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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:03:41 -0700
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+Project Gutenberg's Les petites filles modèles, by comtesse de Ségur
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les petites filles modèles
+
+Author: comtesse de Ségur
+
+Illustrator: Charles Albert d' Arnoux
+
+Release Date: February 26, 2011 [EBook #35404]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITES FILLES MODÈLES ***
+
+
+
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
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+ Au lecteur
+
+ Cette version électronique reproduit dans son intégralité la version
+ originale du texte des «petites filles modèles».
+
+ La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
+ mineures.
+
+ L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+ La liste des modifications se trouve à la fin du texte.
+
+ Le catalogue des ouvrages de la librairie Hachette, situé à la fin
+ du livre, n'a pas été reproduit.
+
+ Les mots entourés de = sont en gras dans l'original.
+
+
+
+
+LES
+
+PETITES FILLES
+
+MODÈLES
+
+
+
+
+ OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
+
+ PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE ROSE ILLUSTRÉE
+
+ PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
+
+
+ =Nouveaux Contes de Fées= Un vol. avec 46 grav. d'après G. DORÉ.
+
+ =Les petites Filles modèles=
+ Un vol. av. 21 grav. d'après BERTALL.
+
+ =Les malheurs de Sophie= Un vol. av. 48 grav. d'apr. H. CASTELLI.
+
+ =Les Vacances= Un vol. av. 36 grav. d'après BERTALL.
+
+ =Mémoires d'un Ane= Un vol. av. 75 grav. d'ap. H. CASTELLI.
+
+ =Pauvre Blaise= Un vol. av. 96 grav. d'ap. H. CASTELLI.
+
+ =La soeur de Gribouille= Un vol. av. 72 grav. d'ap. H. CASTELLI.
+
+ =Les bons Enfants= Un vol. avec 70 grav. d'apr. FEROGIO.
+
+ =Les deux Nigauds= Un vol. av. 76 grav. d'apr. H. CASTELLI.
+
+ =L'Auberge de l'Ange-Gardien=
+ Un vol. av. 75 grav. d'apr. FOULQUIER.
+
+ =Le général Dourakine= Un vol. av. 100 grav. d'apr. É. BAYARD.
+
+ =François le Bossu= Un vol. av. 114 grav. d'apr. É. BAYARD.
+
+ =Un bon petit Diable= Un vol. av. 100 grav. d'apr. H. CASTELLI.
+
+ =Comédies et Proverbes= Un vol. av. 60 grav. d'apr. É. BAYARD.
+
+ =Jean qui grogne et Jean qui rit=
+ Un vol. av. 70 grav. d'ap H. CASTELLI.
+
+ =La fortune de Gaspard= Un vol. avec 32 grav. d'après GERLIER.
+
+ =Le Mauvais Génie= Un vol. av. 90 grav. d'apr. É. BAYARD.
+
+ =Quel amour d'Enfant!= Un vol. av. 79 grav. d'apr. É. BAYARD.
+
+ =Diloy le Chemineau= Un vol. av. 90 grav. d'apr. H. CASTELLI.
+
+ =Après la Pluie le beau Temps=
+ Un vol. av. 128 grav. d'apr. É. BAYARD.
+
+
+ _Prix de chaque volume in-16, broché, 2 25_
+ _Relié en percaline rouge, tranches dorées, 3 50_
+
+ =Les Actes des Apôtres=, un vol. in-8º, avec 10 gravures,
+ broché. 10 fr.
+ Relié en demi-chagrin, tranches dorées. 14 fr.
+
+ =Evangile d'une grand'mère=, édition classique, un vol. in-16,
+ cart. 1 50
+
+
+ 55645.--Imprimerie LAHURE, rue de Fleurus, 9, à Paris.
+
+
+
+
+ LES
+ PETITES FILLES
+ MODÈLES
+
+ PAR
+
+ MME LA COMTESSE DE SÉGUR
+ NÉE ROSTOPCHINE
+
+ OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 21 VIGNETTES
+
+ PAR BERTALL
+
+ NOUVELLE ÉDITION
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
+ 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
+
+ 1906
+
+ Droits de traduction et de reproduction réservés.
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+_Mes_ =Petites filles modèles= _ne sont pas une création; elles existent
+bien réellement: ce sont des portraits; la preuve en est dans leurs
+imperfections mêmes. Elles ont des défauts, des ombres légères qui font
+ressortir le charme du portrait et attestent l'existence du modèle.
+Camille et Madeleine sont une réalité dont peut s'assurer toute personne
+qui connaît l'auteur_.
+
+
+ COMTESSE DE SÉGUR,
+ née ROSTOPCHINE.
+
+
+
+
+LES
+
+PETITES FILLES MODÈLES
+
+
+
+
+I
+
+CAMILLE ET MADELEINE
+
+
+Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles, bonnes,
+gentilles, aimables, et qui avaient l'une pour l'autre le plus tendre
+attachement. On voit souvent des frères et des soeurs se quereller, se
+contredire et venir se plaindre à leurs parents après s'être disputés de
+manière qu'il soit impossible de démêler de quel côté vient le premier
+tort. Jamais on n'entendait une discussion entre Camille et Madeleine.
+Tantôt l'une, tantôt l'autre cédait au désir exprimé par sa soeur.
+
+Pourtant leurs goûts n'étaient pas exactement les mêmes. Camille, plus
+âgée d'un an que Madeleine, avait huit ans. Plus vive, plus étourdie,
+préférant les jeux bruyants aux jeux tranquilles, elle aimait à courir,
+à faire et à entendre du tapage. Jamais elle ne s'amusait autant que
+lorsqu'il y avait une grande réunion d'enfants, qui lui permettait de se
+livrer sans réserve à ses jeux favoris.
+
+Madeleine préférait au contraire à tout ce joyeux tapage les soins
+qu'elle donnait à sa poupée et à celle de Camille, qui, sans Madeleine,
+eût risqué souvent de passer la nuit sur une chaise et de ne changer de
+linge et de robe que tous les trois ou quatre jours.
+
+Mais la différence de leurs goûts n'empêchait pas leur parfaite union.
+Madeleine abandonnait avec plaisir son livre ou sa poupée dès que sa
+soeur exprimait le désir de se promener ou de courir; Camille, de son
+côté, sacrifiait son amour pour la promenade et pour la chasse aux
+papillons dès que Madeleine témoignait l'envie de se livrer à des
+amusements plus calmes.
+
+Elles étaient parfaitement heureuses, ces bonnes petites soeurs, et
+leur maman les aimait tendrement; toutes les personnes qui les
+connaissaient les aimaient aussi et cherchaient à leur faire plaisir.
+
+
+
+
+II
+
+LA PROMENADE, L'ACCIDENT
+
+
+Un jour, Madeleine peignait sa poupée; Camille lui présentait les
+peignes, rangeait les robes, les souliers, changeait de place les lits
+de poupée, transportait les armoires, les commodes, les chaises, les
+tables. Elle voulait, disait-elle, faire leur déménagement: car ces
+dames (les poupées) avaient changé de maison.
+
+MADELEINE.
+
+Je t'assure, Camille, que les poupées étaient mieux logées dans leur
+ancienne maison; il y avait bien plus de place pour leurs meubles.
+
+CAMILLE.
+
+Oui, c'est vrai, Madeleine; mais elles étaient ennuyées de leur vieille
+maison. Elles trouvent d'ailleurs qu'ayant une plus petite chambre elles
+y auront plus chaud.
+
+MADELEINE.
+
+Oh! quant à cela, elles se trompent bien, car elles sont près de la
+porte, qui leur donnera du vent, et leurs lits sont tout contre la
+fenêtre, qui ne leur donnera pas de chaleur non plus.
+
+CAMILLE.
+
+Eh bien! quand elles auront demeuré quelque temps dans cette nouvelle
+maison, nous tâcherons de leur en trouver une plus commode. Du reste,
+cela ne te contrarie pas, Madeleine?
+
+MADELEINE.
+
+Oh! pas du tout, Camille, surtout si cela te fait plaisir.»
+
+Camille, ayant achevé le déménagement des poupées, proposa à Madeleine,
+qui avait fini de son côté de les coiffer et de les habiller, d'aller
+chercher leur bonne pour faire une longue promenade. Madeleine y
+consentit avec plaisir; elles appelèrent donc Élisa.
+
+«Ma bonne, lui dit Camille, voulez-vous venir promener avec nous?
+
+ÉLISA.
+
+Je ne demande pas mieux, mes petites; de quel côté irons-nous?
+
+CAMILLE.
+
+Du côté de la grande route, pour voir passer les voitures; veux-tu,
+Madeleine?
+
+MADELEINE.
+
+Certainement; et, si nous voyons de pauvres femmes et de pauvres
+enfants, nous leur donnerons de l'argent. Je vais emporter cinq sous.
+
+CAMILLE.
+
+Oh oui! tu as raison, Madeleine; moi j'emporterai dix sous.»
+
+Voilà les petites filles bien contentes; elles courent devant leur
+bonne, et arrivent à la barrière qui les séparait de la route; en
+attendant le passage des voitures, elles s'amusent à cueillir des fleurs
+pour en faire des couronnes à leurs poupées.
+
+«Ah! j'entends une voiture, s'écrie Madeleine.
+
+--Oui. Comme elle va vite! nous allons bientôt la voir.
+
+--Écoute donc, Camille; n'entends-tu pas crier?
+
+--Non, je n'entends que la voiture qui roule.»
+
+Madeleine ne s'était pas trompée: car, au moment où Camille achevait de
+parler, on entendit bien distinctement des cris perçants, et, l'instant
+d'après, les petites filles et la bonne, qui étaient restées immobiles
+de frayeur, virent arriver une voiture attelée de trois chevaux de poste
+lancés ventre à terre, et que le postillon cherchait vainement à
+retenir.
+
+Une dame et une petite fille de quatre ans, qui étaient dans la voiture,
+poussaient les cris qui avaient alarmé Camille et Madeleine.
+
+A cent pas de la barrière, le postillon fut renversé de son siège, et la
+voiture lui passa sur le corps; les chevaux, ne se sentant plus retenus
+ni dirigés, redoublèrent de vitesse et s'élancèrent vers un fossé très
+profond, qui séparait la route d'un champ labouré. Arrivée en face de la
+barrière où étaient Camille, Madeleine et leur bonne, toutes trois
+pâles d'effroi, la voiture versa dans le fossé, les chevaux furent
+entraînés dans la chute; on entendit un cri perçant, un gémissement
+plaintif, puis plus rien.
+
+Quelques instants se passèrent avant que la bonne fût assez revenue de
+sa frayeur pour songer à secourir cette malheureuse dame et cette pauvre
+enfant, qui probablement avaient été tuées par la violence de la chute.
+Aucun cri ne se faisait plus entendre. Et le malheureux postillon,
+écrasé par la voiture, ne fallait-il pas aussi lui porter secours?
+
+Enfin, elle se hasarda à s'approcher de la voiture culbutée dans le
+fossé. Camille et Madeleine la suivirent en tremblant.
+
+Un des chevaux avait été tué; un autre avait la cuisse cassée et faisait
+des efforts impuissants pour se relever; le troisième, étourdi et
+effrayé de sa chute, était haletant et ne bougeait pas.
+
+«Je vais essayer d'ouvrir la portière, dit la bonne; mais n'approchez
+pas, mes petites: si les chevaux se relevaient, ils pourraient vous
+tuer.»
+
+Elle ouvre, et voit la dame et l'enfant sans mouvement et couvertes de
+sang.
+
+«Ah! mon Dieu! la pauvre dame et la petite fille sont mortes ou
+grièvement blessées.»
+
+Camille et Madeleine pleuraient. Élisa, espérant encore que la mère et
+l'enfant n'étaient qu'évanouies, essaya de détacher la petite fille des
+bras de sa mère, qui la tenait fortement serrée contre sa poitrine;
+après quelques efforts, elle parvient à dégager l'enfant, qu'elle retire
+pâle et sanglante. Ne voulant pas la poser sur la terre humide, elle
+demande aux deux soeurs si elles auront la force et le courage
+d'emporter la pauvre petite jusqu'au banc qui est de l'autre côté de la
+barrière.
+
+«Oh oui! ma bonne, dit Camille; donnez-la-nous, nous pourrons la porter,
+nous la porterons. Pauvre petite, elle est couverte de sang; mais elle
+n'est pas morte, j'en suis sûre. Oh non! non, elle ne l'est pas. Donnez,
+donnez, ma bonne. Madeleine, aide-moi.
+
+--Je ne peux pas, Camille, répondit Madeleine d'une voix faible et
+tremblante. Ce sang, cette pauvre mère morte, cette pauvre petite morte
+aussi, je crois, m'ôtent la force nécessaire pour t'aider. Je ne puis...
+que pleurer.
+
+--Je l'emporterai donc seule, dit Camille. J'en aurai la force, car il
+le faut, le bon Dieu m'aidera.»
+
+En disant ces mots elle relève la petite, la prend dans ses bras, et,
+malgré ce poids trop lourd pour ses forces et son âge, elle cherche à
+gravir le fossé; mais son pied glisse, ses bras vont laisser échapper
+son fardeau, lorsque Madeleine, surmontant sa frayeur et sa répugnance,
+s'élance au secours de sa soeur et l'aide à porter l'enfant; elles
+arrivent au haut du fossé, traversent la route, et vont tomber épuisées
+sur le banc que leur avait indiqué Élisa.
+
+Camille étend la petite fille sur ses genoux; Madeleine apporte de l'eau
+qu'elle a été chercher dans un fossé; Camille lave et essuie avec son
+mouchoir le sang qui inonde le visage de l'enfant, et ne peut retenir un
+cri de joie lorsqu'elle voit que la pauvre petite n'a pas de blessure.
+
+«Madeleine, ma bonne, venez vite; la petite fille n'est pas blessée,...
+elle vit! elle vit,... elle vient de pousser un soupir.... Oui, elle
+respire, elle ouvre les yeux.»
+
+Madeleine accourt; l'enfant venait en effet de reprendre connaissance.
+Elle regarde autour d'elle d'un air effrayé.
+
+«Maman! dit-elle, maman! je veux voir maman!
+
+--Ta maman va venir, ma bonne petite, répond Camille en l'embrassant. Ne
+pleure pas; reste avec moi et avec ma soeur Madeleine.
+
+--Non, non, je veux voir maman; ces méchants chevaux ont emporté maman.
+
+--Les méchants chevaux sont tombés dans un grand trou; ils n'ont pas
+emporté ta maman, je t'assure. Tiens, vois-tu? Voilà ma bonne Élisa;
+elle apporte ta maman qui dort.»
+
+La bonne, aidée de deux hommes qui passaient sur la route, avait retiré
+de la voiture la mère de la petite fille. Elle ne donnait aucun signe
+de vie; elle avait à la tête une large blessure; son visage, son cou,
+ses bras étaient inondés de sang. Pourtant son coeur battait encore;
+elle n'était pas morte.
+
+La bonne envoya l'un des hommes qui l'avaient aidée avertir bien vite
+Mme de Fleurville d'envoyer du monde pour transporter au château la dame
+et l'enfant, relever le postillon, qui restait étendu sur la route, et
+dételer les chevaux qui continuaient à se débattre et à ruer contre la
+voiture.
+
+L'homme part. Un quart d'heure après, Mme de Fleurville arrive elle-même
+avec plusieurs domestiques et une voiture, dans laquelle on dépose la
+dame. On secourt le postillon, on relève la voiture versée dans le
+fossé.
+
+La petite fille, pendant ce temps, s'était entièrement remise: elle
+n'avait aucune blessure; son évanouissement n'avait été causé que par la
+peur et la secousse de la chute.
+
+De crainte qu'elle ne s'effrayât à la vue du sang qui coulait toujours
+de la blessure de sa mère, Camille et Madeleine demandèrent à leur maman
+de la ramener à pied avec elles. La petite, habituée déjà aux deux
+soeurs, qui la comblaient de caresses, croyant sa mère endormie,
+consentit avec plaisir à faire la course à pied.
+
+Tout en marchant, Camille et Madeleine causaient avec elle.
+
+MADELEINE.
+
+Comment t'appelles-tu, ma chère petite?
+
+MARGUERITE.
+
+Je m'appelle Marguerite.
+
+CAMILLE.
+
+Et comment s'appelle ta maman?
+
+MARGUERITE.
+
+Ma maman s'appelle maman.
+
+CAMILLE.
+
+Mais son nom? Elle a un nom, ta maman?
+
+MARGUERITE.
+
+Oh oui! elle s'appelle maman.
+
+MADELEINE, _riant_.
+
+Mais les domestiques ne l'appellent pas maman?
+
+MARGUERITE.
+
+Ils l'appellent madame.
+
+MADELEINE.
+
+Mais, madame qui?
+
+MARGUERITE.
+
+Non, non. Pas madame qui; seulement madame.
+
+CAMILLE.
+
+Laisse-la, Madeleine; tu vois bien qu'elle est trop petite; elle ne sait
+pas. Dis-moi, Marguerite, où allais-tu avec ces méchants chevaux qui
+t'ont fait tomber dans le trou?
+
+MARGUERITE.
+
+J'allais voir ma tante; je n'aime pas ma tante; elle est méchante, elle
+gronde toujours. J'aime mieux rester avec maman... et avec vous,
+ajouta-t-elle en baisant la main de Camille et de Madeleine.
+
+Camille et Madeleine embrassèrent la petite Marguerite.
+
+MARGUERITE.
+
+Comment vous appelle-t-on?
+
+CAMILLE.
+
+Moi, je m'appelle Camille, et ma soeur s'appelle Madeleine.
+
+MARGUERITE.
+
+Eh bien! vous serez mes petites mamans. Maman Camille et maman
+Madeleine.»
+
+Tout en causant, elles étaient arrivées au château. Mme de Fleurville
+s'était empressée d'envoyer chercher un médecin et avait fait coucher
+Mme de Rosbourg dans un bon lit. Son nom était gravé sur une cassette
+qui se trouvait dans sa voiture, et sur les malles attachées derrière.
+On avait bandé sa blessure pour arrêter le sang, et elle reprenait
+connaissance par degrés. Au bout d'une demi-heure, elle demanda sa
+fille, qu'on lui amena.
+
+Marguerite entra bien doucement, car on lui avait dit que sa maman était
+malade. Camille et Madeleine l'accompagnaient.
+
+«Pauvre maman, dit-elle en entrant, vous avez mal à la tête?
+
+--Oui, mon enfant, bien mal.
+
+--Je veux rester avec vous, maman.
+
+--Non, ma chère petite; embrasse-moi seulement, et puis tu t'en iras
+avec ces bonnes petites filles; je vois à leur physionomie qu'elles sont
+bien bonnes.
+
+--Oh oui! maman, bien bonnes; Camille m'a donné sa poupée; une bien
+jolie poupée!... et Madeleine m'a fait manger une tartine de
+confitures.»
+
+Mme de Rosbourg sourit de la joie de la petite Marguerite, qui allait
+parler encore, lorsque Mme de Fleurville, trouvant que la malade s'était
+déjà trop agitée, conseilla à Marguerite d'aller jouer avec ses deux
+petites mamans, pour que sa grande maman pût dormir.
+
+Marguerite, après avoir encore embrassé Mme de Rosbourg, sortit avec
+Camille et Madeleine.
+
+
+
+
+III
+
+MARGUERITE
+
+
+MADELEINE.
+
+Prends tout ce que tu voudras, ma chère Marguerite; amuse-toi avec nos
+joujoux.
+
+MARGUERITE.
+
+Oh! les belles poupées! En voilà une aussi grande que moi.... En voilà
+encore deux bien jolies!... Ah! cette grande qui est couchée dans un
+beau petit lit! elle est malade comme pauvre maman.... Oh! le beau petit
+chien! comme il a de beaux cheveux! on dirait qu'il est vivant. Et le
+joli petit âne.... Oh! les belles petites assiettes! des tasses, des
+cuillers, des fourchettes! et des couteaux aussi! Un petit huilier, des
+salières! Ah! la jolie petite diligence!... Et cette petite commode
+pleine de robes, de bonnets, de bas, de chemises aux poupées!... Comme
+c'est bien rangé!... Les jolis petits livres! Quelle quantité d'images!
+il y en a plein l'armoire!»
+
+Camille et Madeleine riaient de voir Marguerite courir d'un jouet à
+l'autre, ne sachant lequel prendre, ne pouvant tout tenir ni tout
+regarder à la fois, en poser un, puis le reprendre, puis le laisser
+encore, et, dans son indécision, rester au milieu de la chambre, se
+tournant à droite, à gauche, sautant, battant des mains de joie et
+d'admiration. Enfin elle prit la petite diligence attelée de quatre
+chevaux, et elle demanda à Camille et à Madeleine de sortir avec elle
+pour mener la voiture dans le jardin.
+
+Elles se mirent toutes trois à courir dans les allées et sur l'herbe;
+après quelques tours, la diligence versa. Tous les voyageurs qui étaient
+dedans se trouvèrent culbutés les uns sur les autres; une glace de la
+portière était cassée.
+
+«Ah! mon Dieu, mon Dieu! s'écria Marguerite en pleurant, j'ai cassé
+votre voiture, Camille. J'en suis bien fâchée; bien sûr, je ne le ferai
+plus.
+
+CAMILLE.
+
+Ne pleure pas, ma petite Marguerite, ce ne sera rien. Nous allons ouvrir
+la portière, rasseoir les voyageurs à leurs places, et je demanderai à
+maman de faire mettre une autre glace.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais si les voyageurs ont mal à la tête, comme maman?
+
+MADELEINE.
+
+Non, non, ils ont la tête trop dure. Tiens, vois-tu, les voilà tous
+remis, et ils se portent à merveille.
+
+MARGUERITE.
+
+Tant mieux! J'avais peur de vous faire de la peine.»
+
+La diligence relevée, Marguerite continua à la traîner, mais avec plus
+de précaution, car elle avait un très bon coeur, et elle aurait été
+bien fâchée de faire de la peine à ses petites amies.
+
+Elles rentrèrent au bout d'une heure pour dîner, et couchèrent ensuite
+la petite Marguerite, qui était très fatiguée.
+
+
+
+
+IV
+
+RÉUNION SANS SÉPARATION
+
+
+Pendant que les enfants jouaient, le médecin était venu voir Mme de
+Rosbourg: il ne trouva pas la blessure dangereuse, et il jugea que la
+quantité de sang qu'elle avait perdu rendait une saignée inutile et
+empêcherait l'inflammation. Il mit sur la blessure un certain onguent de
+colimaçons, recouvrit le tout de feuilles de laitue qu'on devait changer
+toutes les heures, recommanda la plus grande tranquillité, et promit de
+revenir le lendemain.
+
+Marguerite venait voir sa mère plusieurs fois par jour; mais elle ne
+restait pas longtemps dans la chambre, car sa vivacité et son babillage
+agitaient Mme de Rosbourg tout en l'amusant. Sur un coup d'oeil de Mme
+de Fleurville, qui ne quittait presque pas le chevet de la malade, les
+deux soeurs emmenaient leur petite protégée.
+
+Les soins attentifs de Mme de Fleurville remplirent de reconnaissance et
+de tendresse le coeur de Mme de Rosbourg; pendant sa convalescence
+elle exprimait souvent le regret de quitter une personne qui l'avait
+traitée avec tant d'amitié.
+
+«Et pourquoi donc me quitteriez-vous, chère amie? dit un jour Mme de
+Fleurville. Pourquoi ne vivrions-nous pas ensemble? Votre petite
+Marguerite est parfaitement heureuse avec Camille et Madeleine, qui
+seraient désolées, je vous assure, d'être séparées de Marguerite; je
+serai enchantée si vous me promettez de ne pas me quitter.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Mais ne serait-ce pas bien indiscret aux yeux de votre famille?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Nullement. Je vis dans un grand isolement depuis la mort de mon mari. Je
+vous ai raconté sa fin cruelle dans un combat contre les Arabes, il y a
+six ans. Depuis j'ai toujours vécu à la campagne. Vous n'avez pas de
+mari non plus, puisque vous n'avez reçu aucune nouvelle du vôtre depuis
+le naufrage du vaisseau sur lequel il s'était embarqué.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Hélas! oui; il a sans doute péri avec ce fatal vaisseau: car depuis deux
+ans, malgré toutes les recherches de mon frère, le marin qui a presque
+fait le tour du monde, nous n'avons pu découvrir aucune trace de mon
+pauvre mari, ni d'aucune des personnes qui l'accompagnaient. Eh bien,
+puisque vous me pressez si amicalement de rester ici, je consens
+volontiers à ne faire qu'un ménage avec vous et à laisser ma petite
+Marguerite sous la garde de ses deux bonnes et aimables amies.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Ainsi donc, chère amie, c'est une chose décidée?
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Oui, puisque vous le voulez bien; nous demeurerons ensemble.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Que vous êtes bonne d'avoir cédé si promptement à mes désirs, chère
+amie! je vais porter cette heureuse nouvelle à mes filles; elles en
+seront enchantées.»
+
+Mme de Fleurville entra dans la chambre où Camille et Madeleine
+prenaient leurs leçons bien attentivement, pendant que Marguerite
+s'amusait avec les poupées et leur racontait des histoires tout bas,
+pour ne pas empêcher ses deux amies de bien s'appliquer.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Mes petites filles, je viens vous annoncer une nouvelle qui vous fera
+grand plaisir. Mme de Rosbourg et Marguerite ne nous quitteront pas,
+comme nous le craignions.
+
+CAMILLE.
+
+Comment! maman, elles resteront toujours avec nous?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Oui, toujours, ma fille, Mme de Rosbourg me l'a promis.
+
+--Oh! quel bonheur!» dirent les trois enfants à la fois.
+
+Marguerite courut embrasser Mme de Fleurville, qui, après lui avoir
+rendu ses caresses, dit à Camille et à Madeleine:
+
+«Mes chères enfants, si vous voulez me rendre toujours heureuse comme
+vous l'avez fait jusqu'ici, il faut redoubler encore d'application au
+travail, d'obéissance à mes ordres et de complaisance entre vous.
+Marguerite est plus jeune que vous. C'est vous qui serez chargées de son
+éducation, sous la direction de sa maman et de moi. Pour la rendre bonne
+et sage, il faut lui donner toujours de bons conseils et surtout de bons
+exemples.
+
+CAMILLE.
+
+Oh! ma chère maman, soyez tranquille; nous élèverons Marguerite aussi
+bien que vous nous élevez. Je lui montrerai à lire, à écrire; et
+Madeleine lui apprendra à travailler, à tout ranger, à tout mettre en
+ordre; n'est-ce pas, Madeleine?
+
+MADELEINE.
+
+Oui, certainement; d'ailleurs elle est si gentille, si douce, qu'elle ne
+nous donnera pas beaucoup de peine.
+
+--Je serai toujours bien sage, reprit Marguerite en embrassant tantôt
+Camille, tantôt Madeleine. Je vous écouterai, et je chercherai toujours
+à vous faire plaisir.
+
+CAMILLE.
+
+Eh bien, ma petite Marguerite, puisque tu veux être bien sage, fais-moi
+l'amitié d'aller te promener pendant une heure, comme je te l'ai déjà
+dit. Depuis que nous avons commencé nos leçons, tu n'es pas sortie; si
+tu restes toujours assise, tu perdras tes couleurs et tu deviendras
+malade.
+
+MARGUERITE.
+
+Oh! Camille, je t'en prie, laisse-moi avec toi! Je t'aime tant!»
+
+Camille allait céder, mais Madeleine pressentit la faiblesse de sa
+soeur: elle prévit tout de suite qu'en cédant une fois à Marguerite il
+faudrait lui céder toujours et qu'elle finirait par ne faire jamais que
+ses volontés. Elle prit donc Marguerite par la main, et, ouvrant la
+porte, elle lui dit:
+
+«Ma chère Marguerite, Camille t'a déjà dit deux fois d'aller te
+promener; tu demandes toujours à rester encore un instant. Camille a la
+bonté de t'écouter; mais cette fois nous _voulons_ que tu sortes. Ainsi,
+pour être sage, comme tu nous le promettais tout à l'heure, il faut te
+montrer obéissante. Va, ma petite; dans une heure tu reviendras.»
+
+Marguerite regarda Camille d'un air suppliant; mais Camille, qui sentait
+bien que sa soeur avait raison, n'osa pas lever les yeux, de crainte
+de se laisser attendrir. Marguerite, voyant qu'il fallait se soumettre,
+sortit lentement et descendit dans le jardin.
+
+Mme de Fleurville avait écouté, sans mot dire, cette petite scène; elle
+s'approcha de Madeleine et l'embrassa tendrement. «Bien! Madeleine, lui
+dit-elle. Et toi, Camille, courage; fais comme ta soeur.» Puis elle
+sortit.
+
+
+
+
+V
+
+LES FLEURS CUEILLIES ET REMPLACÉES
+
+
+«Mon Dieu! mon Dieu! que je m'ennuie toute seule! pensa Marguerite après
+avoir marché un quart d'heure. Pourquoi donc Madeleine m'a-t-elle forcée
+de sortir?... Camille voulait bien me garder, je l'ai bien vu!... Quand
+je suis seule avec Camille, elle me laisse faire tout ce que je veux....
+Comme je l'aime, Camille!... J'aime beaucoup Madeleine, aussi; mais...
+je m'amuse davantage avec Camille. Qu'est-ce que je vais faire pour
+m'amuser?... Ah! j'ai une bonne idée: je vais nettoyer et balayer leur
+petit jardin.»
+
+Elle courut vers le jardin de Camille et de Madeleine, le nettoya,
+balaya les feuilles tombées, et se mit ensuite à examiner toutes les
+fleurs. Tout à coup l'idée lui vint de cueillir un beau bouquet pour
+Camille et pour Madeleine.
+
+«Comme elles seront contentes! se dit-elle. Je vais prendre toutes les
+fleurs, j'en ferai un magnifique bouquet: elles le mettront dans leur
+chambre, qui sentira bien bon!»
+
+Voilà Marguerite enchantée de son idée; elle cueille oeillets,
+giroflées, marguerites, roses, dahlias, réséda, jasmin, enfin tout ce
+qui se trouvait dans le jardin. Elle jetait les fleurs à mesure dans son
+tablier dont elle avait relevé les coins, les entassait tant qu'elle
+pouvait et ne leur laissait presque pas de queue.
+
+Quand elle eut tout cueilli, elle courut à la maison, entra
+précipitamment dans la chambre où travaillaient encore Camille et
+Madeleine, et, courant à elles d'un air radieux:
+
+«Tenez, Camille, tenez, Madeleine, regardez ce que je vous apporte,
+comme c'est beau!»
+
+Et, ouvrant son tablier, elle leur fit voir toutes ces fleurs fripées,
+fanées, écrasées.
+
+«J'ai cueilli tout cela pour vous, leur dit-elle: nous les mettrons dans
+notre chambre, pour qu'elle sente bon!»
+
+Camille et Madeleine se regardèrent en souriant. La gaieté les gagna à
+la vue de ces paquets de fleurs flétries et de l'air triomphant de
+Marguerite; enfin elles se mirent à rire aux éclats en voyant la figure
+rouge, déconcertée et mortifiée de Marguerite. La pauvre petite avait
+laissé tomber les fleurs par terre; elle restait immobile, la bouche
+ouverte, et regardait rire Camille et Madeleine.
+
+Enfin Camille put parler.
+
+«Où as-tu cueilli ces belles fleurs, Marguerite?
+
+--Dans votre jardin.
+
+--Dans notre jardin! s'écrièrent à la fois les deux soeurs, qui
+n'avaient plus envie de rire. Comment! tout cela dans notre jardin?
+
+--Tout, tout, même les boutons.»
+
+Camille et Madeleine se regardèrent d'un air consterné et douloureux.
+Marguerite, sans le vouloir, leur causait un grand chagrin. Elles
+réservaient toutes ces fleurs pour offrir un bouquet à leur maman le
+jour de sa fête, qui avait lieu le surlendemain, et voilà qu'il n'en
+restait plus une seule! Pourtant ni l'une ni l'autre n'eurent le courage
+de gronder la pauvre Marguerite, qui arrivait si joyeuse et qui avait
+cru leur causer une si agréable surprise.
+
+Marguerite, étonnée de ne pas recevoir les remerciements et les baisers
+auxquels elle s'attendait, regarda attentivement les deux soeurs, et,
+lisant leur chagrin sur leurs figures consternées, elle comprit
+vaguement qu'elle avait fait quelque chose de mal, et se mit à pleurer.
+
+Madeleine rompit enfin le silence.
+
+«Ma petite Marguerite, nous t'avons dit bien des fois de ne toucher à
+rien sans en demander la permission. Tu as cueilli nos fleurs et tu nous
+as fait de la peine. Nous voulions donner après-demain à maman, pour sa
+fête, un beau bouquet de fleurs plantées et arrosées par nous.
+Maintenant, par ta faute, nous n'avons plus rien à lui donner.»
+
+Les pleurs de Marguerite redoublèrent.
+
+«Nous ne te grondons pas, reprit Camille, parce que nous savons que tu
+ne l'as pas fait par méchanceté; mais tu vois comme c'est vilain de ne
+pas nous écouter.»
+
+Marguerite sanglotait.
+
+«Console-toi, ma petite Marguerite, dit Madeleine en l'embrassant; tu
+vois bien que nous ne sommes pas fâchées contre toi.
+
+--Parce que... vous... êtes... trop bonnes,... dit Marguerite, qui
+suffoquait; mais... vous... êtes... tristes.... Cela... me... fait de
+la... peine.... Pardon,... pardon,... Camille,... Madeleine.... Je ne...
+le... ferai plus,... bien sûr.»
+
+Camille et Madeleine, touchées du chagrin de Marguerite, l'embrassèrent
+et la consolèrent de leur mieux. A ce moment, Mme de Rosbourg entra;
+elle s'arrêta étonnée en voyant les yeux rouges et la figure gonflée de
+sa fille.
+
+«Marguerite! qu'as-tu, mon enfant? Serais-tu méchante, par hasard?
+
+--Oh non! madame, répondit Madeleine; nous la consolons.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+De quoi la consolez-vous, chères petites?
+
+MADELEINE.
+
+De..., de....»
+
+Madeleine rougit et s'arrêta.
+
+«Madame, reprit Camille, nous la consolons, nous..., nous...
+l'embrassons... parce que..., parce que....»
+
+Elle rougit et se tut à son tour.
+
+La surprise de Mme de Rosbourg augmentait.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Marguerite, dis-moi toi-même pourquoi tu pleures et pourquoi tes amies
+te consolent.
+
+--Oh! maman, chère maman, s'écria Marguerite en se jetant dans les bras
+de sa mère, j'ai été bien méchante; j'ai fait de la peine à mes amies,
+mais c'était sans le vouloir. J'ai cueilli toutes les fleurs de leur
+jardin; elles n'ont plus rien à donner à leur maman pour sa fête, et, au
+lieu de me gronder, elles m'embrassent. Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai du
+chagrin!
+
+--Tu fais bien de m'avouer tes sottises, ma chère enfant, je tâcherai de
+les réparer. Tes petites amies sont bien bonnes de ne pas t'en vouloir.
+Sois indulgente et douce comme elles, chère petite, tu seras aimée comme
+elles et tu seras bénie de Dieu et de ta maman.
+
+Mme de Rosbourg embrassa Camille, Madeleine et Marguerite d'un air
+attendri, quitta la chambre, sonna son domestique, et demanda
+immédiatement sa voiture.
+
+Une demi-heure après, la calèche de Mme de Rosbourg était prête. Elle y
+monta et se fit conduire à la ville de Moulins, qui n'était qu'à cinq
+kilomètres de la maison de campagne de Mme de Fleurville.
+
+Elle descendit chez un marchand de fleurs, et choisit les plus belles et
+les plus jolies.
+
+«Ayez la complaisance, monsieur, dit-elle au marchand, de m'apporter
+vous-même tous ces pots de fleurs chez Mme de Fleurville. Je vous ferai
+indiquer la place où ils doivent être plantés, et vous surveillerez ce
+travail. Je désire que ce soit fait la nuit, pour ménager une surprise
+aux petites de Fleurville.
+
+--Madame peut être tranquille; tout sera fait selon ses ordres. Au
+soleil couchant, je chargerai sur une charrette les fleurs que madame a
+choisies, et je me conformerai aux ordres de madame.
+
+--Combien vous devrai-je, monsieur, pour les fleurs et la plantation?
+
+--Ce sera quarante francs, madame; il y a soixante plantes avec leurs
+pots, et de plus le travail. Madame ne trouve pas que ce soit trop cher?
+
+--Non, non, c'est très bien; les quarante francs vous seront remis
+aussitôt votre ouvrage terminé.»
+
+Mme de Rosbourg remonta en voiture et retourna au château de Fleurville
+(c'était le nom de la terre de Mme de Fleurville). Elle donna ordre à
+son domestique d'attendre le marchand à l'entrée de la nuit et de lui
+faire planter les fleurs dans le petit jardin de Camille et de
+Madeleine. Son absence avait été si courte que ni Mme de Fleurville ni
+les enfants ne s'en étaient aperçues.
+
+A peine Mme de Rosbourg avait-elle quitté les petites, que toutes trois
+se dirigèrent vers leur jardin.
+
+«Peut-être, pensait Camille, restait-il encore quelques fleurs oubliées,
+seulement de quoi faire un tout petit bouquet.»
+
+Hélas! il n'y avait rien: tout était cueilli. Camille et Madeleine
+regardaient tristement et en silence leur jardin vide. Marguerite avait
+bien envie de pleurer.
+
+«C'est fait, dit enfin Madeleine; il n'y a pas de remède. Nous tâcherons
+d'avoir quelques plantes nouvelles, qui fleuriront plus tard.
+
+MARGUERITE.
+
+Prenez tout mon argent pour en acheter, Madeleine: j'ai quatre francs!
+
+MADELEINE.
+
+Merci, ma chère petite, il vaut mieux garder ton argent pour les
+pauvres.
+
+[Illustration: «Ayez la complaisance de m'apporter tous ces pots de
+fleurs.» (Page 27.)]
+
+MARGUERITE.
+
+Mais si vous n'avez pas assez d'argent, Madeleine, vous prendrez le
+mien, n'est-ce pas?
+
+MADELEINE.
+
+Oui, oui, ma bonne petite, sois sans inquiétude, ne pensons plus à tout
+cela, et préparons notre jardin pour y replanter de nouvelles fleurs.»
+
+Les trois petites se mirent à l'ouvrage; Marguerite fut chargée
+d'arracher les vieilles tiges et de les brouetter dans le bois, Camille
+et Madeleine bêchèrent avec ardeur; elles suaient à grosses gouttes
+toutes les trois quand Mme de Rosbourg, revenue de sa course, les
+rejoignit au jardin.
+
+«Oh! les bonnes ouvrières! s'écria-t-elle. Voilà un jardin bien bêché!
+Les fleurs y pousseront toutes seules, j'en suis sûre.
+
+--Nous en aurons bientôt, madame, vous verrez.
+
+--Je n'en doute pas, car le bon Dieu récompensera toujours les bonnes
+petites filles comme vous.»
+
+La besogne était finie; Camille, Madeleine et Marguerite eurent soin de
+ranger leurs outils, et jouèrent pendant une heure dans l'herbe et dans
+le bois. Alors la cloche sonna le dîner, et chacun rentra.
+
+Le lendemain, après déjeuner, les enfants allèrent à leur petit jardin
+pour achever de le nettoyer.
+
+Camille courait en avant. Le jardin lui apparut plein de fleurs mille
+fois plus belles et plus nombreuses que celles qui y étaient la veille.
+Elle s'arrêta stupéfaite; elle ne comprenait pas.
+
+Madeleine et Marguerite arrivèrent à leur tour, et toutes trois
+restèrent muettes de surprise et de joie devant ces fleurs si fraîches,
+si variées, si jolies.
+
+Enfin, un cri général témoigna de leur bonheur; elles se précipitèrent
+dans le jardin, sentant une fleur, en caressant une autre, les admirant
+toutes, folles de joie, mais ne comprenant toujours pas comment ces
+fleurs avaient poussé et fleuri en une nuit, et ne devinant pas qui les
+avait apportées.
+
+«C'est le bon Dieu, dit Camille.
+
+--Non, c'est plutôt la sainte Vierge, dit Madeleine.
+
+--Je crois que ce sont nos petits anges», reprit Marguerite.
+
+Mme de Fleurville arrivait avec Mme de Rosbourg.
+
+«Voici l'ange qui a fait pousser vos fleurs, dit Mme de Fleurville en
+montrant Mme de Rosbourg. Votre douceur et votre bonté l'ont touchée;
+elle a été acheter tout cela à Moulins, pendant que vous vous mettiez en
+nage pour réparer le mal causé par Marguerite.»
+
+On peut juger du bonheur et de la reconnaissance des trois enfants.
+Marguerite était peut-être plus heureuse que Camille et Madeleine, car
+le chagrin qu'elle avait fait à ses amies pesait sur son coeur.
+
+Le lendemain, toutes les trois offrirent un bouquet composé de leurs
+plus belles fleurs, non seulement à Mme de Fleurville pour sa fête, mais
+aussi à Mme de Rosbourg, comme témoignage de leur reconnaissance.
+
+
+
+
+VI
+
+UN AN APRÈS
+
+LE CHIEN ENRAGÉ
+
+
+Un jour, Marguerite, Camille et Madeleine jouaient devant la maison,
+sous un grand sapin. Un grand chien noir qui s'appelait Calino, et qui
+appartenait au garde, était couché près d'elles.
+
+Marguerite cherchait à lui mettre au cou une couronne de pâquerettes que
+Camille venait de terminer. Quand la couronne était à moitié passée, le
+chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait.
+
+«Méchant Calino, veux-tu te tenir tranquille! si tu recommences, je te
+donnerai une tape.»
+
+Et elle ramassait la couronne.
+
+«Baisse la tête, Calino.»
+
+Calino obéissait d'un air indifférent.
+
+Marguerite passait avec effort la couronne à moitié; Calino donnait un
+coup de tête: la couronne tombait encore.
+
+«Mauvaise bête! entêté, désobéissant!» dit Marguerite en lui donnant une
+petite tape sur la tête.
+
+Au même moment, un chien jaune, qui s'était approché sans bruit, donna
+un coup de dent à Calino. Marguerite voulut le chasser: le chien jaune
+se jeta sur elle et lui mordit la main; puis il continua son chemin la
+queue entre les jambes, la tête basse, la langue pendante. Marguerite
+poussa un petit cri; puis, voyant du sang à sa main, elle pleura.
+
+Camille et Madeleine s'étaient levées précipitamment au cri de
+Marguerite. Camille suivit des yeux le chien jaune; elle dit quelques
+mots tout bas à Madeleine, puis elle courut chez Mme de Fleurville.
+
+«Maman, lui dit-elle tout bas, Marguerite a été mordue par un chien
+enragé.»
+
+Mme de Fleurville bondit de dessus sa chaise.
+
+«Comment sais-tu que le chien est enragé?
+
+--Je l'ai bien vu, maman, à sa queue traînante, à sa tête basse, à sa
+langue pendante, à sa démarche trottinante; et puis il a mordu Calino et
+Marguerite sans aboiement, sans bruit; et Calino, au lieu de se défendre
+ou de crier, s'est étendu à terre sans bouger.
+
+[Illustration: Le chien secouait la tête, la couronne tombait, et
+Marguerite le grondait. (Page 33.)]
+
+--Tu as raison, Camille! Quel malheur, mon Dieu! Lavons bien vite les
+morsures dans l'eau fraîche, ensuite dans l'eau salée.
+
+--Madeleine l'a menée dans la cuisine, maman. Mais que faire?»
+
+Mme de Fleurville, pour toute réponse, alla avec Camille trouver
+Marguerite; elle regarda la morsure, et vit un petit trou peu profond
+qui ne saignait plus.
+
+«Vite, Rosalie (c'était la cuisinière), un seau d'eau fraîche! Donne-moi
+ta main, Marguerite! Trempe-la dans le seau. Trempe encore, encore;
+remue-la bien. Donne-moi une forte poignée de sel, Camille,... bien....
+Mets-le dans un peu d'eau.... Trempe ta main dans l'eau salée, chère
+Marguerite.
+
+--J'ai peur que le sel ne me pique, dit Marguerite en pleurant.
+
+--Non, n'aie pas peur: ce ne sera pas grand-chose. Mais, quand même cela
+te piquerait, il faut te tremper la main, sans quoi tu serais très
+malade.»
+
+Pendant dix minutes, Mme de Fleurville obligea Marguerite à tenir sa
+main dans l'eau salée. S'apercevant de la frayeur de la pauvre enfant,
+qui contenait difficilement ses larmes, elle l'embrassa et lui dit:
+
+«Ne t'effraye pas, ma petite Marguerite; ce ne sera rien, je pense. Tous
+les jours, matin et soir, tu tremperas ta main dans l'eau salée pendant
+un quart d'heure; tous les jours tu mangeras deux fortes pincées de sel
+et une petite gousse d'ail. Dans huit jours ce sera fini.
+
+--Maman, dit Camille, n'en parlons pas à Mme de Rosbourg, elle serait
+trop inquiète.
+
+--Tu as raison, chère enfant, dit Mme de Fleurville en l'embrassant.
+Nous le lui raconterons dans un mois.»
+
+Camille et Madeleine recommandèrent bien à Marguerite de ne rien dire à
+sa maman, pour ne pas la tourmenter. Marguerite, qui était obéissante et
+qui n'était pas bavarde, n'en dit pas un mot. Pendant huit jours elle
+fit exactement ce que lui avait ordonné Mme de Fleurville; au bout de
+trois jours sa petite main était guérie.
+
+Après un mois, quand tout danger fut passé, Marguerite dit un jour à sa
+maman:
+
+«Maman, chère maman, vous ne savez pas que votre pauvre Marguerite a
+manqué mourir.
+
+--Mourir, mon amour! dit la maman en riant. Tu n'as pas l'air bien
+malade.
+
+--Tenez, maman, regardez ma main. Voyez-vous cette toute petite tache
+rouge?
+
+--Oui, je vois bien; c'est un cousin qui t'a piquée!
+
+--C'est un chien enragé qui m'a mordue.»
+
+Mme de Rosbourg poussa un cri étouffé, pâlit et demanda d'une voix
+tremblante:
+
+«Qui t'a dit que le chien était enragé? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit
+tout de suite?
+
+--Mme de Fleurville m'a recommandé de faire bien exactement ce qu'elle
+avait dit, sans quoi je deviendrais enragée et je mourrais. Elle m'a
+défendu de vous en parler avant un mois, chère maman, pour ne pas vous
+faire peur.
+
+--Et qu'a-t-on fait pour te guérir, ma pauvre petite? Est-ce qu'on a
+appliqué un fer rouge sur la morsure?
+
+--Non, maman, pas du tout. Mme de Fleurville, Camille et Madeleine m'ont
+tout de suite lavé la main à grande eau dans un seau, puis elles me
+l'ont fait tremper dans de l'eau salée, longtemps, longtemps; elles
+m'ont fait faire cela tous les matins et tous les soirs, pendant une
+semaine, et m'ont fait manger, tous les jours, deux pincées de sel et de
+l'ail.»
+
+Mme de Rosbourg embrassa Marguerite avec une vive émotion, et courut
+chercher Mme de Fleurville pour avoir des renseignements plus précis.
+
+Mme de Fleurville confirma le récit de la petite et rassura Mme de
+Rosbourg sur les suites de cette morsure.
+
+«Marguerite ne court plus aucun danger, chère amie, soyez-en sûre; l'eau
+est le remède infaillible pour les morsures des bêtes enragées; l'eau
+salée est bien meilleure encore. Soyez bien certaine qu'elle est
+sauvée.»
+
+Mme de Rosbourg embrassa tendrement Mme de Fleurville; elle exprima
+toute la reconnaissance que lui inspiraient la tendresse et les soins de
+Camille et de Madeleine, et se promit tout bas de la leur témoigner à la
+première occasion.
+
+
+
+
+VII
+
+CAMILLE PUNIE
+
+
+Il y avait à une lieue du château de Fleurville une petite fille âgée de
+six ans, qui s'appelait Sophie. A quatre ans, elle avait perdu sa mère
+dans un naufrage; son père se remaria et mourut aussi peu de temps
+après. Sophie resta avec sa belle-mère, Mme Fichini; elle était revenue
+habiter une terre qui avait appartenu à M. de Réan, père de Sophie. Il
+avait pris plus tard le nom de Fichini, que lui avait légué, avec une
+fortune considérable, un ami mort en Amérique; Mme Fichini et Sophie
+venaient quelquefois chez Mme de Fleurville. Nous allons voir si Sophie
+était aussi bonne que Camille et Madeleine.
+
+Un jour que les petites soeurs et Marguerite sortaient pour aller se
+promener, on entendit le roulement d'une voiture, et, bientôt après, une
+brillante calèche s'arrêta devant le perron du château; Mme Fichini et
+Sophie en descendirent.
+
+«Bonjour, Sophie, dirent Camille et Madeleine; nous sommes bien
+contentes de te voir; bonjour, madame, ajoutèrent-elles en faisant une
+petite révérence.
+
+--Bonjour, mes petites; je vais au salon voir votre maman. Ne vous
+dérangez pas de votre promenade; Sophie vous accompagnera. Et vous,
+mademoiselle, ajouta-t-elle en s'adressant à Sophie d'une voix dure et
+d'un air sévère, soyez sage, sans quoi vous aurez le fouet au retour.»
+
+Sophie n'osa pas répliquer; elle baissa les yeux. Mme Fichini s'approcha
+d'elle les yeux étincelants:
+
+«Vous n'avez pas de langue pour répondre, petite impertinente!
+
+--Oui, maman», s'empressa de répondre Sophie.
+
+Mme Fichini jeta sur elle un regard de colère, lui tourna le dos et
+entra au salon.
+
+Camille et Madeleine étaient restées stupéfaites.
+
+Marguerite s'était cachée derrière une caisse d'oranger. Quand Mme
+Fichini eut fermé la porte du salon, Sophie leva lentement la tête,
+s'approcha de Camille et de Marguerite, et dit tout bas:
+
+«Sortons; n'allons pas au salon: ma belle-mère y est.
+
+CAMILLE.
+
+Pourquoi ta belle-mère t'a-t-elle grondée, Sophie? Qu'est-ce que tu as
+fait?
+
+SOPHIE.
+
+Rien du tout. Elle est toujours comme cela.
+
+MADELEINE.
+
+Allons dans notre jardin, où nous serons bien tranquilles. Marguerite,
+viens avec nous.
+
+SOPHIE, _apercevant Marguerite_.
+
+Ah! qu'est-ce que c'est que cette petite? je ne l'ai pas encore vue.
+
+CAMILLE.
+
+«C'est notre petite amie, et une bonne petite fille; tu ne l'as pas
+encore vue, parce qu'elle était malade quand nous avons été te voir et
+qu'elle n'a pu venir avec nous; j'espère, Sophie, que tu l'aimeras. Elle
+s'appelle Marguerite.»
+
+Madeleine raconta à Sophie comment elles avaient fait connaissance avec
+Mme de Rosbourg. Sophie embrassa Marguerite, et toutes quatre coururent
+au jardin.
+
+SOPHIE.
+
+Les belles fleurs! Mais elles sont bien plus belles que les miennes. Où
+avez-vous eu ces magnifiques oeillets, ces beaux géraniums et ces
+charmants rosiers? Quelle délicieuse odeur!
+
+MADELEINE.
+
+C'est Mme de Rosbourg qui nous a donné tout cela.
+
+MARGUERITE.
+
+Prenez garde, Sophie: vous écrasez un beau fraisier; reculez-vous.
+
+SOPHIE.
+
+Laissez-moi donc. Je veux sentir les roses.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais vous écrasez les fraises de Camille. Il ne faut pas écraser les
+fraises de Camille.
+
+SOPHIE.
+
+Et moi, je te dis de me laisser tranquille, petite sotte.»
+
+Et, comme Marguerite cherchait à préserver les fraises en tenant la
+jambe de Sophie, celle-ci la poussa avec tant de colère et si rudement,
+que la pauvre Marguerite alla rouler à trois pas de là.
+
+Aussitôt que Camille vit Marguerite par terre, elle s'élança sur Sophie
+et lui appliqua un vigoureux soufflet.
+
+Sophie se mit à crier, Marguerite pleurait, Madeleine cherchait à les
+apaiser. Camille était toute rouge et toute honteuse. Au même instant
+parurent Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.
+
+Mme Fichini commença par donner un bon soufflet à Sophie, qui criait.
+
+SOPHIE, _criant_.
+
+Cela m'en fait deux; cela m'en fait deux!
+
+MADAME FICHINI.
+
+Deux quoi, petite sotte?
+
+SOPHIE.
+
+Deux soufflets qu'on m'a donnés.
+
+MADAME FICHINI, _lui donnant encore un soufflet_.
+
+Tiens, voilà le second pour ne pas te faire mentir.
+
+CAMILLE.
+
+Elle ne mentait pas, madame; c'est moi qui lui ai donné le premier.»
+
+Mme Fichini regarda Camille avec surprise.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Que dis-tu, Camille? Toi, si bonne, tu as donné un soufflet à Sophie,
+qui vient en visite chez toi?
+
+CAMILLE, _les yeux baissés_.
+
+Oui, maman.
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _avec sévérité_.
+
+Et pourquoi t'es-tu laissé emporter à une pareille brutalité?
+
+CAMILLE, _avec hésitation_.
+
+Parce que, parce que.... (_Elle lève les yeux sur Sophie, qui la regarde
+d'un air suppliant._) Parce que Sophie écrasait mes fraises.
+
+MARGUERITE, _avec feu_.
+
+Non, ce n'est pas cela, c'est pour me....
+
+CAMILLE, _lui mettant la main sur la bouche, avec vivacité_.
+
+Si fait, si fait; c'est pour mes fraises. (_Tout bas à Marguerite._)
+Tais-toi, je t'en prie.
+
+MARGUERITE, _tout bas_.
+
+Je ne veux pas qu'on te croie méchante, quand c'est pour me défendre que
+tu t'es mise en colère.
+
+CAMILLE.
+
+Je t'en supplie, ma petite Marguerite, tais-toi jusqu'après le départ de
+Mme Fichini.»
+
+Marguerite baisa la main de Camille et se tut.
+
+Mme de Fleurville voyait bien qu'il s'était passé quelque chose qui
+avait excité la colère de Camille, toujours si douce; mais elle devinait
+qu'on ne voulait pas le raconter, par égard pour Sophie. Pourtant elle
+voulait donner satisfaction à Mme Fichini et punir Camille de cette
+vivacité inusitée; elle lui dit d'un air mécontent:
+
+«Montez dans votre chambre, mademoiselle; vous ne descendrez que pour
+dîner, et vous n'aurez ni dessert ni plat sucré.»
+
+Camille fondit en larmes et se disposa à obéir à sa maman; avant de se
+retirer, elle s'approcha de Sophie, et lui dit:
+
+«Pardonne-moi, Sophie; je ne recommencerai pas, je te le promets.»
+
+Sophie, qui au fond n'était pas méchante, embrassa Camille, et lui dit
+tout bas:
+
+«Merci, ma bonne Camille, de n'avoir pas dit que j'avais poussé
+Marguerite; ma belle-mère m'aurait fouettée jusqu'au sang.»
+
+Camille lui serra la main et se dirigea en pleurant vers la maison.
+Madeleine et Marguerite pleuraient à chaudes larmes de voir pleurer
+Camille. Marguerite avait bien envie d'excuser Camille en racontant ce
+qui s'était passé; mais elle se souvint que Camille l'avait priée de
+n'en pas parler.
+
+«Méchante Sophie, se disait-elle, c'est elle qui est cause du chagrin de
+ma pauvre Camille. Je la déteste.»
+
+Mme Fichini remonta en voiture avec Sophie, qu'on entendit crier
+quelques instants après; on supposa que sa belle-mère la battait; on ne
+se trompait pas: car, à peine en voiture, Mme Fichini s'était mise à
+gronder Sophie, et, pour terminer sa morale, elle lui avait tiré
+fortement les cheveux.
+
+A peine furent-elles parties, que Madeleine et Marguerite racontèrent à
+Mme de Fleurville comment et pourquoi Camille s'était emportée contre
+Sophie.
+
+«Cette explication diminue beaucoup sa faute, mes enfants, mais elle a
+été très coupable de s'être laissée aller à une pareille colère. Je lui
+permets de sortir de sa chambre, pourtant elle n'aura ni dessert ni plat
+sucré.»
+
+Madeleine et Marguerite coururent chercher Camille, et lui dirent que sa
+punition se bornait à ne pas manger de dessert et de plat sucré. Camille
+soupira et resta bien triste.
+
+C'est qu'il faut bien avouer que la bonne, la charmante Camille avait un
+défaut: elle était un peu gourmande; elle aimait les bonnes choses, et
+surtout les fruits. Elle savait que justement ce jour-là on devait
+servir d'excellentes pêches et du raisin que son oncle avait envoyés de
+Paris. Quelle privation de ne pas goûter à cet excellent dessert dont
+elle s'était fait une fête! Elle continuait donc d'avoir les yeux pleins
+de larmes.
+
+«Ma pauvre Camille, lui dit Madeleine, tu es donc bien triste de ne pas
+avoir de dessert?
+
+CAMILLE, _pleurant_.
+
+Cela me fait de la peine de voir tout le monde manger le beau raisin et
+les belles pêches que mon oncle a envoyés, et de ne pas même y goûter.
+
+MADELEINE.
+
+Eh bien, ma chère Camille, je n'en mangerai pas non plus, ni de plat
+sucré: cela te consolera un peu.
+
+CAMILLE.
+
+Non, ma chère Madeleine, je ne veux pas que tu te prives pour moi; tu en
+mangeras, je t'en prie.
+
+MADELEINE.
+
+Non, non, Camille, j'y suis décidée. Je n'aurais aucun plaisir à manger
+de bonnes choses dont tu serais privée.»
+
+Camille se jeta dans les bras de Madeleine; elles s'embrassèrent vingt
+fois avec la plus vive tendresse. Madeleine demanda à Camille de ne
+parler à personne de sa résolution.
+
+«Si maman le savait, dit-elle, ou bien elle me forcerait d'en manger, ou
+bien j'aurais l'air de vouloir la forcer à te pardonner.»
+
+Camille lui promit de n'en pas parler pendant le dîner: mais elle
+résolut de raconter ensuite la généreuse privation que s'était imposée
+sa bonne petite soeur: car Madeleine avait d'autant plus de mérite
+qu'elle était, comme Camille, un peu gourmande.
+
+L'heure du dîner vint; les enfants étaient tristes tous les trois. Le
+plat sucré se trouva être des croquettes de riz, que Madeleine aimait
+extrêmement.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Madeleine, donne-moi ton assiette, que je te serve des croquettes.
+
+MADELEINE.
+
+Merci, maman, je n'en mangerai pas.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Comment! tu n'en mangeras pas, toi qui les aimes tant!
+
+MADELEINE.
+
+Je n'ai plus faim, maman.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Tu m'as demandé tout à l'heure des pommes de terre, et je t'en ai refusé
+parce que je pensais aux croquettes de riz, que tu aimes mieux que tout
+autre plat sucré.
+
+MADELEINE, _embarrassée et rougissante_.
+
+J'avais encore un peu faim, maman, mais je n'ai plus faim du tout.»
+
+Mme de Fleurville regarde d'un air surpris Madeleine, rouge et confuse;
+elle regarde Camille, qui rougit aussi et qui s'agite, dans la crainte
+que Madeleine ne paraisse capricieuse et ne soit grondée.
+
+Mme de Fleurville se doute qu'il y a quelque chose qu'on lui cache, et
+n'insiste plus.
+
+Le dessert arrive; on apporte une superbe corbeille de pêches et une
+corbeille de raisin; les yeux de Camille se remplissent de larmes; elle
+pense avec chagrin que c'est pour elle que sa soeur se prive de si
+bonnes choses. Madeleine soupire en jetant sur les deux corbeilles des
+regards d'envie.
+
+«Veux-tu commencer par le raisin ou par une pêche, Madeleine? demanda
+Mme de Fleurville.
+
+--Merci, maman, je ne mangerai pas de dessert.
+
+--Mange au moins une grappe de raisin, dit Mme de Fleurville de plus en
+plus surprise; il est excellent.
+
+--Non, maman, répondit Madeleine qui se sentait faiblir à la vue de ces
+beaux fruits dont elle respirait le parfum; je suis fatiguée, je
+voudrais me coucher.
+
+--Tu n'es pas souffrante, chère petite? lui demanda sa mère avec
+inquiétude.
+
+--Non, maman, je me porte très bien; seulement je voudrais me coucher.»
+
+Et Madeleine, se levant, alla dire adieu à sa maman et à Mme de
+Rosbourg; elle allait embrasser Camille, quand celle-ci demanda d'une
+voix tremblante à Mme de Fleurville la permission de suivre Madeleine.
+Mme de Fleurville, qui avait pitié de son agitation, le lui permit. Les
+deux soeurs partirent ensemble.
+
+Cinq minutes après, tout le monde sortit de table; on trouva dans le
+salon Camille et Madeleine s'embrassant et se serrant dans les bras
+l'une de l'autre. Madeleine quitta enfin Camille et monta pour se
+coucher.
+
+Camille était restée au milieu du salon, suivant des yeux Madeleine et
+répétant:
+
+«Cette bonne Madeleine! comme je l'aime! comme elle est bonne!
+
+--Dis-moi donc, Camille, demanda Mme de Fleurville, ce qui passe par la
+tête de Madeleine. Elle refuse le plat sucré, elle refuse le dessert, et
+elle va se coucher une heure plus tôt qu'à l'ordinaire.
+
+--Si vous saviez, ma chère maman, comme Madeleine m'aime et comme elle
+est bonne! Elle a fait tout cela pour me consoler, pour être privée
+comme moi; et elle est allée se coucher parce qu'elle avait peur de ne
+pouvoir résister au raisin, qui était si beau et qu'elle aime tant!
+
+--Viens la voir avec moi, Camille; allons l'embrasser!» s'écria Mme de
+Fleurville.
+
+Avant de quitter le salon, elle alla dire quelques mots à l'oreille de
+Mme de Rosbourg, qui passa immédiatement dans la salle à manger.
+
+Mme de Fleurville et Camille montèrent chez Madeleine qui venait de se
+coucher; ses grands yeux bleus étaient fixés sur un portrait de Camille,
+auquel elle souriait.
+
+Mme de Fleurville s'approcha de son lit, la serra tendrement dans ses
+bras et lui dit:
+
+«Ma chère petite, ta générosité a racheté la faute de ta soeur et
+effacé la punition. Je lui pardonne à cause de toi, et vous allez toutes
+deux manger des croquettes, du raisin et des pêches que j'ai fait
+apporter.»
+
+Au même moment, Élisa la bonne entra, apportant des croquettes de riz
+sur une assiette, du raisin et des pêches sur une autre. Tout le monde
+s'embrassa, Mme de Fleurville descendit pour rejoindre Mme de Rosbourg.
+Camille raconta à Élisa combien Madeleine avait été bonne; toutes deux
+donnèrent à Élisa une part de leur dessert, et après avoir bien causé,
+s'être bien embrassées, avoir fait leur prière de tout leur coeur,
+Camille se déshabilla, et toutes deux s'endormirent pour rêver
+soufflets, gronderies, tendresse, pardon et raisin.
+
+
+
+
+VIII
+
+LES HÉRISSONS
+
+
+Un jour, Camille et Madeleine lisaient hors de la maison, assises sur
+leurs petits pliants, lorsqu'elles virent accourir Marguerite.
+
+«Camille, Madeleine, leur cria-t-elle, venez vite voir des hérissons
+qu'on a attrapés; il y en a quatre, la mère et les trois petits.»
+
+Camille et Madeleine se levèrent promptement et coururent voir les
+hérissons, qu'on avait mis dans un panier.
+
+CAMILLE.
+
+Mais on ne voit rien que des boules piquantes; ils n'ont ni tête ni
+pattes.
+
+MADELEINE.
+
+Je crois qu'ils se sont roulés en boule, et que leurs têtes et leurs
+pattes sont cachées.
+
+CAMILLE.
+
+Nous allons bien voir; je vais les faire sortir du panier.
+
+MADELEINE.
+
+Mais ils te piqueront; comment les prendras-tu?
+
+CAMILLE.
+
+Tu vas voir.
+
+Camille prend le panier, le renverse: les hérissons se trouvent par
+terre. Au bout de quelques secondes, un des petits hérissons se déroule,
+sort sa tête, puis ses pattes; les autres petits font de même et
+commencent à marcher, à la grande joie des petites filles, qui restaient
+immobiles pour ne pas les effrayer. Enfin la mère commença aussi à se
+dérouler lentement et avança un peu la tête. Quand elle aperçut les
+trois enfants, elle resta quelques instants indécise; puis, voyant que
+personne ne bougeait, elle s'allongea tout à fait, poussa un cri en
+appelant ses petits et se mit à trottiner pour se sauver.
+
+«Les hérissons se sauvent! s'écria Marguerite; les voilà qui courent
+tous du côté du bois.»
+
+Au même moment le garde accourut.
+
+«Eh! eh! dit-il, mes pelotes qui se sont déroulées! Il ne fallait pas
+les lâcher, mesdemoiselles; je vais avoir du mal à les rattraper.»
+
+Et le garde courut après les hérissons, qui allaient presque aussi vite
+que lui; déjà ils avaient gagné la lisière du bois; la mère pressait et
+poussait ses petits. Ils n'étaient plus qu'à un pas d'un vieux chêne
+creux dans lequel ils devaient trouver un refuge assuré; le garde était
+encore à sept ou huit pas en arrière, ils avaient le temps de se
+soustraire au danger qui les menaçait, lorsqu'une détonation se fit
+entendre. La mère roula morte à l'entrée du chêne creux; les petits,
+voyant leur mère arrêtée, s'arrêtèrent également.
+
+Le garde, qui avait tiré son coup de fusil sur la mère, se précipita sur
+les petits et les jeta dans son carnier.
+
+Camille, Madeleine et Marguerite accoururent.
+
+«Pourquoi avez-vous tué cette pauvre bête, méchant Nicaise? dit Camille
+avec indignation.
+
+MADELEINE.
+
+Les pauvres petits vont mourir de faim à présent.
+
+NICAISE.
+
+Pour cela non, mademoiselle; ce n'est pas de faim qu'ils vont mourir: je
+vais les tuer.
+
+MARGUERITE, _joignant les mains_.
+
+Oh! pauvres petits! ne les tuez pas, je vous en prie, Nicaise.
+
+NICAISE.
+
+Ah! il faut bien les faire mourir, mademoiselle; c'est mauvais, le
+hérisson: ça détruit les petits lapins, les petits perdreaux.
+D'ailleurs, ils sont trop jeunes; ils ne vivraient pas sans leur mère.
+
+CAMILLE.
+
+Viens, Madeleine; viens, Marguerite; allons demander à maman de sauver
+ces malheureuses petites bêtes.»
+
+Toutes trois coururent au salon, où travaillaient Mme de Fleurville et
+Mme de Rosbourg.
+
+LES TROIS PETITES ENSEMBLE.
+
+Maman, maman, madame, les pauvres hérissons! ce méchant Nicaise va les
+tuer! La pauvre mère est morte! Il faut les sauver, vite, vite!
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Qui? Qu'est-ce? Qui tuer? Qui sauver? Pourquoi «méchant Nicaise»?
+
+LES TROIS PETITES ENSEMBLE.
+
+Il faut aller vite. C'est Nicaise. Il ne nous écoute pas. Ces pauvres
+petits!
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Vous parlez toutes trois à la fois, mes chères enfants; nous ne
+comprenons pas ce que vous demandez. Madeleine, parle seule, toi qui es
+moins agitée et moins essoufflée.
+
+MADELEINE.
+
+C'est Nicaise qui a tué une mère hérisson; il y a trois petits, il veut
+les tuer aussi; il dit que les hérissons sont mauvais, qu'ils tuent les
+petits lapins.
+
+CAMILLE.
+
+Et je crois qu'il ment; ils ne mangent que de mauvaises bêtes.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Et pourquoi mentirait-il, Camille?
+
+CAMILLE.
+
+Parce qu'il veut tuer ces pauvres petits, maman.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Tu le crois donc bien méchant? Pour avoir le plaisir de tuer de pauvres
+petites bêtes inoffensives, il inventerait contre elles des calomnies!
+
+CAMILLE.
+
+C'est vrai, maman, j'ai tort; mais si vous pouviez sauver ces petits
+hérissons? Ils sont si gentils!
+
+MADAME DE ROSBOURG, _souriant_.
+
+Des hérissons gentils? c'est une rareté. Mais, chère amie, nous
+pourrions aller voir ce qu'il en est et s'il y a moyen de laisser vivre
+ces pauvres orphelins.»
+
+Ces dames et les trois petites filles sortirent et se dirigèrent vers le
+bois où on avait laissé le garde et les hérissons.
+
+Plus de garde, plus de hérissons, ni morts ni vivants. Tout avait
+disparu.
+
+CAMILLE.
+
+O mon Dieu! ces pauvres hérissons! je suis sûre que Nicaise les a tués.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Nous allons voir cela; allons jusque chez lui.»
+
+Les trois petites coururent en avant. Elles se précipitèrent avec
+impétuosité dans la maison du garde.
+
+LES TROIS PETITES ENSEMBLE.
+
+Où sont les hérissons? Où les avez-vous mis, Nicaise?
+
+Le garde dînait avec sa femme. Il se leva lentement et répondit avec la
+même lenteur:
+
+«Je les ai jetés à l'eau, mesdemoiselles; ils sont dans la mare du
+potager.
+
+LES TROIS PETITES ENSEMBLE.
+
+Comme c'est méchant! comme c'est vilain! Maman, maman, voilà Nicaise qui
+a jeté les petits hérissons dans la mare.»
+
+Mmes de Fleurville et de Rosbourg arrivaient à la porte.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Vous avez eu tort de ne pas attendre, Nicaise: mes petites désiraient
+garder ces hérissons.
+
+NICAISE.
+
+Pas possible, madame; ils auraient péri avant deux jours: ils étaient
+trop petits. D'ailleurs c'est une méchante race que le hérisson. Il faut
+la détruire.»
+
+Mme de Fleurville se retourna vers les petites, muettes et consternées.
+
+«Que faire, mes chères petites, sinon oublier ces hérissons? Nicaise a
+cru bien faire en les tuant; et, en vérité, qu'en auriez-vous fait?
+Comment les nourrir, les soigner?»
+
+Les petites trouvaient que Mme de Fleurville avait raison, mais ces
+hérissons leur faisaient pitié; elles ne répondirent rien et revinrent à
+la maison un peu abattues.
+
+Elles allaient reprendre leurs leçons, lorsque Sophie arriva sur un âne
+avec sa bonne.
+
+Mme Fichini faisait dire qu'elle viendrait dîner et qu'elle se
+débarrassait de Sophie en l'envoyant d'avance.
+
+SOPHIE.
+
+Bonjour, mes bonnes amies; bonjour, Marguerite! Eh bien, Marguerite, tu
+t'éloignes?
+
+MARGUERITE.
+
+Vous avez fait punir l'autre jour ma chère Camille: je ne vous aime pas,
+mademoiselle.
+
+CAMILLE.
+
+Écoute, Marguerite, je méritais d'être punie pour m'être mise en colère:
+c'est très vilain de s'emporter.
+
+MARGUERITE, _l'embrassant tendrement_.
+
+C'est pour moi, ma chère Camille, que tu t'es mise en colère. Tu es
+toujours si bonne! Jamais tu ne te fâches.»
+
+Sophie avait commencé par rougir de colère; mais le mouvement de
+tendresse de Marguerite arrêta ce mauvais sentiment; elle sentit ses
+torts, s'approcha de Camille et lui dit, les larmes aux yeux:
+
+«Camille, ma bonne Camille, Marguerite a raison: c'est moi qui suis la
+coupable, c'est moi qui ai eu le premier tort en répondant durement à la
+pauvre petite Marguerite, qui défendait tes fraises. C'est moi qui ai
+provoqué ta juste colère en repoussant Marguerite et la jetant à terre;
+j'ai abusé de ma force, j'ai froissé tous tes bons et affectueux
+sentiments. Tu as bien fait de me donner un soufflet; je l'ai mérité,
+bien mérité. Et toi aussi, ma bonne petite Marguerite, pardonne-moi;
+sois généreuse comme Camille. Je sais que je suis méchante; mais,
+ajouta-t-elle en fondant en larmes, je suis si malheureuse!»
+
+A ces mots, Camille, Madeleine, Marguerite se précipitèrent vers Sophie,
+l'embrassèrent, la serrèrent dans leurs bras.
+
+«Ma pauvre Sophie, disaient-elles toutes trois, ne pleure pas, nous
+t'aimons bien; viens nous voir souvent, nous tâcherons de te distraire.»
+
+Sophie sécha ses larmes et essuya ses yeux.
+
+«Merci, mille fois merci, mes chères amies; je tâcherai de vous imiter,
+de devenir bonne comme vous. Ah! si j'avais comme vous une maman douce
+et bonne, je serais meilleure! Mais j'ai si peur de ma belle-mère! elle
+ne me dit pas ce que je dois faire, mais elle me bat toujours.
+
+--Pauvre Sophie! dit Marguerite. Je suis bien fâchée de t'avoir
+détestée.
+
+--Non, tu avais raison, Marguerite, parce que j'ai été vraiment
+détestable le jour où je suis venue.»
+
+Camille et Madeleine demandèrent à Sophie de leur permettre d'achever un
+devoir de calcul et de géographie.
+
+«Dans une demi-heure nous aurons fini et nous irons vous rejoindre au
+jardin.
+
+MARGUERITE.
+
+Veux-tu venir avec moi, Sophie? je n'ai pas de devoir à faire.
+
+SOPHIE.
+
+Très volontiers; nous allons courir dehors.
+
+MARGUERITE.
+
+Je vais te raconter ce qui est arrivé ce matin à trois pauvres petits
+hérissons et à leur maman.»
+
+Et, tout en marchant, Marguerite raconta toute la scène du matin.
+
+SOPHIE.
+
+Et où les a-t-on jetés, ces hérissons?
+
+MARGUERITE.
+
+Dans la mare du potager.
+
+SOPHIE.
+
+Allons les voir; ce sera très amusant.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais il ne faut pas trop approcher de l'eau: maman l'a défendu.
+
+SOPHIE.
+
+Non, non; nous regarderons de loin.»
+
+Elles coururent vers la mare, et, comme elles ne voyaient rien, elles
+approchèrent un peu.
+
+SOPHIE.
+
+En voilà un, en voilà un! je le vois; il n'est pas mort, il se débat.
+Approche, approche; vois-tu?
+
+MARGUERITE.
+
+Oui, je le vois! Pauvre petit, comme il se débat! les autres sont morts.
+
+SOPHIE.
+
+Si nous l'enfoncions dans l'eau avec un bâton pour qu'il meure plus
+vite? Il souffre, ce pauvre malheureux.
+
+MARGUERITE.
+
+Tu as raison. Pauvre bête! le voici tout près de nous.
+
+SOPHIE.
+
+Voilà un grand bâton; donne-lui un coup sur la tête, il enfoncera.
+
+MARGUERITE.
+
+Non, je ne veux pas achever de tuer ce pauvre petit hérisson; et puis,
+maman ne veut pas que j'approche de la mare.
+
+SOPHIE.
+
+Pourquoi?
+
+MARGUERITE.
+
+Parce que je pourrais glisser et tomber dedans.
+
+SOPHIE.
+
+Quelle idée! Il n'y a pas le moindre danger.
+
+MARGUERITE.
+
+C'est égal! il ne faut pas désobéir à maman.
+
+SOPHIE.
+
+Eh bien, à moi on n'a rien défendu; ainsi je vais tâcher d'enfoncer ce
+petit hérisson.»
+
+Et Sophie, s'avançant avec précaution vers le bord de la mare, allongea
+le bras et donna un grand coup au hérisson, avec la longue baguette
+qu'elle tenait à la main. Le pauvre animal disparut un instant, puis
+revint sur l'eau, où il continua à se débattre. Sophie courut vers
+l'endroit où il avait reparu, et le frappa d'un second coup de sa
+baguette. Mais, pour l'atteindre, il lui avait fallu allonger beaucoup
+le bras; au moment où la baguette retombait, le poids de son corps
+l'entraînant, Sophie tomba dans l'eau; elle poussa un cri désespéré et
+disparut.
+
+Marguerite s'élança pour secourir Sophie, aperçut sa main qui s'était
+accrochée à une touffe de genêt, la saisit, la tira à elle, parvint à
+faire sortir de l'eau le haut du corps de la malheureuse Sophie, et lui
+présenta l'autre main pour achever de la retirer.
+
+Pendant quelques secondes elle lutta contre le poids trop lourd qui
+l'entraînait elle-même dans la mare; enfin ses forces trahirent son
+courage, et la pauvre petite Marguerite se sentit tomber avec Sophie.
+
+La courageuse enfant ne perdit pas la tête, malgré l'imminence du danger;
+elle se souvint d'avoir entendu dire à Mme de Fleurville que, lorsqu'on
+arrivait au fond de l'eau, il fallait, pour remonter à la surface,
+frapper le sol du pied; aussitôt qu'elle sentit le fond, elle donna un
+fort coup de pied, remonta immédiatement au-dessus de l'eau, saisit un
+poteau qui se trouva à portée de ses mains, et réussit, avec cet appui,
+à sortir de la mare.
+
+N'apercevant plus Sophie, elle courut toute ruisselante d'eau vers la
+maison en criant: «Au secours, au secours!» Des faucheurs et des
+faneuses qui travaillaient près de là accoururent à ses cris.
+
+«Sauvez Sophie, sauvez Sophie! elle est dans la mare! criait Marguerite.
+
+--Mlle Marguerite est tombée dans l'eau, criaient les bonnes femmes; au
+secours!
+
+--Sophie se noie, Sophie se noie, sanglotait Marguerite désolée; allez
+vite à son secours.»
+
+Une des faneuses, plus intelligente que les autres, courut à la mare,
+aperçut la robe blanche de Sophie qui apparaissait un peu à la surface
+de l'eau, y plongea un long crochet qui servait à charger le foin,
+accrocha la robe, la tira vers le bord, allongea le bras, saisit la
+petite fille par la taille, et l'enleva non sans peine.
+
+Pendant que la bonne femme sauvait l'enfant, Marguerite, oubliant le
+danger qu'elle avait couru elle-même, et ne pensant qu'à celui de
+Sophie, pleurait à chaudes larmes et suppliait qu'on ne s'occupât pas
+d'elle et qu'on retournât à la mare.
+
+Camille, Madeleine, qui accoururent au bruit, augmentèrent le tumulte en
+criant et pleurant avec Marguerite.
+
+Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, entendant une rumeur
+extraordinaire, arrivèrent précipitamment et poussèrent toutes deux un
+cri de terreur à la vue de Marguerite, dont les cheveux et les vêtements
+ruisselaient.
+
+«Mon enfant, mon enfant! s'écria Mme de Rosbourg. Que t'est-il donc
+arrivé? Pourquoi ces cris?
+
+--Maman, ma chère maman, Sophie se noie, Sophie est tombée dans la
+mare!»
+
+A ces mots, Mme de Fleurville se précipita vers la mare, suivie du garde
+et des domestiques. Elle ne tarda pas à rencontrer la faneuse avec
+Sophie dans ses bras, qui, elle aussi, pleurait à chaudes larmes.
+
+Mme de Rosbourg, voyant l'agitation, le désespoir de Marguerite, ne
+comprenant pas bien ce qui la désolait ainsi, et sentant la nécessité de
+la calmer, lui dit avec assurance:
+
+«Sophie est sauvée, chère enfant; elle va très bien, calme-toi, je t'en
+conjure.
+
+--Mais qui l'a sauvée? je n'ai vu personne.
+
+--Tout le monde y a couru pendant que tu revenais.»
+
+Cette assurance calma Marguerite; elle se laissa emporter sans
+résistance.
+
+Quand elle fut bien essuyée, séchée et rhabillée, sa maman lui demanda
+ce qui était arrivé. Marguerite lui raconta tout, mais en atténuant ce
+qu'elle sentait être mauvais dans l'insistance de Sophie à faire périr
+le pauvre hérisson et à approcher de la mare, malgré l'avertissement
+qu'elle avait reçu.
+
+[Illustration: Elle accrocha la robe et la tira vers le bord. (Page 63.)]
+
+«Tu vois, chère enfant, dit Mme de Rosbourg en l'embrassant mille fois,
+si j'avais raison de te défendre d'approcher de la mare. Tu as agi comme
+une petite fille sage, courageuse et généreuse.... Allons voir ce que
+devient Sophie.»
+
+Sophie avait été emportée par Mme de Fleurville et Élisa chez Camille et
+Madeleine, qui l'accompagnaient. On l'avait également déshabillée,
+essuyée, frictionnée, et on lui passait une chemise de Camille, quand la
+porte s'ouvrit violemment et Mme Fichini entra.
+
+Sophie devint rouge comme une cerise; l'apparition furieuse et
+inattendue de Mme Fichini avait stupéfié tout le monde.
+
+«Qu'est-ce que j'apprends, mademoiselle? vous avez sali, perdu votre
+jolie robe en vous laissant sottement tomber dans la mare! Attendez,
+j'apporte de quoi vous rendre plus soigneuse à l'avenir.»
+
+Et, avant que personne eût eu le temps de s'y opposer, elle tira de
+dessous son châle une forte verge, s'élança sur Sophie et la fouetta à
+coups redoublés, malgré les cris de la pauvre petite, les pleurs et les
+supplications de Camille et de Madeleine, et les remontrances de Mme de
+Fleurville et d'Élisa, indignées de tant de sévérité. Elle ne cessa de
+frapper que lorsque la verge se brisa entre ses mains; alors elle en
+jeta les morceaux et sortit de la chambre. Mme de Fleurville la suivit
+pour lui exprimer son mécontentement d'une punition aussi injuste que
+barbare.
+
+«Croyez, chère dame, répondit Mme Fichini, que c'est le seul moyen
+d'élever des enfants; le fouet est le meilleur des maîtres. Pour moi, je
+n'en connais pas d'autres.»
+
+Si Mme de Fleurville n'eût écouté que son indignation, elle eût chassé
+de chez elle une si méchante femme; mais Sophie lui inspirait une pitié
+profonde: elle pensa que se brouiller avec la belle-mère, c'était priver
+la pauvre enfant de consolations et d'appui. Elle se fit donc violence
+et se borna à discuter avec Mme Fichini les inconvénients d'une
+répression trop sévère. Tous ces raisonnements échouèrent devant la
+sécheresse de coeur et l'intelligence bornée de la mauvaise mère, et
+Mme de Fleurville se vit obligée de patienter et de subir son odieuse
+compagnie.
+
+Quand Mme de Rosbourg et Marguerite entrèrent chez Camille et Madeleine,
+elles furent surprises de les trouver toutes deux pleurant, et Sophie en
+chemise, criant, courant et sautant par excès de souffrance, le corps
+rayé et rougi par la verge dont les débris gisaient à terre.
+
+Mme de Rosbourg et Marguerite restèrent immobiles d'étonnement.
+
+[Illustration: Elle s'élança sur Sophie et la fouetta à coups redoublés.
+(Page 67.)]
+
+«Camille, Madeleine, pourquoi pleurez-vous? dit enfin Marguerite, prête
+elle-même à pleurer. Qu'a donc la pauvre Sophie et pourquoi est-elle
+couverte de raies rouges?
+
+--C'est sa méchante belle-mère qui l'a fouettée, chère Marguerite.
+Pauvre Sophie! pauvre Sophie!»
+
+Les trois petites entourèrent Sophie et parvinrent à la consoler à force
+de caresses et de paroles amicales. Pendant ce temps Élisa avait raconté
+à Mme de Rosbourg la froide cruauté de Mme Fichini, qui n'avait vu dans
+l'accident de sa fille qu'une robe salie, et qui avait puni ce manque de
+soin par une si cruelle flagellation. L'indignation de Mme de Rosbourg
+égala celle de Mme de Fleurville et d'Élisa; les mêmes motifs lui firent
+supporter la présence de Mme Fichini.
+
+Camille, Madeleine et Marguerite eurent besoin de faire de grands
+efforts pour être polies à table avec Mme Fichini. La pauvre Sophie
+n'osait ni parler ni lever les yeux; immédiatement après le dîner, les
+enfants allèrent jouer dehors. Quand Mme Fichini partit, elle promit
+d'envoyer souvent Sophie à Fleurville, comme le lui demandaient ces
+dames.
+
+«Puisque vous voulez bien recevoir cette mauvaise créature, dit-elle en
+jetant sur Sophie un regard de mépris, je serai enchantée de m'en
+débarrasser le plus souvent possible; elle est si méchante, qu'elle
+gâte toutes mes parties de plaisir chez mes voisins. Au revoir, chères
+dames.... Montez en voiture, petite sotte!» ajouta-t-elle en donnant à
+Sophie une grande tape sur la tête.
+
+Quand la voiture fut partie, Camille et Madeleine, qui n'étaient pas
+revenues de leur consternation, ne voulurent pas aller jouer; elles
+rentrèrent au salon, où avec leur maman et avec Mme de Rosbourg elles
+causèrent de Sophie et des moyens de la tirer le plus souvent possible
+de la maison maternelle. Marguerite était couchée depuis longtemps;
+Camille et Madeleine finirent par se coucher aussi, en réfléchissant au
+malheur de Sophie et en remerciant le bon Dieu de leur avoir donné une
+si excellente mère.
+
+
+
+
+IX
+
+POIRES VOLÉES
+
+
+Quelques jours après l'aventure des hérissons, Mme de Fleurville avait à
+dîner quelques voisins, parmi lesquels elle avait engagé Mme Fichini et
+Sophie.
+
+Camille et Madeleine n'étaient jamais élégantes; leur toilette était
+simple et propre. Les jolis cheveux blonds et fins de Camille et les
+cheveux châtain clair de Madeleine, doux comme de la soie, étaient
+partagés en deux touffes bien lissées, bien nattées et rattachées
+au-dessus de l'oreille par de petits peignes; lorsqu'on avait du monde à
+dîner, on y ajoutait un noeud en velours noir. Leurs robes étaient en
+percale blanche tout unie; un pantalon à petits plis et des brodequins
+en peau complétaient cette simple toilette. Marguerite était habillée de
+même; seulement ses cheveux noirs, au lieu d'être relevés, tombaient en
+boucles sur son joli petit cou blanc et potelé. Toutes trois avaient le
+cou et les bras nus quand il faisait chaud; le jour dont nous parlons,
+la chaleur était étouffante.
+
+[Illustration: Mme de Fleurville avait à dîner quelques voisins.]
+
+Quelques instants avant l'heure du dîner, Mme Fichini arriva avec une
+toilette d'une élégance ridicule pour la campagne. Sa robe de soie lilas
+clair était garnie de trois amples volants bordés de ruches, de
+dentelles, de velours; son corsage était également bariolé de mille
+enjolivures qui le rendaient aussi ridicule que sa jupe; l'ampleur de
+cette jupe était telle, que Sophie avait été reléguée sur le devant de
+la voiture, au fond de laquelle s'étalait majestueusement Mme Fichini et
+sa robe. La tête de Sophie paraissait seule au milieu de cet amas de
+volants qui la couvraient. La calèche était découverte; la société était
+sur le perron. Mme Fichini descendit triomphante, grasse, rouge,
+bourgeonnée. Ses yeux étincelaient d'orgueil satisfait; elle croyait
+devoir être l'objet de l'admiration générale avec sa robe de mère
+Gigogne, ses gros bras nus, son petit chapeau à plumes de mille couleurs
+couvrant ses cheveux roux, et son cordon de diamants sur son front
+bourgeonné. Elle vit avec une satisfaction secrète les toilettes simples
+de toutes ces dames; Mmes de Fleurville et de Rosbourg avaient des robes
+de taffetas noir uni; aucune coiffure n'ornait leurs cheveux, relevés en
+simples bandeaux et nattés par derrière; les dames du voisinage étaient
+les unes en mousseline unie, les autres en soie légère; aucune n'avait
+ni volants, ni bijoux, ni coiffure extraordinaire. Mme Fichini ne se
+trompait pas en pensant à l'effet que ferait sa toilette; elle se trompa
+seulement sur la nature de l'effet qu'elle devait produire: au lieu
+d'être de l'admiration, ce fut une pitié moqueuse.
+
+«Me voici, chères dames, dit-elle en descendant de voiture et en
+montrant son gros pied chaussé de souliers de satin lilas pareil à la
+robe, et à bouffettes de dentelle; me voici avec Sophie comme saint Roch
+et son chien.»
+
+Sophie, masquée d'abord par la robe de sa belle-mère, apparut à son
+tour, mais dans une toilette bien différente: elle avait une robe de
+grosse percale faite comme une chemise, attachée à la taille avec un
+cordon blanc; elle tenait ses deux mains étalées sur son ventre.
+
+[Illustration: «Me voici, chères dames» dit-elle en descendant de
+voiture.]
+
+«Faites la révérence, mademoiselle, lui dit Mme Fichini. Plus bas donc!
+A quoi sert le maître de danse que j'ai payé tout l'hiver dix francs la
+leçon et qui vous a appris à saluer, à marcher et à avoir de la grâce?
+Quelle tournure a cette sotte avec ses mains sur son ventre!
+
+--Bonjour, ma petite Sophie, dit Mme de Fleurville: va embrasser tes
+amies. Quelle belle toilette vous avez, madame! ajouta-t-elle pour
+détourner les pensées de Mme Fichini de sa belle-fille. Nous ne méritons
+pas de pareilles élégances, avec nos toilettes toutes simples.
+
+--Comment donc, chère dame! vous valez bien la peine qu'on s'habille. Il
+faut bien user ses vieilles robes à la campagne.»
+
+Et Mme Fichini voulut prendre place sur un fauteuil, près de Mme de
+Rosbourg; mais la largeur de sa robe, la raideur de ses jupons
+repoussèrent le fauteuil au moment où elle s'asseyait, et l'élégante Mme
+Fichini tomba par terre....
+
+Un rire général salua cette chute, rendue ridicule par le ballonnement
+de tous les jupons, qui restèrent bouffants, faisant un énorme cerceau
+au-dessus de Mme Fichini, et laissant à découvert deux grosses jambes
+dont l'une gigotait avec emportement, tandis que l'autre restait
+immobile dans toute son ampleur.
+
+Mme de Fleurville, voyant Mme Fichini étendue sur le plancher, comprima
+son envie de rire, s'approcha d'elle et lui offrit son aide pour la
+relever; mais ses efforts furent impuissants, et il fallut que deux
+voisins, MM. de Vortel et de Plan, lui vinssent en aide.
+
+A trois, ils parvinrent à relever Mme Fichini; elle était rouge,
+furieuse, moins de sa chute que des rires excités par cet accident, et
+se plaignait d'une foulure à la jambe.
+
+Sophie se tint prudemment à l'écart, pendant que sa belle-mère recevait
+les soins de ces dames; quand le mouvement fut calmé et que tout fut
+rentré dans l'ordre, elle demanda tout bas à Camille de s'éloigner.
+
+«Pourquoi veux-tu t'en aller? dit Camille; nous allons dîner à
+l'instant.»
+
+Sophie, sans répondre, écarta un peu ses mains de son ventre, et
+découvrit une énorme tache de café au lait.
+
+SOPHIE, _très bas_.
+
+Je voudrais laver cela.
+
+CAMILLE, _bas_.
+
+Comment as-tu pu faire cette tache en voiture?
+
+SOPHIE, _bas_.
+
+Ce n'est pas en voiture, c'est ce matin à déjeuner: j'ai renversé mon
+café sur moi.
+
+CAMILLE, _bas_.
+
+Pourquoi n'as-tu pas changé de robe pour venir ici?
+
+[Illustration: Un rire général salua cette chute.... (Page 79.)]
+
+SOPHIE, _bas_.
+
+Maman ne veut pas; depuis que je suis tombée dans la mare, elle veut que
+j'aie des robes faites comme des chemises, et que je les porte pendant
+trois jours.
+
+CAMILLE, _bas_.
+
+Ta bonne aurait dû au moins laver cette tache, et repasser ta robe.
+
+SOPHIE, _bas_.
+
+Maman le défend; ma bonne n'ose pas.»
+
+Camille appelle tout bas Madeleine et Marguerite; toutes quatre s'en
+vont. Elles courent dans leur chambre; Madeleine prend de l'eau,
+Marguerite du savon: elles lavent, elles frottent avec tant d'activité
+que la tache disparaît; mais la robe reste mouillée, et Sophie continue
+à y appliquer ses mains jusqu'à ce que tout soit sec. Elles rentrent
+toutes au salon au moment où l'on allait se mettre à table. Mme Fichini
+boite un peu; elle est enchantée de l'intérêt qu'elle croit inspirer, et
+ne fait pas attention à Sophie, qui en profite pour manger comme quatre.
+
+Après dîner, toute la société va se promener. On se dirige vers le
+potager; Mme de Fleurville fait admirer une poire d'espèce nouvelle,
+d'une grosseur et d'une saveur remarquables. Le poirier qui la
+produisait était tout jeune et n'en avait que quatre.
+
+Tout le monde s'extasiait sur la grosseur extraordinaire de ces poires.
+
+«Je vous engage, mesdames et messieurs, à venir les manger dans huit
+jours; elles auront encore grossi et seront mûres à point», dit Mme de
+Fleurville.
+
+Chacun accepta l'invitation; on continua la revue des fruits et des
+fleurs.
+
+Sophie suivait avec Camille, Madeleine et Marguerite. Les belles poires
+la tentaient; elle aurait bien voulu les cueillir et les manger; mais
+comment faire? Tout le monde la verrait.... «Si je pouvais rester toute
+seule en arrière! se dit-elle. Mais comment pourrai-je éloigner Camille,
+Madeleine et Marguerite? Qu'elles sont ennuyeuses de ne jamais me
+laisser seule!»
+
+Tout en cherchant le moyen de rester seule derrière ses amies, elle
+sentit que sa jarretière tombait.
+
+«Bon! voilà un prétexte.»
+
+Et, s'arrêtant près du poirier tentateur, elle se mit à arranger sa
+jarretière, regardant du coin de l'oeil si ses amies continuaient leur
+chemin.
+
+«Que fais-tu là? dit Camille en se retournant.
+
+SOPHIE.
+
+J'arrange ma jarretière, qui est défaite.
+
+CAMILLE.
+
+Veux-tu que je t'aide?
+
+SOPHIE.
+
+Non, non, merci; j'aime mieux m'arranger moi-même.
+
+CAMILLE.
+
+Je vais t'attendre alors.
+
+SOPHIE, _avec impatience_.
+
+Mais non, va-t'en, je t'en supplie! tu me gênes.»
+
+Camille, surprise de l'irritation de Sophie, alla rejoindre Madeleine et
+Marguerite.
+
+Aussitôt qu'elle fut éloignée, Sophie allongea le bras, saisit une
+poire, la détacha et la mit dans sa poche. Une seconde fois elle étendit
+le bras, et, au moment où elle cueillait la seconde poire, Camille se
+retourna et vit Sophie retirer précipitamment sa main et cacher quelque
+chose sous sa robe.
+
+Camille, la sage, l'obéissante Camille, qui eût été incapable d'une si
+mauvaise action, ne se douta pas de celle que venait de commettre
+Sophie.
+
+CAMILLE, _riant_.
+
+Que fais-tu donc là, Sophie? Qu'est-ce que tu mets dans ta poche? et
+pourquoi es-tu si rouge?
+
+SOPHIE, _avec colère_.
+
+Je ne fais rien du tout, mademoiselle; je ne mets rien dans ma poche et
+je ne suis pas rouge du tout.
+
+CAMILLE, _avec gaieté_.
+
+Pas rouge! Ah! vraiment oui, tu es rouge. Madeleine, Marguerite,
+regardez donc Sophie: elle dit qu'elle n'est pas rouge.
+
+SOPHIE, _pleurant_.
+
+Tu ne sais pas ce que tu dis; c'est pour me taquiner, pour me faire
+gronder que tu cries tant que tu peux que je suis rouge; je ne suis pas
+rouge du tout. C'est bien méchant à toi.
+
+CAMILLE, _avec la plus grande surprise_.
+
+Sophie, ma pauvre Sophie, mais qu'as-tu donc? Je ne voulais certainement
+pas te taquiner, encore moins te faire gronder. Si je t'ai fait de la
+peine, pardonne-moi.»
+
+Et la bonne petite Camille courut à Sophie pour l'embrasser. En
+s'approchant, elle sentit quelque chose de dur et de gros qui la
+repoussait; elle baissa les yeux, vit l'énorme poche de Sophie, y porta
+involontairement la main, sentit les poires, regarda le poirier et
+comprit tout.
+
+«Ah! Sophie, Sophie! lui dit-elle d'un ton de reproche, comme c'est mal,
+ce que tu as fait!
+
+--Laisse-moi tranquille, petite espionne, répondit Sophie avec
+emportement; je n'ai rien fait: tu n'as pas le droit de me gronder;
+laisse-moi, et ne t'avise pas de rapporter contre moi.
+
+--Je ne rapporte jamais, Sophie. Je te laisse; je ne veux pas rester
+près de toi et de ta poche pleine de poires volées.»
+
+La colère de Sophie fut alors à son comble; elle levait la main pour
+frapper Camille, lorsqu'elle réfléchit qu'une scène attirerait
+l'attention et qu'elle serait surprise avec les poires. Elle abaissa son
+bras levé, tourna le dos à Camille, et, s'échappant par une porte du
+potager, courut se cacher dans un massif pour manger les fruits dérobés.
+
+Camille resta immobile, regardant Sophie qui s'enfuyait; elle ne
+s'aperçut pas du retour de toute la société et de la surprise avec
+laquelle la regardaient sa maman, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.
+
+«Hélas! chère madame, s'écria Mme Fichini, deux de vos belles poires ont
+disparu!»
+
+Camille tressaillit et regarda le poirier, puis ces dames.
+
+«Sais-tu ce qu'elles sont devenues, Camille?» demanda Mme de Fleurville.
+
+Camille ne mentait jamais.
+
+«Oui, maman, je le sais.
+
+--Tu as l'air d'une coupable. Ce n'est pas toi qui les as prises?
+
+--Oh non! maman.
+
+--Mais alors où sont-elles? Qui est-ce qui s'est permis de les
+cueillir?»
+
+Camille ne répondit pas.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Réponds, ma petite Camille; puisque tu sais où elles sont, tu dois le
+dire.
+
+CAMILLE, _hésitant_.
+
+Je..., je... ne crois pas, madame,... je... ne dois pas dire....
+
+MADAME FICHINI, _riant aux éclats_.
+
+Ha, ha, ha! c'est comme Sophie, qui vole et mange mes fruits et qui ment
+ensuite. Ha, ha, ha! ce petit ange qui ne vaut pas mieux que mon démon!
+Ha, ha, ha! fouettez-la, chère madame, elle avouera.
+
+CAMILLE, _avec vivacité_.
+
+Non, madame, je ne fais pas comme Sophie; je ne vole pas, et je ne mens
+jamais!
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Mais pourquoi, Camille, si tu sais ce que sont devenues ces poires, ne
+veux-tu pas le dire?»
+
+Camille baisse les yeux, rougit et répond tout bas: «Je ne peux pas».
+
+Mme de Rosbourg avait une telle confiance dans la sincérité de Camille,
+qu'elle n'hésita pas à la croire innocente; elle soupçonna vaguement que
+Camille se taisait par générosité; elle le dit tout bas à Mme de
+Fleurville, qui regarda longuement sa fille, secoua la tête et s'éloigna
+avec Mme de Rosbourg et Mme Fichini. Cette dernière riait toujours d'un
+air moqueur. La pauvre Camille, restée seule, fondit en larmes.
+
+Elle sanglotait depuis quelques instants, lorsqu'elle s'entendit appeler
+par Madeleine, Sophie et Marguerite.
+
+«Camille! Camille! où es-tu donc? nous te cherchons depuis un quart
+d'heure.»
+
+Camille sécha promptement ses larmes, mais elle ne put cacher la rougeur
+de ses yeux et le gonflement de son visage.
+
+«Camille, ma chère Camille, pourquoi pleures-tu? lui demanda Marguerite
+avec inquiétude.
+
+--Je... ne pleure pas: seulement... j'ai..., j'ai... du chagrin.»
+
+Et, ne pouvant retenir ses pleurs, elle recommença à sangloter.
+Madeleine et Marguerite l'entourèrent de leurs bras et la couvrirent de
+baisers, en lui demandant avec instance de leur confier son chagrin.
+
+Aussitôt que Camille put parler, elle leur raconta qu'on la soupçonnait
+d'avoir mangé les belles poires que leur maman conservait si
+soigneusement. Sophie, qui était restée impassible jusqu'alors, rougit,
+se troubla, et demanda enfin d'une voix tremblante d'émotion: «Est-ce
+que tu n'as pas dit... que tu savais..., que tu connaissais....
+
+CAMILLE.
+
+Oh non! je ne l'ai pas dit; je n'ai rien dit.
+
+MADELEINE.
+
+Comment! est-ce que tu sais qui a pris les poires?
+
+CAMILLE, _très bas_.
+
+Oui.
+
+MADELEINE.
+
+Et pourquoi ne l'as-tu pas dit?»
+
+Camille leva les yeux, regarda Sophie et ne répondit pas.
+
+Sophie se troublait de plus en plus; Madeleine et Marguerite
+s'étonnaient de l'embarras de Camille, de l'agitation de Sophie. Enfin
+Sophie, ne pouvant plus contenir son sincère repentir et sa
+reconnaissance envers la généreuse Camille, se jeta à genoux devant elle
+en sanglotant: «Pardon, oh! pardon, Camille, bonne Camille! J'ai été
+méchante, bien méchante; ne m'en veux pas.»
+
+Marguerite regardait Sophie d'un oeil enflammé de colère; elle ne lui
+pardonnait pas d'avoir causé un si vif chagrin à sa chère Camille.
+
+«Méchante Sophie, s'écria-t-elle, tu ne viens ici que pour faire du mal;
+tu as fait punir un jour ma chère Camille, aujourd'hui tu la fais
+pleurer; je te déteste, et cette fois-ci c'est pour tout de bon: car,
+grâce à toi, tout le monde croit Camille gourmande, voleuse et
+menteuse.»
+
+Sophie tourna vers Marguerite son visage baigné de larmes et lui
+répondit avec douceur:
+
+«Tu me fais penser, Marguerite, que j'ai encore autre chose à faire qu'à
+demander pardon à Camille; je vais de ce pas, ajouta-t-elle en se
+levant, dire à ma belle-mère et à ces dames que c'est moi qui ai volé
+les poires, que c'est moi qui dois subir une sévère punition; et que
+toi, bonne et généreuse Camille, tu ne mérites que des éloges et des
+récompenses.
+
+--Arrête, Sophie, s'écria Camille en la saisissant par le bras; et toi,
+Marguerite, rougis de ta dureté, sois touchée de son repentir.»
+
+Marguerite, après une lutte visible, s'approcha de Sophie et l'embrassa
+les larmes aux yeux. Sophie pleurait toujours et cherchait à dégager sa
+main de celle de Camille pour courir à la maison et tout avouer. Mais
+Camille la retint fortement et lui dit:
+
+«Écoute-moi, Sophie, tu as commis une faute, une très grande faute; mais
+tu l'as déjà réparée en partie par ton repentir. Fais-en l'aveu à maman
+et à Mme de Rosbourg; mais pourquoi le dire à ta belle-mère, qui est si
+sévère et qui te fouettera impitoyablement?
+
+--Pourquoi? pour qu'elle ne te croie plus coupable. Elle me fouettera,
+je le sais; mais ne l'aurai-je pas mérité?»
+
+A ce moment, Mme de Rosbourg sortit de la serre à laquelle étaient
+adossés les enfants et dont la porte était ouverte.
+
+«J'ai tout entendu, mes enfants, dit-elle; j'arrivais dans la serre au
+moment où vous accouriez près de Camille, et c'est moi qui me charge de
+toute l'affaire. Je raconterai à Mme de Fleurville la vérité; je la
+cacherai à Mme Fichini, à laquelle je dirai seulement que l'innocence
+de Camille a été reconnue par l'aveu du coupable, que je me garderai
+bien de nommer. Ma petite Camille, ta conduite a été belle, généreuse,
+au-dessus de tout éloge. La tienne, Sophie, a été bien mauvaise au
+commencement, belle et noble à la fin; toi, Marguerite, tu as été trop
+sévère, ta tendresse pour Camille t'a rendue cruelle pour Sophie; et
+toi, Madeleine, tu as été bonne et sage. Maintenant, tâchons de tout
+oublier et de finir gaiement la journée. Je vous ai ménagé une surprise:
+on va tirer une loterie; il y a des lots pour chacune de vous.»
+
+Cette annonce dissipa tous les nuages; les visages reprirent un air
+radieux, et les quatre petites filles, après s'être embrassées,
+coururent au salon. On les attendait pour commencer.
+
+Sophie gagna un joli ménage et une papeterie;
+
+Camille, un joli bureau avec une boîte de couleurs, cent gravures à
+enluminer, et tout ce qui est nécessaire pour dessiner, peindre et
+écrire;
+
+Madeleine, quarante volumes de charmantes histoires et une jolie boîte à
+ouvrage avec tout ce qu'il fallait pour travailler;
+
+Marguerite, une charmante poupée en cire et un trousseau complet dans
+une jolie commode.
+
+
+
+
+X
+
+LA POUPÉE MOUILLÉE
+
+
+Après avoir bien joué, bien causé, pris des glaces et des gâteaux,
+Sophie partit avec sa belle-mère; Camille, Madeleine et Marguerite
+allèrent se coucher.
+
+Mme de Fleurville embrassa mille fois Camille; Mme de Rosbourg lui avait
+raconté l'histoire des poires, et toutes deux avaient expliqué à Mme
+Fichini l'innocence de Camille sans faire soupçonner Sophie.
+
+Marguerite était enchantée de sa jolie poupée et de son trousseau. Dans
+le tiroir d'en haut de la commode, elle avait trouvé:
+
+1 chapeau rond en paille avec une petite plume blanche et des rubans de
+velours noir;
+
+1 capote en taffetas bleu avec des roses pompons;
+
+1 ombrelle verte à manche d'ivoire;
+
+6 paires de gants;
+
+4 paires de brodequins;
+
+2 écharpes en soie;
+
+1 manchon et une pèlerine en hermine.
+
+Dans le second tiroir:
+
+6 chemises de jour;
+
+6 chemises de nuit;
+
+6 pantalons;
+
+6 jupons festonnés et garnis de dentelle;
+
+6 paires de bas;
+
+6 mouchoirs;
+
+6 bonnets de nuit;
+
+6 cols;
+
+6 paires de manches;
+
+2 corsets;
+
+2 jupons de flanelle;
+
+6 serviettes de toilette;
+
+6 draps;
+
+6 taies d'oreiller;
+
+6 petits torchons;
+
+Un sac contenant des éponges, un démêloir, un peigne fin, une brosse à
+tête, une brosse à peignes.
+
+Dans le troisième tiroir étaient toutes les robes et les manteaux et
+mantelets; il y avait:
+
+1 robe en mérinos écossais;
+
+1 robe en popeline rose;
+
+1 robe en taffetas noir;
+
+1 robe en étoffe bleue;
+
+1 robe en mousseline blanche;
+
+1 robe en nankin;
+
+1 robe en velours noir;
+
+1 robe de chambre en taffetas lilas;
+
+1 casaque en drap gris;
+
+1 casaque en velours noir;
+
+1 talma en soie noire;
+
+1 mantelet en velours gros bleu;
+
+1 mantelet en mousseline blanche brodée.
+
+Marguerite avait appelé Camille et Madeleine pour voir toutes ces belles
+choses; ce jour-là et les jours suivants elles employèrent leur temps à
+habiller, déshabiller, coucher et lever la poupée.
+
+Un après-midi Mme de Fleurville les appela:
+
+«Camille, Madeleine, Marguerite, mettez vos chapeaux; nous allons faire
+une promenade.
+
+CAMILLE.
+
+Allons vite avec maman! Marguerite, laisse ta poupée et courons.
+
+MARGUERITE.
+
+Non, j'emporte ma poupée avec moi; je veux l'avoir toujours dans mes
+bras.
+
+MADELEINE.
+
+Si tu la laisses traîner, elle sera sale et chiffonnée.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais je ne la laisserai pas traîner, puisque je la porterai dans mes
+bras.
+
+CAMILLE.
+
+C'est bon, c'est bon; laissons-la faire, Madeleine; elle verra bien tout
+à l'heure qu'une poupée gêne pour courir.»
+
+Marguerite s'entêta à garder sa poupée, et toutes trois rejoignirent
+bientôt Mme de Fleurville.
+
+«Où allons-nous, maman? dit Camille.
+
+--Au moulin de la forêt, mes enfants.»
+
+Marguerite fit une petite grimace, parce que le moulin était au bout
+d'une longue avenue et que la poupée était un peu lourde pour ses petits
+bras.
+
+Arrivée à la moitié du chemin, Mme de Fleurville, qui craignait que les
+enfants ne fussent fatigués, s'assit au pied d'un gros arbre, et leur
+dit de se reposer pendant qu'elle lirait; elle tira un livre de sa
+poche; Marguerite s'assit près d'elle, mais Camille et Madeleine, qui
+n'étaient pas fatiguées, couraient à droite, à gauche, cueillant des
+fleurs et des fraises.
+
+«Camille, Camille, s'écria Madeleine, viens vite; voici une grande place
+pleine de fraises.»
+
+Camille accourut et appela Marguerite.
+
+«Marguerite, Marguerite, viens aussi cueillir des fraises: elles sont
+mûres et excellentes.»
+
+Marguerite se dépêcha de rejoindre ses amies, qui déposaient leurs
+fraises dans de grandes feuilles de châtaignier. Elle se mit aussi à en
+cueillir; mais, gênée par sa poupée, elle ne pouvait à la fois les
+ramasser et les tenir dans sa main, où elles s'écrasaient à mesure
+qu'elle les cueillait.
+
+«Que faire, mon Dieu! de cette ennuyeuse poupée? se dit-elle tout bas;
+elle me gêne pour courir, pour cueillir et garder mes fraises. Si je la
+posais au pied de ce gros chêne?... il y a de la mousse; elle sera très
+bien.»
+
+Elle assit la poupée au pied de l'arbre, sauta de joie d'en être
+débarrassée, et cueillit des fraises avec ardeur.
+
+Au bout d'un quart d'heure, Mme de Fleurville leva les yeux, regarda le
+ciel qui se couvrait de nuages, mit son livre dans sa poche, se leva et
+appela les enfants.
+
+«Vite, vite, mes petites, retournons à la maison: voilà un orage qui
+s'approche; tâchons de rentrer avant que la pluie commence.»
+
+Les trois petites accoururent avec leurs fraises et en offrirent à Mme
+de Fleurville.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Nous n'avons pas le temps de nous régaler de fraises, mes enfants;
+emportez-les avec vous. Voyez comme le ciel devient noir; on entend déjà
+le tonnerre.
+
+MARGUERITE.
+
+Ah! mon Dieu! j'ai peur.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+De quoi as-tu peur, Marguerite?
+
+MARGUERITE.
+
+Du tonnerre. J'ai peur qu'il ne tombe sur moi.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+D'abord, quand le tonnerre tombe, c'est généralement sur les arbres ou
+sur les cheminées, qui sont plus élevés et présentent une pointe aux
+nuages: ensuite le tonnerre ne te ferait aucun mal quand même il
+tomberait sur toi, parce que tu as un fichu de soie et des rubans de
+soie à ton chapeau.
+
+MARGUERITE.
+
+Comment? la soie chasse le tonnerre?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Oui, le tonnerre ne touche jamais aux personnes qui ont sur elles
+quelque objet en soie. L'été dernier, un de mes amis qui demeure à
+Paris, rue de Varennes, revenait chez lui par un orage épouvantable; le
+tonnerre est tombé sur lui, a fondu sa montre, sa chaîne, les boucles de
+son gilet, les clefs qui étaient dans sa poche, les boutons d'or de son
+habit, sans lui faire aucun mal, sans même l'étourdir, parce qu'il avait
+une ceinture de soie qu'il porte pour se préserver de l'humidité.
+
+MARGUERITE.
+
+Ah! que je suis contente de savoir cela! je n'aurai plus peur du
+tonnerre.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Voilà le vent d'orage qui s'élève; courons vite, dans dix minutes la
+pluie tombera à torrents.
+
+Les trois enfants se mirent à courir.
+
+Mme de Fleurville suivait en marchant très vite; mais elles avaient beau
+se dépêcher, l'orage marchait plus vite qu'elles, les gouttes
+commencèrent à tomber plus serrées, le vent soufflait avec violence; les
+enfants avaient relevé leurs jupons sur leurs têtes, elles riaient tout
+en courant; elles s'amusaient beaucoup de leurs jupons gonflés par le
+vent, des larges gouttes qui les mouillaient, et elles espéraient bien
+recevoir tout l'orage avant d'arriver à la maison. Mais elles entraient
+dans le vestibule au moment où la grêle et la pluie commençaient à leur
+fouetter le visage et à les tremper.
+
+«Allez vite changer de souliers, de bas et de jupons, mes enfants», dit
+Mme de Fleurville.
+
+Et elle-même monta dans sa chambre pour ôter ses vêtements mouillés.
+
+Il fut impossible de sortir pendant tout le reste de la soirée; la pluie
+continua de tomber avec violence; les petites jouèrent à cache-cache
+dans la maison; Mmes de Fleurville et de Rosbourg jouèrent avec elles
+jusqu'à huit heures. Marguerite alla se coucher; Camille et Madeleine,
+fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre; elles lisaient
+attentivement: Camille, le _Robinson suisse_, Madeleine, les contes de
+Grimm, lorsque Marguerite accourut en chemise, nu-pieds, sanglotant et
+criant.
+
+Camille et Madeleine jetèrent leurs livres et se précipitèrent avec
+terreur vers Marguerite. Mmes de Fleurville et de Rosbourg s'étaient
+aussi levées précipitamment et interrogeaient Marguerite sur la cause de
+ses cris.
+
+Marguerite ne pouvait répondre; les larmes la suffoquaient. Mme de
+Rosbourg examina ses bras, ses jambes, son corps, et, s'étant assurée
+que la petite fille n'était pas blessée, elle s'inquiéta plus encore du
+désespoir de Marguerite.
+
+Enfin elle put articuler: «Ma... poupée,... ma... poupée....
+
+--Qu'est-il donc arrivé? demanda Mme de Rosbourg; Marguerite,...
+parle,... je t'en prie.
+
+--Ma... poupée.... Ma belle... poupée est restée... dans... la forêt...
+au pied... d'un arbre.... Ma poupée, ma pauvre poupée!»
+
+Et Marguerite recommença à sangloter de plus belle.
+
+«Ta poupée neuve dans la forêt! s'écria Mme de Rosbourg. Comment
+peut-elle être dans la forêt?
+
+--Je l'ai emportée à la promenade et je l'ai assise sous un gros chêne,
+parce qu'elle me gênait pour cueillir des fraises; quand nous nous
+sommes sauvées à cause de l'orage, j'ai eu peur du tonnerre et je l'ai
+oubliée sous l'arbre.
+
+--Peut-être le chêne l'aura-t-il préservée de la pluie. Mais pourquoi
+l'as-tu emportée? Je t'ai toujours dit de ne pas emporter de poupée
+quand on va faire une promenade un peu longue.
+
+--Camille et Madeleine m'ont conseillé de la laisser, mais je n'ai pas
+voulu.
+
+--Voilà, ma chère Marguerite, comment le bon Dieu punit l'entêtement et
+la déraison; il a permis que tu oubliasses ta pauvre poupée, et tu auras
+jusqu'à demain l'inquiétude de la savoir peut-être trempée et gâtée,
+peut-être déchirée par les bêtes qui habitent la forêt, peut-être volée
+par quelque passant.
+
+--Je vous en prie, ma chère maman, dit Marguerite en joignant les mains,
+envoyez le domestique chercher ma poupée dans la forêt; je lui
+expliquerai si bien où elle est qu'il la trouvera tout de suite.
+
+--Comment! tu veux qu'un pauvre domestique s'en aille par une pluie
+battante dans une forêt noire, au risque de se rendre malade ou d'être
+attaqué par un loup? Je ne reconnais pas là ton bon coeur.
+
+--Mais ma poupée, ma pauvre poupée, que va-t-elle devenir? Mon Dieu, mon
+Dieu! elle sera trempée, salie, perdue!
+
+--Chère enfant, je suis très peinée de ce qui t'arrive, quoique ce soit
+par ta faute; mais maintenant nous ne pouvons qu'attendre avec patience
+jusqu'à demain matin. Si le temps le permet, nous irons chercher ta
+malheureuse poupée.»
+
+Marguerite baissa la tête et s'en alla dans sa chambre en pleurant et en
+disant qu'elle ne dormirait pas de la nuit. Elle ne voulait pas se
+coucher, mais sa bonne la mit de force dans son lit; après avoir
+sangloté pendant quelques minutes, elle s'endormit et ne se réveilla que
+le lendemain matin.
+
+Il faisait un temps superbe: Marguerite sauta de son lit pour s'habiller
+et courir bien vite à la recherche de sa poupée.
+
+Quand elle fut lavée, coiffée et habillée, et qu'elle eut déjeuné, elle
+courut rejoindre ses amies et sa maman, qui étaient prêtes depuis
+longtemps et qui l'attendaient pour partir.
+
+«Partons, s'écrièrent-elles toutes ensemble; partons vite, chère maman,
+nous voici toutes les trois.
+
+--Allons, marchons d'un bon pas, et arrivons à l'arbre où la pauvre
+poupée a passé une si mauvaise nuit.»
+
+Tout le monde se mit en route; les mamans marchaient vite, vite; les
+petites filles couraient plutôt qu'elles ne marchaient, tant elles
+étaient impatientes d'arriver; aucune d'elles ne parlait, leur coeur
+battait à mesure qu'elles approchaient.
+
+«Je vois le grand chêne au pied duquel elle doit être», dit Marguerite.
+
+Encore quelques minutes, et elles arrivèrent près de l'arbre. Pas de
+poupée; rien qui indiquât qu'elle aurait dû être là.
+
+Marguerite regardait ses amies d'un air consterné; Camille et Madeleine
+étaient désolées.
+
+«Mais, demanda Mme de Rosbourg, es-tu bien sûre de l'avoir laissée ici?
+
+--Bien sûre, maman, bien sûre.
+
+--Hélas! en voici la preuve», dit Madeleine en ramassant dans une touffe
+d'herbes une petite pantoufle de satin bleu.
+
+Marguerite prit la pantoufle, la regarda, puis se mit à pleurer.
+Personne ne dit rien; les mamans reprirent le chemin de la maison, et
+les petites filles les suivirent tristement. Chacune se demandait:
+
+«Qu'est donc devenue cette poupée? Comment n'en est-il rien resté? La
+pluie pouvait l'avoir trempée et salie, mais elle n'a pu la faire
+disparaître! Les loups ne mangent pas les poupées; ce n'est donc pas un
+loup qui l'a emportée.»
+
+Tout en réfléchissant et en se désolant, elles arrivèrent à la maison.
+Marguerite alla dans sa chambre, prit toutes les affaires de sa poupée
+perdue, les plia proprement et les remit dans les tiroirs de la commode,
+comme elle les avait trouvées; elle ferma les tiroirs, retira la clef et
+alla la porter à Camille.
+
+«Tiens, Camille, lui dit-elle, voici la clef de ma petite commode;
+mets-la, je te prie, dans ton bureau; puisque ma pauvre poupée est
+perdue, je veux garder ses affaires. Quand j'aurai assez d'argent, j'en
+achèterai une tout à fait pareille, à laquelle les robes et les chapeaux
+pourront aller.»
+
+Camille ne répondit pas, embrassa Marguerite, prit la clef et la serra
+dans un des tiroirs de son bureau, en disant: «Pauvre Marguerite!»
+
+Madeleine n'avait rien dit; elle souffrait du chagrin de Marguerite et
+ne savait comment la consoler. Tout à coup son visage s'anime, elle se
+lève, court à son sac à ouvrage, en tire une bourse, et revient en
+courant près de Marguerite.
+
+«Tiens, ma chère Marguerite, voici de quoi acheter une poupée; j'ai
+amassé trente-cinq francs pour faire emplète de livres dont je n'ai pas
+besoin; je suis enchantée de ne pas les avoir encore achetés, tu auras
+une poupée exactement semblable à celle que tu as perdue.
+
+--Merci, ma bonne, ma chère Madeleine! dit Marguerite, qui était devenue
+rouge de joie. Oh! merci, merci. Je vais demander à maman de me la faire
+acheter.»
+
+Et elle courut chez Mme de Rosbourg, qui lui promit de lui faire acheter
+sa poupée la première fois que l'on irait à Paris.
+
+
+
+
+XI
+
+JEANNETTE LA VOLEUSE
+
+
+Madeleine avait reçu les éloges que méritait son généreux sacrifice;
+trois jours s'étaient passés depuis la disparition de la poupée;
+Marguerite attendait avec une vive impatience que quelqu'un allât à
+Paris pour lui apporter la poupée promise. En attendant, elle s'amusait
+avec celle de Madeleine. Il faisait chaud, et les enfants étaient
+établies dans le jardin, sous des arbres touffus. Madeleine lisait.
+Camille tressait une couronne de pâquerettes pour la poupée, que
+Marguerite peignait avant de lui mettre la couronne sur la tête. La
+petite boulangère, nommée Suzanne, qui apportait deux pains à la
+cuisine, passa près d'elle. Elle s'arrêta devant Marguerite, regarda
+attentivement la poupée et dit:
+
+«Elle est tout de même jolie, votre poupée, mam'selle!
+
+MARGUERITE.
+
+Tu n'en as jamais vu de si jolie, Suzanne?
+
+SUZANNE.
+
+Pardon, mam'selle, j'en ai vu une plus belle que la vôtre, et pas plus
+tard qu'hier encore.
+
+MARGUERITE.
+
+Plus jolie que celle-ci! Et où donc, Suzanne?
+
+SUZANNE.
+
+Ah! près d'ici, bien sûr. Elle a une belle robe de soie lilas; c'est
+Jeannette qui l'a.
+
+MARGUERITE.
+
+Jeannette, la petite meunière! Et qui lui a donné cette belle poupée?
+
+SUZANNE.
+
+Ah! je ne sais pas, mam'selle; elle l'a depuis trois jours.»
+
+Camille, Madeleine et Marguerite se regardèrent d'un air étonné: toutes
+trois commençaient à soupçonner que la jolie poupée de Jeannette pouvait
+bien être celle de Marguerite.
+
+CAMILLE.
+
+Et cette poupée a-t-elle des sabots?
+
+SUZANNE, _riant_.
+
+Oh! pour ça non, mam'selle; elle a un pied chaussé d'un beau petit
+soulier bleu, et l'autre est nu; elle a aussi un petit chapeau de
+paille avec une plume blanche.
+
+MARGUERITE, _s'élançant de sa chaise_.
+
+C'est ma poupée, ma pauvre poupée que j'ai laissée il y a trois jours
+sous un chêne, lorsqu'il a fait un si gros orage, et que je n'ai pas
+retrouvée depuis.
+
+SUZANNE.
+
+Ah bien! Jeannette m'a dit qu'on lui avait donné la belle poupée, mais
+qu'il ne fallait pas en parler, parce que ça ferait des jaloux.
+
+CAMILLE, _bas à Marguerite_.
+
+Laisse aller Suzanne, et courons dire à maman ce qu'elle vient de nous
+raconter.»
+
+Camille, Madeleine et Marguerite se levèrent et coururent au salon, où
+Mme de Fleurville était à écrire, pendant que Mme de Rosbourg jouait du
+piano.
+
+CAMILLE ET MADELEINE, _très précipitamment_.
+
+Madame, madame, voulez-vous nous laisser aller au moulin? Jeannette a la
+poupée de Marguerite; il faut qu'elle la rende.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Quelle folie! mes pauvres enfants, vous perdez la tête! Comment est-il
+possible que la poupée de Marguerite se soit sauvée dans la maison de
+Jeannette?
+
+MADELEINE.
+
+Mais, madame, Suzanne l'a vue! Jeannette lui a dit de ne pas en
+parler et qu'on la lui avait donnée.
+
+[Illustration: «Elle est tout de même jolie votre poupée!» (Page 105.)]
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Ma pauvre fille, c'est quelque poupée de vingt-cinq sous habillée en
+papier qu'on aura donnée à Jeannette, et que Suzanne trouve superbe,
+parce qu'elle n'en a jamais vu de plus belle.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais non, madame, c'est bien sûr ma poupée; elle a une robe de taffetas
+lilas, un seul soulier de satin bleu, et un chapeau de paille avec une
+plume blanche.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Écoute, ma petite Marguerite, va me chercher Suzanne; je la
+questionnerai moi-même, et, si j'ai des raisons de penser que Jeannette
+a ta poupée, nous allons partir tout de suite pour le moulin.»
+
+Marguerite partit comme une flèche et revint deux minutes après,
+traînant la petite Suzanne, toute honteuse de se trouver dans un si beau
+salon, en présence de ces dames.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+N'aie pas peur, ma petite Suzanne; je veux seulement te demander
+quelques détails sur la belle poupée de Jeannette. Est-il vrai qu'elle a
+une poupée très jolie et très bien habillée?
+
+SUZANNE.
+
+Pour ça, oui, madame; elle est tout à fait jolie.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Comment est sa robe?
+
+SUZANNE.
+
+En soie lilas, madame.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Et son chapeau?
+
+SUZANNE.
+
+En paille, madame; et tout rond, avec une plume blanche et des affiquets
+de velours noir.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+T'a-t-elle dit qui lui avait donné cette poupée?
+
+SUZANNE.
+
+Pour ça, non, madame; elle n'a point voulu nommer personne parce qu'on
+le lui a défendu, qu'elle dit.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Y a-t-il longtemps qu'elle a cette poupée?
+
+SUZANNE.
+
+Il y a trois jours, madame; elle dit qu'elle l'a rapportée de la ville
+le jour de l'orage.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Merci, ma petite Suzanne; tu peux t'en aller; voici des pralines pour
+t'amuser en route.»
+
+Et elle lui mit dans la main un gros cornet de pralines; Suzanne rougit
+de plaisir, fit une révérence et s'en alla.
+
+«Chère amie, dit Mme de Fleurville à Mme de Rosbourg, il me paraît
+certain que Jeannette a la poupée de Marguerite; allons-y toutes. Mettez
+vos chapeaux, petites, et dépêchons-nous de nous rendre au moulin.»
+
+Les enfants ne se le firent pas dire deux fois; en trois minutes elles
+furent prêtes à partir. Tout le monde se mit en marche; au lieu de la
+consternation et du silence qui avaient attristé la même promenade,
+trois jours auparavant, les enfants s'agitaient, allaient et venaient,
+se dépêchaient et parlaient toutes à la fois.
+
+Elles marchèrent si vite, qu'on arriva en moins d'une demi-heure. Les
+petites allaient se précipiter toutes trois dans le moulin en appelant
+Jeannette et en demandant la poupée. Mme de Rosbourg les arrêta et leur
+dit:
+
+«Ne dites pas un mot, mes enfants, ne témoignez aucune impatience;
+tenez-vous près de moi, et ne parlez que lorsque vous verrez la poupée.»
+
+Les petites eurent de la peine à se contenir; leurs yeux étincelaient,
+leurs narines se gonflaient, leur bouche s'ouvrait pour parler, leurs
+jambes les emportaient malgré elles; mais les mamans les firent passer
+derrière, et toutes cinq entrèrent ainsi au moulin.
+
+La meunière vint ouvrir, fit beaucoup de révérences et présenta des
+chaises.
+
+«Asseyez-vous, mesdames, mesdemoiselles, voici des chaises basses.»
+
+Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants s'assoient; les trois
+petites s'agitent sur leurs chaises; Mme de Rosbourg leur fait signe de
+ne pas montrer d'impatience.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Eh bien, mère Léonard, comment cela va-t-il?
+
+LA MEUNIÈRE.
+
+Madame est bien honnête; ça va bien, Dieu merci.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Et votre fille Jeannette, où est-elle?
+
+MÈRE LÉONARD.
+
+Ah! je ne sais point, madame; peut-être bien au moulin.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Mes filles voudraient la voir; appelez-la donc....
+
+MÈRE LÉONARD, _allant à la porte_.
+
+Jeannette, Jeannette! (_Après un moment d'attente._) Jeannette, arrive
+donc! où t'es-tu fourrée? Elle ne vient point! faut croire qu'elle n'ose
+pas.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Pourquoi n'ose-t-elle pas?
+
+MÈRE LÉONARD.
+
+Ah! quand elle voit ces dames, ça lui fait toujours quelque chose; elle
+s'émotionne de la joie qu'elle a.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Je voudrais bien lui parler pourtant; si elle est sage et bonne fille,
+je lui ai apporté un joli fichu de soie et un beau tablier pour les
+dimanches.
+
+La mère Léonard s'agite, appelle sa fille, court de la maison au moulin
+et ramène, en la traînant par le bras, Jeannette qui s'était cachée et
+qui se débat vivement.
+
+MÈRE LÉONARD.
+
+Vas-tu pas finir, méchante, malapprise?
+
+JEANNETTE, _criant_.
+
+Je veux m'en aller; lâchez-moi; j'ai peur.
+
+MÈRE LÉONARD.
+
+De quoi que t'as peur, sans coeur? Ces dames vont-elles pas te
+manger?»
+
+Jeannette cesse de se débattre; la mère Léonard lui lâche le bras;
+Jeannette se sauve et s'enfuit dans sa chambre. La mère Léonard est
+furieuse, elle craint que le fichu et le tablier ne lui échappent; elle
+appelle Jeannette:
+
+«Méchante enfant, s'écrie-t-elle, petite drôlesse, je te vas querir et
+je te vas cingler les reins; tu vas voir.»
+
+Mme de Fleurville l'arrête et lui dit: «N'y allez pas, mère Léonard;
+laissez-moi lui parler: je la trouverai, allez, je connais bien la
+maison.»
+
+Et Mme de Fleurville entra chez Jeannette, suivie de la mère Léonard.
+Elles la trouvèrent cachée derrière une chaise. Mme de Fleurville, sans
+mot dire, la tira de sa cachette, s'assit sur la chaise, et, lui tenant
+les deux mains lui dit:
+
+«Pourquoi te caches-tu, Jeannette? Les autres fois, tu accourais
+au-devant de moi quand je venais au moulin.»
+
+Pas de réponse; Jeannette reste la tête baissée.
+
+«Jeannette, où as-tu trouvé la belle poupée qu'on a vue chez toi l'autre
+jour?
+
+JEANNETTE, _avec vivacité_.
+
+Suzanne est une menteuse; elle n'a point vu de poupée; je ne lui ai rien
+dit; je n'ai parlé de rien, c'est des menteries qu'elle vous a faites.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Comment sais-tu que c'est Suzanne qui me l'a dit?
+
+JEANNETTE, _très vivement_.
+
+Parce qu'elle me fait toujours de méchantes choses; elle vous a conté
+des sottises.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Mais, encore une fois, pourquoi accuses-tu Suzanne, puisque je ne te
+l'ai pas nommée?
+
+JEANNETTE.
+
+Faut pas croire Suzanne ni les autres; je n'ai point dit qu'on m'avait
+donné la poupée; je n'en ai point, de poupée; c'est tout des menteries.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Plus tu parles et plus je vois que c'est toi qui mens; tu as peur que je
+ne te reprenne la poupée que tu as trouvée dans le bois le jour de
+l'orage.
+
+JEANNETTE.
+
+Je n'ai peur de rien; je n'ai rien trouvé sous le chêne, et je n'ai
+point la poupée de Mlle Marguerite.
+
+[Illustration: Elle ramenait Jeannette en la traînant par le bras. (Page
+113.)]
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Comment sais-tu que c'est de la poupée de Mlle Marguerite que je te
+parle et qu'elle était sous le chêne?»
+
+Jeannette, voyant qu'elle se trahissait de plus en plus, se mit à crier
+et à se débattre. Mme de Fleurville la laissa aller et commença la
+recherche de la poupée; elle ouvrit l'armoire et le coffre, mais n'y
+trouva rien; enfin, voyant que Jeannette s'était réfugiée près du lit,
+comme pour empêcher qu'on ne cherchât de ce côté, elle se baissa et
+aperçut la poupée sous le lit, tout au fond; elle se retourna vers la
+mère Léonard, et lui ordonna d'un air sévère de retirer la poupée. La
+mère Léonard obéit en tremblant et remit la poupée à Mme de Fleurville.
+
+«Saviez-vous, dit Mme de Fleurville, que votre fille avait cette poupée?
+
+--Pour ça non, ma bonne chère dame, répondit la mère Léonard; si je
+l'avais su, je la lui aurais fait reporter au château, car elle sait
+bien que cette poupée est à Mlle Marguerite; nous l'avions trouvée
+bien jolie la dernière fois que Mlle Marguerite l'a apportée. (_Se
+retournant vers Jeannette._) Ah! mauvaise créature, vilaine petite
+voleuse, tu vas voir comme je te corrigerai. Je t'apprendrai à faire des
+voleries et puis des menteries encore, que j'en suis toute tremblante.
+Je voyais bien que tu mentais à madame, dès que tu as ouvert ta bouche
+pleine de menteries. Tu vas avoir le fouet tout à l'heure: tu ne perdras
+rien pour attendre.»
+
+Jeannette pleurait, criait, suppliait, protestait qu'elle ne le ferait
+plus jamais. La mère Léonard, loin de se laisser attendrir, la
+repoussait de temps en temps avec un soufflet ou un bon coup de poing.
+Mme de Fleurville, craignant que la correction ne fût trop forte,
+chercha à calmer la mère Léonard, et réussit à lui faire promettre
+qu'elle ne fouetterait pas Jeannette et qu'elle se contenterait de
+l'enfermer dans sa chambre pour le reste de la journée. Les enfants
+étaient consternés de cette scène; les mensonges répétés de Jeannette,
+sa confusion devant la poupée retrouvée, la colère et les menaces de la
+mère Léonard les avaient fait trembler. Mme de Fleurville remit à
+Marguerite sa poupée sans mot dire, dit adieu à la mère Léonard, et
+sortit avec Mme de Rosbourg suivie des trois enfants. Elles marchaient
+depuis quelques instants en silence, lorsqu'un cri perçant les fit
+toutes s'arrêter; il fut suivi d'autres cris plus perçants, plus aigus
+encore: c'était Jeannette qui recevait le fouet de la mère Léonard. Elle
+la fouetta longtemps: car, à une grande distance, les enfants, qui
+s'étaient remises en marche, entendaient encore les hurlements, les
+supplications de la petite voleuse. Cette fin tragique de l'histoire de
+la poupée perdue les laissa pour toute la journée sous l'impression
+d'une grande tristesse, d'une vraie terreur.
+
+
+
+
+XII
+
+VISITE CHEZ SOPHIE
+
+
+ «Mais chairs amie, veuné dinné chés moi demin; mamman demand ça à votr
+ mamman; nou dinron a sainq eure pour joué avan é allé promené aprais.
+ Je pari que j'ai fé de fôtes; ne vous moké pas de moi, je vous pri!
+
+ «Sofie, votr ami.»
+
+Camille reçut ce billet quelques jours après l'histoire de la poupée;
+elle ne put s'empêcher de rire en voyant ces énormes fautes
+d'orthographe; comme elle était très bonne, elle ne les montra pas à
+Madeleine et à Marguerite; elle alla chez sa maman.
+
+CAMILLE.
+
+Maman, Sophie m'écrit que Mme Fichini nous engage toutes à dîner chez
+elle demain.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Aïe, aïe! quel ennui! Est-ce que ce dîner t'amusera, Camille?
+
+CAMILLE.
+
+Beaucoup, maman. J'aime assez cette pauvre Sophie, qui est si
+malheureuse.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+C'est bien généreux à toi, ma pauvre Camille, car elle t'a fait punir et
+gronder deux fois.
+
+CAMILLE.
+
+Oh! maman, elle a été si fâchée après!
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _embrassant Camille_.
+
+C'est bien, très bien, ma bonne petite Camille; réponds-lui donc que
+nous irons demain bien certainement.»
+
+Camille remercia sa maman, courut prévenir Madeleine et Marguerite, et
+répondit à Sophie:
+
+ «Ma chère Sophie,
+
+ «Maman et Mme de Rosbourg iront dîner demain chez ta belle-mère; elles
+ nous emmèneront, Madeleine, Marguerite et moi. Nous sommes très
+ contentes; nous ne mettrons pas de belles robes pour pouvoir jouer à
+ notre aise. Adieu, ma chère Sophie, je t'embrasse.
+
+ «Camille de FLEURVILLE.»
+
+Toute la journée, les petites filles furent occupées de la visite du
+lendemain. Marguerite voulait mettre une robe de mousseline blanche;
+Madeleine et Camille voulaient de simples robes en toile. Mme de
+Rosbourg trancha la question en conseillant les robes de toile.
+
+Marguerite voulait emporter sa belle poupée; Camille et Madeleine lui
+dirent:
+
+«Prends garde, Marguerite: souviens-toi du gros chêne et de Jeannette.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais demain il n'y aura pas d'orage, ni de forêt, ni de Jeannette.
+
+MADELEINE.
+
+Non, mais tu pourrais l'oublier quelque part, ou la laisser tomber et la
+casser.
+
+MARGUERITE.
+
+C'est ennuyeux de toujours laisser ma pauvre poupée à la maison. Pauvre
+petite! elle s'ennuie! Jamais elle ne sort! jamais elle ne voit
+personne!»
+
+Camille et Madeleine se mirent à rire; Marguerite, après un instant
+d'hésitation, rit avec elles et avoua qu'il était plus raisonnable de
+laisser la poupée à la maison.
+
+Le lendemain matin, les petites filles travaillèrent comme de coutume; à
+deux heures elles allèrent s'habiller, et à deux heures et demie elles
+montèrent en calèche découverte; Mmes de Rosbourg et de Fleurville
+s'assirent au fond; les trois petites prirent place sur le devant. Il
+faisait un temps magnifique, et, comme le château de Mme Fichini n'était
+qu'à une lieue, le voyage dura à peine vingt minutes. La grosse Mme
+Fichini les attendait sur le perron; Sophie se tenait en arrière,
+n'osant pas se montrer, de crainte des soufflets.
+
+«Bonjour, chères dames, s'écria Mme Fichini; bonjour, chères
+demoiselles; comme c'est aimable d'arriver de bonne heure! les enfants
+auront le temps de jouer, et nous autres mamans, nous causerons. J'ai
+une grâce à vous demander, chères dames; je vous expliquerai cela; c'est
+pour ma vaurienne de Sophie; je veux vous en faire cadeau pour quelques
+semaines, si vous voulez bien l'accepter et la garder pendant un voyage
+que je dois faire.»
+
+Mme de Fleurville, surprise, ne répondit rien; elle attendit que Mme
+Fichini lui expliquât le cadeau incommode qu'elle désirait lui faire.
+Ces dames entrèrent dans le salon, les enfants restèrent dans le
+vestibule.
+
+«Qu'est-ce qu'a dit ta belle-mère, Sophie? demanda Marguerite, qu'elle
+voulait te donner à maman? Où veut-elle donc aller sans toi?
+
+--Je n'en sais rien, répondit Sophie en soupirant; je sais seulement que
+depuis deux jours elle me bat souvent et qu'elle veut me laisser seule
+ici pendant qu'elle fera un voyage en Italie.
+
+--En seras-tu fâchée? dit Camille.
+
+--Oh! pour cela non, surtout si je vais demeurer chez vous: je serai si
+heureuse avec vous! Jamais battue, jamais injustement grondée, je ne
+serai plus seule, abandonnée pendant des journées entières, n'apprenant
+rien, ne sachant que faire, m'ennuyant. Il m'arrive bien souvent de
+pleurer plusieurs heures de suite, sans que personne y fasse attention,
+sans que personne cherche à me consoler.»
+
+Et la pauvre Sophie versa quelques larmes; les trois petites
+l'entourèrent, l'embrassèrent, et réussirent à la consoler; dix minutes
+après, elles couraient dans le jardin et jouaient à cache-cache; Sophie
+riait et s'amusait autant que les autres.
+
+Après deux heures de courses et de jeux, comme elles avaient très chaud,
+elles rentrèrent à la maison.
+
+«Dieu! que j'ai soif! dit Sophie.
+
+MADELEINE.
+
+Pourquoi ne bois-tu pas?
+
+SOPHIE.
+
+Parce que ma belle-mère me le défend.
+
+MARGUERITE.
+
+Comment! Tu ne peux même pas boire un verre d'eau?
+
+SOPHIE.
+
+Rien absolument, jusqu'au dîner, et à dîner, un verre seulement.
+
+MARGUERITE.
+
+Pauvre Sophie, mais c'est affreux cela.»
+
+«Sophie, Sophie! criait en ce moment la voix furieuse de Mme Fichini.
+Venez ici, mademoiselle, tout de suite.»
+
+Sophie, pâle et tremblante, se dépêcha d'entrer au salon où était Mme
+Fichini. Camille, Madeleine et Marguerite avaient peur pour la pauvre
+Sophie; elles restèrent dans le petit salon, tremblant aussi et écoutant
+de toutes leurs oreilles.
+
+MADAME FICHINI, _avec colère_.
+
+Approchez, petite voleuse; pourquoi avez-vous bu le vin?
+
+SOPHIE, _tremblante_.
+
+Quel vin, maman? Je n'ai pas bu de vin.
+
+MADAME FICHINI, _la poussant rudement_.
+
+Quel vin, menteuse? Celui du carafon qui est dans mon cabinet de
+toilette.
+
+SOPHIE, _pleurant_.
+
+Je vous assure, maman, que je n'ai pas bu votre vin, que je ne suis pas
+entrée dans votre cabinet.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Ah! vous n'êtes pas entrée dans mon cabinet! et vous n'êtes pas entrée
+par la fenêtre! et qu'est-ce donc que ces marques que vos pieds ont
+laissées sur le sable, devant la fenêtre du cabinet?
+
+SOPHIE.
+
+Je vous assure, maman....»
+
+Mme Fichini ne lui permit pas d'achever: elle se précipita sur elle, la
+saisit par l'oreille, l'entraîna dans la chambre à côté, et malgré les
+protestations et les pleurs de Sophie elle se mit à la fouetter, à la
+battre jusqu'à ce que ses bras fussent fatigués. Mme Fichini sortit du
+cabinet toute rouge de colère. La malheureuse Sophie la suivait en
+sanglotant; au moment où elle s'apprêtait à quitter le salon pour aller
+retrouver ses amies, Mme Fichini se retourna vers elle et lui donna un
+dernier soufflet, qui la fit trébucher; après quoi, essoufflée,
+furieuse, elle revint s'asseoir sur le canapé. L'indignation empêchait
+ces dames de parler; elles craignaient, si elles laissaient voir ce
+qu'elles éprouvaient, que l'irritation de cette méchante femme ne s'en
+accrût encore, et qu'elle ne renonçât à l'idée de laisser Sophie à
+Fleurville pendant le voyage qu'elle devait bientôt commencer. Toutes
+trois gardaient le silence; Mme Fichini s'éventait. Mmes de Fleurville
+et de Rosbourg travaillaient à leur tapisserie sans mot dire.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Ce qui vient de se passer, mesdames, me donne plus que jamais le désir
+de me séparer de Sophie; je crains seulement que vous ne vouliez pas
+recevoir chez vous une fille si méchante et si insupportable.
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _froidement_.
+
+Je ne redoute pas, madame, la méchanceté de Sophie; je suis bien sûre
+que je me ferai obéir d'elle sans difficulté.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Ainsi donc, vous voulez bien consentir à m'en débarrasser? Je vous
+préviens que mon absence sera longue; je ne reviendrai pas avant deux ou
+trois mois.
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _toujours avec froideur_.
+
+Ne vous inquiétez pas du temps que durera votre absence, madame, je suis
+enchantée de vous rendre ce service.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Dieu! que vous êtes bonne, chère dame! que je vous remercie! Ainsi je
+puis faire mes préparatifs de voyage?
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _sèchement_.
+
+Quand vous voudrez, madame.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Comment! je pourrais partir dans trois jours?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Demain, si vous voulez.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Quel bonheur! que vous êtes donc aimable! Ainsi, je vous enverrai Sophie
+après-demain.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Très bien, madame; je l'attendrai.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Surtout, chère dame, ne la gâtez pas, corrigez-la sans pitié: vous voyez
+comment il faut s'y prendre avec elle.»
+
+Cependant Sophie allait rejoindre ses amies, pâles d'effroi et
+d'inquiétude; elles avaient tout entendu; elles croyaient que Sophie,
+tourmentée par la soif, avait réellement bu le vin du cabinet de
+toilette, et qu'elle n'avait pas osé l'avouer, dans la crainte d'être
+battue.
+
+«Ma pauvre Sophie, dit Camille en serrant la main de Sophie qui
+pleurait, que je te plains! comme je suis peinée que tu n'aies pas avoué
+à ta belle-mère que tu avais bu ce vin parce que tu mourais de soif!
+Elle ne t'aurait pas fouettée plus fort: c'eût été le contraire,
+peut-être.
+
+--Je n'ai pas bu ce vin, répondit Sophie en sanglotant; je t'assure que
+je ne l'ai pas bu.
+
+--Mais qu'est-ce donc que ces pas sur le sable dont parlait ta
+belle-mère? Ce n'est pas toi qui as sauté par la fenêtre? demanda
+Madeleine.
+
+--Non, non, ce n'est pas moi; je ne mentirais pas avec toi, et je
+t'assure que je n'ai pas passé par la fenêtre et que je n'ai pas touché
+à ce vin.»
+
+Après quelques explications qui ne leur apprirent pas quel pouvait être
+le vrai coupable, les enfants réparèrent de leur mieux le désordre de la
+toilette de la pauvre Sophie; Camille lui rattacha sa robe, Madeleine
+lui peigna les cheveux, Marguerite lui lava les mains et la figure; ses
+yeux restèrent pourtant gonflés. Elles allèrent ensuite au jardin pour
+voir les fleurs, cueillir des bouquets et faire une visite à la
+jardinière.
+
+
+
+
+XIII
+
+VISITE AU POTAGER
+
+
+Sophie, qui avait toujours le coeur bien gros et la démarche gênée par
+les coups qu'elle avait reçus, laissa ses amies admirer les fleurs et
+cueillir des bouquets, et alla s'asseoir chez la jardinière.
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Bonjour, mam'selle; je vous voyais venir boitinant, vous avez l'air tout
+chose. Seriez-vous malade comme Palmyre, qui s'est donné une entorse et
+qui ne peut quasi pas marcher?
+
+SOPHIE.
+
+Non, mère Louchet, je ne suis pas malade.
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Ah bien! c'est que votre maman a encore fait des siennes; elle frappe
+dur quand elle tape sur vous. C'est qu'elle n'y regarde pas: la tête, le
+cou, les bras, tout lui est bon.»
+
+Sophie ne répondit pas; elle pleurait.
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Voyons, mam'selle, faut pas pleurer comme ça; faut pas être honteuse; ça
+fait de la peine, voyez-vous; nous savons bien que ce n'est pas tout
+roses pour vous. Je disais bien à ma Palmyre: «Ah! si je te corrigeais
+comme madame corrige mam'selle Sophie, tu ne serais pas si
+désobéissante». Si vous aviez vu tantôt comme elle m'est revenue, sa
+robe pleine de taches, sa main et sa figure couvertes de sable! c'est
+qu'elle est tombée rudement, allez.
+
+SOPHIE.
+
+Comment est-elle tombée?
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Ah! je n'en sais rien! elle ne veut pas le dire, tout de même. Sans
+doute qu'elle jouait au château, puisque nous n'avons point de sable
+ici; puis sa robe a des taches rouges comme du vin; nous n'avons que du
+cidre; nous ne connaissons pas le vin, nous.
+
+SOPHIE, _étonnée_.
+
+Du vin! où a-t-elle eu du vin?
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Ah! je n'en sais rien; elle ne veut pas le dire.
+
+SOPHIE.
+
+Est-ce qu'elle a pris le vin du cabinet de ma belle-mère?
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Ah! peut-être bien; elle y va souvent porter des herbes pour les bains
+de votre maman; ça se pourrait bien qu'elle eût bu un coup et qu'elle
+n'osât pas le dire. Ah! c'est que, si je le savais, je la fouetterais
+ferme, tout comme votre maman vous fouette.
+
+SOPHIE.
+
+Ma belle-mère m'a fouettée parce qu'elle a cru que j'avais bu son vin,
+et ce n'est pas moi pourtant.»
+
+La mère Louchet changea de visage; elle prit un air indigné:
+
+«Serait-il possible, s'écria-t-elle, pauvre petite mam'selle, que ma
+Palmyre ait fait ce mauvais coup et que vous ayez souffert pour elle?
+Ah! mais... elle ne l'emportera pas en paradis, bien sûr.... Palmyre,
+viens donc un peu que je te parle.
+
+PALMYRE, _dans la chambre à côté_.
+
+Je ne peux pas, maman; mon pied me fait trop mal.
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Eh bien! je vais aller près de toi, et mam'selle Sophie aussi.»
+
+Toutes deux entrent chez Palmyre, qui est étendue sur son lit, le pied
+nu et enflé.
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Dis donc, la Malice, où t'es-tu foulé la jambe comme ça?»
+
+Palmyre rougit et ne répond pas.
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Je te vas dire, moi: t'es entrée dans le cabinet de madame pour les
+herbes du bain; t'as vu la bouteille, t'as voulu goûter, t'as répandu
+sur ta robe tout en goûtant, t'as voulu descendre par la fenêtre, t'as
+tombé et t'as pas osé me le dire, parce que tu savais bien que je te
+régalerais d'une bonne volée. Eh?....
+
+PALMYRE, _pleurant_.
+
+Oui, maman, c'est vrai, c'est bien cela: mais le bon Dieu m'a punie, car
+je souffre bien de ma jambe et de mon bras.
+
+MÈRE LOUCHET.
+
+Et sais-tu bien que la pauvre mam'selle a été fouettée par madame,
+qu'elle en est toute souffreteuse et toute éclopée? Et tu crois que je te
+vas passer cela sans dire quoi et que je ne vas pas te donner une
+raclée?
+
+SOPHIE, _avec effroi_.
+
+Oh! ma bonne mère Louchet, si vous avez de l'amitié pour moi, je vous en
+prie, ne la punissez pas; voyez comme elle souffre de son pied. Maudit
+vin! il a déjà causé bien du mal chez nous; n'y pensez plus, ma bonne
+mère Louchet, et pardonnez à Palmyre comme je lui pardonne.
+
+PALMYRE, _joignant les mains_.
+
+Oh! mam'selle, que vous êtes bonne! que j'ai de regret que vous ayez été
+battue pour moi! Ah! si j'avais su, jamais je n'aurais touché à ce vin
+de malheur. Oh! mam'selle! pardonnez-moi! le bon Dieu vous le revaudra.»
+
+Sophie s'approcha du lit de Palmyre, lui prit les mains et l'embrassa.
+La mère Louchet essuya une larme et dit: «Tu vois, Palmyre, ce que c'est
+que d'avoir de la malice; voilà mam'selle Sophie qu'est toute comme si
+elle s'était battue avec une armée de chats; c'est toi qu'es cause de
+tout cela; eh bien! est-ce qu'elle t'en tient de la rancune? Pas la
+moindre, et encore elle demande ta grâce. Et que tu peux lui brûler une
+fière chandelle! car je t'aurais châtiée de la bonne manière. Mais, par
+égard pour cette bonne mam'selle, je te pardonne; prie le bon Dieu qu'il
+te pardonne bien aussi; t'as fait une sottise pommée, vois-tu, ne
+recommence pas.»
+
+Palmyre pleurait d'attendrissement et de repentir; Sophie était heureuse
+d'avoir épargné à Palmyre les douleurs qu'elle venait de ressentir
+elle-même si rudement. La mère Louchet était reconnaissante de n'avoir
+pas à battre Palmyre, qu'elle aimait tendrement, et qu'elle ne punissait
+jamais sans un vif chagrin: elle remercia donc Sophie du fond du
+coeur. Au milieu de cette scène, Camille, Madeleine et Marguerite
+entrèrent; la mère Louchet leur raconta ce qui venait de se passer et
+combien Sophie avait été généreuse pour Palmyre. Sophie fut embrassée et
+approuvée par ses trois amies.
+
+«Ma bonne Sophie, lui demanda Camille, ne te sens-tu pas heureuse
+d'avoir épargné à Palmyre la punition qu'elle méritait, et d'avoir
+résisté au désir de te venger de ce que tu avais injustement souffert
+par sa faute?
+
+--Oui, chère Camille, répondit Sophie; je suis heureuse d'avoir obtenu
+son pardon, mais je ne me sentais aucun désir de vengeance; je sais
+combien est terrible la punition dont elle était menacée, et j'avais
+aussi peur pour elle que j'aurais eu peur pour moi-même.»
+
+Camille et Madeleine embrassèrent encore Sophie; puis toutes quatre
+dirent adieu à Palmyre et à la mère Louchet, et rentrèrent à la maison,
+car la cloche du dîner venait de sonner.
+
+
+
+
+XIV
+
+DÉPART
+
+
+Sophie avait peur de rentrer au salon. Elle pria ses amies d'entrer les
+premières pour que sa belle-mère ne l'aperçût pas; mais elle eut beau se
+cacher derrière Camille, Madeleine et Marguerite, elle ne put échapper à
+l'oeil de Mme Fichini, qui s'écria:
+
+«Comment oses-tu revenir au salon? Crois-tu que je laisserai dîner à
+table une voleuse, une menteuse comme toi?
+
+--Madame, répliqua courageusement Madeleine, Sophie est innocente; nous
+savons maintenant qui a bu votre vin; elle a dit vrai en vous assurant
+que ce n'était pas elle.
+
+--Ta, ta, ta, ma belle petite; elle vous aura conté quelque mensonge; je
+la connais, allez, et je la ferai dîner dans sa chambre.
+
+--Madame, dit à son tour Marguerite avec colère, c'est vous qui êtes
+méchante; Sophie est très bonne; c'est Palmyre qui a bu le vin, et
+Sophie a demandé pardon à sa maman qui voulait la fouetter, et vous avez
+voulu battre la pauvre Sophie sans vouloir l'écouter, et j'aime Sophie,
+et je ne vous aime pas.
+
+MADAME FICHINI, _riant avec effort_.
+
+Bravo, la belle! vous êtes bien polie, bien aimable, en vérité! Votre
+histoire de Palmyre est bien inventée.
+
+CAMILLE.
+
+Marguerite dit vrai, madame; Palmyre a apporté des herbes dans votre
+cabinet, a bu votre vin, a sauté par la fenêtre, et s'est donné une
+entorse; elle a tout avoué à sa maman, qui voulait la fouetter et qui
+lui a pardonné, grâce aux supplications de Sophie. Vous voyez, madame,
+que Sophie est innocente, qu'elle est très bonne, et nous avons toutes
+beaucoup d'amitié pour elle.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Vous voyez aussi, madame, que vous avez puni Sophie injustement et que
+vous lui devez un dédommagement. Vous disiez tout à l'heure que vous
+désiriez partir promptement, et que Sophie vous gênait pour faire vos
+paquets: voulez-vous nous permettre de l'emmener ce soir? Vous auriez
+ainsi toute liberté pour faire vos préparatifs de voyage.»
+
+Mme Fichini, honteuse d'avoir été convaincue d'injustice envers Sophie
+devant tout le monde, n'osa pas refuser la demande de Mme de Rosbourg,
+et, appelant sa belle-fille, elle lui dit d'un air maussade:
+
+«Vous partirez donc ce soir, mademoiselle; je vais faire préparer vos
+effets. (_Sophie ne peut dissimuler un mouvement de joie._) Je pense que
+vous êtes enchantée de me quitter; comme vous n'avez ni coeur ni
+reconnaissance, je ne compte pas sur votre tendresse, et vous ferez bien
+de ne pas trop compter sur la mienne. Je vous dispense de m'écrire, et
+je ne me tuerai pas non plus à vous donner de mes nouvelles, dont vous
+vous souciez autant que je me soucie des vôtres. (_Se tournant vers ces
+dames._) Allons dîner, chères dames; à mon retour, je vous inviterai
+avec tous nos voisins; je vous ferai la lecture de mes impressions de
+voyage; ce sera charmant».
+
+Et ces dames, suivies des enfants, allèrent se mettre à table. Sophie
+profita, comme d'habitude, de l'oubli de sa belle-mère pour manger de
+tout; cet excellent dîner et la certitude d'être emmenée le soir même
+par Mme de Fleurville achevèrent d'effacer la triste impression de la
+scène du matin.
+
+Après dîner, les petites allèrent avec Sophie dans le petit salon où
+étaient ses joujoux et ses petites affaires; elles firent un paquet
+d'une poupée et de son trousseau, qui était assez misérable; le reste ne
+valait pas la peine d'être emporté.
+
+Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, qui attendaient avec impatience le
+moment de quitter Mme Fichini, demandèrent leur voiture.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Comment! déjà, mes chères dames? Il n'est que huit heures.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Je regrette bien, madame, de vous quitter si tôt, mais je désire rentrer
+avant la nuit.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Pourquoi donc avant la nuit? La route est si belle! et vous aurez clair
+de lune.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Marguerite est encore bien petite pour veiller; je crains qu'elle ne se
+trouve fatiguée.
+
+MADAME FICHINI.
+
+Ah! mesdames, pour la dernière soirée que nous passons ensemble, vous
+pouvez bien faire un peu veiller Marguerite.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Nous sommes bien fâchées, madame, mais nous tenons beaucoup à ce que les
+enfants ne veillent pas.»
+
+Un domestique vient avertir que la voiture est avancée. Les enfants
+mettent leurs chapeaux; Sophie se précipite sur le sien et se dirige
+vers la porte, de peur d'être oubliée; Mme Fichini dit adieu à ces dames
+et aux enfants; elle appelle Sophie d'un ton sec.
+
+«Venez donc me dire adieu, mademoiselle. Vilaine sans coeur, vous avez
+l'air enchantée de vous en aller; je suis bien sûre que ces demoiselles
+ne quitteraient pas leur maman sans pleurer.
+
+--Maman ne voyagerait pas sans moi, certainement, dit Marguerite avec
+vivacité, ni Mme de Fleurville sans Camille et Madeleine; nous aimons
+nos mamans parce qu'elles sont d'excellentes mamans; si elles étaient
+méchantes, nous ne les aimerions pas.»
+
+Sophie trembla, Camille et Madeleine sourirent. Mmes de Fleurville et de
+Rosbourg se mordirent les lèvres pour ne pas rire, et Mme Fichini devint
+rouge de colère; ses yeux brillèrent comme des chandelles; elle fut sur
+le point de donner un soufflet à Marguerite; mais elle se contint, et,
+appelant Sophie une seconde fois, elle lui donna sur le front un baiser
+sec et lui dit en la repoussant:
+
+«Je vois, mademoiselle, que vous dites de moi de jolies choses à vos
+amies! prenez garde à vous; je reviendrai un jour! Adieu.»
+
+Sophie voulut lui baiser la main; Mme Fichini la frappa du revers de
+cette main en la lui retirant avec colère. La petite fille s'esquiva et
+monta avec précipitation dans la voiture.
+
+Mmes de Fleurville et de Rosbourg dirent un dernier adieu à Mme Fichini,
+se placèrent dans le fond de la voiture, firent mettre Camille sur le
+siège, Madeleine, Sophie et Marguerite sur le devant, et les chevaux
+partirent. Sophie commençait à respirer librement, lorsqu'on entendit
+des cris: _Arrêtez!_ _arrêtez!_ La pauvre Sophie faillit s'évanouir;
+elle craignait que sa belle-mère n'eût changé d'idée et ne la rappelât.
+Le cocher arrêta ses chevaux; un domestique accourut tout essoufflé à la
+portière et dit:
+
+«Madame... fait dire... à Mlle Sophie... qu'elle a... oublié... ses
+affaires,... qu'elle ne les recevra que demain matin,... à moins que
+mademoiselle n'aime mieux revenir... coucher à la maison.»
+
+Sophie revint à la vie; dans sa joie elle tendit la main au domestique:
+
+«Merci, merci, Antoine; je suis fâchée que vous vous soyez essoufflé à
+courir si vite. Remerciez bien ma belle-mère; dites-lui que je ne veux
+pas la déranger, que j'aime mieux me passer de mes affaires, que je les
+attendrai demain chez Mme de Fleurville. Adieu, adieu, Antoine.»
+
+Mme de Fleurville, voyant l'inquiétude de Sophie, ordonna au cocher de
+continuer et d'aller bon train; un quart d'heure après, la voiture
+s'arrêtait devant le perron de Fleurville, et l'heureuse Sophie sautait
+à terre, légère comme une plume et remerciant Dieu et Mme de Fleurville
+du bon temps qu'elle allait passer près de ses amies.
+
+Mme de Fleurville la recommanda aux soins des deux bonnes; il fut décidé
+qu'elle coucherait dans la même chambre que Marguerite, et elle y dormit
+paisiblement jusqu'au lendemain.
+
+
+
+
+XV
+
+SOPHIE MANGE DU CASSIS; CE QUI EN RÉSULTE
+
+
+Sophie était depuis quinze jours à Fleurville; elle se sentait si
+heureuse, que tous ses défauts et ses mauvaises habitudes étaient comme
+engourdis. Le matin, quand on l'éveillait, elle sautait hors de son lit,
+se lavait, s'habillait, faisait sa prière avec ses amies; ensuite elles
+déjeunaient toutes ensemble; Sophie n'avait plus besoin de voler de pain
+pour satisfaire son appétit; on lui en donnait tant qu'elle en voulait.
+Les premiers jours, elle ne pouvait croire à son bonheur; elle mangea et
+but tant qu'elle pouvait avaler. Au bout de trois jours, quand elle fut
+bien sûre qu'on lui donnerait à manger toutes les fois qu'elle aurait
+faim, et qu'il était inutile de remplir son estomac le matin pour toute
+la journée, elle devint plus raisonnable et se contenta, comme ses
+amies, d'une tranche de pain et de beurre avec une tasse de thé ou de
+chocolat. Dans les premiers jours, à déjeuner et à dîner, elle se
+dépêchait de manger, de peur qu'on ne la fît sortir de table avant que
+sa faim fût assouvie. Ses amies se moquèrent d'elle; Mme de Fleurville
+lui promit de ne jamais la chasser de table et de la laisser toujours
+finir tranquillement ses repas. Sophie rougit, et promit de manger moins
+gloutonnement à l'avenir.
+
+MADELEINE.
+
+Ma pauvre Sophie, tu as toujours l'air d'avoir peur; tu te dépêches et
+tu te caches pour les choses les plus innocentes.
+
+SOPHIE.
+
+C'est que je crois toujours entendre ma belle-mère; j'oublie sans cesse
+que je suis avec vous, qui êtes si bonnes, et que je suis heureuse, bien
+heureuse!»
+
+En disant ces mots, Sophie, les yeux pleins de larmes, baisa la main de
+Mme de Fleurville, qui à son tour l'embrassa tendrement.
+
+SOPHIE, _attendrie_.
+
+Oh! madame, que vous êtes bonne! Tous les jours je demande au bon Dieu
+qu'il me laisse toujours avec vous.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Ce n'est pas là ce qu'il faut demander au bon Dieu, ma pauvre enfant; il
+faut lui demander qu'il te rende si sage, si obéissante, si bonne, que
+le coeur de ta belle-mère s'adoucisse et que tu puisses vivre heureuse
+avec elle.»
+
+Sophie ne répondit rien; elle avait l'air de trouver le conseil de Mme
+de Fleurville trop difficile à suivre. Marguerite paraissait tout
+interdite, comme si Mme de Fleurville avait dit une chose impossible à
+faire; Mme de Rosbourg s'en aperçut.
+
+MADAME DE ROSBOURG, _souriant_.
+
+Qu'as-tu donc, Marguerite? Quel petit air tu prends en regardant Mme de
+Fleurville.
+
+MARGUERITE.
+
+Maman,... c'est que... je n'aime pas que,... je suis fâchée que...,
+que,... je ne sais comment dire; mais je ne veux pas demander au bon
+Dieu que la méchante Mme Fichini revienne pour fouetter encore cette
+pauvre Sophie.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Mme de Fleurville n'a pas dit qu'il fallait demander cela au bon Dieu:
+elle a dit que Sophie devait demander d'être très bonne, pour que sa
+belle-mère l'aimât et la rendît heureuse.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais, maman, Mme Fichini est trop méchante pour devenir bonne; elle
+déteste trop Sophie pour la rendre heureuse, et, si elle revient, elle
+reprendra Sophie pour la rendre malheureuse.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Chère petite, le bon Dieu peut tout ce qu'il veut: il peut donc changer
+le coeur de Mme Fichini. Sophie, qui doit obéir à Dieu et respecter
+sa belle-mère, doit demander de devenir assez bonne pour l'attendrir et
+s'en faire aimer.
+
+MARGUERITE.
+
+Je veux bien que Mme Fichini devienne bonne, mais je voudrais bien
+qu'elle restât toujours là-bas et qu'elle nous laissât toujours Sophie.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Ce que tu dis là fait l'éloge de ton bon coeur, Marguerite; mais, si
+tu réfléchissais, tu verrais que Sophie serait plus heureuse aimée de sa
+belle-mère et vivant chez elle, que chez des étrangers, qui ont
+certainement beaucoup d'amitié pour elle, mais qui ne lui doivent rien,
+et desquels elle n'a le droit de rien exiger.
+
+SOPHIE.
+
+C'est vrai, cela, Marguerite: si ma belle-mère pouvait un jour m'aimer
+comme t'aime ta maman, je serais heureuse comme tu l'es, et je ne serais
+pas inquiète de ce que je deviendrai dans quelques mois.
+
+MARGUERITE, _soupirant_.
+
+Et pourtant j'aurai bien peur quand Mme Fichini reviendra.
+
+SOPHIE, _tout bas_.
+
+Et moi aussi.»
+
+On se leva de table; les mamans restèrent au salon pour travailler, et
+les enfants s'amusèrent à bêcher leur jardin; Camille et Madeleine
+chargèrent Marguerite et Sophie de chercher quelques jeunes
+groseilliers et des framboisiers, de les arracher et de les apporter
+pour les planter.
+
+«Où irons-nous? dit Marguerite.
+
+SOPHIE.
+
+J'ai vu pas loin d'ici, au bord d'un petit bois, des groseilliers et des
+framboisiers superbes.
+
+MARGUERITE.
+
+Je crois qu'il vaut mieux demander au jardinier.
+
+SOPHIE.
+
+Je vais toujours voir ceux que je veux dire; si nous ne pouvons pas les
+arracher, nous demanderons au père Louffroy de nous aider.»
+
+Elles partirent en courant et arrivèrent en peu de minutes près des
+arbustes qu'avait vus Sophie; quelle fut leur joie quand elles les
+virent couverts de fruits! Sophie se précipita dessus et en mangea avec
+avidité, surtout du cassis; Marguerite, après y avoir goûté, s'arrêta.
+
+«Mange donc, nigaude, lui dit Sophie; profite de l'occasion.
+
+MARGUERITE.
+
+Quelle occasion? J'en mange tous les jours à table et au goûter!
+
+SOPHIE, _avalant gloutonnement_.
+
+C'est bien meilleur quand on les cueille soi-même; et puis on en mange
+tant qu'on veut. Dieu, que c'est bon!»
+
+Marguerite la regardait faire avec surprise; jamais elle n'avait vu
+manger avec une telle voracité, avec une telle promptitude; enfin, quand
+Sophie ne put plus avaler, elle poussa un soupir de satisfaction et
+essuya sa bouche avec des feuilles.
+
+MARGUERITE.
+
+Pourquoi t'essuies-tu avec des feuilles?
+
+SOPHIE.
+
+Pour qu'on ne voie pas de taches de cassis à mon mouchoir.
+
+MARGUERITE.
+
+Qu'est-ce que cela fait? Les mouchoirs sont faits pour avoir des taches.
+
+SOPHIE.
+
+Si l'on voyait que j'ai mangé du cassis, on me punirait.
+
+MARGUERITE.
+
+Quelle idée! on ne te dirait rien du tout; nous mangeons ce que nous
+voulons.
+
+SOPHIE, _étonnée_.
+
+Ce que vous voulez? et vous n'êtes jamais malades d'avoir trop mangé?
+
+MARGUERITE.
+
+Jamais; nous ne mangeons jamais trop, parce que nous savons que la
+gourmandise est un vilain défaut.»
+
+Sophie, qui sentait combien elle avait été gourmande, ne put s'empêcher
+de rougir, et voulut détourner l'attention de Marguerite en lui
+proposant d'arracher quelques pieds de groseilliers pour les porter à
+ses amies. Elles allaient se mettre à l'oeuvre, quand elles
+entendirent appeler: «Sophie, Marguerite, où êtes-vous?
+
+SOPHIE, MARGUERITE.
+
+Nous voici, nous voici; nous arrachons des arbres.»
+
+Camille et Madeleine accoururent.
+
+CAMILLE.
+
+Qu'est-ce que vous faites donc depuis près d'une heure? Nous vous
+attendions toujours; voilà maintenant notre heure de récréation passée:
+il faut aller travailler.
+
+MADELEINE.
+
+Mais à quoi vous êtes-vous amusées? Il n'y a pas seulement un arbrisseau
+d'arraché!
+
+MARGUERITE, _riant_.
+
+C'est que Sophie s'en donnait et man....
+
+SOPHIE, _vivement_.
+
+Tais-toi donc, rapporteuse, tu vas me faire gronder.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais je te dis qu'on ne te grondera pas: ma maman n'est pas comme la
+tienne.
+
+CAMILLE.
+
+Quoi? Qu'est-ce que c'est? Dis, Marguerite; et toi, Sophie, laisse-la
+donc parler.
+
+MARGUERITE.
+
+Eh bien, depuis près d'une heure, au lieu d'arracher des groseilliers,
+nous sommes là, Sophie à manger des groseilles et du cassis, et moi à la
+regarder manger. C'est étonnant comme elle mangeait vite! Jamais je n'ai
+vu tant manger en si peu de temps. Cela m'amusait beaucoup.
+
+MADELEINE.
+
+Pourquoi as-tu tant mangé, Sophie? tu vas être malade.
+
+SOPHIE, _embarrassée_.
+
+Oh non! je ne serai pas malade; j'avais très faim.
+
+CAMILLE.
+
+Comment, faim? Mais nous sortions de table!
+
+SOPHIE.
+
+Faim, non pas de viande, mais de cassis.
+
+CAMILLE.
+
+Ah! ah! ah! faim de cassis!... Mais comme tu es pâle! je suis sûre que
+tu as mal au coeur.
+
+SOPHIE, _un peu fâchée_.
+
+Pas du tout, mademoiselle, je n'ai pas mal au coeur; j'ai encore très
+faim, et je mangerais encore un panier plein de cassis.
+
+MADELEINE.
+
+Je ne te conseille pas d'essayer. Mais voyons, ma petite Sophie, ne te
+fâche pas, et reviens avec nous.»
+
+Sophie se sentait un peu mal à l'aise et ne répondit rien; elle suivit
+ses amies, qui reprirent le chemin de la maison. Tout le long de la
+route, elle ne dit pas un mot. Camille, Madeleine et Marguerite,
+croyant qu'elle boudait, causaient entre elles sans adresser la parole à
+Sophie; elles arrivèrent ainsi jusqu'à leur chambre de travail, où leurs
+mamans les attendaient pour leur donner leurs leçons.
+
+«Vous arrivez bien tard, mes petites, dit Mme de Rosbourg.
+
+MARGUERITE.
+
+C'est que nous avons été jusqu'au petit bois pour avoir des
+groseilliers; c'est un peu loin, maman.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Allons, à présent, mes enfants, travaillons; que chacun reprenne ses
+livres et ses cahiers.»
+
+Camille, Madeleine et Marguerite se placent vivement devant leurs
+pupitres; Sophie avance lentement, sans dire une parole. La lenteur de
+ses mouvements attire l'attention de Mme de Fleurville, qui la regarde
+et dit:
+
+«Comme tu es pâle, Sophie! Tu as l'air de souffrir! qu'as-tu?»
+
+Sophie rougit légèrement; les trois petites la regardent; Marguerite
+s'écrie: «C'est le cassis!
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Quel cassis? Que veux-tu dire, Marguerite?
+
+SOPHIE, _reprenant un peu de vivacité_.
+
+Ce n'est rien, madame; Marguerite ne sait ce qu'elle dit; je n'ai rien;
+je vais... très bien,... seulement... j'ai un peu... mal au coeur,...
+ce n'est rien....»
+
+Mais, à ce moment même, Sophie se sent malade; son estomac ne peut
+garder les fruits dont elle l'a surchargé; elle les rejette sur le
+parquet.
+
+Mme de Fleurville, mécontente, prend sans rien dire la main de Sophie et
+l'emmène chez elle; on la déshabille, on la couche et on lui fait boire
+une tasse de tilleul bien chaud. Sophie est si honteuse qu'elle n'ose
+rien dire; quand elle est couchée, Mme de Fleurville lui demande comment
+elle se trouve.
+
+SOPHIE.
+
+Mieux, madame, je vous remercie; pardonnez-moi, je vous prie; vous êtes
+bien bonne de ne m'avoir pas fouettée.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Ma chère Sophie, tu as été gourmande, et le bon Dieu s'est chargé de ta
+punition en permettant cette indigestion qui va te faire rester couchée
+jusqu'au dîner; elle te privera de la promenade que nous devons faire
+dans une heure pour aller manger des cerises chez Mme de Vertel. Quant à
+être fouettée, tu peux te tranquilliser là-dessus: je ne fouette jamais;
+et je suis bien sûre que, sans avoir été fouettée, tu ne recommenceras
+pas à te remplir l'estomac comme une gourmande. Je ne défends pas les
+fruits et autres friandises; mais il faut en manger sagement si l'on ne
+veut pas s'en trouver mal.»
+
+Sophie ne répondit rien; elle était honteuse et elle reconnaissait la
+justesse de ce que disait Mme de Fleurville. La bonne, qui restait près
+d'elle, l'engagea à se tenir tranquille, mais un reste de mal de coeur
+l'empêcha de dormir; elle eut tout le temps de réfléchir aux dangers de
+la gourmandise, et elle se promit bien de ne jamais recommencer.
+
+
+
+
+XVI
+
+LE CABINET DE PÉNITENCE
+
+
+Une heure après, Camille, Madeleine et Marguerite revinrent savoir des
+nouvelles de Sophie; elles avaient leurs chapeaux et des robes propres.
+
+SOPHIE.
+
+Pourquoi vous êtes-vous habillées?
+
+CAMILLE.
+
+Pour aller goûter chez Mme de Vertel; tu sais que nous devons y cueillir
+des cerises.
+
+MADELEINE.
+
+Quel dommage que tu ne puisses pas venir, Sophie! nous nous serions bien
+plus amusées avec toi.
+
+MARGUERITE.
+
+L'année dernière, c'était si amusant! on nous faisait grimper dans les
+cerisiers, et nous avons cueilli des cerises plein des paniers, pour
+faire des confitures, et nous en mangions tant que nous en voulions;
+seulement nous ne nous sommes pas donné d'indigestion, comme tu as fait
+ce matin avec ton cassis.
+
+MADELEINE.
+
+Ne lui parle plus de son cassis, Marguerite: tu vois qu'elle est
+honteuse et fâchée.
+
+SOPHIE.
+
+Oh oui! je suis bien fâchée d'avoir été si gourmande; une autre fois,
+bien certainement que je n'en mangerai qu'un peu, puisque je serai sûre
+de pouvoir en manger le lendemain et les jours suivants. C'est que je
+n'ai pas l'habitude de manger de bonnes choses; et, quand j'en trouvais,
+j'en mangeais autant que mon estomac pouvait en contenir; à présent je
+ne le ferai plus: c'est trop désagréable d'avoir mal au coeur; et puis
+c'est honteux.
+
+MARGUERITE.
+
+C'est vrai; maman me dit toujours que lorsqu'on s'est donné une
+indigestion, on ressemble aux petits cochons.»
+
+Cette comparaison ne fut pas agréable à Sophie, qui commençait à se
+fâcher et à s'agiter dans son lit; Madeleine dit tout bas à Marguerite
+de se taire, et Marguerite obéit. Toutes trois embrassèrent Sophie et
+allèrent attendre leurs mamans sur le perron. Quelques minutes après,
+Sophie entendit partir la voiture. Elle s'ennuya pendant deux heures, au
+bout desquelles elle obtint de la bonne la permission de se lever; ses
+amies rentrèrent peu de temps après, enchantées de leur matinée; elles
+avaient cueilli et mangé des cerises; on leur en avait donné un grand
+panier à emporter.
+
+Le lendemain, Camille dit à Sophie:
+
+«Et sais-tu, Sophie, que ce soir nous ferons des confitures de cerises?
+Mme de Vertel nous a fait voir comment elle les faisait; tu nous
+aideras, et maman dit que ces confitures seront à nous, puisque les
+cerises sont à nous, et que nous en ferons ce que nous voudrons.
+
+--Bravo! dit Sophie; quels bons goûters nous allons faire!
+
+MADELEINE.
+
+Il faudra en donner à la pauvre femme Jean, qui est malade et qui a six
+enfants.
+
+SOPHIE.
+
+Tiens, c'est trop bon pour une pauvre femme!
+
+CAMILLE.
+
+Pourquoi est-ce trop bon pour la mère Jean, quand ce n'est pas trop bon
+pour nous? Ce n'est pas bien ce que tu dis là, Sophie.
+
+SOPHIE.
+
+Ah! par exemple! Vas-tu pas me faire croire que la femme Jean est
+habituée à vivre de confitures?
+
+CAMILLE.
+
+C'est précisément parce qu'elle n'en a jamais que nous lui en donnerons
+quand nous en aurons.
+
+SOPHIE.
+
+Pourquoi ne mange-t-elle pas du pain, des légumes et du beurre? Je ne me
+donnerai certainement pas la peine de faire des confitures pour une
+pauvresse.
+
+MARGUERITE.
+
+Et qui te demande d'en faire, orgueilleuse? Est-ce que nous avons besoin
+de ton aide? ne vois-tu pas que c'est pour s'amuser que Camille t'a
+proposé de nous aider?
+
+SOPHIE.
+
+D'abord, mademoiselle, il y a des cerises qui sont pour moi là dedans;
+et j'ai droit à les avoir.
+
+MARGUERITE.
+
+Tu n'as droit à rien; on ne t'a rien donné; mais, comme je ne veux pas
+être gourmande et avare comme toi, tiens, tiens.»
+
+En disant ces mots, Marguerite prit une grande poignée de cerises et les
+lança à la tête de Sophie, qui, déjà un peu en colère, devint furieuse
+en les recevant; elle s'élança sur Marguerite et lui donna un coup de
+poing sur l'épaule. Camille et Madeleine se jetèrent entre elles pour
+empêcher Marguerite de continuer la bataille commencée, Madeleine
+retenait avec peine Sophie, pendant que Camille maintenait Marguerite et
+lui faisait honte de son emportement. Marguerite s'apaisa immédiatement
+et fut désolée d'avoir répondu si vivement à Sophie; celle-ci résistait
+à Madeleine et voulait absolument se venger de ce qu'on lui avait lancé
+des cerises à la figure.
+
+«Laisse-moi, criait-elle, laisse-moi lui donner autant de coups que j'ai
+reçu de cerises à la tête; lâche-moi, ou je te tape aussi.»
+
+Les cris de Sophie, ajoutés à ceux de Camille et de Madeleine, qui
+l'exhortaient vainement à la douceur, attirèrent Mme de Rosbourg et Mme
+de Fleurville; elles parurent au moment où Sophie, se débarrassant de
+Camille et de Madeleine par un coup de pied et un coup de poing,
+s'élançait sur Marguerite, qui ne bougeait pas plus qu'une statue. La
+présence de ces dames arrêta subitement le bras levé de Sophie; elle
+resta terrifiée, craignant la punition et rougissant de sa colère.
+
+Mme de Fleurville s'approcha d'elle en silence, la prit par le bras,
+l'emmena dans une chambre que Sophie ne connaissait pas encore et qui
+s'appelait le _cabinet de pénitence_, la plaça sur une chaise devant une
+table, et, lui montrant du papier, une plume et de l'encre, elle lui
+dit:
+
+«Vous allez achever votre journée dans ce cabinet, mademoiselle, vous
+allez....
+
+SOPHIE.
+
+Ce n'est pas moi, madame, c'est Marguerite....
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _d'un air sévère_.
+
+Taisez-vous!... vous allez copier dix fois toute la prière: _Notre Père
+qui êtes aux cieux_. Quand vous serez calmée, je reviendrai vous faire
+demander pardon au bon Dieu de votre colère; je vous enverrai votre
+dîner ici, et vous irez vous coucher sans revoir vos amies.
+
+SOPHIE, _avec emportement_.
+
+Je vous dis, madame, que c'est Marguerite....
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _avec force_.
+
+Taisez-vous et écrivez.»
+
+Mme de Fleurville sortit de la chambre, dont elle ferma la porte à clef,
+et alla chez les enfants savoir la cause de l'emportement de Sophie.
+Elle trouva Camille et Madeleine seules et consternées; elles lui
+racontèrent ce qui était arrivé à leur retour de chez Mme de Vertel, et
+combien Mme de Rosbourg était fâchée contre Marguerite, qui, malgré son
+repentir, était condamnée à dîner dans sa chambre et à ne pas venir au
+salon de la soirée.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+C'est fort triste, mes chères enfants, mais Mme de Rosbourg a bien fait
+de punir Marguerite.
+
+CAMILLE.
+
+Pourtant, maman, Marguerite avait raison de vouloir donner des
+confitures à la pauvre mère Jean, et c'était très mal à Sophie d'être
+orgueilleuse et méchante.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+C'est vrai, Camille; mais Marguerite n'aurait pas dû s'emporter. Ce
+n'est pas en se fâchant qu'elle lui aurait fait du bien; elle aurait dû
+lui démontrer tout doucement qu'elle devait secourir les pauvres et
+travailler pour eux.
+
+CAMILLE.
+
+Mais, maman, Sophie ne voulait pas l'écouter.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Sophie est vive, mal élevée, elle n'a pas l'habitude de pratiquer la
+charité, mais elle a bon coeur, et elle aurait compris la leçon que
+vous lui auriez toutes donnée par votre exemple; elle en serait devenue
+meilleure, tandis qu'à présent elle est furieuse et elle offense le bon
+Dieu.
+
+MADELEINE.
+
+Oh! maman, permettez-moi d'aller lui parler; je suis sûre qu'elle
+pleure, qu'elle se désole et qu'elle se repent de tout son coeur.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Non, Madeleine, je veux qu'elle reste seule jusqu'à ce soir; elle est
+encore trop en colère pour t'écouter; j'irai lui parler dans une heure.»
+
+Et Mme de Fleurville alla avec Camille et Madeleine rejoindre Mme de
+Rosbourg; les petites étaient tristes; tout en jouant avec leurs
+poupées, elles pensaient combien on était plus heureuse quand on est
+sage.
+
+Pendant ce temps, Sophie, restée seule dans le cabinet de pénitence,
+pleurait, non pas de repentir, mais de rage; elle examina le cabinet
+pour voir si on ne pouvait pas s'en échapper: la fenêtre était si haute
+que, même en mettant la chaise sur la table, on ne pouvait pas y
+atteindre; la porte, contre laquelle elle s'élança avec violence, était
+trop solide pour pouvoir être enfoncée. Elle chercha quelque chose à
+briser, à déchirer: les murs étaient nus, peints en gris; il n'y avait
+d'autre meuble qu'une chaise en paille commune, une table en bois blanc
+commun; l'encrier était un trou fait dans la table et rempli d'encre;
+restaient la plume, le papier et le livre dans lequel elle devait
+copier. Sophie saisit la plume, la jeta par terre, l'écrasa sous ses
+pieds: elle déchira le papier en mille morceaux, se précipita sur le
+livre, en arracha toutes les pages, qu'elle chiffonna et le mit en
+pièces; elle voulut aussi briser la chaise, mais elle n'en eut pas la
+force et retomba par terre haletante et en sueur. Quand elle n'eut plus
+rien à casser et à déchirer, elle fut bien obligée de rester tranquille.
+Petit à petit, sa colère se calma, elle se mit à réfléchir, et elle fut
+épouvantée de ce qu'elle avait fait.
+
+«Que va dire Mme de Fleurville? pensa-t-elle, quelle punition va-t-elle
+m'infliger? car elle me punira certainement.... Ah bah! elle me
+fouettera. Ma belle-mère m'a tant fouettée que j'y suis habituée. N'y
+pensons plus, et tâchons de dormir....»
+
+Sophie ferme les yeux, mais le sommeil ne vient pas; et elle est
+inquiète; elle tressaille au moindre bruit; elle croit toujours voir la
+porte s'ouvrir. Une heure se passe, elle entend la clef tourner dans la
+serrure; elle ne s'est pas trompée cette fois: la porte s'ouvre, Mme de
+Fleurville entre. Sophie se lève et reste interdite. Mme de Fleurville
+regarde les papiers et dit à Sophie d'un ton calme:
+
+«Ramassez tout cela, mademoiselle.»
+
+Sophie ne bouge pas.
+
+«Je vous dis de ramasser ces papiers, mademoiselle», répéta Mme de
+Fleurville.
+
+Sophie reste immobile. Mme de Fleurville, toujours avec calme:
+
+«Vous ne voulez pas, vous avez tort: vous aggravez votre faute et votre
+punition.»
+
+Mme de Fleurville appelle: «Élisa, venez, je vous prie, un instant».
+
+Élisa entre et reste ébahie devant tout ce désordre.
+
+«Ma bonne Élisa, lui dit Mme de Fleurville, voulez-vous ramasser tous
+ces débris? c'est Mlle Sophie qui a mis en pièces un livre et du
+papier. Voulez-vous ensuite m'apporter une autre _Journée du chrétien_,
+du papier et une plume?»
+
+Pendant qu'Élisa balayait les papiers, Mme de Fleurville s'assit sur la
+chaise et regarda Sophie, qui, tremblante devant le calme de Mme de
+Fleurville, aurait tout donné pour n'avoir pas déchiré le livre, le
+papier et écrasé la plume. Quand Élisa eut apporté les objets demandés,
+Mme de Fleurville se leva, appela tranquillement Sophie, la fit asseoir
+sur la chaise et lui dit:
+
+«Vous allez écrire dix fois _Notre Père_, mademoiselle, comme je vous
+l'avais dit tantôt; vous n'aurez pour votre dîner que de la soupe, du
+pain et de l'eau; vous paierez les objets que vous avez déchirés avec
+l'argent que vous devez avoir toutes les semaines pour vos menus
+plaisirs. Au lieu de revenir avec vos amies, vous passerez vos journées
+ici, sauf deux heures de promenade que vous ferez avec Élisa, qui aura
+ordre de ne pas vous parler. Je vous enverrai votre repas ici. Vous ne
+serez délivrée de votre prison que lorsque le repentir, un vrai
+repentir, sera entré dans votre coeur, lorsque vous aurez demandé
+pardon au bon Dieu de votre dureté envers les pauvres, de votre
+gourmandise égoïste, de votre emportement envers Marguerite, de votre
+esprit de colère et de votre méchanceté, qui vous a portée à déchirer
+tout ce que vous pouviez briser et déchirer, de votre esprit de
+révolte, qui vous a excitée à résister à mes ordres. J'espérais vous
+trouver en bonne disposition pour vous ramener au repentir, pour faire
+votre paix avec Dieu et avec moi; mais, d'après ce que je vois,
+j'attendrai à demain. Adieu, mademoiselle. Priez le bon Dieu qu'il ne
+vous fasse pas mourir cette nuit avant de vous être reconnue et
+repentie.»
+
+Mme de Fleurville se dirigea vers la porte; elle avait déjà tourné la
+clef, lorsque Sophie, se précipitant vers elle, l'arrêta par sa robe, se
+jeta à ses genoux, lui saisit les mains, qu'elle couvrit de baisers et
+de larmes, et à travers ses sanglots fit entendre ces mots, les seuls
+qu'elle put articuler: _Pardon!_ _Pardon!_
+
+Mme de Fleurville restait immobile, considérant Sophie toujours à
+genoux; enfin elle se baissa vers elle, la prit dans ses bras et lui dit
+avec douceur:
+
+«Ma chère enfant, le repentir expie bien des fautes. Tu as été très
+coupable envers le bon Dieu d'abord, envers moi ensuite; le regret
+sincère que tu en éprouves te méritera sans doute le pardon, mais ne
+t'affranchit pas de la punition: tu ne reviendras pas avec tes amies
+avant demain soir, et tout le reste se fera comme je te l'ai dit.
+
+SOPHIE, _avec véhémence_.
+
+Oh! madame, chère madame, la punition me sera douce, car elle sera une
+expiation; votre bonté me touche profondément, votre pardon est tout ce
+que je demande. Oh! madame, j'ai été si méchante, si détestable!
+Pourrez-vous me pardonner?
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _l'embrassant_.
+
+Du fond du coeur, chère enfant; crois bien que je ne conserve aucun
+mauvais sentiment contre toi. Demande pardon au bon Dieu comme tu viens
+de me demander pardon à moi-même. Je vais t'envoyer à dîner; tu écriras
+ensuite ce que je t'avais dit d'écrire, et tu achèveras ta soirée en
+lisant un livre qu'on t'apportera tout à l'heure.»
+
+Mme de Fleurville embrassa encore Sophie, qui lui baisait les mains et
+ne pouvait se détacher d'elle; elle se dégagea et sortit, sans prendre
+cette fois la précaution de fermer la porte à clef. Cette preuve de
+confiance toucha Sophie et augmenta encore son regret d'avoir été si
+méchante.
+
+«Comment, se dit-elle, ai-je pu me livrer à une telle colère? Comment
+ai-je été si méchante avec des amies aussi bonnes que celles que j'ai
+ici, et si hardie envers une personne aussi douce, aussi tendre que Mme
+de Fleurville! Comme elle a été bonne avec moi! Aussitôt que j'ai
+témoigné du repentir, elle a repris sa voix douce et son visage si
+indulgent; toute sa sévérité a disparu comme par enchantement. Le bon
+Dieu me pardonnera-t-il aussi facilement? Oh oui! car il est la bonté
+même, et il voit combien je suis affligée de m'être si mal comportée!»
+
+En achevant ces mots, elle se mit à genoux et pria du fond de son
+coeur pour que ces fautes lui fussent pardonnées et qu'elle eût la
+force de ne plus en commettre à l'avenir. A peine sa prière était-elle
+finie qu'Élisa entra, lui apportant une assiettée de soupe, un gros
+morceau de pain et une carafe d'eau.
+
+ÉLISA.
+
+Voici, mademoiselle, un vrai repas de prisonnier; mais, si vous avez
+faim, vous le trouverez bon tout de même.
+
+SOPHIE.
+
+Hélas! ma bonne Élisa, je n'en mérite pas tant; c'est encore trop bon
+pour une méchante fille comme moi.
+
+ÉLISA.
+
+Ah! ah! nous avons changé de ton depuis tantôt; j'en suis bien aise,
+mademoiselle. Si vous vous étiez vue! vous aviez un air! mais un air!...
+Vrai, on aurait dit d'un petit démon.
+
+SOPHIE.
+
+C'est que je l'étais réellement; mais j'en ai bien du regret, je vous
+assure, et j'espère bien ne jamais recommencer.»
+
+Sophie se mit à table et mangea sa soupe: elle avait faim; après sa
+soupe elle entama son morceau de pain et but deux verres d'eau. Élisa la
+regardait avec pitié.
+
+«Voyez, pourtant, mademoiselle, lui dit-elle, comme on est malheureux
+d'être méchant; nos petites, qui sont toujours sages, ne seront jamais
+punies que pour des fautes bien légères: aussi on les voit toujours
+gaies et contentes.
+
+SOPHIE.
+
+Oh oui! je le vois bien: mais c'est singulier! quand j'étais méchante et
+que ma belle-mère me punissait, je me sentais encore plus méchante
+après; je détestais ma belle-mère: tandis que Mme de Fleurville, qui m'a
+punie, je l'aime au contraire plus qu'avant et j'ai envie d'être
+meilleure.
+
+ÉLISA.
+
+C'est que votre belle-mère vous punissait avec colère, et quelquefois
+par caprice, tandis que Mme de Fleurville vous punit par devoir et pour
+votre bien. Vous sentez cela malgré vous.
+
+SOPHIE.
+
+Oui, c'est bien cela, Élisa; vous dites vrai.»
+
+Sophie avait fini son repas; Élisa emporta les restes, et Sophie se mit
+au travail; elle fut longtemps à faire sa pénitence, parce qu'elle
+s'appliqua à très bien écrire; quand elle eut fini, elle se mit à lire.
+Le jour commença bientôt à baisser; Sophie posa son livre et eut le
+temps de réfléchir aux ennuis de la captivité, pendant la grande heure
+qui se passa avant qu'Élisa vînt la chercher pour la coucher. Marguerite
+dormait déjà profondément; Sophie s'approcha de son lit et l'embrassa
+tout doucement, comme pour lui demander pardon de sa colère; ensuite
+elle fit sa prière, se coucha et ne tarda pas à s'endormir.
+
+
+
+
+XVII
+
+LE LENDEMAIN
+
+
+La journée du lendemain se passa assez tristement. Marguerite, honteuse
+encore de sa colère de la veille, se reprochait d'avoir causé la
+punition de Sophie; Camille et Madeleine souffraient de la tristesse de
+Marguerite et de l'absence de leur amie.
+
+Sophie passa la journée dans le cabinet de pénitence; personne ne vint
+la voir qu'Élisa, qui lui apporta son déjeuner.
+
+SOPHIE.
+
+Comment vont mes amies, Élisa?
+
+ÉLISA.
+
+Elles vont bien; seulement elles ne sont pas gaies.
+
+SOPHIE.
+
+Ont-elles parlé de moi? Me trouvent-elles bien méchante? M'aiment-elles
+encore?
+
+ÉLISA.
+
+Je crois bien, qu'elles parlent de vous! Elles ne font pas autre chose.
+«Pauvre Sophie! disent-elles; comme elle doit être malheureuse! Pauvre
+Sophie! comme elle doit s'ennuyer! Comme la journée lui paraîtra longue!
+
+SOPHIE, _attendrie_.
+
+Elles sont bien bonnes! Et Marguerite, est-elle en colère contre moi?
+
+ÉLISA.
+
+En colère! Ah bien oui! Elle se désole d'avoir été méchante; elle dit
+que c'est sa faute si vous vous êtes emportée; que c'est elle qui
+devrait être punie à votre place, et que, lorsque vous sortirez de
+prison, c'est elle qui vous demandera bien pardon et qui vous priera
+d'oublier sa méchanceté.
+
+SOPHIE.
+
+Pauvre petite Marguerite! c'est moi qui ai eu tous les torts. Mais,
+Élisa, savent-elles combien j'ai été méchante ici, dans le cabinet: que
+j'ai tout déchiré, que j'ai refusé d'obéir à Mme de Fleurville?
+
+ÉLISA.
+
+Oui, elles le savent, je le leur ai raconté; mais elles savent aussi
+combien vous vous êtes repentie et tout ce que vous avez fait pour
+témoigner vos regrets, pour expier votre faute; elles ne vous en veulent
+pas: elles vous aiment tout comme auparavant.»
+
+Sophie remercia Élisa et se mit à l'ouvrage.
+
+Mme de Fleurville vint lui apporter des devoirs à faire, elle les lui
+expliqua; elle lui apporta aussi des livres amusants, son ouvrage de
+tapisserie, et, la voyant si sage, si docile et si repentante, elle lui
+dit qu'avant de se coucher elle pourrait venir embrasser ses amies au
+salon et faire la prière en commun. Sophie lui promit de mériter cette
+récompense par sa bonne conduite, et la remercia vivement de sa bonté.
+Mme de Fleurville l'embrassa encore et lui dit en la quittant qu'avant
+la promenade elle viendrait examiner ses devoirs et lui en donner
+d'autres pour l'après-midi.
+
+Sophie travailla tant et si bien, qu'elle ne s'ennuya pas; elle fut
+étonnée quand Élisa vint lui apporter son second déjeuner.
+
+«Déjà, dit-elle; est-ce qu'il est l'heure de déjeuner?
+
+ÉLISA.
+
+Certainement, et l'heure est même passée; vous n'avez donc pas faim?
+
+SOPHIE.
+
+Si fait, j'ai faim, et je m'en étonnais, je ne croyais pas qu'il fût si
+tard. Qu'est-ce que j'ai pour mon déjeuner?
+
+ÉLISA.
+
+Un oeuf frais, que voici, avec une tartine de beurre, une côtelette,
+une cuisse de poulet, des pommes de terre sautées, mais pas de dessert
+par exemple; Mme de Fleurville m'a dit que les prisonnières n'en
+mangeaient pas, et que vous étiez si raisonnable que vous ne vous en
+étonneriez pas.»
+
+Sophie rougit de plaisir à ce petit éloge, qu'elle n'espérait pas avoir
+mérité.
+
+«Merci, ma chère Élisa, dit-elle, et remerciez Mme de Fleurville de
+vouloir bien penser si favorablement de moi; elle est si bonne, qu'on ne
+peut s'empêcher de devenir bon près d'elle. J'espère que dans peu de
+temps je deviendrai aussi sage, aussi aimable que mes amies.»
+
+Élisa, touchée de cette humilité, embrassa Sophie et lui dit: «Soyez
+tranquille, mademoiselle, vous commencez déjà à être bonne; vous allez
+voir ce que vous serez; quand votre belle-mère reviendra, elle ne vous
+reconnaîtra pas».
+
+Cette idée du retour de sa belle-mère fit peu de plaisir à Sophie; elle
+tâcha de n'y pas songer, et elle acheva son déjeuner. Élisa lui dit
+qu'elle allait remporter le plateau et qu'elle reviendrait ensuite la
+chercher pour la promener.
+
+«Je vais vous faire marcher pendant une heure, mademoiselle, puis vous
+reviendrez travailler; après votre dîner je vous promènerai encore
+pendant une bonne heure.»
+
+La journée se passa ainsi sans trop d'ennui pour Sophie. Camille,
+Madeleine et Marguerite attendaient chaque fois Élisa à sa sortie de la
+chambre de pénitence pour la questionner sur ce que faisait Sophie, sur
+ce que disait Sophie.
+
+CAMILLE.
+
+Est-elle bien triste?
+
+MADELEINE.
+
+S'ennuie-t-elle beaucoup?
+
+MARGUERITE.
+
+Est-elle fâchée contre moi? Cause-t-elle un peu?»
+
+Élisa les rassurait et leur disait que Sophie prenait sa punition avec
+une telle douceur et une telle résignation, qu'en sortant de là elle
+serait certainement tout à fait corrigée et ne se ferait plus jamais
+punir.
+
+Le soir, Mme de Fleurville vint elle-même chercher Sophie pour la mener
+au salon, où l'attendaient avec anxiété Camille, Madeleine et
+Marguerite.
+
+«Voilà Sophie que je vous ramène, mes chères enfants, non pas la Sophie
+d'avant-hier, colère, menteuse, gourmande et méchante; mais une Sophie
+douce, sage, raisonnable; nous la plaignions jadis, aimons-la bien
+maintenant: elle le mérite.»
+
+Sophie se jeta dans les bras de ses amies; elle pleurait de joie en les
+embrassant. Elle et Marguerite se demandèrent réciproquement pardon;
+elles s'étaient déjà pardonné de bon coeur. Quand arriva l'heure de la
+prière, Mme de Fleurville ajouta à celle qu'elles avaient l'habitude de
+faire une action de grâces pour remercier Dieu d'avoir ouvert au
+repentir le coeur des coupables, et pour avoir ainsi tiré un grand
+bien d'un grand mal.
+
+Après cette prière, qui fut faite du fond du coeur, les enfants
+s'embrassèrent tendrement et allèrent se coucher.
+
+
+
+
+XVIII
+
+LE ROUGE-GORGE
+
+
+Un mois après, Camille et Madeleine étaient assises sur un banc dans le
+jardin; elles tressaient des paniers avec des joncs que Sophie et
+Marguerite cueillaient dans un fossé.
+
+«Madeleine, Madeleine! cria Sophie en accourant, je t'apporte un petit
+oiseau très joli; je te le donne, c'est pour toi.
+
+--Voyons, quel oiseau? dit Camille en jetant ses joncs et s'élançant à
+la rencontre de Sophie.
+
+SOPHIE.
+
+Un rouge-gorge; c'est Marguerite qui l'a vu, et c'est moi qui l'ai
+attrapé; regarde comme il est déjà gentil.
+
+CAMILLE.
+
+Il est charmant. Pauvre petit! il doit avoir bien peur! Et sa maman!
+elle se désole sans doute.
+
+MARGUERITE.
+
+Pas du tout! C'est elle qui l'a jeté hors de son nid; j'entendais un
+petit bruit dans un buisson, je regarde, et je vois ce pauvre petit
+oiseau se débattant contre sa maman qui voulait le jeter hors du nid;
+elle lui a donné des coups de bec et elle l'a précipité à terre; le
+pauvre petit est tombé tout étourdi; je n'osais pas le toucher; Sophie
+l'a pris en disant que ce serait pour toi, Madeleine.
+
+MADELEINE.
+
+Oh! merci, Sophie! Portons-le vite à la maison pour lui donner à manger.
+Camille, vois comme mon petit oiseau est gentil! Quel joli petit ventre
+rouge!
+
+CAMILLE.
+
+Il est charmant; mettons-le dans un panier en attendant que nous ayons
+une cage.»
+
+Les quatre petites filles laissèrent leurs joncs et coururent à la
+maison pour montrer leur rouge-gorge et demander un panier.
+
+ÉLISA.
+
+Tenez, mes petites, voici un panier.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais il faut lui faire un petit lit.
+
+ÉLISA.
+
+Non, il faut mettre de la mousse et un peu de laine par-dessus: il aura
+ainsi un petit nid bien chaud.
+
+MARGUERITE.
+
+Si Madeleine le mettait à coucher avec elle, il aurait bien plus chaud
+encore.
+
+MADELEINE.
+
+Mais je pourrais l'écraser en dormant; non, non, il vaut mieux faire
+comme dit Élisa. Tu vas voir comme je l'arrangerai bien.
+
+SOPHIE.
+
+Oh! Madeleine, laisse-moi faire; je sais très bien arranger des nids
+d'oiseaux; Palmyre en faisait souvent pour les petits qu'elle dénichait.
+
+MADELEINE.
+
+Je veux bien; qu'est-ce que tu vas mettre?
+
+SOPHIE.
+
+Ne me regardez pas; vous verrez quand ce sera fini. Élisa, il me faut du
+coton et un petit linge.
+
+ÉLISA.
+
+Pour quoi faire, du linge? Allez-vous lui mettre une chemise?»
+
+Les enfants rirent tous.
+
+«Mais non, Élisa, répond Sophie; ce n'est pas pour l'habiller; vous
+allez voir; donnez-moi seulement ce que je vous demande.»
+
+Élisa donna une poignée de coton et du linge. Sophie prit le
+rouge-gorge, se mit dans un coin, arrangea pendant dix minutes le coton,
+le linge et l'oiseau; puis, se retournant triomphalement, elle s'écria:
+«C'est fini!»
+
+Les enfants, qui attendaient avec une grande impatience, s'élancèrent
+vers Sophie et cherchèrent vainement l'oiseau.
+
+MADELEINE.
+
+Eh bien! où sont donc le rouge-gorge et son nid?
+
+SOPHIE.
+
+Mais les voici.
+
+MADELEINE.
+
+Où cela?
+
+SOPHIE.
+
+Dans le panier.
+
+MADELEINE.
+
+Je ne vois qu'une boule de coton.
+
+SOPHIE.
+
+C'est précisément cela.
+
+MADELEINE.
+
+Mais où est l'oiseau?
+
+SOPHIE.
+
+Dans le coton, bien chaudement.»
+
+Toutes trois poussèrent un cri; toutes les mains se plongèrent à la fois
+dans le panier pour en retirer le pauvre oiseau, étouffé sans doute.
+Élisa accourut, déroula vivement le coton, le linge, et en retira le
+rouge-gorge, qui semblait mort; ses yeux étaient fermés, son bec
+entr'ouvert, ses ailes étendues: il ne bougeait pas.
+
+«Pauvre petit! s'écrièrent à la fois Élisa et les trois petites.
+
+--Imbécile de Sophie!» ajouta Marguerite.
+
+Sophie était aussi étonnée que confuse.
+
+«Je ne savais pas..., je ne croyais pas..., dit-elle en balbutiant.
+
+MARGUERITE.
+
+Aussi pourquoi veux-tu toujours faire quand tu ne sais pas?
+
+ÉLISA.
+
+Chut! Marguerite, pas de colère; vous voyez bien que Sophie est aussi
+peinée que vous de ce qu'elle a fait. Tâchons de ranimer le pauvre
+oiseau; peut-être n'est-il pas encore mort.
+
+MADELEINE, _tristement_.
+
+Croyez-vous qu'il puisse revivre?
+
+ÉLISA.
+
+Essayons toujours; Sophie, allez me chercher un peu de vin.»
+
+Sophie se précipita pour faire la commission; pendant son absence, Élisa
+entr'ouvrit le bec du petit oiseau et souffla doucement dedans; quand
+Sophie eut apporté le vin et qu'elle lui en eut mis deux gouttes dans le
+bec, l'oiseau fit un léger mouvement avec ses ailes.
+
+«Il a bougé! il a bougé!» s'écrièrent ensemble les quatre petites. En
+effet, au bout de cinq minutes le rouge-gorge était revenu à la vie; il
+s'agitait, il déployait et repliait ses ailes, il redevenait vif comme
+avant d'avoir été emmailloté.
+
+MARGUERITE, _d'un air moqueur_.
+
+C'est Palmyre qui t'a appris ce moyen de soigner des oiseaux?
+
+SOPHIE.
+
+Oui, c'est Palmyre; elle les enveloppe tous comme cela.
+
+MARGUERITE, _de même_.
+
+En a-t-elle élevé beaucoup?
+
+SOPHIE.
+
+Oh non! ils mouraient tous; nous ne comprenions pas pourquoi.
+
+ÉLISA.
+
+Comment? vous ne compreniez pas que les oiseaux, n'ayant pas d'air,
+étouffaient dans les chiffons et le coton?
+
+SOPHIE.
+
+Mais non; je croyais que les oiseaux n'avaient pas besoin de respirer.
+
+ÉLISA.
+
+Ah! ah! ah! en voilà une bonne! Tous les oiseaux respirent et ont besoin
+d'air, mademoiselle, et ils étouffent quand ils n'en ont pas.
+
+SOPHIE, _d'un air confus_.
+
+Je ne savais pas.
+
+ÉLISA.
+
+Allons, laissez-moi cet oiseau; ne vous en occupez plus; je m'en charge
+et je vous l'élèverai, Madeleine.»
+
+En effet, Élisa dirigea l'éducation du rouge-gorge. Madeleine
+partageait les soins qu'elle lui donnait; elle l'aidait à changer la
+laine de son nid, à nettoyer sa cage, à faire une pâtée d'oeufs, de
+pain et de lait. Le petit oiseau s'était attaché à elle; elle l'avait
+nommé Mimi; il venait quand elle l'appelait, et se posait souvent sur
+son bras pendant qu'elle prenait ses leçons. Il finit par ne plus la
+quitter; la porte de sa cage restait toujours ouverte, et il y entrait
+pour manger et dormir; le reste du temps il volait dans les chambres;
+quand la fenêtre était ouverte, il allait se percher sur les arbres
+voisins, mais il ne s'éloignait jamais beaucoup, et, lorsque Madeleine
+l'appelait: _Mimi!_ _Mimi!_ il revenait à tire-d'aile se poser sur sa
+tête ou sur son épaule, et la becquetait comme pour l'embrasser. Le
+matin Madeleine était souvent éveillée au petit jour par Mimi, qui,
+perché sur son épaule, allongeait son cou et lui becquetait l'oreille ou
+les lèvres. «Va-t'en, Mimi, lui disait-elle, laisse-moi dormir.» Mimi
+rentrait dans sa cage, y restait quelques instants et, quand sa
+maîtresse s'était endormie, revenait se poser sur son épaule et se
+mettait à lui siffler dans l'oreille ses plus jolis airs. «Tais-toi,
+Mimi, lui disait encore Madeleine: tu m'ennuies.» Mimi se taisait,
+tournait sa petite tête à droite et à gauche, puis, changeant de
+position, faisait un petit saut et se trouvait sur le nez de la pauvre
+Madeleine.
+
+Réveillée encore par les petites griffes aiguës de Mimi: «Petit lutin,
+disait-elle en lui donnant une légère tape, je t'enfermerai demain si
+tu m'ennuies encore.» Mais Mimi recommençait toujours, et Madeleine ne
+l'enfermait pas.
+
+«Qu'as-tu donc, Madeleine? tu parais fatiguée ce soir, dit un jour Mme
+de Fleurville à Madeleine, qui s'endormait.
+
+MADELEINE.
+
+Oui, maman, j'ai envie de dormir; mes yeux se ferment malgré moi.
+
+MARGUERITE.
+
+Je parie que c'est à cause de Mimi.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Comment Mimi peut-il donner sommeil à Madeleine? Tu parles trop souvent
+sans réfléchir, Marguerite.
+
+MARGUERITE.
+
+Pardon, maman; vous allez voir que j'ai très bien réfléchi. Quand on a
+sommeil, c'est qu'on a envie de dormir.
+
+MADAME DE ROSBOURG, _riant_.
+
+Oh! c'est positif, et je vois que tu raisonnes au moins aussi bien que
+Mimi. (_Tout le monde rit._)
+
+MARGUERITE.
+
+Attendez un peu, maman, pour vous moquer de moi. Je continue: quand on a
+envie de dormir, c'est qu'on a besoin de dormir. (_Tout le monde rit
+plus fort; Marguerite, sans se troubler, continue son raisonnement._)
+Quand on a besoin de dormir, c'est qu'on n'a pas assez dormi; quand on
+n'a pas assez dormi, c'est que quelque chose ou quelqu'un vous a
+empêché de dormir. Ce quelqu'un est Mimi, qui éveille Madeleine tous les
+matins au petit jour en lui becquetant la figure, ou en lui gazouillant
+dans l'oreille, ou en se promenant sur son visage; c'est pourquoi
+Madeleine a sommeil, et le coupable est Mimi.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Bravo, Marguerite! c'est très bien raisonné; mais comment Mimi fait-il
+pour commettre tous ces méfaits?
+
+MARGUERITE.
+
+Madame, Madeleine ne veut pas que Mimi soit enfermé dans sa cage; elle
+le gâte; elle est beaucoup trop bonne pour lui, et c'est elle qui en
+souffre.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Et c'est ce qui arrive toujours, ma petite Marguerite, quand on gâte les
+gens; mais sérieusement, ma chère Madeleine, il ne faut pas laisser
+prendre à Mimi de ces mauvaises habitudes. Tu es pâle depuis quelques
+jours; tu tomberas malade à la longue; je te conseille d'aller te
+coucher et de fermer ce soir la porte de la cage de Mimi; tu la lui
+ouvriras quand tu seras levée.
+
+MADELEINE.
+
+Oui, maman, je vais me coucher, car je me sens réellement bien fatiguée,
+et j'enfermerai Mimi; seulement j'ai peur que demain matin il ne crie
+comme un désespéré.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Eh! laisse-le crier: il finira par s'y habituer.»
+
+Madeleine embrassa sa maman, ses amies, Mme de Rosbourg, et alla se
+coucher; elle avait eu soin de pousser et de fixer la porte de la cage,
+et elle s'endormit immédiatement.
+
+Le lendemain, quand il fit jour, Mimi voulut aller tourmenter sa
+maîtresse comme d'habitude; il fut étonné et irrité de trouver sa porte
+fermée; il chercha longtemps à l'ouvrir avec son bec, mais, ne pouvant y
+réussir, il se fâcha, il donna des coups de tête dans la porte et il se
+fit mal. Alors commença une suite de petits cris furieux, entremêlés de
+grands coups de bec dans son chènevis et son millet, qu'il faisait voler
+dans sa cage et à travers les barreaux; puis il sautait dans sa petite
+auge, et dans sa rage il lançait de l'eau de tous côtés. Madeleine
+s'éveilla un instant à ces bruits, qui indiquaient la colère de Mimi;
+mais elle se rendormit immédiatement, et dormit jusqu'à ce que sa bonne
+vînt l'éveiller. Alors elle s'empressa d'ouvrir à Mimi, qui s'élança
+hors de sa cage avec humeur et donna deux grands coups de bec dans la
+joue de Madeleine, comme pour se venger d'avoir été enfermé.
+
+«Ah! petit méchant! s'écria Madeleine, tu es en colère! Viens ici, Mimi,
+viens tout de suite.»
+
+Mimi n'obéissait pas; il s'était perché sur un bâton de croisée, où il
+avait l'air de bouder.
+
+«Mimi, obéissez, monsieur, venez ici tout de suite.»
+
+Mimi, pour toute réponse, se retourne et fait une ordure dans la main
+que lui tendait Madeleine.
+
+«Petit sale! petit dégoûtant! petit méchant! attends, attends, je
+t'attraperai, va. Élisa, viens, je t'en prie, m'aider à attraper Mimi et
+à le mettre en pénitence.»
+
+Élisa, qui avait tout vu et qui riait de l'humeur de Mimi, prit un balai
+et poursuivit Mimi jusqu'à ce qu'il se réfugiât tout essoufflé dans sa
+cage. Aussitôt qu'il y fut entré, Madeleine ferma la porte, et Mimi
+resta prisonnier, maussade et furieux.
+
+Ce ne fut qu'après deux heures de prison que Sophie, Marguerite et
+Camille, auxquelles Madeleine et Élisa avaient raconté la méchanceté de
+Mimi, obtinrent sa grâce; les quatre petites filles vinrent
+processionnellement ouvrir la cage. Mimi dédaigna de bouger.
+
+«Allons, Mimi, dit Camille, sois bon garçon et ne boude plus; viens nous
+dire bonjour comme tu fais tous les matins.»
+
+M. Mimi avait encore de l'humeur; il ne bougea pas.
+
+«Dieu! qu'il est méchant! s'écria Marguerite.
+
+SOPHIE.
+
+Hélas! il fait comme moi jadis: il s'est fâché dans sa prison comme je
+me suis fâchée dans la mienne, et il a cherché à tout briser comme j'ai
+déchiré et brisé le livre, le papier et la plume. J'espère qu'il se
+repentira comme moi. Mimi! Mimi! viens demander pardon.
+
+CAMILLE.
+
+Il ne veut pas venir? Eh bien, laissons-le tranquille; quand il ne
+boudera plus, nous verrons à lui pardonner.»
+
+On ouvrit les fenêtres. Quand Mimi aperçut les arbres et le ciel, il n'y
+tint pas: il s'élança joyeux hors de sa cage et vola sur un des sapins
+les plus élevés du jardin. Les enfants allèrent se promener de leur
+côté, laissant Mimi au bonheur de la liberté et à l'amertume du
+repentir.
+
+Quand elles revinrent au bout d'une heure, Mimi sautait et volait
+toujours d'arbre en arbre. Madeleine l'appela: «Mimi, mon petit Mimi, il
+faut rentrer; viens manger du pain.
+
+--Cuic! répondit Mimi en faisant aller sa petite tête d'un air moqueur.
+
+--Voyons, Mimi, obéissez et rentrez tout de suite.
+
+--Cuic!» répondit encore Mimi; et il s'envola loin dans le bois.
+
+«Est-il méchant et rancunier! dit Sophie; il mérite vraiment une
+punition.
+
+--Et il l'aura, dit Madeleine: quand il rentrera, je l'enfermerai dans
+sa cage, et il y restera jusqu'à ce qu'il demande pardon.
+
+--Comment veux-tu, dit Sophie, qu'un pauvre oiseau demande pardon?
+
+--Je veux que, lorsque je mettrai ma main dans sa cage, il vienne se
+poser dessus gentiment, en la becquetant, et non pas en donnant de
+grands coups de bec comme il a fait ce matin.
+
+--Oui, Madeleine, dit Camille, tu as raison; il faut le traiter un peu
+sévèrement; tu l'as trop gâté.»
+
+Et les enfants se remirent à leur travail, reprirent leurs jeux et
+firent leurs repas, sans que Mimi reparût. A la fin de la journée elles
+commencèrent à s'inquiéter de cette longue absence; elles allèrent
+plusieurs fois le chercher et l'appeler dans le jardin et dans le bois:
+mais Mimi ne répondait ni ne paraissait.
+
+MADELEINE.
+
+Je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque chose, à ce pauvre Mimi.
+
+MARGUERITE.
+
+Peut-être est-il perdu et ne retrouve-t-il pas son chemin?
+
+CAMILLE.
+
+Oh non! c'est impossible; les oiseaux ne peuvent pas se perdre: ils
+voient si bien et de si loin qu'ils aperçoivent toujours leur maison.
+
+SOPHIE.
+
+Peut-être boude-t-il encore?
+
+MADELEINE.
+
+S'il boude, il a un bien mauvais caractère, et je serais bien aise
+qu'il passât la nuit dehors, pour qu'il voie la différence qu'il y a
+entre une bonne cage chaude avec des grains et de l'eau, et un bois
+humide sans rien à manger ni à boire.
+
+SOPHIE.
+
+Pauvre Mimi! comme il est bête d'être méchant!»
+
+La nuit arriva et les petites allèrent se coucher sans que Mimi reparût;
+elles en parlèrent souvent dans la soirée, se promettant bien d'aller le
+lendemain à sa recherche.
+
+«Et il y gagnera de ne plus aller se promener dehors», dit Madeleine.
+
+Le lendemain, quand les enfants furent prêtes à sortir, Mme de Rosbourg
+les emmena à la recherche de Mimi; elles parcoururent tout le bois en
+appelant _Mimi!_ _Mimi!_ Elles revenaient tristes et inquiètes de leur
+inutile recherche, lorsque Marguerite, qui marchait en avant, fit un bond
+et poussa un cri.
+
+«Qu'est-ce? demandèrent à la fois les trois petites.
+
+--Regardez! regardez! dit Marguerite d'une voix terrifiée en montrant du
+doigt un petit amas de plumes et à côté la tête très reconnaissable de
+l'infortuné Mimi.
+
+--Mimi! Mimi! malheureux Mimi! s'écrièrent les enfants. Pauvre Mimi!
+mangé par un vautour ou par un émouchet!»
+
+«Mme de Rosbourg se baissa pour mieux examiner les plumes et la tête:
+c'étaient bien les restes de Mimi, qui périt ainsi misérablement,
+victime de son humeur.
+
+Les enfants ne dirent rien, Madeleine pleurait. Elles ramassèrent ce qui
+restait de Mimi pour l'enterrer et lui ériger un petit tombeau. Quand
+elles furent rentrées à la maison, Mme de Rosbourg leur obtint
+facilement un congé pour enterrer Mimi; elles creusèrent une fosse dans
+leur petit jardin; elles y descendirent les restes de Mimi, enveloppés
+de chiffons et de rubans, et enfermés dans une petite boîte; elles
+mirent des fleurs dessus et dessous la boîte; puis elles remplirent de
+terre la fosse; elles élevèrent ensuite, avec l'aide du maçon, quelques
+briques formant un petit temple, et elles attachèrent au-dessus une
+petite planche sur laquelle Camille, qui avait la plus belle écriture,
+écrivit:
+
+ «Ci-gît Mimi, qui par sa grâce et sa gentillesse faisait le bonheur de
+ sa maîtresse jusqu'au jour où il périt victime d'un moment d'humeur.
+ Sa fin fut cruelle: il fut dévoré par un vautour. Ses restes,
+ retrouvés par sa maîtresse inconsolable, reposent ici.
+
+ «Fleurville, 1856, 20 août.»
+
+Ainsi finit Mimi, à l'âge de trois mois.
+
+
+
+
+XIX
+
+L'ILLUMINATION
+
+
+Depuis un an que Sophie était à Fleurville, elle n'avait encore aucune
+nouvelle de sa belle-mère; loin de s'en inquiéter, ce silence la
+laissait calme et tranquille; être oubliée de sa belle-mère lui semblait
+l'état le plus désirable. Elle vivait heureuse chez ses amies; chaque
+journée passée avec ces enfants modèles la rendait meilleure et
+développait en elle tous les bons sentiments que l'excessive sévérité de
+sa belle-mère avait comprimés et presque détruits. Mme de Fleurville et
+son amie Mme de Rosbourg étaient très bonnes, très tendres pour leurs
+enfants, mais sans les gâter; constamment occupées du bonheur et du
+plaisir de leurs filles, elles n'oubliaient pas leur perfectionnement,
+et elles avaient su, tout en les rendant très heureuses, les rendre
+bonnes et toujours disposées à s'oublier pour se dévouer au bien-être
+des autres. L'exemple des mères n'avait pas été perdu pour leurs
+enfants, et Sophie en profitait comme les autres.
+
+Un jour Mme de Fleurville entra chez Sophie; elle tenait une lettre.
+
+«Chère enfant, dit-elle, voici une lettre de ta belle-mère....»
+
+Sophie saute de dessus sa chaise, rougit, puis pâlit; elle retombe sur
+son siège, cache sa figure dans ses mains et retient avec peine ses
+larmes.
+
+Mme de Fleurville, qui avait interrompu sa phrase au mouvement de
+Sophie, voit son agitation et lui dit: «Ma pauvre Sophie, tu crois sans
+doute que ta belle-mère va arriver et te reprendre; rassure-toi: elle
+m'écrit au contraire que son absence doit se prolonger indéfiniment;
+qu'elle est à Naples, où elle s'est remariée avec un comte Blagowski, et
+qu'une des conditions du mariage a été que tu n'habiterais plus chez
+elle. En conséquence, ta belle-mère me demande de te mettre dans une
+pension quelconque (Sophie rougit encore et regarde Mme de Fleurville
+d'un air suppliant et effrayé); à moins, continue Mme de Fleurville en
+souriant, que je ne préfère garder près de moi un si mauvais garnement.
+Qu'en dis-tu, ma petite Sophie? Veux-tu aller en pension ou aimes-tu
+mieux rester avec nous, être ma fille et la soeur de tes amies?
+
+--Chère, chère madame, dit Sophie en se jetant dans ses bras et en
+l'embrassant tendrement, gardez-moi près de vous, continuez-moi votre
+affectueuse bonté, permettez-moi de vous aimer comme une mère, de vous
+obéir, de vous respecter comme si j'étais vraiment votre fille, et de
+m'appliquer à devenir digne de votre tendresse et de celle de mes
+amies.
+
+[Illustration: Le comte Blagowski.]
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _la serrant contre son coeur_.
+
+C'est donc convenu, chère petite: tu resteras chez moi; tu seras ma
+fille comme Camille, Madeleine et Marguerite. Je savais bien que tu nous
+préférerais à la meilleure, à la plus agréable pension de Paris.
+
+SOPHIE.
+
+Chère madame, je vous remercie de m'avoir si bien devinée. Je crains
+seulement de vous causer une dépense considérable....
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Sois sans inquiétude là-dessus, chère enfant; ton père a laissé une
+grande fortune qui est à toi et qui suffirait à une dépense dix fois
+plus considérable que la tienne.»
+
+Après avoir embrassé encore Mme de Fleurville, Sophie courut chez ses
+amies pour leur annoncer ces grandes nouvelles. Ce fut une joie
+générale; elles se mirent à danser une ronde si bruyante, accompagnée de
+tels cris de joie, qu'Élisa accourut au bruit.
+
+ÉLISA.
+
+Qu'est-ce? Qu'y a-t-il, mon Dieu? Quoi! c'est une danse! des cris de
+joie! Ah bien! une autre fois je ne serai pas si bête: vous aurez beau
+crier, je resterai bien tranquillement chez moi! Mais a-t-on jamais vu
+des petites filles crier et se démener ainsi, comme de petits démons?
+
+MARGUERITE, _sautant toujours_.
+
+Si tu savais, ma chère Élisa, si tu savais quel bonheur! Viens danser
+avec nous. Quel bonheur! quel bonheur!
+
+ÉLISA.
+
+Mais quoi donc? Pour quoi, pour qui faut-il que je me démène comme un
+lutin? M'expliquerez-vous enfin...?
+
+MARGUERITE.
+
+Sophie reste avec nous toujours! toujours! Mme Fichini s'est mariée. Ha!
+ha! ha! elle s'est mariée avec un comte Blagowski! ils ne veulent plus
+de Sophie,... quel bonheur! quel bonheur!»
+
+Et la ronde, les sauts, les cris recommencèrent de plus belle. Élisa
+s'était mise de la partie, et le tapage devint tel, que successivement
+toute la maison vint savoir la cause de ce bruit sans pareil.
+
+Chacun s'en allait heureux de la bonne nouvelle, car tous aimaient
+Sophie et la plaignaient d'avoir une si méchante belle-mère.
+
+Enfin les petites filles se lassèrent de danser; toutes quatre tombèrent
+sur des chaises; Élisa s'y laissa tomber comme elles.
+
+«Mes enfants, dit-elle, vous savez que pour les grandes fêtes on fait
+des illuminations: faisons-en une ce soir en l'honneur de Sophie.
+
+CAMILLE.
+
+Comment cela? il faudrait des lampions.
+
+ÉLISA.
+
+Eh! nous allons en faire.
+
+MADELEINE.
+
+Avec quoi? comment?
+
+ÉLISA.
+
+Avec des coquilles de noix et de noisettes, de la cire jaune et de la
+chandelle.
+
+MARGUERITE.
+
+Bravo, Élisa! Que d'esprit tu as! Viens que je t'embrasse.»
+
+Et Marguerite se jeta sur Élisa pour l'embrasser; Camille, Madeleine,
+Sophie en firent autant, de sorte qu'Élisa, enlacée, étouffée, chercha à
+esquiver ces élans de reconnaissance; elle voulut se sauver: les quatre
+petites se pendirent après elle, et ce ne fut qu'après bien des courses
+qu'elle parvint à leur échapper. On l'entendit s'enfermer dans sa
+chambre: impossible d'y entrer; la porte était solidement verrouillée.
+
+MARGUERITE.
+
+Élisa! Élisa! ouvre-nous, je t'en prie.
+
+CAMILLE.
+
+Élisa! ma bonne Élisa, nous ne t'embrasserons plus que cent cinquante
+fois.
+
+MADELEINE.
+
+Élisa, excellente Élisa, ouvre; nous avons à te parler.
+
+SOPHIE.
+
+Élisa, Élisa, une petite ronde encore, et c'est fini.
+
+ÉLISA.
+
+C'est bon, c'est bon; cassez-vous le nez à ma porte, pendant que je
+casse autre chose.»
+
+En effet, les enfants entendaient un bruit sec extraordinaire, qui ne
+discontinuait pas. Crac, crac, crac.
+
+«Qu'est-ce qu'elle fait là dedans? dit tout bas Sophie; on dirait
+qu'elle fait frire des marrons qui éclatent.
+
+MARGUERITE.
+
+Attends, attends, je vais regarder par le trou de la serrure.... Je ne
+vois rien; elle est debout; elle nous tourne le dos et elle paraît très
+occupée, mais je ne vois pas ce qu'elle fait.
+
+CAMILLE.
+
+J'ai une idée; sortons tout doucement, faisons le tour par dehors, et
+regardons par la fenêtre, qui n'est pas bien haute. Comme elle ne s'y
+attend pas, elle n'aura pas le temps de se cacher.
+
+SOPHIE.
+
+C'est une bonne idée, mais pas de bruit; allons toutes sur la pointe des
+pieds, et pas un mot.»
+
+En effet, elles se retirèrent tout doucement, sortirent, firent le tour
+de la maison sur la pointe des pieds, et arrivèrent ainsi sous la
+fenêtre d'Élisa. Quoique cette fenêtre fût au rez-de-chaussée, elle
+était encore trop haute pour les petites filles. A un signe de Camille,
+elles s'élancèrent sur le treillage qui garnissait les murs, et en une
+seconde leurs quatre têtes se trouvèrent à la hauteur de la fenêtre.
+Élisa poussa un cri et jeta promptement son tablier sur la commode
+devant laquelle elle travaillait. Il était trop tard, les petites
+avaient vu.
+
+«Des noix, des noix! crièrent-elles toutes ensemble; Élisa casse des
+noix, c'est pour l'illumination de ce soir.
+
+--Allons, voyons, puisque vous m'avez découverte, venez m'aider à
+préparer les lampions.»
+
+Les enfants sautèrent à bas du treillage, refirent en courant, et cette
+fois pas sur la pointe des pieds, le tour de la maison, et se
+précipitèrent dans la chambre d'Élisa, dont la porte n'était plus
+fermée. Elles trouvèrent déjà une centaine de coquilles de noix toutes
+prêtes à être remplies de cire ou de graisse. Chacune des petites tira
+son couteau, et elles se mirent à l'ouvrage avec un zèle si ardent,
+qu'en moins d'une heure elles préparèrent deux cents lampions.
+
+«Bon, dit Élisa; à présent allons chercher un pot de graisse, une boîte
+de veilleuses, une casserole à bec et un réchaud.»
+
+Elles coururent avec Élisa à la cuisine et à l'antichambre pour demander
+les objets nécessaires à leur illumination. En revenant chez Élisa,
+Camille prit avec une cuiller de la graisse, qu'elle mit dans la
+casserole; Madeleine entassa du charbon dans le réchaud; Élisa alluma et
+souffla le feu; Sophie et Marguerite rangèrent les coquilles de noix sur
+la commode. Quand la graisse fut fondue, Élisa en remplit les coquilles,
+et, pendant qu'elle était encore chaude et liquide, les enfants mirent
+une mèche de veilleuse dans chacun des petits lampions.
+
+Cette opération leur prit une bonne heure. Elles attendirent que la
+graisse fût bien refroidie et durcie, puis elles mirent tous les
+lampions dans deux paniers.
+
+«Allons, dit Élisa, voilà notre ouvrage terminé; il ne nous reste plus
+qu'à placer tous ces petits lampions sur les croisées, sur les
+cheminées, sur les tables, et nous les allumerons après dîner, quand il
+fera nuit.»
+
+Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg travaillaient dans le salon quand
+les enfants et Élisa entrèrent avec leurs paniers.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Qu'apportez-vous là, mes enfants?
+
+CAMILLE.
+
+Des lampions, madame, pour célébrer ce soir par une illumination le
+mariage de Mme Fichini et l'abandon qu'elle nous fait de Sophie.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Mais c'est très joli, tous ces petits lampions; où les avez-vous eus?
+
+MADELEINE.
+
+Nous les avons faits, maman; Élisa nous en a donné l'idée et nous a
+aidées à les faire.»
+
+Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg trouvèrent l'idée très bonne; elles
+aidèrent les enfants à placer les lampions. L'heure du dîner étant
+arrivée, Élisa emmena les petites filles pour les laver et les arranger.
+Le dîner leur parut bien long; elles étaient impatientes de voir l'effet
+de leur illumination. Après dîner il fallut encore attendre qu'il fît
+nuit. Elles firent une très petite promenade avec leurs mamans, jusqu'au
+moment où l'obscurité vint. Enfin Marguerite s'écria qu'elle voyait une
+étoile, ce qui prouvait bien qu'il faisait assez sombre pour commencer
+leur illumination. Tout le monde rentra un peu en courant; les mamans
+comme les petites filles se mirent à allumer les lampions.
+
+Quand ils furent tous allumés, les enfants se mirent au milieu du salon
+pour juger de l'effet.
+
+Tous ces cordons de lumière formaient un coup d'oeil charmant. Les
+petites étaient enchantées; elles battaient des mains, sautaient; les
+mamans leur proposèrent une partie de cache-cache, qui fut acceptée avec
+des cris de joie; Élisa, Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg jouèrent
+avec elles, on se cachait dans toutes les chambres, on courait dans les
+corridors, dans les escaliers, on trichait un peu, on riait beaucoup, et
+l'on était heureux.
+
+Après deux heures de courses et de rires il fallut pourtant finir cette
+bonne journée. Mais, avant de se coucher, les enfants eurent un petit
+souper de gâteaux, de crèmes, de fruits. Élisa fut invitée à souper avec
+les petites filles. Comme elle était fort modeste, elle s'en défendit un
+peu; mais les enfants, qui voyaient dans ses yeux que toutes ces bonnes
+choses lui faisaient envie, l'entourèrent, la traînèrent vers la table,
+la firent asseoir, et lui servirent de tout en telle quantité qu'elle
+déclara ne plus pouvoir avaler. Alors les enfants firent un grand tas de
+gâteaux et de fruits, qu'elles enveloppèrent dans une immense feuille de
+papier, et la forcèrent à emporter le tout chez elle. Élisa les
+remercia, les embrassa et alla préparer leur coucher.
+
+Sophie, de son côté, remercia Camille, Madeleine et Marguerite de leur
+amitié, et se retira le coeur rempli de reconnaissance et de bonheur.
+
+
+
+
+XX
+
+LA PAUVRE FEMME
+
+
+«Mes chères enfants, dit un jour Mme de Fleurville, allons faire une
+longue promenade. Le temps est magnifique, il ne fait pas chaud; nous
+irons dans la forêt qui mène au moulin.
+
+MARGUERITE.
+
+Et cette fois je n'emporterai certainement pas ma jolie poupée.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Je crois que tu feras bien.
+
+CAMILLE, _souriant_.
+
+A propos de moulin, savez-vous, maman, ce qu'est devenue Jeannette?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Le maître d'école est venu m'en parler il y a peu de jours; il en est
+très mécontent; elle ne travaille pas, ne l'écoute pas: elle cherche à
+entraîner les autres petites filles à mal faire. Ce qui est pis encore,
+c'est qu'elle vole tout ce qu'elle peut attraper, les mouchoirs de ses
+petites compagnes, leurs provisions, les plumes, le papier, tout ce qui
+est à sa portée.
+
+MADELEINE.
+
+Mais comment sait-on si c'est Jeannette qui vole? Les petites filles
+perdent peut-être elles-mêmes leurs affaires.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+On l'a surprise déjà trois fois pendant qu'elle volait, ou qu'elle
+emportait sous ses jupons les objets qu'elle avait volés! Depuis ce
+temps, la maîtresse d'école la fouille tous les soirs avant de la
+laisser partir.
+
+MARGUERITE.
+
+Et sa mère, qui l'a tant fouettée l'année dernière pour la poupée, ne la
+punit donc pas?
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Sa mère l'a fouettée sévèrement pour la poupée, parce que ce vol lui
+avait fait perdre les présents que je devais lui donner; mais il paraît
+qu'elle l'élève très mal, et qu'elle lui donne de mauvais exemples.
+
+SOPHIE.
+
+Est-ce que sa mère vole aussi?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Elle vole dans un autre genre que sa fille; ainsi, quand on lui apporte
+du grain à moudre, elle en cache une partie. Elle va la nuit avec son
+mari voler du bois dans la forêt qui m'appartient; elle vole du poisson
+de mes étangs et elle va le vendre au marché. Jeannette voit tout cela,
+et elle fait comme ses parents. C'est un grand malheur: le bon Dieu
+les punira un jour, et personne ne les plaindra.»
+
+[Illustration: Le maître d'école est très mécontent de Jeannette. (Page
+195.)]
+
+La promenade fut très agréable. On suivit un chemin qui entrait dans le
+bois; les enfants virent de loin Jeannette, qui se sauva dans le moulin
+aussitôt qu'elle les aperçut.
+
+MARGUERITE.
+
+Regarde, Sophie; vois-tu la tête de Jeannette qui passe par la lucarne
+du grenier?
+
+SOPHIE.
+
+Ah! elle la rentre! la voici qui reparaît à l'autre bout du grenier.
+
+CAMILLE.
+
+Prenez garde. Jeannette nous lance des pierres!»
+
+En effet, cette méchante fille cherchait à attraper les enfants avec des
+pierres tranchantes qu'elle lançait de toute sa force. Mme de Fleurville
+en fut très mécontente, et promit qu'en rentrant elle ferait venir le
+père de Jeannette pour se plaindre de sa méchante fille.
+
+On continua la promenade, et l'on finit par s'asseoir à l'ombre des
+vieux chênes chargés de glands. Pendant que les enfants s'amusaient à en
+ramasser et à remplir leurs poches, elles crurent entendre un léger
+bruit; elles s'arrêtèrent et écoutèrent: des gémissements et des sanglots
+arrivèrent distinctement à leurs oreilles.
+
+«Allons voir qui est-ce qui pleure», dit Camille.
+
+Et toutes quatre s'élancèrent dans le bois, du côté où elles entendaient
+gémir. A peine eurent-elles fait quelques pas, qu'elles virent une
+petite fille de douze à treize ans, couverte de haillons, assise par
+terre; sa tête était cachée dans ses mains; les sanglots soulevaient sa
+poitrine, et elle était si absorbée dans son chagrin, qu'elle n'entendit
+pas venir les enfants.
+
+«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»
+
+La petite fille releva la tête et parut effrayée à la vue des quatre
+enfants qui l'entouraient; elle se leva et fit un mouvement pour
+s'enfuir.
+
+CAMILLE.
+
+Ne te sauve pas, ma petite fille; n'aie pas peur, nous ne te ferons pas
+de mal.
+
+MADELEINE.
+
+Pourquoi pleures-tu, ma pauvre petite?»
+
+Le son de voix si plein de douceur et de pitié avec lequel avaient parlé
+Camille et Madeleine attendrit la petite fille, qui recommença à
+sangloter plus fort qu'auparavant.
+
+Marguerite et Sophie, touchées jusqu'aux larmes, s'approchèrent de la
+pauvre enfant, la caressèrent, l'encouragèrent et réussirent enfin,
+aidées de Camille et de Madeleine, à sécher ses pleurs et à obtenir
+d'elle quelques paroles.
+
+LA PETITE FILLE.
+
+Mes bonnes petites demoiselles, nous sommes dans le pays depuis un
+mois: ma pauvre maman est tombée malade en arrivant; elle ne peut plus
+travailler. J'ai vendu tout ce que nous avions pour avoir du pain, je
+n'ai plus rien; j'avais pourtant espéré qu'on m'achèterait au moulin ma
+pauvre robe qui cache mes haillons, mais on n'en a pas voulu; j'ai été
+chassée, et même une petite fille m'a lancé des pierres.
+
+[Illustration: «Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»]
+
+MARGUERITE.
+
+Je suis sûre que c'est la méchante Jeannette.
+
+LA PETITE FILLE.
+
+Oui, tout juste; sa mère l'a appelée de ce nom et lui a dit de finir,
+mais elle m'a encore attrapée au bras, si fort que j'en ai saigné. Ce ne
+serait rien si j'avais pu avoir quelque argent pour rapporter du pain à
+ma pauvre maman; elle est si faible, et elle n'a rien mangé depuis hier!
+
+SOPHIE.
+
+Rien mangé! Mais alors,... toi aussi, ma pauvre petite, tu n'as rien
+mangé!
+
+LA PETITE FILLE.
+
+Oh moi! mademoiselle, je ne suis pas malade: je puis bien supporter la
+faim; d'ailleurs, en allant au moulin, j'ai ramassé et mangé quelques
+glands.
+
+CAMILLE.
+
+Des glands! Pauvre, pauvre enfant! attends-nous un instant, ma petite;
+nous avons dans un panier du pain et des prunes, nous allons t'en
+apporter.
+
+--Oui, oui, s'écrièrent tout d'une voix Madeleine, Marguerite et Sophie,
+donnons-lui notre goûter, et demandons de l'argent à nos mamans pour
+elle.»
+
+Elles coururent rejoindre leurs mamans; elles arrivèrent toutes
+haletantes, et, pendant que Camille et Madeleine racontaient ce que leur
+avait dit la petite fille, Sophie et Marguerite couraient lui porter le
+panier qui renfermait les provisions; elles virent bientôt arriver Mme
+de Fleurville et Mme de Rosbourg.
+
+La petite fille n'avait pas encore touché au pain ni aux fruits.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Mange, ma petite fille; tu nous diras ensuite où tu demeures et qui tu
+es.
+
+LA PETITE FILLE, _faisant une révérence_.
+
+Je vous remercie bien, madame, vous êtes bien bonne; j'aime mieux garder
+le pain et les fruits pour les donner à maman; je vais tout de suite les
+lui porter.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Et toi, ma petite, tu n'en mangeras donc pas?
+
+LA PETITE FILLE.
+
+Oh! madame, merci bien, je n'en ai pas besoin; je ne suis pas malade, je
+suis forte.»
+
+En disant ces mots, la petite fille, pâle, maigre et à peine assez
+forte pour se soutenir, essaya de porter le panier et fléchit sous son
+poids; elle se retint au buisson, rougit et répéta d'une voix faible et
+éteinte: «Je suis forte, mesdemoiselles, ne vous inquiétez pas de moi».
+
+MADAME DE ROSBOURG, _se mettant en marche_.
+
+Donne-moi ce panier, ma pauvre enfant, je le porterai jusque chez toi;
+où demeures-tu?
+
+LA PETITE FILLE.
+
+Ici, tout près, madame, sur la lisière du bois.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Comment s'appelle ta maman?
+
+LA PETITE FILLE.
+
+On l'appelle la mère la Frégate, mais son vrai nom est Françoise
+Lecomte.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Et pourquoi donc, mon enfant, l'appelle-t-on la mère la Frégate?
+
+LA PETITE FILLE.
+
+Parce qu'elle est la femme d'un marin.
+
+MADAME DE ROSBOURG, _avec intérêt_.
+
+Où est ton père? N'est-il pas avec vous?
+
+LA PETITE FILLE.
+
+Hélas! non, madame, et c'est pour cela que nous sommes si malheureuses.
+Mon père est parti il y a quelques années; on dit que son vaisseau a
+péri; nous n'en avons plus entendu parler; maman en a eu tant de chagrin
+qu'elle a fini par tomber malade. Nous avons vendu tout ce que nous
+avions pour acheter du pain, et maintenant nous n'avons plus rien à
+vendre. Que va devenir ma pauvre mère? Que pourrais-je faire pour la
+sauver?»
+
+Et la petite fille recommença à sangloter.
+
+Mme de Rosbourg avait été fort émue et fort agitée par ce récit.
+
+«Sur quel vaisseau était monté ton père, demanda-t-elle d'une voix
+tremblante, et comment s'appelait le commandant?
+
+LA PETITE FILLE.
+
+C'était la frégate la _Sibylle_, commandant de Rosbourg.»
+
+Mme de Rosbourg poussa un cri et saisit dans ses bras la petite fille
+effrayée.
+
+«Mon mari!... son vaisseau!... répétait-elle. Pauvre enfant, toi aussi,
+tu es restée orpheline comme ma pauvre Marguerite! Ta pauvre mère pleure
+comme moi un mari perdu, mais vivant peut-être. Ah! ne t'inquiète plus
+de ta mère ni de ton avenir; vite, conduis-moi près d'elle, que je la
+voie, que je la console!»
+
+Et elle pressa le pas, tenant par la main la petite Lucie (c'était son
+nom); Mme de Fleurville et les enfants suivaient en silence. Lucie
+n'avait pas bien compris l'exclamation et les promesses de Mme de
+Rosbourg, mais elle sentait que c'était du bonheur qui lui arrivait et
+que sa mère serait secourue; elle marchait aussi vite que le lui
+permettait sa faiblesse; en peu d'instants elles arrivèrent à une
+vieille masure.
+
+[Illustration: Un matelot de la _Sibylle_.]
+
+C'était une cabane, une hutte de bûcheron, abandonnée et délabrée. Le
+toit était percé de tous côtés; il n'y avait pas de fenêtre; la porte
+était si peu élevée, que Mme de Rosbourg dut se baisser pour y entrer;
+l'obscurité ne lui permit pas au premier moment de distinguer, au fond
+de la cabane, une femme, à peine couverte de mauvais haillons, étendue
+sur un tas de mousse: c'était le lit de la mère et de la fille. Aucun
+meuble, aucun ustensile de ménage ne garnissait la cabane; aucun
+vêtement n'était accroché aux murs. Mme de Rosbourg eut peine à retenir
+ses larmes à la vue d'une si profonde misère; elle s'approcha de la
+malheureuse femme pâle, amaigrie, qui attendait avec anxiété le retour
+de Lucie et la nourriture qu'elle devait acheter avec le prix de sa
+pauvre vieille robe. Mme de Rosbourg comprit que la faim était en ce
+moment la plus cruelle souffrance de la mère et de la fille; elle fit
+approcher Lucie, ouvrit le panier et partagea entre elles le pain et les
+fruits, qu'elles dévorèrent avec avidité. Elle attendit la fin de ce
+petit repas pour expliquer à la pauvre femme qu'elle était Mme de
+Rosbourg, femme du commandant de la _Sibylle_, et que la petite Lucie
+lui avait raconté leur misère, leur chagrin depuis la perte du vaisseau
+que montait son mari.
+
+«Je me charge de votre avenir, ma pauvre Françoise, ajouta-t-elle; ne
+vous inquiétez ni de votre petite Lucie ni de vous-même. En rentrant à
+Fleurville, je vais immédiatement vous envoyer une charrette qui vous
+amènera au village. Je m'occuperai de vous loger, de vous faire soigner,
+de vous procurer tout ce qui vous est nécessaire. Dans deux heures vous
+aurez quitté cette habitation malsaine et misérable.»
+
+Mme de Rosbourg ne donna ni à Françoise ni à Lucie le temps de revenir
+de leur surprise; elle sortit précipitamment, emmenant avec elle Mme de
+Fleurville et les enfants, qui étaient restés à la porte de la cabane.
+Aucune d'elles ne parla; Mme de Rosbourg était absorbée dans ses tristes
+souvenirs, Mme de Fleurville et les enfants respectaient sa douleur. En
+approchant du village, Mme de Rosbourg proposa à Mme de Fleurville de
+venir avec elle visiter une maison qui était à louer depuis quelque
+temps et qui pouvait convenir à la pauvre femme. Mme de Fleurville
+accepta la proposition avec empressement, et l'on se dirigea vers une
+maison petite, mais propre, et entièrement mise à neuf. Il y avait trois
+pièces, une cave et un grenier, un joli jardin et un potager planté
+d'arbres fruitiers; les chambres étaient claires, assez grandes pour
+servir, l'une de cuisine et de salle à manger, l'autre de chambre pour
+la mère Françoise et sa fille, la troisième de pièce de réserve.
+
+[Illustration: Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes. (Page
+209.)]
+
+«Chère amie, dit Mme de Rosbourg à Mme de Fleurville, pendant que j'irai
+chez le propriétaire de cette maison, ayez la bonté de rentrer au
+château et d'envoyer une charrette qui ramènera la femme Lecomte, et une
+seconde voiture qui apportera ici les meubles et les effets
+indispensables pour ce soir. La pauvre femme pourra dès aujourd'hui
+passer la nuit dans un bon lit, en attendant que je lui achète de quoi
+se meubler convenablement.»
+
+Mme de Fleurville et les enfants partirent sans plus attendre. Les
+enfants, aidées d'Élisa, se chargèrent de rassembler tout ce qu'il
+fallait pour le coucher, et le dîner de Françoise et de Lucie. Mais,
+quand chacune d'elles eut fait apporter les objets qu'elle croyait
+absolument nécessaires, il y en avait une telle quantité, qu'une seule
+charrette n'aurait pu en contenir même la moitié. C'étaient des tables,
+des chaises, des fauteuils, des tabourets, des flambeaux, des vases, des
+casseroles, des cafetières, des tasses, des verres, des assiettes, des
+carafes, des balais, des brosses, des tapis, un pain de sucre, deux
+pains de six livres chacun, une marmite pleine de viande, une cruche de
+lait, une motte de beurre, un panier d'oeufs, dix bouteilles de vin,
+toutes sortes de provisions en légumes, en fruits, en saucissons,
+jambons, etc., etc.
+
+Quand Élisa vit cet amas d'objets inutiles, elle se mit à rire si fort
+que Marguerite et Sophie se fâchèrent, pendant que Camille et Madeleine
+rougissaient de contrariété.
+
+«Pourquoi ris-tu, Élisa? dit Marguerite avec animation. Il n'y a rien de
+si risible à voir préparer des provisions pour une pauvre femme.
+
+ÉLISA, _riant encore_.
+
+Et vous croyez que votre maman enverra tout cet amas de choses inutiles?
+
+SOPHIE, _piquée_.
+
+Il n'y a rien que de très utile dans ce que nous avons fait apporter.
+
+ÉLISA.
+
+Utile pour une maison comme la nôtre; mais pour une pauvre femme qui n'a
+pas seulement un lit à elle, que voulez-vous qu'elle fasse de tout cela?
+Et comment viendrait-elle à bout de ranger et de nettoyer tous ces
+meubles? et comment mangerait-elle tout ce pain, qui serait dur comme
+une pierre avant qu'elle arrivât à la dernière bouchée? cette viande,
+qui serait gâtée avant qu'elle en eût mangé la moitié? ce beurre, ces
+oeufs, ces légumes? Tout serait perdu, vous le voyez bien.
+
+CAMILLE.
+
+Mais toi-même, Élisa, tu as préparé des matelas, des oreillers, des
+draps, des couvertures.
+
+ÉLISA.
+
+Certainement, parce que c'est nécessaire pour le coucher de la mère
+Lecomte et de sa fille. Mais tout cela?... Allons, laissez-moi faire; je
+vais arranger les choses pour le mieux. Joseph, venez nous aider à
+ranger nos affaires dans la charrette pour la petite maison blanche du
+village. Tenez, voilà Nicaise qui passe; appelez-le, qu'il nous donne un
+coup de main.... Bon;... prenez les matelas,... c'est cela;... à présent
+le paquet de couvertures, de draps et d'oreillers,... très bien....
+Placez dans un coin ce pain, ce petit pot de beurre, ces six oeufs;...
+bon;... et puis la petite marmite de bouillon,... une bouteille de vin à
+présent,... un paquet de chandelles et un flambeau. Là,... ajoutez cette
+petite table, deux chaises de paille, deux verres, deux assiettes,... et
+c'est tout. Allez, maintenant, et attendez madame pour décharger la
+voiture.»
+
+
+
+
+XXI
+
+INSTALLATION DE FRANÇOISE ET DE LUCIE
+
+
+CAMILLE.
+
+Maman, voulez-vous nous permettre d'aller avec Élisa à la petite maison
+blanche, pour préparer les lits et les provisions de la pauvre Lucie et
+de sa maman? Nous la verrons arriver et nous jouirons de sa surprise.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Oui, chères enfants, allez achever votre bonne oeuvre et arrangez tout
+pour le mieux. Vous achèterez au village ce qui manquera pour leur petit
+repas du soir. Moi, je reste ici pour écrire des lettres et préparer vos
+leçons pour demain; vous me raconterez la joie de la pauvre femme et de
+sa fille.
+
+MADELEINE.
+
+Maman, pouvons-nous emporter une de nos chemises, un jupon, une robe,
+des bas, des souliers et un mouchoir pour la pauvre Lucie, qui est en
+haillons?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Certainement, ma petite Madeleine; tu as là une bonne et charitable
+pensée. Emportez aussi du linge pour la pauvre mère, et ma vieille robe
+de chambre, en attendant que Mme de Rosbourg achète ce qui est
+nécessaire pour les habiller.
+
+MADELEINE.
+
+Merci, ma chère maman; que vous êtes bonne!»
+
+Mme de Fleurville embrassa tendrement Madeleine, qui courut annoncer
+cette heureuse nouvelle à ses amies. Élisa fit un petit paquet des
+effets qu'elles emportaient, et elles se remirent gaiement en route.
+
+En arrivant à la maison blanche, elles y trouvèrent Mme de Rosbourg qui
+faisait décharger la charrette; les enfants aidèrent Élisa à faire les
+lits et à placer les objets qu'on avait apportés.
+
+ÉLISA.
+
+Il nous faut du bois pour faire cuire la soupe.
+
+CAMILLE.
+
+Et du sel pour mettre dedans!
+
+MADELEINE.
+
+Et des cuillers pour la manger!
+
+SOPHIE.
+
+Et des couteaux pour couper le pain!
+
+MARGUERITE.
+
+Et des terrines et des plats pour mettre le beurre et les oeufs.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Ma chère Élisa, voulez-vous aller au village acheter ce qui est
+nécessaire?
+
+ÉLISA.
+
+Oui, madame, avec grand plaisir. Attendez-moi, enfants, je serai revenue
+dans cinq minutes.»
+
+Les enfants s'occupèrent à mettre le couvert, ce qui ne leur prit pas
+beaucoup de temps; elles placèrent la table au milieu de la cuisine, les
+deux chaises en face l'une de l'autre, les assiettes, les verres et la
+bouteille de vin sur la table, ainsi que le pain. Élisa revint en
+courant; elle apportait ce qui manquait et, de plus, du sucre pour le
+vin chaud qu'elle voulait faire boire à Françoise.
+
+«Voici encore une cruche pour mettre de l'eau, ajouta-t-elle; nous n'y
+avions pas pensé.»
+
+Après une attente de quelques minutes, pendant lesquelles Élisa eut le
+temps d'allumer le feu et de faire une bonne soupe et une omelette, on
+vit enfin arriver la charrette, dans laquelle était étendue la pauvre
+Françoise, la tête appuyée sur les genoux de la petite Lucie. Quand la
+voiture s'arrêta devant la porte, Mme de Rosbourg, aidée d'Élisa, en fit
+descendre Françoise, plus faible, plus pâle encore que quelques heures
+auparavant. La pauvre femme n'eut pas la force de remercier Mme de
+Rosbourg; mais son regard attendri indiquait assez la reconnaissance
+dont son coeur débordait. Lucie était si inquiète de cette grande
+faiblesse, qu'elle ne songea pas à regarder la maison ni la chambre où
+on la faisait entrer. Mais quand, rassurée sur sa mère, elle la vit
+couverte de linge blanc, couchée dans un bon lit, avec des draps, des
+couvertures: son visage, si inquiet jusqu'alors, devint radieux; sa tête
+penchée vers sa mère se redressa; ses yeux fixés sur ce pâle visage
+changèrent de direction; elle regarda autour d'elle: la douleur et
+l'inquiétude firent place au bonheur; ses joues se colorèrent; des
+larmes de joie coulèrent sur sa figure; l'émotion lui coupa la parole;
+elle ne put que se jeter à genoux et saisir la main de Mme de Rosbourg,
+qu'elle tint appuyée sur ses lèvres en éclatant en sanglots.
+
+«Remets-toi, mon enfant, lui dit Mme de Rosbourg avec bonté en la
+relevant; ce n'est pas à moi que tu dois adresser de tels remerciements,
+mais au bon Dieu, qui m'a permis de te rencontrer et de soulager votre
+misère. Calme-toi pour ne pas agiter ta mère; avec du repos et une bonne
+nourriture elle se remettra promptement. Voici Élisa qui lui apporte une
+soupe et un verre de vin chaud sucré. Et toi, ma pauvre enfant, qui es
+presque aussi exténuée que ta mère, mets-toi à table et mange le petit
+repas que t'a préparé Élisa.»
+
+Les enfants entraînèrent Lucie dans la pièce à côté et lui servirent son
+dîner, pendant qu'Élisa et Mme de Rosbourg faisaient manger Françoise.
+Camille lui servit de la soupe, Madeleine un morceau de boeuf, Sophie
+de l'omelette, et Marguerite lui versait à boire. Lucie ne se lassait
+pas de regarder, d'admirer, de remercier; elle appelait les enfants:
+_Mes chères bienfaitrices_, ce qui amusa beaucoup Marguerite.
+
+Quand Lucie eut fini de manger, les quatre petites se précipitèrent pour
+l'habiller; elles faillirent la mettre en pièces, tant elles se
+dépêchaient de la débarrasser de ses haillons et de la revêtir des
+effets qu'elles avaient apportés. Lucie ne put s'empêcher de pousser
+quelques petits cris tandis que l'une lui arrachait des cheveux en
+enlevant son bonnet sale, que l'autre lui enfonçait une épingle dans le
+dos, que la troisième la pinçait en lui passant ses manches, et que la
+quatrième l'étranglait en lui nouant son bonnet blanc. Elle finit
+pourtant par se trouver admirablement habillée, et elle courut se faire
+voir à sa maman, qui, joignant les mains, regardait Lucie avec
+admiration. Elle dit enfin d'une voix un peu plus forte:
+
+«Chères demoiselles, chères dames, que le bon Dieu vous bénisse et vous
+récompense; qu'il vous rende un jour le bien que vous me faites et le
+bonheur dont vous remplissez mon coeur! Ma pauvre Lucie, approche
+encore, que je te regarde, que je te touche! Ah! si ton pauvre père
+pouvait te voir ainsi!»
+
+Elle retomba sur son oreiller, cacha sa tête dans ses mains et pleura.
+Mme de Rosbourg lui prit les mains avec affection et la consola de son
+mieux.
+
+«Tout ce que nous envoie le bon Dieu est pour notre bien, ma bonne
+Françoise. Voyez! si la méchante meunière n'avait pas chassé votre
+pauvre Lucie, mes petites ne l'auraient pas entendue pleurer, je ne
+l'aurais pas questionnée, je n'aurais pas connu votre misère. Il en est
+ainsi de tout; Dieu nous envoie le bonheur et permet les chagrins;
+recevons-les de lui et soyons assurés que le tout est pour notre bien.»
+
+Les paroles de Mme de Rosbourg calmèrent Françoise; elle essuya ses
+larmes et se laissa aller au bonheur de se trouver dans une maison bien
+close, bien propre, dans un bon lit avec du linge blanc, et avec la
+certitude de ne plus avoir à redouter ni pour elle ni pour Lucie les
+angoisses de la faim, du froid et de toutes les misères dont Mme de
+Rosbourg venait de la sortir.
+
+«Demain, ma bonne Françoise, dit Mme de Rosbourg, j'irai à Laigle pour
+acheter les meubles, les vêtements et les autres objets nécessaires à
+votre ménage. Mes petites et moi, nous viendrons vous voir souvent; si
+vous désirez quelque chose, faites-le-moi savoir. En attendant, voici
+vingt francs que je vous laisse pour vos provisions de bois, de
+chandelle, de viande, de pain, d'épicerie. Quand vous serez bien guérie,
+je vous donnerai de l'ouvrage; ne vous inquiétez de rien; mangez,
+dormez, prenez des forces, et priez le bon Dieu avec moi qu'il nous
+rende un jour nos maris.»
+
+Mme de Rosbourg appela les enfants, qui dirent adieu à Lucie en lui
+promettant de venir la voir le lendemain, et les ramena au château, où
+elles trouvèrent Mme de Fleurville un peu inquiète de leur absence
+prolongée, et prête à partir pour aller les chercher, l'heure du dîner
+étant passée depuis longtemps.
+
+Les enfants racontèrent toute la joie de Lucie et de sa mère, leur
+reconnaissance, la bonté de Mme de Rosbourg; elles parlèrent avec
+volubilité toute la soirée; elles recommencèrent avec Élisa quand elles
+allèrent se coucher; elles parlaient encore en se mettant au lit; la
+nuit elles rêvèrent de Lucie, et le lendemain leur première pensée fut
+d'aller à la petite maison blanche. Quand Mme de Fleurville leur proposa
+de les y mener, Mme de Rosbourg était partie depuis longtemps pour
+acheter le mobilier promis la veille. Elles trouvèrent Françoise
+sensiblement mieux, et levée; Lucie avait demandé à un petit voisin
+obligeant de lui faire un balai: elle avait nettoyé non seulement les
+chambres, mais le devant de la maison; les lits étaient bien proprement
+faits, le bois qu'elle avait acheté était rangé en tas dans la cave;
+avec un de ses vieux haillons elle avait essuyé la table, les chaises,
+les cheminées: tout était propre. Françoise et Lucie se promenaient avec
+délices dans leur nouvelle demeure quand Mme de Fleurville et les
+enfants arrivèrent; elles apportaient quelques provisions pour le
+déjeuner; Lucie se mit en devoir de préparer le repas. Les enfants lui
+proposèrent de l'aider.
+
+LUCIE.
+
+Merci, mes bonnes chères demoiselles, je m'en tirerai bien toute seule;
+il ne faut pas salir vos jolies mains blanches à faire le feu et à
+fondre le beurre.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais saurais-tu faire une omelette, une soupe?
+
+LUCIE.
+
+Oh! que oui, mademoiselle; j'ai fait des choses plus difficiles que cela
+quand nous avions de quoi. Pendant que maman travaillait, je faisais
+tout le ménage.»
+
+Mme de Fleurville et les enfants rentrèrent au château pour les leçons,
+qui avaient été un peu négligées la veille. Mme de Rosbourg revint à
+midi; elle demanda et obtint un dernier congé pour aider à placer et à
+ranger le mobilier de la maison blanche. Élisa, qui était fort
+complaisante et fort adroite, fut encore mise en réquisition par Mme de
+Rosbourg et les enfants, et l'on retourna après déjeuner chez Françoise,
+les enfants courant et sautant tout le long du chemin. Elles trouvèrent
+la mère et la fille folles de joie devant tous leurs trésors. Meubles,
+vaisselle, linge, vêtements, rien n'avait été oublié. Ce fut une longue
+occupation de tout mettre en place. On courut chercher le menuisier pour
+clouer des planches; des clous à crochet. On accrocha et l'on décrocha
+dix fois les casseroles, les miroirs; presque tous les meubles firent le
+tour des chambres avant de trouver la place où ils devaient rester;
+chacune donnait son avis, criait, tirait, riait. Tout l'après-midi
+suffit à peine pour tout mettre en place. Jamais Lucie n'avait été si
+heureuse, son coeur débordait de joie; de temps à autre elle se jetait
+à genoux et s'écriait: «Mon Dieu, je vous remercie! Mes chères dames,
+que je vous suis reconnaissante! Mes bonnes petites demoiselles, merci,
+oh! merci.» Les petites étaient aussi joyeuses que Lucie et Françoise.
+La vue de tant de bonheur leur était une excellente leçon de charité.
+Sophie se promettait de toujours être charitable, de donner aux pauvres
+tout l'argent de ses menus plaisirs. La journée se termina par un repas
+excellent, que Mme de Fleurville avait fait apporter chez Françoise.
+Tous dînèrent ensemble sur la table neuve avec la vaisselle et le linge
+de Françoise. Élisa fut de la partie; Camille et Madeleine la placèrent
+entre elles et eurent soin de remplir son assiette tout le temps du
+dîner. On servit de la soupe, un gigot rôti, une fricassée de poulet,
+une salade et une tourte aux pêches. Lucie se léchait les doigts; les
+enfants jouissaient de son bonheur, que partageait Françoise.
+
+Après le dîner, Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville retournèrent au
+château, laissant Élisa avec les enfants, qui avaient instamment demandé
+de rester pour aider Lucie à laver, à essuyer la vaisselle et à tout
+mettre en ordre.
+
+Quand tout fut propre et rangé, quand on eut soigneusement renfermé dans
+le buffet les restes du repas, Élisa et les enfants se retirèrent; Lucie
+aida sa mère à se coucher, et se reposa elle-même des fatigues de cette
+heureuse journée.
+
+
+
+
+XXII
+
+SOPHIE VEUT EXERCER LA CHARITÉ
+
+
+Sophie avait été fortement impressionnée de l'aventure de Françoise et
+de Lucie; elle avait senti le bonheur qu'on goûte à faire le bien.
+Jamais sa belle-mère ni aucune des personnes avec lesquelles elle avait
+vécu n'avaient exercé la charité et ne lui avaient donné de leçons de
+bienfaisance. Elle savait qu'elle aurait un jour une fortune
+considérable, et, en attendant qu'elle pût l'employer au soulagement des
+misères, elle désirait ardemment retrouver une autre Lucie et une autre
+Françoise. Un jour la mère Leuffroy, la jardinière, avec laquelle elle
+aimait à causer, et qui était une très bonne femme, lui dit:
+
+«Ah! mam'selle, il y a bien des pauvres que vous ne connaissez pas,
+allez! Je connais une bonne femme, moi, par delà la forêt, qui est tout
+à fait malheureuse. Elle n'a pas toujours un morceau de pain à se mettre
+sous la dent.
+
+SOPHIE.
+
+Où demeure-t-elle? Comment s'appelle-t-elle?
+
+MÈRE LEUFFROY.
+
+Elle reste dans une maisonnette qui est à l'entrée du village en
+sortant de la forêt; elle s'appelle la mère Toutain. C'est une pauvre
+petite vieille pas plus grande qu'un enfant de huit ans, avec de grandes
+mains, longues comme des mains d'homme. Elle a quatre-vingt-deux ans;
+elle se tient encore droite, tout comme moi; elle travaille le plus
+qu'elle peut; mais, dame! elle est vieille, ça ne va pas fort. Elle a
+une petite chaise qui semble faite pour un enfant, elle couche dans un
+four, sur de la fougère, et elle ne mange que du pain et du fromage,
+quand elle en a.
+
+SOPHIE.
+
+Oh! que je voudrais bien la voir! Est-ce bien loin?
+
+MÈRE LEUFFROY.
+
+Pour ça non, mam'selle: une demi-heure de marche au plus. Vous irez bien
+en vous promenant.»
+
+Sophie ne dit plus rien, mais elle forma en elle-même le projet d'y
+aller; et, pour en avoir seule le mérite, elle résolut de le faire sans
+aide, sans en parler à personne, sinon à Marguerite, avec laquelle elle
+était plus particulièrement liée; d'ailleurs elle craignait que Camille
+et Madeleine, qui ne faisaient jamais rien sans demander la permission à
+leur maman, ne l'empêchassent de s'éloigner sans sa bonne. Elle attendit
+donc que Marguerite fût seule pour lui raconter ce qu'elle savait de la
+misère de cette pauvre petite vieille, et pour lui proposer d'aller la
+voir et la secourir.
+
+MARGUERITE.
+
+Je ne demande pas mieux; allons-y tout de suite, si maman le permet, et
+emmenons avec nous Camille, Madeleine et Élisa.
+
+SOPHIE.
+
+Mais non, Marguerite, il ne faut en parler à personne; ce sera bien plus
+beau, bien plus charitable, d'aller seules, de ne nous faire aider de
+personne, de donner à cette petite mère Toutain l'argent que nous avons
+pour nos gâteaux et nos plaisirs. Moi, j'ai trois francs vingt centimes
+dans ma bourse; et toi, combien as-tu?
+
+MARGUERITE.
+
+Moi, j'ai deux francs quarante-cinq centimes. Je sais bien que nous
+sommes riches; mais pourquoi est-ce mieux, pourquoi est-ce plus
+charitable de nous cacher de Mme de Fleurville, de maman, de Camille, de
+Madeleine, et d'aller seules chez cette bonne femme?
+
+SOPHIE.
+
+Parce que j'ai entendu dire l'autre jour à ta maman qu'il ne faut pas
+s'enorgueillir du bien qu'on fait, et qu'il faut se cacher pour ne pas
+en recevoir d'éloges. Alors, tu vois bien que nous ferons mieux de nous
+cacher pour faire la charité à cette bonne vieille.
+
+MARGUERITE.
+
+Il me semble pourtant que je dois le dire au moins à maman.
+
+SOPHIE.
+
+Mais pas du tout. Si tu le dis à ta maman, ils voudront tous venir avec
+nous, ils voudront tous donner de l'argent; et nous, que ferons-nous?
+Nous resterons là à écouter et à regarder, comme l'autre jour dans la
+cabane de Françoise et de Lucie. Quel bien avons-nous fait là-bas?
+Aucun; c'est Mme de Rosbourg qui a parlé et qui a tout donné.
+
+MARGUERITE.
+
+Sophie, je crois que nous sommes trop petites pour nous en aller toutes
+seules dans la forêt.
+
+SOPHIE.
+
+Trop petites! Tu as six ans, moi j'en ai huit, et tu trouves que nous ne
+pouvons pas sortir sans nos mamans ou sans une bonne? Ha! ha! ha!
+J'allais seule bien plus loin que cela quand j'avais cinq ans.»
+
+Marguerite hésitait encore.
+
+SOPHIE.
+
+Je vois que tu as tout bonnement peur; tu n'oses pas faire cent pas sans
+ta maman. Tu crains peut-être que le loup ne te croque?
+
+MARGUERITE, _piquée_.
+
+Du tout, mademoiselle, je ne suis pas aussi sotte que tu le crois; je
+sais bien qu'il n'y a pas de loups, je n'ai pas peur, et, pour te le
+prouver, nous allons partir tout de suite.
+
+SOPHIE.
+
+A la bonne heure! Partons vite; nous serons de retour en moins d'une
+heure.»
+
+Et elles se mirent en route, ne prévoyant pas les dangers et les
+terreurs auxquels elles s'exposaient. Elles marchaient vite et en
+silence; Marguerite ne se sentait pas la conscience bien à l'aise: elle
+comprenait qu'elle commettait une faute, et elle regrettait de n'avoir
+pas résisté à Sophie. Sophie n'était guère plus tranquille: les
+objections de Marguerite lui revenaient à la mémoire; elle craignait de
+l'avoir entraînée à mal faire. «Nous serons grondées», se dit-elle. Elle
+n'en continua pas moins à marcher et s'étonnait de ne pas être arrivée,
+depuis près d'une heure qu'elles étaient parties.
+
+«Connais-tu bien le chemin? demanda Marguerite avec un peu d'inquiétude.
+
+--Certainement, la jardinière me l'a bien expliqué, répondit Sophie
+d'une voix assurée, malgré la peur qui commençait à la gagner.
+
+--Serons-nous bientôt arrivées?
+
+--Dans dix minutes au plus tard.»
+
+Elles continuèrent à marcher en silence; la forêt n'avait pas de fin; on
+n'apercevait ni maison ni village, mais le bois, toujours le bois.
+
+«Je suis fatiguée, dit Marguerite.
+
+--Et moi aussi, dit Sophie.
+
+--Il y a bien longtemps que nous sommes parties.»
+
+Sophie ne répondit pas: elle était trop agitée, trop inquiète pour
+dissimuler plus longtemps sa terreur.
+
+«Si nous retournions à la maison? dit Marguerite.
+
+--Oh oui! retournons.
+
+--Qu'est-ce que tu as, Sophie, on dirait que tu as envie de pleurer?
+
+--Nous sommes perdues, dit Sophie en éclatant en sanglots; je ne sais
+plus mon chemin, nous sommes perdues.
+
+--Perdues! répéta Marguerite avec terreur; perdues! Qu'allons-nous
+devenir, mon Dieu!
+
+--Je me suis probablement trompée de chemin, s'écria Sophie en
+sanglotant, à l'endroit où il y en a plusieurs qui se croisent; je ne
+sais pas du tout où nous sommes.»
+
+Marguerite, la voyant si désolée, chercha à la rassurer en se rassurant
+elle-même.
+
+«Console-toi, Sophie, nous finirons bien par nous retrouver. Retournons
+sur nos pas et marchons vite; il y a longtemps que nous sommes parties;
+maman et Mme de Fleurville seront inquiètes; je suis sûre que Camille et
+Madeleine nous cherchent partout.»
+
+Sophie essuya ses larmes et suivit le conseil de Marguerite: elles
+retournèrent sur leurs pas et marchèrent longtemps; enfin elles
+arrivèrent à l'endroit où se croisaient plusieurs chemins exactement
+semblables. Là elles s'arrêtèrent.
+
+«Quel chemin faut-il prendre? demanda Marguerite.
+
+--Je ne sais pas; ils se ressemblent tous.
+
+--Tâche de te rappeler celui par lequel nous sommes venues.»
+
+Sophie regardait, recueillait ses souvenirs et ne se rappelait pas.
+
+«Je crois, dit-elle, que c'est celui où il y a de la mousse.
+
+--Il y en a deux avec de la mousse; mais il me semble qu'il n'y avait
+pas de mousse dans le chemin que nous avons pris pour venir.
+
+--Oh si! il y en avait beaucoup.
+
+--Je crois me rappeler que nous avons eu de la poussière tout le temps.
+
+--Pas du tout; c'est que tu n'as pas regardé à tes pieds. Prenons ce
+chemin à gauche, nous serons arrivées en moins d'une demi-heure.»
+
+Marguerite suivit Sophie; toutes deux continuèrent à marcher en silence;
+inquiètes toutes deux, elles gardaient pour elles leurs pénibles
+réflexions. Au bout d'une heure pourtant, Marguerite s'arrêta.
+
+MARGUERITE.
+
+Je ne vois pas encore le bout de la forêt; je suis bien fatiguée.
+
+SOPHIE.
+
+Et moi donc! mes pieds me font horriblement souffrir.
+
+MARGUERITE.
+
+Asseyons-nous un instant; je ne peux plus marcher.»
+
+Elles s'assirent au bord du chemin; Marguerite appuya sa tête sur ses
+genoux et pleura tout bas; elle espérait que Sophie ne s'en apercevrait
+pas; elle avait peur de l'affliger, car c'était Sophie qui l'avait mise
+et s'était mise elle-même dans cette pénible position. Sophie se
+désolait intérieurement et sentait combien elle avait mal agi en
+entraînant Marguerite à faire cette course si longue, dans une forêt
+qu'elles ne connaissaient pas.
+
+Elles restèrent assez longtemps sans parler; enfin Marguerite essuya ses
+yeux et proposa à Sophie de se remettre en marche. Sophie se leva avec
+difficulté; elles avançaient lentement; la fatigue augmentait à chaque
+instant, ainsi que l'inquiétude. Le jour commençait à baisser; la peur
+se joignit à l'inquiétude; la faim et la soif se faisaient sentir.
+
+«Chère Marguerite, dit enfin Sophie, pardonne-moi: c'est moi qui t'ai
+persuadée de m'accompagner; tu es trop généreuse de ne pas me le
+reprocher.
+
+--Pauvre Sophie, répondit Marguerite, pourquoi te ferais-je des
+reproches? Je vois bien que tu souffres plus que moi. Qu'allons-nous
+devenir, si nous sommes obligées de passer la nuit dans cette terrible
+forêt?
+
+--C'est impossible, chère Marguerite; on doit déjà être inquiet à la
+maison, et l'on nous enverra chercher.
+
+--Si nous pouvions au moins trouver de l'eau! J'ai si soif que la gorge
+me brûle.
+
+--N'entends-tu pas le bruit d'un ruisseau dans le bois?
+
+--Je crois que tu as raison; allons voir.»
+
+Elles entrèrent dans le fourré en se frayant un passage à travers les
+épines et les ronces qui leur déchiraient les jambes et les bras. Après
+avoir fait ainsi une centaine de pas, elles entendirent distinctement le
+murmure de l'eau. L'espoir leur redonna du courage; elles arrivèrent au
+bord d'un ruisseau très étroit, mais assez profond; cependant, comme il
+coulait à pleins bords, il leur fut facile de boire en se mettant à
+genoux. Elles étanchèrent leur soif, se lavèrent le visage et les bras,
+s'essuyèrent avec leurs tabliers et s'assirent au bord du ruisseau. Le
+soleil était couché; la nuit arrivait; la terreur des pauvres petites
+augmentait avec l'obscurité; elles ne se contraignaient plus et
+pleuraient franchement de compagnie. Aucun bruit ne se faisait entendre;
+personne ne les appelait; on ne pensait probablement pas à les chercher
+si loin.
+
+«Il faut tâcher, dit Sophie, de revenir sur le chemin que nous avons
+quitté; peut-être verrons-nous passer quelqu'un qui pourra nous
+ramener; et puis il fera moins humide qu'au bord de l'eau.
+
+--Nous allons encore nous déchirer dans les épines, dit Marguerite.
+
+--Il faut pourtant essayer de nous retrouver; nous ne pouvons rester
+ici.»
+
+Marguerite se leva en soupirant et suivit Sophie, qui chercha à lui
+rendre le passage moins pénible en marchant la première. Après bien du
+temps et des efforts, elles se retrouvèrent enfin sur le chemin. La nuit
+était venue tout à fait; elles ne voyaient plus où elles allaient, et
+elles se résolurent à attendre jusqu'au lendemain.
+
+Il y avait une heure environ qu'elles étaient assises près d'un arbre,
+lorsqu'elles entendirent un frou-frou dans le bois; ce bruit semblait
+être produit par un animal qui marchait avec précaution. Immobiles de
+terreur, les pauvres petites avaient peine à respirer; le frou-frou
+approchait, approchait; tout à coup Marguerite sentit un souffle chaud
+près de son cou; elle poussa un cri, auquel Sophie répondit par un cri
+plus fort; elles entendirent alors un bruit de branches cassées, et
+elles virent un gros animal qui s'enfuyait dans le bois. Moitié mortes
+de peur, elles se resserrèrent l'une contre l'autre, n'osant ni parler,
+ni faire un mouvement, et elles restèrent ainsi jusqu'à ce qu'un nouveau
+bruit plus effrayant vînt leur rendre le courage de se lever et de
+chercher leur salut dans la fuite: c'étaient des branches cassées
+violemment et un grognement entremêlé d'un souffle bruyant, auquel
+répondaient des grognements plus faibles. Tous ces bruits partaient
+également du bois en se rapprochant du chemin. Sophie et Marguerite
+épouvantées se mirent à courir; elles se heurtèrent contre un arbre dont
+les branches traînaient presque à terre; dans leur frayeur, elles
+s'élancèrent dessus, et, grimpant de branche en branche, elles se
+trouvèrent bientôt à une grande hauteur et à l'abri de toute attaque.
+Combien elles remercièrent le bon Dieu de leur avoir fait rencontrer cet
+arbre protecteur! et en effet elles venaient d'échapper à un grand
+danger: l'animal qui arrivait droit sur elles était un sanglier suivi de
+sept à huit petits. Si elles étaient restées sur son passage, il les
+aurait déchirées avec ses défenses. La peur qu'avaient eue et qu'avaient
+encore Sophie et Marguerite faisait claquer leurs dents et les avait
+rendues si tremblantes qu'elles pouvaient à peine se tenir sur l'arbre
+où elles étaient montées. Le sanglier s'était éloigné, et tout
+redevenait tranquille, lorsque le bruit du roulement d'une voiture vint
+ranimer les forces défaillantes des pauvres petites. Leur espérance
+augmentait à mesure que la voiture se rapprochait; enfin le pas d'un
+cheval résonna distinctement; bientôt elles entendirent siffler l'homme
+qui menait la charrette. Il approchait, elles allaient être sauvées.
+
+«Au secours! au secours!» crièrent-elles plusieurs fois.
+
+La voiture s'arrêta. L'homme sembla écouter.
+
+«Au secours! sauvez-nous!» s'écrièrent-elles encore.
+
+L'HOMME, _entre ses dents_.
+
+Qui diantre appelle au secours? Je ne vois personne; il fait noir comme
+dans l'enfer.... Holà! qui est-ce qui appelle?
+
+SOPHIE ET MARGUERITE.
+
+C'est nous, c'est nous; sauvez-nous, mon cher monsieur, nous sommes
+perdues dans la forêt.
+
+L'HOMME.
+
+Tiens! c'est des voix d'enfants, cela. Où êtes-vous donc, les mioches?
+Qui êtes-vous?
+
+SOPHIE.
+
+Je suis Sophie.
+
+MARGUERITE.
+
+Je suis Marguerite; nous venons de Fleurville.
+
+L'HOMME.
+
+De Fleurville? C'est donc au château? Mais où diantre êtes-vous? Pour
+vous sauver, faut-il pas que je vous trouve?
+
+SOPHIE.
+
+Nous sommes sur l'arbre; nous ne pouvons pas descendre.
+
+L'HOMME, _levant la tête_.
+
+C'est, ma foi, vrai. Faut-il qu'elles aient eu peur, les pauvres
+petites! Attendez, ne bougez pas, je vais vous descendre.»
+
+Et le brave homme grimpa de branche en branche, tâtant à chacune d'elles
+si les enfants y étaient.
+
+Enfin il empoigna Marguerite.
+
+L'HOMME.
+
+Ne bougez pas, les autres; je vais descendre celle-ci et je regrimperai.
+Combien êtes-vous dans ce beau nid?
+
+MARGUERITE.
+
+Nous sommes deux.
+
+L'HOMME.
+
+Bon; ce ne sera pas long. Attendez-moi là, numéro 2, que je place le
+numéro 1 dans ma carriole.»
+
+Le brave homme descendit lestement, tenant Marguerite dans ses bras; il
+la déposa dans la carriole et remonta sur l'arbre où Sophie attendait
+avec anxiété: il la saisit dans ses bras et la plaça dans sa carriole
+près de Marguerite. Il y remonta lui-même et fouetta son cheval, qui
+repartit au trot; puis, se tournant vers les enfants:
+
+L'HOMME.
+
+Ah çà! mes mignonnes, où faut-il vous mener? où demeurez-vous, et
+comment, par tous les saints! vous trouvez-vous ici toutes seules?
+
+SOPHIE.
+
+Nous demeurons au château de Fleurville, nous nous sommes perdues dans
+la forêt en voulant aller secourir la pauvre mère Toutain.
+
+L'HOMME.
+
+Vous êtes donc du château?
+
+MARGUERITE.
+
+Oui, je suis Marguerite de Rosbourg; et voilà mon amie, Sophie Fichini.
+
+L'HOMME.
+
+Comment, ma petite demoiselle, vous êtes la fille de cette bonne dame de
+Rosbourg; et votre maman vous laisse aller si loin toute seule?
+
+MARGUERITE, _honteuse_.
+
+Nous sommes parties sans rien dire.
+
+L'HOMME.
+
+Ah! ah! on fait l'école buissonnière! Et voilà! Quand on est petit, faut
+pas faire comme les grands.
+
+SOPHIE.
+
+Sommes-nous loin de Fleurville?
+
+L'HOMME.
+
+Ah! je crois bien! Deux bonnes lieues pour le moins; nous ne serons pas
+arrivés avant une heure. Je vais tout de même pousser mon cheval; on
+doit être tourmenté de vous au château.»
+
+Et le brave homme fouetta son cheval et se remit à siffler, laissant les
+enfants à leurs réflexions. Trois quarts d'heure après il s'arrêta
+devant le perron du château; la porte s'ouvrit; Élisa, pâle, effarée,
+demanda si l'on avait des nouvelles des enfants.
+
+«Les voici, dit l'homme, je vous les ramène; elles n'étaient pas à la
+noce, allez, quand je les ai dénichées dans la forêt.»
+
+L'homme descendit Sophie et Marguerite, qu'Élisa reçut dans ses bras.
+
+ÉLISA.
+
+Vite, vite, venez au salon; on vous a cherchées partout; on a envoyé des
+hommes à cheval dans toutes les directions; ces dames se désolent;
+Camille et Madeleine se désespèrent. Attendez une minute, mon brave
+homme, que madame vous remercie.
+
+L'HOMME.
+
+Bah! il n'y pas de quoi; faut que je m'en retourne chez nous; j'ai
+encore deux lieues à faire.
+
+ÉLISA.
+
+Où demeurez-vous? Comment vous appelez-vous?
+
+L'HOMME.
+
+Je demeure à Aube; je m'appelle Hurel le boucher.
+
+ÉLISA.
+
+Nous irons vous remercier, mon brave Hurel; au revoir, puisque vous ne
+pouvez attendre.»
+
+Pendant cette conversation Marguerite et Sophie avaient couru au salon.
+En entrant, Marguerite se jeta dans les bras de Mme de Rosbourg; Sophie
+s'était jetée à ses pieds; toutes deux sanglotaient.
+
+La surprise et la joie faillirent être fatales à Mme de Rosbourg; elle
+pâlit, retomba sur son fauteuil et ne trouva pas la force de prononcer
+une parole.
+
+«Maman, chère maman, s'écria Marguerite, parlez-moi, embrassez-moi,
+dites que vous me pardonnez.
+
+--Malheureuse enfant, répondit Mme de Rosbourg d'une voix émue, en la
+saisissant dans ses bras et en la couvrant de baisers, comment as-tu pu
+me causer une si terrible inquiétude? Je te croyais perdue, morte; nous
+t'avons cherchée jusqu'à la nuit; maintenant encore on vous cherche avec
+des flambeaux dans toutes les directions. Où as-tu été? Pourquoi
+reviens-tu si tard?
+
+--Chère madame, dit Sophie, qui était restée à genoux aux pieds de Mme
+de Rosbourg, c'est à moi à demander grâce, car c'est moi qui ai entraîné
+Marguerite à m'accompagner. Je voulais aller chez une pauvre femme qui
+demeure de l'autre côté de la forêt, et je voulais y aller seule avec
+Marguerite, pour ne partager avec personne la gloire de cet acte de
+charité. Marguerite a résisté; je l'ai entraînée; elle m'a suivie avec
+répugnance, et nous avons été bien punies, moi surtout qui avais sur la
+conscience la faute de Marguerite ajoutée à la mienne. Nous avons bien
+souffert; et jamais, à l'avenir, nous ne ferons rien sans vous
+consulter.
+
+--Relève-toi, Sophie, répliqua Mme de Rosbourg avec douceur, je pardonne
+à ton repentir; mais désormais je m'arrangerai de manière à n'avoir
+plus à souffrir ce que j'ai souffert aujourd'hui.... Et toi, Marguerite,
+je te croyais plus raisonnable et plus obéissante, sans quoi je t'aurais
+toujours fait accompagner par ta bonne quand Madeleine et Camille ne
+pouvaient sortir avec toi; c'est ce que je ferai à l'avenir.»
+
+Camille et Madeleine, qu'on avait envoyées se coucher depuis une heure
+(car il était près de minuit), mais qui n'avaient pu s'endormir, tant
+elles étaient inquiètes, accoururent toutes déshabillées, poussant des
+cris de joie; elles embrassèrent vingt fois leurs amies perdues et
+retrouvées.
+
+CAMILLE.
+
+Où avez-vous été? que vous est-il arrivé?
+
+MARGUERITE.
+
+Nous nous sommes perdues dans la forêt.
+
+MADELEINE.
+
+Pourquoi avez-vous été dans la forêt? Comment avez-vous eu le courage
+d'y aller seules?
+
+SOPHIE.
+
+Nous espérions arriver jusque chez une pauvre petite mère Toutain pour
+lui donner de l'argent.
+
+CAMILLE.
+
+Mais pourquoi ne nous avez-vous pas prévenues? Nous y aurions été toutes
+ensemble.»
+
+Sophie et Marguerite baissèrent la tête et ne répondirent pas. Avant
+qu'on eût eu le temps de demander et de donner d'autres explications,
+Élisa entra, apportant deux grandes tasses de bouillon avec une bonne
+croûte de pain grillée. Elle les posa devant Sophie et Marguerite.
+
+ÉLISA.
+
+Mangez, mes pauvres enfants; vous n'avez peut-être pas dîné!
+
+MARGUERITE.
+
+Non, nous avons bu seulement à un ruisseau que nous avons trouvé dans la
+forêt.
+
+ÉLISA.
+
+Pauvres petites! vite, mangez ce que je vous apporte; vous boirez
+ensuite un petit verre de malaga; et puis, ajouta-t-elle en se tournant
+vers Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, il faudrait les faire
+coucher; elles doivent être épuisées de fatigue.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Élisa a raison. Les voici retrouvées; à demain les détails; ce soir,
+contentons-nous de remercier Dieu de nous avoir rendu ces pauvres
+enfants, qui auraient pu ne jamais revenir.»
+
+Sophie et Marguerite avaient avalé avec voracité tout ce qu'Élisa leur
+avait apporté; après avoir embrassé tendrement tout le monde, elles
+allèrent se coucher. Aussitôt qu'elles eurent la tête sur l'oreiller,
+elles tombèrent dans un sommeil si profond, qu'elles ne s'éveillèrent
+que le lendemain à deux heures de l'après-midi!
+
+
+
+
+XXIII
+
+LES RÉCITS
+
+
+Camille et Madeleine attendaient avec impatience chez Mme de Fleurville
+le réveil de leurs amies. Mme de Rosbourg ne quittait pas la chambre de
+Marguerite: elle voulait avoir sa première parole et son premier
+sourire.
+
+«Maman, dit Camille, vous disiez hier que Marguerite et Sophie auraient
+pu ne jamais revenir; elles auraient toujours fini par retrouver leur
+chemin ou par rencontrer quelqu'un, du moment qu'elles n'étaient pas
+perdues.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Tu oublies, chère petite, qu'elles étaient dans une forêt de plusieurs
+lieues de longueur, qu'elles n'avaient rien à manger, et qu'elles
+devaient passer la nuit dans cette forêt, remplie de bêtes fauves.
+
+MADELEINE.
+
+Il n'y a pas de loups pourtant?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Au contraire, beaucoup de loups et de sangliers. Tous les ans on en tue
+plusieurs. As-tu remarqué que leurs robes, leurs bas, étaient déchirés
+et salis? Je parie qu'elles vont nous raconter des aventures plus graves
+que tu ne le supposes.
+
+CAMILLE.
+
+Que je voudrais qu'elles fussent éveillées!
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Précisément les voici.»
+
+Mme de Rosbourg entra, tenant Marguerite par la main.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Et Sophie? est-ce qu'elle dort encore?
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Elle s'éveille à l'instant et se dépêche de s'habiller et de manger pour
+venir nous joindre.
+
+CAMILLE, _embrassant Marguerite_.
+
+Chère petite Marguerite, raconte-nous ce qui t'est arrivé, et si vous
+avez eu des dangers à courir.»
+
+Marguerite fit le récit de toutes leurs aventures: elle raconta sa
+répugnance à partir, sa peur quand elle se vit perdue, sa désolation de
+l'inquiétude qu'elle avait dû causer au château, sa frayeur quand le
+jour commença à tomber, la faim, la soif, la fatigue qui l'accablaient,
+son bonheur en trouvant de l'eau, sa terreur en entendant remuer les
+feuilles sèches, en sentant un souffle chaud sur son cou et en voyant
+passer un gros animal brun; son épouvante en entendant les branches
+craquer et de légers grognements répondre de plusieurs côtés à un fort
+grognement et à un souffle qui semblait être celui d'une bête en colère;
+l'agilité avec laquelle elle avait couru et grimpé de branche en branche
+jusqu'au haut d'un arbre; la fatigue et la peine avec lesquelles elle
+s'y était maintenue; le bonheur qu'elle avait éprouvé en entendant une
+voiture approcher, une voix leur répondre, et en se sentant enlevée et
+déposée dans la carriole. Elle dit combien Sophie avait témoigné de
+repentir de s'être engagée et de l'avoir entraînée dans cette folle
+entreprise.
+
+Camille et Madeleine avaient écouté ce récit avec un vif intérêt mêlé de
+terreur.
+
+CAMILLE.
+
+Quelles sont les bêtes qui vous ont fait si peur? As-tu pu les voir?
+
+MARGUERITE.
+
+Je ne sais pas du tout: j'étais si effrayée que je ne distinguais rien.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+D'après ce que dit Marguerite, le premier animal doit être un loup, et
+le second un sanglier avec ses petits.
+
+MARGUERITE.
+
+Quel bonheur que le loup ne nous ait pas mangées! j'ai senti son haleine
+sur ma nuque.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Ce sont probablement les deux cris que vous avez poussés qui lui ont
+fait peur et qui vous ont sauvées; quand les loups ne sont pas affamés,
+ils sont poltrons, et dans cette saison ils trouvent du gibier dans les
+bois.
+
+MARGUERITE.
+
+Le sanglier ne nous aurait pas dévorées, il ne mange pas de chair.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Non, mais d'un coup de défense il t'aurait déchiré le corps. Quand les
+sangliers ont des petits, ils deviennent très méchants.»
+
+Sophie, qui entra, interrompit la conversation; elle fut aussi
+embrassée, entourée, questionnée; elle parla avec chaleur de ses
+remords, de son chagrin d'avoir entraîné la pauvre Marguerite; elle
+assura que cette journée ne s'effacerait jamais de son souvenir, et dit
+que, lorsqu'elle serait grande, elle ferait faire par un bon peintre un
+tableau de cette aventure. Après avoir complété le récit de Marguerite
+par quelques épisodes oubliés:
+
+«Et vous, chère madame, et vous, mes pauvres amies, dit-elle, avez-vous
+été longtemps à vous apercevoir de notre disparition? et qu'a-t-on fait
+pour nous retrouver?
+
+--Il y avait plus d'une heure que vous aviez quitté la chambre d'étude,
+dit Mme de Rosbourg, lorsque Camille vint me demander d'un air inquiet
+si Marguerite et Sophie étaient chez moi. «Non, répondis-je, je ne les
+ai pas vues; mais ne sont-elles pas dans le jardin?--Nous les cherchons
+depuis une demi-heure avec Élisa sans pouvoir les trouver», me dit
+Camille. L'inquiétude me gagna; je me levai, je cherchai dans toute la
+maison, puis, dans le potager, dans le jardin. Mme de Fleurville, qui
+partageait notre inquiétude, nous donna l'idée que vous étiez peut-être
+allées chez Françoise; j'accueillis cet espoir avec empressement, et
+nous courûmes toutes à la maison blanche: personne ne vous y avait vues;
+nous allâmes de porte en porte, demandant à tout le monde si l'on ne
+vous avait pas rencontrées. Le souvenir de la chute dans la mare, il y a
+trois ans, me frappa douloureusement; nous retournâmes en courant à la
+maison, et, malgré le peu de probabilités que vous fussiez toutes deux
+tombées à l'eau, on fouilla en tous sens avec des râteaux et des
+perches. Aucun de nous n'eut la pensée que vous aviez été dans la forêt.
+Rien ne vous y attirait: pourquoi vous seriez-vous exposées à un danger
+inutile? Ne sachant plus où vous trouver, j'allai de maison en maison
+demander qu'on m'aidât dans mes recherches. Une foule de personnes
+partirent dans toutes les directions; nous envoyâmes les domestiques à
+cheval de différents côtés pour vous rattraper, si vous aviez eu l'idée
+bizarre de faire un voyage lointain. Jusqu'au moment de votre retour je
+fus dans un état violent de chagrin et d'affreuse inquiétude. Le bon
+Dieu a permis que vous fussiez sauvées et ramenées par cet excellent
+homme qui est boucher à Aube et qui s'appelle Hurel. Aujourd'hui il est
+trop tard; mais demain nous irons lui faire une visite de remerciements,
+et nous nous y rendrons en voiture pour ne pas nous perdre de compagnie.
+
+MARGUERITE.
+
+Où demeure-t-il? est-ce bien loin?
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+A deux bonnes lieues d'ici; il y a un bois à traverser.
+
+SOPHIE.
+
+Est-ce que nous vous accompagnerons, madame?
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Certainement, Sophie; c'est toi et Marguerite qu'il a secourues, et
+probablement sauvées de la mort. Il est indispensable que vous veniez.
+
+SOPHIE.
+
+Ça m'ennuie de le revoir; il va se moquer de nous: il avait l'air de
+trouver ridicule notre course dans la forêt.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Et il avait raison, chère enfant; vous avez fait véritablement une
+escapade ridicule. S'il se moque de vous, acceptez ses plaisanteries
+avec douceur et en expiation de la faute que vous avez commise.
+
+MARGUERITE.
+
+Moi, je crois qu'il ne se moquera pas: il avait l'air si bon.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Nous verrons cela demain. En attendant, commençons nos leçons; nous
+irons ensuite faire une promenade.»
+
+
+
+
+XXIV
+
+VISITE CHEZ HUREL
+
+
+«La calèche découverte et le phaéton pour deux heures, dit Élisa au
+cocher de Mme de Fleurville.
+
+LE COCHER.
+
+Tout le monde sort donc à la fois, aujourd'hui?
+
+ÉLISA.
+
+Oui; madame vous fait demander si vous savez le chemin pour aller au
+village d'Aube?
+
+LE COCHER.
+
+Aube? Attendez donc.... N'est-ce pas de l'autre côté de Laigle, sur la
+route de Saint-Hilaire?
+
+ÉLISA.
+
+Je crois que oui; mais informez-vous-en avant de vous mettre en route;
+ces demoiselles se sont perdues l'autre jour à pied, il ne faudrait pas
+qu'elles se perdissent aujourd'hui en voiture.»
+
+Le cocher prit ses renseignements près du garde Nicaise, et, quand on
+fut prêt à partir, les deux cochers n'hésitèrent pas sur la route qu'il
+fallait prendre.
+
+Le pays était charmant, la vallée de Laigle est connue par son aspect
+animé, vert et riant; le village d'Aube est sur la grande route; la
+maison d'Hurel était presque à l'entrée du village. Ces dames se la
+firent indiquer; elles descendirent de voiture et se dirigèrent vers la
+maison du boucher. Tout le village était aux portes; on regardait avec
+surprise ces deux élégantes voitures, et l'on se demandait quelles
+pouvaient être ces belles dames et ces jolies demoiselles qui entraient
+chez Hurel. Le brave homme ne fut pas moins surpris; sa femme et sa
+fille restaient la bouche ouverte, ne pouvant croire qu'une si belle
+visite fût pour eux.
+
+Hurel ne reconnaissait pas les enfants, qu'il avait à peine entrevues
+dans l'obscurité; il ne pensait plus à son aventure de la forêt:
+
+«Ces dames veulent-elles faire une commande de viande? demanda Hurel.
+J'en ai de bien fraîche, du mouton superbe, du boeuf, du....
+
+--Merci, mon brave Hurel, interrompit en souriant Mme de Rosbourg; ce
+n'est pas pour cela que nous venons, c'est pour acquitter une dette.
+
+HUREL.
+
+Une dette? Madame ne me doit rien; je ne me souviens pas d'avoir livré
+à madame ni mouton, ni boeuf, ni....
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Non pas de mouton ni de boeuf, mais deux petites filles que voici et
+que vous avez trouvées dans la forêt.
+
+HUREL, _riant_.
+
+Bah! ce sont là ces petites demoiselles que j'ai cueillies sur un arbre?
+Pauvres petites! elles étaient dans un état à faire pitié. Eh! mes
+mignonnes! vous n'avez plus envie d'arpenter la forêt, pas vrai?
+
+MARGUERITE.
+
+Non, non. Sans vous, mon cher monsieur Hurel, nous serions certainement
+mortes de fatigue, de terreur et de faim; aussi maman, Mme de Fleurville
+et nous, nous venons toutes vous remercier.»
+
+Marguerite, en achevant ces mots, s'approcha de Hurel et se dressa sur
+la pointe des pieds pour l'embrasser. Le brave homme l'enleva de terre,
+lui donna un gros baiser sur chaque joue, et dit:
+
+«C'eût été bien dommage de laisser périr une gentille et bonne
+demoiselle comme vous. Et comme ça, vous aviez donc bien peur?
+
+MARGUERITE.
+
+Oh oui! bien peur, bien peur. On entendait marcher, craquer, souffler.
+
+HUREL, _riant_.
+
+Ah bah! Tout cela est terrible pour de belles petites demoiselles comme
+vous; mais pour des gens comme nous on n'y fait seulement pas attention.
+Mais... asseyez-vous donc, mesdames; Victorine, donne des chaises,
+apporte du cidre, du bon!»
+
+Victorine était une jolie fille de dix-huit ans, fraîche, aux yeux
+noirs. Elle avança des chaises; tout le monde s'assit; on causa, on but
+du cidre à la santé d'Hurel et de sa famille. Au bout d'une demi-heure,
+Mme de Rosbourg demanda l'heure. Hurel regarda à son coucou.
+
+«Il n'est pas loin de quatre heures! dit-il; mais le coucou est dérangé,
+il ne marque pas l'heure juste.»
+
+Mme de Rosbourg tira de sa poche une boîte, qu'elle donna à Hurel.
+
+«Je vois, mon bon Hurel, dit-elle, que vous n'avez de montre ni sur vous
+ni dans la maison; en voilà une que vous voudrez bien accepter en
+souvenir des petites filles de la forêt.
+
+--Merci bien, madame, répondit Hurel: vous êtes en vérité trop bonne; ça
+ne méritait pas....»
+
+Il venait d'ouvrir la boîte, et il s'arrêta muet de surprise et de
+bonheur à la vue d'une belle montre en or avec une longue et lourde
+chaîne également en or.
+
+HUREL, _avec émotion_.
+
+Ma bonne chère dame, c'est trop beau; vrai, je n'oserai jamais porter
+une si belle chaîne et une si belle montre.
+
+[Illustration: Il s'arrêta muet de bonheur à la vue d'une belle montre.]
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Portez-les pour l'amour de nous; et songez que c'est encore moi qui vous
+serai redevable; car vous m'avez rendu un trésor en me ramenant mon
+enfant, et ce n'est qu'un bijou que je vous donne.»
+
+Se tournant ensuite vers Mme Hurel et sa fille:
+
+«Vous voudrez bien aussi accepter un petit souvenir.»
+
+Et elle leur donna à chacune une boîte, qu'elles s'empressèrent
+d'ouvrir; à la vue de belles boucles d'oreilles et d'une broche en or et
+en émail, elles devinrent rouges de plaisir. Toute la famille fit à Mme
+de Rosbourg les plus vifs remerciements. Ces dames et les enfants
+remontèrent en voiture, entourées d'une foule de personnes qui enviaient
+le bonheur des Hurel et qui bénissaient l'aimable bonté de Mme de
+Rosbourg.
+
+
+
+
+XXV
+
+UN ÉVÉNEMENT TRAGIQUE
+
+
+Quelque temps se passa depuis cette visite à Hurel; il était venu de
+temps en temps au château, quand ses occupations le lui permettaient.
+Un jour qu'on l'attendait dans l'après-midi, Élisa proposa aux enfants
+d'aller chercher des noisettes le long des haies pour en envoyer un
+panier à Victorine Hurel; elles acceptèrent avec empressement, et,
+emportant chacune un panier, elles coururent du côté d'une haie de
+noisetiers. Pendant qu'Élisa travaillait, elles remplirent leurs
+paniers, puis elles se réunirent pour voir laquelle en avait le plus.
+
+«C'est moi....--C'est moi....--Non, c'est moi.... Je crois que c'est
+moi», disaient-elles toutes quatre.
+
+MARGUERITE.
+
+Regardez donc si ce n'est pas mon panier qui est le plus plein! Voyez
+quelle différence avec les autres!
+
+CAMILLE ET MADELEINE.
+
+C'est vrai!
+
+SOPHIE.
+
+Bah! j'en ai tout autant, moi!
+
+MARGUERITE.
+
+Pas du tout; j'en ai un tiers de plus.
+
+SOPHIE, _avec humeur_.
+
+Laisse donc! quelle sottise! Tu veux toujours avoir fait mieux que tout
+le monde!
+
+MARGUERITE.
+
+Ce n'est pas pour faire mieux que les autres; c'est parce que c'est la
+vérité. Et toi, tu te fâches parce que tu es jalouse.
+
+SOPHIE.
+
+Ah! ah! ah! Jalouse de tes méchantes noisettes!
+
+MARGUERITE.
+
+Oui, oui, jalouse; et tu voudrais bien que je te donnasse mes méchantes
+noisettes.
+
+SOPHIE.
+
+Tiens, voilà le cas que je fais de ta belle récolte.»
+
+En disant ces mots, et avant qu'Élisa et les petites eussent eu le temps
+de l'en empêcher, elle donna un coup de poing sous le panier de
+Marguerite, et toutes les noisettes tombèrent par terre.
+
+MARGUERITE, _poussant un cri_.
+
+Mes noisettes, mes pauvres noisettes!»
+
+Camille et Madeleine jetèrent à Sophie un regard de reproche et
+s'empressèrent d'aider Marguerite à ramasser ses noisettes.
+
+CAMILLE.
+
+Tiens, ma petite Marguerite; pour te consoler, prends les miennes.
+
+MADELEINE.
+
+Et les miennes aussi; les trois paniers seront pour toi.»
+
+Marguerite, qui avait les yeux un peu humides, les essuya et embrassa
+tendrement ses bonnes petites amies. Sophie était honteuse et cherchait
+un moyen de réparer sa faute.
+
+«Prends aussi les miennes, dit-elle en présentant son panier et sans
+oser lever les yeux sur Marguerite.
+
+--Merci, mademoiselle; j'en ai assez sans les vôtres.
+
+--Marguerite, dit Madeleine, tu n'es pas gentille! Sophie, en t'offrant
+ses noisettes, reconnaît qu'elle a eu tort; il ne faut pas que tu
+continues à être fâchée.»
+
+Marguerite regarda Sophie un peu en dessous, ne sachant trop ce qu'elle
+devait faire: l'air malheureux de Sophie l'attendrissait un peu, mais
+elle n'avait pas encore surmonté sa rancune.
+
+Camille et Madeleine les regardaient alternativement.
+
+CAMILLE.
+
+Voyons, Sophie, voyons, Marguerite, embrassez-vous. Tu vois bien, toi,
+Sophie, que Marguerite n'est plus fâchée; et toi, Marguerite, tu vois
+que Sophie est triste d'avoir eu de l'humeur.
+
+SOPHIE.
+
+Chère Camille, je vois que je resterai toujours méchante; jamais je ne
+serai bonne comme vous. Vois comme je m'emporte facilement, comme j'ai
+été brutale envers la pauvre Marguerite!
+
+MARGUERITE.
+
+N'y pense plus, ma pauvre Sophie; embrasse-moi et soyons bonnes amies,
+comme nous le sommes toujours.
+
+Quand Marguerite et Sophie se furent embrassées et réconciliées, ce
+qu'elles firent de très bon coeur, Camille dit à Sophie:
+
+«Ma petite Sophie, ne te décourage pas; on ne se corrige pas si vite de
+ses défauts. Tu es devenue bien meilleure que tu ne l'étais en arrivant
+chez nous, et chaque mois il y a une différence avec le mois précédent.
+
+SOPHIE.
+
+Je te remercie, chère Camille, de me donner du courage, mais, dans
+toutes les occasions où je me compare à toi et à Madeleine, je vous
+trouve tellement meilleures que moi....
+
+MADELEINE, _l'embrassant_.
+
+Tais-toi, tais-toi, ma pauvre Sophie; tu es trop modeste, n'est-ce pas,
+Marguerite?
+
+MARGUERITE.
+
+Non, je trouve que Sophie a raison; elle et moi, nous sommes bien loin
+de vous valoir.
+
+CAMILLE.
+
+Ah! ah! ah! quelle modestie! Bravo, ma petite Marguerite; tu es plus
+humble que moi, donc tu vaux mieux que moi.
+
+MARGUERITE, _très sérieusement_.
+
+Camille, aurais-tu fait la sottise que nous avons commise l'autre jour
+en allant dans la forêt?
+
+CAMILLE, _embarrassée_.
+
+Mais... je ne sais,... peut-être... aurais-je....
+
+MARGUERITE, _avec vivacité_.
+
+Non, non, tu ne l'aurais pas faite. Et te serais-tu querellée avec
+Sophie comme je l'ai fait le jour de la fameuse scène des cerises?
+
+CAMILLE, _embarrassée_.
+
+Mais... il y a un an de cela,... à présent... tu....
+
+MARGUERITE, _avec vivacité_.
+
+Il y a un an, il y a un an! C'est égal, tu ne l'aurais pas fait. Et tout
+à l'heure aurais-tu renversé mon panier comme a fait Sophie? aurais-tu
+boudé comme je l'ai fait?... Tu ne réponds pas! tu vois bien que tu es
+obligée de convenir que toi et Madeleine vous êtes meilleures que nous.
+
+CAMILLE, _l'embrassant_.
+
+Nous sommes plus âgées que vous, et par conséquent plus raisonnables;
+voilà tout. Pense donc que je me prépare à faire ma première communion
+l'année prochaine.
+
+SOPHIE.
+
+Et moi, mon Dieu, quand serai-je digne de la faire?
+
+CAMILLE.
+
+Quand tu auras mon âge, chère Sophie; ne te décourage pas; chaque
+journée te rend meilleure.
+
+SOPHIE.
+
+Parce que je la passe près de vous.
+
+MADELEINE.
+
+J'entends une voiture: c'est maman et Mme de Fleurville qui rentrent de
+leur promenade; allons leur demander si elles n'ont pas rencontré Hurel.
+Élisa, Élisa, Élisa, nous rentrons.»
+
+Élisa se leva et suivit les enfants, qui coururent à la maison; elles
+arrivèrent au moment où les mamans descendaient de voiture.
+
+MARGUERITE.
+
+Eh bien, maman, avez-vous rencontré Hurel? Va-t-il venir bientôt? Nous
+avons cueilli un grand panier de noisettes que nous lui donnerons pour
+Victorine.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Nous ne l'avons pas rencontré, chère petite, mais il ne peut tarder: il
+vient en général de bonne heure.»
+
+Les mamans rentrèrent pour ôter leurs chapeaux; les petites attendaient
+toujours. Sophie et Marguerite s'impatientaient; Camille et Madeleine
+travaillaient.
+
+«C'est trop fort, dit Sophie en tapant du pied; voilà deux heures que
+nous attendons, et il ne vient pas. Il ne se gêne pas, vraiment! Nous
+devrions ne pas lui donner de noisettes.
+
+MARGUERITE.
+
+Oh! Sophie! Pauvre Hurel! Il est très ennuyeux de nous faire attendre si
+longtemps, c'est vrai: mais ce n'est peut-être pas sa faute.
+
+SOPHIE.
+
+Pas sa faute, pas sa faute! Pourquoi fait-il dire qu'il viendra à midi,
+qu'il nous apportera des écrevisses? et voilà qu'il est deux heures! Un
+homme comme lui ne devrait pas se permettre de faire attendre des
+demoiselles comme nous.
+
+MARGUERITE, _vivement_.
+
+_Des demoiselles comme nous_ ont été bien heureuses de rencontrer dans
+la forêt _un homme comme lui_, mademoiselle; c'est très ingrat ce que tu
+dis là.
+
+MADELEINE.
+
+Marguerite, Marguerite, voilà que tu t'emportes encore! Ne peux-tu pas
+raisonner avec Sophie sans lui dire des choses désagréables?
+
+MARGUERITE.
+
+Mais, enfin, pourquoi Sophie attaque-t-elle ce pauvre Hurel?
+
+SOPHIE, _piquée_.
+
+Je ne l'ai pas attaqué, mademoiselle; je suis seulement ennuyée
+d'attendre, et je m'en vais chez moi apprendre mes leçons. J'aime encore
+mieux travailler que de perdre mon temps à attendre cet Hurel.
+
+MARGUERITE.
+
+Entends-tu, entends-tu, Madeleine, comme elle parle de cet excellent
+Hurel? Si j'étais à sa place, je ne donnerais pas les écrevisses qu'il
+nous a promises, et.... Mais... le voilà; voici son cheval qui arrive.»
+
+En effet, le cheval d'Hurel s'arrêtait devant le perron; il était
+ruisselant d'eau et paraissait fatigué.
+
+CAMILLE.
+
+Où est donc Hurel? Comment son cheval vient-il tout seul?
+
+MADELEINE.
+
+Hurel est sans doute descendu pour ouvrir et refermer la barrière, et le
+cheval aura continué tout seul.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais regarde comme il a l'air fatigué!
+
+CAMILLE.
+
+C'est qu'il a fait une longue course.
+
+SOPHIE.
+
+Mais pourquoi est-il si mouillé?
+
+MADELEINE.
+
+C'est qu'il aura traversé la rivière.»
+
+Les enfants attendirent quelques instants; ne voyant pas venir Hurel,
+elles appelèrent Élisa.
+
+«Élisa, dit Camille, veux-tu venir avec nous à la rencontre d'Hurel?
+Voici son cheval qui est arrivé, mais sans lui.»
+
+Élisa descendit, regarda le cheval.
+
+«C'est singulier, dit-elle, que le cheval soit venu sans le maître. Et
+dans quel état est ce pauvre animal! Venez, enfants, allons voir si nous
+rencontrerons Hurel.... Pourvu qu'il ne soit pas arrivé un malheur!» se
+dit-elle tout bas.
+
+Elles se mirent à marcher précipitamment, en prenant le chemin qu'avait
+dû suivre le cheval. A mesure qu'elles avançaient, l'inquiétude les
+gagnait; elles redoutaient un accident, une chute. En approchant de la
+grande route qui bordait la rivière, elles virent un attroupement assez
+considérable; Élisa, prévoyant un malheur, arrêta les enfants.
+
+«N'avancez pas, mes chères petites; laissez-moi aller voir la cause de
+ce rassemblement; je reviens dans une minute.»
+
+Les enfants restèrent sur la route, pendant qu'Élisa se dirigeait vers
+un groupe qui causait avec animation.
+
+«Messieurs, dit-elle en s'approchant, pouvez-vous me dire quelle est la
+cause du mouvement extraordinaire que j'aperçois là-bas, sur le bord de
+la rivière?
+
+UN OUVRIER.
+
+C'est un grand malheur qui vient d'arriver, madame! On a trouvé dans la
+rivière le corps d'un brave boucher nommé Hurel!...
+
+ÉLISA.
+
+Hurel!... pauvre Hurel! Nous l'attendions; il venait au château. Mais
+est-il réellement mort? N'y a-t-il aucun espoir de le sauver?
+
+[Illustration: «C'est un grand malheur qui vient d'arriver.»]
+
+L'OUVRIER.
+
+Hélas! non, madame: le médecin a essayé pendant deux heures de le
+ranimer, et il n'a pas fait un mouvement. Que faire maintenant? Comment
+apprendre ce malheur à sa femme? Il y a de quoi la tuer, la pauvre
+créature!
+
+ÉLISA.
+
+Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur! je ne sais quel conseil vous donner.
+Mais il faut que j'aille rejoindre mes petites, qui venaient au-devant
+de ce pauvre Hurel et que j'ai laissées sur le chemin.»
+
+Élisa retourna en courant près des enfants, qu'elle trouva où elle les
+avait laissées, malgré leur impatience d'apprendre quelque chose sur
+Hurel. Sa pâleur et son air triste les préparèrent à une mauvaise
+nouvelle. Toutes à la fois demandèrent ce qu'il y avait.
+
+«Pourquoi tout ce monde, Élisa? Sait-on ce qu'il est devenu?
+
+ÉLISA.
+
+Mes chères enfants, nous n'avons pas besoin d'aller plus loin pour avoir
+de ses nouvelles.... Pauvre homme, il lui est arrivé un accident, un
+terrible accident....
+
+MARGUERITE, _avec terreur_.
+
+Quoi? quel accident? est-il blessé?
+
+ÉLISA.
+
+Pis que cela, ma bonne Marguerite: le pauvre homme est tombé dans l'eau,
+et..., et....
+
+CAMILLE.
+
+Parle donc, Élisa; quoi! serait-il noyé?
+
+ÉLISA.
+
+Tout juste. On a retiré son corps de l'eau il y a deux heures....
+
+SOPHIE.
+
+Ainsi, pendant que je l'accusais si injustement, le malheureux homme
+était déjà mort!
+
+MARGUERITE.
+
+Tu vois bien, Sophie, que ce n'était pas sa faute. Pauvre Hurel! quel
+malheur!»
+
+Les enfants pleuraient. Élisa leur raconta le peu de détails qu'elle
+savait, et leur conseilla de revenir à la maison.
+
+ÉLISA.
+
+Nous informerons ces dames de ce malheureux événement; elles trouveront
+peut-être le moyen d'adoucir le chagrin de la pauvre femme Hurel. Nous
+autres, nous ne pouvons rien ni pour le mort, ni pour ceux qui restent.
+
+CAMILLE.
+
+Oh si! Élisa: nous pouvons prier le bon Dieu pour eux; lui demander
+d'admettre le pauvre Hurel dans le paradis et de donner à sa femme et à
+ses enfants la force de se résigner et de souffrir sans murmure.
+
+MARGUERITE.
+
+Bonne Camille, tu as toujours de nobles et pieuses pensées. Oui, nous
+prierons toutes pour eux.
+
+MADELEINE.
+
+Et nous demanderons à maman de faire dire des messes pour Hurel.»
+
+Tout en pleurant, elles arrivèrent au château et entrèrent au salon. Ni
+l'une ni l'autre ne pouvaient parler; leurs larmes coulaient malgré
+elles. Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, étonnées et peinées de ce
+chagrin, leur adressaient vainement une foule de questions. Enfin
+Madeleine parvint à se calmer et raconta ce qu'elles venaient de voir et
+d'entendre. Les mamans partagèrent le chagrin de leurs enfants, et,
+après avoir discuté sur ce qu'il y avait de mieux à faire, elles se
+mirent en route pour aller voir par elles-mêmes s'il n'y avait aucun
+espoir de rappeler Hurel à la vie.
+
+Elles revinrent peu de temps après, et se virent entourées par les
+petites, impatientes d'avoir quelques nouvelles consolantes.
+
+CAMILLE.
+
+Eh bien, chère maman, eh bien! y a-t-il quelque espoir?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Aucun, mes chères petites, aucun. Quand nous sommes arrivées, on venait
+de placer le corps froid et inanimé du pauvre Hurel sur une charrette
+pour le ramener chez lui; un de ses beaux-frères et une soeur de Mme
+Hurel sont partis en avant pour la préparer à cet affreux malheur;
+demain se fera l'enterrement; après-demain nous irons, Mme de Rosbourg
+et moi, offrir quelques consolations à la femme Hurel et voir si elle
+n'a pas besoin d'être aidée pour vivre.
+
+SOPHIE.
+
+Mais ne va-t-elle pas continuer la boucherie, comme faisait son mari?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Je ne le pense pas; pour être boucher, il faut courir le pays, aller au
+loin chercher des veaux, des moutons, des boeufs; et puis une femme ne
+peut pas tuer ces pauvres animaux; elle n'en a ni la force ni le
+courage.
+
+CAMILLE.
+
+Et son fils Théophile, ne peut-il remplacer son père?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Non, parce qu'il est garçon boucher à Paris, et qu'il est encore trop
+jeune pour diriger une boucherie.»
+
+Pendant le reste de la journée on ne parla que du pauvre Hurel et de sa
+famille; tout le monde était triste.
+
+Le surlendemain, ces dames montèrent en voiture pour aller à Aube
+visiter la malheureuse veuve. Elles restèrent longtemps absentes; les
+enfants guettaient leur retour avec anxiété, et au bruit de la voiture
+elles coururent sur le perron.
+
+MARGUERITE.
+
+Eh bien, chère maman, comment avez-vous trouvé les pauvres Hurel?
+Comment est Victorine?
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Pas bien, chères petites; la pauvre femme est dans un désespoir qui fait
+pitié et que je n'ai pu calmer; elle pleure jour et nuit et elle appelle
+son mari, qui est auprès du bon Dieu. Victorine est désolée, et
+Théophile n'est pas encore de retour; on lui a écrit de revenir.
+
+MADELEINE.
+
+Ont-ils de quoi vivre?
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Tout au plus; les gens qui doivent de l'argent à Hurel ne s'empressent
+pas de payer, et ceux auxquels il devait veulent être payés tout de
+suite, et menacent de faire vendre leur maison et leur petite terre.
+
+SOPHIE.
+
+Je crois que nous pourrions leur venir en aide en leur donnant l'argent
+que nous avons pour nos menus plaisirs. Nous avons chacune deux francs
+par semaine; en donnant un franc, cela ferait quatre par semaine et
+seize francs par mois; ce serait assez pour leur pain du mois.
+
+CAMILLE, _bas à Sophie_.
+
+Tu vois, Sophie: l'année dernière, tu n'aurais jamais eu cette bonne
+pensée.
+
+MADELEINE.
+
+Sophie a raison; c'est une excellente idée. Vous nous permettez,
+n'est-ce pas, maman, de faire cette petite pension à la mère Hurel?
+
+MADAME DE FLEURVILLE, _les embrassant_.
+
+Certainement, mes excellentes petites filles; vous êtes bonnes et
+charitables toutes les quatre. Sophie, tu n'auras bientôt rien à envier
+à tes amies.»
+
+Enchantées de la permission, les quatre amies coururent demander leurs
+bourses à Élisa, et remirent chacune un franc à Mme de Fleurville, qui
+les envoya à la mère Hurel en y ajoutant cent francs.
+
+Elles continuèrent à lui envoyer chaque semaine bien exactement leurs
+petites épargnes; elles y ajoutaient quelquefois un jupon, ou une
+camisole qu'elles avaient faite elles-mêmes, ou bien des fruits ou des
+gâteaux dont elles se privaient avec bonheur pour offrir un souvenir à
+la pauvre femme. Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville y joignaient des
+sommes plus considérables. Grâce à ces secours, ni la veuve ni la fille
+d'Hurel ne manquèrent du nécessaire. Quelque temps après, Victorine se
+maria avec un brave garçon, aubergiste à deux lieues d'Aube; et sa mère,
+vieillie par le chagrin et par la maladie, mourut en remerciant Dieu de
+la réunir à son cher Hurel.
+
+[Illustration: Quelques temps après, Victorine se maria avec un brave
+garçon.]
+
+
+
+
+XXVI
+
+LA PETITE VÉROLE
+
+
+Un jour, Camille se plaignait de mal de tête, de mal de coeur. Son
+visage pâle et altéré inquiéta Mme de Fleurville, qui la fit coucher; la
+fièvre, le mal de tête continuant, ainsi que le mal de coeur et les
+vomissements, on envoya chercher le médecin. Il ne vint que le soir,
+mais, quand il arriva, il trouva Camille plus calme; Élisa lui avait mis
+aux pieds des cataplasmes saupoudrés de camphre qui l'avaient beaucoup
+soulagée; elle buvait de l'eau de gomme fraîche. Le médecin complimenta
+Élisa sur les soins éclairés et affectueux qu'elle donnait à sa petite
+malade; il complimenta Camille sur sa bonne humeur et sa docilité, et
+dit à Mme de Fleurville de ne pas s'inquiéter et de continuer le même
+traitement. Le lendemain, Élisa aperçut des taches rouges sur le visage
+de Camille; les bras et le corps en avaient aussi; vers le soir chaque
+tache devint un bouton, et en même temps le mal de coeur et le mal de
+tête se dissipèrent. Le médecin déclara que c'était la petite vérole: on
+éloigna immédiatement les trois autres enfants. Élisa et Mme de
+Fleurville restèrent seules auprès de Camille. Mme de Fleurville
+voulait aussi renvoyer Élisa, de peur de la contagion; mais Élisa s'y
+refusa obstinément.
+
+ÉLISA.
+
+Jamais, madame, je n'abandonnerai ma pauvre enfant malade; quand même je
+devrais gagner la petite vérole, je ne manquerai pas à mon devoir.
+
+CAMILLE.
+
+Ma bonne Élisa, je sais combien tu m'aimes, mais, moi aussi, je t'aime,
+et je serais désolée de te voir malade à cause de moi.
+
+ÉLISA.
+
+Ta, ta, ta; restez tranquille, ne vous inquiétez de rien, ne parlez pas;
+si vous vous agitez, le mal de tête reviendra.»
+
+Camille sourit et remercia Élisa du regard; ses pauvres yeux bouffis
+étaient à moitié fermés; son visage était couvert de boutons. Quelques
+jours après, les boutons séchèrent, et Camille put quitter son lit; il
+ne lui restait que de la faiblesse.
+
+Pendant sa maladie, Madeleine, Marguerite et Sophie demandaient sans
+cesse de ses nouvelles: on leur défendit d'approcher de la chambre de
+Camille, mais elles pouvaient voir Élisa et lui parler; vingt fois par
+jour, quand elles entendaient sa voix dans la cuisine ou dans
+l'antichambre, elles accouraient pour s'informer de leur chère Camille;
+elles lui envoyaient des découpures, des dessins, de petits paniers en
+jonc, tout ce qu'elles pensaient pouvoir la distraire et l'amuser.
+Camille leur faisait dire mille tendresses; mais elle ne pouvait rien
+leur envoyer, car on lui défendait de travailler, de lire, de dessiner,
+de peur de fatiguer ses yeux.
+
+[Illustration: Le médecin ne vint que le soir. (Page 275.)]
+
+Il y avait huit jours qu'elle était levée; ses croûtes commençaient à
+tomber, lorsqu'elle fut frappée un matin de la pâleur d'Élisa.
+
+CAMILLE, _avec inquiétude_.
+
+Tu es malade, Élisa; tu es pâle comme si tu allais mourir. Ah! comme ta
+main est chaude! tu as la fièvre.
+
+ÉLISA.
+
+J'ai un affreux mal de tête depuis hier: je n'ai pas dormi de la nuit;
+voilà pourquoi je suis pâle: mais ce ne sera rien.
+
+CAMILLE.
+
+Couche-toi, ma chère Élisa, je t'en prie; tu peux à peine te soutenir;
+vois, tu chancelles.»
+
+Élisa s'affaissa sur un fauteuil; Camille courut appeler sa maman, qui
+la suivit immédiatement. Voyant l'état dans lequel était la pauvre
+Élisa, elle lui fit bassiner son lit et la fit coucher malgré sa
+résistance. Le médecin fut encore appelé; il trouva beaucoup de fièvre,
+du délire, et déclara que c'était probablement la petite vérole qui
+commençait. Il ordonna divers remèdes, qui n'amenèrent aucun
+soulagement; le lendemain il fit poser des sangsues aux chevilles de la
+malade, pour lui dégager la tête et faire sortir les boutons. Depuis
+qu'Élisa était dans son lit, Camille ne la quittait plus; elle lui
+donnait à boire, chauffait ses cataplasmes, lui mouillait la tête avec
+de l'eau fraîche. Il fallut toute son obéissance aux ordres de sa mère
+pour l'empêcher de passer la nuit auprès de sa chère Élisa.
+
+«C'est en me soignant qu'elle est devenue malade, répétait-elle en
+pleurant: il est juste que je la soigne à mon tour.»
+
+Élisa ne sentait pas la douceur de cette tendresse touchante: depuis la
+veille elle était sans connaissance; elle ne parlait pas, n'ouvrait même
+pas les yeux. On lui mit vingt sangsues aux pieds sans qu'elle eût l'air
+de les sentir; son sang coula abondamment et longtemps; enfin on
+l'arrêta, on lui enveloppa les pieds de coton. Le lendemain tout son
+corps se couvrit de plaques rouges: c'était la petite vérole qui
+sortait. En même temps elle éprouva un mieux sensible; ses yeux purent
+s'ouvrir et supporter la lumière; elle reconnut Camille qui la regardait
+avec anxiété, et lui sourit; Camille saisit sa main brûlante et la porta
+à ses lèvres.
+
+«Ne parle pas, ma pauvre Élisa, lui dit-elle, ne parle pas; maman et
+moi, nous sommes près de toi.»
+
+Élisa ne pouvait pas encore répondre; mais, en reprenant l'usage de ses
+sens, elle avait repris le sentiment des soins que lui avaient donnés
+Camille et Mme de Fleurville; sa reconnaissance s'exprimait par tous
+les moyens possibles.
+
+Pendant plusieurs jours encore Élisa fut en danger. Enfin arriva le
+moment où le médecin déclara qu'elle était sauvée; les boutons
+commençaient à sécher; ils étaient si abondants, que tout son visage et
+sa tête en étaient couverts.
+
+Quand elle fut mieux et qu'elle commença à prendre quelque nourriture,
+Camille, qui allait tout à fait bien, demanda à sa mère si elle ne
+pouvait pas sortir et voir sa soeur et ses amies.
+
+«Tu peux te promener, chère enfant, dit Mme de Fleurville, et causer
+avec Madeleine et tes amies, mais pas encore les embrasser ni les
+toucher.»
+
+Camille sauta hors de la chambre, courut dehors, et, entendant les voix
+de Madeleine, de Sophie et de Marguerite, qui causaient dans leur petit
+jardin, elle se dirigea vers elles en criant:
+
+«Madeleine, Marguerite, Sophie, je veux vous voir, vous parler; venez
+vite, mais ne me touchez pas!»
+
+Trois cris de joie répondirent à l'appel de Camille; elle vit accourir
+ses trois amies, se pressant, se poussant, à qui arriverait la première.
+
+«Arrêtez! cria Camille, s'arrêtant elle-même, maman m'a défendu de vous
+toucher. Je pourrais encore vous donner la petite vérole.
+
+MADELEINE.
+
+Je voudrais tant t'embrasser, Camille, ma chère Camille!
+
+MARGUERITE.
+
+Et moi donc! Ah bah! je t'embrasse tout de même.»
+
+En disant ces mots, elle s'élançait vers Camille, qui sauta vivement en
+arrière.
+
+«Imprudente! dit-elle. Si tu savais ce que c'est que la petite vérole,
+tu ne t'exposerais pas à la gagner.
+
+SOPHIE.
+
+Raconte-nous si tu t'es bien ennuyée, si tu as beaucoup souffert, si tu
+as eu peur.
+
+CAMILLE.
+
+Oh oui! mais pas quand j'étais très malade. Je souffrais trop de la tête
+et du mal de coeur pour m'ennuyer; mais la pauvre Élisa a souffert
+bien plus et plus longtemps que moi.
+
+MADELEINE.
+
+Et comment est-elle aujourd'hui? Quand pourrons-nous la revoir?
+
+CAMILLE.
+
+Elle va bien; elle a mangé du poulet à déjeuner, elle se lève, elle
+croit que vous pourrez la voir par la fenêtre demain.
+
+MADELEINE.
+
+Quel bonheur! et quand pourrons-nous t'embrasser, ainsi que maman?
+
+CAMILLE.
+
+Maman, qui n'a pas eu comme moi la petite vérole, pourra vous embrasser
+tout à l'heure; elle est allée changer ses vêtements, qui sont imprégnés
+de l'air de la chambre d'Élisa.»
+
+Les enfants continuèrent à causer et à se raconter les événements de
+leur vie simple et uniforme. Bientôt arriva Mme de Fleurville avec Mme
+de Rosbourg; les enfants se précipitèrent vers elle et l'embrassèrent
+bien des fois, pendant que Mme de Rosbourg embrassait Camille. Depuis
+trois semaines Mme de Fleurville n'avait vu les enfants que de loin et à
+la fenêtre. Le matin même, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plus
+aucun danger de gagner la petite vérole ni par elle ni par Camille; mais
+Élisa devait encore rester éloignée jusqu'à ce que ses croûtes fussent
+tombées.
+
+Le lendemain il y avait grande agitation parmi les enfants; Élisa devait
+se montrer à la fenêtre après déjeuner. Une heure d'avance, elles
+étaient comme des abeilles en révolution; elles allaient, venaient,
+regardaient à la pendule, regardaient à la fenêtre, préparaient des
+sièges; enfin elles se rangèrent toutes quatre sur des chaises, comme
+pour un spectacle, et attendirent les yeux levés. Tout à coup la fenêtre
+s'ouvrit et Élisa parut.
+
+«Élisa, Élisa, ma pauvre Élisa! s'écrièrent Camille et Madeleine, que
+les larmes empêchèrent de continuer.
+
+MARGUERITE.
+
+Bonjour, ma chère Élisa.
+
+SOPHIE.
+
+Bonjour, pauvre Élisa.
+
+ÉLISA.
+
+Bonjour, bonjour, mes enfants; voyez comme je suis devenue belle; quel
+masque sur mon visage!
+
+CAMILLE.
+
+Oh! tu seras toujours ma belle et ma bonne Élisa; crois-tu que j'oublie
+que c'est pour m'avoir soignée que tu es tombée malade?
+
+ÉLISA.
+
+Tu me l'as bien rendu aussi. Tu es une bonne, une excellente enfant;
+tant que je vivrai, je n'oublierai ni la tendresse touchante que tu m'as
+témoignée pendant ma maladie, ni la bonté de Mme de Fleurville.»
+
+Et la pauvre Élisa, attendrie, essuya ses yeux pleins de larmes; son
+attendrissement gagna les enfants, qui se mirent à pleurer aussi. Mme de
+Fleurville et Mme de Rosbourg arrivèrent pendant que tout le monde
+pleurait.
+
+«Qu'y a-t-il donc? demandèrent-elles un peu effrayées.
+
+--Rien, maman; c'est la pauvre Élisa qui est à sa fenêtre.»
+
+Ces dames levèrent les yeux, et, voyant pleurer Élisa, elles comprirent
+la scène de larmes joyeuses qui venait de se passer.
+
+[Illustration: Le matin, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plus
+aucun danger. (Page 283.)]
+
+«Il s'agit bien de pleurer, aujourd'hui! dit Mme de Rosbourg; laissons
+Élisa se reposer et se bien rétablir, et allons, en attendant, arranger
+une fête pour célébrer son rétablissement.
+
+--Une fête! une fête! s'écrièrent les enfants; oh! merci, chère madame!
+Ce sera charmant! Une fête pour Élisa.»
+
+Élisa était fatiguée; elle se retira dans le fond de sa chambre; les
+enfants suivirent Mme de Rosbourg et discutèrent les arrangements d'une
+fête en l'honneur d'Élisa. En passant au chapitre suivant, nous saurons
+ce qui aura été décidé.
+
+
+
+
+XXVII
+
+LA FÊTE
+
+
+Depuis quelques jours tout était en rumeur au château; on enfonçait des
+clous dans une orangerie attenante au salon; on assemblait et on
+brouettait des fleurs; on cuisait des pâtés, des gâteaux, des bonbons.
+Les enfants avaient avec Élisa un air mystérieux; elles l'empêchaient
+d'aller du côté de l'orangerie; elles la gardaient le plus possible avec
+elles, afin de ne pas la laisser causer dans la cuisine et à l'office.
+Élisa se doutait de quelque surprise; mais elle faisait l'ignorante pour
+ne pas diminuer le plaisir que se promettaient les enfants.
+
+Enfin le jeudi suivant, à trois heures, il y eut dans la maison un
+mouvement extraordinaire. Élisa s'apprêtait à s'habiller, lorsqu'elle
+vit entrer les enfants, qui portaient un énorme panier couvert et qui
+avaient leurs belles toilettes du dimanche.
+
+CAMILLE.
+
+Nous allons t'habiller, ma bonne Élisa; nous apportons tout ce qu'il
+faut pour ta toilette.
+
+ÉLISA.
+
+J'ai tout ce qu'il me faut; merci, mes enfants.
+
+MADELEINE.
+
+Mais tu n'as pas vu ce que nous t'apportons; tiens, tiens, regarde.»
+
+Et, en disant ces mots, Madeleine enleva la mousseline qui couvrait le
+panier. Élisa vit une belle robe en taffetas marron, un col et des
+manches en dentelle, un bonnet de dentelle garni de rubans et un
+mantelet de taffetas noir garni de volants pareils.
+
+ÉLISA.
+
+Ce n'est pas pour moi, tout cela; c'est trop beau! Je ne mettrai pas une
+si élégante toilette; je ressemblerais à Mme Fichini.
+
+MARGUERITE.
+
+Non, non, tu ne ressembleras jamais à la grosse Mme Fichini.
+
+CAMILLE.
+
+Il n'y a plus de Mme Fichini; c'est la comtesse Blagowski qu'il faut
+dire.
+
+MADELEINE.
+
+Bah! la comtesse Blagowski ou Mme Fichini, qu'importe! Habillons Élisa.»
+
+Avant qu'elle eût pu les empêcher, les quatre petites filles avaient
+dénoué le tablier et déboutonné la robe d'Élisa, qui se trouva en jupon
+en moins d'une minute.
+
+CAMILLE.
+
+Baisse-toi, que je te mette ton col.
+
+MADELEINE.
+
+Donne-moi ton bras, que je passe une manche.
+
+MARGUERITE.
+
+Etends l'autre bras, que je te passe l'autre manche.
+
+SOPHIE.
+
+Voici la robe: je la tiens toute prête; et le bonnet.»
+
+La robe fut passée, arrangée, boutonnée; les enfants menèrent Élisa
+devant une glace de leur maman: elle se trouva si belle, qu'elle ne
+pouvait se lasser de se regarder et de s'admirer. Elle remercia et
+embrassa tendrement les enfants, qui l'accompagnèrent chez Mmes de
+Fleurville et de Rosbourg, car Élisa voulait les remercier aussi.
+
+«A présent, mes enfants, dit-elle en se dirigeant vers sa chambre, je
+vais ôter toutes ces belles affaires; je les garderai pour la première
+occasion.
+
+CAMILLE.
+
+Mais non, Élisa; il faut que tu restes toute la journée habillée comme
+tu es.
+
+ÉLISA.
+
+Pour quoi faire?
+
+MADELEINE.
+
+Tu vas voir; viens avec moi.»
+
+Et, saisissant Élisa, les quatre enfants la conduisirent dans le salon,
+puis dans l'orangerie, qui était convertie en salle de spectacle et qui
+était pleine de monde. Les fermiers et les messieurs du voisinage
+étaient dans une galerie élevée, les domestiques et les gens du village
+occupaient le parterre. Les enfants entraînèrent Élisa toute confuse à
+des places réservées au milieu de la galerie; elles s'assirent autour
+d'elle; la toile se leva, et le spectacle commença.
+
+Le sujet de la pièce était l'histoire d'une bonne négresse qui, lors du
+massacre des blancs par les nègres à l'île Saint-Domingue, sauve les
+enfants de ses maîtres, les soustrait à mille dangers, et finit par
+s'embarquer avec eux sur un vaisseau qui retournait en France; elle
+dépose entre les mains du capitaine une cassette qu'elle a eu le bonheur
+de sauver, qui appartenait à ses maîtres massacrés, et qui contenait une
+somme considérable en bijoux et en or; elle déclare que cette somme
+appartient aux enfants.
+
+[Illustration: «Baisse-toi que je te mette ton col.» (Page 280.)]
+
+On applaudit avec fureur; les applaudissements redoublèrent lorsque de
+tous côtés on lança des bouquets à Élisa, qui ne savait comment
+remercier de tous ces témoignages d'intérêt.
+
+Après le spectacle on passa dans la salle à manger, où l'on trouva la
+table couverte de pâtés, de jambons, de gâteaux, de crèmes, de gelées.
+Tout le monde avait faim; on mangea énormément; pendant que les voisins
+et les personnes du château faisaient ce repas, on servait dehors, aux
+gens du village, des pâtés, des galantines, des galettes, du cidre et du
+café.
+
+Lorsque chacun fut rassasié, on rentra dans l'orangerie, d'où l'on avait
+enlevé tout ce qui pouvait gêner pour la danse; les chaises et les bancs
+étaient rangés contre le mur; les lustres et les lampes étaient allumés.
+Au moment où les enfants entrèrent, l'orchestre, composé de quatre
+musiciens, commença une contredanse; les petites et Élisa la dansèrent
+avec plusieurs dames et messieurs; les autres invités se mirent aussi en
+train, et, une demi-heure après, tout le monde dansait dans l'orangerie
+et devant la maison. Les enfants ne s'étaient jamais autant amusées;
+Élisa était enchantée et attendrie de cette fête donnée à son intention,
+et dont elle était la reine. On dansa jusqu'à onze heures du soir. Après
+avoir mangé encore quelques pâtés, du jambon, des gâteaux et des
+crèmes, chacun s'en alla, les uns à pied, les autres en carriole.
+
+Les enfants rentrèrent chez elles avec Élisa, après avoir bien embrassé
+et bien remercié leurs mamans.
+
+SOPHIE.
+
+Dieu! que j'ai chaud! ma chemise est trempée!
+
+MARGUERITE.
+
+Et moi donc! ma robe est toute mouillée de sueur.
+
+MADELEINE.
+
+Ah! que j'ai mal aux pieds!
+
+CAMILLE.
+
+Je n'en puis plus! A la dernière contredanse, mes jambes ne pouvaient
+plus remuer.
+
+MARGUERITE.
+
+As-tu vu ce gros petit bonhomme, au ventre rebondi, qui a été roulé dans
+un galop?
+
+CAMILLE.
+
+Oui, il était bien drôle; il sautait, il galopait tout comme s'il
+n'avait pas eu un gros ventre à traîner.
+
+SOPHIE.
+
+Et ce grand maigre qui sautait si haut qu'il a accroché le lustre!
+
+MADELEINE.
+
+Il a manqué de prendre feu, ce pauvre maigre; c'est qu'il aurait brûlé
+comme une allumette.
+
+[Illustration: L'orchestre était composé de quatre musiciens. (Page
+293.)]
+
+SOPHIE.
+
+As-tu remarqué cette petite fille prétentieuse qui faisait des mines et
+qui était si ridiculement mise?
+
+MADELEINE.
+
+Non, je ne l'ai pas vue. Comment était-elle habillée?
+
+SOPHIE.
+
+Elle avait une robe grise avec de grosses fleurs rouges.
+
+MADELEINE.
+
+Ah oui! je sais ce que tu veux dire; c'est une pauvre ouvrière très
+timide et qui n'est pas du tout prétentieuse.
+
+SOPHIE.
+
+Par exemple! si celle-là ne l'est pas, je ne sais qui le sera. Et cette
+autre, qui avait une robe de mousseline blanche chiffonnée, avec des
+noeuds d'un bleu passé qui traînaient jusqu'à terre, trouves-tu aussi
+qu'elle n'était pas affectée?
+
+CAMILLE.
+
+Voyons, ne disons pas de mal de tous ces pauvres gens, qui se sont
+habillés chacun comme il l'a pu, qui se sont amusés et qui ont contribué
+à nous amuser.
+
+SOPHIE, _avec aigreur_.
+
+Mon Dieu, comme tu es sévère! Est-ce qu'il est défendu de rire un peu
+des gens ridicules?
+
+CAMILLE.
+
+Non, mais pourquoi trouver ridicules des gens qui ne le sont pas.
+
+SOPHIE.
+
+Si tu les trouves bien, ce n'est pas une raison pour que je sois obligée
+de dire comme toi.
+
+MADELEINE.
+
+Sophie, Sophie, tu vas te fâcher tout à fait, si tu continues sur ce
+ton.
+
+SOPHIE.
+
+Il n'est pas question de se fâcher! je dis seulement que je trouve
+Camille on ne peut plus ennuyeuse avec sa perpétuelle bonté. Jamais elle
+ne rit de personne; jamais elle ne voit les bêtises et les sottises des
+autres.
+
+MARGUERITE, _avec vivacité_.
+
+C'est bien heureux pour toi!
+
+SOPHIE, _sèchement_.
+
+Que veux-tu dire par là?
+
+MARGUERITE.
+
+Je veux dire, mademoiselle, que si Camille voyait les sottises des
+autres et si elle en riait, elle verrait souvent les vôtres, et que nous
+ririons toutes à vos dépens.
+
+SOPHIE, _en colère_.
+
+Je m'embarrasse peu de ce que tu dis, tu es trop bête.
+
+ÉLISA, _qui entre_.
+
+Eh bien! eh bien! qu'est-ce que j'entends? On se querelle par ici?
+
+SOPHIE.
+
+C'est Marguerite qui me dit des sottises.
+
+ÉLISA.
+
+Il me semble que, lorsque je suis entrée, c'était vous qui en disiez à
+Marguerite.
+
+SOPHIE, _embarrassée_.
+
+C'est-à-dire.... Je répondais seulement,... mais c'est elle qui a
+commencé.
+
+MARGUERITE.
+
+C'est vrai, Élisa; je lui ai dit qu'elle disait des sottises; j'avais
+raison, puisqu'elle a dit que Camille était ennuyeuse.
+
+ÉLISA.
+
+Mes enfants, mes enfants, est-ce ainsi que vous finissez une si heureuse
+journée, en vous querellant, en vous injuriant?»
+
+Sophie et Marguerite rougirent et baissèrent la tête; elles se
+regardèrent et dirent ensemble:
+
+«Pardon! Sophie.
+
+--Pardon! Marguerite.»
+
+Puis elles s'embrassèrent. Sophie demanda pardon aussi à Camille, qui
+était trop bonne pour lui en vouloir. Elles achevèrent toutes de se
+déshabiller, et se couchèrent après avoir dit leur prière avec Élisa.
+Élisa les remercia encore tendrement de toute leur affection et de la
+journée qui venait de s'écouler.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+LA PARTIE D'ANE
+
+
+MARGUERITE.
+
+Maman, pourquoi ne montons-nous jamais à âne? c'est si amusant!
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+J'avoue que je n'y ai pas pensé.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Ni moi non plus; mais il est facile de réparer cet oubli; on peut avoir
+les deux ânes de la ferme, ceux du moulin et de la papeterie, ce qui en
+fera six.
+
+CAMILLE.
+
+Et où irons-nous, maman, avec nos six ânes?
+
+SOPHIE.
+
+Nous pourrions aller au moulin.
+
+MARGUERITE.
+
+Non, Jeannette est trop méchante; depuis qu'elle m'a volé ma poupée, je
+n'aime pas à la voir; elle me fait des yeux si méchants que j'en ai
+peur.
+
+MADELEINE.
+
+Allons à la maison blanche, voir Lucie.
+
+SOPHIE.
+
+Ce n'est pas assez loin! nous y allons sans cesse à pied.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+J'ai une idée que je crois bonne; je parie que vous en serez toutes très
+contentes.
+
+CAMILLE.
+
+Quelle idée, maman? dites-la, je vous en prie.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+C'est d'avoir un septième âne....
+
+MARGUERITE.
+
+Mais ce ne sera pas amusant du tout d'avoir un âne sans personne dessus.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Attends donc; que tu es impatiente! Le septième âne porterait les
+provisions, et..., et vous ne devinez pas?
+
+MADELEINE.
+
+Des provisions? pour qui donc, maman?
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Pour nous, pour que nous les mangions!
+
+MARGUERITE.
+
+Mais pourquoi ne pas les manger à table, au lieu de les manger sur le
+dos de l'âne?»
+
+Tout le monde partit d'un éclat de rire: l'idée de faire du dos de l'âne
+une table à manger leur parut si plaisante, qu'elles en rirent toutes,
+Marguerite comme les autres.
+
+«Ce n'est pas sur le dos de l'âne que nous mangerons, dit Mme de
+Fleurville, mais l'âne transportera notre déjeuner dans la forêt de
+Moulins; nous étalerons notre déjeuner sur l'herbe dans une jolie
+clairière, et nous mangerons en plein bois.
+
+--Charmant, charmant! crièrent les quatre petites en battant des mains
+et en sautant. Oh! la bonne idée! embrassons bien maman pour la
+remercier de sa bonne invention.
+
+--Je suis enchantée d'avoir si bien trouvé, répondit Mme de Fleurville
+en se dégageant des bras des enfants qui la caressaient à l'envi l'une
+de l'autre. Maintenant je vais commander un déjeuner froid pour demain
+et m'assurer de nos sept ânes.»
+
+Les petites coururent chez Élisa pour lui faire part de leur joie et
+pour lui demander de venir avec elles.
+
+ÉLISA, _en les embrassant_.
+
+Mes chères petites, je vous remercie de penser à moi et de m'inviter à
+vous accompagner; mais j'ai autre chose à faire que de m'amuser. A moins
+que vos mamans n'aient besoin de moi, j'aime mieux rester à la maison et
+faire mon ouvrage.
+
+MADELEINE.
+
+Quel ouvrage? tu n'as rien de pressé à faire!
+
+ÉLISA.
+
+J'ai à finir vos robes de popeline bleue; j'ai à faire des manches, des
+cols, des jupons, des chemises, des mou....
+
+MARGUERITE.
+
+Assez, assez, grand Dieu! comme en voilà! Et c'est toi qui feras tout
+cela?
+
+ÉLISA.
+
+Et qui donc? sera-ce vous, par hasard.
+
+CAMILLE.
+
+Eh bien, oui; nous t'aiderons toutes pendant deux jours.
+
+ÉLISA, _riant_.
+
+Merci bien, mes chéries! J'aurais là de fameuses ouvrières, qui me
+gâcheraient mon ouvrage au lieu de l'avancer! Du tout, du tout, à chacun
+son affaire. Amusez-vous; courez, sautez, mangez sur l'herbe; mon devoir
+à moi est de travailler: d'ailleurs, je suis trop vieille pour gambader
+et courir les forêts.
+
+SOPHIE.
+
+Vous dansiez pourtant joliment le jour du bal.
+
+ÉLISA.
+
+Oh! cela, c'est autre chose: c'est pour entretenir les jambes. Mais sans
+plaisanterie, mes chères enfants, ne me forcez pas à être de la partie
+de demain, j'en serais contrariée. Une bonne est une bonne, et n'est pas
+une dame qui vit de ses rentes; j'ai mon ouvrage et je dois le faire.
+
+L'air sérieux d'Élisa mit un terme à l'insistance des enfants; elles
+l'embrassèrent et la quittèrent pour aller raconter à leurs mamans le
+refus d'Élisa.
+
+«Élisa, dit Mme de Fleurville, fait preuve de tact, de jugement et de
+coeur, chères petites, en refusant de nous accompagner demain; c'est
+la délicatesse qu'elle met dans toutes ses actions qui la rend si
+supérieure aux autres bonnes que vous connaissez. C'est vrai qu'elle a
+beaucoup d'ouvrage; et, si elle perdait à s'amuser le peu de temps qui
+lui reste après avoir fait son service près de vous, vous seriez les
+premières à en souffrir.»
+
+Les enfants n'insistèrent plus et reportèrent leurs pensées sur la
+journée du lendemain.
+
+«Dieu! que la matinée est longue! dit Sophie après deux heures de
+bâillements et de plaintes.
+
+--Nous allons dîner dans une demi-heure, répondit Madeleine.
+
+SOPHIE.
+
+Et toute la soirée encore à passer! Quand donc arrivera demain?
+
+MARGUERITE, _avec ironie_.
+
+Quand aujourd'hui sera fini.
+
+SOPHIE, _piquée_.
+
+Je sais très bien qu'aujourd'hui ne sera pas demain, que demain n'est
+pas aujourd'hui, que..., que....
+
+MARGUERITE, _riant_.
+
+Que demain est demain, et que M. la Palisse n'est pas mort.
+
+SOPHIE.
+
+C'est bête, ce que tu dis! Tu crois avoir plus d'esprit que les
+autres....
+
+MARGUERITE, _vivement_.
+
+Et je n'en ai pas plus que toi. C'est cela que tu voulais dire?
+
+SOPHIE, _en colère_.
+
+Non, mademoiselle, ce n'est pas cela que je voulais dire: mais, en
+vérité, vous me faites toujours parler si sottement....
+
+MARGUERITE.
+
+C'est parce que je te laisse dire.
+
+CAMILLE, _d'un air de reproche_.
+
+Marguerite, Marguerite!
+
+MARGUERITE, _l'embrassant_.
+
+Chère Camille, pardon, j'ai tort; mais Sophie est quelquefois... si...,
+si..., je ne sais comment dire.
+
+SOPHIE, _en colère_.
+
+Voyons, dis tout de suite _si bête_! Ne te gêne pas, je te prie.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais non, Sophie, je ne veux pas dire _bête_; tu ne l'es pas, mais... un
+peu... impatientante.
+
+SOPHIE.
+
+Et qu'ai-je donc fait ou dit de si impatient?
+
+MARGUERITE.
+
+Depuis deux heures tu bâilles, tu te roules, tu t'ennuies, tu regardes
+l'heure, tu répètes sans cesse que la journée ne finira jamais....
+
+SOPHIE.
+
+Eh bien, où est le mal? je dis tout haut ce que vous pensez tout bas.
+
+MARGUERITE.
+
+Mais du tout; nous ne le pensons pas du tout! N'est-ce pas, Camille?
+n'est-ce pas, Madeleine?
+
+CAMILLE, _un peu embarrassée_.
+
+Nous qui sommes plus âgées, nous savons mieux attendre.
+
+MARGUERITE, _vivement_.
+
+Et moi qui suis plus jeune, est-ce que je n'attends pas?
+
+SOPHIE, _avec une révérence moqueuse_.
+
+Oh! toi, nous savons que tu es une perfection, que tu as plus d'esprit
+que tout le monde, que tu es meilleure que tout le monde!
+
+MARGUERITE, _lui rendant sa révérence_.
+
+Et que je ne te ressemble pas, alors.»
+
+Mme de Rosbourg avait entendu toute la conversation du bout du salon, où
+elle était occupée à peindre; elle ne s'en était pas mêlée, parce
+qu'elle voulait les habituer à reconnaître d'elles-mêmes leurs torts;
+mais, au point où en était venue l'irritation des deux _amies_, elle
+jugea nécessaire d'intervenir.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Marguerite, tu prends la mauvaise habitude de te moquer, de lancer des
+paroles piquantes, qui blessent et irritent. Parce que Sophie a su
+moins bien que toi réprimer son impatience, tu lui as dit plusieurs
+choses blessantes qui l'ont mise en colère: c'est mal, et j'en suis
+peinée; je croyais à ma petite Marguerite un meilleur coeur et plus de
+générosité.
+
+MARGUERITE, _courant se jeter dans ses bras_.
+
+Ma chère, ma bonne maman, pardonnez à votre petite Marguerite; ne soyez
+pas chagrine; je sens la justesse de vos reproches, et j'espère ne plus
+les mériter à l'avenir. (_Allant à Sophie._) Pardonne-moi, Sophie; sois
+sûre que je ne recommencerai plus, et, si jamais il m'échappe une parole
+méchante ou moqueuse, rappelle-moi que je fais de la peine à maman:
+cette pensée m'arrêtera certainement.»
+
+Sophie, apaisée par les reproches adressés à Marguerite et par la
+soumission de celle-ci, l'embrassa de tout son coeur. Le dîner fut
+annoncé, et on lui fit honneur; la soirée se passa gaiement; Sophie
+contint son impatience et se mêla avec entrain aux projets formés pour
+le lendemain. La nuit ne lui parut pas longue, puisqu'elle dormit tout
+d'un somme jusqu'à huit heures, moment où sa bonne vint l'éveiller.
+Quand sa toilette fut faite, elle courut à la fenêtre et vit avec
+bonheur sept ânes sellés et rangés devant la maison. Elle descendit
+précipitamment et les examina tous.
+
+«Celui-ci est trop petit, dit-elle; celui-là est trop laid avec ses
+poils hérissés. Ce grand gris a l'air paresseux; ce noir me paraît
+méchant; ces deux roux sont trop maigres; ce gris clair est le meilleur
+et le plus beau: c'est celui que je garde pour moi. Pour que les autres
+ne le prennent pas, je vais attacher mon chapeau et mon châle à la
+selle. Elles voudront toutes l'avoir, mais je ne le céderai pas.»
+
+Pendant que, songeant uniquement à elle, elle choisissait ainsi cet âne
+qu'elle croyait préférable aux autres, Nicaise et son fils, qui devaient
+accompagner la cavalcade, plaçaient les provisions dans deux grands
+paniers, qu'on attacha sur le bât de l'âne noir.
+
+Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants arrivèrent: il était
+neuf heures; on avait bien déjeuné, tout était prêt; on pouvait partir.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Choisissez vos ânes, mes enfants. Commençons par les plus jeunes.
+Marguerite, lequel veux-tu?
+
+MARGUERITE.
+
+Cela m'est égal, chère madame; celui que vous voudrez, ils sont tous
+bons.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Eh bien, puisque tu me laisses le choix, Marguerite, je te conseille de
+prendre un des deux petits ânes; l'autre sera pour Sophie. Ils sont
+excellents.
+
+SOPHIE, _avec empressement_.
+
+J'en ai déjà pris un, madame: le gris clair; j'ai attaché sur la selle
+mon chapeau et mon châle.
+
+MADAME DE FLEURVILLE.
+
+Comme tu t'es pressée de choisir celui que tu crois être le meilleur,
+Sophie! Ce n'est pas très aimable pour tes amies, ni très poli pour Mme
+de Rosbourg et pour moi. Mais, puisque tu as fait ton choix, tu garderas
+ton âne, et peut-être t'en repentiras-tu.»
+
+Sophie était confuse; elle sentait qu'elle avait mérité le reproche de
+Mme de Fleurville, et elle aurait donné beaucoup pour n'avoir pas montré
+l'égoïsme dont elle ne s'était pas encore corrigée. Camille et Madeleine
+ne dirent rien et montèrent sur les ânes qu'on leur désigna; Marguerite
+jeta un regard souriant à Sophie, réprima une petite malice qui allait
+sortir de ses lèvres, et sauta sur son petit âne.
+
+Toute la cavalcade se mit en marche: Mmes de Fleurville et de Rosbourg
+en tête, Camille, Madeleine, Marguerite et Sophie les suivant, Nicaise
+et son fils fermant la marche avec l'âne aux provisions.
+
+On commença par aller au pas, puis on donna quelques petits coups de
+fouet, qui firent prendre le trot aux ânes; tous trottaient, excepté
+celui de Sophie, qui ne voulut jamais quitter son camarade aux
+provisions. Elle entendait rire ses amies; elle les voyait s'éloigner au
+trot et au galop de leurs ânes, et, malgré tous ses efforts et ceux de
+Nicaise, son âne s'obstina à marcher au pas, sur le même rang que son
+ami. Bientôt les cinq autres ânes disparurent à ses yeux; elle restait
+seule, pleurant de colère et de chagrin; le fils de Nicaise, touché de
+ses larmes, lui offrit des consolations qui la dépitèrent bien plus
+encore.
+
+«Faut pas pleurer pour si peu, mam'selle; de plus grands que vous s'y
+trompent bien aussi. Votre _bourri_ vous semblait meilleur que les
+autres: c'est pas étonnant que vous n'y connaissiez rien, puisque vous
+ne vous êtes pas occupée de bourris dans votre vie. C'est qu'il a l'air,
+à le voir comme ça, d'un fameux bourri; moi qui le connais à l'user, je
+vous aurais dit que c'est un fainéant et un entêté. C'est qu'il n'en
+fait qu'à sa tête! Mais faut pas vous chagriner; au retour, vous le
+passerez à mam'selle Camille, qui est si bonne qu'elle le prendra tout
+de même, et elle vous donnera le sien, qui est parfaitement bon.»
+
+Sophie ne répondait rien; mais elle rougissait de s'être attiré par son
+égoïsme de pareilles consolations. Elle fit toute la route au pas; quand
+elle arriva à la halte désignée, elle vit tous les ânes attachés à des
+arbres; ses amies n'y étaient plus; elles avaient voulu l'attendre, mais
+Mme de Fleurville, qui désirait donner une leçon à Sophie, ne le permit
+pas: elle les emmena avec Mme de Rosbourg dans la forêt. Elles y firent
+une charmante promenade et une grande provision de fraises et de
+noisettes; elles cueillirent des bouquets de fleurs des bois, et,
+lorsqu'elles revinrent à la halte, leurs visages roses et épanouis et
+leur gaieté bruyante contrastaient avec la figure morne et triste de
+Sophie, qu'elles trouvèrent assise au pied d'un arbre, les yeux bouffis
+et l'air honteux.
+
+«Ton âne ne voulait donc pas trotter, ma pauvre Sophie? lui dit Camille
+d'un ton affectueux et en l'embrassant.
+
+--J'ai été punie de mon sot égoïsme, ma bonne Camille; aussi ai-je formé
+le projet de prolonger ma pénitence en reprenant le même âne pour
+revenir.
+
+--Oh! pour cela, non; tu ne l'auras pas! s'écria Madeleine: il est trop
+paresseux.
+
+--Puisque c'est moi qui ai eu l'esprit de le choisir, dit Sophie avec
+gaieté, j'en porterai la peine jusqu'au bout.»
+
+Et Sophie, ranimée par cette résolution généreuse, reprit sa gaieté et
+se joignit à ses amies pour déballer les provisions, les placer sur
+l'herbe et préparer le déjeuner. Les appétits avaient été excités par la
+course; on se mit à table en s'asseyant par terre, et l'on entama
+d'abord un énorme pâté de lièvre, ensuite une daube à la gelée, puis des
+pommes de terre au sel, du jambon, des écrevisses, de la tourte aux
+prunes, et enfin du fromage et des fruits.
+
+MARGUERITE.
+
+Quel bon déjeuner nous faisons! Ces écrevisses sont excellentes.
+
+SOPHIE.
+
+Et comme le pâté était bon!
+
+CAMILLE.
+
+La tourte est délicieuse!
+
+MADELEINE.
+
+Nous avons joliment mangé!
+
+MARGUERITE.
+
+J'avais une faim affreuse.
+
+MADAME DE ROSBOURG.
+
+Veux-tu encore un peu de vin pour faire passer ton déjeuner?
+
+MARGUERITE.
+
+Je veux bien, maman. A votre santé!»
+
+Tous les enfants demandèrent du vin et burent à la santé de leurs
+mamans. Le repas terminé, on fit dans la forêt une nouvelle promenade,
+et cette fois en compagnie de Sophie.
+
+Nicaise et son fils déjeunèrent à leur tour pendant cette promenade, et
+rangèrent les restes du repas et de la vaisselle, qu'ils placèrent dans
+les paniers.
+
+«Papa, dit le petit Nicaise, faut pas que mam'selle Camille ait le
+bourri _fainéant_ de Mlle Sophie; mettons-lui sur le dos le bât aux
+provisions et mettons la selle sur le bourri noir; il n'est pas si
+méchant qu'il en a l'air; je le connais, c'est un bon bourri.
+
+--Fais, mon garçon, fais comme tu l'entends.»
+
+Quand les enfants et leurs mamans revinrent, elles trouvèrent les ânes
+sellés, prêts à partir. Sophie se dirigeait vers son gris clair et fut
+surprise de lui voir le bât aux provisions. Nicaise lui expliqua que son
+garçon ne voulait pas que mam'selle Camille restât en arrière.
+
+«Mais c'était mon âne, et pas celui de Camille.
+
+--Faites excuse, mam'selle; mam'selle Camille a dit à mon garçon que ce
+serait le sien pour revenir. Mais n'ayez pas peur, mam'selle, le bourri
+noir n'est pas méchant; c'est un air qu'il a; faut pas le craindre: il
+vous mènera bon train, allez.»
+
+Sophie ne répliqua pas: dans son coeur elle se comparait à Camille;
+elle reconnaissait son infériorité; elle demandait au bon Dieu de la
+rendre bonne comme ses amies, et ses réflexions devaient lui profiter
+pour l'avenir. Camille voulut lui donner son âne, mais Sophie ne voulut
+pas y consentir et sauta sur l'âne noir. Tous partirent au trot, puis au
+galop; le retour fut plus gai encore que le départ, car Sophie ne resta
+pas en arrière. On rentra pour l'heure du dîner; les enfants,
+enchantées de leur journée, remercièrent mille fois leurs mamans du
+plaisir qu'elles leur avaient procuré.
+
+Mme de Fleurville ouvrit une lettre qu'on venait de lui remettre.
+
+«Mes enfants, dit-elle, je vous annonce une heureuse nouvelle: votre
+oncle et votre tante de Ruges et votre oncle et votre tante de Traypi
+m'écrivent qu'ils viennent passer les vacances chez nous avec vos
+cousins Léon, Jean et Jacques; ils seront ici après-demain.
+
+--Quel bonheur! s'écrièrent toutes les enfants; quelles bonnes vacances
+nous allons passer!»
+
+Les vacances et les cousins arrivèrent peu de jours après. Le bonheur
+des enfants dura deux mois, pendant lesquels il se passa tant
+d'événements intéressants que ce même volume ne pourrait en contenir le
+récit. Mais j'espère bien pouvoir vous les raconter un jour[1].
+
+[1] Voyez _les Vacances_ du même auteur.
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+TABLE DES CHAPITRES
+
+
+ Pages.
+ Dédicace 1
+
+ I. Camille et Madeleine 3
+
+ II. La promenade, l'accident 5
+
+ III. Marguerite 14
+
+ IV. Réunion sans séparation 17
+
+ V. Les fleurs cueillies et remplacées 22
+
+ VI. Un an après.--Le chien enragé 33
+
+ VII. Camille punie 40
+
+ VIII. Les hérissons 52
+
+ IX. Poires volées 72
+
+ X. La poupée mouillée 93
+
+ XI. Jeannette la voleuse 104
+
+ XII. Visite chez Sophie 119
+
+ XIII. Visite au potager 128
+
+ XIV. Départ 133
+
+ XV. Sophie mange du cassis; ce qui en résulte 139
+
+ XVI. Le cabinet de pénitence 149
+
+ XVII. Le lendemain 163
+
+ XVIII. Le rouge-gorge 168
+
+ XIX. L'illumination 183
+
+ XX. La pauvre femme 195
+
+ XXI. Installation de Françoise et de Lucie 215
+
+ XXII. Sophie veut exercer la charité 225
+
+ XXIII. Les récits 243
+
+ XXIV. Visite chez Hurel 249
+
+ XXV. Un événement tragique 255
+
+ XXVI. La petite vérole 275
+
+ XXVII. La fête 287
+
+ XXVIII. La partie d'âne 300
+
+
+ FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Paris.--Imprimerie LAHURE, 9, rue de Fleurus.
+
+
+ * * * * *
+
+
+ Liste des modifications:
+
+ page 15: «elles» remplacé par «elle» (Camille et à Madeleine de
+ sortir avec elle)
+ page 24: «n'eut» par «n'eurent» (ni l'une ni l'autre n'eurent le
+ courage)
+ page 26: «de» par «du» (que j'ai du chagrin!)
+ page 38: «mordu» par «mordue» (C'est un chien enragé qui m'a mordue.)
+ page 48: «petit» par «petite» (sa bonne petite soeur)
+ page 62: ajouté «pas» (La courageuse enfant ne perdit pas la tête)
+ page 131: «éclopé» par «éclopée» (toute souffreteuse et toute éclopée)
+ page 148: «couehée» par «couchée» (quand elle est couchée)
+ page 151: «Ellle» par «Elle» (Elle s'ennuya pendant deux heures)
+ page 158: «payerez» par «paierez» (vous paierez les objets)
+ page 160: «dis» par «dit» (ensuite ce que je t'avais dit d'écrire)
+ page 174: «appellait» par «appelait» (lorsque Madeleine l'appelait)
+ page 179: «amertune» par «amertume» (l'amertume du repentir)
+ page 181: «bon» par «bond» (lorsque Marguerite, qui marchait en avant,
+ fit un bond)
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les petites filles modèles, by comtesse de Ségur
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITES FILLES MODÈLES ***
+
+***** This file should be named 35404-8.txt or 35404-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/5/4/0/35404/
+
+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
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+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
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+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
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+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
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+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
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+
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+
+<pre>
+
+Project Gutenberg's Les petites filles modèles, by comtesse de Ségur
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les petites filles modèles
+
+Author: comtesse de Ségur
+
+Illustrator: Charles Albert d' Arnoux
+
+Release Date: February 26, 2011 [EBook #35404]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITES FILLES MODÈLES ***
+
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+Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
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+
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+</pre>
+
+
+<hr class="full" />
+
+<p class="left"><a href="#note">Au lecteur</a></p>
+
+<div class="figcenter" style="width: 278px;">
+<img src="images/cover.jpg" alt="" title="" width="278" height="480" /></div>
+
+<h3>LES</h3>
+
+<h1>PETITES FILLES</h1>
+
+<h2>MODÈLES</h2>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2>OUVRAGES DU MÊME AUTEUR</h2>
+
+<p class="center"><big>PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE ROSE ILLUSTRÉE</big></p>
+
+<p class="center">PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>ie</sup></p>
+
+<table border="0" cellspacing="10" width="70%" summary="catalogue">
+ <colgroup span="2">
+ <col width="45%" />
+ <col width="55%" />
+ </colgroup>
+ <tbody>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Nouveaux Contes de Fées</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. avec 46 grav. d'après <span class="smcap">G. Doré</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Les petites Filles modèles</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 21 grav. d'après <span class="smcap">Bertall</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Les malheurs de Sophie</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 48 grav. d'apr. <span class="smcap">H. Castelli</span></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Les Vacances</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 36 grav. d'après <span class="smcap">Bertall</span></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Mémoires d'un Ane</b> </td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 75 grav. d'ap. <span class="smcap">H. Castelli</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Pauvre Blaise</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 96 grav. d'ap. <span class="smcap">H. Castelli</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>La s&oelig;ur de Gribouille</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 72 grav. d'ap. <span class="smcap">H. Castelli</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Les bons Enfants</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. avec 70 grav. d'apr. <span class="smcap">Ferogio</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Les deux Nigauds</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 76 grav. d'apr. <span class="smcap">H. Castelli</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>L'Auberge de l'Ange-Gardien</b> </td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 75 grav. d'apr. <span class="smcap">Foulquier</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Le général Dourakine</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 100 grav. d'apr. <span class="smcap">É. Bayard</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>François le Bossu</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 114 grav. d'apr. <span class="smcap">É. Bayard</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Un bon petit Diable</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 100 grav. d'apr. <span class="smcap">H. Castelli</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Comédies et Proverbes</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 60 grav. d'apr. <span class="smcap">É. Bayard</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Jean qui grogne et Jean qui rit</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 70 grav. d'ap <span class="smcap">H. Castelli</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>La fortune de Gaspard</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. avec 32 grav. d'après <span class="smcap">Gerlier</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Le Mauvais Génie</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 90 grav. d'apr. <span class="smcap">É. Bayard</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Quel amour d'Enfant!</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 79 grav. d'apr. <span class="smcap">É. Bayard</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Diloy le Chemineau</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 90 grav. d'apr. <span class="smcap">H. Castelli</span>.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop"><b>Après la Pluie le beau Temps</b></td>
+ <td class="tdltop">Un vol. av. 128 grav. d'apr. <span class="smcap">É. Bayard</span>.</td>
+ </tr>
+ </tbody>
+</table>
+
+<p class="center"><i>Prix de chaque volume in-16, broché, 2 25</i><br />
+<i>Relié en percaline rouge, tranches dorées, 3 50</i></p>
+
+<hr class="black1" />
+
+<p class="center"><b>Les Actes des Apôtres</b>, un vol. in-8<sup>o</sup>, avec 10 gravures, broché. 10 fr.<br />
+Relié en demi-chagrin, tranches dorées. 14 fr.</p>
+
+<hr class="black1" />
+
+<p class="center"><b>Evangile d'une grand'mère</b>, édition classique, un vol. in-16, cart. 1 50</p>
+
+<hr class="black2" />
+
+<p class="center">55645.&mdash;Imprimerie <span class="smcap">Lahure</span>, rue de Fleurus, 9, à Paris.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h3>LES</h3>
+
+<h1 class="big">PETITES FILLES</h1>
+
+<h2 class="big">MODÈLES</h2>
+
+<p class="center">PAR</p>
+
+<h2>M<sup class="sup2">ME</sup> LA COMTESSE DE SÉGUR</h2>
+
+<h4>NÉE ROSTOPCHINE</h4>
+
+<p class="center2">OUVRAGE ILLUSTRÉ DE 21 VIGNETTES</p>
+
+<h4>PAR BERTALL<br /><br /></h4>
+
+<hr class="black3" />
+
+<p class="center">NOUVELLE ÉDITION</p>
+
+<hr class="black5" />
+
+<p class="center"><big>PARIS</big><br /><br />
+LIBRAIRIE HACHETTE ET C<sup>ie</sup><br />
+79, <small><span class="smcap">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span></small>, 79</p>
+
+<hr class="black4" />
+
+<p class="center">1906</p>
+
+<p class="center">Droits de traduction et de reproduction réservés.</p>
+
+<hr class="small2" />
+
+<h6><a href="#table_des_chapitres">TABLE DES CHAPITRES</a></h6>
+
+<h6><a href="#table_des_illustrations">TABLE DES ILLUSTRATIONS</a></h6>
+
+<hr class="small2" />
+
+<h2><a name="ch0" id="ch0"></a>PRÉFACE</h2>
+
+<p><i>Mes</i> <b>Petites filles modèles</b> <i>ne sont pas une création; elles existent
+bien réellement: ce sont des portraits; la preuve en est dans leurs
+imperfections mêmes. Elles ont des défauts, des ombres légères qui font
+ressortir le charme du portrait et attestent l'existence du modèle.
+Camille et Madeleine sont une réalité dont peut s'assurer toute personne
+qui connaît l'auteur</i>.</p>
+
+<p class="center3"><span class="smcap">Comtesse de Ségur</span>,<br />
+
+née <span class="smcap">Rostopchine</span>.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch1" id="ch1"></a>I</h2>
+
+<h3>CAMILLE ET MADELEINE</h3>
+
+<p>Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles, bonnes,
+gentilles, aimables, et qui avaient l'une pour l'autre le plus tendre
+attachement. On voit souvent des frères et des s&oelig;urs se quereller, se
+contredire et venir se plaindre à leurs parents après s'être disputés de
+manière qu'il soit impossible de démêler de quel côté vient le premier
+tort. Jamais on n'entendait une discussion entre Camille et Madeleine.
+Tantôt l'une, tantôt l'autre cédait au désir exprimé par sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>Pourtant leurs goûts n'étaient pas exactement les mêmes. Camille, plus
+âgée d'un an que Madeleine, <span class="pagenum"><a name="Page_4" id="Page_4">4</a></span> avait huit ans. Plus vive, plus
+étourdie, préférant les jeux bruyants aux jeux tranquilles, elle aimait
+à courir, à faire et à entendre du tapage. Jamais elle ne s'amusait
+autant que lorsqu'il y avait une grande réunion d'enfants, qui lui
+permettait de se livrer sans réserve à ses jeux favoris.</p>
+
+<p>Madeleine préférait au contraire à tout ce joyeux tapage les soins
+qu'elle donnait à sa poupée et à celle de Camille, qui, sans Madeleine,
+eût risqué souvent de passer la nuit sur une chaise et de ne changer de
+linge et de robe que tous les trois ou quatre jours.</p>
+
+<p>Mais la différence de leurs goûts n'empêchait pas leur parfaite union.
+Madeleine abandonnait avec plaisir son livre ou sa poupée dès que sa
+s&oelig;ur exprimait le désir de se promener ou de courir; Camille, de son
+côté, sacrifiait son amour pour la promenade et pour la chasse aux
+papillons dès que Madeleine témoignait l'envie de se livrer à des
+amusements plus calmes.</p>
+
+<p>Elles étaient parfaitement heureuses, ces bonnes petites s&oelig;urs, et
+leur maman les aimait tendrement; toutes les personnes qui les
+connaissaient les aimaient aussi et cherchaient à leur faire plaisir.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch2" id="ch2"></a>II</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_5" id="Page_5">5</a></span></p>
+
+<h3>LA PROMENADE, L'ACCIDENT</h3>
+
+<p>Un jour, Madeleine peignait sa poupée; Camille lui présentait les
+peignes, rangeait les robes, les souliers, changeait de place les lits
+de poupée, transportait les armoires, les commodes, les chaises, les
+tables. Elle voulait, disait-elle, faire leur déménagement: car ces
+dames (les poupées) avaient changé de maison.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Je t'assure, Camille, que les poupées étaient mieux logées dans leur
+ancienne maison; il y avait bien plus de place pour leurs meubles.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oui, c'est vrai, Madeleine; mais elles étaient ennuyées de leur vieille
+maison. Elles trouvent d'ailleurs qu'ayant une plus petite chambre elles
+y auront plus chaud.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Oh! quant à cela, elles se trompent bien, car elles sont près de la
+porte, qui leur donnera du vent, et leurs lits sont tout contre la
+fenêtre, qui ne leur donnera pas de chaleur non plus.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_6" id="Page_6">6</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Eh bien! quand elles auront demeuré quelque temps dans cette nouvelle
+maison, nous tâcherons de leur en trouver une plus commode. Du reste,
+cela ne te contrarie pas, Madeleine?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Oh! pas du tout, Camille, surtout si cela te fait plaisir.»</p>
+
+<p>Camille, ayant achevé le déménagement des poupées, proposa à Madeleine,
+qui avait fini de son côté de les coiffer et de les habiller, d'aller
+chercher leur bonne pour faire une longue promenade. Madeleine y
+consentit avec plaisir; elles appelèrent donc Élisa.</p>
+
+<p>«Ma bonne, lui dit Camille, voulez-vous venir promener avec nous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Je ne demande pas mieux, mes petites; de quel côté irons-nous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Du côté de la grande route, pour voir passer les voitures; veux-tu,
+Madeleine?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Certainement; et, si nous voyons de pauvres femmes et de pauvres
+enfants, nous leur donnerons de l'argent. Je vais emporter cinq sous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oh oui! tu as raison, Madeleine; moi j'emporterai dix sous.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_7" id="Page_7">7</a></span></p>
+
+<p>Voilà les petites filles bien contentes; elles courent devant leur
+bonne, et arrivent à la barrière qui les séparait de la route; en
+attendant le passage des voitures, elles s'amusent à cueillir des fleurs
+pour en faire des couronnes à leurs poupées.</p>
+
+<p>«Ah! j'entends une voiture, s'écrie Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Comme elle va vite! nous allons bientôt la voir.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute donc, Camille; n'entends-tu pas crier?</p>
+
+<p>&mdash;Non, je n'entends que la voiture qui roule.»</p>
+
+<p>Madeleine ne s'était pas trompée: car, au moment où Camille achevait de
+parler, on entendit bien distinctement des cris perçants, et, l'instant
+d'après, les petites filles et la bonne, qui étaient restées immobiles
+de frayeur, virent arriver une voiture attelée de trois chevaux de poste
+lancés ventre à terre, et que le postillon cherchait vainement à
+retenir.</p>
+
+<p>Une dame et une petite fille de quatre ans, qui étaient dans la voiture,
+poussaient les cris qui avaient alarmé Camille et Madeleine.</p>
+
+<p>A cent pas de la barrière, le postillon fut renversé de son siège, et la
+voiture lui passa sur le corps; les chevaux, ne se sentant plus retenus
+ni dirigés, redoublèrent de vitesse et s'élancèrent vers un fossé très
+profond, qui séparait la route d'un champ labouré. Arrivée en face de la
+barrière <span class="pagenum"><a name="Page_8" id="Page_8">8</a></span> où étaient Camille, Madeleine et leur bonne, toutes trois
+pâles d'effroi, la voiture versa dans le fossé, les chevaux furent
+entraînés dans la chute; on entendit un cri perçant, un gémissement
+plaintif, puis plus rien.</p>
+
+<p>Quelques instants se passèrent avant que la bonne fût assez revenue de
+sa frayeur pour songer à secourir cette malheureuse dame et cette pauvre
+enfant, qui probablement avaient été tuées par la violence de la chute.
+Aucun cri ne se faisait plus entendre. Et le malheureux postillon,
+écrasé par la voiture, ne fallait-il pas aussi lui porter secours?</p>
+
+<p>Enfin, elle se hasarda à s'approcher de la voiture culbutée dans le
+fossé. Camille et Madeleine la suivirent en tremblant.</p>
+
+<p>Un des chevaux avait été tué; un autre avait la cuisse cassée et faisait
+des efforts impuissants pour se relever; le troisième, étourdi et
+effrayé de sa chute, était haletant et ne bougeait pas.</p>
+
+<p>«Je vais essayer d'ouvrir la portière, dit la bonne; mais n'approchez
+pas, mes petites: si les chevaux se relevaient, ils pourraient vous
+tuer.»</p>
+
+<p>Elle ouvre, et voit la dame et l'enfant sans mouvement et couvertes de
+sang.</p>
+
+<p>«Ah! mon Dieu! la pauvre dame et la petite fille sont mortes ou
+grièvement blessées.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine pleuraient. Élisa, espérant encore que la mère et
+l'enfant n'étaient qu'évanouies, <span class="pagenum"><a name="Page_9" id="Page_9">9</a></span> essaya de détacher la petite fille
+des bras de sa mère, qui la tenait fortement serrée contre sa poitrine;
+après quelques efforts, elle parvient à dégager l'enfant, qu'elle retire
+pâle et sanglante. Ne voulant pas la poser sur la terre humide, elle
+demande aux deux s&oelig;urs si elles auront la force et le courage
+d'emporter la pauvre petite jusqu'au banc qui est de l'autre côté de la
+barrière.</p>
+
+<p>«Oh oui! ma bonne, dit Camille; donnez-la-nous, nous pourrons la porter,
+nous la porterons. Pauvre petite, elle est couverte de sang; mais elle
+n'est pas morte, j'en suis sûre. Oh non! non, elle ne l'est pas. Donnez,
+donnez, ma bonne. Madeleine, aide-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne peux pas, Camille, répondit Madeleine d'une voix faible et
+tremblante. Ce sang, cette pauvre mère morte, cette pauvre petite morte
+aussi, je crois, m'ôtent la force nécessaire pour t'aider. Je ne puis...
+que pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'emporterai donc seule, dit Camille. J'en aurai la force, car il
+le faut, le bon Dieu m'aidera.»</p>
+
+<p>En disant ces mots elle relève la petite, la prend dans ses bras, et,
+malgré ce poids trop lourd pour ses forces et son âge, elle cherche à
+gravir le fossé; mais son pied glisse, ses bras vont laisser échapper
+son fardeau, lorsque Madeleine, surmontant sa frayeur et sa répugnance,
+s'élance au secours de sa s&oelig;ur et l'aide à porter l'enfant; elles
+<span class="pagenum"><a name="Page_10" id="Page_10">10</a></span> arrivent au haut du fossé, traversent la route, et vont tomber
+épuisées sur le banc que leur avait indiqué Élisa.</p>
+
+<p>Camille étend la petite fille sur ses genoux; Madeleine apporte de l'eau
+qu'elle a été chercher dans un fossé; Camille lave et essuie avec son
+mouchoir le sang qui inonde le visage de l'enfant, et ne peut retenir un
+cri de joie lorsqu'elle voit que la pauvre petite n'a pas de blessure.</p>
+
+<p>«Madeleine, ma bonne, venez vite; la petite fille n'est pas blessée,...
+elle vit! elle vit,... elle vient de pousser un soupir.... Oui, elle
+respire, elle ouvre les yeux.»</p>
+
+<p>Madeleine accourt; l'enfant venait en effet de reprendre connaissance.
+Elle regarde autour d'elle d'un air effrayé.</p>
+
+<p>«Maman! dit-elle, maman! je veux voir maman!</p>
+
+<p>&mdash;Ta maman va venir, ma bonne petite, répond Camille en l'embrassant. Ne
+pleure pas; reste avec moi et avec ma s&oelig;ur Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je veux voir maman; ces méchants chevaux ont emporté maman.</p>
+
+<p>&mdash;Les méchants chevaux sont tombés dans un grand trou; ils n'ont pas
+emporté ta maman, je t'assure. Tiens, vois-tu? Voilà ma bonne Élisa;
+elle apporte ta maman qui dort.»</p>
+
+<p>La bonne, aidée de deux hommes qui passaient sur la route, avait retiré
+de la voiture la mère de <span class="pagenum"><a name="Page_11" id="Page_11">11</a></span> la petite fille. Elle ne donnait aucun
+signe de vie; elle avait à la tête une large blessure; son visage, son
+cou, ses bras étaient inondés de sang. Pourtant son c&oelig;ur battait
+encore; elle n'était pas morte.</p>
+
+<p>La bonne envoya l'un des hommes qui l'avaient aidée avertir bien vite
+Mme de Fleurville d'envoyer du monde pour transporter au château la dame
+et l'enfant, relever le postillon, qui restait étendu sur la route, et
+dételer les chevaux qui continuaient à se débattre et à ruer contre la
+voiture.</p>
+
+<p>L'homme part. Un quart d'heure après, Mme de Fleurville arrive elle-même
+avec plusieurs domestiques et une voiture, dans laquelle on dépose la
+dame. On secourt le postillon, on relève la voiture versée dans le
+fossé.</p>
+
+<p>La petite fille, pendant ce temps, s'était entièrement remise: elle
+n'avait aucune blessure; son évanouissement n'avait été causé que par la
+peur et la secousse de la chute.</p>
+
+<p>De crainte qu'elle ne s'effrayât à la vue du sang qui coulait toujours
+de la blessure de sa mère, Camille et Madeleine demandèrent à leur maman
+de la ramener à pied avec elles. La petite, habituée déjà aux deux
+s&oelig;urs, qui la comblaient de caresses, croyant sa mère endormie,
+consentit avec plaisir à faire la course à pied.</p>
+
+<p>Tout en marchant, Camille et Madeleine causaient avec elle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_12" id="Page_12">12</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Comment t'appelles-tu, ma chère petite?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je m'appelle Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Et comment s'appelle ta maman?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Ma maman s'appelle maman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Mais son nom? Elle a un nom, ta maman?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Oh oui! elle s'appelle maman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Mais les domestiques ne l'appellent pas maman?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Ils l'appellent madame.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Mais, madame qui?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Non, non. Pas madame qui; seulement madame.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Laisse-la, Madeleine; tu vois bien qu'elle est trop petite; elle ne sait
+pas. Dis-moi, Marguerite, où allais-tu avec ces méchants chevaux qui
+t'ont fait tomber dans le trou?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>J'allais voir ma tante; je n'aime pas ma tante; elle est méchante, elle
+gronde toujours. J'aime mieux rester avec maman... et avec vous,
+ajouta-t-elle <span class="pagenum"><a name="Page_13" id="Page_13">13</a></span> en baisant la main de Camille et de Madeleine.</p>
+
+<p>Camille et Madeleine embrassèrent la petite Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Comment vous appelle-t-on?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Moi, je m'appelle Camille, et ma s&oelig;ur s'appelle Madeleine.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Eh bien! vous serez mes petites mamans. Maman Camille et maman
+Madeleine.»</p>
+
+<p>Tout en causant, elles étaient arrivées au château. Mme de Fleurville
+s'était empressée d'envoyer chercher un médecin et avait fait coucher
+Mme de Rosbourg dans un bon lit. Son nom était gravé sur une cassette
+qui se trouvait dans sa voiture, et sur les malles attachées derrière.
+On avait bandé sa blessure pour arrêter le sang, et elle reprenait
+connaissance par degrés. Au bout d'une demi-heure, elle demanda sa
+fille, qu'on lui amena.</p>
+
+<p>Marguerite entra bien doucement, car on lui avait dit que sa maman était
+malade. Camille et Madeleine l'accompagnaient.</p>
+
+<p>«Pauvre maman, dit-elle en entrant, vous avez mal à la tête?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon enfant, bien mal.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux rester avec vous, maman.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_14" id="Page_14">14</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Non, ma chère petite; embrasse-moi seulement, et puis tu t'en iras
+avec ces bonnes petites filles; je vois à leur physionomie qu'elles sont
+bien bonnes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui! maman, bien bonnes; Camille m'a donné sa poupée; une bien
+jolie poupée!... et Madeleine m'a fait manger une tartine de
+confitures.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg sourit de la joie de la petite Marguerite, qui allait
+parler encore, lorsque Mme de Fleurville, trouvant que la malade s'était
+déjà trop agitée, conseilla à Marguerite d'aller jouer avec ses deux
+petites mamans, pour que sa grande maman pût dormir.</p>
+
+<p>Marguerite, après avoir encore embrassé Mme de Rosbourg, sortit avec
+Camille et Madeleine.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch3" id="ch3"></a>III</h2>
+
+<h3>MARGUERITE</h3>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Prends tout ce que tu voudras, ma chère Marguerite; amuse-toi avec nos
+joujoux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Oh! les belles poupées! En voilà une aussi grande que moi.... En voilà
+encore deux bien jolies!... <span class="pagenum"><a name="Page_15" id="Page_15">15</a></span> Ah! cette grande qui est couchée dans
+un beau petit lit! elle est malade comme pauvre maman.... Oh! le beau
+petit chien! comme il a de beaux cheveux! on dirait qu'il est vivant. Et
+le joli petit âne.... Oh! les belles petites assiettes! des tasses, des
+cuillers, des fourchettes! et des couteaux aussi! Un petit huilier, des
+salières! Ah! la jolie petite diligence!... Et cette petite commode
+pleine de robes, de bonnets, de bas, de chemises aux poupées!... Comme
+c'est bien rangé!... Les jolis petits livres! Quelle quantité d'images!
+il y en a plein l'armoire!»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine riaient de voir Marguerite courir d'un jouet à
+l'autre, ne sachant lequel prendre, ne pouvant tout tenir ni tout
+regarder à la fois, en poser un, puis le reprendre, puis le laisser
+encore, et, dans son indécision, rester au milieu de la chambre, se
+tournant à droite, à gauche, sautant, battant des mains de joie et
+d'admiration. Enfin elle prit la petite diligence attelée de quatre
+chevaux, et elle demanda à Camille et à Madeleine de sortir avec <ins class="correction" title="elles">elle</ins>
+pour mener la voiture dans le jardin.</p>
+
+<p>Elles se mirent toutes trois à courir dans les allées et sur l'herbe;
+après quelques tours, la diligence versa. Tous les voyageurs qui étaient
+dedans se trouvèrent culbutés les uns sur les autres; une glace de la
+portière était cassée.</p>
+
+<p>«Ah! mon Dieu, mon Dieu! s'écria Marguerite <span class="pagenum"><a name="Page_16" id="Page_16">16</a></span> en pleurant, j'ai cassé
+votre voiture, Camille. J'en suis bien fâchée; bien sûr, je ne le ferai
+plus.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Ne pleure pas, ma petite Marguerite, ce ne sera rien. Nous allons ouvrir
+la portière, rasseoir les voyageurs à leurs places, et je demanderai à
+maman de faire mettre une autre glace.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais si les voyageurs ont mal à la tête, comme maman?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Non, non, ils ont la tête trop dure. Tiens, vois-tu, les voilà tous
+remis, et ils se portent à merveille.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Tant mieux! J'avais peur de vous faire de la peine.»</p>
+
+<p>La diligence relevée, Marguerite continua à la traîner, mais avec plus
+de précaution, car elle avait un très bon c&oelig;ur, et elle aurait été
+bien fâchée de faire de la peine à ses petites amies.</p>
+
+<p>Elles rentrèrent au bout d'une heure pour dîner, et couchèrent ensuite
+la petite Marguerite, qui était très fatiguée.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch4" id="ch4"></a>IV</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_17" id="Page_17">17</a></span></p>
+
+<h3>RÉUNION SANS SÉPARATION</h3>
+
+<p>Pendant que les enfants jouaient, le médecin était venu voir Mme de
+Rosbourg: il ne trouva pas la blessure dangereuse, et il jugea que la
+quantité de sang qu'elle avait perdu rendait une saignée inutile et
+empêcherait l'inflammation. Il mit sur la blessure un certain onguent de
+colimaçons, recouvrit le tout de feuilles de laitue qu'on devait changer
+toutes les heures, recommanda la plus grande tranquillité, et promit de
+revenir le lendemain.</p>
+
+<p>Marguerite venait voir sa mère plusieurs fois par jour; mais elle ne
+restait pas longtemps dans la chambre, car sa vivacité et son babillage
+agitaient Mme de Rosbourg tout en l'amusant. Sur un coup d'&oelig;il de Mme
+de Fleurville, qui ne quittait presque pas le chevet de la malade, les
+deux s&oelig;urs emmenaient leur petite protégée.</p>
+
+<p>Les soins attentifs de Mme de Fleurville remplirent de reconnaissance et
+de tendresse le c&oelig;ur de Mme de Rosbourg; pendant sa convalescence
+elle exprimait souvent le regret de quitter une personne qui l'avait
+traitée avec tant d'amitié.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_18" id="Page_18">18</a></span></p>
+
+<p>«Et pourquoi donc me quitteriez-vous, chère amie? dit un jour Mme de
+Fleurville. Pourquoi ne vivrions-nous pas ensemble? Votre petite
+Marguerite est parfaitement heureuse avec Camille et Madeleine, qui
+seraient désolées, je vous assure, d'être séparées de Marguerite; je
+serai enchantée si vous me promettez de ne pas me quitter.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Mais ne serait-ce pas bien indiscret aux yeux de votre famille?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Nullement. Je vis dans un grand isolement depuis la mort de mon mari. Je
+vous ai raconté sa fin cruelle dans un combat contre les Arabes, il y a
+six ans. Depuis j'ai toujours vécu à la campagne. Vous n'avez pas de
+mari non plus, puisque vous n'avez reçu aucune nouvelle du vôtre depuis
+le naufrage du vaisseau sur lequel il s'était embarqué.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Hélas! oui; il a sans doute péri avec ce fatal vaisseau: car depuis deux
+ans, malgré toutes les recherches de mon frère, le marin qui a presque
+fait le tour du monde, nous n'avons pu découvrir aucune trace de mon
+pauvre mari, ni d'aucune des personnes qui l'accompagnaient. Eh bien,
+puisque vous me pressez si amicalement de rester ici, je consens
+volontiers à ne faire qu'un ménage <span class="pagenum"><a name="Page_19" id="Page_19">19</a></span> avec vous et à laisser ma petite
+Marguerite sous la garde de ses deux bonnes et aimables amies.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Ainsi donc, chère amie, c'est une chose décidée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Oui, puisque vous le voulez bien; nous demeurerons ensemble.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Que vous êtes bonne d'avoir cédé si promptement à mes désirs, chère
+amie! je vais porter cette heureuse nouvelle à mes filles; elles en
+seront enchantées.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville entra dans la chambre où Camille et Madeleine
+prenaient leurs leçons bien attentivement, pendant que Marguerite
+s'amusait avec les poupées et leur racontait des histoires tout bas,
+pour ne pas empêcher ses deux amies de bien s'appliquer.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Mes petites filles, je viens vous annoncer une nouvelle qui vous fera
+grand plaisir. Mme de Rosbourg et Marguerite ne nous quitteront pas,
+comme nous le craignions.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Comment! maman, elles resteront toujours avec nous?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_20" id="Page_20">20</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Oui, toujours, ma fille, Mme de Rosbourg me l'a promis.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quel bonheur!» dirent les trois enfants à la fois.</p>
+
+<p>Marguerite courut embrasser Mme de Fleurville, qui, après lui avoir
+rendu ses caresses, dit à Camille et à Madeleine:</p>
+
+<p>«Mes chères enfants, si vous voulez me rendre toujours heureuse comme
+vous l'avez fait jusqu'ici, il faut redoubler encore d'application au
+travail, d'obéissance à mes ordres et de complaisance entre vous.
+Marguerite est plus jeune que vous. C'est vous qui serez chargées de son
+éducation, sous la direction de sa maman et de moi. Pour la rendre bonne
+et sage, il faut lui donner toujours de bons conseils et surtout de bons
+exemples.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oh! ma chère maman, soyez tranquille; nous élèverons Marguerite aussi
+bien que vous nous élevez. Je lui montrerai à lire, à écrire; et
+Madeleine lui apprendra à travailler, à tout ranger, à tout mettre en
+ordre; n'est-ce pas, Madeleine?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Oui, certainement; d'ailleurs elle est si gentille, si douce, qu'elle ne
+nous donnera pas beaucoup de peine.</p>
+
+<p>&mdash;Je serai toujours bien sage, reprit Marguerite <span class="pagenum"><a name="Page_21" id="Page_21">21</a></span> en embrassant
+tantôt Camille, tantôt Madeleine. Je vous écouterai, et je chercherai
+toujours à vous faire plaisir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, ma petite Marguerite, puisque tu veux être bien sage, fais-moi
+l'amitié d'aller te promener pendant une heure, comme je te l'ai déjà
+dit. Depuis que nous avons commencé nos leçons, tu n'es pas sortie; si
+tu restes toujours assise, tu perdras tes couleurs et tu deviendras
+malade.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Oh! Camille, je t'en prie, laisse-moi avec toi! Je t'aime tant!»</p>
+
+<p>Camille allait céder, mais Madeleine pressentit la faiblesse de sa
+s&oelig;ur: elle prévit tout de suite qu'en cédant une fois à Marguerite il
+faudrait lui céder toujours et qu'elle finirait par ne faire jamais que
+ses volontés. Elle prit donc Marguerite par la main, et, ouvrant la
+porte, elle lui dit:</p>
+
+<p>«Ma chère Marguerite, Camille t'a déjà dit deux fois d'aller te
+promener; tu demandes toujours à rester encore un instant. Camille a la
+bonté de t'écouter; mais cette fois nous <i>voulons</i> que tu sortes. Ainsi,
+pour être sage, comme tu nous le promettais tout à l'heure, il faut te
+montrer obéissante. Va, ma petite; dans une heure tu reviendras.»</p>
+
+<p>Marguerite regarda Camille d'un air suppliant; mais Camille, qui sentait
+bien que sa s&oelig;ur avait <span class="pagenum"><a name="Page_22" id="Page_22">22</a></span> raison, n'osa pas lever les yeux, de
+crainte de se laisser attendrir. Marguerite, voyant qu'il fallait se
+soumettre, sortit lentement et descendit dans le jardin.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville avait écouté, sans mot dire, cette petite scène; elle
+s'approcha de Madeleine et l'embrassa tendrement. «Bien! Madeleine, lui
+dit-elle. Et toi, Camille, courage; fais comme ta s&oelig;ur.» Puis elle
+sortit.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch5" id="ch5"></a>V</h2>
+
+<h3>LES FLEURS CUEILLIES ET REMPLACÉES</h3>
+
+<p>«Mon Dieu! mon Dieu! que je m'ennuie toute seule! pensa Marguerite après
+avoir marché un quart d'heure. Pourquoi donc Madeleine m'a-t-elle forcée
+de sortir?... Camille voulait bien me garder, je l'ai bien vu!... Quand
+je suis seule avec Camille, elle me laisse faire tout ce que je veux....
+Comme je l'aime, Camille!... J'aime beaucoup Madeleine, aussi; mais...
+je m'amuse davantage avec Camille. Qu'est-ce que je vais faire pour
+m'amuser?... Ah! j'ai une bonne idée: je vais nettoyer et balayer leur
+petit jardin.»</p>
+
+<p>Elle courut vers le jardin de Camille et de Madeleine, le nettoya,
+balaya les feuilles tombées, et se <span class="pagenum"><a name="Page_23" id="Page_23">23</a></span> mit ensuite à examiner toutes
+les fleurs. Tout à coup l'idée lui vint de cueillir un beau bouquet pour
+Camille et pour Madeleine.</p>
+
+<p>«Comme elles seront contentes! se dit-elle. Je vais prendre toutes les
+fleurs, j'en ferai un magnifique bouquet: elles le mettront dans leur
+chambre, qui sentira bien bon!»</p>
+
+<p>Voilà Marguerite enchantée de son idée; elle cueille &oelig;illets,
+giroflées, marguerites, roses, dahlias, réséda, jasmin, enfin tout ce
+qui se trouvait dans le jardin. Elle jetait les fleurs à mesure dans son
+tablier dont elle avait relevé les coins, les entassait tant qu'elle
+pouvait et ne leur laissait presque pas de queue.</p>
+
+<p>Quand elle eut tout cueilli, elle courut à la maison, entra
+précipitamment dans la chambre où travaillaient encore Camille et
+Madeleine, et, courant à elles d'un air radieux:</p>
+
+<p>«Tenez, Camille, tenez, Madeleine, regardez ce que je vous apporte,
+comme c'est beau!»</p>
+
+<p>Et, ouvrant son tablier, elle leur fit voir toutes ces fleurs fripées,
+fanées, écrasées.</p>
+
+<p>«J'ai cueilli tout cela pour vous, leur dit-elle: nous les mettrons dans
+notre chambre, pour qu'elle sente bon!»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine se regardèrent en souriant. La gaieté les gagna à
+la vue de ces paquets de fleurs flétries et de l'air triomphant de
+Marguerite; enfin elles se mirent à rire aux éclats en <span class="pagenum"><a name="Page_24" id="Page_24">24</a></span> voyant la
+figure rouge, déconcertée et mortifiée de Marguerite. La pauvre petite
+avait laissé tomber les fleurs par terre; elle restait immobile, la
+bouche ouverte, et regardait rire Camille et Madeleine.</p>
+
+<p>Enfin Camille put parler.</p>
+
+<p>«Où as-tu cueilli ces belles fleurs, Marguerite?</p>
+
+<p>&mdash;Dans votre jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Dans notre jardin! s'écrièrent à la fois les deux s&oelig;urs, qui
+n'avaient plus envie de rire. Comment! tout cela dans notre jardin?</p>
+
+<p>&mdash;Tout, tout, même les boutons.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine se regardèrent d'un air consterné et douloureux.
+Marguerite, sans le vouloir, leur causait un grand chagrin. Elles
+réservaient toutes ces fleurs pour offrir un bouquet à leur maman le
+jour de sa fête, qui avait lieu le surlendemain, et voilà qu'il n'en
+restait plus une seule! Pourtant ni l'une ni l'autre <ins class="correction" title="n'eut">n'eurent</ins> le courage
+de gronder la pauvre Marguerite, qui arrivait si joyeuse et qui avait
+cru leur causer une si agréable surprise.</p>
+
+<p>Marguerite, étonnée de ne pas recevoir les remerciements et les baisers
+auxquels elle s'attendait, regarda attentivement les deux s&oelig;urs, et,
+lisant leur chagrin sur leurs figures consternées, elle comprit
+vaguement qu'elle avait fait quelque chose de mal, et se mit à pleurer.</p>
+
+<p>Madeleine rompit enfin le silence.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_25" id="Page_25">25</a></span></p>
+
+<p>«Ma petite Marguerite, nous t'avons dit bien des fois de ne toucher à
+rien sans en demander la permission. Tu as cueilli nos fleurs et tu nous
+as fait de la peine. Nous voulions donner après-demain à maman, pour sa
+fête, un beau bouquet de fleurs plantées et arrosées par nous.
+Maintenant, par ta faute, nous n'avons plus rien à lui donner.»</p>
+
+<p>Les pleurs de Marguerite redoublèrent.</p>
+
+<p>«Nous ne te grondons pas, reprit Camille, parce que nous savons que tu
+ne l'as pas fait par méchanceté; mais tu vois comme c'est vilain de ne
+pas nous écouter.»</p>
+
+<p>Marguerite sanglotait.</p>
+
+<p>«Console-toi, ma petite Marguerite, dit Madeleine en l'embrassant; tu
+vois bien que nous ne sommes pas fâchées contre toi.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que... vous... êtes... trop bonnes,... dit Marguerite, qui
+suffoquait; mais... vous... êtes... tristes.... Cela... me... fait de
+la... peine.... Pardon,... pardon,... Camille,... Madeleine.... Je ne...
+le... ferai plus,... bien sûr.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine, touchées du chagrin de Marguerite, l'embrassèrent
+et la consolèrent de leur mieux. A ce moment, Mme de Rosbourg entra;
+elle s'arrêta étonnée en voyant les yeux rouges et la figure gonflée de
+sa fille.</p>
+
+<p>«Marguerite! qu'as-tu, mon enfant? Serais-tu méchante, par hasard?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_26" id="Page_26">26</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Oh non! madame, répondit Madeleine; nous la consolons.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>De quoi la consolez-vous, chères petites?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>De..., de....»</p>
+
+<p>Madeleine rougit et s'arrêta.</p>
+
+<p>«Madame, reprit Camille, nous la consolons, nous..., nous...
+l'embrassons... parce que..., parce que....»</p>
+
+<p>Elle rougit et se tut à son tour.</p>
+
+<p>La surprise de Mme de Rosbourg augmentait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Marguerite, dis-moi toi-même pourquoi tu pleures et pourquoi tes amies
+te consolent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! maman, chère maman, s'écria Marguerite en se jetant dans les bras
+de sa mère, j'ai été bien méchante; j'ai fait de la peine à mes amies,
+mais c'était sans le vouloir. J'ai cueilli toutes les fleurs de leur
+jardin; elles n'ont plus rien à donner à leur maman pour sa fête, et, au
+lieu de me gronder, elles m'embrassent. Mon Dieu! mon Dieu! que j'ai <ins class="correction" title="de">du</ins>
+chagrin!</p>
+
+<p>&mdash;Tu fais bien de m'avouer tes sottises, ma chère enfant, je tâcherai de
+les réparer. Tes petites amies sont bien bonnes de ne pas t'en vouloir.
+Sois indulgente et douce comme elles, chère petite, tu seras aimée comme
+elles et tu seras bénie de Dieu et de ta maman.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_27" id="Page_27">27</a></span></p>
+
+<p>Mme de Rosbourg embrassa Camille, Madeleine et Marguerite d'un air
+attendri, quitta la chambre, sonna son domestique, et demanda
+immédiatement sa voiture.</p>
+
+<p>Une demi-heure après, la calèche de Mme de Rosbourg était prête. Elle y
+monta et se fit conduire à la ville de Moulins, qui n'était qu'à cinq
+kilomètres de la maison de campagne de Mme de Fleurville.</p>
+
+<p>Elle descendit chez un marchand de fleurs, et choisit les plus belles et
+les plus jolies.</p>
+
+<p>«Ayez la complaisance, monsieur, dit-elle au marchand, de m'apporter
+vous-même tous ces pots de fleurs chez Mme de Fleurville. Je vous ferai
+indiquer la place où ils doivent être plantés, et vous surveillerez ce
+travail. Je désire que ce soit fait la nuit, pour ménager une surprise
+aux petites de Fleurville.</p>
+
+<p>&mdash;Madame peut être tranquille; tout sera fait selon ses ordres. Au
+soleil couchant, je chargerai sur une charrette les fleurs que madame a
+choisies, et je me conformerai aux ordres de madame.</p>
+
+<p>&mdash;Combien vous devrai-je, monsieur, pour les fleurs et la plantation?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera quarante francs, madame; il y a soixante plantes avec leurs
+pots, et de plus le travail. Madame ne trouve pas que ce soit trop cher?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, c'est très bien; les quarante francs <span class="pagenum"><a name="Page_28" id="Page_28">28</a></span> vous seront remis
+aussitôt votre ouvrage terminé.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg remonta en voiture et retourna au château de Fleurville
+(c'était le nom de la terre de Mme de Fleurville). Elle donna ordre à
+son domestique d'attendre le marchand à l'entrée de la nuit et de lui
+faire planter les fleurs dans le petit jardin de Camille et de
+Madeleine. Son absence avait été si courte que ni Mme de Fleurville ni
+les enfants ne s'en étaient aperçues.</p>
+
+<p>A peine Mme de Rosbourg avait-elle quitté les petites, que toutes trois
+se dirigèrent vers leur jardin.</p>
+
+<p>«Peut-être, pensait Camille, restait-il encore quelques fleurs oubliées,
+seulement de quoi faire un tout petit bouquet.»</p>
+
+<p>Hélas! il n'y avait rien: tout était cueilli. Camille et Madeleine
+regardaient tristement et en silence leur jardin vide. Marguerite avait
+bien envie de pleurer.</p>
+
+<p>«C'est fait, dit enfin Madeleine; il n'y a pas de remède. Nous tâcherons
+d'avoir quelques plantes nouvelles, qui fleuriront plus tard.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Prenez tout mon argent pour en acheter, Madeleine: j'ai quatre francs!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Merci, ma chère petite, il vaut mieux garder ton argent pour les
+pauvres.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p29" id="image_p29"></a><span class="pagenum"><a name="Page_29" id="Page_29">29</a></span>
+<img src="images/page-029.jpg" alt="" title="" width="400" height="264" />
+<p class="caption">«Ayez la complaisance de m'apporter tous ces pots de
+fleurs.» (<a href="#Page_27">Page 27</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-029.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_31" id="Page_31">31</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais si vous n'avez pas assez d'argent, Madeleine, vous prendrez le
+mien, n'est-ce pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Oui, oui, ma bonne petite, sois sans inquiétude, ne pensons plus à tout
+cela, et préparons notre jardin pour y replanter de nouvelles fleurs.»</p>
+
+<p>Les trois petites se mirent à l'ouvrage; Marguerite fut chargée
+d'arracher les vieilles tiges et de les brouetter dans le bois, Camille
+et Madeleine bêchèrent avec ardeur; elles suaient à grosses gouttes
+toutes les trois quand Mme de Rosbourg, revenue de sa course, les
+rejoignit au jardin.</p>
+
+<p>«Oh! les bonnes ouvrières! s'écria-t-elle. Voilà un jardin bien bêché!
+Les fleurs y pousseront toutes seules, j'en suis sûre.</p>
+
+<p>&mdash;Nous en aurons bientôt, madame, vous verrez.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en doute pas, car le bon Dieu récompensera toujours les bonnes
+petites filles comme vous.»</p>
+
+<p>La besogne était finie; Camille, Madeleine et Marguerite eurent soin de
+ranger leurs outils, et jouèrent pendant une heure dans l'herbe et dans
+le bois. Alors la cloche sonna le dîner, et chacun rentra.</p>
+
+<p>Le lendemain, après déjeuner, les enfants allèrent à leur petit jardin
+pour achever de le nettoyer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_32" id="Page_32">32</a></span></p>
+
+<p>Camille courait en avant. Le jardin lui apparut plein de fleurs mille
+fois plus belles et plus nombreuses que celles qui y étaient la veille.
+Elle s'arrêta stupéfaite; elle ne comprenait pas.</p>
+
+<p>Madeleine et Marguerite arrivèrent à leur tour, et toutes trois
+restèrent muettes de surprise et de joie devant ces fleurs si fraîches,
+si variées, si jolies.</p>
+
+<p>Enfin, un cri général témoigna de leur bonheur; elles se précipitèrent
+dans le jardin, sentant une fleur, en caressant une autre, les admirant
+toutes, folles de joie, mais ne comprenant toujours pas comment ces
+fleurs avaient poussé et fleuri en une nuit, et ne devinant pas qui les
+avait apportées.</p>
+
+<p>«C'est le bon Dieu, dit Camille.</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est plutôt la sainte Vierge, dit Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que ce sont nos petits anges», reprit Marguerite.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville arrivait avec Mme de Rosbourg.</p>
+
+<p>«Voici l'ange qui a fait pousser vos fleurs, dit Mme de Fleurville en
+montrant Mme de Rosbourg. Votre douceur et votre bonté l'ont touchée;
+elle a été acheter tout cela à Moulins, pendant que vous vous mettiez en
+nage pour réparer le mal causé par Marguerite.»</p>
+
+<p>On peut juger du bonheur et de la reconnaissance des trois enfants.
+Marguerite était peut-être <span class="pagenum"><a name="Page_33" id="Page_33">33</a></span> plus heureuse que Camille et Madeleine,
+car le chagrin qu'elle avait fait à ses amies pesait sur son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le lendemain, toutes les trois offrirent un bouquet composé de leurs
+plus belles fleurs, non seulement à Mme de Fleurville pour sa fête, mais
+aussi à Mme de Rosbourg, comme témoignage de leur reconnaissance.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch6" id="ch6"></a>VI</h2>
+
+<h4>UN AN APRÈS</h4>
+
+<h3>LE CHIEN ENRAGÉ</h3>
+
+<p>Un jour, Marguerite, Camille et Madeleine jouaient devant la maison,
+sous un grand sapin. Un grand chien noir qui s'appelait Calino, et qui
+appartenait au garde, était couché près d'elles.</p>
+
+<p>Marguerite cherchait à lui mettre au cou une couronne de pâquerettes que
+Camille venait de terminer. Quand la couronne était à moitié passée, le
+chien secouait la tête, la couronne tombait, et Marguerite le grondait.</p>
+
+<p>«Méchant Calino, veux-tu te tenir tranquille! si tu recommences, je te
+donnerai une tape.»</p>
+
+<p>Et elle ramassait la couronne.</p>
+
+<p>«Baisse la tête, Calino.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_34" id="Page_34">34</a></span></p>
+
+<p>Calino obéissait d'un air indifférent.</p>
+
+<p>Marguerite passait avec effort la couronne à moitié; Calino donnait un
+coup de tête: la couronne tombait encore.</p>
+
+<p>«Mauvaise bête! entêté, désobéissant!» dit Marguerite en lui donnant une
+petite tape sur la tête.</p>
+
+<p>Au même moment, un chien jaune, qui s'était approché sans bruit, donna
+un coup de dent à Calino. Marguerite voulut le chasser: le chien jaune
+se jeta sur elle et lui mordit la main; puis il continua son chemin la
+queue entre les jambes, la tête basse, la langue pendante. Marguerite
+poussa un petit cri; puis, voyant du sang à sa main, elle pleura.</p>
+
+<p>Camille et Madeleine s'étaient levées précipitamment au cri de
+Marguerite. Camille suivit des yeux le chien jaune; elle dit quelques
+mots tout bas à Madeleine, puis elle courut chez Mme de Fleurville.</p>
+
+<p>«Maman, lui dit-elle tout bas, Marguerite a été mordue par un chien
+enragé.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville bondit de dessus sa chaise.</p>
+
+<p>«Comment sais-tu que le chien est enragé?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai bien vu, maman, à sa queue traînante, à sa tête basse, à sa
+langue pendante, à sa démarche trottinante; et puis il a mordu Calino et
+Marguerite sans aboiement, sans bruit; et Calino, au lieu de se défendre
+ou de crier, s'est étendu à terre sans bouger.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p35" id="image_p35"></a><span class="pagenum"><a name="Page_35" id="Page_35">35</a></span>
+<img src="images/page-035.jpg" alt="" title="" width="400" height="249" />
+<p class="caption">Le chien secouait la tête, la couronne tombait, et
+Marguerite le grondait. (<a href="#ch6">Page 33</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-035.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_37" id="Page_37">37</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, Camille! Quel malheur, mon Dieu! Lavons bien vite les
+morsures dans l'eau fraîche, ensuite dans l'eau salée.</p>
+
+<p>&mdash;Madeleine l'a menée dans la cuisine, maman. Mais que faire?»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville, pour toute réponse, alla avec Camille trouver
+Marguerite; elle regarda la morsure, et vit un petit trou peu profond
+qui ne saignait plus.</p>
+
+<p>«Vite, Rosalie (c'était la cuisinière), un seau d'eau fraîche! Donne-moi
+ta main, Marguerite! Trempe-la dans le seau. Trempe encore, encore;
+remue-la bien. Donne-moi une forte poignée de sel, Camille,... bien....
+Mets-le dans un peu d'eau.... Trempe ta main dans l'eau salée, chère
+Marguerite.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai peur que le sel ne me pique, dit Marguerite en pleurant.</p>
+
+<p>&mdash;Non, n'aie pas peur: ce ne sera pas grand-chose. Mais, quand même cela
+te piquerait, il faut te tremper la main, sans quoi tu serais très
+malade.»</p>
+
+<p>Pendant dix minutes, Mme de Fleurville obligea Marguerite à tenir sa
+main dans l'eau salée. S'apercevant de la frayeur de la pauvre enfant,
+qui contenait difficilement ses larmes, elle l'embrassa et lui dit:</p>
+
+<p>«Ne t'effraye pas, ma petite Marguerite; ce ne sera rien, je pense. Tous
+les jours, matin et soir, tu tremperas ta main dans l'eau salée pendant
+un <span class="pagenum"><a name="Page_38" id="Page_38">38</a></span> quart d'heure; tous les jours tu mangeras deux fortes pincées de
+sel et une petite gousse d'ail. Dans huit jours ce sera fini.</p>
+
+<p>&mdash;Maman, dit Camille, n'en parlons pas à Mme de Rosbourg, elle serait
+trop inquiète.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, chère enfant, dit Mme de Fleurville en l'embrassant.
+Nous le lui raconterons dans un mois.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine recommandèrent bien à Marguerite de ne rien dire à
+sa maman, pour ne pas la tourmenter. Marguerite, qui était obéissante et
+qui n'était pas bavarde, n'en dit pas un mot. Pendant huit jours elle
+fit exactement ce que lui avait ordonné Mme de Fleurville; au bout de
+trois jours sa petite main était guérie.</p>
+
+<p>Après un mois, quand tout danger fut passé, Marguerite dit un jour à sa
+maman:</p>
+
+<p>«Maman, chère maman, vous ne savez pas que votre pauvre Marguerite a
+manqué mourir.</p>
+
+<p>&mdash;Mourir, mon amour! dit la maman en riant. Tu n'as pas l'air bien
+malade.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, maman, regardez ma main. Voyez-vous cette toute petite tache
+rouge?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je vois bien; c'est un cousin qui t'a piquée!</p>
+
+<p>&mdash;C'est un chien enragé qui m'a <ins class="correction" title="mordu">mordue</ins>.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg poussa un cri étouffé, pâlit et demanda d'une voix
+tremblante:</p>
+
+<p>«Qui t'a dit que le chien était enragé? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit
+tout de suite?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_39" id="Page_39">39</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Mme de Fleurville m'a recommandé de faire bien exactement ce qu'elle
+avait dit, sans quoi je deviendrais enragée et je mourrais. Elle m'a
+défendu de vous en parler avant un mois, chère maman, pour ne pas vous
+faire peur.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a-t-on fait pour te guérir, ma pauvre petite? Est-ce qu'on a
+appliqué un fer rouge sur la morsure?</p>
+
+<p>&mdash;Non, maman, pas du tout. Mme de Fleurville, Camille et Madeleine m'ont
+tout de suite lavé la main à grande eau dans un seau, puis elles me
+l'ont fait tremper dans de l'eau salée, longtemps, longtemps; elles
+m'ont fait faire cela tous les matins et tous les soirs, pendant une
+semaine, et m'ont fait manger, tous les jours, deux pincées de sel et de
+l'ail.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg embrassa Marguerite avec une vive émotion, et courut
+chercher Mme de Fleurville pour avoir des renseignements plus précis.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville confirma le récit de la petite et rassura Mme de
+Rosbourg sur les suites de cette morsure.</p>
+
+<p>«Marguerite ne court plus aucun danger, chère amie, soyez-en sûre; l'eau
+est le remède infaillible pour les morsures des bêtes enragées; l'eau
+salée est bien meilleure encore. Soyez bien certaine qu'elle est
+sauvée.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg embrassa tendrement Mme de <span class="pagenum"><a name="Page_40" id="Page_40">40</a></span> Fleurville; elle exprima
+toute la reconnaissance que lui inspiraient la tendresse et les soins de
+Camille et de Madeleine, et se promit tout bas de la leur témoigner à la
+première occasion.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch7" id="ch7"></a>VII</h2>
+
+<h3>CAMILLE PUNIE</h3>
+
+<p>Il y avait à une lieue du château de Fleurville une petite fille âgée de
+six ans, qui s'appelait Sophie. A quatre ans, elle avait perdu sa mère
+dans un naufrage; son père se remaria et mourut aussi peu de temps
+après. Sophie resta avec sa belle-mère, Mme Fichini; elle était revenue
+habiter une terre qui avait appartenu à M. de Réan, père de Sophie. Il
+avait pris plus tard le nom de Fichini, que lui avait légué, avec une
+fortune considérable, un ami mort en Amérique; Mme Fichini et Sophie
+venaient quelquefois chez Mme de Fleurville. Nous allons voir si Sophie
+était aussi bonne que Camille et Madeleine.</p>
+
+<p>Un jour que les petites s&oelig;urs et Marguerite sortaient pour aller se
+promener, on entendit le roulement d'une voiture, et, bientôt après, une
+brillante calèche s'arrêta devant le perron du château; Mme Fichini et
+Sophie en descendirent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_41" id="Page_41">41</a></span></p>
+
+<p>«Bonjour, Sophie, dirent Camille et Madeleine; nous sommes bien
+contentes de te voir; bonjour, madame, ajoutèrent-elles en faisant une
+petite révérence.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mes petites; je vais au salon voir votre maman. Ne vous
+dérangez pas de votre promenade; Sophie vous accompagnera. Et vous,
+mademoiselle, ajouta-t-elle en s'adressant à Sophie d'une voix dure et
+d'un air sévère, soyez sage, sans quoi vous aurez le fouet au retour.»</p>
+
+<p>Sophie n'osa pas répliquer; elle baissa les yeux. Mme Fichini s'approcha
+d'elle les yeux étincelants:</p>
+
+<p>«Vous n'avez pas de langue pour répondre, petite impertinente!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, maman», s'empressa de répondre Sophie.</p>
+
+<p>Mme Fichini jeta sur elle un regard de colère, lui tourna le dos et
+entra au salon.</p>
+
+<p>Camille et Madeleine étaient restées stupéfaites.</p>
+
+<p>Marguerite s'était cachée derrière une caisse d'oranger. Quand Mme
+Fichini eut fermé la porte du salon, Sophie leva lentement la tête,
+s'approcha de Camille et de Marguerite, et dit tout bas:</p>
+
+<p>«Sortons; n'allons pas au salon: ma belle-mère y est.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi ta belle-mère t'a-t-elle grondée, Sophie? Qu'est-ce que tu as
+fait?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_42" id="Page_42">42</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Rien du tout. Elle est toujours comme cela.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Allons dans notre jardin, où nous serons bien tranquilles. Marguerite,
+viens avec nous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>apercevant Marguerite</i>.</p>
+
+<p>Ah! qu'est-ce que c'est que cette petite? je ne l'ai pas encore vue.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>«C'est notre petite amie, et une bonne petite fille; tu ne l'as pas
+encore vue, parce qu'elle était malade quand nous avons été te voir et
+qu'elle n'a pu venir avec nous; j'espère, Sophie, que tu l'aimeras. Elle
+s'appelle Marguerite.»</p>
+
+<p>Madeleine raconta à Sophie comment elles avaient fait connaissance avec
+Mme de Rosbourg. Sophie embrassa Marguerite, et toutes quatre coururent
+au jardin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Les belles fleurs! Mais elles sont bien plus belles que les miennes. Où
+avez-vous eu ces magnifiques &oelig;illets, ces beaux géraniums et ces
+charmants rosiers? Quelle délicieuse odeur!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>C'est Mme de Rosbourg qui nous a donné tout cela.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Prenez garde, Sophie: vous écrasez un beau fraisier; reculez-vous.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_43" id="Page_43">43</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Laissez-moi donc. Je veux sentir les roses.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais vous écrasez les fraises de Camille. Il ne faut pas écraser les
+fraises de Camille.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et moi, je te dis de me laisser tranquille, petite sotte.»</p>
+
+<p>Et, comme Marguerite cherchait à préserver les fraises en tenant la
+jambe de Sophie, celle-ci la poussa avec tant de colère et si rudement,
+que la pauvre Marguerite alla rouler à trois pas de là.</p>
+
+<p>Aussitôt que Camille vit Marguerite par terre, elle s'élança sur Sophie
+et lui appliqua un vigoureux soufflet.</p>
+
+<p>Sophie se mit à crier, Marguerite pleurait, Madeleine cherchait à les
+apaiser. Camille était toute rouge et toute honteuse. Au même instant
+parurent Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.</p>
+
+<p>Mme Fichini commença par donner un bon soufflet à Sophie, qui criait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>criant</i>.</p>
+
+<p>Cela m'en fait deux; cela m'en fait deux!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Deux quoi, petite sotte?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Deux soufflets qu'on m'a donnés.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_44" id="Page_44">44</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI</span>, <i>lui donnant encore un soufflet</i>.</p>
+
+<p>Tiens, voilà le second pour ne pas te faire mentir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Elle ne mentait pas, madame; c'est moi qui lui ai donné le premier.»</p>
+
+<p>Mme Fichini regarda Camille avec surprise.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Que dis-tu, Camille? Toi, si bonne, tu as donné un soufflet à Sophie,
+qui vient en visite chez toi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>les yeux baissés</i>.</p>
+
+<p>Oui, maman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>avec sévérité</i>.</p>
+
+<p>Et pourquoi t'es-tu laissé emporter à une pareille brutalité?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>avec hésitation</i>.</p>
+
+<p>Parce que, parce que.... (<i>Elle lève les yeux sur Sophie, qui la regarde
+d'un air suppliant.</i>) Parce que Sophie écrasait mes fraises.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>avec feu</i>.</p>
+
+<p>Non, ce n'est pas cela, c'est pour me....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>lui mettant la main sur la bouche, avec vivacité</i>.</p>
+
+<p>Si fait, si fait; c'est pour mes fraises. (<i>Tout bas à Marguerite.</i>)
+Tais-toi, je t'en prie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>tout bas</i>.</p>
+
+<p>Je ne veux pas qu'on te croie méchante, quand c'est pour me défendre que
+tu t'es mise en colère.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_45" id="Page_45">45</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Je t'en supplie, ma petite Marguerite, tais-toi jusqu'après le départ de
+Mme Fichini.»</p>
+
+<p>Marguerite baisa la main de Camille et se tut.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville voyait bien qu'il s'était passé quelque chose qui
+avait excité la colère de Camille, toujours si douce; mais elle devinait
+qu'on ne voulait pas le raconter, par égard pour Sophie. Pourtant elle
+voulait donner satisfaction à Mme Fichini et punir Camille de cette
+vivacité inusitée; elle lui dit d'un air mécontent:</p>
+
+<p>«Montez dans votre chambre, mademoiselle; vous ne descendrez que pour
+dîner, et vous n'aurez ni dessert ni plat sucré.»</p>
+
+<p>Camille fondit en larmes et se disposa à obéir à sa maman; avant de se
+retirer, elle s'approcha de Sophie, et lui dit:</p>
+
+<p>«Pardonne-moi, Sophie; je ne recommencerai pas, je te le promets.»</p>
+
+<p>Sophie, qui au fond n'était pas méchante, embrassa Camille, et lui dit
+tout bas:</p>
+
+<p>«Merci, ma bonne Camille, de n'avoir pas dit que j'avais poussé
+Marguerite; ma belle-mère m'aurait fouettée jusqu'au sang.»</p>
+
+<p>Camille lui serra la main et se dirigea en pleurant vers la maison.
+Madeleine et Marguerite pleuraient à chaudes larmes de voir pleurer
+Camille. Marguerite avait bien envie d'excuser Camille en racontant ce
+qui s'était passé; mais elle se souvint <span class="pagenum"><a name="Page_46" id="Page_46">46</a></span> que Camille l'avait priée
+de n'en pas parler.</p>
+
+<p>«Méchante Sophie, se disait-elle, c'est elle qui est cause du chagrin de
+ma pauvre Camille. Je la déteste.»</p>
+
+<p>Mme Fichini remonta en voiture avec Sophie, qu'on entendit crier
+quelques instants après; on supposa que sa belle-mère la battait; on ne
+se trompait pas: car, à peine en voiture, Mme Fichini s'était mise à
+gronder Sophie, et, pour terminer sa morale, elle lui avait tiré
+fortement les cheveux.</p>
+
+<p>A peine furent-elles parties, que Madeleine et Marguerite racontèrent à
+Mme de Fleurville comment et pourquoi Camille s'était emportée contre
+Sophie.</p>
+
+<p>«Cette explication diminue beaucoup sa faute, mes enfants, mais elle a
+été très coupable de s'être laissée aller à une pareille colère. Je lui
+permets de sortir de sa chambre, pourtant elle n'aura ni dessert ni plat
+sucré.»</p>
+
+<p>Madeleine et Marguerite coururent chercher Camille, et lui dirent que sa
+punition se bornait à ne pas manger de dessert et de plat sucré. Camille
+soupira et resta bien triste.</p>
+
+<p>C'est qu'il faut bien avouer que la bonne, la charmante Camille avait un
+défaut: elle était un peu gourmande; elle aimait les bonnes choses, et
+surtout les fruits. Elle savait que justement ce jour-là on devait
+servir d'excellentes pêches et du <span class="pagenum"><a name="Page_47" id="Page_47">47</a></span> raisin que son oncle avait
+envoyés de Paris. Quelle privation de ne pas goûter à cet excellent
+dessert dont elle s'était fait une fête! Elle continuait donc d'avoir
+les yeux pleins de larmes.</p>
+
+<p>«Ma pauvre Camille, lui dit Madeleine, tu es donc bien triste de ne pas
+avoir de dessert?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap">CAMILLE</span>, <i>pleurant</i>.</p>
+
+<p>Cela me fait de la peine de voir tout le monde manger le beau raisin et
+les belles pêches que mon oncle a envoyés, et de ne pas même y goûter.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, ma chère Camille, je n'en mangerai pas non plus, ni de plat
+sucré: cela te consolera un peu.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Non, ma chère Madeleine, je ne veux pas que tu te prives pour moi; tu en
+mangeras, je t'en prie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Non, non, Camille, j'y suis décidée. Je n'aurais aucun plaisir à manger
+de bonnes choses dont tu serais privée.»</p>
+
+<p>Camille se jeta dans les bras de Madeleine; elles s'embrassèrent vingt
+fois avec la plus vive tendresse. Madeleine demanda à Camille de ne
+parler à personne de sa résolution.</p>
+
+<p>«Si maman le savait, dit-elle, ou bien elle me forcerait d'en manger, ou
+bien j'aurais l'air de vouloir la forcer à te pardonner.»</p>
+
+<p>Camille lui promit de n'en pas parler pendant le <span class="pagenum"><a name="Page_48" id="Page_48">48</a></span> dîner: mais elle
+résolut de raconter ensuite la généreuse privation que s'était imposée
+sa bonne <ins class="correction" title="petit">petite</ins> s&oelig;ur: car Madeleine avait d'autant plus de mérite
+qu'elle était, comme Camille, un peu gourmande.</p>
+
+<p>L'heure du dîner vint; les enfants étaient tristes tous les trois. Le
+plat sucré se trouva être des croquettes de riz, que Madeleine aimait
+extrêmement.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Madeleine, donne-moi ton assiette, que je te serve des croquettes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Merci, maman, je n'en mangerai pas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Comment! tu n'en mangeras pas, toi qui les aimes tant!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Je n'ai plus faim, maman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Tu m'as demandé tout à l'heure des pommes de terre, et je t'en ai refusé
+parce que je pensais aux croquettes de riz, que tu aimes mieux que tout
+autre plat sucré.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE</span>, <i>embarrassée et rougissante</i>.</p>
+
+<p>J'avais encore un peu faim, maman, mais je n'ai plus faim du tout.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville regarde d'un air surpris Madeleine, rouge et confuse;
+elle regarde Camille, <span class="pagenum"><a name="Page_49" id="Page_49">49</a></span> qui rougit aussi et qui s'agite, dans la
+crainte que Madeleine ne paraisse capricieuse et ne soit grondée.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville se doute qu'il y a quelque chose qu'on lui cache, et
+n'insiste plus.</p>
+
+<p>Le dessert arrive; on apporte une superbe corbeille de pêches et une
+corbeille de raisin; les yeux de Camille se remplissent de larmes; elle
+pense avec chagrin que c'est pour elle que sa s&oelig;ur se prive de si
+bonnes choses. Madeleine soupire en jetant sur les deux corbeilles des
+regards d'envie.</p>
+
+<p>«Veux-tu commencer par le raisin ou par une pêche, Madeleine? demanda
+Mme de Fleurville.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, maman, je ne mangerai pas de dessert.</p>
+
+<p>&mdash;Mange au moins une grappe de raisin, dit Mme de Fleurville de plus en
+plus surprise; il est excellent.</p>
+
+<p>&mdash;Non, maman, répondit Madeleine qui se sentait faiblir à la vue de ces
+beaux fruits dont elle respirait le parfum; je suis fatiguée, je
+voudrais me coucher.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas souffrante, chère petite? lui demanda sa mère avec
+inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Non, maman, je me porte très bien; seulement je voudrais me coucher.»</p>
+
+<p>Et Madeleine, se levant, alla dire adieu à sa maman et à Mme de
+Rosbourg; elle allait embrasser Camille, quand celle-ci demanda d'une
+voix tremblante à Mme de Fleurville la permission de suivre <span class="pagenum"><a name="Page_50" id="Page_50">50</a></span>
+Madeleine. Mme de Fleurville, qui avait pitié de son agitation, le lui
+permit. Les deux s&oelig;urs partirent ensemble.</p>
+
+<p>Cinq minutes après, tout le monde sortit de table; on trouva dans le
+salon Camille et Madeleine s'embrassant et se serrant dans les bras
+l'une de l'autre. Madeleine quitta enfin Camille et monta pour se
+coucher.</p>
+
+<p>Camille était restée au milieu du salon, suivant des yeux Madeleine et
+répétant:</p>
+
+<p>«Cette bonne Madeleine! comme je l'aime! comme elle est bonne!</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi donc, Camille, demanda Mme de Fleurville, ce qui passe par la
+tête de Madeleine. Elle refuse le plat sucré, elle refuse le dessert, et
+elle va se coucher une heure plus tôt qu'à l'ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous saviez, ma chère maman, comme Madeleine m'aime et comme elle
+est bonne! Elle a fait tout cela pour me consoler, pour être privée
+comme moi; et elle est allée se coucher parce qu'elle avait peur de ne
+pouvoir résister au raisin, qui était si beau et qu'elle aime tant!</p>
+
+<p>&mdash;Viens la voir avec moi, Camille; allons l'embrasser!» s'écria Mme de
+Fleurville.</p>
+
+<p>Avant de quitter le salon, elle alla dire quelques mots à l'oreille de
+Mme de Rosbourg, qui passa immédiatement dans la salle à manger.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville et Camille montèrent chez <span class="pagenum"><a name="Page_51" id="Page_51">51</a></span> Madeleine qui venait de
+se coucher; ses grands yeux bleus étaient fixés sur un portrait de
+Camille, auquel elle souriait.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville s'approcha de son lit, la serra tendrement dans ses
+bras et lui dit:</p>
+
+<p>«Ma chère petite, ta générosité a racheté la faute de ta s&oelig;ur et
+effacé la punition. Je lui pardonne à cause de toi, et vous allez toutes
+deux manger des croquettes, du raisin et des pêches que j'ai fait
+apporter.»</p>
+
+<p>Au même moment, Élisa la bonne entra, apportant des croquettes de riz
+sur une assiette, du raisin et des pêches sur une autre. Tout le monde
+s'embrassa, Mme de Fleurville descendit pour rejoindre Mme de Rosbourg.
+Camille raconta à Élisa combien Madeleine avait été bonne; toutes deux
+donnèrent à Élisa une part de leur dessert, et après avoir bien causé,
+s'être bien embrassées, avoir fait leur prière de tout leur c&oelig;ur,
+Camille se déshabilla, et toutes deux s'endormirent pour rêver
+soufflets, gronderies, tendresse, pardon et raisin.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch8" id="ch8"></a>VIII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_52" id="Page_52">52</a></span></p>
+
+<h3>LES HÉRISSONS</h3>
+
+<p>Un jour, Camille et Madeleine lisaient hors de la maison, assises sur
+leurs petits pliants, lorsqu'elles virent accourir Marguerite.</p>
+
+<p>«Camille, Madeleine, leur cria-t-elle, venez vite voir des hérissons
+qu'on a attrapés; il y en a quatre, la mère et les trois petits.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine se levèrent promptement et coururent voir les
+hérissons, qu'on avait mis dans un panier.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Mais on ne voit rien que des boules piquantes; ils n'ont ni tête ni
+pattes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Je crois qu'ils se sont roulés en boule, et que leurs têtes et leurs
+pattes sont cachées.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Nous allons bien voir; je vais les faire sortir du panier.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Mais ils te piqueront; comment les prendras-tu?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_53" id="Page_53">53</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Tu vas voir.</p>
+
+<p>Camille prend le panier, le renverse: les hérissons se trouvent par
+terre. Au bout de quelques secondes, un des petits hérissons se déroule,
+sort sa tête, puis ses pattes; les autres petits font de même et
+commencent à marcher, à la grande joie des petites filles, qui restaient
+immobiles pour ne pas les effrayer. Enfin la mère commença aussi à se
+dérouler lentement et avança un peu la tête. Quand elle aperçut les
+trois enfants, elle resta quelques instants indécise; puis, voyant que
+personne ne bougeait, elle s'allongea tout à fait, poussa un cri en
+appelant ses petits et se mit à trottiner pour se sauver.</p>
+
+<p>«Les hérissons se sauvent! s'écria Marguerite; les voilà qui courent
+tous du côté du bois.»</p>
+
+<p>Au même moment le garde accourut.</p>
+
+<p>«Eh! eh! dit-il, mes pelotes qui se sont déroulées! Il ne fallait pas
+les lâcher, mesdemoiselles; je vais avoir du mal à les rattraper.»</p>
+
+<p>Et le garde courut après les hérissons, qui allaient presque aussi vite
+que lui; déjà ils avaient gagné la lisière du bois; la mère pressait et
+poussait ses petits. Ils n'étaient plus qu'à un pas d'un vieux chêne
+creux dans lequel ils devaient trouver un refuge assuré; le garde était
+encore à sept ou huit pas en arrière, ils avaient le temps de se
+soustraire au danger qui les menaçait, lorsqu'une <span class="pagenum"><a name="Page_54" id="Page_54">54</a></span> détonation se fit
+entendre. La mère roula morte à l'entrée du chêne creux; les petits,
+voyant leur mère arrêtée, s'arrêtèrent également.</p>
+
+<p>Le garde, qui avait tiré son coup de fusil sur la mère, se précipita sur
+les petits et les jeta dans son carnier.</p>
+
+<p>Camille, Madeleine et Marguerite accoururent.</p>
+
+<p>«Pourquoi avez-vous tué cette pauvre bête, méchant Nicaise? dit Camille
+avec indignation.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Les pauvres petits vont mourir de faim à présent.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">NICAISE.</span></p>
+
+<p>Pour cela non, mademoiselle; ce n'est pas de faim qu'ils vont mourir: je
+vais les tuer.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>joignant les mains</i>.</p>
+
+<p>Oh! pauvres petits! ne les tuez pas, je vous en prie, Nicaise.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">NICAISE.</span></p>
+
+<p>Ah! il faut bien les faire mourir, mademoiselle; c'est mauvais, le
+hérisson: ça détruit les petits lapins, les petits perdreaux.
+D'ailleurs, ils sont trop jeunes; ils ne vivraient pas sans leur mère.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Viens, Madeleine; viens, Marguerite; allons demander à maman de sauver
+ces malheureuses petites bêtes.»</p>
+
+<p>Toutes trois coururent au salon, où travaillaient Mme de Fleurville et
+Mme de Rosbourg.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_55" id="Page_55">55</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LES TROIS PETITES ENSEMBLE.</span></p>
+
+<p>Maman, maman, madame, les pauvres hérissons! ce méchant Nicaise va les
+tuer! La pauvre mère est morte! Il faut les sauver, vite, vite!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Qui? Qu'est-ce? Qui tuer? Qui sauver? Pourquoi «méchant Nicaise»?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LES TROIS PETITES ENSEMBLE.</span></p>
+
+<p>Il faut aller vite. C'est Nicaise. Il ne nous écoute pas. Ces pauvres
+petits!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Vous parlez toutes trois à la fois, mes chères enfants; nous ne
+comprenons pas ce que vous demandez. Madeleine, parle seule, toi qui es
+moins agitée et moins essoufflée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>C'est Nicaise qui a tué une mère hérisson; il y a trois petits, il veut
+les tuer aussi; il dit que les hérissons sont mauvais, qu'ils tuent les
+petits lapins.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Et je crois qu'il ment; ils ne mangent que de mauvaises bêtes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Et pourquoi mentirait-il, Camille?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Parce qu'il veut tuer ces pauvres petits, maman.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_56" id="Page_56">56</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Tu le crois donc bien méchant? Pour avoir le plaisir de tuer de pauvres
+petites bêtes inoffensives, il inventerait contre elles des calomnies!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>C'est vrai, maman, j'ai tort; mais si vous pouviez sauver ces petits
+hérissons? Ils sont si gentils!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG</span>, <i>souriant</i>.</p>
+
+<p>Des hérissons gentils? c'est une rareté. Mais, chère amie, nous
+pourrions aller voir ce qu'il en est et s'il y a moyen de laisser vivre
+ces pauvres orphelins.»</p>
+
+<p>Ces dames et les trois petites filles sortirent et se dirigèrent vers le
+bois où on avait laissé le garde et les hérissons.</p>
+
+<p>Plus de garde, plus de hérissons, ni morts ni vivants. Tout avait
+disparu.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>O mon Dieu! ces pauvres hérissons! je suis sûre que Nicaise les a tués.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Nous allons voir cela; allons jusque chez lui.»</p>
+
+<p>Les trois petites coururent en avant. Elles se précipitèrent avec
+impétuosité dans la maison du garde.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LES TROIS PETITES ENSEMBLE.</span></p>
+
+<p>Où sont les hérissons? Où les avez-vous mis, Nicaise?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_57" id="Page_57">57</a></span></p>
+
+<p>Le garde dînait avec sa femme. Il se leva lentement et répondit avec la
+même lenteur:</p>
+
+<p>«Je les ai jetés à l'eau, mesdemoiselles; ils sont dans la mare du
+potager.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LES TROIS PETITES ENSEMBLE.</span></p>
+
+<p>Comme c'est méchant! comme c'est vilain! Maman, maman, voilà Nicaise qui
+a jeté les petits hérissons dans la mare.»</p>
+
+<p>Mmes de Fleurville et de Rosbourg arrivaient à la porte.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Vous avez eu tort de ne pas attendre, Nicaise: mes petites désiraient
+garder ces hérissons.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">NICAISE.</span></p>
+
+<p>Pas possible, madame; ils auraient péri avant deux jours: ils étaient
+trop petits. D'ailleurs c'est une méchante race que le hérisson. Il faut
+la détruire.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville se retourna vers les petites, muettes et consternées.</p>
+
+<p>«Que faire, mes chères petites, sinon oublier ces hérissons? Nicaise a
+cru bien faire en les tuant; et, en vérité, qu'en auriez-vous fait?
+Comment les nourrir, les soigner?»</p>
+
+<p>Les petites trouvaient que Mme de Fleurville avait raison, mais ces
+hérissons leur faisaient pitié; elles ne répondirent rien et revinrent à
+la maison un peu abattues.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_58" id="Page_58">58</a></span></p>
+
+<p>Elles allaient reprendre leurs leçons, lorsque Sophie arriva sur un âne
+avec sa bonne.</p>
+
+<p>Mme Fichini faisait dire qu'elle viendrait dîner et qu'elle se
+débarrassait de Sophie en l'envoyant d'avance.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Bonjour, mes bonnes amies; bonjour, Marguerite! Eh bien, Marguerite, tu
+t'éloignes?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Vous avez fait punir l'autre jour ma chère Camille: je ne vous aime pas,
+mademoiselle.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Écoute, Marguerite, je méritais d'être punie pour m'être mise en colère:
+c'est très vilain de s'emporter.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>l'embrassant tendrement</i>.</p>
+
+<p>C'est pour moi, ma chère Camille, que tu t'es mise en colère. Tu es
+toujours si bonne! Jamais tu ne te fâches.»</p>
+
+<p>Sophie avait commencé par rougir de colère; mais le mouvement de
+tendresse de Marguerite arrêta ce mauvais sentiment; elle sentit ses
+torts, s'approcha de Camille et lui dit, les larmes aux yeux:</p>
+
+<p>«Camille, ma bonne Camille, Marguerite a raison: c'est moi qui suis la
+coupable, c'est moi qui ai eu le premier tort en répondant durement à la
+pauvre petite Marguerite, qui défendait tes fraises. C'est moi qui ai
+provoqué ta juste colère <span class="pagenum"><a name="Page_59" id="Page_59">59</a></span> en repoussant Marguerite et la jetant à
+terre; j'ai abusé de ma force, j'ai froissé tous tes bons et affectueux
+sentiments. Tu as bien fait de me donner un soufflet; je l'ai mérité,
+bien mérité. Et toi aussi, ma bonne petite Marguerite, pardonne-moi;
+sois généreuse comme Camille. Je sais que je suis méchante; mais,
+ajouta-t-elle en fondant en larmes, je suis si malheureuse!»</p>
+
+<p>A ces mots, Camille, Madeleine, Marguerite se précipitèrent vers Sophie,
+l'embrassèrent, la serrèrent dans leurs bras.</p>
+
+<p>«Ma pauvre Sophie, disaient-elles toutes trois, ne pleure pas, nous
+t'aimons bien; viens nous voir souvent, nous tâcherons de te distraire.»</p>
+
+<p>Sophie sécha ses larmes et essuya ses yeux.</p>
+
+<p>«Merci, mille fois merci, mes chères amies; je tâcherai de vous imiter,
+de devenir bonne comme vous. Ah! si j'avais comme vous une maman douce
+et bonne, je serais meilleure! Mais j'ai si peur de ma belle-mère! elle
+ne me dit pas ce que je dois faire, mais elle me bat toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Sophie! dit Marguerite. Je suis bien fâchée de t'avoir
+détestée.</p>
+
+<p>&mdash;Non, tu avais raison, Marguerite, parce que j'ai été vraiment
+détestable le jour où je suis venue.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine demandèrent à Sophie de leur permettre d'achever un
+devoir de calcul et de géographie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_60" id="Page_60">60</a></span></p>
+
+<p>«Dans une demi-heure nous aurons fini et nous irons vous rejoindre au
+jardin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Veux-tu venir avec moi, Sophie? je n'ai pas de devoir à faire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Très volontiers; nous allons courir dehors.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je vais te raconter ce qui est arrivé ce matin à trois pauvres petits
+hérissons et à leur maman.»</p>
+
+<p>Et, tout en marchant, Marguerite raconta toute la scène du matin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et où les a-t-on jetés, ces hérissons?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Dans la mare du potager.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Allons les voir; ce sera très amusant.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais il ne faut pas trop approcher de l'eau: maman l'a défendu.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Non, non; nous regarderons de loin.»</p>
+
+<p>Elles coururent vers la mare, et, comme elles ne voyaient rien, elles
+approchèrent un peu.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>En voilà un, en voilà un! je le vois; il n'est pas mort, il se débat.
+Approche, approche; vois-tu?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_61" id="Page_61">61</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Oui, je le vois! Pauvre petit, comme il se débat! les autres sont morts.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Si nous l'enfoncions dans l'eau avec un bâton pour qu'il meure plus
+vite? Il souffre, ce pauvre malheureux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Tu as raison. Pauvre bête! le voici tout près de nous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Voilà un grand bâton; donne-lui un coup sur la tête, il enfoncera.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Non, je ne veux pas achever de tuer ce pauvre petit hérisson; et puis,
+maman ne veut pas que j'approche de la mare.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Parce que je pourrais glisser et tomber dedans.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Quelle idée! Il n'y a pas le moindre danger.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>C'est égal! il ne faut pas désobéir à maman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, à moi on n'a rien défendu; ainsi je vais tâcher d'enfoncer ce
+petit hérisson.»</p>
+
+<p>Et Sophie, s'avançant avec précaution vers le <span class="pagenum"><a name="Page_62" id="Page_62">62</a></span> bord de la mare,
+allongea le bras et donna un grand coup au hérisson, avec la longue
+baguette qu'elle tenait à la main. Le pauvre animal disparut un instant,
+puis revint sur l'eau, où il continua à se débattre. Sophie courut vers
+l'endroit où il avait reparu, et le frappa d'un second coup de sa
+baguette. Mais, pour l'atteindre, il lui avait fallu allonger beaucoup
+le bras; au moment où la baguette retombait, le poids de son corps
+l'entraînant, Sophie tomba dans l'eau; elle poussa un cri désespéré et
+disparut.</p>
+
+<p>Marguerite s'élança pour secourir Sophie, aperçut sa main qui s'était
+accrochée à une touffe de genêt, la saisit, la tira à elle, parvint à
+faire sortir de l'eau le haut du corps de la malheureuse Sophie, et lui
+présenta l'autre main pour achever de la retirer.</p>
+
+<p>Pendant quelques secondes elle lutta contre le poids trop lourd qui
+l'entraînait elle-même dans la mare; enfin ses forces trahirent son
+courage, et la pauvre petite Marguerite se sentit tomber avec Sophie.</p>
+
+<p>La courageuse enfant ne perdit <ins class="correction" title="«pas» a été ajouté">pas</ins> la tête, malgré l'imminence du danger;
+elle se souvint d'avoir entendu dire à Mme de Fleurville que, lorsqu'on
+arrivait au fond de l'eau, il fallait, pour remonter à la surface,
+frapper le sol du pied; aussitôt qu'elle sentit le fond, elle donna un
+fort coup de pied, remonta immédiatement au-dessus de <span class="pagenum"><a name="Page_63" id="Page_63">63</a></span> l'eau, saisit
+un poteau qui se trouva à portée de ses mains, et réussit, avec cet
+appui, à sortir de la mare.</p>
+
+<p>N'apercevant plus Sophie, elle courut toute ruisselante d'eau vers la
+maison en criant: «Au secours, au secours!» Des faucheurs et des
+faneuses qui travaillaient près de là accoururent à ses cris.</p>
+
+<p>«Sauvez Sophie, sauvez Sophie! elle est dans la mare! criait Marguerite.</p>
+
+<p>&mdash;Mlle Marguerite est tombée dans l'eau, criaient les bonnes femmes; au
+secours!</p>
+
+<p>&mdash;Sophie se noie, Sophie se noie, sanglotait Marguerite désolée; allez
+vite à son secours.»</p>
+
+<p>Une des faneuses, plus intelligente que les autres, courut à la mare,
+aperçut la robe blanche de Sophie qui apparaissait un peu à la surface
+de l'eau, y plongea un long crochet qui servait à charger le foin,
+accrocha la robe, la tira vers le bord, allongea le bras, saisit la
+petite fille par la taille, et l'enleva non sans peine.</p>
+
+<p>Pendant que la bonne femme sauvait l'enfant, Marguerite, oubliant le
+danger qu'elle avait couru elle-même, et ne pensant qu'à celui de
+Sophie, pleurait à chaudes larmes et suppliait qu'on ne s'occupât pas
+d'elle et qu'on retournât à la mare.</p>
+
+<p>Camille, Madeleine, qui accoururent au bruit, augmentèrent le tumulte en
+criant et pleurant avec Marguerite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_64" id="Page_64">64</a></span></p>
+
+<p>Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, entendant une rumeur
+extraordinaire, arrivèrent précipitamment et poussèrent toutes deux un
+cri de terreur à la vue de Marguerite, dont les cheveux et les vêtements
+ruisselaient.</p>
+
+<p>«Mon enfant, mon enfant! s'écria Mme de Rosbourg. Que t'est-il donc
+arrivé? Pourquoi ces cris?</p>
+
+<p>&mdash;Maman, ma chère maman, Sophie se noie, Sophie est tombée dans la
+mare!»</p>
+
+<p>A ces mots, Mme de Fleurville se précipita vers la mare, suivie du garde
+et des domestiques. Elle ne tarda pas à rencontrer la faneuse avec
+Sophie dans ses bras, qui, elle aussi, pleurait à chaudes larmes.</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg, voyant l'agitation, le désespoir de Marguerite, ne
+comprenant pas bien ce qui la désolait ainsi, et sentant la nécessité de
+la calmer, lui dit avec assurance:</p>
+
+<p>«Sophie est sauvée, chère enfant; elle va très bien, calme-toi, je t'en
+conjure.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qui l'a sauvée? je n'ai vu personne.</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde y a couru pendant que tu revenais.»</p>
+
+<p>Cette assurance calma Marguerite; elle se laissa emporter sans
+résistance.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p65" id="image_p65"></a><span class="pagenum"><a name="Page_65" id="Page_65">65</a></span>
+<img src="images/page-065.jpg" alt="" title="" width="400" height="251" />
+<p class="caption">Elle accrocha la robe et la tira vers le bord. (<a href="#Page_63">Page 63</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-065.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p>Quand elle fut bien essuyée, séchée et rhabillée, sa maman lui demanda
+ce qui était arrivé. Marguerite lui raconta tout, mais en atténuant ce
+<span class="pagenum"><a name="Page_67" id="Page_67">67</a></span> qu'elle sentait être mauvais dans l'insistance de Sophie à faire
+périr le pauvre hérisson et à approcher de la mare, malgré
+l'avertissement qu'elle avait reçu.</p>
+
+<p>«Tu vois, chère enfant, dit Mme de Rosbourg en l'embrassant mille fois,
+si j'avais raison de te défendre d'approcher de la mare. Tu as agi comme
+une petite fille sage, courageuse et généreuse.... Allons voir ce que
+devient Sophie.»</p>
+
+<p>Sophie avait été emportée par Mme de Fleurville et Élisa chez Camille et
+Madeleine, qui l'accompagnaient. On l'avait également déshabillée,
+essuyée, frictionnée, et on lui passait une chemise de Camille, quand la
+porte s'ouvrit violemment et Mme Fichini entra.</p>
+
+<p>Sophie devint rouge comme une cerise; l'apparition furieuse et
+inattendue de Mme Fichini avait stupéfié tout le monde.</p>
+
+<p>«Qu'est-ce que j'apprends, mademoiselle? vous avez sali, perdu votre
+jolie robe en vous laissant sottement tomber dans la mare! Attendez,
+j'apporte de quoi vous rendre plus soigneuse à l'avenir.»</p>
+
+<p>Et, avant que personne eût eu le temps de s'y opposer, elle tira de
+dessous son châle une forte verge, s'élança sur Sophie et la fouetta à
+coups redoublés, malgré les cris de la pauvre petite, les pleurs et les
+supplications de Camille et de Madeleine, et les remontrances de Mme de
+Fleurville et d'Élisa, indignées de tant de sévérité. Elle ne <span class="pagenum"><a name="Page_68" id="Page_68">68</a></span> cessa
+de frapper que lorsque la verge se brisa entre ses mains; alors elle en
+jeta les morceaux et sortit de la chambre. Mme de Fleurville la suivit
+pour lui exprimer son mécontentement d'une punition aussi injuste que
+barbare.</p>
+
+<p>«Croyez, chère dame, répondit Mme Fichini, que c'est le seul moyen
+d'élever des enfants; le fouet est le meilleur des maîtres. Pour moi, je
+n'en connais pas d'autres.»</p>
+
+<p>Si Mme de Fleurville n'eût écouté que son indignation, elle eût chassé
+de chez elle une si méchante femme; mais Sophie lui inspirait une pitié
+profonde: elle pensa que se brouiller avec la belle-mère, c'était priver
+la pauvre enfant de consolations et d'appui. Elle se fit donc violence
+et se borna à discuter avec Mme Fichini les inconvénients d'une
+répression trop sévère. Tous ces raisonnements échouèrent devant la
+sécheresse de c&oelig;ur et l'intelligence bornée de la mauvaise mère, et
+Mme de Fleurville se vit obligée de patienter et de subir son odieuse
+compagnie.</p>
+
+<p>Quand Mme de Rosbourg et Marguerite entrèrent chez Camille et Madeleine,
+elles furent surprises de les trouver toutes deux pleurant, et Sophie en
+chemise, criant, courant et sautant par excès de souffrance, le corps
+rayé et rougi par la verge dont les débris gisaient à terre.</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg et Marguerite restèrent immobiles d'étonnement.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p69" id="image_p69"></a><span class="pagenum"><a name="Page_69" id="Page_69">69</a></span>
+<img src="images/page-069.jpg" alt="" title="" width="400" height="256" />
+<p class="caption">Elle s'élança sur Sophie et la fouetta à coups redoublés.
+(<a href="#Page_67">Page 67</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-069.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_71" id="Page_71">71</a></span></p>
+
+<p>«Camille, Madeleine, pourquoi pleurez-vous? dit enfin Marguerite, prête
+elle-même à pleurer. Qu'a donc la pauvre Sophie et pourquoi est-elle
+couverte de raies rouges?</p>
+
+<p>&mdash;C'est sa méchante belle-mère qui l'a fouettée, chère Marguerite.
+Pauvre Sophie! pauvre Sophie!»</p>
+
+<p>Les trois petites entourèrent Sophie et parvinrent à la consoler à force
+de caresses et de paroles amicales. Pendant ce temps Élisa avait raconté
+à Mme de Rosbourg la froide cruauté de Mme Fichini, qui n'avait vu dans
+l'accident de sa fille qu'une robe salie, et qui avait puni ce manque de
+soin par une si cruelle flagellation. L'indignation de Mme de Rosbourg
+égala celle de Mme de Fleurville et d'Élisa; les mêmes motifs lui firent
+supporter la présence de Mme Fichini.</p>
+
+<p>Camille, Madeleine et Marguerite eurent besoin de faire de grands
+efforts pour être polies à table avec Mme Fichini. La pauvre Sophie
+n'osait ni parler ni lever les yeux; immédiatement après le dîner, les
+enfants allèrent jouer dehors. Quand Mme Fichini partit, elle promit
+d'envoyer souvent Sophie à Fleurville, comme le lui demandaient ces
+dames.</p>
+
+<p>«Puisque vous voulez bien recevoir cette mauvaise créature, dit-elle en
+jetant sur Sophie un regard de mépris, je serai enchantée de m'en
+débarrasser le plus souvent possible; elle est si méchante, <span class="pagenum"><a name="Page_72" id="Page_72">72</a></span> qu'elle
+gâte toutes mes parties de plaisir chez mes voisins. Au revoir, chères
+dames.... Montez en voiture, petite sotte!» ajouta-t-elle en donnant à
+Sophie une grande tape sur la tête.</p>
+
+<p>Quand la voiture fut partie, Camille et Madeleine, qui n'étaient pas
+revenues de leur consternation, ne voulurent pas aller jouer; elles
+rentrèrent au salon, où avec leur maman et avec Mme de Rosbourg elles
+causèrent de Sophie et des moyens de la tirer le plus souvent possible
+de la maison maternelle. Marguerite était couchée depuis longtemps;
+Camille et Madeleine finirent par se coucher aussi, en réfléchissant au
+malheur de Sophie et en remerciant le bon Dieu de leur avoir donné une
+si excellente mère.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch9" id="ch9"></a>IX</h2>
+
+<h3>POIRES VOLÉES</h3>
+
+<p>Quelques jours après l'aventure des hérissons, Mme de Fleurville avait à
+dîner quelques voisins, parmi lesquels elle avait engagé Mme Fichini et
+Sophie.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 280px;"><a name="image_p73" id="image_p73"></a><span class="pagenum"><a name="Page_73" id="Page_73">73</a></span>
+<img src="images/page-073.jpg" alt="" title="" width="280" height="400" />
+<p class="caption">Mme de Fleurville avait à dîner quelques voisins.</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-073.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p>Camille et Madeleine n'étaient jamais élégantes; leur toilette était
+simple et propre. Les jolis cheveux blonds et fins de Camille et les
+cheveux châtain <span class="pagenum"><a name="Page_75" id="Page_75">75</a></span> clair de Madeleine, doux comme de la soie, étaient
+partagés en deux touffes bien lissées, bien nattées et rattachées
+au-dessus de l'oreille par de petits peignes; lorsqu'on avait du monde à
+dîner, on y ajoutait un n&oelig;ud en velours noir. Leurs robes étaient en
+percale blanche tout unie; un pantalon à petits plis et des brodequins
+en peau complétaient cette simple toilette. Marguerite était habillée de
+même; seulement ses cheveux noirs, au lieu d'être relevés, tombaient en
+boucles sur son joli petit cou blanc et potelé. Toutes trois avaient le
+cou et les bras nus quand il faisait chaud; le jour dont nous parlons,
+la chaleur était étouffante.</p>
+
+<p>Quelques instants avant l'heure du dîner, Mme Fichini arriva avec une
+toilette d'une élégance ridicule pour la campagne. Sa robe de soie lilas
+clair était garnie de trois amples volants bordés de ruches, de
+dentelles, de velours; son corsage était également bariolé de mille
+enjolivures qui le rendaient aussi ridicule que sa jupe; l'ampleur de
+cette jupe était telle, que Sophie avait été reléguée sur le devant de
+la voiture, au fond de laquelle s'étalait majestueusement Mme Fichini et
+sa robe. La tête de Sophie paraissait seule au milieu de cet amas de
+volants qui la couvraient. La calèche était découverte; la société était
+sur le perron. Mme Fichini descendit triomphante, grasse, rouge,
+bourgeonnée. Ses yeux étincelaient d'orgueil <span class="pagenum"><a name="Page_76" id="Page_76">76</a></span> satisfait; elle
+croyait devoir être l'objet de l'admiration générale avec sa robe de
+mère Gigogne, ses gros bras nus, son petit chapeau à plumes de mille
+couleurs couvrant ses cheveux roux, et son cordon de diamants sur son
+front bourgeonné. Elle vit avec une satisfaction secrète les toilettes
+simples de toutes ces dames; Mmes de Fleurville et de Rosbourg avaient
+des robes de taffetas noir uni; aucune coiffure n'ornait leurs cheveux,
+relevés en simples bandeaux et nattés par derrière; les dames du
+voisinage étaient les unes en mousseline unie, les autres en soie
+légère; aucune n'avait ni volants, ni bijoux, ni coiffure
+extraordinaire. Mme Fichini ne se trompait pas en pensant à l'effet que
+ferait sa toilette; elle se trompa seulement sur la nature de l'effet
+qu'elle devait produire: au lieu d'être de l'admiration, ce fut une
+pitié moqueuse.</p>
+
+<p>«Me voici, chères dames, dit-elle en descendant de voiture et en
+montrant son gros pied chaussé de souliers de satin lilas pareil à la
+robe, et à bouffettes de dentelle; me voici avec Sophie comme saint Roch
+et son chien.»</p>
+
+<p>Sophie, masquée d'abord par la robe de sa belle-mère, apparut à son
+tour, mais dans une toilette bien différente: elle avait une robe de
+grosse percale faite comme une chemise, attachée à la taille avec un
+cordon blanc; elle tenait ses deux mains étalées sur son ventre.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p77" id="image_p77"></a><span class="pagenum"><a name="Page_77" id="Page_77">77</a></span>
+<img src="images/page-077.jpg" alt="" title="" width="400" height="264" />
+<p class="caption">«Me voici, chères dames» dit-elle en descendant de
+voiture.</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-077.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_79" id="Page_79">79</a></span></p>
+
+<p>«Faites la révérence, mademoiselle, lui dit Mme Fichini. Plus bas donc!
+A quoi sert le maître de danse que j'ai payé tout l'hiver dix francs la
+leçon et qui vous a appris à saluer, à marcher et à avoir de la grâce?
+Quelle tournure a cette sotte avec ses mains sur son ventre!</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, ma petite Sophie, dit Mme de Fleurville: va embrasser tes
+amies. Quelle belle toilette vous avez, madame! ajouta-t-elle pour
+détourner les pensées de Mme Fichini de sa belle-fille. Nous ne méritons
+pas de pareilles élégances, avec nos toilettes toutes simples.</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc, chère dame! vous valez bien la peine qu'on s'habille. Il
+faut bien user ses vieilles robes à la campagne.»</p>
+
+<p>Et Mme Fichini voulut prendre place sur un fauteuil, près de Mme de
+Rosbourg; mais la largeur de sa robe, la raideur de ses jupons
+repoussèrent le fauteuil au moment où elle s'asseyait, et l'élégante Mme
+Fichini tomba par terre....</p>
+
+<p>Un rire général salua cette chute, rendue ridicule par le ballonnement
+de tous les jupons, qui restèrent bouffants, faisant un énorme cerceau
+au-dessus de Mme Fichini, et laissant à découvert deux grosses jambes
+dont l'une gigotait avec emportement, tandis que l'autre restait
+immobile dans toute son ampleur.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville, voyant Mme Fichini étendue sur le plancher, comprima
+son envie de rire, <span class="pagenum"><a name="Page_80" id="Page_80">80</a></span> s'approcha d'elle et lui offrit son aide pour la
+relever; mais ses efforts furent impuissants, et il fallut que deux
+voisins, MM. de Vortel et de Plan, lui vinssent en aide.</p>
+
+<p>A trois, ils parvinrent à relever Mme Fichini; elle était rouge,
+furieuse, moins de sa chute que des rires excités par cet accident, et
+se plaignait d'une foulure à la jambe.</p>
+
+<p>Sophie se tint prudemment à l'écart, pendant que sa belle-mère recevait
+les soins de ces dames; quand le mouvement fut calmé et que tout fut
+rentré dans l'ordre, elle demanda tout bas à Camille de s'éloigner.</p>
+
+<p>«Pourquoi veux-tu t'en aller? dit Camille; nous allons dîner à
+l'instant.»</p>
+
+<p>Sophie, sans répondre, écarta un peu ses mains de son ventre, et
+découvrit une énorme tache de café au lait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>très bas</i>.</p>
+
+<p>Je voudrais laver cela.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Comment as-tu pu faire cette tache en voiture?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Ce n'est pas en voiture, c'est ce matin à déjeuner: j'ai renversé mon
+café sur moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Pourquoi n'as-tu pas changé de robe pour venir ici?</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p81" id="image_p81"></a><span class="pagenum"><a name="Page_81" id="Page_81">81</a></span>
+<img src="images/page-081.jpg" alt="" title="" width="400" height="250" />
+<p class="caption">Un rire général salua cette chute.... (<a href="#Page_79">Page 79</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-081.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_83" id="Page_83">83</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Maman ne veut pas; depuis que je suis tombée dans la mare, elle veut que
+j'aie des robes faites comme des chemises, et que je les porte pendant
+trois jours.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Ta bonne aurait dû au moins laver cette tache, et repasser ta robe.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>bas</i>.</p>
+
+<p>Maman le défend; ma bonne n'ose pas.»</p>
+
+<p>Camille appelle tout bas Madeleine et Marguerite; toutes quatre s'en
+vont. Elles courent dans leur chambre; Madeleine prend de l'eau,
+Marguerite du savon: elles lavent, elles frottent avec tant d'activité
+que la tache disparaît; mais la robe reste mouillée, et Sophie continue
+à y appliquer ses mains jusqu'à ce que tout soit sec. Elles rentrent
+toutes au salon au moment où l'on allait se mettre à table. Mme Fichini
+boite un peu; elle est enchantée de l'intérêt qu'elle croit inspirer, et
+ne fait pas attention à Sophie, qui en profite pour manger comme quatre.</p>
+
+<p>Après dîner, toute la société va se promener. On se dirige vers le
+potager; Mme de Fleurville fait admirer une poire d'espèce nouvelle,
+d'une grosseur et d'une saveur remarquables. Le poirier qui la
+produisait était tout jeune et n'en avait que quatre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_84" id="Page_84">84</a></span></p>
+
+<p>Tout le monde s'extasiait sur la grosseur extraordinaire de ces poires.</p>
+
+<p>«Je vous engage, mesdames et messieurs, à venir les manger dans huit
+jours; elles auront encore grossi et seront mûres à point», dit Mme de
+Fleurville.</p>
+
+<p>Chacun accepta l'invitation; on continua la revue des fruits et des
+fleurs.</p>
+
+<p>Sophie suivait avec Camille, Madeleine et Marguerite. Les belles poires
+la tentaient; elle aurait bien voulu les cueillir et les manger; mais
+comment faire? Tout le monde la verrait.... «Si je pouvais rester toute
+seule en arrière! se dit-elle. Mais comment pourrai-je éloigner Camille,
+Madeleine et Marguerite? Qu'elles sont ennuyeuses de ne jamais me
+laisser seule!»</p>
+
+<p>Tout en cherchant le moyen de rester seule derrière ses amies, elle
+sentit que sa jarretière tombait.</p>
+
+<p>«Bon! voilà un prétexte.»</p>
+
+<p>Et, s'arrêtant près du poirier tentateur, elle se mit à arranger sa
+jarretière, regardant du coin de l'&oelig;il si ses amies continuaient leur
+chemin.</p>
+
+<p>«Que fais-tu là? dit Camille en se retournant.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>J'arrange ma jarretière, qui est défaite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Veux-tu que je t'aide?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_85" id="Page_85">85</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Non, non, merci; j'aime mieux m'arranger moi-même.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Je vais t'attendre alors.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec impatience</i>.</p>
+
+<p>Mais non, va-t'en, je t'en supplie! tu me gênes.»</p>
+
+<p>Camille, surprise de l'irritation de Sophie, alla rejoindre Madeleine et
+Marguerite.</p>
+
+<p>Aussitôt qu'elle fut éloignée, Sophie allongea le bras, saisit une
+poire, la détacha et la mit dans sa poche. Une seconde fois elle étendit
+le bras, et, au moment où elle cueillait la seconde poire, Camille se
+retourna et vit Sophie retirer précipitamment sa main et cacher quelque
+chose sous sa robe.</p>
+
+<p>Camille, la sage, l'obéissante Camille, qui eût été incapable d'une si
+mauvaise action, ne se douta pas de celle que venait de commettre
+Sophie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Que fais-tu donc là, Sophie? Qu'est-ce que tu mets dans ta poche? et
+pourquoi es-tu si rouge?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec colère</i>.</p>
+
+<p>Je ne fais rien du tout, mademoiselle; je ne mets rien dans ma poche et
+je ne suis pas rouge du tout.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_86" id="Page_86">86</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>avec gaieté</i>.</p>
+
+<p>Pas rouge! Ah! vraiment oui, tu es rouge. Madeleine, Marguerite,
+regardez donc Sophie: elle dit qu'elle n'est pas rouge.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>pleurant</i>.</p>
+
+<p>Tu ne sais pas ce que tu dis; c'est pour me taquiner, pour me faire
+gronder que tu cries tant que tu peux que je suis rouge; je ne suis pas
+rouge du tout. C'est bien méchant à toi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>avec la plus grande surprise</i>.</p>
+
+<p>Sophie, ma pauvre Sophie, mais qu'as-tu donc? Je ne voulais certainement
+pas te taquiner, encore moins te faire gronder. Si je t'ai fait de la
+peine, pardonne-moi.»</p>
+
+<p>Et la bonne petite Camille courut à Sophie pour l'embrasser. En
+s'approchant, elle sentit quelque chose de dur et de gros qui la
+repoussait; elle baissa les yeux, vit l'énorme poche de Sophie, y porta
+involontairement la main, sentit les poires, regarda le poirier et
+comprit tout.</p>
+
+<p>«Ah! Sophie, Sophie! lui dit-elle d'un ton de reproche, comme c'est mal,
+ce que tu as fait!</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi tranquille, petite espionne, répondit Sophie avec
+emportement; je n'ai rien fait: tu n'as pas le droit de me gronder;
+laisse-moi, et ne t'avise pas de rapporter contre moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne rapporte jamais, Sophie. Je te laisse; je ne veux pas rester
+près de toi et de ta poche pleine de poires volées.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_87" id="Page_87">87</a></span></p>
+
+<p>La colère de Sophie fut alors à son comble; elle levait la main pour
+frapper Camille, lorsqu'elle réfléchit qu'une scène attirerait
+l'attention et qu'elle serait surprise avec les poires. Elle abaissa son
+bras levé, tourna le dos à Camille, et, s'échappant par une porte du
+potager, courut se cacher dans un massif pour manger les fruits dérobés.</p>
+
+<p>Camille resta immobile, regardant Sophie qui s'enfuyait; elle ne
+s'aperçut pas du retour de toute la société et de la surprise avec
+laquelle la regardaient sa maman, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.</p>
+
+<p>«Hélas! chère madame, s'écria Mme Fichini, deux de vos belles poires ont
+disparu!»</p>
+
+<p>Camille tressaillit et regarda le poirier, puis ces dames.</p>
+
+<p>«Sais-tu ce qu'elles sont devenues, Camille?» demanda Mme de Fleurville.</p>
+
+<p>Camille ne mentait jamais.</p>
+
+<p>«Oui, maman, je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as l'air d'une coupable. Ce n'est pas toi qui les as prises?</p>
+
+<p>&mdash;Oh non! maman.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors où sont-elles? Qui est-ce qui s'est permis de les
+cueillir?»</p>
+
+<p>Camille ne répondit pas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Réponds, ma petite Camille; puisque tu sais où elles sont, tu dois le
+dire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_88" id="Page_88">88</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>hésitant</i>.</p>
+
+<p>Je..., je... ne crois pas, madame,... je... ne dois pas dire....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI</span>, <i>riant aux éclats</i>.</p>
+
+<p>Ha, ha, ha! c'est comme Sophie, qui vole et mange mes fruits et qui ment
+ensuite. Ha, ha, ha! ce petit ange qui ne vaut pas mieux que mon démon!
+Ha, ha, ha! fouettez-la, chère madame, elle avouera.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>avec vivacité</i>.</p>
+
+<p>Non, madame, je ne fais pas comme Sophie; je ne vole pas, et je ne mens
+jamais!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Mais pourquoi, Camille, si tu sais ce que sont devenues ces poires, ne
+veux-tu pas le dire?»</p>
+
+<p>Camille baisse les yeux, rougit et répond tout bas: «Je ne peux pas».</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg avait une telle confiance dans la sincérité de Camille,
+qu'elle n'hésita pas à la croire innocente; elle soupçonna vaguement que
+Camille se taisait par générosité; elle le dit tout bas à Mme de
+Fleurville, qui regarda longuement sa fille, secoua la tête et s'éloigna
+avec Mme de Rosbourg et Mme Fichini. Cette dernière riait toujours d'un
+air moqueur. La pauvre Camille, restée seule, fondit en larmes.</p>
+
+<p>Elle sanglotait depuis quelques instants, lorsqu'elle s'entendit appeler
+par Madeleine, Sophie et Marguerite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_89" id="Page_89">89</a></span></p>
+
+<p>«Camille! Camille! où es-tu donc? nous te cherchons depuis un quart
+d'heure.»</p>
+
+<p>Camille sécha promptement ses larmes, mais elle ne put cacher la rougeur
+de ses yeux et le gonflement de son visage.</p>
+
+<p>«Camille, ma chère Camille, pourquoi pleures-tu? lui demanda Marguerite
+avec inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Je... ne pleure pas: seulement... j'ai..., j'ai... du chagrin.»</p>
+
+<p>Et, ne pouvant retenir ses pleurs, elle recommença à sangloter.
+Madeleine et Marguerite l'entourèrent de leurs bras et la couvrirent de
+baisers, en lui demandant avec instance de leur confier son chagrin.</p>
+
+<p>Aussitôt que Camille put parler, elle leur raconta qu'on la soupçonnait
+d'avoir mangé les belles poires que leur maman conservait si
+soigneusement. Sophie, qui était restée impassible jusqu'alors, rougit,
+se troubla, et demanda enfin d'une voix tremblante d'émotion: «Est-ce
+que tu n'as pas dit... que tu savais..., que tu connaissais....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oh non! je ne l'ai pas dit; je n'ai rien dit.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Comment! est-ce que tu sais qui a pris les poires?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>très bas</i>.</p>
+
+<p>Oui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_90" id="Page_90">90</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Et pourquoi ne l'as-tu pas dit?»</p>
+
+<p>Camille leva les yeux, regarda Sophie et ne répondit pas.</p>
+
+<p>Sophie se troublait de plus en plus; Madeleine et Marguerite
+s'étonnaient de l'embarras de Camille, de l'agitation de Sophie. Enfin
+Sophie, ne pouvant plus contenir son sincère repentir et sa
+reconnaissance envers la généreuse Camille, se jeta à genoux devant elle
+en sanglotant: «Pardon, oh! pardon, Camille, bonne Camille! J'ai été
+méchante, bien méchante; ne m'en veux pas.»</p>
+
+<p>Marguerite regardait Sophie d'un &oelig;il enflammé de colère; elle ne lui
+pardonnait pas d'avoir causé un si vif chagrin à sa chère Camille.</p>
+
+<p>«Méchante Sophie, s'écria-t-elle, tu ne viens ici que pour faire du mal;
+tu as fait punir un jour ma chère Camille, aujourd'hui tu la fais
+pleurer; je te déteste, et cette fois-ci c'est pour tout de bon: car,
+grâce à toi, tout le monde croit Camille gourmande, voleuse et
+menteuse.»</p>
+
+<p>Sophie tourna vers Marguerite son visage baigné de larmes et lui
+répondit avec douceur:</p>
+
+<p>«Tu me fais penser, Marguerite, que j'ai encore autre chose à faire qu'à
+demander pardon à Camille; je vais de ce pas, ajouta-t-elle en se
+levant, dire à ma belle-mère et à ces dames que c'est moi qui ai volé
+les poires, que c'est moi qui <span class="pagenum"><a name="Page_91" id="Page_91">91</a></span> dois subir une sévère punition; et
+que toi, bonne et généreuse Camille, tu ne mérites que des éloges et des
+récompenses.</p>
+
+<p>&mdash;Arrête, Sophie, s'écria Camille en la saisissant par le bras; et toi,
+Marguerite, rougis de ta dureté, sois touchée de son repentir.»</p>
+
+<p>Marguerite, après une lutte visible, s'approcha de Sophie et l'embrassa
+les larmes aux yeux. Sophie pleurait toujours et cherchait à dégager sa
+main de celle de Camille pour courir à la maison et tout avouer. Mais
+Camille la retint fortement et lui dit:</p>
+
+<p>«Écoute-moi, Sophie, tu as commis une faute, une très grande faute; mais
+tu l'as déjà réparée en partie par ton repentir. Fais-en l'aveu à maman
+et à Mme de Rosbourg; mais pourquoi le dire à ta belle-mère, qui est si
+sévère et qui te fouettera impitoyablement?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? pour qu'elle ne te croie plus coupable. Elle me fouettera,
+je le sais; mais ne l'aurai-je pas mérité?»</p>
+
+<p>A ce moment, Mme de Rosbourg sortit de la serre à laquelle étaient
+adossés les enfants et dont la porte était ouverte.</p>
+
+<p>«J'ai tout entendu, mes enfants, dit-elle; j'arrivais dans la serre au
+moment où vous accouriez près de Camille, et c'est moi qui me charge de
+toute l'affaire. Je raconterai à Mme de Fleurville la vérité; je la
+cacherai à Mme Fichini, à laquelle <span class="pagenum"><a name="Page_92" id="Page_92">92</a></span> je dirai seulement que
+l'innocence de Camille a été reconnue par l'aveu du coupable, que je me
+garderai bien de nommer. Ma petite Camille, ta conduite a été belle,
+généreuse, au-dessus de tout éloge. La tienne, Sophie, a été bien
+mauvaise au commencement, belle et noble à la fin; toi, Marguerite, tu
+as été trop sévère, ta tendresse pour Camille t'a rendue cruelle pour
+Sophie; et toi, Madeleine, tu as été bonne et sage. Maintenant, tâchons
+de tout oublier et de finir gaiement la journée. Je vous ai ménagé une
+surprise: on va tirer une loterie; il y a des lots pour chacune de
+vous.»</p>
+
+<p>Cette annonce dissipa tous les nuages; les visages reprirent un air
+radieux, et les quatre petites filles, après s'être embrassées,
+coururent au salon. On les attendait pour commencer.</p>
+
+<p>Sophie gagna un joli ménage et une papeterie;</p>
+
+<p>Camille, un joli bureau avec une boîte de couleurs, cent gravures à
+enluminer, et tout ce qui est nécessaire pour dessiner, peindre et
+écrire;</p>
+
+<p>Madeleine, quarante volumes de charmantes histoires et une jolie boîte à
+ouvrage avec tout ce qu'il fallait pour travailler;</p>
+
+<p>Marguerite, une charmante poupée en cire et un trousseau complet dans
+une jolie commode.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch10" id="ch10"></a>X</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_93" id="Page_93">93</a></span></p>
+
+<h3>LA POUPÉE MOUILLÉE</h3>
+
+<p>Après avoir bien joué, bien causé, pris des glaces et des gâteaux,
+Sophie partit avec sa belle-mère; Camille, Madeleine et Marguerite
+allèrent se coucher.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville embrassa mille fois Camille; Mme de Rosbourg lui avait
+raconté l'histoire des poires, et toutes deux avaient expliqué à Mme
+Fichini l'innocence de Camille sans faire soupçonner Sophie.</p>
+
+<p>Marguerite était enchantée de sa jolie poupée et de son trousseau. Dans
+le tiroir d'en haut de la commode, elle avait trouvé:</p>
+
+<p>1 chapeau rond en paille avec une petite plume
+blanche et des rubans de velours noir;</p>
+
+<p>1 capote en taffetas bleu avec des roses pompons;</p>
+
+<p>1 ombrelle verte à manche d'ivoire;</p>
+
+<p>6 paires de gants;</p>
+
+<p>4 paires de brodequins;</p>
+
+<p>2 écharpes en soie;</p>
+
+<p>1 manchon et une pèlerine en hermine.</p>
+
+<p>Dans le second tiroir:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_94" id="Page_94">94</a></span></p>
+
+<p>6 chemises de jour;</p>
+
+<p>6 chemises de nuit;</p>
+
+<p>6 pantalons;</p>
+
+<p>6 jupons festonnés et garnis de dentelle;</p>
+
+<p>6 paires de bas;</p>
+
+<p>6 mouchoirs;</p>
+
+<p>6 bonnets de nuit;</p>
+
+<p>6 cols;</p>
+
+<p>6 paires de manches;</p>
+
+<p>2 corsets;</p>
+
+<p>2 jupons de flanelle;</p>
+
+<p>6 serviettes de toilette;</p>
+
+<p>6 draps;</p>
+
+<p>6 taies d'oreiller;</p>
+
+<p>6 petits torchons;</p>
+
+<p>Un sac contenant des éponges, un démêloir, un peigne fin, une brosse à
+tête, une brosse à peignes.</p>
+
+<p>Dans le troisième tiroir étaient toutes les robes et les manteaux et
+mantelets; il y avait:</p>
+
+<p>1 robe en mérinos écossais;</p>
+
+<p>1 robe en popeline rose;</p>
+
+<p>1 robe en taffetas noir;</p>
+
+<p>1 robe en étoffe bleue;</p>
+
+<p>1 robe en mousseline blanche;</p>
+
+<p>1 robe en nankin;</p>
+
+<p>1 robe en velours noir;</p>
+
+<p>1 robe de chambre en taffetas lilas;</p>
+
+<p>1 casaque en drap gris;</p>
+
+<p>1 casaque en velours noir;</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_95" id="Page_95">95</a></span></p>
+
+<p>1 talma en soie noire;</p>
+
+<p>1 mantelet en velours gros bleu;</p>
+
+<p>1 mantelet en mousseline blanche brodée.</p>
+
+<p>Marguerite avait appelé Camille et Madeleine pour voir toutes ces belles
+choses; ce jour-là et les jours suivants elles employèrent leur temps à
+habiller, déshabiller, coucher et lever la poupée.</p>
+
+<p>Un après-midi Mme de Fleurville les appela:</p>
+
+<p>«Camille, Madeleine, Marguerite, mettez vos chapeaux; nous allons faire
+une promenade.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Allons vite avec maman! Marguerite, laisse ta poupée et courons.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Non, j'emporte ma poupée avec moi; je veux l'avoir toujours dans mes
+bras.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Si tu la laisses traîner, elle sera sale et chiffonnée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais je ne la laisserai pas traîner, puisque je la porterai dans mes
+bras.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>C'est bon, c'est bon; laissons-la faire, Madeleine; elle verra bien tout
+à l'heure qu'une poupée gêne pour courir.»</p>
+
+<p>Marguerite s'entêta à garder sa poupée, et toutes trois rejoignirent
+bientôt Mme de Fleurville.</p>
+
+<p>«Où allons-nous, maman? dit Camille.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_96" id="Page_96">96</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Au moulin de la forêt, mes enfants.»</p>
+
+<p>Marguerite fit une petite grimace, parce que le moulin était au bout
+d'une longue avenue et que la poupée était un peu lourde pour ses petits
+bras.</p>
+
+<p>Arrivée à la moitié du chemin, Mme de Fleurville, qui craignait que les
+enfants ne fussent fatigués, s'assit au pied d'un gros arbre, et leur
+dit de se reposer pendant qu'elle lirait; elle tira un livre de sa
+poche; Marguerite s'assit près d'elle, mais Camille et Madeleine, qui
+n'étaient pas fatiguées, couraient à droite, à gauche, cueillant des
+fleurs et des fraises.</p>
+
+<p>«Camille, Camille, s'écria Madeleine, viens vite; voici une grande place
+pleine de fraises.»</p>
+
+<p>Camille accourut et appela Marguerite.</p>
+
+<p>«Marguerite, Marguerite, viens aussi cueillir des fraises: elles sont
+mûres et excellentes.»</p>
+
+<p>Marguerite se dépêcha de rejoindre ses amies, qui déposaient leurs
+fraises dans de grandes feuilles de châtaignier. Elle se mit aussi à en
+cueillir; mais, gênée par sa poupée, elle ne pouvait à la fois les
+ramasser et les tenir dans sa main, où elles s'écrasaient à mesure
+qu'elle les cueillait.</p>
+
+<p>«Que faire, mon Dieu! de cette ennuyeuse poupée? se dit-elle tout bas;
+elle me gêne pour courir, pour cueillir et garder mes fraises. Si je la
+posais au pied de ce gros chêne?... il y a de la mousse; elle sera très
+bien.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_97" id="Page_97">97</a></span></p>
+
+<p>Elle assit la poupée au pied de l'arbre, sauta de joie d'en être
+débarrassée, et cueillit des fraises avec ardeur.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure, Mme de Fleurville leva les yeux, regarda le
+ciel qui se couvrait de nuages, mit son livre dans sa poche, se leva et
+appela les enfants.</p>
+
+<p>«Vite, vite, mes petites, retournons à la maison: voilà un orage qui
+s'approche; tâchons de rentrer avant que la pluie commence.»</p>
+
+<p>Les trois petites accoururent avec leurs fraises et en offrirent à Mme
+de Fleurville.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Nous n'avons pas le temps de nous régaler de fraises, mes enfants;
+emportez-les avec vous. Voyez comme le ciel devient noir; on entend déjà
+le tonnerre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Ah! mon Dieu! j'ai peur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>De quoi as-tu peur, Marguerite?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Du tonnerre. J'ai peur qu'il ne tombe sur moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>D'abord, quand le tonnerre tombe, c'est généralement sur les arbres ou
+sur les cheminées, qui sont plus élevés et présentent une pointe aux
+nuages: ensuite le tonnerre ne te ferait aucun mal quand <span class="pagenum"><a name="Page_98" id="Page_98">98</a></span> même il
+tomberait sur toi, parce que tu as un fichu de soie et des rubans de
+soie à ton chapeau.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Comment? la soie chasse le tonnerre?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Oui, le tonnerre ne touche jamais aux personnes qui ont sur elles
+quelque objet en soie. L'été dernier, un de mes amis qui demeure à
+Paris, rue de Varennes, revenait chez lui par un orage épouvantable; le
+tonnerre est tombé sur lui, a fondu sa montre, sa chaîne, les boucles de
+son gilet, les clefs qui étaient dans sa poche, les boutons d'or de son
+habit, sans lui faire aucun mal, sans même l'étourdir, parce qu'il avait
+une ceinture de soie qu'il porte pour se préserver de l'humidité.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Ah! que je suis contente de savoir cela! je n'aurai plus peur du
+tonnerre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Voilà le vent d'orage qui s'élève; courons vite, dans dix minutes la
+pluie tombera à torrents.</p>
+
+<p>Les trois enfants se mirent à courir.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville suivait en marchant très vite; mais elles avaient beau
+se dépêcher, l'orage marchait plus vite qu'elles, les gouttes
+commencèrent à tomber plus serrées, le vent soufflait avec violence; les
+enfants avaient relevé leurs jupons sur leurs têtes, elles riaient tout
+en courant; elles s'amusaient beaucoup de leurs jupons gonflés par le
+<span class="pagenum"><a name="Page_99" id="Page_99">99</a></span> vent, des larges gouttes qui les mouillaient, et elles espéraient
+bien recevoir tout l'orage avant d'arriver à la maison. Mais elles
+entraient dans le vestibule au moment où la grêle et la pluie
+commençaient à leur fouetter le visage et à les tremper.</p>
+
+<p>«Allez vite changer de souliers, de bas et de jupons, mes enfants», dit
+Mme de Fleurville.</p>
+
+<p>Et elle-même monta dans sa chambre pour ôter ses vêtements mouillés.</p>
+
+<p>Il fut impossible de sortir pendant tout le reste de la soirée; la pluie
+continua de tomber avec violence; les petites jouèrent à cache-cache
+dans la maison; Mmes de Fleurville et de Rosbourg jouèrent avec elles
+jusqu'à huit heures. Marguerite alla se coucher; Camille et Madeleine,
+fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre; elles lisaient
+attentivement: Camille, le <i>Robinson suisse</i>, Madeleine, les contes de
+Grimm, lorsque Marguerite accourut en chemise, nu-pieds, sanglotant et
+criant.</p>
+
+<p>Camille et Madeleine jetèrent leurs livres et se précipitèrent avec
+terreur vers Marguerite. Mmes de Fleurville et de Rosbourg s'étaient
+aussi levées précipitamment et interrogeaient Marguerite sur la cause de
+ses cris.</p>
+
+<p>Marguerite ne pouvait répondre; les larmes la suffoquaient. Mme de
+Rosbourg examina ses bras, ses jambes, son corps, et, s'étant assurée
+que la petite fille n'était pas blessée, elle s'inquiéta plus encore du
+désespoir de Marguerite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_100" id="Page_100">100</a></span></p>
+
+<p>Enfin elle put articuler: «Ma... poupée,... ma... poupée....</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il donc arrivé? demanda Mme de Rosbourg; Marguerite,...
+parle,... je t'en prie.</p>
+
+<p>&mdash;Ma... poupée.... Ma belle... poupée est restée... dans... la forêt...
+au pied... d'un arbre.... Ma poupée, ma pauvre poupée!»</p>
+
+<p>Et Marguerite recommença à sangloter de plus belle.</p>
+
+<p>«Ta poupée neuve dans la forêt! s'écria Mme de Rosbourg. Comment
+peut-elle être dans la forêt?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai emportée à la promenade et je l'ai assise sous un gros chêne,
+parce qu'elle me gênait pour cueillir des fraises; quand nous nous
+sommes sauvées à cause de l'orage, j'ai eu peur du tonnerre et je l'ai
+oubliée sous l'arbre.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être le chêne l'aura-t-il préservée de la pluie. Mais pourquoi
+l'as-tu emportée? Je t'ai toujours dit de ne pas emporter de poupée
+quand on va faire une promenade un peu longue.</p>
+
+<p>&mdash;Camille et Madeleine m'ont conseillé de la laisser, mais je n'ai pas
+voulu.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, ma chère Marguerite, comment le bon Dieu punit l'entêtement et
+la déraison; il a permis que tu oubliasses ta pauvre poupée, et tu auras
+jusqu'à demain l'inquiétude de la savoir peut-être trempée et gâtée,
+peut-être déchirée par les bêtes qui habitent la forêt, peut-être volée
+par quelque passant.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_101" id="Page_101">101</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, ma chère maman, dit Marguerite en joignant les mains,
+envoyez le domestique chercher ma poupée dans la forêt; je lui
+expliquerai si bien où elle est qu'il la trouvera tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! tu veux qu'un pauvre domestique s'en aille par une pluie
+battante dans une forêt noire, au risque de se rendre malade ou d'être
+attaqué par un loup? Je ne reconnais pas là ton bon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ma poupée, ma pauvre poupée, que va-t-elle devenir? Mon Dieu, mon
+Dieu! elle sera trempée, salie, perdue!</p>
+
+<p>&mdash;Chère enfant, je suis très peinée de ce qui t'arrive, quoique ce soit
+par ta faute; mais maintenant nous ne pouvons qu'attendre avec patience
+jusqu'à demain matin. Si le temps le permet, nous irons chercher ta
+malheureuse poupée.»</p>
+
+<p>Marguerite baissa la tête et s'en alla dans sa chambre en pleurant et en
+disant qu'elle ne dormirait pas de la nuit. Elle ne voulait pas se
+coucher, mais sa bonne la mit de force dans son lit; après avoir
+sangloté pendant quelques minutes, elle s'endormit et ne se réveilla que
+le lendemain matin.</p>
+
+<p>Il faisait un temps superbe: Marguerite sauta de son lit pour s'habiller
+et courir bien vite à la recherche de sa poupée.</p>
+
+<p>Quand elle fut lavée, coiffée et habillée, et qu'elle eut déjeuné, elle
+courut rejoindre ses amies et sa maman, qui étaient prêtes depuis
+longtemps et qui l'attendaient pour partir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_102" id="Page_102">102</a></span></p>
+
+<p>«Partons, s'écrièrent-elles toutes ensemble; partons vite, chère maman,
+nous voici toutes les trois.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, marchons d'un bon pas, et arrivons à l'arbre où la pauvre
+poupée a passé une si mauvaise nuit.»</p>
+
+<p>Tout le monde se mit en route; les mamans marchaient vite, vite; les
+petites filles couraient plutôt qu'elles ne marchaient, tant elles
+étaient impatientes d'arriver; aucune d'elles ne parlait, leur c&oelig;ur
+battait à mesure qu'elles approchaient.</p>
+
+<p>«Je vois le grand chêne au pied duquel elle doit être», dit Marguerite.</p>
+
+<p>Encore quelques minutes, et elles arrivèrent près de l'arbre. Pas de
+poupée; rien qui indiquât qu'elle aurait dû être là.</p>
+
+<p>Marguerite regardait ses amies d'un air consterné; Camille et Madeleine
+étaient désolées.</p>
+
+<p>«Mais, demanda Mme de Rosbourg, es-tu bien sûre de l'avoir laissée ici?</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûre, maman, bien sûre.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! en voici la preuve», dit Madeleine en ramassant dans une touffe
+d'herbes une petite pantoufle de satin bleu.</p>
+
+<p>Marguerite prit la pantoufle, la regarda, puis se mit à pleurer.
+Personne ne dit rien; les mamans reprirent le chemin de la maison, et
+les petites filles les suivirent tristement. Chacune se demandait:</p>
+
+<p>«Qu'est donc devenue cette poupée? Comment n'en est-il rien resté? La
+pluie pouvait l'avoir trempée <span class="pagenum"><a name="Page_103" id="Page_103">103</a></span> et salie, mais elle n'a pu la faire
+disparaître! Les loups ne mangent pas les poupées; ce n'est donc pas un
+loup qui l'a emportée.»</p>
+
+<p>Tout en réfléchissant et en se désolant, elles arrivèrent à la maison.
+Marguerite alla dans sa chambre, prit toutes les affaires de sa poupée
+perdue, les plia proprement et les remit dans les tiroirs de la commode,
+comme elle les avait trouvées; elle ferma les tiroirs, retira la clef et
+alla la porter à Camille.</p>
+
+<p>«Tiens, Camille, lui dit-elle, voici la clef de ma petite commode;
+mets-la, je te prie, dans ton bureau; puisque ma pauvre poupée est
+perdue, je veux garder ses affaires. Quand j'aurai assez d'argent, j'en
+achèterai une tout à fait pareille, à laquelle les robes et les chapeaux
+pourront aller.»</p>
+
+<p>Camille ne répondit pas, embrassa Marguerite, prit la clef et la serra
+dans un des tiroirs de son bureau, en disant: «Pauvre Marguerite!»</p>
+
+<p>Madeleine n'avait rien dit; elle souffrait du chagrin de Marguerite et
+ne savait comment la consoler. Tout à coup son visage s'anime, elle se
+lève, court à son sac à ouvrage, en tire une bourse, et revient en
+courant près de Marguerite.</p>
+
+<p>«Tiens, ma chère Marguerite, voici de quoi acheter une poupée; j'ai
+amassé trente-cinq francs pour faire emplète de livres dont je n'ai pas
+besoin; je suis enchantée de ne pas les avoir encore achetés, <span class="pagenum"><a name="Page_104" id="Page_104">104</a></span> tu
+auras une poupée exactement semblable à celle que tu as perdue.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, ma bonne, ma chère Madeleine! dit Marguerite, qui était devenue
+rouge de joie. Oh! merci, merci. Je vais demander à maman de me la faire
+acheter.»</p>
+
+<p>Et elle courut chez Mme de Rosbourg, qui lui promit de lui faire acheter
+sa poupée la première fois que l'on irait à Paris.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch11" id="ch11"></a>XI</h2>
+
+<h3>JEANNETTE LA VOLEUSE</h3>
+
+<p>Madeleine avait reçu les éloges que méritait son généreux sacrifice;
+trois jours s'étaient passés depuis la disparition de la poupée;
+Marguerite attendait avec une vive impatience que quelqu'un allât à
+Paris pour lui apporter la poupée promise. En attendant, elle s'amusait
+avec celle de Madeleine. Il faisait chaud, et les enfants étaient
+établies dans le jardin, sous des arbres touffus. Madeleine lisait.
+Camille tressait une couronne de pâquerettes pour la poupée, que
+Marguerite peignait avant de lui mettre la couronne sur la tête. La
+petite boulangère, nommée Suzanne, qui apportait deux pains à la
+cuisine, passa près d'elle. Elle s'arrêta devant <span class="pagenum"><a name="Page_105" id="Page_105">105</a></span> Marguerite,
+regarda attentivement la poupée et dit:</p>
+
+<p>«Elle est tout de même jolie, votre poupée, mam'selle!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Tu n'en as jamais vu de si jolie, Suzanne?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>Pardon, mam'selle, j'en ai vu une plus belle que la vôtre, et pas plus
+tard qu'hier encore.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Plus jolie que celle-ci! Et où donc, Suzanne?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>Ah! près d'ici, bien sûr. Elle a une belle robe de soie lilas; c'est
+Jeannette qui l'a.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Jeannette, la petite meunière! Et qui lui a donné cette belle poupée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>Ah! je ne sais pas, mam'selle; elle l'a depuis trois jours.»</p>
+
+<p>Camille, Madeleine et Marguerite se regardèrent d'un air étonné: toutes
+trois commençaient à soupçonner que la jolie poupée de Jeannette pouvait
+bien être celle de Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Et cette poupée a-t-elle des sabots?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Oh! pour ça non, mam'selle; elle a un pied chaussé d'un beau petit
+soulier bleu, et l'autre est <span class="pagenum"><a name="Page_106" id="Page_106">106</a></span> nu; elle a aussi un petit chapeau de
+paille avec une plume blanche.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>s'élançant de sa chaise</i>.</p>
+
+<p>C'est ma poupée, ma pauvre poupée que j'ai laissée il y a trois jours
+sous un chêne, lorsqu'il a fait un si gros orage, et que je n'ai pas
+retrouvée depuis.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>Ah bien! Jeannette m'a dit qu'on lui avait donné la belle poupée, mais
+qu'il ne fallait pas en parler, parce que ça ferait des jaloux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>bas à Marguerite</i>.</p>
+
+<p>Laisse aller Suzanne, et courons dire à maman ce qu'elle vient de nous
+raconter.»</p>
+
+<p>Camille, Madeleine et Marguerite se levèrent et coururent au salon, où
+Mme de Fleurville était à écrire, pendant que Mme de Rosbourg jouait du
+piano.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE ET MADELEINE</span>, <i>très précipitamment</i>.</p>
+
+<p>Madame, madame, voulez-vous nous laisser aller au moulin? Jeannette a la
+poupée de Marguerite; il faut qu'elle la rende.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Quelle folie! mes pauvres enfants, vous perdez la tête! Comment est-il
+possible que la poupée de Marguerite se soit sauvée dans la maison de
+Jeannette?</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 264px;"><a name="image_p107" id="image_p107"></a><span class="pagenum"><a name="Page_107" id="Page_107">107</a></span>
+<img src="images/page-107.jpg" alt="" title="" width="264" height="400" />
+<p class="caption">«Elle est tout de même jolie votre poupée!» (<a href="#Page_105">Page 105</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-107.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Mais, madame, Suzanne l'a vue! Jeannette lui a
+<span class="pagenum"><a name="Page_109" id="Page_109">109</a></span> dit
+de ne pas en parler et qu'on la lui avait donnée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Ma pauvre fille, c'est quelque poupée de vingt-cinq sous habillée en
+papier qu'on aura donnée à Jeannette, et que Suzanne trouve superbe,
+parce qu'elle n'en a jamais vu de plus belle.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais non, madame, c'est bien sûr ma poupée; elle a une robe de taffetas
+lilas, un seul soulier de satin bleu, et un chapeau de paille avec une
+plume blanche.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Écoute, ma petite Marguerite, va me chercher Suzanne; je la
+questionnerai moi-même, et, si j'ai des raisons de penser que Jeannette
+a ta poupée, nous allons partir tout de suite pour le moulin.»</p>
+
+<p>Marguerite partit comme une flèche et revint deux minutes après,
+traînant la petite Suzanne, toute honteuse de se trouver dans un si beau
+salon, en présence de ces dames.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>N'aie pas peur, ma petite Suzanne; je veux seulement te demander
+quelques détails sur la belle poupée de Jeannette. Est-il vrai qu'elle a
+une poupée très jolie et très bien habillée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>Pour ça, oui, madame; elle est tout à fait jolie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_110" id="Page_110">110</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Comment est sa robe?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>En soie lilas, madame.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Et son chapeau?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>En paille, madame; et tout rond, avec une plume blanche et des affiquets
+de velours noir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>T'a-t-elle dit qui lui avait donné cette poupée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>Pour ça, non, madame; elle n'a point voulu nommer personne parce qu'on
+le lui a défendu, qu'elle dit.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Y a-t-il longtemps qu'elle a cette poupée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SUZANNE.</span></p>
+
+<p>Il y a trois jours, madame; elle dit qu'elle l'a rapportée de la ville
+le jour de l'orage.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Merci, ma petite Suzanne; tu peux t'en aller; voici des pralines pour
+t'amuser en route.»</p>
+
+<p>Et elle lui mit dans la main un gros cornet de pralines; Suzanne rougit
+de plaisir, fit une révérence et s'en alla.</p>
+
+<p>«Chère amie, dit Mme de Fleurville à Mme de Rosbourg, il me paraît
+certain que Jeannette a la poupée de Marguerite; allons-y toutes. Mettez
+vos <span class="pagenum"><a name="Page_111" id="Page_111">111</a></span> chapeaux, petites, et dépêchons-nous de nous rendre au moulin.»</p>
+
+<p>Les enfants ne se le firent pas dire deux fois; en trois minutes elles
+furent prêtes à partir. Tout le monde se mit en marche; au lieu de la
+consternation et du silence qui avaient attristé la même promenade,
+trois jours auparavant, les enfants s'agitaient, allaient et venaient,
+se dépêchaient et parlaient toutes à la fois.</p>
+
+<p>Elles marchèrent si vite, qu'on arriva en moins d'une demi-heure. Les
+petites allaient se précipiter toutes trois dans le moulin en appelant
+Jeannette et en demandant la poupée. Mme de Rosbourg les arrêta et leur
+dit:</p>
+
+<p>«Ne dites pas un mot, mes enfants, ne témoignez aucune impatience;
+tenez-vous près de moi, et ne parlez que lorsque vous verrez la poupée.»</p>
+
+<p>Les petites eurent de la peine à se contenir; leurs yeux étincelaient,
+leurs narines se gonflaient, leur bouche s'ouvrait pour parler, leurs
+jambes les emportaient malgré elles; mais les mamans les firent passer
+derrière, et toutes cinq entrèrent ainsi au moulin.</p>
+
+<p>La meunière vint ouvrir, fit beaucoup de révérences et présenta des
+chaises.</p>
+
+<p>«Asseyez-vous, mesdames, mesdemoiselles, voici des chaises basses.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les <span class="pagenum"><a name="Page_112" id="Page_112">112</a></span> enfants s'assoient; les
+trois petites s'agitent sur leurs chaises; Mme de Rosbourg leur fait
+signe de ne pas montrer d'impatience.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, mère Léonard, comment cela va-t-il?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA MEUNIÈRE.</span></p>
+
+<p>Madame est bien honnête; ça va bien, Dieu merci.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Et votre fille Jeannette, où est-elle?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LÉONARD.</span></p>
+
+<p>Ah! je ne sais point, madame; peut-être bien au moulin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Mes filles voudraient la voir; appelez-la donc....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LÉONARD</span>, <i>allant à la porte</i>.</p>
+
+<p>Jeannette, Jeannette! (<i>Après un moment d'attente.</i>) Jeannette, arrive
+donc! où t'es-tu fourrée? Elle ne vient point! faut croire qu'elle n'ose
+pas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi n'ose-t-elle pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LÉONARD.</span></p>
+
+<p>Ah! quand elle voit ces dames, ça lui fait toujours quelque chose; elle
+s'émotionne de la joie qu'elle a.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Je voudrais bien lui parler pourtant; si elle est sage et bonne fille,
+je lui ai apporté un joli fichu de soie et un beau tablier pour les
+dimanches.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_113" id="Page_113">113</a></span></p>
+
+<p>La mère Léonard s'agite, appelle sa fille, court de la maison au moulin
+et ramène, en la traînant par le bras, Jeannette qui s'était cachée et
+qui se débat vivement.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LÉONARD.</span></p>
+
+<p>Vas-tu pas finir, méchante, malapprise?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">JEANNETTE</span>, <i>criant</i>.</p>
+
+<p>Je veux m'en aller; lâchez-moi; j'ai peur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LÉONARD.</span></p>
+
+<p>De quoi que t'as peur, sans c&oelig;ur? Ces dames vont-elles pas te
+manger?»</p>
+
+<p>Jeannette cesse de se débattre; la mère Léonard lui lâche le bras;
+Jeannette se sauve et s'enfuit dans sa chambre. La mère Léonard est
+furieuse, elle craint que le fichu et le tablier ne lui échappent; elle
+appelle Jeannette:</p>
+
+<p>«Méchante enfant, s'écrie-t-elle, petite drôlesse, je te vas querir et
+je te vas cingler les reins; tu vas voir.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville l'arrête et lui dit: «N'y allez pas, mère Léonard;
+laissez-moi lui parler: je la trouverai, allez, je connais bien la
+maison.»</p>
+
+<p>Et Mme de Fleurville entra chez Jeannette, suivie de la mère Léonard.
+Elles la trouvèrent cachée derrière une chaise. Mme de Fleurville, sans
+mot dire, la tira de sa cachette, s'assit sur la chaise, et, lui tenant
+les deux mains lui dit:</p>
+
+<p>«Pourquoi te caches-tu, Jeannette? Les autres <span class="pagenum"><a name="Page_114" id="Page_114">114</a></span> fois, tu accourais
+au-devant de moi quand je venais au moulin.»</p>
+
+<p>Pas de réponse; Jeannette reste la tête baissée.</p>
+
+<p>«Jeannette, où as-tu trouvé la belle poupée qu'on a vue chez toi l'autre
+jour?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">JEANNETTE</span>, <i>avec vivacité</i>.</p>
+
+<p>Suzanne est une menteuse; elle n'a point vu de poupée; je ne lui ai rien
+dit; je n'ai parlé de rien, c'est des menteries qu'elle vous a faites.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Comment sais-tu que c'est Suzanne qui me l'a dit?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">JEANNETTE</span>, <i>très vivement</i>.</p>
+
+<p>Parce qu'elle me fait toujours de méchantes choses; elle vous a conté
+des sottises.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Mais, encore une fois, pourquoi accuses-tu Suzanne, puisque je ne te
+l'ai pas nommée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">JEANNETTE.</span></p>
+
+<p>Faut pas croire Suzanne ni les autres; je n'ai point dit qu'on m'avait
+donné la poupée; je n'en ai point, de poupée; c'est tout des menteries.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Plus tu parles et plus je vois que c'est toi qui mens; tu as peur que je
+ne te reprenne la poupée que tu as trouvée dans le bois le jour de
+l'orage.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">JEANNETTE.</span></p>
+
+<p>Je n'ai peur de rien; je n'ai rien trouvé sous le chêne, et je n'ai
+point la poupée de Mlle Marguerite.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 253px;"><a name="image_p115" id="image_p115"></a><span class="pagenum"><a name="Page_115" id="Page_115">115</a></span>
+<img src="images/page-115.jpg" alt="" title="" width="253" height="400" />
+<p class="caption">Elle ramenait Jeannette en la traînant par le bras. (<a href="#Page_113">Page
+113</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-115.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_117" id="Page_117">117</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Comment sais-tu que c'est de la poupée de Mlle Marguerite que je te
+parle et qu'elle était sous le chêne?»</p>
+
+<p>Jeannette, voyant qu'elle se trahissait de plus en plus, se mit à crier
+et à se débattre. Mme de Fleurville la laissa aller et commença la
+recherche de la poupée; elle ouvrit l'armoire et le coffre, mais n'y
+trouva rien; enfin, voyant que Jeannette s'était réfugiée près du lit,
+comme pour empêcher qu'on ne cherchât de ce côté, elle se baissa et
+aperçut la poupée sous le lit, tout au fond; elle se retourna vers la
+mère Léonard, et lui ordonna d'un air sévère de retirer la poupée. La
+mère Léonard obéit en tremblant et remit la poupée à Mme de Fleurville.</p>
+
+<p>«Saviez-vous, dit Mme de Fleurville, que votre fille avait cette poupée?</p>
+
+<p>&mdash;Pour ça non, ma bonne chère dame, répondit la mère Léonard; si je
+l'avais su, je la lui aurais fait reporter au château, car elle sait
+bien que cette poupée est à Mlle Marguerite; nous l'avions trouvée
+bien jolie la dernière fois que Mlle Marguerite l'a apportée. (<i>Se
+retournant vers Jeannette.</i>) Ah! mauvaise créature, vilaine petite
+voleuse, tu vas voir comme je te corrigerai. Je t'apprendrai à faire des
+voleries et puis des menteries encore, que j'en suis toute tremblante.
+Je voyais bien que tu mentais à madame, dès que tu <span class="pagenum"><a name="Page_118" id="Page_118">118</a></span> as ouvert ta
+bouche pleine de menteries. Tu vas avoir le fouet tout à l'heure: tu ne
+perdras rien pour attendre.»</p>
+
+<p>Jeannette pleurait, criait, suppliait, protestait qu'elle ne le ferait
+plus jamais. La mère Léonard, loin de se laisser attendrir, la
+repoussait de temps en temps avec un soufflet ou un bon coup de poing.
+Mme de Fleurville, craignant que la correction ne fût trop forte,
+chercha à calmer la mère Léonard, et réussit à lui faire promettre
+qu'elle ne fouetterait pas Jeannette et qu'elle se contenterait de
+l'enfermer dans sa chambre pour le reste de la journée. Les enfants
+étaient consternés de cette scène; les mensonges répétés de Jeannette,
+sa confusion devant la poupée retrouvée, la colère et les menaces de la
+mère Léonard les avaient fait trembler. Mme de Fleurville remit à
+Marguerite sa poupée sans mot dire, dit adieu à la mère Léonard, et
+sortit avec Mme de Rosbourg suivie des trois enfants. Elles marchaient
+depuis quelques instants en silence, lorsqu'un cri perçant les fit
+toutes s'arrêter; il fut suivi d'autres cris plus perçants, plus aigus
+encore: c'était Jeannette qui recevait le fouet de la mère Léonard. Elle
+la fouetta longtemps: car, à une grande distance, les enfants, qui
+s'étaient remises en marche, entendaient encore les hurlements, les
+supplications de la petite voleuse. Cette fin tragique de l'histoire de
+la poupée perdue les laissa pour toute la journée sous l'impression
+d'une grande tristesse, d'une vraie terreur.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch12" id="ch12"></a>XII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_119" id="Page_119">119</a></span></p>
+
+<h3>VISITE CHEZ SOPHIE</h3>
+
+<div class="blockquote">
+
+<p>«Mais chairs amie, veuné dinné chés moi demin; mamman demand ça à votr
+mamman; nou dinron a sainq eure pour joué avan é allé promené aprais.
+Je pari que j'ai fé de fôtes; ne vous moké pas de moi, je vous pri!</p>
+
+<p class="right">«Sofie, votr ami.»</p></div>
+
+<p>Camille reçut ce billet quelques jours après l'histoire de la poupée;
+elle ne put s'empêcher de rire en voyant ces énormes fautes
+d'orthographe; comme elle était très bonne, elle ne les montra pas à
+Madeleine et à Marguerite; elle alla chez sa maman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Maman, Sophie m'écrit que Mme Fichini nous engage toutes à dîner chez
+elle demain.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Aïe, aïe! quel ennui! Est-ce que ce dîner t'amusera, Camille?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Beaucoup, maman. J'aime assez cette pauvre Sophie, qui est si
+malheureuse.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_120" id="Page_120">120</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>C'est bien généreux à toi, ma pauvre Camille, car elle t'a fait punir et
+gronder deux fois.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oh! maman, elle a été si fâchée après!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>embrassant Camille</i>.</p>
+
+<p>C'est bien, très bien, ma bonne petite Camille; réponds-lui donc que
+nous irons demain bien certainement.»</p>
+
+<p>Camille remercia sa maman, courut prévenir Madeleine et Marguerite, et
+répondit à Sophie:</p>
+
+<div class="blockquote">
+
+<p class="left">«Ma chère Sophie,</p>
+
+<p>«Maman et Mme de Rosbourg iront dîner demain chez ta belle-mère; elles
+nous emmèneront, Madeleine, Marguerite et moi. Nous sommes très
+contentes; nous ne mettrons pas de belles robes pour pouvoir jouer à
+notre aise. Adieu, ma chère Sophie, je t'embrasse.</p>
+
+<p class="right">«Camille de <span class="smcap">Fleurville</span>.»</p></div>
+
+<p>Toute la journée, les petites filles furent occupées de la visite du
+lendemain. Marguerite voulait mettre une robe de mousseline blanche;
+Madeleine et Camille voulaient de simples robes en toile. Mme de
+Rosbourg trancha la question en conseillant les robes de toile.</p>
+
+<p>Marguerite voulait emporter sa belle poupée; Camille et Madeleine lui
+dirent:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_121" id="Page_121">121</a></span></p>
+
+<p>«Prends garde, Marguerite: souviens-toi du gros chêne et de Jeannette.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais demain il n'y aura pas d'orage, ni de forêt, ni de Jeannette.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Non, mais tu pourrais l'oublier quelque part, ou la laisser tomber et la
+casser.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>C'est ennuyeux de toujours laisser ma pauvre poupée à la maison. Pauvre
+petite! elle s'ennuie! Jamais elle ne sort! jamais elle ne voit
+personne!»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine se mirent à rire; Marguerite, après un instant
+d'hésitation, rit avec elles et avoua qu'il était plus raisonnable de
+laisser la poupée à la maison.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, les petites filles travaillèrent comme de coutume; à
+deux heures elles allèrent s'habiller, et à deux heures et demie elles
+montèrent en calèche découverte; Mmes de Rosbourg et de Fleurville
+s'assirent au fond; les trois petites prirent place sur le devant. Il
+faisait un temps magnifique, et, comme le château de Mme Fichini n'était
+qu'à une lieue, le voyage dura à peine vingt minutes. La grosse Mme
+Fichini les attendait sur le perron; Sophie se tenait en arrière,
+n'osant pas se montrer, de crainte des soufflets.</p>
+
+<p>«Bonjour, chères dames, s'écria Mme Fichini; <span class="pagenum"><a name="Page_122" id="Page_122">122</a></span> bonjour, chères
+demoiselles; comme c'est aimable d'arriver de bonne heure! les enfants
+auront le temps de jouer, et nous autres mamans, nous causerons. J'ai
+une grâce à vous demander, chères dames; je vous expliquerai cela; c'est
+pour ma vaurienne de Sophie; je veux vous en faire cadeau pour quelques
+semaines, si vous voulez bien l'accepter et la garder pendant un voyage
+que je dois faire.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville, surprise, ne répondit rien; elle attendit que Mme
+Fichini lui expliquât le cadeau incommode qu'elle désirait lui faire.
+Ces dames entrèrent dans le salon, les enfants restèrent dans le
+vestibule.</p>
+
+<p>«Qu'est-ce qu'a dit ta belle-mère, Sophie? demanda Marguerite, qu'elle
+voulait te donner à maman? Où veut-elle donc aller sans toi?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien, répondit Sophie en soupirant; je sais seulement que
+depuis deux jours elle me bat souvent et qu'elle veut me laisser seule
+ici pendant qu'elle fera un voyage en Italie.</p>
+
+<p>&mdash;En seras-tu fâchée? dit Camille.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour cela non, surtout si je vais demeurer chez vous: je serai si
+heureuse avec vous! Jamais battue, jamais injustement grondée, je ne
+serai plus seule, abandonnée pendant des journées entières, n'apprenant
+rien, ne sachant que faire, m'ennuyant. Il m'arrive bien souvent de
+pleurer plusieurs heures de suite, <span class="pagenum"><a name="Page_123" id="Page_123">123</a></span> sans que personne y fasse
+attention, sans que personne cherche à me consoler.»</p>
+
+<p>Et la pauvre Sophie versa quelques larmes; les trois petites
+l'entourèrent, l'embrassèrent, et réussirent à la consoler; dix minutes
+après, elles couraient dans le jardin et jouaient à cache-cache; Sophie
+riait et s'amusait autant que les autres.</p>
+
+<p>Après deux heures de courses et de jeux, comme elles avaient très chaud,
+elles rentrèrent à la maison.</p>
+
+<p>«Dieu! que j'ai soif! dit Sophie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi ne bois-tu pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Parce que ma belle-mère me le défend.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Comment! Tu ne peux même pas boire un verre d'eau?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Rien absolument, jusqu'au dîner, et à dîner, un verre seulement.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Pauvre Sophie, mais c'est affreux cela.»</p>
+
+<p>«Sophie, Sophie! criait en ce moment la voix furieuse de Mme Fichini.
+Venez ici, mademoiselle, tout de suite.»</p>
+
+<p>Sophie, pâle et tremblante, se dépêcha d'entrer au salon où était Mme
+Fichini. Camille, Madeleine <span class="pagenum"><a name="Page_124" id="Page_124">124</a></span> et Marguerite avaient peur pour la
+pauvre Sophie; elles restèrent dans le petit salon, tremblant aussi et
+écoutant de toutes leurs oreilles.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI</span>, <i>avec colère</i>.</p>
+
+<p>Approchez, petite voleuse; pourquoi avez-vous bu le vin?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>tremblante</i>.</p>
+
+<p>Quel vin, maman? Je n'ai pas bu de vin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI</span>, <i>la poussant rudement</i>.</p>
+
+<p>Quel vin, menteuse? Celui du carafon qui est dans mon cabinet de
+toilette.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>pleurant</i>.</p>
+
+<p>Je vous assure, maman, que je n'ai pas bu votre vin, que je ne suis pas
+entrée dans votre cabinet.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Ah! vous n'êtes pas entrée dans mon cabinet! et vous n'êtes pas entrée
+par la fenêtre! et qu'est-ce donc que ces marques que vos pieds ont
+laissées sur le sable, devant la fenêtre du cabinet?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Je vous assure, maman....»</p>
+
+<p>Mme Fichini ne lui permit pas d'achever: elle se précipita sur elle, la
+saisit par l'oreille, l'entraîna dans la chambre à côté, et malgré les
+protestations et les pleurs de Sophie elle se mit à la fouetter, à la
+battre jusqu'à ce que ses bras fussent fatigués. Mme Fichini sortit du
+cabinet toute rouge de colère. La malheureuse Sophie la suivait en <span class="pagenum"><a name="Page_125" id="Page_125">125</a></span>
+sanglotant; au moment où elle s'apprêtait à quitter le salon pour aller
+retrouver ses amies, Mme Fichini se retourna vers elle et lui donna un
+dernier soufflet, qui la fit trébucher; après quoi, essoufflée,
+furieuse, elle revint s'asseoir sur le canapé. L'indignation empêchait
+ces dames de parler; elles craignaient, si elles laissaient voir ce
+qu'elles éprouvaient, que l'irritation de cette méchante femme ne s'en
+accrût encore, et qu'elle ne renonçât à l'idée de laisser Sophie à
+Fleurville pendant le voyage qu'elle devait bientôt commencer. Toutes
+trois gardaient le silence; Mme Fichini s'éventait. Mmes de Fleurville
+et de Rosbourg travaillaient à leur tapisserie sans mot dire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Ce qui vient de se passer, mesdames, me donne plus que jamais le désir
+de me séparer de Sophie; je crains seulement que vous ne vouliez pas
+recevoir chez vous une fille si méchante et si insupportable.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>froidement</i>.</p>
+
+<p>Je ne redoute pas, madame, la méchanceté de Sophie; je suis bien sûre
+que je me ferai obéir d'elle sans difficulté.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Ainsi donc, vous voulez bien consentir à m'en débarrasser? Je vous
+préviens que mon absence sera longue; je ne reviendrai pas avant deux ou
+trois mois.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_126" id="Page_126">126</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>toujours avec froideur</i>.</p>
+
+<p>Ne vous inquiétez pas du temps que durera votre absence, madame, je suis
+enchantée de vous rendre ce service.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Dieu! que vous êtes bonne, chère dame! que je vous remercie! Ainsi je
+puis faire mes préparatifs de voyage?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>sèchement</i>.</p>
+
+<p>Quand vous voudrez, madame.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Comment! je pourrais partir dans trois jours?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Demain, si vous voulez.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Quel bonheur! que vous êtes donc aimable! Ainsi, je vous enverrai Sophie
+après-demain.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Très bien, madame; je l'attendrai.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Surtout, chère dame, ne la gâtez pas, corrigez-la sans pitié: vous voyez
+comment il faut s'y prendre avec elle.»</p>
+
+<p>Cependant Sophie allait rejoindre ses amies, pâles d'effroi et
+d'inquiétude; elles avaient tout entendu; elles croyaient que Sophie,
+tourmentée par la soif, avait réellement bu le vin du cabinet de
+toilette, et qu'elle n'avait pas osé l'avouer, dans la crainte d'être
+battue.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_127" id="Page_127">127</a></span></p>
+
+<p>«Ma pauvre Sophie, dit Camille en serrant la main de Sophie qui
+pleurait, que je te plains! comme je suis peinée que tu n'aies pas avoué
+à ta belle-mère que tu avais bu ce vin parce que tu mourais de soif!
+Elle ne t'aurait pas fouettée plus fort: c'eût été le contraire,
+peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas bu ce vin, répondit Sophie en sanglotant; je t'assure que
+je ne l'ai pas bu.</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce donc que ces pas sur le sable dont parlait ta
+belle-mère? Ce n'est pas toi qui as sauté par la fenêtre? demanda
+Madeleine.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, ce n'est pas moi; je ne mentirais pas avec toi, et je
+t'assure que je n'ai pas passé par la fenêtre et que je n'ai pas touché
+à ce vin.»</p>
+
+<p>Après quelques explications qui ne leur apprirent pas quel pouvait être
+le vrai coupable, les enfants réparèrent de leur mieux le désordre de la
+toilette de la pauvre Sophie; Camille lui rattacha sa robe, Madeleine
+lui peigna les cheveux, Marguerite lui lava les mains et la figure; ses
+yeux restèrent pourtant gonflés. Elles allèrent ensuite au jardin pour
+voir les fleurs, cueillir des bouquets et faire une visite à la
+jardinière.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch13" id="ch13"></a>XIII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_128" id="Page_128">128</a></span></p>
+
+<h3>VISITE AU POTAGER</h3>
+
+<p>Sophie, qui avait toujours le c&oelig;ur bien gros et la démarche gênée par
+les coups qu'elle avait reçus, laissa ses amies admirer les fleurs et
+cueillir des bouquets, et alla s'asseoir chez la jardinière.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Bonjour, mam'selle; je vous voyais venir boitinant, vous avez l'air tout
+chose. Seriez-vous malade comme Palmyre, qui s'est donné une entorse et
+qui ne peut quasi pas marcher?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Non, mère Louchet, je ne suis pas malade.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Ah bien! c'est que votre maman a encore fait des siennes; elle frappe
+dur quand elle tape sur vous. C'est qu'elle n'y regarde pas: la tête, le
+cou, les bras, tout lui est bon.»</p>
+
+<p>Sophie ne répondit pas; elle pleurait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Voyons, mam'selle, faut pas pleurer comme ça; faut pas être honteuse; ça
+fait de la peine, voyez-vous; nous savons bien que ce n'est pas tout
+roses pour vous. Je disais bien à ma Palmyre: «Ah! si <span class="pagenum"><a name="Page_129" id="Page_129">129</a></span> je te
+corrigeais comme madame corrige mam'selle Sophie, tu ne serais pas si
+désobéissante». Si vous aviez vu tantôt comme elle m'est revenue, sa
+robe pleine de taches, sa main et sa figure couvertes de sable! c'est
+qu'elle est tombée rudement, allez.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Comment est-elle tombée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Ah! je n'en sais rien! elle ne veut pas le dire, tout de même. Sans
+doute qu'elle jouait au château, puisque nous n'avons point de sable
+ici; puis sa robe a des taches rouges comme du vin; nous n'avons que du
+cidre; nous ne connaissons pas le vin, nous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>étonnée</i>.</p>
+
+<p>Du vin! où a-t-elle eu du vin?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Ah! je n'en sais rien; elle ne veut pas le dire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Est-ce qu'elle a pris le vin du cabinet de ma belle-mère?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Ah! peut-être bien; elle y va souvent porter des herbes pour les bains
+de votre maman; ça se pourrait bien qu'elle eût bu un coup et qu'elle
+n'osât pas le dire. Ah! c'est que, si je le savais, je la fouetterais
+ferme, tout comme votre maman vous fouette.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_130" id="Page_130">130</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ma belle-mère m'a fouettée parce qu'elle a cru que j'avais bu son vin,
+et ce n'est pas moi pourtant.»</p>
+
+<p>La mère Louchet changea de visage; elle prit un air indigné:</p>
+
+<p>«Serait-il possible, s'écria-t-elle, pauvre petite mam'selle, que ma
+Palmyre ait fait ce mauvais coup et que vous ayez souffert pour elle?
+Ah! mais... elle ne l'emportera pas en paradis, bien sûr.... Palmyre,
+viens donc un peu que je te parle.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">PALMYRE</span>, <i>dans la chambre à côté</i>.</p>
+
+<p>Je ne peux pas, maman; mon pied me fait trop mal.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Eh bien! je vais aller près de toi, et mam'selle Sophie aussi.»</p>
+
+<p>Toutes deux entrent chez Palmyre, qui est étendue sur son lit, le pied
+nu et enflé.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Dis donc, la Malice, où t'es-tu foulé la jambe comme ça?»</p>
+
+<p>Palmyre rougit et ne répond pas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Je te vas dire, moi: t'es entrée dans le cabinet de madame pour les
+herbes du bain; t'as vu la bouteille, t'as voulu goûter, t'as répandu
+sur ta robe tout en goûtant, t'as voulu descendre par la fenêtre, t'as
+tombé et t'as pas osé me le dire, <span class="pagenum"><a name="Page_131" id="Page_131">131</a></span> parce que tu savais bien que je
+te régalerais d'une bonne volée. Eh?....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">PALMYRE</span>, <i>pleurant</i>.</p>
+
+<p>Oui, maman, c'est vrai, c'est bien cela: mais le bon Dieu m'a punie, car
+je souffre bien de ma jambe et de mon bras.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LOUCHET.</span></p>
+
+<p>Et sais-tu bien que la pauvre mam'selle a été fouettée par madame,
+qu'elle en est toute souffreteuse et toute <ins class="correction" title="éclopé">éclopée</ins>? Et tu crois que je te
+vas passer cela sans dire quoi et que je ne vas pas te donner une
+raclée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec effroi</i>.</p>
+
+<p>Oh! ma bonne mère Louchet, si vous avez de l'amitié pour moi, je vous en
+prie, ne la punissez pas; voyez comme elle souffre de son pied. Maudit
+vin! il a déjà causé bien du mal chez nous; n'y pensez plus, ma bonne
+mère Louchet, et pardonnez à Palmyre comme je lui pardonne.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">PALMYRE</span>, <i>joignant les mains</i>.</p>
+
+<p>Oh! mam'selle, que vous êtes bonne! que j'ai de regret que vous ayez été
+battue pour moi! Ah! si j'avais su, jamais je n'aurais touché à ce vin
+de malheur. Oh! mam'selle! pardonnez-moi! le bon Dieu vous le revaudra.»</p>
+
+<p>Sophie s'approcha du lit de Palmyre, lui prit les mains et l'embrassa.
+La mère Louchet essuya une larme et dit: «Tu vois, Palmyre, ce que c'est
+que d'avoir de la malice; voilà mam'selle Sophie qu'est <span class="pagenum"><a name="Page_132" id="Page_132">132</a></span> toute comme
+si elle s'était battue avec une armée de chats; c'est toi qu'es cause de
+tout cela; eh bien! est-ce qu'elle t'en tient de la rancune? Pas la
+moindre, et encore elle demande ta grâce. Et que tu peux lui brûler une
+fière chandelle! car je t'aurais châtiée de la bonne manière. Mais, par
+égard pour cette bonne mam'selle, je te pardonne; prie le bon Dieu qu'il
+te pardonne bien aussi; t'as fait une sottise pommée, vois-tu, ne
+recommence pas.»</p>
+
+<p>Palmyre pleurait d'attendrissement et de repentir; Sophie était heureuse
+d'avoir épargné à Palmyre les douleurs qu'elle venait de ressentir
+elle-même si rudement. La mère Louchet était reconnaissante de n'avoir
+pas à battre Palmyre, qu'elle aimait tendrement, et qu'elle ne punissait
+jamais sans un vif chagrin: elle remercia donc Sophie du fond du
+c&oelig;ur. Au milieu de cette scène, Camille, Madeleine et Marguerite
+entrèrent; la mère Louchet leur raconta ce qui venait de se passer et
+combien Sophie avait été généreuse pour Palmyre. Sophie fut embrassée et
+approuvée par ses trois amies.</p>
+
+<p>«Ma bonne Sophie, lui demanda Camille, ne te sens-tu pas heureuse
+d'avoir épargné à Palmyre la punition qu'elle méritait, et d'avoir
+résisté au désir de te venger de ce que tu avais injustement souffert
+par sa faute?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, chère Camille, répondit Sophie; je suis <span class="pagenum"><a name="Page_133" id="Page_133">133</a></span> heureuse d'avoir
+obtenu son pardon, mais je ne me sentais aucun désir de vengeance; je
+sais combien est terrible la punition dont elle était menacée, et
+j'avais aussi peur pour elle que j'aurais eu peur pour moi-même.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine embrassèrent encore Sophie; puis toutes quatre
+dirent adieu à Palmyre et à la mère Louchet, et rentrèrent à la maison,
+car la cloche du dîner venait de sonner.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch14" id="ch14"></a>XIV</h2>
+
+<h3>DÉPART</h3>
+
+<p>Sophie avait peur de rentrer au salon. Elle pria ses amies d'entrer les
+premières pour que sa belle-mère ne l'aperçût pas; mais elle eut beau se
+cacher derrière Camille, Madeleine et Marguerite, elle ne put échapper à
+l'&oelig;il de Mme Fichini, qui s'écria:</p>
+
+<p>«Comment oses-tu revenir au salon? Crois-tu que je laisserai dîner à
+table une voleuse, une menteuse comme toi?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, répliqua courageusement Madeleine, Sophie est innocente; nous
+savons maintenant qui a bu votre vin; elle a dit vrai en vous assurant
+que ce n'était pas elle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_134" id="Page_134">134</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Ta, ta, ta, ma belle petite; elle vous aura conté quelque mensonge; je
+la connais, allez, et je la ferai dîner dans sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, dit à son tour Marguerite avec colère, c'est vous qui êtes
+méchante; Sophie est très bonne; c'est Palmyre qui a bu le vin, et
+Sophie a demandé pardon à sa maman qui voulait la fouetter, et vous avez
+voulu battre la pauvre Sophie sans vouloir l'écouter, et j'aime Sophie,
+et je ne vous aime pas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI</span>, <i>riant avec effort</i>.</p>
+
+<p>Bravo, la belle! vous êtes bien polie, bien aimable, en vérité! Votre
+histoire de Palmyre est bien inventée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Marguerite dit vrai, madame; Palmyre a apporté des herbes dans votre
+cabinet, a bu votre vin, a sauté par la fenêtre, et s'est donné une
+entorse; elle a tout avoué à sa maman, qui voulait la fouetter et qui
+lui a pardonné, grâce aux supplications de Sophie. Vous voyez, madame,
+que Sophie est innocente, qu'elle est très bonne, et nous avons toutes
+beaucoup d'amitié pour elle.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Vous voyez aussi, madame, que vous avez puni Sophie injustement et que
+vous lui devez un dédommagement. Vous disiez tout à l'heure que vous
+désiriez partir promptement, et que Sophie vous gênait pour faire vos
+paquets: voulez-vous <span class="pagenum"><a name="Page_135" id="Page_135">135</a></span> nous permettre de l'emmener ce soir? Vous
+auriez ainsi toute liberté pour faire vos préparatifs de voyage.»</p>
+
+<p>Mme Fichini, honteuse d'avoir été convaincue d'injustice envers Sophie
+devant tout le monde, n'osa pas refuser la demande de Mme de Rosbourg,
+et, appelant sa belle-fille, elle lui dit d'un air maussade:</p>
+
+<p>«Vous partirez donc ce soir, mademoiselle; je vais faire préparer vos
+effets. (<i>Sophie ne peut dissimuler un mouvement de joie.</i>) Je pense que
+vous êtes enchantée de me quitter; comme vous n'avez ni c&oelig;ur ni
+reconnaissance, je ne compte pas sur votre tendresse, et vous ferez bien
+de ne pas trop compter sur la mienne. Je vous dispense de m'écrire, et
+je ne me tuerai pas non plus à vous donner de mes nouvelles, dont vous
+vous souciez autant que je me soucie des vôtres. (<i>Se tournant vers ces
+dames.</i>) Allons dîner, chères dames; à mon retour, je vous inviterai
+avec tous nos voisins; je vous ferai la lecture de mes impressions de
+voyage; ce sera charmant».</p>
+
+<p>Et ces dames, suivies des enfants, allèrent se mettre à table. Sophie
+profita, comme d'habitude, de l'oubli de sa belle-mère pour manger de
+tout; cet excellent dîner et la certitude d'être emmenée le soir même
+par Mme de Fleurville achevèrent d'effacer la triste impression de la
+scène du matin.</p>
+
+<p>Après dîner, les petites allèrent avec Sophie <span class="pagenum"><a name="Page_136" id="Page_136">136</a></span> dans le petit salon
+où étaient ses joujoux et ses petites affaires; elles firent un paquet
+d'une poupée et de son trousseau, qui était assez misérable; le reste ne
+valait pas la peine d'être emporté.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, qui attendaient avec impatience le
+moment de quitter Mme Fichini, demandèrent leur voiture.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Comment! déjà, mes chères dames? Il n'est que huit heures.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Je regrette bien, madame, de vous quitter si tôt, mais je désire rentrer
+avant la nuit.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Pourquoi donc avant la nuit? La route est si belle! et vous aurez clair
+de lune.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Marguerite est encore bien petite pour veiller; je crains qu'elle ne se
+trouve fatiguée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME FICHINI.</span></p>
+
+<p>Ah! mesdames, pour la dernière soirée que nous passons ensemble, vous
+pouvez bien faire un peu veiller Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Nous sommes bien fâchées, madame, mais nous tenons beaucoup à ce que les
+enfants ne veillent pas.»</p>
+
+<p>Un domestique vient avertir que la voiture est avancée. Les enfants
+mettent leurs chapeaux; <span class="pagenum"><a name="Page_137" id="Page_137">137</a></span> Sophie se précipite sur le sien et se
+dirige vers la porte, de peur d'être oubliée; Mme Fichini dit adieu à
+ces dames et aux enfants; elle appelle Sophie d'un ton sec.</p>
+
+<p>«Venez donc me dire adieu, mademoiselle. Vilaine sans c&oelig;ur, vous avez
+l'air enchantée de vous en aller; je suis bien sûre que ces demoiselles
+ne quitteraient pas leur maman sans pleurer.</p>
+
+<p>&mdash;Maman ne voyagerait pas sans moi, certainement, dit Marguerite avec
+vivacité, ni Mme de Fleurville sans Camille et Madeleine; nous aimons
+nos mamans parce qu'elles sont d'excellentes mamans; si elles étaient
+méchantes, nous ne les aimerions pas.»</p>
+
+<p>Sophie trembla, Camille et Madeleine sourirent. Mmes de Fleurville et de
+Rosbourg se mordirent les lèvres pour ne pas rire, et Mme Fichini devint
+rouge de colère; ses yeux brillèrent comme des chandelles; elle fut sur
+le point de donner un soufflet à Marguerite; mais elle se contint, et,
+appelant Sophie une seconde fois, elle lui donna sur le front un baiser
+sec et lui dit en la repoussant:</p>
+
+<p>«Je vois, mademoiselle, que vous dites de moi de jolies choses à vos
+amies! prenez garde à vous; je reviendrai un jour! Adieu.»</p>
+
+<p>Sophie voulut lui baiser la main; Mme Fichini la frappa du revers de
+cette main en la lui retirant avec colère. La petite fille s'esquiva et
+monta avec précipitation dans la voiture.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_138" id="Page_138">138</a></span></p>
+
+<p>Mmes de Fleurville et de Rosbourg dirent un dernier adieu à Mme Fichini,
+se placèrent dans le fond de la voiture, firent mettre Camille sur le
+siège, Madeleine, Sophie et Marguerite sur le devant, et les chevaux
+partirent. Sophie commençait à respirer librement, lorsqu'on entendit
+des cris: <i>Arrêtez!</i> <i>arrêtez!</i> La pauvre Sophie faillit s'évanouir;
+elle craignait que sa belle-mère n'eût changé d'idée et ne la rappelât.
+Le cocher arrêta ses chevaux; un domestique accourut tout essoufflé à la
+portière et dit:</p>
+
+<p>«Madame... fait dire... à Mlle Sophie... qu'elle a... oublié... ses
+affaires,... qu'elle ne les recevra que demain matin,... à moins que
+mademoiselle n'aime mieux revenir... coucher à la maison.»</p>
+
+<p>Sophie revint à la vie; dans sa joie elle tendit la main au domestique:</p>
+
+<p>«Merci, merci, Antoine; je suis fâchée que vous vous soyez essoufflé à
+courir si vite. Remerciez bien ma belle-mère; dites-lui que je ne veux
+pas la déranger, que j'aime mieux me passer de mes affaires, que je les
+attendrai demain chez Mme de Fleurville. Adieu, adieu, Antoine.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville, voyant l'inquiétude de Sophie, ordonna au cocher de
+continuer et d'aller bon train; un quart d'heure après, la voiture
+s'arrêtait devant le perron de Fleurville, et l'heureuse Sophie sautait
+à terre, légère comme une plume et remerciant Dieu et Mme de Fleurville
+du bon <span class="pagenum"><a name="Page_139" id="Page_139">139</a></span> temps qu'elle allait passer près de ses amies.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville la recommanda aux soins des deux bonnes; il fut décidé
+qu'elle coucherait dans la même chambre que Marguerite, et elle y dormit
+paisiblement jusqu'au lendemain.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch15" id="ch15"></a>XV</h2>
+
+<h3>SOPHIE MANGE DU CASSIS; CE QUI EN RÉSULTE</h3>
+
+<p>Sophie était depuis quinze jours à Fleurville; elle se sentait si
+heureuse, que tous ses défauts et ses mauvaises habitudes étaient comme
+engourdis. Le matin, quand on l'éveillait, elle sautait hors de son lit,
+se lavait, s'habillait, faisait sa prière avec ses amies; ensuite elles
+déjeunaient toutes ensemble; Sophie n'avait plus besoin de voler de pain
+pour satisfaire son appétit; on lui en donnait tant qu'elle en voulait.
+Les premiers jours, elle ne pouvait croire à son bonheur; elle mangea et
+but tant qu'elle pouvait avaler. Au bout de trois jours, quand elle fut
+bien sûre qu'on lui donnerait à manger toutes les fois qu'elle aurait
+faim, et qu'il était inutile de remplir son estomac le matin pour toute
+la journée, elle devint plus raisonnable et se contenta, comme ses
+amies, d'une tranche de pain et de beurre avec une tasse de thé ou de
+<span class="pagenum"><a name="Page_140" id="Page_140">140</a></span> chocolat. Dans les premiers jours, à déjeuner et à dîner, elle se
+dépêchait de manger, de peur qu'on ne la fît sortir de table avant que
+sa faim fût assouvie. Ses amies se moquèrent d'elle; Mme de Fleurville
+lui promit de ne jamais la chasser de table et de la laisser toujours
+finir tranquillement ses repas. Sophie rougit, et promit de manger moins
+gloutonnement à l'avenir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Ma pauvre Sophie, tu as toujours l'air d'avoir peur; tu te dépêches et
+tu te caches pour les choses les plus innocentes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>C'est que je crois toujours entendre ma belle-mère; j'oublie sans cesse
+que je suis avec vous, qui êtes si bonnes, et que je suis heureuse, bien
+heureuse!»</p>
+
+<p>En disant ces mots, Sophie, les yeux pleins de larmes, baisa la main de
+Mme de Fleurville, qui à son tour l'embrassa tendrement.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>attendrie</i>.</p>
+
+<p>Oh! madame, que vous êtes bonne! Tous les jours je demande au bon Dieu
+qu'il me laisse toujours avec vous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Ce n'est pas là ce qu'il faut demander au bon Dieu, ma pauvre enfant; il
+faut lui demander qu'il te rende si sage, si obéissante, si bonne, que
+<span class="pagenum"><a name="Page_141" id="Page_141">141</a></span> le c&oelig;ur de ta belle-mère s'adoucisse et que tu puisses vivre
+heureuse avec elle.»</p>
+
+<p>Sophie ne répondit rien; elle avait l'air de trouver le conseil de Mme
+de Fleurville trop difficile à suivre. Marguerite paraissait tout
+interdite, comme si Mme de Fleurville avait dit une chose impossible à
+faire; Mme de Rosbourg s'en aperçut.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG</span>, <i>souriant</i>.</p>
+
+<p>Qu'as-tu donc, Marguerite? Quel petit air tu prends en regardant Mme de
+Fleurville.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Maman,... c'est que... je n'aime pas que,... je suis fâchée que...,
+que,... je ne sais comment dire; mais je ne veux pas demander au bon
+Dieu que la méchante Mme Fichini revienne pour fouetter encore cette
+pauvre Sophie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Mme de Fleurville n'a pas dit qu'il fallait demander cela au bon Dieu:
+elle a dit que Sophie devait demander d'être très bonne, pour que sa
+belle-mère l'aimât et la rendît heureuse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais, maman, Mme Fichini est trop méchante pour devenir bonne; elle
+déteste trop Sophie pour la rendre heureuse, et, si elle revient, elle
+reprendra Sophie pour la rendre malheureuse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Chère petite, le bon Dieu peut tout ce qu'il veut: il peut donc changer
+le c&oelig;ur de Mme Fichini. Sophie, <span class="pagenum"><a name="Page_142" id="Page_142">142</a></span> qui doit obéir à Dieu et
+respecter sa belle-mère, doit demander de devenir assez bonne pour
+l'attendrir et s'en faire aimer.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je veux bien que Mme Fichini devienne bonne, mais je voudrais bien
+qu'elle restât toujours là-bas et qu'elle nous laissât toujours Sophie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Ce que tu dis là fait l'éloge de ton bon c&oelig;ur, Marguerite; mais, si
+tu réfléchissais, tu verrais que Sophie serait plus heureuse aimée de sa
+belle-mère et vivant chez elle, que chez des étrangers, qui ont
+certainement beaucoup d'amitié pour elle, mais qui ne lui doivent rien,
+et desquels elle n'a le droit de rien exiger.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>C'est vrai, cela, Marguerite: si ma belle-mère pouvait un jour m'aimer
+comme t'aime ta maman, je serais heureuse comme tu l'es, et je ne serais
+pas inquiète de ce que je deviendrai dans quelques mois.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>soupirant</i>.</p>
+
+<p>Et pourtant j'aurai bien peur quand Mme Fichini reviendra.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>tout bas</i>.</p>
+
+<p>Et moi aussi.»</p>
+
+<p>On se leva de table; les mamans restèrent au salon pour travailler, et
+les enfants s'amusèrent à bêcher leur jardin; Camille et Madeleine
+chargèrent <span class="pagenum"><a name="Page_143" id="Page_143">143</a></span> Marguerite et Sophie de chercher quelques jeunes
+groseilliers et des framboisiers, de les arracher et de les apporter
+pour les planter.</p>
+
+<p>«Où irons-nous? dit Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>J'ai vu pas loin d'ici, au bord d'un petit bois, des groseilliers et des
+framboisiers superbes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je crois qu'il vaut mieux demander au jardinier.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Je vais toujours voir ceux que je veux dire; si nous ne pouvons pas les
+arracher, nous demanderons au père Louffroy de nous aider.»</p>
+
+<p>Elles partirent en courant et arrivèrent en peu de minutes près des
+arbustes qu'avait vus Sophie; quelle fut leur joie quand elles les
+virent couverts de fruits! Sophie se précipita dessus et en mangea avec
+avidité, surtout du cassis; Marguerite, après y avoir goûté, s'arrêta.</p>
+
+<p>«Mange donc, nigaude, lui dit Sophie; profite de l'occasion.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Quelle occasion? J'en mange tous les jours à table et au goûter!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avalant gloutonnement</i>.</p>
+
+<p>C'est bien meilleur quand on les cueille soi-même; et puis on en mange
+tant qu'on veut. Dieu, que c'est bon!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_144" id="Page_144">144</a></span></p>
+
+<p>Marguerite la regardait faire avec surprise; jamais elle n'avait vu
+manger avec une telle voracité, avec une telle promptitude; enfin, quand
+Sophie ne put plus avaler, elle poussa un soupir de satisfaction et
+essuya sa bouche avec des feuilles.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi t'essuies-tu avec des feuilles?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Pour qu'on ne voie pas de taches de cassis à mon mouchoir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce que cela fait? Les mouchoirs sont faits pour avoir des taches.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Si l'on voyait que j'ai mangé du cassis, on me punirait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Quelle idée! on ne te dirait rien du tout; nous mangeons ce que nous
+voulons.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>étonnée</i>.</p>
+
+<p>Ce que vous voulez? et vous n'êtes jamais malades d'avoir trop mangé?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Jamais; nous ne mangeons jamais trop, parce que nous savons que la
+gourmandise est un vilain défaut.»</p>
+
+<p>Sophie, qui sentait combien elle avait été gourmande, ne put s'empêcher
+de rougir, et voulut détourner l'attention de Marguerite en lui
+proposant <span class="pagenum"><a name="Page_145" id="Page_145">145</a></span> d'arracher quelques pieds de groseilliers pour les porter
+à ses amies. Elles allaient se mettre à l'&oelig;uvre, quand elles
+entendirent appeler: «Sophie, Marguerite, où êtes-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Nous voici, nous voici; nous arrachons des arbres.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine accoururent.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce que vous faites donc depuis près d'une heure? Nous vous
+attendions toujours; voilà maintenant notre heure de récréation passée:
+il faut aller travailler.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Mais à quoi vous êtes-vous amusées? Il n'y a pas seulement un arbrisseau
+d'arraché!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>C'est que Sophie s'en donnait et man....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>vivement</i>.</p>
+
+<p>Tais-toi donc, rapporteuse, tu vas me faire gronder.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais je te dis qu'on ne te grondera pas: ma maman n'est pas comme la
+tienne.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Quoi? Qu'est-ce que c'est? Dis, Marguerite; et toi, Sophie, laisse-la
+donc parler.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, depuis près d'une heure, au lieu d'arracher <span class="pagenum"><a name="Page_146" id="Page_146">146</a></span> des
+groseilliers, nous sommes là, Sophie à manger des groseilles et du
+cassis, et moi à la regarder manger. C'est étonnant comme elle mangeait
+vite! Jamais je n'ai vu tant manger en si peu de temps. Cela m'amusait
+beaucoup.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi as-tu tant mangé, Sophie? tu vas être malade.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>embarrassée</i>.</p>
+
+<p>Oh non! je ne serai pas malade; j'avais très faim.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Comment, faim? Mais nous sortions de table!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Faim, non pas de viande, mais de cassis.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Ah! ah! ah! faim de cassis!... Mais comme tu es pâle! je suis sûre que
+tu as mal au c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>un peu fâchée</i>.</p>
+
+<p>Pas du tout, mademoiselle, je n'ai pas mal au c&oelig;ur; j'ai encore très
+faim, et je mangerais encore un panier plein de cassis.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Je ne te conseille pas d'essayer. Mais voyons, ma petite Sophie, ne te
+fâche pas, et reviens avec nous.»</p>
+
+<p>Sophie se sentait un peu mal à l'aise et ne répondit rien; elle suivit
+ses amies, qui reprirent le chemin de la maison. Tout le long de la
+route, <span class="pagenum"><a name="Page_147" id="Page_147">147</a></span> elle ne dit pas un mot. Camille, Madeleine et Marguerite,
+croyant qu'elle boudait, causaient entre elles sans adresser la parole à
+Sophie; elles arrivèrent ainsi jusqu'à leur chambre de travail, où leurs
+mamans les attendaient pour leur donner leurs leçons.</p>
+
+<p>«Vous arrivez bien tard, mes petites, dit Mme de Rosbourg.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>C'est que nous avons été jusqu'au petit bois pour avoir des
+groseilliers; c'est un peu loin, maman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Allons, à présent, mes enfants, travaillons; que chacun reprenne ses
+livres et ses cahiers.»</p>
+
+<p>Camille, Madeleine et Marguerite se placent vivement devant leurs
+pupitres; Sophie avance lentement, sans dire une parole. La lenteur de
+ses mouvements attire l'attention de Mme de Fleurville, qui la regarde
+et dit:</p>
+
+<p>«Comme tu es pâle, Sophie! Tu as l'air de souffrir! qu'as-tu?»</p>
+
+<p>Sophie rougit légèrement; les trois petites la regardent; Marguerite
+s'écrie: «C'est le cassis!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Quel cassis? Que veux-tu dire, Marguerite?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>reprenant un peu de vivacité</i>.</p>
+
+<p>Ce n'est rien, madame; Marguerite ne sait ce <span class="pagenum"><a name="Page_148" id="Page_148">148</a></span> qu'elle dit; je n'ai
+rien; je vais... très bien,... seulement... j'ai un peu... mal au
+c&oelig;ur,... ce n'est rien....»</p>
+
+<p>Mais, à ce moment même, Sophie se sent malade; son estomac ne peut
+garder les fruits dont elle l'a surchargé; elle les rejette sur le
+parquet.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville, mécontente, prend sans rien dire la main de Sophie et
+l'emmène chez elle; on la déshabille, on la couche et on lui fait boire
+une tasse de tilleul bien chaud. Sophie est si honteuse qu'elle n'ose
+rien dire; quand elle est <ins class="correction" title="couehée">couchée</ins>, Mme de Fleurville lui demande comment
+elle se trouve.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Mieux, madame, je vous remercie; pardonnez-moi, je vous prie; vous êtes
+bien bonne de ne m'avoir pas fouettée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Ma chère Sophie, tu as été gourmande, et le bon Dieu s'est chargé de ta
+punition en permettant cette indigestion qui va te faire rester couchée
+jusqu'au dîner; elle te privera de la promenade que nous devons faire
+dans une heure pour aller manger des cerises chez Mme de Vertel. Quant à
+être fouettée, tu peux te tranquilliser là-dessus: je ne fouette jamais;
+et je suis bien sûre que, sans avoir été fouettée, tu ne recommenceras
+pas à te remplir l'estomac comme une gourmande. Je ne défends pas les
+fruits et autres friandises; mais il <span class="pagenum"><a name="Page_149" id="Page_149">149</a></span> faut en manger sagement si
+l'on ne veut pas s'en trouver mal.»</p>
+
+<p>Sophie ne répondit rien; elle était honteuse et elle reconnaissait la
+justesse de ce que disait Mme de Fleurville. La bonne, qui restait près
+d'elle, l'engagea à se tenir tranquille, mais un reste de mal de c&oelig;ur
+l'empêcha de dormir; elle eut tout le temps de réfléchir aux dangers de
+la gourmandise, et elle se promit bien de ne jamais recommencer.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch16" id="ch16"></a>XVI</h2>
+
+<h3>LE CABINET DE PÉNITENCE</h3>
+
+<p>Une heure après, Camille, Madeleine et Marguerite revinrent savoir des
+nouvelles de Sophie; elles avaient leurs chapeaux et des robes propres.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi vous êtes-vous habillées?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Pour aller goûter chez Mme de Vertel; tu sais que nous devons y cueillir
+des cerises.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Quel dommage que tu ne puisses pas venir, Sophie! nous nous serions bien
+plus amusées avec toi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_150" id="Page_150">150</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>L'année dernière, c'était si amusant! on nous faisait grimper dans les
+cerisiers, et nous avons cueilli des cerises plein des paniers, pour
+faire des confitures, et nous en mangions tant que nous en voulions;
+seulement nous ne nous sommes pas donné d'indigestion, comme tu as fait
+ce matin avec ton cassis.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Ne lui parle plus de son cassis, Marguerite: tu vois qu'elle est
+honteuse et fâchée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Oh oui! je suis bien fâchée d'avoir été si gourmande; une autre fois,
+bien certainement que je n'en mangerai qu'un peu, puisque je serai sûre
+de pouvoir en manger le lendemain et les jours suivants. C'est que je
+n'ai pas l'habitude de manger de bonnes choses; et, quand j'en trouvais,
+j'en mangeais autant que mon estomac pouvait en contenir; à présent je
+ne le ferai plus: c'est trop désagréable d'avoir mal au c&oelig;ur; et puis
+c'est honteux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>C'est vrai; maman me dit toujours que lorsqu'on s'est donné une
+indigestion, on ressemble aux petits cochons.»</p>
+
+<p>Cette comparaison ne fut pas agréable à Sophie, qui commençait à se
+fâcher et à s'agiter dans son lit; Madeleine dit tout bas à Marguerite
+de se <span class="pagenum"><a name="Page_151" id="Page_151">151</a></span> taire, et Marguerite obéit. Toutes trois embrassèrent Sophie
+et allèrent attendre leurs mamans sur le perron. Quelques minutes après,
+Sophie entendit partir la voiture. <ins class="correction" title="Ellle">Elle</ins> s'ennuya pendant deux heures, au
+bout desquelles elle obtint de la bonne la permission de se lever; ses
+amies rentrèrent peu de temps après, enchantées de leur matinée; elles
+avaient cueilli et mangé des cerises; on leur en avait donné un grand
+panier à emporter.</p>
+
+<p>Le lendemain, Camille dit à Sophie:</p>
+
+<p>«Et sais-tu, Sophie, que ce soir nous ferons des confitures de cerises?
+Mme de Vertel nous a fait voir comment elle les faisait; tu nous
+aideras, et maman dit que ces confitures seront à nous, puisque les
+cerises sont à nous, et que nous en ferons ce que nous voudrons.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! dit Sophie; quels bons goûters nous allons faire!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Il faudra en donner à la pauvre femme Jean, qui est malade et qui a six
+enfants.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Tiens, c'est trop bon pour une pauvre femme!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi est-ce trop bon pour la mère Jean, quand ce n'est pas trop bon
+pour nous? Ce n'est pas bien ce que tu dis là, Sophie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_152" id="Page_152">152</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ah! par exemple! Vas-tu pas me faire croire que la femme Jean est
+habituée à vivre de confitures?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>C'est précisément parce qu'elle n'en a jamais que nous lui en donnerons
+quand nous en aurons.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi ne mange-t-elle pas du pain, des légumes et du beurre? Je ne me
+donnerai certainement pas la peine de faire des confitures pour une
+pauvresse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Et qui te demande d'en faire, orgueilleuse? Est-ce que nous avons besoin
+de ton aide? ne vois-tu pas que c'est pour s'amuser que Camille t'a
+proposé de nous aider?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>D'abord, mademoiselle, il y a des cerises qui sont pour moi là dedans;
+et j'ai droit à les avoir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Tu n'as droit à rien; on ne t'a rien donné; mais, comme je ne veux pas
+être gourmande et avare comme toi, tiens, tiens.»</p>
+
+<p>En disant ces mots, Marguerite prit une grande poignée de cerises et les
+lança à la tête de Sophie, qui, déjà un peu en colère, devint furieuse
+en les recevant; elle s'élança sur Marguerite et lui donna <span class="pagenum"><a name="Page_153" id="Page_153">153</a></span> un coup
+de poing sur l'épaule. Camille et Madeleine se jetèrent entre elles pour
+empêcher Marguerite de continuer la bataille commencée, Madeleine
+retenait avec peine Sophie, pendant que Camille maintenait Marguerite et
+lui faisait honte de son emportement. Marguerite s'apaisa immédiatement
+et fut désolée d'avoir répondu si vivement à Sophie; celle-ci résistait
+à Madeleine et voulait absolument se venger de ce qu'on lui avait lancé
+des cerises à la figure.</p>
+
+<p>«Laisse-moi, criait-elle, laisse-moi lui donner autant de coups que j'ai
+reçu de cerises à la tête; lâche-moi, ou je te tape aussi.»</p>
+
+<p>Les cris de Sophie, ajoutés à ceux de Camille et de Madeleine, qui
+l'exhortaient vainement à la douceur, attirèrent Mme de Rosbourg et Mme
+de Fleurville; elles parurent au moment où Sophie, se débarrassant de
+Camille et de Madeleine par un coup de pied et un coup de poing,
+s'élançait sur Marguerite, qui ne bougeait pas plus qu'une statue. La
+présence de ces dames arrêta subitement le bras levé de Sophie; elle
+resta terrifiée, craignant la punition et rougissant de sa colère.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville s'approcha d'elle en silence, la prit par le bras,
+l'emmena dans une chambre que Sophie ne connaissait pas encore et qui
+s'appelait le <i>cabinet de pénitence</i>, la plaça sur une chaise devant une
+table, et, lui montrant du papier, une plume et de l'encre, elle lui
+dit:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_154" id="Page_154">154</a></span></p>
+
+<p>«Vous allez achever votre journée dans ce cabinet, mademoiselle, vous
+allez....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ce n'est pas moi, madame, c'est Marguerite....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>d'un air sévère</i>.</p>
+
+<p>Taisez-vous!... vous allez copier dix fois toute la prière: <i>Notre Père
+qui êtes aux cieux</i>. Quand vous serez calmée, je reviendrai vous faire
+demander pardon au bon Dieu de votre colère; je vous enverrai votre
+dîner ici, et vous irez vous coucher sans revoir vos amies.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec emportement</i>.</p>
+
+<p>Je vous dis, madame, que c'est Marguerite....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>avec force</i>.</p>
+
+<p>Taisez-vous et écrivez.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville sortit de la chambre, dont elle ferma la porte à clef,
+et alla chez les enfants savoir la cause de l'emportement de Sophie.
+Elle trouva Camille et Madeleine seules et consternées; elles lui
+racontèrent ce qui était arrivé à leur retour de chez Mme de Vertel, et
+combien Mme de Rosbourg était fâchée contre Marguerite, qui, malgré son
+repentir, était condamnée à dîner dans sa chambre et à ne pas venir au
+salon de la soirée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>C'est fort triste, mes chères enfants, mais Mme de Rosbourg a bien fait
+de punir Marguerite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_155" id="Page_155">155</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Pourtant, maman, Marguerite avait raison de vouloir donner des
+confitures à la pauvre mère Jean, et c'était très mal à Sophie d'être
+orgueilleuse et méchante.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>C'est vrai, Camille; mais Marguerite n'aurait pas dû s'emporter. Ce
+n'est pas en se fâchant qu'elle lui aurait fait du bien; elle aurait dû
+lui démontrer tout doucement qu'elle devait secourir les pauvres et
+travailler pour eux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Mais, maman, Sophie ne voulait pas l'écouter.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Sophie est vive, mal élevée, elle n'a pas l'habitude de pratiquer la
+charité, mais elle a bon c&oelig;ur, et elle aurait compris la leçon que
+vous lui auriez toutes donnée par votre exemple; elle en serait devenue
+meilleure, tandis qu'à présent elle est furieuse et elle offense le bon
+Dieu.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Oh! maman, permettez-moi d'aller lui parler; je suis sûre qu'elle
+pleure, qu'elle se désole et qu'elle se repent de tout son c&oelig;ur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Non, Madeleine, je veux qu'elle reste seule jusqu'à ce soir; elle est
+encore trop en colère pour t'écouter; j'irai lui parler dans une heure.»</p>
+
+<p>Et Mme de Fleurville alla avec Camille et Madeleine <span class="pagenum"><a name="Page_156" id="Page_156">156</a></span> rejoindre Mme
+de Rosbourg; les petites étaient tristes; tout en jouant avec leurs
+poupées, elles pensaient combien on était plus heureuse quand on est
+sage.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Sophie, restée seule dans le cabinet de pénitence,
+pleurait, non pas de repentir, mais de rage; elle examina le cabinet
+pour voir si on ne pouvait pas s'en échapper: la fenêtre était si haute
+que, même en mettant la chaise sur la table, on ne pouvait pas y
+atteindre; la porte, contre laquelle elle s'élança avec violence, était
+trop solide pour pouvoir être enfoncée. Elle chercha quelque chose à
+briser, à déchirer: les murs étaient nus, peints en gris; il n'y avait
+d'autre meuble qu'une chaise en paille commune, une table en bois blanc
+commun; l'encrier était un trou fait dans la table et rempli d'encre;
+restaient la plume, le papier et le livre dans lequel elle devait
+copier. Sophie saisit la plume, la jeta par terre, l'écrasa sous ses
+pieds: elle déchira le papier en mille morceaux, se précipita sur le
+livre, en arracha toutes les pages, qu'elle chiffonna et le mit en
+pièces; elle voulut aussi briser la chaise, mais elle n'en eut pas la
+force et retomba par terre haletante et en sueur. Quand elle n'eut plus
+rien à casser et à déchirer, elle fut bien obligée de rester tranquille.
+Petit à petit, sa colère se calma, elle se mit à réfléchir, et elle fut
+épouvantée de ce qu'elle avait fait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_157" id="Page_157">157</a></span></p>
+
+<p>«Que va dire Mme de Fleurville? pensa-t-elle, quelle punition va-t-elle
+m'infliger? car elle me punira certainement.... Ah bah! elle me
+fouettera. Ma belle-mère m'a tant fouettée que j'y suis habituée. N'y
+pensons plus, et tâchons de dormir....»</p>
+
+<p>Sophie ferme les yeux, mais le sommeil ne vient pas; et elle est
+inquiète; elle tressaille au moindre bruit; elle croit toujours voir la
+porte s'ouvrir. Une heure se passe, elle entend la clef tourner dans la
+serrure; elle ne s'est pas trompée cette fois: la porte s'ouvre, Mme de
+Fleurville entre. Sophie se lève et reste interdite. Mme de Fleurville
+regarde les papiers et dit à Sophie d'un ton calme:</p>
+
+<p>«Ramassez tout cela, mademoiselle.»</p>
+
+<p>Sophie ne bouge pas.</p>
+
+<p>«Je vous dis de ramasser ces papiers, mademoiselle», répéta Mme de
+Fleurville.</p>
+
+<p>Sophie reste immobile. Mme de Fleurville, toujours avec calme:</p>
+
+<p>«Vous ne voulez pas, vous avez tort: vous aggravez votre faute et votre
+punition.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville appelle: «Élisa, venez, je vous prie, un instant».</p>
+
+<p>Élisa entre et reste ébahie devant tout ce désordre.</p>
+
+<p>«Ma bonne Élisa, lui dit Mme de Fleurville, voulez-vous ramasser tous
+ces débris? c'est <span class="pagenum"><a name="Page_158" id="Page_158">158</a></span> Mlle Sophie qui a mis en pièces un livre et du
+papier. Voulez-vous ensuite m'apporter une autre <i>Journée du chrétien</i>,
+du papier et une plume?»</p>
+
+<p>Pendant qu'Élisa balayait les papiers, Mme de Fleurville s'assit sur la
+chaise et regarda Sophie, qui, tremblante devant le calme de Mme de
+Fleurville, aurait tout donné pour n'avoir pas déchiré le livre, le
+papier et écrasé la plume. Quand Élisa eut apporté les objets demandés,
+Mme de Fleurville se leva, appela tranquillement Sophie, la fit asseoir
+sur la chaise et lui dit:</p>
+
+<p>«Vous allez écrire dix fois <i>Notre Père</i>, mademoiselle, comme je vous
+l'avais dit tantôt; vous n'aurez pour votre dîner que de la soupe, du
+pain et de l'eau; vous <ins class="correction" title="payerez">paierez</ins> les objets que vous avez déchirés avec
+l'argent que vous devez avoir toutes les semaines pour vos menus
+plaisirs. Au lieu de revenir avec vos amies, vous passerez vos journées
+ici, sauf deux heures de promenade que vous ferez avec Élisa, qui aura
+ordre de ne pas vous parler. Je vous enverrai votre repas ici. Vous ne
+serez délivrée de votre prison que lorsque le repentir, un vrai
+repentir, sera entré dans votre c&oelig;ur, lorsque vous aurez demandé
+pardon au bon Dieu de votre dureté envers les pauvres, de votre
+gourmandise égoïste, de votre emportement envers Marguerite, de votre
+esprit de colère et de votre méchanceté, qui vous a portée à déchirer
+tout ce que vous pouviez briser et déchirer, de votre <span class="pagenum"><a name="Page_159" id="Page_159">159</a></span> esprit de
+révolte, qui vous a excitée à résister à mes ordres. J'espérais vous
+trouver en bonne disposition pour vous ramener au repentir, pour faire
+votre paix avec Dieu et avec moi; mais, d'après ce que je vois,
+j'attendrai à demain. Adieu, mademoiselle. Priez le bon Dieu qu'il ne
+vous fasse pas mourir cette nuit avant de vous être reconnue et
+repentie.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville se dirigea vers la porte; elle avait déjà tourné la
+clef, lorsque Sophie, se précipitant vers elle, l'arrêta par sa robe, se
+jeta à ses genoux, lui saisit les mains, qu'elle couvrit de baisers et
+de larmes, et à travers ses sanglots fit entendre ces mots, les seuls
+qu'elle put articuler: <i>Pardon!</i> <i>Pardon!</i></p>
+
+<p>Mme de Fleurville restait immobile, considérant Sophie toujours à
+genoux; enfin elle se baissa vers elle, la prit dans ses bras et lui dit
+avec douceur:</p>
+
+<p>«Ma chère enfant, le repentir expie bien des fautes. Tu as été très
+coupable envers le bon Dieu d'abord, envers moi ensuite; le regret
+sincère que tu en éprouves te méritera sans doute le pardon, mais ne
+t'affranchit pas de la punition: tu ne reviendras pas avec tes amies
+avant demain soir, et tout le reste se fera comme je te l'ai dit.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec véhémence</i>.</p>
+
+<p>Oh! madame, chère madame, la punition me sera douce, car elle sera une
+expiation; votre <span class="pagenum"><a name="Page_160" id="Page_160">160</a></span> bonté me touche profondément, votre pardon est
+tout ce que je demande. Oh! madame, j'ai été si méchante, si détestable!
+Pourrez-vous me pardonner?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>l'embrassant</i>.</p>
+
+<p>Du fond du c&oelig;ur, chère enfant; crois bien que je ne conserve aucun
+mauvais sentiment contre toi. Demande pardon au bon Dieu comme tu viens
+de me demander pardon à moi-même. Je vais t'envoyer à dîner; tu écriras
+ensuite ce que je t'avais <ins class="correction" title="dis">dit</ins> d'écrire, et tu achèveras ta soirée en
+lisant un livre qu'on t'apportera tout à l'heure.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville embrassa encore Sophie, qui lui baisait les mains et
+ne pouvait se détacher d'elle; elle se dégagea et sortit, sans prendre
+cette fois la précaution de fermer la porte à clef. Cette preuve de
+confiance toucha Sophie et augmenta encore son regret d'avoir été si
+méchante.</p>
+
+<p>«Comment, se dit-elle, ai-je pu me livrer à une telle colère? Comment
+ai-je été si méchante avec des amies aussi bonnes que celles que j'ai
+ici, et si hardie envers une personne aussi douce, aussi tendre que Mme
+de Fleurville! Comme elle a été bonne avec moi! Aussitôt que j'ai
+témoigné du repentir, elle a repris sa voix douce et son visage si
+indulgent; toute sa sévérité a disparu comme par enchantement. Le bon
+Dieu me pardonnera-t-il aussi facilement? Oh oui! car il est la bonté
+même, et il voit combien je suis affligée de m'être si mal comportée!»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_161" id="Page_161">161</a></span></p>
+
+<p>En achevant ces mots, elle se mit à genoux et pria du fond de son
+c&oelig;ur pour que ces fautes lui fussent pardonnées et qu'elle eût la
+force de ne plus en commettre à l'avenir. A peine sa prière était-elle
+finie qu'Élisa entra, lui apportant une assiettée de soupe, un gros
+morceau de pain et une carafe d'eau.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Voici, mademoiselle, un vrai repas de prisonnier; mais, si vous avez
+faim, vous le trouverez bon tout de même.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Hélas! ma bonne Élisa, je n'en mérite pas tant; c'est encore trop bon
+pour une méchante fille comme moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Ah! ah! nous avons changé de ton depuis tantôt; j'en suis bien aise,
+mademoiselle. Si vous vous étiez vue! vous aviez un air! mais un air!...
+Vrai, on aurait dit d'un petit démon.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>C'est que je l'étais réellement; mais j'en ai bien du regret, je vous
+assure, et j'espère bien ne jamais recommencer.»</p>
+
+<p>Sophie se mit à table et mangea sa soupe: elle avait faim; après sa
+soupe elle entama son morceau de pain et but deux verres d'eau. Élisa la
+regardait avec pitié.</p>
+
+<p>«Voyez, pourtant, mademoiselle, lui dit-elle, <span class="pagenum"><a name="Page_162" id="Page_162">162</a></span> comme on est
+malheureux d'être méchant; nos petites, qui sont toujours sages, ne
+seront jamais punies que pour des fautes bien légères: aussi on les voit
+toujours gaies et contentes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Oh oui! je le vois bien: mais c'est singulier! quand j'étais méchante et
+que ma belle-mère me punissait, je me sentais encore plus méchante
+après; je détestais ma belle-mère: tandis que Mme de Fleurville, qui m'a
+punie, je l'aime au contraire plus qu'avant et j'ai envie d'être
+meilleure.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>C'est que votre belle-mère vous punissait avec colère, et quelquefois
+par caprice, tandis que Mme de Fleurville vous punit par devoir et pour
+votre bien. Vous sentez cela malgré vous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Oui, c'est bien cela, Élisa; vous dites vrai.»</p>
+
+<p>Sophie avait fini son repas; Élisa emporta les restes, et Sophie se mit
+au travail; elle fut longtemps à faire sa pénitence, parce qu'elle
+s'appliqua à très bien écrire; quand elle eut fini, elle se mit à lire.
+Le jour commença bientôt à baisser; Sophie posa son livre et eut le
+temps de réfléchir aux ennuis de la captivité, pendant la grande heure
+qui se passa avant qu'Élisa vînt la chercher pour la coucher. Marguerite
+dormait déjà profondément; Sophie s'approcha de son lit et l'embrassa
+tout <span class="pagenum"><a name="Page_163" id="Page_163">163</a></span> doucement, comme pour lui demander pardon de sa colère;
+ensuite elle fit sa prière, se coucha et ne tarda pas à s'endormir.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch17" id="ch17"></a>XVII</h2>
+
+<h3>LE LENDEMAIN</h3>
+
+<p>La journée du lendemain se passa assez tristement. Marguerite, honteuse
+encore de sa colère de la veille, se reprochait d'avoir causé la
+punition de Sophie; Camille et Madeleine souffraient de la tristesse de
+Marguerite et de l'absence de leur amie.</p>
+
+<p>Sophie passa la journée dans le cabinet de pénitence; personne ne vint
+la voir qu'Élisa, qui lui apporta son déjeuner.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Comment vont mes amies, Élisa?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Elles vont bien; seulement elles ne sont pas gaies.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ont-elles parlé de moi? Me trouvent-elles bien méchante? M'aiment-elles
+encore?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Je crois bien, qu'elles parlent de vous! Elles ne <span class="pagenum"><a name="Page_164" id="Page_164">164</a></span> font pas autre
+chose. «Pauvre Sophie! disent-elles; comme elle doit être malheureuse!
+Pauvre Sophie! comme elle doit s'ennuyer! Comme la journée lui paraîtra
+longue!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>attendrie</i>.</p>
+
+<p>Elles sont bien bonnes! Et Marguerite, est-elle en colère contre moi?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>En colère! Ah bien oui! Elle se désole d'avoir été méchante; elle dit
+que c'est sa faute si vous vous êtes emportée; que c'est elle qui
+devrait être punie à votre place, et que, lorsque vous sortirez de
+prison, c'est elle qui vous demandera bien pardon et qui vous priera
+d'oublier sa méchanceté.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Pauvre petite Marguerite! c'est moi qui ai eu tous les torts. Mais,
+Élisa, savent-elles combien j'ai été méchante ici, dans le cabinet: que
+j'ai tout déchiré, que j'ai refusé d'obéir à Mme de Fleurville?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Oui, elles le savent, je le leur ai raconté; mais elles savent aussi
+combien vous vous êtes repentie et tout ce que vous avez fait pour
+témoigner vos regrets, pour expier votre faute; elles ne vous en veulent
+pas: elles vous aiment tout comme auparavant.»</p>
+
+<p>Sophie remercia Élisa et se mit à l'ouvrage.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville vint lui apporter des devoirs <span class="pagenum"><a name="Page_165" id="Page_165">165</a></span> à faire, elle les
+lui expliqua; elle lui apporta aussi des livres amusants, son ouvrage de
+tapisserie, et, la voyant si sage, si docile et si repentante, elle lui
+dit qu'avant de se coucher elle pourrait venir embrasser ses amies au
+salon et faire la prière en commun. Sophie lui promit de mériter cette
+récompense par sa bonne conduite, et la remercia vivement de sa bonté.
+Mme de Fleurville l'embrassa encore et lui dit en la quittant qu'avant
+la promenade elle viendrait examiner ses devoirs et lui en donner
+d'autres pour l'après-midi.</p>
+
+<p>Sophie travailla tant et si bien, qu'elle ne s'ennuya pas; elle fut
+étonnée quand Élisa vint lui apporter son second déjeuner.</p>
+
+<p>«Déjà, dit-elle; est-ce qu'il est l'heure de déjeuner?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Certainement, et l'heure est même passée; vous n'avez donc pas faim?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Si fait, j'ai faim, et je m'en étonnais, je ne croyais pas qu'il fût si
+tard. Qu'est-ce que j'ai pour mon déjeuner?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Un &oelig;uf frais, que voici, avec une tartine de beurre, une côtelette,
+une cuisse de poulet, des pommes de terre sautées, mais pas de dessert
+par <span class="pagenum"><a name="Page_166" id="Page_166">166</a></span> exemple; Mme de Fleurville m'a dit que les prisonnières n'en
+mangeaient pas, et que vous étiez si raisonnable que vous ne vous en
+étonneriez pas.»</p>
+
+<p>Sophie rougit de plaisir à ce petit éloge, qu'elle n'espérait pas avoir
+mérité.</p>
+
+<p>«Merci, ma chère Élisa, dit-elle, et remerciez Mme de Fleurville de
+vouloir bien penser si favorablement de moi; elle est si bonne, qu'on ne
+peut s'empêcher de devenir bon près d'elle. J'espère que dans peu de
+temps je deviendrai aussi sage, aussi aimable que mes amies.»</p>
+
+<p>Élisa, touchée de cette humilité, embrassa Sophie et lui dit: «Soyez
+tranquille, mademoiselle, vous commencez déjà à être bonne; vous allez
+voir ce que vous serez; quand votre belle-mère reviendra, elle ne vous
+reconnaîtra pas».</p>
+
+<p>Cette idée du retour de sa belle-mère fit peu de plaisir à Sophie; elle
+tâcha de n'y pas songer, et elle acheva son déjeuner. Élisa lui dit
+qu'elle allait remporter le plateau et qu'elle reviendrait ensuite la
+chercher pour la promener.</p>
+
+<p>«Je vais vous faire marcher pendant une heure, mademoiselle, puis vous
+reviendrez travailler; après votre dîner je vous promènerai encore
+pendant une bonne heure.»</p>
+
+<p>La journée se passa ainsi sans trop d'ennui pour Sophie. Camille,
+Madeleine et Marguerite attendaient chaque fois Élisa à sa sortie de la
+chambre <span class="pagenum"><a name="Page_167" id="Page_167">167</a></span> de pénitence pour la questionner sur ce que faisait Sophie,
+sur ce que disait Sophie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Est-elle bien triste?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>S'ennuie-t-elle beaucoup?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Est-elle fâchée contre moi? Cause-t-elle un peu?»</p>
+
+<p>Élisa les rassurait et leur disait que Sophie prenait sa punition avec
+une telle douceur et une telle résignation, qu'en sortant de là elle
+serait certainement tout à fait corrigée et ne se ferait plus jamais
+punir.</p>
+
+<p>Le soir, Mme de Fleurville vint elle-même chercher Sophie pour la mener
+au salon, où l'attendaient avec anxiété Camille, Madeleine et
+Marguerite.</p>
+
+<p>«Voilà Sophie que je vous ramène, mes chères enfants, non pas la Sophie
+d'avant-hier, colère, menteuse, gourmande et méchante; mais une Sophie
+douce, sage, raisonnable; nous la plaignions jadis, aimons-la bien
+maintenant: elle le mérite.»</p>
+
+<p>Sophie se jeta dans les bras de ses amies; elle pleurait de joie en les
+embrassant. Elle et Marguerite se demandèrent réciproquement pardon;
+elles s'étaient déjà pardonné de bon c&oelig;ur. Quand arriva l'heure de la
+prière, Mme de Fleurville ajouta à <span class="pagenum"><a name="Page_168" id="Page_168">168</a></span> celle qu'elles avaient
+l'habitude de faire une action de grâces pour remercier Dieu d'avoir
+ouvert au repentir le c&oelig;ur des coupables, et pour avoir ainsi tiré un
+grand bien d'un grand mal.</p>
+
+<p>Après cette prière, qui fut faite du fond du c&oelig;ur, les enfants
+s'embrassèrent tendrement et allèrent se coucher.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch18" id="ch18"></a>XVIII</h2>
+
+<h3>LE ROUGE-GORGE</h3>
+
+<p>Un mois après, Camille et Madeleine étaient assises sur un banc dans le
+jardin; elles tressaient des paniers avec des joncs que Sophie et
+Marguerite cueillaient dans un fossé.</p>
+
+<p>«Madeleine, Madeleine! cria Sophie en accourant, je t'apporte un petit
+oiseau très joli; je te le donne, c'est pour toi.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, quel oiseau? dit Camille en jetant ses joncs et s'élançant à
+la rencontre de Sophie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Un rouge-gorge; c'est Marguerite qui l'a vu, et c'est moi qui l'ai
+attrapé; regarde comme il est déjà gentil.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Il est charmant. Pauvre petit! il doit avoir bien peur! Et sa maman!
+elle se désole sans doute.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_169" id="Page_169">169</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Pas du tout! C'est elle qui l'a jeté hors de son nid; j'entendais un
+petit bruit dans un buisson, je regarde, et je vois ce pauvre petit
+oiseau se débattant contre sa maman qui voulait le jeter hors du nid;
+elle lui a donné des coups de bec et elle l'a précipité à terre; le
+pauvre petit est tombé tout étourdi; je n'osais pas le toucher; Sophie
+l'a pris en disant que ce serait pour toi, Madeleine.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Oh! merci, Sophie! Portons-le vite à la maison pour lui donner à manger.
+Camille, vois comme mon petit oiseau est gentil! Quel joli petit ventre
+rouge!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Il est charmant; mettons-le dans un panier en attendant que nous ayons
+une cage.»</p>
+
+<p>Les quatre petites filles laissèrent leurs joncs et coururent à la
+maison pour montrer leur rouge-gorge et demander un panier.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Tenez, mes petites, voici un panier.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais il faut lui faire un petit lit.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Non, il faut mettre de la mousse et un peu de laine par-dessus: il aura
+ainsi un petit nid bien chaud.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_170" id="Page_170">170</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Si Madeleine le mettait à coucher avec elle, il aurait bien plus chaud
+encore.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Mais je pourrais l'écraser en dormant; non, non, il vaut mieux faire
+comme dit Élisa. Tu vas voir comme je l'arrangerai bien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Oh! Madeleine, laisse-moi faire; je sais très bien arranger des nids
+d'oiseaux; Palmyre en faisait souvent pour les petits qu'elle dénichait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Je veux bien; qu'est-ce que tu vas mettre?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ne me regardez pas; vous verrez quand ce sera fini. Élisa, il me faut du
+coton et un petit linge.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Pour quoi faire, du linge? Allez-vous lui mettre une chemise?»</p>
+
+<p>Les enfants rirent tous.</p>
+
+<p>«Mais non, Élisa, répond Sophie; ce n'est pas pour l'habiller; vous
+allez voir; donnez-moi seulement ce que je vous demande.»</p>
+
+<p>Élisa donna une poignée de coton et du linge. Sophie prit le
+rouge-gorge, se mit dans un coin, arrangea pendant dix minutes le coton,
+le linge et l'oiseau; puis, se retournant triomphalement, elle s'écria:
+«C'est fini!»</p>
+
+<p>Les enfants, qui attendaient avec une grande <span class="pagenum"><a name="Page_171" id="Page_171">171</a></span> impatience,
+s'élancèrent vers Sophie et cherchèrent vainement l'oiseau.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Eh bien! où sont donc le rouge-gorge et son nid?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Mais les voici.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Où cela?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Dans le panier.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Je ne vois qu'une boule de coton.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>C'est précisément cela.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Mais où est l'oiseau?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Dans le coton, bien chaudement.»</p>
+
+<p>Toutes trois poussèrent un cri; toutes les mains se plongèrent à la fois
+dans le panier pour en retirer le pauvre oiseau, étouffé sans doute.
+Élisa accourut, déroula vivement le coton, le linge, et en retira le
+rouge-gorge, qui semblait mort; ses yeux étaient fermés, son bec
+entr'ouvert, ses ailes étendues: il ne bougeait pas.</p>
+
+<p>«Pauvre petit! s'écrièrent à la fois Élisa et les trois petites.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_172" id="Page_172">172</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Imbécile de Sophie!» ajouta Marguerite.</p>
+
+<p>Sophie était aussi étonnée que confuse.</p>
+
+<p>«Je ne savais pas..., je ne croyais pas..., dit-elle en balbutiant.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Aussi pourquoi veux-tu toujours faire quand tu ne sais pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Chut! Marguerite, pas de colère; vous voyez bien que Sophie est aussi
+peinée que vous de ce qu'elle a fait. Tâchons de ranimer le pauvre
+oiseau; peut-être n'est-il pas encore mort.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE</span>, <i>tristement</i>.</p>
+
+<p>Croyez-vous qu'il puisse revivre?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Essayons toujours; Sophie, allez me chercher un peu de vin.»</p>
+
+<p>Sophie se précipita pour faire la commission; pendant son absence, Élisa
+entr'ouvrit le bec du petit oiseau et souffla doucement dedans; quand
+Sophie eut apporté le vin et qu'elle lui en eut mis deux gouttes dans le
+bec, l'oiseau fit un léger mouvement avec ses ailes.</p>
+
+<p>«Il a bougé! il a bougé!» s'écrièrent ensemble les quatre petites. En
+effet, au bout de cinq minutes le rouge-gorge était revenu à la vie; il
+s'agitait, il déployait et repliait ses ailes, il redevenait vif comme
+avant d'avoir été emmailloté.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_173" id="Page_173">173</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>d'un air moqueur</i>.</p>
+
+<p>C'est Palmyre qui t'a appris ce moyen de soigner des oiseaux?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Oui, c'est Palmyre; elle les enveloppe tous comme cela.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>de même</i>.</p>
+
+<p>En a-t-elle élevé beaucoup?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Oh non! ils mouraient tous; nous ne comprenions pas pourquoi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Comment? vous ne compreniez pas que les oiseaux, n'ayant pas d'air,
+étouffaient dans les chiffons et le coton?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Mais non; je croyais que les oiseaux n'avaient pas besoin de respirer.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Ah! ah! ah! en voilà une bonne! Tous les oiseaux respirent et ont besoin
+d'air, mademoiselle, et ils étouffent quand ils n'en ont pas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>d'un air confus</i>.</p>
+
+<p>Je ne savais pas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Allons, laissez-moi cet oiseau; ne vous en occupez plus; je m'en charge
+et je vous l'élèverai, Madeleine.»</p>
+
+<p>En effet, Élisa dirigea l'éducation du rouge-gorge. <span class="pagenum"><a name="Page_174" id="Page_174">174</a></span> Madeleine
+partageait les soins qu'elle lui donnait; elle l'aidait à changer la
+laine de son nid, à nettoyer sa cage, à faire une pâtée d'&oelig;ufs, de
+pain et de lait. Le petit oiseau s'était attaché à elle; elle l'avait
+nommé Mimi; il venait quand elle l'appelait, et se posait souvent sur
+son bras pendant qu'elle prenait ses leçons. Il finit par ne plus la
+quitter; la porte de sa cage restait toujours ouverte, et il y entrait
+pour manger et dormir; le reste du temps il volait dans les chambres;
+quand la fenêtre était ouverte, il allait se percher sur les arbres
+voisins, mais il ne s'éloignait jamais beaucoup, et, lorsque Madeleine
+l'<ins class="correction" title="appellait">appelait</ins>: <i>Mimi!</i> <i>Mimi!</i> il revenait à tire-d'aile se poser sur sa
+tête ou sur son épaule, et la becquetait comme pour l'embrasser. Le
+matin Madeleine était souvent éveillée au petit jour par Mimi, qui,
+perché sur son épaule, allongeait son cou et lui becquetait l'oreille ou
+les lèvres. «Va-t'en, Mimi, lui disait-elle, laisse-moi dormir.» Mimi
+rentrait dans sa cage, y restait quelques instants et, quand sa
+maîtresse s'était endormie, revenait se poser sur son épaule et se
+mettait à lui siffler dans l'oreille ses plus jolis airs. «Tais-toi,
+Mimi, lui disait encore Madeleine: tu m'ennuies.» Mimi se taisait,
+tournait sa petite tête à droite et à gauche, puis, changeant de
+position, faisait un petit saut et se trouvait sur le nez de la pauvre
+Madeleine.</p>
+
+<p>Réveillée encore par les petites griffes aiguës de Mimi: «Petit lutin,
+disait-elle en lui donnant une <span class="pagenum"><a name="Page_175" id="Page_175">175</a></span> légère tape, je t'enfermerai demain
+si tu m'ennuies encore.» Mais Mimi recommençait toujours, et Madeleine
+ne l'enfermait pas.</p>
+
+<p>«Qu'as-tu donc, Madeleine? tu parais fatiguée ce soir, dit un jour Mme
+de Fleurville à Madeleine, qui s'endormait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Oui, maman, j'ai envie de dormir; mes yeux se ferment malgré moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je parie que c'est à cause de Mimi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Comment Mimi peut-il donner sommeil à Madeleine? Tu parles trop souvent
+sans réfléchir, Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Pardon, maman; vous allez voir que j'ai très bien réfléchi. Quand on a
+sommeil, c'est qu'on a envie de dormir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Oh! c'est positif, et je vois que tu raisonnes au moins aussi bien que
+Mimi. (<i>Tout le monde rit.</i>)</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Attendez un peu, maman, pour vous moquer de moi. Je continue: quand on a
+envie de dormir, c'est qu'on a besoin de dormir. (<i>Tout le monde rit
+plus fort; Marguerite, sans se troubler, continue son raisonnement.</i>)
+Quand on a besoin de dormir, c'est qu'on n'a pas assez dormi; quand on
+n'a pas <span class="pagenum"><a name="Page_176" id="Page_176">176</a></span> assez dormi, c'est que quelque chose ou quelqu'un vous a
+empêché de dormir. Ce quelqu'un est Mimi, qui éveille Madeleine tous les
+matins au petit jour en lui becquetant la figure, ou en lui gazouillant
+dans l'oreille, ou en se promenant sur son visage; c'est pourquoi
+Madeleine a sommeil, et le coupable est Mimi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Bravo, Marguerite! c'est très bien raisonné; mais comment Mimi fait-il
+pour commettre tous ces méfaits?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Madame, Madeleine ne veut pas que Mimi soit enfermé dans sa cage; elle
+le gâte; elle est beaucoup trop bonne pour lui, et c'est elle qui en
+souffre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Et c'est ce qui arrive toujours, ma petite Marguerite, quand on gâte les
+gens; mais sérieusement, ma chère Madeleine, il ne faut pas laisser
+prendre à Mimi de ces mauvaises habitudes. Tu es pâle depuis quelques
+jours; tu tomberas malade à la longue; je te conseille d'aller te
+coucher et de fermer ce soir la porte de la cage de Mimi; tu la lui
+ouvriras quand tu seras levée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Oui, maman, je vais me coucher, car je me sens réellement bien fatiguée,
+et j'enfermerai Mimi; <span class="pagenum"><a name="Page_177" id="Page_177">177</a></span> seulement j'ai peur que demain matin il ne
+crie comme un désespéré.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Eh! laisse-le crier: il finira par s'y habituer.»</p>
+
+<p>Madeleine embrassa sa maman, ses amies, Mme de Rosbourg, et alla se
+coucher; elle avait eu soin de pousser et de fixer la porte de la cage,
+et elle s'endormit immédiatement.</p>
+
+<p>Le lendemain, quand il fit jour, Mimi voulut aller tourmenter sa
+maîtresse comme d'habitude; il fut étonné et irrité de trouver sa porte
+fermée; il chercha longtemps à l'ouvrir avec son bec, mais, ne pouvant y
+réussir, il se fâcha, il donna des coups de tête dans la porte et il se
+fit mal. Alors commença une suite de petits cris furieux, entremêlés de
+grands coups de bec dans son chènevis et son millet, qu'il faisait voler
+dans sa cage et à travers les barreaux; puis il sautait dans sa petite
+auge, et dans sa rage il lançait de l'eau de tous côtés. Madeleine
+s'éveilla un instant à ces bruits, qui indiquaient la colère de Mimi;
+mais elle se rendormit immédiatement, et dormit jusqu'à ce que sa bonne
+vînt l'éveiller. Alors elle s'empressa d'ouvrir à Mimi, qui s'élança
+hors de sa cage avec humeur et donna deux grands coups de bec dans la
+joue de Madeleine, comme pour se venger d'avoir été enfermé.</p>
+
+<p>«Ah! petit méchant! s'écria Madeleine, tu es en colère! Viens ici, Mimi,
+viens tout de suite.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_178" id="Page_178">178</a></span></p>
+
+<p>Mimi n'obéissait pas; il s'était perché sur un bâton de croisée, où il
+avait l'air de bouder.</p>
+
+<p>«Mimi, obéissez, monsieur, venez ici tout de suite.»</p>
+
+<p>Mimi, pour toute réponse, se retourne et fait une ordure dans la main
+que lui tendait Madeleine.</p>
+
+<p>«Petit sale! petit dégoûtant! petit méchant! attends, attends, je
+t'attraperai, va. Élisa, viens, je t'en prie, m'aider à attraper Mimi et
+à le mettre en pénitence.»</p>
+
+<p>Élisa, qui avait tout vu et qui riait de l'humeur de Mimi, prit un balai
+et poursuivit Mimi jusqu'à ce qu'il se réfugiât tout essoufflé dans sa
+cage. Aussitôt qu'il y fut entré, Madeleine ferma la porte, et Mimi
+resta prisonnier, maussade et furieux.</p>
+
+<p>Ce ne fut qu'après deux heures de prison que Sophie, Marguerite et
+Camille, auxquelles Madeleine et Élisa avaient raconté la méchanceté de
+Mimi, obtinrent sa grâce; les quatre petites filles vinrent
+processionnellement ouvrir la cage. Mimi dédaigna de bouger.</p>
+
+<p>«Allons, Mimi, dit Camille, sois bon garçon et ne boude plus; viens nous
+dire bonjour comme tu fais tous les matins.»</p>
+
+<p>M. Mimi avait encore de l'humeur; il ne bougea pas.</p>
+
+<p>«Dieu! qu'il est méchant! s'écria Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Hélas! il fait comme moi jadis: il s'est fâché dans sa prison comme je
+me suis fâchée dans la <span class="pagenum"><a name="Page_179" id="Page_179">179</a></span> mienne, et il a cherché à tout briser comme
+j'ai déchiré et brisé le livre, le papier et la plume. J'espère qu'il se
+repentira comme moi. Mimi! Mimi! viens demander pardon.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Il ne veut pas venir? Eh bien, laissons-le tranquille; quand il ne
+boudera plus, nous verrons à lui pardonner.»</p>
+
+<p>On ouvrit les fenêtres. Quand Mimi aperçut les arbres et le ciel, il n'y
+tint pas: il s'élança joyeux hors de sa cage et vola sur un des sapins
+les plus élevés du jardin. Les enfants allèrent se promener de leur
+côté, laissant Mimi au bonheur de la liberté et à l'<ins class="correction" title="amertune">amertume</ins> du
+repentir.</p>
+
+<p>Quand elles revinrent au bout d'une heure, Mimi sautait et volait
+toujours d'arbre en arbre. Madeleine l'appela: «Mimi, mon petit Mimi, il
+faut rentrer; viens manger du pain.</p>
+
+<p>&mdash;Cuic! répondit Mimi en faisant aller sa petite tête d'un air moqueur.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Mimi, obéissez et rentrez tout de suite.</p>
+
+<p>&mdash;Cuic!» répondit encore Mimi; et il s'envola loin dans le bois.</p>
+
+<p>«Est-il méchant et rancunier! dit Sophie; il mérite vraiment une
+punition.</p>
+
+<p>&mdash;Et il l'aura, dit Madeleine: quand il rentrera, je l'enfermerai dans
+sa cage, et il y restera jusqu'à ce qu'il demande pardon.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_180" id="Page_180">180</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Comment veux-tu, dit Sophie, qu'un pauvre oiseau demande pardon?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux que, lorsque je mettrai ma main dans sa cage, il vienne se
+poser dessus gentiment, en la becquetant, et non pas en donnant de
+grands coups de bec comme il a fait ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Madeleine, dit Camille, tu as raison; il faut le traiter un peu
+sévèrement; tu l'as trop gâté.»</p>
+
+<p>Et les enfants se remirent à leur travail, reprirent leurs jeux et
+firent leurs repas, sans que Mimi reparût. A la fin de la journée elles
+commencèrent à s'inquiéter de cette longue absence; elles allèrent
+plusieurs fois le chercher et l'appeler dans le jardin et dans le bois:
+mais Mimi ne répondait ni ne paraissait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Je crains qu'il ne lui soit arrivé quelque chose, à ce pauvre Mimi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Peut-être est-il perdu et ne retrouve-t-il pas son chemin?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oh non! c'est impossible; les oiseaux ne peuvent pas se perdre: ils
+voient si bien et de si loin qu'ils aperçoivent toujours leur maison.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Peut-être boude-t-il encore?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>S'il boude, il a un bien mauvais caractère, et <span class="pagenum"><a name="Page_181" id="Page_181">181</a></span> je serais bien aise
+qu'il passât la nuit dehors, pour qu'il voie la différence qu'il y a
+entre une bonne cage chaude avec des grains et de l'eau, et un bois
+humide sans rien à manger ni à boire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Pauvre Mimi! comme il est bête d'être méchant!»</p>
+
+<p>La nuit arriva et les petites allèrent se coucher sans que Mimi reparût;
+elles en parlèrent souvent dans la soirée, se promettant bien d'aller le
+lendemain à sa recherche.</p>
+
+<p>«Et il y gagnera de ne plus aller se promener dehors», dit Madeleine.</p>
+
+<p>Le lendemain, quand les enfants furent prêtes à sortir, Mme de Rosbourg
+les emmena à la recherche de Mimi; elles parcoururent tout le bois en
+appelant <i>Mimi!</i> <i>Mimi!</i> Elles revenaient tristes et inquiètes de leur
+inutile recherche, lorsque Marguerite, qui marchait en avant, fit un <ins class="correction" title="bon">bond</ins>
+et poussa un cri.</p>
+
+<p>«Qu'est-ce? demandèrent à la fois les trois petites.</p>
+
+<p>&mdash;Regardez! regardez! dit Marguerite d'une voix terrifiée en montrant du
+doigt un petit amas de plumes et à côté la tête très reconnaissable de
+l'infortuné Mimi.</p>
+
+<p>&mdash;Mimi! Mimi! malheureux Mimi! s'écrièrent les enfants. Pauvre Mimi!
+mangé par un vautour ou par un émouchet!»</p>
+
+<p>«Mme de Rosbourg se baissa pour mieux examiner <span class="pagenum"><a name="Page_182" id="Page_182">182</a></span> les plumes et la
+tête: c'étaient bien les restes de Mimi, qui périt ainsi misérablement,
+victime de son humeur.</p>
+
+<p>Les enfants ne dirent rien, Madeleine pleurait. Elles ramassèrent ce qui
+restait de Mimi pour l'enterrer et lui ériger un petit tombeau. Quand
+elles furent rentrées à la maison, Mme de Rosbourg leur obtint
+facilement un congé pour enterrer Mimi; elles creusèrent une fosse dans
+leur petit jardin; elles y descendirent les restes de Mimi, enveloppés
+de chiffons et de rubans, et enfermés dans une petite boîte; elles
+mirent des fleurs dessus et dessous la boîte; puis elles remplirent de
+terre la fosse; elles élevèrent ensuite, avec l'aide du maçon, quelques
+briques formant un petit temple, et elles attachèrent au-dessus une
+petite planche sur laquelle Camille, qui avait la plus belle écriture,
+écrivit:</p>
+
+<div class="blockquote">
+
+<p>«Ci-gît Mimi, qui par sa grâce et sa gentillesse faisait le bonheur de
+sa maîtresse jusqu'au jour où il périt victime d'un moment d'humeur.
+Sa fin fut cruelle: il fut dévoré par un vautour. Ses restes,
+retrouvés par sa maîtresse inconsolable, reposent ici.</p>
+
+<p class="right">«Fleurville, 1856, 20 août.»</p></div>
+
+<p>Ainsi finit Mimi, à l'âge de trois mois.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch19" id="ch19"></a>XIX</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_183" id="Page_183">183</a></span></p>
+
+<h3>L'ILLUMINATION</h3>
+
+<p>Depuis un an que Sophie était à Fleurville, elle n'avait encore aucune
+nouvelle de sa belle-mère; loin de s'en inquiéter, ce silence la
+laissait calme et tranquille; être oubliée de sa belle-mère lui semblait
+l'état le plus désirable. Elle vivait heureuse chez ses amies; chaque
+journée passée avec ces enfants modèles la rendait meilleure et
+développait en elle tous les bons sentiments que l'excessive sévérité de
+sa belle-mère avait comprimés et presque détruits. Mme de Fleurville et
+son amie Mme de Rosbourg étaient très bonnes, très tendres pour leurs
+enfants, mais sans les gâter; constamment occupées du bonheur et du
+plaisir de leurs filles, elles n'oubliaient pas leur perfectionnement,
+et elles avaient su, tout en les rendant très heureuses, les rendre
+bonnes et toujours disposées à s'oublier pour se dévouer au bien-être
+des autres. L'exemple des mères n'avait pas été perdu pour leurs
+enfants, et Sophie en profitait comme les autres.</p>
+
+<p>Un jour Mme de Fleurville entra chez Sophie; elle tenait une lettre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_184" id="Page_184">184</a></span></p>
+
+<p>«Chère enfant, dit-elle, voici une lettre de ta belle-mère....»</p>
+
+<p>Sophie saute de dessus sa chaise, rougit, puis pâlit; elle retombe sur
+son siège, cache sa figure dans ses mains et retient avec peine ses
+larmes.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville, qui avait interrompu sa phrase au mouvement de
+Sophie, voit son agitation et lui dit: «Ma pauvre Sophie, tu crois sans
+doute que ta belle-mère va arriver et te reprendre; rassure-toi: elle
+m'écrit au contraire que son absence doit se prolonger indéfiniment;
+qu'elle est à Naples, où elle s'est remariée avec un comte Blagowski, et
+qu'une des conditions du mariage a été que tu n'habiterais plus chez
+elle. En conséquence, ta belle-mère me demande de te mettre dans une
+pension quelconque (Sophie rougit encore et regarde Mme de Fleurville
+d'un air suppliant et effrayé); à moins, continue Mme de Fleurville en
+souriant, que je ne préfère garder près de moi un si mauvais garnement.
+Qu'en dis-tu, ma petite Sophie? Veux-tu aller en pension ou aimes-tu
+mieux rester avec nous, être ma fille et la s&oelig;ur de tes amies?</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 254px;"><a name="image_p185" id="image_p185"></a><span class="pagenum"><a name="Page_185" id="Page_185">185</a></span>
+<img src="images/page-185.jpg" alt="" title="" width="254" height="400" />
+<p class="caption">Le comte Blagowski.</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-185.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p>&mdash;Chère, chère madame, dit Sophie en se jetant dans ses bras et en
+l'embrassant tendrement, gardez-moi près de vous, continuez-moi votre
+affectueuse bonté, permettez-moi de vous aimer comme une mère, de vous
+obéir, de vous respecter comme si j'étais vraiment votre fille, et de
+m'appliquer à <span class="pagenum"><a name="Page_187" id="Page_187">187</a></span> devenir digne de votre tendresse et de celle de
+mes amies.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>la serrant contre son c&oelig;ur</i>.</p>
+
+<p>C'est donc convenu, chère petite: tu resteras chez moi; tu seras ma
+fille comme Camille, Madeleine et Marguerite. Je savais bien que tu nous
+préférerais à la meilleure, à la plus agréable pension de Paris.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Chère madame, je vous remercie de m'avoir si bien devinée. Je crains
+seulement de vous causer une dépense considérable....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Sois sans inquiétude là-dessus, chère enfant; ton père a laissé une
+grande fortune qui est à toi et qui suffirait à une dépense dix fois
+plus considérable que la tienne.»</p>
+
+<p>Après avoir embrassé encore Mme de Fleurville, Sophie courut chez ses
+amies pour leur annoncer ces grandes nouvelles. Ce fut une joie
+générale; elles se mirent à danser une ronde si bruyante, accompagnée de
+tels cris de joie, qu'Élisa accourut au bruit.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Qu'est-ce? Qu'y a-t-il, mon Dieu? Quoi! c'est une danse! des cris de
+joie! Ah bien! une autre fois je ne serai pas si bête: vous aurez beau
+crier, je resterai bien tranquillement chez moi! Mais <span class="pagenum"><a name="Page_188" id="Page_188">188</a></span> a-t-on jamais
+vu des petites filles crier et se démener ainsi, comme de petits démons?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>sautant toujours</i>.</p>
+
+<p>Si tu savais, ma chère Élisa, si tu savais quel bonheur! Viens danser
+avec nous. Quel bonheur! quel bonheur!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Mais quoi donc? Pour quoi, pour qui faut-il que je me démène comme un
+lutin? M'expliquerez-vous enfin...?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Sophie reste avec nous toujours! toujours! Mme Fichini s'est mariée. Ha!
+ha! ha! elle s'est mariée avec un comte Blagowski! ils ne veulent plus
+de Sophie,... quel bonheur! quel bonheur!»</p>
+
+<p>Et la ronde, les sauts, les cris recommencèrent de plus belle. Élisa
+s'était mise de la partie, et le tapage devint tel, que successivement
+toute la maison vint savoir la cause de ce bruit sans pareil.</p>
+
+<p>Chacun s'en allait heureux de la bonne nouvelle, car tous aimaient
+Sophie et la plaignaient d'avoir une si méchante belle-mère.</p>
+
+<p>Enfin les petites filles se lassèrent de danser; toutes quatre tombèrent
+sur des chaises; Élisa s'y laissa tomber comme elles.</p>
+
+<p>«Mes enfants, dit-elle, vous savez que pour les grandes fêtes on fait
+des illuminations: faisons-en une ce soir en l'honneur de Sophie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_189" id="Page_189">189</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Comment cela? il faudrait des lampions.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Eh! nous allons en faire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Avec quoi? comment?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Avec des coquilles de noix et de noisettes, de la cire jaune et de la
+chandelle.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Bravo, Élisa! Que d'esprit tu as! Viens que je t'embrasse.»</p>
+
+<p>Et Marguerite se jeta sur Élisa pour l'embrasser; Camille, Madeleine,
+Sophie en firent autant, de sorte qu'Élisa, enlacée, étouffée, chercha à
+esquiver ces élans de reconnaissance; elle voulut se sauver: les quatre
+petites se pendirent après elle, et ce ne fut qu'après bien des courses
+qu'elle parvint à leur échapper. On l'entendit s'enfermer dans sa
+chambre: impossible d'y entrer; la porte était solidement verrouillée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Élisa! Élisa! ouvre-nous, je t'en prie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Élisa! ma bonne Élisa, nous ne t'embrasserons plus que cent cinquante
+fois.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Élisa, excellente Élisa, ouvre; nous avons à te parler.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_190" id="Page_190">190</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Élisa, Élisa, une petite ronde encore, et c'est fini.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>C'est bon, c'est bon; cassez-vous le nez à ma porte, pendant que je
+casse autre chose.»</p>
+
+<p>En effet, les enfants entendaient un bruit sec extraordinaire, qui ne
+discontinuait pas. Crac, crac, crac.</p>
+
+<p>«Qu'est-ce qu'elle fait là dedans? dit tout bas Sophie; on dirait
+qu'elle fait frire des marrons qui éclatent.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Attends, attends, je vais regarder par le trou de la serrure.... Je ne
+vois rien; elle est debout; elle nous tourne le dos et elle paraît très
+occupée, mais je ne vois pas ce qu'elle fait.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>J'ai une idée; sortons tout doucement, faisons le tour par dehors, et
+regardons par la fenêtre, qui n'est pas bien haute. Comme elle ne s'y
+attend pas, elle n'aura pas le temps de se cacher.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>C'est une bonne idée, mais pas de bruit; allons toutes sur la pointe des
+pieds, et pas un mot.»</p>
+
+<p>En effet, elles se retirèrent tout doucement, sortirent, firent le tour
+de la maison sur la pointe des pieds, et arrivèrent ainsi sous la
+fenêtre <span class="pagenum"><a name="Page_191" id="Page_191">191</a></span> d'Élisa. Quoique cette fenêtre fût au rez-de-chaussée, elle
+était encore trop haute pour les petites filles. A un signe de Camille,
+elles s'élancèrent sur le treillage qui garnissait les murs, et en une
+seconde leurs quatre têtes se trouvèrent à la hauteur de la fenêtre.
+Élisa poussa un cri et jeta promptement son tablier sur la commode
+devant laquelle elle travaillait. Il était trop tard, les petites
+avaient vu.</p>
+
+<p>«Des noix, des noix! crièrent-elles toutes ensemble; Élisa casse des
+noix, c'est pour l'illumination de ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, voyons, puisque vous m'avez découverte, venez m'aider à
+préparer les lampions.»</p>
+
+<p>Les enfants sautèrent à bas du treillage, refirent en courant, et cette
+fois pas sur la pointe des pieds, le tour de la maison, et se
+précipitèrent dans la chambre d'Élisa, dont la porte n'était plus
+fermée. Elles trouvèrent déjà une centaine de coquilles de noix toutes
+prêtes à être remplies de cire ou de graisse. Chacune des petites tira
+son couteau, et elles se mirent à l'ouvrage avec un zèle si ardent,
+qu'en moins d'une heure elles préparèrent deux cents lampions.</p>
+
+<p>«Bon, dit Élisa; à présent allons chercher un pot de graisse, une boîte
+de veilleuses, une casserole à bec et un réchaud.»</p>
+
+<p>Elles coururent avec Élisa à la cuisine et à l'antichambre pour demander
+les objets nécessaires à <span class="pagenum"><a name="Page_192" id="Page_192">192</a></span> leur illumination. En revenant chez Élisa,
+Camille prit avec une cuiller de la graisse, qu'elle mit dans la
+casserole; Madeleine entassa du charbon dans le réchaud; Élisa alluma et
+souffla le feu; Sophie et Marguerite rangèrent les coquilles de noix sur
+la commode. Quand la graisse fut fondue, Élisa en remplit les coquilles,
+et, pendant qu'elle était encore chaude et liquide, les enfants mirent
+une mèche de veilleuse dans chacun des petits lampions.</p>
+
+<p>Cette opération leur prit une bonne heure. Elles attendirent que la
+graisse fût bien refroidie et durcie, puis elles mirent tous les
+lampions dans deux paniers.</p>
+
+<p>«Allons, dit Élisa, voilà notre ouvrage terminé; il ne nous reste plus
+qu'à placer tous ces petits lampions sur les croisées, sur les
+cheminées, sur les tables, et nous les allumerons après dîner, quand il
+fera nuit.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg travaillaient dans le salon quand
+les enfants et Élisa entrèrent avec leurs paniers.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Qu'apportez-vous là, mes enfants?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Des lampions, madame, pour célébrer ce soir par une illumination le
+mariage de Mme Fichini et l'abandon qu'elle nous fait de Sophie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_193" id="Page_193">193</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Mais c'est très joli, tous ces petits lampions; où les avez-vous eus?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Nous les avons faits, maman; Élisa nous en a donné l'idée et nous a
+aidées à les faire.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg trouvèrent l'idée très bonne; elles
+aidèrent les enfants à placer les lampions. L'heure du dîner étant
+arrivée, Élisa emmena les petites filles pour les laver et les arranger.
+Le dîner leur parut bien long; elles étaient impatientes de voir l'effet
+de leur illumination. Après dîner il fallut encore attendre qu'il fît
+nuit. Elles firent une très petite promenade avec leurs mamans, jusqu'au
+moment où l'obscurité vint. Enfin Marguerite s'écria qu'elle voyait une
+étoile, ce qui prouvait bien qu'il faisait assez sombre pour commencer
+leur illumination. Tout le monde rentra un peu en courant; les mamans
+comme les petites filles se mirent à allumer les lampions.</p>
+
+<p>Quand ils furent tous allumés, les enfants se mirent au milieu du salon
+pour juger de l'effet.</p>
+
+<p>Tous ces cordons de lumière formaient un coup d'&oelig;il charmant. Les
+petites étaient enchantées; elles battaient des mains, sautaient; les
+mamans leur proposèrent une partie de cache-cache, qui fut acceptée avec
+des cris de joie; Élisa, Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg jouèrent
+avec elles, <span class="pagenum"><a name="Page_194" id="Page_194">194</a></span> on se cachait dans toutes les chambres, on courait dans
+les corridors, dans les escaliers, on trichait un peu, on riait
+beaucoup, et l'on était heureux.</p>
+
+<p>Après deux heures de courses et de rires il fallut pourtant finir cette
+bonne journée. Mais, avant de se coucher, les enfants eurent un petit
+souper de gâteaux, de crèmes, de fruits. Élisa fut invitée à souper avec
+les petites filles. Comme elle était fort modeste, elle s'en défendit un
+peu; mais les enfants, qui voyaient dans ses yeux que toutes ces bonnes
+choses lui faisaient envie, l'entourèrent, la traînèrent vers la table,
+la firent asseoir, et lui servirent de tout en telle quantité qu'elle
+déclara ne plus pouvoir avaler. Alors les enfants firent un grand tas de
+gâteaux et de fruits, qu'elles enveloppèrent dans une immense feuille de
+papier, et la forcèrent à emporter le tout chez elle. Élisa les
+remercia, les embrassa et alla préparer leur coucher.</p>
+
+<p>Sophie, de son côté, remercia Camille, Madeleine et Marguerite de leur
+amitié, et se retira le c&oelig;ur rempli de reconnaissance et de bonheur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_195" id="Page_195">195</a></span></p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch20" id="ch20"></a>XX</h2>
+
+<h3>LA PAUVRE FEMME</h3>
+
+<p>«Mes chères enfants, dit un jour Mme de Fleurville, allons faire une
+longue promenade. Le temps est magnifique, il ne fait pas chaud; nous
+irons dans la forêt qui mène au moulin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Et cette fois je n'emporterai certainement pas ma jolie poupée.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Je crois que tu feras bien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>souriant</i>.</p>
+
+<p>A propos de moulin, savez-vous, maman, ce qu'est devenue Jeannette?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Le maître d'école est venu m'en parler il y a peu de jours; il en est
+très mécontent; elle ne travaille pas, ne l'écoute pas: elle cherche à
+entraîner les autres petites filles à mal faire. Ce qui est pis encore,
+c'est qu'elle vole tout ce qu'elle peut attraper, les mouchoirs de ses
+petites compagnes, leurs provisions, les plumes, le papier, tout ce qui
+est à sa portée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_196" id="Page_196">196</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Mais comment sait-on si c'est Jeannette qui vole? Les petites filles
+perdent peut-être elles-mêmes leurs affaires.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>On l'a surprise déjà trois fois pendant qu'elle volait, ou qu'elle
+emportait sous ses jupons les objets qu'elle avait volés! Depuis ce
+temps, la maîtresse d'école la fouille tous les soirs avant de la
+laisser partir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Et sa mère, qui l'a tant fouettée l'année dernière pour la poupée, ne la
+punit donc pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Sa mère l'a fouettée sévèrement pour la poupée, parce que ce vol lui
+avait fait perdre les présents que je devais lui donner; mais il paraît
+qu'elle l'élève très mal, et qu'elle lui donne de mauvais exemples.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Est-ce que sa mère vole aussi?</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 256px;"><a name="image_p197" id="image_p197"></a><span class="pagenum"><a name="Page_197" id="Page_197">197</a></span>
+<img src="images/page-197.jpg" alt="" title="" width="256" height="400" />
+<p class="caption">Le maître d'école est très mécontent de Jeannette. (<a href="#ch20">Page
+195</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-197.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Elle vole dans un autre genre que sa fille; ainsi, quand on lui apporte
+du grain à moudre, elle en cache une partie. Elle va la nuit avec son
+mari voler du bois dans la forêt qui m'appartient; elle vole du poisson
+de mes étangs et elle va le vendre au marché. Jeannette voit tout cela,
+et elle fait comme ses parents. C'est un grand malheur: le <span class="pagenum"><a name="Page_199" id="Page_199">199</a></span> bon Dieu les punira un jour, et
+personne ne les plaindra.»</p>
+
+<p>La promenade fut très agréable. On suivit un chemin qui entrait dans le
+bois; les enfants virent de loin Jeannette, qui se sauva dans le moulin
+aussitôt qu'elle les aperçut.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Regarde, Sophie; vois-tu la tête de Jeannette qui passe par la lucarne
+du grenier?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ah! elle la rentre! la voici qui reparaît à l'autre bout du grenier.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Prenez garde. Jeannette nous lance des pierres!»</p>
+
+<p>En effet, cette méchante fille cherchait à attraper les enfants avec des
+pierres tranchantes qu'elle lançait de toute sa force. Mme de Fleurville
+en fut très mécontente, et promit qu'en rentrant elle ferait venir le
+père de Jeannette pour se plaindre de sa méchante fille.</p>
+
+<p>On continua la promenade, et l'on finit par s'asseoir à l'ombre des
+vieux chênes chargés de glands. Pendant que les enfants s'amusaient à en
+ramasser et à remplir leurs poches, elles crurent entendre un léger
+bruit: elles s'arrêtèrent et écoutèrent: des gémissements et des
+sanglots arrivèrent distinctement à leurs oreilles.</p>
+
+<p>«Allons voir qui est-ce qui pleure», dit Camille.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_200" id="Page_200">200</a></span></p>
+
+<p>Et toutes quatre s'élancèrent dans le bois, du côté où elles entendaient
+gémir. A peine eurent-elles fait quelques pas, qu'elles virent une
+petite fille de douze à treize ans, couverte de haillons, assise par
+terre; sa tête était cachée dans ses mains; les sanglots soulevaient sa
+poitrine, et elle était si absorbée dans son chagrin, qu'elle n'entendit
+pas venir les enfants.</p>
+
+<p>«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»</p>
+
+<p>La petite fille releva la tête et parut effrayée à la vue des quatre
+enfants qui l'entouraient; elle se leva et fit un mouvement pour
+s'enfuir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Ne te sauve pas, ma petite fille; n'aie pas peur, nous ne te ferons pas
+de mal.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi pleures-tu, ma pauvre petite?»</p>
+
+<p>Le son de voix si plein de douceur et de pitié avec lequel avaient parlé
+Camille et Madeleine attendrit la petite fille, qui recommença à
+sangloter plus fort qu'auparavant.</p>
+
+<p>Marguerite et Sophie, touchées jusqu'aux larmes, s'approchèrent de la
+pauvre enfant, la caressèrent, l'encouragèrent et réussirent enfin,
+aidées de Camille et de Madeleine, à sécher ses pleurs et à obtenir
+d'elle quelques paroles.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 260px;"><a name="image_p201" id="image_p201"></a><span class="pagenum"><a name="Page_201" id="Page_201">201</a></span>
+<img src="images/page-201.jpg" alt="" title="" width="260" height="400" />
+<p class="caption">«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-201.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>Mes bonnes petites demoiselles, nous sommes
+
+<span class="pagenum"><a name="Page_203" id="Page_203">203</a></span> dans le pays depuis un mois: ma pauvre maman est tombée malade en
+arrivant; elle ne peut plus travailler. J'ai vendu tout ce que nous
+avions pour avoir du pain, je n'ai plus rien; j'avais pourtant espéré
+qu'on m'achèterait au moulin ma pauvre robe qui cache mes haillons, mais
+on n'en a pas voulu; j'ai été chassée, et même une petite fille m'a
+lancé des pierres.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je suis sûre que c'est la méchante Jeannette.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>Oui, tout juste; sa mère l'a appelée de ce nom et lui a dit de finir,
+mais elle m'a encore attrapée au bras, si fort que j'en ai saigné. Ce ne
+serait rien si j'avais pu avoir quelque argent pour rapporter du pain à
+ma pauvre maman; elle est si faible, et elle n'a rien mangé depuis hier!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Rien mangé! Mais alors,... toi aussi, ma pauvre petite, tu n'as rien
+mangé!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>Oh moi! mademoiselle, je ne suis pas malade: je puis bien supporter la
+faim; d'ailleurs, en allant au moulin, j'ai ramassé et mangé quelques
+glands.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Des glands! Pauvre, pauvre enfant! attends-nous un instant, ma petite;
+nous avons dans un <span class="pagenum"><a name="Page_204" id="Page_204">204</a></span> panier du pain et des prunes, nous allons t'en
+apporter.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, s'écrièrent tout d'une voix Madeleine, Marguerite et Sophie,
+donnons-lui notre goûter, et demandons de l'argent à nos mamans pour
+elle.»</p>
+
+<p>Elles coururent rejoindre leurs mamans; elles arrivèrent toutes
+haletantes, et, pendant que Camille et Madeleine racontaient ce que leur
+avait dit la petite fille, Sophie et Marguerite couraient lui porter le
+panier qui renfermait les provisions; elles virent bientôt arriver Mme
+de Fleurville et Mme de Rosbourg.</p>
+
+<p>La petite fille n'avait pas encore touché au pain ni aux fruits.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Mange, ma petite fille; tu nous diras ensuite où tu demeures et qui tu
+es.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE</span>, <i>faisant une révérence</i>.</p>
+
+<p>Je vous remercie bien, madame, vous êtes bien bonne; j'aime mieux garder
+le pain et les fruits pour les donner à maman; je vais tout de suite les
+lui porter.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Et toi, ma petite, tu n'en mangeras donc pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>Oh! madame, merci bien, je n'en ai pas besoin; je ne suis pas malade, je
+suis forte.»</p>
+
+<p>En disant ces mots, la petite fille, pâle, maigre <span class="pagenum"><a name="Page_205" id="Page_205">205</a></span> et à peine assez
+forte pour se soutenir, essaya de porter le panier et fléchit sous son
+poids; elle se retint au buisson, rougit et répéta d'une voix faible et
+éteinte: «Je suis forte, mesdemoiselles, ne vous inquiétez pas de moi».</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG</span>, <i>se mettant en marche</i>.</p>
+
+<p>Donne-moi ce panier, ma pauvre enfant, je le porterai jusque chez toi;
+où demeures-tu?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>Ici, tout près, madame, sur la lisière du bois.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Comment s'appelle ta maman?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>On l'appelle la mère la Frégate, mais son vrai nom est Françoise
+Lecomte.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Et pourquoi donc, mon enfant, l'appelle-t-on la mère la Frégate?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>Parce qu'elle est la femme d'un marin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG</span>, <i>avec intérêt</i>.</p>
+
+<p>Où est ton père? N'est-il pas avec vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>Hélas! non, madame, et c'est pour cela que nous sommes si malheureuses.
+Mon père est parti il y a quelques années; on dit que son vaisseau a
+péri; nous n'en avons plus entendu parler; maman en a eu tant de chagrin
+qu'elle a fini par tomber malade. Nous avons vendu tout ce que <span class="pagenum"><a name="Page_206" id="Page_206">206</a></span> nous
+avions pour acheter du pain, et maintenant nous n'avons plus rien à
+vendre. Que va devenir ma pauvre mère? Que pourrais-je faire pour la
+sauver?»</p>
+
+<p>Et la petite fille recommença à sangloter.</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg avait été fort émue et fort agitée par ce récit.</p>
+
+<p>«Sur quel vaisseau était monté ton père, demanda-t-elle d'une voix
+tremblante, et comment s'appelait le commandant?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LA PETITE FILLE.</span></p>
+
+<p>C'était la frégate la <i>Sibylle</i>, commandant de Rosbourg.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg poussa un cri et saisit dans ses bras la petite fille
+effrayée.</p>
+
+<p>«Mon mari!... son vaisseau!... répétait-elle. Pauvre enfant, toi aussi,
+tu es restée orpheline comme ma pauvre Marguerite! Ta pauvre mère pleure
+comme moi un mari perdu, mais vivant peut-être. Ah! ne t'inquiète plus
+de ta mère ni de ton avenir; vite, conduis-moi près d'elle, que je la
+voie, que je la console!»</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 283px;"><a name="image_p207" id="image_p207"></a><span class="pagenum"><a name="Page_207" id="Page_207">207</a></span>
+<img src="images/page-207.jpg" alt="" title="" width="283" height="400" />
+<p class="caption">Un matelot de la <i>Sibylle</i>.</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-207.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p>Et elle pressa le pas, tenant par la main la petite Lucie (c'était son
+nom); Mme de Fleurville et les enfants suivaient en silence. Lucie
+n'avait pas bien compris l'exclamation et les promesses de Mme de
+Rosbourg, mais elle sentait que c'était du bonheur qui lui arrivait et
+que sa mère serait secourue; elle marchait aussi vite que le lui
+permettait <span class="pagenum"><a name="Page_209" id="Page_209">209</a></span> sa faiblesse; en peu d'instants elles arrivèrent à
+une vieille masure.</p>
+
+<p>C'était une cabane, une hutte de bûcheron, abandonnée et délabrée. Le
+toit était percé de tous côtés; il n'y avait pas de fenêtre; la porte
+était si peu élevée, que Mme de Rosbourg dut se baisser pour y entrer;
+l'obscurité ne lui permit pas au premier moment de distinguer, au fond
+de la cabane, une femme, à peine couverte de mauvais haillons, étendue
+sur un tas de mousse: c'était le lit de la mère et de la fille. Aucun
+meuble, aucun ustensile de ménage ne garnissait la cabane; aucun
+vêtement n'était accroché aux murs. Mme de Rosbourg eut peine à retenir
+ses larmes à la vue d'une si profonde misère; elle s'approcha de la
+malheureuse femme pâle, amaigrie, qui attendait avec anxiété le retour
+de Lucie et la nourriture qu'elle devait acheter avec le prix de sa
+pauvre vieille robe. Mme de Rosbourg comprit que la faim était en ce
+moment la plus cruelle souffrance de la mère et de la fille; elle fit
+approcher Lucie, ouvrit le panier et partagea entre elles le pain et les
+fruits, qu'elles dévorèrent avec avidité. Elle attendit la fin de ce
+petit repas pour expliquer à la pauvre femme qu'elle était Mme de
+Rosbourg, femme du commandant de la <i>Sibylle</i>, et que la petite Lucie
+lui avait raconté leur misère, leur chagrin depuis la perte du vaisseau
+que montait son mari.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_210" id="Page_210">210</a></span></p>
+
+<p>«Je me charge de votre avenir, ma pauvre Françoise, ajouta-t-elle; ne
+vous inquiétez ni de votre petite Lucie ni de vous-même. En rentrant à
+Fleurville, je vais immédiatement vous envoyer une charrette qui vous
+amènera au village. Je m'occuperai de vous loger, de vous faire soigner,
+de vous procurer tout ce qui vous est nécessaire. Dans deux heures vous
+aurez quitté cette habitation malsaine et misérable.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg ne donna ni à Françoise ni à Lucie le temps de revenir
+de leur surprise; elle sortit précipitamment, emmenant avec elle Mme de
+Fleurville et les enfants, qui étaient restées à la porte de la cabane.
+Aucune d'elles ne parla; Mme de Rosbourg était absorbée dans ses tristes
+souvenirs, Mme de Fleurville et les enfants respectaient sa douleur. En
+approchant du village, Mme de Rosbourg proposa à Mme de Fleurville de
+venir avec elle visiter une maison qui était à louer depuis quelque
+temps et qui pouvait convenir à la pauvre femme. Mme de Fleurville
+accepta la proposition avec empressement, et l'on se dirigea vers une
+maison petite, mais propre, et entièrement mise à neuf. Il y avait trois
+pièces, une cave et un grenier, un joli jardin et un potager planté
+d'arbres fruitiers; les chambres étaient claires, assez grandes pour
+servir, l'une de cuisine et de salle à manger, l'autre de chambre pour
+la mère Françoise et sa fille, la troisième de pièce de réserve.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p211" id="image_p211"></a><span class="pagenum"><a name="Page_211" id="Page_211">211</a></span>
+<img src="images/page-211.jpg" alt="" title="" width="400" height="260" />
+<p class="caption">Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes. (<a href="#Page_209">Page
+209</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-211.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_213" id="Page_213">213</a></span></p>
+
+<p>«Chère amie, dit Mme de Rosbourg à Mme de Fleurville, pendant que j'irai
+chez le propriétaire de cette maison, ayez la bonté de rentrer au
+château et d'envoyer une charrette qui ramènera la femme Lecomte, et une
+seconde voiture qui apportera ici les meubles et les effets
+indispensables pour ce soir. La pauvre femme pourra dès aujourd'hui
+passer la nuit dans un bon lit, en attendant que je lui achète de quoi
+se meubler convenablement.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville et les enfants partirent sans plus attendre. Les
+enfants, aidées d'Élisa, se chargèrent de rassembler tout ce qu'il
+fallait pour le coucher, et le dîner de Françoise et de Lucie. Mais,
+quand chacune d'elles eut fait apporter les objets qu'elle croyait
+absolument nécessaires, il y en avait une telle quantité, qu'une seule
+charrette n'aurait pu en contenir même la moitié. C'étaient des tables,
+des chaises, des fauteuils, des tabourets, des flambeaux, des vases, des
+casseroles, des cafetières, des tasses, des verres, des assiettes, des
+carafes, des balais, des brosses, des tapis, un pain de sucre, deux
+pains de six livres chacun, une marmite pleine de viande, une cruche de
+lait, une motte de beurre, un panier d'&oelig;ufs, dix bouteilles de vin,
+toutes sortes de provisions en légumes, en fruits, en saucissons,
+jambons, etc., etc.</p>
+
+<p>Quand Élisa vit cet amas d'objets inutiles, elle se <span class="pagenum"><a name="Page_214" id="Page_214">214</a></span> mit à rire si
+fort que Marguerite et Sophie se fâchèrent, pendant que Camille et
+Madeleine rougissaient de contrariété.</p>
+
+<p>«Pourquoi ris-tu, Élisa? dit Marguerite avec animation. Il n'y a rien de
+si risible à voir préparer des provisions pour une pauvre femme.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA</span>, <i>riant encore</i>.</p>
+
+<p>Et vous croyez que votre maman enverra tout cet amas de choses inutiles?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>piquée</i>.</p>
+
+<p>Il n'y a rien que de très utile dans ce que nous avons fait apporter.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Utile pour une maison comme la nôtre; mais pour une pauvre femme qui n'a
+pas seulement un lit à elle, que voulez-vous qu'elle fasse de tout cela?
+Et comment viendrait-elle à bout de ranger et de nettoyer tous ces
+meubles? et comment mangerait-elle tout ce pain, qui serait dur comme
+une pierre avant qu'elle arrivât à la dernière bouchée? cette viande,
+qui serait gâtée avant qu'elle en eût mangé la moitié? ce beurre, ces
+&oelig;ufs, ces légumes? Tout serait perdu, vous le voyez bien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Mais toi-même, Élisa, tu as préparé des matelas, des oreillers, des
+draps, des couvertures.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Certainement, parce que c'est nécessaire pour <span class="pagenum"><a name="Page_215" id="Page_215">215</a></span> le coucher de la mère
+Lecomte et de sa fille. Mais tout cela?... Allons, laissez-moi faire; je
+vais arranger les choses pour le mieux. Joseph, venez nous aider à
+ranger nos affaires dans la charrette pour la petite maison blanche du
+village. Tenez, voilà Nicaise qui passe; appelez-le, qu'il nous donne un
+coup de main.... Bon;... prenez les matelas,... c'est cela;... à présent
+le paquet de couvertures, de draps et d'oreillers,... très bien....
+Placez dans un coin ce pain, ce petit pot de beurre, ces six &oelig;ufs;...
+bon;... et puis la petite marmite de bouillon,... une bouteille de vin à
+présent,... un paquet de chandelles et un flambeau. Là,... ajoutez cette
+petite table, deux chaises de paille, deux verres, deux assiettes,... et
+c'est tout. Allez, maintenant, et attendez madame pour décharger la
+voiture.»</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch21" id="ch21"></a>XXI</h2>
+
+<h3>INSTALLATION DE FRANÇOISE ET DE LUCIE</h3>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Maman, voulez-vous nous permettre d'aller avec Élisa à la petite maison
+blanche, pour préparer les lits et les provisions de la pauvre Lucie et
+de sa maman? Nous la verrons arriver et nous jouirons de sa surprise.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_216" id="Page_216">216</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Oui, chères enfants, allez achever votre bonne &oelig;uvre et arrangez tout
+pour le mieux. Vous achèterez au village ce qui manquera pour leur petit
+repas du soir. Moi, je reste ici pour écrire des lettres et préparer vos
+leçons pour demain; vous me raconterez la joie de la pauvre femme et de
+sa fille.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Maman, pouvons-nous emporter une de nos chemises, un jupon, une robe,
+des bas, des souliers et un mouchoir pour la pauvre Lucie, qui est en
+haillons?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Certainement, ma petite Madeleine; tu as là une bonne et charitable
+pensée. Emportez aussi du linge pour la pauvre mère, et ma vieille robe
+de chambre, en attendant que Mme de Rosbourg achète ce qui est
+nécessaire pour les habiller.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Merci, ma chère maman; que vous êtes bonne!»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville embrassa tendrement Madeleine, qui courut annoncer
+cette heureuse nouvelle à ses amies. Élisa fit un petit paquet des
+effets qu'elles emportaient, et elles se remirent gaiement en route.</p>
+
+<p>En arrivant à la maison blanche, elles y trouvèrent Mme de Rosbourg qui
+faisait décharger la charrette; les enfants aidèrent Élisa à faire <span class="pagenum"><a name="Page_217" id="Page_217">217</a></span>
+les lits et à placer les objets qu'on avait apportés.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Il nous faut du bois pour faire cuire la soupe.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Et du sel pour mettre dedans!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Et des cuillers pour la manger!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et des couteaux pour couper le pain!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Et des terrines et des plats pour mettre le beurre et les &oelig;ufs.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Ma chère Élisa, voulez-vous aller au village acheter ce qui est
+nécessaire?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Oui, madame, avec grand plaisir. Attendez-moi, enfants, je serai revenue
+dans cinq minutes.»</p>
+
+<p>Les enfants s'occupèrent à mettre le couvert, ce qui ne leur prit pas
+beaucoup de temps; elles placèrent la table au milieu de la cuisine, les
+deux chaises en face l'une de l'autre, les assiettes, les verres et la
+bouteille de vin sur la table, ainsi que le pain. Élisa revint en
+courant; elle apportait ce qui manquait et, de plus, du sucre pour le
+vin chaud qu'elle voulait faire boire à Françoise.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_218" id="Page_218">218</a></span></p>
+
+<p>«Voici encore une cruche pour mettre de l'eau, ajouta-t-elle; nous n'y
+avions pas pensé.»</p>
+
+<p>Après une attente de quelques minutes, pendant lesquelles Élisa eut le
+temps d'allumer le feu et de faire une bonne soupe et une omelette, on
+vit enfin arriver la charrette, dans laquelle était étendue la pauvre
+Françoise, la tête appuyée sur les genoux de la petite Lucie. Quand la
+voiture s'arrêta devant la porte, Mme de Rosbourg, aidée d'Élisa, en fit
+descendre Françoise, plus faible, plus pâle encore que quelques heures
+auparavant. La pauvre femme n'eut pas la force de remercier Mme de
+Rosbourg; mais son regard attendri indiquait assez la reconnaissance
+dont son c&oelig;ur débordait. Lucie était si inquiète de cette grande
+faiblesse, qu'elle ne songea pas à regarder la maison ni la chambre où
+on la faisait entrer. Mais quand, rassurée sur sa mère, elle la vit
+couverte de linge blanc, couchée dans un bon lit, avec des draps, des
+couvertures: son visage, si inquiet jusqu'alors, devint radieux; sa tête
+penchée vers sa mère se redressa; ses yeux fixés sur ce pâle visage
+changèrent de direction; elle regarda autour d'elle: la douleur et
+l'inquiétude firent place au bonheur; ses joues se colorèrent; des
+larmes de joie coulèrent sur sa figure; l'émotion lui coupa la parole;
+elle ne put que se jeter à genoux et saisir la main de Mme de Rosbourg,
+qu'elle tint appuyée sur ses lèvres en éclatant en sanglots.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_219" id="Page_219">219</a></span></p>
+
+<p>«Remets-toi, mon enfant, lui dit Mme de Rosbourg avec bonté en la
+relevant; ce n'est pas à moi que tu dois adresser de tels remerciements,
+mais au bon Dieu, qui m'a permis de te rencontrer et de soulager votre
+misère. Calme-toi pour ne pas agiter ta mère; avec du repos et une bonne
+nourriture elle se remettra promptement. Voici Élisa qui lui apporte une
+soupe et un verre de vin chaud sucré. Et toi, ma pauvre enfant, qui es
+presque aussi exténuée que ta mère, mets-toi à table et mange le petit
+repas que t'a préparé Élisa.»</p>
+
+<p>Les enfants entraînèrent Lucie dans la pièce à côté et lui servirent son
+dîner, pendant qu'Élisa et Mme de Rosbourg faisaient manger Françoise.
+Camille lui servit de la soupe, Madeleine un morceau de b&oelig;uf, Sophie
+de l'omelette, et Marguerite lui versait à boire. Lucie ne se lassait
+pas de regarder, d'admirer, de remercier; elle appelait les enfants:
+<i>Mes chères bienfaitrices</i>, ce qui amusa beaucoup Marguerite.</p>
+
+<p>Quand Lucie eut fini de manger, les quatre petites se précipitèrent pour
+l'habiller; elles faillirent la mettre en pièces, tant elles se
+dépêchaient de la débarrasser de ses haillons et de la revêtir des
+effets qu'elles avaient apportés. Lucie ne put s'empêcher de pousser
+quelques petits cris tandis que l'une lui arrachait des cheveux en
+enlevant son bonnet sale, que l'autre lui enfonçait une <span class="pagenum"><a name="Page_220" id="Page_220">220</a></span> épingle
+dans le dos, que la troisième la pinçait en lui passant ses manches, et
+que la quatrième l'étranglait en lui nouant son bonnet blanc. Elle finit
+pourtant par se trouver admirablement habillée, et elle courut se faire
+voir à sa maman, qui, joignant les mains, regardait Lucie avec
+admiration. Elle dit enfin d'une voix un peu plus forte:</p>
+
+<p>«Chères demoiselles, chères dames, que le bon Dieu vous bénisse et vous
+récompense; qu'il vous rende un jour le bien que vous me faites et le
+bonheur dont vous remplissez mon c&oelig;ur! Ma pauvre Lucie, approche
+encore, que je te regarde, que je te touche! Ah! si ton pauvre père
+pouvait te voir ainsi!»</p>
+
+<p>Elle retomba sur son oreiller, cacha sa tête dans ses mains et pleura.
+Mme de Rosbourg lui prit les mains avec affection et la consola de son
+mieux.</p>
+
+<p>«Tout ce que nous envoie le bon Dieu est pour notre bien, ma bonne
+Françoise. Voyez! si la méchante meunière n'avait pas chassé votre
+pauvre Lucie, mes petites ne l'auraient pas entendue pleurer, je ne
+l'aurais pas questionnée, je n'aurais pas connu votre misère. Il en est
+ainsi de tout; Dieu nous envoie le bonheur et permet les chagrins;
+recevons-les de lui et soyons assurés que le tout est pour notre bien.»</p>
+
+<p>Les paroles de Mme de Rosbourg calmèrent <span class="pagenum"><a name="Page_221" id="Page_221">221</a></span> Françoise; elle essuya ses
+larmes et se laissa aller au bonheur de se trouver dans une maison bien
+close, bien propre, dans un bon lit avec du linge blanc, et avec la
+certitude de ne plus avoir à redouter ni pour elle ni pour Lucie les
+angoisses de la faim, du froid et de toutes les misères dont Mme de
+Rosbourg venait de la sortir.</p>
+
+<p>«Demain, ma bonne Françoise, dit Mme de Rosbourg, j'irai à Laigle pour
+acheter les meubles, les vêtements et les autres objets nécessaires à
+votre ménage. Mes petites et moi, nous viendrons vous voir souvent; si
+vous désirez quelque chose, faites-le-moi savoir. En attendant, voici
+vingt francs que je vous laisse pour vos provisions de bois, de
+chandelle, de viande, de pain, d'épicerie. Quand vous serez bien guérie,
+je vous donnerai de l'ouvrage; ne vous inquiétez de rien; mangez,
+dormez, prenez des forces, et priez le bon Dieu avec moi qu'il nous
+rende un jour nos maris.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg appela les enfants, qui dirent adieu à Lucie en lui
+promettant de venir la voir le lendemain, et les ramena au château, où
+elles trouvèrent Mme de Fleurville un peu inquiète de leur absence
+prolongée, et prête à partir pour aller les chercher, l'heure du dîner
+étant passée depuis longtemps.</p>
+
+<p>Les enfants racontèrent toute la joie de Lucie et de sa mère, leur
+reconnaissance, la bonté de Mme de Rosbourg; elles parlèrent avec
+volubilité <span class="pagenum"><a name="Page_222" id="Page_222">222</a></span> toute la soirée; elles recommencèrent avec Élisa quand
+elles allèrent se coucher; elles parlaient encore en se mettant au lit;
+la nuit elles rêvèrent de Lucie, et le lendemain leur première pensée
+fut d'aller à la petite maison blanche. Quand Mme de Fleurville leur
+proposa de les y mener, Mme de Rosbourg était partie depuis longtemps
+pour acheter le mobilier promis la veille. Elles trouvèrent Françoise
+sensiblement mieux, et levée; Lucie avait demandé à un petit voisin
+obligeant de lui faire un balai: elle avait nettoyé non seulement les
+chambres, mais le devant de la maison; les lits étaient bien proprement
+faits, le bois qu'elle avait acheté était rangé en tas dans la cave;
+avec un de ses vieux haillons elle avait essuyé la table, les chaises,
+les cheminées: tout était propre. Françoise et Lucie se promenaient avec
+délices dans leur nouvelle demeure quand Mme de Fleurville et les
+enfants arrivèrent; elles apportaient quelques provisions pour le
+déjeuner; Lucie se mit en devoir de préparer le repas. Les enfants lui
+proposèrent de l'aider.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LUCIE.</span></p>
+
+<p>Merci, mes bonnes chères demoiselles, je m'en tirerai bien toute seule;
+il ne faut pas salir vos jolies mains blanches à faire le feu et à
+fondre le beurre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais saurais-tu faire une omelette, une soupe?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_223" id="Page_223">223</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LUCIE.</span></p>
+
+<p>Oh! que oui, mademoiselle; j'ai fait des choses plus difficiles que cela
+quand nous avions de quoi. Pendant que maman travaillait, je faisais
+tout le ménage.»</p>
+
+<p>Mme de Fleurville et les enfants rentrèrent au château pour les leçons,
+qui avaient été un peu négligées la veille. Mme de Rosbourg revint à
+midi; elle demanda et obtint un dernier congé pour aider à placer et à
+ranger le mobilier de la maison blanche. Élisa, qui était fort
+complaisante et fort adroite, fut encore mise en réquisition par Mme de
+Rosbourg et les enfants, et l'on retourna après déjeuner chez Françoise,
+les enfants courant et sautant tout le long du chemin. Elles trouvèrent
+la mère et la fille folles de joie devant tous leurs trésors. Meubles,
+vaisselle, linge, vêtements, rien n'avait été oublié. Ce fut une longue
+occupation de tout mettre en place. On courut chercher le menuisier pour
+clouer des planches; des clous à crochet. On accrocha et l'on décrocha
+dix fois les casseroles, les miroirs; presque tous les meubles firent le
+tour des chambres avant de trouver la place où ils devaient rester;
+chacune donnait son avis, criait, tirait, riait. Tout l'après-midi
+suffit à peine pour tout mettre en place. Jamais Lucie n'avait été si
+heureuse, son c&oelig;ur débordait de joie; de temps à autre elle se jetait
+à genoux et s'écriait: «Mon Dieu, je vous remercie! Mes chères dames,
+que je vous <span class="pagenum"><a name="Page_224" id="Page_224">224</a></span> suis reconnaissante! Mes bonnes petites demoiselles,
+merci, oh! merci.» Les petites étaient aussi joyeuses que Lucie et
+Françoise. La vue de tant de bonheur leur était une excellente leçon de
+charité. Sophie se promettait de toujours être charitable, de donner aux
+pauvres tout l'argent de ses menus plaisirs. La journée se termina par
+un repas excellent, que Mme de Fleurville avait fait apporter chez
+Françoise. Tous dînèrent ensemble sur la table neuve avec la vaisselle
+et le linge de Françoise. Élisa fut de la partie; Camille et Madeleine
+la placèrent entre elles et eurent soin de remplir son assiette tout le
+temps du dîner. On servit de la soupe, un gigot rôti, une fricassée de
+poulet, une salade et une tourte aux pêches. Lucie se léchait les
+doigts; les enfants jouissaient de son bonheur, que partageait
+Françoise.</p>
+
+<p>Après le dîner, Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville retournèrent au
+château, laissant Élisa avec les enfants, qui avaient instamment demandé
+de rester pour aider Lucie à laver, à essuyer la vaisselle et à tout
+mettre en ordre.</p>
+
+<p>Quand tout fut propre et rangé, quand on eut soigneusement renfermé dans
+le buffet les restes du repas, Élisa et les enfants se retirèrent; Lucie
+aida sa mère à se coucher, et se reposa elle-même des fatigues de cette
+heureuse journée.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch22" id="ch22"></a>XXII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_225" id="Page_225">225</a></span></p>
+
+<h3>SOPHIE VEUT EXERCER LA CHARITÉ</h3>
+
+<p>Sophie avait été fortement impressionnée de l'aventure de Françoise et
+de Lucie; elle avait senti le bonheur qu'on goûte à faire le bien.
+Jamais sa belle-mère ni aucune des personnes avec lesquelles elle avait
+vécu n'avaient exercé la charité et ne lui avaient donné de leçons de
+bienfaisance. Elle savait qu'elle aurait un jour une fortune
+considérable, et, en attendant qu'elle pût l'employer au soulagement des
+misères, elle désirait ardemment retrouver une autre Lucie et une autre
+Françoise. Un jour la mère Leuffroy, la jardinière, avec laquelle elle
+aimait à causer, et qui était une très bonne femme, lui dit:</p>
+
+<p>«Ah! mam'selle, il y a bien des pauvres que vous ne connaissez pas,
+allez! Je connais une bonne femme, moi, par delà la forêt, qui est tout
+à fait malheureuse. Elle n'a pas toujours un morceau de pain à se mettre
+sous la dent.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Où demeure-t-elle? Comment s'appelle-t-elle?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LEUFFROY.</span></p>
+
+<p>Elle reste dans une maisonnette qui est à l'entrée <span class="pagenum"><a name="Page_226" id="Page_226">226</a></span> du village en
+sortant de la forêt; elle s'appelle la mère Toutain. C'est une pauvre
+petite vieille pas plus grande qu'un enfant de huit ans, avec de grandes
+mains, longues comme des mains d'homme. Elle a quatre-vingt-deux ans;
+elle se tient encore droite, tout comme moi; elle travaille le plus
+qu'elle peut; mais, dame! elle est vieille, ça ne va pas fort. Elle a
+une petite chaise qui semble faite pour un enfant, elle couche dans un
+four, sur de la fougère, et elle ne mange que du pain et du fromage,
+quand elle en a.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Oh! que je voudrais bien la voir! Est-ce bien loin?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MÈRE LEUFFROY.</span></p>
+
+<p>Pour ça non, mam'selle: une demi-heure de marche au plus. Vous irez bien
+en vous promenant.»</p>
+
+<p>Sophie ne dit plus rien, mais elle forma en elle-même le projet d'y
+aller; et, pour en avoir seule le mérite, elle résolut de le faire sans
+aide, sans en parler à personne, sinon à Marguerite, avec laquelle elle
+était plus particulièrement liée; d'ailleurs elle craignait que Camille
+et Madeleine, qui ne faisaient jamais rien sans demander la permission à
+leur maman, ne l'empêchassent de s'éloigner sans sa bonne. Elle attendit
+donc que Marguerite fût seule pour lui raconter ce qu'elle savait de la
+<span class="pagenum"><a name="Page_227" id="Page_227">227</a></span> misère de cette pauvre petite vieille, et pour lui proposer d'aller
+la voir et la secourir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je ne demande pas mieux; allons-y tout de suite, si maman le permet, et
+emmenons avec nous Camille, Madeleine et Élisa.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Mais non, Marguerite, il ne faut en parler à personne; ce sera bien plus
+beau, bien plus charitable, d'aller seules, de ne nous faire aider de
+personne, de donner à cette petite mère Toutain l'argent que nous avons
+pour nos gâteaux et nos plaisirs. Moi, j'ai trois francs vingt centimes
+dans ma bourse; et toi, combien as-tu?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Moi, j'ai deux francs quarante-cinq centimes. Je sais bien que nous
+sommes riches; mais pourquoi est-ce mieux, pourquoi est-ce plus
+charitable de nous cacher de Mme de Fleurville, de maman, de Camille, de
+Madeleine, et d'aller seules chez cette bonne femme?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Parce que j'ai entendu dire l'autre jour à ta maman qu'il ne faut pas
+s'enorgueillir du bien qu'on fait, et qu'il faut se cacher pour ne pas
+en recevoir d'éloges. Alors, tu vois bien que nous ferons mieux de nous
+cacher pour faire la charité à cette bonne vieille.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_228" id="Page_228">228</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Il me semble pourtant que je dois le dire au moins à maman.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Mais pas du tout. Si tu le dis à ta maman, ils voudront tous venir avec
+nous, ils voudront tous donner de l'argent; et nous, que ferons-nous?
+Nous resterons là à écouter et à regarder, comme l'autre jour dans la
+cabane de Françoise et de Lucie. Quel bien avons-nous fait là-bas?
+Aucun; c'est Mme de Rosbourg qui a parlé et qui a tout donné.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Sophie, je crois que nous sommes trop petites pour nous en aller toutes
+seules dans la forêt.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Trop petites! Tu as six ans, moi j'en ai huit, et tu trouves que nous ne
+pouvons pas sortir sans nos mamans ou sans une bonne? Ha! ha! ha!
+J'allais seule bien plus loin que cela quand j'avais cinq ans.»</p>
+
+<p>Marguerite hésitait encore.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Je vois que tu as tout bonnement peur; tu n'oses pas faire cent pas sans
+ta maman. Tu crains peut-être que le loup ne te croque?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>piquée</i>.</p>
+
+<p>Du tout, mademoiselle, je ne suis pas aussi sotte que tu le crois; je
+sais bien qu'il n'y a pas de <span class="pagenum"><a name="Page_229" id="Page_229">229</a></span> loups, je n'ai pas peur, et, pour te
+le prouver, nous allons partir tout de suite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>A la bonne heure! Partons vite; nous serons de retour en moins d'une
+heure.»</p>
+
+<p>Et elles se mirent en route, ne prévoyant pas les dangers et les
+terreurs auxquels elles s'exposaient. Elles marchaient vite et en
+silence; Marguerite ne se sentait pas la conscience bien à l'aise: elle
+comprenait qu'elle commettait une faute, et elle regrettait de n'avoir
+pas résisté à Sophie. Sophie n'était guère plus tranquille: les
+objections de Marguerite lui revenaient à la mémoire; elle craignait de
+l'avoir entraînée à mal faire. «Nous serons grondées», se dit-elle. Elle
+n'en continua pas moins à marcher et s'étonnait de ne pas être arrivée,
+depuis près d'une heure qu'elles étaient parties.</p>
+
+<p>«Connais-tu bien le chemin? demanda Marguerite avec un peu d'inquiétude.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, la jardinière me l'a bien expliqué, répondit Sophie
+d'une voix assurée, malgré la peur qui commençait à la gagner.</p>
+
+<p>&mdash;Serons-nous bientôt arrivées?</p>
+
+<p>&mdash;Dans dix minutes au plus tard.»</p>
+
+<p>Elles continuèrent à marcher en silence; la forêt n'avait pas de fin; on
+n'apercevait ni maison ni village, mais le bois, toujours le bois.</p>
+
+<p>«Je suis fatiguée, dit Marguerite.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_230" id="Page_230">230</a></span></p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, dit Sophie.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a bien longtemps que nous sommes parties.»</p>
+
+<p>Sophie ne répondit pas: elle était trop agitée, trop inquiète pour
+dissimuler plus longtemps sa terreur.</p>
+
+<p>«Si nous retournions à la maison? dit Marguerite.</p>
+
+<p>&mdash;Oh oui! retournons.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu as, Sophie, on dirait que tu as envie de pleurer?</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes perdues, dit Sophie en éclatant en sanglots; je ne sais
+plus mon chemin, nous sommes perdues.</p>
+
+<p>&mdash;Perdues! répéta Marguerite avec terreur; perdues! Qu'allons-nous
+devenir, mon Dieu!</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis probablement trompée de chemin, s'écria Sophie en
+sanglotant, à l'endroit où il y en a plusieurs qui se croisent; je ne
+sais pas du tout où nous sommes.»</p>
+
+<p>Marguerite, la voyant si désolée, chercha à la rassurer en se rassurant
+elle-même.</p>
+
+<p>«Console-toi, Sophie, nous finirons bien par nous retrouver. Retournons
+sur nos pas et marchons vite; il y a longtemps que nous sommes parties;
+maman et Mme de Fleurville seront inquiètes; je suis sûre que Camille et
+Madeleine nous cherchent partout.»</p>
+
+<p>Sophie essuya ses larmes et suivit le conseil de Marguerite: elles
+retournèrent sur leurs pas et <span class="pagenum"><a name="Page_231" id="Page_231">231</a></span> marchèrent longtemps; enfin elles
+arrivèrent à l'endroit où se croisaient plusieurs chemins exactement
+semblables. Là elles s'arrêtèrent.</p>
+
+<p>«Quel chemin faut-il prendre? demanda Marguerite.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas; ils se ressemblent tous.</p>
+
+<p>&mdash;Tâche de te rappeler celui par lequel nous sommes venues.»</p>
+
+<p>Sophie regardait, recueillait ses souvenirs et ne se rappelait pas.</p>
+
+<p>«Je crois, dit-elle, que c'est celui où il y a de la mousse.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a deux avec de la mousse; mais il me semble qu'il n'y avait
+pas de mousse dans le chemin que nous avons pris pour venir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh si! il y en avait beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois me rappeler que nous avons eu de la poussière tout le temps.</p>
+
+<p>&mdash;Pas du tout; c'est que tu n'as pas regardé à tes pieds. Prenons ce
+chemin à gauche, nous serons arrivées en moins d'une demi-heure.»</p>
+
+<p>Marguerite suivit Sophie; toutes deux continuèrent à marcher en silence;
+inquiètes toutes deux, elles gardaient pour elles leurs pénibles
+réflexions. Au bout d'une heure pourtant, Marguerite s'arrêta.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je ne vois pas encore le bout de la forêt; je suis bien fatiguée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_232" id="Page_232">232</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et moi donc! mes pieds me font horriblement souffrir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Asseyons-nous un instant; je ne peux plus marcher.»</p>
+
+<p>Elles s'assirent au bord du chemin; Marguerite appuya sa tête sur ses
+genoux et pleura tout bas; elle espérait que Sophie ne s'en apercevrait
+pas; elle avait peur de l'affliger, car c'était Sophie qui l'avait mise
+et s'était mise elle-même dans cette pénible position. Sophie se
+désolait intérieurement et sentait combien elle avait mal agi en
+entraînant Marguerite à faire cette course si longue, dans une forêt
+qu'elles ne connaissaient pas.</p>
+
+<p>Elles restèrent assez longtemps sans parler; enfin Marguerite essuya ses
+yeux et proposa à Sophie de se remettre en marche. Sophie se leva avec
+difficulté; elles avançaient lentement; la fatigue augmentait à chaque
+instant, ainsi que l'inquiétude. Le jour commençait à baisser; la peur
+se joignit à l'inquiétude; la faim et la soif se faisaient sentir.</p>
+
+<p>«Chère Marguerite, dit enfin Sophie, pardonne-moi: c'est moi qui t'ai
+persuadée de m'accompagner; tu es trop généreuse de ne pas me le
+reprocher.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre Sophie, répondit Marguerite, pourquoi te ferais-je des
+reproches? Je vois bien que tu souffres plus que moi. Qu'allons-nous
+devenir, <span class="pagenum"><a name="Page_233" id="Page_233">233</a></span> si nous sommes obligées de passer la nuit dans cette
+terrible forêt?</p>
+
+<p>&mdash;C'est impossible, chère Marguerite; on doit déjà être inquiet à la
+maison, et l'on nous enverra chercher.</p>
+
+<p>&mdash;Si nous pouvions au moins trouver de l'eau! J'ai si soif que la gorge
+me brûle.</p>
+
+<p>&mdash;N'entends-tu pas le bruit d'un ruisseau dans le bois?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que tu as raison; allons voir.»</p>
+
+<p>Elles entrèrent dans le fourré en se frayant un passage à travers les
+épines et les ronces qui leur déchiraient les jambes et les bras. Après
+avoir fait ainsi une centaine de pas, elles entendirent distinctement le
+murmure de l'eau. L'espoir leur redonna du courage; elles arrivèrent au
+bord d'un ruisseau très étroit, mais assez profond; cependant, comme il
+coulait à pleins bords, il leur fut facile de boire en se mettant à
+genoux. Elles étanchèrent leur soif, se lavèrent le visage et les bras,
+s'essuyèrent avec leurs tabliers et s'assirent au bord du ruisseau. Le
+soleil était couché; la nuit arrivait; la terreur des pauvres petites
+augmentait avec l'obscurité; elles ne se contraignaient plus et
+pleuraient franchement de compagnie. Aucun bruit ne se faisait entendre;
+personne ne les appelait; on ne pensait probablement pas à les chercher
+si loin.</p>
+
+<p>«Il faut tâcher, dit Sophie, de revenir sur le chemin que nous avons
+quitté; peut-être verrons-nous <span class="pagenum"><a name="Page_234" id="Page_234">234</a></span> passer quelqu'un qui pourra nous
+ramener; et puis il fera moins humide qu'au bord de l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons encore nous déchirer dans les épines, dit Marguerite.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut pourtant essayer de nous retrouver; nous ne pouvons rester
+ici.»</p>
+
+<p>Marguerite se leva en soupirant et suivit Sophie, qui chercha à lui
+rendre le passage moins pénible en marchant la première. Après bien du
+temps et des efforts, elles se retrouvèrent enfin sur le chemin. La nuit
+était venue tout à fait; elles ne voyaient plus où elles allaient, et
+elles se résolurent à attendre jusqu'au lendemain.</p>
+
+<p>Il y avait une heure environ qu'elles étaient assises près d'un arbre,
+lorsqu'elles entendirent un frou-frou dans le bois; ce bruit semblait
+être produit par un animal qui marchait avec précaution. Immobiles de
+terreur, les pauvres petites avaient peine à respirer; le frou-frou
+approchait, approchait; tout à coup Marguerite sentit un souffle chaud
+près de son cou; elle poussa un cri, auquel Sophie répondit par un cri
+plus fort; elles entendirent alors un bruit de branches cassées, et
+elles virent un gros animal qui s'enfuyait dans le bois. Moitié mortes
+de peur, elles se resserrèrent l'une contre l'autre, n'osant ni parler,
+ni faire un mouvement, et elles restèrent ainsi jusqu'à ce qu'un nouveau
+bruit plus effrayant vînt leur rendre le courage de se lever et de
+chercher leur salut dans <span class="pagenum"><a name="Page_235" id="Page_235">235</a></span> la fuite: c'étaient des branches cassées
+violemment et un grognement entremêlé d'un souffle bruyant, auquel
+répondaient des grognements plus faibles. Tous ces bruits partaient
+également du bois en se rapprochant du chemin. Sophie et Marguerite
+épouvantées se mirent à courir; elles se heurtèrent contre un arbre dont
+les branches traînaient presque à terre; dans leur frayeur, elles
+s'élancèrent dessus, et, grimpant de branche en branche, elles se
+trouvèrent bientôt à une grande hauteur et à l'abri de toute attaque.
+Combien elles remercièrent le bon Dieu de leur avoir fait rencontrer cet
+arbre protecteur! et en effet elles venaient d'échapper à un grand
+danger: l'animal qui arrivait droit sur elles était un sanglier suivi de
+sept à huit petits. Si elles étaient restées sur son passage, il les
+aurait déchirées avec ses défenses. La peur qu'avaient eue et qu'avaient
+encore Sophie et Marguerite faisait claquer leurs dents et les avait
+rendues si tremblantes qu'elles pouvaient à peine se tenir sur l'arbre
+où elles étaient montées. Le sanglier s'était éloigné, et tout
+redevenait tranquille, lorsque le bruit du roulement d'une voiture vint
+ranimer les forces défaillantes des pauvres petites. Leur espérance
+augmentait à mesure que la voiture se rapprochait; enfin le pas d'un
+cheval résonna distinctement; bientôt elles entendirent siffler l'homme
+qui menait la charrette. Il approchait, elles allaient être sauvées.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_236" id="Page_236">236</a></span></p>
+
+<p>«Au secours! au secours!» crièrent-elles plusieurs fois.</p>
+
+<p>La voiture s'arrêta. L'homme sembla écouter.</p>
+
+<p>«Au secours! sauvez-nous!» s'écrièrent-elles encore.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME</span>, <i>entre ses dents</i>.</p>
+
+<p>Qui diantre appelle au secours? Je ne vois personne; il fait noir comme
+dans l'enfer.... Holà! qui est-ce qui appelle?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE ET MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>C'est nous, c'est nous; sauvez-nous, mon cher monsieur, nous sommes
+perdues dans la forêt.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Tiens! c'est des voix d'enfants, cela. Où êtes-vous donc, les mioches?
+Qui êtes-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Je suis Sophie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je suis Marguerite; nous venons de Fleurville.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>De Fleurville? C'est donc au château? Mais où diantre êtes-vous? Pour
+vous sauver, faut-il pas que je vous trouve?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Nous sommes sur l'arbre; nous ne pouvons pas descendre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME</span>, <i>levant la tête</i>.</p>
+
+<p>C'est, ma foi, vrai. Faut-il qu'elles aient eu peur, <span class="pagenum"><a name="Page_237" id="Page_237">237</a></span> les pauvres
+petites! Attendez, ne bougez pas, je vais vous descendre.»</p>
+
+<p>Et le brave homme grimpa de branche en branche, tâtant à chacune d'elles
+si les enfants y étaient.</p>
+
+<p>Enfin il empoigna Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Ne bougez pas, les autres; je vais descendre celle-ci et je regrimperai.
+Combien êtes-vous dans ce beau nid?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Nous sommes deux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Bon; ce ne sera pas long. Attendez-moi là, numéro 2, que je place le
+numéro 1 dans ma carriole.»</p>
+
+<p>Le brave homme descendit lestement, tenant Marguerite dans ses bras; il
+la déposa dans la carriole et remonta sur l'arbre où Sophie attendait
+avec anxiété: il la saisit dans ses bras et la plaça dans sa carriole
+près de Marguerite. Il y remonta lui-même et fouetta son cheval, qui
+repartit au trot; puis, se tournant vers les enfants:</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Ah çà! mes mignonnes, où faut-il vous mener? où demeurez-vous, et
+comment, par tous les saints! vous trouvez-vous ici toutes seules?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Nous demeurons au château de Fleurville, nous nous sommes perdues dans
+la forêt en voulant aller secourir la pauvre mère Toutain.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_238" id="Page_238">238</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Vous êtes donc du château?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Oui, je suis Marguerite de Rosbourg; et voilà mon amie, Sophie Fichini.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Comment, ma petite demoiselle, vous êtes la fille de cette bonne dame de
+Rosbourg; et votre maman vous laisse aller si loin toute seule?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>honteuse</i>.</p>
+
+<p>Nous sommes parties sans rien dire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Ah! ah! on fait l'école buissonnière! Et voilà! Quand on est petit, faut
+pas faire comme les grands.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Sommes-nous loin de Fleurville?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Ah! je crois bien! Deux bonnes lieues pour le moins; nous ne serons pas
+arrivés avant une heure. Je vais tout de même pousser mon cheval; on
+doit être tourmenté de vous au château.»</p>
+
+<p>Et le brave homme fouetta son cheval et se remit à siffler, laissant les
+enfants à leurs réflexions. Trois quarts d'heure après il s'arrêta
+devant le perron du château; la porte s'ouvrit; Élisa, pâle, effarée,
+demanda si l'on avait des nouvelles des enfants.</p>
+
+<p>«Les voici, dit l'homme, je vous les ramène; <span class="pagenum"><a name="Page_239" id="Page_239">239</a></span> elles n'étaient pas à
+la noce, allez, quand je les ai dénichées dans la forêt.»</p>
+
+<p>L'homme descendit Sophie et Marguerite, qu'Élisa reçut dans ses bras.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Vite, vite, venez au salon; on vous a cherchées partout; on a envoyé des
+hommes à cheval dans toutes les directions; ces dames se désolent;
+Camille et Madeleine se désespèrent. Attendez une minute, mon brave
+homme, que madame vous remercie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Bah! il n'y pas de quoi; faut que je m'en retourne chez nous; j'ai
+encore deux lieues à faire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Où demeurez-vous? Comment vous appelez-vous?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'HOMME.</span></p>
+
+<p>Je demeure à Aube; je m'appelle Hurel le boucher.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Nous irons vous remercier, mon brave Hurel; au revoir, puisque vous ne
+pouvez attendre.»</p>
+
+<p>Pendant cette conversation Marguerite et Sophie avaient couru au salon.
+En entrant, Marguerite se jeta dans les bras de Mme de Rosbourg; Sophie
+s'était jetée à ses pieds; toutes deux sanglotaient.</p>
+
+<p>La surprise et la joie faillirent être fatales à Mme de Rosbourg; elle
+pâlit, retomba sur son <span class="pagenum"><a name="Page_240" id="Page_240">240</a></span> fauteuil et ne trouva pas la force de
+prononcer une parole.</p>
+
+<p>«Maman, chère maman, s'écria Marguerite, parlez-moi, embrassez-moi,
+dites que vous me pardonnez.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse enfant, répondit Mme de Rosbourg d'une voix émue, en la
+saisissant dans ses bras et en la couvrant de baisers, comment as-tu pu
+me causer une si terrible inquiétude? Je te croyais perdue, morte; nous
+t'avons cherchée jusqu'à la nuit; maintenant encore on vous cherche avec
+des flambeaux dans toutes les directions. Où as-tu été? Pourquoi
+reviens-tu si tard?</p>
+
+<p>&mdash;Chère madame, dit Sophie, qui était restée à genoux aux pieds de Mme
+de Rosbourg, c'est à moi à demander grâce, car c'est moi qui ai entraîné
+Marguerite à m'accompagner. Je voulais aller chez une pauvre femme qui
+demeure de l'autre côté de la forêt, et je voulais y aller seule avec
+Marguerite, pour ne partager avec personne la gloire de cet acte de
+charité. Marguerite a résisté; je l'ai entraînée; elle m'a suivie avec
+répugnance, et nous avons été bien punies, moi surtout qui avais sur la
+conscience la faute de Marguerite ajoutée à la mienne. Nous avons bien
+souffert; et jamais, à l'avenir, nous ne ferons rien sans vous
+consulter.</p>
+
+<p>&mdash;Relève-toi, Sophie, répliqua Mme de Rosbourg avec douceur, je pardonne
+à ton repentir; mais désormais je m'arrangerai de manière à n'avoir <span class="pagenum"><a name="Page_241" id="Page_241">241</a></span>
+plus à souffrir ce que j'ai souffert aujourd'hui.... Et toi, Marguerite,
+je te croyais plus raisonnable et plus obéissante, sans quoi je t'aurais
+toujours fait accompagner par ta bonne quand Madeleine et Camille ne
+pouvaient sortir avec toi; c'est ce que je ferai à l'avenir.»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine, qu'on avait envoyées se coucher depuis une heure
+(car il était près de minuit), mais qui n'avaient pu s'endormir, tant
+elles étaient inquiètes, accoururent toutes déshabillées, poussant des
+cris de joie; elles embrassèrent vingt fois leurs amies perdues et
+retrouvées.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Où avez-vous été? que vous est-il arrivé?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Nous nous sommes perdues dans la forêt.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Pourquoi avez-vous été dans la forêt? Comment avez-vous eu le courage
+d'y aller seules?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Nous espérions arriver jusque chez une pauvre petite mère Toutain pour
+lui donner de l'argent.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Mais pourquoi ne nous avez-vous pas prévenues? Nous y aurions été toutes
+ensemble.»</p>
+
+<p>Sophie et Marguerite baissèrent la tête et ne répondirent pas. Avant
+qu'on eût eu le temps de demander et de donner d'autres explications,
+Élisa <span class="pagenum"><a name="Page_242" id="Page_242">242</a></span> entra, apportant deux grandes tasses de bouillon avec une
+bonne croûte de pain grillée. Elle les posa devant Sophie et Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Mangez, mes pauvres enfants; vous n'avez peut-être pas dîné!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Non, nous avons bu seulement à un ruisseau que nous avons trouvé dans la
+forêt.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Pauvres petites! vite, mangez ce que je vous apporte; vous boirez
+ensuite un petit verre de malaga; et puis, ajouta-t-elle en se tournant
+vers Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, il faudrait les faire
+coucher; elles doivent être épuisées de fatigue.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Élisa a raison. Les voici retrouvées; à demain les détails; ce soir,
+contentons-nous de remercier Dieu de nous avoir rendu ces pauvres
+enfants, qui auraient pu ne jamais revenir.»</p>
+
+<p>Sophie et Marguerite avaient avalé avec voracité tout ce qu'Élisa leur
+avait apporté; après avoir embrassé tendrement tout le monde, elles
+allèrent se coucher. Aussitôt qu'elles eurent la tête sur l'oreiller,
+elles tombèrent dans un sommeil si profond, qu'elles ne s'éveillèrent
+que le lendemain à deux heures de l'après-midi!</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch23" id="ch23"></a>XXIII</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_243" id="Page_243">243</a></span></p>
+
+<h3>LES RÉCITS</h3>
+
+<p>Camille et Madeleine attendaient avec impatience chez Mme de Fleurville
+le réveil de leurs amies. Mme de Rosbourg ne quittait pas la chambre de
+Marguerite: elle voulait avoir sa première parole et son premier
+sourire.</p>
+
+<p>«Maman, dit Camille, vous disiez hier que Marguerite et Sophie auraient
+pu ne jamais revenir; elles auraient toujours fini par retrouver leur
+chemin ou par rencontrer quelqu'un, du moment qu'elles n'étaient pas
+perdues.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Tu oublies, chère petite, qu'elles étaient dans une forêt de plusieurs
+lieues de longueur, qu'elles n'avaient rien à manger, et qu'elles
+devaient passer la nuit dans cette forêt, remplie de bêtes fauves.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Il n'y a pas de loups pourtant?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Au contraire, beaucoup de loups et de sangliers. Tous les ans on en tue
+plusieurs. As-tu remarqué que leurs robes, leurs bas, étaient <span class="pagenum"><a name="Page_244" id="Page_244">244</a></span>
+déchirés et salis? Je parie qu'elles vont nous raconter des aventures
+plus graves que tu ne le supposes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Que je voudrais qu'elles fussent éveillées!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Précisément les voici.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg entra, tenant Marguerite par la main.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Et Sophie? est-ce qu'elle dort encore?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Elle s'éveille à l'instant et se dépêche de s'habiller et de manger pour
+venir nous joindre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>embrassant Marguerite</i>.</p>
+
+<p>Chère petite Marguerite, raconte-nous ce qui t'est arrivé, et si vous
+avez eu des dangers à courir.»</p>
+
+<p>Marguerite fit le récit de toutes leurs aventures: elle raconta sa
+répugnance à partir, sa peur quand elle se vit perdue, sa désolation de
+l'inquiétude qu'elle avait dû causer au château, sa frayeur quand le
+jour commença à tomber, la faim, la soif, la fatigue qui l'accablaient,
+son bonheur en trouvant de l'eau, sa terreur en entendant remuer les
+feuilles sèches, en sentant un souffle chaud sur son cou et en voyant
+passer un gros animal brun; son épouvante en entendant les branches
+craquer et de légers grognements répondre de <span class="pagenum"><a name="Page_245" id="Page_245">245</a></span> plusieurs côtés à un
+fort grognement et à un souffle qui semblait être celui d'une bête en
+colère; l'agilité avec laquelle elle avait couru et grimpé de branche en
+branche jusqu'au haut d'un arbre; la fatigue et la peine avec lesquelles
+elle s'y était maintenue; le bonheur qu'elle avait éprouvé en entendant
+une voiture approcher, une voix leur répondre, et en se sentant enlevée
+et déposée dans la carriole. Elle dit combien Sophie avait témoigné de
+repentir de s'être engagée et de l'avoir entraînée dans cette folle
+entreprise.</p>
+
+<p>Camille et Madeleine avaient écouté ce récit avec un vif intérêt mêlé de
+terreur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Quelles sont les bêtes qui vous ont fait si peur? As-tu pu les voir?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je ne sais pas du tout: j'étais si effrayée que je ne distinguais rien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>D'après ce que dit Marguerite, le premier animal doit être un loup, et
+le second un sanglier avec ses petits.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Quel bonheur que le loup ne nous ait pas mangées! j'ai senti son haleine
+sur ma nuque.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Ce sont probablement les deux cris que vous avez poussés qui lui ont
+fait peur et qui vous ont <span class="pagenum"><a name="Page_246" id="Page_246">246</a></span> sauvées; quand les loups ne sont pas
+affamés, ils sont poltrons, et dans cette saison ils trouvent du gibier
+dans les bois.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Le sanglier ne nous aurait pas dévorées, il ne mange pas de chair.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Non, mais d'un coup de défense il t'aurait déchiré le corps. Quand les
+sangliers ont des petits, ils deviennent très méchants.»</p>
+
+<p>Sophie, qui entra, interrompit la conversation; elle fut aussi
+embrassée, entourée, questionnée; elle parla avec chaleur de ses
+remords, de son chagrin d'avoir entraîné la pauvre Marguerite; elle
+assura que cette journée ne s'effacerait jamais de son souvenir, et dit
+que, lorsqu'elle serait grande, elle ferait faire par un bon peintre un
+tableau de cette aventure. Après avoir complété le récit de Marguerite
+par quelques épisodes oubliés:</p>
+
+<p>«Et vous, chère madame, et vous, mes pauvres amies, dit-elle, avez-vous
+été longtemps à vous apercevoir de notre disparition? et qu'a-t-on fait
+pour nous retrouver?</p>
+
+<p>&mdash;Il y avait plus d'une heure que vous aviez quitté la chambre d'étude,
+dit Mme de Rosbourg, lorsque Camille vint me demander d'un air inquiet
+si Marguerite et Sophie étaient chez moi. «Non, répondis-je, je ne les
+ai pas vues; mais <span class="pagenum"><a name="Page_247" id="Page_247">247</a></span> ne sont-elles pas dans le jardin?&mdash;Nous les
+cherchons depuis une demi-heure avec Élisa sans pouvoir les trouver», me
+dit Camille. L'inquiétude me gagna; je me levai, je cherchai dans toute
+la maison, puis, dans le potager, dans le jardin. Mme de Fleurville, qui
+partageait notre inquiétude, nous donna l'idée que vous étiez peut-être
+allées chez Françoise; j'accueillis cet espoir avec empressement, et
+nous courûmes toutes à la maison blanche: personne ne vous y avait vues;
+nous allâmes de porte en porte, demandant à tout le monde si l'on ne
+vous avait pas rencontrées. Le souvenir de la chute dans la mare, il y a
+trois ans, me frappa douloureusement; nous retournâmes en courant à la
+maison, et, malgré le peu de probabilités que vous fussiez toutes deux
+tombées à l'eau, on fouilla en tous sens avec des râteaux et des
+perches. Aucun de nous n'eut la pensée que vous aviez été dans la forêt.
+Rien ne vous y attirait: pourquoi vous seriez-vous exposées à un danger
+inutile? Ne sachant plus où vous trouver, j'allai de maison en maison
+demander qu'on m'aidât dans mes recherches. Une foule de personnes
+partirent dans toutes les directions; nous envoyâmes les domestiques à
+cheval de différents côtés pour vous rattraper, si vous aviez eu l'idée
+bizarre de faire un voyage lointain. Jusqu'au moment de votre retour je
+fus dans un état violent de chagrin et d'affreuse inquiétude. Le bon
+Dieu <span class="pagenum"><a name="Page_248" id="Page_248">248</a></span> a permis que vous fussiez sauvées et ramenées par cet
+excellent homme qui est boucher à Aube et qui s'appelle Hurel.
+Aujourd'hui il est trop tard; mais demain nous irons lui faire une
+visite de remerciements, et nous nous y rendrons en voiture pour ne pas
+nous perdre de compagnie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Où demeure-t-il? est-ce bien loin?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>A deux bonnes lieues d'ici; il y a un bois à traverser.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Est-ce que nous vous accompagnerons, madame?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Certainement, Sophie; c'est toi et Marguerite qu'il a secourues, et
+probablement sauvées de la mort. Il est indispensable que vous veniez.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ça m'ennuie de le revoir; il va se moquer de nous: il avait l'air de
+trouver ridicule notre course dans la forêt.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Et il avait raison, chère enfant; vous avez fait véritablement une
+escapade ridicule. S'il se moque de vous, acceptez ses plaisanteries
+avec douceur et en expiation de la faute que vous avez commise.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_249" id="Page_249">249</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Moi, je crois qu'il ne se moquera pas: il avait l'air si bon.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Nous verrons cela demain. En attendant, commençons nos leçons; nous
+irons ensuite faire une promenade.»</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch24" id="ch24"></a>XXIV</h2>
+
+<h3>VISITE CHEZ HUREL</h3>
+
+<p>«La calèche découverte et le phaéton pour deux heures, dit Élisa au
+cocher de Mme de Fleurville.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LE COCHER.</span></p>
+
+<p>Tout le monde sort donc à la fois, aujourd'hui?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Oui; madame vous fait demander si vous savez le chemin pour aller au
+village d'Aube?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">LE COCHER.</span></p>
+
+<p>Aube? Attendez donc.... N'est-ce pas de l'autre côté de Laigle, sur la
+route de Saint-Hilaire?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Je crois que oui; mais informez-vous-en avant de vous mettre en route;
+ces demoiselles se sont perdues l'autre jour à pied, il ne faudrait pas
+qu'elles se perdissent aujourd'hui en voiture.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_250" id="Page_250">250</a></span></p>
+
+<p>Le cocher prit ses renseignements près du garde Nicaise, et, quand on
+fut prêt à partir, les deux cochers n'hésitèrent pas sur la route qu'il
+fallait prendre.</p>
+
+<p>Le pays était charmant, la vallée de Laigle est connue par son aspect
+animé, vert et riant; le village d'Aube est sur la grande route; la
+maison d'Hurel était presque à l'entrée du village. Ces dames se la
+firent indiquer; elles descendirent de voiture et se dirigèrent vers la
+maison du boucher. Tout le village était aux portes; on regardait avec
+surprise ces deux élégantes voitures, et l'on se demandait quelles
+pouvaient être ces belles dames et ces jolies demoiselles qui entraient
+chez Hurel. Le brave homme ne fut pas moins surpris; sa femme et sa
+fille restaient la bouche ouverte, ne pouvant croire qu'une si belle
+visite fût pour eux.</p>
+
+<p>Hurel ne reconnaissait pas les enfants, qu'il avait à peine entrevues
+dans l'obscurité; il ne pensait plus à son aventure de la forêt:</p>
+
+<p>«Ces dames veulent-elles faire une commande de viande? demanda Hurel.
+J'en ai de bien fraîche, du mouton superbe, du b&oelig;uf, du....</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon brave Hurel, interrompit en souriant Mme de Rosbourg; ce
+n'est pas pour cela que nous venons, c'est pour acquitter une dette.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">HUREL.</span></p>
+
+<p>Une dette? Madame ne me doit rien; je ne me <span class="pagenum"><a name="Page_251" id="Page_251">251</a></span> souviens pas d'avoir
+livré à madame ni mouton, ni b&oelig;uf, ni....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Non pas de mouton ni de b&oelig;uf, mais deux petites filles que voici et
+que vous avez trouvées dans la forêt.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">HUREL</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Bah! ce sont là ces petites demoiselles que j'ai cueillies sur un arbre?
+Pauvres petites! elles étaient dans un état à faire pitié. Eh! mes
+mignonnes! vous n'avez plus envie d'arpenter la forêt, pas vrai?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Non, non. Sans vous, mon cher monsieur Hurel, nous serions certainement
+mortes de fatigue, de terreur et de faim; aussi maman, Mme de Fleurville
+et nous, nous venons toutes vous remercier.»</p>
+
+<p>Marguerite, en achevant ces mots, s'approcha de Hurel et se dressa sur
+la pointe des pieds pour l'embrasser. Le brave homme l'enleva de terre,
+lui donna un gros baiser sur chaque joue, et dit:</p>
+
+<p>«C'eût été bien dommage de laisser périr une gentille et bonne
+demoiselle comme vous. Et comme ça, vous aviez donc bien peur?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Oh oui! bien peur, bien peur. On entendait marcher, craquer, souffler.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_252" id="Page_252">252</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">HUREL</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Ah bah! Tout cela est terrible pour de belles petites demoiselles comme
+vous; mais pour des gens comme nous on n'y fait seulement pas attention.
+Mais... asseyez-vous donc, mesdames; Victorine, donne des chaises,
+apporte du cidre, du bon!»</p>
+
+<p>Victorine était une jolie fille de dix-huit ans, fraîche, aux yeux
+noirs. Elle avança des chaises; tout le monde s'assit; on causa, on but
+du cidre à la santé d'Hurel et de sa famille. Au bout d'une demi-heure,
+Mme de Rosbourg demanda l'heure. Hurel regarda à son coucou.</p>
+
+<p>«Il n'est pas loin de quatre heures! dit-il; mais le coucou est dérangé,
+il ne marque pas l'heure juste.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg tira de sa poche une boîte, qu'elle donna à Hurel.</p>
+
+<p>«Je vois, mon bon Hurel, dit-elle, que vous n'avez de montre ni sur vous
+ni dans la maison; en voilà une que vous voudrez bien accepter en
+souvenir des petites filles de la forêt.</p>
+
+<p>&mdash;Merci bien, madame, répondit Hurel: vous êtes en vérité trop bonne; ça
+ne méritait pas....»</p>
+
+<p>Il venait d'ouvrir la boîte, et il s'arrêta muet de surprise et de
+bonheur à la vue d'une belle montre en or avec une longue et lourde
+chaîne également en or.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p253" id="image_p253"></a><span class="pagenum"><a name="Page_253" id="Page_253">253</a></span>
+<img src="images/page-253.jpg" alt="" title="" width="400" height="245" />
+<p class="caption">Il s'arrêta muet de bonheur à la vue d'une belle montre.</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-253.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">HUREL</span>, <i>avec émotion</i>.</p>
+
+<p>Ma bonne chère dame, c'est trop beau; vrai, je
+
+<span class="pagenum"><a name="Page_255" id="Page_255">255</a></span> n'oserai
+jamais porter une si belle chaîne et une si belle montre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Portez-les pour l'amour de nous; et songez que c'est encore moi qui vous
+serai redevable; car vous m'avez rendu un trésor en me ramenant mon
+enfant, et ce n'est qu'un bijou que je vous donne.»</p>
+
+<p>Se tournant ensuite vers Mme Hurel et sa fille:</p>
+
+<p>«Vous voudrez bien aussi accepter un petit souvenir.»</p>
+
+<p>Et elle leur donna à chacune une boîte, qu'elles s'empressèrent
+d'ouvrir; à la vue de belles boucles d'oreilles et d'une broche en or et
+en émail, elles devinrent rouges de plaisir. Toute la famille fit à Mme
+de Rosbourg les plus vifs remerciements. Ces dames et les enfants
+remontèrent en voiture, entourées d'une foule de personnes qui enviaient
+le bonheur des Hurel et qui bénissaient l'aimable bonté de Mme de
+Rosbourg.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch25" id="ch25"></a>XXV</h2>
+
+<h3>UN ÉVÉNEMENT TRAGIQUE</h3>
+
+<p>Quelque temps se passa depuis cette visite à Hurel; il était venu de
+temps en temps au château, <span class="pagenum"><a name="Page_256" id="Page_256">256</a></span> quand ses occupations le lui
+permettaient. Un jour qu'on l'attendait dans l'après-midi, Élisa proposa
+aux enfants d'aller chercher des noisettes le long des haies pour en
+envoyer un panier à Victorine Hurel; elles acceptèrent avec
+empressement, et, emportant chacune un panier, elles coururent du côté
+d'une haie de noisetiers. Pendant qu'Élisa travaillait, elles remplirent
+leurs paniers, puis elles se réunirent pour voir laquelle en avait le
+plus.</p>
+
+<p>«C'est moi....&mdash;C'est moi....&mdash;Non, c'est moi.... Je crois que c'est
+moi», disaient-elles toutes quatre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Regardez donc si ce n'est pas mon panier qui est le plus plein! Voyez
+quelle différence avec les autres!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE ET MADELEINE.</span></p>
+
+<p>C'est vrai!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Bah! j'en ai tout autant, moi!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Pas du tout; j'en ai un tiers de plus.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec humeur</i>.</p>
+
+<p>Laisse donc! quelle sottise! Tu veux toujours avoir fait mieux que tout
+le monde!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Ce n'est pas pour faire mieux que les autres; <span class="pagenum"><a name="Page_257" id="Page_257">257</a></span> c'est parce que c'est
+la vérité. Et toi, tu te fâches parce que tu es jalouse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ah! ah! ah! Jalouse de tes méchantes noisettes!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Oui, oui, jalouse; et tu voudrais bien que je te donnasse mes méchantes
+noisettes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Tiens, voilà le cas que je fais de ta belle récolte.»</p>
+
+<p>En disant ces mots, et avant qu'Élisa et les petites eussent eu le temps
+de l'en empêcher, elle donna un coup de poing sous le panier de
+Marguerite, et toutes les noisettes tombèrent par terre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>poussant un cri</i>.</p>
+
+<p>Mes noisettes, mes pauvres noisettes!»</p>
+
+<p>Camille et Madeleine jetèrent à Sophie un regard de reproche et
+s'empressèrent d'aider Marguerite à ramasser ses noisettes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Tiens, ma petite Marguerite; pour te consoler, prends les miennes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Et les miennes aussi; les trois paniers seront pour toi.»</p>
+
+<p>Marguerite, qui avait les yeux un peu humides, les essuya et embrassa
+tendrement ses bonnes petites <span class="pagenum"><a name="Page_258" id="Page_258">258</a></span> amies. Sophie était honteuse et
+cherchait un moyen de réparer sa faute.</p>
+
+<p>«Prends aussi les miennes, dit-elle en présentant son panier et sans
+oser lever les yeux sur Marguerite.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mademoiselle; j'en ai assez sans les vôtres.</p>
+
+<p>&mdash;Marguerite, dit Madeleine, tu n'es pas gentille! Sophie, en t'offrant
+ses noisettes, reconnaît qu'elle a eu tort; il ne faut pas que tu
+continues à être fâchée.»</p>
+
+<p>Marguerite regarda Sophie un peu en dessous, ne sachant trop ce qu'elle
+devait faire: l'air malheureux de Sophie l'attendrissait un peu, mais
+elle n'avait pas encore surmonté sa rancune.</p>
+
+<p>Camille et Madeleine les regardaient alternativement.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Voyons, Sophie, voyons, Marguerite, embrassez-vous. Tu vois bien, toi,
+Sophie, que Marguerite n'est plus fâchée; et toi, Marguerite, tu vois
+que Sophie est triste d'avoir eu de l'humeur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Chère Camille, je vois que je resterai toujours méchante; jamais je ne
+serai bonne comme vous. Vois comme je m'emporte facilement, comme j'ai
+été brutale envers la pauvre Marguerite!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>N'y pense plus, ma pauvre Sophie; embrasse-moi <span class="pagenum"><a name="Page_259" id="Page_259">259</a></span> et soyons bonnes
+amies, comme nous le sommes toujours.</p>
+
+<p>Quand Marguerite et Sophie se furent embrassées et réconciliées, ce
+qu'elles firent de très bon c&oelig;ur, Camille dit à Sophie:</p>
+
+<p>«Ma petite Sophie, ne te décourage pas; on ne se corrige pas si vite de
+ses défauts. Tu es devenue bien meilleure que tu ne l'étais en arrivant
+chez nous, et chaque mois il y a une différence avec le mois précédent.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Je te remercie, chère Camille, de me donner du courage, mais, dans
+toutes les occasions où je me compare à toi et à Madeleine, je vous
+trouve tellement meilleures que moi....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE</span>, <i>l'embrassant</i>.</p>
+
+<p>Tais-toi, tais-toi, ma pauvre Sophie; tu es trop modeste, n'est-ce pas,
+Marguerite?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Non, je trouve que Sophie a raison; elle et moi, nous sommes bien loin
+de vous valoir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Ah! ah! ah! quelle modestie! Bravo, ma petite Marguerite; tu es plus
+humble que moi, donc tu vaux mieux que moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>très sérieusement</i>.</p>
+
+<p>Camille, aurais-tu fait la sottise que nous avons commise l'autre jour
+en allant dans la forêt?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_260" id="Page_260">260</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>embarrassée</i>.</p>
+
+<p>Mais... je ne sais,... peut-être... aurais-je....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>avec vivacité</i>.</p>
+
+<p>Non, non, tu ne l'aurais pas faite. Et te serais-tu querellée avec
+Sophie comme je l'ai fait le jour de la fameuse scène des cerises?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>embarrassée</i>.</p>
+
+<p>Mais... il y a un an de cela,... à présent... tu....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>avec vivacité</i>.</p>
+
+<p>Il y a un an, il y a un an! C'est égal, tu ne l'aurais pas fait. Et tout
+à l'heure aurais-tu renversé mon panier comme a fait Sophie? aurais-tu
+boudé comme je l'ai fait?... Tu ne réponds pas! tu vois bien que tu es
+obligée de convenir que toi et Madeleine vous êtes meilleures que nous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>l'embrassant</i>.</p>
+
+<p>Nous sommes plus âgées que vous, et par conséquent plus raisonnables;
+voilà tout. Pense donc que je me prépare à faire ma première communion
+l'année prochaine.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et moi, mon Dieu, quand serai-je digne de la faire?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Quand tu auras mon âge, chère Sophie; ne te décourage pas; chaque
+journée te rend meilleure.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Parce que je la passe près de vous.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_261" id="Page_261">261</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>J'entends une voiture: c'est maman et Mme de Fleurville qui rentrent de
+leur promenade; allons leur demander si elles n'ont pas rencontré Hurel.
+Élisa, Élisa, Élisa, nous rentrons.»</p>
+
+<p>Élisa se leva et suivit les enfants, qui coururent à la maison; elles
+arrivèrent au moment où les mamans descendaient de voiture.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, maman, avez-vous rencontré Hurel? Va-t-il venir bientôt? Nous
+avons cueilli un grand panier de noisettes que nous lui donnerons pour
+Victorine.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Nous ne l'avons pas rencontré, chère petite, mais il ne peut tarder: il
+vient en général de bonne heure.»</p>
+
+<p>Les mamans rentrèrent pour ôter leurs chapeaux; les petites attendaient
+toujours. Sophie et Marguerite s'impatientaient; Camille et Madeleine
+travaillaient.</p>
+
+<p>«C'est trop fort, dit Sophie en tapant du pied; voilà deux heures que
+nous attendons, et il ne vient pas. Il ne se gêne pas, vraiment! Nous
+devrions ne pas lui donner de noisettes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Oh! Sophie! Pauvre Hurel! Il est très ennuyeux de nous faire attendre si
+longtemps, c'est vrai: mais ce n'est peut-être pas sa faute.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_262" id="Page_262">262</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Pas sa faute, pas sa faute! Pourquoi fait-il dire qu'il viendra à midi,
+qu'il nous apportera des écrevisses? et voilà qu'il est deux heures! Un
+homme comme lui ne devrait pas se permettre de faire attendre des
+demoiselles comme nous.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>vivement</i>.</p>
+
+<p><i>Des demoiselles comme nous</i> ont été bien heureuses de rencontrer dans
+la forêt <i>un homme comme lui</i>, mademoiselle; c'est très ingrat ce que tu
+dis là.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Marguerite, Marguerite, voilà que tu t'emportes encore! Ne peux-tu pas
+raisonner avec Sophie sans lui dire des choses désagréables?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais, enfin, pourquoi Sophie attaque-t-elle ce pauvre Hurel?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>piquée</i>.</p>
+
+<p>Je ne l'ai pas attaqué, mademoiselle; je suis seulement ennuyée
+d'attendre, et je m'en vais chez moi apprendre mes leçons. J'aime encore
+mieux travailler que de perdre mon temps à attendre cet Hurel.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Entends-tu, entends-tu, Madeleine, comme elle parle de cet excellent
+Hurel? Si j'étais à sa place, je ne donnerais pas les écrevisses qu'il
+nous a promises, <span class="pagenum"><a name="Page_263" id="Page_263">263</a></span> et.... Mais... le voilà; voici son cheval qui
+arrive.»</p>
+
+<p>En effet, le cheval d'Hurel s'arrêtait devant le perron; il était
+ruisselant d'eau et paraissait fatigué.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Où est donc Hurel? Comment son cheval vient-il tout seul?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Hurel est sans doute descendu pour ouvrir et refermer la barrière, et le
+cheval aura continué tout seul.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais regarde comme il a l'air fatigué!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>C'est qu'il a fait une longue course.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Mais pourquoi est-il si mouillé?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>C'est qu'il aura traversé la rivière.»</p>
+
+<p>Les enfants attendirent quelques instants; ne voyant pas venir Hurel,
+elles appelèrent Élisa.</p>
+
+<p>«Élisa, dit Camille, veux-tu venir avec nous à la rencontre d'Hurel?
+Voici son cheval qui est arrivé, mais sans lui.»</p>
+
+<p>Élisa descendit, regarda le cheval.</p>
+
+<p>«C'est singulier, dit-elle, que le cheval soit venu sans le maître. Et
+dans quel état est ce pauvre animal! Venez, enfants, allons voir si nous
+rencontrerons <span class="pagenum"><a name="Page_264" id="Page_264">264</a></span> Hurel.... Pourvu qu'il ne soit pas arrivé un
+malheur!» se dit-elle tout bas.</p>
+
+<p>Elles se mirent à marcher précipitamment, en prenant le chemin qu'avait
+dû suivre le cheval. A mesure qu'elles avançaient, l'inquiétude les
+gagnait; elles redoutaient un accident, une chute. En approchant de la
+grande route qui bordait la rivière, elles virent un attroupement assez
+considérable; Élisa, prévoyant un malheur, arrêta les enfants.</p>
+
+<p>«N'avancez pas, mes chères petites; laissez-moi aller voir la cause de
+ce rassemblement; je reviens dans une minute.»</p>
+
+<p>Les enfants restèrent sur la route, pendant qu'Élisa se dirigeait vers
+un groupe qui causait avec animation.</p>
+
+<p>«Messieurs, dit-elle en s'approchant, pouvez-vous me dire quelle est la
+cause du mouvement extraordinaire que j'aperçois là-bas, sur le bord de
+la rivière?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">UN OUVRIER.</span></p>
+
+<p>C'est un grand malheur qui vient d'arriver, madame! On a trouvé dans la
+rivière le corps d'un brave boucher nommé Hurel!...</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Hurel!... pauvre Hurel! Nous l'attendions; il venait au château. Mais
+est-il réellement mort? N'y a-t-il aucun espoir de le sauver?</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 257px;"><a name="image_p265" id="image_p265"></a><span class="pagenum"><a name="Page_265" id="Page_265">265</a></span>
+<img src="images/page-265.jpg" alt="" title="" width="257" height="400" />
+<p class="caption">«C'est un grand malheur qui vient d'arriver.»</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-265.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_267" id="Page_267">267</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">L'OUVRIER.</span></p>
+
+<p>Hélas! non, madame: le médecin a essayé pendant deux heures de le
+ranimer, et il n'a pas fait un mouvement. Que faire maintenant? Comment
+apprendre ce malheur à sa femme? Il y a de quoi la tuer, la pauvre
+créature!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur! je ne sais quel conseil vous donner.
+Mais il faut que j'aille rejoindre mes petites, qui venaient au-devant
+de ce pauvre Hurel et que j'ai laissées sur le chemin.»</p>
+
+<p>Élisa retourna en courant près des enfants, qu'elle trouva où elle les
+avait laissées, malgré leur impatience d'apprendre quelque chose sur
+Hurel. Sa pâleur et son air triste les préparèrent à une mauvaise
+nouvelle. Toutes à la fois demandèrent ce qu'il y avait.</p>
+
+<p>«Pourquoi tout ce monde, Élisa? Sait-on ce qu'il est devenu?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Mes chères enfants, nous n'avons pas besoin d'aller plus loin pour avoir
+de ses nouvelles.... Pauvre homme, il lui est arrivé un accident, un
+terrible accident....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>avec terreur</i>.</p>
+
+<p>Quoi? quel accident? est-il blessé?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Pis que cela, ma bonne Marguerite: le pauvre homme est tombé dans l'eau,
+et..., et....</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_268" id="Page_268">268</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Parle donc, Élisa; quoi! serait-il noyé?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Tout juste. On a retiré son corps de l'eau il y a deux heures....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ainsi, pendant que je l'accusais si injustement, le malheureux homme
+était déjà mort!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Tu vois bien, Sophie, que ce n'était pas sa faute. Pauvre Hurel! quel
+malheur!»</p>
+
+<p>Les enfants pleuraient. Élisa leur raconta le peu de détails qu'elle
+savait, et leur conseilla de revenir à la maison.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Nous informerons ces dames de ce malheureux événement; elles trouveront
+peut-être le moyen d'adoucir le chagrin de la pauvre femme Hurel. Nous
+autres, nous ne pouvons rien ni pour le mort, ni pour ceux qui restent.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oh si! Élisa: nous pouvons prier le bon Dieu pour eux; lui demander
+d'admettre le pauvre Hurel dans le paradis et de donner à sa femme et à
+ses enfants la force de se résigner et de souffrir sans murmure.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Bonne Camille, tu as toujours de nobles et <span class="pagenum"><a name="Page_269" id="Page_269">269</a></span> pieuses pensées. Oui,
+nous prierons toutes pour eux.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Et nous demanderons à maman de faire dire des messes pour Hurel.»</p>
+
+<p>Tout en pleurant, elles arrivèrent au château et entrèrent au salon. Ni
+l'une ni l'autre ne pouvaient parler; leurs larmes coulaient malgré
+elles. Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, étonnées et peinées de ce
+chagrin, leur adressaient vainement une foule de questions. Enfin
+Madeleine parvint à se calmer et raconta ce qu'elles venaient de voir et
+d'entendre. Les mamans partagèrent le chagrin de leurs enfants, et,
+après avoir discuté sur ce qu'il y avait de mieux à faire, elles se
+mirent en route pour aller voir par elles-mêmes s'il n'y avait aucun
+espoir de rappeler Hurel à la vie.</p>
+
+<p>Elles revinrent peu de temps après, et se virent entourées par les
+petites, impatientes d'avoir quelques nouvelles consolantes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, chère maman, eh bien! y a-t-il quelque espoir?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Aucun, mes chères petites, aucun. Quand nous sommes arrivées, on venait
+de placer le corps froid et inanimé du pauvre Hurel sur une charrette
+pour le ramener chez lui; un de ses beaux-frères et une s&oelig;ur de Mme
+Hurel sont partis en <span class="pagenum"><a name="Page_270" id="Page_270">270</a></span> avant pour la préparer à cet affreux malheur;
+demain se fera l'enterrement; après-demain nous irons, Mme de Rosbourg
+et moi, offrir quelques consolations à la femme Hurel et voir si elle
+n'a pas besoin d'être aidée pour vivre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Mais ne va-t-elle pas continuer la boucherie, comme faisait son mari?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Je ne le pense pas; pour être boucher, il faut courir le pays, aller au
+loin chercher des veaux, des moutons, des b&oelig;ufs; et puis une femme ne
+peut pas tuer ces pauvres animaux; elle n'en a ni la force ni le
+courage.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Et son fils Théophile, ne peut-il remplacer son père?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Non, parce qu'il est garçon boucher à Paris, et qu'il est encore trop
+jeune pour diriger une boucherie.»</p>
+
+<p>Pendant le reste de la journée on ne parla que du pauvre Hurel et de sa
+famille; tout le monde était triste.</p>
+
+<p>Le surlendemain, ces dames montèrent en voiture pour aller à Aube
+visiter la malheureuse veuve. Elles restèrent longtemps absentes; les
+enfants guettaient leur retour avec anxiété, et au bruit de la voiture
+elles coururent sur le perron.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_271" id="Page_271">271</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, chère maman, comment avez-vous trouvé les pauvres Hurel?
+Comment est Victorine?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Pas bien, chères petites; la pauvre femme est dans un désespoir qui fait
+pitié et que je n'ai pu calmer; elle pleure jour et nuit et elle appelle
+son mari, qui est auprès du bon Dieu. Victorine est désolée, et
+Théophile n'est pas encore de retour; on lui a écrit de revenir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Ont-ils de quoi vivre?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Tout au plus; les gens qui doivent de l'argent à Hurel ne s'empressent
+pas de payer, et ceux auxquels il devait veulent être payés tout de
+suite, et menacent de faire vendre leur maison et leur petite terre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Je crois que nous pourrions leur venir en aide en leur donnant l'argent
+que nous avons pour nos menus plaisirs. Nous avons chacune deux francs
+par semaine; en donnant un franc, cela ferait quatre par semaine et
+seize francs par mois; ce serait assez pour leur pain du mois.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>bas à Sophie</i>.</p>
+
+<p>Tu vois, Sophie: l'année dernière, tu n'aurais jamais eu cette bonne
+pensée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_272" id="Page_272">272</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Sophie a raison; c'est une excellente idée. Vous nous permettez,
+n'est-ce pas, maman, de faire cette petite pension à la mère Hurel?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE</span>, <i>les embrassant</i>.</p>
+
+<p>Certainement, mes excellentes petites filles; vous êtes bonnes et
+charitables toutes les quatre. Sophie, tu n'auras bientôt rien à envier
+à tes amies.»</p>
+
+<p>Enchantées de la permission, les quatre amies coururent demander leurs
+bourses à Élisa, et remirent chacune un franc à Mme de Fleurville, qui
+les envoya à la mère Hurel en y ajoutant cent francs.</p>
+
+<p>Elles continuèrent à lui envoyer chaque semaine bien exactement leurs
+petites épargnes; elles y ajoutaient quelquefois un jupon, ou une
+camisole qu'elles avaient faite elles-mêmes, ou bien des fruits ou des
+gâteaux dont elles se privaient avec bonheur pour offrir un souvenir à
+la pauvre femme. Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville y joignaient des
+sommes plus considérables. Grâce à ces secours, ni la veuve ni la fille
+d'Hurel ne manquèrent du nécessaire. Quelque temps après, Victorine se
+maria avec un brave garçon, aubergiste à deux lieues d'Aube; et sa mère,
+vieillie par le chagrin et par la maladie, mourut en remerciant Dieu de
+la réunir à son cher Hurel.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p273" id="image_p273"></a><span class="pagenum"><a name="Page_273" id="Page_273">273</a></span>
+<img src="images/page-273.jpg" alt="" title="" width="400" height="257" />
+<p class="caption">Quelques temps après, Victorine se maria avec un brave
+garçon.</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-273.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch26" id="ch26"></a>XXVI</h2><p><span class="pagenum"><a name="Page_275" id="Page_275">275</a></span></p>
+
+<h3>LA PETITE VÉROLE</h3>
+
+<p>Un jour, Camille se plaignait de mal de tête, de mal de c&oelig;ur. Son
+visage pâle et altéré inquiéta Mme de Fleurville, qui la fit coucher; la
+fièvre, le mal de tête continuant, ainsi que le mal de c&oelig;ur et les
+vomissements, on envoya chercher le médecin. Il ne vint que le soir,
+mais, quand il arriva, il trouva Camille plus calme; Élisa lui avait mis
+aux pieds des cataplasmes saupoudrés de camphre qui l'avaient beaucoup
+soulagée; elle buvait de l'eau de gomme fraîche. Le médecin complimenta
+Élisa sur les soins éclairés et affectueux qu'elle donnait à sa petite
+malade; il complimenta Camille sur sa bonne humeur et sa docilité, et
+dit à Mme de Fleurville de ne pas s'inquiéter et de continuer le même
+traitement. Le lendemain, Élisa aperçut des taches rouges sur le visage
+de Camille; les bras et le corps en avaient aussi; vers le soir chaque
+tache devint un bouton, et en même temps le mal de c&oelig;ur et le mal de
+tête se dissipèrent. Le médecin déclara que c'était la petite vérole: on
+éloigna immédiatement les trois autres enfants. Élisa et Mme de
+Fleurville restèrent seules auprès de Camille. <span class="pagenum"><a name="Page_276" id="Page_276">276</a></span> Mme de Fleurville
+voulait aussi renvoyer Élisa, de peur de la contagion; mais Élisa s'y
+refusa obstinément.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Jamais, madame, je n'abandonnerai ma pauvre enfant malade; quand même je
+devrais gagner la petite vérole, je ne manquerai pas à mon devoir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Ma bonne Élisa, je sais combien tu m'aimes, mais, moi aussi, je t'aime,
+et je serais désolée de te voir malade à cause de moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Ta, ta, ta; restez tranquille, ne vous inquiétez de rien, ne parlez pas;
+si vous vous agitez, le mal de tête reviendra.»</p>
+
+<p>Camille sourit et remercia Élisa du regard; ses pauvres yeux bouffis
+étaient à moitié fermés; son visage était couvert de boutons. Quelques
+jours après, les boutons séchèrent, et Camille put quitter son lit; il
+ne lui restait que de la faiblesse.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 256px;"><a name="image_p277" id="image_p277"></a><span class="pagenum"><a name="Page_277" id="Page_277">277</a></span>
+<img src="images/page-277.jpg" alt="" title="" width="256" height="400" />
+<p class="caption">Le médecin ne vint que le soir. (<a href="#Page_275">Page 275</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-277.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p>Pendant sa maladie, Madeleine, Marguerite et Sophie demandaient sans
+cesse de ses nouvelles: on leur défendit d'approcher de la chambre de
+Camille, mais elles pouvaient voir Élisa et lui parler; vingt fois par
+jour, quand elles entendaient sa voix dans la cuisine ou dans
+l'antichambre, elles accouraient pour s'informer de leur chère Camille;
+elles lui envoyaient des découpures, des dessins, de petits paniers en
+jonc, tout ce qu'elles pensaient <span class="pagenum"><a name="Page_279" id="Page_279">279</a></span> pouvoir la distraire et
+l'amuser. Camille leur faisait dire mille tendresses; mais elle ne
+pouvait rien leur envoyer, car on lui défendait de travailler, de lire,
+de dessiner, de peur de fatiguer ses yeux.</p>
+
+<p>Il y avait huit jours qu'elle était levée; ses croûtes commençaient à
+tomber, lorsqu'elle fut frappée un matin de la pâleur d'Élisa.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>avec inquiétude</i>.</p>
+
+<p>Tu es malade, Élisa; tu es pâle comme si tu allais mourir. Ah! comme ta
+main est chaude! tu as la fièvre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>J'ai un affreux mal de tête depuis hier: je n'ai pas dormi de la nuit;
+voilà pourquoi je suis pâle: mais ce ne sera rien.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Couche-toi, ma chère Élisa, je t'en prie; tu peux à peine te soutenir;
+vois, tu chancelles.»</p>
+
+<p>Élisa s'affaissa sur un fauteuil; Camille courut appeler sa maman, qui
+la suivit immédiatement. Voyant l'état dans lequel était la pauvre
+Élisa, elle lui fit bassiner son lit et la fit coucher malgré sa
+résistance. Le médecin fut encore appelé; il trouva beaucoup de fièvre,
+du délire, et déclara que c'était probablement la petite vérole qui
+commençait. Il ordonna divers remèdes, qui n'amenèrent aucun
+soulagement; le lendemain il fit poser des sangsues aux chevilles de la
+malade, pour lui dégager la tête et faire sortir les boutons. Depuis
+<span class="pagenum"><a name="Page_280" id="Page_280">280</a></span> qu'Élisa était dans son lit, Camille ne la quittait plus; elle lui
+donnait à boire, chauffait ses cataplasmes, lui mouillait la tête avec
+de l'eau fraîche. Il fallut toute son obéissance aux ordres de sa mère
+pour l'empêcher de passer la nuit auprès de sa chère Élisa.</p>
+
+<p>«C'est en me soignant qu'elle est devenue malade, répétait-elle en
+pleurant: il est juste que je la soigne à mon tour.»</p>
+
+<p>Élisa ne sentait pas la douceur de cette tendresse touchante: depuis la
+veille elle était sans connaissance; elle ne parlait pas, n'ouvrait même
+pas les yeux. On lui mit vingt sangsues aux pieds sans qu'elle eût l'air
+de les sentir; son sang coula abondamment et longtemps; enfin on
+l'arrêta, on lui enveloppa les pieds de coton. Le lendemain tout son
+corps se couvrit de plaques rouges: c'était la petite vérole qui
+sortait. En même temps elle éprouva un mieux sensible; ses yeux purent
+s'ouvrir et supporter la lumière; elle reconnut Camille qui la regardait
+avec anxiété, et lui sourit; Camille saisit sa main brûlante et la porta
+à ses lèvres.</p>
+
+<p>«Ne parle pas, ma pauvre Élisa, lui dit-elle, ne parle pas; maman et
+moi, nous sommes près de toi.»</p>
+
+<p>Élisa ne pouvait pas encore répondre; mais, en reprenant l'usage de ses
+sens, elle avait repris le sentiment des soins que lui avaient donnés
+Camille <span class="pagenum"><a name="Page_281" id="Page_281">281</a></span> et Mme de Fleurville; sa reconnaissance s'exprimait par
+tous les moyens possibles.</p>
+
+<p>Pendant plusieurs jours encore Élisa fut en danger. Enfin arriva le
+moment où le médecin déclara qu'elle était sauvée; les boutons
+commençaient à sécher; ils étaient si abondants, que tout son visage et
+sa tête en étaient couverts.</p>
+
+<p>Quand elle fut mieux et qu'elle commença à prendre quelque nourriture,
+Camille, qui allait tout à fait bien, demanda à sa mère si elle ne
+pouvait pas sortir et voir sa s&oelig;ur et ses amies.</p>
+
+<p>«Tu peux te promener, chère enfant, dit Mme de Fleurville, et causer
+avec Madeleine et tes amies, mais pas encore les embrasser ni les
+toucher.»</p>
+
+<p>Camille sauta hors de la chambre, courut dehors, et, entendant les voix
+de Madeleine, de Sophie et de Marguerite, qui causaient dans leur petit
+jardin, elle se dirigea vers elles en criant:</p>
+
+<p>«Madeleine, Marguerite, Sophie, je veux vous voir, vous parler; venez
+vite, mais ne me touchez pas!»</p>
+
+<p>Trois cris de joie répondirent à l'appel de Camille; elle vit accourir
+ses trois amies, se pressant, se poussant, à qui arriverait la première.</p>
+
+<p>«Arrêtez! cria Camille, s'arrêtant elle-même, maman m'a défendu de vous
+toucher. Je pourrais encore vous donner la petite vérole.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_282" id="Page_282">282</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Je voudrais tant t'embrasser, Camille, ma chère Camille!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Et moi donc! Ah bah! je t'embrasse tout de même.»</p>
+
+<p>En disant ces mots, elle s'élançait vers Camille, qui sauta vivement en
+arrière.</p>
+
+<p>«Imprudente! dit-elle. Si tu savais ce que c'est que la petite vérole,
+tu ne t'exposerais pas à la gagner.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Raconte-nous si tu t'es bien ennuyée, si tu as beaucoup souffert, si tu
+as eu peur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oh oui! mais pas quand j'étais très malade. Je souffrais trop de la tête
+et du mal de c&oelig;ur pour m'ennuyer; mais la pauvre Élisa a souffert
+bien plus et plus longtemps que moi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Et comment est-elle aujourd'hui? Quand pourrons-nous la revoir?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Elle va bien; elle a mangé du poulet à déjeuner, elle se lève, elle
+croit que vous pourrez la voir par la fenêtre demain.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Quel bonheur! et quand pourrons-nous t'embrasser, ainsi que maman?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_283" id="Page_283">283</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Maman, qui n'a pas eu comme moi la petite vérole, pourra vous embrasser
+tout à l'heure; elle est allée changer ses vêtements, qui sont imprégnés
+de l'air de la chambre d'Élisa.»</p>
+
+<p>Les enfants continuèrent à causer et à se raconter les événements de
+leur vie simple et uniforme. Bientôt arriva Mme de Fleurville avec Mme
+de Rosbourg; les enfants se précipitèrent vers elle et l'embrassèrent
+bien des fois, pendant que Mme de Rosbourg embrassait Camille. Depuis
+trois semaines Mme de Fleurville n'avait vu les enfants que de loin et à
+la fenêtre. Le matin même, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plus
+aucun danger de gagner la petite vérole ni par elle ni par Camille; mais
+Élisa devait encore rester éloignée jusqu'à ce que ses croûtes fussent
+tombées.</p>
+
+<p>Le lendemain il y avait grande agitation parmi les enfants; Élisa devait
+se montrer à la fenêtre après déjeuner. Une heure d'avance, elles
+étaient comme des abeilles en révolution; elles allaient, venaient,
+regardaient à la pendule, regardaient à la fenêtre, préparaient des
+sièges; enfin elles se rangèrent toutes quatre sur des chaises, comme
+pour un spectacle, et attendirent les yeux levés. Tout à coup la fenêtre
+s'ouvrit et Élisa parut.</p>
+
+<p>«Élisa, Élisa, ma pauvre Élisa! s'écrièrent Camille et Madeleine, que
+les larmes empêchèrent de continuer.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_284" id="Page_284">284</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Bonjour, ma chère Élisa.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Bonjour, pauvre Élisa.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Bonjour, bonjour, mes enfants; voyez comme je suis devenue belle; quel
+masque sur mon visage!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oh! tu seras toujours ma belle et ma bonne Élisa; crois-tu que j'oublie
+que c'est pour m'avoir soignée que tu es tombée malade?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Tu me l'as bien rendu aussi. Tu es une bonne, une excellente enfant;
+tant que je vivrai, je n'oublierai ni la tendresse touchante que tu m'as
+témoignée pendant ma maladie, ni la bonté de Mme de Fleurville.»</p>
+
+<p>Et la pauvre Élisa, attendrie, essuya ses yeux pleins de larmes; son
+attendrissement gagna les enfants, qui se mirent à pleurer aussi. Mme de
+Fleurville et Mme de Rosbourg arrivèrent pendant que tout le monde
+pleurait.</p>
+
+<p>«Qu'y a-t-il donc? demandèrent-elles un peu effrayées.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, maman; c'est la pauvre Élisa qui est à sa fenêtre.»</p>
+
+<p>Ces dames levèrent les yeux, et, voyant pleurer Élisa, elles comprirent
+la scène de larmes joyeuses qui venait de se passer.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p285" id="image_p285"></a><span class="pagenum"><a name="Page_285" id="Page_285">285</a></span>
+<img src="images/page-285.jpg" alt="" title="" width="400" height="255" />
+<p class="caption">Le matin, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plus
+aucun danger. (<a href="#Page_283">Page 283</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-285.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_287" id="Page_287">287</a></span></p>
+
+<p>«Il s'agit bien de pleurer, aujourd'hui! dit Mme de Rosbourg; laissons
+Élisa se reposer et se bien rétablir, et allons, en attendant, arranger
+une fête pour célébrer son rétablissement.</p>
+
+<p>&mdash;Une fête! une fête! s'écrièrent les enfants; oh! merci, chère madame!
+Ce sera charmant! Une fête pour Élisa.»</p>
+
+<p>Élisa était fatiguée; elle se retira dans le fond de sa chambre; les
+enfants suivirent Mme de Rosbourg et discutèrent les arrangements d'une
+fête en l'honneur d'Élisa. En passant au chapitre suivant, nous saurons
+ce qui aura été décidé.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch27" id="ch27"></a>XXVII</h2>
+
+<h3>LA FÊTE</h3>
+
+<p>Depuis quelques jours tout était en rumeur au château; on enfonçait des
+clous dans une orangerie attenante au salon; on assemblait et on
+brouettait des fleurs; on cuisait des pâtés, des gâteaux, des bonbons.
+Les enfants avaient avec Élisa un air mystérieux; elles l'empêchaient
+d'aller du côté de l'orangerie; elles la gardaient le plus possible avec
+elles, afin de ne pas la laisser causer dans la cuisine et à l'office.
+Élisa se doutait de quelque surprise; mais elle faisait l'ignorante pour
+ne pas <span class="pagenum"><a name="Page_288" id="Page_288">288</a></span> diminuer le plaisir que se promettaient les enfants.</p>
+
+<p>Enfin le jeudi suivant, à trois heures, il y eut dans la maison un
+mouvement extraordinaire. Élisa s'apprêtait à s'habiller, lorsqu'elle
+vit entrer les enfants, qui portaient un énorme panier couvert et qui
+avaient leurs belles toilettes du dimanche.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Nous allons t'habiller, ma bonne Élisa; nous apportons tout ce qu'il
+faut pour ta toilette.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>J'ai tout ce qu'il me faut; merci, mes enfants.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Mais tu n'as pas vu ce que nous t'apportons; tiens, tiens, regarde.»</p>
+
+<p>Et, en disant ces mots, Madeleine enleva la mousseline qui couvrait le
+panier. Élisa vit une belle robe en taffetas marron, un col et des
+manches en dentelle, un bonnet de dentelle garni de rubans et un
+mantelet de taffetas noir garni de volants pareils.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Ce n'est pas pour moi, tout cela; c'est trop beau! Je ne mettrai pas une
+si élégante toilette; je ressemblerais à Mme Fichini.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Non, non, tu ne ressembleras jamais à la grosse Mme Fichini.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_289" id="Page_289">289</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Il n'y a plus de Mme Fichini; c'est la comtesse Blagowski qu'il faut
+dire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Bah! la comtesse Blagowski ou Mme Fichini, qu'importe! Habillons Élisa.»</p>
+
+<p>Avant qu'elle eût pu les empêcher, les quatre petites filles avaient
+dénoué le tablier et déboutonné la robe d'Élisa, qui se trouva en jupon
+en moins d'une minute.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Baisse-toi, que je te mette ton col.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Donne-moi ton bras, que je passe une manche.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Etends l'autre bras, que je te passe l'autre manche.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Voici la robe: je la tiens toute prête; et le bonnet.»</p>
+
+<p>La robe fut passée, arrangée, boutonnée; les enfants menèrent Élisa
+devant une glace de leur maman: elle se trouva si belle, qu'elle ne
+pouvait se lasser de se regarder et de s'admirer. Elle remercia et
+embrassa tendrement les enfants, qui l'accompagnèrent chez Mmes de
+Fleurville et de Rosbourg, car Élisa voulait les remercier aussi.</p>
+
+<p>«A présent, mes enfants, dit-elle en se dirigeant vers sa chambre, je
+vais ôter toutes ces <span class="pagenum"><a name="Page_290" id="Page_290">290</a></span> belles affaires; je les garderai pour la
+première occasion.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Mais non, Élisa; il faut que tu restes toute la journée habillée comme
+tu es.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Pour quoi faire?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Tu vas voir; viens avec moi.»</p>
+
+<p>Et, saisissant Élisa, les quatre enfants la conduisirent dans le salon,
+puis dans l'orangerie, qui était convertie en salle de spectacle et qui
+était pleine de monde. Les fermiers et les messieurs du voisinage
+étaient dans une galerie élevée, les domestiques et les gens du village
+occupaient le parterre. Les enfants entraînèrent Élisa toute confuse à
+des places réservées au milieu de la galerie; elles s'assirent autour
+d'elle; la toile se leva, et le spectacle commença.</p>
+
+<p>Le sujet de la pièce était l'histoire d'une bonne négresse qui, lors du
+massacre des blancs par les nègres à l'île Saint-Domingue, sauve les
+enfants de ses maîtres, les soustrait à mille dangers, et finit par
+s'embarquer avec eux sur un vaisseau qui retournait en France; elle
+dépose entre les mains du capitaine une cassette qu'elle a eu le bonheur
+de sauver, qui appartenait à ses maîtres massacrés, et qui contenait une
+somme considérable en bijoux et en or; elle déclare que cette
+somme appartient aux enfants.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 400px;"><a name="image_p291" id="image_p291"></a><span class="pagenum"><a name="Page_291" id="Page_291">291</a></span>
+<img src="images/page-291.jpg" alt="" title="" width="400" height="256" />
+<p class="caption">«Baisse-toi que je te mette ton col.» (<a href="#Page_280">Page 280</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-291.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_293" id="Page_293">293</a></span></p>
+
+<p>On applaudit avec fureur; les applaudissements redoublèrent lorsque de
+tous côtés on lança des bouquets à Élisa, qui ne savait comment
+remercier de tous ces témoignages d'intérêt.</p>
+
+<p>Après le spectacle on passa dans la salle à manger, où l'on trouva la
+table couverte de pâtés, de jambons, de gâteaux, de crèmes, de gelées.
+Tout le monde avait faim; on mangea énormément; pendant que les voisins
+et les personnes du château faisaient ce repas, on servait dehors, aux
+gens du village, des pâtés, des galantines, des galettes, du cidre et du
+café.</p>
+
+<p>Lorsque chacun fut rassasié, on rentra dans l'orangerie, d'où l'on avait
+enlevé tout ce qui pouvait gêner pour la danse; les chaises et les bancs
+étaient rangés contre le mur; les lustres et les lampes étaient allumés.
+Au moment où les enfants entrèrent, l'orchestre, composé de quatre
+musiciens, commença une contredanse; les petites et Élisa la dansèrent
+avec plusieurs dames et messieurs; les autres invités se mirent aussi en
+train, et, une demi-heure après, tout le monde dansait dans l'orangerie
+et devant la maison. Les enfants ne s'étaient jamais autant amusées;
+Élisa était enchantée et attendrie de cette fête donnée à son intention,
+et dont elle était la reine. On dansa jusqu'à onze heures du soir. Après
+avoir mangé <span class="pagenum"><a name="Page_294" id="Page_294">294</a></span> encore quelques pâtés, du jambon, des gâteaux et des
+crèmes, chacun s'en alla, les uns à pied, les autres en carriole.</p>
+
+<p>Les enfants rentrèrent chez elles avec Élisa, après avoir bien embrassé
+et bien remercié leurs mamans.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Dieu! que j'ai chaud! ma chemise est trempée!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Et moi donc! ma robe est toute mouillée de sueur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Ah! que j'ai mal aux pieds!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Je n'en puis plus! A la dernière contredanse, mes jambes ne pouvaient
+plus remuer.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>As-tu vu ce gros petit bonhomme, au ventre rebondi, qui a été roulé dans
+un galop?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Oui, il était bien drôle; il sautait, il galopait tout comme s'il
+n'avait pas eu un gros ventre à traîner.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et ce grand maigre qui sautait si haut qu'il a accroché le lustre!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Il a manqué de prendre feu, ce pauvre maigre; c'est qu'il aurait brûlé
+comme une allumette.</p>
+
+<div class="figcenter2" style="width: 258px;"><a name="image_p295" id="image_p295"></a><span class="pagenum"><a name="Page_295" id="Page_295">295</a></span>
+<img src="images/page-295.jpg" alt="" title="" width="258" height="400" />
+<p class="caption">L'orchestre était composé de quatre musiciens. (<a href="#Page_293">Page
+293</a>.)</p>
+<span class="link"><a href="images/x-page-295.jpg">Image plus grande</a></span></div>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_297" id="Page_297">297</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>As-tu remarqué cette petite fille prétentieuse qui faisait des mines et
+qui était si ridiculement mise?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Non, je ne l'ai pas vue. Comment était-elle habillée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Elle avait une robe grise avec de grosses fleurs rouges.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Ah oui! je sais ce que tu veux dire; c'est une pauvre ouvrière très
+timide et qui n'est pas du tout prétentieuse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Par exemple! si celle-là ne l'est pas, je ne sais qui le sera. Et cette
+autre, qui avait une robe de mousseline blanche chiffonnée, avec des
+n&oelig;uds d'un bleu passé qui traînaient jusqu'à terre, trouves-tu aussi
+qu'elle n'était pas affectée?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Voyons, ne disons pas de mal de tous ces pauvres gens, qui se sont
+habillés chacun comme il l'a pu, qui se sont amusés et qui ont contribué
+à nous amuser.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec aigreur</i>.</p>
+
+<p>Mon Dieu, comme tu es sévère! Est-ce qu'il est défendu de rire un peu
+des gens ridicules?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_298" id="Page_298">298</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Non, mais pourquoi trouver ridicules des gens qui ne le sont pas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Si tu les trouves bien, ce n'est pas une raison pour que je sois obligée
+de dire comme toi.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Sophie, Sophie, tu vas te fâcher tout à fait, si tu continues sur ce
+ton.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Il n'est pas question de se fâcher! je dis seulement que je trouve
+Camille on ne peut plus ennuyeuse avec sa perpétuelle bonté. Jamais elle
+ne rit de personne; jamais elle ne voit les bêtises et les sottises des
+autres.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>avec vivacité</i>.</p>
+
+<p>C'est bien heureux pour toi!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>sèchement</i>.</p>
+
+<p>Que veux-tu dire par là?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je veux dire, mademoiselle, que si Camille voyait les sottises des
+autres et si elle en riait, elle verrait souvent les vôtres, et que nous
+ririons toutes à vos dépens.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>en colère</i>.</p>
+
+<p>Je m'embarrasse peu de ce que tu dis, tu es trop bête.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_299" id="Page_299">299</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA</span>, <i>qui entre</i>.</p>
+
+<p>Eh bien! eh bien! qu'est-ce que j'entends? On se querelle par ici?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>C'est Marguerite qui me dit des sottises.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Il me semble que, lorsque je suis entrée, c'était vous qui en disiez à
+Marguerite.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>embarrassée</i>.</p>
+
+<p>C'est-à-dire.... Je répondais seulement,... mais c'est elle qui a
+commencé.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>C'est vrai, Élisa; je lui ai dit qu'elle disait des sottises; j'avais
+raison, puisqu'elle a dit que Camille était ennuyeuse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Mes enfants, mes enfants, est-ce ainsi que vous finissez une si heureuse
+journée, en vous querellant, en vous injuriant?»</p>
+
+<p>Sophie et Marguerite rougirent et baissèrent la tête; elles se
+regardèrent et dirent ensemble:</p>
+
+<p>«Pardon! Sophie.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon! Marguerite.»</p>
+
+<p>Puis elles s'embrassèrent. Sophie demanda pardon aussi à Camille, qui
+était trop bonne pour lui en vouloir. Elles achevèrent toutes de se
+déshabiller, et se couchèrent après avoir dit leur prière avec Élisa.
+Élisa les remercia encore tendrement de <span class="pagenum"><a name="Page_300" id="Page_300">300</a></span> toute leur affection et de
+la journée qui venait de s'écouler.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="ch28" id="ch28"></a>XXVIII</h2>
+
+<h3>LA PARTIE D'ANE</h3>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Maman, pourquoi ne montons-nous jamais à âne? c'est si amusant!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>J'avoue que je n'y ai pas pensé.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Ni moi non plus; mais il est facile de réparer cet oubli; on peut avoir
+les deux ânes de la ferme, ceux du moulin et de la papeterie, ce qui en
+fera six.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Et où irons-nous, maman, avec nos six ânes?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Nous pourrions aller au moulin.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Non, Jeannette est trop méchante; depuis qu'elle m'a volé ma poupée, je
+n'aime pas à la voir; elle me fait des yeux si méchants que j'en ai
+peur.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Allons à la maison blanche, voir Lucie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_301" id="Page_301">301</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Ce n'est pas assez loin! nous y allons sans cesse à pied.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>J'ai une idée que je crois bonne; je parie que vous en serez toutes très
+contentes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Quelle idée, maman? dites-la, je vous en prie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>C'est d'avoir un septième âne....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais ce ne sera pas amusant du tout d'avoir un âne sans personne dessus.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Attends donc; que tu es impatiente! Le septième âne porterait les
+provisions, et..., et vous ne devinez pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Des provisions? pour qui donc, maman?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Pour nous, pour que nous les mangions!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais pourquoi ne pas les manger à table, au lieu de les manger sur le
+dos de l'âne?»</p>
+
+<p>Tout le monde partit d'un éclat de rire: l'idée de faire du dos de l'âne
+une table à manger leur parut si plaisante, qu'elles en rirent toutes,
+Marguerite comme les autres.</p>
+
+<p>«Ce n'est pas sur le dos de l'âne que nous mangerons, <span class="pagenum"><a name="Page_302" id="Page_302">302</a></span> dit Mme de
+Fleurville, mais l'âne transportera notre déjeuner dans la forêt de
+Moulins; nous étalerons notre déjeuner sur l'herbe dans une jolie
+clairière, et nous mangerons en plein bois.</p>
+
+<p>&mdash;Charmant, charmant! crièrent les quatre petites en battant des mains
+et en sautant. Oh! la bonne idée! embrassons bien maman pour la
+remercier de sa bonne invention.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis enchantée d'avoir si bien trouvé, répondit Mme de Fleurville
+en se dégageant des bras des enfants qui la caressaient à l'envi l'une
+de l'autre. Maintenant je vais commander un déjeuner froid pour demain
+et m'assurer de nos sept ânes.»</p>
+
+<p>Les petites coururent chez Élisa pour lui faire part de leur joie et
+pour lui demander de venir avec elles.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA</span>, <i>en les embrassant</i>.</p>
+
+<p>Mes chères petites, je vous remercie de penser à moi et de m'inviter à
+vous accompagner; mais j'ai autre chose à faire que de m'amuser. A moins
+que vos mamans n'aient besoin de moi, j'aime mieux rester à la maison et
+faire mon ouvrage.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Quel ouvrage? tu n'as rien de pressé à faire!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>J'ai à finir vos robes de popeline bleue; j'ai à faire des manches, des
+cols, des jupons, des chemises, des mou....</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_303" id="Page_303">303</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Assez, assez, grand Dieu! comme en voilà! Et c'est toi qui feras tout
+cela?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Et qui donc? sera-ce vous, par hasard.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, oui; nous t'aiderons toutes pendant deux jours.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Merci bien, mes chéries! J'aurais là de fameuses ouvrières, qui me
+gâcheraient mon ouvrage au lieu de l'avancer! Du tout, du tout, à chacun
+son affaire. Amusez-vous; courez, sautez, mangez sur l'herbe; mon devoir
+à moi est de travailler: d'ailleurs, je suis trop vieille pour gambader
+et courir les forêts.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Vous dansiez pourtant joliment le jour du bal.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">ÉLISA.</span></p>
+
+<p>Oh! cela, c'est autre chose: c'est pour entretenir les jambes. Mais sans
+plaisanterie, mes chères enfants, ne me forcez pas à être de la partie
+de demain, j'en serais contrariée. Une bonne est une bonne, et n'est pas
+une dame qui vit de ses rentes; j'ai mon ouvrage et je dois le faire.</p>
+
+<p>L'air sérieux d'Élisa mit un terme à l'insistance des enfants; elles
+l'embrassèrent et la quittèrent pour aller raconter à leurs mamans le
+refus d'Élisa.</p>
+
+<p>«Élisa, dit Mme de Fleurville, fait preuve de <span class="pagenum"><a name="Page_304" id="Page_304">304</a></span> tact, de jugement et
+de c&oelig;ur, chères petites, en refusant de nous accompagner demain;
+c'est la délicatesse qu'elle met dans toutes ses actions qui la rend si
+supérieure aux autres bonnes que vous connaissez. C'est vrai qu'elle a
+beaucoup d'ouvrage; et, si elle perdait à s'amuser le peu de temps qui
+lui reste après avoir fait son service près de vous, vous seriez les
+premières à en souffrir.»</p>
+
+<p>Les enfants n'insistèrent plus et reportèrent leurs pensées sur la
+journée du lendemain.</p>
+
+<p>«Dieu! que la matinée est longue! dit Sophie après deux heures de
+bâillements et de plaintes.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons dîner dans une demi-heure, répondit Madeleine.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et toute la soirée encore à passer! Quand donc arrivera demain?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>avec ironie</i>.</p>
+
+<p>Quand aujourd'hui sera fini.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>piquée</i>.</p>
+
+<p>Je sais très bien qu'aujourd'hui ne sera pas demain, que demain n'est
+pas aujourd'hui, que..., que....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>riant</i>.</p>
+
+<p>Que demain est demain, et que M. la Palisse n'est pas mort.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>C'est bête, ce que tu dis! Tu crois avoir plus d'esprit que les
+autres....</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_305" id="Page_305">305</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>vivement</i>.</p>
+
+<p>Et je n'en ai pas plus que toi. C'est cela que tu voulais dire?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>en colère</i>.</p>
+
+<p>Non, mademoiselle, ce n'est pas cela que je voulais dire: mais, en
+vérité, vous me faites toujours parler si sottement....</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>C'est parce que je te laisse dire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>d'un air de reproche</i>.</p>
+
+<p>Marguerite, Marguerite!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>l'embrassant</i>.</p>
+
+<p>Chère Camille, pardon, j'ai tort; mais Sophie est quelquefois... si...,
+si..., je ne sais comment dire.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>en colère</i>.</p>
+
+<p>Voyons, dis tout de suite <i>si bête</i>! Ne te gêne pas, je te prie.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais non, Sophie, je ne veux pas dire <i>bête</i>; tu ne l'es pas, mais... un
+peu... impatientante.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et qu'ai-je donc fait ou dit de si impatient?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Depuis deux heures tu bâilles, tu te roules, tu t'ennuies, tu regardes
+l'heure, tu répètes sans cesse que la journée ne finira jamais....</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_306" id="Page_306">306</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, où est le mal? je dis tout haut ce que vous pensez tout bas.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Mais du tout; nous ne le pensons pas du tout! N'est-ce pas, Camille?
+n'est-ce pas, Madeleine?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE</span>, <i>un peu embarrassée</i>.</p>
+
+<p>Nous qui sommes plus âgées, nous savons mieux attendre.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>vivement</i>.</p>
+
+<p>Et moi qui suis plus jeune, est-ce que je n'attends pas?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec une révérence moqueuse</i>.</p>
+
+<p>Oh! toi, nous savons que tu es une perfection, que tu as plus d'esprit
+que tout le monde, que tu es meilleure que tout le monde!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>lui rendant sa révérence</i>.</p>
+
+<p>Et que je ne te ressemble pas, alors.»</p>
+
+<p>Mme de Rosbourg avait entendu toute la conversation du bout du salon, où
+elle était occupée à peindre; elle ne s'en était pas mêlée, parce
+qu'elle voulait les habituer à reconnaître d'elles-mêmes leurs torts;
+mais, au point où en était venue l'irritation des deux <i>amies</i>, elle
+jugea nécessaire d'intervenir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Marguerite, tu prends la mauvaise habitude de te moquer, de lancer des
+paroles piquantes, qui blessent et irritent. Parce que Sophie a su moins
+<span class="pagenum"><a name="Page_307" id="Page_307">307</a></span> bien que toi réprimer son impatience, tu lui as dit plusieurs
+choses blessantes qui l'ont mise en colère: c'est mal, et j'en suis
+peinée; je croyais à ma petite Marguerite un meilleur c&oelig;ur et plus de
+générosité.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE</span>, <i>courant se jeter dans ses bras</i>.</p>
+
+<p>Ma chère, ma bonne maman, pardonnez à votre petite Marguerite; ne soyez
+pas chagrine; je sens la justesse de vos reproches, et j'espère ne plus
+les mériter à l'avenir. (<i>Allant à Sophie.</i>) Pardonne-moi, Sophie; sois
+sûre que je ne recommencerai plus, et, si jamais il m'échappe une parole
+méchante ou moqueuse, rappelle-moi que je fais de la peine à maman:
+cette pensée m'arrêtera certainement.»</p>
+
+<p>Sophie, apaisée par les reproches adressés à Marguerite et par la
+soumission de celle-ci, l'embrassa de tout son c&oelig;ur. Le dîner fut
+annoncé, et on lui fit honneur; la soirée se passa gaiement; Sophie
+contint son impatience et se mêla avec entrain aux projets formés pour
+le lendemain. La nuit ne lui parut pas longue, puisqu'elle dormit tout
+d'un somme jusqu'à huit heures, moment où sa bonne vint l'éveiller.
+Quand sa toilette fut faite, elle courut à la fenêtre et vit avec
+bonheur sept ânes sellés et rangés devant la maison. Elle descendit
+précipitamment et les examina tous.</p>
+
+<p>«Celui-ci est trop petit, dit-elle; celui-là est trop laid avec ses
+poils hérissés. Ce grand gris a <span class="pagenum"><a name="Page_308" id="Page_308">308</a></span> l'air paresseux; ce noir me paraît
+méchant; ces deux roux sont trop maigres; ce gris clair est le meilleur
+et le plus beau: c'est celui que je garde pour moi. Pour que les autres
+ne le prennent pas, je vais attacher mon chapeau et mon châle à la
+selle. Elles voudront toutes l'avoir, mais je ne le céderai pas.»</p>
+
+<p>Pendant que, songeant uniquement à elle, elle choisissait ainsi cet âne
+qu'elle croyait préférable aux autres, Nicaise et son fils, qui devaient
+accompagner la cavalcade, plaçaient les provisions dans deux grands
+paniers, qu'on attacha sur le bât de l'âne noir.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants arrivèrent: il était
+neuf heures; on avait bien déjeuné, tout était prêt; on pouvait partir.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Choisissez vos ânes, mes enfants. Commençons par les plus jeunes.
+Marguerite, lequel veux-tu?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Cela m'est égal, chère madame; celui que vous voudrez, ils sont tous
+bons.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Eh bien, puisque tu me laisses le choix, Marguerite, je te conseille de
+prendre un des deux petits ânes; l'autre sera pour Sophie. Ils sont
+excellents.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a name="Page_309" id="Page_309">309</a></span></p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE</span>, <i>avec empressement</i>.</p>
+
+<p>J'en ai déjà pris un, madame: le gris clair; j'ai attaché sur la selle
+mon chapeau et mon châle.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE FLEURVILLE.</span></p>
+
+<p>Comme tu t'es pressée de choisir celui que tu crois être le meilleur,
+Sophie! Ce n'est pas très aimable pour tes amies, ni très poli pour Mme
+de Rosbourg et pour moi. Mais, puisque tu as fait ton choix, tu garderas
+ton âne, et peut-être t'en repentiras-tu.»</p>
+
+<p>Sophie était confuse; elle sentait qu'elle avait mérité le reproche de
+Mme de Fleurville, et elle aurait donné beaucoup pour n'avoir pas montré
+l'égoïsme dont elle ne s'était pas encore corrigée. Camille et Madeleine
+ne dirent rien et montèrent sur les ânes qu'on leur désigna; Marguerite
+jeta un regard souriant à Sophie, réprima une petite malice qui allait
+sortir de ses lèvres, et sauta sur son petit âne.</p>
+
+<p>Toute la cavalcade se mit en marche: Mmes de Fleurville et de Rosbourg
+en tête, Camille, Madeleine, Marguerite et Sophie les suivant, Nicaise
+et son fils fermant la marche avec l'âne aux provisions.</p>
+
+<p>On commença par aller au pas, puis on donna quelques petits coups de
+fouet, qui firent prendre le trot aux ânes; tous trottaient, excepté
+celui de Sophie, qui ne voulut jamais quitter son camarade <span class="pagenum"><a name="Page_310" id="Page_310">310</a></span> aux
+provisions. Elle entendait rire ses amies; elle les voyait s'éloigner au
+trot et au galop de leurs ânes, et, malgré tous ses efforts et ceux de
+Nicaise, son âne s'obstina à marcher au pas, sur le même rang que son
+ami. Bientôt les cinq autres ânes disparurent à ses yeux; elle restait
+seule, pleurant de colère et de chagrin; le fils de Nicaise, touché de
+ses larmes, lui offrit des consolations qui la dépitèrent bien plus
+encore.</p>
+
+<p>«Faut pas pleurer pour si peu, mam'selle; de plus grands que vous s'y
+trompent bien aussi. Votre <i>bourri</i> vous semblait meilleur que les
+autres: c'est pas étonnant que vous n'y connaissiez rien, puisque vous
+ne vous êtes pas occupée de bourris dans votre vie. C'est qu'il a l'air,
+à le voir comme ça, d'un fameux bourri; moi qui le connais à l'user, je
+vous aurais dit que c'est un fainéant et un entêté. C'est qu'il n'en
+fait qu'à sa tête! Mais faut pas vous chagriner; au retour, vous le
+passerez à mam'selle Camille, qui est si bonne qu'elle le prendra tout
+de même, et elle vous donnera le sien, qui est parfaitement bon.»</p>
+
+<p>Sophie ne répondait rien; mais elle rougissait de s'être attiré par son
+égoïsme de pareilles consolations. Elle fit toute la route au pas; quand
+elle arriva à la halte désignée, elle vit tous les ânes attachés à des
+arbres; ses amies n'y étaient plus; elles avaient voulu l'attendre, mais
+Mme de Fleurville, qui désirait donner une leçon à Sophie, ne le <span class="pagenum"><a name="Page_311" id="Page_311">311</a></span>
+permit pas: elle les emmena avec Mme de Rosbourg dans la forêt. Elles y
+firent une charmante promenade et une grande provision de fraises et de
+noisettes; elles cueillirent des bouquets de fleurs des bois, et,
+lorsqu'elles revinrent à la halte, leurs visages roses et épanouis et
+leur gaieté bruyante contrastaient avec la figure morne et triste de
+Sophie, qu'elles trouvèrent assise au pied d'un arbre, les yeux bouffis
+et l'air honteux.</p>
+
+<p>«Ton âne ne voulait donc pas trotter, ma pauvre Sophie? lui dit Camille
+d'un ton affectueux et en l'embrassant.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été punie de mon sot égoïsme, ma bonne Camille; aussi ai-je formé
+le projet de prolonger ma pénitence en reprenant le même âne pour
+revenir.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour cela, non; tu ne l'auras pas! s'écria Madeleine: il est trop
+paresseux.</p>
+
+<p>&mdash;Puisque c'est moi qui ai eu l'esprit de le choisir, dit Sophie avec
+gaieté, j'en porterai la peine jusqu'au bout.»</p>
+
+<p>Et Sophie, ranimée par cette résolution généreuse, reprit sa gaieté et
+se joignit à ses amies pour déballer les provisions, les placer sur
+l'herbe et préparer le déjeuner. Les appétits avaient été excités par la
+course; on se mit à table en s'asseyant par terre, et l'on entama
+d'abord un énorme pâté de lièvre, ensuite une daube à la gelée, puis des
+pommes de terre au sel, du jambon, des écrevisses, <span class="pagenum"><a name="Page_312" id="Page_312">312</a></span> de la tourte aux
+prunes, et enfin du fromage et des fruits.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Quel bon déjeuner nous faisons! Ces écrevisses sont excellentes.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">SOPHIE.</span></p>
+
+<p>Et comme le pâté était bon!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">CAMILLE.</span></p>
+
+<p>La tourte est délicieuse!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADELEINE.</span></p>
+
+<p>Nous avons joliment mangé!</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>J'avais une faim affreuse.</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MADAME DE ROSBOURG.</span></p>
+
+<p>Veux-tu encore un peu de vin pour faire passer ton déjeuner?</p>
+
+<p class="center"><span class="smcap2">MARGUERITE.</span></p>
+
+<p>Je veux bien, maman. A votre santé!»</p>
+
+<p>Tous les enfants demandèrent du vin et burent à la santé de leurs
+mamans. Le repas terminé, on fit dans la forêt une nouvelle promenade,
+et cette fois en compagnie de Sophie.</p>
+
+<p>Nicaise et son fils déjeunèrent à leur tour pendant cette promenade, et
+rangèrent les restes du repas et de la vaisselle, qu'ils placèrent dans
+les paniers.</p>
+
+<p>«Papa, dit le petit Nicaise, faut pas que mam'selle Camille ait le
+bourri <i>fainéant</i> de Mlle Sophie; mettons-lui sur le dos le bât aux
+provisions et mettons <span class="pagenum"><a name="Page_313" id="Page_313">313</a></span> la selle sur le bourri noir; il n'est pas si
+méchant qu'il en a l'air; je le connais, c'est un bon bourri.</p>
+
+<p>&mdash;Fais, mon garçon, fais comme tu l'entends.»</p>
+
+<p>Quand les enfants et leurs mamans revinrent, elles trouvèrent les ânes
+sellés, prêts à partir. Sophie se dirigeait vers son gris clair et fut
+surprise de lui voir le bât aux provisions. Nicaise lui expliqua que son
+garçon ne voulait pas que mam'selle Camille restât en arrière.</p>
+
+<p>«Mais c'était mon âne, et pas celui de Camille.</p>
+
+<p>&mdash;Faites excuse, mam'selle; mam'selle Camille a dit à mon garçon que ce
+serait le sien pour revenir. Mais n'ayez pas peur, mam'selle, le bourri
+noir n'est pas méchant; c'est un air qu'il a; faut pas le craindre: il
+vous mènera bon train, allez.»</p>
+
+<p>Sophie ne répliqua pas: dans son c&oelig;ur elle se comparait à Camille;
+elle reconnaissait son infériorité; elle demandait au bon Dieu de la
+rendre bonne comme ses amies, et ses réflexions devaient lui profiter
+pour l'avenir. Camille voulut lui donner son âne, mais Sophie ne voulut
+pas y consentir et sauta sur l'âne noir. Tous partirent au trot, puis au
+galop; le retour fut plus gai encore que le départ, car Sophie ne resta
+pas en arrière. On rentra pour l'heure du dîner; les enfants, enchantées
+<span class="pagenum"><a name="Page_314" id="Page_314">314</a></span> de leur journée, remercièrent mille fois leurs mamans du plaisir
+qu'elles leur avaient procuré.</p>
+
+<p>Mme de Fleurville ouvrit une lettre qu'on venait de lui remettre.</p>
+
+<p>«Mes enfants, dit-elle, je vous annonce une heureuse nouvelle: votre
+oncle et votre tante de Ruges et votre oncle et votre tante de Traypi
+m'écrivent qu'ils viennent passer les vacances chez nous avec vos
+cousins Léon, Jean et Jacques; ils seront ici après-demain.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur! s'écrièrent toutes les enfants; quelles bonnes vacances
+nous allons passer!»</p>
+
+<p>Les vacances et les cousins arrivèrent peu de jours après. Le bonheur
+des enfants dura deux mois, pendant lesquels il se passa tant
+d'événements intéressants que ce même volume ne pourrait en contenir le
+récit. Mais j'espère bien pouvoir vous les raconter un jour<a name="FNanchor_1" id="FNanchor_1"></a><a href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.<br /><br /></p>
+
+<p class="center">FIN.</p>
+
+<div class="footnotes">
+<div class="footnote">
+
+<h2>Note</h2>
+
+<p><a name="Footnote_1" id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> Voyez <i>les Vacances</i> du même auteur.</p></div></div>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="table_des_chapitres" id="table_des_chapitres"></a>TABLE DES CHAPITRES</h2>
+
+<table border="0" cellspacing="10" width="80%" summary="table_des_chapitres">
+ <colgroup span="3">
+ <col width="20%" />
+ <col width="60%" />
+ <col width="20%" />
+ </colgroup>
+ <tbody>
+ <tr>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td class="tdrtop">Pages.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td colspan="2" class="tdltop"><span class="smcap">Dédicace</span></td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch0">1</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">I.</td>
+ <td class="tdltop">Camille et Madeleine</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch1">3</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">II.</td>
+ <td class="tdltop">La promenade, l'accident</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch2">5</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">III.</td>
+ <td class="tdltop">Marguerite</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch3">14</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">IV.</td>
+ <td class="tdltop">Réunion sans séparation</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch4">17</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">V.</td>
+ <td class="tdltop">Les fleurs cueillies et remplacées</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch5">22</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">VI.</td>
+ <td class="tdltop">Un an après.&mdash;Le chien enragé</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch6">33</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">VII.</td>
+ <td class="tdltop">Camille punie</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch7">40</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">VIII.</td>
+ <td class="tdltop">Les hérissons</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch8">52</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">IX.</td>
+ <td class="tdltop">Poires volées</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch9">72</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">X.</td>
+ <td class="tdltop">La poupée mouillée</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch10">93</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XI.</td>
+ <td class="tdltop">Jeannette la voleuse</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch11">104</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XII.</td>
+ <td class="tdltop">Visite chez Sophie</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch12">119</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XIII.</td>
+ <td class="tdltop">Visite au potager</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch13">128</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XIV.</td>
+ <td class="tdltop">Départ</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch14">133</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XV.</td>
+ <td class="tdltop">Sophie mange du cassis; ce qui en résulte</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch15">139</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XVI.</td>
+ <td class="tdltop">Le cabinet de pénitence</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch16">149</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XVII.</td>
+ <td class="tdltop">Le lendemain</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch17">163</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XVIII.</td>
+ <td class="tdltop">Le rouge-gorge</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch18">168</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XIX.</td>
+ <td class="tdltop">L'illumination</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch19">183</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XX.</td>
+ <td class="tdltop">La pauvre femme</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch20">195</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XXI.</td>
+ <td class="tdltop">Installation de Françoise et de Lucie</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch21">215</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XXII.</td>
+ <td class="tdltop">Sophie veut exercer la charité</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch22">225</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XXIII.</td>
+ <td class="tdltop">Les récits</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch23">243</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XXIV.</td>
+ <td class="tdltop">Visite chez Hurel</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch24">249</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XXV.</td>
+ <td class="tdltop">Un événement tragique</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch25">255</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XXVI.</td>
+ <td class="tdltop">La petite vérole</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch26">275</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XXVII.</td>
+ <td class="tdltop">La fête</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch27">287</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">XXVIII.</td>
+ <td class="tdltop">La partie d'âne</td>
+ <td class="tdrtop"><a href="#ch28">300</a></td>
+ </tr>
+ </tbody>
+</table>
+
+<p class="center">FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<h2><a name="table_des_illustrations" id="table_des_illustrations"></a>TABLE DES ILLUSTRATIONS</h2>
+
+<table cellspacing="10" width="80%" summary="table_des_illustrations">
+ <colgroup span="2">
+ <col width="80%" />
+ <col width="20%" />
+ </colgroup>
+<tbody>
+ <tr>
+ <td>&nbsp;</td>
+ <td class="tdrtop">Pages.</td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">«Ayez la complaisance de m'apporter tous ces pots de
+ fleurs.»</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p29">29</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Le chien secouait la tête, la couronne tombait, et
+Marguerite le grondait.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p35">35</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Elle accrocha la robe et la tira vers le bord.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p65">65</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Elle s'élança sur Sophie et la fouetta à coups redoublés.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p69">69</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Mme de Fleurville avait à dîner quelques voisins.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p73">73</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">«Me voici, chères dames» dit-elle en descendant de voiture.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p77">77</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Un rire général salua cette chute....</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p81">81</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">«Elle est tout de même jolie votre poupée!»</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p107">107</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Elle ramenait Jeannette en la traînant par le bras.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p115">115</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Le comte Blagowski.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p185">185</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Le maître d'école est très mécontent de Jeannette.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p197">197</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">«Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure!»</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p201">201</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Un matelot de la <i>Sibylle</i>.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p207">207</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p211">211</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Il s'arrêta muet de bonheur à la vue d'une belle montre.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p253">253</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">«C'est un grand malheur qui vient d'arriver.»</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p265">265</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Quelques temps après, Victorine se maria avec un brave
+garçon.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p273">273</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Le médecin ne vint que le soir.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p277">277</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdltop">Le matin, le médecin avait déclaré qu'il n'y avait plus
+aucun danger.</td>
+ <td class="tdrbottom"><a href="#image_p285">285</a></td>
+ </tr>
+</tbody>
+</table>
+
+<p class="center">Paris.&mdash;Imprimerie <span class="smcap">Lahure</span>, 9, rue de Fleurus.</p>
+
+<hr class="small" />
+
+<div class="tnote"><a name="note" id="note"></a><h3>Au lecteur</h3>
+
+<p>Cette version électronique reproduit dans son intégralité
+la version originale du texte des «petites filles modèles».</p>
+
+<p>La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
+mineures.</p>
+
+<p>L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
+Ils sont soulignés par des tirets. Passer la <ins class="correction" title="comme ceci" >souris</ins> sur
+le mot pour voir le texte original.</p>
+
+<p>Le catalogue des ouvrages de la librairie Hachette, situé à la fin
+du livre, n'a pas été reproduit.</p>
+
+<p>La table des illustrations a été ajoutée.</p></div>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les petites filles modèles, by comtesse de Ségur
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PETITES FILLES MODÈLES ***
+
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
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+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
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+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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