<tr> +<td colspan="6" class="tb_center">VIN DU PAUVRE.</td> +</tr> +<tr> +<td>Prix d'achat</td> +<td class="tb_right">3</td> +<td>sch.</td> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Droit</td> +<td class="tb_right">5</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td class="">d.</td> +<td>ou 183 p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">8</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="6"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Prix d'achat</td> +<td class="tb_right">3</td> +<td>sch.</td> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Droit fixe</td> +<td class="tb_right">1</td> +<td colspan="3" class="tb_borrightdot"> </td> +<td rowspan="2">50 p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td>Droit graduel à 20 p. 100</td> +<td class="tb_right">0</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td class="tb_borrightdot">d.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">4</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +<tr> +<td colspan="6"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Prix d'achat</td> +<td class="tb_right">3</td> +<td>sch.</td> +<td colspan="3"> </td> +</tr> +<tr> +<td>Droit à 20 p. 100</td> +<td class="tb_right">0</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td>d.</td> +<td>ou 20 p. 100.</td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td class="tb_right">———</td> +<td>———</td> +<td> </td> +</tr> +<tr> +<td> </td> +<td class="tb_right">3</td> +<td> </td> +<td class="tb_right">6</td> +<td colspan="2"> </td> +</tr> +</table> + +<p>Ces chiffres approximatifs n'ont pas besoin de commentaires.</p> + +<p>Aujourd'hui, <i>pour une dépense égale</i>, le pauvre paye <i>huit fois</i> la +taxe du riche.</p> + +<p>Dans le système projeté, il payerait encore une <i>taxe double</i>.</p> + +<p>Le droit <i>ad valorem</i> est seul équitable.</p> + +<p>J'ai eu l'honneur de soumettre verbalement cette observation à +quelques-uns de vos plus célèbres économistes, à des membres du +Parlement, à des hommes d'État: ils sont loin d'en contester la +justesse; mais, disent-ils, le droit <i>ad valorem</i> est d'une perception +coûteuse et difficile.</p> + +<p>Mais une difficulté d'exécution suffit-elle pour justifier la +perpétration d'une injustice? En France, l'administration aurait +trouvé commode de frapper chaque hectare de terre d'un impôt uniforme, +sans égard à sa force contributive; elle n'y a pas songé, cependant, +et n'a pas reculé devant les complications du cadastre. La raison en +est simple: quand la nation en masse rencontre un obstacle, c'est à la +nation en masse à le vaincre; et elle ne peut sans iniquité s'en +débarrasser aux dépens d'une classe, et précisément de la classe la +plus malheureuse.</p> + +<p>L'objection, d'ailleurs, perd toute sa force en présence du système +<i>mixte</i>. Il implique la possibilité de prélever le droit graduel.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> On ajoute, il est vrai, que sans le droit fixe il faudrait, +sous peine de compromettre le revenu de l'État, porter plus haut le +droit <i>ad valorem</i>, qui, dans ce cas, offrirait un trop fort appât à +la fraude.</p> + +<p>Mais sont-ce les réformateurs auxquels je m'adresse qui plaideront la +cause des droits exagérés, au point de vue fiscal? Quand vous voulez +grossir votre revenu, quel est depuis longtemps tout votre secret? +C'est justement de modérer les taxes. Cette politique ne vous a jamais +failli; et, en ce moment même, les résultats de l'abaissement des +droits sur le sucre lui donnent une éclatante consécration.</p> + +<p>On peut, je crois, tenir pour certain qu'avec un droit modéré de 20 +pour 100, l'Angleterre fera sur les vins un commerce immense et +constamment progressif. La France consomme 40 millions d'hectolitres +de vins, malgré les taxes et les entraves par lesquelles il semble +qu'elle cherche à détruire cette branche d'industrie; y a-t-il +exagération à établir que la Grande-Bretagne, avec ses puissantes +ressources de consommation, achètera <i>le dixième</i> de ce qu'achète la +France, ou 4 millions d'hectolitres, dont <sup class="small">7</sup>/<sub class="small">8</sub> de vins ordinaires à 3 +sch. et <sup class="small">1</sup>/<sub class="small">8</sub> de vins fins à 28 sch. en moyenne? Or, dans cette +hypothèse, le Trésor recouvrerait de 3 à 4 millions sterling. Il ne +perçoit aujourd'hui que 2 millions.</p> + +<p>J'ai dit en second lieu, que le droit uniforme me semble +<i>impolitique</i>.</p> + +<p>L'Angleterre s'étant assurée que la prospérité d'un peuple se mesure +mieux par ses importations que par ses exportations, a pris le parti +d'ouvrir ses ports aux produits des autres nations, sans attendre +d'elles <i>réciprocité</i>, et sans même la leur demander. Son but +principal est de mettre sa législation commerciale en harmonie avec la +saine économie politique; mais, accessoirement, elle espère agir au +dehors par <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> son exemple, car, jusqu'à ce que la liberté soit +universelle, elle ne lui cédera que la moitié de ses fruits.</p> + +<p>Or, au point de vue de l'influence que peut exercer sur les nations +cette initiative de la grande réforme commerciale, quelle différence +immense sépare le <i>droit fixe</i> du droit <i>ad valorem</i>!</p> + +<p>Avec le droit uniforme, vous continuerez, comme aujourd'hui, à +recevoir quelques vins de Xérès et des bons crus de la Champagne et du +Bordelais. L'Angleterre et la France se toucheront encore par leurs +sommités aristocratiques, et vos riches seigneurs donneront la main, +par-dessus la Manche et à travers les tarifs, à nos grands +propriétaires. Mais voulez-vous que votre population et la nôtre +soient mises en contact sur tous les points; qu'un commerce actif et +régulier entre les deux peuples pénètre dans tous les districts, dans +toutes les communes, dans toutes les familles? Tenez-vous à voir +l'Angleterre passer le détroit et enfoncer dans notre sol de profondes +racines? Renoncez à ce droit <i>fixe</i>, et laissez l'infinie variété de +nos produits aller satisfaire l'infinie variété de vos goûts et de vos +fortunes. Alors les avocats du <i>free-trade</i>, en France, auront une +large base d'opérations; car la connaissance, l'amour, le besoin du +<i>libre-échange</i>, descendront jusque dans nos chaumières, et il n'y +aura pas un de nos foyers qui ne suscite quelque défenseur à ce +principe d'éternelle justice. Et ai-je besoin de vous dire les +conséquences?... La puissance de consommation s'élargira tellement, en +France comme en Angleterre, qu'il y aura des débouchés pour vos +manufactures comme pour nos fabriques, pour nos champs comme pour les +vôtres; et le temps arrivera, je l'espère, où vous pourrez transformer +en navires marchands vos vaisseaux de guerre, comme nous pourrons +rendre nos jeunes soldats à l'industrie.</p> + +<p>Paix au dehors, justice au dedans, prospérité partout,—de <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> +tels résultats pourraient-ils être balancés dans votre esprit par une +simple difficulté d'exécution, qui ne vous a pas arrêtés pour le thé, +et que d'ailleurs vous n'évitez pas par le système mixte?</p> + +<h3>UNE QUESTION SOUMISE AUX CONSEILS GÉNÉRAUX<br> +DE L'AGRICULTURE, DES MANUFACTURES ET DU COMMERCE<a id="footnotetag48" name="footnotetag48"></a><a href="#footnote48" title="Go to footnote 48"><span class="smaller">[48]</span></a>.</h3> + +<p><i>Faut-il, dans l'intérêt de notre marine, admettre en franchise de +droits les fers destinés à la construction des navires engagés dans la +navigation internationale?</i></p> + +<p>Cette question n'aurait-elle pas été convenablement suivie de cette +autre:</p> + +<p>Faut-il, <i>dans l'intérêt de nos voies de communication</i>, admettre en +franchise de droits les fers destinés à la construction des railways?</p> + +<p>Et de cette autre encore:</p> + +<p>Faut-il, <i>dans l'intérêt de nos estomacs</i>, admettre en franchise de +droits les fers destinés au labourage des terres, et par là à la +production des subsistances?</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, restreignons-nous à la proposition du ministre.</p> + +<p>Remarquons d'abord comment elle est posée.</p> + +<p>Il ne s'agit pas de recevoir du fer étranger pour construire toute +sorte de navires, mais seulement les navires destinés à la navigation +internationale. Pourquoi cela? La raison en est simple. Il y a deux +sortes de navigation, celle qui se fait <span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> de France à France, +ou de métropole à colonie et réciproquement. Cela s'appelle la +<i>navigation réservée</i>. Ici on tient le consommateur à la gorge, et il +faut qu'il paye. Que le navire soit lourd, mauvais marcheur, qu'il +revienne à un prix exorbitant, et grève inutilement les objets +transportés d'un fret onéreux, c'est ce dont notre législation ne se +met pas en peine, ou plutôt c'est ce qu'elle cherche. Le consommateur +est là, tout disposé à se laisser exploiter, et l'on n'y fait pas +faute.</p> + +<p>Mais la <i>navigation internationale</i> est soumise, dans une certaine +mesure, à la concurrence extérieure. Il arrive généralement que les +armateurs et marins étrangers se contentent d'un moindre fret que les +nôtres, et ils ont l'audace de rendre les marchandises dans nos +magasins avec une grande économie, <i>à notre profit</i>.</p> + +<p>Comme il est de principe, chez nous, que le public, en tant que +consommateur, ne doit jamais être compté pour rien, si ce n'est pour +être rançonné, et que ce n'est qu'en qualité de producteur que chaque +travailleur doit être <i>protégé</i>, c'est-à-dire mis à même de tirer sa +part de la curée, on conçoit aisément que le législateur a dû se +préoccuper des moyens de soutenir notre marine nationale, en faisant +retomber sur les masses les pertes que lui occasionne son impuissance +ou son incapacité.</p> + +<p>C'est ce qui a été fait. On s'est dit: L'étranger porte en France +telle marchandise pour 20 francs; nos armateurs ne peuvent la porter +que pour 25 francs. Mettons une taxe de 5 francs sur cette +marchandise, quand c'est l'étranger qui la porte, et il sera exclu de +nos ports. Dès lors, nos armateurs feront la loi et hausseront leur +fret à 25 francs.—C'est là l'origine de la surtaxe consignée dans nos +tarifs à la colonne qui a pour titre: <i>Par navires étrangers.</i></p> + +<p>En thèse générale, le calcul était mauvais. En effet, il est +incontestable qu'à ce système l'acheteur <i>perd cinq <span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> francs</i>, +tandis que l'armateur ne les gagne pas, puisque, d'après l'hypothèse, +il ne peut opérer le transport même à 24 francs. Mais enfin on était +autorisé à penser qu'au moyen de cette surtaxe, au préjudice du +public, le but immédiat de la mesure serait atteint, et que notre +marine serait en mesure de lutter contre la concurrence étrangère.</p> + +<p>Il n'en a pas été ainsi. Malgré le doux oreiller de la surtaxe, on a +pu voir, dans un article de la <i>Presse</i>, et d'après des chiffres +soigneusement relevés de documents officiels, qu'il n'est pas une +peuplade sur la surface du globe qui n'envahisse et ne restreigne, +d'année en année, notre modeste part de l'<i>intercourse</i>.</p> + +<p>J'ai dit ailleurs: <i>Protection, c'est spoliation.</i> C'est là son côté +odieux.</p> + +<p>J'aurais pu dire aussi: <i>Protection, c'est déception.</i> C'est son côté +ridicule.</p> + +<p>Car si la protection pèse sur le public, au moins devrait-elle +soutenir l'industrie qu'elle prétend favoriser. Comment donc se +fait-il que notre marine ne puisse opérer les transports quand la +France lui paye pour cela, outre le prix naturel du fret, une prime +énorme, cachée sous la surtaxe?</p> + +<p>On ne prend pas garde à une chose, c'est que la protection a deux +tranchants. Chacun de nous regarde avec cupidité la part qu'elle lui +permet de puiser dans le fonds commun de la spoliation; mais nous +fermons les yeux sur la part qu'elle nous force d'y verser. Le marin +français a pour lui les droits différentiels, sa liste civile, cela +est vrai. Mais il n'y a pas une planche, un clou, un bout de corde, un +lambeau de toile, une tache de goudron qu'il n'ait surpayés en vertu +du régime protecteur. Le biscuit qui le nourrit, le paletot qui le +couvre, le soulier qui le chausse ont payé la taxe au monopole; en +sorte que ce que la protection lui a injustement conféré en gros, +elle le reprend injustement <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> et amplement en détail. Voilà +pourquoi notre marine est aux abois.</p> + +<p>Maintenant il se présente plusieurs moyens de la relever.</p> + +<p>La plus efficace, le seul efficace selon nos principes, serait de +détruire ce régime sous lequel elle succombe. Nous savons qu'il n'y +faut pas songer de longtemps. Aussi nous nous proposons de n'examiner +que les moyens qui sont en harmonie avec les principes qui dominent +notre législation commerciale, principes d'après lesquels le sacrifice +des intérêts généraux est toujours de droit.</p> + +<p>Dans le sens de cette théorie, le moyen le plus sûr, le plus décisif, +le plus logique, serait de faire entrer tous les transports par mer +dans la navigation réservée; de remplacer la surtaxe par la +prohibition, et de déclarer qu'à l'avenir la France ne recevra plus +rien dans ses ports qui n'y arrive par navires français. Je m'étonne +que M. le ministre n'y ait pas songé; et j'espère qu'il me saura gré +de lui avoir suggéré cette idée, quoique, à vrai dire, je n'aie pas le +mérite de l'invention. Les journaux ne se font pas faute de le pousser +dans cette voie. Avons-nous besoin de charbons anglais? Accordez, +disent-ils, le privilége du transport aux navires nationaux.—Mais ce +sera plus cher!—Qu'importe? c'est l'affaire du public, qui ne s'en +soucie guère.</p> + +<p>Après ce moyen héroïque, celui qui se présente le plus naturellement, +c'est, sinon de convertir la surtaxe en prohibition, du moins de la +renforcer. Si la surtaxe est bonne en principe, elle n'a pu faillir +que parce qu'elle est trop modérée. Ne pas la relever, c'est en nier +implicitement la justice ou l'efficacité; c'est rejeter le principe +même de la protection. Pourquoi donc M. le ministre n'a-t-il pas +recours à ce moyen, qui n'est pas nouveau, qui n'est que le +développement et le complément d'une mesure universellement adoptée? +Pourquoi? parce que, sans doute, il entrevoit plus ou moins +confusément la <i>déception</i> qui est au bout de ces <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> expédients, +comme je le disais tout à l'heure. Voyez en effet dans quel cercle +vicieux on s'engagerait!—Élever la surtaxe, c'est renchérir le fret; +renchérir le fret, c'est grever la marchandise; grever la marchandise, +c'est rompre l'équilibre que la protection a voulu fonder entre notre +industrie et l'industrie étrangère. Rompre cet équilibre, c'est se +condamner à le rétablir par l'exhaussement du tarif général; exhausser +le tarif, c'est renchérir les armements; c'est provoquer de nouvelles +surtaxes, lesquelles auront les mêmes effets, deviendront causes à +leur tour, et ainsi de suite à l'infini.</p> + +<p>Ce second moyen ayant été jugé inexécutable, il paraît que M. le +ministre s'est enfin avisé que l'on devrait demander à la liberté ce +qu'on n'a pu obtenir de l'arbitraire. Il s'est dit: La France, sans +doute, naviguerait au même prix que les autres nations, si les +matériaux qui entrent dans la construction de ses vaisseaux n'étaient +pas grevés de droits qui en élèvent démesurément le prix.</p> + +<p>En conséquence, il consulte les Conseils pour savoir s'il ne +conviendrait pas d'admettre en franchise les fers qui entrent dans la +construction de nos navires.</p> + +<p>Évidemment, cette mesure serait par elle-même inefficace, et il faut +la considérer comme un premier et timide essai dans la voie de la +liberté commerciale. Le raisonnement de M. le ministre doit le +conduire à adopter la même politique pour le bois, le cuivre, le +chanvre, la toile, etc., etc.</p> + +<p>Le fer, en effet, est de si peu d'importance dans un bâtiment en bois +doublé, cloué et chevillé en cuivre, que la mesure que médite M. le +ministre ne peut pas affecter sensiblement le cours du fret. Cela est +si évident qu'on est porté à croire, quoique M. le ministre ne le dise +pas, qu'il a eu en vue les navires et surtout les bateaux à vapeur +entièrement construits en fer.</p> + +<p>Mais alors pourquoi ne pas admettre, en franchise de <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> droits, +les navires en fer eux-mêmes de construction étrangère?</p> + +<p>Oh! dit-on, c'est que nos constructeurs veulent être protégés.—Mais +si vous voulez écouter tous les quêteurs de monopole, vous ne +pourrez-pas admettre le fer; car nos propriétaires de forêts, nos +maîtres de forges, nos actionnaires de mines ne sont pas très-disposés +à abandonner leur part de protection.—Vous ne pouvez servir deux +maîtres, il faut opter. Est-ce pour le public ou pour les +constructeurs que vous êtes ministre?</p> + +<p>Examinons donc la question en elle-même. Elle est bien restreinte, +comme on le voit. Les navires en bois, c'est-à-dire la marine actuelle +tout entière est hors de cause. Il s'agit de navires en fer, d'une +marine future et éventuelle. La question que nous avons à résoudre est +celle-ci:</p> + +<p>«Vaut-il mieux admettre, en franchise de droits, le fer étranger +destiné à la construction des navires, ou les navires en fer eux-mêmes +de construction étrangère?»</p> + +<p>Il serait assez curieux de voir d'abord comment elle a été traitée, au +point de vue du principe prohibitif, par un journal spécial fort +accrédité en ces matières, le <i>Moniteur industriel</i>. La libre +admission du fer, pour la destination dont il s'agit, a été insinuée +pour la première fois; à ma connaissance, dans un article récent de ce +journal.</p> + +<p>Il n'est pas possible de faire du régime prohibitif une satire plus +naïve à la fois et plus sanglante; et il semble que le but secret de +l'auteur de cet article est de confondre et de ridiculiser ce système, +en le montrant sous un aspect vraiment burlesque. Quoi! vous convenez +que notre marine marchande est chassée de tous les ports de l'Océan +par la marine étrangère. Vous en cherchez la cause; vous trouvez que +les matériaux qui entrent dans la construction de nos navires nous +coûtent, dans la proportion de 300 pour 100, plus cher qu'aux +Anglais; vous établissez vous-même <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> qu'à cette cause +d'infériorité viennent s'ajouter le haut prix du combustible, +l'insuffisance de l'outillage, l'inexpérience des constructeurs et des +ouvriers; vous ne disconvenez pas que c'est le régime de la +prohibition qui a placé notre marine dans cette situation humiliante +et ridicule, et, après tout cela, vous concluez... au maintien de ce +régime!</p> + +<p>Et remarquez comme la rapacité du monopole est habile à faire argument +de tout, même des données les plus contradictoires! Lorsque, délivré +de toute concurrence, il est parvenu à créer dans le pays une +industrie factice, à détourner vers un emploi onéreux les capitaux et +les bras, et à couvrir ses pertes par des taxes déguisées mais +réelles, quelle est la raison sur laquelle il s'appuie pour prolonger +et perpétuer son existence? Il montre ces capitaux que la liberté va +détruire, ces bras qu'elle va paralyser; et cet argument a tant de +puissance qu'il n'est pas encore de ministère ou de législature qui +ait osé l'affronter. «C'est un malheur, disent humblement les intérêts +privilégiés, que la protection nous ait jamais été accordée. Nous +comprenons qu'elle pèse lourdement sur le public. Nous avons cru, que, +grâce à cette protection dont la loi a entouré notre enfance, nous +parviendrions bientôt à voler de nos propres ailes, <i>à marcher dans +notre force et notre liberté</i>. Nous nous sommes trompés. La société a +partagé notre erreur. C'est elle, pour ainsi dire, qui nous a appelés +à l'existence. Elle ne peut plus maintenant nous laisser mourir. Nous +avons des <i>droits acquis</i>.</p> + +<p>Aujourd'hui ce terrible argument est pris à rebours. «Nous n'avons pas +encore employé le fer à la construction des navires. Il n'y a ni bras +ni capitaux engagés dans cette voie. D'ailleurs, les matériaux, le +combustible, les outils, les entrepreneurs, les ouvriers nous +manquent. En outre, cette branche d'industrie exige des connaissances +spéciales <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> dans les procédés de fabrication que nul ne +possède, et <i>bien peu de personnes sont en état de la naturaliser chez +nous</i>. Donc, pour l'implanter dans le pays, pour lui donner l'être, la +protection est loin de suffire, c'est la prohibition absolue qu'il +nous faut.»</p> + +<p>Dites donc que ce n'est pas notre marine qui vous préoccupe, mais vos +priviléges. Si sérieusement vous vouliez une marine marchande, vous +laisseriez la France échanger avec l'Angleterre des vins contre des +navires en fer. Ils ne reviendraient pas plus cher aux armateurs de +Bordeaux qu'à ceux de Liverpool, et la concurrence serait possible.</p> + +<p>Il est vrai que l'auteur de l'article insinue ici le moyen proposé par +M. le ministre, la libre introduction du fer destiné à la +construction.</p> + +<p>Mais n'a-t-il pas lui-même prouvé d'avance l'inefficacité de ce moyen +quand il a dit, avec raison, que ce n'est pas seulement le prix de la +matière qui renchérit nos navires, mais encore et surtout +l'infériorité de notre mise en œuvre; quand il a fait observer que +notre pays n'était pas disposé pour ce genre d'industrie, qu'il ne le +serait pas de longtemps, que les établissements, les machines, le +charbon, tout lui manque à la fois?</p> + +<p>Au mois de juillet dernier, j'étais à Liverpool. Un honnête quaker, M. +Baines, de la maison Hodgson et compagnie, me fit visiter ses ateliers +de construction. Je vis sur le chantier un immense navire tout en fer, +quille, membrures, bordages, etc. Après avoir examiné d'innombrables +machines que je ne décrirai pas (et pour cause, car je n'en sais guère +plus là-dessus que ce pauvre Tristram qui ne put jamais comprendre le +mécanisme d'un tourne-broche); après avoir vu d'énormes poinçons, de +gigantesques ciseaux trouer, tailler, festonner des planches de fer de +2 centimètres d'épaisseur, comme si c'eût été de la pâte de jujube, +j'eus avec M. Baines la conversation suivante:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span> «Ces navires en fer reviennent-ils plus cher que les navires +en bois?—À peu près. La matière est, il est vrai, plus chère, mais on +la travaille avec une telle facilité, une telle précision, le système +de l'étalonnage présente tant d'avantages, que cela compense bien et +au delà le prix du fer.—En quoi donc consiste la supériorité de ce +nouveau mode de construction?—Le navire dure plus, les pièces qui le +composent se changent plus facilement, il a moins de tirant d'eau, il +est plus léger; et comme le tonnage se calcule par les trois +dimensions, il porte plus, à tonnage égal, et économise les taxes à la +marchandise.—En sorte, lui dis-je, que, la concurrence s'en mêlant, +c'est le consommateur qui profitera de ces avantages; vos armateurs +baisseront le prix du fret, et nous, Français, qui avons déjà tant de +mal à lutter contre vos navires en bois, nous serons tout à fait +évincés par vos navires en fer.—Cela est probable, me dit-il, à moins +que vous ne fassiez comme nous, ou, si vous ne pouvez, que vous +n'achetiez nos bâtiments.—Pourriez-vous me démontrer par des chiffres +ces deux points décisifs: 1<sup>o</sup> les navires en fer ne reviennent pas +plus cher que les navires en bois; 2<sup>o</sup> ils portent plus, à tonnage +égal?—Venez chez moi; tous mes livres sont à votre +disposition.—Est-ce que vous ne craignez pas de divulguer des secrets +qui font votre fortune?—Ce n'est pas le secret, mais la publicité qui +fera ma fortune. Plus on sera convaincu de la supériorité des navires +en fer, plus je recevrai des ordres de construction. D'ailleurs, si +mes procédés sont bons, comme je le crois, je ne demande pas mieux que +l'humanité en profite; et, quant à moi, quel que soit le sort de cette +industrie, j'ai la confiance d'utiliser toujours l'amour du travail et +le peu de connaissances qu'il a plu à la Providence de me donner.»</p> + +<p>Je regrettai, on le croira sans peine, que le temps ne me permît pas +de compulser les livres que l'honnête quaker <span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> mettait si +loyalement à ma disposition. Si j'avais pu prolonger mon séjour à +Liverpool, je serais sans doute en mesure de soumettre aujourd'hui aux +Conseils des documents précieux sur la question dont ils sont saisis.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, le premier moyen de relever notre marine, +l'admission des bâtiments en fer de construction étrangère, est d'une +efficacité incontestable, puisqu'il donnerait aux armateurs de +Bordeaux, de Nantes et du Havre des navires qui leur reviendraient au +même prix qu'aux armateurs de Liverpool, de Londres et de Bristol.</p> + +<p>Il est d'une exécution facile. Il ne complique en rien les opérations +de la douane; il ne blesse pas ce qu'on nomme les <i>droits acquis</i>, ni +ceux des constructeurs, puisque ce genre d'industrie n'a pour ainsi +dire pas encore chez nous d'existence sérieuse; ni ceux des maîtres de +forges, puisque le fer ainsi introduit ne ferme aucun débouché à notre +production métallurgique, n'en diminue pas l'emploi actuel et ne peut +par conséquent en affecter le prix.</p> + +<p>Le second moyen, l'admission en franchise de droits du fer destiné à +la construction, a-t-il les mêmes avantages? ne présente-t-il pas de +graves inconvénients?</p> + +<p>On a déjà vu que, tout en le proposant, le <i>Moniteur</i> s'était chargé +de démontrer sa disproportion avec le but qu'on a en vue.</p> + +<p>Non-seulement il est illusoire, mais il ouvre à l'industrie un avenir +si effrayant, que je me vois forcé, afin que le public ne soit pas +pris au dépourvu, d'invoquer encore un moment son attention.</p> + +<p>Je suis surpris qu'on ne soit pas frappé, comme je le suis moi-même, +des tendances vraiment exorbitantes et dangereuses dans lesquelles la +France laisse s'engager l'administration des douanes.</p> + +<p>Certes, c'était bien assez que cette institution, d'abord purement +fiscale, se fût convertie en un instrument soi-disant <span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> de +protection, en réalité de priviléges et de monopoles. Dès lors les +travailleurs se sont aussi transformés en solliciteurs; ils ont +assailli le gouvernement pour lui arracher la faculté de rançonner la +nation, comme les quêteurs de places l'assiégent pour acquérir le +droit d'exploiter le budget. Et le pouvoir, détourné de sa véritable +et simple mission, qui est de garantir à chacun sa liberté, sa sûreté +et sa propriété, s'est vu chargé encore de l'effroyable tâche de +satisfaire à toutes les prétentions des classes laborieuses, d'assurer +à chaque industrie les moyens de se soutenir et de se développer, et +cela par le jeu des tarifs, par des combinaisons de taxes, par +l'octroi à quelques-uns de ce qu'il parvient à arracher à tous.</p> + +<p>Cependant la douane, obéissant à de fausses notions dont elle n'est +pas responsable, puisqu'elle les reçoit du public, procédait au moins +à son œuvre nouvelle par mesures générales et uniformes, lorsqu'il +y a trois ans, elle déposa dans le traité belge le funeste germe des +<i>droits différentiels</i>. À partir de cette époque, il fut établi en +principe que les taxes d'importation pourraient varier selon les pays +de provenance, selon le cours des denrées dans chacun de ces pays, +selon leur distance, ou même, qu'on me passe l'expression, selon la +température des passions, des animosités et des jalousies nationales. +Ainsi la douane n'a plus borné ses prétentions à être un instrument de +protection, elle est devenue une arme offensive, un moyen politique +d'agression. Elle a dit à un peuple: «Tu es ami, nous admettrons tes +produits à des conditions modérées,» à un autre: «Nous te haïssons, +notre marché te sera fermé.» Qui ne voit combien ce caractère hostile +imprimé à la douane augmente les chances de guerre, déjà si +nombreuses, que les tarifs recèlent dans leur sein? Qui ne comprend +que ce sont les factions désormais qui se combattront sur le terrain +des questions douanières? Qui ne s'aperçoit avec effroi qu'un +<span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> nouvel horizon a été ouvert à de diaboliques alliances entre +les cupidités industrielles et les intrigues politiques?</p> + +<p>Voici maintenant que les droits de douane varieront, non plus +seulement selon les pays de provenance, mais encore suivant la +destination de la marchandise.</p> + +<p>Voyez comme s'élargit insensiblement le rôle du douanier!</p> + +<p>D'abord, il n'avait qu'une question à adresser à la marchandise: +«Qu'es-tu?» Sur la réponse il prélevait la taxe, et tout était dit.</p> + +<p>Plus tard, le dialogue s'est étendu à deux questions: «Qu'es-tu?—Du +fil.—D'où viens-tu?—Que t'importe?—Il m'importe que si tu viens de +Bruxelles, tu payeras <i>dix</i>; et si tu arrives de Manchester, tu +payeras <i>trente</i>.» C'était bien le moins qu'on pût accorder à la ligue +du monopole avec l'anglophobie.</p> + +<p>Maintenant voici que le douanier aura droit à trois interrogations: +«Qu'es-tu?—Du fer.—D'où viens-tu? car le droit varie selon que la +nature t'avait déposé dans les mines du Westergothland ou dans celles +du Cornouailles.—Je viens du Cornouailles.—À quoi es-tu destiné? car +le droit varie encore suivant que tu vas devenir navire ou charrue.»</p> + +<p>Ainsi la douane gagne tous les jours du terrain. De <i>fiscale</i> qu'elle +était, elle s'est faite protectrice, puis diplomate, ensuite +industrielle. La voilà qui va s'immiscer dans tous nos travaux, se +faire juge de leur importance relative; non plus par des mesures +générales, mais par une inquisition de détails qui ira jusqu'à nous +demander compte de l'emploi de tous les matériaux que nous aurons à +mettre en œuvre.</p> + +<p>Mais laissons de côté ce principe exorbitant et nouveau qu'on veut +introduire dans nos tarifs; fermons les yeux au vaste horizon qu'il +ouvre à la douane. A-t-on du moins <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> songé aux difficultés de +l'exécution? Si les droits d'entrée varient pour chaque marchandise, +en raison de l'infinie variété de ses usages, il faudra donc que la +douane ait l'œil sur elle dans toutes ses transformations. Il +faudra donc qu'elle pénètre dans le chantier du constructeur, qu'elle +s'y installe jour et nuit, qu'elle y dresse sa tente, qu'elle constate +les <i>déchets</i> et les <i>manquants</i>, en un mot, il faudra qu'elle soit +armée de l'<i>exercice</i> avec son cortége d'entraves, de mesures +préventives, d'acquits-à-caution, de laissez-passer, de passavants, de +passe-debout, que sais-je? Pour peu que le principe s'étende à +d'autres matériaux, nos ateliers, nos magasins, nos bureaux, nos +livres même ne devront plus avoir de secrets pour MM. les employés; +nos maisons, nos armoires, nos chambres n'auront plus pour eux de +verrous ni de serrures; une autre institution méritant bien le titre +énergique de <i>droits-réunis</i> pèsera sur la France; la législation qui +régit les débitants de boissons, de spéciale qu'elle est, deviendra +générale, et nous serons tous ainsi ramenés à cette <i>égalité devant la +loi</i> si chère au prédécesseur du ministre actuel des finances, +laquelle aura pour niveau commun la <i>condition du cabaretier</i><a id="footnotetag49" name="footnotetag49"></a><a href="#footnote49" title="Go to footnote 49"><span class="smaller">[49]</span></a>. (V. +p. <a href="#page243">243</a>.)</p> + +<p>Qu'on ne dise pas que ces craintes sont exagérées. Je défie qu'on me +prouve que l'on peut faire pénétrer dans les tarifs le principe des +<i>droits variables selon la destination de la marchandise</i>, sans +investir aussitôt la douane de l'exercice, ou de quelque chose de +semblable sous un autre nom.</p> + +<p>Messieurs les conseillers <i>généraux</i> des manufactures et du commerce, +messieurs les simples conseillers de l'agriculture, vous êtes presque +tous des hommes du Nord; vous n'avez guère à vous débattre sous +l'inquisition des <i>droits <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> réunis</i>; vous savez à peine ce que +c'est. Prenez garde que la douane ne se charge un jour de vous +l'apprendre, et ne méprisez pas ce cri d'alarme qui s'élève dans un +pays parfaitement instruit par l'expérience.</p> + +<p>Je conclus, 1<sup>o</sup> que ce qu'il y aurait de mieux à faire, sans se +préoccuper des intérêts de la marine plus que de ceux de l'agriculture +et des fabriques, ce serait d'abaisser les droits sur le fer étranger +quelle que fût sa destination. Ce n'est pas à la douane, c'est à +l'industrie de demander, comme le statuaire de la fable:</p> + +<p class="poem30">Sera-t-il dieu, table ou cuvette?</p> + +<p>2<sup>o</sup> Que si l'on veut favoriser notre marine marchande, le moyen le +plus simple est de permettre à nos armateurs d'acheter des navires en +fer et même en bois, au meilleur marché possible, dans tous les +chantiers du monde.</p> + +<p>3<sup>o</sup> Que la libre admission du fer destiné à la construction est une +mesure qui n'a qu'un bon côté, qui est d'être la plus sanglante satire +que l'on puisse faire du régime prohibitif; car elle implique l'aveu +que ce régime a paralysé notre marine, et il n'y a aucune raison pour +ne pas reconnaître qu'il a exercé la même influence sur l'ensemble de +toutes nos industries. Mais, relativement au but cherché, cette mesure +est complétement inefficace; elle a en outre l'immense inconvénient de +compliquer nos tarifs, et de déposer dans le terrain de la douane le +germe dangereux de l'exercice, germe que l'atmosphère bureaucratique +ne manquera pas de développer rapidement.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> UN ÉCONOMISTE À M. DE LAMARTINE.<br> +À L'OCCASION DE SON ÉCRIT INTITULÉ:<br> +DU DROIT AU TRAVAIL<a id="footnotetag50" name="footnotetag50"></a><a href="#footnote50" title="Go to footnote 50"><span class="smaller">[50]</span></a>.</h3> + +<p class="smcap">Monsieur,</p> + +<p>Le talent prodigieux dont vous a doué la nature, talent que rehausse +une réputation sans tache, après avoir fait de vous le point de mire +des partis, vous a signalé comme l'attente des doctrines. Vos +opinions, à demi voilées, laissaient à chaque école l'espoir de vous +rallier. Le catholicisme, le néo-christianisme, la liberté, et même +ces modernes excentricités qu'on nomme saint-simonisme, fouriérisme, +communisme, comptaient sur vous, espéraient en vous. Le système qui se +résume par le mot <i>concentration forcée</i>, celui qui se formule par le +mot <i>libre concurrence</i>, la théorie qui veut imposer au travail, aux +facultés, aux capitaux une <i>organisation artificielle</i>, celle qui ne +voit pas de meilleure organisation des forces sociales que leur +<i>naturelle gravitation</i>, toutes les écoles, en un mot, vous désiraient +pour auxiliaire et vous eussent accepté pour chef.</p> + +<p>Car il n'en est pas dont vous n'eussiez été le plus puissant +interprète. Que faut-il à une idée qui porte en elle-même l'élément du +triomphe, la vérité? Être connue, être comprise, être vulgarisée; et, +pour cela, il lui faut des expressions saisissantes, des formules +lumineuses qui, par leur clarté soudaine, aillent réveiller dans tous +les cœurs cette sympathie innée pour le vrai et le juste que la +libéralité de la Providence y a déposée. Voilà pourquoi les hommes de +labeur, de veille et d'étude auraient confié à <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> votre parole +le travail des années et des siècles, les investigations de la +science, les rectifications de l'expérience, en un mot, tout le +mouvement intellectuel de leur école, afin que vous le manifestassiez +au monde. Par cette heureuse combinaison de fortes pensées et de vives +images, dont vous seul possédez le secret, par le privilége inouï, qui +n'a été dévolu qu'à vous, de faire pénétrer la logique dans la poésie +et la poésie dans la logique, vous eussiez fait briller la vérité dans +le cabinet du savant, dans l'atelier de l'artiste, dans le salon et le +boudoir, dans le palais et la chaumière; vous lui eussiez frayé une +voie vers la chaire et vers la tribune.</p> + +<p>Et moi aussi, monsieur, parce que j'ai dans l'esprit une conviction +entière, parce que je porte au cœur une foi inébranlable, combien +de fois n'ai-je pas tourné mes regards vers vous! combien de fois +n'ai-je pas demandé aux paroles tombées de vos lèvres, aux écrits +échappés à votre plume, s'ils ne m'apportaient pas enfin le secret de +vos opinions, s'ils ne recélaient point votre vague et mystérieux +symbole! Car comprenant ou du moins croyant sincèrement comprendre le +mécanisme des forces sociales, je me disais: «Cette lumière n'est rien +tant qu'elle est sous le boisseau; et elle n'en sortira qu'à la voix +puissante de l'homme capable de fondre dans sa parole la dialectique +du métaphysicien, l'expérience de l'homme d'État, l'éloquence du +tribun, l'ardente charité du chrétien et l'accent délicieux du poëte.»</p> + +<p>Vous vous êtes prononcé enfin. Mais, hélas! l'attente des écoles +économiques a été trompée. Vous n'en reconnaissez que deux, et vous +déclarez n'appartenir ni à l'une ni à l'autre. Tel est l'écueil du +génie. Il dédaigne les voies explorées et le trésor des connaissances +accumulé par les siècles. Il cherche son trésor en lui-même; il veut +se frayer sa propre voie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span> Comme vous le dites, il y a deux écoles en économie +politique. Permettez-moi de les caractériser, afin d'apprécier ensuite +l'amère critique que, par une inexplicable contradiction, vous faites +de celle dont en définitive vous adoptez le principe, et les +emphatiques éloges que vous décernez, par une autre contradiction non +moins inexplicable, à celle dont vous repoussez les vaines et +subversives théories.</p> + +<p>La première procède d'une manière scientifique. Elle constate, étudie, +groupe et classe les faits et les phénomènes, elle cherche leurs +rapports de cause à effet; et de l'ensemble de ses observations, elle +déduit les <i>lois générales et providentielles</i> selon lesquelles les +hommes prospèrent ou dépérissent. Elle pense que l'action de la +science, en tant que science, sur l'espèce humaine, se borne à exposer +et divulguer ces <i>lois</i>, afin que chacun sache la récompense qui est +attachée à leur observation et la peine dont leur violation est +suivie, elle s'en rapporte au cœur humain pour le reste, sachant +bien qu'il aspire invinciblement à l'une et a pour l'autre un +éloignement inévitable; et parce que ce double mobile, le désir du +bien, l'horreur du mal, est la plus puissante des forces qui ramènent +l'homme sous l'empire des lois sociales, elle repousse comme un fléau +l'intervention de forces arbitraires qui tendent à altérer la juste +distribution naturelle des plaisirs et des peines. De là ce fameux +axiome: «<i>Laissez faire, laissez passer</i>,» contre lequel vous +manifestez tant d'indignation,—qui n'est cependant que la périphrase +servile du mot <i>liberté</i>, que vous inscrivez sur votre bannière comme +le principe de votre doctrine.</p> + +<p>L'autre école, ou plutôt l'autre méthode, qui a enfanté et devait +enfanter des sectes innombrables, procède par l'<i>imagination</i>. La +société n'est pas pour elle un sujet d'observations, mais une matière +à expériences; elle n'est pas un <i>corps vivant</i> dont il s'agit +d'étudier les organes, mais une <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> <i>matière inerte</i> que le +législateur soumet à un arrangement artificiel. Cette école ne suppose +pas que le corps social soit assujetti à des lois providentielles; +elle prétend lui imposer des lois de son invention. <i>La République</i> de +Platon, <i>l'Utopie</i> de Thomas Morus, <i>l'Oceana</i> de Harrington, <i>le +Salente</i> de Fénelon, le régime protecteur, le saint-simonisme, le +fouriérisme, l'owenisme et mille autres combinaisons bizarres, +quelquefois appliquées, pour le malheur de l'espèce humaine, presque +toujours à l'état de rêve pour servir de pâture aux enfants à cheveux +blancs; telles sont quelques-unes des manifestations infinies de cette +école.</p> + +<p>La méthode <i>analytique</i> devait nécessairement conduire à l'unité de +doctrine, car il n'y a pas de raison pour que les mêmes faits ne +présentent les mêmes aspects à tous les observateurs. Voilà pourquoi, +sauf quelques légères nuances que des observations rectifiées tendent +incessamment à faire disparaître, elle a rallié autour de la même foi +Smith, Ricardo, Malthus, Mill, Jefferson, Bentham, Senior, Cobden, +Thompson, Huskisson, Peel, Destutt de Tracy, Say, Comte, Dunoyer, Droz +et bien d'autres hommes illustres, dont la vie s'est passée non point +à arranger dans leur tête une société de leur invention avec des +hommes de leur invention, mais à étudier les hommes et les choses et +leur action réciproque, afin de reconnaître et de formuler les lois +auxquelles il a plu à Dieu de soumettre la société.</p> + +<p>La méthode <i>inventive</i> devait de toute nécessité amener l'anarchie des +intelligences, parce qu'il y a l'infini à parier contre un qu'une +infinité de rêveurs ne feront pas le même rêve. Aussi voyons-nous que, +pour se mettre à l'aise dans leur monde imaginaire, l'un en a banni la +propriété, l'autre l'hérédité, celui-ci la famille, celui-là la +liberté; en voici qui ne tiennent aucun compte de la loi de la +population, en voilà qui font abstraction du principe de la +solidarité <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> humaine, car il fallait mettre en œuvre des +êtres chimériques pour faire une société chimérique.</p> + +<p>Ainsi la première <i>observe l'arrangement</i> naturel des choses, et sa +conclusion est <i>liberté</i><a id="footnotetag51" name="footnotetag51"></a><a href="#footnote51" title="Go to footnote 51"><span class="smaller">[51]</span></a>. La seconde <i>arrange</i> une société +artificielle, et son point de départ est <i>contrainte</i>. C'est pourquoi, +et pour abréger, j'appellerai l'une <i>école économiste ou libérale</i>, et +l'autre <i>école arbitraire</i>.</p> + +<p>Voyons maintenant le jugement que vous portez sur ces deux doctrines:</p> + +<div class="quote"> +<p>«Il y a en économie politique deux écoles: une école anglaise et + matérialiste (c'est l'école <i>libérale</i> que vous voulez décrire + dans ces lignes) qui traite les hommes comme des quantités + inertes; qui parle en chiffres de peur qu'il ne se glisse un + sentiment ou une idée dans ses systèmes; qui fait de la société + industrielle une espèce d'arithmétique impassible et de mécanisme + sans cœur, où l'humanité n'est qu'une société en commandite, + où les travailleurs ne sont que des rouages à user et à dépenser + au plus bas prix possible, où tout se résout par perte ou gain au + bas d'une colonne de chiffres, sans considérer que ces quantités + sont des hommes, que ces rouages sont des intelligences, que ces + chiffres sont la vie, la moralité, la sueur, le corps, l'âme de + millions d'êtres semblables à nous et créés par Dieu pour les + mêmes destinées. C'est cette école qui règne en France, depuis + l'importation de la science économique née en Angleterre. C'est + celle qui a écrit, professé et gouverné jusqu'ici, sauf quelques + grandes exceptions; c'est celle qui a proscrit l'aumône, + incriminé la mendicité sans pourvoir aux mendiants, blâmé les + hôpitaux, condamné les hospices, raillé <span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> la charité, mis + la misère hors la loi, maudit l'excès de la population, interdit + les mariages, conseillé la stérilité, fermé les tours des enfants + trouvés, et qui, livrant tout sans miséricorde et sans entrailles + à la concurrence, cette providence de l'égoïsme, a dit aux + prolétaires: «Travaillez.—Mais nous ne trouvons pas de + travail.—Eh bien! mourez. Si vous ne rapportez rien, vous n'avez + pas le droit de vivre; la société est un compte bien fait.»</p> + +<p>«Il y a une autre école qui est née en France, dans ces dernières + années, des souffrances du prolétaire, des égoïsmes du + manufacturier, de la dureté du capitaliste, de l'agitation des + temps, des souvenirs de la Convention, des entrailles de la + philanthropie et des rêves anticipés d'une époque entièrement + idéale. C'est celle qui, prophétisant aux masses l'avénement du + Christ industriel (Fourier), les appelle à la religion de + l'association, substitue ce principe de l'association par le + travail à tous les autres principes, à tous les autres instincts, + à tous les autres sentiments dont Dieu a pétri la nature humaine, + croit avoir trouvé le moyen d'organiser le travail sans + intervertir les rapports libres du producteur et du consommateur, + de violenter le capital sans l'anéantir, de régler les salaires + et de les distribuer arbitrairement avec l'infaillibilité et la + toute-justice de Dieu. Cette école, qui compte parmi ses maîtres + et ses adeptes tant d'hommes de lumière et de foi, porte en soi + deux grands trésors: un principe, l'association; une vertu, la + charité des masses. Mais elle nous semble pousser son principe + jusqu'à l'excès, et la vertu jusqu'à la chimère. Le fouriérisme + est jusqu'ici une sublime exagération de l'espérance.—Nous + n'appartenons ni à l'une ni à l'autre de ces écoles. Nous les + croyons toutes deux dans le faux. Mais l'une manque d'âme, et + l'autre manque <i>seulement</i> de mesure dans la passion du bien. + Nous faisons entre elles la différence qu'il y a entre <span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> + une cruauté et une illusion, et nous empruntons, pour la solution + de la question des salaires, à l'une la lumière des calculs, à + l'autre la chaleur de la charité.»</p> +</div> + +<p>Je ne m'arrêterai pas à relever les expressions vagues et fausses, les +assertions hasardées qui fourmillent dans ce passage, où il semble que +votre plume vous a maîtrisé plus que vous n'avez maîtrisé votre plume. +Où avez-vous vu que les économistes traitent les hommes comme des +<i>quantités inertes</i>, eux qui voient précisément l'harmonie du monde +social dans la liberté de leur action? Où avez-vous vu que cette école +gouverne en France, quand elle ne compte pas un seul organe, du moins +avoué, au ministère ou au Parlement? Qu'est-ce que ce dédain pour les +chiffres, les calculs, l'arithmétique, comme si les chiffres servaient +à autre chose qu'à constater des résultats, et comme si le bien et le +mal pouvaient s'apprécier autrement que par des résultats constatés? +Quelle valeur scientifique est-il possible de reconnaître dans votre +indignation contre la <i>dureté du capitaliste</i>, l'<i>égoïsme du +manufacturier</i>, en tant que tels, comme si les services industriels et +les capitaux pouvaient échapper, plus que les salaires, aux lois de +l'offre et de la demande qui les gouvernent, pour se soumettre aux +lois du sentiment et de la philanthropie?</p> + +<p>Mais je sens le besoin de protester de toutes mes forces contre les +imputations odieuses que vous faites peser sur la tête de tous ces +savants illustres, dont je rappelais tout à l'heure les noms vénérés. +Non, la postérité ne ratifiera pas votre arrêt. Elle ne mettra pas, +comme vous le faites, entre Smith et Fourier, entre Say et Enfantin +l'abîme qui sépare la <i>cruauté</i> de la simple <i>illusion</i>. Elle ne +conviendra pas que le seul tort de Fourier ait été de pousser «un +grand principe jusqu'à l'excès et une grande vertu jusqu'à la +chimère.» Elle ne verra pas dans la <i>promiscuité</i> des sexes une +<i>sublime exagération de l'espérance</i>. Elle ne croira pas la <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> +science sociale redevable au fouriérisme de ces trois grandes +<i>innovations</i>: «la foi à l'amélioration indéfinie de l'espèce humaine, +le principe de l'association et la charité des masses;»—parce que la +perfectibilité de l'homme, conséquence de son principe intelligent, a +été reconnue longtemps avant Fourier;—parce que l'association est +aussi ancienne que la famille;—parce que la charité des masses, de +quelque manière qu'on veuille la considérer, au point de vue théorique +ou au point de vue pratique, dans l'individu ou dans la société, a été +formellement promulguée par le christianisme et partout mise en +œuvre, du moins à quelque degré. Mais la postérité s'étonnera que +vous assigniez une place si élevée, que vous prodiguiez tant d'encens +à une école que vous flétrissez en même temps par ces paroles +éloquentes: C'est un monastère où «la mère n'est qu'une femme +enceinte, le père un homme qui engendre, et l'enfant un produit des +deux sexes.»</p> + +<p>Mais que blâmez-vous dans les économistes? Seraient-ce les formes +parfois arides dont ils ont revêtu leurs idées? C'est là de la +critique littéraire. En ce cas il fallait reconnaître les services +qu'ils ont rendus à la science, et vous borner à les accuser d'être de +froids écrivains. Sur ce terrain encore, on pourrait répondre que si +le langage sévère et précis de la science a l'inconvénient de n'en pas +hâter assez la propagation, le style chaleureux et imagé du poëte, +transporté dans le domaine didactique, a l'inconvénient bien plus +grave d'égarer souvent le lecteur après avoir égaré l'écrivain. Mais +ce n'est pas la forme que vous attaquez, c'est la pensée et même +l'intention.</p> + +<p>La pensée! mais comment l'accuser? Elle peut bien être fausse; elle ne +saurait être blâmable, car elle se résume ainsi: «<i>Il y a plus +d'harmonie dans les lois divines que dans les combinaisons humaines.</i>» +Permis à vous de dire comme Alphonse: «Ces lois seraient meilleures +si j'eusse été appelé <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> dans les conseils de Dieu.» Mais non, +vous ne tenez point ce langage impie. Vous laissez de tels blasphèmes +aux utopistes. Pour vous, vous vous emparez de la doctrine même dont +vous essayez de flétrir les révélateurs, et dans tout votre écrit, +sauf quelques vues exceptionnelles que je discuterai tout à l'heure, +domine le grand principe de la liberté, qui suppose de votre part la +reconnaissance de l'harmonie des lois divines, puisqu'il serait puéril +d'adhérer à la liberté, non parce qu'elle est la vraie condition de +l'ordre et du bonheur social, mais par un platonique amour pour la +liberté elle-même, abstraction faite des résultats qu'il est dans sa +nature de produire.</p> + +<p>L'intention! mais quelle perversité peut-on apercevoir dans +l'intention de ceux qui se bornent à dire à l'arbitraire: «L'équilibre +des forces sociales s'établit de lui-même; n'y touchez pas?»</p> + +<p>Pour arriver jusqu'aux intentions des économistes, il faudrait prouver +trois choses:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Que le libre jeu des forces sociales providentielles est funeste +à l'humanité;</p> + +<p>2<sup>o</sup> Qu'il est possible d'en paralyser l'action par la substitution +de forces arbitraires;</p> + +<p>3<sup>o</sup> Que les économistes repoussent celles-ci en parfaite +connaissance de leur prétendue supériorité sur celles-là.</p> + +<p>En dehors de ces trois démonstrations, vos attaques, si vous pensiez à +les faire remonter jusqu'à l'intention des écrivains dont je parle, ne +seraient ni justifiées ni justifiables.</p> + +<p>Mais je ne croirai jamais que vous, dont personne ne soupçonne +l'honneur et la loyauté, vous ayez voulu incriminer jusqu'à la +moralité des savants illustres qui vous ont précédé dans la carrière, +qui vous ont légué leurs doctrines et que l'humanité a absous d'avance +par la vénération et le respect dont elle environne leur mémoire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> Y a-t-il d'ailleurs, dans ce qu'il vous plaît d'appeler +l'école anglaise, comme si une science qui se borne à décrire les +faits et leur enchaînement pouvait être d'un pays plutôt que d'un +autre, comme s'il pouvait y avoir une géométrie russe, une mécanique +hollandaise, une anatomie espagnole et une économie française ou +anglaise; y a-t-il, dis-je, dans cette école, des hommes qui, comme +les <i>prohibitionnistes</i>, aient proclamé leurs doctrines pour abuser +les esprits et bénéficier par l'erreur commune sciemment et +volontairement répandue? Non, vous n'en citeriez pas un seul. Aucune +secte philosophique peut-être n'a offert le spectacle d'autant de +dignité, de modération, de dévouement au bien public; et si vous +voulez y réfléchir, vous comprendrez qu'il devait en être ainsi.</p> + +<p>Dans le <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, quand l'astronomie n'était pas parvenue au +point où elle est arrivée de nos jours, on avait remarqué une sorte +d'aberration dans la marche des planètes. On avait constaté que les +unes se rapprochaient, que les autres s'éloignaient du centre du +mouvement; et l'on se hâta de conclure que les premières s'enfonçaient +de plus en plus dans les profondeurs glacées de l'espace, que les +secondes allaient s'engloutir dans la matière incandescente du soleil. +Laplace vint, il soumit ces prétendues aberrations au calcul, il +démontra que si les planètes s'écartaient de leur orbite, la force qui +les y rappelait s'augmentait en raison de cet éloignement même: «Par +la toute-puissance d'une formule mathématique, dit M. Arago, le monde +matériel se trouva raffermi sur ses fondements.» Pense-t-on que celui +qui découvrit et mesura cette belle harmonie eût volontiers consenti, +dans un intérêt personnel, à troubler ces admirables lois de la +gravitation?</p> + +<p>L'économie des sociétés a eu aussi ses Laplace. S'il y a des +perturbations sociales, ils ont aussi constaté l'existence de forces +providentielles qui ramènent tout à l'équilibre, <span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> et ils ont +trouvé que ces forces réparatrices se proportionnent aux forces +perturbatrices, parce qu'elles en proviennent. Ravis d'admiration +devant cette harmonie du monde moral, ils ont dû se passionner pour +l'œuvre divine et répugner plus que les autres hommes à tout ce qui +peut la troubler. Aussi n'a-t-on jamais vu, que je sache, les +séductions de l'intérêt privé balancer dans leur cœur cet éternel +objet de leur admiration et de leur amour. Bonaparte s'en étonna. Peu +habitué à de telles résistances, il les honora du titre de <i>niais</i>, +parce qu'ils refusaient leur concours à sa mission d'arbitraire, la +regardant comme incompatible avec les grandes lois sociales qu'ils +avaient découvertes et proclamées. Et ce titre glorieux, ils le +portent encore,—et on n'en voit aucun aux affaires, car ils n'y +veulent entrer qu'avec leur principe.</p> + +<p>Je le dis avec regret mais avec franchise, monsieur, je crois que vous +avez fait une chose funeste et de nature à égarer les premiers pas +d'une jeunesse pleine de confiance dans l'autorité de vos paroles, +lorsque, distribuant sans mesure le blâme et l'éloge, vous avez +violemment assailli l'école la plus consciencieuse, la plus +pratiquement chrétienne qui se soit jamais élevée à l'horizon des +sciences morales, réservant votre enthousiasme, votre sympathie et, +pardonnez-moi le mot, vos coquettes câlineries pour ces autres écoles +qui ne sont, selon vous-même, que la négation de la liberté, de +l'ordre, de la propriété, de la famille, de l'amour, des affections +domestiques et <i>de tous les sentiments dont Dieu a pétri la nature +humaine</i>.</p> + +<p>Et ce qui achève de rendre cette injuste appréciation des hommes tout +à fait inexplicable, c'est que vous adoptez, ainsi que je l'ai dit, le +principe des économistes, la liberté des transactions, la libre +concurrence, <i>cette providence de l'égoïsme</i>.</p> + +<p>«Il n'y a d'autre organisation du travail, dites-vous, <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> que +sa liberté; il n'y a d'autre distribution des salaires que le travail +lui-même se rétribuant par ses œuvres et se faisant à lui-même une +justice que vos <i>systèmes arbitraires</i> ne lui feraient pas. Le libre +arbitre du travail dans le producteur, dans le consommateur, dans le +salaire, dans l'ouvrier, est aussi sacré que le libre arbitre de la +conscience dans l'homme. En touchant à l'un, on tue le mouvement; en +touchant à l'autre, on tue la moralité. Les meilleurs gouvernements +sont ceux qui n'y touchent pas.»</p> + +<p>Et ailleurs: «Nous ne connaissons d'autre organisation <i>possible</i> du +travail dans un pays libre que la liberté se rétribuant elle-même par +la <i>concurrence</i>, par la capacité, par la moralité.»</p> + +<p>Ce n'est pas assez de dire que ces paroles coïncident avec les idées +des économistes; elles embrassent et résument leur doctrine tout +entière. Elles supposent en vous la pleine connaissance, la claire vue +de cette grande loi de la concurrence qui porte en elle-même le remède +général aux maux inévitables qu'elle peut produire dans des cas +particuliers.</p> + +<p>Et cependant, comment croire que votre vue embrasse l'ensemble des +faits et des forces sociales qui découlent du principe de la liberté, +quand on vous voit décliner le dogme de la responsabilité des agents +intelligents et libres!</p> + +<p>Car en parlant des deux grandes écoles, celle de la <i>liberté</i> et celle +de la <i>contrainte</i>, vous dites: «J'emprunte à l'une la lumière de ses +calculs, à l'autre la chaleur de sa charité.» Pour parler avec +précision, vous deviez dire: «J'emprunte à l'une le principe de la +<i>liberté</i>, à l'autre celui de l'<i>irresponsabilité</i>.»</p> + +<p>En effet, il résulte des citations que je viens de produire que ce que +vous avez pris aux économistes, ce n'est point des calculs seulement, +c'est un principe, à savoir: «<i>La liberté est la meilleure des +organisations sociales.</i>»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> Mais ce n'est qu'à une condition: c'est que la loi de la +responsabilité sortisse son plein, entier et naturel effet. Que si la +loi humaine intervient et fait dévier les conséquences des actions, de +telle sorte qu'elles ne retombent pas sur ceux à qui elles étaient +destinées, non-seulement la liberté n'est plus une bonne organisation, +mais elle n'existe pas.</p> + +<p>C'est donc une grave contradiction de dire qu'on emprunte là la +liberté et ici la contrainte, pour en faire un monstrueux ou plutôt un +impossible mélange.</p> + +<p>Je me ferai mieux comprendre en abordant quelques détails.</p> + +<p>Vous reprochez à l'école <i>libérale</i> d'être cruelle, et dès lors vous +empruntez à l'école arbitraire la «chaleur de sa charité.»—Voilà la +généralité, voici l'application.</p> + +<p>Vous accusez les économistes d'<i>interdire le mariage</i>, de <i>conseiller +la stérilité</i>,—et par opposition, vous voulez que <i>l'État adopte les +enfants orphelins ou trop nombreux</i>.</p> + +<p>Vous accusez les économistes de <i>proscrire et de railler +l'aumône</i>,—et par opposition, vous voulez que <i>l'État s'interpose +entre les masses et leurs misères</i>.</p> + +<p>Vous accusez les économistes de dire aux prolétaires: «<i>Travaillez ou +mourez</i>,»—et par opposition, vous voulez que la société proclame le +<i>droit au travail</i>, le <i>droit de vivre</i>.</p> + +<p>Examinons ces trois antithèses, que j'aurais pu multiplier; cela +suffira pour reconnaître s'il est possible de ramasser ainsi des +dogmes dans des écoles opposées et d'accomplir entre eux une solide +alliance.</p> + +<p>Je ne veux point encombrer par des discussions de détail le terrain +des principes sur lequel j'entends me maintenir. Je ferai cependant +une remarque préliminaire. Il y a longtemps qu'on a dit que le moyen +le plus sûr, mais certainement le moins loyal, de combattre son +adversaire, c'était de lui prêter des sentiments outrés, des idées +fausses et des paroles qu'il n'a jamais prononcées. Je vous crois +<span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> incapable de recourir sciemment à un tel artifice: mais, soit +entraînement de la phrase à effet, soit exigence de concision, il est +certain que vous attribuez aux économistes un langage qui ne fut +jamais le leur.</p> + +<p>Jamais ils n'ont <i>conseillé la stérilité, interdit le mariage</i>.—Ce +reproche pourrait être adressé avec plus de raison et vous l'adressez +en effet au <i>fouriérisme</i>.—S'ils ont, non pas <i>maudit</i>, mais déploré +l'<i>excès</i> de la population, ce mot même «<i>excès</i>» que vous employez +les justifie.</p> + +<p>Ce qu'ils ont dit sur ce grave sujet, le voici: «L'homme est un être +libre, responsable et intelligent. Parce qu'il est libre, il dirige +ses actions par sa volonté;—parce qu'il est responsable, il recueille +la récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu'elles sont ou +ne sont pas conformes aux lois de son être;—parce qu'il est +intelligent, sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans +cesse, ou par la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de +l'expérience.—C'est un <i>fait</i> que les hommes, comme tous les êtres +qui ont vie, peuvent se multiplier au delà de leurs moyens actuels de +subsistance. C'est un autre <i>fait</i> que lorsque l'équilibre est rompu +entre le nombre des hommes et les ressources qui font vivre, il y a +malaise et <i>souffrance</i> dans la société.—Donc, il n'y a pas d'autre +alternative: il faut <i>prévoir</i> pour que l'équilibre se maintienne; ou +<i>souffrir</i> pour qu'il se rétablisse. Nous concluons qu'il est à +désirer que la population, prise en masse, ne suivre pas une +progression trop rapide, et pour cela, que les individus qui la +composent n'entrent dans l'état du mariage qu'autant qu'ils ont la +chance probable de pouvoir entretenir une famille.—Et comme les +hommes sont libres, comme nous n'admettons pas de législation +coercitive ou restrictive en cette matière, nous nous adressons à leur +raison, à leurs sentiments, à leur bon sens. Le langage que nous leur +faisons entendre n'a rien d'utopique ou d'abstrait. <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> Nous leur +disons avec la sagesse des siècles et ce sens si commun qu'il est +presque de l'instinct:—«C'est donner la vie à des malheureux, c'est +se rendre malheureux soi-même que de se charger imprudemment ou +prématurément d'une famille qu'on n'a pas encore les moyens d'élever.» +Nous ajoutons: «Si ces actes individuels d'imprévoyance sont trop +multipliés, la société a plus d'enfants qu'elle n'en peut nourrir: +elle <i>souffre</i>, car l'homme n'est pas seulement soumis à la loi de la +<i>responsabilité</i>, mais encore à celle de la <i>solidarité</i>; et c'est +pour cela que les économistes s'attachent à exposer toutes les +conséquences fatales de la multiplication désordonnée des êtres +humains, afin que l'opinion intervienne avec son action +toute-puissante, car ils croient sincèrement que, contre ce terrible +phénomène, la société n'a que cette alternative, la prévoyance ou la +souffrance.</p> + +<p>Mais vous, monsieur, vous lui apportez un expédient. Vous ne pensez +pas qu'elle doit prévoir pour ne pas souffrir, et vous ne voulez pas +qu'elle souffre pour n'avoir pas prévu. Vous dites: «<i>Que l'État +adopte les enfants trop nombreux.</i>»</p> + +<p>Voilà certes qui est bientôt décrété. Mais avec quoi; s'il vous plaît, +les entretiendra-t-il? Sans doute avec des aliments, des vêtements, +des produits prélevés sur la masse sous forme d'impôts, car l'<i>État</i>, +que je sache, n'a pas de ressources à lui, indépendantes du travail +national.—Ainsi la grande loi de la <i>responsabilité</i> sera éludée. +Ceux qui, dans des vues personnelles peut-être, mais parfaitement +conformes à l'intérêt public, se seront conduits d'après les règles de +la prudence, de l'honnêteté et de la raison, se seront abstenus ou +auront retardé le moment de s'entourer d'une famille, se verront +<i>contraints</i> de nourrir les enfants de ceux qui se seront abandonnés à +la brutalité de leurs instincts.—Mais le mal sera-t-il guéri au +moins? Bien au contraire, il s'aggravera sans cesse, car en même +temps <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> qu'on ne pourra plus compter sur la prévoyance qui +n'aura plus rien de rationnel, la souffrance elle-même, sans cesser +d'agir, n'agira plus comme châtiment, comme frein, comme leçon, comme +force équilibrante; elle perdra sa moralité, il n'y aura plus rien en +elle qui l'explique et la justifie, et c'est alors que l'homme pourra +sans blasphémer dire à l'auteur des choses: «À quoi sert le mal sur la +terre, puisqu'il n'a pas de cause finale?»</p> + +<p>On peut faire sur la charité les mêmes remarques. D'abord, jamais la +science économique n'a <i>proscrit</i> ni <i>raillé</i> l'aumône. La science ne +raille pas et ne proscrit rien; elle observe, déduit et expose.</p> + +<p>Ensuite, l'économie politique distingue la charité volontaire de la +charité légale ou forcée. L'une, par cela même qu'elle est +<i>volontaire</i>, se rattache au principe de la liberté et entre comme +élément harmonique dans le jeu des lois sociales; l'autre, parce +qu'elle est <i>forcée</i>, appartient aux écoles qui ont adopté la doctrine +de la <i>contrainte</i>, et inflige au corps social des maux inévitables. +La misère est méritée ou imméritée, et il n'y a que la charité libre +et spontanée qui puisse faire cette distinction essentielle. Si elle a +des secours même pour l'être dégradé qui a encouru son malheur par sa +faute, elle les distribue d'une main parcimonieuse, justement dans la +mesure nécessaire pour que la punition ne soit pas trop sévère; et +elle n'encourage pas, par d'inopportunes délicatesses, des sentiments +abjects et méprisables, qui, dans l'intérêt général, ne doivent pas +être encouragés. Elle réserve, pour les infortunes imméritées et +cachées, la libéralité de ses dons et ce secret, cette ombre, ces +ménagements auxquels a droit le malheur, au nom de la dignité humaine.</p> + +<p>Mais la charité légale, contrainte, organisée, décrétée comme une +<i>dette</i> du côté du donateur et une <i>créance</i> positive du côté du +donataire, ne fait ni ne peut faire une telle <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> distinction. +Permettez-moi d'invoquer ici l'autorité d'un auteur trop peu connu et +trop peu consulté en ces matières:</p> + +<p>«Il est plusieurs genres de vices, dit M. Charles Comte, dont le +principal effet est de produire la misère pour celui qui les a +contractés. Une institution qui a pour objet de mettre à l'abri de la +misère toute sorte de personnes, sans distinction des causes qui l'ont +produite, a donc pour résultat d'encourager tous les vices qui +conduisent à la pauvreté. Les tribunaux ne peuvent condamner à +l'amende les individus qui sont coupables de paresse, d'intempérance, +d'imprévoyance et d'autres vices de ce genre; mais la nature, qui a +fait à l'homme une loi du travail, de la tempérance, de la modération, +de la prévoyance, <i>a pris sur elle d'infliger aux coupables les +châtiments qu'ils encourent</i>. Rendre ces châtiments vains en donnant +<i>droit</i> à des secours à ceux qui les ont encourus, c'est laisser au +vice tous les attraits qu'il a; c'est laisser agir, de plus, les maux +qu'il produit pour les individus auxquels il est étranger, et +affaiblir ou détruire les seules peines qui peuvent le réprimer.»</p> + +<p>Ainsi la charité gouvernementale, indépendamment de ce qu'elle viole +les principes de la liberté et de la propriété, intervertit encore les +lois de la responsabilité; et en établissant une sorte de communauté +de droit entre les classes aisées et les classes pauvres, elle ôte à +l'aisance le caractère de récompense, à la misère le caractère de +châtiment que la nature des choses leur avait imprimé.</p> + +<p>Vous voulez que l'<i>État s'interpose entre les masses et leur +misère.</i>—Mais avec quoi?—Avec des capitaux.—Et d'où les +tirera-t-il?—De l'impôt; il aura un <i>budget des pauvres</i>.—Il faudra +donc que, soutirant ces capitaux à la circulation générale, il fasse +retomber sur les masses, sous forme d'aumônes, ce qui leur arrivait +sous forme de salaires!</p> + +<p>Enfin vous proclamez le <i>droit</i> du prolétaire au travail, <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> au +salaire, à la subsistance. Et qui jamais a contesté à qui que ce soit +le <i>droit de travailler</i>, et par conséquent le droit à une juste +rémunération? Est-ce sous le régime de la liberté qu'un tel droit peut +être dénié? Mais, dites-vous, en nous plaçant dans une terrible +hypothèse, «si la société n'a pas du travail pour tous ses membres, si +son capital ne suffit pas pour donner à tous de l'occupation?» Eh +bien! cette supposition extrême implique que la population a dépassé +ses moyens de subsistance. Je vois bien alors par quels procédés la +liberté tend à rétablir l'équilibre; je vois les salaires et les +profits baisser, c'est-à-dire je vois diminuer la part de chacun à la +masse commune; je vois les encouragements au mariage s'affaiblir, les +naissances diminuer, peut-être la mortalité augmenter jusqu'à ce que +le niveau soit rétabli. Je vois que ce sont là des maux, des +souffrances; je le vois et je le déplore. Mais ce que je ne vois pas, +c'est que la société puisse éviter ces maux en proclamant le <i>droit au +travail</i>, en décrétant que l'État prendra sur les capitaux +insuffisants de quoi fournir du travail à ceux qui en manquent; car il +me semble que c'est faire le plein d'une part en faisant le vide de +l'autre. C'est agir comme cet homme simple qui, voulant remplir un +tonneau, puisait par-dessous de quoi verser par-dessus; ou comme un +médecin qui, pour donner des forces au malade, introduirait dans le +bras droit le sang qu'il aurait tiré au bras gauche.</p> + +<p>À nos yeux, dans l'hypothèse extrême où l'on nous force de raisonner, +de tels expédients ne sont pas seulement inefficaces, ils sont +essentiellement nuisibles. L'État ne déplace pas seulement les +capitaux, il retient une partie de ceux auxquels il touche, et trouble +l'action de ceux qu'il ne touche pas. De plus, la nouvelle +distribution des salaires est moins équitable que celle à laquelle +présidait la liberté, et ne se proportionne pas, comme celle-ci, aux +justes droits de la capacité et de la moralité. Enfin, loin de +diminuer les <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> souffrances sociales, elle les aggrave au +contraire. Ces expédients ne font rien pour rétablir l'équilibre rompu +entre le nombre des hommes et leurs moyens d'exister; bien loin de là, +ils tendent à déranger de plus en plus cet équilibre.</p> + +<p>Mais si nous pensons que la société peut être placée dans une +situation telle qu'elle n'a que le choix des maux, si nous pensons +qu'en ce cas la liberté lui apporte les remèdes les plus efficaces et +les moins douloureux, prenez garde que nous croyons aussi qu'elle agit +surtout comme moyen préventif. Avant de rétablir l'équilibre entre les +hommes et les subsistances, elle agit pour empêcher que cet équilibre +ne soit rompu, parce qu'elle laisse toute leur influence aux motifs +qu'ont les hommes d'être moraux, actifs, tempérants et prévoyants. +Nous ne nions pas que ce qui suit l'oubli de ces vertus, c'est la +souffrance; mais vouloir qu'il n'en soit pas ainsi, c'est vouloir +qu'un peuple ignorant et vicieux jouisse du même degré de bien-être et +de bonheur qu'un peuple moral et éclairé.</p> + +<p>Il est si vrai que la liberté prévient les maux dont vous cherchez le +remède dans le <i>droit au travail</i>, que vous reconnaissez vous-même que +ce droit est sans application aux industries qui jouissent d'une +entière liberté: «Laissons de côté, dites-vous, le cordonnier, le +tailleur, le maréchal, le charron, le tonnelier, le serrurier, le +maçon, le charpentier, le menuisier..... Le sort de tous ceux-là est +hors de cause.» Mais le sort des ouvriers des fabriques serait aussi +hors de cause si l'industrie manufacturière vivait d'une vie +naturelle, ne posait le pied que sur un terrain solide, ne progressait +qu'à mesure des besoins, ne comptait pas sur les prix factices et +variables de la <i>protection</i>, une des formes émanées de la théorie de +l'<i>arbitraire</i>.</p> + +<p>Vous proclamez le <i>droit au travail</i>, vous l'érigez en <i>principe</i>; +mais, en même temps, vous montrez peu de foi dans ce principe. Voyez +en effet dans quelles étroites limites <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> vous circonscrivez son +action. Ce droit au travail ne pourra être invoqué que <i>dans des cas +rares, dans des cas extrêmes, pour cause de vie seulement</i> (<i>propter +vitam</i>), et à la condition que son application ne créera jamais, +<i>contre le travail des industries libres et le tarif des salaires +volontaires, la concurrence meurtrière de l'État</i>.</p> + +<p>Réduites à ces termes, les mesures que vous annoncez sont du domaine +de la police plutôt que de l'économie sociale. Je crois pouvoir +affirmer, au nom des économistes, qu'ils n'ont pas d'objections +sérieuses à faire contre l'intervention de l'État dans des cas rares, +extrêmes, où, sans nuire aux industries libres, sans altérer le tarif +des salaires volontaires, il serait possible de venir, <i>propter +vitam</i>, au secours d'ouvriers momentanément, brusquement déplacés, +sous le coup de crises industrielles imprévues.—Mais, je vous le +demande, pour aboutir à ces mesures d'<i>exception</i>, fallait-il remuer +toutes les théories des écoles les plus opposées? fallait-il élever +drapeau contre drapeau, principe contre principe, et faire retentir +aux oreilles des masses ces mots trompeurs: <i>droit au travail, droit +de vivre!</i> Je vous dirai, en empruntant vos propres expressions: «Ces +idées ne sont si sonores que parce qu'il n'y a rien dedans que du vent +et des tempêtes.»</p> + +<p>Monsieur, je ne pense pas que le Ciel ait jamais accordé à un homme +des dons plus précieux que ceux qu'il vous a prodigués. Il y a assez +de chaleur dans votre âme, assez de puissance dans votre génie pour +que le siècle subisse votre influence et fasse, à votre voix, un pas +de plus dans la carrière de la civilisation. Mais pour cela, il ne +faut pas que vous alliez butiner d'ici, de là, dans les écoles les +plus opposées, des principes qui s'excluent. Votre prodigieux talent +est un puissant levier; mais ce levier est sans force s'il n'a pour +point d'appui <i>un principe</i>.—Naguère vous vous présentâtes devant +l'opposition, la bonne foi au cœur et <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> l'éloquence sur les +lèvres. Quel résultat avez-vous obtenu? Aucun, parce que vous ne lui +portiez pas <i>un principe</i>. Oh! si vous adhériez fortement à la +liberté! Si vous la montriez faisant progresser le monde social par +l'action de ces deux grandes lois corollaires: responsabilité, +solidarité! Si vous ralliiez les esprits autour de cette vérité: «En +économie politique, il y a beaucoup à apprendre et peu à faire!» On +comprendrait alors que la liberté porte en elle-même la solution de +tous les grands problèmes sociaux que notre époque agite, et «qu'elle +fait aux hommes une justice que les systèmes arbitraires ne leur +feraient pas.» Comment avez-vous rencontré des vérités si fécondes +pour les abandonner l'instant d'après?—Ne voyez-vous pas que la +conséquence rationnelle et pratique de cette doctrine c'est la +<i>simplification du gouvernement</i>? Courage donc, suivez cette voie +lumineuse! Dédaignez la vaine popularité qu'on vous promet ailleurs. +Vous ne pouvez servir deux maîtres. Vous ne pouvez travailler à la +simplification du pouvoir, demander qu'il ne touche «ni au travail ni +à la conscience,» et exiger en même temps «qu'il prodige +l'instruction, qu'il colonise, qu'il adopte les enfants trop nombreux, +qu'il s'interpose entre les masses et leurs misères.» Si vous lui +confiez ces tâches multipliées et délicates, vous l'agrandissez outre +mesure; vous lui conférez une mission qui n'est pas la sienne; vous +substituez ses combinaisons à l'économie des lois sociales; vous le +transformez en «Providence qui ne voit pas seulement, mais qui +prévoit;» vous le mettez à même de prélever et de distribuer d'énormes +impôts; vous le rendez l'objet de toutes les ambitions, de toutes les +espérances, de toutes les déceptions, de toutes les intrigues; vous +agrandissez démesurément ses cadres, vous transformez la nation en +employés; en un mot vous êtes sur la voie d'un fouriérisme bâtard, +incomplet et illogique.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span> Ce ne sont pas là les doctrines que vous devez promulguer en +France. Repoussez leurs trompeuses séductions. Rattachez-vous au +principe sévère, mais vrai, mais le seul vrai, de la Liberté. +Embrassez dans votre vaste intelligence et ses lois, et son action, et +ses phénomènes, et les causes qui la troublent, et les forces +réparatrices qui sont en elle. Inscrivez sur votre bannière: «<i>Société +libre, gouvernement simple</i>,»—idées corrélatives et pour ainsi dire +consubstantielles. Cette bannière, les partis la repousseront +peut-être; mais la nation l'embrassera avec transport. Mais effacez-y +jusqu'à la dernière trace de cette devise: «<i>Société contrainte, +gouvernement compliqué.</i>»—Des mesures exceptionnelles, applicables +dans des circonstances rares, dans des cas extrêmes et d'une utilité +après tout fort contestable, ne sauraient longtemps contre-balancer +dans votre esprit la valeur et l'autorité d'un <i>principe</i>. Un principe +est de tous les temps, de tous les lieux, de tous les climats et de +toutes les circonstances. Proclamez donc la liberté: liberté de +travail, liberté d'échanges, liberté de transactions pour ce pays et +pour tous les pays, pour cette époque et pour toutes les époques. À ce +prix, j'ose vous promettre sinon la popularité du jour, du moins la +popularité et les bénédictions des siècles.—Un grand homme s'est +emparé de ce rôle en Angleterre. Il n'y a pas de jour dans l'année, il +n'y a pas d'heure dans le jour où on ne le voie exposer aux yeux des +masses les grandes lois de la <i>mécanique sociale</i>. Il a réuni autour +de lui une université mouvante, un apostolat du <span class="smcap">XIX</span><sup>e</sup> siècle; et la +parole de vie pénétrant dans toutes les couches de la société en a +fait surgir une opinion publique puissante, éclairée, pacifique, mais +indomptable, qui sous peu présidera aux destinées de la +Grande-Bretagne. Car savez-vous ce qui arrive? Plus de cinquante mille +Anglais se seront mis, d'ici à la fin du mois, en possession du droit +électoral pour balancer l'influence des écoles arbitraires <span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> et +neutraliser les efforts des prohibitionnistes, des faux philanthropes +et de l'aristocratie.—La liberté!—voilà le principe qui va régner à +nos portes; et un homme, M. Cobden, aura été l'instrument de cette +grande et paisible révolution. Oh! puisse vous être réservée une +semblable destinée, dont vous êtes si digne!</p> + +<p class="date">Mugron (Landes)... janvier 1845.</p> + +<h3>SUR L'OUVRAGE DE M. DUNOYER.<br> +DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL.<br> +ÉBAUCHE INÉDITE. (1845.)</h3> + +<p>«Il y a vingt ans, dit M. Dunoyer, que j'ai conçu la pensée de ce +livre.» Certes, pendant ces vingt années, il n'en est pas une où cet +important ouvrage eût pu avec plus d'à-propos être livré au public, et +j'ose croire qu'il est dans sa destinée de faire rentrer la science +dans sa voie. Un système funeste semble prendre sur les esprits un +dangereux ascendant. Émané de l'imagination, accueilli par la paresse, +propagé par la mode, flattant chez les uns des instincts louables mais +irréfléchis de philanthropie, séduisant les autres par l'appât +trompeur de jouissances prochaines et faciles, ce système est devenu +épidémique; on le respire avec l'air, on le gagne au contact du monde; +la science même n'a plus le courage de lui résister; elle se range +devant lui; elle le salue, elle lui sourit, elle le flatte, et +pourtant elle sait bien qu'il ne peut soutenir un moment le sévère et +impartial examen de la raison. On le nomme <i>socialisme</i>. Il consiste à +rejeter du gouvernement du monde moral tout dessein providentiel; à +supposer que du jeu des organes sociaux, de l'action et de la réaction +libres des intérêts humains, ne résulte pas une organisation +merveilleuse, harmonique et <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> progressive, et à imaginer des +combinaisons artificielles qui n'attendent pour se réaliser que le +consentement du genre humain. Nous ferons-nous tous <i>Moraves</i>? nous +enfermerons-nous dans un phalanstère? N'abolirons-nous que l'hérédité, +ou bien nous débarrasserons-nous aussi de la propriété et de la +famille? On n'est pas encore fixé à cet égard; et, pour le moment, il +n'est qu'une chose dont l'exclusion soit unanimement résolue, la +liberté.</p> + +<p class="poem30">Fi de la liberté!<br> + À bas la liberté!</p> + +<p>On est d'accord sur ce point. Il ne reste plus au milliard d'hommes +qui peuplent notre globe qu'à faire choix, parmi les mille plans qui +ont vu le jour, de celui auquel ils préfèrent se soumettre, à moins +cependant qu'il n'y en ait un meilleur parmi ceux que chaque matin +voit éclore. Ce choix, il est vrai, offrira quelques difficultés, car +messieurs les socialistes, quoiqu'ils prennent le même nom, sont loin +d'avoir les mêmes <i>projets sociaux</i>. Voici M. Jobard qui pense que la +propriété a encore la moitié de son domaine à acquérir, et qui veut y +soumettre jusqu'à la plus fugitive pensée littéraire ou artistique; +mais voilà Saint-Simon qui n'admet pas même la propriété matérielle; +et entre eux se pose M. Blanc, qui reconnaît bien la propriété des +produits du travail (sauf un partage de son invention), mais qui +flétrit comme impie et sacrilége quiconque tire quelque avantage de +son livre, de son tableau ou de sa partition, heureux pourtant M. +Blanc de savoir se soumettre à la vulgaire pratique, en attendant le +triomphe de sa théorie!</p> + +<p>Au milieu de ces innombrables enfantements de <i>Plans sociaux</i>, nés de +l'imagination échauffée de nos modernes <i>Instituteurs de nations</i>, la +raison éprouve un charme indicible à se sentir ramenée, par le livre +de M. Dunoyer, à l'étude d'un <i>plan social</i> aussi, mais d'un plan +créé par la <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> Providence elle-même; à voir se développer ces +belles harmonies qu'elle a gravées dans le cœur de l'homme, dans +son organisation, dans les lois de sa nature intellectuelle et morale. +On a beau dire qu'il n'y a pas de poésie dans les sciences +expérimentales, cela n'est pas vrai; car cela reviendrait à dire qu'il +n'y a pas de poésie dans l'œuvre de Dieu.</p> + +<p>Pense-t-on que les découvertes géologiques de Cuvier, parce qu'elles +étaient dues à une laborieuse et patiente observation, parce qu'elles +étaient conformes à la réalité des faits, ne nous font pas admirer ce +qu'elles nous laissent entrevoir des desseins de la création, autant +que les inventions les plus ingénieuses?</p> + +<p>Le point de départ obligé des réformateurs modernes (qu'ils en +conviennent ou non) est que la société se détériore sous l'empire des +lois naturelles, et qu'elles tendent à introduire de plus en plus la +misère et l'inégalité parmi les hommes; aussi par quels tristes +tableaux n'assombrissent-ils pas les premières pages de leurs livres! +Avouer le principe de la perfectibilité, ce serait créer d'avance une +fin de non-recevoir contre leur prétention à refaire le monde. S'ils +reconnaissaient qu'il y a, dans les lois de la Responsabilité et de la +Solidarité, une force qui tend invinciblement à améliorer et à +égaliser les hommes, pourquoi s'élèveraient-ils contre ces lois, eux +qui font profession d'aspirer à ce résultat? Leur tâche se bornerait à +les étudier, à en découvrir les harmonies, à les divulguer, à signaler +et à combattre les obstacles qu'elles rencontrent encore dans les +erreurs de l'esprit, les vices du cœur, les préjugés populaires, +les abus de la force et de l'autorité.</p> + +<p>Ce qu'il y a de mieux à opposer aux socialistes, c'est donc la simple +description de ces lois. C'est ce que fait M. Dunoyer. Mais comme +après tout on ne diffère souvent sur les choses que parce qu'on n'est +pas d'accord sur le sens des <span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> mots, M. Dunoyer commence par +définir ce qu'il entend par <i>liberté</i>.</p> + +<p>Liberté, c'est <i>puissance d'action</i>. Donc chaque obstacle qui +s'abaisse, chaque restriction qui tombe, chaque expérience qui +s'acquiert, toute lumière qui éclaire l'intelligence, toute vertu qui +accroît la confiance, la sympathie et resserre les liens sociaux, +c'est une <i>liberté</i> conquise au monde; car il n'y a rien en toutes ces +choses qui ne soit, une <i>puissance d'action</i>, une puissance pacifique, +bienfaisante et civilisatrice.</p> + +<p>Le premier volume de M. Dunoyer est consacré à la solution de cette +question de fait: Le monde a-t-il ou n'a-t-il pas progressé sous +l'empire de la loi de liberté? Il étudie successivement les divers +états sociaux par lesquels il a été dans la destinée de l'homme de +passer, l'état des peuples chasseurs, pasteurs, agricoles, +industriels, auxquels correspondent l'anthropophagie, l'esclavage, le +servage, le monopole. Il montre l'espèce humaine s'élevant vers le +bien-être et la moralité, à mesure qu'elle devient <i>libre</i>; il prouve +qu'à chaque phase de son existence les maux qu'elle a endurés ont eu +pour cause les obstacles qu'elle a rencontrés dans son ignorance, ses +erreurs et ses vices; il signale le principe qui les lui fait +surmonter, et, tournant enfin vers l'avenir le flambeau qui vient de +lui montrer le passé, il voit la société progresser et progresser +indéfiniment, sans qu'elle ait à se soumettre à des organisations +récemment inventées,—à la seule condition de combattre sans cesse et +les liens qui gênent encore le travail des hommes, et l'ignorance qui +obstrue leur esprit, et ce qu'il reste d'imprévoyance, d'injustice et +de passions mauvaises dans leurs habitudes.</p> + +<p>C'est ainsi que l'auteur fait justice de ce vieux sophisme, indigne de +la science et récemment renouvelé des âges les plus barbares, qui +consiste à s'étayer de faits isolés, malheureusement <span class="pagenum"><a id="page432" name="page432"></a>(p. 432)</span> trop +nombreux encore, pour en induire la détérioration de l'espèce humaine. +Fidèle à sa méthode, il suppute les progrès acquis, les rattache à +leurs véritables causes, et démontre que c'est en développant ces +causes, en détruisant et non en ressuscitant des obstacles, en +étendant et non en restreignant le principe de la responsabilité, en +renforçant et non en affaiblissant le ressort de la solidarité, en +nous éclairant, en nous amendant, en devenant libres, que nous +marcherons vers des progrès nouveaux.</p> + +<p>Après avoir étudié l'humanité dans ses divers âges, M. Dunoyer la +considère dans ses diverses fonctions.</p> + +<p>Mais ici il avait à faire la nomenclature de ces fonctions. Nous +n'hésitons pas à dire que celle de l'auteur est plus rationnelle, plus +méthodique et surtout plus complète que celle qu'avait +traditionnellement adoptée la science économique.</p> + +<p>Soit que l'on divise l'industrie en agricole, manufacturière et +commerciale, soit que, comme M. de Tracy, on la réduise à deux +branches, le travail qui <i>transforme</i> et celui qui <i>transporte</i>, il +est évident qu'on laisse, en dehors de la science, une multitude de +fonctions sociales et notamment toutes celles qui s'exercent sur les +hommes. La société, au point de vue économique, est un échange de +services rémunérés; et sous ce rapport l'avocat, le médecin, le +militaire, le magistrat, le professeur, le prêtre, le fonctionnaire +public appartiennent à la science économique aussi bien que le +négociant et le cultivateur.</p> + +<p>Nous travaillons tous les uns pour les autres, nous faisons tous entre +nous échange de services, et la science est incomplète si elle +n'embrasse pas tous les services et tous les travaux.</p> + +<p>Nous croyons donc que l'économie politique est redevable à M. Dunoyer +d'une classification, qui, sans la faire sortir de ses limites +naturelles, a le mérite de lui ouvrir de <span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> nouvelles +perspectives, de nouveaux champs de recherches, surtout dans l'ordre +intellectuel et moral, et de l'arracher à ce cercle matériel où les +esprits supérieurs n'aiment pas à se laisser longtemps renfermer.</p> + +<p>Aussi, lorsque M. Dunoyer, après avoir recherché quels sont les états +sociaux qui ont été les plus favorables à l'humanité, examine les +conditions dans lesquelles chaque fonction se développe avec le plus +de puissance et de liberté, on sent qu'un principe moral est venu +prendre place dans la science. Il prouve que les forces +intellectuelles et les vertus privées ou de relation ne sont pas moins +nécessaires aux succès de nos travaux que les forces industrielles. Le +choix des lieux et des temps, la connaissance du marché, l'ordre, la +prévoyance, l'esprit de suite, la probité, l'épargne concourent tout +aussi réellement à la prompte formation, à l'équitable distribution, à +la judicieuse consommation des richesses que le capital, l'habileté et +l'activité.</p> + +<p>Nous n'oserions pas dire que, dans le cadre immense qu'embrasse +l'auteur, il ne s'est pas glissé quelques observations de détail qu'on +pourrait contester; encore moins qu'il a épuisé son inépuisable sujet. +Mais sa méthode est bonne, les limites de la science bien posées, le +principe qui la domine clairement défini. Dans ce vaste champ, il y a +place pour bien des ouvriers; et, s'il faut dire toute notre pensée, +nous croyons que là est le terrain où pourront désormais se rencontrer +et ces esprits exacts que leur irrésistible soumission aux exigences +de la logique retenait dans cette partie de l'économie politique qui +est susceptible de démonstrations rigoureuses, et ces esprits ardents +que l'idolâtrie du beau et du bien entraînait dans la région des +utopies et des chimères.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> SUR L'ÉLOGE DE M. CHARLES COMTE.<br> +<span class="smaller">PAR M. MIGNET<a id="footnotetag52" name="footnotetag52"></a><a href="#footnote52" title="Go to footnote 52"><span class="smaller">[52]</span></a>.</span></h3> + +<p>La vie, a-t-on dit, est un tissu d'illusions et de déceptions.—Oui, +mais il s'y mêle quelques souvenirs qui l'imprègnent comme d'un parfum +délicieux.</p> + +<p>Telle fut pour moi la journée du 30 mai 1846.</p> + +<p>Arraché au fond de la province par un caprice inattendu de la fortune, +j'assistais pour la première fois à une séance publique de l'Académie +des sciences morales et politiques.</p> + +<p>Autour du fauteuil du président, M. Dunoyer, se groupaient tous les +membres de l'illustre compagnie. En face, les tribunes, les loges, +l'amphithéâtre suffisaient à peine à contenir l'élite de la société +parisienne.</p> + +<p>Le secrétaire perpétuel devait prononcer l'éloge de son prédécesseur, +M. Charles Comte.</p> + +<p>On se demandait avec anxiété: Comment M. Mignet, quel que soit son +talent, parviendra-t-il à intéresser l'auditoire? Que peut offrir de +saisissant la vie d'un publiciste dont tous les jours furent absorbés +par une polémique aujourd'hui oubliée et par des travaux approfondis +sur la philosophie de la législation? d'un journaliste probe, +consciencieux, sévère, dont la vertu fut poussée jusqu'à la rudesse? +d'un écrivain laborieux et profond, mais qui semble avoir +volontairement dédaigné, dans son œuvre, cette partie artistique +qui, si elle n'ajoute rien, si elle nuit même quelquefois à la +justesse des idées, peut seule néanmoins donner de l'éclat, de la +popularité, de la puissance de propagation aux travaux de +l'intelligence?</p> + +<p>Cependant M. Mignet commence sa lecture. Sa parole, ni trop lente ni +trop rapide, se propage sans effort jusqu'aux <span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> extrémités de +la salle. Il varie son sujet par des réflexions pleines d'à-propos et +de justesse; il l'égaye en le parsemant avec sobriété de ce sel +attique dont on prétend, bien à tort sans doute, que la tradition se +perd en France. Un débit toujours clair, des intonations toujours +justes ne laissent échapper aucune des finesses du discours, aucune +des intentions de l'orateur. Pendant une heure, l'auditoire reste +comme enchaîné à ce récit, si pauvre de faits éclatants, mais si riche +de nobles et pures émotions.</p> + +<p>Mais quoi! est-ce la phrase correcte, élégante, incisive de l'orateur; +est-ce sa belle diction qui retiennent ainsi l'assemblée captive? qui +font courir sur tous les bancs comme un frisson d'enthousiasme et +unissent tous les cœurs dans un commun sentiment de pure joie et +d'admiration passionnée?</p> + +<p>Non.—Mais M. Mignet avait vu et montrait à tous les yeux le beau côté +de son sujet. Il peignait l'homme de bien, l'homme aux mâles +résolutions, l'athlète vigoureux, l'intrépide défenseur des libertés +publiques, le publiciste inflexible que ni les tentations de la +corruption, ni les menaces, ni la persécution, ni l'attrait de la +popularité, ni le besoin du repos, ni aucune considération humaine, ne +firent jamais dévier de cette ligne de rectitude tracée par sa +profonde conviction à son opiniâtre vertu.</p> + +<p>Il semblait que cette chaude peinture d'une si belle vie, faisant +contraste avec l'égoïsme et l'indifférence qui caractérisent l'époque +actuelle, pénétrait dans toutes les sympathies de l'assemblée, et les +remuait avec d'autant plus de puissance qu'on aurait pu les croire +depuis plus longtemps assoupies. On aurait dit un public, aux +impressions encore fraîches et naïves, recueillant de la bouche de +Plutarque le récit d'une des plus nobles vies des héros antiques. Avec +quel discernement vraiment français l'auditoire ne saisissait-il pas, +pour les applaudir, les traits de courage, d'abnégation, <span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> de +fière indépendance, dont abonde la noble carrière du publiciste! +Chacun de nous se reportait au temps à jamais passé de notre jeunesse, +quand l'orateur disait:</p> + +<p>«Le temps où s'est distingué M. Comte est déjà loin de nous. Ils sont +loin de nous les souvenirs de ces convictions généreuses, de ces +luttes persévérantes, de ces intrépides dévouements qui animaient tant +de fermes esprits, qui inspiraient tant de nobles conduites. Alors on +croyait aux idées avec une foi vive, on aimait le bien public avec une +passion désintéressée. Ces belles croyances, qui sont l'honneur de +l'intelligence humaine, M. Comte les a eues jusqu'à l'enthousiasme. +Ces fortes vertus, qui sont aussi nécessaires à un peuple pour rester +libre que pour le devenir, M. Comte les a portées jusqu'à la rudesse.»</p> + +<p>Ah! malgré le triste et décourageant spectacle qui s'offre de toute +part autour de nous, quoique l'on n'aperçoive plus ni convictions +énergiques, ni courage civil, ni résistance à la corruption, on ne +saurait désespérer d'un pays où le simple récit de la vie de M. Comte +éveille une si vive et si unanime satisfaction! Non, le scepticisme +n'a pas tout envahi, tout altéré, tout dégradé là où se montre cette +ancre de salut du peuple,—l'intelligence d'honorer ce qui est +honorable,—là où la puissance d'admiration vit encore!</p> + +<p>Deux circonstances concouraient à jeter un intérêt touchant et comme +quelque chose de dramatique sur cette solennité littéraire. Derrière +l'orateur, le fauteuil de la présidence était occupé par M. Dunoyer. +Chacun sentait que l'éloge de M. Mignet et l'enthousiasme de +l'assemblée s'adressaient indirectement au collaborateur, à l'ami de +M. Comte, à celui qui avait partagé les mêmes travaux, essuyé les +mêmes persécutions, montré le même dévouement. Au premier banc des +spectateurs, on voyait vêtus de deuil les quatre enfants de M. Comte, +qu'une mort hâtée par le travail et la persécution avait trop tôt +privés de leur père. <span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> Ils recueillent enfin, après dix longues +années, le seul mais précieux héritage que puisse laisser un homme de +cette trempe: un solennel hommage, un juste tribut d'admiration rendus +à sa mémoire par une bouche éloquente, et sanctionnés par le +sympathique et enthousiaste assentiment d'un public éclairé.</p> + +<p>Je dois le dire cependant, si l'honorable secrétaire perpétuel fit une +juste appréciation de l'homme en ce qui concerne ses actes, son +caractère, son courage, ses vertus, il ne me parut pas placer le +publiciste à sa véritable hauteur. Peut-être en cela son verdict +a-t-il été trop influencé par celui de l'opinion publique, qui semble +n'avoir pas suffisamment apprécié, de bien s'en faut, la valeur +philosophique des ouvrages de M. Comte. Ce jugement, on pourrait le +comprendre s'il se rapportait uniquement au style. Je l'ai déjà dit: +dans un ouvrage qui traite, selon la méthode scientifique, ces vastes +sujets sur lesquels Rousseau et Montesquieu ont répandu les couleurs +de leur brillante imagination, M. Comte ne paraît pas s'être attaché à +rendre à ses pensées saillantes par l'éclat de la forme, la variété +des tons, l'imprévu des antithèses et toutes les ressources d'une +rhétorique étudiée. On conçoit qu'un homme tel que l'a dépeint M. +Mignet ait rejeté ces vains ornements qui, dans sa pensée, sont des +piéges pour le lecteur quand ils ne le sont pas pour l'écrivain. Plus +M. Comte atteignait à la simplicité de l'expression, plus il croyait +éloigner de ses écrits les chances de l'erreur; et la Vérité était le +seul objet de son culte, celui auquel il était prêt à sacrifier, s'il +l'eût fallu, bien plus que sa renommée littéraire.</p> + +<p>Ne croyons pas néanmoins que ses ouvrages soient dépourvus +d'éloquence. «Bien qu'il veuille, dit M. Mignet, appliquer dans sa +rigueur et sa sécheresse la méthode analytique, M. Comte a l'esprit +trop résolu et l'âme trop bouillante pour exposer sans s'émouvoir les +longues traverses <span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> de l'humanité; je l'en loue.» Et ailleurs: +«Sous des formes un peu âpres et avec des apparences froides, il avait +cette bonté du cœur, cette chaleur de l'âme, cette élévation des +sentiments, cette verve de la conviction qui se montrent à la fois +dans ses écrits et dans sa vie.»</p> + +<p>Mais si M. Comte s'élève souvent jusqu'à l'éloquence (en laissant à ce +mot son acception reçue), lorsqu'il flétrit de sa parole énergique +l'injustice et l'abus de la force, j'ose dire qu'une éloquence d'une +autre nature et tout aussi vraie règne sur toutes les pages de ses +écrits. En les lisant, le lecteur sent toujours comme une lumière qui +se fait dans son intelligence. Il se sent épris d'admiration devant +l'harmonieuse simplicité des lois que l'auteur expose, et ce sentiment +est d'autant plus vif qu'il ne se sépare jamais de celui de la +certitude. Je ne connais, quant à moi, aucun artifice de rhétorique +capable de remplir l'âme d'aussi délicieuses émotions. N'y a-t-il pas +de l'éloquence, la plus vraie de toutes les éloquences, dans la simple +et claire exposition de l'harmonie qui préside aux mouvements des +corps célestes? Quand il y a de la beauté et de la grandeur dans un +sujet, plus l'auteur parvient à concentrer votre attention sur le +tableau, en se faisant oublier lui-même, plus j'ose dire qu'il atteint +aux pures sources de l'art.</p> + +<p>M. Comte n'a qu'un but: <i>exposer</i>. Mais il expose avec tant de netteté +les conséquences des actions humaines, qu'en ne s'adressant qu'à +l'intelligence il parle au cœur. Peu d'écrivains communiquent à +l'âme une admiration aussi sincère pour ce qui est bien, une haine +aussi vigoureuse pour l'injustice et la tyrannie. Non qu'il déclame, +il se borne à décrire; mais le sentiment qu'il ne conseille pas naît +de la description, et je crois même, que si la vraie éloquence se fait +sentir dans toutes ses pages, c'est que la déclamation en est +sévèrement bannie. Quand le lecteur voit clairement l'enchaînement +des causes et des effets, la sympathie et <span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> l'antipathie +naissent à son insu dans son âme pour ne plus s'y éteindre, et sans +qu'il soit nécessaire de lui dire ce qu'il faut haïr, ce qu'il faut +aimer.</p> + +<p>Je n'examinerai pas si le <i>Traité de législation</i> n'eût pas pu être +conçu sur un plan plus méthodique; quand on l'a lu, on comprend qu'il +n'est que le frontispice, d'une œuvre immense, interrompue par la +mort et à jamais soustraite aux ardents désirs des amis de l'humanité.</p> + +<p>Ce que je puis dire, c'est ceci: Je ne connais aucun livre qui fasse +plus penser, qui jette sur l'homme et la société des aperçus plus +neufs et plus féconds, qui produise au même degré le sentiment de +l'évidence. Dans l'injuste abandon où la jeunesse studieuse semble +laisser ce magnifique monument du génie, je n'aurais peut-être pas le +courage de me prononcer ainsi, sachant combien je dois me défier de +moi-même, si je ne pouvais mettre mon opinion sous le patronage de +deux autorités: l'une est celle de l'Académie, qui a couronné +l'ouvrage de M. Comte; l'autre est celle d'un homme du plus haut +mérite, à qui je faisais cette question que les bibliophiles +s'adressent souvent: Si vous étiez condamné à la solitude et qu'on ne +vous y permît qu'un ouvrage moderne, lequel choisiriez-vous? Le +<i>Traité de législation</i> de M. Comte, me dit-il; car si ce n'est pas le +livre qui dit le plus de choses, c'est celui qui fait le plus +penser<a id="footnotetag53" name="footnotetag53"></a><a href="#footnote53" title="Go to footnote 53"><span class="smaller">[53]</span></a>.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page440" name="page440"></a>(p. 440)</span> DE LA RÉPARTITION DES RICHESSES.<br> +<span class="smaller">PAR M. VIDAL<a id="footnotetag54" name="footnotetag54"></a><a href="#footnote54" title="Go to footnote 54"><span class="smaller">[54]</span></a>.</span></h3> + +<p>Ce livre se présente sous de tristes auspices. Son apparition dans le +monde a réveillé, au fond de ces cavernes littéraires,</p> + +<p class="poem10">Que la haine se creuse au bas des grands journaux,</p> + +<p class="noindent">un écho d'injures plus fait pour attrister que pour irriter ceux à qui +elles s'adressent, et qui placent sous des préventions défavorables +non-seulement le feuilletoniste, mais encore l'auteur qui a inspiré le +feuilleton.</p> + +<p>Par une coïncidence singulière, le jour même où je lisais dans la +<i>Démocratie pacifique</i> ces épithètes accumulées sur la tête de nos +plus illustres économistes: <i>ignorants, orgueilleux, hérétiques +maudits, sots, impies, fatalistes, plagiaires, marionnettes, +traîtres</i>, etc., etc., ce jour même, le hasard mettait sous mes yeux +une galerie de lettres autographes, où l'on voit les plus grands +hommes du siècle, les plus ardents amis de l'humanité, Jefferson, +Maddison, Bentham, Bernadotte, Chateaubriand, B. Constant, et même +Saint-Simon, venir rendre l'hommage le plus sincère et le plus +spontané à la science et à la philanthropie de J. B. Say.</p> + +<p>Mais ne cherchons pas une pénible solidarité entre M. Vidal et son +compromettant commentateur, qui, je l'espère, rougira un jour de son +injustice et de ses emportements.</p> + +<p>Il me semble que c'est faire preuve d'un orgueil bien indomptable, +<span class="pagenum"><a id="page441" name="page441"></a>(p. 441)</span> quand on aborde une science, que de débuter ainsi: «Mes +devanciers n'ont rien su ni rien vu. Vainement des hommes tels que +Smith, Malthus, Say, ont consacré toute leur vie et de puissantes +facultés à l'étude d'un sujet; ils ne l'ont pas même entrevu. Moi, +j'arrive, j'ai vingt ans, et j'ai fait la science.»</p> + +<p>N'inspirerait-on pas plus de confiance au public, si l'on disait: La +science est de sa nature progressive. Mes prédécesseurs l'ont avancée; +mais, aidé de leurs travaux, j'aspire à l'avancer encore. Forcés de +creuser les idées élémentaires, d'analyser les notions de <i>travail, +utilité, valeur, capital, production</i>, etc., ils me semblent n'avoir +pas assez approfondi le phénomène de la répartition des richesses; je +viens après eux, et mettant à profit les connaissances qu'ils nous ont +transmises, prenant la science où ils l'ont laissée, j'essaye de lui +faire faire un pas de plus.</p> + +<p>Mais, pour que M. Vidal pût tenir un tel langage, il aurait fallu +qu'il s'astreignît à la méthode de ses devanciers, à l'observation de +la manière dont les faits se passent et s'enchaînent. Cette méthode, +il la repousse. Selon lui, la science, ainsi limitée, n'est qu'un +objet de pure curiosité. Il pense que sa mission est de donner des +conseils, d'enseigner, peut-être même d'<i>imposer</i> des règles de +conduite.—«La belle science, s'écrie-t-il, qui se résume en une +négation: <i>ne rien faire!</i>»</p> + +<p>M. Vidal se méprend. La science ne fait à personne un devoir de +l'inertie, ou, comme on dirait aujourd'hui, de l'immobilisme. Elle +éclaire toutes les routes, celle qui conduit au bien, comme celle qui +mène au mal, et croit que c'est à cela que se borne sa tâche, parce +que le principe d'action n'est pas en elle, mais dans les hommes. Si +le penchant naturel de l'homme le pousse vers ce qui nuit, il est +certain que jeter la lumière sur les conséquences des habitudes, +c'est seconder cette triste direction. Mais si <span class="pagenum"><a id="page442" name="page442"></a>(p. 442)</span> l'homme est +porté au bien, il suffit que la science le montre, et il n'est pas +nécessaire, pour l'y déterminer, qu'elle invoque la contrainte ni même +le devoir.</p> + +<p>Ce qui nous sépare complétement des écoles dites socialistes, +fouriéristes, communistes, saint-simoniennes, etc., c'est précisément +cela. Elles placent le principe d'action dans l'observateur, et nous +le laissons là où il est, dans le sujet observé, l'homme.</p> + +<p>Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'ils nous accusent de ne voir dans +les hommes que des chiffres, des quantités abstraites. «Qu'ils +cessent, dit M. Vidal, de faire abstraction de l'homme, dans une +science, qui a pour but le bonheur de l'homme.»</p> + +<p>Mais c'est vous qui faites abstraction de l'homme, de ce qu'il y a en +lui d'intelligence, de moralité, de vie, d'initiative, de +perfectibilité; car, pour vous, qu'est-ce que l'humanité, si ce n'est +une matière inerte, une argile, que le savant, sous le nom de +<i>réformateur</i>, <i>organisateur</i>, peut et doit pétrir à son gré?</p> + +<p>L'économie politique, ainsi que son nom même le témoigne, admet que +l'homme est un être sentant et pensant; que les facultés de comparer, +de juger, de décider sont en lui; que la prévoyance l'avertit, que +l'expérience le rectifie, qu'il porte avec lui le principe progressif.</p> + +<p>Voilà pourquoi elle se borne à décrire les phénomènes, leurs causes et +leurs effets,—sûre que les hommes sauront choisir.</p> + +<p>Voilà pourquoi, comme celui qui place des écriteaux à l'entrée de +chaque route, elle se contente de dire: Voici où conduit l'une: voilà +où mène l'autre.</p> + +<p>Mais vous, vous ne voyez dans les hommes que de la matière +expérimentale, des machines qui produisent et consomment; et désirant, +il faut vous rendre cette justice, que la richesse soit équitablement +répartie entre eux, vous vous <span class="pagenum"><a id="page443" name="page443"></a>(p. 443)</span> attribuez cette fonction, +persuadé que vous êtes que la Providence n'y a pas pourvu.</p> + +<p>«Suffira-t-il au mécanicien, dit M. Vidal, pour <i>inventer la machine</i>, +d'observer, de recueillir des faits, puis de laisser faire les forces +naturelles? Eh! non, sans doute, il faut encore qu'il trouve le moyen +d'utiliser ces forces, qu'il <i>invente sa machine</i>...»</p> + +<p>«De même, en économie..., on peut <i>inventer</i> un mode particulier de +production et de consommation, un système économique.»</p> + +<p>Ailleurs, il compare la société à un régiment:</p> + +<p>«Faudra-t-il donc laisser chacun manœuvrer à sa guise, permettre à +chaque officier, à chaque soldat de faire et de suivre son petit plan +de campagne? etc.»</p> + +<p>Ailleurs, à un orchestre:</p> + +<p>«Comme les musiciens d'un orchestre discipliné, chacun de nous a un +rôle utile, indispensable...; mais pour qu'il y ait accord, unité, il +faut que tous les exécutants obéissent à la pensée du compositeur et à +la direction du chef d'orchestre.»</p> + +<p>Mais quand un mécanicien a sous la main des rouages, des ressorts, il +dispose d'une <i>matière inerte</i>, et son intervention est indispensable. +Les hommes ne sont-ils donc que des rouages et des ressorts aux mains +d'un socialiste?</p> + +<p>Mais ces soldats, que vous nous proposez pour exemple, quoiqu'ils +soient des hommes, en tant que soldats, ne sont plus hommes, ils ne +sont que des machines. Le principe d'action n'est plus en eux. Soumis, +selon cette énergique expression, à l'obéissance <i>passive</i>, ils ne +s'appartiennent plus, ils tournent à droite et à gauche au moindre +signe. Aussi faut-il tirer au sort à qui ne sera pas <i>soldat</i>. +Croyez-moi, l'humanité ne se laissera pas aisément réduire à ce rôle +<i>passif</i> que vous lui réservez.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page444" name="page444"></a>(p. 444)</span> Enfin, vos musiciens, nous en convenons volontiers, +arriveront à l'accord, à l'harmonie, si la direction du chef +d'orchestre est imposée.</p> + +<p>Eh! mon Dieu, ce n'est pas en économie seulement; et qui ne sait qu'en +toutes choses le despotisme infaillible serait la meilleure solution?</p> + +<p>Mais où est-il ce chef d'orchestre social en mesure de faire +reconnaître son titre d'infaillibilité et son droit à la domination?</p> + +<p>En son absence, j'aime mieux laisser les musiciens eux-mêmes +s'organiser entre eux, car, comme vous le dites, ils sont trop +intelligents pour ne pas comprendre que sans cela l'harmonie serait +impossible!</p> + +<p>Vous voyez donc bien que nous commençons à nous entendre, et que vous +êtes amené, comme nous, à laisser, bon gré mal gré, le principe +d'action là où Dieu l'a placé, dans l'humanité et non dans celui qui +l'étudie.</p> + +<p>Quand nous exposons les phénomènes, leurs causes et leurs +conséquences; quand nous nous contentons de montrer comment telle +action vicieuse conduit inévitablement à telle conséquence funeste; +quand, par exemple, nous disons: La paresse conduit à la misère, +l'excès de population à une diminution et à une mauvaise répartition +du bien-être, vous vous écriez que nous sommes <i>fatalistes</i>.</p> + +<p>Entendons-nous. Oui, nous sommes fatalistes à la manière des +physiciens, quand ils disent: «Si une pierre n'est pas soutenue, il +est <i>fatal</i> qu'elle tombe.»</p> + +<p>Nous sommes fatalistes à la manière des médecins, quand ils disent: +«Si vous mangez outre mesure, <i>il est fatal</i> que vous ayez une +indigestion.»</p> + +<p>Mais reconnaître l'existence d'une loi fatale, est-ce bien du +fatalisme? Après tout, avons-nous fait des lois, comme vous nous en +accusez, quand vous reprochez aux économistes tous les maux de la +société, faisant abstraction des <span class="pagenum"><a id="page445" name="page445"></a>(p. 445)</span> mauvaises habitudes, des +préjugés, des erreurs et des vices par lesquels elle a pu se les +attirer?</p> + +<p>Le vrai <i>fatalisme</i>, ce me semble, est au fond de tous vos systèmes, +qui, quelque opposés qu'ils soient entre eux, s'accordent seulement en +ceci: le bonheur ou le malheur des hommes, indépendant de leurs vices +et de leurs vertus, et sur lequel, par conséquent, ils ne peuvent +rien, dépend exclusivement d'une invention contingente, d'une +organisation imaginée, en l'an de grâce 1846, par M. Vidal.</p> + +<p>Il est bien vrai qu'en l'an 1845 M. Blanc en avait imaginé une autre. +Mais, heureusement, les trois milliards d'hommes qui couvrent la terre +ne l'ont pas acceptée; sans cela ils ne seraient plus à temps +d'essayer celle de M. Vidal.</p> + +<p>Que serait-ce si l'humanité s'était pliée à l'organisation inventée +par Fourier, qui offrait au capital 24 pour 100 de dividende au lieu +des 5 pour 100 qu'assure la nouvelle invention?</p> + +<p>Pour se faire une idée de l'esprit de despotisme qui fait la base de +toutes ces rêveries, il suffit de voir combien on y est prodigue de +formules comme celles-ci:</p> + +<p>«<i>Il faudra</i> proportionner la production aux moyens de consommation.</p> + +<p>«<i>Il faudra</i> organiser puissamment le travail.</p> + +<p>«<i>Il faudra</i> appeler toutes les activités et toutes les intelligences, +etc.</p> + +<p>«<i>Il faudra</i> distribuer les produits d'après la justice.</p> + +<p>«<i>Il faudra</i> élever chaque travailleur au rang de sociétaire.</p> + +<p>«<i>Il faudra</i> lui fournir les moyens de satisfaire ses besoins, etc.</p> + +<p>«<i>Il faudra</i> établir l'équilibre entre la production, la consommation +et la population.</p> + +<p>«<i>On peut</i> combiner un bon mécanisme industriel.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page446" name="page446"></a>(p. 446)</span> «<i>On peut</i> inventer un mode particulier de production et de +consommation.</p> + +<p>«<i>Il faut</i> constituer avant tout la solidarité effective.»</p> + +<p>Tout cela est bientôt dit. Mais quand on demande aux socialistes: Qui +donc fera toutes ces choses? qui donc, si l'humanité est passive, +l'animera du souffle de vie? chacun d'eux se pose et répond: <i>Moi.</i></p> + +<p>Il faut être juste envers M. Vidal. Il ne dit pas <i>moi</i>; il dit: <i>le +pouvoir, l'autorité</i>.</p> + +<p>Mais ce n'est là que reculer la difficulté; car si tous les hommes +sont des ressorts, des soldats, de la matière inerte; si toute pensée +d'ordre et d'organisation émane d'une autorité, à quel signe +pouvons-nous la reconnaître?</p> + +<p>La difficulté est grande, et il fallait bien que M. Vidal se donnât la +peine de la résoudre.</p> + +<p>Voici comment il s'exprime:</p> + +<p>«Nous supposons <i>à priori</i> un pouvoir normal régulièrement constitué. +Nous laissons à chacun la faculté de comprendre sous ce nom le système +qu'il préfère, qu'il désire, qu'il conçoit ou qu'il rêve. Le +gouvernement, <i>quel qu'il soit</i>, c'est pour nous la protection, la +prévoyance sociale, le représentant de l'ordre pour tous et dans +l'intérêt de tous, etc.»</p> + +<p>Si vous supposez <i>à priori</i> un pouvoir normal et infaillible, nous +sommes d'accord. Seulement montrez-moi son certificat +d'infaillibilité, et je suis prêt à me laisser organiser.</p> + +<p>Mais si, dans l'embarras de trouver ce phénix, vous admettez une +autorité quelconque, telle que chacun <i>la préfère, la désire, la +conçoit ou la rêve</i>, je crains bien que nous n'ayons autant +d'autorités qu'il y a d'hommes, ce qui nous replace justement au point +de départ.</p> + +<p>Ici, M. Vidal a recours à la grande ressource des socialistes, +l'<i>organisation</i>. Il ne s'agit que d'organiser le pouvoir.</p> + +<p>«Un mauvais gouvernement, dit-il, peut abuser de la <span class="pagenum"><a id="page447" name="page447"></a>(p. 447)</span> force; +cela est vrai. Mais un bon gouvernement, loin de gêner en rien la +liberté véritable, peut en favoriser le développement...; il ne s'agit +donc pas d'amoindrir ou de supprimer le pouvoir, mais de lui donner +<i>une bonne organisation</i>.»</p> + +<p>C'est fort bien. Mais qui est-ce qui organisera le pouvoir? La société +sans doute.—Point du tout, puisque c'est le pouvoir qui doit +organiser la société.—J'entends; M. Vidal, ou tout autre socialiste +qui <i>préfère, désire, conçoit ou rêve</i>, organisera le pouvoir, lequel +organisera la société. Reste toujours à savoir comment est organisé le +premier organisateur.</p> + +<p>Il y a, dans le livre de M. Vidal, un chapitre vers lequel on se sent +attiré par la séduction du titre: <i>Conclusion pratique.</i> Il y a si +longtemps que nous désirons voir les socialistes formuler une +<i>conclusion</i>! Enfin, me disais-je, la nouvelle invention sociale va +nous être déroulée dans tous ses détails, avec les moyens d'exécution +propres à faire fonctionner l'appareil.</p> + +<p>Malheureusement M. Vidal, se fondant sur ce que nous ne sommes pas en +état de le comprendre, ne nous dit rien.</p> + +<p>La société actuelle <i>est une masure que nous refusons obstinément +d'abandonner</i>. Il a bien dans sa poche le plan de <i>constructions +nouvelles</i>; mais à quoi bon nous les montrer, puisque <i>nous ne voulons +pas en entendre parler, et que nous nous obstinons à maintenir la +maison délabrée, l'édifice vermoulu? Il n'y a donc pas pour +aujourd'hui de restauration possible. Reste tout au plus à placer des +arcs-boutants au dehors et à gâcher du plâtre dans les crevasses.</i></p> + +<p>Notre obstination nous prive donc de l'avantage de connaître le nouvel +appareil social imaginé par M. Vidal. Tout ce qu'il nous laissera +voir, ce sont quelques étançons et un peu de plâtre, qu'il veut bien +appliquer à retarder la chute du vieil édifice.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page448" name="page448"></a>(p. 448)</span> Le problème ainsi circonscrit, M. Vidal en revient à ses +formules favorites:</p> + +<p>«<i>Il faut organiser</i>, sur tous les points du royaume, dans chaque +département, des ateliers où tout homme de bonne volonté puisse +toujours trouver à gagner sa vie en travaillant; où tout ouvrier +inoccupé, déplacé par la mécanique, puisse utiliser ses bras; des +ateliers qui ne fassent point concurrence aux ateliers existants, car +autrement on créerait autant de pauvres d'un côté qu'on en soulagerait +de l'autre.</p> + +<p>«Des ateliers <i>permanents</i>, qui soient à l'abri du chômage et des +mortes-saisons, à l'abri des crises commerciales, industrielles et +politiques.</p> + +<p>«Des ateliers où l'introduction d'une machine perfectionnée profite +aux travailleurs, sans pouvoir leur porter préjudice...</p> + +<p>«Des ateliers où l'on <i>puisse</i> établir un équilibre constant entre la +production et les besoins de la consommation; des ateliers où la +population surabondante des villes puisse se déverser.</p> + +<p>«Des ateliers où le travailleur trouve le bien-être, l'indépendance et +la sécurité; une occupation permanente, une rétribution convenable et +toujours assurée.»</p> + +<p>Certes, nous rendons justice aux bonnes intentions de M. Vidal, et +nous désirons que ses vues philanthropiques se réalisent. Comme lui, +nous voudrions qu'il n'y eût pas un homme sur la terre qui ne trouvât +toujours du travail assuré, du bien-être, de la sécurité, de +l'indépendance; qui ne fût à l'abri de toute crise commerciale, +industrielle, politique et même atmosphérique; qu'il y eût parfait +équilibre entre la production, la consommation et la population.</p> + +<p>Mais au lieu de penser, comme M. Vidal, qu'il y a un être abstrait +qu'on appelle <i>l'État</i>, qui a les moyens de <span class="pagenum"><a id="page449" name="page449"></a>(p. 449)</span> réaliser ces +beaux rêves; au lieu de faire dériver exclusivement le bonheur +individuel d'une <i>organisation</i> inventée par un journaliste et imposée +du dehors aux travailleurs, nous croyons qu'il dépend surtout des +habitudes et des vertus des travailleurs eux-mêmes. Si les uns sont +actifs et les autres paresseux; s'il y a parmi eux des prodigues, des +économes, des avares, des gens ordonnés et des gens débauchés; si les +uns se marient à seize ans, et sont chargés de famille à l'âge où les +autres s'établissent,—nous ne voyons pas d'<i>organisation</i> qui puisse +empêcher l'inégalité de s'introduire dans votre colonie.</p> + +<p>S'il y a des hommes qui se livrent à des entreprises hasardeuses, des +gens qui empruntent sans savoir comment ils pourront rendre, et +d'autres qui prêtent sans savoir comment ils seront payés; si la +colonie est saisie, par exemple, de passions guerrières qui la mettent +en hostilité avec le genre humain,—nous ne croyons pas que votre +organisation la mette à l'abri de toute crise commerciale et +politique.</p> + +<p>Vous aurez beau nous dire que nous sommes <i>fatalistes</i> parce que nous +croyons que le <i>mal</i> lui-même a sa mission, celle de réprimer le vice +dont il est le produit; oui, nous devons l'avouer, nous croyons à +l'existence du <i>mal</i>. Nous n'y croyons pas seulement, nous le voyons; +et, au physique comme au moral, nous n'avons pas d'autre alternative à +proposer à l'humanité que de l'éviter par la prévoyance ou de le subir +par la douleur.</p> + +<p>À moins donc que vous ne chargiez votre <i>organisateur</i> d'avoir de la +prudence pour tout le monde, de l'ordre, de l'économie, de l'activité, +des lumières et des vertus pour tout le monde, vous nous permettrez de +continuer à croire que l'humanité ne peut être heureuse qu'autant que +ces causes de bonheur soient en elle-même.</p> + +<p>Et certes, si vous me permettez de supposer seulement <span class="pagenum"><a id="page450" name="page450"></a>(p. 450)</span> +l'existence d'un vice dans la colonie dont vous tracez le plan; si +vous raisonnez dans l'hypothèse qu'elle est affectée de paresse, ou de +débauche, ou de faste, ou d'ambition, ou d'humeur conquérante, vous +arriverez à voir qu'elle suivra bientôt la destinée commune et qu'il +n'est pas au pouvoir de l'organisation la plus ingénieuse d'empêcher +l'effet de sortir de la cause.</p> + +<p>Ainsi les ordres sociaux, que chacun de vous invente chaque jour, +supposent la perfection dans l'inventeur d'abord, et ensuite dans +l'humanité, cette même matière inerte dont s'amuse votre féconde +imagination.</p> + +<p>Eh! monsieur, accordez-nous seulement la perfection de l'humanité, et +croyez que les économistes feront des plans sociaux tout aussi +séduisants que les vôtres.</p> + +<p>Les socialistes nous reprochent de repousser l'<i>association</i>. Et nous, +nous leur demandons: De quelle association voulez-vous parler? est-ce +de l'<i>association volontaire</i> ou de l'<i>association forcée</i>?</p> + +<p>Si c'est de l'association volontaire, comment peut-on nous reprocher +de la repousser, nous qui croyons que la société est une grande +association, et que c'est pour cela qu'elle s'appelle <i>société</i>?</p> + +<p>Veut-on parler seulement de quelques arrangements particuliers, que +peuvent faire entre eux les ouvriers d'une même industrie? Eh! mon +Dieu, nous ne nous opposons à aucune de ces combinaisons: société +simple, en commandite, anonyme, par actions et même en phalanstère. +Associez-vous comme vous l'entendrez, qui vous en empêche? Nous savons +fort bien qu'il y a des conventions plus ou moins favorables au +progrès de l'humanité et à la bonne répartition des richesses. Pour +l'exploitation des terres, par exemple, avons-nous jamais dit que le +fermage et le métayage, par cela seul qu'ils existent, exercent pour +toutes les classes agricoles des effets identiques? Mais nous pensons +<span class="pagenum"><a id="page451" name="page451"></a>(p. 451)</span> que la science a rempli sa tâche quand elle a exposé ces +effets; parce que, encore une fois, nous pensons que le principe +d'action, l'aspiration vers le mieux n'est pas dans la science, mais +dans l'humanité.</p> + +<p>Mais vous, vous qui ne voyez dans l'espèce humaine qu'une cire molle +aux mains d'un organisateur, c'est l'association forcée que vous +proposez; l'association qui ôte à tout les individus, hors un, toute +moralité et toute initiative, c'est-à-dire le despotisme le plus +absolu qui ait jamais existé, je ne dis pas dans les annales, mais +même dans l'imagination des hommes.</p> + +<p>Je ne terminerai pas sans rendre à M. Vidal la justice qui lui est +due. S'il a épousé les théories des <i>socialistes</i>, il n'a pas emprunté +leur style. Son livre est écrit en français, et même en bon français. +Le néologisme s'y montre, mais il n'y déborde pas. M. Vidal nous fait +grâce du vocabulaire fouriériste, et des gammes et des pivots, et des +amitiés en quinte superflue, et des amours en tierce diminuée. S'il +voit la science sous un autre aspect que ses devanciers, il la prend +du moins au sérieux, il ne méprise pas son public au point de vouloir +lui en imposer par des phrases d'Apocalypse. C'est d'un bon augure, et +si jamais il fait une seconde édition de son livre, je ne doute pas +qu'il n'en retranche, sinon ce qu'il y a d'erroné dans la partie +systématique, du moins ce que la partie critique offre d'exagéré et +même d'injuste.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page452" name="page452"></a>(p. 452)</span> SECONDE LETTRE À M. DE LAMARTINE<a id="footnotetag55" name="footnotetag55"></a><a href="#footnote55" title="Go to footnote 55"><span class="smaller">[55]</span></a>.</h3> + +<p class="smcap">Monsieur,</p> + +<p>Je viens de lire l'article qui, du <i>Bien public</i> de Mâcon, a passé +dans tous les journaux de Paris; vous dire combien cette lecture m'a +surpris et affligé, cela me serait impossible.</p> + +<p>Il n'est donc que trop vrai! aucun homme sur la terre n'a le privilége +de l'universalité intellectuelle. Il est même des facultés qui +s'excluent, et il semble que l'aride domaine de l'économie politique +vous soit d'autant plus interdit que vous possédez à un plus haut +degré l'art enchanteur, l'art suprême</p> + +<p class="poem10">De penser par image ainsi que la nature.</p> + +<p>Cet art, ou plutôt ce don divin, pourquoi l'avez-vous dédaigné? Ah! +vous avez beau dire, vous aviez reçu la plus noble, la plus sainte +mission du génie dans ce monde. Qu'est devenu le temps où, esprits +froids et méthodiques, natures encore alourdies par le poids de la +matérialité, nous nous arrachions avec délices à ce monde positif pour +suivre votre vol dans la vague et poétique région de l'idéal? où vous +nous révéliez des pensées, des doutes, des désirs et des espérances +qui sommeillaient au fond de nos cœurs, comme ces échos qui dorment +dans les grottes de nos Pyrénées tant que la voix du pâtre ne les +réveille pas? Qui nous ouvrira désormais d'autres horizons et d'autres +cieux, séjours adorés qu'habitent l'Amour, la Prière et l'Harmonie? +Combien de fois, quand vous me faisiez entrevoir ces vaporeuses +demeures, me suis écrié: «Non, ce monde n'embrasse pas tout; la +science ne révèle pas tout; il y a <span class="pagenum"><a id="page453" name="page453"></a>(p. 453)</span> l'infini au delà, et +l'imagination a aussi son flambeau!»</p> + +<p>Oh! qu'elle est grande la puissance du poëte!—Je ne dis pas du +versificateur; de quelle licence, de quelle tyrannie n'est-il pas le +complaisant?—Mais cette perception du Beau et du Sublime dans la +nature, cette forte émotion éveillée dans l'âme à leur aspect, ce don +de les revêtir d'un mélodieux langage pour y faire participer le +vulgaire, voilà la Poésie.—Et à mesure qu'elle s'élève, elle se +détache de tout élément égoïste ou pervers; car elle ne saurait +partager les tristes infirmités d'ici-bas sans perdre le sentiment de +ce qui est vrai, aimable et grand, c'est-à-dire sans cesser d'être +Poésie. Tant que le rayon divin luit sur son front, ses tendances sont +de purifier, spiritualiser, illuminer, élever. Aussi le vrai poëte, +qu'il en ait ou non la conscience, est par excellence l'ami de +l'humanité, le défenseur de ses droits, de ses priviléges et de ses +progrès. Que dis-je? nul plus que lui ne l'entraîne dans la voie du +progrès. N'est-ce pas lui en effet qui, en offrant sans cesse à notre +contemplation la perfection idéale, nous la fait aimer, verse dans nos +cœurs l'aspiration vers le Beau, et élève ainsi le diapason de +notre âme jusqu'à ce qu'elle se sente en consonnance avec les types +éternels dont il compose sa céleste harmonie?</p> + +<p>Cette mission sublime, vous la remplissiez dans toute son étendue, et +voilà pourquoi, Lamartine, vous étiez notre poëte de prédilection. Et +maintenant, serons-nous condamnés à être les témoins de votre +déchéance, à vous voir descendre vivant du haut de votre gloire, et à +douter si ces émotions délicieuses, dont vous berciez notre jeunesse, +étaient autre chose que de trompeuses illusions?</p> + +<p>Car voilà qu'ambitionnant la royauté de la science, vous avez abdiqué +votre royauté à vous, celle de la poésie. Vous avez voulu faire de la +méthode avec l'imagination et de l'analyse avec des figures. Où cela +vous a-t-il mené? à ressusciter <span class="pagenum"><a id="page454" name="page454"></a>(p. 454)</span> l'empirisme économique de la +Rome impériale; à exhumer des théories cent fois condamnées par +l'expérience et qu'on croyait ensevelies pour toujours dans les +profondeurs de l'oubli.—Au moment de succomber, quand il est naturel, +pour me servir d'une expression vulgaire, de se prendre à toutes les +branches, le monopole terrien, par l'organe des Bentinck et des +Buckingham, n'a pas essayé de demander son salut ou un répit momentané +à ces théories vermoulues; et le monde s'étonnera que ce soit vous, le +grand poëte du siècle, qui soyez allé les déterrer on ne sait où, pour +les exposer encore une fois, revêtues d'un magnifique langage, à la +risée publique.</p> + +<p>Décidément, votre muse s'est faite économiste; elle ne s'est pas +effarouchée de cette bizarre transformation. Un moment j'ai cru que ce +caprice allait lui réussir; c'est quand vous avez dit: «Laissons les +capitaux, les industries et les salaires se faire, par la liberté, une +justice que nos lois arbitraires ne leur feraient pas.»</p> + +<p>Il me semblait qu'on ne pouvait émettre une pensée si vraie, sous une +forme si précise, sans avoir suivi des deux côtés, dans leur long +enchaînement, les effets de l'arbitraire et de la liberté. Et je +disais à mes graves collègues: Miracle! triomphe! le grand poëte est à +nous!</p> + +<p>Hélas! je vois bien que vous deviez à vos puissants et généreux +instincts cet éclair de vérité, et je serais tenté de vous demander:</p> + +<p class="poem10">Si quand vous avez fait ce charmant <i>quoi qu'on die</i>,<br> + Vous avez bien senti toute son énergie;</p> + +<p>car voilà que, d'un trait de plume, vous renversez aujourd'hui vos +doctrines économiques de l'an dernier.</p> + +<p>Voyons, avec quelque détail, ce que vous y substituez cette année.</p> + +<span class="pagenum"><a id="page455" name="page455"></a>(p. 455)</span> +<table border="0" style="vertical-align: bottom;" cellpadding="6" summary="Substitution."> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«La question des blés est une des plus + délicates, nous dirons même des plus <i>insolubles</i> qui puissent se + présenter aux économistes.</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>La question des blés <i>insoluble!</i> En ce cas, il ne + faut pas plus s'en occuper que de la <i>quadrature du cercle</i>. Ce + mot ne doit donc pas être pris à la rigueur, et vous avez voulu + parler</p> + +<p class="smaller">D'un problème insolu, mais non pas insoluble.</p> + + <p>Remarquez que, dès le début, vous vous ôtez à vous-même le droit + de raisonner.</p></td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«Elle échappe par sa masse et sa pesanteur aux mains + de la science.</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>Oui, si 200 et 200 ne font pas 400, aussi bien que 2 + et 2 font 4; oui, si par sa masse et sa pesanteur, un quintal + échappe aux lois de la gravitation plus qu'une livre.</p></td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«La <i>théorie</i> n'y peut évidemment rien. C'est une + question <i>expérimentale</i>.</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>Il y a donc incompatibilité entre la théorie et + l'expérience? Je croyais que la théorie n'était que l'expérience + méthodiquement exposée.</p> +<p>Remarquez que c'est déjà la seconde fois que vous vous ôtez le + droit de raisonner.</p></td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«La liberté complète du commerce est la vérité + générale en matière de produit, de commerce et d'échange.</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>Voilà une belle maxime. La tenez-vous de la <i>théorie</i> + ou de l'expérience?</p></td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«<i>Laissez faire, laissez passer</i>, est devenu proverbe + chez les écrivains.</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>D'après la phrase qui précède, il semble que vous + teniez ce proverbe pour vrai. D'après la phrase qui suit, il + semble que vous le teniez pour faux.</p></td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«Mais quand il s'agit d'appliquer cette <i>prétendue</i> + vérité à l'importation, à l'exportation et au commerce des + grains, on s'aperçoit <i>à l'instant</i> que, si elle n'est pas un + <i>mensonge</i>, elle est du moins un danger suprême, et la théorie + recule devant l'application, car le blé c'est la vie du peuple; + or, on ne joue pas avec la vie. Vivre d'abord; voilà la vérité + sans réplique. Les théories après le nécessaire, voilà le bon + sens.</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>Voici, en effet, la <i>vérité générale</i> qui n'est plus + qu'une <i>prétendue</i> vérité. Bientôt elle sera un <i>mensonge</i>.</p> +<p>Si la gravitation est la <i>vérité générale</i>, il importe de s'y + conformer toujours, mais surtout quand il s'agit de la vie.</p> +<p>Je n'aurais pas été surpris que vous n'eussiez pas reconnu la + liberté comme la vérité générale du commerce; mais, cela une fois + admis, votre déduction eût dû être, ce me semble, ainsi formulée:</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page456" name="page456"></a>(p. 456)</span> «Quand il s'agit de l'importation ou de + l'exportation de quelque superfluité, on peut reculer devant + l'application de la <i>vérité générale</i>. Mais en fait de blé, il ne + faut pas hésiter, car le blé, c'est la vie du peuple. Or, on ne + joue pas avec la vie; vivre d'abord, voilà la vérité sans + réplique. Les expériences gouvernementales après le nécessaire, + voilà le bon sens.»</p></td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«Or, pourquoi la <span class="smcap">VÉRITÉ</span> du libre commerce, de la libre + exportation et de la libre importation fait-elle trembler et + reculer l'économiste? Le voici, quant à la France, par exemple:</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>Ou la liberté est le meilleur moyen d'assurer + l'abondance et la bonne distribution des produits (ce n'est qu'à + cette condition qu'elle est la <i>vérité générale</i>), et dans ce + cas, il faut l'appliquer à tout et au blé <i>à fortiori</i>; ou il y a + des moyens plus sûrs d'accomplir cette œuvre, et alors elle + n'est pas la <i>vérité générale</i>, pas plus pour les joujoux que + pour le blé.</p></td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«Premièrement, c'est que le blé étant la vie de tout + un peuple, et la passion de vivre étant la plus légitime, et la + plus terrible passion des hommes, la moindre faute de commerce, + la moindre erreur de calcul dans les importations et les + exportations de blé, la moindre inquiétude sérieuse de la + population sur la vie, produirait des commotions et des pénuries + telles qu'aucun législateur humain et sage ne pourrait y exposer + son pays.</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>Puisque le blé c'est la vie; puisque la moindre erreur + de calcul dans l'importation ou l'exportation du blé peut + produire la pénurie; puisque aucun législateur sage et humain ne + peut prendre de calcul, dont les conséquences sur lui d'y exposer + son pays, il faut donc laisser le commerce libre, la liberté + étant d'ailleurs la <i>vérité générale</i>, c'est-à-dire le moyen le + moins chanceux d'assurer l'abondance et la bonne distribution. + N'est-il pas évident qu'une erreur peuvent être si terribles, est + infiniment plus probable de la part d'un ministre, qui n'y a pas + un intérêt direct, et qui a bien d'autres choses en tête, que de + la part de cent mille négociants qui passent leur vie à faire ces + calculs, de l'exactitude desquels dépend leur propre existence?</p></td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p><span class="pagenum"><a id="page457" name="page457"></a>(p. 457)</span> «Secondement, c'est que le blé étant le produit agricole le plus immense, et + se comptant par deux ou trois milliards de revenu dans les + produits du pays, si l'importation libre des blés étrangers + pouvait venir faire en tous temps aux blés français une + concurrence sans limites qui serait, quant aux prix, comme <i>dix</i> + est à <i>trente</i>, la France cesserait <i>à l'instant</i> de produire des + blés que nul ne voudrait acheter à leur prix, et trois milliards + de revenu national et dix millions de cultivateurs français + seraient anéantis du même coup. Que deviendrait le revenu? que + deviendrait l'impôt? que deviendrait le propriétaire? que + deviendrait le laboureur? On frémit d'y penser. Ce serait le + suicide de la terre française et de la population. Ce remède + qu'on nous présente, n'est donc pas un remède, c'est un meurtre.</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>Si ce que vous dites de la libre importation est vrai pour le blé, ce doit être vrai, + dans une mesure quelconque, pour toute autre chose; car, + monsieur, les négociants font bien venir le blé, quand on le leur + permet, de là où il est à meilleur marché qu'en France, mais ils + n'ont pas coutume d'agir sur un principe opposé à l'égard des + autres produits, et d'aller les acheter cher pour venir les + vendre à bas prix.—Donc, la libre importation du fer serait le + suicide de nos forges et des ouvriers qu'elles occupent; la libre + importation des tissus serait le suicide de nos fabriques et de + la population qu'elles emploient. En un mot, la liberté serait le + carnage universel ou, comme vous dites, le meurtre de tous les + Français. En ce cas, je ne vois pas bien à quel titre vous + l'appelez la <i>vérité générale</i>. Pour mettre quelque harmonie + entre vos prémisses et vos conclusions, il aurait fallu commencer + par établir que la liberté est <i>le mensonge général du commerce</i>. + Mais alors vous n'auriez pas eu un pied dans chaque camp, + précaution que beaucoup de gens prennent par le temps qui court, + mais qui est indigne de vous. J'ose vous le dire, cette tactique + pusillanime a fini son temps. Que celui qui ne connaît pas les + lois de l'échange les étudie ou se taise, mais qu'il ne croie pas + obtenir le double avantage de passer pour un grand esprit et de + satisfaire tout le monde, en disant a l'un: «Vous êtes <i>pour</i>, + c'est d'un bon logicien,» et à l'autre: «Vous êtes <i>contre</i>, + c'est d'un bon praticien.» Trop de gens aujourd'hui voient + l'inconséquence et la dénoncent.</p> +<p><span class="pagenum"><a id="page458" name="page458"></a>(p. 458)</span> Quant à réfuter votre triste tableau de + l'agriculture libre, vous vous en êtes chargé vous-même dans le + paragraphe suivant.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tb_valignt"><p>«Troisièmement, c'est que le blé étant une des + matières les plus encombrantes, il serait <i>physiquement + impossible</i> au commerce d'importer et de distribuer dans tout + l'empire les blés nécessaires à la consommation de la France. Des + calculs faits en 1816, année de disette bien plus alarmante que + celle-ci, révèlent en chiffres cette triste vérité: que tous les + navires marchands de l'Europe, si, par impossible, ils étaient + tous consacrés à importer des blés pour la France, ne pourraient + en importer que pour une consommation de quinze ou dix-sept + jours. Parlez donc de la liberté illimitée du commerce après + cela!»</p></td> +<td class="tb_valignt"><p>Craignez donc la liberté illimitée après cela! + dirai-je à mon tour. Venez donc nous dire que l'étranger vendra + son blé sur nos marchés pour une bagatelle, pour presque rien, + pour rien peut-être! Venez donc nous peindre tous les Français + mourant de faim, les bras croisés, laissant leurs bœufs + ruminer, leurs charrues se rouiller, leurs capitaux oisifs et + leur terre en friche, comptant sur des blés étrangers qu'il est + <i>physiquement impossible</i> d'importer!</p> + +<p>Oh! bénissons le ciel de ce que parmi nos 34 millions de + compatriotes, il s'en soit trouvé un qui ait prévu tout cela, que + ce soit précisément un homme d'État, et qu'il ait su prévenir + notre mort à tous, en fixant ce bienheureux <i>maximum</i> qu'on n'a + jamais connu en Suisse et qu'on vient d'abolir en Angleterre.</p></td> +</tr> +</table> + +<p>Mais il serait peut-être inconvenant de prolonger cette discussion +pied à pied. Je me demande quelquefois comment il est possible que +deux esprits arrivent, sur la même question, à des solutions si +opposées. Est-ce l'intérêt personnel qui m'aveugle? non, assurément. +Je n'ai d'autres moyens d'existence qu'une terre, et cette terre ne +produit que des céréales. Qu'on laisse entrer les céréales étrangères, +et je ne crains pas que ma terre perde de sa valeur, je ne crains pas +que mes bras restent oisifs. Non, je ne le crains pas, alors même que +le blé étranger se vendrait, ainsi que vous le dites, relativement au +nôtre, comme <i>dix</i> est à <i>trente</i>, alors même qu'il se donnerait <span class="smcap">pour +rien</span>; car dans cette supposition extrême, ce que le peuple dépense +aujourd'hui <span class="pagenum"><a id="page459" name="page459"></a>(p. 459)</span> en pain, il le dépenserait en viande, en beurre, +en légumes, en fil, en laine et autres produits agricoles. Ma terre ne +serait pas plus sans valeur, parce que chacun aurait gratuitement du +pain pour son estomac, qu'elle n'est sans valeur aujourd'hui, parce +que chacun a gratuitement de l'air pour ses poumons.</p> + +<p>Et, après tout, quel droit avons-nous, nous propriétaires, sur les +estomacs de ceux qui ne le sont pas? Leur faim est-elle faite pour +notre blé, ou notre blé pour leur faim? Ne renversons pas le monde. +<i>Vivre</i>, c'est le but, cultiver la terre, ce n'est que le moyen; c'est +à nous de subordonner les convenances de notre production à la vie de +nos frères, et il ne nous est pas permis de subordonner au contraire +leur vie à nos convenances bien ou mal entendues. C'est pour moi une +bien douce consolation que la doctrine de la liberté ne me montre +qu'harmonie entre ces divers intérêts; et, avec votre âme, vous devez +être bien malheureux, puisque vous ne voyez entre eux qu'une +irrémédiable dissonance. Propriétaire, vous invoquez aujourd'hui la +<i>générosité</i> des possesseurs du sol. Ah! c'est à leur <i>justice</i> qu'il +fallait en appeler! Vous avez écrit sur la charité une page que +j'admire comme tout le monde. Mais je l'admirerais bien davantage si +je ne la voyais se terminer par cette amère conclusion: Le blé, c'est +la vie; que la loi le maintienne à un <i>maximum</i> qui donne de la valeur +à nos terres!—Et quelle est la main qui écrit ces lignes? C'est la +même qui se lèvera à la Chambre pour le <i>maximum</i>, et qui s'ouvrira +ensuite pour recevoir du pauvre l'injuste denier qui en est la +conséquence.—Ah! croyez-moi, ainsi comprise, la charité perd bien de +son prestige. Quand on demande l'exclusion du blé étranger pour mieux +vendre le sien, on a beau parler de charité, on a beau porter ce mot +devant soi comme une bannière, on n'a pas droit à la popularité, au +moins à une popularité de bon aloi. Non, on n'y a pas <span class="pagenum"><a id="page460" name="page460"></a>(p. 460)</span> droit, +alors même qu'on ferait retentir, devant une population alarmée, de +banales déclamations contre les doctrines <i>meurtrières</i> des amis de la +liberté, contre les <i>fautes</i> et les <i>crimes</i> du gouvernement et des +Chambres, contre la <i>cupidité des spéculateurs</i> et l'<i>égoïsme du +commerce</i>. Avant de semer ainsi de dangereuses, et j'ose dire, +injustes préventions populaires, il faudrait au moins ne pas venir +dire: Que la loi irrite de quelques degrés la faim du peuple par +l'exclusion du blé étranger, afin que nous, +législateurs-propriétaires, tirions un meilleur parti de notre blé.</p> + +<p>À Dieu ne plaise, monsieur, que je révoque en doute la pureté de vos +intentions. Elle éclate dans tous vos écrits. En vous lisant, on sent +que vous aimez le peuple. C'est vous, je crois, qui avez le premier +employé cette expression: «la vie à bon marché,» qui pourrait être le +titre de notre association du <i>Libre-Échange</i>; car la <i>vie à bon +marché</i>, c'est la vie plus facile, plus douce, moins traversée de +fatigues et d'angoisses, plus digne, plus intellectuelle et plus +morale. La <i>vie à bon marché</i>, c'est le résultat que l'échange, et +surtout l'échange libre, tend à produire. Assez de monopoleurs +cherchent, sur cette question, à égarer le peuple; chose facile, car +tout <i>obstacle</i> attirant à lui une portion de travail national, il est +aisé de tourner contre le progrès, sous quelque forme qu'il se +présente,—Liberté, Inventions, ou Épargnes,—le sentiment des masses. +Vous, monsieur, qui savez leur parler, qu'elles écoutent et qu'elles +aiment, aidez-nous à les dissuader. Mais ne soyez pas surpris que le +zèle contre le monopole nous emporte, quand nous avons à craindre +qu'il n'ait trouvé un champion tel que vous.</p> + +<p>Je suis, monsieur, votre dévoué serviteur.</p> + +<h3><span class="pagenum"><a id="page461" name="page461"></a>(p. 461)</span> PROFESSION DE FOI ÉLECTORALE.<br> +À MM. LES ÉLECTEURS<br> +DE L'ARRONDISSEMENT DE SAINT-SEVER (1846).</h3> + +<p class="smcap">Mes chers Compatriotes,</p> + +<p>Encouragé par quelques-uns d'entre vous à me présenter aux prochaines +élections, et voulant pressentir le concours sur lequel je pouvais +compter, je me suis adressé à quelques électeurs. Hélas! l'un me +trouve trop <i>avancé</i>, l'autre pas assez; celui-ci rejette mes opinions +anti-universitaires, celui-là mes répugnances algériennes, qui mes +convictions économiques, qui mes vues de réforme parlementaire, etc.</p> + +<p>Ceci prouve que la meilleure tactique, pour un candidat, c'est de +cacher ses opinions, ou, pour plus de sûreté, de n'en point avoir, et +de s'en tenir prudemment au banal programme: «Je veux la liberté sans +licence, l'ordre sans tyrannie, la paix sans honte et l'économie sans +compromettre aucun service.»</p> + +<p>Comme je n'aspire nullement à surprendre votre mandat, je continuerai +à vous exposer sincèrement mes pensées, dussé-je par là m'aliéner +encore bien des suffrages. Veuillez m'excuser si le besoin d'épancher +des convictions qui me pressent me fait dépasser les limites que +l'usage assigne aux <i>professions de foi</i>.</p> + +<p>J'ai vu beaucoup de conservateurs, je me suis entretenu avec beaucoup +d'hommes de l'opposition, et je crois pouvoir affirmer que ni l'un ni +l'autre de ces deux grands partis qui divisent le Parlement n'est +satisfait de lui-même.</p> + +<p class="poem10">On combat à la Chambre avec des boules molles.</p> + +<p>Les conservateurs ont la majorité officielle; ils règnent, ils +gouvernent. Mais ils sentent confusément qu'ils perdent <span class="pagenum"><a id="page462" name="page462"></a>(p. 462)</span> le +pays et qu'ils se perdent eux-mêmes. Ils ont la majorité, mais le +mensonge notoire des scrutins élève au fond de leur conscience une +protestation qui les importune. Ils règnent, mais ils voient que, sous +leur règne, le budget s'accroît d'année en année, que le présent est +obéré, l'avenir engagé, que la première éventualité nous trouvera sans +ressources, et ils n'ignorent pas que l'embarras des finances fut +toujours l'occasion des explosions révolutionnaires. Ils gouvernent, +mais ils ne peuvent pas nier qu'ils gouvernent les hommes par leurs +mauvaises passions, et que la corruption politique pénètre dans toutes +les veines du pays légal. Ils se demandent quelles seront les +conséquences d'un fait aussi grave, et ce qui doit advenir d'une +nation où l'immoralité est en honneur et où la foi politique est un +objet de dérision et de mépris. Ils s'inquiètent de voir le régime +constitutionnel faussé dans son essence, jusque-là que le pouvoir +exécutif et l'assemblée nationale ont publiquement échangé leurs +attributions, les ministres cédant aux députés la nomination à tous +les emplois, les députés abandonnant aux ministres leur part du +pouvoir législatif. Ils voient, par cet ordre, un profond +découragement s'emparer des serviteurs de l'État, alors que la faveur +et la docilité électorale sont les seuls titres à l'avancement, et que +les plus longs et les plus dévoués services sont comptés absolument +pour rien. Oui, l'avenir de la France trouble les conservateurs; et +combien n'y en a-t-il pas parmi eux qui passeraient à l'opposition, +s'ils y trouvaient quelques garanties pour cette paix intérieure et +extérieure qui est l'objet de leur prédilection!</p> + +<p>D'un autre côté, l'opposition, comme parti, a-t-elle confiance dans la +solidité du terrain où elle s'est placée? Que demande-t-elle? que +veut-elle? quel est son principe? son programme? Nul ne le sait. Son +rôle naturel serait de veiller au dépôt sacré de ces trois grandes +conquêtes de la <span class="pagenum"><a id="page463" name="page463"></a>(p. 463)</span> civilisation: <i>paix</i>, <i>liberté</i>, <i>justice</i>. +Et elle ne respire que guerres, prépondérance, idées napoléoniennes. +Et elle déserte la liberté du travail et des échanges comme la liberté +de l'intelligence et de l'enseignement. Et, dans son ardeur +conquérante, à l'occasion de l'Afrique et de l'Océanie, il est sans +exemple que le mot <i>justice</i> se soit jamais présenté sur ses lèvres. +Elle sent qu'elle travaille pour des ambitieux et non pour le public; +que la multitude ne gagnera rien au succès de ses manœuvres. Nous +avons vu une opposition de quinze membres soutenue autrefois par +l'enthousiaste assentiment d'un grand peuple. Mais l'opposition de nos +jours n'a point enfoncé ses racines dans les sympathies populaires; +elle se sent séparée de ce principe de force et de vie, et, sauf +l'ardeur que des vues personnelles inspirent à ses chefs, elle est +pâle, confuse, découragée, et la plupart de ses membres sincères +passeraient au parti conservateur, s'ils ne répugnaient à s'associer à +la direction perverse qu'il a imprimée aux affaires.</p> + +<p>Étrange spectacle! D'où vient qu'au centre comme aux extrémités de la +Chambre, les cœurs honnêtes se sentent mal à l'aise? Ne serait-ce +pas que la conquête des portefeuilles, but plus ou moins avoué de la +lutte où ils sont engagés, n'intéresse que quelques individualités et +reste complétement étranger aux masses? Ne serait-ce point qu'un +principe de ralliement leur manque? Peut-être suffirait-il de jeter au +sein de cette assemblée une idée simple, vraie, claire, féconde, +pratique, pour y voir surgir ce qu'on y cherche en vain, un parti +représentant exclusivement, dans toute leur étendue et dans tout leur +ensemble, les intérêts des <i>administrés</i>, des <i>contribuables</i>.</p> + +<p>Cette féconde idée, je la vois dans le symbole politique d'illustres +publicistes dont la voix n'a malheureusement pas été écoutée. +J'essayerai de le résumer devant vous.</p> + +<p>Il est des choses qui ne peuvent être faites que par la <span class="pagenum"><a id="page464" name="page464"></a>(p. 464)</span> +force collective ou le <i>pouvoir</i>, et d'autres qui doivent être +abandonnées à l'activité privée.</p> + +<p>Le problème fondamental de la science politique est de faire la part +de ces deux modes d'action.</p> + +<p>La fonction publique, la fonction privée ont toutes deux en vue notre +avantage. Mais leurs services diffèrent en ceci, que nous subissons +forcément les uns et agréons volontairement les autres; d'où il suit +qu'il est raisonnable de ne confier à la première que ce que la +seconde ne peut absolument pas accomplir.</p> + +<p>Pour moi, je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le libre +exercice et le produit de ses facultés, réprimé l'abus qu'on en peut +faire, maintenu l'ordre, assuré l'indépendance nationale et exécuté +certains travaux d'utilité publique au-dessus des forces +individuelles, il a rempli à peu près toute sa tâche.</p> + +<p>En dehors de ce cercle, religion, éducation, association, travail, +échanges, tout appartient au domaine de l'activité privée, sous +l'œil de l'autorité publique, qui ne doit avoir qu'une mission de +surveillance et de répression.</p> + +<p>Si cette grande et fondamentale ligne de démarcation était ainsi +établie, le pouvoir serait <i>fort</i>, il serait aimé, puisqu'il ne ferait +jamais sentir qu'une action tutélaire.</p> + +<p>Il serait <i>peu coûteux</i>, puisqu'il serait renfermé dans les plus +étroites limites.</p> + +<p>Il serait <i>libéral</i>, car, sous la seule condition de ne point froisser +la liberté d'autrui, chaque citoyen jouirait, dans toute sa plénitude, +du franc exercice de ses facultés industrielles, intellectuelles et +morales.</p> + +<p>J'ajoute que la puissance de perfectibilité qui est en elle étant +dégagée de toute compression réglementaire, la société serait dans les +meilleures conditions pour le développement de sa richesse, de son +instruction et de sa moralité. Mais, fût-on d'accord sur les limites +de la puissance publique, <span class="pagenum"><a id="page465" name="page465"></a>(p. 465)</span> ce n'est pas une chose aisée que de +l'y faire rentrer et de l'y maintenir.</p> + +<p>Le pouvoir, vaste corps organisé et vivant, tend naturellement à +s'agrandir. Il se trouve à l'étroit dans sa mission de surveillance. +Or, il n'y a pas pour lui d'agrandissements possibles en dehors +d'empiétements successifs sur le domaine des facultés individuelles. +Extension du pouvoir, cela signifie usurpation de quelque mode +d'activité privée, transgression de la limite que je posais tout à +l'heure entre ce qui est et ce qui n'est pas son attribution +essentielle. Le pouvoir sort de sa mission quand, par exemple, il +impose une forme de culte à nos consciences, une méthode +d'enseignement à notre esprit, une direction à notre travail ou à nos +capitaux, une impulsion envahissante à nos relations internationales, +etc.</p> + +<p>Et veuillez remarquer, messieurs, que le pouvoir devient coûteux à +mesure qu'il devient oppressif. Car il n'y a pas d'usurpations qu'il +puisse réaliser autrement que par des agents salariés. Chacun de ses +envahissements implique donc la création d'une administration +nouvelle, l'établissement d'un nouvel impôt; en sorte qu'il y a entre +nos liberté et nos bourses une inévitable communauté de destinées.</p> + +<p>Donc si le public comprend et veut défendre ses vrais intérêts, il +arrêtera la puissance publique dès qu'elle essayera de sortir de sa +sphère; et il a pour cela un moyen infaillible, c'est de lui refuser +les fonds à l'aide desquels elle pourrait réaliser ses usurpations.</p> + +<p>Ces principes posés, le rôle de l'opposition, et j'ose dire de la +Chambre tout entière, est simple et bien défini.</p> + +<p>Il ne consiste pas à embarrasser le pouvoir dans son action +essentielle, à lui refuser les moyens de rendre la justice, de +réprimer les crimes, de paver les routes, de repousser l'agression +étrangère.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page466" name="page466"></a>(p. 466)</span> Il ne consiste pas à le décréditer, à l'avilir dans +l'opinion, à le priver des forces dont il a besoin.</p> + +<p>Il ne consiste pas à le faire passer de main en main, par des +changements de ministères, et, encore moins, de dynasties.</p> + +<p>Il ne consiste pas même à déclamer puérilement contre sa tendance +envahissante; car cette tendance est fatale, irrémédiable, et se +manifesterait sous un président comme sous un roi, dans une république +comme dans une monarchie.</p> + +<p>Il consiste uniquement <i>à le contenir dans ses limites</i>; à maintenir, +dans toute son intégrité et aussi vaste que possible, le domaine de la +liberté et de l'activité privée.</p> + +<p>Si donc vous me demandiez: Que, feriez-vous comme député? je +répondrais: Eh! mon Dieu, ce que vous feriez vous-mêmes en tant que +contribuables et administrés.</p> + +<p>Je dirais au pouvoir: Manquez-vous de force pour maintenir l'ordre au +dedans et l'indépendance au dehors? Voilà de l'argent et des hommes, +car c'est au public et non au pouvoir que l'ordre et l'indépendance +profitent.</p> + +<p>Mais prétendez-vous nous imposer un symbole religieux, une théorie +philosophique, un système d'enseignement, une méthode agricole, un +courant commercial, une conquête militaire? Point d'argent ni +d'agents; car ici, il nous faudrait payer non pour être servis mais +asservis, non pour conserver notre liberté mais pour la perdre.</p> + +<p>Cette doctrine se résume en ces simples mots: Tout pour la masse des +citoyens grands et petits. Dans leur intérêt, bonne administration +publique en ce qui, par malheur, ne se peut exécuter autrement. Dans +leur intérêt encore, liberté pleine et entière pour tout le reste, +sous la surveillance de l'autorité sociale.</p> + +<p>Une chose vous frappera, messieurs, comme elle me frappe, et c'est +celle-ci: pour qu'un député puisse tenir ce <span class="pagenum"><a id="page467" name="page467"></a>(p. 467)</span> langage, il faut +qu'il fasse partie de ce public pour qui l'administration est faite et +qui le paye.</p> + +<p>Il faut bien admettre qu'il appartient exclusivement au public de +décider <i>comment, dans quelle mesure, à quel prix</i> il entend être +administré, sans quoi le gouvernement représentatif ne serait qu'une +déception, et la souveraineté nationale un non-sens. Or, la tendance +du gouvernement à un accroissement indéfini étant admise, si, quand il +vous interroge par l'élection, sur ses propres limites, vous lui +laissez le soin de se faire lui-même la réponse, en chargeant ses +propres agents de la formuler, autant vaudrait mettre vos fortunes et +vos libertés à sa discrétion. Attendre qu'il puise en lui-même la +résistance à sa naturelle expansion, c'est attendre de la pierre qui +tombe une énergie qui suspende sa chute.</p> + +<p>Si la loi d'élection portait: «Les contribuables se feront représenter +par les fonctionnaires;» vous trouveriez cela absurde et comprendriez +qu'il n'y aurait plus aucune borne à l'extension du pouvoir, si ce +n'est l'émeute, et à l'accroissement du budget, si ce n'est la +banqueroute; mais les résultats changent-ils parce que les électeurs +suppléent bénévolement à une telle prescription?</p> + +<p>Ici, messieurs, je dois aborder la grande question des +<i>incompatibilités parlementaires</i>. J'en dirai peu de chose, me +réservant d'adresser des observations plus étendues à M. Larnac. Mais +je ne puis la passer entièrement sous silence, puisqu'il a jugé à +propos de faire circuler parmi vous une lettre, dont je n'ai pas gardé +copie, et qui, n'étant pas destinée à la publicité, ne faisait +qu'effleurer ce vaste sujet.</p> + +<p>Selon l'interprétation qu'on a donnée à cette lettre, je demanderais +que tous les fonctionnaires fussent exclus de la Chambre.</p> + +<p>J'ignore si ma lettre laisse apercevoir un sens aussi <span class="pagenum"><a id="page468" name="page468"></a>(p. 468)</span> +absolu. En ce cas, l'expression aurait été au delà de ma pensée. Je +n'ai jamais cru que l'assemblé où s'élaborent les lois pût se passer +de magistrats; qu'on y pût traiter avec avantage des questions +maritimes en l'absence de marins; des questions militaires en +l'absence de militaires; des questions de finances, en l'absence de +financiers.</p> + +<p>J'ai dit ceci et je le maintiens. Tant que la loi n'aura pas réglé la +position des fonctionnaires à la Chambre, <i>tant que leurs intérêts de +fonctionnaires ne seront pas, pour ainsi dire, effacés par leurs +intérêts de contribuables</i>, ce que nous avons de mieux à faire, nous +électeurs, c'est de n'en pas nommer; et j'aimerais mieux, je l'avoue, +qu'il n'y en eût pas un seul au Palais-Bourbon que de les y voir en +majorité, sans que des mesures de prudence, réclamées par le bon sens +public, <i>les</i> aient mis et <i>nous</i> aient mis à l'abri de l'influence +que l'espoir et la crainte doivent exercer sur leurs votes.</p> + +<p>On a voulu voir là une jalousie mesquine, une défiance presque +haineuse contre les fonctionnaires.</p> + +<p>Il n'en est rien. Je connais beaucoup de fonctionnaires, presque tous +mes amis le sont (car qui ne l'est aujourd'hui?), je le suis moi-même; +et, dans mes essais d'économie politique, j'ai soutenu, contre +l'opinion de mon maître, M. Say, que leurs services étaient productifs +au même titre que les services privés. Mais il n'en est pas moins vrai +qu'ils en diffèrent en ce que nous ne prenons de ceux-ci que ce que +nous voulons, et à prix débattu, tandis que ceux-là nous sont imposés +ainsi que la rémunération qui y est afférente. Ou, si l'on prétend que +les services publics et leur rémunération sont volontairement agréés +par nous, parce que nos députés les stipulent, on conviendra que notre +acquiescement ne résulte que de cette stipulation même. Ce n'est donc +pas aux fonctionnaires de la faire. Il ne leur appartient pas plus de +régler l'étendue du service et sa rémunération, qu'il n'appartient à +mon fournisseur de vin de régler la <span class="pagenum"><a id="page469" name="page469"></a>(p. 469)</span> quantité que j'en dois +prendre et le prix que je dois y mettre. Ce n'est pas des +fonctionnaires que je me défie, c'est du cœur humain; et je puis +estimer les hommes qui vivent sur les impôts tout en les croyant peu +propres à les voter, tout comme M. Larnac estime probablement les +juges, tout en regardant leurs fonctions comme incompatibles avec le +service de la garde nationale.</p> + +<p>On a aussi présenté ces vues de réforme parlementaire comme entachées +d'un radicalisme outré.</p> + +<p>J'avais cependant eu soin de préciser que, dans ma pensée, elle est +plus nécessaire encore à la stabilité du pouvoir qu'à la sauvegarde de +nos libertés. Les hommes les plus dangereux à la Chambre, disais-je, +ne sont pas les fonctionnaires, mais ceux qui aspirent à le devenir. +Ceux-là sont entraînés à faire au cabinet, quel qu'il soit, une guerre +incessante, tracassière, factieuse, sans aucune utilité pour le pays; +ceux-là exploitent les événements, faussent les questions, égarent +l'esprit public, entravent les affaires, troublent le monde, car ils +n'ont qu'une pensée: renverser les ministres pour se mettre à leur +place. Pour nier cette vérité, il faudrait n'avoir jamais ouvert les +yeux sur les annales de la Grande-Bretagne, il faudrait repousser +volontairement les enseignements de notre histoire constitutionnelle +tout entière.</p> + +<p>Ceci me ramène à la pensée fondamentale de cette adresse, car vous +voyez que l'<i>opposition</i> peut être conçue sous deux aspects +très-différents.</p> + +<p>L'opposition, telle qu'elle est, <i>résultat infaillible de +l'admissibilité des députés au pouvoir</i>, c'est l'effort désordonné des +ambitions. Elle attaque violemment les hommes et mollement les abus; +c'est tout simple, puisque les abus composent la plus grande part de +l'héritage qu'elle s'efforce de recueillir. Elle ne songe pas à +circonscrire le domaine administratif. Elle se donnerait bien garde +de supprimer <span class="pagenum"><a id="page470" name="page470"></a>(p. 470)</span> quelques rouages à la vaste machine dont elle +convoite la direction. Au reste, nous l'avons vue à l'œuvre. Son +chef a été premier ministre; le premier ministre a été son chef. Elle +a gouverné sous l'une et l'autre bannière. Qu'y avons-nous gagné? À +travers ces évolutions, jamais le mouvement ascensionnel du budget +a-t-il été suspendu une minute?</p> + +<p>L'opposition, telle que je la conçois, c'est la vigilance organisée du +public. Elle est calme, impartiale, mais permanente comme la réaction +du ressort sous la main qui le presse. Pour que l'équilibre ne soit +pas rompu, ne faut-il pas que la force résistante des administrés soit +égale à la force expansive des administrateurs? Elle n'en veut point +aux hommes, elle n'a que faire de les déplacer, elle les aide même +dans le cercle de leurs légitimes fonctions; mais elle les y renferme +sans pitié.</p> + +<p>Vous croyez peut-être que cette opposition naturelle, qui n'a rien de +dangereux ni de subversif, qui n'attaque le pouvoir ni dans ses +dépositaires, ni dans son principe, ni dans son action utile, mais +seulement dans son exagération, est moins antipathique aux ministres +que l'opposition factieuse. Détrompez-vous. C'est celle-là surtout +qu'on craint, qu'on hait, qu'on fait avorter par la dérision, qu'on +empêche de se produire au sein des colléges électoraux, parce qu'on +voit bien qu'elle va au fond des choses et poursuit le mal dans sa +racine. L'autre opposition, l'opposition personnelle, n'est pas aussi +redoutable. Entre les hommes qui se disputent les portefeuilles, +quelque acharnée que soit la lutte, il y a toujours un pacte tacite, +en vertu duquel le vaste appareil gouvernemental doit être laissé +intact. «Renversez-moi si vous pouvez, dit le ministre, je vous +renverserai à votre tour; seulement, ayons soin que l'enjeu reste sur +le bureau, sous forme d'un budget de quinze cents millions.» Mais le +jour où un député, parlant au nom des <span class="pagenum"><a id="page471" name="page471"></a>(p. 471)</span> contribuables et comme +contribuable, ayant donné des garanties qu'il ne veut et ne peut pas +être autre chose, se lèvera à la Chambre pour dire soit aux ministres +en titre, soit aux ministres en expectative: Messieurs, disputez-vous +le pouvoir, je ne cherche qu'à le contenir; disputez-vous la +manipulation du budget, je n'aspire qu'à le diminuer; ah! soyez sûr +que ces furieux athlètes, si acharnés en apparence, sauront fort biens +s'entendre pour étouffer la voix du mandataire fidèle. Ils le +traiteront d'utopiste, de théoricien, de réformateur dangereux, +d'homme à idée fixe, sans valeur pratique; ils l'accableront de leur +mépris; ils tourneront contre lui la presse vénale. Mais si les +contribuables l'abandonnent, tôt ou tard ils apprendront qu'ils se +sont abandonnés eux-mêmes.</p> + +<p>Voilà ma pensée tout entière, messieurs; je l'ai exposée sans +déguisement, sans détour, tout en regrettant de ne pouvoir la +corroborer de tous les développements qui auraient pu entraîner vos +convictions. J'espère en avoir assez dit, cependant, pour que vous +puissiez apprécier la ligne de conduite que je suivrais si j'étais +votre mandataire, et il est à peine nécessaire d'ajouter que mon +premier soin serait de me placer, à l'égard du pouvoir et de +l'opposition ambitieuse, dans cette position d'indépendance qui seule +peut donner des garanties, et qu'il faut bien s'imposer, puisque la +loi n'y a pas pourvu.</p> + +<p>Après avoir établi le principe qui doit, selon moi, dominer toute la +carrière parlementaire de vos représentants, permettez-moi de dire +quelque chose des objets principaux auxquels ce principe me semble +devoir être appliqué.</p> + +<p>Vous avez peut-être entendu dire que j'avais consacré quelques efforts +à la cause de la liberté commerciale, et il est aisé de voir que ces +efforts sont conséquents à la pensée fondamentale que je viens +d'exposer sur les limites naturelles de la puissance publique. Selon +moi, celui qui a créé un <span class="pagenum"><a id="page472" name="page472"></a>(p. 472)</span> produit doit avoir la faculté de +l'<i>échanger</i> comme de s'en servir. L'échange est donc partie +intégrante du droit de propriété. Or, nous n'avons pas institué et +nous ne payons pas une force publique pour nous priver de ce droit, +mais au contraire pour nous le garantir dans toute son intégrité. +Aucune usurpation du gouvernement, sur l'exercice de nos facultés et +sur la libre disposition de leurs produits, n'a eu des conséquences +plus fatales.</p> + +<p>D'abord ce régime prétendu protecteur, examiné de près, est fondé sur +la spoliation la plus flagrante. Lorsque, il y a deux ans, on a pris +des mesures pour restreindre l'entrée des graines oléagineuses, on a +bien pu augmenter les profits de certaines cultures, puisque +immédiatement l'huile haussa de quelques sous par livre. Mais il est +de toute évidence que ces excédants de profit n'ont pas été un gain +pour la nation en masse, puisqu'ils ont été pris gratuitement et +artificieusement dans la poche d'autres citoyens, de tous ceux qui ne +cultivent ni le colza ni l'olivier. Il n'y a donc pas eu création, +mais translation injuste de richesses. Dire que par là on a soutenu +une branche d'agriculture, ce n'est rien dire, relativement au bien +général, puisqu'on ne lui a donné qu'une séve qu'on enlevait aux +autres branches. Et quelle est la folle industrie qu'on ne pourrait +rendre lucrative à ce prix? Un cordonnier s'avisât-il de tailler des +souliers dans des bottes, quelque mauvaise que fût l'opération, +donnez-lui un privilége, et elle deviendra excellente. Si la culture +du colza est bonne en elle-même, il n'est pas nécessaire que nous +fassions un supplément de gain à ceux qui s'y livrent. Si elle est +mauvaise, ce supplément ne la rend pas bonne. Seulement il rejette la +perte sur le public.</p> + +<p>La spoliation, en général, déplace la richesse, mais ne l'anéantit +pas. La protection la déplace et en outre l'anéantit, et voici +comment: les graines oléagineuses du Nord n'entrant plus en France, +il n'y a plus moyen de produire <span class="pagenum"><a id="page473" name="page473"></a>(p. 473)</span> chez nous les choses au moyen +desquelles on les payait, par exemple, une certaine quantité de vins. +Or, si, relativement à l'huile, les profits des producteurs et les +pertes des consommateurs se balancent, les souffrances des vignerons +sont un mal gratuit et sans compensation.</p> + +<p>Il y a sans doute, parmi vous, beaucoup de personnes qui ne sont pas +fixées sur les effets du régime protecteur. Qu'elles me permettent une +observation.</p> + +<p>Je suppose que ce régime ne nous soit pas imposé par la loi, mais par +la volonté directe des monopoleurs. Je suppose que la loi nous laisse +entièrement libres d'acheter du fer aux Belges ou aux Suédois, mais +que les maîtres de forges aient assez de domestiques pour repousser le +fer de nos frontières et nous forcer ainsi à nous pourvoir chez eux et +à leur prix. Ne crierions-nous pas à l'oppression, à l'iniquité? +L'iniquité, en effet, serait plus apparente; mais, quant aux effets +économiques, on ne peut pas dire qu'ils seraient changés. Eh quoi! en +sommes-nous beaucoup plus gras, parce que ces messieurs ont été assez +habiles pour faire faire, par des douaniers, et <i>à nos frais</i>, cette +police des frontières que nous ne tolérerions pas si elle se faisait à +leurs propres dépens?</p> + +<p>Le régime protecteur atteste cette vérité, qu'un gouvernement qui sort +de ses attributions ne puise dans ses usurpations qu'une force +dangereuse, même pour lui. Quand l'État se fait le distributeur et le +régulateur des profits, toutes les industries le tiraillent en tous +sens pour lui arracher un lambeau de monopole. A-t-on jamais vu le +commerce intérieur et libre placer un cabinet dans la situation que le +commerce extérieur et réglementé a faite à sir Robert Peel? Et si nous +regardons chez nous, n'est-ce pas un gouvernement bien fort que celui +que nous voyons trembler devant M. Darblay? Vous voyez donc bien que +contenir le pouvoir, c'est le consolider et non le compromettre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page474" name="page474"></a>(p. 474)</span> La liberté des échanges, la libre communication des peuples, +les produits variés du globe mis à la portée de tous, les idées +pénétrant avec les produits dans les régions qu'assombrit l'ignorance, +l'État affranchi des prétentions opposées des travailleurs, la paix +des nations fondée sur l'entrelacement de leurs intérêts, c'est sans +doute une grande et noble cause. Je suis heureux de penser que cette +cause, éminemment chrétienne et sociale, est en même temps celle de +notre malheureuse contrée, qui languit et périt sous les étreintes des +restrictions commerciales.</p> + +<p>L'enseignement se rattache aussi à cette question fondamentale qui, en +politique, précède toutes les autres. Est-il dans les attributions de +l'État? est-il du domaine de l'activité privée? Vous devinez ma +réponse. Le gouvernement n'est pas institué pour asservir nos +intelligences, pour absorber les droits de la famille. Assurément, +messieurs, s'il vous plaît de résigner en ses mains vos plus nobles +prérogatives, si vous voulez vous faire imposer par lui des théories, +des systèmes, des méthodes, des principes, des livres et des +professeurs, vous en êtes les maîtres; mais ce n'est pas moi qui +signerai en votre nom cette honteuse abdication de vous-mêmes. Ne vous +en dissimulez pas d'ailleurs les conséquences. Leibnitz disait: «J'ai +toujours pensé que si l'on était maître de l'éducation, on le serait +de l'humanité.» C'est peut-être pour cela que le chef de +l'enseignement par l'État, s'appelle <i>Grand Maître</i>. Le monopole de +l'instruction ne saurait être raisonnablement confié qu'à une autorité +reconnue infaillible. Hors de là, il y a des chances infinies pour que +l'erreur soit uniformément enseignée à tout un peuple. «Nous avons +fait la république, disait Robespierre, il nous reste à faire des +républicains.» Bonaparte ne voulait faire que des soldats, Frayssinous +que des dévots; M. Cousin ferait des philosophes, Fourier des +harmoniens, et moi sans doute des économistes. L'unité est <span class="pagenum"><a id="page475" name="page475"></a>(p. 475)</span> +une belle chose, mais à la condition d'être dans le vrai. Ce qui +revient toujours à dire que le monopole universitaire n'est compatible +qu'avec l'infaillibilité. Laissons donc l'enseignement libre. Il se +perfectionnera par les essais, les tâtonnements, les exemples, la +rivalité, l'imitation, l'émulation. L'unité n'est pas au point de +départ des efforts de l'esprit humain; elle est le résultat de la +naturelle gravitation des intelligences libres vers le centre de toute +attraction: la vérité.</p> + +<p>Ce n'est pas à dire que l'autorité publique doit se renfermer dans une +complète indifférence. Je l'ai déjà dit: sa mission est de surveiller +l'usage et de réprimer l'abus de toutes nos facultés. J'admets qu'elle +l'accomplisse dans toute son étendue, et avec plus de vigilance en +matière d'enseignement qu'en toute autre; qu'elle exige des conditions +de capacité, de moralité; qu'elle réprime l'enseignement immoral; +qu'elle veille à la santé des élèves. J'admets tout cela, quoiqu'en +restant convaincu que sa sollicitude la plus minutieuse n'est qu'une +garantie imperceptible auprès de celle que la nature a mise dans le +cœur des pères et dans l'intérêt des professeurs.</p> + +<p>Je dois m'expliquer sur une question immense, d'autant que mes vues +diffèrent probablement de celles de beaucoup d'entre vous: je veux +parler de l'Algérie. Je n'hésite pas à dire que, sauf pour acquérir +des frontières indépendantes, on ne me trouvera jamais, dans cette +circonstance ni dans aucune autre, du côté des conquêtes.</p> + +<p>Il m'est démontré, et j'ose dire scientifiquement démontré, que le +système colonial est la plus funeste des illusions qui ait jamais +égaré les peuples. Je n'en excepte pas le peuple anglais, malgré ce +qu'il y a de spécieux dans le fameux argument: <i>post hoc, ergo propter +hoc</i>.</p> + +<p>Savez-vous ce que vous coûte l'Algérie? Du tiers aux deux cinquièmes +de vos quatre contributions directes, centimes <span class="pagenum"><a id="page476" name="page476"></a>(p. 476)</span> additionnels +compris. Celui d'entre vous qui paye trois cents francs d'impôts, +envoie chaque année cent francs se dissiper dans les nuages de l'Atlas +et s'engloutir dans les sables du Sahara.</p> + +<p>On nous dit que c'est là une avance que nous recouvrerons, dans +quelques siècles, au centuple. Mais qui dit cela? Les <i>riz-pain-sel</i> +qui exploitent notre argent. Tenez, messieurs, en fait d'espèces, il +n'y a qu'une chose qui serve: c'est que chacun veille sur sa bourse... +et sur ceux à qui il en remet les cordons.</p> + +<p>On nous dit encore: «Ces dépenses font vivre du monde.» Oui, des +espions kabyles, des usuriers maures, des colons maltais et des +cheicks arabes. Si on en creusait le canal des Grandes-Landes, le lit +de l'Adour et le port de Bayonne, elles feraient vivre du monde aussi +autour de nous, et de plus elles doteraient le pays d'immenses forces +de production.</p> + +<p>J'ai parlé d'argent; j'aurais dû d'abord parler des hommes. Tous les +ans, dix mille de nos jeunes concitoyens, la fleur de notre +population, vont chercher la mort sur cette plage dévorante, sans +autre utilité jusqu'ici que d'élargir, à nos dépens, le cadre de +l'administration qui ne demande pas mieux. À cela, on oppose le +prétendu avantage de débarrasser le pays de son <i>trop-plein</i>. Horrible +prétexte, qui révolte tous les sentiments humains et n'a pas même le +mérite de l'exactitude matérielle; car, à supposer que la population +soit surabondante, lui enlever, avec chaque homme, deux ou trois fois +le capital qui l'aurait fait vivre ici, ce n'est pas, il s'en faut, +soulager ceux qui restent.</p> + +<p>Il faut être juste. Malgré sa sympathie pour tout ce qui accroît ses +dimensions, il paraît qu'à l'origine le pouvoir reculait devant ce +gouffre de sang, d'iniquité et de misère. La France l'a voulu; elle +en portera longtemps la peine.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page477" name="page477"></a>(p. 477)</span> Ce qui l'entraîna, outre le mirage d'un <i>grand empire</i>, d'une +<i>nouvelle civilisation</i>, etc., ce fut une énergique réaction du +sentiment national contre les blessantes prétentions de l'oligarchie +britannique. Il suffisait que l'Angleterre fît une sourde opposition à +nos desseins pour nous décider à y persévérer. J'aime ce sentiment, et +je préfère le voir s'égarer que s'éteindre. Mais ne risquons-nous pas +qu'il nous place, par une autre extrémité, sous cette dépendance que +nous détestons? Donnez-moi un homme docile et un homme contrariant, je +les mènerai tous deux à la lisière. Si je les veux faire marcher, je +dirai à l'un: Marche! à l'autre: Ne marche pas! et tous deux obéiront +à ma volonté. Si le sentiment de notre dignité prenait cette forme, il +suffirait à la <i>perfide Albion</i>, pour nous faire faire les plus +grandes sottises, de paraître s'y opposer. Supposez, ce qui est +certainement peu admissible, qu'elle voie dans l'Algérie le boulet qui +nous enchaîne, l'abîme de notre puissance; elle n'aura donc qu'à +froncer le sourcil, à se donner des airs hautains et courroucés pour +nous retenir dans une politique dangereuse et insensée? Évitons cet +écueil; jugeons par nous-mêmes et pour nous-mêmes; ne nous laissons +faire la loi ni directement ni par voie détournée. La question d'Alger +n'est malheureusement pas entière. Les précédents nous lient; le passé +a engagé l'avenir, et il y a des précédents dont il est impossible de +ne pas tenir compte. Restons cependant maîtres de nos résolutions +ultérieures; pesons les avantages et les inconvénients; ne dédaignons +pas de mettre aussi quelque peu la <i>justice</i>, même envers les Kabyles, +dans la balance. Si nous ne regrettons pas l'argent, si nous ne +<i>marchandons pas la gloire</i>, comptons pour quelque chose la douleur +des familles, les souffrances de nos frères, le sort de ceux qui +succombent et les funestes habitudes de ceux qui survivent.</p> + +<p>Il est un autre sujet qui mérite toute l'attention de votre <span class="pagenum"><a id="page478" name="page478"></a>(p. 478)</span> +mandataire. Je veux parler des <i>contributions indirectes</i>. Ici la +distinction entre ce qui est ou n'est pas du ressort de l'État est +sans application. Il appartient évidemment à l'État de recouvrer +l'impôt. On peut dire cependant que c'est l'extension démesurée du +pouvoir qui le fait avoir recours aux inventions fiscales les plus +odieuses. Quand une nation, victime d'une timidité exagérée, n'ose +rien faire par elle-même, et qu'elle sollicite à tout propos +l'intervention de l'État, il faut bien qu'elle se résigne à être +impitoyablement rançonnée; car l'État ne peut rien faire sans +finances, et quand il a épuisé les sources ordinaires de l'impôt, +force lui est d'en venir aux exactions les plus bizarres et les plus +vexatoires. De là, les contributions indirectes sur les boissons. La +suppression de ces taxes est donc subordonnée à la solution de cette +éternelle question que je ne me lasse point de poser: Le peuple +français veut-il être perpétuellement en tutelle et faire intervenir +son gouvernement en toutes choses? alors qu'il ne se plaigne plus du +fardeau qui l'accable, et qu'il s'attende même à le voir s'aggraver.</p> + +<p>Mais, en supposant même que l'impôt sur les boissons ne pût pas être +supprimé (ce que je suis loin d'accorder), il me paraît certain qu'il +peut être profondément modifié, et qu'il est facile d'en élaguer les +accessoires les plus odieux. Il ne faudrait pour cela qu'obtenir des +propriétaires de vignes la renonciation à certaines idées exagérées +sur l'étendue du droit de propriété et l'inviolabilité du domicile.</p> + +<p>Permettez-moi, messieurs, de terminer par quelques considérations +personnelles. Il faut bien me les passer. Je n'ai pas, moi, un agent +actif et dévoué à 3,000 fr. d'appointements et 4,000 fr. de frais de +bureau, pour s'occuper de faire valoir ma candidature d'une frontière +à l'autre de l'arrondissement, d'un bout à l'autre de l'année.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page479" name="page479"></a>(p. 479)</span> Les uns disent: «M. Bastiat est un révolutionnaire.» Les +autres: «M. Bastiat s'est rallié au pouvoir.»</p> + +<p>Ce qui précède répond à cette double assertion.</p> + +<p>Il y en a qui disent: «M. Bastiat peut être fort honnête, mais ses +opinions ont changé.»</p> + +<p>Et moi, quand je considère ma persistance dans un principe qui ne fait +en France aucun progrès, je me demande quelquefois si je ne suis pas +un maniaque en proie à une idée fixe.</p> + +<p>Pour vous mettre à même de juger si j'ai changé, laissez-moi placer +sous vos yeux un extrait de la profession de foi que je publiai, en +1832, alors qu'un mot bienveillant du général Lamarque attira sur moi +l'attention de quelques électeurs.</p> + +<div class="quote"> + <p>«<i>Dans ma pensée, les institutions que nous possédons et celles + que nous pouvons obtenir par les voies légales suffisent, si nous + en faisons un usage éclairé, pour porter notre patrie à un haut + degré de liberté, de grandeur et de prospérité.</i></p> + +<p>«<i>Le droit de voter l'impôt, en donnant aux citoyens la faculté + d'étendre ou de restreindre à leur gré l'action du pouvoir, + n'est-il pas l'administration par le</i> public <i>de la</i> chose publique? + <i>Où ne pouvons-nous pas arriver par l'usage judicieux de ce + droit?</i></p> + +<p>«<i>Pensons-nous que l'ambition des places est la source de + beaucoup de luttes, de brigues et de factions? Il ne dépend que + de nous de priver de son aliment cette passion funeste, en + diminuant les profits et le nombre des fonctions salariées.</i></p> + +<p>«...</p> + +<p>«<i>L'industrie est-elle à nos yeux entravée, l'administration trop + centralisée, l'enseignement gêné par le monopole universitaire? + Rien ne s'oppose à ce que nous refusions l'argent qui alimente + ces entraves, cette centralisation, ces monopoles.</i></p> + +<p> «<i>Vous le voyez, messieurs, ce ne sera jamais d'un changement + violent dans les formes ou les dépositaires du pouvoir que + j'attendrai le bonheur de ma patrie; mais de notre bonne foi à le + seconder dans l'exercice utile de ses attributions essentielles + et de notre fermeté à <span class="pagenum"><a id="page480" name="page480"></a>(p. 480)</span> l'y restreindre. Il faut que le + gouvernement soit fort contre les ennemis du dedans et du dehors, + car sa mission est de maintenir la paix intérieure et extérieure. + Mais il faut qu'il abandonne à l'activité privée tout ce qui est + de son domaine. L'ordre et la liberté sont à ce prix.»</i></p> +</div> + +<p>Ne sont-ce pas les mêmes principes, les mêmes sentiments, la même +pensée fondamentale, les mêmes solutions des questions particulières, +les mêmes moyens de réforme? On peut ne pas partager mes opinions; on +ne peut pas dire qu'elles ont varié, et j'ose ajouter ceci: Elles sont +invariables. C'est un système trop homogène pour admettre des +modifications. Il s'écroulera ou il triomphera tout entier.</p> + +<p>Mes chers compatriotes, pardonnez-moi la longueur et la forme inusitée +de cette lettre. Si vous m'accordez vos suffrages, j'en serai +profondément honoré. Si vous les reportez sur un autre, je servirai +mon pays dans une sphère moins élevée et plus proportionnée à mes +forces.</p> + +<p class="date">Mugron, le 1<sup>er</sup> juillet 1846.</p> + +<h3>DE LA RÉFORME PARLEMENTAIRE<br> +(1846.)<br> +À M. LARNAC, DÉPUTÉ DES LANDES.</h3> + +<p class="smcap">Monsieur,</p> + +<p>Vous avez jugé à propos de mettre en circulation une lettre que j'ai +eu l'honneur de vous adresser et la réponse que vous avez bien voulu y +faire. Je ne vous en fais pas de reproche. Vous prévoyiez sans doute +que nous nous trouverions aux élections dans des camps opposés; et si +ma <span class="pagenum"><a id="page481" name="page481"></a>(p. 481)</span> correspondance vous révélait en moi un homme professant +des opinions fausses et dangereuses, vous étiez en droit d'avertir le +public. J'admets que vous vous êtes décidé sous l'influence de cette +seule préoccupation d'intérêt général. Peut-être eût-il été plus +convenable d'opter entre une réserve absolue et une publicité entière. +Vous avez préféré quelque chose qui n'est ni l'un ni l'autre: le +colportage officieux, insaisissable d'une lettre dont je n'ai pas +gardé la minute et dont je ne puis par conséquent expliquer et +défendre les expressions. Soit. Je n'ai pas le plus léger doute sur la +fidélité du copiste qui a été chargé de la reproduire, et cela me +suffit.</p> + +<p>Mais, monsieur, cela suffit-il pour remplir votre but, qui est sans +doute d'éclairer la religion de MM. les électeurs? Ma lettre a rapport +à un fait particulier, ensuite à une doctrine politique. Le fait, je +l'ai à peine indiqué, et cela est tout simple, puisque je m'adressais +à quelqu'un qui en connaissait toutes les circonstances. La doctrine, +je l'ai ébauchée comme on peut le faire en style épistolaire. Cela ne +suffit pas pour le public; et puisque vous l'avez saisi, permettez-moi +de le saisir à mon tour.</p> + +<p>Je répugne trop à introduire des noms propres dans ce débat pour +insister sur le fait particulier. Le besoin de ma défense personnelle +pourrait seul m'y décider, et je me hâte d'en venir à la grande +question politique qui fait le sujet de votre lettre: +<i>l'incompatibilité du mandat législatif avec les fonctions publiques</i>.</p> + +<p>Je le déclare d'avance: je ne demande pas précisément que les +fonctionnaires soient exclus de la Chambre; ils sont citoyens et +doivent jouir des droits de la cité; mais qu'ils n'y soient admis qu'à +titre de citoyens et non à titre de fonctionnaires. Que s'ils veulent +représenter la nation sur qui s'exécute la loi, ils ne peuvent pas +être les exécuteurs de la loi. Que s'ils veulent représenter le +public qui <span class="pagenum"><a id="page482" name="page482"></a>(p. 482)</span> paye son gouvernement, ils ne peuvent pas être les +agents salariés du gouvernement. Leur présence à la Chambre me semble +devoir être subordonnée à une mesure indispensable, que j'indiquerai +plus tard, et j'ajoute sans hésiter qu'il y a, à mes yeux du moins, +cent fois plus d'inconvénients à les y admettre sans condition qu'à +les en exclure sans rémission.</p> + +<p class="quote">«Votre thèse est fort vaste (dites-vous); si je traitais <i>à + priori</i> la question des incompatibilités, je commencerais à + blâmer cette tendance au soupçon qui me semble peu libérale.»</p> + +<p>Mais, monsieur, qu'est-ce que l'ensemble de nos lois, sinon une série +de précautions contre les dangereuses tendances du cœur humain? +Qu'est-ce que la constitution? que sont toutes ces balances, +équilibres, pondérations de pouvoirs, sinon un système de barrières +opposées à leurs usurpations possibles et même fatales, en l'absence +de tout frein? Qu'est-ce que la religion elle-même, au moins dans une +de ses parties essentielles, sinon une source de grâces destinées par +la Providence à porter remède à la faiblesse native et, par +conséquent, <i>prévue</i> de notre nature? Si vous vouliez effacer de nos +symboles, de nos chartes et de nos codes tout ce qu'y a déposé ce que +vous appelez le <i>soupçon</i>, et que j'appelle la prudence, vous rendriez +la tâche des légistes bien facile, mais le sort des hommes bien +précaire. Si vous croyez l'homme infaillible, brûlez les lois et les +chartes. Si vous le croyez faillible, alors, quand il s'agit d'une +incompatibilité ou même d'une loi quelconque, la question n'est pas de +savoir si elle est fondée sur le soupçon, mais sur un soupçon +impartial, raisonnable, éclairé, ou plutôt sur une prévision +malheureusement justifiée par l'indélébile infirmité du cœur de +l'homme.</p> + +<p>Ce reproche de tendances soupçonneuses a été si souvent dirigé contre +quiconque réclame une réforme parlementaire, <span class="pagenum"><a id="page483" name="page483"></a>(p. 483)</span> que je crois +devoir mettre quelque insistance à le repousser. Dans l'extrême +jeunesse, quand nous venons d'échapper à l'atmosphère de la Grèce et +de Rome, où l'université nous force de recevoir nos premières +impressions, il est vrai que l'amour de la liberté se confond trop +souvent en nous avec l'impatience de toute règle, de tout +gouvernement, et, par suite, avec une puérile aversion pour les +fonctions et les fonctionnaires. Pour ce qui me regarde, l'âge et la +méditation m'ont parfaitement guéri de ce travers. Je reconnais que, +sauf le cas d'abus, dans la vie publique ou dans la vie privée, chacun +rend à la société des services analogues. Dans celle-ci, on satisfait +le besoin qu'elle a de nourriture et de vêtement; dans l'autre, le +besoin qu'elle a d'ordre et de sécurité. Je ne m'élève donc pas en +principe contre les fonctions publiques; je ne soupçonne +individuellement aucun fonctionnaire; j'en estime un grand nombre, et +je suis fonctionnaire moi-même quoiqu'à un rang fort modeste. Si +d'autres ont plaidé la cause des <i>incompatibilités</i>, sous l'influence +d'une étroite et chagrine jalousie ou des alarmes d'une démocratie +ombrageuse, je puis poursuivre le même but sans m'associer à ces +sentiments. Certes, sans franchir les limites d'une défiance +raisonnable, il est permis de tenir compte des passions des hommes ou +plutôt de la nature des choses.</p> + +<p>Or, monsieur, quoique les fonctions publiques et les industries +privées aient ceci de commun, que les unes et les autres rendent à la +société des services analogues, on ne peut nier qu'elles diffèrent par +une circonstance qu'il est essentiel de remarquer. Chacun est libre +d'accepter ou de refuser les services de l'industrie privée, de les +recevoir dans la mesure qui lui convient et d'en débattre le prix. +Tout ce qui concerne les services publics, au contraire, est réglé +d'avance par la loi; elle soustrait à notre libre arbitre, elle nous +prescrit la quantité et la qualité que nous en devrons <span class="pagenum"><a id="page484" name="page484"></a>(p. 484)</span> +consommer (passez-moi ce langage un peu trop technique), ainsi que la +rémunération qui y sera attachée. C'est pourquoi, à ce qu'il me +semble, il appartient à ceux en faveur de qui et aux dépens de qui ce +genre de services est établi, d'agréer au moins la loi qui en +détermine l'objet, l'étendue et le salaire. Si le domaine de la +coiffure était régi par la loi, et si nous laissions aux perruquiers +le soin de la faire, il est à croire (sans vouloir froisser ici la +susceptibilité de MM. les perruquiers, sans montrer une <i>tendance au +soupçon</i> peu libérale, et raisonnant d'après la connaissance que l'on +peut avoir du cœur humain), il est à croire, dis-je, que nous +serions bientôt coiffés outre mesure, jusqu'à en être tyrannisés, +jusqu'à épuisement de nos bourses. De même, lorsque MM. les électeurs +font faire les lois qui règlent la production et la rémunération de la +<i>sécurité</i> ou de tout autre produit gouvernemental, par les +fonctionnaires qui vivent de ce travail, il me paraît incontestable +qu'ils s'exposent à être <i>administrés</i> et <i>imposés</i> au delà de toute +mesure raisonnable.</p> + +<p>Poursuivi par l'idée que nous obéissons à une tendance au soupçon peu +libérale, vous ajoutez:</p> + +<p class="quote">«Dans des époques d'intolérance, on aurait dit aux candidats: Ne + sois ni protestant ni juif; aujourd'hui on dit: Ne sois pas + fonctionnaire.»</p> + +<p>Alors on aurait été absurde, aujourd'hui on est conséquent. Juifs, +protestants et catholiques, régis par les mêmes lois, payant les mêmes +impôts, nous les votons au même titre. Comment le symbole religieux +serait-il un motif soutenable d'exclusion pour l'un d'entre nous? Mais +quant à ceux qui appliquent la loi et vivent de l'impôt, +l'interdiction de les voter n'a rien d'arbitraire. L'administration +elle-même agit selon ce principe et témoigne ainsi qu'il est conforme +au bon sens. M. Lacave-Laplagne ne fait pas inspecter la comptabilité +par les comptables. Ce n'est pas lui, c'est la <span class="pagenum"><a id="page485" name="page485"></a>(p. 485)</span> nature même de +ces deux ordres de fonctions qui en fait l'incompatibilité. Ne +trouveriez-vous pas plaisant que M. le Ministre la fondât sur le +symbole religieux, la longueur du nez ou la couleur des cheveux? +L'analogie que vous me proposez est de cette force.</p> + +<p class="quote">«Je trouve qu'il faut des motifs bien graves, bien patents, bien + avérés pour demander une exception contre quelqu'un. En général, + cette pensée est mauvaise et rétrograde.»</p> + +<p>Entendez-vous faire la satire de la Charte? Elle prononce l'exclusion +de quiconque ne paye pas 500 fr. d'impôts sur le simple <i>soupçon</i> que, +qui n'a pas de fortune, n'a pas d'indépendance. Ne me conformé-je pas +à son esprit, lorsque, n'ayant qu'un suffrage à donner et forcé +d'<i>excepter</i> tous les candidats, hors un, je laisse dans l'<i>exception</i> +celui qui, ayant de la fortune, peut-être, mais la tenant du ministre, +me semble plus dépendant que s'il n'en avait pas?</p> + +<p class="quote">«Je suis pour l'axiome progressif: <i>Sunt favores ampliandi, sunt + odia restringenda.</i>»</p> + +<p><i>Sunt favores ampliandi!</i> Ah! monsieur, je crains bien qu'il n'y ait +que trop de gens de ce système. Quoi qu'il en soit, je demande si la +députation est faite pour les députés ou pour le public. Si c'est pour +le public, montrez-moi donc ce qu'il gagne à y envoyer des +fonctionnaires. Je vois bien que cela tend à <i>élargir</i> le budget, mais +non sans <i>restreindre</i> les ressources des contribuables.</p> + +<p><i>Sunt odia restringenda!</i> Les fonctions et les dépenses inutiles, +voilà les <i>odia</i> qu'il s'agit de restreindre: Dites-moi donc comment +on peut l'attendre de ceux qui remplissent les unes et engloutissent +les autres?</p> + +<p>Toutefois, il est un point sur lequel nous serons d'accord. C'est +l'extension des droits électoraux. À moins que vous ne les rangiez +parmi les <i>odia restringenda</i>, il faut bien que vous les mettiez au +nombre des <i>favores ampliandi</i>, et <span class="pagenum"><a id="page486" name="page486"></a>(p. 486)</span> votre généreux aphorisme +nous répond que la réforme électorale peut compter sur vous.</p> + +<p class="quote">«J'ai confiance dans le jeu de nos institutions (spécialement + sans doute de celle qui fait l'objet de cette correspondance). Je + le crois propre à produire la moralité. Cette condition des + sociétés réside nécessairement dans les électeurs; elle se résume + dans l'élu, elle passe dans le vote des majorités, etc.»</p> + +<p>Voilà, certes, un tableau fort touchant, et j'aime cette moralité qui +s'élève de la base au sommet de l'édifice. J'en pourrais tracer un +moins optimiste et montrer l'immoralité politique descendant du sommet +à la base. Lequel des deux serait le plus vrai? Quoi! la confusion +dans les mêmes mains du vote et de l'exécution des lois, du vote et du +contrôle du budget produire la moralité! Si je consulte la logique, +j'ai peine à le comprendre. Si je regarde les faits, j'ai encore plus +de peine à le voir.</p> + +<p>Vous invoquez la maxime: <i>Quid leges sine moribus?</i> Je ne fais pas +autre chose. Je n'ai pas fait le procès à la loi, mais aux électeurs. +J'ai émis le vœu qu'ils se fissent représenter par des députés dont +les intérêts fussent en harmonie et non en opposition avec les leurs +propres. C'est bien là une affaire de mœurs. La loi ne nous +interdit pas de nommer des fonctionnaires, mais elle ne nous y oblige +pas non plus. Je ne dissimule pas qu'il me semblerait raisonnable +qu'elle contînt à cet égard quelques précautions. En attendant, +prenons-les nous-mêmes: <i>Quid leges sine moribus?</i></p> + +<p>J'avais dit: «À tort ou à raison, c'est une idée très-arrêtée en moi +que les députés sont les contrôleurs du <i>pouvoir</i>.»</p> + +<p>Vous raillez sur les mots <i>à tort ou à raison</i>. Soit; je vous les +abandonne. Substituez-y ceux-ci: Je puis me tromper, mais c'est en moi +une idée arrêtée que les députés sont les contrôleurs du <i>pouvoir</i>.</p> + +<p><i>De quel pouvoir?</i> Demandez-vous.—Évidemment du <i>pouvoir <span class="pagenum"><a id="page487" name="page487"></a>(p. 487)</span> +exécutif</i>. Vous dites: «Je ne reconnais que trois <i>pouvoirs</i>: le Roi, +la Chambre des pairs et la Chambre des députés.»—Si nous remontons +aux principes abstraits, je me verrai forcé de différer d'opinion avec +vous, car je ne reconnais originairement qu'un pouvoir: <span class="smcap">LE POUVOIR +NATIONAL</span>. Tous les autres sont délégués; et c'est parce que le pouvoir +exécutif est délégué que la nation a le droit de le contrôler. Et +c'est pour que ce contrôle ne soit pas dérisoire que la nation, selon +mon humble avis, ferait sagement de ne pas remettre aux mêmes mains et +le pouvoir et le contrôle. Assurément, elle est maîtresse de le faire. +Elle est maîtresse de s'attirer, comme elle le fait, des entraves et +des taxes. En cela, elle me paraît inconséquente, et plus +inconséquente encore de se plaindre du résultat. Vous croyez que j'en +veux beaucoup à l'administration; point du tout, je l'admire, je la +trouve bien généreuse, quand le public lui fait la partie si belle, de +se contenter d'un budget de 14 à 1,500 millions. Depuis trente ans, +c'est à peine si les impôts ont doublé. Il y a là de quoi être +surpris, et il faut bien reconnaître que l'avidité du fisc est restée +fort au-dessous de l'imprudence des contribuables.</p> + +<p>Vous trouvez vague cette pensée: «La mission des députés est de tracer +le cercle où le pouvoir doit s'exercer.»—«Ce cercle, dites-vous, est +tout tracé, c'est la Charte.»</p> + +<p>J'avoue que je ne sais pas, dans la Charte, une seule disposition qui +ait rapport à la question. Il faut bien que nous ne nous entendions +pas; je vais tâcher d'expliquer ma pensée.</p> + +<p>Une nation peut être plus ou moins administrée. En France et sous +l'empire de la Charte, il est une foule de services qui peuvent sortir +du domaine de l'industrie privée pour être confiés à la puissance +publique et réciproquement. Naguère, on a disputé très-chaudement pour +savoir auquel de ces deux modes d'activité resteraient les chemins +<span class="pagenum"><a id="page488" name="page488"></a>(p. 488)</span> de fer. On dispute plus chaudement encore la question de +savoir auquel des deux doit appartenir l'éducation. Un jour, +peut-être, le même doute s'élèvera au sujet des cultes. Il est tel +pays, comme les États-Unis, où l'État ne s'en mêle pas et s'en trouve +bien. Ailleurs, en Russie et en Turquie, par exemple, le système +contraire a prévalu. Dans les Îles Britanniques, aussitôt que +l'agitation pour l'affranchissement des échanges sera apaisée par son +triomphe, une autre agitation se prépare pour faire prédominer, en +matière de religion, le <i>voluntary system</i>, ou le renversement de +l'Église établie. J'ai parlé de la liberté des échanges; chez nous, le +gouvernement s'est fait, par le jeu des tarifs, le régulateur de +l'industrie. Tantôt il favorise l'agriculture aux dépens des +fabriques, tantôt les fabriques aux dépens de l'agriculture; et il a +même la singulière prétention de faire prospérer toutes les branches +de travail aux dépens les unes des autres.—C'est lui qui opère +exclusivement le transport des lettres, la manutention des poudres et +des tabacs, etc., etc.</p> + +<p>Il y a donc un partage à faire entre l'activité privée et l'activité +collective ou gouvernementale. D'un côté, beaucoup de gens sont +enclins à accroître indéfiniment les attributions de l'État. Les +visionnaires les plus excentriques, comme Fourier, se rencontrent sur +ce point avec les hommes d'État les plus pratiques, comme M. Thiers. +Suivant ces puissants génies, l'État doit être, bien entendu sous leur +suprême direction, le grand justicier, le grand pontife, le grand +instituteur, le grand ingénieur, le grand industriel, le grand +bienfaiteur du peuple. D'un autre côté, beaucoup de bons esprits +soutiennent la thèse contraire; et il y en a qui vont même jusqu'à +désirer que le gouvernement soit contenu dans ses attributions +essentielles, qui sont de garantir la sécurité des personnes et des +propriétés, de prévenir et réprimer la violence et le désordre, +d'assurer à <span class="pagenum"><a id="page489" name="page489"></a>(p. 489)</span> chacun le libre exercice de ses facultés et la +naturelle récompense de ses efforts. Ce n'est déjà pas sans quelque +danger, disent-ils, que la nation confie à un corps hiérarchiquement +organisé le redoutable dépôt de la force publique. Il le faut bien; +mais du moins qu'elle se garde de lui donner encore autorité sur les +consciences, sur les intelligences, sur l'industrie, si elle ne veut +être réduite à l'état de propriété, à l'état de chose.</p> + +<p>Et c'est pour cela qu'il y a une Charte. Et c'est pour cela que dans +cette Charte il y a un article 15: «Toute loi d'impôt doit être +d'abord votée par la Chambre des députés.» Car, remarquez-le bien, +chaque invasion de la puissance publique, dans le domaine de +l'activité privée, implique une taxe. Si le gouvernement prétend +s'emparer de l'éducation, il lui faut des professeurs à gages et +partant une taxe. S'il aspire à soumettre nos consciences à un +symbole, il lui faut un clergé et partant une taxe. S'il doit exécuter +les chemins de fer et les canaux, il lui faut un capital et partant +une taxe. S'il doit faire des conquêtes en Afrique et dans l'Océanie, +il lui faut des armées, une marine, et partant une taxe. S'il doit +<i>pondérer</i> les profits des diverses industries par l'action des +tarifs, il lui faut une douane et partant une taxe. S'il est chargé de +fournir à tous du travail et du pain, il lui faut des taxes et +toujours des taxes.</p> + +<p>Or, par cela même que, selon notre droit public, la nation n'est pas +la propriété de son gouvernement, que c'est pour elle et non pour lui +qu'existent la religion, l'éducation, l'industrie, les chemins de fer, +etc., c'est à elle et non à lui qu'il appartient de décider quels +services lui seront confiés, quels lui seront retirés. Elle en a le +moyen dans l'article 15 de la Charte. Il lui suffit de refuser une +taxe pour acquérir par cela même une liberté.</p> + +<p>Mais si elle abandonne à l'État et à ses agents, au pouvoir exécutif +et à ses instruments, le soin de fixer ce grand <span class="pagenum"><a id="page490" name="page490"></a>(p. 490)</span> départ entre +le domaine de l'activité collective et celui de l'activité privée; si, +de plus, elle leur livre l'article 15 de la Charte, n'est-il pas à +croire qu'elle sera bientôt administrée à merci et à miséricorde? +qu'on créera indéfiniment des fonctions pour substituer dans chaque +branche le service forcé au service volontaire, et aussi des impôts +pour alimenter ces fonctions? et est-il possible d'apercevoir un terme +quelconque à cet enchaînement d'usurpations et de taxes qui se +nécessitent les unes les autres? car, sans songer à attaquer les +individus, ni à exagérer les penchants dangereux de l'homme, ne +pouvons-nous pas affirmer qu'il est dans la nature de tout corps +constitué et organisé de tendre à s'agrandir, à absorber toutes les +influences, tous les pouvoirs, toutes les richesses?</p> + +<p>Eh bien, monsieur, le sens de la phrase que vous avez trouvé vague est +celui-ci: Lorsque la nation nomme des députés, elle leur donne pour +mission, entre autres choses, de circonscrire la sphère d'action du +gouvernement, de fixer les limites que cette action ne doit point +dépasser; de lui ôter, par un judicieux usage de l'article 15 de la +Charte, tout moyen de s'emparer de celles de ses libertés qu'elle +entend conserver. Objet dans lequel elle échouera infailliblement, si +elle abandonne cette force restrictive à ceux-là mêmes en qui réside +la force expansive qu'il s'agit de contenir et de restreindre. +Puissiez-vous, monsieur, ne pas trouver le commentaire plus vague +encore que le texte.</p> + +<p>Enfin, il y a dans ma lettre une autre phrase qui doit m'entraîner à +de longues explications, car elle semble vous avoir particulièrement +choqué, et c'est celle-ci:</p> + +<p class="quote">«Dès l'instant que les députés peuvent devenir ministres, il est + tout simple que les ambitieux cherchent à se frayer une route + vers le ministère par l'opposition systématique.»</p> + +<p>Ici, monsieur, je ne m'en prends plus aux personnes qui occupent les +places, mais au contraire à celle qui les convoitent; <span class="pagenum"><a id="page491" name="page491"></a>(p. 491)</span> non +plus aux fonctionnaires, mais bien à ceux qui veulent les supplanter. +Ce sera à vos yeux, je l'espère, une preuve irrécusable que je ne suis +animé d'aucune jalousie chagrine contre tel individu ou telle classe.</p> + +<p>Jusqu'à présent j'ai traité la question de l'<i>admissibilité des +fonctionnaires à la députation</i>, et me plaçant au point de vue des +contribuables, j'ai essayé de prouver qu'ils ne pouvaient guère (pour +revenir aux expressions que vous relevez avec tant d'insistance) +remettre le contrôle aux mains des contrôlés, sans risquer à la fois +leur fortune et leur liberté.</p> + +<p>Le passage que je viens de rapporter me conduit à traiter de +l'<i>admissibilité des députés aux fonctions publiques</i>, à envisager +cette grande question dans ses rapports avec le pouvoir lui-même. +Ainsi se trouvera parcouru le cercle des <i>incompatibilités</i>.</p> + +<p>Oui, monsieur, je regarde l'admissibilité des députés aux fonctions +publiques, et spécialement au ministère, comme essentiellement +destructive de toute force, de toute stabilité, de toute suite dans +l'action du gouvernement. Je ne pense pas qu'il fût possible +d'imaginer une combinaison plus contraire aux intérêts du monarque et +de ceux qui le représentent, un oreiller plus anguleux pour la tête du +roi et des ministres. Rien au monde ne me semble plus propre à +éveiller l'esprit de parti, à alimenter les factions, à corrompre +toutes les sources d'information et de publicité, à dénaturer l'action +de la tribune et de la presse, à égarer l'opinion après l'avoir +passionnée, à entraver l'administration, à fomenter les haines +nationales, à provoquer la guerre extérieure, à user et déconsidérer +les gouvernants, à décourager et pervertir les gouvernés, à fausser, +en un mot, tous les ressorts du régime représentatif. Pour ce qui me +regarde, je ne connais aucune plaie sociale qui se puisse comparer à +celle-là. Comme ce côté de la question n'a jamais <span class="pagenum"><a id="page492" name="page492"></a>(p. 492)</span> été traité +ni même aperçu, que je sache, par les partisans de la réforme +parlementaire, puisque dans tous leurs projets de loi, si l'article +1<sup>er</sup> pose le principe des <i>incompatibilités</i>, l'article 2 se hâte de +créer des exceptions en faveur des ministères, des ambassades, et de +tout ce qu'on nomme <i>hautes situations politiques</i>, je me vois forcé +de développer ma pensée avec quelque étendue.</p> + +<p>Avant tout, je dois repousser une fin de non-recevoir. Vous dites que +je suis en opposition avec la Charte.—Point du tout.—La Charte ne +défend pas au député consciencieux de refuser un portefeuille, ni aux +électeurs prudents de choisir parmi les candidats qui renoncent à cet +illogique cumul. Si elle n'est pas prévoyante, elle ne nous interdit +pas la prévoyance. Cela dit, je poursuis:</p> + +<p>Un des prédécesseurs de M. le Préfet actuel des Landes me fit un jour +l'honneur de me visiter. Les élections approchaient, et la +conversation tomba naturellement sur les incompatibilités et +spécialement sur l'admissibilité des députés au ministère. M. le +Préfet s'étonnait, comme vous, que j'osasse professer une doctrine qui +lui paraissait, comme à vous, exorbitamment rigide, impraticable, etc. +Je lui dis:</p> + +<p>Je pense, monsieur le Préfet, que vous rendrez cette justice au +Conseil général des Landes, que vous y avez rencontré un grand esprit +d'indépendance, mais jamais une opposition personnelle et +systématique. Les mesures que vous proposez y sont examinées <i>en +elles-mêmes</i>. Chaque membre vote pour ou contre, selon qu'il les juge +bonnes ou mauvaises. Chacun consulte l'intérêt général tel qu'il le +comprend, peut-être l'intérêt local, peut-être même l'intérêt +personnel, mais il n'en est aucun que l'on puisse soupçonner de +repousser une proposition utile émanée de vous, uniquement parce +qu'elle émane de vous.—Jamais, dit M. le Préfet, la pensée ne m'est +venue qu'il en pût être ainsi.—Eh <span class="pagenum"><a id="page493" name="page493"></a>(p. 493)</span> bien, je suppose que l'on +introduise dans la loi qui organise ces conseils une disposition +conçue en ces termes:</p> + +<p class="quote">«Si une mesure proposée par le préfet est repoussée, il sera + destitué. Celui des membres du conseil qui aura soulevé + l'opposition, sera nommé préfet à sa place, et il pourra + distribuer à ses compagnons de fortune toutes les grandes places + du département: recette générale, direction des contributions + directes et indirectes, etc.»</p> + +<p>Je vous le demande, n'est-il pas probable, n'est-il pas même certain +que cet article changerait complètement l'esprit du conseil? N'est-il +pas certain que cette salle, où règnent aujourd'hui l'indépendance et +l'impartialité, serait convertie en une arène de brigues et de +factions? N'est-il pas à croire que l'ambition y serait fomentée en +proportion de l'aliment qui lui serait offert? Et quelque bonne +opinion que vous ayez de la vertu des conseillers, pensez-vous qu'elle +ne succomberait pas à cette épreuve? Ne serait-il pas en tous cas bien +imprudent de tenter cette dangereuse expérience? Peut-on douter que +chacune de vos propositions ne devînt le champ de bataille d'une lutte +de personnes? qu'on ne les étudierait plus dans leur rapport avec le +bien public, mais au seul point de vue des chances qu'elles pourraient +ouvrir aux partis? Et maintenant, admettez qu'il y a dans le +département des journaux. Certes, les armées belligérantes ne +manqueront pas de les attacher à leur sort, et toute leur polémique +s'empreindra des passions qui agiteront le conseil. Et quand viendra +le jour de l'élection, la corruption et l'intrigue, surexcitées par +l'ardeur de l'attaque et de la défense, ne connaîtraient plus de +bornes.</p> + +<p>—«J'avoue, me dit M. le Préfet, que sous un tel état de choses, je ne +voudrais pas garder mes fonctions, même vingt-quatre heures.»</p> + +<p>Eh bien, monsieur, cette constitution fictive des conseils généraux +qui effrayait un préfet, n'est-ce point la constitution <span class="pagenum"><a id="page494" name="page494"></a>(p. 494)</span> +réelle de la Chambre? Quelle différence y a-t-il? Une seule. L'arène +est plus vaste, le théâtre plus élevé, le champ de bataille plus +étendu, l'aliment des passions plus excitant, le prix de la lutte plus +convoité, les questions qui servent de texte ou de prétexte au combat +plus brûlantes, plus difficiles et partant plus propres à égarer le +sentiment et le jugement de la multitude. C'est le désordre organisé +sur le même modèle, mais sur une plus grande échelle.</p> + +<p>Des hommes ont occupé leur esprit de politique, c'est-à-dire qu'ils +ont rêvé de grandeur, d'influence, de fortune et de gloire. Tout à +coup le vent de l'élection les jette dans l'enceinte législative; et +que leur dit la constitution du pays? Elle dit à l'un: «Tu n'es pas +riche; le ministre a besoin de grossir ses phalanges, il dispose de +toutes les places, et la loi ne t'en interdit aucune. Conclus.» Elle +dit à un autre: «Tu te sens du talent et de l'audace; voilà le banc +des ministres; si tu les en chasses; ta place y est marquée. Conclus.» +À un troisième: «Ton âme n'est pas à la hauteur d'une telle ambition, +et pourtant tu as promis à tes électeurs de combattre le ministère; +mais une voie vers la région du pouvoir te reste: voilà un chef de +parti, attache-toi à sa fortune.»</p> + +<p>Alors, et cela est infaillible, alors commence ce pêle-mêle +d'accusations réciproques, ces efforts inouïs pour mettre de son côté +la force d'une popularité éphémère, cet étalage fastueux de principes +irréalisables, quand on attaque, et de concessions abjectes, quand on +se défend. Ce n'est que piéges et contre-piéges, mines et +contre-mines. On voit se liguer les éléments les plus hétérogènes et +se dissoudre les plus naturelles alliances. On marchande, on stipule, +on vend, on achète. Ici, l'esprit de parti forme une coalition; là, la +souterraine habileté ministérielle en fait échouer une autre. Tout +événement que le temps amène, portât-il dans ses flancs une +conflagration générale, est <span class="pagenum"><a id="page495" name="page495"></a>(p. 495)</span> toujours bien venu des +assiégeants s'il présente un terrain où se puissent appuyer les +échelles d'abordage. Le bien public, l'intérêt général, ce ne sont +plus que mots, prétextes, moyens. L'essentiel est de faire sortir +d'une question la force qui aidera un parti à renverser le ministère +et à lui passer sur le ventre. Ancône, Taïti, Syrie, Maroc, +fortifications, droit de visite, tout est bon. Il ne s'agit que +d'arranger convenablement la mise en œuvre. Alors nous sommes +saturés de ces éternelles lamentations dont la forme est stéréotypée: +Au dedans, la France est souffrante, inquiète, etc., etc.; au dehors, +la France est humiliée, méprisée, etc., etc. Cela est-il vrai, cela +n'est-il pas vrai? on ne s'en met pas en peine. Cette mesure nous +brouillera-t-elle avec l'Europe? Nous forcera-t-elle à maintenir +éternellement 500 mille hommes sur pied? Arrêtera-t-elle la marche de +la civilisation? Créera-t-elle des obstacles à toute administration +future? Ce n'est pas ce dont il s'agit; une seule chose intéresse: la +chute et le triomphe de deux noms propres.</p> + +<p>Et ne croyez pas que cette sorte de perversité politique n'envahisse +au sein de la Chambre que les âmes vulgaires, les cœurs dévorés +d'une ambition de bas étage, les prosaïques amants des places bien +rémunérées. Non; elle s'attaque encore, et surtout, aux âmes d'élite, +aux nobles cœurs, aux intelligences puissantes. Pour les dompter, +pour les soumettre, il lui suffit d'éveiller dans les secrètes +profondeurs de leur conscience, au lieu de cette pensée triviale: <i>Tu +réaliseras tes rêves de fortune</i>, cette autre pensée bien autrement +séductrice: <i>Tu réaliseras tes rêves de bien public.</i></p> + +<p>Nous en avons un exemple remarquable. Il n'est pas en France une tête +d'homme sur laquelle se soient accumulés autant d'accusations, +d'invectives, d'outrages que sur celle de M. Guizot. Si le +vocabulaire des partis contenait des épithètes <span class="pagenum"><a id="page496" name="page496"></a>(p. 496)</span> plus +sanglantes que celles de transfuge, traître, apostat, elles ne lui +eussent pas été épargnées. Cependant il est un reproche que je n'ai +jamais entendu formuler ni même insinuer contre lui: c'est celui +d'avoir fait servir ses succès parlementaires à sa fortune +personnelle. J'admets qu'il pousse la probité jusqu'à l'abnégation. +J'accorde qu'il ne cherchera jamais le triomphe de sa personne que +pour mieux assurer le triomphe de ses principes. C'est, d'ailleurs, un +genre d'ambition qu'il a formellement avouée.</p> + +<p>Eh bien, ce philosophe austère, cet homme à principes, nous l'avons vu +dans l'opposition. Et qu'y faisait-il? Tout ce que peut suggérer la +soif du pouvoir. Afficher des vues démocratiques qui ne sont pas les +siennes, s'envelopper d'un patriotisme farouche qu'il n'approuve pas, +susciter des embarras au gouvernement de son pays, entraver les +négociations les plus importantes, fomenter la coalition, se liguer +avec qui que ce soit, fût-ce l'ennemi du trône, pourvu qu'il le soit +du ministre, combattre hors des affaires ce qu'aux affaires il eût +soutenu, diriger contre M. Molé les batteries d'Ancône comme M. Thiers +dirige contre lui les batteries du Maroc, enfin appeler de tous ses +vœux et de tous ses efforts une crise ministérielle, et créer +sciemment à son propre ministère futur les difficultés de tels +précédents; voilà ce qu'il faisait, et pourquoi? Parce qu'il y a dans +la Charte un article 46, un serpent tentateur qui lui disait:</p> + +<p>«Vous serez égal aux Dieux; arrivez au pouvoir, n'importe la route, et +vous serez la Providence du pays!» Et le député, séduit, prononce des +discours, expose des doctrines, se livre à des actes que sa conscience +réprouve, mais il se dit: Il le faut bien pour arriver au ministère; +que j'y parvienne enfin, et je saurai bien reprendre ma pensée réelle +et mes vrais principes.</p> + +<p>Est-il besoin de rappeler d'autres faits? Eh! mon Dieu, <span class="pagenum"><a id="page497" name="page497"></a>(p. 497)</span> +l'histoire de la guerre aux portefeuilles, c'est l'histoire tout +entière du parlement.</p> + +<p>Je ne m'en prends pas à tel ou tel homme; je m'en prends à +l'institution. Que le pouvoir soit offert en perspective aux députés, +et il est impossible que la Chambre soit autre chose qu'un champ de +bataille.</p> + +<p>Voyez ce qui se passe en Angleterre. En 1840, le ministère était sur +le point de réaliser l'affranchissement du commerce. Mais il y avait +un homme, dans l'opposition, imbu des doctrines de Smith, que la +gloire des Canning et des Huskisson empêchait de dormir, et qui +voulait à tout prix être l'instrument de cette immense révolution. +Elle va s'accomplir sans lui. Que fait-il? Il se déclare le protecteur +de la protection, il remue tout ce qu'il y a d'ignorance, de préjugés +et d'égoïsme dans le pays, il rallie l'aristocratie effrayée, il +soulève les classes populaires faciles à égarer, il combat son propre +principe au parlement et sur les <i>hustings</i>, il renverse le ministère +réformateur, il arrive aux affaires avec mission expresse de fermer +aux produits du dehors les ports de la Grande-Bretagne. Alors fond sur +l'Angleterre ce déluge de maux inouïs dans les fastes de l'histoire, +que les whigs avaient voulu conjurer. Le travail s'arrête, l'inanition +désole les villes et les campagnes, escortée de ses deux satellites +fidèles: le crime et la maladie. Toutes les intelligences, tous les +cœurs se soulèvent contre cette affreuse oppression; et M. Peel, +trahissant son parti et la majorité, vient dire un jour au parlement: +Je me trompais, j'étais dans l'erreur, j'abjure la protection; je +donne à mon pays la liberté des échanges. Non, il ne se trompait pas. +Il était économiste en 1840 comme en 1846. Mais il voulait de la +gloire, et c'est pour cela, qu'il a retardé de six ans, à travers des +calamités sans nombre, le triomphe de la vérité.</p> + +<p>Il est donc bien peu de députés que la perspective des <span class="pagenum"><a id="page498" name="page498"></a>(p. 498)</span> +places et des portefeuilles ne fasse dévier de cette ligne de +rectitude dans laquelle leurs commettants espéraient les voir marcher. +Encore si le mal ne s'étendait pas au delà de l'enceinte du +Palais-Bourbon! Mais vous le savez, monsieur, les deux armées qui se +disputent le pouvoir transportent leur champ de bataille au dehors. +Les masses belligérantes sont partout, les chefs seuls sont dans la +Chambre, et c'est de là qu'ils donnent le mot d'ordre. Ils savent bien +que, pour arriver au corps de la place, il faut emporter les ouvrages +extérieurs, les journaux, la popularité, l'opinion, les majorités +électorales. Il est donc fatal que toutes ces forces, à mesure +qu'elles viennent s'enrôler sous l'un des chefs de file, s'imprègnent +et s'imbibent de la même insincérité. Le journalisme, d'un bout de la +France à l'autre, ne discute plus les mesures, il les plaide, et il +les plaide, non au point de vue de ce qu'elles ont en elles-mêmes de +bon ou de mauvais, mais au seul point de vue de l'assistance qu'elles +peuvent prêter momentanément à tel ou tel meneur. On sait bien qu'il +n'y a guère de journaliste éminent dont l'avenir ne doive être affecté +par l'issue de cette guerre de portefeuilles. Quelle politique le +ministre suit-il au Texas, au Liban, à Taïti, au Maroc, à Madagascar? +N'importe. La presse ministérielle n'a qu'une devise: <i>E sempre bene</i>, +et celle de l'opposition, comme la vieille femme de la satire, laisse +lire sur son jupon <i>Argumentabor</i>.</p> + +<p>Il faudrait une plume plus exercée que la mienne pour retracer tout le +mal que fait en France le journalisme propageant l'esprit de parti, et +(notez bien ceci, c'est le cœur de ma thèse) le propageant +uniquement pour servir <i>tel député qui veut être ministre</i>. Vous +approchez de la personne du roi, monsieur, je n'aime guère à la faire +intervenir dans ces discussions. Cependant je puis dire, puisque c'est +l'opinion de l'Europe, qu'il a contribué à maintenir la paix du +monde. Mais peut-être avez-vous été témoin des sueurs <span class="pagenum"><a id="page499" name="page499"></a>(p. 499)</span> +morales que lui a arrachées ce succès digne de la bénédiction des +peuples. Et pourquoi ces sueurs, ces difficultés, ces résistances dans +une si noble tâche? Parce qu'à un moment donné la paix n'avait pas +pour elle l'opinion publique. Et pourquoi n'avait-elle pas l'opinion? +Parce qu'elle ne convenait pas à certains journaux. Et pourquoi ne +convenait-elle pas à certains journaux? Parce qu'elle était importune +à tel député. Et pourquoi enfin était-elle importune à ce député? +Parce que la paix était la politique des ministres, et qu'alors la +guerre est nécessairement celle des députés qui aspirent à le devenir. +Là est certainement la racine du mal.</p> + +<p>Parlerai-je d'Ancône, des fortifications de Paris, d'Alger, des +événements de 1840, du droit de visite, des tarifs, de l'anglophobie +et de tant d'autres questions, où le journalisme égarait l'opinion, +non qu'il s'égarât lui-même, mais parce que cela entrait dans ses +plans froidement prémédités, dont le succès importait à quelque +combinaison ministérielle.</p> + +<p>J'aime mieux consigner ici les aveux du journalisme lui-même proclamés +par le plus répandu de ses organes, la <i>Presse</i> (17 novembre 1845).</p> + +<p class="quote"> + «M. Petetin décrit la presse comme il la comprend, comme il se + plaît à la rêver. De bonne foi, croit-il que lorsque le + <i>Constitutionnel</i>, le <i>Siècle</i>, etc., s'attaquent à M. Guizot, + que lorsqu'à son tour le <i>Journal des Débats</i> s'en prend à M. + Thiers, ces feuilles combattent uniquement pour l'idée pure, pour + la vérité, provoquées par le besoin intérieur de la conscience? + Définir ainsi la presse, c'est la peindre telle qu'on l'imagine, + ce n'est pas la peindre telle qu'elle est. Il ne nous en coûte + aucunement de le déclarer, car si nous sommes journalistes, nous + le sommes moins par vocation que par circonstance. Nous voyons + tous les jours la presse au service des passions humaines, des + ambitions rivales, des combinaisons ministérielles, des intrigues + parlementaires, des calculs politiques les plus divers, les plus + opposés, les moins nobles; nous la voyons s'y associer + étroitement. Mais nous la voyons rarement au service des idées; + et quand par hasard il arrive à un journal de s'emparer d'une + idée, <i>ce n'est jamais pour elle-même, c'est toujours comme + instrument de défense ou d'attaque</i> <span class="smcap">MINISTÉRIELLE</span>. Celui qui + écrit ces lignes parle ici avec expérience. Toutes les fois qu'il + a essayé de faire sortir le journalisme de <span class="pagenum"><a id="page500" name="page500"></a>(p. 500)</span> l'ornière + des partis pour le faire entrer dans le champ des idées et des + réformes, dans la voie des saines applications de la science + économique à l'administration publique, il s'est trouvé tout + seul, et il a dû reconnaître qu'en dehors du cercle étroit tracé + par les lettres assemblées de quatre ou cinq noms propres, il n'y + avait pas de discussion possible, il n'y avait pas de politique. + À quoi sert de nier le mal? Cela l'empêche-t-il d'exister? Quand + les journaux ne s'associent pas à des intérêts, ils s'associent à + des passions; et à les examiner elles-mêmes de près, ces passions + ne sont le plus souvent que des intérêts égoïstes. Voilà la + vérité.»</p> + +<p>Quoi! monsieur, vous n'êtes pas scandalisé, vous n'êtes pas épouvanté +de cet effroyable aveu? Ou peut-il vous rester aucun doute sur la +cause d'une situation aussi pleine d'humiliations et de périls? Ce +n'est pas moi qui parle. Ce n'est pas un misanthrope, un républicain +ou un factieux. C'est la presse elle-même qui dévoile son secret et +qui vous dit où l'a réduite cette institution dont la moralité vous +inspire tant de confiance. Depuis que l'enceinte, où l'on est censé +discuter les lois, a été transformée en champ de bataille, les destins +du pays, la paix et la guerre, la justice et l'iniquité, l'ordre et +l'anarchie sont comptés pour rien, absolument pour rien en eux-mêmes; +ce sont les instruments du combat, qu'on prend et qu'on quitte selon +ses exigences. Qu'importe qu'à chaque péripétie de cette lutte impie, +la commotion se fasse sentir sur toute la surface du pays? Elle est à +peine apaisée que les armées changent de position, et que le combat +recommence avec plus d'acharnement.</p> + +<p>Enfin, l'esprit de parti, ce ver rongeur, ce cancer dévorant qui puise +sa vie et sa force dans l'admissibilité des députés au pouvoir +exécutif, faut-il que je le montre au sein des colléges électoraux? Je +ne parle pas ici des opinions, des passions, des erreurs politiques. +Je ne parle pas même de la pusillanimité, de la vénalité de certaines +consciences; il n'est pas au pouvoir de la loi de rendre les hommes +parfaits. Je n'ai en vue que les passions et les vices qui découlent +directement de la cause dont je parle, qui se rattachent <span class="pagenum"><a id="page501" name="page501"></a>(p. 501)</span> à +la guerre des portefeuilles, engagée au sein des Chambres et propagée +sur toute la ligne des journaux. Est-il donc si difficile d'en +calculer les effets sur le corps électoral? Et quand, jour après jour, +la tribune et la presse s'appliquent à ne laisser arriver au public +que de fausses lueurs, de faux jugements, de fausses citations et de +fausses assertions, est-il possible d'avoir quelque confiance dans le +verdict prononcé par le grand jury national, ainsi égaré, circonvenu, +passionné? Qu'est-il appelé à juger? Ses intérêts. Jamais on ne lui en +parle; car la bataille ministérielle se livre à Ancône, à Taïti, en +Syrie, partout où le public n'est pas. Et sur ce qui se passe dans ces +régions lointaines, que sait-il? Rien que ce que lui disent des +orateurs et des écrivains, dont, de leur propre aveu, il n'est pas une +parole articulée ou écrite qui ne leur soit inspirée par le désir +furieux d'un succès personnel.</p> + +<p>Et puis, si je voulais soulever le voile qui couvre non plus les +erreurs, mais les turpitudes de l'urne électorale! Pourquoi l'électeur +fait-il tant valoir son suffrage, exige-t-il qu'on le mendie, et le +considère-t-il comme un précieux objet de commerce? Parce qu'il sait +que ce suffrage contient la fortune de l'heureux candidat qui le +sollicite. Pourquoi, de son côté, le candidat est-il si souple, si +rampant, si prodigue de promesses, si peu soucieux de toute dignité? +Parce qu'il a des vues ultérieures; parce que la députation est pour +lui un moyen; parce que la constitution du pays lui permet de voir +dans le lointain, en cas de succès, des perspectives enivrantes, des +places, des honneurs, des richesses, du pouvoir et ce manteau doré qui +cache toutes les hontes et absout toutes les bassesses.</p> + +<p>Aussi, où en sommes-nous? Où en sont les électeurs? Combien en est-il +parmi eux qui osent rester et se montrer honnêtes? qui déposent +loyalement dans l'urne un bulletin, expression fidèle de leur foi +politique? Oh! ils craindraient <span class="pagenum"><a id="page502" name="page502"></a>(p. 502)</span> de passer pour des niais, +pour des dupes. Ils ont soin de publier bien haut le trafic qu'ils ont +fait de leur vote, et on les verrait placarder leur propre ignominie à +la porte des églises plutôt que de laisser mettre en doute leur +déplorable habileté. S'il est encore quelques vertus qui survivent à +ce grand naufrage, ce sont des vertus négatives. On ne croit à rien, +on n'espère en rien, on se préserve de la contagion, on dit avec je ne +sais quel poëte:</p> + +<p class="poem30">Une paisible indifférence<br> + Est la plus sûre des vertus.</p> + +<p>On laisse faire et voilà tout. En attendant, ministres, députés, +candidats succombent sous le faix des promesses et des engagements. Et +quel en est le résultat? Le voici. Le gouvernement et la Chambre +changent de rôles: «Voulez-vous me laisser disposer de tous les +emplois?» disent les députés. «Voulez-vous me laisser décider des lois +et du budget?» répondent les ministres. Et chacun abandonne l'office +dont il est responsable pour celui qui ne le regarde pas. Je le +demande: Est-ce là le gouvernement représentatif?</p> + +<p>Mais tout ne s'arrête pas là. Il y a autre chose en France que des +ministres, des députés, des candidats, des journalistes et des +électeurs. Il y a un public, il y a trente millions d'hommes qu'on +s'accoutume à ne compter pour rien. Ils ne voient pas, direz-vous, et +leur indifférence en est la preuve. Ah! ne prenez pas confiance dans +ce prétendu aveuglement. S'ils ne voient pas la cause du mal, ils en +voient les effets, le budget grossir sans cesse, leurs droits et leurs +titres foulés aux pieds, et toutes les faveurs devenir le prix de +marchés électoraux dont ils sont exclus. Plût à Dieu qu'ils apprissent +à rattacher leurs souffrances à la vraie cause, car l'irritation +s'amasse dans leur cœur; ils cherchent ce qui pourra les +affranchir, et malheur au pays <span class="pagenum"><a id="page503" name="page503"></a>(p. 503)</span> s'ils se trompent. Ils +cherchent, et le <i>suffrage universel</i> s'empare de tous les esprits; +ils cherchent, et le <i>communisme</i> se propage comme un incendie; ils +cherchent, et, pendant que vous jetez un voile sur la plaie hideuse, +qui peut compter les erreurs, les systèmes, les illusions dans +lesquels ils croiront trouver un remède à leurs maux et un frein à vos +injustices?</p> + +<p>Ainsi, tout le monde souffre, d'un état de choses si profondément +illogique et vicieux. Mais si toute l'étendue du mal est appréciée +quelque part, ce doit être au sommet de l'échelle sociale. Je ne puis +pas croire que des hommes d'État comme M. Guizot, M. Thiers, M. Molé, +soient depuis si longtemps en contact avec toutes ces turpitudes, sans +avoir appris à les connaître et à en calculer les effrayantes +conséquences. Il n'est pas possible qu'ils se soient trouvés tantôt +dans les rangs, tantôt en face d'une opposition systématique, qu'ils +aient été assaillis par des rivalités personnelles, qu'ils aient eu à +lutter contre les obstacles factices que la fureur de les déplacer +suscita sous leurs pas, sans qu'ils se soient dit quelquefois: Les +choses iraient autrement, l'administration serait bien plus régulière, +et la tâche du gouvernement bien moins lourde; <i>si les députés ne +pouvaient devenir ministres</i>.</p> + +<p>Oh! si les ministres étaient en face des députés ce que sont les +préfets en présence des conseillers généraux; si la loi supprimait +dans la Chambre ces perspectives qui fomentent l'ambition; il me +semble qu'une paisible et fructueuse destinée serait ouverte à tous +les organes du corps social; Les dépositaires du pouvoir pourraient +bien rencontrer encore des erreurs et des passions; mais jamais de ces +coalitions subversives à qui tous les moyens sont bons, et qui +n'aspirent qu'à renverser cabinets sur cabinets, sous les coups d'une +impopularité momentanément et intentionnellement égarée. Les députés +ne pourraient avoir d'autres <span class="pagenum"><a id="page504" name="page504"></a>(p. 504)</span> intérêts que ceux de leurs +commettants; les électeurs ne seraient pas mis à même de prostituer +leurs votes à des vues égoïstes; la presse, dégagée de tous liens avec +des chefs de parti qui n'existeraient plus, remplirait son vrai rôle +qui est d'éclairer l'opinion et de lui servir d'organe; le peuple, +administré avec sagesse, avec suite, avec économie, heureux, ou ne +pouvant s'en prendre au pouvoir de ses souffrances, ne se laisserait +point séduire par les utopies les plus dangereuses, et le roi enfin, +dont la pensée ne saurait plus être méconnue, entendrait prononcer de +son vivant le jugement que lui réserve l'histoire.</p> + +<p>Je n'ignore pas, monsieur, les objections que l'on peut opposer à la +réforme parlementaire. On y trouve des inconvénients. Eh, mon Dieu! il +y en a dans tout. La presse, la liberté civile, le jury, la monarchie +ont les leurs. La question n'est jamais de savoir si une institution +réformée aura des inconvénients, mais si l'institution non réformée +n'en a pas de plus grands encore. Et quelles calamités pourront jamais +découler d'une Chambre de contribuables, égales à celles que verse sur +le pays une Chambre d'ambitieux qui se battent pour la possession du +pouvoir?</p> + +<p>On dit qu'une telle Chambre serait trop démocratique, animée de +passions trop populaires.—Elle représenterait la nation. Est-ce que +la nation a intérêt à être mal administrée, à être envahie par +l'étranger, à ce que la justice ne soit pas rendue?</p> + +<p>La plus forte objection, celle qu'on renouvelle sans cesse, c'est que +la Chambre manquerait de lumières et d'expérience.</p> + +<p>Il y aurait fort à dire là-dessus. Mais enfin, si l'exclusion des +fonctionnaires offre des dangers, si elle semble violer les droits +d'hommes honorables qui sont citoyens aussi, si elle circonscrit la +liberté des électeurs, ne serait-il pas possible, en ouvrant aux +agents du pouvoir les portes du Palais-Bourbon, <span class="pagenum"><a id="page505" name="page505"></a>(p. 505)</span> d'y +environner leur présence de précautions dictées par la plus simple +prudence?</p> + +<p>Vous ne vous attendez pas à ce que je formule ici un projet de loi. +Mais il me semble que le bon sens public sanctionnerait une mesure +conçue à peu près en ces termes:</p> + +<p>«Tous les Français, sans distinction de profession, sont éligibles +(sauf les cas exceptionnels où une position officielle élevée fait +supposer une influence directe sur les suffrages: préfets, etc.).</p> + +<p>«Tous les députés reçoivent une indemnité convenable et uniforme.</p> + +<p>«Les fonctionnaires nommés députés résigneront leurs fonctions, pour +tout le temps que durera leur mandat. Ils ne recevront pas de +traitement; ils ne pourront être ni destitués ni avancés. En un mot, +leur vie administrative sera entièrement suspendue pour ne recommencer +qu'après l'expiration de leur mission législative.</p> + +<p>«Aucun député ne pourra être appelé à une fonction publique»</p> + +<p>Et enfin, bien loin d'admettre, comme MM. Gauguier, Rumilly, Thiers et +autres, qu'une exception sera faite au principe de l'incompatibilité, +en faveur des ministères, des ambassades et de tout ce que l'on nomme +<i>situations politiques</i>, ce sont celles-là surtout que je voudrais +exclure, sans pitié et en première ligne; car il est évident pour moi +que ce sont les aspirants ambassadeurs et les aspirants ministres qui +troublent le monde. Sans vouloir le moins du monde offenser les +coryphées de la réforme parlementaire, qui ont proposé une telle +exception, j'ose dire qu'ils n'aperçoivent pas ou ne veulent pas +apercevoir la millionième partie des maux qui résultent de +l'<i>admissibilité des députés aux fonctions publiques</i>; que leur +prétendue réforme ne réforme rien, et qu'elle n'est qu'une mesure +mesquine, <span class="pagenum"><a id="page506" name="page506"></a>(p. 506)</span> étriquée, sans portée sociale, dictée par un +sentiment étroit de basse et injuste jalousie.</p> + +<p>Mais l'article 46 de la Charte, dites-vous.—À cela je n'ai rien à +répondre. La Charte est-elle faite pour nous, ou sommes-nous faits +pour la Charte? La Charte est-elle la dernière expression de l'humaine +sagesse? Est-ce un Alcoran sacré descendu du ciel, dont il ne soit pas +permis d'examiner les effets, quelque désastreux qu'ils puissent être? +Faut-il dire: Périsse le pays plutôt qu'une virgule de la Charte? S'il +en est ainsi, je n'ai rien à dire, si ce n'est: Électeurs! la Charte +ne vous défend pas de faire de vos suffrages un usage déplorable, mais +elle ne vous l'ordonne pas non plus. <i>Quid leges sine moribus?</i></p> + +<p>En terminant cette trop longue lettre, je devrais répondre à ce que +vous me dites de votre position personnelle. Je m'en abstiendrai. Vous +pensez que la réforme, si elle a lieu, ne pourra vous atteindre, parce +que vous ne dépendez pas du pouvoir responsable, mais bien du pouvoir +irresponsable. À la bonne heure. La législature a décidé que cette +position n'entraîne pas une incapacité légale. Il appartient aux +électeurs de décider si elle ne constitue pas l'incapacité morale la +plus évidente qui se puisse imaginer.</p> + +<p>Je suis, monsieur, votre serviteur.</p> + +<h3>AUX ÉLECTEURS DES LANDES.</h3> + +<p class="date">Mugron, 22 mars 1848.</p> + +<p class="smcap">Mes chers Concitoyens,</p> + +<p>Vous allez confier à des représentants de votre choix les destinées de +la France, celles du monde peut-être, et je n'ai pas besoin de dire +combien je me trouverai honoré si vous me jugez digne de votre +confiance.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page507" name="page507"></a>(p. 507)</span> Vous ne pouvez attendre que j'expose ici mes vues sur les +travaux si nombreux et si graves qui doivent occuper l'assemblée +nationale; vous trouverez, j'espère, dans mon passé, quelques +garanties de l'avenir. Je suis prêt d'ailleurs à répondre, par la voie +des journaux ou dans des réunions publiques, aux questions qui me +seraient adressées.</p> + +<p>Voici dans quel esprit j'appuierai de tout mon dévouement la +République:</p> + +<p>Guerre à tous les abus: un peuple enlacé dans les liens du privilège, +de la bureaucratie et de la fiscalité, est comme un arbre rongé de +plantes parasites:</p> + +<p>Protection à tous les droits: ceux de la Conscience comme ceux de +l'Intelligence; ceux de la Propriété comme ceux du Travail; ceux de la +Famille comme ceux de la Commune; ceux de la Patrie comme ceux de +l'Humanité. Je n'ai d'autre idéal que la <span class="smcap">Justice universelle</span>; d'autre +devise que celle de notre drapeau: <span class="smcap">Liberté, Égalité, Fraternité</span>.</p> + +<p>Votre dévoué compatriote.....</p> + +<h3>À MESSIEURS<br> +TONNELIER, DEGOS, BERGERON, CAMORS, DUBROCA, POMEDE, FAURET, ETC.</h3> + +<p class="date">1849.</p> + +<p class="smcap">Mes Amis,</p> + +<p>Merci pour votre bonne lettre. Le pays peut disposer de moi comme il +l'entendra; votre persévérante confiance me sera un encouragement... +ou une consolation.</p> + +<p>Vous me dites qu'on me fait passer pour <i>socialiste</i>. Que puis-je +répondre? Mes écrits sont là. À la doctrine Louis Blanc n'ai-je pas +opposé <i>Propriété et Loi</i>; à la doctrine Considérant, <i>Propriété et +Spoliation</i>; à la doctrine Leroux, <span class="pagenum"><a id="page508" name="page508"></a>(p. 508)</span> <i>Justice et Fraternité</i>; à +la doctrine Proudhon, <i>Capital et Rente</i>; au comité Mimerel, +<i>Protectionnisme et Communisme</i>; au papier-monnaie, <i>Maudit Argent</i>; +au Manifeste Montagnard, <i>L'État</i>?—Je passe ma vie à combattre le +<i>socialisme</i>. Il serait bien douloureux pour moi qu'on me rendit cette +justice partout, excepté dans le département des Landes.</p> + +<p>On a rapproché mes votes de ceux de l'<i>extrême gauche</i>. Pourquoi +n'a-t-on pas signalé aussi les occasions où j'ai voté avec la +<i>droite</i>?</p> + +<p>Mais, me direz-vous, comment avez-vous pu vous trouver alternativement +dans deux camps si opposés? Je vais m'expliquer.</p> + +<p>Depuis un siècle, les partis prennent beaucoup de noms, beaucoup de +prétextes; au fond, il s'agit toujours de la même chose: la lutte des +pauvres contre les riches.</p> + +<p>Or, les pauvres demandent <i>plus</i> que ce qui est juste, et les riches +refusent <i>même</i> ce qui est juste. Si cela continue, la <i>guerre +sociale</i>, dont nos pères ont vu le premier acte en 93, dont nous avons +vu le second acte en juin,—cette guerre affreuse et fratricide n'est +pas près de finir. Il n'y a de conciliation possible que sur le +terrain de la <i>justice</i>, en tout et pour tous.</p> + +<p>Après février, le peuple a mis en avant une foule de prétentions +iniques et absurdes, mêlées à des réclamations fondées.</p> + +<p>Que fallait-il pour conjurer la guerre sociale?</p> + +<p>Deux choses:</p> + +<p>1<sup>o</sup> Réfuter comme écrivain, repousser comme législateur les +prétentions iniques;</p> + +<p>2<sup>o</sup> Appuyer comme écrivain, admettre comme législateur les +réclamations fondées.</p> + +<p>C'est la clef de ma conduite.</p> + +<p>Au premier moment de la Révolution, les espérances populaires étaient +très-exaltées et ne connaissaient pas de <span class="pagenum"><a id="page509" name="page509"></a>(p. 509)</span> limites, même dans +notre département; et rappelez-vous qu'on ne me trouvait pas assez +<i>rouge</i>. C'était bien pis à Paris; les ouvriers étaient organisés, +armés, maîtres du terrain, à la merci des plus fougueux démagogues.</p> + +<p>Le début de l'Assemblée nationale dut être une œuvre de résistance. +Elle se concentra surtout dans le <i>Comité des finances</i>, composé +d'hommes appartenant à la classe riche. Résister aux exigences folles +et subversives, repousser l'impôt progressif, le papier-monnaie, +l'accaparement de l'industrie privée par l'État, la suspension des +dettes nationales, telle fut sa laborieuse tâche. J'y ai pris ma part; +et, je vous le demande, Citoyens, si j'avais été <i>socialiste</i>, ce +comité m'aurait-il appelé huit fois de suite à la vice-présidence?</p> + +<p>Une fois l'œuvre de <i>résistance</i> accomplie, restait à réaliser +l'œuvre de <i>réforme</i>, à l'occasion du budget de 1849. Que de taxes +mal réparties à modifier! que d'entraves à supprimer! Car, enfin, +cette <i>conscription</i> (appelée depuis recrutement), impôt de sept ans +de vie, <i>tiré au sort</i>! ces <i>droits réunis</i> (appelés aujourd'hui +contributions indirectes), impôt <i>progressif à rebours</i>, puisqu'il +frappe en proportion de la misère; ne sont-ce pas là des <i>griefs +fondés</i> de la part du peuple? Après les journées de juin, quand +l'anarchie a été vaincue, l'Assemblée nationale a pensé que le temps +était venu d'entrer résolument, spontanément, dans cette voie de +réparation commandée par l'équité et même par la prudence.</p> + +<p>Le <i>Comité des finances</i>, par sa composition, était moins disposé à +cette seconde tache qu'à la première. De nouveaux éléments s'y étaient +introduits par les élections partielles, et l'on y entendait dire à +chaque instant: Loin de modifier les taxes, nous serions bien heureux, +si nous pouvions rétablir les choses absolument comme elles étaient +avant février.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="page510" name="page510"></a>(p. 510)</span> C'est pourquoi l'Assemblée confia à une commission de trente +membres le soin de préparer le budget. Elle chargea une autre +commission de mettre l'impôt des boissons en harmonie avec les +principes de liberté et d'égalité inscrits dans la Constitution. J'ai +fait partie des deux; et autant j'avais été ardent à repousser les +exigences utopiques, autant je l'ai été à réaliser de justes réformes.</p> + +<p>Il serait trop long de raconter ici comment les bonnes intentions de +l'Assemblée ont été paralysées. L'histoire le dira. Mais vous pouvez +comprendre ma ligne de conduite. Ce qu'on me reproche, c'est +précisément ce dont je m'honore. Oui, j'ai voté avec la droite contre +la gauche, quand il s'est agi de résister au débordement des fausses +idées populaires. Oui, j'ai voté avec la gauche contre la droite, +quand les légitimes griefs de la classe pauvre et souffrante ont été +méconnus.</p> + +<p>Il se peut que, par là, je me sois aliéné les deux partis, et que je +reste écrasé au milieu. N'importe. J'ai la conscience d'avoir été +fidèle à mes engagements, logique, impartial, juste, prudent, maître +de moi-même. Ceux qui m'accusent se sentent, sans doute, la force de +mieux faire. S'il en est ainsi, que le pays les nomme à ma place. Je +m'efforcerai d'oublier que j'ai perdu sa confiance, en me rappelant +que je l'ai obtenue une fois; et ce n'est pas un léger froissement +d'amour-propre qui effacera la profonde reconnaissance que je lui +dois.</p> + +<p>Je suis, mes chers Compatriotes, votre dévoué.</p> + +<p class="center p2">FIN DU PREMIER VOLUME. + +<h2><span class="pagenum"><a id="page511" name="page511"></a>(p. 511)</span> TABLE DES MATIÈRES<br> +DU PREMIER VOLUME.</h2> + +<div class="toc"> +<ul class="none"> +<li> +<span class="ralign10">Pages.</span></li> +<li><span class="smcap">Préface</span> +<span class="ralign10"><a href="#pagev">V</a></span></li> +<li>Notice sur la vie et les écrits de Frédéric Bastiat +<span class="ralign10"><a href="#pageix">IX</a></span></li> +</ul> + +<p class="center"><b>Correspondance.</b></p> + +<ul class="none"> +<li><span class="smcap">Lettre</span> à M. Victor Calmètes +<span class="ralign10"><a href="#page001">1</a></span></li> +<li><span class="add1em">—</span> à M. Félix Coudroy +<span class="ralign10"><a href="#page014">14</a></span></li> +<li><span class="add1em">—</span> à Richard Cobden +<span class="ralign10"><a href="#page106">106</a></span></li> +<li><span class="add1em">—</span> à M. Alcide Fonteyraud +<span class="ralign10"><a href="#page194">194</a></span></li> +<li><span class="add1em">—</span> au président du Congrès de la paix +<span class="ralign10"><a href="#page197">197</a></span></li> +<li><span class="add1em">—</span> à M. Horace Say +<span class="ralign10"><a href="#page200">200</a></span></li> +<li><span class="add1em">—</span> à M. de Fontenay +<span class="ralign10"><a href="#page204">204</a></span></li> +<li><span class="add1em">—</span> à M. Paillottet +<span class="ralign10"><a href="#page205">205</a></span></li> +<li><span class="add1em">—</span> au <i>Journal des Économistes</i> +<span class="ralign10"><a href="#page209">209</a></span></li> +</ul> + +<p class="center"><b>Premiers écrits.</b></p> + +<ul class="none"> +<li>Aux électeurs du département des Landes +<span class="ralign15">(1830). </span> +<span class="ralign10"><a href="#page217">217</a></span></li> + +<li>Réflexions sur les pétitions de Bordeaux, etc. +<span class="ralign15">(1834).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page231">231</a></span></li> + +<li>Le fisc et la vigne +<span class="ralign15">(1841).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page243">243</a></span></li> + +<li>Mémoire sur la question vinicole +<span class="ralign15">(1843).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page261">261</a></span></li> + +<li>Mémoire sur la répartition de l'impôt foncier dans les + Landes +<span class="ralign15">(1844).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page283">283</a></span></li> +</ul> + +<p class="center"><b>Mélanges.</b></p> + +<ul class="none"> +<li>De l'influence des tarifs français et anglais sur l'avenir des + deux peuples +<span class="ralign15">(1844).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page334">334</a></span></li> + +<li><span class="pagenum"><a id="page512" name="page512"></a>(p. 512)</span> De l'avenir du commerce des vins entre la France et la + Grande-Bretagne +<span class="ralign15">(1845).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page387">387</a></span></li> + +<li>Une question soumise aux conseils généraux +<span class="ralign15">(1845).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page392">392</a></span></li> + +<li>Un Économiste à M. de Lamartine +<span class="ralign15">(1845).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page406">406</a></span></li> + +<li>Sur un livre de M. Dunoyer +<span class="ralign15">(1845).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page428">428</a></span></li> + +<li>Sur l'éloge de Ch. Comte +<span class="ralign15">(1847).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page434">434</a></span></li> + +<li>Sur un livre de M. Vidal +<span class="ralign15">(1846).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page440">440</a></span></li> + +<li>Seconde lettre à M. de Lamartine +<span class="ralign15">(1846).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page452">452</a></span></li> + +<li>Aux électeurs de l'arrondissement de Saint-Sever +<span class="ralign15">(1846).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page461">461</a></span></li> + +<li>À M. de Larnac, député des Landes +<span class="ralign15">(1846).</span> +<span class="ralign10"><a href="#page480">480</a></span></li> + +<li>Profession de foi électorale de 1848 +<span class="ralign10"><a href="#page506">506</a></span></li> + +<li><span class="add2em">—</span> <span class="add2em">—</span> <span class="add2em">—</span> <span class="add2em">de 1849</span> +<span class="ralign10"><a href="#page507">507</a></span></li> +</ul> +</div> + +<p class="p2 center">FIN DE LA TABLE.</p> + +<h2>Notes</h2> + +<div class="footnote"> +<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a><a href="#footnotetag1">[1]</a> Voir +la lettre à M. Calmètes, p. <a href="#page010">10</a>.</p> + +<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a><a href="#footnotetag2">[2]</a> Donoso Cortès.</p> + +<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a><a href="#footnotetag3">[3]</a> Le chapitre X. Le reste de l'ouvrage se compose de +fragments recueillis après sa mort et réunis dans l'ordre indiqué par +Bastiat lui-même.</p> + +<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a><a href="#footnotetag4">[4]</a> Page <a href="#page209">209</a>.</p> + +<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a><a href="#footnotetag5">[5]</a> On trouvera quelques extraits de ce journal à la suite de +cette notice.</p> + +<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a><a href="#footnotetag6">[6]</a> Parmi les lettres de F. Bastiat que nous publions ici, +beaucoup—surtout des premières—n'ont qu'un intérêt autobiographique. +D'autres se rattachent aux questions économiques et à l'histoire du +mouvement libre-échangiste, dont Bastiat fut, en France, le promoteur +et le chef réel. Sa correspondance avec R. Cobden, en nous révélant +l'accord intime des vues de ces deux hommes illustres et l'influence +réciproque de l'un sur l'autre, nous semble avoir toute l'importance +d'une collection de documents historiques. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a><a href="#footnotetag7">[7]</a> V. au présent volume, la lettre à M. Larnac;—au t. IV, +les pp. 198 à 203;—et au t. V, les pp. 518 à 561. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a><a href="#footnotetag8">[8]</a> On reconnaît dans ce passage l'idée fondamentale que +Bastiat devait si magistralement développer vingt ans plus tard, +<i>l'Harmonie des intérêts</i>. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a><a href="#footnotetag9">[9]</a> C'est avec M. Coudroy que, pendant vingt ans d'études et +de conversations, Bastiat s'était préparé au rôle brillant et trop +court des six dernières années de sa vie. En lui envoyant de Paris les +<i>Harmonies économiques</i>, Bastiat avait écrit sur la première page du +volume: «Mon cher Félix, je ne puis pas dire que ce livre t'est offert +par <i>l'auteur</i>; il est autant à toi qu'à moi.»—Ce mot est un bel +éloge.—V. la notice biographique. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a><a href="#footnotetag10">[10]</a> Ainsi, vingt ans avant son premier ouvrage, Bastiat +s'occupait déjà du commencement de réforme douanière inauguré, chez +nos voisins, par Huskisson. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a><a href="#footnotetag11">[11]</a> Dans la pensée de Bastiat, l'économie politique et la +politique étaient inséparables. Il rattache ici les idées libérales +aux enseignements de l'illustre professeur à l'université de Glasgow, +Adam Smith. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a><a href="#footnotetag12">[12]</a> C'est du cercle du Mugron qu'il s'agit. +(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a><a href="#footnotetag13">[13]</a> Il s'agissait de fonder une compagnie d'assurance. +(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a><a href="#footnotetag14">[14]</a> La coopération de plusieurs de ces personnages ne fut +pas obtenue. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a><a href="#footnotetag15">[15]</a> V. ci-après l'écrit intitulé: <i>À MM. les électeurs de +l'arrondissement de Saint-Sever.</i> (<i>Note de l'éditeur.</i>)] + +<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a><a href="#footnotetag16">[16]</a> V. ci-après l'écrit intitulé: <i>De l'avenir du commerce +des vins entre la France et la Grande-Bretagne.</i> (<i>Note de l'éditeur.</i>)] + +<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a><a href="#footnotetag17">[17]</a> La mort d'une parente. +(<i>Note de l'éditeur.</i>)] + +<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a><a href="#footnotetag18">[18]</a> L'explication de cette circonstance se trouve dans une +lettre adressée à M. Coudroy, p. 74. (<i>Note de l'éditeur.</i>)] + +<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a><a href="#footnotetag19">[19]</a> V. ce discours, t. II, p. 238. +(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a><a href="#footnotetag20">[20]</a> Ce discours n'a pas été prononcé. On trouvera des +développements sur le même sujet, t. II, p. 177 et suiv., et t. III p. +449 à 510. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a><a href="#footnotetag21">[21]</a> Les cinquante volumes de la collection Custodi: +<i>Economisti classici italiani.</i> (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a><a href="#footnotetag22">[22]</a> V. t. IV, p. 275 à 297. +(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a><a href="#footnotetag23">[23]</a> Il s'agissait d'une réduction simultanée dans les +armements, en France et en Angleterre. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a><a href="#footnotetag24">[24]</a> M. John B. Smith, membre de la Ligue. V. t. III, p. 404 +et suiv. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a><a href="#footnotetag25">[25]</a> Après la mort de Bastiat, il fut aisé à ses amis +d'édifier M. Carey sur sa parfaite loyauté. Cette lettre nous paraît +mériter cependant d'être conservée, d'autant plus que le post-scriptum +contient les éléments d'une importante démonstration. (<i>Note de +l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a><a href="#footnotetag26">[26]</a> Pour appuyer la candidature de M. Faurie. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a><a href="#footnotetag27">[27]</a> La même pétition veut que la protection des objets +fabriqués soit réduite, non <i>de suite</i>, mais dans un temps +indéterminé; non au taux <i>le plus faible</i>, mais au taux de 20 pour +100.</p> + +<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a><a href="#footnotetag28">[28]</a> Ce chiffre a varié.</p> + +<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a><a href="#footnotetag29">[29]</a> M. de Chabrol, Rapport au Roi.</p> + +<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a><a href="#footnotetag30">[30]</a> Mémorial de chronologie.</p> + +<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a><a href="#footnotetag31">[31]</a> Annuaire du bureau des longitudes.</p> + +<p><a id="footnote32" name="footnote32"></a><a href="#footnotetag32">[32]</a> Lavoisier.</p> + +<p><a id="footnote33" name="footnote33"></a><a href="#footnotetag33">[33]</a> Annuaire du bureau des longitudes.</p> + +<p><a id="footnote34" name="footnote34"></a><a href="#footnotetag34">[34]</a> «Il est reconnu que, de toutes les matières imposables, +les boissons sont celles sur lesquelles l'impôt peut être <i>le plus +considérable</i> et le plus <i>facilement</i> perçu.» <span class="smcap">M. de Villèle.</span></p> + +<p><a id="footnote35" name="footnote35"></a><a href="#footnotetag35">[35]</a> Je parle moins ici du ministre, dont les actes me sont +inconnus, que du publiciste qui appartient notoirement à l'école +d'Adam Smith.</p> + +<p><a id="footnote36" name="footnote36"></a><a href="#footnotetag36">[36]</a> En admettant que l'intérêt ne variât, d'un pays à +l'autre, que dans la proportion de 3 à 4 p. 100.</p> + +<p><a id="footnote37" name="footnote37"></a><a href="#footnotetag37">[37]</a> Ces rapprochements sont puisés dans le rapport de M. le +Directeur des contributions directes publié en 1836. À cette époque, +quatre cantons n'étaient pas encore cadastrés, en sorte que le +document officiel ne pouvait donner sur la distribution du contingent +de ces cantons, entre leurs diverses cultures, que des renseignements +approximatifs. Depuis, M. le Directeur a eu la bonté de m'envoyer des +états de rectification, et je dois à la vérité de dire que les +anomalies que je signale dans le texte sont moins choquantes dans ces +états définitifs que dans les tableaux provisoires. Le temps me manque +pour refaire le travail d'après les nouvelles bases. Mais il ne faut +pas perdre de vue que ce que les landes paient <i>en plus</i> dans ces +quatre cantons, les pins et les labourables le paient <i>en moins</i>, car +le contingent cantonal n'a pas varié.</p> + +<p><a id="footnote38" name="footnote38"></a><a href="#footnotetag38">[38]</a> La différence, du reste insignifiante, qui se trouve +entre ce chiffre et celui de 288,077, porté au dénombrement, prouvent +d'erreurs d'additions qui se sont glissées dans l'annuaire.</p> + +<p><a id="footnote39" name="footnote39"></a><a href="#footnotetag39">[39]</a> Il est peut-être bon de faire observer que tous les +auteurs cités jusqu'ici, y compris Chastellux et Bentham, avaient +écrit avant l'apparition du livre de Malthus.</p> + +<p><a id="footnote40" name="footnote40"></a><a href="#footnotetag40">[40]</a> Il va sans dire que je n'assume pas sur moi la +responsabilité des faits statistiques consignés dans le document +officiel.</p> + +<p><a id="footnote41" name="footnote41"></a><a href="#footnotetag41">[41]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> d'octobre +1844. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote42" name="footnote42"></a><a href="#footnotetag42">[42]</a> V. <i>Deux modes d'égalisation des taxes</i>, t. II, p. 222. +(<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote43" name="footnote43"></a><a href="#footnotetag43">[43]</a> Cette association s'intitule <i>Anti-corn law league</i>, +parce qu'elle s'attaque principalement à la loi des céréales; qui est +la clef de voûte du système protecteur. Mais je ne crains pas +qu'aucune personne connaissant le but de cette société m'accuse +d'avoir mal traduit ce titre par ces mots: <i>Association pour +l'affranchissement du commerce.</i></p> + +<p><a id="footnote44" name="footnote44"></a><a href="#footnotetag44">[44]</a> V. au t. IV, les pages 379 et 380. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote45" name="footnote45"></a><a href="#footnotetag45">[45]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> d'août 1845. (Note de l'éditeur.)</p> + +<p><a id="footnote46" name="footnote46"></a><a href="#footnotetag46">[46]</a> J'ai souvent entendu dire, en Angleterre, que +l'élévation des droits sur les vins de basse qualité était sans +importance, parce qu'en aucun cas le peuple ne buvait de vin, dont il +n'a pas l'<i>habitude</i>. Mais ne sont-ce pas ces droits qui ont créé ces +habitudes?</p> + +<p><a id="footnote47" name="footnote47"></a><a href="#footnotetag47">[47]</a> Sir Robert Peel, en présentant son plan financier, a dit +qu'il «réservait les droits sur les vins comme moyen d'amener la +France à un traité de commerce.» Mais il a dit aussi que «si cette +politique ne réussissait pas, y persévérer serait léser les intérêts +du peuple anglais.»</p> + +<p><a id="footnote48" name="footnote48"></a><a href="#footnotetag48">[48]</a> Par une circulaire de 1845, M. Cunin-Gridaine, ministre +du commerce, interrogeait les Conseils généraux sur diverses +modifications à introduire dans nos lois. L'une des questions posées +était relative à l'importation du fer. C'est à l'occasion de celle-ci +que F. Bastiat publia les réflexion suivantes dans le n<sup>o</sup> de décembre +1845 du <i>Journal des Économistes</i>. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote49" name="footnote49"></a><a href="#footnotetag49">[49]</a> Lorsque M. Humann empirait d'année en année le sort des +propriétaires de vignes, il disait: «De quoi se plaignent ces +messieurs? relativement à celle des cabaretiers, leur condition est +<i>privilégiée</i>, et la Charte me fait un devoir de faire triompher le +principe de l'<i>égalité</i>.»</p> + +<p><a id="footnote50" name="footnote50"></a><a href="#footnotetag50">[50]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> de février +1845.</p> + +<p><a id="footnote51" name="footnote51"></a><a href="#footnotetag51">[51]</a> En disant que les hommes doivent jouir du libre exercice +de leurs facultés, il demeure bien entendu que je n'entends point +dénier au gouvernement le droit et le devoir de réprimer l'abus qu'ils +en peuvent faire. Bien au contraire, les économistes pensent que c'est +là sa principale et presque sa seule mission.</p> + +<p><a id="footnote52" name="footnote52"></a><a href="#footnotetag52">[52]</a> Extrait du journal <i>le Libre-Échange</i>, n<sup>o</sup> du 11 juillet +1847. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote53" name="footnote53"></a><a href="#footnotetag53">[53]</a> Il est peu de personnes, ayant eu des relations avec +l'auteur, qui ne l'aient entendu désigner Ch. Comte comme celui de ses +initiateurs, de ses maîtres auquel il devait le plus. Voir la +correspondance et notamment les pages <a href="#page060">60</a> et <a href="#page062">62</a>. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote54" name="footnote54"></a><a href="#footnotetag54">[54]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> de juin +1846. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> + +<p><a id="footnote55" name="footnote55"></a><a href="#footnotetag55">[55]</a> Extrait du <i>Journal des Économistes</i>, n<sup>o</sup> d'octobre +1846. (<i>Note de l'éditeur.</i>)</p> +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Oeuvres Complètes de Frédéric Bastiat, +tome 1, by Frédéric Bastiat + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK OEUVRES DE FREDERIC BASTIAT, TOME 1 *** + +***** This file should be named 35390-h.htm or 35390-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/5/3/9/35390/ + +Produced by Curtis Weyant, Christine P. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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