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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:05:53 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Les Dieux ont soif, by Anatole France
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Dieux ont soif
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: June 20, 2011 [EBook #36477]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreading Canada Team at
+http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
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+
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+
+
+
+ANATOLE FRANCE
+
+_DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE_
+
+LES DIEUX
+ONT SOIF
+
+[Illustration]
+
+CALMANN-LÉVY
+
+Tous droits de traduction, de reproduction
+et d'adaptation réservés pour tous pays.
+_Copyright by Librairie Calmann-Lévy, éditeurs._
+
+
+
+[Illustration]
+
+I
+
+
+Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du
+Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s'était rendu de bon matin à
+l'ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai
+1790, servait de siège à l'assemblée générale de la section. Cette
+église s'élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du
+Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de
+consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée
+par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et l'on
+avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise
+républicaine: "Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort." Évariste
+Gamelin pénétra dans la nef: les voûtes, qui avaient entendu les clercs
+de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins,
+voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire
+les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section.
+Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes
+de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de
+l'Homme se dressait sur l'autel dépouillé.
+
+C'est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heures du soir à
+onze heures, se tenaient les assemblées publiques. La chaire, ornée du
+drapeau aux couleurs de la nation, servait de tribune aux harangues.
+Vis-à-vis, du côté de l'Épître, une estrade de charpentes grossières
+s'élevait, destinée à recevoir les femmes et les enfants, qui venaient
+en assez grand nombre à ces réunions. Ce matin-là, devant un bureau, au
+pied de la chaire, se tenait, en bonnet rouge et carmagnole, le
+menuisier de la place de Thionville, le citoyen Dupont aîné, l'un des
+douze du Comité de surveillance. Il y avait sur le bureau une bouteille
+et des verres, une écritoire et un cahier de papier contenant le texte
+de la pétition qui invitait la Convention à rejeter de son sein les
+vingt-deux membres indignes.
+
+Évariste Gamelin prit la plume et signa.
+
+"Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendrais donner ton
+nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la section n'est pas chaude;
+elle manque de vertu. J'ai proposé au Comité de surveillance de ne point
+délivrer de certificat de civisme à quiconque ne signerait pas la
+pétition.
+
+--Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, la proscription des
+traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort de Marat: qu'ils périssent.
+
+--Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c'est l'indifférentisme. Dans
+une section, qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il
+n'y en a pas cinquante qui viennent à l'assemblée. Hier nous étions
+vingt-huit.
+
+--Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d'amende, les
+citoyens à venir.
+
+--Hé! Hé! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s'ils venaient tous,
+les patriotes seraient en minorité.... Citoyen Gamelin, veux-tu boire un
+verre de vin à la santé des bons sans-culottes?..."
+
+Sur le mur de l'église, du côté de l'Évangile, on lisait ces mots
+accompagnés d'une main noire dont l'index montrait le passage conduisant
+au cloître: _Comité civil_, _Comité de surveillance_, _Comité de
+bienfaisance_. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte de la
+ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription: _Comité
+militaire_. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité qui
+écrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, de
+lingots d'acier, de cartouches et d'échantillons de terres salpêtrées.
+
+"Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu?
+
+--Moi?... je me porte à merveille."
+
+Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisait
+invariablement cette réponse à ceux qui s'inquiétaient de sa santé,
+moins pour les instruire de son état que pour couper court à toute
+conversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride,
+les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté. Opticien sur le
+quai des Orfèvres, il était propriétaire d'une très ancienne maison
+qu'il avait cédée en 91 à un vieux commis pour se dévouer à ses
+fonctions municipales. Une mère charmante, morte à vingt ans et dont
+quelques vieillards, dans le quartier, gardaient le touchant souvenir,
+lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés, sa pâleur, sa
+timidité. De son père, ingénieur opticien, fournisseur du roi, emporté
+par le même mal avant sa trentième année, il tenait un esprit juste et
+appliqué. Sans s'arrêter d'écrire:
+
+"Et toi, citoyen, comment vas-tu?
+
+--Bien. Quoi de nouveau?
+
+--Rien, rien. Tu vois: tout est bien tranquille ici.
+
+--Et la situation?
+
+--La situation est toujours la même."
+
+La situation était effroyable. La plus belle armée de la République
+investie dans Mayence; Valenciennes assiégée; Fontenay pris par les
+Vendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées, la frontière ouverte aux
+Espagnols; les deux tiers des départements envahis ou soulevés; Paris
+sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain.
+
+Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étant chargées par
+arrêté de la Commune d'opérer la levée de douze mille hommes pour la
+Vendée, il rédigeait des instructions relatives à l'enrôlement et
+l'armement du contingent que le "Pont-Neuf", ci-devant "Henri IV",
+devait fournir. Tous les fusils de munition devaient être délivrés aux
+réquisitionnaires. La garde nationale de la section serait armée de
+fusils de chasse et de piques.
+
+"Je t'apporte, dit Gamelin, l'état des cloches qui doivent être envoyées
+au Luxembourg pour être converties en canons."
+
+Évariste Gamelin, bien qu'il ne possédât pas un sou, était inscrit parmi
+les membres actifs de la section: la loi n'accordait cette prérogative
+qu'aux citoyens assez riches pour payer une contribution de la valeur de
+trois journées de travail; et elle exigeait dix journées pour qu'un
+électeur fût éligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprise d'égalité et
+jalouse de son autonomie, tenait pour électeur et pour éligible tout
+citoyen qui avait payé de ses deniers son uniforme de garde national.
+C'était le cas de Gamelin, qui était citoyen actif de sa section et
+membre du Comité militaire.
+
+Fortuné Trubert posa sa plume:
+
+"Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu'on nous envoie
+des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver la terre et
+les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n'est pas tout que d'avoir
+des canons, il faut aussi de la poudre."
+
+Un petit bossu, la plume à l'oreille et des papiers à la main, entra
+dans la ci-devant sacristie. C'était le citoyen Beauvisage, du Comité de
+surveillance.
+
+"Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles: Custine a
+évacué Landau.
+
+--Custine est un traître! s'écria Gamelin.
+
+--Il sera guillotiné", dit Beauvisage.
+
+Trubert, de sa voix un peu haletante, s'exprima avec son calme
+ordinaire:
+
+"La Convention n'a pas créé un Comité de salut public pour des prunes.
+La conduite de Custine y sera examinée. Incapable ou traître, il sera
+remplacé par un général résolu à vaincre, et _ça ira_!"
+
+Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeux fatigués:
+
+"Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble ni défaillance,
+il faut qu'ils sachent que le sort de ceux qu'ils ont laissés dans leur
+foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin, tu demanderas
+avec moi, à la prochaine assemblée, que le Comité de bienfaisance se
+concerte avec le Comité militaire pour secourir les familles indigentes
+qui ont un parent à l'armée."
+
+Il sourit et fredonna:
+
+"Ça ira! ça ira!..."
+
+Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa table de bois
+blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humble secrétaire d'un
+comité de section ne voyait point de disproportion entre l'énormité de
+la tâche et la petitesse de ses moyens, tant il se sentait uni dans un
+commun effort à tous les patriotes, tant il faisait corps avec la
+nation, tant sa vie se confondait avec la vie d'un grand peuple. Il
+était de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite,
+préparaient le triomphe impossible et certain. Aussi bien leur
+fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté,
+renversé le vieux monde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cet
+Évariste Gamelin, peintre obscur, n'attendaient point de merci de leurs
+ennemis. Ils n'avaient de choix qu'entre la victoire et la mort. De là
+leur ardeur et leur sérénité.
+
+
+
+
+II
+
+
+Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s'achemina vers la place
+Dauphine, devenue place de Thionville, en l'honneur d'une cité
+inexpugnable.
+
+Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, cette place avait
+perdu depuis près d'un siècle sa belle ordonnance: les hôtels construits
+sur les trois faces, au temps de Henri IV, uniformément en brique rouge
+avec chaînes de pierre blanche, pour des magistrats magnifiques,
+maintenant, ayant échangé leurs nobles toits d'ardoise contre deux ou
+trois misérables étages en plâtras, ou même rasés jusqu'à terre et
+remplacés sans honneur par des maisons mal blanchies à la chaux,
+n'offraient plus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées
+de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu'égayaient des pots de
+fleurs, des cages d'oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une
+multitude d'artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens,
+imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieux hommes
+de loi qui n'avaient point été emportés dans la tourmente avec la
+justice royale.
+
+C'était le matin et c'était le printemps. De jeunes rayons de soleil,
+enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et se coulaient
+gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées à guillotine
+étaient tous soulevés et l'on voyait au-dessous les têtes échevelées des
+ménagères. Le greffier du tribunal révolutionnaire, sorti de la maison
+pour se rendre à son poste, tapotait en passant les joues des enfants
+qui jouaient sous les arbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la
+trahison de l'infâme Dumouriez.
+
+Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l'Horloge, une maison
+qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonne figure sans un
+petit grenier couvert de tuiles dont on l'avait exhaussée sous
+l'avant-dernier tyran. Pour approprier l'appartement de quelque vieux
+parlementaire aux convenances des familles bourgeoises et artisanes qui
+y logeaient, on avait multiplié les cloisons et les soupentes. C'est
+ainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur, nichait dans un
+entresol fort abrégé en hauteur comme en largeur, où on le voyait par la
+porte vitrée, les jambes croisées sur son établi et la nuque au
+plancher, cousant un uniforme de garde national, tandis que la citoyenne
+Remacle, dont le fourneau n'avait pour cheminée que l'escalier,
+empoisonnait les locataires de la fumée de ses ragoûts et de ses
+fritures, et que, sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur
+fille, barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec
+Mouton, le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de cœur,
+de poitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à son voisin
+le citoyen Dupont aîné, l'un des douze du Comité de surveillance. Son
+mari, tout du moins, l'en soupçonnait véhémentement et les époux Remacle
+emplissaient la maison des éclats alternés de leurs querelles et de
+leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient
+occupés par le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le
+quai de l'Horloge, par un officier de santé, par un homme de loi, par un
+batteur d'or et par plusieurs employés du Palais.
+
+Évariste Gamelin monta l'escalier antique jusqu'au quatrième et dernier
+étage, où il avait son atelier avec une chambre pour sa mère. Là
+finissaient les degrés de bois garnis de carreaux qui avaient succédé
+aux grandes marches de pierre des premiers étages. Une échelle,
+appliquée au mur, conduisait à un grenier d'où descendait pour lors un
+gros homme assez vieux, d'une belle figure rose et fleurie, qui tenait
+péniblement embrassé un énorme ballot, et fredonnait toutefois: _J'ai
+perdu mon serviteur_.
+
+S'arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour à
+Gamelin, qui le salua fraternellement et l'aida à descendre son paquet,
+ce dont le vieillard lui rendit grâces.
+
+"Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantins que je vais
+de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en a
+ici tout un peuple: ce sont mes créatures; elles ont reçu de moi un
+corps périssable, exempt de joies et de souffrances. Je ne leur ai pas
+donné la pensée, car je suis un Dieu bon."
+
+C'était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devant noble:
+son père, enrichi dans les partis, avait acheté une savonnette à vilain.
+Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommait monsieur des Ilettes et
+donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins que la
+belle madame de Rochemaure, épouse d'un procureur, illuminait de ses
+yeux, femme accomplie, dont la fidélité honorable ne se démentit point
+tant que la Révolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses
+offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, son nom. La Révolution les
+lui enleva. Il gagna sa vie à peindre des portraits sous les portes
+cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la
+Mégisserie, à composer des discours pour les représentants du peuple et
+à donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans
+son grenier, où l'on se coulait par une échelle et où l'on ne pouvait se
+tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d'un pot de colle, d'un paquet de
+ficelles, d'une boîte d'aquarelle et de quelques rognures de papier,
+fabriquait des pantins qu'il vendait à de gros marchands de jouets, qui
+les revendaient aux colporteurs, qui les promenaient par les
+Champs-Élysées, au bout d'une perche, brillants objets des désirs des
+petits enfants. Au milieu des troubles publics et dans la grande
+infortune dont il était lui-même accablé, il gardait une âme sereine,
+lisant pour se récréer son Lucrèce, qu'il portait constamment dans la
+poche béante de sa redingote puce.
+
+Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda tout de suite.
+Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quand sa mère, par
+habitude, tirait le verrou, il lui disait: "A quoi bon? On ne vole pas
+les toiles d'araignée... et les miennes pas davantage." Dans son atelier
+s'entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre
+le mur, les toiles de ses débuts, alors qu'il traitait, selon la mode,
+des scènes galantes, caressait d'un pinceau lisse et timide des carquois
+épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de
+bonheur, troussait des gardeuses d'oies et fleurissait de roses le sein
+des bergères.
+
+Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes,
+froidement traitées, attestaient l'irrémédiable chasteté du peintre. Les
+amateurs ne s'y étaient pas trompés et Gamelin n'avait jamais passé pour
+un artiste érotique. Aujourd'hui, bien qu'il n'eût pas encore atteint la
+trentaine, ces sujets lui semblaient dater d'un temps immémorial. Il y
+reconnaissait la dépravation monarchique et l'effet honteux de la
+corruption des cours. Il s'accusait d'avoir donné dans ce genre
+méprisable et montré un génie avili par l'esclavage. Maintenant, citoyen
+d'un peuple libre, il charbonnait d'un trait vigoureux des Libertés, des
+Droits de l'Homme, des Constitutions françaises, des Vertus
+républicaines, des Hercules populaires terrassant l'Hydre de la
+Tyrannie, et mettait dans toutes ces compositions toute l'ardeur de son
+patriotisme. Hélas! il n'y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais
+pour les artistes. Ce n'était pas, sans doute, la faute de la
+Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre les rois,
+qui, fière, impassible, résolue devant l'Europe conjurée, perfide et
+cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propres mains, qui mettait
+la terreur à l'ordre du jour, instituait pour punir les conspirateurs un
+tribunal impitoyable auquel elle allait donner bientôt ses membres à
+dévorer, et qui dans le même temps, calme, pensive, amie de la science
+et de la beauté, réformait le calendrier, créait des écoles spéciales,
+décrétait des concours de peinture et de sculpture, fondait des prix
+pour encourager les artistes, organisait des salons annuels, ouvrait le
+Muséum et, à l'exemple d'Athènes et de Rome, imprimait un caractère
+sublime à la célébration des fêtes et des deuils publics. Mais l'art
+français, autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie,
+en Pologne, n'avait plus de débouchés à l'étranger. Les amateurs de
+peinture, les curieux d'art, grands seigneurs et financiers, étaient
+ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que la Révolution avait
+enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs
+aux armées, croupiers du Palais-Royal, n'osaient encore montrer leur
+opulence et, d'ailleurs, ne se souciaient point de peinture. Il fallait
+ou la réputation de Regnault ou l'adresse du jeune Gérard pour vendre un
+tableau. Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l'indigence.
+Prud'hon nourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant
+des sujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotes
+Hennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin, incapable
+de faire les frais d'un tableau, ne pouvant ni payer le modèle, ni
+acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vaste toile du _Tyran
+poursuivi aux Enfers par les Furies_. Elle couvrait la moitié de
+l'atelier de figures inachevées et terribles, plus grandes que nature,
+et d'une multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës
+et recourbées. On distinguait au premier plan, à gauche, un Charon
+maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d'un beau
+dessin, mais qui sentait l'école. Il y avait bien plus de génie et de
+naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui
+était pendue à l'endroit le mieux éclairé de l'atelier. C'était un
+Oreste que sa sœur Électre soulevait sur son lit de douleur. Et l'on
+voyait la jeune fille écarter d'un geste touchant les cheveux emmêlés
+qui voilaient les yeux de son frère. La tête d'Oreste était tragique et
+belle et l'on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du
+peintre.
+
+Gamelin regardait souvent d'un œil attristé cette composition; parfois
+ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient vers la figure
+largement esquissée d'Électre et retombaient impuissants. L'artiste
+était gonflé d'enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses.
+Mais il lui fallait s'épuiser sur des ouvrages de commande qu'il
+exécutait médiocrement, parce qu'il devait contenter le goût du vulgaire
+et aussi parce qu'il ne savait point imprimer aux moindres choses le
+caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques,
+que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en
+couleurs et que prenait à bas prix un marchand d'estampes de la rue
+Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal
+en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien
+acheter.
+
+Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait
+de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il,
+qui devait faire la fortune du marchand d'estampes, du graveur et la
+sienne; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames,
+aux valets de l'ancien régime il substituait des Génies, des Libertés,
+des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait
+terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se
+trouvaient en état d'être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux
+venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d'un habit
+bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires,
+assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre
+les jambes. C'était le "citoyen de cœur", remplaçant le valet de cœur.
+Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours
+avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d'enthousiasme.
+Plusieurs pendaient au mur de l'atelier. Cinq ou six, à l'aquarelle, à
+la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les
+chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s'élevaient sur toutes les
+places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les
+cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de "Vive la
+Nation! vivre libre ou mourir!" Gamelin ne pouvait passer sur le
+Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son cœur bondît vers la
+tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les
+volontaires au son de la _Marseillaise_. Mais en rejoignant les armées
+il eût laissé sa mère sans pain.
+
+Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve
+Gamelin entra dans l'atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la
+cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à
+s'échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour
+mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.
+
+Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la
+Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant
+pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le
+peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie,
+naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce
+qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait
+émigré avec un aristocrate.
+
+"Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de
+pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien
+qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni œufs, ni légumes,
+ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons
+châtaignes."
+
+Après un long silence, elle reprit:
+
+"J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs
+petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera
+ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies.
+
+--Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous
+souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le
+peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la
+République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où
+aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des
+Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas
+massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez
+vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et
+guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente
+l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir
+un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé
+de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre
+la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est
+vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne
+ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à
+démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et
+sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril."
+
+La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa
+cocarde négligée.
+
+"Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui
+ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce
+que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de
+La Fayette, de Pétion, de Brissot.
+
+--Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux.
+
+Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de
+livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de
+faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de
+pain bis et un pot de piquette.
+
+Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur
+dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son
+pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les
+morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui
+avaient coûté cher.
+
+Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait
+songeur et distrait.
+
+"Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange."
+
+Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte
+religieux.
+
+Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin
+réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.
+
+Mais elle:
+
+"Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de
+confiance. C'est à désespérer de tout.
+
+--Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos
+privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les
+siècles le bonheur du genre humain."
+
+La bonne dame trempa son pain dans son vin: son esprit s'éclaircit et
+elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur
+l'herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph
+Gamelin, coutelier de son état, l'avait demandée en mariage. Et elle
+conta par le menu comment les choses s'étaient passées. Sa mère lui
+avait dit: "Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le
+magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens." Elles
+eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux.
+Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph
+Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite
+de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle s'était tenue à la fenêtre
+pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre
+chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait
+pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.
+
+Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.
+
+"Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m'y attendais, par
+suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je
+faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l'exécution de
+M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien
+croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la
+grâce de te conserver. Je t'élevai de mon mieux, ne ménageant ni les
+soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m'en
+témoignas de la reconnaissance et que, dès l'enfance, tu cherchas à m'en
+récompenser selon tes moyens. Tu étais d'un naturel affectueux et doux.
+Ta sœur n'avait pas mauvais cœur; mais elle était égoïste et violente.
+Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits
+polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu
+t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur
+mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et
+cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de
+mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton
+catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la
+maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour
+t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser
+des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma
+grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de
+la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure."
+
+La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage
+grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits
+d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles
+exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le
+tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première
+jeunesse.
+
+Elle poursuivit:
+
+"Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu
+te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait
+parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te
+dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai
+ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton
+père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te
+rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous
+sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le
+reprocher: la faute en est à la Révolution."
+
+Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit.
+
+"Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur
+puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu
+ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se
+rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point
+l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant
+au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation
+pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime,
+bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas
+que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront
+jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens
+dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des
+maigres."
+
+Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne
+l'écoutait plus. Il cherchait la silhouette d'un sans-culotte, en bonnet
+rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le
+valet de pique condamné.
+
+On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large
+que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'œil gauche, l'œil
+droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et
+les dents débordant les lèvres.
+
+Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui
+faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée
+des Ardennes.
+
+Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave
+guerrier.
+
+La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite.
+
+Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire
+sans le modèle.
+
+La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette
+difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur
+le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de
+chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour
+distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires
+qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi,
+son fiancé des Ardennes.
+
+Elle appliqua sur le papier le regard de son œil morne, qui lentement
+s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un
+radieux sourire.
+
+"C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au
+naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché."
+
+Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la
+plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit
+carré qu'elle coula sur son cœur, entre le busc et la chemise, remit à
+l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie
+et sortit clochante et légère.
+
+
+
+
+III
+
+
+Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean
+Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des
+cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de
+l'Oratoire, proche les Messageries, à l'_Amour peintre_. Le magasin
+s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par
+une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de
+cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le
+Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le
+père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis
+lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie
+semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres
+aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les
+estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en
+couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une
+grâce un peu sèche par Boilly, _Leçons d'amour conjugal_ et _Douces
+résistances_, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs
+dénonçaient à la Société des arts; la _Promenade publique_ de Debucourt,
+avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des
+chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le _Bain de Virginie_ et
+des figures d'après l'antique.
+
+Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient
+les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux
+belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de
+prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils
+admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup
+d'œil, fronçaient le sourcil et passaient.
+
+Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une
+des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où
+il y avait un pot d'œillets rouges derrière le balcon de fer à coquille.
+Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le
+marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de
+la maison.
+
+Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant
+l'_Amour peintre_, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie
+qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de
+Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant
+d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les
+passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en
+examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il
+circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au
+commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les
+contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant
+on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses
+introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets
+dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des
+ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les
+patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et
+craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de
+Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en
+toute rencontre.
+
+Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires
+exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui
+retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle
+se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que
+cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à
+se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste.
+
+Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à
+ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit
+à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d'instinct,
+elle maniait l'aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une
+parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la
+regardaient: elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait
+communiquer une douce langueur; elle brodait capricieusement pour ceux
+qu'elle s'amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin
+pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux.
+
+Élodie n'était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide
+au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc
+noué négligemment autour de sa tête et d'où s'échappaient les boucles
+azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En
+son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste
+et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il
+admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches
+donnaient de l'accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé
+de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l'année. Sa taille
+souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des
+grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de
+sa chair, tout en elle demandait le cœur et promettait l'amour. Derrière
+le comptoir de marchande, elle donnait l'idée d'une nymphe de la danse,
+d'une bacchante d'Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et
+de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans
+l'enveloppe modeste d'une ménagère de Chardin.
+
+"Mon père n'est pas à la maison, dit-elle au peintre; attendez-le un
+moment: il ne tardera pas à rentrer."
+
+Les petites mains brunes faisaient courir l'aiguille à travers le linon.
+
+"Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin?"
+
+Gamelin était incapable de feindre. Et l'amour, en enflammant son
+courage, exaltait sa franchise.
+
+"Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous
+le dise, le dessin qui vous a été tracé n'est pas assez simple, assez
+nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France
+dans l'art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris; ces nœuds,
+ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur
+sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nous revenons de loin. Du temps de
+l'infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On
+faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d'un aspect
+ridicule, qui ne sont bonnes qu'à être mises au feu pour chauffer les
+patriotes; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l'antique.
+David dessine des lits et des fauteuils d'après les vases étrusques et
+les peintures d'Herculanum.
+
+--J'ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c'est beau!
+Bientôt on n'en voudra pas d'autres. Comme vous, j'adore l'antique.
+
+--Eh bien! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe
+d'une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches
+entrecroisées, elle eût été digne d'une Spartiate... et de vous. Vous
+pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la
+ligne droite."
+
+Elle lui demanda ce qu'il fallait ôter.
+
+Il se pencha sur l'écharpe: ses joues effleurèrent les boucles d'Élodie.
+Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient.
+Évariste goûtait en ce moment une joie infinie; mais, sentant près de
+ses lèvres les lèvres d'Élodie, il craignait d'avoir offensé la jeune
+fille et se retira brusquement.
+
+La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe
+avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses
+abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur
+ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa
+parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l'aimait, elle lui
+prêtait un fier génie d'artiste qui éclaterait un jour en chefs-d'œuvre
+et rendrait son nom célèbre, et elle l'en aimait davantage. La citoyenne
+Blaise n'avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n'était pas
+offensée de ce qu'un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses
+désirs; elle aimait Évariste, qui était chaste; elle ne l'aimait pas
+parce qu'il était chaste; mais elle trouvait à ce qu'il le fût
+l'avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point
+craindre de rivales.
+
+Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si
+l'Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du
+jeune héros, c'était avec l'espoir d'en triompher et elle eût bientôt
+gémi d'une sévérité de mœurs qu'il n'eût point adoucie pour elle. Et,
+dès qu'elle en trouva l'occasion, elle se déclara plus qu'à demi, pour
+le contraindre à se déclarer lui-même. A l'exemple de cette tendre
+Aricie, la citoyenne Blaise n'était pas très éloignée de croire qu'en
+amour la femme est tenue à faire des avances. "Les plus aimants, se
+disait-elle, sont les plus timides; ils ont besoin d'aide et
+d'encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu'une femme peut
+faire la moitié du chemin et même davantage sans qu'ils s'en
+aperçoivent, en leur ménageant les apparences d'une attaque audacieuse
+et la gloire de la conquête." Ce qui la tranquillisait sur l'issue de
+l'affaire, c'est qu'elle savait avec certitude (et aussi n'y avait-il
+pas de doute à ce sujet) qu'Évariste, avant que la Révolution l'eût
+héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la
+concierge de l'académie.
+
+Élodie, qui n'était point une ingénue, concevait différentes sortes
+d'amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond
+pour qu'elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à
+l'épouser, mais s'attendait à ce que son père n'approuvât pas l'union de
+sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n'avait rien;
+le marchand d'estampes remuait de grosses sommes d'argent. L'_Amour
+peintre_ lui rapportait beaucoup, l'agio plus encore, et il s'était
+associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des
+bottes de jonc et de l'avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de
+la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l'éditeur
+d'estampes connu dans toute l'Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan,
+aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian.
+Ce n'est pas qu'en fille obéissante elle tînt le consentement de son
+père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure,
+d'humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur
+d'affaires, ne s'était jamais occupé d'elle, l'avait laissée grandir
+libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais
+d'ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur
+le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement
+puissants qu'un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop
+intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d'aimer ne
+lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui
+savait un gré infini de cette prudence; et, comme elle tenait de lui le
+sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s'inquiétait pas des
+raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et
+la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre
+commis. A vingt-sept ans, elle se sentait d'âge et d'expérience à faire
+sa vie elle-même et n'éprouvait nul besoin de demander les conseils ou
+de suivre la volonté d'un père jeune, facile et distrait. Mais pour
+qu'elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce
+gendre pauvre, l'intéressât dans la maison, lui assurât des travaux
+comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d'une manière ou d'une
+autre, lui créât des ressources; et cela elle jugeait impossible que
+l'un l'offrît, que l'autre l'acceptât, tant il y avait peu de sympathie
+entre ces deux hommes.
+
+Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait
+sans terreur l'idée de s'unir à son ami par des liens secrets et de
+prendre l'auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa
+philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que
+l'indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le
+caractère honnête et vertueux d'Évariste donnerait une force rassurante;
+mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa
+vieille mère: il ne semblait pas qu'il y eût dans une existence si
+étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature.
+D'ailleurs Évariste n'avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait
+part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l'y obliger
+avant peu.
+
+Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille:
+
+"Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant
+qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie.
+En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre
+absence."
+
+Il répondit avec un sombre enthousiasme:
+
+"Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une
+épée dans une guirlande."
+
+Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style
+sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.
+
+"Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la
+servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin.
+Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des
+esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne
+pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des
+chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages.
+Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans
+les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs
+ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche
+de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez
+nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises
+d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques."
+
+Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il
+poursuivait d'une haine inextinguible:
+
+"Le connaissez-vous, citoyenne?"
+
+Élodie fit signe qu'oui.
+
+"Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment
+ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage
+de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque
+temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du
+Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette
+vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts
+le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux
+mauvais peintres."
+
+Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux:
+
+"Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi
+ai....
+
+--C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise
+qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes,
+basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui
+descendaient sur les épaules.
+
+Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.
+
+"Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque
+chose de neuf?
+
+--Peut-être", dit le peintre.
+
+Et il exposa son idée:
+
+"Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des mœurs.
+Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai
+conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel
+aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les
+Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent
+les Lois.... Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique,
+Fraternité de carreau, Loi de cœur.... Je crois ces cartes assez
+fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en
+taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet."
+
+Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle,
+l'artiste les tendit au marchand d'estampes.
+
+Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.
+
+"Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs
+de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle
+invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre
+jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre
+camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec
+quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre
+jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui
+sais-je encore!... Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami,
+l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif.
+Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se
+serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la
+manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire
+qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de
+cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en
+corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros
+cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent
+jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots
+du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers
+et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos..., comment dites-vous?...
+vos Lois de cœur... et vous reviendrez me dire comment ils vous ont
+reçu!"
+
+Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa
+culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin
+avec une douce pitié:
+
+"Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous
+voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là
+vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies
+poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies
+filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les
+hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses,
+avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête
+que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus
+en entendre parler."
+
+Du coup, Évariste Gamelin se cabra:
+
+"Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!... Mais l'établissement
+de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont
+des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en
+pourrions-nous pas être frappés?... Quoi! la secte du sans-culotte Jésus
+a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli
+après quatre ans à peine d'existence!"
+
+Mais Jean Blaise, d'un air de supériorité:
+
+"Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami,
+la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans
+d'embrassades, de massacres, de discours, de _Marseillaise_, de tocsins,
+d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes
+à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge,
+de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des
+chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements,
+d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est
+long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons
+trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que
+pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La
+Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous
+ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?... On ne sait plus.
+
+--Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous
+préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand
+d'estampes à la prudence.
+
+--Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son cœur.
+Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous,
+citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous
+accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon
+dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes
+principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de
+servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au
+périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre,
+je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles
+moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les
+comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société
+avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre
+brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais
+envoyer de Vernon soixante bœufs à l'armée du Midi, à travers un pays
+infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je
+ne parle pas; j'agis."
+
+Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il
+noua les cordons et qu'il passa sous son bras.
+
+"C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider
+nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans
+ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses
+défenseurs.... Salut, citoyen Blaise."
+
+Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le cœur
+gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux œillets
+rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre.
+
+Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de
+Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il
+reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de
+raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des
+événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de
+la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne
+reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on
+ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en
+Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons
+citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple
+assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.
+
+Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage.
+
+Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées
+pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de
+la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres
+jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les
+débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain.
+
+N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de
+s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait
+place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la
+patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant
+contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que
+son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et
+qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son
+bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le
+nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à
+vingt sols chaque, en un mois."
+
+Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands
+pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du
+vitrier.
+
+On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen
+Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le
+peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée,
+et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait
+avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La
+femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait
+des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en
+cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.
+
+La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé
+de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du
+quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les
+passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres,
+escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un
+homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné
+du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre
+les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue
+et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait
+debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient
+entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et
+regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi
+les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de
+couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis
+tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux.
+
+On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le
+corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa
+ressemblance avec ce représentant du peuple.
+
+"Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante.
+
+--Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis.
+
+Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de
+s'élancer:
+
+"Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de
+modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a
+séparé.... Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont."
+
+Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était
+d'importance.
+
+Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et
+torches et poursuivait la demoiselle de modes.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les
+tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait
+une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur
+l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de
+l'allée ombreuse, contre la chaumière de _La Belle Lilloise_, sur un
+banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts
+s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles
+s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'_Amour peintre_. Pendant
+toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui
+devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il
+lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle,
+exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son
+amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus
+retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution
+plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante.
+
+D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute
+occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à
+l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais,
+le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme
+irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et
+le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui
+donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se
+dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la
+solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.
+
+Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les
+promenades à la mode, des chaumières construites par de savants
+architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La
+chaumière de _La Belle Lilloise_, occupée par un limonadier, appuyait sa
+feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour,
+afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme
+s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une
+chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un
+saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui
+portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières,
+ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans
+les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort.
+Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à
+aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement
+ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les
+autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient
+pareillement des cœurs sensibles et pleins de philosophie.
+
+Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme
+au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son
+cœur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes
+après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main,
+selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste
+et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si
+semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire,
+avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que
+les révolutions ne changent point.
+
+Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une
+vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte
+de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle
+avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille
+pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la
+chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant
+sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme
+immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de
+redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies"
+s'appelaient alors des "plaisirs".
+
+La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et
+exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait
+une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la
+rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux
+Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir,
+mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir
+leur vieillesse.
+
+Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposa
+abondamment la cause de ses maux. C'était la république qui, en
+dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il
+n'y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elle connaissait, au
+contraire, à plusieurs signes, que les affaires ne feraient qu'empirer.
+A Nanterre, une femme avait accouché d'un enfant à tête de vipère; la
+foudre était tombée sur l'église de Rueil et avait fondu la croix du
+clocher; on avait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville. Des
+hommes masqués empoisonnaient les sources et jetaient dans l'air des
+poudres qui donnaient des maladies....
+
+Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle. Les yeux
+de la jeune femme brillaient dans l'ombre transparente de son chapeau de
+paille; ses lèvres, aussi rouges que les œillets qu'elle tenait à la
+main, souriaient. Une écharpe de soie noire, croisée sur la poitrine, se
+nouait sur le dos. Sa robe jaune faisait voir les mouvements rapides des
+genoux et découvrait les pieds chaussés de souliers plats. Les hanches
+étaient presque entièrement dégagées: car la Révolution avait affranchi
+la taille des citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les
+reins, déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sous
+son image amplifiée.
+
+Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cet embarras
+qu'Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarqua aussi et tint
+pour un bon signe qu'il avait noué sa cravate avec plus d'art qu'à
+l'ordinaire. Elle lui tendit la main.
+
+"Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n'ai pas répondu à
+votre lettre: elle m'a déplu; je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait
+été plus aimable, si elle avait été plus naturelle. Ce serait faire tort
+à votre caractère et à votre esprit que de croire que vous ne voulez pas
+retourner à l'_Amour peintre_ parce que vous y avez eu une altercation
+légère sur la politique, avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez
+sûr que vous n'avez nullement à craindre que mon père vous reçoive mal,
+quand vous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas: il ne se
+rappelle ni ce qu'il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Je
+n'affirme pas qu'il existe une grande sympathie entre vous deux; mais il
+est sans rancune. Je vous le dis franchement, il ne s'occupe pas
+beaucoup de vous... ni de moi. Il ne pense qu'à ses affaires et à ses
+plaisirs."
+
+Elle s'achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec
+quelque répugnance, parce qu'il savait que c'était le rendez-vous des
+amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la
+plus cachée.
+
+"Que j'ai de choses à vous dire, Évariste! L'amitié a des droits: vous
+me permettez d'en user? Je vous parlerai beaucoup de vous... et un peu
+de moi, si vous le voulez bien."
+
+Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa
+elle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta son enfance,
+elle lui dit la beauté de sa mère, qu'elle aimait à célébrer, par piété
+filiale et comme l'origine de sa propre beauté; elle vanta la vigueur de
+ses grands-parents, car elle avait l'orgueil de son sang bourgeois. Elle
+conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait
+vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu'elle était,
+vive, sensible, courageuse, et elle ajouta:
+
+"Évariste, j'ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire
+pour ne pas savoir le prix d'un cœur comme le vôtre, et je ne renoncerai
+pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur
+laquelle je croyais pouvoir compter et qui m'était chère."
+
+Évariste la regarda tendrement:
+
+"Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent? Puis-je
+croire?..."
+
+Il s'arrêta, de peur d'en trop dire et d'abuser par là d'une amitié si
+confiante.
+
+Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi des longues
+manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevait en longs
+soupirs.
+
+"Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulez que j'aie
+pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur les dispositions de mon
+cœur.
+
+--Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encore quand
+vous saurez...."
+
+Il hésita.
+
+Elle baissa les yeux.
+
+Il acheva plus bas:
+
+"... que je vous aime?"
+
+En entendant ces derniers mots, elle rougit: c'était de plaisir. Et,
+tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgré elle, un
+sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait:
+
+"Et il croit s'être déclaré le premier!... et il craint peut-être de me
+fâcher!..."
+
+Et elle lui dit avec bonté:
+
+"Vous ne l'aviez donc pas vu, mon ami, que je vous aimais?"
+
+Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évariste leva les
+yeux vers le firmament étincelant de lumière et d'azur:
+
+"Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillant comme
+vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votre sourire."
+
+Il se sentait uni à la nature entière, il l'associait à sa joie, à sa
+gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleurs des
+marronniers s'allumaient comme des candélabres, les torches gigantesques
+des peupliers s'enflammaient.
+
+Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plus tendre et
+aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnait l'avantage de
+la faiblesse et, aussitôt après l'avoir conquis, se soumettait à lui;
+maintenant qu'elle l'avait mis sous sa domination, elle reconnaissait en
+lui le maître, le héros, le dieu, brûlait d'obéir, d'admirer et de
+s'offrir. Sous l'ombrage du bosquet, il lui donna un long baiser ardent
+sous lequel elle renversa la tête, et, dans les bras d'Évariste, elle
+sentit toute sa chair se fondre comme une cire.
+
+Ils s'entretinrent longtemps encore d'eux-mêmes, oubliant l'univers.
+Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures, qui jetaient
+Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et
+particulières. Puis, quand elle jugea qu'elle ne pouvait tarder
+davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois œillets
+rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui
+l'avait amenée. C'était une voiture de place peinte en jaune, très haute
+sur roues, qui n'avait certes rien d'étrange, non plus que le cocher.
+Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l'on n'en prenait guère
+autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un
+serrement de cœur et se sentit assailli d'un douloureux pressentiment:
+par une sorte d'hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que
+le cheval de louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du
+temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe
+et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.
+
+La voiture disparut. Le trouble d'Évariste se dissipa; mais il lui
+restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et
+d'oubli qu'il venait de vivre, il ne les revivrait plus.
+
+Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires
+cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que
+leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs,
+portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de
+plaisirs de l'allée des Veuves, et il lui sembla qu'entre ces deux
+rencontres tout un âge de sa vie s'était écoulé. Il traversa la place de
+la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin
+l'immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de
+la Révolution prétendaient s'être tues pour jamais. Il hâta le pas dans
+la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d'une
+foule d'hommes et de femmes, qui criaient: "Vive la République! Vive la
+Liberté!" Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits
+étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des
+mouchoirs. Précédé d'un sapeur qui faisait place au cortège, entouré
+d'officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de
+gendarmes, de hussards, s'avançait lentement, sur les têtes des
+citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d'une couronne de
+chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite verte à collet d'hermine.
+Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard
+perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste,
+il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à
+punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille
+voix, cria:
+
+"Vive Marat!"
+
+Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention.
+Tandis que la foule s'écoulait lentement, Gamelin, assis sur une borne
+de la rue Honoré, contenait de sa main les battements de son cœur. Ce
+qu'il venait de voir le remplissait d'une émotion sublime et d'un
+enthousiasme ardent.
+
+Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré
+d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République,
+et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras
+ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois
+sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en
+conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le
+tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu
+à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses
+yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne
+civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable
+amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée,
+cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant
+de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon
+exemple, patriotes jusqu'à la mort."
+
+La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de
+lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait:
+
+"Jusqu'à la mort!..."
+
+
+
+
+V
+
+
+A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg
+Élodie qui l'attendait sur un banc.
+
+Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se
+voyaient tous les jours, à l'_Amour peintre_ ou à l'atelier de la place
+de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve
+qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux,
+déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la
+loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire
+qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette
+résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout
+rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales,
+elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût
+rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle
+pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et,
+ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui
+avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du
+couvent des Chartreux.
+
+Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main,
+le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement:
+
+"Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne
+de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout.
+Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action
+vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule.... Ne
+perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles
+j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore
+jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi.
+J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un cœur tendre et d'une âme
+généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et
+sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il
+l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux,
+Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!"
+
+Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées;
+depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle
+était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce
+qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des
+secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu,
+dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait
+appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la
+nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était
+moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le
+nécessaire.
+
+"Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces
+moments où j'étais seule, abandonnée?..."
+
+Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie
+d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à
+l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux
+d'Élodie.
+
+Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.
+
+Elle dit très simplement:
+
+"Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et
+ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s'occupa de moi
+avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la
+vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se
+cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son
+esprit qu'il m'intéressa.... Il sut me toucher en me témoignant de
+l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé.
+Je ne demandai d'engagements qu'à son cœur, et son cœur était mobile....
+Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne.
+Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous
+jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!"
+
+Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard
+était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa
+sœur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente,
+pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non
+point dans l'erreur d'un cœur sensible, mais pour trouver, loin des
+siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa sœur
+et il inclinait à condamner sa maîtresse.
+
+Élodie reprit d'une voix très douce:
+
+"J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient
+naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui
+n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les
+préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur
+avaient fait égoïste et perfide."
+
+Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin
+s'adoucirent. Il demanda:
+
+"Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?
+
+--Vous ne le connaissez pas.
+
+--Nommez-le-moi."
+
+Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire.
+
+Elle donna ses raisons.
+
+"Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop
+dit."
+
+Et, comme il insistait:
+
+"Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise
+à votre esprit cet... étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre
+jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi.
+Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai
+connaître."
+
+Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme
+qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été
+séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être
+autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté
+les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que
+cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût
+offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par
+force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous
+tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes,
+mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était
+formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou
+troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans
+cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme
+s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions,
+il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se
+taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.
+
+Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle
+répondit:
+
+"Il a quitté le royaume."
+
+Elle se reprit vivement:
+
+"... la France.
+
+--Un émigré!" s'écria Gamelin.
+
+Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se
+créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner
+à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine.
+
+En fait, l'amant d'Élodie était un petit clerc de procureur très joli
+garçon, chérubin saute-ruisseau, qu'elle avait adoré et dont le souvenir
+après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il
+recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame
+expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression
+des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon
+sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant.
+
+"Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de
+détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a
+lâchement abandonnée?"
+
+Elle inclina la tête.
+
+Il la pressa sur son cœur:
+
+"Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet
+infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le
+reconnaître!"
+
+Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue.
+Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus
+naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce
+qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de
+lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les
+voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait
+moral et social.
+
+Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui
+disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en
+demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle
+admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui.
+
+Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue
+de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était
+point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation
+régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction
+d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la
+ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même
+avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait
+l'exclusion des Vingt et un.
+
+Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine,
+il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que
+haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour
+de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant
+accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait:
+
+"Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!"
+
+A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:
+
+"Venez, Évariste!" fit-elle vivement.
+
+La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans
+la presse.
+
+Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour
+éternel.
+
+
+
+Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la
+citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa
+part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le
+tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait
+parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle
+nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les
+émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un cœur
+reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres
+enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates,
+disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.
+
+Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de
+midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave
+odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du
+peintre sentait le bouillon gras.
+
+"Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer
+l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec
+une couenne de lard et un gros os de bœuf. Il n'y a rien qui embaume un
+potage comme un os à moelle.
+
+--Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et
+vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de
+la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de
+parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un
+potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil
+savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os
+médullaire si savoureux et succulent.
+
+--Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin,
+n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même
+os?
+
+--Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien
+que prophétesse."
+
+A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de
+recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour
+venger en même temps sur lui la République et son amour.
+
+Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de
+son discours:
+
+"Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir
+s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur
+imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien
+davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme
+serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait
+des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus
+des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la
+condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que,
+le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque
+tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge,
+notre félicité."
+
+La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le _Benedicite_, fit
+asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la
+place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle
+savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Dix heures du matin. Pas un souffle d'air. C'était le mois de juillet le
+plus chaud qu'on eût connu. Dans l'étroite rue de Jérusalem, une
+centaine de citoyens de la section faisaient la queue à la porte du
+boulanger, sous la surveillance de quatre gardes nationaux qui, l'arme
+au repos, fumaient leur pipe.
+
+La Convention nationale avait décrété le _maximum_: aussitôt grains,
+farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, les Parisiens se
+levaient avant le jour s'ils voulaient manger. Tous ces gens, serrés les
+uns contre les autres, hommes, femmes, enfants, sous un ciel de plomb
+fondu, qui chauffait les pourritures des ruisseaux et exaltait les
+odeurs de sueur et de crasse, se bousculaient, s'interpellaient, se
+regardaient avec tous les sentiments que les êtres humains peuvent
+éprouver les uns pour les autres, antipathie, dégoût, intérêt, désir,
+indifférence. On avait appris, par une expérience douloureuse, qu'il n'y
+avait pas de pain pour tout le monde: aussi les derniers venus
+cherchaient-ils à se glisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se
+plaignaient et s'irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé.
+Les femmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserver
+leur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plus
+étouffante, des cris s'élevaient: "Ne poussez pas!" Et chacun
+protestait, se disant poussé soi-même.
+
+Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires délégués par la
+section avaient imaginé d'attacher à la porte du boulanger une corde que
+chacun tenait à son rang; mais les mains trop rapprochées se
+rencontraient sur la corde et entraient en lutte. Celui qui la quittait
+ne parvenait point à la reprendre. Les mécontents ou les plaisants la
+coupaient, et il avait fallu y renoncer.
+
+Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisait des
+plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait des invectives
+aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout le mal. Quand un
+chien passait, des plaisants l'appelaient Pitt. Parfois retentissait un
+large soufflet, appliqué par la main d'une citoyenne sur la joue d'un
+insolent, tandis que, pressée par son voisin, une jeune servante, les
+yeux mi-clos et la bouche entrouverte, soupirait mollement. A toute
+parole, à tout geste, à toute attitude propre à mettre en éveil l'humeur
+grivoise des aimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait
+le _Ça ira_, malgré les protestations d'un vieux jacobin, indigné que
+l'on compromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foi
+républicaine dans un avenir de justice et de bonheur.
+
+Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur, en face
+de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant la viande de
+boucherie. Des passants s'arrêtaient pour lire la feuille encore toute
+gluante. Une marchande de choux, qui cheminait sa hotte sur le dos, se
+mit à dire de sa grosse voix cassée:
+
+"Ils sont partis, les beaux bœufs! ratissons-nous les boyaux."
+
+Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d'un égout, que
+plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouva mal et fut remise
+évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrent à quelques pas de là,
+sous une pompe. On se bouchait le nez; une rumeur grondait; des paroles
+s'échangeaient, pleines d'angoisse et d'épouvante. On se demandait si
+c'était quelque animal enterré là, ou bien un poison mis par
+malveillance, ou plutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre,
+oublié dans une cave du voisinage.
+
+"On en a donc mis là?
+
+--On en a mis partout!
+
+--Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j'en ai vu trois cents en
+tas sur le Pont au Change."
+
+Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant qui, morts, les
+empoisonnaient.
+
+Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter à sa
+vieille mère les fatigues d'une longue station. Son voisin, le citoyen
+Brotteaux, l'accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dans la poche
+béante de sa redingote puce.
+
+Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau
+d'un moderne Téniers.
+
+"Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les
+Grecs et les Romains si chers aujourd'hui à nos peintres. Pour moi, j'ai
+toujours goûté la manière flamande."
+
+Ce qu'il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c'est qu'il avait
+possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. de
+Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures.
+
+"Il n'y a de beau que l'antique, répondit le peintre, et ce qui en est
+inspiré: mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen
+ou d'Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou
+de Van Loo: l'humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par
+un Baudouin ou un Fragonard."
+
+Un aboyeur passa, criant:
+
+"_Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!_... la liste des condamnés!
+
+--Ce n'est point assez d'un tribunal révolutionnaire, dit Gamelin. Il en
+faut un dans chaque ville.... Que dis-je? dans chaque commune, dans
+chaque canton. Il faut que tous les pères de famille, que tous les
+citoyens s'érigent en juges. Quand la nation se trouve sous le canon des
+ennemis et sous le poignard des traîtres, l'indulgence est parricide.
+Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, la Corse révoltée, la Vendée
+en feu, Mayence et Valenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la
+trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la
+trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison
+assise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nos
+généraux!... Que la guillotine sauve la patrie!
+
+--Je n'ai pas d'objection essentielle à faire contre la guillotine,
+répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule
+institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune manière que la vie d'un
+homme ait quelque prix; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de
+manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique fin des êtres semble de devenir
+la pâture d'autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit
+naturel: en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition
+qu'on ne l'exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou
+pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j'aie des instincts
+pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c'est une dépravation
+que toute ma philosophie n'est pas encore parvenue à corriger.
+
+--Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n'y a
+que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut
+nécessaire de l'autorité. Le peuple souverain l'abolira un jour.
+Robespierre l'a combattue, et avec lui tous les patriotes; la loi qui la
+supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être
+appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous
+le glaive de la loi."
+
+Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires,
+et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section; entre autres une belle
+grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en
+bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était
+très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à
+un enfant malingre.
+
+L'enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient
+faibles et les sanglots l'étouffaient. Pitoyablement petit, le teint
+blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une
+sollicitude douloureuse.
+
+"Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux
+nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des
+derniers arrivés.
+
+--Il a six mois, le pauvre amour!... Son père est à l'armée: il est de
+ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil
+(Michel), commis drapier de son état. Il s'est enrôlé, dans un théâtre
+qu'on avait dressé devant l'hôtel de ville. Le pauvre ami voulait
+défendre sa patrie et voir du pays.... Il m'écrit de prendre patience.
+Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul... (c'est Paul qu'il se
+nomme)... puisque je ne peux pas me nourrir moi-même?
+
+--Ah! s'écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une
+heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte
+de l'épicière. On risque la mort pour avoir trois œufs et un quarteron
+de beurre.
+
+--Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je
+n'en ai vu!"
+
+Et le chœur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres,
+jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les
+commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au
+prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres.
+On sema des histoires alarmantes de bœufs noyés dans la Seine, de sacs
+de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines....
+C'étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui
+poursuivaient l'extermination du peuple de Paris.
+
+Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris
+comme si elle avait le feu à ses jupes, qu'elle secouait violemment et
+dont elle retournait les poches, proclamant qu'on lui avait volé sa
+bourse.
+
+Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple,
+qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les
+Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, qui eussent de bon
+cœur brûlé le château de Versailles, mais se fussent crus déshonorés
+s'ils y avaient dérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrent sur
+la mésaventure de la belle enfant quelques méchantes plaisanteries,
+aussitôt étouffées sous la rumeur publique. On parlait déjà de pendre le
+voleur à la lanterne. On entamait une enquête tumultueuse et partiale.
+La grande tricoteuse, montrant du doigt un vieillard soupçonné d'être un
+moine défroqué, jurait que c'était "le capucin" qui avait fait le coup.
+La foule, aussitôt persuadée, poussa des cris de mort.
+
+Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique se tenait fort
+modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toute l'apparence, à
+vrai dire, d'un ci-devant religieux. Son air était assez vénérable, bien
+qu'altéré par le trouble que causaient à ce pauvre homme les violences
+de la foule et le souvenir encore vif des journées de Septembre. La
+crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire,
+qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements,
+comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne
+devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents.
+
+Brotteaux s'était donné pour loi de ne jamais contrarier le sentiment
+populaire, surtout quand il se montrait absurde et féroce, "parce
+qu'alors, disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu". Mais
+Brotteaux était inconséquent: il déclara que cet homme, qu'il fût
+capucin ou ne le fût point, n'avait pu dérober la citoyenne, dont il ne
+s'était pas approché un seul moment.
+
+La foule conclut que celui qui défendait le voleur était son complice,
+et l'on parlait maintenant de traiter avec rigueur les deux malfaiteurs,
+et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, les plus sages parlèrent
+de l'envoyer avec les deux autres à la section.
+
+Mais la jolie fille s'écria tout à coup joyeusement qu'elle avait
+retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées et menacée
+d'être fessée publiquement, comme une nonne.
+
+"Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vous remercie d'avoir pris
+ma défense. Mon nom importe peu, mais je vous dois de vous le dire: je
+me nomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier, en effet; mais non
+pas un capucin, comme l'ont dit ces femmes. Il s'en faut de tout: je
+suis clerc régulier de l'ordre des Barnabites, qui donna des docteurs et
+des saints en foule à l'Église. Ce n'est point assez d'en faire remonter
+l'origine à saint Charles Borromée: on doit considérer comme son
+véritable fondateur l'apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme
+dans ses armoiries. J'ai dû quitter mon couvent devenu le siège de la
+section du Pont-Neuf et porter un habit séculier.
+
+--Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. de
+Longuemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n'avez pas renié
+votre état: à le voir, on croirait que vous avez réformé votre ordre
+plutôt que vous ne l'avez quitté. Et vous vous exposez bénévolement,
+sous ces dehors austères, aux injures d'une populace impie.
+
+--Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter un habit bleu,
+comme un danseur!
+
+--Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommage à votre
+caractère et vous mettre en garde contre les dangers que vous courez.
+
+--Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m'encourager à
+confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre le péril.
+J'ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manière d'apostasie;
+j'aurais voulu du moins ne pas quitter la maison où Dieu m'accorda
+durant tant d'années la grâce d'une vie paisible et cachée. J'obtins d'y
+demeurer; et j'y gardai ma cellule, tandis qu'on transformait l'église
+et le cloître en une sorte de petit hôtel de ville qu'ils nommaient la
+section. Je vis, monsieur, je vis marteler les emblèmes de la sainte
+vérité; je vis le nom de l'apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat.
+Parfois même j'assistai aux conciliabules de la section, et j'y entendis
+exprimer d'étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeure profanée
+et j'allai vivre de la pension de cent pistoles que me fait l'Assemblée
+dans une écurie dont on a réquisitionné les chevaux pour le service des
+armées. Là je dis la messe devant quelques fidèles, qui y viennent
+attester l'éternité de l'Église de Jésus-Christ.
+
+--Moi, mon Père, répondit l'autre, si vous voulez le savoir, je me nomme
+Brotteaux et fus jadis publicain.
+
+--Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, par l'exemple de
+saint Matthieu, qu'on peut attendre une bonne parole d'un publicain.
+
+--Mon Père, vous êtes trop honnête.
+
+--Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plus affamé de
+justice que de pain: chacun ici était prêt à quitter sa place pour
+châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumis à tant de
+privations, sont d'une probité sévère, et ne peuvent tolérer un acte
+malhonnête.
+
+--Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grande envie de
+pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvais parti à ce bon
+religieux, à son défenseur et au défenseur de son défenseur. Leur
+avarice même et l'amour égoïste qu'ils portent à leur bien les y
+poussaient: le larron, en s'attaquant à l'un d'eux, les menaçait tous;
+ils se préservaient en le punissant.... Au reste, il est probable que la
+plupart de ces manouvriers et de ces ménagères sont probes et
+respectueux du bien d'autrui. Ces sentiments leur ont été inculqués dès
+l'enfance par leurs père et mère qui les ont suffisamment fessés, et
+leur ont fait entrer les vertus par le cul."
+
+Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu'un tel langage lui semblait
+indigne d'un philosophe.
+
+"La vertu, dit-il, est naturelle à l'homme: Dieu en a déposé le germe
+dans le cœur des mortels."
+
+Le vieux Brotteaux était athée et tirait de son athéisme une source
+abondante de délices.
+
+"Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la
+terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et même réacteur.
+Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que
+les Français, qui ne souffrent plus de roi mortel, s'obstinent à en
+garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu'est-ce
+que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l'enfer?
+L'humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez
+l'original, vous gardez la copie!
+
+--Oh! citoyen! s'écria Gamelin, n'avez-vous pas honte de tenir ce
+langage? et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçues par
+l'ignorance et la peur avec l'Auteur de la nature? La croyance en un
+Dieu bon est nécessaire à la morale. L'Être suprême est la source de
+toutes les vertus, et l'on n'est pas républicain si l'on ne croit en
+Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des
+Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupable d'avoir disposé les
+Français à la servitude en leur enseignant l'athéisme.... J'espère, du
+moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque la République aura institué le
+culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion
+si sage.
+
+--J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme, répondit
+Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire; quand vous en aurez
+fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes."
+
+Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau, ainsi
+qu'il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés du baron
+d'Holbach, qui, selon son expression, servaient de fondement à la
+philosophie naturelle:
+
+"Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en
+musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature
+et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous
+enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les
+crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On
+doit aimer la vertu; mais il est bon de savoir que c'est un simple
+expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que
+nous appelons la morale n'est qu'une entreprise désespérée de nos
+semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et
+l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus
+j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. Les théologiens
+et les philosophes, qui font de Dieu l'auteur de la nature et
+l'architecte de l'univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils
+le disent bon, parce qu'ils le craignent, mais ils sont forcés de
+convenir qu'il agit d'une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité
+rare même chez l'homme. Et c'est par là qu'ils le rendent adorable sur
+la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des Dieux
+justes et bienveillants, dont elle n'aurait rien à craindre; elle ne
+garderait point de leurs bienfaits une reconnaissance inutile. Sans le
+purgatoire et l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire.
+
+--Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlez point de la nature: vous
+ne savez ce que c'est.
+
+--Pardieu, je le sais aussi bien que vous, mon Père!
+
+--Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n'avez pas de religion et
+que la religion seule nous enseigne ce qu'est la nature, en quoi elle
+est bonne et comment elle a été dépravée. Au reste, ne vous attendez pas
+à ce que je vous réponde: Dieu ne m'a donné, pour réfuter vos erreurs,
+ni la chaleur du langage ni la force de l'esprit. Je craindrais de ne
+vous fournir, par mon insuffisance, que des occasions de blasphème et
+des causes d'endurcissement, et, lorsque je sens un vif désir de vous
+servir, je ne recueillerais pour tout fruit de mon indiscrète charité
+que...."
+
+Ce propos fut interrompu par une immense clameur qui, partie de la tête
+de la colonne, avertit la file entière des affamés que la boulangerie
+ouvrait ses portes. On commença d'avancer mais avec une extrême lenteur.
+Un garde national de service faisait entrer les acheteurs, un par un. Le
+boulanger, sa femme et son garçon étaient assistés dans la vente des
+pains par deux commissaires civils qui, un ruban tricolore au bras
+gauche, s'assuraient que le consommateur appartenait à la section et
+qu'on ne lui délivrait que la part proportionnelle aux bouches qu'il
+avait à nourrir.
+
+Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche du plaisir la fin unique de
+la vie: il estimait que la raison et les sens, seuls juges en l'absence
+des Dieux, n'en pouvaient concevoir une autre. Or, trouvant dans les
+propos du peintre un peu trop de fanatisme et dans ceux du religieux un
+peu trop de simplicité pour y prendre grand plaisir, cet homme sage,
+afin de conformer sa conduite à sa doctrine dans les conjonctures
+présentes, et charmer l'attente encore longue, tira de la poche béante
+de sa redingote puce son Lucrèce, qui demeurait ses plus chères délices
+et son vrai contentement. La reliure de maroquin rouge était écornée par
+l'usage et le citoyen Brotteaux en avait prudemment gratté les
+armoiries, les trois îlots d'or achetés à beaux deniers comptants par le
+traitant son père. Il ouvrit le livre à l'endroit où le poète
+philosophe, qui veut guérir les hommes des vains troubles de l'amour,
+surprend une femme entre les bras de ses servantes dans un état qui
+offenserait tous les sens d'un amant. Le citoyen Brotteaux lut ces vers,
+non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine
+ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. Le
+poète Lucrèce n'avait qu'une sagesse; son disciple Brotteaux en avait
+plusieurs.
+
+Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d'heure. A son oreille,
+réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muse latine,
+jaillissait en vain la criaillerie des commères sur l'enchérissement du
+pain, du sucre, du café, de la chandelle et du savon. C'est ainsi qu'il
+atteignit avec sérénité le seuil de la boulangerie. Derrière lui,
+Évariste Gamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbe dorée sur la
+grille de fer qui fermait l'imposte.
+
+A son tour, il entra dans la boutique: les paniers, les casiers étaient
+vides; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain qui restât et
+qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l'on ferma la grille
+sur ses talons, de peur que le peuple en tumulte n'envahît la
+boulangerie. Mais ce n'était pas à craindre: ces pauvres gens, instruits
+à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs
+du jour, s'en furent, la tête basse et traînant la jambe.
+
+Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise sur une borne
+la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras. Elle était sans
+mouvement, sans couleur, sans larmes, sans regard. L'enfant lui suçait
+le doigt avidement. Gamelin se tint un moment devant elle, timide,
+incertain. Elle ne semblait pas le voir.
+
+Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau de sa poche, un
+eustache à manche de corne, coupa son pain par le milieu et en mit la
+moitié sur les genoux de la jeune mère, qui regarda, étonnée; mais il
+avait déjà tourné le coin de la rue.
+
+Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise à la fenêtre, qui
+reprisait des bas. Il lui mit gaiement son reste de pain dans la main.
+
+"Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d'être si longtemps sur mes
+jambes, épuisé de chaleur, dans la rue, en rentrant à la maison, bouchée
+par bouchée, j'ai mangé la moitié de notre ration. Il reste à peine
+votre part."
+
+Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Usant d'une très vieille façon de dire, la citoyenne veuve Gamelin
+l'avait annoncé: "A force de manger des châtaignes, nous deviendrons
+châtaignes." Ce jour-là, 13 juillet, elle et son fils avaient dîné, à
+midi, d'une bouillie de châtaignes. Comme ils achevaient cet austère
+repas, une dame poussa la porte et emplit soudain l'atelier de son éclat
+et de ses parfums. Évariste reconnut la citoyenne Rochemaure. Croyant
+qu'elle se trompait de porte et cherchait le citoyen Brotteaux, son ami
+d'autrefois, il pensait déjà lui indiquer le grenier du ci-devant ou
+appeler Brotteaux, pour épargner à une femme élégante de grimper par une
+échelle de meunier; mais il parut dès l'abord que c'était au citoyen
+Évariste Gamelin qu'elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de
+le rencontrer et de se dire sa servante.
+
+Ils n'étaient point tout à fait étrangers l'un à l'autre: ils s'étaient
+vus plusieurs fois dans l'atelier de David, dans une tribune de
+l'assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua: elle l'avait
+remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son air intéressant.
+
+Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanaché comme le
+couvre-chef d'un représentant en mission, la citoyenne Rochemaure était
+emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chair fraîche encore sous
+tant d'apprêts: ces artifices violents de la mode trahissaient la hâte
+de vivre et la fièvre de ces jours terribles aux lendemains incertains.
+Son corsage à grands revers et à grandes basques, tout reluisant
+d'énormes boutons d'acier, était rouge sang, et l'on ne pouvait
+discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et
+révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du
+bourreau. Un jeune militaire, un dragon, l'accompagnait.
+
+La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, la poitrine
+généreuse, elle fit le tour de l'atelier, et, approchant de ses yeux
+gris son lorgnon d'or à deux branches, elle examina les toiles du
+peintre, souriant, se récriant, portée à l'admiration par la beauté de
+l'artiste, et flattant pour être flattée.
+
+"Qu'est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau si noble et si touchant
+d'une femme douce et belle près d'un jeune malade?"
+
+Gamelin répondit qu'il fallait y voir _Oreste veillé par Électre sa
+sœur_, et que, s'il l'avait pu achever, ce serait peut-être son moins
+mauvais ouvrage.
+
+"Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l'_Oreste_ d'Euripide. J'avais lu,
+dans une traduction déjà ancienne de cette tragédie, une scène qui
+m'avait frappé d'admiration: celle où la jeune Électre, soulevant son
+frère sur son lit de douleur, essuie l'écume qui lui souille la bouche,
+écarte de ses yeux les cheveux qui l'aveuglent et prie ce frère chéri
+d'écouter ce qu'elle lui va dire dans le silence des Furies.... En
+lisant et relisant cette traduction, je sentais comme un brouillard qui
+me voilait les formes grecques et que je ne pouvais dissiper. Je
+m'imaginais le texte original plus nerveux et d'un autre accent.
+Éprouvant un vif désir de m'en faire une idée exacte, j'allai prier M.
+Gail, qui professait alors le grec au Collège de France (c'était en 91),
+de m'expliquer cette scène mot à mot. Il me l'expliqua comme je le lui
+demandais et je m'aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et
+plus familiers qu'on ne se l'imagine. Ainsi, Électre dit à Oreste:
+"Frère chéri, que ton sommeil m'a causé de joie! Veux-tu que je t'aide à
+te soulever?" Et Oreste répond: "Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie
+ces restes d'écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux. Mets ta
+poitrine contre la mienne et écarte de mon visage ma chevelure emmêlée:
+car elle me cache les yeux...." Tout plein de cette poésie si jeune et
+si vive, de ces expressions naïves et fortes, j'esquissai le tableau que
+vous voyez, citoyenne."
+
+Le peintre, qui, d'ordinaire, parlait si discrètement de ses œuvres, ne
+tarissait pas sur celle-là. Encouragé par un signe que lui fit la
+citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit:
+
+"Hennequin a traité en maître les fureurs d'Oreste. Mais Oreste nous
+émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle
+destinée que la sienne! C'est par piété filiale, par obéissance à des
+ordres sacrés qu'il a commis ce crime dont les Dieux doivent l'absoudre,
+mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice
+outragée, il a renié la nature, il s'est fait inhumain, il s'est arraché
+les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux
+forfait.... C'est ce que j'aurais voulu montrer dans ce groupe du frère
+et de la sœur."
+
+Il s'approcha de la toile et la regarda avec complaisance.
+
+"Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées; la tête et le
+bras d'Oreste, par exemple.
+
+--C'est un morceau admirable.... Et Oreste vous ressemble, citoyen
+Gamelin.
+
+--Vous trouvez?" fit le peintre avec un sourire grave.
+
+Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Le jeune dragon se tint
+debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elle était
+assise. A quoi l'on pouvait voir que la Révolution était accomplie, car,
+sous l'ancien régime, un homme n'eût jamais, en compagnie, touché
+seulement du doigt le siège où se trouvait une dame, formé par
+l'éducation aux contraintes, parfois assez rudes, de la politesse,
+estimant d'ailleurs que la retenue gardée dans la société donne un prix
+singulier à l'abandon secret et que, pour perdre le respect, il fallait
+l'avoir.
+
+Louise Masché de Rochemaure, fille d'un lieutenant des chasses du roi,
+veuve d'un procureur et, durant vingt ans, fidèle amie du financier
+Brotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principes nouveaux. On l'avait
+vue, en juillet 1790, bêcher la terre du Champ de Mars. Son penchant
+décidé pour les puissances l'avait portée facilement des feuillants aux
+girondins et aux montagnards, tandis qu'un esprit de conciliation, une
+ardeur d'embrassement et un certain génie d'intrigue l'attachaient
+encore aux aristocrates et aux contre-révolutionnaires. C'était une
+personne très répandue, fréquentant guinguettes, théâtres, traiteurs à
+la mode, tripots, salons, bureaux de journaux, antichambres de comités.
+La Révolution lui apportait nouveautés, divertissements, sourires,
+joies, affaires, entreprises fructueuses. Nouant des intrigues
+politiques et galantes, jouant de la harpe, dessinant des paysages,
+chantant des romances, dansant des danses grecques, donnant à souper,
+recevant de jolies femmes, comme la comtesse de Beaufort et l'actrice
+Descoings, tenant toute la nuit table de trente et un et de biribi et
+faisant rouler la rouge et la noire, elle trouvait encore le temps
+d'être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante, brouillonne, frivole,
+connaissant les hommes, ignorant les foules, aussi étrangère aux
+opinions qu'elle partageait qu'à celles qu'il lui fallait répudier, ne
+comprenant absolument rien à ce qui se passait en France, elle se
+montrait entreprenante, hardie et toute pleine d'audace par ignorance du
+danger et par une confiance illimitée dans le pouvoir de ses charmes.
+
+Le militaire qui l'accompagnait était dans la fleur de la jeunesse. Un
+casque de cuivre garni d'une peau de panthère, et la crête ornée de
+chenille ponceau, ombrageait sa tête de chérubin et répandait sur son
+dos une longue et terrible crinière. Sa veste rouge, en façon de
+brassière, se gardait de descendre jusqu'aux reins pour n'en pas cacher
+l'élégante cambrure. Il portait à la ceinture un énorme sabre, dont la
+poignée en bec d'aigle resplendissait. Une culotte à pont, d'un bleu
+tendre, moulait les muscles élégants de ses jambes, et des soutaches
+d'un bleu sombre dessinaient leurs riches arabesques sur ses cuisses. Il
+avait l'air d'un danseur costumé pour quelque rôle martial et galant,
+dans _Achille à Scyros_ ou _les Noces d'Alexandre_, par un élève de
+David attentif à serrer la forme.
+
+Gamelin se rappelait confusément l'avoir déjà vu. C'était en effet le
+militaire qu'il avait rencontré, quinze jours auparavant, haranguant le
+peuple sur les galeries du Théâtre de la Nation.
+
+La citoyenne Rochemaure le nomma:
+
+"Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnaire de la section des
+Droits de l'Homme."
+
+Elle l'avait toujours dans ses jupes, miroir d'amour et certificat
+vivant de civisme.
+
+La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et lui demanda s'il ne
+consentirait pas à dessiner une carte pour une marchande de modes à qui
+elle s'intéressait. Il y traiterait un sujet approprié: une femme
+essayant une écharpe devant une psyché, par exemple, ou une jeune
+ouvrière portant sous son bras un carton à chapeau.
+
+Comme capables d'exécuter un petit ouvrage de ce genre, on lui avait
+parlé du fils Fragonard, du jeune Ducis et aussi d'un nommé Prudhomme;
+mais elle préférait s'adresser au citoyen Évariste Gamelin. Toutefois
+elle n'en vint, sur cet article, à rien de précis, et l'on sentait
+qu'elle avait mis cette commande en avant uniquement pour engager la
+conversation. En effet, elle était venue pour tout autre chose. Elle
+réclamait du citoyen Gamelin un bon office: sachant qu'il connaissait le
+citoyen Marat, elle venait lui demander de l'introduire chez l'Ami du
+peuple, avec qui elle désirait avoir un entretien.
+
+Gamelin répondit qu'il était un trop petit personnage pour la présenter
+à Marat, et que, du reste, elle n'avait que faire d'un introducteur:
+Marat, bien qu'accablé d'occupations, n'était pas l'homme invisible
+qu'on avait dit.
+
+Et Gamelin ajouta:
+
+"Il vous recevra, citoyenne, si vous êtes malheureuse: car son grand
+cœur le rend accessible à l'infortune et pitoyable à toutes les
+souffrances. Il vous recevra si vous avez quelque révélation à lui faire
+intéressant le salut public: il a voué ses jours à démasquer les
+traîtres."
+
+La citoyenne Rochemaure répondit qu'elle serait heureuse de saluer en
+Marat un citoyen illustre, qui avait rendu de grands services au pays,
+qui était capable d'en rendre de plus grands encore, et qu'elle
+souhaitait mettre ce législateur en rapport avec des hommes bien
+intentionnés, des philanthropes favorisés par la fortune et capables de
+lui fournir des moyens nouveaux de satisfaire son ardent amour de
+l'humanité.
+
+"Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérer les riches à la
+prospérité publique."
+
+De vrai, la citoyenne avait promis au banquier Morhardt de le faire
+dîner avec Marat.
+
+Morhardt, Suisse comme l'Ami du peuple, avait lié partie avec plusieurs
+députés à la Convention, Julien (de Toulouse), Delaunay (d'Angers) et
+l'ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actions de la Compagnie des
+Indes. Le jeu, très simple, consistait à faire tomber ces actions à six
+cent cinquante livres par des motions spoliatrices, afin d'en acheter le
+plus grand nombre possible à ce prix et de les relever ensuite à quatre
+mille ou cinq mille livres par des motions rassurantes. Mais Chabot,
+Julien, Delaunay étaient percés à jour. On suspectait Lacroix, Fabre
+d'Églantine et même Danton. L'homme de l'agio, le baron de Batz,
+cherchait de nouveaux complices à la Convention et conseillait au
+banquier Morhardt de voir Marat.
+
+Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnaires n'était pas aussi
+étrange qu'elle semblait tout d'abord. Toujours ces gens-là
+s'efforçaient de se liguer avec les puissances du jour, et, par sa
+popularité, par sa plume, par son caractère, Marat était une puissance
+formidable. Les girondins sombraient; les dantonistes, battus par la
+tempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l'idole du peuple, était
+d'une probité jalouse, soupçonneux et ne se laissait point approcher. Il
+importait de circonvenir Marat, de s'assurer sa bienveillance pour le
+jour où il serait dictateur, et tout présageait qu'il le deviendrait: sa
+popularité, son ambition, son empressement à recommander les grands
+moyens. Et peut-être, après tout, que Marat rétablirait l'ordre, les
+finances, la prospérité. Plusieurs fois il s'était élevé contre les
+énergumènes qui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque
+temps, il dénonçait les démagogues presque autant que les modérés. Après
+avoir excité le peuple à pendre les accapareurs dans leur boutique
+pillée, il exhortait les citoyens au calme et à la prudence; il devenait
+un homme de gouvernement.
+
+Malgré certains bruits qu'on semait sur lui comme sur tous les autres
+hommes de la Révolution, ces écumeurs d'or ne le croyaient pas
+corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule: ils espéraient le
+gagner par des flatteries et surtout par une familiarité condescendante,
+qu'ils croyaient de leur part la plus séduisante des flatteries. Ils
+comptaient, grâce à lui, souffler le froid et le chaud sur toutes les
+valeurs qu'ils voudraient acheter et revendre, et le pousser à servir
+leurs intérêts en croyant n'agir que dans l'intérêt public.
+
+Grande appareilleuse, bien qu'elle fût encore dans l'âge des amours, la
+citoyenne Rochemaure s'était donné la mission de réunir le législateur
+journaliste au banquier, et sa folle imagination lui représentait
+l'homme des caves, aux mains encore rougies du sang de Septembre, engagé
+dans le parti des financiers dont elle était l'agent, jeté par sa
+sensibilité même et sa candeur en plein agio, dans ce monde, qu'elle
+chérissait, d'accapareurs, de fournisseurs, d'émissaires de l'étranger,
+de croupiers et de femmes galantes.
+
+Elle insista pour que le citoyen Gamelin la conduisît chez l'Ami du
+peuple, qui habitait non loin, dans la rue des Cordeliers, près de
+l'église. Après avoir fait un peu de résistance, le peintre céda au vœu
+de la citoyenne.
+
+Le dragon Henry, invité à se joindre à eux, refusa, alléguant qu'il
+entendait garder sa liberté, même à l'égard du citoyen Marat, qui, sans
+doute, avait rendu des services à la République, mais maintenant
+faiblissait: n'avait-il pas, dans sa feuille, conseillé la résignation
+au peuple de Paris?
+
+Et le jeune Henry, d'une voix mélodieuse, avec de longs soupirs, déplora
+la République trahie par ceux en qui elle avait mis son espoir: Danton
+repoussant l'idée d'un impôt sur les riches, Robespierre s'opposant à la
+permanence des sections, Marat dont les conseils pusillanimes brisaient
+l'élan des citoyens.
+
+"Oh! s'écria-t-il, que ces hommes paraissent faibles auprès de Leclerc
+et de Jacques Roux!... Roux! Leclerc! vous êtes les vrais amis du
+peuple!"
+
+Gamelin n'entendit point ces propos, qui l'eussent indigné: il était
+allé dans la pièce voisine passer son habit bleu.
+
+"Vous pouvez être fière de votre fils, dit la citoyenne Rochemaure à la
+citoyenne Gamelin. Il est grand par le talent et par le caractère."
+
+La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, un bon témoignage de son
+fils, sans toutefois s'enorgueillir de lui devant une dame de haut
+parage, car elle avait appris dans son enfance que le premier devoir des
+petits est l'humilité envers les grands. Elle était encline à se
+plaindre, n'en ayant que trop sujet et trouvant dans ses plaintes un
+soulagement à ses peines. Elle révélait abondamment ses maux à ceux
+qu'elle croyait capables de les soulager, et madame de Rochemaure lui
+semblait de ceux-là. Aussi, mettant à profit l'instant favorable, elle
+conta tout d'une haleine la détresse de la mère et du fils, qui tous
+deux mouraient de faim. On ne vendait plus de tableaux: la Révolution
+avait tué le commerce comme avec un couteau. Les vivres étaient rares et
+hors de prix....
+
+Et la bonne dame expédiait ses lamentations avec toute la volubilité de
+ses lèvres molles et de sa langue épaisse, afin de les avoir dépêchées
+toutes quand reparaîtrait son fils, dont la fierté n'eût point approuvé
+de telles plaintes. Elle s'efforçait d'émouvoir dans le moins de temps
+possible une dame qu'elle jugeait riche et répandue, et de l'intéresser
+au sort de son enfant. Et elle sentait que la beauté d'Évariste
+conspirait avec elle pour attendrir une femme bien née.
+
+En effet, la citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité: elle s'émut
+à l'idée des souffrances d'Évariste et de sa mère et rechercha les
+moyens de les adoucir. Elle ferait acheter les ouvrages du peintre par
+des hommes riches de ses amis.
+
+"Car, dit-elle en souriant, il y a encore de l'argent en France, mais il
+se cache."
+
+Mieux encore: puisque l'art était perdu, elle procurerait à Évariste un
+emploi chez Morhardt ou chez les frères Perregaux, ou une place de
+commis chez un fournisseur aux armées.
+
+Puis elle songea que ce n'était pas cela qu'il fallait à un homme de ce
+caractère; et, après un moment de réflexion, elle fit signe qu'elle
+avait trouvé:
+
+"Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunal révolutionnaire. Juré,
+magistrat, voilà ce qui convient à votre fils. Je suis en relation avec
+les membres du Comité de Salut public; je connais Robespierre l'aîné;
+son frère soupe très souvent chez moi. Je leur parlerai. Je ferai parler
+à Montané, à Dumas, à Fouquier."
+
+La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mit un doigt sur sa
+bouche: Évariste rentrait dans l'atelier.
+
+Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l'escalier sombre, dont les
+degrés de bois et de carreaux étaient recouverts d'une crasse antique.
+
+Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeait l'ombre du
+piédestal qui avait porté le Cheval de Bronze et que pavoisaient
+maintenant les couleurs de la nation, une foule d'hommes et de femmes du
+peuple écoutaient, par petits groupes, des citoyens qui parlaient à voix
+basse. La foule, consternée, gardait un silence coupé par intervalles de
+gémissements et de cris de colère. Beaucoup s'en allaient d'un pas
+rapide vers la rue de Thionville, ci-devant rue Dauphine; Gamelin,
+s'étant glissé dans un de ces groupes, entendit que Marat venait d'être
+assassiné.
+
+Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait: il avait été
+assassiné dans sa baignoire, par une femme venue exprès de Caen pour
+commettre ce crime.
+
+Certains croyaient qu'elle s'était enfuie; mais la plupart disaient
+qu'elle avait été arrêtée.
+
+Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger.
+
+Ils songeaient:
+
+"Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n'est plus là pour nous
+guider, lui qui ne s'est jamais trompé, qui devinait tout, qui osait
+tout révéler!... Que faire, que devenir? Nous avons perdu notre
+conseiller, notre défenseur, notre ami." Ils savaient d'où venait le
+coup, et qui avait dirigé le bras de cette femme. Ils gémissaient:
+
+"Marat a été frappé par les mains criminelles qui veulent nous
+exterminer. Sa mort est le signal de l'égorgement de tous les
+patriotes."
+
+On rapportait diversement les circonstances de cette mort tragique et
+les dernières paroles de la victime; on faisait des questions sur
+l'assassin, dont on savait seulement que c'était une jeune femme envoyée
+par les traîtres fédéralistes. Montrant les ongles et les dents, les
+citoyennes vouaient la criminelle au supplice et, trouvant la guillotine
+trop douce, réclamaient pour ce monstre le fouet, la roue,
+l'écartèlement, et imaginaient des tortures nouvelles.
+
+Des gardes nationaux en armes traînaient à la section un homme à l'air
+résolu. Ses vêtements étaient en lambeaux; des filets de sang coulaient
+sur sa face pâle. On l'avait surpris disant que Marat avait mérité son
+sort en provoquant sans cesse au pillage et au meurtre. Et ç'avait été à
+grand-peine que les miliciens l'avaient soustrait à la fureur populaire.
+On le désignait du doigt comme un complice de l'assassin, et des menaces
+de mort s'élevaient sur son passage.
+
+Gamelin restait stupide de douleur. De maigres larmes séchaient dans ses
+yeux ardents. A sa douleur filiale se mêlaient une sollicitude
+patriotique et une piété populaire qui le déchiraient.
+
+Il songeait:
+
+"Après Le Peltier, après Bourdon, Marat!... Je reconnais le sort des
+patriotes: massacrés au Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ils périront
+tous." Et il songeait au traître Wimpfen qui naguère encore, à la tête
+d'une horde de soixante mille royalistes, marchait sur Paris, et qui,
+s'il n'avait été arrêté à Vernon par les braves patriotes, eût mis à feu
+et à sang la ville héroïque et condamnée.
+
+Et combien de périls encore, combien de projets criminels, combien de
+trahisons, que la sagesse et la vigilance de Marat pouvaient seules
+connaître et déjouer! Qui saurait après lui dénoncer Custine oisif dans
+le camp de César et refusant de débloquer Valenciennes, Biron inactif
+dans la Basse-Vendée, laissant prendre Saumur et assiéger Nantes,
+Dillon trahissant la patrie dans l'Argonne?...
+
+Cependant, autour de lui, de moment en moment, grandissait la clameur
+sinistre:
+
+"Marat est mort; les aristocrates l'ont tué!"
+
+Comme, le cœur gros de douleur, de haine et d'amour, il s'en allait
+rendre un hommage funèbre au martyr de la liberté, une vieille paysanne
+qui portait la coiffe limousine s'approcha de lui et lui demanda si ce
+monsieur Marat, qui avait été assassiné, n'était pas monsieur le curé
+Mara, de Saint-Pierre-de-Queyroix.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie, au bras
+d'Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Des ouvriers
+achevaient en hâte d'élever des colonnes, des statues, des temples, une
+montagne, un autel. Des symboles gigantesques, l'Hercule populaire
+brandissant sa massue, la Nature abreuvant l'univers à ses mamelles
+inépuisables, se dressaient soudain dans la capitale en proie à la
+famine, à la terreur, écoutant si l'on n'entendait pas sur la route de
+Meaux les canons autrichiens. La Vendée réparait son échec devant Nantes
+par des victoires audacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine
+entourait la grande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait
+avec magnificence, comme la souveraine d'un vaste empire, les députés
+des assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Le
+fédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincrait tous
+ses ennemis.
+
+Étendant le bras sur la plaine populeuse:
+
+"C'est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l'infâme Bailly fit
+fusiller le peuple au pied de l'autel de la patrie. Le grenadier
+Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchira son habit,
+s'écria: "J'ai juré de mourir avec la liberté; elle n'est plus: je
+meurs." Et il se brûla la cervelle."
+
+Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les
+préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la
+vie aussi morne que leur vie elle-même: les plus grands événements, en
+entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient
+insipides comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou
+traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui
+n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de
+devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi
+médiocres qu'eux en joie et en beauté. Et parfois l'on voyait une jeune
+fille grande et belle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un
+généreux désir, aux vieillards le regret de la douce vie.
+
+Près de l'École militaire, Évariste montra à Élodie des statues
+égyptiennes dessinées par David d'après des modèles romains de l'époque
+d'Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudré s'écrier:
+
+"On se croirait sur les bords du Nil!"
+
+Depuis trois jours qu'Élodie n'avait vu son ami, de graves événements
+s'étaient passés à l'_Amour peintre_. Le citoyen Blaise avait été
+dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dans les fournitures.
+Heureusement que le marchand d'estampes était connu dans sa section: le
+Comité de surveillance de la section des Piques s'était porté garant de
+son civisme auprès du Comité de sûreté générale et l'avait pleinement
+justifié.
+
+Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta:
+
+"Nous sommes tranquilles maintenant, mais l'alerte a été chaude. Il s'en
+est fallu de peu que mon père n'ait été mis en prison. Si le danger
+avait duré quelques heures de plus, je serais allée vous demander,
+Évariste, de faire auprès de vos amis influents des démarches en sa
+faveur."
+
+Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer la profondeur
+de ce silence.
+
+Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de la Seine. Ils
+se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage de Julie et de
+Saint-Preux: le bon Jean-Jacques leur donnait les moyens de peindre et
+d'orner leur amour.
+
+La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pour un jour
+l'abondance dans la ville affamée. Une foire s'était installée sur la
+place des Invalides, au bord de la rivière: des marchands vendaient,
+dans des baraques, des saucissons, des cervelas, des andouilles, des
+jambons couverts de lauriers, des gâteaux de Nanterre, des pains
+d'épices, des crêpes, des pains de quatre livres, de la limonade et du
+vin. Il y avait aussi des boutiques où l'on vendait des chansons
+patriotiques, des cocardes, des rubans tricolores, des bourses, des
+chaînes de laiton et toutes sortes de menus joyaux. S'arrêtant à
+l'étalage d'un humble bijoutier, Évariste choisit une bague en argent où
+l'on voyait en relief la tête de Marat entortillée d'un foulard. Et il
+la passa au doigt d'Élodie.
+
+
+
+Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l'Arbre-Sec, chez la citoyenne
+Rochemaure, qui l'avait mandé pour affaire pressante. Il la trouva dans
+sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue, en déshabillé
+galant.
+
+Tandis que l'attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuse
+langueur, autour d'elle tout disait ses grâces, ses jeux, ses talents:
+une harpe près du clavecin entrouvert; une guitare dans un fauteuil; un
+métier à broder où était montée une étoffe de satin; sur la table, une
+miniature ébauchée, des papiers, des livres; une bibliothèque en
+désordre comme ravagée par une belle main aussi avide de connaître que
+de sentir. Elle lui donna sa main à baiser et lui dit:
+
+"Salut, citoyen juré!... Aujourd'hui même, Robespierre l'aîné m'a remis
+une lettre en votre faveur pour le président Herman, une lettre très
+bien tournée, qui disait à peu près: "Je vous indique le citoyen
+Gamelin, recommandable par ses talents et par son patriotisme. Je me
+suis fait un devoir de vous annoncer un patriote qui a des principes et
+une conduite ferme dans la ligne révolutionnaire. Vous ne négligerez pas
+l'occasion d'être utile à un républicain...." J'ai porté sans débrider
+cette lettre au président Herman, qui m'a reçue avec une politesse
+exquise et a aussitôt signé votre nomination. C'est chose faite."
+
+Gamelin, après un moment de silence:
+
+"Citoyenne, dit-il, bien que je n'aie pas un morceau de pain à donner à
+ma mère, je jure sur mon honneur que je n'accepte les fonctions de juré
+que pour servir la République et la venger de tous ses ennemis."
+
+La citoyenne jugea le remerciement froid et le compliment sévère. Elle
+soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elle aimait trop la jeunesse
+pour ne pas lui pardonner quelque âpreté. Gamelin était beau: elle lui
+trouvait du mérite. "On le façonnera", songea-t-elle. Et elle l'invita à
+ses soupers: elle recevait, chaque soir, après le théâtre.
+
+"Vous rencontrerez chez moi des gens d'esprit et de talent: Elleviou,
+Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avec une habileté
+merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa _Paméla_, qu'on répète en
+ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en est élégant et pur, comme
+tout ce qui sort de la plume du citoyen François. La pièce est
+touchante: elle nous a fait verser des larmes. C'est la jeune Lange qui
+tiendra le rôle de Paméla.
+
+--Je m'en rapporte à votre jugement, citoyenne, répondit Gamelin. Mais
+le Théâtre de la Nation est peu national. Et il est fâcheux pour le
+citoyen François que ses ouvrages soient portés sur ces planches avilies
+par les vers misérables de Laya: on n'a pas oublié le scandale de _L'Ami
+des Lois_....
+
+--Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n'est pas de mes amis."
+
+Ce n'était point par bonté pure que la citoyenne avait employé son
+crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après ce qu'elle avait
+fait et ce que d'aventure il adviendrait qu'elle fît pour lui, elle
+comptait se l'attacher étroitement et s'assurer un appui auprès d'une
+justice à laquelle elle pouvait avoir affaire, un jour ou l'autre, car
+enfin elle envoyait beaucoup de lettres en France et à l'étranger, et de
+telles correspondances étaient alors suspectes.
+
+"Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?"
+
+A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l'enfant Bathylle, entra
+dans la chambre. Deux énormes pistolets étaient passés dans sa ceinture.
+
+Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit:
+
+"Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j'ai passé la journée au
+Comité de sûreté générale et qui ne m'en sait point de gré. Grondez-le.
+
+--Ah! citoyenne, s'écria le militaire, vous venez de voir nos
+législateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant! Les représentants
+d'un peuple libre devraient-ils siéger sous les lambris d'un despote?
+Les mêmes lustres allumés naguère sur les complots de Capet et les
+orgies d'Antoinette éclairent aujourd'hui les veilles de nos
+législateurs. Cela fait frémir la nature.
+
+--Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle; il est nommé
+juré au Tribunal révolutionnaire.
+
+--Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voir un homme
+de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vrai dire, j'ai peu
+de confiance en cette justice méthodique, créée par les modérés de la
+Convention, en cette Némésis débonnaire qui ménage les conspirateurs,
+épargne les traîtres, ose à peine frapper les fédéralistes et craint
+d'appeler l'Autrichienne à sa barre. Non, ce n'est pas le Tribunal
+révolutionnaire qui sauvera la République. Ils sont bien coupables, ceux
+qui, dans la situation désespérée où nous sommes, ont arrêté l'élan de
+la justice populaire!
+
+--Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon...."
+
+
+
+En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieux Brotteaux qui
+faisaient une partie de piquet à la lueur d'une chandelle fumeuse. La
+citoyenne annonçait sans vergogne "tierce au roi".
+
+Apprenant que son fils était juré, elle l'embrassa avec transports,
+songeant que c'était pour l'un et l'autre beaucoup d'honneur et que
+désormais tous deux mangeraient tous les jours.
+
+"Je suis heureuse et fière d'être la mère d'un juré, dit-elle. C'est une
+belle chose que la justice, et la plus nécessaire de toutes: sans
+justice, les faibles seraient vexés à chaque instant. Et je crois que tu
+jugeras bien, mon Évariste: car, dès l'enfance, je t'ai trouvé juste et
+bienveillant en toutes choses. Tu ne pouvais souffrir l'iniquité et tu
+t'opposais selon tes forces à la violence. Tu avais pitié des
+malheureux, et c'est là le plus beau fleuron d'un juge.... Mais,
+dis-moi, Évariste, comment êtes-vous habillés dans ce grand tribunal?"
+
+Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d'un chapeau à plumes
+noires, mais que les jurés n'avaient point de costume uniforme, qu'ils
+portaient leur habit ordinaire.
+
+"Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu'ils portassent la robe et
+la perruque: ils en paraîtraient plus respectables. Bien que vêtu le
+plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares tes habits; mais la
+plupart des hommes ont besoin de quelque ornement pour paraître
+considérables: il vaudrait mieux que les jurés eussent la robe et la
+perruque."
+
+La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré au Tribunal
+rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas de demander si l'on y
+gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré, disait-elle, doit faire
+bonne figure dans le monde.
+
+Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient une indemnité de
+dix-huit livres par séance et que la multitude des crimes contre la
+sûreté de l'État les obligerait à siéger très souvent.
+
+Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit à Gamelin:
+
+"Citoyen, vous êtes investi d'une magistrature auguste et redoutable. Je
+vous félicite de prêter les lumières de votre conscience à un tribunal
+plus sûr et moins faillible peut-être que tout autre, parce qu'il
+recherche le bien et le mal, non point en eux-mêmes et dans leur
+essence, mais seulement par rapport à des intérêts tangibles et à des
+sentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcer entre la haine et
+l'amour, ce qui se fait spontanément, non entre la vérité et l'erreur,
+dont le discernement est impossible au faible esprit des hommes. Jugeant
+d'après les mouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous
+tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu'il contente les passions
+qui sont votre loi sacrée. Mais, c'est égal, si j'étais de votre
+président, je ferais comme Bridoie, je m'en rapporterais au sort des
+dés. En matière de justice, c'est encore le plus sûr."
+
+
+
+
+IX
+
+
+Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la
+réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec
+quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient; l'accusateur public
+travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux
+révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons,
+la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif.
+
+La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de
+déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son
+langage et l'aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre,
+dont il partageait les sentiments, il laissait voir un cœur sensible et
+vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop
+longtemps étrangers au cœur des juges et qui font la gloire éternelle
+d'un Dupaty et d'un Beccaria. Il se félicitait de l'adoucissement des
+mœurs qui s'était manifesté, dans l'ordre judiciaire, par la suppression
+de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait
+de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore
+à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux
+grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l'eût volontiers
+abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût
+cru trahir l'État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre
+la souveraineté nationale.
+
+Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idée monarchique de la
+raison d'État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de
+pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes
+du droit divin qu'il jugeait les ennemis de la liberté.
+
+Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l'accusateur public,
+le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec
+son greffier. C'était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de
+chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb,
+l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux
+hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les
+dossiers montaient autour de lui comme les murs d'un sépulcre, et,
+visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir
+l'étouffer. Ses propos étaient d'un magistrat laborieux, appliqué à ses
+devoirs et dont l'esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son
+haleine échauffée sentait l'eau-de-vie qu'il prenait pour se soutenir et
+qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité
+dans ses propos constamment médiocres.
+
+Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeune femme, qui
+lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et
+la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et
+bon envers ces femmes. Enfin, c'était un homme excellent dans sa famille
+et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination.
+
+Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien
+ces magistrats de l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons
+aux magistrats de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé
+les fonctions d'avocat général au conseil d'Artois; Fouquier était un
+ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais
+Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire.
+
+En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s'arrêta
+devant les boutiques où toutes sortes d'objets étaient exposés avec art.
+Il feuilleta, à l'étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages
+historiques, politiques, et philosophiques: _Les Chaînes de
+l'Esclavage_; _Essai sur le Despotisme_; _Les Crimes des Reines_. "A la
+bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!" et il
+demanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là. Elle
+secoua la tête:
+
+"On ne vend que des chansons et des romans."
+
+Et tirant un petit volume d'un tiroir:
+
+"Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon."
+
+Évariste lut le titre: _La Religieuse en chemise_.
+
+Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et
+tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la
+citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui
+promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment
+d'entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La
+persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La
+citoyenne Saint-Jorre l'écoutait en silence et, prête à le croire,
+baissait les yeux.
+
+
+
+Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi,
+le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du
+tribunal. Il gravit l'escalier où un peuple immense était assis comme
+dans un amphithéâtre et il pénétra dans l'ancienne salle du Parlement de
+Paris.
+
+On s'étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait
+le vieux Brotteaux, "la Convention, à l'exemple du gouvernement de Sa
+Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à
+défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point
+juger. Ce n'est point, ajoutait Brotteaux, qu'un général vaincu soit
+nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans
+chaque bataille. Mais il n'est rien comme de condamner à mort un général
+pour donner du cœur aux autres...."
+
+Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l'accusé, de ces
+militaires légers et têtus, cervelles d'oiseau dans des crânes de bœuf.
+Celui-là n'en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu'il
+avait conduits, que les magistrats qui l'interrogeaient: l'accusation et
+la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les
+munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens
+qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyaient derrière le
+militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts;
+et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à
+leur banc, d'assener leur verdict comme un coup de massue sur les
+ennemis de la République.
+
+Évariste le sentait ardemment: ce qu'il fallait frapper en ce misérable,
+c'étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie: la
+révolte et la défaite. Il s'agissait bien, vraiment, de savoir si ce
+militaire était innocent ou coupable! Quand la Vendée reprenait courage,
+quand Toulon se livrait à l'ennemi, quand l'armée du Rhin reculait
+devant les vainqueurs de Mayence, quand l'armée du Nord, retirée au camp
+de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les
+Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu'il importait,
+c'était d'instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce
+soudard infirme et abêti, qui, à l'audience, se perdait dans ses cartes
+comme il s'était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne
+pas crier avec le public: "A mort!" sortit précipitamment de la salle.
+
+A l'assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du
+président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des
+Barnabites, transformé en autel de la patrie, d'étouffer dans son âme,
+au nom sacré de l'humanité, toute faiblesse humaine.
+
+Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes
+de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d'être posé contre
+un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier.
+
+Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L'assemblée
+était agitée. A l'entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de
+piques vociférait.
+
+"Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armes dans une
+réunion d'hommes libres."
+
+Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la
+ci-devant sacristie.
+
+Un bossu, l'œil vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du
+comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et
+surmontée d'un bonnet rouge.
+
+"Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l'ennemi.
+Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de
+Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze
+mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la
+Convention. Dans la capitale, d'innombrables complots sont ourdis pour
+délivrer l'Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le
+fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on
+veut relever en sa faveur le trône du tyran. L'enchérissement des
+vivres, la dépréciation des assignats sont l'effet des manœuvres
+accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l'étranger.
+Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d'être impitoyable pour
+les conspirateurs et les traîtres."
+
+Tandis qu'il descendait de la tribune, des voix s'élevaient dans
+l'assemblée: "A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas les modérés!"
+
+Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place
+de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d'adresser une
+question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son
+attitude dans l'affaire des Brissotins et de la veuve Capet.
+
+Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais
+l'indignation l'inspira. Il se leva, pâle, et dit d'une voix sourde:
+
+"Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse
+que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au
+Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis
+juge: je ne connais ni amis ni ennemis."
+
+L'assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les
+assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge; il
+ne pardonnait pas à Gamelin d'occuper une place qu'il avait lui-même
+convoitée.
+
+"Je comprends, dit-il, j'approuve même les scrupules du citoyen juré. On
+le dit patriote: c'est à lui de voir si sa conscience lui permet de
+siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République
+et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon
+citoyen doit se soustraire. N'est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce
+tribunal se sont laissé corrompre par l'or des accusés, et que le
+président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille
+Corday?"
+
+A ces mots, la salle retentit d'applaudissements vigoureux. Les derniers
+éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la
+tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage
+pâle, des pommettes rouges perçaient la peau; ses paupières étaient
+enflammées et ses prunelles vitreuses.
+
+"Citoyens, dit-il d'une voix faible et un peu haletante, étrangement
+pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans
+suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont
+il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le
+président Montané altérant la procédure en faveur d'un coupable. Que
+n'a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de
+l'accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné?... Ne peut-on
+veiller au salut public sans jeter partout la suspicion? N'y a-t-il plus
+de talents ni de vertus à la Convention? Robespierre, Couthon,
+Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquable que
+les propos les plus violents sont tenus par des individus qu'on n'a
+jamais vus combattre pour la République! Ils ne parleraient pas
+autrement s'ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit
+et plus de besogne! C'est avec des canons, et non avec des criailleries,
+que l'on sauvera la France. La moitié des caves de la section n'ont pas
+encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités
+considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons
+patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à
+votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent
+de gloire à la frontière et sur la Loire. L'un d'eux, le hussard Pommier
+(Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du
+mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par
+six cavaliers autrichiens: il en tua deux et ramena les autres
+prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a
+fait son devoir."
+
+Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de:
+"Vive la République!"
+
+Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main:
+
+"Merci. Comment vas-tu?
+
+--Moi, très bien, très bien!" répondit Trubert, en crachant, avec un
+hoquet, du sang dans son mouchoir. "La République a beaucoup d'ennemis
+au-dehors et au-dedans; et notre section en compte, pour sa part, un
+assez grand nombre. Ce n'est pas avec des criailleries mais avec du fer
+et des lois qu'on fonde les empires.... Bonsoir, Gamelin: j'ai quelques
+lettres à écrire."
+
+Et il s'en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant
+sacristie.
+
+
+
+La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa
+coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une
+fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d'un citoyen
+juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie,
+l'admiration que, depuis l'enfance, lui inspiraient la robe et la
+simarre, la sainte terreur qu'elle avait toujours éprouvée à la vue de
+ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de
+mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils
+que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité,
+elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi
+fortement que les législateurs de la Convention concevaient la
+continuité de l'État dans la mutation des régimes, et le Tribunal
+révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les
+juridictions anciennes qu'elle avait appris à révérer.
+
+Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l'intérêt mêlé de
+surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il
+considérait la continuité de la justice à travers les régimes; mais, au
+rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à
+l'égal des cours de l'ancien régime. N'osant exprimer ouvertement sa
+pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des
+paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner
+l'incivisme.
+
+"L'auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a
+été institué par le Sénat français pour le salut de la République; et ce
+fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des
+juges à leurs ennemis. J'en conçois la générosité, mais je ne la crois
+pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper
+dans l'ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les
+autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et
+fait moins de mal que de peur: il est surtout exemplaire. L'inconvénient
+du vôtre est de réconcilier tous ceux qu'il effraie et de faire ainsi
+d'une cohue d'intérêts et de passions contraires un grand parti capable
+d'une action commune et puissante. Vous semez la peur: c'est la peur
+plus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyen
+Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur!"
+
+Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d'une fille du
+Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq
+minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu'une telle nomination
+honorait grandement les beaux-arts.
+
+Élodie elle-même, bien qu'à son insu elle détestât toute chose
+révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus
+dangereuses rivales qui pussent lui disputer le cœur de son amant, la
+tendre Élodie subissait l'ascendant d'un magistrat appelé à se prononcer
+dans des affaires capitales. D'ailleurs la nomination d'Évariste aux
+fonctions de juré produisait autour d'elle des effets heureux, dont sa
+sensibilité trouvait à se réjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans
+l'atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un
+débordement de mâle tendresse.
+
+Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération
+pour les puissances de la République, et, depuis qu'il avait été dénoncé
+pour fraude dans les fournitures de l'armée, le Tribunal révolutionnaire
+lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop
+d'apparence et mêlé à trop d'affaires pour goûter une sécurité parfaite:
+le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon
+citoyen, ami des lois.
+
+Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote,
+favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main
+largement tendue.
+
+"Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié
+et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la
+campagne: vous dessinerez et nous causerons."
+
+Plusieurs fois, chaque année, le marchand d'estampes faisait une
+promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui
+dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant
+avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces
+tournées des morceaux qui, terminés dans l'atelier et gravés avec
+esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il
+tirait bon profit. D'après ces croquis, il faisait exécuter aussi des
+dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que
+les ouvrages décoratifs d'Hubert Robert.
+
+Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des
+fabriques d'après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre.
+Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui
+dessinait bien, et l'obscur Philippe Dubois, qui travaillait
+excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne
+Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes.
+Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses
+plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin,
+actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie.
+
+
+
+
+X
+
+
+Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicorne noir,
+gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers, cogna du manche
+de sa cravache à la porte de l'atelier. La citoyenne veuve Gamelin s'y
+trouvait en honnête conversation avec le citoyen Brotteaux, tandis
+qu'Évariste nouait devant un petit morceau de glace sa haute cravate
+blanche.
+
+"Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez
+peindre des paysages, emmenez donc monsieur Brotteaux, qui est peintre.
+
+--Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avec nous."
+
+Quand il se fut assuré qu'il ne serait point importun, Brotteaux,
+d'humeur sociable et ami des divertissements, accepta.
+
+La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasser la
+citoyenne veuve Gamelin, qu'elle appelait sa bonne mère. Elle était tout
+de blanc vêtue et sentait la lavande.
+
+Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capote abaissée,
+attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fond avec Julienne
+Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne, s'assit à gauche,
+et mit la mince Julienne entre elles deux. Brotteaux se plaça en
+arrière, vis-à-vis de la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois, vis-à-vis
+de la citoyenne Hasard; Évariste, vis-à-vis d'Élodie. Quant à Philippe
+Desmahis, il dressait son torse athlétique sur le siège, à la gauche du
+cocher, qu'il étonnait en lui contant qu'en un certain pays d'Amérique
+les arbres portaient des andouilles et des cervelas.
+
+Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à cheval et
+prenait les devants pour n'avoir pas la poussière de la berline.
+
+A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, les voyageurs
+oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, des arbres, du ciel,
+leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodie songea qu'elle était
+née pour élever des poules auprès d'Évariste, juge de paix dans un
+village, au bord d'une rivière, près d'un bois. Les ormeaux du chemin
+fuyaient sur leur passage. A l'entrée des villages, les mâtins
+s'élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des
+chevaux, tandis qu'un grand épagneul couché en travers de la chaussée se
+levait à regret; les poules voletaient éparses et, pour fuir,
+traversaient la route; les oies, en troupe serrée, s'éloignaient
+lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l'équipage. La
+matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie.
+Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le
+bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont
+il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie: Desmahis
+ne reparaissait plus. Philippe Dubois l'appela par le surnom que ses
+amis lui donnaient communément:
+
+"Hé! Barbaroux!... Barbaroux!"
+
+A ce nom exécré, les passants dressèrent l'oreille et des visages
+parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la
+fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur
+une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises
+et son habit au bout d'un bâton, le prenant pour le girondin proscrit,
+des sans-culottes l'appréhendèrent violemment et l'eussent conduit à la
+municipalité malgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux,
+Gamelin et les trois jeunes femmes n'eussent attesté que le citoyen se
+nommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin.
+Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu'il
+portait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ces choses. A
+ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotes sans autre
+dommage qu'une de ses manchettes de dentelle, qu'on lui avait arrachée;
+mais la perte était légère. Il reçut même les excuses des gardes
+nationaux qui l'avaient serré le plus fort et qui parlaient de le porter
+en triomphe à la municipalité.
+
+Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahis jeta à
+Philippe Dubois, qu'il n'aimait pas et qu'il soupçonnait de perfidie, un
+sourire amer, et, le dominant de toute la tête:
+
+"Dubois, si tu m'appelles encore Barbaroux, je t'appellerai Brissot;
+c'est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras, la peau
+huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu ne sois l'infâme
+Brissot, l'ennemi du peuple; et les républicains, saisis à ta vue
+d'horreur et de dégoût, te pendront à la prochaine lanterne.... Tu
+entends?"
+
+Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu'il
+avait arrangé l'affaire, quoiqu'il apparût à tous qu'elle avait été
+arrangée sans lui.
+
+On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que, dans
+cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la lune étaient
+tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur, approchaient de la
+grenouille, mais étaient d'une taille bien plus élevée. Philippe Dubois
+et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé
+à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu'il mettait au-dessus
+de tous les chefs-d'œuvre. Il admirait le coloris du Corrège,
+l'invention d'Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne
+trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio
+Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui
+tous deux s'étaient déclarés contre la Révolution: aussi n'en parlait-il
+pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et
+connaissait l'antique.
+
+Gamelin déplorait qu'à l'apogée de la peinture française, si tardive,
+puisqu'elle ne datait que de Lesueur, de Claude et de Poussin et
+correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût
+succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux
+mœurs publiques et à l'Académie, qui en était l'expression. Mais
+l'Académie venait d'être heureusement supprimée et, sous l'influence des
+principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d'un peuple
+libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier
+rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son
+maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l'espoir de la peinture.
+
+Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque de velours rouge
+et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait ses deux compagnes de
+leurs toilettes et leur indiquait les moyens de faire mieux encore:
+c'était, à son avis, de retrancher sur les ornements.
+
+"On n'est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nous apprenons cela
+au théâtre où le vêtement doit laisser voir toutes les attitudes. C'est
+là sa beauté, il n'en veut point d'autre.
+
+--Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n'est plus
+coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n'est pas toujours par
+mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c'est quelquefois par
+économie."
+
+Elles parlèrent avec intérêt des modes de l'automne, robes unies,
+tailles courtes.
+
+"Tant de femmes s'enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On
+devrait s'habiller selon sa forme.
+
+--Il n'y a de beau que les étoffes roulées sur le corps et drapées, dit
+Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu est affreux."
+
+Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la
+bouche d'un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le
+mépris de l'indifférence.
+
+"On fait pour l'hiver, dit Élodie, des douillettes à la laponne, en
+florence et en sicilienne, et des redingotes à la Zulime, à taille
+ronde, qui se ferment par un gilet à la turque.
+
+--Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend tout fait.
+J'ai une petite couturière qui travaille comme un ange et qui n'est pas
+chère: je vous l'enverrai, ma chérie."
+
+Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant, soulevant les
+fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne, gaze, nankin.
+
+Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec une volupté
+mélancolique à ces voiles d'une saison jetés sur des formes charmantes,
+qui durent peu d'années et renaissent éternellement comme les fleurs des
+champs. Et ses regards, qui allaient de ces trois jeunes femmes aux
+bleuets et aux coquelicots du sillon, se mouillaient de larmes
+souriantes.
+
+Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s'arrêtèrent à
+l'auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et à
+cheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tendit la
+main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi, précédés
+de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets et de leurs
+parasols, que portait un petit gars du village, ils s'en furent à pied,
+par les champs, vers le confluent de l'Orge et de l'Yvette, en ces
+lieux charmants d'où l'on découvre la plaine verdoyante de Longjumeau et
+que bordent la Seine et les bois de Sainte-Geneviève.
+
+Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avec le
+ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordre ni
+mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait, les
+demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plus récentes
+de Cadet-Rousselle et de madame Angot.
+
+Évariste, pris d'un amour soudain de la nature, en voyant des
+moissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler de larmes; des
+rêves de concorde et d'amour emplissaient son cœur. Desmahis soufflait
+dans les cheveux des citoyennes les graines légères des pissenlits.
+Ayant toutes trois un goût de citadines pour les bouquets, elles
+cueillaient dans les prés le bouillon-blanc, dont les fleurs se serrent
+en épis autour de la tige, la campanule, portant suspendues en étages
+ses clochettes lilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante,
+l'hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore
+champêtre de l'été finissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la
+botanique à la mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes
+trois des fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates,
+alanguies de sécheresse, s'effeuillaient dans ses bras et tombaient en
+pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira:
+
+"Elles passent déjà, les fleurs!"
+
+Tous se mirent à l'œuvre et s'efforcèrent d'exprimer la nature telle
+qu'ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manière d'un maître.
+En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans le genre de
+Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, un torrent
+desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l'Yvette les paysages du
+Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier, travaillait dans la
+manière picaresque de Callot et de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui
+se piquait d'imiter les flamands, dessinait soigneusement une vache.
+Élodie esquissait une chaumière, et son amie Julienne, qui était fille
+d'un marchand de couleurs, lui faisait sa palette. Des enfants, collés
+contre elle, la regardaient peindre. Elle les écartait de son jour en
+les appelant moucherons et en leur donnant des berlingots. Et la
+citoyenne Thévenin, quand elle en trouvait de jolis, les débarbouillait,
+les embrassait et leur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les
+caressait avec une douceur mélancolique parce qu'elle n'avait pas la
+joie d'être mère, et aussi pour s'embellir par l'expression d'un tendre
+sentiment et pour exercer son art de l'attitude et du groupement.
+
+Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s'occupait d'apprendre un
+rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à la main, elle allait de
+l'un à l'autre, chose légère et charmante. "Pas de teint, pas de figure,
+pas de corps, pas de voix", disaient les femmes, et elle emplissait
+l'espace de mouvement, de couleur et d'harmonie. Fanée, jolie, lasse,
+infatigable, elle était les délices du voyage. D'humeur inégale et
+cependant toujours gaie, susceptible, irritable et pourtant accommodante
+et facile, la langue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste,
+vraie, fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien ses
+affaires, si elle ne devenait point déesse, c'est que les temps étaient
+mauvais et qu'il n'y avait plus à Paris ni encens ni autels pour les
+Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d'elle faisait la grimace et
+l'appelait sa "belle-mère", ne pouvait la voir sans se rendre à tant de
+charmes.
+
+On répétait à Feydeau _Les Visitandines_; et Rose se félicitait d'y
+tenir un rôle plein de naturel. C'est le naturel qu'elle cherchait,
+qu'elle poursuivait, qu'elle trouvait.
+
+"Nous ne verrons donc point Paméla?" dit le beau Desmahis.
+
+Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés aux
+Madelonnettes et à Pélagie.
+
+"Est-ce là la liberté?" s'écria la Thévenin levant au ciel ses beaux
+yeux indignés.
+
+"Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont des
+aristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faire regretter les
+privilèges de la noblesse.
+
+--Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceux qui vous
+flattent?..."
+
+Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite troupe regagna
+l'auberge.
+
+Évariste, auprès d'Élodie, lui rappelait en souriant les souvenirs de
+leurs premières rencontres:
+
+"Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur le rebord de
+votre fenêtre. Vous les nourrissiez à la becquée; l'un d'eux vécut et
+prit sa volée. L'autre mourut dans le nid d'ouate que vous lui aviez
+fait. "C'était celui que j'aimais le mieux", avez-vous dit. Ce jour-là,
+vous portiez, Élodie, un nœud rouge dans les cheveux."
+
+Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres, parlaient de
+Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72, l'autre vers les
+derniers jours de l'Académie. Et il souvenait encore au vieux Brotteaux
+de la princesse Mondragone, à qui il eût bien laissé entendre ses
+soupirs, sans le comte Altieri qui ne la quittait pas plus que son
+ombre. Philippe Dubois ne négligea pas de dire qu'il avait été prié à
+dîner chez le cardinal de Bernis et que c'était l'hôte le plus obligeant
+du monde.
+
+"Je l'ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatter que j'ai
+été durant quelque temps de ses plus familiers: il aimait à fréquenter
+la canaille. C'était un aimable homme et, bien qu'il fît métier de
+débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine
+philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous
+envertueuser et nous endéificoquer. Certes j'aime mieux nos simples
+théophages, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, que ces
+enragés barbouilleurs de lois, qui s'appliquent à nous guillotiner pour
+nous rendre vertueux et sages et nous faire adorer l'Être suprême, qui
+les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la
+chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après
+boire: "Ne médisons point des pécheurs: nous en vivons, prêtres indignes
+que nous sommes!" Convenez, monsieur, que ce croqueur d'orémus avait de
+saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et
+gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait
+être."
+
+La Thévenin s'était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet
+homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce
+brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu'elle
+jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine
+publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les
+débris d'un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les
+comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote
+puce si râpée et si propre lui plaisaient.
+
+"Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc,
+par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes
+avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des
+violons.... Hélas! elles étaient plus belles, n'est-ce pas, vos déesses
+de l'Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites
+actrices nationales?
+
+--Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachez que s'il
+s'en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait
+promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu'elle l'eût
+souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vous faire une idée si
+flatteuse...."
+
+L'hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendait sur la
+porte charretière, qui donnait accès à une cour toujours humide où
+picoraient les poules. Au fond de la cour s'élevait l'habitation,
+composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, coiffée d'une haute toiture
+de tuiles moussues et dont les murs disparaissaient sous de vieux
+rosiers tout fleuris de roses. A droite, des quenouilles montraient
+leurs pointes au-dessus du mur bas du jardin. A gauche était l'écurie,
+avec un râtelier extérieur et une grange en colombage. Une échelle
+s'appuyait au mur. De ce côté encore, sous un hangar encombré
+d'instruments agricoles et de souches, du haut d'un vieux cabriolet, un
+coq blanc surveillait ses poules. La cour était fermée, de ce sens, par
+des étables devant lesquelles s'élevait, comme un tertre glorieux, un
+tas de fumier que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille
+plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui
+remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever
+par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée
+laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que
+Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la
+nature qui avait construit cette fille en largeur, l'hôtelier appela:
+
+"Hé! la Tronche! va quérir de l'eau!"
+
+Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où
+manquait une palette. Il avait fallu la corne d'un taureau pour ébrécher
+cette puissante denture. Sa fourche à l'épaule, elle riait. Semblables à
+des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil.
+
+La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de
+rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de
+plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n'était éclairée que
+par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée
+de roses, auprès de laquelle l'aïeule tournait son rouet. Elle portait
+une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts
+noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches
+se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas.
+Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse.
+
+Il y avait soixante ans qu'elle avait fait le voyage de Paris. Elle
+conta d'une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout
+devant elle qu'elle avait vu l'Hôtel de Ville, les Tuileries et la
+Samaritaine, et que, lorsqu'elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui
+portait des pommes au marché du Mail s'était ouvert, que les pommes s'en
+étaient allées au fil de l'eau et que la rivière en était tout
+empourprée.
+
+Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le
+royaume, et surtout de la zizanie qu'il y avait entre les curés jureurs
+et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu'il y avait eu des
+guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point
+que le roi fût mort. On l'avait fait fuir, disait-elle, par un
+souterrain et l'on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du
+commun.
+
+Aux pieds de l'aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine,
+Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d'osier et
+sourit à l'enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de
+convulsions. Il fallait qu'il fût bien malade, car on avait appelé le
+médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député suppléant à la
+Convention, ne faisait point payer ses visites.
+
+La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chez elle; mal
+contente de la façon dont la Tronche avait lavé la vaisselle, elle
+essuyait les plats, les gobelets et les fourchettes. Pendant que la
+citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe, qu'elle goûtait en bonne
+hôtelière, Élodie coupait en tranches un pain de quatre livres encore
+chaud du four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit:
+
+"J'ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeune Allemand
+dont j'ai oublié le nom, et qui a été très bien mis en français. On y
+voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui, comme vous, Élodie,
+taillait des tartines et, comme vous, les taillait avec grâce, et si
+joliment qu'à la voir faire le jeune Werther devint amoureux d'elle.
+
+--Et cela finit par un mariage? demanda Élodie.
+
+--Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente de Werther."
+
+Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chère était
+médiocre. Jean Blaise s'en plaignit: il était très porté sur sa bouche
+et faisait de bien manger une règle de vie; et, sans doute, ce qui
+l'incitait à ériger sa gourmandise en système, c'était la disette
+générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la
+marmite. Le commun des citoyens n'avait rien à se mettre sous la dent.
+Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère
+publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en
+s'empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l'an II de la Liberté, vivait de
+châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d'avoir soupé chez
+Grimod de la Reynière, à l'entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter
+le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine,
+il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes
+gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu'un républicain méprise
+les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d'antiquités,
+donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir.
+
+Après le dîner, Jean Blaise, qui n'oubliait pas les affaires sérieuses,
+fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de
+l'auberge, qu'il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis
+que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la
+Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier
+de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu
+porter ses soins au petit Poitrine, s'approcha des artistes et, après
+les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout
+entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux.
+
+"Vous voyez cette créature, dit-il, ce n'est pas une fille, comme vous
+pourriez le croire: c'est deux filles. Comprenez que je parle
+littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l'ai
+examinée et me suis aperçu qu'elle avait la plupart des os en double: à
+chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux
+humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens,
+deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues
+ensemble. Le cas est intéressant. Je l'ai signalé à monsieur
+Saint-Hilaire, qui m'en a su gré. C'est un monstre que vous voyez là,
+citoyens. Ces gens-ci l'appellent "la Tronche". Ils devraient dire "les
+Tronches": elles sont deux. La nature a de ces bizarreries.... Bonsoir,
+citoyens peintres! Nous aurons de l'orage, cette nuit...."
+
+Après le souper aux chandelles, l'académie Blaise fit dans la cour de
+l'auberge, en compagnie d'un fils et d'une fille Poitrine, une partie de
+colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une
+vivacité que leur âge explique assez pour qu'on ne cherche pas si la
+violence et l'incertitude du temps n'excitait pas leur ardeur. Quand il
+fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposa de jouer dans la salle basse
+aux jeux innocents. Élodie demanda la "chasse au cœur" qui fut acceptée
+de toute la compagnie. Sur les indications de la jeune fille, Philippe
+Desmahis traça à la craie sur les meubles, les portes et les murs sept
+cœurs, c'est-à-dire un de moins qu'il n'y avait de joueurs, car le
+vieux Brotteaux s'était mis obligeamment de la partie. On dansa en rond
+"La Tour, prends garde", et, sur un signal d'Élodie, chacun courut
+mettre la main sur un cœur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva
+tous pris: il donna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foire
+Saint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. On
+recommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et la
+Thévenin qui ne trouvèrent pas de cœur et donnèrent chacun leur gage,
+une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, un bracelet.
+Puis, les gages furent tirés au sort sur les genoux d'Élodie et chacun,
+pour racheter le sien, dut montrer ses talents de société, chanter une
+chanson ou dire des vers. Brotteaux récita le discours du patron de la
+France, au premier chant de _La Pucelle_:
+
+ Je suis Denis et saint de mon métier,
+ J'aime la Gaule....
+
+Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter la réponse
+de Richemond:
+
+ Monsieur le Saint, ce n'était pas la peine
+ D'abandonner le céleste domaine....
+
+Tout le monde alors lisait et relisait avec délices le chef-d'œuvre de
+l'Arioste français; les hommes les plus graves souriaient des amours de
+Jeanne et de Dunois, des aventures d'Agnès et de Monrose et des exploits
+de l'âne ailé. Tous les hommes cultivés savaient par cœur les beaux
+endroits de ce poème divertissant et philosophique. Évariste Gamelin,
+lui-même, bien que d'humeur sévère, en prenant sur le giron d'Élodie son
+couteau de six liards, récita de bonne grâce l'entrée de Grisbourdon aux
+enfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romance de
+Nina: _Quand le bien-aimé reviendra_. Desmahis chanta, sur l'air de _La
+Faridondaine_:
+
+ Quelques-uns prirent le cochon
+ De ce bon saint Antoine,
+ Et, lui mettant un capuchon,
+ Ils en firent un moine.
+ Il n'en coûtait que la façon....
+
+Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimait ardemment
+les trois femmes avec lesquelles il jouait au "gage touché", et il
+jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimait la
+Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses œillades et sa
+voix qui allait au cœur; il aimait Élodie, qu'il sentait de nature
+abondante, riche et donnante; il aimait Julienne Hasard, malgré ses
+cheveux décolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseur et son maigre
+corsage, parce que, comme ce Dunois dont parle Voltaire dans _La
+Pucelle_, il était toujours prêt, dans sa générosité, à donner à la
+moins jolie une marque d'amour, et d'autant plus qu'elle lui semblait,
+pour l'instant, la plus inoccupée et, partant, la plus accessible.
+Exempt de toute vanité, il n'était jamais sûr d'être agréé; il n'était
+jamais sûr non plus de ne l'être pas. Aussi s'offrait-il, à tout hasard.
+Profitant des rencontres heureuses du "gage touché", il tint quelques
+tendres propos à la Thévenin, qui ne s'en fâcha pas, mais n'y pouvait
+guère répondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parla
+plus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu'il savait engagée
+avec Gamelin, mais il n'était pas assez exigeant pour vouloir un cœur à
+lui seul. Élodie ne pouvait l'aimer; mais elle le trouvait beau et elle
+ne réussit pas entièrement à le lui cacher. Enfin, il porta ses vœux les
+plus pressants à l'oreille de la citoyenne Hasard: elle y répondit par
+un air de stupeur qui pouvait exprimer une soumission abîmée aussi bien
+qu'une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu'elle était
+indifférente.
+
+Il n'y avait dans l'auberge que deux chambres à coucher, toutes deux au
+premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, la plus belle,
+était tendue de papier à fleurs et ornée d'une glace grande comme la
+main, dont le cadre doré subissait l'offense des mouches depuis
+l'enfance de Louis XV. Là, sous un ciel d'indienne à ramages, se
+dressaient deux lits garnis d'oreillers de plume, d'édredons et de
+courtepointes. Cette chambre était réservée aux trois citoyennes.
+
+Quand vint l'heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard,
+tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur
+le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs
+un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait
+endormi, dans le grenier, qui se trouvait au-dessus de la chambre des
+citoyennes.
+
+Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres et exploré
+ce grenier, plein de bottes d'oignons, de fruits qui séchaient sous un
+essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avait même vu un
+vieux lit de sangle boiteux et hors d'usage, à ce qu'il lui sembla, et
+une paillasse éventrée, où sautaient des puces.
+
+En face de la chambre des citoyennes était une chambre à trois lits,
+assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, les citoyens
+voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s'en était allé à la
+grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avait disparu,
+Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s'endormir. Desmahis se mit au lit;
+mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eau dormante, recouvert
+la maison, le graveur se leva et monta l'escalier de bois, qui se mit à
+craquer sous ses pieds nus. La porte du grenier était entrebâillée. Il
+en sortait une chaleur étouffante et des senteurs âcres de fruits
+pourris. Sur un lit de sangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche
+ouverte, la chemise relevée, les jambes écartées. Elle était énorme.
+Traversant la lucarne, un rayon de lune baignait d'azur et d'argent sa
+peau qui, entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin,
+brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle;
+réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu'elle comprit
+ce qu'on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna ni surprise ni
+contrariété et feignit d'être encore plongée dans un demi-sommeil qui,
+en lui ôtant la conscience des choses, lui permettait quelque
+sentiment....
+
+Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu'au jour d'un sommeil
+tranquille et profond.
+
+Le lendemain, après une dernière journée de travail, l'académie
+promeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya son hôte en
+assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de
+"l'argent carré" et promit une belle chandelle au bougre qui ramènerait
+les jaunets.
+
+Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche, sur une
+échelle, en sabots et troussée, montrant au jour ses mollets crasseux et
+resplendissants, coupait infatigablement des roses aux rosiers grimpants
+qui couvraient la muraille. De ses larges mains les roses tombaient en
+pluie, en torrents, en avalanche, dans les jupes tendues d'Élodie, de
+Julienne et de la Thévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à
+la nuit, en apportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur
+réveil en fut tout parfumé.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le
+juré Gamelin, qu'elle voulait intéresser à quelque suspect de sa
+connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des
+Ilettes, qu'elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s'en
+allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de
+jouets de la rue de la Loi. Et il s'était résolu, pour les porter plus
+aisément, à les attacher au bout d'une perche, selon les guises des
+vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même
+avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l'attrait,
+comme ce devait être le cas de madame de Rochemaure, à moins
+qu'assaisonnée par la trahison, l'absence, l'infidélité et l'embonpoint,
+il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l'accueillit sur le
+palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés
+du perron des Ilettes et la pria de lui faire l'honneur de visiter son
+grenier. Elle monta assez lestement l'échelle et se trouva sous une
+charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé
+d'une lucarne. On ne pouvait s'y tenir debout. Elle s'assit sur la seule
+chaise qu'il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards
+sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée:
+
+"C'est là que vous habitez, Maurice? Vous n'avez guère à y craindre les
+importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver.
+
+--J'y ai peu d'espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas
+que parfois il y pleut sur mon grabat. C'est un faible inconvénient. Et
+durant les nuits sereines j'y vois la lune, image et témoin des amours
+des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les
+amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l'amant
+l'objet de ses désirs.
+
+--J'entends, dit la citoyenne.
+
+--En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme
+dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l'amour de miauler et de
+jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie
+des hommes."
+
+Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s'aborder comme des amis qui
+s'étaient quittés la veille pour s'en aller dormir; et, bien que devenus
+étrangers l'un à l'autre, ils s'entretenaient avec bonne grâce et
+familiarité.
+
+Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui
+avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait
+maintenant des soucis et des inquiétudes; ses soupers devenaient moins
+brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n'éclaircissaient plus
+les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus
+riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se
+cachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c'était pour
+lui qu'elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte.
+Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné
+les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des
+coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n'avaient rien trouvé, lui
+avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort
+près de sa correspondance avec un émigré, M. d'Expilly. Quelques amis
+qu'elle avait parmi les jacobins l'avaient avertie que le bel Henry,
+son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées
+pour paraître sincères.
+
+Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle
+demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse:
+
+"Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?
+
+--Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de
+spectacles ample matière à réflexion et à divertissement; mais qu'il
+serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France.
+
+--Maurice, où cela nous mènera-t-il?
+
+--C'est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord
+du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait
+pris le mors aux dents, nous emportait d'un galop furieux. Que les
+femmes sont donc curieuses! Encore aujourd'hui vous voulez savoir où
+nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin,
+ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d'un faible secours
+pour la connaissance de l'avenir. Ces choses finiront, car tout finit.
+On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et
+l'entrée des alliés à Paris. Ils n'en sont pas loin; toutefois je doute
+qu'ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une
+ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse
+Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la
+minorité de Louis XVII.
+
+--Vous croyez? s'écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette
+belle intrigue.
+
+--Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l'emporte et
+que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines
+et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l'empire
+que garde le clergé sur la multitude des ânes.... Je voulais dire "des
+âmes"; la langue m'a fourché. Le plus probable, à mon sens, c'est que
+le Tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l'a
+institué: il menace trop de têtes. Ceux qu'il effraie sont innombrables;
+ils se réuniront, et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je
+crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est
+vertueux: il sera terrible. Plus j'y songe, ma belle amie, plus je crois
+que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La
+Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre
+ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et
+tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention
+sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente
+moins politique que celle de Louis XIV! Il règne dans le Tribunal
+révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le
+rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde.
+Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine
+de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante
+coupable d'avoir crié: "Vive le roi!" avec une mauvaise intention et
+dans la pensée de détruire la République? Nos juges, tout de noir
+emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher
+aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son
+théâtre de grossières bouffonneries.
+
+--Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en
+amour?
+
+--Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et
+ne se posent plus sur la tour en ruines.
+
+--Vous n'avez pas changé.... Au revoir, mon ami!"
+
+
+
+Ce soir-là, le dragon Henry, s'étant rendu, sans y être prié, chez
+madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il
+lut l'adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C'était, il le savait, une
+lettre pour l'Angleterre. Rauline recevait par un postillon des
+messageries le courrier de madame de Rochemaure et le faisait porter à
+Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la
+nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte; un émigré, M.
+d'Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s'il le jugeait
+utile, au cabinet de Saint-James.
+
+Henry était jeune et beau: Achille n'unissait pas tant de grâce à tant
+de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais
+la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de
+la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu'elle
+avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune
+soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu'il ne
+serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer madame de
+Rochemaure; mais il lui déplaisait qu'elle ne le distinguât plus. Il
+comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le
+service de la République l'avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités
+où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité
+de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et
+combien il leur est facile de sacrifier ce qu'elles ont chéri et de
+perdre ce qu'elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise
+pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa
+sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C'est
+pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s'approchait d'elle,
+s'éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de
+la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de
+sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il
+lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une
+promenade à Ermenonville.
+
+Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour
+d'elle des regards d'impatience et d'ennui. Soudain Henry se dressa
+sombre et résolu et lui annonça qu'il partait pour l'armée et serait
+dans quelques jours devant Maubeuge.
+
+Sans montrer ni doute ni surprise, elle l'approuva d'un signe de tête.
+
+"Vous me félicitez de cette décision?
+
+--Je vous en félicite."
+
+Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle
+pensait tirer de grands avantages; tout autre chose que celui-ci: un
+Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion
+qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. A tout moment
+elle croyait entendre la sonnette et tressaillait.
+
+Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et
+bâilla encore. Voyant qu'il ne s'en allait pas, elle lui dit qu'elle
+avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette.
+
+Il lui criait d'une voix émue:
+
+"Adieu, Louise!... Vous reverrai-je jamais?"
+
+Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert.
+
+Dès qu'il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen
+Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau
+curieux de l'état de l'esprit public en France. On y parlait de la
+reine, de la Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints propos
+confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés.
+
+Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita
+quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui
+se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries
+et pénétra dans l'antichambre du Comité de sûreté générale.
+
+
+
+Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, Évariste Gamelin s'asseyait
+sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu'il
+connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes,
+savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui, un dessinateur,
+tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant
+marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de
+petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se
+tenaient là, dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou
+portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le
+chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les
+oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l'habit et de la
+culotte, comme en l'ancien temps, les autres, de la carmagnole et du
+pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de
+souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes
+toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous
+déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l'aise à leur banc et
+Gamelin enviait leur tranquillité. Son cœur battait, ses oreilles
+bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l'entourait prenait
+pour lui une teinte livide.
+
+Quand l'huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une
+estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à
+cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d'audience
+avec un ruban tricolore d'où pendait sur leur poitrine une lourde
+médaille d'argent. Devant eux, au pied de l'estrade, siégeait le
+substitut de l'accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier
+s'assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l'accusé. Gamelin
+voyait ces hommes différents de ce qu'il les avait vus jusque-là, plus
+beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu'ils prissent des attitudes
+familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant
+en arrière pour entendre quelque communication d'un juré ou d'un
+officier de service.
+
+Au-dessus des juges, les tables des Droits de l'Homme étaient
+suspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles
+murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat.
+En face du banc des jurés, au fond de la salle, s'élevait la tribune
+publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui blondes,
+brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet
+plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine, auxquelles la mode
+donnait uniformément l'ampleur d'un sein nourricier, se croisait le
+fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient
+les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait,
+clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui
+donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. A droite,
+vers l'entrée, derrière une barrière pleine, s'étendait un espace où le
+public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L'affaire
+dont cette section du Tribunal allait s'occuper n'intéressait qu'un
+petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui
+siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes.
+
+C'est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cœur, prêt à faiblir,
+n'aurait pu supporter l'atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses
+yeux s'attachaient aux moindres détails: il remarquait le coton dans
+l'oreille du greffier et une tache d'encre sur le dossier du substitut.
+Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps
+où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui
+surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d'ortie et de houx.
+Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d'une forme
+surannée, garni de velours d'Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux
+bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues.
+
+Enfin l'accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses
+membres comme le prescrivait la loi. C'était un homme d'une cinquantaine
+d'années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres
+minces et violacées, vêtu à l'ancienne mode d'un habit sang de bœuf.
+Sans doute parce qu'il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des
+pierreries et ses joues avaient l'air d'être vernies. Il s'assit. Ses
+jambes, qu'il croisait, étaient d'une maigreur excessive et ses grandes
+mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe
+Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la
+République. L'acte d'accusation mettait à sa charge des faits nombreux
+et graves, dont aucun n'était absolument certain. Interrogé, Guillergues
+nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son
+langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l'idée
+d'un homme avec lequel il n'est pas désirable de traiter une affaire. Il
+avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question
+embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses
+deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d'angoisse. Gamelin
+s'en aperçut et dit à l'oreille de son voisin, peintre comme lui:
+
+"Regardez ses pouces!"
+
+Le premier témoin qu'on entendit apporta des faits accablants. C'est sur
+lui que reposait toute l'accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se
+montrèrent, au contraire, favorables à l'accusé. Le substitut de
+l'accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le
+défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l'accusé des
+sympathies qu'il n'avait pas su lui-même se concilier. L'audience fut
+suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations.
+Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux
+groupes à peu près égaux en nombre. On vit d'un côté les indifférents,
+les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre
+côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu
+accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là
+condamnaient toujours. C'étaient les bons, les purs: ils ne songeaient
+qu'à sauver la République et ne s'embarrassaient point du reste. Leur
+attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en
+communion avec eux.
+
+"Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a
+spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L'absoudre, c'est laisser
+échapper un traître, c'est trahir la patrie, vouer l'armée à la
+défaite." Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur
+leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie....
+"Mais si Guillergues était innocent?..."
+
+Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d'infidélité dans
+les fournitures. Tant d'autres devaient agir comme Guillergues et
+Blaise, préparer la défaite, perdre la République! Il fallait faire un
+exemple. Mais si Guillergues était innocent?...
+
+"Il n'y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.
+
+--Il n'y a jamais de preuves", répondit en haussant les épaules le chef
+du jury, un bon, un pur.
+
+Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour
+l'acquittement.
+
+Le jury rentra dans la salle et l'audience fut reprise. Les jurés
+étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à son tour devant le
+fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autres se contentaient d'un
+mot; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles.
+
+Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit:
+
+"En présence d'un crime si grand que d'ôter aux défenseurs de la patrie
+les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n'avons
+point."
+
+A la majorité des voix, l'accusé fut déclaré non coupable.
+
+Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure
+bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement.
+C'était un autre homme. La sécheresse de ses traits s'était fondue, ses
+lèvres s'étaient amollies. Il avait l'air vénérable; son visage
+exprimait l'innocence. Le président lut, d'une voix émue, le verdict qui
+renvoyait le prévenu; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme
+qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président
+l'appela et lui donna l'accolade fraternelle. Les jurés l'embrassèrent.
+Gamelin pleurait à chaudes larmes.
+
+Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une
+multitude hurlante s'agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient
+prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du
+grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des
+charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés
+et des spectateurs, ne voyait rien, n'entendait rien que son acte de
+justice et d'humanité et les félicitations qu'il se donnait d'avoir
+reconnu l'innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et
+souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut
+recouvré la voix, elle lui dit:
+
+"Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux! Dans cette
+salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière
+de ses ondes magnétiques. J'en étais électrisée. Je vous contemplais à
+votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n'avez donc
+pas deviné ma présence? Rien ne vous a averti que j'étais là? Je me
+tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu! qu'il est
+doux de faire le bien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c'en
+était fait de lui: il périssait. Vous l'avez rendu à la vie, à l'amour
+des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis
+heureuse et fière de vous aimer!"
+
+Se tenant par le bras, serrés l'un contre l'autre, ils allaient par les
+rues, se sentant si légers qu'ils croyaient voler.
+
+Ils allaient à l'_Amour peintre_. Arrivés à l'Oratoire:
+
+"Ne passons pas par le magasin", dit Élodie.
+
+Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à
+l'appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef
+de fer.
+
+"On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon
+prisonnier."
+
+Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune
+fille.
+
+Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres
+d'Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux
+mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle
+lui échappa et courut pousser le verrou....
+
+La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant
+la porte de l'appartement et lui dit tout bas, dans l'ombre:
+
+"Adieu, mon amour! C'est l'heure où mon père va rentrer. Si tu entends
+du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends
+que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir
+la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge.
+Adieu, ma vie, adieu, mon âme!"
+
+Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d'Élodie
+s'entrouvrir et une petite main cueillir un œillet rouge qui tomba à ses
+pieds comme une goutte de sang.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au
+citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli
+d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles,
+un accueil malgracieux.
+
+"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas
+toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes:
+un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon
+établissement, a vu vos pantins et les a trouvés
+contre-révolutionnaires.
+
+--Il se moquait! dit Brotteaux.
+
+--Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit
+qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était
+perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures
+de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est
+une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé.
+
+--Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces
+Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a
+cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il
+n'y a pas un homme sensé pour le prétendre.
+
+--Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans
+malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme
+vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui
+tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour
+incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle.
+
+--Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait
+ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres
+que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous
+laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?"
+
+Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise
+humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses
+Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la
+sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre.
+
+"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous
+honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je
+respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel.
+Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins."
+
+Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects
+sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui
+croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient
+tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il
+faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un
+tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes
+garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à
+leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal
+extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi
+bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la
+halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques
+étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue
+Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre
+marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain
+lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.
+
+Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour
+ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et
+désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur
+d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué
+de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu
+d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus
+de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut
+le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà,
+tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la
+rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service,
+Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui
+s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande
+disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile.
+
+"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial."
+
+Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon
+d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.
+
+"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile."
+
+Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se
+lever. Mais il retomba sur sa borne.
+
+"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois
+j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à
+cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai
+point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué.
+
+--Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager
+mon grenier.
+
+--Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect.
+
+--Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui
+est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la
+pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été
+publicain je fabrique des pantins pour subsister."
+
+Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier,
+et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit
+du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa
+gouttière, car il était sybarite.
+
+Ayant apaisé sa faim:
+
+"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des
+circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette
+borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la
+maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de
+latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution
+de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine
+étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est
+contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution
+m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute
+d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat
+que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le
+mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même,
+qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me
+conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de
+toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois
+divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et
+officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il
+m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda
+si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit
+que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me
+demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le
+31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui
+ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne
+pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et
+mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas.
+Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux
+commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la
+force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire
+en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il
+faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour
+reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10
+août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est
+bien digne de pitié.
+
+--Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes
+tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous
+aviserons demain à votre sécurité."
+
+Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le
+religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le
+satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau.
+
+Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par
+économie et par prudence.
+
+"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour
+moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en
+sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous
+d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est
+pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement
+naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui
+ce que vous étiez porté à faire pour moi.
+
+--Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne
+m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous
+exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin,
+bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour
+vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car
+je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que
+l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que
+le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme
+tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se
+reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa
+propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter
+aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là
+qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par
+désœuvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en
+distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez
+fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par
+orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit
+de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.
+
+--Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai
+reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette
+heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en
+mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un
+avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi,
+monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me
+l'ordonne."
+
+Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et,
+après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit
+paisiblement.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant
+l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury,
+des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de
+fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées
+coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la
+Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y
+débarquaient quatorze mille hommes.
+
+C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des
+événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie
+périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et
+l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments,
+leurs passions, leur conduite.
+
+Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de
+défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et
+des salpêtres.
+
+ _Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire
+ les substances nécessaires à la fabrication de la poudre.
+ L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol
+ de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses
+ agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la
+ Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et
+ fraternité._
+
+A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces
+généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus
+obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que,
+mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer
+à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le
+même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait
+ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations
+dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait
+la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette
+affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des
+effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des
+troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations
+confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre,
+personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur,
+les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui
+ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire
+des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé
+trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane.
+
+On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les
+âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans
+les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes
+vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par
+les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une
+immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats,
+l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat
+apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à
+se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait
+dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de
+trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva
+dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux
+flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du
+condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où
+grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait
+murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître,
+Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing,
+réclamaient la tête de l'Autrichienne.
+
+Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre
+femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues
+poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une
+planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des
+coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son
+gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se
+montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait,
+paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos
+contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain
+de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet
+l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les
+faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle
+professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit
+elle-même.
+
+Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant
+aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les
+aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût
+être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent
+pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour
+ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates,
+la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin
+commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à
+lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la
+peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en
+frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment
+suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue,
+plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort.
+
+
+
+Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se
+réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement
+nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la
+Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel
+murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée
+de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un œil-de-bœuf et d'une
+porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé
+du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les
+Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés.
+Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas
+chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes.
+Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la
+gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste
+suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins
+et, de là, par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France.
+Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les
+murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du
+grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés
+inquisiteurs des crimes contre la patrie.
+
+Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des
+pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets
+à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux
+de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être
+encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la
+Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du
+Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution,
+étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre
+et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et
+dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit
+soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de
+dominer, une impériale sagesse.
+
+Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement
+unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui
+s'élevait sur le seuil.
+
+Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard
+perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid,
+monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un
+habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé,
+tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant,
+qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par
+d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix
+claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il
+frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices.
+Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les
+sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les
+conspirateurs qui rampaient sur le sol.
+
+Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de
+préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction
+d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré
+la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du
+sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait
+une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des
+grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région
+des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et
+pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd.
+Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des
+formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité
+et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation.
+Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve
+et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme
+autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du
+crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste
+recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son cœur
+s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le
+crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout,
+ô trésors de la foi!
+
+Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux
+qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la
+richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse.
+Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il
+jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre,
+par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et
+découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures,
+tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches
+que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables
+ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout
+entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se
+retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est
+conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne
+de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des
+citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et
+des scélérats plus dangereux que les fédéralistes.
+
+Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de
+Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin
+n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à
+une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne
+concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la
+liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens
+pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de
+Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la
+charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les
+sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même
+senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou
+persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux.
+Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai
+caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui
+avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les
+boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les
+ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir;
+qu'il était criminel d'arracher du cœur des malheureux la pensée
+consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et
+sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave,
+et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à
+l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons
+d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout
+lorsqu'ils l'étaient d'un cœur ouvert et joyeux, comme le vieux
+Brotteaux.
+
+
+
+Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un
+ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple,
+trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France,
+deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes,
+vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la
+loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans,
+parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine,
+charmante. Un nœud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon
+découvrait un cou blanc et flexible.
+
+Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à
+l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud.
+
+La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq
+hommes et dix-huit femmes.
+
+Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction
+entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi
+ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le
+courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en
+altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus
+souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à
+tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs
+ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction.
+Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les
+traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient,
+médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement
+troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur
+conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la
+République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et
+mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état.
+Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et
+les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur
+fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint
+couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal
+fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur,
+alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait
+ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou
+irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats
+ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se
+représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images
+voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer
+au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire,
+mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin,
+artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et
+la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût
+classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à
+son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la
+couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu
+le désir que dans l'amour profond.
+
+Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes
+plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses,
+celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant,
+avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les
+patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des
+philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des
+plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux
+de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait
+quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la
+condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur
+virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin,
+poussaient sous la hache des têtes touchantes.
+
+Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il
+fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur
+retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est
+plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie
+timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles,
+vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent
+aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit
+dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude
+dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur
+public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il
+faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et
+tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux
+juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de
+tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune
+militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante
+adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle,
+ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte
+d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les
+pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de
+l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de
+céder.
+
+L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait,
+aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et
+d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues
+mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave
+la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger
+ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés;
+à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait
+entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en
+vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles
+infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la
+cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il
+voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait:
+"République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un
+secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!..."
+
+Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'_Amour
+peintre_. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le
+rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'œillets.
+Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre:
+elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés
+éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse
+fille se donnaient en silence des baisers furieux.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Levé dès l'aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre, s'en alla
+dire sa messe dans une chapelle de la rue d'Enfer, desservie par un
+prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliers de retraites
+semblables, où le clergé réfractaire réunissait clandestinement de
+petits troupeaux de fidèles. La police des sections, bien que vigilante
+et soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercails cachés, de peur des
+ouailles irritées et par un reste de vénération pour les choses saintes.
+Le Barnabite fit ses adieux à son hôte, qui eut grand-peine à obtenir
+qu'il revînt dîner, et l'engagea enfin par la promesse que la chère ne
+serait ni abondante ni délicate.
+
+Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre; puis, tout
+en préparant le dîner du religieux et de l'épicurien, il relisait
+Lucrèce et méditait sur la condition des hommes.
+
+Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des
+forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations
+absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse de croire que les
+révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres
+hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. Au reste, il n'était point
+pessimiste et ne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise. Il
+admirait la nature en plusieurs de ses parties, spécialement dans la
+mécanique céleste et dans l'amour physique et s'accommodait des travaux
+de la vie en attendant le jour prochain où il ne connaîtrait plus ni
+craintes ni désirs.
+
+Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerline qui
+ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et son épicurisme
+louait l'ordre des atomes qui la composaient.
+
+Ces soins l'occupèrent jusqu'au retour du Barnabite.
+
+"Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais bien dit que
+notre repas serait maigre. Nous n'avons que des châtaignes. Encore s'en
+faut-il qu'elles soient bien assaisonnées.
+
+--Des châtaignes! s'écria le Père Longuemare en souriant, il n'y a point
+de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme
+limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un
+verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa
+femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions
+tous forts et robustes. J'étais le plus jeune et le plus turbulent: mon
+père disait, par plaisanterie, qu'il faudrait m'envoyer à l'Amérique
+faire le flibustier.... Ah! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est
+parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d'enfants où souriait ma
+mère."
+
+Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue
+Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en
+commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien
+vingt-quatre douzaines pour commencer.
+
+En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la
+Révolution étinceler un triangle d'acier entre deux montants de bois:
+c'était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se
+pressait autour de l'échafaud, attendant les charrettes pleines. Des
+femmes, portant l'éventaire sur le ventre, criaient les gâteaux de
+Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette; au pied de la
+statue de la Liberté, un vieillard montrait des gravures d'optique dans
+un petit théâtre surmonté d'une escarpolette où se balançait un singe.
+Des chiens, sous l'échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux
+rebroussa vers la rue Honoré.
+
+Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire, il essuya
+soigneusement la table et y mit sa boîte de couleurs ainsi que les
+outils et les matériaux de son état.
+
+"Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupation indigne du
+sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, je vous prie, à
+fabriquer des pantins. Un sieur Joly m'en a fait, ce matin même, une
+assez grosse commande. Pendant que je peindrai ces figures déjà formées,
+vous me rendrez grand service en découpant des têtes, des bras, des
+jambes et des troncs sur les patrons que voici. Vous n'en sauriez
+trouver de meilleurs: ils sont d'après Watteau et Boucher.
+
+--Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau et Boucher
+étaient propres à créer de tels brimborions: il eût mieux valu, pour
+leur gloire, qu'ils s'en fussent tenus à d'innocents pantins comme
+ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais je crains de n'être pas
+assez habile pour cela."
+
+Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse: après
+plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie
+n'était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des
+contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de
+la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de
+mouvement ces petits êtres qu'il n'avait su former, et à les instruire à
+la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter
+à chacun d'eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses
+soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères.
+
+Une fois qu'il tirait en mesure la ficelle d'un Scaramouche:
+
+"Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire.
+C'était en 1746: j'achevais mon noviciat, sous la direction du Père
+Magitot, homme âgé, de profond savoir et de mœurs austères. A cette
+époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d'abord à
+l'amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les
+hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire; ils faisaient fureur à
+Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient; on en
+trouvait chez les personnes de qualité, et il n'était pas rare de voir à
+la promenade et dans les rues un grave personnage faire danser son
+pantin. L'âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le
+gardèrent point de la contagion. Alors qu'il voyait chacun occupé à
+faire sauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient des
+impatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour que pour
+une affaire importante, qui intéressait l'ordre tout entier, il faisait
+visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisant un pantin
+suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentation d'en tirer la
+ficelle. Ce ne fut qu'au prix d'un grand effort qu'il en triompha. Mais
+ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissa plus de repos. Dans ses
+études, dans ses méditations, dans ses prières, à l'église, dans le
+chapitre, au confessionnal, en chaire, il en était obsédé. Après
+quelques jours consumés dans un trouble affreux, il exposa ce cas
+extraordinaire au général de l'ordre, qui, en ce moment, se trouvait
+heureusement à Paris. C'était un docteur éminent et l'un des princes de
+l'église de Milan. Il conseilla au Père Magitot de satisfaire une envie
+innocente dans son principe, importune dans ses conséquences et dont
+l'excès menaçait de causer dans l'âme qui en était dévorée les plus
+graves désordres. Sur l'avis ou, pour mieux dire, par l'ordre du
+général, le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut,
+comme la première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantin
+accroché à la cheminée, il s'en approcha vivement et demanda à son hôte
+la grâce d'en tirer un moment la ficelle. L'avocat la lui accorda très
+volontiers et lui confia que parfois il faisait danser Scaramouche
+(c'était le nom du pantin) en préparant ses plaidoiries et que, la
+veille encore, il avait réglé sur les mouvements de Scaramouche sa
+péroraison en faveur d'une femme accusée faussement d'avoir empoisonné
+son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vit sous sa
+main Scaramouche s'agiter comme un possédé qu'on exorcise. Ayant ainsi
+contenté son caprice, il fut délivré de l'obsession.
+
+--Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. On voit de
+ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures de carton qui
+les causent."
+
+Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais de religion;
+Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentait de la
+sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l'embarrasser et à le
+troubler par des objectons à divers articles de la doctrine chrétienne.
+
+Une fois, tandis qu'ils fabriquaient ensemble des Zerlines et des
+Scaramouches:
+
+"Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au
+point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folie universelle, a
+été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celui de la
+cour.
+
+--Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennent insensés,
+comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nul homme, de nos
+jours, ne plongea dans l'ignorance et l'erreur aussi profondément que
+monsieur l'abbé Fauchet, nul homme ne fut aussi funeste au royaume que
+celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemment irrité contre la France,
+pour lui envoyer monsieur l'abbé Fauchet!
+
+--Il me semble que nous avons vu d'autres malfaiteurs que ce malheureux
+Fauchet.
+
+--Monsieur l'abbé Grégoire a montré aussi beaucoup de malice.
+
+--Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu'en dites-vous, mon
+Père?
+
+--Monsieur, ce sont des laïques: les laïques ne sauraient encourir les
+mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne font pas le mal de si
+haut, et leurs crimes ne sont point universels.
+
+--Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la
+révolution présente?
+
+--Je ne vous comprends pas, monsieur.
+
+--Épicure a dit: "Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le
+peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le
+peut. S'il le veut et ne le peut, il est impuissant; s'il le peut et ne
+le veut, il est pervers; s'il ne le peut ni ne le veut, il est
+impuissant et pervers; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon
+Père?"
+
+Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.
+
+"Monsieur, répondit le religieux, il n'y a rien de plus misérable que
+les difficultés que vous soulevez. Quand j'examine les raisons de
+l'incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins
+d'herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez
+que je ne dispute pas avec vous: j'y aurais trop de raisons et trop peu
+d'esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l'abbé Guénée
+et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez
+d'Épicure est une sottise: car on y juge Dieu comme s'il était un homme
+et en avait la morale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuis Celse
+jusqu'à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables
+paradoxes.
+
+--Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne. Non
+content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vous voulez
+encore n'en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant de beaux génies
+qui pensèrent autrement que vous.
+
+--Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare. Je
+crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait faux dans la
+pensée d'un homme. Les athées occupent le plus bas échelon de la
+connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs de raison et des
+éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres le noient, l'homme
+dresse un front où Dieu mit l'intelligence: c'est le sort de Lucifer.
+
+--Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je
+vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des
+théologiens un atome de bon sens."
+
+Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il
+estimait nécessaire aux peuples: il eût souhaité seulement qu'elle eût
+pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait
+que les Jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et
+plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la
+république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de
+leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus
+cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. Aussi, souhaitait-il
+qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au
+temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans,
+d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques
+en cent ans.
+
+"Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé des
+théophages et des christicoles. J'avais un aumônier aux Ilettes: chaque
+dimanche, on y disait la messe; tous mes invités y assistaient. Les
+philosophes y étaient les plus recueillis et les filles d'Opéra les plus
+ferventes. J'étais heureux alors et comptais de nombreux amis.
+
+--Des amis, s'écria le Père Longuemare, des amis!... Ah! monsieur,
+croyez-vous qu'ils vous aimaient, tous ces philosophes et toutes ces
+courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieu lui-même
+aurait peine à y reconnaître un des temples qu'il a édifiés pour sa
+gloire?"
+
+
+
+Le Père Longuemare continua d'habiter huit jours chez le publicain sans
+y être inquiété. Il suivait, autant qu'il pouvait, la règle de sa
+communauté et se levait de sa paillasse pour réciter, agenouillé sur le
+carreau, les offices de nuit. Bien qu'ils n'eussent tous deux à manger
+que de misérables rogatons, il observait le jeûne et l'abstinence.
+Témoin affligé et souriant de ces austérités, le philosophe lui demanda,
+un jour:
+
+"Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir
+endurer ainsi le froid et la faim?
+
+--Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l'exemple de la
+souffrance."
+
+Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du
+philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins
+à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait
+heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du
+Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d'hermine, qui
+courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon
+des suppliantes de tous les temps.
+
+Elle tremblait; on entendait les battements précipités de son cœur.
+Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux,
+vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l'eût pas
+vue sans profit.
+
+Elle parlait d'une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur
+d'être entendue des passants:
+
+"Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!... Ils sont dans ma
+chambre, rue Fromenteau. Pendant qu'ils montaient, je me suis réfugiée
+chez Flora, ma voisine, et j'ai sauté par la fenêtre dans la rue, de
+sorte que je me suis foulé le pied.... Ils viennent; ils veulent me
+mettre en prison et me faire mourir.... La semaine dernière, ils ont
+fait mourir Virginie."
+
+Brotteaux comprenait bien qu'elle parlait des délégués du Comité
+révolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité de sûreté
+générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, le citoyen
+Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme les plus funestes
+ennemies de la République. Il voulait régénérer les mœurs. A vrai dire,
+les demoiselles du Palais-Égalité étaient peu patriotes. Elles
+regrettaient l'ancien état et ne s'en cachaient pas toujours. Plusieurs
+avaient été déjà guillotinées comme conspiratrices, et leur sort
+tragique avait excité beaucoup d'émulation chez leurs pareilles.
+
+Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle faute elle
+s'était attiré un mandat d'arrêt.
+
+Elle jura qu'elle n'en savait rien, qu'elle n'avait rien fait qu'on pût
+lui reprocher.
+
+"Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n'es point suspecte: tu n'as
+rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moi tranquille."
+
+Alors elle avoua tout:
+
+"J'ai arraché ma cocarde et j'ai crié: "Vive le roi!"
+
+Il s'engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à son bras, elle
+disait:
+
+"Ce n'est pas que je l'aime, le roi; vous pensez bien que je ne l'ai
+jamais connu et peut-être n'était-il pas un homme très différent des
+autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruels envers les
+pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent et m'injurient de toutes
+les manières; ils veulent m'empêcher de faire mon métier. Je n'en ai pas
+d'autre. Vous pensez bien que si j'en avais un autre, je ne ferais pas
+celui-là.... Qu'est-ce qu'ils veulent? Ils s'acharnent contre les
+petits, les faibles, le laitier, le charbonnier, le porteur d'eau, la
+blanchisseuse. Ils ne seront contents que lorsqu'ils auront mis contre
+eux tout le pauvre monde."
+
+Il la regarda: elle avait l'air d'un enfant. Elle ne ressentait plus de
+peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il lui demanda son
+nom. Elle répondit qu'elle se nommait Athénaïs et avait seize ans.
+
+Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle ne
+connaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante à
+Palaiseau, qui la garderait chez elle.
+
+Brotteaux prit sa résolution:
+
+"Viens, mon enfant", lui dit-il.
+
+Et il l'emmena, appuyée à son bras.
+
+Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son
+bréviaire.
+
+Il lui montra Athénaïs, qu'il tenait par la main:
+
+"Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: "Vive le
+roi!" La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n'a point de
+gîte. Permettrez-vous qu'elle passe la nuit ici?"
+
+Le Père Longuemare ferma son bréviaire:
+
+"Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur, si cette
+jeune fille, qui est comme moi sous le coup d'un mandat d'arrêt, peut,
+pour son salut temporel, passer la nuit dans la même chambre que moi.
+
+--Oui, mon Père.
+
+--De quel droit m'y opposerais-je? et, pour me croire offensé de sa
+présence, suis-je sûr de valoir mieux qu'elle?"
+
+Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurant qu'il y
+dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas. Brotteaux s'étendit
+sur la paillasse et souffla la chandelle.
+
+Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises: il ne
+dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et de la
+fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se leva et
+envoya dans la mansarde un rayon d'argent qui éclaira la chevelure
+blonde, les cils d'or, le nez fin, la bouche ronde et rouge d'Athénaïs,
+dormant les poings fermés.
+
+"Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!"
+
+Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux était parti.
+Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s'instruisait, aux leçons de
+la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs; et toutefois il
+était dévoré de regrets et d'inquiétudes.
+
+En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête les solives
+d'un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur et tendit vers
+lui, pour le caresser, ses jolies petites mains sales.
+
+Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabré où le
+religieux avait passé la nuit.
+
+"Il est parti?... Il n'est pas allé me dénoncer, dites?
+
+--Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme que ce vieux
+fou."
+
+Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quand
+Brotteaux lui eut dit que c'était la religion, elle lui reprocha
+gravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religion étaient
+pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieu souvent, espérant
+qu'il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte
+miséricorde.
+
+Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, elle crut que
+c'était un livre de messe et dit:
+
+"Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieu vous
+récompensera de ce que vous avez fait pour moi."
+
+Brotteaux lui ayant dit que ce livre n'était pas un livre de messe, et
+qu'il avait été écrit avant que l'idée de messer se fût introduite dans
+le monde, elle pensa que c'était une _Clef des Songes_, et demanda s'il
+ne s'y trouvait pas l'explication d'un rêve extraordinaire qu'elle avait
+fait. Elle ne savait pas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que ces
+deux sortes d'ouvrages.
+
+Brotteaux lui répondit que ce livre n'expliquait que le songe de la vie.
+La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonça à la
+comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçait
+pour Brotteaux les cuvettes d'argent dont il usait autrefois. Puis elle
+arrangea ses cheveux devant le miroir à barbe de son hôte, avec un soin
+minutieux et grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elle
+prononçait quelques paroles, à longs intervalles.
+
+"Vous, vous avez été riche.
+
+--Qu'est-ce qui te le fait croire?
+
+--Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes un aristocrate,
+j'en suis sûre."
+
+Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dans une
+chapelle ronde d'ivoire, un morceau de sucre, du fil, des ciseaux, un
+briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait le choix de ce qui lui
+était nécessaire, elle se mit à raccommoder sa jupe, qui avait été
+déchirée en plusieurs endroits.
+
+"Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! lui dit
+Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore.
+
+--Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais ce sera pour
+l'amour de vous et non pour l'amour de la nation."
+
+Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupe à deux
+mains, elle fit la révérence comme elle l'avait appris au village et dit
+à Brotteaux:
+
+"Monsieur, je suis votre très humble servante."
+
+Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes les manières, mais
+elle trouvait convenable qu'il ne demandât rien et qu'elle n'offrît
+rien: il lui semblait que c'était gentil de se quitter de la sorte, et
+selon les bienséances.
+
+Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu'elle prît le
+coche de Palaiseau. C'était la moitié de sa fortune, et, bien qu'il fût
+connu pour ses prodigalités envers les femmes, il n'avait encore fait
+avec aucune un si égal partage de ses biens.
+
+Elle lui demanda son nom.
+
+"Je me nomme Maurice."
+
+Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde:
+
+"Adieu, Athénaïs."
+
+Elle l'embrassa.
+
+"Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moi Marthe: c'est
+le nom de mon baptême, le nom dont on m'appelait au village.... Adieu et
+merci.... Bien votre servante, monsieur Maurice."
+
+
+
+
+XV
+
+
+Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger, juger
+sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées de faisceaux
+et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis, les
+juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs
+prédécesseurs royaux. L'accusateur public et ses substituts, épuisés de
+fatigue, brûlés d'insomnie et d'eau-de-vie, ne secouaient leur
+accablement que par un violent effort; et leur mauvaise santé les
+rendait tragiques. Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns
+instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents,
+hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de
+la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de
+brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient
+qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête
+mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait
+abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués
+soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des
+larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des
+sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient
+plus impétueusement les impulsions de leur cœur.
+
+Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait
+l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du
+souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés
+dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages
+forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui
+appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre
+les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues
+couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés.
+Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations
+indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des
+hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus
+souvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût accepté de
+se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre
+ces tâches épouvantables.
+
+Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le
+fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la
+certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes.
+Aux questions mortelles l'accusée répondit tantôt avec l'instinct de la
+conservation, tantôt avec sa hauteur accoutumée, et, une fois, grâce à
+l'infamie d'un de ses accusateurs, avec la majesté d'une mère. L'outrage
+et la calomnie seuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée
+d'effroi. Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles,
+attendait que tout cela fût fini pour jeter la tête de l'Autrichienne à
+l'Europe.
+
+
+
+Trois jours après l'exécution de Marie-Antoinette, Gamelin fut appelé
+auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trente pas du bureau
+militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit de sangle, dans la
+cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa tête livide creusait
+l'oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus, tournèrent leurs
+prunelles vitreuses du côté d'Évariste; sa main desséchée saisit la main
+de l'ami et la pressa avec une force inattendue. Il avait eu trois
+vomissements de sang en deux jours. Il essaya de parler; sa voix,
+d'abord voilée et faible comme un murmure, s'enfla, grossit:
+
+"Wattignies! Wattignies!... Jourdan a forcé l'ennemi dans son camp...
+débloqué Maubeuge.... Nous avons repris Marchiennes. Ça ira... ça
+ira...."
+
+Et il sourit.
+
+Ce n'étaient pas des songes de malade; c'était une vue claire de la
+réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaient les
+ténèbres éternelles. Désormais l'invasion semblait arrêtée: les
+généraux, terrorisés, s'apercevaient qu'ils n'avaient pas mieux à faire
+que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n'avaient point
+apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisition le donnait.
+Encore un effort, et la République serait sauvée.
+
+Après une demi-heure d'anéantissement, le visage de Fortuné Trubert,
+creusé par la mort, se ranima, ses mains se soulevèrent.
+
+Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu'il y eût dans la chambre,
+un petit secrétaire de noyer.
+
+Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un esprit lucide:
+
+"Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes: trois cent vingt
+livres dont tu trouveras le compte... dans ce cahier rouge.... Adieu,
+Gamelin. Ne t'endors pas. Veille à la défense de la République. Ça ira."
+
+L'ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit le mourant
+pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaient le drap.
+
+A minuit, il prononça des mots sans suite:
+
+"Encore du salpêtre.... Faites livrer les fusils.... La santé? très
+bonne.... Descendez ces cloches...."
+
+Il expira à 5 heures du matin.
+
+Par ordre de la section, son corps fut exposé dans la nef de la
+ci-devant église des Barnabites, au pied de l'autel de la Patrie, sur
+un lit de camp, le corps recouvert d'un drapeau tricolore et le front
+ceint d'une couronne de chêne.
+
+Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main, douze
+jeunes filles, traînant de longs voiles et portant des fleurs,
+entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaient
+chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l'un d'eux la fille de
+sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravité enfantine et sa beauté
+charmante, lui rappela ces génies de l'amour et de la mort, que les
+Romains sculptaient sur leurs sarcophages.
+
+Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts aux chants de _La
+Marseillaise_ et du _Ça ira_.
+
+En mettant le baiser d'adieu sur le front de Fortuné Trubert, Évariste
+pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui se reposait, sa tâche
+accomplie.
+
+Rentré chez lui, il reçut avis qu'il était nommé membre du Conseil
+général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, il avait été élu
+sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de
+suffrages. On ne votait plus: les sections étaient désertes; riches et
+pauvres ne cherchaient qu'à se soustraire aux charges publiques. Les
+plus grands événements n'excitaient plus ni enthousiasme ni curiosité;
+on ne lisait plus les journaux, Évariste doutait si, sur les sept cent
+mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient
+encore l'âme républicaine.
+
+Ce jour-là, les Vingt et Un comparurent.
+
+Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de la République,
+vains, imprudents, ambitieux et légers, à la fois modérés et violents,
+faibles dans la terreur comme dans la clémence, prompts à déclarer la
+guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l'exemple qu'ils
+avaient donné, ils n'étaient pas moins la jeunesse éclatante de la
+Révolution; ils en avaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va
+les interroger avec une partialité savante; ce blême accusateur, qui,
+là, devant sa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces
+jurés, qui voudront tout à l'heure étouffer leur défense; ce public des
+tribunes, qui les couvre d'invectives et de huées, juge, jurés, peuple,
+ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents, leurs
+vertus. Mais ils ne se souviennent plus.
+
+Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle de Brissot.
+Il ne se rappelait plus, et, s'il restait dans sa mémoire quelque
+vestige de son antique admiration, c'était pour concevoir que ces
+monstres avaient séduit les meilleurs citoyens.
+
+En rentrant, après l'audience, dans sa maison, Gamelin entendit des cris
+déchirants. C'était la petite Joséphine que sa mère fouettait pour avoir
+joué sur la place avec des polissons et sali la belle robe blanche qu'on
+lui avait mise pour la pompe funèbre du citoyen Trubert.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patrie des
+victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui; d'un
+accusé il fit son accusé.
+
+Depuis qu'il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans la foule
+des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteur d'Élodie, dont il
+s'était fait, dans son imagination laborieuse, une idée dont quelques
+traits étaient précis. Il le concevait jeune, beau, insolent, et se
+faisait une certitude qu'il avait émigré en Angleterre. Il crut le
+découvrir en un jeune émigré nommé Maubel, qui, de retour en France et
+dénoncé par son hôte, avait été arrêté dans une auberge de Passy et dont
+le parquet de Fouquier-Tinville instruisait l'affaire avec mille autres.
+On avait saisi sur lui des lettres que l'accusation considérait comme
+les preuves d'un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, mais
+qui n'étaient en fait que des lettres écrites à l'émigré par des
+banquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel, qui
+était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries. On
+trouvait dans son carnet trace de relations avec l'Espagne, alors en
+guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaient d'ordre intime,
+et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance de non-lieu, ce fut en
+vertu de ce principe que la justice ne doit jamais se hâter de relâcher
+un prisonnier.
+
+Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi par Maubel en
+chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeune ci-devant,
+qu'il se figurait conforme à celui qu'il attribuait à l'homme qui avait
+abusé de la confiance d'Élodie. Dès lors, enfermé pendant de longues
+heures dans le cabinet du greffier, il étudia le dossier avec ardeur.
+Ses soupçons s'accrurent étrangement quand il trouva dans un calepin
+déjà ancien de l'émigré l'adresse de l'_Amour peintre_, jointe, il est
+vrai, à celle du _Singe Vert_, du _Portrait de la_ ci-devant _Dauphine_
+et de plusieurs autres magasins d'estampes et de tableaux. Mais, quand
+il eut appris qu'on avait recueilli dans ce même calepin quelques
+pétales d'un œillet rouge, recouverts avec soin d'un papier de soie,
+songeant que l'œillet rouge était la fleur préférée d'Élodie qui la
+cultivait sur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, la donnait (il le
+savait) en témoignage d'amour, Évariste ne douta plus.
+
+Alors, s'étant fait une certitude, il résolut d'interroger Élodie, en
+lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaient fait découvrir
+le criminel.
+
+Comme il montait l'escalier de sa maison, il sentit dès les paliers
+inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dans l'atelier Élodie,
+qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de la confiture de coings.
+Tandis que la vieille ménagère, allumant le fourneau, méditait en son
+esprit les moyens d'épargner le charbon et la cassonade sans nuire à la
+qualité de la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaise de paille,
+ceinte d'un tablier de toile bise, des fruits d'or plein son giron,
+pelait les coings et les jetait par quartiers dans une bassine de
+cuivre. Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches
+noires se tordaient sur son front moite; il émanait d'elle un charme
+domestique et une grâce familière qui inspiraient les douces pensées et
+la tranquille volupté.
+
+Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d'or fondu et
+dit:
+
+"Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez, tout
+l'hiver, d'une délicieuse gelée de coings qui vous affermira l'estomac
+et vous rendra le cœur gai."
+
+Mais Gamelin, s'approchant d'elle, lui prononça ce nom à l'oreille:
+
+"Jacques Maubel...."
+
+A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge par la
+porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels il avait
+remis des talons, la note de ses ressemelages.
+
+De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage du nouveau
+calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clair dans ses
+comptes, se perdait dans les fructidor et les vendémiaire.
+
+Elle soupira:
+
+"Jésus! ils veulent tout changer, les jours, les mois, les saisons, le
+soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot, qu'est-ce que c'est
+que cette paire de galoches du 8 vendémiaire?
+
+--Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vous rendre
+compte."
+
+Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt:
+
+"Il n'a pas l'air chrétien! fit-elle, épouvantée.
+
+--Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nous n'avons plus
+que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va
+falloir changer notre manière de compter. Il n'y aura plus de liards ni
+de deniers, tout sera réglé sur l'eau distillée."
+
+A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, leva les
+yeux au plafond et soupira:
+
+"Ils en font trop!"
+
+Et, tandis qu'elle se lamentait, semblable aux saintes femmes des
+calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans la braise,
+remplissait l'atelier d'une vapeur infecte qui, jointe à l'odeur
+entêtante des coings, rendait l'air irrespirable.
+
+Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu'on ouvrît la
+fenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que la
+citoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nom à
+l'oreille de la citoyenne Blaise:
+
+"Jacques Maubel."
+
+Elle le regarda avec un peu de surprise, et, très tranquillement, sans
+cesser de couper un coing en quartiers:
+
+"Et bien?... Jacques Maubel?...
+
+--C'est lui!
+
+--Qui? lui?
+
+--Tu lui as donné un œillet rouge."
+
+Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu'il s'expliquât.
+
+"Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!..."
+
+Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoir jamais
+connu un Jacques Maubel.
+
+Et vraiment elle n'en avait jamais connu.
+
+Elle nia avoir jamais donné d'œillets rouges à personne qu'à Évariste;
+mais peut-être, sur ce point, n'avait-elle pas très bonne mémoire.
+
+Il connaissait mal les femmes, et n'avait pas pénétré bien profondément
+le caractère d'Élodie; pourtant il la pensait très capable de feindre et
+de tromper un plus habile que lui.
+
+"Pourquoi nier? dit-il. Je sais."
+
+Elle affirma de nouveau n'avoir connu aucun Maubel. Et, ayant fini de
+peler ses coings, elle demanda de l'eau parce que ses doigts poissaient.
+
+Gamelin lui apporta une cuvette.
+
+Et, en se lavant les mains, elle renouvela ses dénégations.
+
+Il répéta encore qu'il savait, et, cette fois, elle garda le silence.
+
+Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et était à mille
+lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n'avait jamais entendu
+parler, dût comparaître devant le Tribunal révolutionnaire; elle ne
+comprenait rien aux soupçons dont on l'obsédait, mais elle les savait
+mal fondés. C'est pourquoi, n'ayant guère d'espoir de les dissiper, elle
+n'en avait guère envie non plus. Elle cessa de se défendre d'avoir connu
+un Maubel, préférant laisser le jaloux s'égarer sur une fausse piste,
+quand, d'un moment à l'autre, le moindre incident pouvait le mettre sur
+la véritable voie. Son petit clerc d'autrefois, devenu un joli dragon
+patriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate. Quand
+il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d'un œil qui
+semblait dire: "Allons! la belle; je sens bien que je vais vous
+pardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vous rendre
+mon estime." Elle ne fit donc plus effort pour guérir ce qu'elle
+appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la conviction que Jacques
+Maubel était le corrupteur d'Élodie.
+
+
+
+Les jours qui suivirent, le Tribunal s'occupa sans relâche d'anéantir le
+fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé de dévorer la liberté.
+Ce furent des jours chargés; et les jurés, épuisés de fatigue,
+expédièrent le plus rapidement possible la femme Roland, inspiratrice ou
+complice des crimes de la faction brissotine.
+
+Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presser l'affaire
+Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux: il obtint qu'un
+commissaire les irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin.
+
+Le substitut de l'accusateur public les lut, fit la grimace et dit à
+Évariste:
+
+"Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n'y a rien là-dedans! des
+fadaises!... S'il était seulement certain que ce ci-devant comte de
+Maubel a émigré!..."
+
+Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acte d'accusation et
+fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le 19 brumaire.
+
+Dès l'ouverture de l'audience, le président montra le visage sombre et
+terrible qu'il avait soin de prendre pour conduire les affaires mal
+instruites. Le substitut de l'accusateur se caressait le menton des
+barbes de sa plume et affectait la sérénité d'une conscience pure. Le
+greffier lut l'acte d'accusation: on n'en avait pas encore entendu de si
+creux.
+
+Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas eu connaissance des
+lois rendues contre les émigrés.
+
+"Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j'ai quitté la
+France muni de passeports en règle."
+
+Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour en France
+il s'expliqua d'une manière satisfaisante. Sa figure était agréable,
+avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Les femmes des
+tribunes le regardaient d'un œil favorable. L'accusation prétendait
+qu'il avait fait un séjour en Espagne dans le moment où déjà cette
+nation était en guerre avec la France; il affirma n'avoir pas quitté
+Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur. Parmi les papiers
+qu'il avait jetés dans sa cheminée, lors de son arrestation, et dont on
+n'avait retrouvé que des bribes, on lisait des mots espagnols et le nom
+de "Nieves".
+
+Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications qui lui
+étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l'intérêt de
+l'accusé était de s'expliquer, il répondit qu'on ne doit pas toujours
+suivre son intérêt.
+
+Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d'un crime: par trois fois
+il pressa le président de demander à l'accusé s'il pouvait s'expliquer
+sur l'œillet dont il gardait si précieusement dans son portefeuille les
+pétales desséchés.
+
+Maubel répondit qu'il ne se croyait pas obligé de répondre à une
+question qui n'intéressait pas la justice, puisqu'on n'avait pas trouvé
+de billet caché dans cette fleur.
+
+Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablement prévenu
+en faveur de ce jeune homme dont l'affaire, obscure, semblait surtout
+cacher des mystères amoureux. Cette fois, les bons, les purs eux-mêmes
+eussent volontiers acquitté. L'un d'eux, un ci-devant, qui avait donné
+des gages à la Révolution, dit:
+
+"Est-ce sa naissance qu'on lui reproche? Moi aussi, j'ai eu le malheur
+de naître dans l'aristocratie.
+
+--Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y est resté."
+
+Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cet
+émissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delà les
+monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté, il demanda
+si ardemment la condamnation du traître, qu'il réveilla l'humeur
+toujours inquiète, la vieille sévérité des jurés patriotes.
+
+L'un d'eux, cyniquement, lui dit:
+
+"Il est des services qu'on ne peut se refuser entre collègues."
+
+Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité.
+
+Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillité souriante. Ses
+regards, qu'il promenait paisiblement sur la salle, exprimèrent, en
+rencontrant le visage de Gamelin, un indicible mépris.
+
+Personne n'applaudit la sentence.
+
+Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettre en
+attendant l'exécution qui devait se faire le soir même, aux flambeaux:
+
+ _Ma chère sœur, le Tribunal m'envoie à l'échafaud, me donnant la
+ seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves
+ adorée. Ils m'ont pris le seul bien qui me restait d'elle, une
+ fleur de grenadier, qu'ils appelaient, je ne sais pourquoi, un
+ œillet._
+
+ _J'aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j'ai
+ recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en
+ lieu sûr et qu'on te remettra dès qu'il sera possible. Je te
+ prie, chère sœur, de les garder en mémoire de moi._
+
+Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu'il plia, et
+écrivit la suscription:
+
+_A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel._
+
+ _La Réole._
+
+Il donna tout ce qu'il avait d'argent sur lui au porte-clefs, en le
+priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et
+but à petits coups en attendant la charrette....
+
+Après souper, Gamelin courut à l'_Amour peintre_ et bondit dans la
+chambre bleue où chaque nuit l'attendait Élodie.
+
+"Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n'est plus. La charrette qui
+le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de
+flambeaux."
+
+Elle comprit:
+
+"Misérable! C'est toi qui l'as tué, et ce n'était pas mon amant. Je ne
+le connaissais pas... je ne l'ai jamais vu.... Quel homme était-ce? Il
+était jeune, aimable..., innocent. Et tu l'as tué, misérable!
+misérable!"
+
+Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se
+sentait inondée en même temps d'horreur et de volupté. Elle se ranima à
+demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge
+se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa
+dans ses bras à l'étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui
+donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd, le plus
+long, le plus douloureux et le plus délicieux des baisers.
+
+Elle l'aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissait terrible,
+cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus
+elle avait faim et soif de lui.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui
+fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel,
+délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se
+firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle
+capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui
+fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point
+d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée.
+
+De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de
+s'asseoir et se mit tout à leur service.
+
+Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant
+près du Pont-Neuf.
+
+"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter."
+
+Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale.
+
+Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il
+ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi
+désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du
+Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité
+du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom
+autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne
+tarderait pas à le découvrir.
+
+"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance
+par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise
+au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris
+connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les
+dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne
+sait à qui entendre.
+
+--Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au
+Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations
+par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup
+d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage.
+
+--Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme
+galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom
+d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au
+service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui
+concerne l'individu des Ilettes."
+
+Il tira la lettre de sa poche.
+
+"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention
+qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme
+d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement
+nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage:
+
+ _Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf,
+ un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est
+ réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du
+ jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel
+ de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel
+ durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de
+ la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous
+ savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la
+ guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des
+ petites gens et des femmes du peuple, encore profondément
+ attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que
+ cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France
+ entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit
+ plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain,
+ ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais,
+ etc...." Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame
+ Royale et se fasse nommer protecteur du royaume._
+
+ _Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les
+ sommes qui me sont dues, c'est-à-dire mille livres sterling, par
+ la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien
+ d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison,
+ etc., etc._
+
+--Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà
+un indice précieux... bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de
+ce genre dans la section.
+
+--Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une
+poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre
+scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à
+craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son
+âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate.
+
+--Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des
+cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant
+dans des sacs.
+
+--Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne
+sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile,
+qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la
+journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des
+constructions.... En usez-vous?..."
+
+Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués.
+
+"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de
+longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce
+matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin
+blanc."
+
+Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la
+place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement
+l'individu des Ilettes.
+
+Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la
+section.
+
+"Avez-vous vu jouer _Le Jugement dernier des Rois_? demanda Delourmel à
+ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les
+rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui
+les engloutit. C'est un ouvrage patriotique."
+
+Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture,
+brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait
+par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée.
+
+"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il.
+
+La vieille répondit elle-même:
+
+"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires,
+croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte
+Véronique, _Ecce homo_, _Agnus Dei_, cors et bagues de saint Hubert, et
+tous objets de dévotion.
+
+--C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel.
+
+Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui
+répondait à toutes les questions:
+
+"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion."
+
+Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui
+passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme
+étonnée.
+
+Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au
+Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la
+section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à
+l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement,
+et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire.
+
+En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le
+commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de
+la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre
+le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la
+citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond
+de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de
+sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le
+chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite
+Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se
+répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une
+voix irritée:
+
+"Misérable! je te défends de battre mon chien.
+
+--Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de...."
+
+Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête.
+
+Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des
+délégués, il courut à lui et lui dit:
+
+"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de
+m'assassiner."
+
+Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions,
+étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant
+au portier et au menuisier:
+
+"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un
+suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des
+Ilettes, fabricant de polichinelles."
+
+Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de
+Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis
+au délateur.
+
+Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du
+portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits
+polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis
+montèrent par l'échelle de meunier.
+
+Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père
+Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars,
+et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et
+l'harmonie.
+
+Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses
+membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait
+impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer
+un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où
+venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux
+femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et
+ses trois chemises.
+
+"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai
+pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici."
+
+Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut
+mis avec Brotteaux en état d'arrestation.
+
+Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne
+Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la
+vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine,
+dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait
+caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux
+emplissait la place de Thionville.
+
+Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne
+qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un
+panier plein d'œufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un
+linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur
+un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des
+magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle
+demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et
+lui dit doucement:
+
+"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible.... Mais vous ne le
+connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu."
+
+Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer.
+Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus
+obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se
+vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue
+Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout
+entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria:
+
+"Vive le roi! vive le roi!"
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour
+l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle
+eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait
+arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son
+humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en
+avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.
+
+Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au
+moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore
+son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il
+accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour
+n'avoir pas à le juger.
+
+La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle;
+elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts
+tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa
+religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au
+coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur
+Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et,
+l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt.
+
+Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons
+obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la
+citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la
+porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la
+faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou
+vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick
+vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la
+taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux
+châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de
+l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de
+lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et
+silencieux.
+
+Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite:
+
+"Tu ne reconnais pas ta fille?..."
+
+La vieille dame joignit les mains:
+
+"Julie!... C'est toi.... Est-il Dieu possible!...
+
+--Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman."
+
+La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme
+sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude:
+
+"Toi, à Paris!...
+
+--Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!... Moi, on ne me reconnaîtra
+pas dans cet habit."
+
+En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas
+différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient
+les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage,
+fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les
+soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince,
+avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa
+voix claire eût pu la trahir.
+
+Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait
+volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon,
+elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme
+Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.
+
+Puis, le verre encore sur ses lèvres:
+
+"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler."
+
+La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.
+
+"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au
+Luxembourg."
+
+Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et
+officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était
+ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où
+il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait
+plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait
+que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le
+malheur.
+
+Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans
+les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables
+des tavernes, à Piccadilly.
+
+Sa mère ne répondait point et la regardait d'un œil morne.
+
+"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie
+Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné.
+
+--Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton
+frère.
+
+--Comment? que dis-tu, ma mère?
+
+--Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur
+de Chassagne.
+
+--Maman, il le faut bien, pourtant!
+
+--Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de
+t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels
+noms il lui donnait.
+
+--Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant,
+en haussant les épaules.
+
+--Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de
+ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a
+soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu
+le connais: il ne vous pardonne pas.
+
+--Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée... à Londres...."
+
+La pauvre mère leva les yeux et les bras:
+
+"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste
+le traite comme un ennemi.
+
+--Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire
+auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les
+démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?...
+Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait!
+
+--Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui
+demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de
+Chassagne.... Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et,
+sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre... mais il est
+juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande
+rien, Julie.
+
+--Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid,
+insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la
+vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les
+trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et
+sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et
+moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce
+que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me
+souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un
+hypocrite.
+
+--Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je
+t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes
+une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai
+aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais
+ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin
+de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton
+état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que
+serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim.
+
+--Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de
+soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée
+par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne
+action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de
+prendre soin de toi. Lui! t'aimer?... Est-ce qu'il est capable d'aimer
+quelqu'un? Il n'a ni cœur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour
+peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne."
+
+Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait
+telles qu'elle les avait quittées.
+
+"La voilà, son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son
+Oreste, son Oreste, l'œil bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un
+empalé, c'est lui tout entier.... Enfin, maman, tu ne comprends donc
+rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les
+jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront
+mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me
+le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons
+été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je
+n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai
+été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez
+un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer
+notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y
+accomplir une mission importante.... Nous avons consenti; nous aurions
+accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et
+donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé
+les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné.
+Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions
+affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou
+emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie
+de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait
+sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse
+et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze
+jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de
+Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et
+lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné
+autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande
+à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous,
+le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire
+arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de
+quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les
+gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu
+conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu
+l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une
+marche de l'église.... On l'a conduit, ce matin...."
+
+Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient.
+
+Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa
+mère:
+
+"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman,
+aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!"
+
+Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire
+reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les
+mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.
+
+"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin.
+
+Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune
+femme.
+
+Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère
+cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le
+regard de ces yeux noyés de pleurs.
+
+"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se
+laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne
+l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il
+n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les
+comprends pas."
+
+Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie:
+
+"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à
+t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier
+mouvement.... Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est
+sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, aux convenances. Moi-même, j'ai
+été un peu surprise de voir ma Julie en garçon.
+
+--Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu
+ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier,
+pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un
+certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille
+et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que
+ce travestissement est plus scabreux que le mien.
+
+--Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de
+cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour
+moi. Je parlerai à Évariste, je dirai...."
+
+Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait,
+mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir.
+
+"Il est bon. Il fera pour moi... pour toi ce que je lui demanderai."
+
+Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la
+tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet
+à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait
+venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se
+taisait, les pas, les roues, le ciel.
+
+Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée,
+elle entendit son fils qui montait l'escalier.
+
+"Évariste!... dit-elle. Cache-toi."
+
+Et elle poussa sa fille dans sa chambre.
+
+"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?"
+
+Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu
+contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis
+quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une
+couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce
+sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées,
+prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait
+lourde et paresseuse.
+
+Il fredonna le _Ça ira_.
+
+"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le cœur gai.
+
+--Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La
+Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les
+lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République
+triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des
+conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que
+les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle
+foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?"
+
+La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus
+ses lunettes.
+
+"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu
+lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au
+ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait
+données. Je lui ai fait de la tisane.... Desmahis est venu te voir; il a
+regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta
+composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes
+esquisses et les a admirées.
+
+--Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le
+peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter;
+mais il y a là une tête digne de David."
+
+Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.
+
+"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras
+eux-mêmes fussent des palmes.
+
+--Évariste!
+
+--Maman?...
+
+--J'ai reçu des nouvelles... devine de qui....
+
+--Je ne sais pas....
+
+--De Julie... de ta sœur.... Elle n'est pas heureuse.
+
+--Ce serait un scandale qu'elle le fût.
+
+--Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta sœur. Julie n'est pas
+mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle
+t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie
+laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien
+n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.
+
+--Elle vous a écrit?
+
+--Non.
+
+--Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?
+
+--Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est...."
+
+Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible:
+
+"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en
+France.... Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par
+moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à
+Paris.... Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi....
+
+--Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?...
+
+--Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sœur Julie est dans cette
+chambre... (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite
+la dénoncer au Comité de vigilance de la section."
+
+La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses
+mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible
+murmure:
+
+"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un
+monstre...."
+
+Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut
+chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du
+néant.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaient interrogés à
+la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où
+le portier refusa de le recevoir, alléguant qu'il n'avait plus de place.
+Le vieux traitant fut mené ensuite à la Conciergerie et introduit au
+greffe, pièce assez petite, partagée en deux par une cloison vitrée.
+Pendant que le greffier inscrivait son nom sur les registres d'écrou,
+Brotteaux vit à travers les carreaux deux hommes qui, chacun sur un
+mauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et, l'œil fixe,
+semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteilles, des restes de
+pain et de viande couvraient le sol autour d'eux. C'étaient des
+condamnés à mort qui attendaient la charrette.
+
+Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à la lueur d'une
+lanterne, il entrevit deux figures étendues, l'une farouche, mutilée,
+hideuse, l'autre gracieuse et douce. Ces deux prisonniers lui offrirent
+un peu de leur paille pourrie et pleine de vermine, pour qu'il ne
+couchât pas sur la terre souillée d'excréments. Brotteaux se laissa
+choir sur un banc, dans l'ombre puante, et demeura la tête contre le
+mur, muet, immobile. Sa douleur était telle qu'il se serait brisé la
+tête contre le mur, s'il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer.
+Ses yeux se voilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence,
+envahit ses oreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant
+délicieux. Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie,
+clarté sereine, parfum, douceur. Puis il cessa d'être.
+
+Quand il revint à lui, la première pensée qui s'empara de son esprit fut
+de regretter son évanouissement et, philosophe jusque dans la stupeur du
+désespoir, il songea qu'il lui avait fallu descendre dans un cul de
+basse-fosse, en attendant la guillotine, pour éprouver la sensation de
+volupté la plus vive que ses sens eussent jamais goûtée. Il s'essayait à
+perdre de nouveau le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au
+contraire, il sentait l'air infect du cachot apporter à ses poumons,
+avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère.
+
+Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle
+injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur
+curiosité; mais, quand ils apprirent qu'il était ce que l'on appelait
+"un politique", un de ceux dont le crime léger était de parole ou de
+pensée, ils n'éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits
+reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité: le plus vieux
+était un assassin, l'autre avait fabriqué de faux assignats. Ils
+s'accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques
+satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu'au-dessus de sa
+tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies
+marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de
+mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son
+désespoir.
+
+La nuit vint, inaperçue dans l'ombre et le silence du cachot, mais
+lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos
+contre la muraille, Brotteaux s'assoupit. Et il se vit assis au pied
+d'un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleil couchant
+couvrait la rivière de flammes liquides et le bord des nuées était teint
+de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévorait et il
+buvait avidement, à même sa cruche, une eau qui augmentait son mal.
+
+Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit à Brotteaux de le
+mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu'il aurait de la place, ce
+qui ne tarderait guère. En effet, le surlendemain, il invita le vieux
+traitant à sortir de son cachot. A chaque marche qu'il montait,
+Brotteaux sentait rentrer en lui la force et la vie, et quand sur le
+carreau rouge d'une chambre il vit se dresser un lit de sangle recouvert
+d'une méchante couverture de laine, il pleura de joie. Le lit doré où se
+becquetaient des colombes, qu'il avait jadis fait faire pour la plus
+jolie des danseuses de l'Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni
+promis de telles délices.
+
+Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, qui en
+contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. La compagnie
+qui habitait là, composée d'ex-nobles, de marchands, de banquiers,
+d'artisans, ne déplut pas au vieux publicain, qui s'accommodait de
+toutes sortes de personnes. Il observa que ces hommes, privés comme lui
+de tout plaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient
+de la gaieté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer
+les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la
+légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement
+leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les
+plus intelligents d'entre eux étaient profondément tristes. Il s'aperçut
+bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l'eau-de-vie
+une gaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un
+peu fou. Ils n'avaient pas tous du courage; mais tous en montraient.
+Brotteaux n'en était pas surpris: il savait que les hommes avouent
+volontiers la cruauté, la colère, l'avarice même, mais jamais la
+lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans
+une société polie, en un danger mortel. C'est pourquoi, songeait-il,
+tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont
+composées que de braves.
+
+Plus encore que le vin et l'eau-de-vie, le bruit des armes et des clefs,
+le grincement des serrures, l'appel des sentinelles, le trépignement des
+citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur
+inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se
+coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre.
+
+Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand il apprit, par
+le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait sur la paille
+pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et les assassins. Il le fit
+recevoir à la pistole, dans la chambre qu'il habitait et où un lit était
+devenu vacant. S'étant engagé à payer pour le religieux, le vieux
+publicain, qui n'avait pas sur lui un grand trésor, s'ingénia à faire
+des portraits à un écu l'un. Il se procura, par l'intermédiaire d'un
+geôlier, de petits cadres noirs pour y mettre de menus travaux en
+cheveux qu'il exécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furent très
+recherchés dans une réunion d'hommes qui songeaient à laisser des
+souvenirs.
+
+Le Père Longuemare tenait haut son cœur et son esprit. En attendant
+d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, il préparait sa
+défense. Ne séparant point sa cause de celle de l'Église, il se
+promettait d'exposer à ses juges les désordres et les scandales causés à
+l'Épouse de Jésus-Christ par la constitution civile du clergé; il
+entreprenait de peindre la fille aînée de l'Église faisant au pape une
+guerre sacrilège, le clergé français dépouillé, violenté, odieusement
+soumis à des laïques; les réguliers, véritable milice du Christ, spoliés
+et dispersés. Il citait saint Grégoire le Grand et saint Irénée,
+produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes
+entiers des décrétales.
+
+Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de son lit,
+trempant des tronçons de plumes usées jusqu'aux barbes dans l'encre,
+dans la suie, dans le marc de café, couvrant d'une illisible écriture
+papiers à chandelle, papiers d'emballage, journaux, gardes de livres,
+vieilles lettres, vieilles factures, cartes à jouer, et songeant à y
+employer sa chemise après l'avoir passée à l'amidon. Il entassait
+feuille sur feuille, et, montrant l'indéchiffrable barbouillage, il
+disait:
+
+"Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai de lumière."
+
+Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sans cesse accrue
+et pensant à ces magistrats qu'il brûlait de confondre, il s'écria:
+
+"Je ne voudrais pas être à leur place!"
+
+Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaient ou
+royalistes ou fédéralistes; il s'y trouvait même un jacobin; ils
+différaient entre eux d'opinion sur la manière de conduire les affaires
+de l'État, mais aucun d'eux ne gardait le moindre reste de croyances
+chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, les girondins
+trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmes et
+excellent pour le peuple. Les jacobins installaient à la place de
+Jéhovah un dieu jacobin, pour faire descendre de plus haut le
+jacobinisme sur le monde; mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les
+uns ni les autres qu'on fût assez absurde pour croire à aucune religion
+révélée, voyant que le Père Longuemare ne manquait pas d'esprit, ils le
+prenaient pour un fourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre,
+il confessait sa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de
+sincérité, plus il semblait un imposteur.
+
+En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi du religieux;
+Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu'une partie de ce qu'il
+disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pas paraître
+affectées, et ne contentaient personne entièrement. Il parlait de
+Jean-Jacques comme d'un plat coquin. Par contre, il mettait Voltaire au
+rang des hommes divins, sans toutefois l'égaler à l'aimable Helvétius, à
+Diderot, au baron d'Holbach. A son sens, le plus grand génie du siècle
+était Boulanger. Il estimait beaucoup aussi l'astronome Lalande et
+Dupuis, auteur d'un _Mémoire sur l'origine des constellations_. Les
+hommes d'esprit de la chambrée faisaient au pauvre barnabite mille
+plaisanteries dont il ne s'apercevait jamais: sa candeur déjouait tous
+les pièges.
+
+Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de
+l'oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au
+trictrac. Il n'était permis d'avoir aucun instrument de musique. Après
+souper, on chantait, on récitait des vers. _La Pucelle_ de Voltaire
+mettait un peu de gaîeté au cœur de ces malheureux, qui ne se lassaient
+pas d'en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la
+pensée affreuse plantée au milieu de leur cœur, ils essayaient parfois
+d'en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de
+s'endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient
+distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les
+juges et l'accusateur; d'autres, les accusés ou les témoins, d'autres le
+bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par
+l'exécution des condamnés, qu'on étendait sur un lit, le cou sous une
+planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus
+agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres.
+Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne,
+bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné,
+tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant
+qu'il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour
+avoir fait du créateur de l'univers un être envieux, sot et méchant, un
+ennemi de la joie et de l'amour.
+
+"Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné, vieux bonze,
+que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans la pénitence et
+s'abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard,
+assieds-toi sur des clous et mange des coquilles d'œufs pour
+l'éternité!"
+
+Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans ce discours, le
+philosophe perçait sous le diable et que le moindre démon de l'enfer eût
+dit moins de sottises, étant un peu frotté de théologie et certes moins
+ignorant qu'un encyclopédiste.
+
+Mais, quand l'avocat girondin l'appelait capucin, il se fâchait tout
+rouge et disait qu'un homme incapable de distinguer un barnabite d'un
+franciscain ne saurait pas voir une mouche dans du lait.
+
+Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comités
+remplissaient sans relâche: en trois mois la chambre des dix-huit fut à
+moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin. L'avocat
+Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, fut condamné à mort
+comme fédéraliste et pour avoir conspiré contre l'unité de la
+République. Au sortir du Tribunal, il repassa, comme tous les autres
+condamnés, par un corridor qui traversait la prison et donnait sur la
+chambre qu'il avait animée trois mois de sa gaieté. En faisant ses
+adieux à ses compagnons, il garda le ton léger et l'air joyeux qui lui
+étaient habituels.
+
+"Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vous avoir tiré
+par les pieds dans votre lit. Je n'y reviendrai plus."
+
+Et, se tournant vers le vieux Brotteaux:
+
+"Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à la nature
+les éléments qui me composent, en souhaitant qu'elle en fasse, à
+l'avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaître qu'elle m'avait
+fort mal réussi."
+
+Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le Père
+Longuemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif de voir
+l'impie rire au bord de l'abîme.
+
+Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui était voluptueux,
+descendit plusieurs fois par jour dans la cour qui donnait sur le
+quartier des femmes, près de la fontaine où les captives venaient, le
+matin, laver leur linge. Une grille séparait les deux quartiers; mais
+les barreaux n'en étaient pas assez rapprochés pour empêcher les mains
+de se joindre et les bouches de s'unir. Sous la nuit indulgente, des
+couples s'y pressaient. Alors Brotteaux, discrètement se réfugiait dans
+l'escalier et, assis sur une marche, tirait de la poche de sa redingote
+puce son petit Lucrèce, et lisait, à la lueur d'une lanterne, quelques
+maximes sévèrement consolatrices: "_Sic ubi non erimus_.... Quand nous
+aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le
+ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...." Mais, tout en
+jouissant de sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette
+folie qui lui cachait l'univers.
+
+La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, les geôliers
+ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient de cachot en
+cachot, portant des actes d'accusation, hurlant des noms qu'ils
+estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingt victimes
+désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors, pleins
+d'ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans une plainte, vingt,
+trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents, et si
+divers de condition, de caractère, de sentiment, qu'on se demandait
+s'ils n'avaient pas été tirés au sort.
+
+Et l'on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, on faisait des
+projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à la grille. La société,
+presque entièrement renouvelée, était maintenant composée en grande
+partie d'"exagérés" et d'"enragés". Toutefois la chambre des dix-huit
+lits demeurait encore le séjour de l'élégance et du bon ton: hors deux
+détenus qu'on y avait mis, récemment transférés du Luxembourg à la
+Conciergerie, et qu'on suspectait d'être des "moutons", c'est-à-dire des
+espions, les citoyens Navette et Bellier, il ne s'y trouvait que
+d'honnêtes gens, qui se témoignaient une confiance réciproque. On y
+célébrait, la coupe à la main, les victoires de la République. Il s'y
+rencontrait plusieurs poètes, comme il s'en voit dans toute réunion
+d'hommes oisifs. Les plus habiles d'entre eux composaient des odes sur
+les triomphes de l'armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ils
+étaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement les
+vainqueurs et leurs chantres.
+
+"C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il un jour, que
+de célébrer les militaires. La guerre n'est point un art, et le hasard
+décide seul du sort des batailles. De deux généraux en présence, tous
+deux stupides, il faut nécessairement que l'un d'eux soit victorieux.
+Attendez-vous à ce qu'un jour un de ces porteurs d'épée que vous
+divinisez vous avale tous comme la grue de la fable avale les
+grenouilles. C'est alors qu'il sera vraiment dieu! Car les dieux se
+connaissent à l'appétit."
+
+Brotteaux n'avait jamais été touché par la gloire des armes. Il ne se
+réjouissait nullement des triomphes de la République, qu'il avait
+prévus. Il n'aimait point le nouveau régime qu'affermissait la victoire.
+Il était mécontent. On l'eût été à moins.
+
+Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûreté générale
+feraient des perquisitions chez les détenus, qu'on saisirait assignats,
+objets d'or et d'argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherches
+avaient été faites au Luxembourg et qu'on avait enlevé lettres, papiers,
+livres.
+
+Chacun alors s'ingénia à trouver quelque cachette où mettre ce qu'il
+avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, par brassées, sa
+défense dans une gouttière. Brotteaux coula son Lucrèce dans les
+cendres de la cheminée.
+
+Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores, vinrent
+opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu'on avait jugé
+convenable de leur laisser. Après leur départ, le Père Longuemare courut
+à sa gouttière et recueillit de sa défense ce que l'eau et le vent en
+avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce tout noir de
+suie.
+
+"Jouissons de l'heure présente, songea-t-il, car j'augure à certains
+signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré."
+
+Par une douce nuit de prairial, tandis qu'au-dessus du préau la lune
+montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d'argent, le vieux traitant
+qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l'escalier de pierre,
+entendit une voix l'appeler, une voix de femme, une voix délicieuse,
+qu'il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la
+grille une forme qu'il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui
+rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes
+qu'il avait aimées. Le ciel la baignait d'azur et d'argent. Brotteaux
+reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin.
+
+"Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voir m'est cruelle. Depuis
+quand et pourquoi êtes-vous ici?
+
+--Depuis hier."
+
+Et elle ajouta très bas:
+
+"J'ai été dénoncée comme royaliste. On m'accuse d'avoir conspiré pour
+délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j'ai tout de suite cherché
+à vous voir. Écoutez-moi, mon ami... car vous voulez bien que je vous
+donne ce nom?... Je connais des gens en place; j'ai, je le sais, des
+sympathies jusque dans le Comité de salut public. Je ferai agir mes
+amis: ils me délivreront, et je vous délivrerai à mon tour."
+
+Mais Brotteaux, d'une voix qui se fit pressante:
+
+"Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n'en faites rien!
+N'écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien à personne, je vous
+en conjure, faites-vous oublier."
+
+Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu'il disait, il se fit plus
+suppliant encore:
+
+"Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: là est le salut. Tout ce
+que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte. Gagnez du
+temps. Il en faut peu, très peu, j'espère, pour vous sauver.... Surtout
+n'essayez pas d'émouvoir les juges, les jurés, un Gamelin. Ce ne sont
+pas des hommes, ce sont des choses: on ne s'explique pas avec les
+choses. Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, mon amie, je
+mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie."
+
+Elle répondit:
+
+"Je vous obéirai.... Ne parlez pas de mourir."
+
+Il haussa les épaules:
+
+"Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyez heureuse."
+
+Elle lui prit les mains et les mit sur son sein:
+
+"Écoutez-moi, mon ami.... Je ne vous ai vu qu'un jour et pourtant vous
+ne m'êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous dire peut vous
+rattacher à la vie, croyez-le: je serai pour vous... tout ce que vous
+voudrez que je sois."
+
+Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc,
+dans l'air chaud, ferme les yeux et pense:
+
+"Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient
+fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'œil perçait les
+conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant,
+c'est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de
+l'État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'Ami
+du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le
+nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce
+que personne n'avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il
+distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du
+bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de
+la patrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince,
+inflexible, en dehors de laquelle il n'est, à gauche et à droite,
+qu'erreur, crime et scélératesse. L'Incorruptible enseigne comment on
+sert l'étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les
+cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux
+lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le
+Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour
+compromettre leur mémoire servent l'étranger. Agent de l'étranger,
+quiconque rejette les idées d'ordre, de sagesse, d'opportunité; agent
+de l'étranger, quiconque outrage les mœurs, offense la vertu, et, dans
+le dérèglement de son cœur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la
+mort; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le
+fanatisme; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la
+République; violent, on la perd.
+
+"Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes! Ce
+ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats
+de la faction d'Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu'il faut
+frapper. Le conspirateur, l'agent de l'étranger est un Protée, il prend
+toutes les formes. Il revêt l'apparence d'un patriote, d'un
+révolutionnaire, d'un ennemi des rois; il affecte l'audace d'un cœur qui
+ne bat que pour la liberté; il enfle la voix et fait trembler les
+ennemis de la République: c'est Danton; sa violence cache mal son odieux
+modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l'agent
+de l'étranger, c'est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première
+cocarde des révolutionnaires, c'est ce pamphlétaire qui, dans son
+civisme ironique et cruel, s'appelait lui-même "le procureur de la
+lanterne", c'est Camille Desmoulins: il s'est décelé en défendant les
+généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d'une clémence
+intempestive. C'est Philippeaux, c'est Hérault, c'est le méprisable
+Lacroix. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce père Duchesne
+qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes
+calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C'est Chaumette,
+qu'on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans
+l'administration de la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs,
+les agents de l'étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet
+rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de
+patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l'agent de l'étranger,
+c'est Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, condamné à mort par
+toutes les monarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il
+était Prussien.
+
+"Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres,
+Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La
+République est sauvée; un concert de louanges monte de tous les comités
+et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne.
+Les bons citoyens s'écrient: "Dignes représentants d'un peuple libre,
+c'est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière:
+Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est
+sortie la foudre salutaire...."
+
+"En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu'il est doux d'être
+vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au cœur du juge
+intègre!
+
+"Cependant, pour un cœur patriote, quel sujet d'étonnement et quelles
+causes d'inquiétude! Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n'était
+donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de
+Brissot? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi!
+tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l'ont faite que pour la
+perdre! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et
+Cobourg la royauté d'Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi! Danton,
+c'était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les
+fédéralistes qu'ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la
+ruine de l'empire! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les
+perfides Danton et les perfides Chaumette, l'œil bleu de Robespierre
+n'en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore? Où s'arrêtera
+l'exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de
+l'Incorruptible?..."
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait
+tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur un banc, au bout
+d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des
+lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs
+pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce
+moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait
+d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une
+bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse.
+
+Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en
+prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une
+fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait
+son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame,
+voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant,
+espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas
+s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on
+eût fermé le jardin.
+
+Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge
+mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec
+sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait
+jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à
+galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il
+avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un
+bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux
+jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se
+levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa
+solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait
+ce bon homme.
+
+Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le
+bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui
+demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de
+sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et
+averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna
+vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui
+comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire.
+
+Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait
+passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne
+veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si
+grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville
+et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge
+autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au
+Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie
+de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste,
+elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi,
+habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle
+portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue
+du Four, à l'enseigne de la _Croix rouge_, que fréquentaient des gens de
+toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et
+jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque
+militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, on
+faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au
+bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et,
+reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen
+Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses
+dents:
+
+"Voilà la bourrique à Robespierre!"
+
+A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire.
+
+Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos:
+
+"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f... aristocrate, que
+j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le
+général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris
+et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent
+point."
+
+Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de
+rire:
+
+"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le
+derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes."
+
+Cependant des voix s'élevaient:
+
+"Hanriot est un ivrogne et un imbécile!
+
+--Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!"
+
+Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les
+chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en
+éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris
+aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette,
+fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et
+de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille
+accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes
+des gendarmes.
+
+Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés.
+
+"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa
+mère.
+
+Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les
+comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats,
+partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une
+robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et
+Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin,
+dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine.
+
+Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue
+par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et
+de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux.
+Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'œil sombre, les babines
+retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta
+en silence.
+
+Elle lui dit qu'elle était la sœur du citoyen Chassagne, prisonnier au
+Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances
+dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et
+malheureux, se montra pressante.
+
+Il demeura insensible et dur.
+
+Suppliante, à ses pieds, elle pleura.
+
+Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir
+rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent
+comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche.
+
+"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas."
+
+Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon
+rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un
+cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie
+décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver
+son amant.
+
+Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle
+robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur
+de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice
+inutile.
+
+"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle.
+
+Il ricana.
+
+"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à-dire qu'on
+appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne
+point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal
+révolutionnaire est toujours juste."
+
+Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais,
+sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et
+courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là, seule,
+elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur.
+
+Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin
+occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des
+sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de
+communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour,
+portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de
+conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se
+réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates
+et des traîtres.
+
+
+
+XXII
+
+
+Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le
+ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit
+bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et
+de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques
+à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité
+antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité
+humaine!
+
+En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une
+torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une
+main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles.
+
+Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au
+milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu.
+Il voit s'ouvrir une ère de félicité.
+
+Il soupire:
+
+"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le
+permettent."
+
+Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices;
+il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête
+de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la
+Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de
+bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce
+qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la
+sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus
+d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la
+patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou
+son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce
+temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée
+et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un
+instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la
+patrie?...
+
+Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et
+s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans
+l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice
+salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des
+chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques
+balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et
+voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions
+eussent tout perdu, les mouvements d'un cœur droit sauvaient tout. Il
+fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se
+trompe jamais; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des
+invocations aux mânes de Jean-Jacques:
+
+"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les
+régénérer!"
+
+Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des
+simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à
+leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche
+accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des
+opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser
+autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le
+souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal.
+Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu.
+
+Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être
+suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils
+aimaient, ils croyaient.
+
+Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant
+contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées.
+L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme
+complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la
+première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi
+de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux
+proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les
+artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux
+caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger
+contre la République, la modération intempestive et l'exagération
+calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime
+hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la
+veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste
+Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été
+renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré
+ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie,
+monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'œuvre d'équilibre
+imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à
+Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les
+événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la
+République, les lois, les mœurs, le cours des saisons, les récoltes, les
+maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à
+face de chat, était puissant sur le peuple....
+
+Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration
+des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très
+soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation
+reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés
+ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des
+conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés,
+reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une
+longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui
+baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses
+regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris.
+
+Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole,
+et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le
+Tribunal:
+
+"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des
+accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens
+d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se
+récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la
+liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif."
+
+Il se rassit.
+
+"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents.
+
+Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères
+sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments
+naturels.
+
+"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute
+récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures
+avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser:
+un juré patriote est au-dessus des passions."
+
+Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le
+réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent
+d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le
+tour de Gamelin d'opiner:
+
+"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle."
+
+Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un
+carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans,
+l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en
+arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole
+noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de
+désespoir:
+
+"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme!
+Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta sœur."
+
+Et Julie lui cracha au visage.
+
+La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa
+vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il
+n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements
+incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le
+crépuscule.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la
+nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars.
+C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il
+pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la
+réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles.
+
+Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla
+brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les
+rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste,
+mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au
+chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le
+regardait, cette fois, avec une tendresse de sœur et, de son mouchoir,
+essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela
+cette belle scène de l'_Oreste_ d'Euripide, dont il avait ébauché un
+tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'œuvre: la
+scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de
+son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce:
+"Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître
+de ta raison...."
+
+Et il songeait:
+
+"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété
+filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie."
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf
+accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite
+du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote
+puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à
+l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A
+son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On
+avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui
+avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence.
+
+Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne
+connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux,
+tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles,
+bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au
+banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à
+ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant
+et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du
+jeune magistrat lui ôta toute illusion.
+
+Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés,
+était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le
+complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des
+représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de
+chacun, il disait:
+
+"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le
+nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le
+tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la
+tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le
+libertinage et les mauvaises mœurs sont les plus grands ennemis de la
+liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les
+finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la
+substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine,
+la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer
+traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des
+mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion.
+
+"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en
+concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la
+rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et
+l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des
+excitations indécentes.
+
+"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses
+idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique,
+appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal
+révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle
+aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales."
+Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr
+d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de
+la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires
+calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de
+jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant
+des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage
+atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un
+jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous
+avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles."
+
+Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte.
+
+"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas
+moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger
+et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes
+corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le
+ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat,
+toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la
+Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par
+des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune
+privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux
+Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter
+et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et
+des jurés.
+
+"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé
+à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il
+a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille
+Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le
+complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à
+la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles
+attentatoires à la liberté et à la paix publiques.
+
+"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les
+filles prostituées sont le plus grand fléau des mœurs publiques,
+auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles
+flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que
+l'accusée avoue sans pudeur?..."
+
+L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres
+prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne
+Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les
+prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette
+conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point
+d'exemple".
+
+L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés.
+
+Brotteaux fut interrogé le premier.
+
+"Tu as conspiré?
+
+--Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que
+je viens d'entendre.
+
+--Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal."
+
+Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des
+protestations désespérées, des larmes et des arguties.
+
+Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il
+n'avait pas même apporté sa défense écrite.
+
+A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit
+de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le
+vieil homme en lui se ranima:
+
+"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre
+des Barnabites.
+
+--C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie.
+
+Le Père Longuemare le regarda, indigné:
+
+"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre
+avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses
+constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même."
+
+Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance.
+
+Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de
+dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de
+Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son cœur.
+
+"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille
+Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?"
+
+A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard
+douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une
+âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de
+vaines paroles.
+
+"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu
+avoir conspiré avec Brotteaux?"
+
+Elle répondit doucement:
+
+"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un
+homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux
+qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire."
+
+Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage
+avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait
+pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit
+qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé.
+
+On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la
+mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme.
+
+Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui,
+sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les
+gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle.
+
+Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans
+l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit
+qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que
+quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à
+considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un
+certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur
+la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge
+comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation.
+
+Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit
+qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions:
+
+"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis
+Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre
+Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une
+conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication
+de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et
+de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre
+civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement
+de la royauté?
+
+Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se
+prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous
+les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le
+président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque
+sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes:
+
+"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au
+salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice
+comme le seul moyen d'expier leurs crimes."
+
+Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle
+concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la
+loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans
+doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de
+personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors
+grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut
+entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les
+condamnés de prairial à des arbres mis en coupe.
+
+La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était
+en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie
+dans son cachot.
+
+"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes
+de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent
+tout et confondent un barnabite avec un franciscain."
+
+L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du
+Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés,
+la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail
+dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée.
+
+A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait
+tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le
+livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite:
+
+"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai
+pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne
+pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire:
+"Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes
+inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède."
+
+Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le cœur et les
+entrailles et il fut près de défaillir.
+
+Il reprit toutefois:
+
+"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la
+quitte point sans regret.
+
+--Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes
+plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que
+veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas
+encore?
+
+--Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce
+que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que
+possible à la mort.
+
+--Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave.
+Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il
+faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un cœur
+ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si
+pressant besoin."
+
+Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées.
+La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le
+chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de
+son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre
+toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient.
+L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits
+moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou
+raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules,
+détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par
+respect des lois.
+
+Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle
+avait l'air d'un enfant.
+
+Elle s'inclina devant le religieux:
+
+"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution."
+
+Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit:
+
+"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne
+puis-je présenter au Seigneur un cœur aussi simple que le vôtre!"
+
+Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, sa tête
+d'enfant fièrement dressée, elle s'écria:
+
+"Vive le roi!"
+
+Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la
+place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se
+placer entre le religieux et l'innocente fille.
+
+"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous
+demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le
+pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je
+ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez
+l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur,
+priez pour moi."
+
+Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long
+faubourg, le religieux récitait du cœur et des lèvres les prières des
+agonisants.
+
+Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: _Sic ubi non
+erimus_.... Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il
+gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son
+côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur
+la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en
+connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du
+jour.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la
+place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices,
+Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il
+attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses
+flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la
+Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les
+porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus.
+
+"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le
+prix."
+
+Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la
+poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri.
+Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait
+eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de
+ces arbres.
+
+Il s'écria en lui-même:
+
+"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque,
+nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de
+la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte.
+Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par
+d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par
+le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République....
+Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée,
+à pareille époque, la République était déchirée par les factions;
+l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité
+jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse...."
+
+Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa
+bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: _Vaincre ou mourir_.
+Nous nous trompions, c'est _vaincre et mourir_ qu'il fallait dire."
+
+Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les
+citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou
+cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange,
+songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure.
+Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni
+leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme
+des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et,
+peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus
+entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la
+guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on
+l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des
+charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!"
+
+Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez,
+quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez,
+quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez,
+quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du
+Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même
+ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait
+immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la
+chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la
+France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait
+grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient
+résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et
+qu'elle soit sauvée!
+
+"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates,
+des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher,
+un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les
+mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la
+Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les
+Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait
+triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux
+abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans
+vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux
+généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de
+rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie.... Tu
+dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi
+méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just,
+que tardez-vous à dénoncer les complots?
+
+"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en
+emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze
+mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à
+sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance!
+Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie...."
+
+Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite:
+
+"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'_Amour
+peintre_, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici?
+
+--Pour te dire un éternel adieu."
+
+Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre....
+
+Il l'arrêta d'un très petit geste de la main:
+
+"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.
+
+--Tais-toi, Évariste, tais-toi!"
+
+Elle le pria d'aller plus loin: là, on les observait, on les écoutait.
+
+Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:
+
+"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je
+mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire
+exécrée.... Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?... Est-ce
+que je puis aimer?"
+
+Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait
+toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que
+lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait
+contre l'évidence.
+
+Il reprit:
+
+"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me
+suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors
+l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas
+finie. Ah! la clémence, le pardon!... Les traîtres pardonnent-ils? Les
+conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans
+cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes
+nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos
+armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de
+l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en
+trouve davantage.... Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à
+toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même."
+
+Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis
+plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant
+tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne
+répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune
+femme.
+
+"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre œuvre nous
+dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un
+siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!...
+
+--Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté."
+
+Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le
+sentit elle-même.
+
+"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir,
+que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que
+le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son
+devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le
+dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon cœur; la honte
+m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence."
+
+Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce
+moment dans les jambes de Gamelin.
+
+Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras:
+
+"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme
+Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que
+tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français
+s'embrassent en versant des larmes de joie."
+
+Il le pressa contre sa poitrine:
+
+"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton
+innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras."
+
+Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes
+de sa mère, accourue pour le délivrer.
+
+Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa
+robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.
+
+Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:
+
+"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère."
+
+Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces.
+
+Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à
+coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée,
+telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria
+d'une voix étranglée de sang et de larmes:
+
+"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi
+aussi, fais-moi trancher la tête!"
+
+Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait
+d'horreur et de volupté.
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre
+sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf,
+devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y
+prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et
+des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en
+guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son
+aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les
+cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter
+cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait
+pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il
+songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur
+empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des
+hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde
+le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte
+avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de
+rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est
+retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une
+majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances
+s'agitent ou quelles craintes?"
+
+Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec
+bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les
+parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce
+d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se
+retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents
+à la marmotte hérissée.
+
+"Brount! Brount!"
+
+Puis il s'enfonça dans les allées sombres.
+
+Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais,
+contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa
+cette oraison mentale:
+
+"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta
+mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte
+dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la
+fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons.
+Aimez-vous les uns les autres...." Eh bien! je servirai tes desseins;
+pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux
+discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un
+jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues,
+je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence,
+en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de
+vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la
+tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le
+couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner
+l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!"
+
+
+
+L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte
+de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon
+sur l'œil et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une
+allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le
+reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance
+pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse:
+
+"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine
+Théot est sa prophétesse.
+
+--Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus.
+
+--Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole."
+
+Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas.
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule....
+
+Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va
+parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend,
+espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces
+législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que
+Danton.... Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer
+entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la
+foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On
+en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans
+leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt.
+L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé....
+
+Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs,
+dans la cour.
+
+Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre
+leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux
+et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus.
+
+"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë
+avec calme.
+
+--Je la boirai avec toi, répond David.
+
+--Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien
+décider.
+
+Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil
+des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au
+Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie
+jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant
+ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de
+six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon,
+Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à
+partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la
+barre."
+
+On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle
+voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que
+l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin.
+
+Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à
+l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et
+des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui
+embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est
+déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention.
+On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A
+l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui
+se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné
+s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa
+loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La
+citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le
+mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses
+mèches noires collées sur son cou moite.
+
+"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu?
+
+--A l'Hôtel de Ville.
+
+--N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté... les sections ne
+marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste
+tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de
+Ville, tu te perds inutilement.
+
+--Tu veux que je sois lâche?
+
+--Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et
+d'obéir à la loi.
+
+--La loi est morte quand les scélérats triomphent.
+
+--Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta sœur; viens t'asseoir près
+d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée."
+
+Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette
+voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive.
+
+"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!"
+
+Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la
+statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs
+et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le
+marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa
+sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs
+se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le
+ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur
+l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des
+arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de
+solitude.
+
+Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira:
+
+"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de
+paix dans un petit village? Ce serait le bonheur."
+
+Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il
+entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des
+canons sur le pavé.
+
+A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne
+élégante, dit:
+
+"Connaissez-vous la nouvelle?... L'Opéra est installé rue de la Loi."
+
+Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en
+tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré
+de sa chute, dissimulaient un sourire.
+
+Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta
+brusquement:
+
+"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta
+vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier!
+
+--Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à
+l'_Amour peintre_. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets.
+J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier.
+
+--Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!"
+
+En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd
+la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes,
+un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en
+batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du
+Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune,
+à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se
+déclare pour les proscrits.
+
+Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article
+où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple,
+l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable
+des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État
+de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire.
+
+Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux
+officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et
+d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la
+patrie et la liberté.
+
+On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces
+magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite
+l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal
+révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers
+et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes
+poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de
+carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus.
+Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de
+vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher
+de la liberté, un océan d'indifférence les environne.
+
+Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les
+proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie.
+Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de
+Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après
+avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir,
+il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais
+municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en
+habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle.
+
+A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune
+sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il
+parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment.
+Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent,
+épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de
+tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte
+révolutionnaire.
+
+On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là
+tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre
+parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans
+la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un œil
+anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons
+d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute
+noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des
+torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un
+délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier
+et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors
+la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil
+général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel.
+
+La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir
+les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la
+foule quitter à grands pas la place de Grève.
+
+Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les
+conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide.
+
+Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.
+
+Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec
+la Commune et les représentants proscrits.
+
+Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la
+clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent
+de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et
+vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie
+d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas
+chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les
+canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des
+éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les
+troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts.
+
+Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à
+la section des Piques.
+
+Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des
+fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la
+maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à
+travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du
+Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la
+mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six
+sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère
+indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie
+avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut
+l'enfoncer dans son cœur: la lame rencontre une côte et se replie sur la
+virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté.
+Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le
+tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement
+la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie:
+
+"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va
+reprendre son cours majestueux et terrible."
+
+Gamelin s'évanouit.
+
+A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa.
+La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de
+Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la
+guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de
+la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+Le 10, tandis que, sur le grabat d'un cachot, Évariste, après un sommeil
+de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris,
+en sa grâce et son immensité, souriait au soleil; l'espérance renaissait
+au cœur des prisonniers; les marchands ouvraient allégrement leur
+boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus
+heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls une
+poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques
+vieilles femmes tremblaient de voir l'empire passer aux méchants et aux
+corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de
+l'accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention pour la
+féliciter d'avoir arrêté les complots. L'assemblée décidait que
+l'échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On
+voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir
+sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour
+même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi: il suffisait
+que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que
+le Tribunal les livrât immédiatement à l'exécuteur. Mais une difficulté
+surgissait: les constatations ne pouvaient être faites dans les formes,
+la Commune étant tout entière hors la loi. L'assemblée autorisa le
+Tribunal à faire constater l'identité par des témoins ordinaires.
+
+Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices,
+au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires,
+des danses.
+
+Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait
+presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au
+Tribunal et placé sur l'estrade qu'il avait tant de fois vue chargée
+d'accusés, où s'étaient assises tour à tour tant de victimes illustres
+ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix
+individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme
+Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur
+lequel il avait coutume de s'appuyer, la place d'où il avait terrorisé
+des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de
+Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux
+suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l'avait fait nommer juré et
+qu'il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant
+l'estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis
+de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce
+buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé, ni les
+haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les
+outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient
+mourir, ni l'âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec
+zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de
+la veille à l'échafaud.
+
+Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place
+de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du
+Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au
+Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseil général de la Commune.
+Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section;
+mais, parce qu'ils avaient eu des rapports de voisinage et d'amitié avec
+le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au
+reste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaient pressés d'aller
+boire un verre de vin.
+
+Gamelin fit effort pour monter dans la charrette: il avait perdu
+beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le
+cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des
+huées.
+
+Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient:
+
+"Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne
+rit plus: voyez comme il est pâle, le lâche!"
+
+C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et
+les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et
+ses collègues à la guillotine.
+
+La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le
+Pont-Neuf et la rue de la Monnaie: on allait à la place de la
+Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout
+moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des
+spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le
+public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin
+de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à
+l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux
+fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent:
+
+"Cannibales, anthropophages, vampires!"
+
+La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées
+en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie:
+
+"Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!"
+
+Gamelin songeait, et il crut comprendre.
+
+"Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces
+outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous
+avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous
+avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre
+lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses
+fautes sont effacées par son martyre. A son exemple, j'ai trahi la
+République; elle périt: il est juste que je meure avec elle. J'ai
+épargné le sang: que mon sang coule! Que je périsse! je l'ai mérité...."
+
+Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'_Amour peintre_,
+et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son
+cœur.
+
+Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol
+entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de
+gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à
+l'annulaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança
+vers Gamelin un œillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais
+qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et
+parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de
+larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever
+sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins des Tuileries, les
+ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent du Nord soulevait dans
+les rues des ondes de frimas. Les chevaux expiraient par les naseaux une
+vapeur blanche; les citadins regardaient en passant le thermomètre à la
+porte des opticiens. Un commis essuyait la buée sur les vitres de
+l'_Amour peintre_ et les curieux jetaient un regard sur les estampes à
+la mode: Robespierre pressant au-dessus d'une coupe un cœur comme un
+citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles
+que la _Tigrocratie de Robespierre_: ce n'était qu'hydres, serpents,
+monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l'on voyait
+encore: l'_Horrible Conspiration de Robespierre_, l'_Arrestation de
+Robespierre_, la _Mort de Robespierre_.
+
+Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, son carton
+sous le bras, à l'_Amour peintre_ et apporta au citoyen Jean Blaise une
+planche qu'il venait de graver au pointillé, le _Suicide de
+Robespierre_. Le burin picaresque du graveur avait fait Robespierre
+aussi hideux que possible. Le peuple français n'était pas encore saoul
+de tous ces monuments qui consacraient l'opprobre et l'horreur de cet
+homme chargé de tous les crimes de la Révolution. Pourtant le marchand
+d'estampes, qui connaissait le public, avertit Desmahis qu'il lui
+donnerait désormais à graver des sujets militaires.
+
+"Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, des
+panaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je sens cela
+en moi; mon cœur bat au récit des exploits de nos vaillantes armées. Et
+quand j'éprouve un sentiment, il est rare que tout le monde ne l'éprouve
+pas en même temps. Ce qu'il nous faut, ce sont des guerriers et des
+femmes, Mars et Vénus.
+
+--Citoyen Blaise, j'ai encore chez moi deux ou trois dessins de Gamelin,
+que vous m'avez donnés à graver. Est-ce pressé?
+
+--Nullement.
+
+--A propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j'ai
+vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de
+Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son
+_Oreste et Électre_. La tête de l'Oreste, qui ressemble à Gamelin, est
+vraiment belle, je vous assure... la tête et le bras sont superbes....
+Le brocanteur m'a dit qu'il n'était pas embarrassé de vendre ces toiles
+à des artistes qui peindront dessus.... Ce pauvre Gamelin! il aurait eu
+peut-être un talent de premier ordre, s'il n'avait pas fait de
+politique.
+
+--Il avait l'âme d'un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l'ai
+démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires
+étaient encore contenus. Il ne me l'a jamais pardonné.... Ah! c'était
+une belle canaille.
+
+--Le pauvre garçon! il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l'ont
+perdu.
+
+--Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!... Il n'est pas
+défendable.
+
+--Non, citoyen Blaise, il n'est pas défendable."
+
+Et le citoyen Blaise tapant sur l'épaule du beau Desmahis:
+
+"Les temps sont changés. On peut vous appeler "Barbaroux", maintenant
+que la Convention rappelle les proscrits.... J'y songe: Desmahis,
+gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday."
+
+Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le
+magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret.
+C'était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle
+se faisait appeler "la citoyenne veuve Chassagne" et était habillée,
+sous son manteau, d'une tunique rouge, en l'honneur des chemises rouges
+de la Terreur.
+
+Julie avait d'abord senti de l'éloignement pour l'amante d'Évariste:
+tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne
+Blaise, après la mort d'Évariste, avait recueilli la malheureuse mère
+dans les combles de la maison de l'_Amour peintre_. Julie s'y était
+aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de
+modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, "à la victime", son
+air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la
+jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui
+offrit des hommages qu'elle accepta. Cependant Julie aimait à porter,
+comme aux jours tragiques, des vêtements d'homme: elle s'était fait
+faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la
+main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une
+demoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devant dont
+elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfort à sa
+tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait des jacobins,
+elle ameutait contre eux les passants en poussant des cris de mort. Il
+lui restait peu de temps à donner à sa mère qui, seule dans sa chambre,
+disait toute la journée son chapelet, trop accablée de la fin tragique
+de son fils pour en sentir de la douleur. Rose était devenue la compagne
+assidue d'Élodie, qui décidément s'accordait avec ses belles-mères.
+
+"Où est Élodie?" demanda la citoyenne Chassagne.
+
+Jean Blaise fit signe qu'il ne le savait pas. Il ne le savait jamais: il
+en faisait une ligne de conduite.
+
+Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, la Thévenin à
+Monceaux, où la comédienne habitait une petite maison avec un jardin
+anglais.
+
+A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseur des
+armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à la sollicitation de
+Jean Blaise, elle obtint l'élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôt
+libre, fournit des vivres aux troupes et spécula sur les terrains du
+quartier de la Pépinière. Les architectes Ledoux, Olivier et Wailly y
+construisaient de jolies maisons, et le terrain y avait, en trois mois,
+triplé de valeur. Montfort était, depuis la prison du Luxembourg,
+l'amant de la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli
+et de la rue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, la
+vente des lots voisins l'ayant déjà plusieurs fois remboursé. Jean
+Blaise était galant homme; il pensait qu'il faut souffrir ce qu'on ne
+peut empêcher: il abandonna la Thévenin à Montfort sans se brouiller
+avec elle.
+
+Élodie, peu de temps après l'arrivée de Julie à l'_Amour peintre_,
+descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de
+la saison, elle était nue dans sa robe blanche; son visage avait pâli,
+sa taille s'était amincie, ses regards coulaient alanguis et toute sa
+personne respirait la volupté.
+
+Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis
+les accompagna: l'actrice le consultait pour la décoration de son hôtel
+et il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu'à demi résolue à ne
+pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmes passèrent près
+de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chaux les suppliciés de
+la place de la Révolution:
+
+"C'est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps, les
+exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de la ville."
+
+La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont les canapés
+et les fauteuils étaient dessinés par David. Des bas-reliefs romains,
+copiés en camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus de statues, de
+bustes et de candélabres peints en bronze. Elle portait une perruque
+bouclée, d'un blond de paille. Les perruques à cette époque faisaient
+fureur: on en mettait six ou douze ou dix-huit dans les corbeilles de
+mariage. Une robe "à la cyprienne" enfermait son corps comme un
+fourreau.
+
+S'étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies et le
+graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n'était encore
+qu'un chaos d'arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefois la
+grotte de Fingal, une chapelle gothique avec une cloche, un temple, un
+torrent.
+
+"Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudrais élever un
+cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui
+étais pas indifférente. Il était aimable. Les monstres l'ont égorgé: je
+l'ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerez une urne sur une colonne."
+
+Et elle ajouta presque aussitôt:
+
+"C'est désolant... je voulais donner un bal cette semaine; mais tous les
+joueurs de violons sont retenus trois semaines à l'avance. On danse tous
+les soirs chez la citoyenne Tallien."
+
+Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les trois amies et
+Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avait d'élégant y était
+réuni. Les femmes, coiffées "à l'antique" ou "à la victime", en robes
+très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletées d'or; les hommes
+portant des collets noirs très hauts et leur menton disparaissant dans
+de vastes cravates blanches.
+
+L'affiche annonçait _Phèdre_ et le _Chien du Jardinier_. Toute la salle
+réclama l'hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le _Réveil du
+Peuple_.
+
+Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur la scène:
+c'était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix de ténor:
+
+ Peuple français, peuple de frères!...
+
+Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristaux du
+lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et la voix d'un
+citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, par l'_hymne des
+Marseillais_:
+
+ Allons, enfants de la patrie!...
+
+Cette voix fut étouffée sous les huées; des cris retentirent:
+
+"A bas les terroristes! Mort aux jacobins!"
+
+Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l'hymne des thermidoriens:
+
+ Peuple français, peuple de frères!...
+
+Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Marat élevé
+sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se
+dressait sur un piédouche, du côté "jardin", contre le cadre de
+maçonnerie qui fermait la scène.
+
+Tandis que l'orchestre jouait l'ouverture de _Phèdre et Hippolyte_, un
+jeune muscadin, désignant le buste du bout de son gourdin, s'écria:
+
+"A bas Marat!"
+
+Toute la salle répéta:
+
+"A bas Marat! A bas Marat!"
+
+Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:
+
+"C'est une honte que ce buste soit encore debout!
+
+--L'infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur! Le nombre de ses
+bustes égale celui des têtes qu'il voulait couper.
+
+--Crapaud venimeux!
+
+--Tigre!
+
+--Noir serpent!"
+
+Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge, pousse le
+buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclats sur les
+musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée, entonne
+debout le _Réveil du Peuple_:
+
+ Peuple français, peuple de frères!...
+
+Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut le joli
+dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premier amour.
+
+Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet, et
+reconduisit la citoyenne Blaise à l'_Amour peintre_.
+
+Dans la voiture, l'artiste prit la main d'Élodie, entre ses mains:
+
+"Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?
+
+--Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.
+
+--Je les aime en vous."
+
+Elle sourit:
+
+"J'assumerais une grande charge, malgré les perruques noires, blondes,
+rousses qui font fureur, si je me destinais à être pour vous toutes les
+sortes de femmes.
+
+--Élodie, je vous jure....
+
+--Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup de
+candeur, ou vous m'en supposez trop."
+
+Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita comme d'un
+triomphe de lui avoir ôté tout son esprit.
+
+Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et des cris et
+virent des ombres s'agiter autour d'un brasier. C'était une troupe
+d'élégants, qui, au sortir du Théâtre-Français, brûlaient un mannequin
+représentant l'Ami du peuple.
+
+Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigie burlesque de
+Marat, pendue à la lanterne.
+
+Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers les bourgeois
+et leur conta comment, la veille au soir, le tripier de la rue
+Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat en disant: "C'est
+ce qu'il aimait", comment des petits garçons de dix ans avaient jeté le
+buste à l'égout, et avec quel à-propos les citoyens s'étaient écriés:
+"Voilà son Panthéon!"
+
+Cependant l'on entendait chanter chez tous les traiteurs et tous les
+limonadiers:
+
+ Peuple français, peuple de frères!...
+
+Arrivée à l'_Amour peintre_:
+
+"Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet."
+
+Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de
+douceur, qu'elle n'eut pas le courage de le laisser à la porte.
+
+"Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu'un instant."
+
+Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe
+blanche à l'antique, pleine et tiède de ses formes.
+
+"Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est
+tout préparé."
+
+Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée.
+
+Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la
+force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle
+pliait sous les baisers, elle se dégagea:
+
+"Laissez-moi."
+
+Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle
+regarda, avec mélancolie, la bague qu'elle portait à l'annulaire de sa
+main gauche, une petite bague d'argent où la figure de Marat, tout usée,
+écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu'à ce que les
+larmes eussent brouillé sa vue, l'ôta doucement et la jeta dans les
+flammes.
+
+Alors brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d'amour,
+elle se jeta dans les bras de Philippe.
+
+La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant
+la porte de l'appartement et lui dit tout bas dans l'ombre:
+
+"Adieu, mon amour.... C'est l'heure où mon père peut rentrer: si tu
+entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne
+descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te
+faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la
+concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!"
+
+Les derniers tisons brillaient dans l'âtre. Élodie laissa retomber sur
+l'oreiller sa tête heureuse et lasse.
+
+
+
+_Imprimé en France_
+
+BRODARD & TAUPIN
+
+Coulommiers-Paris
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Dieux ont soif, by Anatole France
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF ***
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+ of receipt of the work.
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+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+The Project Gutenberg EBook of Les Dieux ont soif, by Anatole France
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Dieux ont soif
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: June 20, 2011 [EBook #36477]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
+Online Distributed Proofreading Canada Team at
+http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+
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+
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+
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+
+ANATOLE FRANCE
+
+_DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE_
+
+LES DIEUX
+ONT SOIF
+
+[Illustration]
+
+CALMANN-LÉVY
+
+Tous droits de traduction, de reproduction
+et d'adaptation réservés pour tous pays.
+_Copyright by Librairie Calmann-Lévy, éditeurs._
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+I
+
+
+Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du
+Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s'était rendu de bon matin à
+l'ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai
+1790, servait de siège à l'assemblée générale de la section. Cette
+église s'élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du
+Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de
+consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée
+par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et l'on
+avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise
+républicaine: "Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort." Évariste
+Gamelin pénétra dans la nef: les voûtes, qui avaient entendu les clercs
+de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins,
+voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire
+les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section.
+Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes
+de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de
+l'Homme se dressait sur l'autel dépouillé.
+
+C'est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heures du soir à
+onze heures, se tenaient les assemblées publiques. La chaire, ornée du
+drapeau aux couleurs de la nation, servait de tribune aux harangues.
+Vis-à-vis, du côté de l'Épître, une estrade de charpentes grossières
+s'élevait, destinée à recevoir les femmes et les enfants, qui venaient
+en assez grand nombre à ces réunions. Ce matin-là, devant un bureau, au
+pied de la chaire, se tenait, en bonnet rouge et carmagnole, le
+menuisier de la place de Thionville, le citoyen Dupont aîné, l'un des
+douze du Comité de surveillance. Il y avait sur le bureau une bouteille
+et des verres, une écritoire et un cahier de papier contenant le texte
+de la pétition qui invitait la Convention à rejeter de son sein les
+vingt-deux membres indignes.
+
+Évariste Gamelin prit la plume et signa.
+
+"Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendrais donner ton
+nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la section n'est pas chaude;
+elle manque de vertu. J'ai proposé au Comité de surveillance de ne point
+délivrer de certificat de civisme à quiconque ne signerait pas la
+pétition.
+
+--Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, la proscription des
+traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort de Marat: qu'ils périssent.
+
+--Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c'est l'indifférentisme. Dans
+une section, qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il
+n'y en a pas cinquante qui viennent à l'assemblée. Hier nous étions
+vingt-huit.
+
+--Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d'amende, les
+citoyens à venir.
+
+--Hé! Hé! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s'ils venaient tous,
+les patriotes seraient en minorité.... Citoyen Gamelin, veux-tu boire un
+verre de vin à la santé des bons sans-culottes?..."
+
+Sur le mur de l'église, du côté de l'Évangile, on lisait ces mots
+accompagnés d'une main noire dont l'index montrait le passage conduisant
+au cloître: _Comité civil_, _Comité de surveillance_, _Comité de
+bienfaisance_. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte de la
+ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription: _Comité
+militaire_. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité qui
+écrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, de
+lingots d'acier, de cartouches et d'échantillons de terres salpêtrées.
+
+"Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu?
+
+--Moi?... je me porte à merveille."
+
+Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisait
+invariablement cette réponse à ceux qui s'inquiétaient de sa santé,
+moins pour les instruire de son état que pour couper court à toute
+conversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride,
+les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté. Opticien sur le
+quai des Orfèvres, il était propriétaire d'une très ancienne maison
+qu'il avait cédée en 91 à un vieux commis pour se dévouer à ses
+fonctions municipales. Une mère charmante, morte à vingt ans et dont
+quelques vieillards, dans le quartier, gardaient le touchant souvenir,
+lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés, sa pâleur, sa
+timidité. De son père, ingénieur opticien, fournisseur du roi, emporté
+par le même mal avant sa trentième année, il tenait un esprit juste et
+appliqué. Sans s'arrêter d'écrire:
+
+"Et toi, citoyen, comment vas-tu?
+
+--Bien. Quoi de nouveau?
+
+--Rien, rien. Tu vois: tout est bien tranquille ici.
+
+--Et la situation?
+
+--La situation est toujours la même."
+
+La situation était effroyable. La plus belle armée de la République
+investie dans Mayence; Valenciennes assiégée; Fontenay pris par les
+Vendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées, la frontière ouverte aux
+Espagnols; les deux tiers des départements envahis ou soulevés; Paris
+sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain.
+
+Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étant chargées par
+arrêté de la Commune d'opérer la levée de douze mille hommes pour la
+Vendée, il rédigeait des instructions relatives à l'enrôlement et
+l'armement du contingent que le "Pont-Neuf", ci-devant "Henri IV",
+devait fournir. Tous les fusils de munition devaient être délivrés aux
+réquisitionnaires. La garde nationale de la section serait armée de
+fusils de chasse et de piques.
+
+"Je t'apporte, dit Gamelin, l'état des cloches qui doivent être envoyées
+au Luxembourg pour être converties en canons."
+
+Évariste Gamelin, bien qu'il ne possédât pas un sou, était inscrit parmi
+les membres actifs de la section: la loi n'accordait cette prérogative
+qu'aux citoyens assez riches pour payer une contribution de la valeur de
+trois journées de travail; et elle exigeait dix journées pour qu'un
+électeur fût éligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprise d'égalité et
+jalouse de son autonomie, tenait pour électeur et pour éligible tout
+citoyen qui avait payé de ses deniers son uniforme de garde national.
+C'était le cas de Gamelin, qui était citoyen actif de sa section et
+membre du Comité militaire.
+
+Fortuné Trubert posa sa plume:
+
+"Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu'on nous envoie
+des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver la terre et
+les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n'est pas tout que d'avoir
+des canons, il faut aussi de la poudre."
+
+Un petit bossu, la plume à l'oreille et des papiers à la main, entra
+dans la ci-devant sacristie. C'était le citoyen Beauvisage, du Comité de
+surveillance.
+
+"Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles: Custine a
+évacué Landau.
+
+--Custine est un traître! s'écria Gamelin.
+
+--Il sera guillotiné", dit Beauvisage.
+
+Trubert, de sa voix un peu haletante, s'exprima avec son calme
+ordinaire:
+
+"La Convention n'a pas créé un Comité de salut public pour des prunes.
+La conduite de Custine y sera examinée. Incapable ou traître, il sera
+remplacé par un général résolu à vaincre, et _ça ira_!"
+
+Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeux fatigués:
+
+"Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble ni défaillance,
+il faut qu'ils sachent que le sort de ceux qu'ils ont laissés dans leur
+foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin, tu demanderas
+avec moi, à la prochaine assemblée, que le Comité de bienfaisance se
+concerte avec le Comité militaire pour secourir les familles indigentes
+qui ont un parent à l'armée."
+
+Il sourit et fredonna:
+
+"Ça ira! ça ira!..."
+
+Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa table de bois
+blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humble secrétaire d'un
+comité de section ne voyait point de disproportion entre l'énormité de
+la tâche et la petitesse de ses moyens, tant il se sentait uni dans un
+commun effort à tous les patriotes, tant il faisait corps avec la
+nation, tant sa vie se confondait avec la vie d'un grand peuple. Il
+était de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite,
+préparaient le triomphe impossible et certain. Aussi bien leur
+fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté,
+renversé le vieux monde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cet
+Évariste Gamelin, peintre obscur, n'attendaient point de merci de leurs
+ennemis. Ils n'avaient de choix qu'entre la victoire et la mort. De là
+leur ardeur et leur sérénité.
+
+
+
+
+II
+
+
+Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s'achemina vers la place
+Dauphine, devenue place de Thionville, en l'honneur d'une cité
+inexpugnable.
+
+Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, cette place avait
+perdu depuis près d'un siècle sa belle ordonnance: les hôtels construits
+sur les trois faces, au temps de Henri IV, uniformément en brique rouge
+avec chaînes de pierre blanche, pour des magistrats magnifiques,
+maintenant, ayant échangé leurs nobles toits d'ardoise contre deux ou
+trois misérables étages en plâtras, ou même rasés jusqu'à terre et
+remplacés sans honneur par des maisons mal blanchies à la chaux,
+n'offraient plus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées
+de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu'égayaient des pots de
+fleurs, des cages d'oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une
+multitude d'artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens,
+imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieux hommes
+de loi qui n'avaient point été emportés dans la tourmente avec la
+justice royale.
+
+C'était le matin et c'était le printemps. De jeunes rayons de soleil,
+enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et se coulaient
+gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées à guillotine
+étaient tous soulevés et l'on voyait au-dessous les têtes échevelées des
+ménagères. Le greffier du tribunal révolutionnaire, sorti de la maison
+pour se rendre à son poste, tapotait en passant les joues des enfants
+qui jouaient sous les arbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la
+trahison de l'infâme Dumouriez.
+
+Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l'Horloge, une maison
+qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonne figure sans un
+petit grenier couvert de tuiles dont on l'avait exhaussée sous
+l'avant-dernier tyran. Pour approprier l'appartement de quelque vieux
+parlementaire aux convenances des familles bourgeoises et artisanes qui
+y logeaient, on avait multiplié les cloisons et les soupentes. C'est
+ainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur, nichait dans un
+entresol fort abrégé en hauteur comme en largeur, où on le voyait par la
+porte vitrée, les jambes croisées sur son établi et la nuque au
+plancher, cousant un uniforme de garde national, tandis que la citoyenne
+Remacle, dont le fourneau n'avait pour cheminée que l'escalier,
+empoisonnait les locataires de la fumée de ses ragoûts et de ses
+fritures, et que, sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur
+fille, barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec
+Mouton, le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de coeur,
+de poitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à son voisin
+le citoyen Dupont aîné, l'un des douze du Comité de surveillance. Son
+mari, tout du moins, l'en soupçonnait véhémentement et les époux Remacle
+emplissaient la maison des éclats alternés de leurs querelles et de
+leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient
+occupés par le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le
+quai de l'Horloge, par un officier de santé, par un homme de loi, par un
+batteur d'or et par plusieurs employés du Palais.
+
+Évariste Gamelin monta l'escalier antique jusqu'au quatrième et dernier
+étage, où il avait son atelier avec une chambre pour sa mère. Là
+finissaient les degrés de bois garnis de carreaux qui avaient succédé
+aux grandes marches de pierre des premiers étages. Une échelle,
+appliquée au mur, conduisait à un grenier d'où descendait pour lors un
+gros homme assez vieux, d'une belle figure rose et fleurie, qui tenait
+péniblement embrassé un énorme ballot, et fredonnait toutefois: _J'ai
+perdu mon serviteur_.
+
+S'arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour à
+Gamelin, qui le salua fraternellement et l'aida à descendre son paquet,
+ce dont le vieillard lui rendit grâces.
+
+"Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantins que je vais
+de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en a
+ici tout un peuple: ce sont mes créatures; elles ont reçu de moi un
+corps périssable, exempt de joies et de souffrances. Je ne leur ai pas
+donné la pensée, car je suis un Dieu bon."
+
+C'était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devant noble:
+son père, enrichi dans les partis, avait acheté une savonnette à vilain.
+Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommait monsieur des Ilettes et
+donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins que la
+belle madame de Rochemaure, épouse d'un procureur, illuminait de ses
+yeux, femme accomplie, dont la fidélité honorable ne se démentit point
+tant que la Révolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses
+offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, son nom. La Révolution les
+lui enleva. Il gagna sa vie à peindre des portraits sous les portes
+cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la
+Mégisserie, à composer des discours pour les représentants du peuple et
+à donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans
+son grenier, où l'on se coulait par une échelle et où l'on ne pouvait se
+tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d'un pot de colle, d'un paquet de
+ficelles, d'une boîte d'aquarelle et de quelques rognures de papier,
+fabriquait des pantins qu'il vendait à de gros marchands de jouets, qui
+les revendaient aux colporteurs, qui les promenaient par les
+Champs-Élysées, au bout d'une perche, brillants objets des désirs des
+petits enfants. Au milieu des troubles publics et dans la grande
+infortune dont il était lui-même accablé, il gardait une âme sereine,
+lisant pour se récréer son Lucrèce, qu'il portait constamment dans la
+poche béante de sa redingote puce.
+
+Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda tout de suite.
+Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quand sa mère, par
+habitude, tirait le verrou, il lui disait: "A quoi bon? On ne vole pas
+les toiles d'araignée... et les miennes pas davantage." Dans son atelier
+s'entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre
+le mur, les toiles de ses débuts, alors qu'il traitait, selon la mode,
+des scènes galantes, caressait d'un pinceau lisse et timide des carquois
+épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de
+bonheur, troussait des gardeuses d'oies et fleurissait de roses le sein
+des bergères.
+
+Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes,
+froidement traitées, attestaient l'irrémédiable chasteté du peintre. Les
+amateurs ne s'y étaient pas trompés et Gamelin n'avait jamais passé pour
+un artiste érotique. Aujourd'hui, bien qu'il n'eût pas encore atteint la
+trentaine, ces sujets lui semblaient dater d'un temps immémorial. Il y
+reconnaissait la dépravation monarchique et l'effet honteux de la
+corruption des cours. Il s'accusait d'avoir donné dans ce genre
+méprisable et montré un génie avili par l'esclavage. Maintenant, citoyen
+d'un peuple libre, il charbonnait d'un trait vigoureux des Libertés, des
+Droits de l'Homme, des Constitutions françaises, des Vertus
+républicaines, des Hercules populaires terrassant l'Hydre de la
+Tyrannie, et mettait dans toutes ces compositions toute l'ardeur de son
+patriotisme. Hélas! il n'y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais
+pour les artistes. Ce n'était pas, sans doute, la faute de la
+Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre les rois,
+qui, fière, impassible, résolue devant l'Europe conjurée, perfide et
+cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propres mains, qui mettait
+la terreur à l'ordre du jour, instituait pour punir les conspirateurs un
+tribunal impitoyable auquel elle allait donner bientôt ses membres à
+dévorer, et qui dans le même temps, calme, pensive, amie de la science
+et de la beauté, réformait le calendrier, créait des écoles spéciales,
+décrétait des concours de peinture et de sculpture, fondait des prix
+pour encourager les artistes, organisait des salons annuels, ouvrait le
+Muséum et, à l'exemple d'Athènes et de Rome, imprimait un caractère
+sublime à la célébration des fêtes et des deuils publics. Mais l'art
+français, autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie,
+en Pologne, n'avait plus de débouchés à l'étranger. Les amateurs de
+peinture, les curieux d'art, grands seigneurs et financiers, étaient
+ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que la Révolution avait
+enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs
+aux armées, croupiers du Palais-Royal, n'osaient encore montrer leur
+opulence et, d'ailleurs, ne se souciaient point de peinture. Il fallait
+ou la réputation de Regnault ou l'adresse du jeune Gérard pour vendre un
+tableau. Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l'indigence.
+Prud'hon nourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant
+des sujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotes
+Hennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin, incapable
+de faire les frais d'un tableau, ne pouvant ni payer le modèle, ni
+acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vaste toile du _Tyran
+poursuivi aux Enfers par les Furies_. Elle couvrait la moitié de
+l'atelier de figures inachevées et terribles, plus grandes que nature,
+et d'une multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës
+et recourbées. On distinguait au premier plan, à gauche, un Charon
+maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d'un beau
+dessin, mais qui sentait l'école. Il y avait bien plus de génie et de
+naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui
+était pendue à l'endroit le mieux éclairé de l'atelier. C'était un
+Oreste que sa soeur Électre soulevait sur son lit de douleur. Et l'on
+voyait la jeune fille écarter d'un geste touchant les cheveux emmêlés
+qui voilaient les yeux de son frère. La tête d'Oreste était tragique et
+belle et l'on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du
+peintre.
+
+Gamelin regardait souvent d'un oeil attristé cette composition; parfois
+ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient vers la figure
+largement esquissée d'Électre et retombaient impuissants. L'artiste
+était gonflé d'enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses.
+Mais il lui fallait s'épuiser sur des ouvrages de commande qu'il
+exécutait médiocrement, parce qu'il devait contenter le goût du vulgaire
+et aussi parce qu'il ne savait point imprimer aux moindres choses le
+caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques,
+que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en
+couleurs et que prenait à bas prix un marchand d'estampes de la rue
+Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal
+en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien
+acheter.
+
+Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait
+de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il,
+qui devait faire la fortune du marchand d'estampes, du graveur et la
+sienne; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames,
+aux valets de l'ancien régime il substituait des Génies, des Libertés,
+des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait
+terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se
+trouvaient en état d'être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux
+venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d'un habit
+bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires,
+assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre
+les jambes. C'était le "citoyen de coeur", remplaçant le valet de coeur.
+Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours
+avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d'enthousiasme.
+Plusieurs pendaient au mur de l'atelier. Cinq ou six, à l'aquarelle, à
+la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les
+chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s'élevaient sur toutes les
+places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les
+cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de "Vive la
+Nation! vivre libre ou mourir!" Gamelin ne pouvait passer sur le
+Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son coeur bondît vers la
+tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les
+volontaires au son de la _Marseillaise_. Mais en rejoignant les armées
+il eût laissé sa mère sans pain.
+
+Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve
+Gamelin entra dans l'atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la
+cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à
+s'échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour
+mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.
+
+Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la
+Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant
+pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le
+peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie,
+naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce
+qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait
+émigré avec un aristocrate.
+
+"Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de
+pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien
+qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni oeufs, ni légumes,
+ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons
+châtaignes."
+
+Après un long silence, elle reprit:
+
+"J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs
+petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera
+ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies.
+
+--Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous
+souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le
+peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la
+République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où
+aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des
+Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas
+massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez
+vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et
+guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente
+l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir
+un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé
+de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre
+la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est
+vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne
+ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à
+démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et
+sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril."
+
+La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa
+cocarde négligée.
+
+"Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui
+ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce
+que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de
+La Fayette, de Pétion, de Brissot.
+
+--Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux.
+
+Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de
+livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de
+faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de
+pain bis et un pot de piquette.
+
+Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur
+dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son
+pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les
+morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui
+avaient coûté cher.
+
+Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait
+songeur et distrait.
+
+"Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange."
+
+Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte
+religieux.
+
+Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin
+réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.
+
+Mais elle:
+
+"Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de
+confiance. C'est à désespérer de tout.
+
+--Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos
+privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les
+siècles le bonheur du genre humain."
+
+La bonne dame trempa son pain dans son vin: son esprit s'éclaircit et
+elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur
+l'herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph
+Gamelin, coutelier de son état, l'avait demandée en mariage. Et elle
+conta par le menu comment les choses s'étaient passées. Sa mère lui
+avait dit: "Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le
+magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens." Elles
+eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux.
+Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph
+Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite
+de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle s'était tenue à la fenêtre
+pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre
+chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait
+pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.
+
+Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.
+
+"Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m'y attendais, par
+suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je
+faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l'exécution de
+M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien
+croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la
+grâce de te conserver. Je t'élevai de mon mieux, ne ménageant ni les
+soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m'en
+témoignas de la reconnaissance et que, dès l'enfance, tu cherchas à m'en
+récompenser selon tes moyens. Tu étais d'un naturel affectueux et doux.
+Ta soeur n'avait pas mauvais coeur; mais elle était égoïste et violente.
+Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits
+polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu
+t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur
+mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et
+cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de
+mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton
+catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la
+maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour
+t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser
+des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma
+grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de
+la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure."
+
+La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage
+grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits
+d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles
+exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le
+tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première
+jeunesse.
+
+Elle poursuivit:
+
+"Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu
+te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait
+parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te
+dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai
+ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton
+père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te
+rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous
+sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le
+reprocher: la faute en est à la Révolution."
+
+Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit.
+
+"Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur
+puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu
+ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se
+rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point
+l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant
+au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation
+pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime,
+bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas
+que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront
+jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens
+dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des
+maigres."
+
+Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne
+l'écoutait plus. Il cherchait la silhouette d'un sans-culotte, en bonnet
+rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le
+valet de pique condamné.
+
+On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large
+que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'oeil gauche, l'oeil
+droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et
+les dents débordant les lèvres.
+
+Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui
+faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée
+des Ardennes.
+
+Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave
+guerrier.
+
+La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite.
+
+Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire
+sans le modèle.
+
+La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette
+difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur
+le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de
+chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour
+distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires
+qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi,
+son fiancé des Ardennes.
+
+Elle appliqua sur le papier le regard de son oeil morne, qui lentement
+s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un
+radieux sourire.
+
+"C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au
+naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché."
+
+Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la
+plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit
+carré qu'elle coula sur son coeur, entre le busc et la chemise, remit à
+l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie
+et sortit clochante et légère.
+
+
+
+
+III
+
+
+Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean
+Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des
+cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de
+l'Oratoire, proche les Messageries, à l'_Amour peintre_. Le magasin
+s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par
+une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de
+cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le
+Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le
+père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis
+lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie
+semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres
+aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les
+estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en
+couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une
+grâce un peu sèche par Boilly, _Leçons d'amour conjugal_ et _Douces
+résistances_, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs
+dénonçaient à la Société des arts; la _Promenade publique_ de Debucourt,
+avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des
+chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le _Bain de Virginie_ et
+des figures d'après l'antique.
+
+Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient
+les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux
+belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de
+prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils
+admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup
+d'oeil, fronçaient le sourcil et passaient.
+
+Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une
+des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où
+il y avait un pot d'oeillets rouges derrière le balcon de fer à coquille.
+Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le
+marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de
+la maison.
+
+Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant
+l'_Amour peintre_, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie
+qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de
+Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant
+d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les
+passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en
+examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il
+circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au
+commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les
+contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant
+on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses
+introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets
+dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des
+ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les
+patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et
+craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de
+Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en
+toute rencontre.
+
+Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires
+exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui
+retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle
+se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que
+cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à
+se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste.
+
+Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à
+ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit
+à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d'instinct,
+elle maniait l'aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une
+parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la
+regardaient: elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait
+communiquer une douce langueur; elle brodait capricieusement pour ceux
+qu'elle s'amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin
+pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux.
+
+Élodie n'était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide
+au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc
+noué négligemment autour de sa tête et d'où s'échappaient les boucles
+azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En
+son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste
+et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il
+admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches
+donnaient de l'accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé
+de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l'année. Sa taille
+souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des
+grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de
+sa chair, tout en elle demandait le coeur et promettait l'amour. Derrière
+le comptoir de marchande, elle donnait l'idée d'une nymphe de la danse,
+d'une bacchante d'Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et
+de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans
+l'enveloppe modeste d'une ménagère de Chardin.
+
+"Mon père n'est pas à la maison, dit-elle au peintre; attendez-le un
+moment: il ne tardera pas à rentrer."
+
+Les petites mains brunes faisaient courir l'aiguille à travers le linon.
+
+"Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin?"
+
+Gamelin était incapable de feindre. Et l'amour, en enflammant son
+courage, exaltait sa franchise.
+
+"Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous
+le dise, le dessin qui vous a été tracé n'est pas assez simple, assez
+nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France
+dans l'art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris; ces noeuds,
+ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur
+sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nous revenons de loin. Du temps de
+l'infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On
+faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d'un aspect
+ridicule, qui ne sont bonnes qu'à être mises au feu pour chauffer les
+patriotes; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l'antique.
+David dessine des lits et des fauteuils d'après les vases étrusques et
+les peintures d'Herculanum.
+
+--J'ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c'est beau!
+Bientôt on n'en voudra pas d'autres. Comme vous, j'adore l'antique.
+
+--Eh bien! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe
+d'une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches
+entrecroisées, elle eût été digne d'une Spartiate... et de vous. Vous
+pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la
+ligne droite."
+
+Elle lui demanda ce qu'il fallait ôter.
+
+Il se pencha sur l'écharpe: ses joues effleurèrent les boucles d'Élodie.
+Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient.
+Évariste goûtait en ce moment une joie infinie; mais, sentant près de
+ses lèvres les lèvres d'Élodie, il craignait d'avoir offensé la jeune
+fille et se retira brusquement.
+
+La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe
+avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses
+abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur
+ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa
+parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l'aimait, elle lui
+prêtait un fier génie d'artiste qui éclaterait un jour en chefs-d'oeuvre
+et rendrait son nom célèbre, et elle l'en aimait davantage. La citoyenne
+Blaise n'avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n'était pas
+offensée de ce qu'un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses
+désirs; elle aimait Évariste, qui était chaste; elle ne l'aimait pas
+parce qu'il était chaste; mais elle trouvait à ce qu'il le fût
+l'avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point
+craindre de rivales.
+
+Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si
+l'Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du
+jeune héros, c'était avec l'espoir d'en triompher et elle eût bientôt
+gémi d'une sévérité de moeurs qu'il n'eût point adoucie pour elle. Et,
+dès qu'elle en trouva l'occasion, elle se déclara plus qu'à demi, pour
+le contraindre à se déclarer lui-même. A l'exemple de cette tendre
+Aricie, la citoyenne Blaise n'était pas très éloignée de croire qu'en
+amour la femme est tenue à faire des avances. "Les plus aimants, se
+disait-elle, sont les plus timides; ils ont besoin d'aide et
+d'encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu'une femme peut
+faire la moitié du chemin et même davantage sans qu'ils s'en
+aperçoivent, en leur ménageant les apparences d'une attaque audacieuse
+et la gloire de la conquête." Ce qui la tranquillisait sur l'issue de
+l'affaire, c'est qu'elle savait avec certitude (et aussi n'y avait-il
+pas de doute à ce sujet) qu'Évariste, avant que la Révolution l'eût
+héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la
+concierge de l'académie.
+
+Élodie, qui n'était point une ingénue, concevait différentes sortes
+d'amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond
+pour qu'elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à
+l'épouser, mais s'attendait à ce que son père n'approuvât pas l'union de
+sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n'avait rien;
+le marchand d'estampes remuait de grosses sommes d'argent. L'_Amour
+peintre_ lui rapportait beaucoup, l'agio plus encore, et il s'était
+associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des
+bottes de jonc et de l'avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de
+la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l'éditeur
+d'estampes connu dans toute l'Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan,
+aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian.
+Ce n'est pas qu'en fille obéissante elle tînt le consentement de son
+père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure,
+d'humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur
+d'affaires, ne s'était jamais occupé d'elle, l'avait laissée grandir
+libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais
+d'ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur
+le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement
+puissants qu'un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop
+intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d'aimer ne
+lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui
+savait un gré infini de cette prudence; et, comme elle tenait de lui le
+sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s'inquiétait pas des
+raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et
+la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre
+commis. A vingt-sept ans, elle se sentait d'âge et d'expérience à faire
+sa vie elle-même et n'éprouvait nul besoin de demander les conseils ou
+de suivre la volonté d'un père jeune, facile et distrait. Mais pour
+qu'elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce
+gendre pauvre, l'intéressât dans la maison, lui assurât des travaux
+comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d'une manière ou d'une
+autre, lui créât des ressources; et cela elle jugeait impossible que
+l'un l'offrît, que l'autre l'acceptât, tant il y avait peu de sympathie
+entre ces deux hommes.
+
+Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait
+sans terreur l'idée de s'unir à son ami par des liens secrets et de
+prendre l'auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa
+philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que
+l'indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le
+caractère honnête et vertueux d'Évariste donnerait une force rassurante;
+mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa
+vieille mère: il ne semblait pas qu'il y eût dans une existence si
+étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature.
+D'ailleurs Évariste n'avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait
+part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l'y obliger
+avant peu.
+
+Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille:
+
+"Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant
+qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie.
+En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre
+absence."
+
+Il répondit avec un sombre enthousiasme:
+
+"Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une
+épée dans une guirlande."
+
+Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style
+sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.
+
+"Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la
+servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin.
+Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des
+esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne
+pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des
+chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages.
+Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans
+les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs
+ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche
+de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez
+nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises
+d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques."
+
+Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il
+poursuivait d'une haine inextinguible:
+
+"Le connaissez-vous, citoyenne?"
+
+Élodie fit signe qu'oui.
+
+"Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment
+ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage
+de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque
+temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du
+Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette
+vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts
+le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux
+mauvais peintres."
+
+Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux:
+
+"Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi
+ai....
+
+--C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise
+qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes,
+basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui
+descendaient sur les épaules.
+
+Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.
+
+"Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque
+chose de neuf?
+
+--Peut-être", dit le peintre.
+
+Et il exposa son idée:
+
+"Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des moeurs.
+Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai
+conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel
+aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les
+Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent
+les Lois.... Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique,
+Fraternité de carreau, Loi de coeur.... Je crois ces cartes assez
+fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en
+taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet."
+
+Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle,
+l'artiste les tendit au marchand d'estampes.
+
+Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.
+
+"Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs
+de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle
+invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre
+jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre
+camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec
+quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre
+jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui
+sais-je encore!... Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami,
+l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif.
+Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se
+serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la
+manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire
+qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de
+cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en
+corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros
+cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent
+jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots
+du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers
+et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos..., comment dites-vous?...
+vos Lois de coeur... et vous reviendrez me dire comment ils vous ont
+reçu!"
+
+Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa
+culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin
+avec une douce pitié:
+
+"Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous
+voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là
+vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies
+poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies
+filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les
+hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses,
+avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête
+que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus
+en entendre parler."
+
+Du coup, Évariste Gamelin se cabra:
+
+"Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!... Mais l'établissement
+de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont
+des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en
+pourrions-nous pas être frappés?... Quoi! la secte du sans-culotte Jésus
+a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli
+après quatre ans à peine d'existence!"
+
+Mais Jean Blaise, d'un air de supériorité:
+
+"Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami,
+la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans
+d'embrassades, de massacres, de discours, de _Marseillaise_, de tocsins,
+d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes
+à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge,
+de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des
+chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements,
+d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est
+long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons
+trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que
+pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La
+Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous
+ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?... On ne sait plus.
+
+--Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous
+préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand
+d'estampes à la prudence.
+
+--Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son coeur.
+Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous,
+citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous
+accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon
+dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes
+principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de
+servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au
+périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre,
+je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles
+moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les
+comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société
+avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre
+brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais
+envoyer de Vernon soixante boeufs à l'armée du Midi, à travers un pays
+infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je
+ne parle pas; j'agis."
+
+Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il
+noua les cordons et qu'il passa sous son bras.
+
+"C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider
+nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans
+ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses
+défenseurs.... Salut, citoyen Blaise."
+
+Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le coeur
+gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux oeillets
+rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre.
+
+Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de
+Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il
+reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de
+raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des
+événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de
+la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne
+reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on
+ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en
+Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons
+citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple
+assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.
+
+Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage.
+
+Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées
+pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de
+la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres
+jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les
+débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain.
+
+N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de
+s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait
+place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la
+patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant
+contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que
+son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et
+qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son
+bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le
+nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à
+vingt sols chaque, en un mois."
+
+Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands
+pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du
+vitrier.
+
+On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen
+Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le
+peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée,
+et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait
+avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La
+femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait
+des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en
+cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.
+
+La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé
+de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du
+quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les
+passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres,
+escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un
+homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné
+du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre
+les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue
+et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait
+debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient
+entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et
+regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi
+les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de
+couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis
+tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux.
+
+On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le
+corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa
+ressemblance avec ce représentant du peuple.
+
+"Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante.
+
+--Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis.
+
+Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de
+s'élancer:
+
+"Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de
+modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a
+séparé.... Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont."
+
+Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était
+d'importance.
+
+Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et
+torches et poursuivait la demoiselle de modes.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les
+tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait
+une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur
+l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de
+l'allée ombreuse, contre la chaumière de _La Belle Lilloise_, sur un
+banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts
+s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles
+s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'_Amour peintre_. Pendant
+toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui
+devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il
+lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle,
+exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son
+amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus
+retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution
+plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante.
+
+D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute
+occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à
+l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais,
+le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme
+irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et
+le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui
+donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se
+dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la
+solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.
+
+Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les
+promenades à la mode, des chaumières construites par de savants
+architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La
+chaumière de _La Belle Lilloise_, occupée par un limonadier, appuyait sa
+feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour,
+afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme
+s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une
+chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un
+saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui
+portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières,
+ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans
+les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort.
+Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à
+aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement
+ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les
+autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient
+pareillement des coeurs sensibles et pleins de philosophie.
+
+Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme
+au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son
+coeur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes
+après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main,
+selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste
+et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si
+semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire,
+avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que
+les révolutions ne changent point.
+
+Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une
+vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte
+de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle
+avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille
+pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la
+chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant
+sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme
+immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de
+redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies"
+s'appelaient alors des "plaisirs".
+
+La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et
+exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait
+une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la
+rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux
+Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir,
+mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir
+leur vieillesse.
+
+Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposa
+abondamment la cause de ses maux. C'était la république qui, en
+dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il
+n'y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elle connaissait, au
+contraire, à plusieurs signes, que les affaires ne feraient qu'empirer.
+A Nanterre, une femme avait accouché d'un enfant à tête de vipère; la
+foudre était tombée sur l'église de Rueil et avait fondu la croix du
+clocher; on avait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville. Des
+hommes masqués empoisonnaient les sources et jetaient dans l'air des
+poudres qui donnaient des maladies....
+
+Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle. Les yeux
+de la jeune femme brillaient dans l'ombre transparente de son chapeau de
+paille; ses lèvres, aussi rouges que les oeillets qu'elle tenait à la
+main, souriaient. Une écharpe de soie noire, croisée sur la poitrine, se
+nouait sur le dos. Sa robe jaune faisait voir les mouvements rapides des
+genoux et découvrait les pieds chaussés de souliers plats. Les hanches
+étaient presque entièrement dégagées: car la Révolution avait affranchi
+la taille des citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les
+reins, déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sous
+son image amplifiée.
+
+Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cet embarras
+qu'Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarqua aussi et tint
+pour un bon signe qu'il avait noué sa cravate avec plus d'art qu'à
+l'ordinaire. Elle lui tendit la main.
+
+"Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n'ai pas répondu à
+votre lettre: elle m'a déplu; je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait
+été plus aimable, si elle avait été plus naturelle. Ce serait faire tort
+à votre caractère et à votre esprit que de croire que vous ne voulez pas
+retourner à l'_Amour peintre_ parce que vous y avez eu une altercation
+légère sur la politique, avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez
+sûr que vous n'avez nullement à craindre que mon père vous reçoive mal,
+quand vous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas: il ne se
+rappelle ni ce qu'il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Je
+n'affirme pas qu'il existe une grande sympathie entre vous deux; mais il
+est sans rancune. Je vous le dis franchement, il ne s'occupe pas
+beaucoup de vous... ni de moi. Il ne pense qu'à ses affaires et à ses
+plaisirs."
+
+Elle s'achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec
+quelque répugnance, parce qu'il savait que c'était le rendez-vous des
+amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la
+plus cachée.
+
+"Que j'ai de choses à vous dire, Évariste! L'amitié a des droits: vous
+me permettez d'en user? Je vous parlerai beaucoup de vous... et un peu
+de moi, si vous le voulez bien."
+
+Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa
+elle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta son enfance,
+elle lui dit la beauté de sa mère, qu'elle aimait à célébrer, par piété
+filiale et comme l'origine de sa propre beauté; elle vanta la vigueur de
+ses grands-parents, car elle avait l'orgueil de son sang bourgeois. Elle
+conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait
+vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu'elle était,
+vive, sensible, courageuse, et elle ajouta:
+
+"Évariste, j'ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire
+pour ne pas savoir le prix d'un coeur comme le vôtre, et je ne renoncerai
+pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur
+laquelle je croyais pouvoir compter et qui m'était chère."
+
+Évariste la regarda tendrement:
+
+"Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent? Puis-je
+croire?..."
+
+Il s'arrêta, de peur d'en trop dire et d'abuser par là d'une amitié si
+confiante.
+
+Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi des longues
+manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevait en longs
+soupirs.
+
+"Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulez que j'aie
+pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur les dispositions de mon
+coeur.
+
+--Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encore quand
+vous saurez...."
+
+Il hésita.
+
+Elle baissa les yeux.
+
+Il acheva plus bas:
+
+"... que je vous aime?"
+
+En entendant ces derniers mots, elle rougit: c'était de plaisir. Et,
+tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgré elle, un
+sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait:
+
+"Et il croit s'être déclaré le premier!... et il craint peut-être de me
+fâcher!..."
+
+Et elle lui dit avec bonté:
+
+"Vous ne l'aviez donc pas vu, mon ami, que je vous aimais?"
+
+Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évariste leva les
+yeux vers le firmament étincelant de lumière et d'azur:
+
+"Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillant comme
+vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votre sourire."
+
+Il se sentait uni à la nature entière, il l'associait à sa joie, à sa
+gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleurs des
+marronniers s'allumaient comme des candélabres, les torches gigantesques
+des peupliers s'enflammaient.
+
+Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plus tendre et
+aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnait l'avantage de
+la faiblesse et, aussitôt après l'avoir conquis, se soumettait à lui;
+maintenant qu'elle l'avait mis sous sa domination, elle reconnaissait en
+lui le maître, le héros, le dieu, brûlait d'obéir, d'admirer et de
+s'offrir. Sous l'ombrage du bosquet, il lui donna un long baiser ardent
+sous lequel elle renversa la tête, et, dans les bras d'Évariste, elle
+sentit toute sa chair se fondre comme une cire.
+
+Ils s'entretinrent longtemps encore d'eux-mêmes, oubliant l'univers.
+Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures, qui jetaient
+Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et
+particulières. Puis, quand elle jugea qu'elle ne pouvait tarder
+davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois oeillets
+rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui
+l'avait amenée. C'était une voiture de place peinte en jaune, très haute
+sur roues, qui n'avait certes rien d'étrange, non plus que le cocher.
+Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l'on n'en prenait guère
+autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un
+serrement de coeur et se sentit assailli d'un douloureux pressentiment:
+par une sorte d'hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que
+le cheval de louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du
+temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe
+et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.
+
+La voiture disparut. Le trouble d'Évariste se dissipa; mais il lui
+restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et
+d'oubli qu'il venait de vivre, il ne les revivrait plus.
+
+Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires
+cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que
+leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs,
+portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de
+plaisirs de l'allée des Veuves, et il lui sembla qu'entre ces deux
+rencontres tout un âge de sa vie s'était écoulé. Il traversa la place de
+la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin
+l'immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de
+la Révolution prétendaient s'être tues pour jamais. Il hâta le pas dans
+la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d'une
+foule d'hommes et de femmes, qui criaient: "Vive la République! Vive la
+Liberté!" Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits
+étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des
+mouchoirs. Précédé d'un sapeur qui faisait place au cortège, entouré
+d'officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de
+gendarmes, de hussards, s'avançait lentement, sur les têtes des
+citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d'une couronne de
+chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite verte à collet d'hermine.
+Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard
+perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste,
+il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à
+punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille
+voix, cria:
+
+"Vive Marat!"
+
+Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention.
+Tandis que la foule s'écoulait lentement, Gamelin, assis sur une borne
+de la rue Honoré, contenait de sa main les battements de son coeur. Ce
+qu'il venait de voir le remplissait d'une émotion sublime et d'un
+enthousiasme ardent.
+
+Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré
+d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République,
+et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras
+ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois
+sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en
+conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le
+tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu
+à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses
+yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne
+civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable
+amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée,
+cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant
+de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon
+exemple, patriotes jusqu'à la mort."
+
+La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de
+lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait:
+
+"Jusqu'à la mort!..."
+
+
+
+
+V
+
+
+A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg
+Élodie qui l'attendait sur un banc.
+
+Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se
+voyaient tous les jours, à l'_Amour peintre_ ou à l'atelier de la place
+de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve
+qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux,
+déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la
+loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire
+qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette
+résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout
+rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales,
+elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût
+rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle
+pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et,
+ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui
+avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du
+couvent des Chartreux.
+
+Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main,
+le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement:
+
+"Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne
+de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout.
+Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action
+vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule.... Ne
+perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles
+j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore
+jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi.
+J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un coeur tendre et d'une âme
+généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et
+sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il
+l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux,
+Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!"
+
+Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées;
+depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle
+était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce
+qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des
+secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu,
+dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait
+appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la
+nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était
+moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le
+nécessaire.
+
+"Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces
+moments où j'étais seule, abandonnée?..."
+
+Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie
+d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à
+l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux
+d'Élodie.
+
+Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.
+
+Elle dit très simplement:
+
+"Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et
+ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s'occupa de moi
+avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la
+vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se
+cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son
+esprit qu'il m'intéressa.... Il sut me toucher en me témoignant de
+l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé.
+Je ne demandai d'engagements qu'à son coeur, et son coeur était mobile....
+Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne.
+Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous
+jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!"
+
+Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard
+était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa
+soeur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente,
+pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non
+point dans l'erreur d'un coeur sensible, mais pour trouver, loin des
+siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa soeur
+et il inclinait à condamner sa maîtresse.
+
+Élodie reprit d'une voix très douce:
+
+"J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient
+naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui
+n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les
+préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur
+avaient fait égoïste et perfide."
+
+Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin
+s'adoucirent. Il demanda:
+
+"Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?
+
+--Vous ne le connaissez pas.
+
+--Nommez-le-moi."
+
+Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire.
+
+Elle donna ses raisons.
+
+"Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop
+dit."
+
+Et, comme il insistait:
+
+"Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise
+à votre esprit cet... étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre
+jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi.
+Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai
+connaître."
+
+Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme
+qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été
+séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être
+autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté
+les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que
+cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût
+offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par
+force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous
+tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes,
+mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était
+formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou
+troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans
+cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme
+s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions,
+il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se
+taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.
+
+Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle
+répondit:
+
+"Il a quitté le royaume."
+
+Elle se reprit vivement:
+
+"... la France.
+
+--Un émigré!" s'écria Gamelin.
+
+Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se
+créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner
+à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine.
+
+En fait, l'amant d'Élodie était un petit clerc de procureur très joli
+garçon, chérubin saute-ruisseau, qu'elle avait adoré et dont le souvenir
+après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il
+recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame
+expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression
+des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon
+sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant.
+
+"Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de
+détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a
+lâchement abandonnée?"
+
+Elle inclina la tête.
+
+Il la pressa sur son coeur:
+
+"Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet
+infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le
+reconnaître!"
+
+Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue.
+Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus
+naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce
+qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de
+lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les
+voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait
+moral et social.
+
+Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui
+disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en
+demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle
+admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui.
+
+Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue
+de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était
+point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation
+régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction
+d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la
+ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même
+avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait
+l'exclusion des Vingt et un.
+
+Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine,
+il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que
+haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour
+de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant
+accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait:
+
+"Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!"
+
+A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:
+
+"Venez, Évariste!" fit-elle vivement.
+
+La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans
+la presse.
+
+Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour
+éternel.
+
+
+
+Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la
+citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa
+part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le
+tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait
+parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle
+nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les
+émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un coeur
+reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres
+enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates,
+disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.
+
+Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de
+midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave
+odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du
+peintre sentait le bouillon gras.
+
+"Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer
+l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec
+une couenne de lard et un gros os de boeuf. Il n'y a rien qui embaume un
+potage comme un os à moelle.
+
+--Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et
+vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de
+la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de
+parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un
+potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil
+savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os
+médullaire si savoureux et succulent.
+
+--Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin,
+n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même
+os?
+
+--Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien
+que prophétesse."
+
+A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de
+recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour
+venger en même temps sur lui la République et son amour.
+
+Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de
+son discours:
+
+"Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir
+s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur
+imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien
+davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme
+serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait
+des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus
+des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la
+condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que,
+le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque
+tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge,
+notre félicité."
+
+La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le _Benedicite_, fit
+asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la
+place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle
+savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Dix heures du matin. Pas un souffle d'air. C'était le mois de juillet le
+plus chaud qu'on eût connu. Dans l'étroite rue de Jérusalem, une
+centaine de citoyens de la section faisaient la queue à la porte du
+boulanger, sous la surveillance de quatre gardes nationaux qui, l'arme
+au repos, fumaient leur pipe.
+
+La Convention nationale avait décrété le _maximum_: aussitôt grains,
+farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, les Parisiens se
+levaient avant le jour s'ils voulaient manger. Tous ces gens, serrés les
+uns contre les autres, hommes, femmes, enfants, sous un ciel de plomb
+fondu, qui chauffait les pourritures des ruisseaux et exaltait les
+odeurs de sueur et de crasse, se bousculaient, s'interpellaient, se
+regardaient avec tous les sentiments que les êtres humains peuvent
+éprouver les uns pour les autres, antipathie, dégoût, intérêt, désir,
+indifférence. On avait appris, par une expérience douloureuse, qu'il n'y
+avait pas de pain pour tout le monde: aussi les derniers venus
+cherchaient-ils à se glisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se
+plaignaient et s'irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé.
+Les femmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserver
+leur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plus
+étouffante, des cris s'élevaient: "Ne poussez pas!" Et chacun
+protestait, se disant poussé soi-même.
+
+Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires délégués par la
+section avaient imaginé d'attacher à la porte du boulanger une corde que
+chacun tenait à son rang; mais les mains trop rapprochées se
+rencontraient sur la corde et entraient en lutte. Celui qui la quittait
+ne parvenait point à la reprendre. Les mécontents ou les plaisants la
+coupaient, et il avait fallu y renoncer.
+
+Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisait des
+plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait des invectives
+aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout le mal. Quand un
+chien passait, des plaisants l'appelaient Pitt. Parfois retentissait un
+large soufflet, appliqué par la main d'une citoyenne sur la joue d'un
+insolent, tandis que, pressée par son voisin, une jeune servante, les
+yeux mi-clos et la bouche entrouverte, soupirait mollement. A toute
+parole, à tout geste, à toute attitude propre à mettre en éveil l'humeur
+grivoise des aimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait
+le _Ça ira_, malgré les protestations d'un vieux jacobin, indigné que
+l'on compromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foi
+républicaine dans un avenir de justice et de bonheur.
+
+Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur, en face
+de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant la viande de
+boucherie. Des passants s'arrêtaient pour lire la feuille encore toute
+gluante. Une marchande de choux, qui cheminait sa hotte sur le dos, se
+mit à dire de sa grosse voix cassée:
+
+"Ils sont partis, les beaux boeufs! ratissons-nous les boyaux."
+
+Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d'un égout, que
+plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouva mal et fut remise
+évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrent à quelques pas de là,
+sous une pompe. On se bouchait le nez; une rumeur grondait; des paroles
+s'échangeaient, pleines d'angoisse et d'épouvante. On se demandait si
+c'était quelque animal enterré là, ou bien un poison mis par
+malveillance, ou plutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre,
+oublié dans une cave du voisinage.
+
+"On en a donc mis là?
+
+--On en a mis partout!
+
+--Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j'en ai vu trois cents en
+tas sur le Pont au Change."
+
+Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant qui, morts, les
+empoisonnaient.
+
+Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter à sa
+vieille mère les fatigues d'une longue station. Son voisin, le citoyen
+Brotteaux, l'accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dans la poche
+béante de sa redingote puce.
+
+Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau
+d'un moderne Téniers.
+
+"Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les
+Grecs et les Romains si chers aujourd'hui à nos peintres. Pour moi, j'ai
+toujours goûté la manière flamande."
+
+Ce qu'il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c'est qu'il avait
+possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. de
+Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures.
+
+"Il n'y a de beau que l'antique, répondit le peintre, et ce qui en est
+inspiré: mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen
+ou d'Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou
+de Van Loo: l'humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par
+un Baudouin ou un Fragonard."
+
+Un aboyeur passa, criant:
+
+"_Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!_... la liste des condamnés!
+
+--Ce n'est point assez d'un tribunal révolutionnaire, dit Gamelin. Il en
+faut un dans chaque ville.... Que dis-je? dans chaque commune, dans
+chaque canton. Il faut que tous les pères de famille, que tous les
+citoyens s'érigent en juges. Quand la nation se trouve sous le canon des
+ennemis et sous le poignard des traîtres, l'indulgence est parricide.
+Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, la Corse révoltée, la Vendée
+en feu, Mayence et Valenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la
+trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la
+trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison
+assise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nos
+généraux!... Que la guillotine sauve la patrie!
+
+--Je n'ai pas d'objection essentielle à faire contre la guillotine,
+répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule
+institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune manière que la vie d'un
+homme ait quelque prix; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de
+manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique fin des êtres semble de devenir
+la pâture d'autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit
+naturel: en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition
+qu'on ne l'exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou
+pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j'aie des instincts
+pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c'est une dépravation
+que toute ma philosophie n'est pas encore parvenue à corriger.
+
+--Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n'y a
+que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut
+nécessaire de l'autorité. Le peuple souverain l'abolira un jour.
+Robespierre l'a combattue, et avec lui tous les patriotes; la loi qui la
+supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être
+appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous
+le glaive de la loi."
+
+Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires,
+et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section; entre autres une belle
+grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en
+bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était
+très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à
+un enfant malingre.
+
+L'enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient
+faibles et les sanglots l'étouffaient. Pitoyablement petit, le teint
+blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une
+sollicitude douloureuse.
+
+"Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux
+nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des
+derniers arrivés.
+
+--Il a six mois, le pauvre amour!... Son père est à l'armée: il est de
+ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil
+(Michel), commis drapier de son état. Il s'est enrôlé, dans un théâtre
+qu'on avait dressé devant l'hôtel de ville. Le pauvre ami voulait
+défendre sa patrie et voir du pays.... Il m'écrit de prendre patience.
+Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul... (c'est Paul qu'il se
+nomme)... puisque je ne peux pas me nourrir moi-même?
+
+--Ah! s'écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une
+heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte
+de l'épicière. On risque la mort pour avoir trois oeufs et un quarteron
+de beurre.
+
+--Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je
+n'en ai vu!"
+
+Et le choeur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres,
+jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les
+commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au
+prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres.
+On sema des histoires alarmantes de boeufs noyés dans la Seine, de sacs
+de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines....
+C'étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui
+poursuivaient l'extermination du peuple de Paris.
+
+Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris
+comme si elle avait le feu à ses jupes, qu'elle secouait violemment et
+dont elle retournait les poches, proclamant qu'on lui avait volé sa
+bourse.
+
+Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple,
+qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les
+Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, qui eussent de bon
+coeur brûlé le château de Versailles, mais se fussent crus déshonorés
+s'ils y avaient dérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrent sur
+la mésaventure de la belle enfant quelques méchantes plaisanteries,
+aussitôt étouffées sous la rumeur publique. On parlait déjà de pendre le
+voleur à la lanterne. On entamait une enquête tumultueuse et partiale.
+La grande tricoteuse, montrant du doigt un vieillard soupçonné d'être un
+moine défroqué, jurait que c'était "le capucin" qui avait fait le coup.
+La foule, aussitôt persuadée, poussa des cris de mort.
+
+Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique se tenait fort
+modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toute l'apparence, à
+vrai dire, d'un ci-devant religieux. Son air était assez vénérable, bien
+qu'altéré par le trouble que causaient à ce pauvre homme les violences
+de la foule et le souvenir encore vif des journées de Septembre. La
+crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire,
+qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements,
+comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne
+devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents.
+
+Brotteaux s'était donné pour loi de ne jamais contrarier le sentiment
+populaire, surtout quand il se montrait absurde et féroce, "parce
+qu'alors, disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu". Mais
+Brotteaux était inconséquent: il déclara que cet homme, qu'il fût
+capucin ou ne le fût point, n'avait pu dérober la citoyenne, dont il ne
+s'était pas approché un seul moment.
+
+La foule conclut que celui qui défendait le voleur était son complice,
+et l'on parlait maintenant de traiter avec rigueur les deux malfaiteurs,
+et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, les plus sages parlèrent
+de l'envoyer avec les deux autres à la section.
+
+Mais la jolie fille s'écria tout à coup joyeusement qu'elle avait
+retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées et menacée
+d'être fessée publiquement, comme une nonne.
+
+"Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vous remercie d'avoir pris
+ma défense. Mon nom importe peu, mais je vous dois de vous le dire: je
+me nomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier, en effet; mais non
+pas un capucin, comme l'ont dit ces femmes. Il s'en faut de tout: je
+suis clerc régulier de l'ordre des Barnabites, qui donna des docteurs et
+des saints en foule à l'Église. Ce n'est point assez d'en faire remonter
+l'origine à saint Charles Borromée: on doit considérer comme son
+véritable fondateur l'apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme
+dans ses armoiries. J'ai dû quitter mon couvent devenu le siège de la
+section du Pont-Neuf et porter un habit séculier.
+
+--Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. de
+Longuemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n'avez pas renié
+votre état: à le voir, on croirait que vous avez réformé votre ordre
+plutôt que vous ne l'avez quitté. Et vous vous exposez bénévolement,
+sous ces dehors austères, aux injures d'une populace impie.
+
+--Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter un habit bleu,
+comme un danseur!
+
+--Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommage à votre
+caractère et vous mettre en garde contre les dangers que vous courez.
+
+--Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m'encourager à
+confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre le péril.
+J'ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manière d'apostasie;
+j'aurais voulu du moins ne pas quitter la maison où Dieu m'accorda
+durant tant d'années la grâce d'une vie paisible et cachée. J'obtins d'y
+demeurer; et j'y gardai ma cellule, tandis qu'on transformait l'église
+et le cloître en une sorte de petit hôtel de ville qu'ils nommaient la
+section. Je vis, monsieur, je vis marteler les emblèmes de la sainte
+vérité; je vis le nom de l'apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat.
+Parfois même j'assistai aux conciliabules de la section, et j'y entendis
+exprimer d'étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeure profanée
+et j'allai vivre de la pension de cent pistoles que me fait l'Assemblée
+dans une écurie dont on a réquisitionné les chevaux pour le service des
+armées. Là je dis la messe devant quelques fidèles, qui y viennent
+attester l'éternité de l'Église de Jésus-Christ.
+
+--Moi, mon Père, répondit l'autre, si vous voulez le savoir, je me nomme
+Brotteaux et fus jadis publicain.
+
+--Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, par l'exemple de
+saint Matthieu, qu'on peut attendre une bonne parole d'un publicain.
+
+--Mon Père, vous êtes trop honnête.
+
+--Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plus affamé de
+justice que de pain: chacun ici était prêt à quitter sa place pour
+châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumis à tant de
+privations, sont d'une probité sévère, et ne peuvent tolérer un acte
+malhonnête.
+
+--Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grande envie de
+pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvais parti à ce bon
+religieux, à son défenseur et au défenseur de son défenseur. Leur
+avarice même et l'amour égoïste qu'ils portent à leur bien les y
+poussaient: le larron, en s'attaquant à l'un d'eux, les menaçait tous;
+ils se préservaient en le punissant.... Au reste, il est probable que la
+plupart de ces manouvriers et de ces ménagères sont probes et
+respectueux du bien d'autrui. Ces sentiments leur ont été inculqués dès
+l'enfance par leurs père et mère qui les ont suffisamment fessés, et
+leur ont fait entrer les vertus par le cul."
+
+Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu'un tel langage lui semblait
+indigne d'un philosophe.
+
+"La vertu, dit-il, est naturelle à l'homme: Dieu en a déposé le germe
+dans le coeur des mortels."
+
+Le vieux Brotteaux était athée et tirait de son athéisme une source
+abondante de délices.
+
+"Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la
+terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et même réacteur.
+Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que
+les Français, qui ne souffrent plus de roi mortel, s'obstinent à en
+garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu'est-ce
+que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l'enfer?
+L'humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez
+l'original, vous gardez la copie!
+
+--Oh! citoyen! s'écria Gamelin, n'avez-vous pas honte de tenir ce
+langage? et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçues par
+l'ignorance et la peur avec l'Auteur de la nature? La croyance en un
+Dieu bon est nécessaire à la morale. L'Être suprême est la source de
+toutes les vertus, et l'on n'est pas républicain si l'on ne croit en
+Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des
+Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupable d'avoir disposé les
+Français à la servitude en leur enseignant l'athéisme.... J'espère, du
+moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque la République aura institué le
+culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion
+si sage.
+
+--J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme, répondit
+Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire; quand vous en aurez
+fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes."
+
+Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau, ainsi
+qu'il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés du baron
+d'Holbach, qui, selon son expression, servaient de fondement à la
+philosophie naturelle:
+
+"Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en
+musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature
+et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous
+enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les
+crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On
+doit aimer la vertu; mais il est bon de savoir que c'est un simple
+expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que
+nous appelons la morale n'est qu'une entreprise désespérée de nos
+semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et
+l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus
+j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. Les théologiens
+et les philosophes, qui font de Dieu l'auteur de la nature et
+l'architecte de l'univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils
+le disent bon, parce qu'ils le craignent, mais ils sont forcés de
+convenir qu'il agit d'une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité
+rare même chez l'homme. Et c'est par là qu'ils le rendent adorable sur
+la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des Dieux
+justes et bienveillants, dont elle n'aurait rien à craindre; elle ne
+garderait point de leurs bienfaits une reconnaissance inutile. Sans le
+purgatoire et l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire.
+
+--Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlez point de la nature: vous
+ne savez ce que c'est.
+
+--Pardieu, je le sais aussi bien que vous, mon Père!
+
+--Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n'avez pas de religion et
+que la religion seule nous enseigne ce qu'est la nature, en quoi elle
+est bonne et comment elle a été dépravée. Au reste, ne vous attendez pas
+à ce que je vous réponde: Dieu ne m'a donné, pour réfuter vos erreurs,
+ni la chaleur du langage ni la force de l'esprit. Je craindrais de ne
+vous fournir, par mon insuffisance, que des occasions de blasphème et
+des causes d'endurcissement, et, lorsque je sens un vif désir de vous
+servir, je ne recueillerais pour tout fruit de mon indiscrète charité
+que...."
+
+Ce propos fut interrompu par une immense clameur qui, partie de la tête
+de la colonne, avertit la file entière des affamés que la boulangerie
+ouvrait ses portes. On commença d'avancer mais avec une extrême lenteur.
+Un garde national de service faisait entrer les acheteurs, un par un. Le
+boulanger, sa femme et son garçon étaient assistés dans la vente des
+pains par deux commissaires civils qui, un ruban tricolore au bras
+gauche, s'assuraient que le consommateur appartenait à la section et
+qu'on ne lui délivrait que la part proportionnelle aux bouches qu'il
+avait à nourrir.
+
+Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche du plaisir la fin unique de
+la vie: il estimait que la raison et les sens, seuls juges en l'absence
+des Dieux, n'en pouvaient concevoir une autre. Or, trouvant dans les
+propos du peintre un peu trop de fanatisme et dans ceux du religieux un
+peu trop de simplicité pour y prendre grand plaisir, cet homme sage,
+afin de conformer sa conduite à sa doctrine dans les conjonctures
+présentes, et charmer l'attente encore longue, tira de la poche béante
+de sa redingote puce son Lucrèce, qui demeurait ses plus chères délices
+et son vrai contentement. La reliure de maroquin rouge était écornée par
+l'usage et le citoyen Brotteaux en avait prudemment gratté les
+armoiries, les trois îlots d'or achetés à beaux deniers comptants par le
+traitant son père. Il ouvrit le livre à l'endroit où le poète
+philosophe, qui veut guérir les hommes des vains troubles de l'amour,
+surprend une femme entre les bras de ses servantes dans un état qui
+offenserait tous les sens d'un amant. Le citoyen Brotteaux lut ces vers,
+non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine
+ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. Le
+poète Lucrèce n'avait qu'une sagesse; son disciple Brotteaux en avait
+plusieurs.
+
+Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d'heure. A son oreille,
+réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muse latine,
+jaillissait en vain la criaillerie des commères sur l'enchérissement du
+pain, du sucre, du café, de la chandelle et du savon. C'est ainsi qu'il
+atteignit avec sérénité le seuil de la boulangerie. Derrière lui,
+Évariste Gamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbe dorée sur la
+grille de fer qui fermait l'imposte.
+
+A son tour, il entra dans la boutique: les paniers, les casiers étaient
+vides; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain qui restât et
+qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l'on ferma la grille
+sur ses talons, de peur que le peuple en tumulte n'envahît la
+boulangerie. Mais ce n'était pas à craindre: ces pauvres gens, instruits
+à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs
+du jour, s'en furent, la tête basse et traînant la jambe.
+
+Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise sur une borne
+la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras. Elle était sans
+mouvement, sans couleur, sans larmes, sans regard. L'enfant lui suçait
+le doigt avidement. Gamelin se tint un moment devant elle, timide,
+incertain. Elle ne semblait pas le voir.
+
+Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau de sa poche, un
+eustache à manche de corne, coupa son pain par le milieu et en mit la
+moitié sur les genoux de la jeune mère, qui regarda, étonnée; mais il
+avait déjà tourné le coin de la rue.
+
+Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise à la fenêtre, qui
+reprisait des bas. Il lui mit gaiement son reste de pain dans la main.
+
+"Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d'être si longtemps sur mes
+jambes, épuisé de chaleur, dans la rue, en rentrant à la maison, bouchée
+par bouchée, j'ai mangé la moitié de notre ration. Il reste à peine
+votre part."
+
+Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Usant d'une très vieille façon de dire, la citoyenne veuve Gamelin
+l'avait annoncé: "A force de manger des châtaignes, nous deviendrons
+châtaignes." Ce jour-là, 13 juillet, elle et son fils avaient dîné, à
+midi, d'une bouillie de châtaignes. Comme ils achevaient cet austère
+repas, une dame poussa la porte et emplit soudain l'atelier de son éclat
+et de ses parfums. Évariste reconnut la citoyenne Rochemaure. Croyant
+qu'elle se trompait de porte et cherchait le citoyen Brotteaux, son ami
+d'autrefois, il pensait déjà lui indiquer le grenier du ci-devant ou
+appeler Brotteaux, pour épargner à une femme élégante de grimper par une
+échelle de meunier; mais il parut dès l'abord que c'était au citoyen
+Évariste Gamelin qu'elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de
+le rencontrer et de se dire sa servante.
+
+Ils n'étaient point tout à fait étrangers l'un à l'autre: ils s'étaient
+vus plusieurs fois dans l'atelier de David, dans une tribune de
+l'assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua: elle l'avait
+remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son air intéressant.
+
+Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanaché comme le
+couvre-chef d'un représentant en mission, la citoyenne Rochemaure était
+emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chair fraîche encore sous
+tant d'apprêts: ces artifices violents de la mode trahissaient la hâte
+de vivre et la fièvre de ces jours terribles aux lendemains incertains.
+Son corsage à grands revers et à grandes basques, tout reluisant
+d'énormes boutons d'acier, était rouge sang, et l'on ne pouvait
+discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et
+révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du
+bourreau. Un jeune militaire, un dragon, l'accompagnait.
+
+La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, la poitrine
+généreuse, elle fit le tour de l'atelier, et, approchant de ses yeux
+gris son lorgnon d'or à deux branches, elle examina les toiles du
+peintre, souriant, se récriant, portée à l'admiration par la beauté de
+l'artiste, et flattant pour être flattée.
+
+"Qu'est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau si noble et si touchant
+d'une femme douce et belle près d'un jeune malade?"
+
+Gamelin répondit qu'il fallait y voir _Oreste veillé par Électre sa
+soeur_, et que, s'il l'avait pu achever, ce serait peut-être son moins
+mauvais ouvrage.
+
+"Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l'_Oreste_ d'Euripide. J'avais lu,
+dans une traduction déjà ancienne de cette tragédie, une scène qui
+m'avait frappé d'admiration: celle où la jeune Électre, soulevant son
+frère sur son lit de douleur, essuie l'écume qui lui souille la bouche,
+écarte de ses yeux les cheveux qui l'aveuglent et prie ce frère chéri
+d'écouter ce qu'elle lui va dire dans le silence des Furies.... En
+lisant et relisant cette traduction, je sentais comme un brouillard qui
+me voilait les formes grecques et que je ne pouvais dissiper. Je
+m'imaginais le texte original plus nerveux et d'un autre accent.
+Éprouvant un vif désir de m'en faire une idée exacte, j'allai prier M.
+Gail, qui professait alors le grec au Collège de France (c'était en 91),
+de m'expliquer cette scène mot à mot. Il me l'expliqua comme je le lui
+demandais et je m'aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et
+plus familiers qu'on ne se l'imagine. Ainsi, Électre dit à Oreste:
+"Frère chéri, que ton sommeil m'a causé de joie! Veux-tu que je t'aide à
+te soulever?" Et Oreste répond: "Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie
+ces restes d'écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux. Mets ta
+poitrine contre la mienne et écarte de mon visage ma chevelure emmêlée:
+car elle me cache les yeux...." Tout plein de cette poésie si jeune et
+si vive, de ces expressions naïves et fortes, j'esquissai le tableau que
+vous voyez, citoyenne."
+
+Le peintre, qui, d'ordinaire, parlait si discrètement de ses oeuvres, ne
+tarissait pas sur celle-là. Encouragé par un signe que lui fit la
+citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit:
+
+"Hennequin a traité en maître les fureurs d'Oreste. Mais Oreste nous
+émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle
+destinée que la sienne! C'est par piété filiale, par obéissance à des
+ordres sacrés qu'il a commis ce crime dont les Dieux doivent l'absoudre,
+mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice
+outragée, il a renié la nature, il s'est fait inhumain, il s'est arraché
+les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux
+forfait.... C'est ce que j'aurais voulu montrer dans ce groupe du frère
+et de la soeur."
+
+Il s'approcha de la toile et la regarda avec complaisance.
+
+"Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées; la tête et le
+bras d'Oreste, par exemple.
+
+--C'est un morceau admirable.... Et Oreste vous ressemble, citoyen
+Gamelin.
+
+--Vous trouvez?" fit le peintre avec un sourire grave.
+
+Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Le jeune dragon se tint
+debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elle était
+assise. A quoi l'on pouvait voir que la Révolution était accomplie, car,
+sous l'ancien régime, un homme n'eût jamais, en compagnie, touché
+seulement du doigt le siège où se trouvait une dame, formé par
+l'éducation aux contraintes, parfois assez rudes, de la politesse,
+estimant d'ailleurs que la retenue gardée dans la société donne un prix
+singulier à l'abandon secret et que, pour perdre le respect, il fallait
+l'avoir.
+
+Louise Masché de Rochemaure, fille d'un lieutenant des chasses du roi,
+veuve d'un procureur et, durant vingt ans, fidèle amie du financier
+Brotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principes nouveaux. On l'avait
+vue, en juillet 1790, bêcher la terre du Champ de Mars. Son penchant
+décidé pour les puissances l'avait portée facilement des feuillants aux
+girondins et aux montagnards, tandis qu'un esprit de conciliation, une
+ardeur d'embrassement et un certain génie d'intrigue l'attachaient
+encore aux aristocrates et aux contre-révolutionnaires. C'était une
+personne très répandue, fréquentant guinguettes, théâtres, traiteurs à
+la mode, tripots, salons, bureaux de journaux, antichambres de comités.
+La Révolution lui apportait nouveautés, divertissements, sourires,
+joies, affaires, entreprises fructueuses. Nouant des intrigues
+politiques et galantes, jouant de la harpe, dessinant des paysages,
+chantant des romances, dansant des danses grecques, donnant à souper,
+recevant de jolies femmes, comme la comtesse de Beaufort et l'actrice
+Descoings, tenant toute la nuit table de trente et un et de biribi et
+faisant rouler la rouge et la noire, elle trouvait encore le temps
+d'être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante, brouillonne, frivole,
+connaissant les hommes, ignorant les foules, aussi étrangère aux
+opinions qu'elle partageait qu'à celles qu'il lui fallait répudier, ne
+comprenant absolument rien à ce qui se passait en France, elle se
+montrait entreprenante, hardie et toute pleine d'audace par ignorance du
+danger et par une confiance illimitée dans le pouvoir de ses charmes.
+
+Le militaire qui l'accompagnait était dans la fleur de la jeunesse. Un
+casque de cuivre garni d'une peau de panthère, et la crête ornée de
+chenille ponceau, ombrageait sa tête de chérubin et répandait sur son
+dos une longue et terrible crinière. Sa veste rouge, en façon de
+brassière, se gardait de descendre jusqu'aux reins pour n'en pas cacher
+l'élégante cambrure. Il portait à la ceinture un énorme sabre, dont la
+poignée en bec d'aigle resplendissait. Une culotte à pont, d'un bleu
+tendre, moulait les muscles élégants de ses jambes, et des soutaches
+d'un bleu sombre dessinaient leurs riches arabesques sur ses cuisses. Il
+avait l'air d'un danseur costumé pour quelque rôle martial et galant,
+dans _Achille à Scyros_ ou _les Noces d'Alexandre_, par un élève de
+David attentif à serrer la forme.
+
+Gamelin se rappelait confusément l'avoir déjà vu. C'était en effet le
+militaire qu'il avait rencontré, quinze jours auparavant, haranguant le
+peuple sur les galeries du Théâtre de la Nation.
+
+La citoyenne Rochemaure le nomma:
+
+"Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnaire de la section des
+Droits de l'Homme."
+
+Elle l'avait toujours dans ses jupes, miroir d'amour et certificat
+vivant de civisme.
+
+La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et lui demanda s'il ne
+consentirait pas à dessiner une carte pour une marchande de modes à qui
+elle s'intéressait. Il y traiterait un sujet approprié: une femme
+essayant une écharpe devant une psyché, par exemple, ou une jeune
+ouvrière portant sous son bras un carton à chapeau.
+
+Comme capables d'exécuter un petit ouvrage de ce genre, on lui avait
+parlé du fils Fragonard, du jeune Ducis et aussi d'un nommé Prudhomme;
+mais elle préférait s'adresser au citoyen Évariste Gamelin. Toutefois
+elle n'en vint, sur cet article, à rien de précis, et l'on sentait
+qu'elle avait mis cette commande en avant uniquement pour engager la
+conversation. En effet, elle était venue pour tout autre chose. Elle
+réclamait du citoyen Gamelin un bon office: sachant qu'il connaissait le
+citoyen Marat, elle venait lui demander de l'introduire chez l'Ami du
+peuple, avec qui elle désirait avoir un entretien.
+
+Gamelin répondit qu'il était un trop petit personnage pour la présenter
+à Marat, et que, du reste, elle n'avait que faire d'un introducteur:
+Marat, bien qu'accablé d'occupations, n'était pas l'homme invisible
+qu'on avait dit.
+
+Et Gamelin ajouta:
+
+"Il vous recevra, citoyenne, si vous êtes malheureuse: car son grand
+coeur le rend accessible à l'infortune et pitoyable à toutes les
+souffrances. Il vous recevra si vous avez quelque révélation à lui faire
+intéressant le salut public: il a voué ses jours à démasquer les
+traîtres."
+
+La citoyenne Rochemaure répondit qu'elle serait heureuse de saluer en
+Marat un citoyen illustre, qui avait rendu de grands services au pays,
+qui était capable d'en rendre de plus grands encore, et qu'elle
+souhaitait mettre ce législateur en rapport avec des hommes bien
+intentionnés, des philanthropes favorisés par la fortune et capables de
+lui fournir des moyens nouveaux de satisfaire son ardent amour de
+l'humanité.
+
+"Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérer les riches à la
+prospérité publique."
+
+De vrai, la citoyenne avait promis au banquier Morhardt de le faire
+dîner avec Marat.
+
+Morhardt, Suisse comme l'Ami du peuple, avait lié partie avec plusieurs
+députés à la Convention, Julien (de Toulouse), Delaunay (d'Angers) et
+l'ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actions de la Compagnie des
+Indes. Le jeu, très simple, consistait à faire tomber ces actions à six
+cent cinquante livres par des motions spoliatrices, afin d'en acheter le
+plus grand nombre possible à ce prix et de les relever ensuite à quatre
+mille ou cinq mille livres par des motions rassurantes. Mais Chabot,
+Julien, Delaunay étaient percés à jour. On suspectait Lacroix, Fabre
+d'Églantine et même Danton. L'homme de l'agio, le baron de Batz,
+cherchait de nouveaux complices à la Convention et conseillait au
+banquier Morhardt de voir Marat.
+
+Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnaires n'était pas aussi
+étrange qu'elle semblait tout d'abord. Toujours ces gens-là
+s'efforçaient de se liguer avec les puissances du jour, et, par sa
+popularité, par sa plume, par son caractère, Marat était une puissance
+formidable. Les girondins sombraient; les dantonistes, battus par la
+tempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l'idole du peuple, était
+d'une probité jalouse, soupçonneux et ne se laissait point approcher. Il
+importait de circonvenir Marat, de s'assurer sa bienveillance pour le
+jour où il serait dictateur, et tout présageait qu'il le deviendrait: sa
+popularité, son ambition, son empressement à recommander les grands
+moyens. Et peut-être, après tout, que Marat rétablirait l'ordre, les
+finances, la prospérité. Plusieurs fois il s'était élevé contre les
+énergumènes qui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque
+temps, il dénonçait les démagogues presque autant que les modérés. Après
+avoir excité le peuple à pendre les accapareurs dans leur boutique
+pillée, il exhortait les citoyens au calme et à la prudence; il devenait
+un homme de gouvernement.
+
+Malgré certains bruits qu'on semait sur lui comme sur tous les autres
+hommes de la Révolution, ces écumeurs d'or ne le croyaient pas
+corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule: ils espéraient le
+gagner par des flatteries et surtout par une familiarité condescendante,
+qu'ils croyaient de leur part la plus séduisante des flatteries. Ils
+comptaient, grâce à lui, souffler le froid et le chaud sur toutes les
+valeurs qu'ils voudraient acheter et revendre, et le pousser à servir
+leurs intérêts en croyant n'agir que dans l'intérêt public.
+
+Grande appareilleuse, bien qu'elle fût encore dans l'âge des amours, la
+citoyenne Rochemaure s'était donné la mission de réunir le législateur
+journaliste au banquier, et sa folle imagination lui représentait
+l'homme des caves, aux mains encore rougies du sang de Septembre, engagé
+dans le parti des financiers dont elle était l'agent, jeté par sa
+sensibilité même et sa candeur en plein agio, dans ce monde, qu'elle
+chérissait, d'accapareurs, de fournisseurs, d'émissaires de l'étranger,
+de croupiers et de femmes galantes.
+
+Elle insista pour que le citoyen Gamelin la conduisît chez l'Ami du
+peuple, qui habitait non loin, dans la rue des Cordeliers, près de
+l'église. Après avoir fait un peu de résistance, le peintre céda au voeu
+de la citoyenne.
+
+Le dragon Henry, invité à se joindre à eux, refusa, alléguant qu'il
+entendait garder sa liberté, même à l'égard du citoyen Marat, qui, sans
+doute, avait rendu des services à la République, mais maintenant
+faiblissait: n'avait-il pas, dans sa feuille, conseillé la résignation
+au peuple de Paris?
+
+Et le jeune Henry, d'une voix mélodieuse, avec de longs soupirs, déplora
+la République trahie par ceux en qui elle avait mis son espoir: Danton
+repoussant l'idée d'un impôt sur les riches, Robespierre s'opposant à la
+permanence des sections, Marat dont les conseils pusillanimes brisaient
+l'élan des citoyens.
+
+"Oh! s'écria-t-il, que ces hommes paraissent faibles auprès de Leclerc
+et de Jacques Roux!... Roux! Leclerc! vous êtes les vrais amis du
+peuple!"
+
+Gamelin n'entendit point ces propos, qui l'eussent indigné: il était
+allé dans la pièce voisine passer son habit bleu.
+
+"Vous pouvez être fière de votre fils, dit la citoyenne Rochemaure à la
+citoyenne Gamelin. Il est grand par le talent et par le caractère."
+
+La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, un bon témoignage de son
+fils, sans toutefois s'enorgueillir de lui devant une dame de haut
+parage, car elle avait appris dans son enfance que le premier devoir des
+petits est l'humilité envers les grands. Elle était encline à se
+plaindre, n'en ayant que trop sujet et trouvant dans ses plaintes un
+soulagement à ses peines. Elle révélait abondamment ses maux à ceux
+qu'elle croyait capables de les soulager, et madame de Rochemaure lui
+semblait de ceux-là. Aussi, mettant à profit l'instant favorable, elle
+conta tout d'une haleine la détresse de la mère et du fils, qui tous
+deux mouraient de faim. On ne vendait plus de tableaux: la Révolution
+avait tué le commerce comme avec un couteau. Les vivres étaient rares et
+hors de prix....
+
+Et la bonne dame expédiait ses lamentations avec toute la volubilité de
+ses lèvres molles et de sa langue épaisse, afin de les avoir dépêchées
+toutes quand reparaîtrait son fils, dont la fierté n'eût point approuvé
+de telles plaintes. Elle s'efforçait d'émouvoir dans le moins de temps
+possible une dame qu'elle jugeait riche et répandue, et de l'intéresser
+au sort de son enfant. Et elle sentait que la beauté d'Évariste
+conspirait avec elle pour attendrir une femme bien née.
+
+En effet, la citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité: elle s'émut
+à l'idée des souffrances d'Évariste et de sa mère et rechercha les
+moyens de les adoucir. Elle ferait acheter les ouvrages du peintre par
+des hommes riches de ses amis.
+
+"Car, dit-elle en souriant, il y a encore de l'argent en France, mais il
+se cache."
+
+Mieux encore: puisque l'art était perdu, elle procurerait à Évariste un
+emploi chez Morhardt ou chez les frères Perregaux, ou une place de
+commis chez un fournisseur aux armées.
+
+Puis elle songea que ce n'était pas cela qu'il fallait à un homme de ce
+caractère; et, après un moment de réflexion, elle fit signe qu'elle
+avait trouvé:
+
+"Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunal révolutionnaire. Juré,
+magistrat, voilà ce qui convient à votre fils. Je suis en relation avec
+les membres du Comité de Salut public; je connais Robespierre l'aîné;
+son frère soupe très souvent chez moi. Je leur parlerai. Je ferai parler
+à Montané, à Dumas, à Fouquier."
+
+La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mit un doigt sur sa
+bouche: Évariste rentrait dans l'atelier.
+
+Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l'escalier sombre, dont les
+degrés de bois et de carreaux étaient recouverts d'une crasse antique.
+
+Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeait l'ombre du
+piédestal qui avait porté le Cheval de Bronze et que pavoisaient
+maintenant les couleurs de la nation, une foule d'hommes et de femmes du
+peuple écoutaient, par petits groupes, des citoyens qui parlaient à voix
+basse. La foule, consternée, gardait un silence coupé par intervalles de
+gémissements et de cris de colère. Beaucoup s'en allaient d'un pas
+rapide vers la rue de Thionville, ci-devant rue Dauphine; Gamelin,
+s'étant glissé dans un de ces groupes, entendit que Marat venait d'être
+assassiné.
+
+Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait: il avait été
+assassiné dans sa baignoire, par une femme venue exprès de Caen pour
+commettre ce crime.
+
+Certains croyaient qu'elle s'était enfuie; mais la plupart disaient
+qu'elle avait été arrêtée.
+
+Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger.
+
+Ils songeaient:
+
+"Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n'est plus là pour nous
+guider, lui qui ne s'est jamais trompé, qui devinait tout, qui osait
+tout révéler!... Que faire, que devenir? Nous avons perdu notre
+conseiller, notre défenseur, notre ami." Ils savaient d'où venait le
+coup, et qui avait dirigé le bras de cette femme. Ils gémissaient:
+
+"Marat a été frappé par les mains criminelles qui veulent nous
+exterminer. Sa mort est le signal de l'égorgement de tous les
+patriotes."
+
+On rapportait diversement les circonstances de cette mort tragique et
+les dernières paroles de la victime; on faisait des questions sur
+l'assassin, dont on savait seulement que c'était une jeune femme envoyée
+par les traîtres fédéralistes. Montrant les ongles et les dents, les
+citoyennes vouaient la criminelle au supplice et, trouvant la guillotine
+trop douce, réclamaient pour ce monstre le fouet, la roue,
+l'écartèlement, et imaginaient des tortures nouvelles.
+
+Des gardes nationaux en armes traînaient à la section un homme à l'air
+résolu. Ses vêtements étaient en lambeaux; des filets de sang coulaient
+sur sa face pâle. On l'avait surpris disant que Marat avait mérité son
+sort en provoquant sans cesse au pillage et au meurtre. Et ç'avait été à
+grand-peine que les miliciens l'avaient soustrait à la fureur populaire.
+On le désignait du doigt comme un complice de l'assassin, et des menaces
+de mort s'élevaient sur son passage.
+
+Gamelin restait stupide de douleur. De maigres larmes séchaient dans ses
+yeux ardents. A sa douleur filiale se mêlaient une sollicitude
+patriotique et une piété populaire qui le déchiraient.
+
+Il songeait:
+
+"Après Le Peltier, après Bourdon, Marat!... Je reconnais le sort des
+patriotes: massacrés au Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ils périront
+tous." Et il songeait au traître Wimpfen qui naguère encore, à la tête
+d'une horde de soixante mille royalistes, marchait sur Paris, et qui,
+s'il n'avait été arrêté à Vernon par les braves patriotes, eût mis à feu
+et à sang la ville héroïque et condamnée.
+
+Et combien de périls encore, combien de projets criminels, combien de
+trahisons, que la sagesse et la vigilance de Marat pouvaient seules
+connaître et déjouer! Qui saurait après lui dénoncer Custine oisif dans
+le camp de César et refusant de débloquer Valenciennes, Biron inactif
+dans la Basse-Vendée, laissant prendre Saumur et assiéger Nantes,
+Dillon trahissant la patrie dans l'Argonne?...
+
+Cependant, autour de lui, de moment en moment, grandissait la clameur
+sinistre:
+
+"Marat est mort; les aristocrates l'ont tué!"
+
+Comme, le coeur gros de douleur, de haine et d'amour, il s'en allait
+rendre un hommage funèbre au martyr de la liberté, une vieille paysanne
+qui portait la coiffe limousine s'approcha de lui et lui demanda si ce
+monsieur Marat, qui avait été assassiné, n'était pas monsieur le curé
+Mara, de Saint-Pierre-de-Queyroix.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie, au bras
+d'Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Des ouvriers
+achevaient en hâte d'élever des colonnes, des statues, des temples, une
+montagne, un autel. Des symboles gigantesques, l'Hercule populaire
+brandissant sa massue, la Nature abreuvant l'univers à ses mamelles
+inépuisables, se dressaient soudain dans la capitale en proie à la
+famine, à la terreur, écoutant si l'on n'entendait pas sur la route de
+Meaux les canons autrichiens. La Vendée réparait son échec devant Nantes
+par des victoires audacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine
+entourait la grande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait
+avec magnificence, comme la souveraine d'un vaste empire, les députés
+des assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Le
+fédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincrait tous
+ses ennemis.
+
+Étendant le bras sur la plaine populeuse:
+
+"C'est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l'infâme Bailly fit
+fusiller le peuple au pied de l'autel de la patrie. Le grenadier
+Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchira son habit,
+s'écria: "J'ai juré de mourir avec la liberté; elle n'est plus: je
+meurs." Et il se brûla la cervelle."
+
+Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les
+préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la
+vie aussi morne que leur vie elle-même: les plus grands événements, en
+entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient
+insipides comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou
+traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui
+n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de
+devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi
+médiocres qu'eux en joie et en beauté. Et parfois l'on voyait une jeune
+fille grande et belle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un
+généreux désir, aux vieillards le regret de la douce vie.
+
+Près de l'École militaire, Évariste montra à Élodie des statues
+égyptiennes dessinées par David d'après des modèles romains de l'époque
+d'Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudré s'écrier:
+
+"On se croirait sur les bords du Nil!"
+
+Depuis trois jours qu'Élodie n'avait vu son ami, de graves événements
+s'étaient passés à l'_Amour peintre_. Le citoyen Blaise avait été
+dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dans les fournitures.
+Heureusement que le marchand d'estampes était connu dans sa section: le
+Comité de surveillance de la section des Piques s'était porté garant de
+son civisme auprès du Comité de sûreté générale et l'avait pleinement
+justifié.
+
+Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta:
+
+"Nous sommes tranquilles maintenant, mais l'alerte a été chaude. Il s'en
+est fallu de peu que mon père n'ait été mis en prison. Si le danger
+avait duré quelques heures de plus, je serais allée vous demander,
+Évariste, de faire auprès de vos amis influents des démarches en sa
+faveur."
+
+Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer la profondeur
+de ce silence.
+
+Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de la Seine. Ils
+se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage de Julie et de
+Saint-Preux: le bon Jean-Jacques leur donnait les moyens de peindre et
+d'orner leur amour.
+
+La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pour un jour
+l'abondance dans la ville affamée. Une foire s'était installée sur la
+place des Invalides, au bord de la rivière: des marchands vendaient,
+dans des baraques, des saucissons, des cervelas, des andouilles, des
+jambons couverts de lauriers, des gâteaux de Nanterre, des pains
+d'épices, des crêpes, des pains de quatre livres, de la limonade et du
+vin. Il y avait aussi des boutiques où l'on vendait des chansons
+patriotiques, des cocardes, des rubans tricolores, des bourses, des
+chaînes de laiton et toutes sortes de menus joyaux. S'arrêtant à
+l'étalage d'un humble bijoutier, Évariste choisit une bague en argent où
+l'on voyait en relief la tête de Marat entortillée d'un foulard. Et il
+la passa au doigt d'Élodie.
+
+
+
+Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l'Arbre-Sec, chez la citoyenne
+Rochemaure, qui l'avait mandé pour affaire pressante. Il la trouva dans
+sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue, en déshabillé
+galant.
+
+Tandis que l'attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuse
+langueur, autour d'elle tout disait ses grâces, ses jeux, ses talents:
+une harpe près du clavecin entrouvert; une guitare dans un fauteuil; un
+métier à broder où était montée une étoffe de satin; sur la table, une
+miniature ébauchée, des papiers, des livres; une bibliothèque en
+désordre comme ravagée par une belle main aussi avide de connaître que
+de sentir. Elle lui donna sa main à baiser et lui dit:
+
+"Salut, citoyen juré!... Aujourd'hui même, Robespierre l'aîné m'a remis
+une lettre en votre faveur pour le président Herman, une lettre très
+bien tournée, qui disait à peu près: "Je vous indique le citoyen
+Gamelin, recommandable par ses talents et par son patriotisme. Je me
+suis fait un devoir de vous annoncer un patriote qui a des principes et
+une conduite ferme dans la ligne révolutionnaire. Vous ne négligerez pas
+l'occasion d'être utile à un républicain...." J'ai porté sans débrider
+cette lettre au président Herman, qui m'a reçue avec une politesse
+exquise et a aussitôt signé votre nomination. C'est chose faite."
+
+Gamelin, après un moment de silence:
+
+"Citoyenne, dit-il, bien que je n'aie pas un morceau de pain à donner à
+ma mère, je jure sur mon honneur que je n'accepte les fonctions de juré
+que pour servir la République et la venger de tous ses ennemis."
+
+La citoyenne jugea le remerciement froid et le compliment sévère. Elle
+soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elle aimait trop la jeunesse
+pour ne pas lui pardonner quelque âpreté. Gamelin était beau: elle lui
+trouvait du mérite. "On le façonnera", songea-t-elle. Et elle l'invita à
+ses soupers: elle recevait, chaque soir, après le théâtre.
+
+"Vous rencontrerez chez moi des gens d'esprit et de talent: Elleviou,
+Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avec une habileté
+merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa _Paméla_, qu'on répète en
+ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en est élégant et pur, comme
+tout ce qui sort de la plume du citoyen François. La pièce est
+touchante: elle nous a fait verser des larmes. C'est la jeune Lange qui
+tiendra le rôle de Paméla.
+
+--Je m'en rapporte à votre jugement, citoyenne, répondit Gamelin. Mais
+le Théâtre de la Nation est peu national. Et il est fâcheux pour le
+citoyen François que ses ouvrages soient portés sur ces planches avilies
+par les vers misérables de Laya: on n'a pas oublié le scandale de _L'Ami
+des Lois_....
+
+--Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n'est pas de mes amis."
+
+Ce n'était point par bonté pure que la citoyenne avait employé son
+crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après ce qu'elle avait
+fait et ce que d'aventure il adviendrait qu'elle fît pour lui, elle
+comptait se l'attacher étroitement et s'assurer un appui auprès d'une
+justice à laquelle elle pouvait avoir affaire, un jour ou l'autre, car
+enfin elle envoyait beaucoup de lettres en France et à l'étranger, et de
+telles correspondances étaient alors suspectes.
+
+"Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?"
+
+A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l'enfant Bathylle, entra
+dans la chambre. Deux énormes pistolets étaient passés dans sa ceinture.
+
+Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit:
+
+"Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j'ai passé la journée au
+Comité de sûreté générale et qui ne m'en sait point de gré. Grondez-le.
+
+--Ah! citoyenne, s'écria le militaire, vous venez de voir nos
+législateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant! Les représentants
+d'un peuple libre devraient-ils siéger sous les lambris d'un despote?
+Les mêmes lustres allumés naguère sur les complots de Capet et les
+orgies d'Antoinette éclairent aujourd'hui les veilles de nos
+législateurs. Cela fait frémir la nature.
+
+--Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle; il est nommé
+juré au Tribunal révolutionnaire.
+
+--Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voir un homme
+de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vrai dire, j'ai peu
+de confiance en cette justice méthodique, créée par les modérés de la
+Convention, en cette Némésis débonnaire qui ménage les conspirateurs,
+épargne les traîtres, ose à peine frapper les fédéralistes et craint
+d'appeler l'Autrichienne à sa barre. Non, ce n'est pas le Tribunal
+révolutionnaire qui sauvera la République. Ils sont bien coupables, ceux
+qui, dans la situation désespérée où nous sommes, ont arrêté l'élan de
+la justice populaire!
+
+--Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon...."
+
+
+
+En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieux Brotteaux qui
+faisaient une partie de piquet à la lueur d'une chandelle fumeuse. La
+citoyenne annonçait sans vergogne "tierce au roi".
+
+Apprenant que son fils était juré, elle l'embrassa avec transports,
+songeant que c'était pour l'un et l'autre beaucoup d'honneur et que
+désormais tous deux mangeraient tous les jours.
+
+"Je suis heureuse et fière d'être la mère d'un juré, dit-elle. C'est une
+belle chose que la justice, et la plus nécessaire de toutes: sans
+justice, les faibles seraient vexés à chaque instant. Et je crois que tu
+jugeras bien, mon Évariste: car, dès l'enfance, je t'ai trouvé juste et
+bienveillant en toutes choses. Tu ne pouvais souffrir l'iniquité et tu
+t'opposais selon tes forces à la violence. Tu avais pitié des
+malheureux, et c'est là le plus beau fleuron d'un juge.... Mais,
+dis-moi, Évariste, comment êtes-vous habillés dans ce grand tribunal?"
+
+Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d'un chapeau à plumes
+noires, mais que les jurés n'avaient point de costume uniforme, qu'ils
+portaient leur habit ordinaire.
+
+"Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu'ils portassent la robe et
+la perruque: ils en paraîtraient plus respectables. Bien que vêtu le
+plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares tes habits; mais la
+plupart des hommes ont besoin de quelque ornement pour paraître
+considérables: il vaudrait mieux que les jurés eussent la robe et la
+perruque."
+
+La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré au Tribunal
+rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas de demander si l'on y
+gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré, disait-elle, doit faire
+bonne figure dans le monde.
+
+Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient une indemnité de
+dix-huit livres par séance et que la multitude des crimes contre la
+sûreté de l'État les obligerait à siéger très souvent.
+
+Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit à Gamelin:
+
+"Citoyen, vous êtes investi d'une magistrature auguste et redoutable. Je
+vous félicite de prêter les lumières de votre conscience à un tribunal
+plus sûr et moins faillible peut-être que tout autre, parce qu'il
+recherche le bien et le mal, non point en eux-mêmes et dans leur
+essence, mais seulement par rapport à des intérêts tangibles et à des
+sentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcer entre la haine et
+l'amour, ce qui se fait spontanément, non entre la vérité et l'erreur,
+dont le discernement est impossible au faible esprit des hommes. Jugeant
+d'après les mouvements de vos coeurs, vous ne risquerez pas de vous
+tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu'il contente les passions
+qui sont votre loi sacrée. Mais, c'est égal, si j'étais de votre
+président, je ferais comme Bridoie, je m'en rapporterais au sort des
+dés. En matière de justice, c'est encore le plus sûr."
+
+
+
+
+IX
+
+
+Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la
+réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec
+quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient; l'accusateur public
+travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux
+révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons,
+la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif.
+
+La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de
+déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son
+langage et l'aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre,
+dont il partageait les sentiments, il laissait voir un coeur sensible et
+vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop
+longtemps étrangers au coeur des juges et qui font la gloire éternelle
+d'un Dupaty et d'un Beccaria. Il se félicitait de l'adoucissement des
+moeurs qui s'était manifesté, dans l'ordre judiciaire, par la suppression
+de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait
+de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore
+à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux
+grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l'eût volontiers
+abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût
+cru trahir l'État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre
+la souveraineté nationale.
+
+Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idée monarchique de la
+raison d'État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de
+pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes
+du droit divin qu'il jugeait les ennemis de la liberté.
+
+Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l'accusateur public,
+le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec
+son greffier. C'était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de
+chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb,
+l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux
+hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les
+dossiers montaient autour de lui comme les murs d'un sépulcre, et,
+visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir
+l'étouffer. Ses propos étaient d'un magistrat laborieux, appliqué à ses
+devoirs et dont l'esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son
+haleine échauffée sentait l'eau-de-vie qu'il prenait pour se soutenir et
+qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité
+dans ses propos constamment médiocres.
+
+Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeune femme, qui
+lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et
+la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et
+bon envers ces femmes. Enfin, c'était un homme excellent dans sa famille
+et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination.
+
+Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien
+ces magistrats de l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons
+aux magistrats de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé
+les fonctions d'avocat général au conseil d'Artois; Fouquier était un
+ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais
+Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire.
+
+En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s'arrêta
+devant les boutiques où toutes sortes d'objets étaient exposés avec art.
+Il feuilleta, à l'étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages
+historiques, politiques, et philosophiques: _Les Chaînes de
+l'Esclavage_; _Essai sur le Despotisme_; _Les Crimes des Reines_. "A la
+bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!" et il
+demanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là. Elle
+secoua la tête:
+
+"On ne vend que des chansons et des romans."
+
+Et tirant un petit volume d'un tiroir:
+
+"Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon."
+
+Évariste lut le titre: _La Religieuse en chemise_.
+
+Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et
+tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la
+citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui
+promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment
+d'entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La
+persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La
+citoyenne Saint-Jorre l'écoutait en silence et, prête à le croire,
+baissait les yeux.
+
+
+
+Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi,
+le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du
+tribunal. Il gravit l'escalier où un peuple immense était assis comme
+dans un amphithéâtre et il pénétra dans l'ancienne salle du Parlement de
+Paris.
+
+On s'étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait
+le vieux Brotteaux, "la Convention, à l'exemple du gouvernement de Sa
+Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à
+défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point
+juger. Ce n'est point, ajoutait Brotteaux, qu'un général vaincu soit
+nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans
+chaque bataille. Mais il n'est rien comme de condamner à mort un général
+pour donner du coeur aux autres...."
+
+Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l'accusé, de ces
+militaires légers et têtus, cervelles d'oiseau dans des crânes de boeuf.
+Celui-là n'en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu'il
+avait conduits, que les magistrats qui l'interrogeaient: l'accusation et
+la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les
+munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens
+qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyaient derrière le
+militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts;
+et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à
+leur banc, d'assener leur verdict comme un coup de massue sur les
+ennemis de la République.
+
+Évariste le sentait ardemment: ce qu'il fallait frapper en ce misérable,
+c'étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie: la
+révolte et la défaite. Il s'agissait bien, vraiment, de savoir si ce
+militaire était innocent ou coupable! Quand la Vendée reprenait courage,
+quand Toulon se livrait à l'ennemi, quand l'armée du Rhin reculait
+devant les vainqueurs de Mayence, quand l'armée du Nord, retirée au camp
+de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les
+Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu'il importait,
+c'était d'instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce
+soudard infirme et abêti, qui, à l'audience, se perdait dans ses cartes
+comme il s'était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne
+pas crier avec le public: "A mort!" sortit précipitamment de la salle.
+
+A l'assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du
+président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des
+Barnabites, transformé en autel de la patrie, d'étouffer dans son âme,
+au nom sacré de l'humanité, toute faiblesse humaine.
+
+Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes
+de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d'être posé contre
+un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier.
+
+Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L'assemblée
+était agitée. A l'entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de
+piques vociférait.
+
+"Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armes dans une
+réunion d'hommes libres."
+
+Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la
+ci-devant sacristie.
+
+Un bossu, l'oeil vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du
+comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et
+surmontée d'un bonnet rouge.
+
+"Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l'ennemi.
+Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de
+Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze
+mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la
+Convention. Dans la capitale, d'innombrables complots sont ourdis pour
+délivrer l'Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le
+fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on
+veut relever en sa faveur le trône du tyran. L'enchérissement des
+vivres, la dépréciation des assignats sont l'effet des manoeuvres
+accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l'étranger.
+Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d'être impitoyable pour
+les conspirateurs et les traîtres."
+
+Tandis qu'il descendait de la tribune, des voix s'élevaient dans
+l'assemblée: "A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas les modérés!"
+
+Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place
+de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d'adresser une
+question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son
+attitude dans l'affaire des Brissotins et de la veuve Capet.
+
+Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais
+l'indignation l'inspira. Il se leva, pâle, et dit d'une voix sourde:
+
+"Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse
+que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au
+Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis
+juge: je ne connais ni amis ni ennemis."
+
+L'assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les
+assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge; il
+ne pardonnait pas à Gamelin d'occuper une place qu'il avait lui-même
+convoitée.
+
+"Je comprends, dit-il, j'approuve même les scrupules du citoyen juré. On
+le dit patriote: c'est à lui de voir si sa conscience lui permet de
+siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République
+et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon
+citoyen doit se soustraire. N'est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce
+tribunal se sont laissé corrompre par l'or des accusés, et que le
+président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille
+Corday?"
+
+A ces mots, la salle retentit d'applaudissements vigoureux. Les derniers
+éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la
+tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage
+pâle, des pommettes rouges perçaient la peau; ses paupières étaient
+enflammées et ses prunelles vitreuses.
+
+"Citoyens, dit-il d'une voix faible et un peu haletante, étrangement
+pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans
+suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont
+il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le
+président Montané altérant la procédure en faveur d'un coupable. Que
+n'a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de
+l'accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné?... Ne peut-on
+veiller au salut public sans jeter partout la suspicion? N'y a-t-il plus
+de talents ni de vertus à la Convention? Robespierre, Couthon,
+Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquable que
+les propos les plus violents sont tenus par des individus qu'on n'a
+jamais vus combattre pour la République! Ils ne parleraient pas
+autrement s'ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit
+et plus de besogne! C'est avec des canons, et non avec des criailleries,
+que l'on sauvera la France. La moitié des caves de la section n'ont pas
+encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités
+considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons
+patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à
+votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent
+de gloire à la frontière et sur la Loire. L'un d'eux, le hussard Pommier
+(Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du
+mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par
+six cavaliers autrichiens: il en tua deux et ramena les autres
+prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a
+fait son devoir."
+
+Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de:
+"Vive la République!"
+
+Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main:
+
+"Merci. Comment vas-tu?
+
+--Moi, très bien, très bien!" répondit Trubert, en crachant, avec un
+hoquet, du sang dans son mouchoir. "La République a beaucoup d'ennemis
+au-dehors et au-dedans; et notre section en compte, pour sa part, un
+assez grand nombre. Ce n'est pas avec des criailleries mais avec du fer
+et des lois qu'on fonde les empires.... Bonsoir, Gamelin: j'ai quelques
+lettres à écrire."
+
+Et il s'en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant
+sacristie.
+
+
+
+La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa
+coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une
+fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d'un citoyen
+juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie,
+l'admiration que, depuis l'enfance, lui inspiraient la robe et la
+simarre, la sainte terreur qu'elle avait toujours éprouvée à la vue de
+ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de
+mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils
+que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité,
+elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi
+fortement que les législateurs de la Convention concevaient la
+continuité de l'État dans la mutation des régimes, et le Tribunal
+révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les
+juridictions anciennes qu'elle avait appris à révérer.
+
+Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l'intérêt mêlé de
+surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il
+considérait la continuité de la justice à travers les régimes; mais, au
+rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à
+l'égal des cours de l'ancien régime. N'osant exprimer ouvertement sa
+pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des
+paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner
+l'incivisme.
+
+"L'auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a
+été institué par le Sénat français pour le salut de la République; et ce
+fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des
+juges à leurs ennemis. J'en conçois la générosité, mais je ne la crois
+pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper
+dans l'ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les
+autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et
+fait moins de mal que de peur: il est surtout exemplaire. L'inconvénient
+du vôtre est de réconcilier tous ceux qu'il effraie et de faire ainsi
+d'une cohue d'intérêts et de passions contraires un grand parti capable
+d'une action commune et puissante. Vous semez la peur: c'est la peur
+plus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyen
+Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur!"
+
+Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d'une fille du
+Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq
+minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu'une telle nomination
+honorait grandement les beaux-arts.
+
+Élodie elle-même, bien qu'à son insu elle détestât toute chose
+révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus
+dangereuses rivales qui pussent lui disputer le coeur de son amant, la
+tendre Élodie subissait l'ascendant d'un magistrat appelé à se prononcer
+dans des affaires capitales. D'ailleurs la nomination d'Évariste aux
+fonctions de juré produisait autour d'elle des effets heureux, dont sa
+sensibilité trouvait à se réjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans
+l'atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un
+débordement de mâle tendresse.
+
+Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération
+pour les puissances de la République, et, depuis qu'il avait été dénoncé
+pour fraude dans les fournitures de l'armée, le Tribunal révolutionnaire
+lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop
+d'apparence et mêlé à trop d'affaires pour goûter une sécurité parfaite:
+le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon
+citoyen, ami des lois.
+
+Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote,
+favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main
+largement tendue.
+
+"Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié
+et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la
+campagne: vous dessinerez et nous causerons."
+
+Plusieurs fois, chaque année, le marchand d'estampes faisait une
+promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui
+dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant
+avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces
+tournées des morceaux qui, terminés dans l'atelier et gravés avec
+esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il
+tirait bon profit. D'après ces croquis, il faisait exécuter aussi des
+dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que
+les ouvrages décoratifs d'Hubert Robert.
+
+Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des
+fabriques d'après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre.
+Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui
+dessinait bien, et l'obscur Philippe Dubois, qui travaillait
+excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne
+Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes.
+Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses
+plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin,
+actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie.
+
+
+
+
+X
+
+
+Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicorne noir,
+gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers, cogna du manche
+de sa cravache à la porte de l'atelier. La citoyenne veuve Gamelin s'y
+trouvait en honnête conversation avec le citoyen Brotteaux, tandis
+qu'Évariste nouait devant un petit morceau de glace sa haute cravate
+blanche.
+
+"Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez
+peindre des paysages, emmenez donc monsieur Brotteaux, qui est peintre.
+
+--Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avec nous."
+
+Quand il se fut assuré qu'il ne serait point importun, Brotteaux,
+d'humeur sociable et ami des divertissements, accepta.
+
+La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasser la
+citoyenne veuve Gamelin, qu'elle appelait sa bonne mère. Elle était tout
+de blanc vêtue et sentait la lavande.
+
+Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capote abaissée,
+attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fond avec Julienne
+Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne, s'assit à gauche,
+et mit la mince Julienne entre elles deux. Brotteaux se plaça en
+arrière, vis-à-vis de la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois, vis-à-vis
+de la citoyenne Hasard; Évariste, vis-à-vis d'Élodie. Quant à Philippe
+Desmahis, il dressait son torse athlétique sur le siège, à la gauche du
+cocher, qu'il étonnait en lui contant qu'en un certain pays d'Amérique
+les arbres portaient des andouilles et des cervelas.
+
+Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à cheval et
+prenait les devants pour n'avoir pas la poussière de la berline.
+
+A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, les voyageurs
+oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, des arbres, du ciel,
+leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodie songea qu'elle était
+née pour élever des poules auprès d'Évariste, juge de paix dans un
+village, au bord d'une rivière, près d'un bois. Les ormeaux du chemin
+fuyaient sur leur passage. A l'entrée des villages, les mâtins
+s'élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des
+chevaux, tandis qu'un grand épagneul couché en travers de la chaussée se
+levait à regret; les poules voletaient éparses et, pour fuir,
+traversaient la route; les oies, en troupe serrée, s'éloignaient
+lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l'équipage. La
+matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie.
+Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le
+bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont
+il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie: Desmahis
+ne reparaissait plus. Philippe Dubois l'appela par le surnom que ses
+amis lui donnaient communément:
+
+"Hé! Barbaroux!... Barbaroux!"
+
+A ce nom exécré, les passants dressèrent l'oreille et des visages
+parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la
+fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur
+une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises
+et son habit au bout d'un bâton, le prenant pour le girondin proscrit,
+des sans-culottes l'appréhendèrent violemment et l'eussent conduit à la
+municipalité malgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux,
+Gamelin et les trois jeunes femmes n'eussent attesté que le citoyen se
+nommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin.
+Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu'il
+portait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ces choses. A
+ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotes sans autre
+dommage qu'une de ses manchettes de dentelle, qu'on lui avait arrachée;
+mais la perte était légère. Il reçut même les excuses des gardes
+nationaux qui l'avaient serré le plus fort et qui parlaient de le porter
+en triomphe à la municipalité.
+
+Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahis jeta à
+Philippe Dubois, qu'il n'aimait pas et qu'il soupçonnait de perfidie, un
+sourire amer, et, le dominant de toute la tête:
+
+"Dubois, si tu m'appelles encore Barbaroux, je t'appellerai Brissot;
+c'est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras, la peau
+huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu ne sois l'infâme
+Brissot, l'ennemi du peuple; et les républicains, saisis à ta vue
+d'horreur et de dégoût, te pendront à la prochaine lanterne.... Tu
+entends?"
+
+Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu'il
+avait arrangé l'affaire, quoiqu'il apparût à tous qu'elle avait été
+arrangée sans lui.
+
+On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que, dans
+cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la lune étaient
+tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur, approchaient de la
+grenouille, mais étaient d'une taille bien plus élevée. Philippe Dubois
+et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé
+à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu'il mettait au-dessus
+de tous les chefs-d'oeuvre. Il admirait le coloris du Corrège,
+l'invention d'Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne
+trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio
+Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui
+tous deux s'étaient déclarés contre la Révolution: aussi n'en parlait-il
+pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et
+connaissait l'antique.
+
+Gamelin déplorait qu'à l'apogée de la peinture française, si tardive,
+puisqu'elle ne datait que de Lesueur, de Claude et de Poussin et
+correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût
+succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux
+moeurs publiques et à l'Académie, qui en était l'expression. Mais
+l'Académie venait d'être heureusement supprimée et, sous l'influence des
+principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d'un peuple
+libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier
+rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son
+maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l'espoir de la peinture.
+
+Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque de velours rouge
+et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait ses deux compagnes de
+leurs toilettes et leur indiquait les moyens de faire mieux encore:
+c'était, à son avis, de retrancher sur les ornements.
+
+"On n'est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nous apprenons cela
+au théâtre où le vêtement doit laisser voir toutes les attitudes. C'est
+là sa beauté, il n'en veut point d'autre.
+
+--Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n'est plus
+coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n'est pas toujours par
+mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c'est quelquefois par
+économie."
+
+Elles parlèrent avec intérêt des modes de l'automne, robes unies,
+tailles courtes.
+
+"Tant de femmes s'enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On
+devrait s'habiller selon sa forme.
+
+--Il n'y a de beau que les étoffes roulées sur le corps et drapées, dit
+Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu est affreux."
+
+Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la
+bouche d'un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le
+mépris de l'indifférence.
+
+"On fait pour l'hiver, dit Élodie, des douillettes à la laponne, en
+florence et en sicilienne, et des redingotes à la Zulime, à taille
+ronde, qui se ferment par un gilet à la turque.
+
+--Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend tout fait.
+J'ai une petite couturière qui travaille comme un ange et qui n'est pas
+chère: je vous l'enverrai, ma chérie."
+
+Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant, soulevant les
+fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne, gaze, nankin.
+
+Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec une volupté
+mélancolique à ces voiles d'une saison jetés sur des formes charmantes,
+qui durent peu d'années et renaissent éternellement comme les fleurs des
+champs. Et ses regards, qui allaient de ces trois jeunes femmes aux
+bleuets et aux coquelicots du sillon, se mouillaient de larmes
+souriantes.
+
+Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s'arrêtèrent à
+l'auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et à
+cheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tendit la
+main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi, précédés
+de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets et de leurs
+parasols, que portait un petit gars du village, ils s'en furent à pied,
+par les champs, vers le confluent de l'Orge et de l'Yvette, en ces
+lieux charmants d'où l'on découvre la plaine verdoyante de Longjumeau et
+que bordent la Seine et les bois de Sainte-Geneviève.
+
+Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avec le
+ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordre ni
+mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait, les
+demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plus récentes
+de Cadet-Rousselle et de madame Angot.
+
+Évariste, pris d'un amour soudain de la nature, en voyant des
+moissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler de larmes; des
+rêves de concorde et d'amour emplissaient son coeur. Desmahis soufflait
+dans les cheveux des citoyennes les graines légères des pissenlits.
+Ayant toutes trois un goût de citadines pour les bouquets, elles
+cueillaient dans les prés le bouillon-blanc, dont les fleurs se serrent
+en épis autour de la tige, la campanule, portant suspendues en étages
+ses clochettes lilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante,
+l'hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore
+champêtre de l'été finissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la
+botanique à la mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes
+trois des fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates,
+alanguies de sécheresse, s'effeuillaient dans ses bras et tombaient en
+pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira:
+
+"Elles passent déjà, les fleurs!"
+
+Tous se mirent à l'oeuvre et s'efforcèrent d'exprimer la nature telle
+qu'ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manière d'un maître.
+En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans le genre de
+Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, un torrent
+desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l'Yvette les paysages du
+Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier, travaillait dans la
+manière picaresque de Callot et de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui
+se piquait d'imiter les flamands, dessinait soigneusement une vache.
+Élodie esquissait une chaumière, et son amie Julienne, qui était fille
+d'un marchand de couleurs, lui faisait sa palette. Des enfants, collés
+contre elle, la regardaient peindre. Elle les écartait de son jour en
+les appelant moucherons et en leur donnant des berlingots. Et la
+citoyenne Thévenin, quand elle en trouvait de jolis, les débarbouillait,
+les embrassait et leur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les
+caressait avec une douceur mélancolique parce qu'elle n'avait pas la
+joie d'être mère, et aussi pour s'embellir par l'expression d'un tendre
+sentiment et pour exercer son art de l'attitude et du groupement.
+
+Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s'occupait d'apprendre un
+rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à la main, elle allait de
+l'un à l'autre, chose légère et charmante. "Pas de teint, pas de figure,
+pas de corps, pas de voix", disaient les femmes, et elle emplissait
+l'espace de mouvement, de couleur et d'harmonie. Fanée, jolie, lasse,
+infatigable, elle était les délices du voyage. D'humeur inégale et
+cependant toujours gaie, susceptible, irritable et pourtant accommodante
+et facile, la langue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste,
+vraie, fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien ses
+affaires, si elle ne devenait point déesse, c'est que les temps étaient
+mauvais et qu'il n'y avait plus à Paris ni encens ni autels pour les
+Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d'elle faisait la grimace et
+l'appelait sa "belle-mère", ne pouvait la voir sans se rendre à tant de
+charmes.
+
+On répétait à Feydeau _Les Visitandines_; et Rose se félicitait d'y
+tenir un rôle plein de naturel. C'est le naturel qu'elle cherchait,
+qu'elle poursuivait, qu'elle trouvait.
+
+"Nous ne verrons donc point Paméla?" dit le beau Desmahis.
+
+Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés aux
+Madelonnettes et à Pélagie.
+
+"Est-ce là la liberté?" s'écria la Thévenin levant au ciel ses beaux
+yeux indignés.
+
+"Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont des
+aristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faire regretter les
+privilèges de la noblesse.
+
+--Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceux qui vous
+flattent?..."
+
+Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite troupe regagna
+l'auberge.
+
+Évariste, auprès d'Élodie, lui rappelait en souriant les souvenirs de
+leurs premières rencontres:
+
+"Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur le rebord de
+votre fenêtre. Vous les nourrissiez à la becquée; l'un d'eux vécut et
+prit sa volée. L'autre mourut dans le nid d'ouate que vous lui aviez
+fait. "C'était celui que j'aimais le mieux", avez-vous dit. Ce jour-là,
+vous portiez, Élodie, un noeud rouge dans les cheveux."
+
+Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres, parlaient de
+Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72, l'autre vers les
+derniers jours de l'Académie. Et il souvenait encore au vieux Brotteaux
+de la princesse Mondragone, à qui il eût bien laissé entendre ses
+soupirs, sans le comte Altieri qui ne la quittait pas plus que son
+ombre. Philippe Dubois ne négligea pas de dire qu'il avait été prié à
+dîner chez le cardinal de Bernis et que c'était l'hôte le plus obligeant
+du monde.
+
+"Je l'ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatter que j'ai
+été durant quelque temps de ses plus familiers: il aimait à fréquenter
+la canaille. C'était un aimable homme et, bien qu'il fît métier de
+débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine
+philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous
+envertueuser et nous endéificoquer. Certes j'aime mieux nos simples
+théophages, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, que ces
+enragés barbouilleurs de lois, qui s'appliquent à nous guillotiner pour
+nous rendre vertueux et sages et nous faire adorer l'Être suprême, qui
+les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la
+chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après
+boire: "Ne médisons point des pécheurs: nous en vivons, prêtres indignes
+que nous sommes!" Convenez, monsieur, que ce croqueur d'orémus avait de
+saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et
+gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait
+être."
+
+La Thévenin s'était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet
+homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce
+brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu'elle
+jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine
+publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les
+débris d'un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les
+comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote
+puce si râpée et si propre lui plaisaient.
+
+"Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc,
+par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes
+avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des
+violons.... Hélas! elles étaient plus belles, n'est-ce pas, vos déesses
+de l'Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites
+actrices nationales?
+
+--Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachez que s'il
+s'en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait
+promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu'elle l'eût
+souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vous faire une idée si
+flatteuse...."
+
+L'hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendait sur la
+porte charretière, qui donnait accès à une cour toujours humide où
+picoraient les poules. Au fond de la cour s'élevait l'habitation,
+composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, coiffée d'une haute toiture
+de tuiles moussues et dont les murs disparaissaient sous de vieux
+rosiers tout fleuris de roses. A droite, des quenouilles montraient
+leurs pointes au-dessus du mur bas du jardin. A gauche était l'écurie,
+avec un râtelier extérieur et une grange en colombage. Une échelle
+s'appuyait au mur. De ce côté encore, sous un hangar encombré
+d'instruments agricoles et de souches, du haut d'un vieux cabriolet, un
+coq blanc surveillait ses poules. La cour était fermée, de ce sens, par
+des étables devant lesquelles s'élevait, comme un tertre glorieux, un
+tas de fumier que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille
+plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui
+remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever
+par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée
+laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que
+Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la
+nature qui avait construit cette fille en largeur, l'hôtelier appela:
+
+"Hé! la Tronche! va quérir de l'eau!"
+
+Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où
+manquait une palette. Il avait fallu la corne d'un taureau pour ébrécher
+cette puissante denture. Sa fourche à l'épaule, elle riait. Semblables à
+des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil.
+
+La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de
+rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de
+plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n'était éclairée que
+par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée
+de roses, auprès de laquelle l'aïeule tournait son rouet. Elle portait
+une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts
+noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches
+se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas.
+Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse.
+
+Il y avait soixante ans qu'elle avait fait le voyage de Paris. Elle
+conta d'une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout
+devant elle qu'elle avait vu l'Hôtel de Ville, les Tuileries et la
+Samaritaine, et que, lorsqu'elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui
+portait des pommes au marché du Mail s'était ouvert, que les pommes s'en
+étaient allées au fil de l'eau et que la rivière en était tout
+empourprée.
+
+Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le
+royaume, et surtout de la zizanie qu'il y avait entre les curés jureurs
+et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu'il y avait eu des
+guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point
+que le roi fût mort. On l'avait fait fuir, disait-elle, par un
+souterrain et l'on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du
+commun.
+
+Aux pieds de l'aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine,
+Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d'osier et
+sourit à l'enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de
+convulsions. Il fallait qu'il fût bien malade, car on avait appelé le
+médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député suppléant à la
+Convention, ne faisait point payer ses visites.
+
+La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chez elle; mal
+contente de la façon dont la Tronche avait lavé la vaisselle, elle
+essuyait les plats, les gobelets et les fourchettes. Pendant que la
+citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe, qu'elle goûtait en bonne
+hôtelière, Élodie coupait en tranches un pain de quatre livres encore
+chaud du four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit:
+
+"J'ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeune Allemand
+dont j'ai oublié le nom, et qui a été très bien mis en français. On y
+voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui, comme vous, Élodie,
+taillait des tartines et, comme vous, les taillait avec grâce, et si
+joliment qu'à la voir faire le jeune Werther devint amoureux d'elle.
+
+--Et cela finit par un mariage? demanda Élodie.
+
+--Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente de Werther."
+
+Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chère était
+médiocre. Jean Blaise s'en plaignit: il était très porté sur sa bouche
+et faisait de bien manger une règle de vie; et, sans doute, ce qui
+l'incitait à ériger sa gourmandise en système, c'était la disette
+générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la
+marmite. Le commun des citoyens n'avait rien à se mettre sous la dent.
+Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère
+publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en
+s'empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l'an II de la Liberté, vivait de
+châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d'avoir soupé chez
+Grimod de la Reynière, à l'entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter
+le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine,
+il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes
+gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu'un républicain méprise
+les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d'antiquités,
+donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir.
+
+Après le dîner, Jean Blaise, qui n'oubliait pas les affaires sérieuses,
+fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de
+l'auberge, qu'il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis
+que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la
+Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier
+de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu
+porter ses soins au petit Poitrine, s'approcha des artistes et, après
+les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout
+entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux.
+
+"Vous voyez cette créature, dit-il, ce n'est pas une fille, comme vous
+pourriez le croire: c'est deux filles. Comprenez que je parle
+littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l'ai
+examinée et me suis aperçu qu'elle avait la plupart des os en double: à
+chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux
+humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens,
+deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues
+ensemble. Le cas est intéressant. Je l'ai signalé à monsieur
+Saint-Hilaire, qui m'en a su gré. C'est un monstre que vous voyez là,
+citoyens. Ces gens-ci l'appellent "la Tronche". Ils devraient dire "les
+Tronches": elles sont deux. La nature a de ces bizarreries.... Bonsoir,
+citoyens peintres! Nous aurons de l'orage, cette nuit...."
+
+Après le souper aux chandelles, l'académie Blaise fit dans la cour de
+l'auberge, en compagnie d'un fils et d'une fille Poitrine, une partie de
+colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une
+vivacité que leur âge explique assez pour qu'on ne cherche pas si la
+violence et l'incertitude du temps n'excitait pas leur ardeur. Quand il
+fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposa de jouer dans la salle basse
+aux jeux innocents. Élodie demanda la "chasse au coeur" qui fut acceptée
+de toute la compagnie. Sur les indications de la jeune fille, Philippe
+Desmahis traça à la craie sur les meubles, les portes et les murs sept
+coeurs, c'est-à-dire un de moins qu'il n'y avait de joueurs, car le
+vieux Brotteaux s'était mis obligeamment de la partie. On dansa en rond
+"La Tour, prends garde", et, sur un signal d'Élodie, chacun courut
+mettre la main sur un coeur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva
+tous pris: il donna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foire
+Saint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. On
+recommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et la
+Thévenin qui ne trouvèrent pas de coeur et donnèrent chacun leur gage,
+une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, un bracelet.
+Puis, les gages furent tirés au sort sur les genoux d'Élodie et chacun,
+pour racheter le sien, dut montrer ses talents de société, chanter une
+chanson ou dire des vers. Brotteaux récita le discours du patron de la
+France, au premier chant de _La Pucelle_:
+
+ Je suis Denis et saint de mon métier,
+ J'aime la Gaule....
+
+Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter la réponse
+de Richemond:
+
+ Monsieur le Saint, ce n'était pas la peine
+ D'abandonner le céleste domaine....
+
+Tout le monde alors lisait et relisait avec délices le chef-d'oeuvre de
+l'Arioste français; les hommes les plus graves souriaient des amours de
+Jeanne et de Dunois, des aventures d'Agnès et de Monrose et des exploits
+de l'âne ailé. Tous les hommes cultivés savaient par coeur les beaux
+endroits de ce poème divertissant et philosophique. Évariste Gamelin,
+lui-même, bien que d'humeur sévère, en prenant sur le giron d'Élodie son
+couteau de six liards, récita de bonne grâce l'entrée de Grisbourdon aux
+enfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romance de
+Nina: _Quand le bien-aimé reviendra_. Desmahis chanta, sur l'air de _La
+Faridondaine_:
+
+ Quelques-uns prirent le cochon
+ De ce bon saint Antoine,
+ Et, lui mettant un capuchon,
+ Ils en firent un moine.
+ Il n'en coûtait que la façon....
+
+Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimait ardemment
+les trois femmes avec lesquelles il jouait au "gage touché", et il
+jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimait la
+Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses oeillades et sa
+voix qui allait au coeur; il aimait Élodie, qu'il sentait de nature
+abondante, riche et donnante; il aimait Julienne Hasard, malgré ses
+cheveux décolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseur et son maigre
+corsage, parce que, comme ce Dunois dont parle Voltaire dans _La
+Pucelle_, il était toujours prêt, dans sa générosité, à donner à la
+moins jolie une marque d'amour, et d'autant plus qu'elle lui semblait,
+pour l'instant, la plus inoccupée et, partant, la plus accessible.
+Exempt de toute vanité, il n'était jamais sûr d'être agréé; il n'était
+jamais sûr non plus de ne l'être pas. Aussi s'offrait-il, à tout hasard.
+Profitant des rencontres heureuses du "gage touché", il tint quelques
+tendres propos à la Thévenin, qui ne s'en fâcha pas, mais n'y pouvait
+guère répondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parla
+plus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu'il savait engagée
+avec Gamelin, mais il n'était pas assez exigeant pour vouloir un coeur à
+lui seul. Élodie ne pouvait l'aimer; mais elle le trouvait beau et elle
+ne réussit pas entièrement à le lui cacher. Enfin, il porta ses voeux les
+plus pressants à l'oreille de la citoyenne Hasard: elle y répondit par
+un air de stupeur qui pouvait exprimer une soumission abîmée aussi bien
+qu'une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu'elle était
+indifférente.
+
+Il n'y avait dans l'auberge que deux chambres à coucher, toutes deux au
+premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, la plus belle,
+était tendue de papier à fleurs et ornée d'une glace grande comme la
+main, dont le cadre doré subissait l'offense des mouches depuis
+l'enfance de Louis XV. Là, sous un ciel d'indienne à ramages, se
+dressaient deux lits garnis d'oreillers de plume, d'édredons et de
+courtepointes. Cette chambre était réservée aux trois citoyennes.
+
+Quand vint l'heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard,
+tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur
+le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs
+un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait
+endormi, dans le grenier, qui se trouvait au-dessus de la chambre des
+citoyennes.
+
+Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres et exploré
+ce grenier, plein de bottes d'oignons, de fruits qui séchaient sous un
+essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avait même vu un
+vieux lit de sangle boiteux et hors d'usage, à ce qu'il lui sembla, et
+une paillasse éventrée, où sautaient des puces.
+
+En face de la chambre des citoyennes était une chambre à trois lits,
+assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, les citoyens
+voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s'en était allé à la
+grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avait disparu,
+Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s'endormir. Desmahis se mit au lit;
+mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eau dormante, recouvert
+la maison, le graveur se leva et monta l'escalier de bois, qui se mit à
+craquer sous ses pieds nus. La porte du grenier était entrebâillée. Il
+en sortait une chaleur étouffante et des senteurs âcres de fruits
+pourris. Sur un lit de sangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche
+ouverte, la chemise relevée, les jambes écartées. Elle était énorme.
+Traversant la lucarne, un rayon de lune baignait d'azur et d'argent sa
+peau qui, entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin,
+brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle;
+réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu'elle comprit
+ce qu'on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna ni surprise ni
+contrariété et feignit d'être encore plongée dans un demi-sommeil qui,
+en lui ôtant la conscience des choses, lui permettait quelque
+sentiment....
+
+Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu'au jour d'un sommeil
+tranquille et profond.
+
+Le lendemain, après une dernière journée de travail, l'académie
+promeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya son hôte en
+assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de
+"l'argent carré" et promit une belle chandelle au bougre qui ramènerait
+les jaunets.
+
+Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche, sur une
+échelle, en sabots et troussée, montrant au jour ses mollets crasseux et
+resplendissants, coupait infatigablement des roses aux rosiers grimpants
+qui couvraient la muraille. De ses larges mains les roses tombaient en
+pluie, en torrents, en avalanche, dans les jupes tendues d'Élodie, de
+Julienne et de la Thévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à
+la nuit, en apportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur
+réveil en fut tout parfumé.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le
+juré Gamelin, qu'elle voulait intéresser à quelque suspect de sa
+connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des
+Ilettes, qu'elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s'en
+allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de
+jouets de la rue de la Loi. Et il s'était résolu, pour les porter plus
+aisément, à les attacher au bout d'une perche, selon les guises des
+vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même
+avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l'attrait,
+comme ce devait être le cas de madame de Rochemaure, à moins
+qu'assaisonnée par la trahison, l'absence, l'infidélité et l'embonpoint,
+il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l'accueillit sur le
+palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés
+du perron des Ilettes et la pria de lui faire l'honneur de visiter son
+grenier. Elle monta assez lestement l'échelle et se trouva sous une
+charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé
+d'une lucarne. On ne pouvait s'y tenir debout. Elle s'assit sur la seule
+chaise qu'il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards
+sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée:
+
+"C'est là que vous habitez, Maurice? Vous n'avez guère à y craindre les
+importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver.
+
+--J'y ai peu d'espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas
+que parfois il y pleut sur mon grabat. C'est un faible inconvénient. Et
+durant les nuits sereines j'y vois la lune, image et témoin des amours
+des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les
+amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l'amant
+l'objet de ses désirs.
+
+--J'entends, dit la citoyenne.
+
+--En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme
+dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l'amour de miauler et de
+jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie
+des hommes."
+
+Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s'aborder comme des amis qui
+s'étaient quittés la veille pour s'en aller dormir; et, bien que devenus
+étrangers l'un à l'autre, ils s'entretenaient avec bonne grâce et
+familiarité.
+
+Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui
+avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait
+maintenant des soucis et des inquiétudes; ses soupers devenaient moins
+brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n'éclaircissaient plus
+les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus
+riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se
+cachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c'était pour
+lui qu'elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte.
+Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné
+les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des
+coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n'avaient rien trouvé, lui
+avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort
+près de sa correspondance avec un émigré, M. d'Expilly. Quelques amis
+qu'elle avait parmi les jacobins l'avaient avertie que le bel Henry,
+son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées
+pour paraître sincères.
+
+Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle
+demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse:
+
+"Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?
+
+--Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de
+spectacles ample matière à réflexion et à divertissement; mais qu'il
+serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France.
+
+--Maurice, où cela nous mènera-t-il?
+
+--C'est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord
+du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait
+pris le mors aux dents, nous emportait d'un galop furieux. Que les
+femmes sont donc curieuses! Encore aujourd'hui vous voulez savoir où
+nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin,
+ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d'un faible secours
+pour la connaissance de l'avenir. Ces choses finiront, car tout finit.
+On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et
+l'entrée des alliés à Paris. Ils n'en sont pas loin; toutefois je doute
+qu'ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une
+ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse
+Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la
+minorité de Louis XVII.
+
+--Vous croyez? s'écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette
+belle intrigue.
+
+--Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l'emporte et
+que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines
+et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l'empire
+que garde le clergé sur la multitude des ânes.... Je voulais dire "des
+âmes"; la langue m'a fourché. Le plus probable, à mon sens, c'est que
+le Tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l'a
+institué: il menace trop de têtes. Ceux qu'il effraie sont innombrables;
+ils se réuniront, et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je
+crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est
+vertueux: il sera terrible. Plus j'y songe, ma belle amie, plus je crois
+que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La
+Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre
+ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et
+tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention
+sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente
+moins politique que celle de Louis XIV! Il règne dans le Tribunal
+révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le
+rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde.
+Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine
+de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante
+coupable d'avoir crié: "Vive le roi!" avec une mauvaise intention et
+dans la pensée de détruire la République? Nos juges, tout de noir
+emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher
+aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son
+théâtre de grossières bouffonneries.
+
+--Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en
+amour?
+
+--Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et
+ne se posent plus sur la tour en ruines.
+
+--Vous n'avez pas changé.... Au revoir, mon ami!"
+
+
+
+Ce soir-là, le dragon Henry, s'étant rendu, sans y être prié, chez
+madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il
+lut l'adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C'était, il le savait, une
+lettre pour l'Angleterre. Rauline recevait par un postillon des
+messageries le courrier de madame de Rochemaure et le faisait porter à
+Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la
+nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte; un émigré, M.
+d'Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s'il le jugeait
+utile, au cabinet de Saint-James.
+
+Henry était jeune et beau: Achille n'unissait pas tant de grâce à tant
+de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais
+la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de
+la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu'elle
+avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune
+soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu'il ne
+serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer madame de
+Rochemaure; mais il lui déplaisait qu'elle ne le distinguât plus. Il
+comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le
+service de la République l'avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités
+où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité
+de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et
+combien il leur est facile de sacrifier ce qu'elles ont chéri et de
+perdre ce qu'elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise
+pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa
+sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C'est
+pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s'approchait d'elle,
+s'éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de
+la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de
+sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il
+lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une
+promenade à Ermenonville.
+
+Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour
+d'elle des regards d'impatience et d'ennui. Soudain Henry se dressa
+sombre et résolu et lui annonça qu'il partait pour l'armée et serait
+dans quelques jours devant Maubeuge.
+
+Sans montrer ni doute ni surprise, elle l'approuva d'un signe de tête.
+
+"Vous me félicitez de cette décision?
+
+--Je vous en félicite."
+
+Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle
+pensait tirer de grands avantages; tout autre chose que celui-ci: un
+Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion
+qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. A tout moment
+elle croyait entendre la sonnette et tressaillait.
+
+Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et
+bâilla encore. Voyant qu'il ne s'en allait pas, elle lui dit qu'elle
+avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette.
+
+Il lui criait d'une voix émue:
+
+"Adieu, Louise!... Vous reverrai-je jamais?"
+
+Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert.
+
+Dès qu'il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen
+Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau
+curieux de l'état de l'esprit public en France. On y parlait de la
+reine, de la Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints propos
+confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés.
+
+Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita
+quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui
+se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries
+et pénétra dans l'antichambre du Comité de sûreté générale.
+
+
+
+Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, Évariste Gamelin s'asseyait
+sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu'il
+connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes,
+savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui, un dessinateur,
+tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant
+marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de
+petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se
+tenaient là, dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou
+portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le
+chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les
+oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l'habit et de la
+culotte, comme en l'ancien temps, les autres, de la carmagnole et du
+pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de
+souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes
+toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous
+déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l'aise à leur banc et
+Gamelin enviait leur tranquillité. Son coeur battait, ses oreilles
+bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l'entourait prenait
+pour lui une teinte livide.
+
+Quand l'huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une
+estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à
+cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d'audience
+avec un ruban tricolore d'où pendait sur leur poitrine une lourde
+médaille d'argent. Devant eux, au pied de l'estrade, siégeait le
+substitut de l'accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier
+s'assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l'accusé. Gamelin
+voyait ces hommes différents de ce qu'il les avait vus jusque-là, plus
+beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu'ils prissent des attitudes
+familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant
+en arrière pour entendre quelque communication d'un juré ou d'un
+officier de service.
+
+Au-dessus des juges, les tables des Droits de l'Homme étaient
+suspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles
+murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat.
+En face du banc des jurés, au fond de la salle, s'élevait la tribune
+publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui blondes,
+brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet
+plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine, auxquelles la mode
+donnait uniformément l'ampleur d'un sein nourricier, se croisait le
+fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient
+les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait,
+clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui
+donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. A droite,
+vers l'entrée, derrière une barrière pleine, s'étendait un espace où le
+public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L'affaire
+dont cette section du Tribunal allait s'occuper n'intéressait qu'un
+petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui
+siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes.
+
+C'est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le coeur, prêt à faiblir,
+n'aurait pu supporter l'atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses
+yeux s'attachaient aux moindres détails: il remarquait le coton dans
+l'oreille du greffier et une tache d'encre sur le dossier du substitut.
+Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps
+où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui
+surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d'ortie et de houx.
+Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d'une forme
+surannée, garni de velours d'Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux
+bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues.
+
+Enfin l'accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses
+membres comme le prescrivait la loi. C'était un homme d'une cinquantaine
+d'années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres
+minces et violacées, vêtu à l'ancienne mode d'un habit sang de boeuf.
+Sans doute parce qu'il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des
+pierreries et ses joues avaient l'air d'être vernies. Il s'assit. Ses
+jambes, qu'il croisait, étaient d'une maigreur excessive et ses grandes
+mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe
+Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la
+République. L'acte d'accusation mettait à sa charge des faits nombreux
+et graves, dont aucun n'était absolument certain. Interrogé, Guillergues
+nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son
+langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l'idée
+d'un homme avec lequel il n'est pas désirable de traiter une affaire. Il
+avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question
+embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses
+deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d'angoisse. Gamelin
+s'en aperçut et dit à l'oreille de son voisin, peintre comme lui:
+
+"Regardez ses pouces!"
+
+Le premier témoin qu'on entendit apporta des faits accablants. C'est sur
+lui que reposait toute l'accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se
+montrèrent, au contraire, favorables à l'accusé. Le substitut de
+l'accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le
+défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l'accusé des
+sympathies qu'il n'avait pas su lui-même se concilier. L'audience fut
+suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations.
+Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux
+groupes à peu près égaux en nombre. On vit d'un côté les indifférents,
+les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre
+côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu
+accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le coeur. Ceux-là
+condamnaient toujours. C'étaient les bons, les purs: ils ne songeaient
+qu'à sauver la République et ne s'embarrassaient point du reste. Leur
+attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en
+communion avec eux.
+
+"Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a
+spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L'absoudre, c'est laisser
+échapper un traître, c'est trahir la patrie, vouer l'armée à la
+défaite." Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur
+leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie....
+"Mais si Guillergues était innocent?..."
+
+Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d'infidélité dans
+les fournitures. Tant d'autres devaient agir comme Guillergues et
+Blaise, préparer la défaite, perdre la République! Il fallait faire un
+exemple. Mais si Guillergues était innocent?...
+
+"Il n'y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.
+
+--Il n'y a jamais de preuves", répondit en haussant les épaules le chef
+du jury, un bon, un pur.
+
+Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour
+l'acquittement.
+
+Le jury rentra dans la salle et l'audience fut reprise. Les jurés
+étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à son tour devant le
+fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autres se contentaient d'un
+mot; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles.
+
+Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit:
+
+"En présence d'un crime si grand que d'ôter aux défenseurs de la patrie
+les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n'avons
+point."
+
+A la majorité des voix, l'accusé fut déclaré non coupable.
+
+Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure
+bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement.
+C'était un autre homme. La sécheresse de ses traits s'était fondue, ses
+lèvres s'étaient amollies. Il avait l'air vénérable; son visage
+exprimait l'innocence. Le président lut, d'une voix émue, le verdict qui
+renvoyait le prévenu; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme
+qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président
+l'appela et lui donna l'accolade fraternelle. Les jurés l'embrassèrent.
+Gamelin pleurait à chaudes larmes.
+
+Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une
+multitude hurlante s'agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient
+prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du
+grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des
+charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés
+et des spectateurs, ne voyait rien, n'entendait rien que son acte de
+justice et d'humanité et les félicitations qu'il se donnait d'avoir
+reconnu l'innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et
+souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut
+recouvré la voix, elle lui dit:
+
+"Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux! Dans cette
+salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière
+de ses ondes magnétiques. J'en étais électrisée. Je vous contemplais à
+votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n'avez donc
+pas deviné ma présence? Rien ne vous a averti que j'étais là? Je me
+tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu! qu'il est
+doux de faire le bien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c'en
+était fait de lui: il périssait. Vous l'avez rendu à la vie, à l'amour
+des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis
+heureuse et fière de vous aimer!"
+
+Se tenant par le bras, serrés l'un contre l'autre, ils allaient par les
+rues, se sentant si légers qu'ils croyaient voler.
+
+Ils allaient à l'_Amour peintre_. Arrivés à l'Oratoire:
+
+"Ne passons pas par le magasin", dit Élodie.
+
+Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à
+l'appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef
+de fer.
+
+"On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon
+prisonnier."
+
+Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune
+fille.
+
+Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres
+d'Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux
+mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle
+lui échappa et courut pousser le verrou....
+
+La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant
+la porte de l'appartement et lui dit tout bas, dans l'ombre:
+
+"Adieu, mon amour! C'est l'heure où mon père va rentrer. Si tu entends
+du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends
+que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir
+la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge.
+Adieu, ma vie, adieu, mon âme!"
+
+Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d'Élodie
+s'entrouvrir et une petite main cueillir un oeillet rouge qui tomba à ses
+pieds comme une goutte de sang.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au
+citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli
+d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles,
+un accueil malgracieux.
+
+"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas
+toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes:
+un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon
+établissement, a vu vos pantins et les a trouvés contre-révolutionnaires.
+
+--Il se moquait! dit Brotteaux.
+
+--Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit
+qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était
+perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures
+de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est
+une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé.
+
+--Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces
+Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a
+cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il
+n'y a pas un homme sensé pour le prétendre.
+
+--Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans
+malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme
+vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui
+tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour
+incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle.
+
+--Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait
+ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres
+que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous
+laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?"
+
+Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise
+humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses
+Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la
+sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre.
+
+"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous
+honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je
+respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel.
+Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins."
+
+Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects
+sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui
+croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient
+tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il
+faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un
+tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes
+garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à
+leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal
+extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi
+bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la
+halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques
+étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue
+Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre
+marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain
+lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.
+
+Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour
+ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et
+désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur
+d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué
+de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu
+d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus
+de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut
+le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà,
+tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la
+rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service,
+Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui
+s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande
+disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile.
+
+"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial."
+
+Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon
+d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.
+
+"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile."
+
+Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se
+lever. Mais il retomba sur sa borne.
+
+"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois
+j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à
+cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai
+point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué.
+
+--Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager
+mon grenier.
+
+--Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect.
+
+--Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui
+est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la
+pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été
+publicain je fabrique des pantins pour subsister."
+
+Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier,
+et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit
+du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa
+gouttière, car il était sybarite.
+
+Ayant apaisé sa faim:
+
+"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des
+circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette
+borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la
+maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de
+latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution
+de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine
+étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est
+contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution
+m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute
+d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat
+que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le
+mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même,
+qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me
+conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de
+toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois
+divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et
+officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il
+m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda
+si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit
+que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me
+demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le
+31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui
+ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne
+pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et
+mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas.
+Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux
+commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la
+force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire
+en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il
+faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour
+reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10
+août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est
+bien digne de pitié.
+
+--Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes
+tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous
+aviserons demain à votre sécurité."
+
+Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le
+religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le
+satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau.
+
+Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par
+économie et par prudence.
+
+"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour
+moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en
+sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous
+d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est
+pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement
+naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui
+ce que vous étiez porté à faire pour moi.
+
+--Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne
+m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous
+exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin,
+bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour
+vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car
+je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que
+l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que
+le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme
+tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se
+reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa
+propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter
+aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là
+qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par
+désoeuvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en
+distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez
+fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par
+orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit
+de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.
+
+--Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai
+reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette
+heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en
+mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un
+avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi,
+monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me
+l'ordonne."
+
+Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et,
+après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit
+paisiblement.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant
+l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury,
+des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de
+fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées
+coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la
+Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y
+débarquaient quatorze mille hommes.
+
+C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des
+événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie
+périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et
+l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments,
+leurs passions, leur conduite.
+
+Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de
+défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et
+des salpêtres.
+
+ _Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire
+ les substances nécessaires à la fabrication de la poudre.
+ L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol
+ de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses
+ agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la
+ Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et
+ fraternité._
+
+A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces
+généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus
+obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que,
+mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer
+à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le
+même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait
+ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations
+dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait
+la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette
+affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des
+effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des
+troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations
+confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre,
+personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur,
+les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui
+ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire
+des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé
+trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane.
+
+On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les
+âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans
+les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes
+vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par
+les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une
+immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats,
+l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat
+apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à
+se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait
+dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de
+trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva
+dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux
+flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du
+condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où
+grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait
+murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître,
+Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing,
+réclamaient la tête de l'Autrichienne.
+
+Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre
+femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues
+poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une
+planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des
+coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son
+gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se
+montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait,
+paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos
+contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain
+de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet
+l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les
+faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle
+professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit
+elle-même.
+
+Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant
+aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les
+aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût
+être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent
+pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour
+ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates,
+la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin
+commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à
+lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la
+peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en
+frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment
+suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue,
+plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort.
+
+
+
+Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se
+réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement
+nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la
+Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel
+murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée
+de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un oeil-de-boeuf et d'une
+porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé
+du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les
+Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés.
+Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas
+chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes.
+Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la
+gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste
+suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins
+et, de là, par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France.
+Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les
+murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du
+grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés
+inquisiteurs des crimes contre la patrie.
+
+Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des
+pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets
+à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux
+de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être
+encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la
+Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du
+Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution,
+étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre
+et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et
+dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit
+soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de
+dominer, une impériale sagesse.
+
+Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement
+unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui
+s'élevait sur le seuil.
+
+Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard
+perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid,
+monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un
+habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé,
+tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant,
+qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par
+d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix
+claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il
+frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices.
+Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les
+sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les
+conspirateurs qui rampaient sur le sol.
+
+Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de
+préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction
+d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré
+la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du
+sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait
+une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des
+grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région
+des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et
+pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd.
+Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des
+formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité
+et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation.
+Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve
+et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme
+autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du
+crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste
+recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son coeur
+s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le
+crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout,
+ô trésors de la foi!
+
+Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux
+qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la
+richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse.
+Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il
+jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre,
+par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et
+découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures,
+tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches
+que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables
+ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout
+entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se
+retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est
+conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne
+de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des
+citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et
+des scélérats plus dangereux que les fédéralistes.
+
+Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de
+Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin
+n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à
+une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne
+concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la
+liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens
+pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de
+Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la
+charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les
+sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même
+senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou
+persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux.
+Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai
+caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui
+avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les
+boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les
+ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir;
+qu'il était criminel d'arracher du coeur des malheureux la pensée
+consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et
+sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave,
+et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à
+l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons
+d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout
+lorsqu'ils l'étaient d'un coeur ouvert et joyeux, comme le vieux
+Brotteaux.
+
+
+
+Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un
+ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple,
+trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France,
+deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes,
+vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la
+loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans,
+parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine,
+charmante. Un noeud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon
+découvrait un cou blanc et flexible.
+
+Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à
+l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud.
+
+La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq
+hommes et dix-huit femmes.
+
+Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction
+entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi
+ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le
+courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en
+altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus
+souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à
+tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs
+ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction.
+Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les
+traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient,
+médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement
+troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur
+conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la
+République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et
+mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état.
+Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et
+les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur
+fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint
+couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal
+fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur,
+alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait
+ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou
+irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats
+ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se
+représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images
+voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer
+au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire,
+mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin,
+artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et
+la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût
+classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à
+son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la
+couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu
+le désir que dans l'amour profond.
+
+Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes
+plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses,
+celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant,
+avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les
+patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des
+philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des
+plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux
+de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait
+quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la
+condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur
+virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin,
+poussaient sous la hache des têtes touchantes.
+
+Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il
+fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur
+retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est
+plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie
+timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles,
+vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent
+aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit
+dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude
+dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur
+public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il
+faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et
+tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux
+juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de
+tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune
+militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante
+adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle,
+ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte
+d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les
+pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de
+l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de
+céder.
+
+L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait,
+aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et
+d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues
+mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave
+la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger
+ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés;
+à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait
+entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en
+vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles
+infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la
+cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il
+voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait:
+"République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un
+secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!..."
+
+Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'_Amour
+peintre_. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le
+rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'oeillets.
+Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre:
+elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés
+éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse
+fille se donnaient en silence des baisers furieux.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Levé dès l'aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre, s'en alla
+dire sa messe dans une chapelle de la rue d'Enfer, desservie par un
+prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliers de retraites
+semblables, où le clergé réfractaire réunissait clandestinement de
+petits troupeaux de fidèles. La police des sections, bien que vigilante
+et soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercails cachés, de peur des
+ouailles irritées et par un reste de vénération pour les choses saintes.
+Le Barnabite fit ses adieux à son hôte, qui eut grand-peine à obtenir
+qu'il revînt dîner, et l'engagea enfin par la promesse que la chère ne
+serait ni abondante ni délicate.
+
+Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre; puis, tout
+en préparant le dîner du religieux et de l'épicurien, il relisait
+Lucrèce et méditait sur la condition des hommes.
+
+Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des
+forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations
+absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse de croire que les
+révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres
+hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. Au reste, il n'était point
+pessimiste et ne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise. Il
+admirait la nature en plusieurs de ses parties, spécialement dans la
+mécanique céleste et dans l'amour physique et s'accommodait des travaux
+de la vie en attendant le jour prochain où il ne connaîtrait plus ni
+craintes ni désirs.
+
+Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerline qui
+ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et son épicurisme
+louait l'ordre des atomes qui la composaient.
+
+Ces soins l'occupèrent jusqu'au retour du Barnabite.
+
+"Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais bien dit que
+notre repas serait maigre. Nous n'avons que des châtaignes. Encore s'en
+faut-il qu'elles soient bien assaisonnées.
+
+--Des châtaignes! s'écria le Père Longuemare en souriant, il n'y a point
+de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme
+limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un
+verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa
+femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions
+tous forts et robustes. J'étais le plus jeune et le plus turbulent: mon
+père disait, par plaisanterie, qu'il faudrait m'envoyer à l'Amérique
+faire le flibustier.... Ah! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est
+parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d'enfants où souriait ma
+mère."
+
+Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue
+Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en
+commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien
+vingt-quatre douzaines pour commencer.
+
+En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la
+Révolution étinceler un triangle d'acier entre deux montants de bois:
+c'était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se
+pressait autour de l'échafaud, attendant les charrettes pleines. Des
+femmes, portant l'éventaire sur le ventre, criaient les gâteaux de
+Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette; au pied de la
+statue de la Liberté, un vieillard montrait des gravures d'optique dans
+un petit théâtre surmonté d'une escarpolette où se balançait un singe.
+Des chiens, sous l'échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux
+rebroussa vers la rue Honoré.
+
+Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire, il essuya
+soigneusement la table et y mit sa boîte de couleurs ainsi que les
+outils et les matériaux de son état.
+
+"Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupation indigne du
+sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, je vous prie, à
+fabriquer des pantins. Un sieur Joly m'en a fait, ce matin même, une
+assez grosse commande. Pendant que je peindrai ces figures déjà formées,
+vous me rendrez grand service en découpant des têtes, des bras, des
+jambes et des troncs sur les patrons que voici. Vous n'en sauriez
+trouver de meilleurs: ils sont d'après Watteau et Boucher.
+
+--Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau et Boucher
+étaient propres à créer de tels brimborions: il eût mieux valu, pour
+leur gloire, qu'ils s'en fussent tenus à d'innocents pantins comme
+ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais je crains de n'être pas
+assez habile pour cela."
+
+Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse: après
+plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie
+n'était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des
+contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de
+la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de
+mouvement ces petits êtres qu'il n'avait su former, et à les instruire à
+la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter
+à chacun d'eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses
+soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères.
+
+Une fois qu'il tirait en mesure la ficelle d'un Scaramouche:
+
+"Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire.
+C'était en 1746: j'achevais mon noviciat, sous la direction du Père
+Magitot, homme âgé, de profond savoir et de moeurs austères. A cette
+époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d'abord à
+l'amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les
+hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire; ils faisaient fureur à
+Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient; on en
+trouvait chez les personnes de qualité, et il n'était pas rare de voir à
+la promenade et dans les rues un grave personnage faire danser son
+pantin. L'âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le
+gardèrent point de la contagion. Alors qu'il voyait chacun occupé à
+faire sauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient des
+impatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour que pour
+une affaire importante, qui intéressait l'ordre tout entier, il faisait
+visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisant un pantin
+suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentation d'en tirer la
+ficelle. Ce ne fut qu'au prix d'un grand effort qu'il en triompha. Mais
+ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissa plus de repos. Dans ses
+études, dans ses méditations, dans ses prières, à l'église, dans le
+chapitre, au confessionnal, en chaire, il en était obsédé. Après
+quelques jours consumés dans un trouble affreux, il exposa ce cas
+extraordinaire au général de l'ordre, qui, en ce moment, se trouvait
+heureusement à Paris. C'était un docteur éminent et l'un des princes de
+l'église de Milan. Il conseilla au Père Magitot de satisfaire une envie
+innocente dans son principe, importune dans ses conséquences et dont
+l'excès menaçait de causer dans l'âme qui en était dévorée les plus
+graves désordres. Sur l'avis ou, pour mieux dire, par l'ordre du
+général, le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut,
+comme la première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantin
+accroché à la cheminée, il s'en approcha vivement et demanda à son hôte
+la grâce d'en tirer un moment la ficelle. L'avocat la lui accorda très
+volontiers et lui confia que parfois il faisait danser Scaramouche
+(c'était le nom du pantin) en préparant ses plaidoiries et que, la
+veille encore, il avait réglé sur les mouvements de Scaramouche sa
+péroraison en faveur d'une femme accusée faussement d'avoir empoisonné
+son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vit sous sa
+main Scaramouche s'agiter comme un possédé qu'on exorcise. Ayant ainsi
+contenté son caprice, il fut délivré de l'obsession.
+
+--Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. On voit de
+ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures de carton qui
+les causent."
+
+Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais de religion;
+Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentait de la
+sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l'embarrasser et à le
+troubler par des objectons à divers articles de la doctrine chrétienne.
+
+Une fois, tandis qu'ils fabriquaient ensemble des Zerlines et des
+Scaramouches:
+
+"Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au
+point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folie universelle, a
+été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celui de la
+cour.
+
+--Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennent insensés,
+comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nul homme, de nos
+jours, ne plongea dans l'ignorance et l'erreur aussi profondément que
+monsieur l'abbé Fauchet, nul homme ne fut aussi funeste au royaume que
+celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemment irrité contre la France,
+pour lui envoyer monsieur l'abbé Fauchet!
+
+--Il me semble que nous avons vu d'autres malfaiteurs que ce malheureux
+Fauchet.
+
+--Monsieur l'abbé Grégoire a montré aussi beaucoup de malice.
+
+--Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu'en dites-vous, mon
+Père?
+
+--Monsieur, ce sont des laïques: les laïques ne sauraient encourir les
+mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne font pas le mal de si
+haut, et leurs crimes ne sont point universels.
+
+--Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la
+révolution présente?
+
+--Je ne vous comprends pas, monsieur.
+
+--Épicure a dit: "Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le
+peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le
+peut. S'il le veut et ne le peut, il est impuissant; s'il le peut et ne
+le veut, il est pervers; s'il ne le peut ni ne le veut, il est
+impuissant et pervers; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon
+Père?"
+
+Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.
+
+"Monsieur, répondit le religieux, il n'y a rien de plus misérable que
+les difficultés que vous soulevez. Quand j'examine les raisons de
+l'incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins
+d'herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez
+que je ne dispute pas avec vous: j'y aurais trop de raisons et trop peu
+d'esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l'abbé Guénée
+et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez
+d'Épicure est une sottise: car on y juge Dieu comme s'il était un homme
+et en avait la morale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuis Celse
+jusqu'à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables
+paradoxes.
+
+--Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne. Non
+content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vous voulez
+encore n'en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant de beaux génies
+qui pensèrent autrement que vous.
+
+--Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare. Je
+crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait faux dans la
+pensée d'un homme. Les athées occupent le plus bas échelon de la
+connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs de raison et des
+éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres le noient, l'homme
+dresse un front où Dieu mit l'intelligence: c'est le sort de Lucifer.
+
+--Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je
+vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des
+théologiens un atome de bon sens."
+
+Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il
+estimait nécessaire aux peuples: il eût souhaité seulement qu'elle eût
+pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait
+que les Jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et
+plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la
+république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de
+leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus
+cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. Aussi, souhaitait-il
+qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au
+temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans,
+d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques
+en cent ans.
+
+"Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé des
+théophages et des christicoles. J'avais un aumônier aux Ilettes: chaque
+dimanche, on y disait la messe; tous mes invités y assistaient. Les
+philosophes y étaient les plus recueillis et les filles d'Opéra les plus
+ferventes. J'étais heureux alors et comptais de nombreux amis.
+
+--Des amis, s'écria le Père Longuemare, des amis!... Ah! monsieur,
+croyez-vous qu'ils vous aimaient, tous ces philosophes et toutes ces
+courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieu lui-même
+aurait peine à y reconnaître un des temples qu'il a édifiés pour sa
+gloire?"
+
+
+
+Le Père Longuemare continua d'habiter huit jours chez le publicain sans
+y être inquiété. Il suivait, autant qu'il pouvait, la règle de sa
+communauté et se levait de sa paillasse pour réciter, agenouillé sur le
+carreau, les offices de nuit. Bien qu'ils n'eussent tous deux à manger
+que de misérables rogatons, il observait le jeûne et l'abstinence.
+Témoin affligé et souriant de ces austérités, le philosophe lui demanda,
+un jour:
+
+"Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir
+endurer ainsi le froid et la faim?
+
+--Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l'exemple de la
+souffrance."
+
+Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du
+philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins
+à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait
+heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du
+Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d'hermine, qui
+courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon
+des suppliantes de tous les temps.
+
+Elle tremblait; on entendait les battements précipités de son coeur.
+Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux,
+vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l'eût pas
+vue sans profit.
+
+Elle parlait d'une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur
+d'être entendue des passants:
+
+"Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!... Ils sont dans ma
+chambre, rue Fromenteau. Pendant qu'ils montaient, je me suis réfugiée
+chez Flora, ma voisine, et j'ai sauté par la fenêtre dans la rue, de
+sorte que je me suis foulé le pied.... Ils viennent; ils veulent me
+mettre en prison et me faire mourir.... La semaine dernière, ils ont
+fait mourir Virginie."
+
+Brotteaux comprenait bien qu'elle parlait des délégués du Comité
+révolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité de sûreté
+générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, le citoyen
+Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme les plus funestes
+ennemies de la République. Il voulait régénérer les moeurs. A vrai dire,
+les demoiselles du Palais-Égalité étaient peu patriotes. Elles
+regrettaient l'ancien état et ne s'en cachaient pas toujours. Plusieurs
+avaient été déjà guillotinées comme conspiratrices, et leur sort
+tragique avait excité beaucoup d'émulation chez leurs pareilles.
+
+Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle faute elle
+s'était attiré un mandat d'arrêt.
+
+Elle jura qu'elle n'en savait rien, qu'elle n'avait rien fait qu'on pût
+lui reprocher.
+
+"Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n'es point suspecte: tu n'as
+rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moi tranquille."
+
+Alors elle avoua tout:
+
+"J'ai arraché ma cocarde et j'ai crié: "Vive le roi!"
+
+Il s'engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à son bras, elle
+disait:
+
+"Ce n'est pas que je l'aime, le roi; vous pensez bien que je ne l'ai
+jamais connu et peut-être n'était-il pas un homme très différent des
+autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruels envers les
+pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent et m'injurient de toutes
+les manières; ils veulent m'empêcher de faire mon métier. Je n'en ai pas
+d'autre. Vous pensez bien que si j'en avais un autre, je ne ferais pas
+celui-là.... Qu'est-ce qu'ils veulent? Ils s'acharnent contre les
+petits, les faibles, le laitier, le charbonnier, le porteur d'eau, la
+blanchisseuse. Ils ne seront contents que lorsqu'ils auront mis contre
+eux tout le pauvre monde."
+
+Il la regarda: elle avait l'air d'un enfant. Elle ne ressentait plus de
+peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il lui demanda son
+nom. Elle répondit qu'elle se nommait Athénaïs et avait seize ans.
+
+Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle ne
+connaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante à
+Palaiseau, qui la garderait chez elle.
+
+Brotteaux prit sa résolution:
+
+"Viens, mon enfant", lui dit-il.
+
+Et il l'emmena, appuyée à son bras.
+
+Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son
+bréviaire.
+
+Il lui montra Athénaïs, qu'il tenait par la main:
+
+"Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: "Vive le
+roi!" La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n'a point de
+gîte. Permettrez-vous qu'elle passe la nuit ici?"
+
+Le Père Longuemare ferma son bréviaire:
+
+"Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur, si cette
+jeune fille, qui est comme moi sous le coup d'un mandat d'arrêt, peut,
+pour son salut temporel, passer la nuit dans la même chambre que moi.
+
+--Oui, mon Père.
+
+--De quel droit m'y opposerais-je? et, pour me croire offensé de sa
+présence, suis-je sûr de valoir mieux qu'elle?"
+
+Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurant qu'il y
+dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas. Brotteaux s'étendit
+sur la paillasse et souffla la chandelle.
+
+Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises: il ne
+dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et de la
+fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se leva et
+envoya dans la mansarde un rayon d'argent qui éclaira la chevelure
+blonde, les cils d'or, le nez fin, la bouche ronde et rouge d'Athénaïs,
+dormant les poings fermés.
+
+"Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!"
+
+Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux était parti.
+Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s'instruisait, aux leçons de
+la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs; et toutefois il
+était dévoré de regrets et d'inquiétudes.
+
+En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête les solives
+d'un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur et tendit vers
+lui, pour le caresser, ses jolies petites mains sales.
+
+Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabré où le
+religieux avait passé la nuit.
+
+"Il est parti?... Il n'est pas allé me dénoncer, dites?
+
+--Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme que ce vieux
+fou."
+
+Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quand
+Brotteaux lui eut dit que c'était la religion, elle lui reprocha
+gravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religion étaient
+pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieu souvent, espérant
+qu'il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte
+miséricorde.
+
+Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, elle crut que
+c'était un livre de messe et dit:
+
+"Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieu vous
+récompensera de ce que vous avez fait pour moi."
+
+Brotteaux lui ayant dit que ce livre n'était pas un livre de messe, et
+qu'il avait été écrit avant que l'idée de messer se fût introduite dans
+le monde, elle pensa que c'était une _Clef des Songes_, et demanda s'il
+ne s'y trouvait pas l'explication d'un rêve extraordinaire qu'elle avait
+fait. Elle ne savait pas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que ces
+deux sortes d'ouvrages.
+
+Brotteaux lui répondit que ce livre n'expliquait que le songe de la vie.
+La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonça à la
+comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçait
+pour Brotteaux les cuvettes d'argent dont il usait autrefois. Puis elle
+arrangea ses cheveux devant le miroir à barbe de son hôte, avec un soin
+minutieux et grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elle
+prononçait quelques paroles, à longs intervalles.
+
+"Vous, vous avez été riche.
+
+--Qu'est-ce qui te le fait croire?
+
+--Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes un aristocrate,
+j'en suis sûre."
+
+Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dans une
+chapelle ronde d'ivoire, un morceau de sucre, du fil, des ciseaux, un
+briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait le choix de ce qui lui
+était nécessaire, elle se mit à raccommoder sa jupe, qui avait été
+déchirée en plusieurs endroits.
+
+"Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! lui dit
+Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore.
+
+--Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais ce sera pour
+l'amour de vous et non pour l'amour de la nation."
+
+Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupe à deux
+mains, elle fit la révérence comme elle l'avait appris au village et dit
+à Brotteaux:
+
+"Monsieur, je suis votre très humble servante."
+
+Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes les manières, mais
+elle trouvait convenable qu'il ne demandât rien et qu'elle n'offrît
+rien: il lui semblait que c'était gentil de se quitter de la sorte, et
+selon les bienséances.
+
+Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu'elle prît le
+coche de Palaiseau. C'était la moitié de sa fortune, et, bien qu'il fût
+connu pour ses prodigalités envers les femmes, il n'avait encore fait
+avec aucune un si égal partage de ses biens.
+
+Elle lui demanda son nom.
+
+"Je me nomme Maurice."
+
+Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde:
+
+"Adieu, Athénaïs."
+
+Elle l'embrassa.
+
+"Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moi Marthe: c'est
+le nom de mon baptême, le nom dont on m'appelait au village.... Adieu et
+merci.... Bien votre servante, monsieur Maurice."
+
+
+
+
+XV
+
+
+Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger, juger
+sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées de faisceaux
+et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis, les
+juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs
+prédécesseurs royaux. L'accusateur public et ses substituts, épuisés de
+fatigue, brûlés d'insomnie et d'eau-de-vie, ne secouaient leur
+accablement que par un violent effort; et leur mauvaise santé les
+rendait tragiques. Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns
+instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents,
+hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de
+la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de
+brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient
+qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête
+mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait
+abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués
+soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des
+larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des
+sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient
+plus impétueusement les impulsions de leur coeur.
+
+Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait
+l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du
+souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés
+dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages
+forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui
+appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre
+les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues
+couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés.
+Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations
+indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des
+hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus
+souvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût accepté de
+se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre
+ces tâches épouvantables.
+
+Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le
+fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la
+certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes.
+Aux questions mortelles l'accusée répondit tantôt avec l'instinct de la
+conservation, tantôt avec sa hauteur accoutumée, et, une fois, grâce à
+l'infamie d'un de ses accusateurs, avec la majesté d'une mère. L'outrage
+et la calomnie seuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée
+d'effroi. Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles,
+attendait que tout cela fût fini pour jeter la tête de l'Autrichienne à
+l'Europe.
+
+
+
+Trois jours après l'exécution de Marie-Antoinette, Gamelin fut appelé
+auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trente pas du bureau
+militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit de sangle, dans la
+cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa tête livide creusait
+l'oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus, tournèrent leurs
+prunelles vitreuses du côté d'Évariste; sa main desséchée saisit la main
+de l'ami et la pressa avec une force inattendue. Il avait eu trois
+vomissements de sang en deux jours. Il essaya de parler; sa voix,
+d'abord voilée et faible comme un murmure, s'enfla, grossit:
+
+"Wattignies! Wattignies!... Jourdan a forcé l'ennemi dans son camp...
+débloqué Maubeuge.... Nous avons repris Marchiennes. Ça ira... ça
+ira...."
+
+Et il sourit.
+
+Ce n'étaient pas des songes de malade; c'était une vue claire de la
+réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaient les
+ténèbres éternelles. Désormais l'invasion semblait arrêtée: les
+généraux, terrorisés, s'apercevaient qu'ils n'avaient pas mieux à faire
+que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n'avaient point
+apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisition le donnait.
+Encore un effort, et la République serait sauvée.
+
+Après une demi-heure d'anéantissement, le visage de Fortuné Trubert,
+creusé par la mort, se ranima, ses mains se soulevèrent.
+
+Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu'il y eût dans la chambre,
+un petit secrétaire de noyer.
+
+Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un esprit lucide:
+
+"Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes: trois cent vingt
+livres dont tu trouveras le compte... dans ce cahier rouge.... Adieu,
+Gamelin. Ne t'endors pas. Veille à la défense de la République. Ça ira."
+
+L'ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit le mourant
+pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaient le drap.
+
+A minuit, il prononça des mots sans suite:
+
+"Encore du salpêtre.... Faites livrer les fusils.... La santé? très
+bonne.... Descendez ces cloches...."
+
+Il expira à 5 heures du matin.
+
+Par ordre de la section, son corps fut exposé dans la nef de la
+ci-devant église des Barnabites, au pied de l'autel de la Patrie, sur
+un lit de camp, le corps recouvert d'un drapeau tricolore et le front
+ceint d'une couronne de chêne.
+
+Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main, douze
+jeunes filles, traînant de longs voiles et portant des fleurs,
+entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaient
+chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l'un d'eux la fille de
+sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravité enfantine et sa beauté
+charmante, lui rappela ces génies de l'amour et de la mort, que les
+Romains sculptaient sur leurs sarcophages.
+
+Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts aux chants de _La
+Marseillaise_ et du _Ça ira_.
+
+En mettant le baiser d'adieu sur le front de Fortuné Trubert, Évariste
+pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui se reposait, sa tâche
+accomplie.
+
+Rentré chez lui, il reçut avis qu'il était nommé membre du Conseil
+général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, il avait été élu
+sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de
+suffrages. On ne votait plus: les sections étaient désertes; riches et
+pauvres ne cherchaient qu'à se soustraire aux charges publiques. Les
+plus grands événements n'excitaient plus ni enthousiasme ni curiosité;
+on ne lisait plus les journaux, Évariste doutait si, sur les sept cent
+mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient
+encore l'âme républicaine.
+
+Ce jour-là, les Vingt et Un comparurent.
+
+Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de la République,
+vains, imprudents, ambitieux et légers, à la fois modérés et violents,
+faibles dans la terreur comme dans la clémence, prompts à déclarer la
+guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l'exemple qu'ils
+avaient donné, ils n'étaient pas moins la jeunesse éclatante de la
+Révolution; ils en avaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va
+les interroger avec une partialité savante; ce blême accusateur, qui,
+là, devant sa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces
+jurés, qui voudront tout à l'heure étouffer leur défense; ce public des
+tribunes, qui les couvre d'invectives et de huées, juge, jurés, peuple,
+ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents, leurs
+vertus. Mais ils ne se souviennent plus.
+
+Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle de Brissot.
+Il ne se rappelait plus, et, s'il restait dans sa mémoire quelque
+vestige de son antique admiration, c'était pour concevoir que ces
+monstres avaient séduit les meilleurs citoyens.
+
+En rentrant, après l'audience, dans sa maison, Gamelin entendit des cris
+déchirants. C'était la petite Joséphine que sa mère fouettait pour avoir
+joué sur la place avec des polissons et sali la belle robe blanche qu'on
+lui avait mise pour la pompe funèbre du citoyen Trubert.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patrie des
+victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui; d'un
+accusé il fit son accusé.
+
+Depuis qu'il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans la foule
+des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteur d'Élodie, dont il
+s'était fait, dans son imagination laborieuse, une idée dont quelques
+traits étaient précis. Il le concevait jeune, beau, insolent, et se
+faisait une certitude qu'il avait émigré en Angleterre. Il crut le
+découvrir en un jeune émigré nommé Maubel, qui, de retour en France et
+dénoncé par son hôte, avait été arrêté dans une auberge de Passy et dont
+le parquet de Fouquier-Tinville instruisait l'affaire avec mille autres.
+On avait saisi sur lui des lettres que l'accusation considérait comme
+les preuves d'un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, mais
+qui n'étaient en fait que des lettres écrites à l'émigré par des
+banquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel, qui
+était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries. On
+trouvait dans son carnet trace de relations avec l'Espagne, alors en
+guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaient d'ordre intime,
+et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance de non-lieu, ce fut en
+vertu de ce principe que la justice ne doit jamais se hâter de relâcher
+un prisonnier.
+
+Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi par Maubel en
+chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeune ci-devant,
+qu'il se figurait conforme à celui qu'il attribuait à l'homme qui avait
+abusé de la confiance d'Élodie. Dès lors, enfermé pendant de longues
+heures dans le cabinet du greffier, il étudia le dossier avec ardeur.
+Ses soupçons s'accrurent étrangement quand il trouva dans un calepin
+déjà ancien de l'émigré l'adresse de l'_Amour peintre_, jointe, il est
+vrai, à celle du _Singe Vert_, du _Portrait de la_ ci-devant _Dauphine_
+et de plusieurs autres magasins d'estampes et de tableaux. Mais, quand
+il eut appris qu'on avait recueilli dans ce même calepin quelques
+pétales d'un oeillet rouge, recouverts avec soin d'un papier de soie,
+songeant que l'oeillet rouge était la fleur préférée d'Élodie qui la
+cultivait sur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, la donnait (il le
+savait) en témoignage d'amour, Évariste ne douta plus.
+
+Alors, s'étant fait une certitude, il résolut d'interroger Élodie, en
+lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaient fait découvrir
+le criminel.
+
+Comme il montait l'escalier de sa maison, il sentit dès les paliers
+inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dans l'atelier Élodie,
+qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de la confiture de coings.
+Tandis que la vieille ménagère, allumant le fourneau, méditait en son
+esprit les moyens d'épargner le charbon et la cassonade sans nuire à la
+qualité de la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaise de paille,
+ceinte d'un tablier de toile bise, des fruits d'or plein son giron,
+pelait les coings et les jetait par quartiers dans une bassine de
+cuivre. Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches
+noires se tordaient sur son front moite; il émanait d'elle un charme
+domestique et une grâce familière qui inspiraient les douces pensées et
+la tranquille volupté.
+
+Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d'or fondu et
+dit:
+
+"Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez, tout
+l'hiver, d'une délicieuse gelée de coings qui vous affermira l'estomac
+et vous rendra le coeur gai."
+
+Mais Gamelin, s'approchant d'elle, lui prononça ce nom à l'oreille:
+
+"Jacques Maubel...."
+
+A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge par la
+porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels il avait
+remis des talons, la note de ses ressemelages.
+
+De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage du nouveau
+calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clair dans ses
+comptes, se perdait dans les fructidor et les vendémiaire.
+
+Elle soupira:
+
+"Jésus! ils veulent tout changer, les jours, les mois, les saisons, le
+soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot, qu'est-ce que c'est
+que cette paire de galoches du 8 vendémiaire?
+
+--Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vous rendre
+compte."
+
+Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt:
+
+"Il n'a pas l'air chrétien! fit-elle, épouvantée.
+
+--Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nous n'avons plus
+que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va
+falloir changer notre manière de compter. Il n'y aura plus de liards ni
+de deniers, tout sera réglé sur l'eau distillée."
+
+A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, leva les
+yeux au plafond et soupira:
+
+"Ils en font trop!"
+
+Et, tandis qu'elle se lamentait, semblable aux saintes femmes des
+calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans la braise,
+remplissait l'atelier d'une vapeur infecte qui, jointe à l'odeur
+entêtante des coings, rendait l'air irrespirable.
+
+Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu'on ouvrît la
+fenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que la
+citoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nom à
+l'oreille de la citoyenne Blaise:
+
+"Jacques Maubel."
+
+Elle le regarda avec un peu de surprise, et, très tranquillement, sans
+cesser de couper un coing en quartiers:
+
+"Et bien?... Jacques Maubel?...
+
+--C'est lui!
+
+--Qui? lui?
+
+--Tu lui as donné un oeillet rouge."
+
+Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu'il s'expliquât.
+
+"Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!..."
+
+Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoir jamais
+connu un Jacques Maubel.
+
+Et vraiment elle n'en avait jamais connu.
+
+Elle nia avoir jamais donné d'oeillets rouges à personne qu'à Évariste;
+mais peut-être, sur ce point, n'avait-elle pas très bonne mémoire.
+
+Il connaissait mal les femmes, et n'avait pas pénétré bien profondément
+le caractère d'Élodie; pourtant il la pensait très capable de feindre et
+de tromper un plus habile que lui.
+
+"Pourquoi nier? dit-il. Je sais."
+
+Elle affirma de nouveau n'avoir connu aucun Maubel. Et, ayant fini de
+peler ses coings, elle demanda de l'eau parce que ses doigts poissaient.
+
+Gamelin lui apporta une cuvette.
+
+Et, en se lavant les mains, elle renouvela ses dénégations.
+
+Il répéta encore qu'il savait, et, cette fois, elle garda le silence.
+
+Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et était à mille
+lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n'avait jamais entendu
+parler, dût comparaître devant le Tribunal révolutionnaire; elle ne
+comprenait rien aux soupçons dont on l'obsédait, mais elle les savait
+mal fondés. C'est pourquoi, n'ayant guère d'espoir de les dissiper, elle
+n'en avait guère envie non plus. Elle cessa de se défendre d'avoir connu
+un Maubel, préférant laisser le jaloux s'égarer sur une fausse piste,
+quand, d'un moment à l'autre, le moindre incident pouvait le mettre sur
+la véritable voie. Son petit clerc d'autrefois, devenu un joli dragon
+patriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate. Quand
+il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d'un oeil qui
+semblait dire: "Allons! la belle; je sens bien que je vais vous
+pardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vous rendre
+mon estime." Elle ne fit donc plus effort pour guérir ce qu'elle
+appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la conviction que Jacques
+Maubel était le corrupteur d'Élodie.
+
+
+
+Les jours qui suivirent, le Tribunal s'occupa sans relâche d'anéantir le
+fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé de dévorer la liberté.
+Ce furent des jours chargés; et les jurés, épuisés de fatigue,
+expédièrent le plus rapidement possible la femme Roland, inspiratrice ou
+complice des crimes de la faction brissotine.
+
+Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presser l'affaire
+Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux: il obtint qu'un
+commissaire les irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin.
+
+Le substitut de l'accusateur public les lut, fit la grimace et dit à
+Évariste:
+
+"Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n'y a rien là-dedans! des
+fadaises!... S'il était seulement certain que ce ci-devant comte de
+Maubel a émigré!..."
+
+Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acte d'accusation et
+fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le 19 brumaire.
+
+Dès l'ouverture de l'audience, le président montra le visage sombre et
+terrible qu'il avait soin de prendre pour conduire les affaires mal
+instruites. Le substitut de l'accusateur se caressait le menton des
+barbes de sa plume et affectait la sérénité d'une conscience pure. Le
+greffier lut l'acte d'accusation: on n'en avait pas encore entendu de si
+creux.
+
+Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas eu connaissance des
+lois rendues contre les émigrés.
+
+"Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j'ai quitté la
+France muni de passeports en règle."
+
+Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour en France
+il s'expliqua d'une manière satisfaisante. Sa figure était agréable,
+avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Les femmes des
+tribunes le regardaient d'un oeil favorable. L'accusation prétendait
+qu'il avait fait un séjour en Espagne dans le moment où déjà cette
+nation était en guerre avec la France; il affirma n'avoir pas quitté
+Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur. Parmi les papiers
+qu'il avait jetés dans sa cheminée, lors de son arrestation, et dont on
+n'avait retrouvé que des bribes, on lisait des mots espagnols et le nom
+de "Nieves".
+
+Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications qui lui
+étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l'intérêt de
+l'accusé était de s'expliquer, il répondit qu'on ne doit pas toujours
+suivre son intérêt.
+
+Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d'un crime: par trois fois
+il pressa le président de demander à l'accusé s'il pouvait s'expliquer
+sur l'oeillet dont il gardait si précieusement dans son portefeuille les
+pétales desséchés.
+
+Maubel répondit qu'il ne se croyait pas obligé de répondre à une
+question qui n'intéressait pas la justice, puisqu'on n'avait pas trouvé
+de billet caché dans cette fleur.
+
+Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablement prévenu
+en faveur de ce jeune homme dont l'affaire, obscure, semblait surtout
+cacher des mystères amoureux. Cette fois, les bons, les purs eux-mêmes
+eussent volontiers acquitté. L'un d'eux, un ci-devant, qui avait donné
+des gages à la Révolution, dit:
+
+"Est-ce sa naissance qu'on lui reproche? Moi aussi, j'ai eu le malheur
+de naître dans l'aristocratie.
+
+--Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y est resté."
+
+Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cet
+émissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delà les
+monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté, il demanda
+si ardemment la condamnation du traître, qu'il réveilla l'humeur
+toujours inquiète, la vieille sévérité des jurés patriotes.
+
+L'un d'eux, cyniquement, lui dit:
+
+"Il est des services qu'on ne peut se refuser entre collègues."
+
+Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité.
+
+Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillité souriante. Ses
+regards, qu'il promenait paisiblement sur la salle, exprimèrent, en
+rencontrant le visage de Gamelin, un indicible mépris.
+
+Personne n'applaudit la sentence.
+
+Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettre en
+attendant l'exécution qui devait se faire le soir même, aux flambeaux:
+
+ _Ma chère soeur, le Tribunal m'envoie à l'échafaud, me donnant la
+ seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves
+ adorée. Ils m'ont pris le seul bien qui me restait d'elle, une
+ fleur de grenadier, qu'ils appelaient, je ne sais pourquoi, un
+ oeillet._
+
+ _J'aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j'ai
+ recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en
+ lieu sûr et qu'on te remettra dès qu'il sera possible. Je te
+ prie, chère soeur, de les garder en mémoire de moi._
+
+Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu'il plia, et
+écrivit la suscription:
+
+_A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel._
+
+ _La Réole._
+
+Il donna tout ce qu'il avait d'argent sur lui au porte-clefs, en le
+priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et
+but à petits coups en attendant la charrette....
+
+Après souper, Gamelin courut à l'_Amour peintre_ et bondit dans la
+chambre bleue où chaque nuit l'attendait Élodie.
+
+"Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n'est plus. La charrette qui
+le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de
+flambeaux."
+
+Elle comprit:
+
+"Misérable! C'est toi qui l'as tué, et ce n'était pas mon amant. Je ne
+le connaissais pas... je ne l'ai jamais vu.... Quel homme était-ce? Il
+était jeune, aimable..., innocent. Et tu l'as tué, misérable!
+misérable!"
+
+Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se
+sentait inondée en même temps d'horreur et de volupté. Elle se ranima à
+demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge
+se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa
+dans ses bras à l'étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui
+donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd, le plus
+long, le plus douloureux et le plus délicieux des baisers.
+
+Elle l'aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissait terrible,
+cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus
+elle avait faim et soif de lui.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui
+fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel,
+délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se
+firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle
+capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui
+fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point
+d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée.
+
+De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de
+s'asseoir et se mit tout à leur service.
+
+Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant
+près du Pont-Neuf.
+
+"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter."
+
+Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale.
+
+Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il
+ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi
+désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du
+Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité
+du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom
+autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne
+tarderait pas à le découvrir.
+
+"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance
+par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise
+au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris
+connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les
+dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne
+sait à qui entendre.
+
+--Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au
+Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations
+par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup
+d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage.
+
+--Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme
+galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom
+d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au
+service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui
+concerne l'individu des Ilettes."
+
+Il tira la lettre de sa poche.
+
+"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention
+qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme
+d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement
+nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage:
+
+ _Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf,
+ un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est
+ réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du
+ jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel
+ de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel
+ durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de
+ la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous
+ savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la
+ guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des
+ petites gens et des femmes du peuple, encore profondément
+ attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que
+ cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France
+ entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit
+ plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain,
+ ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais,
+ etc...." Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame
+ Royale et se fasse nommer protecteur du royaume._
+
+ _Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les
+ sommes qui me sont dues, c'est-à-dire mille livres sterling, par
+ la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien
+ d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison,
+ etc., etc._
+
+--Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà
+un indice précieux... bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de
+ce genre dans la section.
+
+--Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une
+poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre
+scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à
+craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son
+âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate.
+
+--Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des
+cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant
+dans des sacs.
+
+--Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne
+sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile,
+qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la
+journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des
+constructions.... En usez-vous?..."
+
+Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués.
+
+"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de
+longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce
+matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin
+blanc."
+
+Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la
+place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement
+l'individu des Ilettes.
+
+Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la
+section.
+
+"Avez-vous vu jouer _Le Jugement dernier des Rois_? demanda Delourmel à
+ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les
+rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui
+les engloutit. C'est un ouvrage patriotique."
+
+Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture,
+brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait
+par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée.
+
+"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il.
+
+La vieille répondit elle-même:
+
+"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires,
+croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte
+Véronique, _Ecce homo_, _Agnus Dei_, cors et bagues de saint Hubert, et
+tous objets de dévotion.
+
+--C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel.
+
+Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui
+répondait à toutes les questions:
+
+"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion."
+
+Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui
+passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme
+étonnée.
+
+Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au
+Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la
+section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à
+l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement,
+et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire.
+
+En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le
+commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de
+la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre
+le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la
+citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond
+de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de
+sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le
+chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite
+Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se
+répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une
+voix irritée:
+
+"Misérable! je te défends de battre mon chien.
+
+--Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de...."
+
+Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête.
+
+Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des
+délégués, il courut à lui et lui dit:
+
+"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de
+m'assassiner."
+
+Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions,
+étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant
+au portier et au menuisier:
+
+"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un
+suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des
+Ilettes, fabricant de polichinelles."
+
+Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de
+Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis
+au délateur.
+
+Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du
+portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits
+polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis
+montèrent par l'échelle de meunier.
+
+Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père
+Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars,
+et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et
+l'harmonie.
+
+Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses
+membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait
+impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer
+un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où
+venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux
+femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et
+ses trois chemises.
+
+"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai
+pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici."
+
+Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut
+mis avec Brotteaux en état d'arrestation.
+
+Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne
+Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la
+vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine,
+dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait
+caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux
+emplissait la place de Thionville.
+
+Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne
+qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un
+panier plein d'oeufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un
+linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur
+un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des
+magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle
+demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et
+lui dit doucement:
+
+"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible.... Mais vous ne le
+connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu."
+
+Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer.
+Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus
+obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se
+vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue
+Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout
+entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria:
+
+"Vive le roi! vive le roi!"
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour
+l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle
+eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait
+arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son
+humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en
+avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.
+
+Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au
+moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore
+son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il
+accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour
+n'avoir pas à le juger.
+
+La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle;
+elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts
+tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa
+religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au
+coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur
+Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et,
+l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt.
+
+Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons
+obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la
+citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la
+porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la
+faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou
+vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick
+vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la
+taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux
+châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de
+l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de
+lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et
+silencieux.
+
+Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite:
+
+"Tu ne reconnais pas ta fille?..."
+
+La vieille dame joignit les mains:
+
+"Julie!... C'est toi.... Est-il Dieu possible!...
+
+--Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman."
+
+La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme
+sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude:
+
+"Toi, à Paris!...
+
+--Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!... Moi, on ne me reconnaîtra
+pas dans cet habit."
+
+En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas
+différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient
+les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage,
+fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les
+soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince,
+avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa
+voix claire eût pu la trahir.
+
+Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait
+volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon,
+elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme
+Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.
+
+Puis, le verre encore sur ses lèvres:
+
+"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler."
+
+La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.
+
+"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au
+Luxembourg."
+
+Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et
+officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était
+ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où
+il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait
+plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait
+que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le
+malheur.
+
+Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans
+les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables
+des tavernes, à Piccadilly.
+
+Sa mère ne répondait point et la regardait d'un oeil morne.
+
+"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie
+Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné.
+
+--Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton
+frère.
+
+--Comment? que dis-tu, ma mère?
+
+--Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur
+de Chassagne.
+
+--Maman, il le faut bien, pourtant!
+
+--Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de
+t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels
+noms il lui donnait.
+
+--Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant,
+en haussant les épaules.
+
+--Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de
+ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a
+soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu
+le connais: il ne vous pardonne pas.
+
+--Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée... à Londres...."
+
+La pauvre mère leva les yeux et les bras:
+
+"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste
+le traite comme un ennemi.
+
+--Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire
+auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les
+démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?...
+Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait!
+
+--Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui
+demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de
+Chassagne.... Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et,
+sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre... mais il est
+juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande
+rien, Julie.
+
+--Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid,
+insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la
+vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les
+trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et
+sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et
+moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce
+que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me
+souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un
+hypocrite.
+
+--Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je
+t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes
+une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai
+aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais
+ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin
+de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton
+état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que
+serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim.
+
+--Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de
+soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée
+par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne
+action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de
+prendre soin de toi. Lui! t'aimer?... Est-ce qu'il est capable d'aimer
+quelqu'un? Il n'a ni coeur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour
+peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne."
+
+Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait
+telles qu'elle les avait quittées.
+
+"La voilà, son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son
+Oreste, son Oreste, l'oeil bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un
+empalé, c'est lui tout entier.... Enfin, maman, tu ne comprends donc
+rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les
+jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront
+mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me
+le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons
+été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je
+n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai
+été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez
+un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer
+notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y
+accomplir une mission importante.... Nous avons consenti; nous aurions
+accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et
+donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé
+les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné.
+Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions
+affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou
+emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie
+de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait
+sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse
+et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze
+jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de
+Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et
+lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné
+autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande
+à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous,
+le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire
+arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de
+quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les
+gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu
+conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu
+l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une
+marche de l'église.... On l'a conduit, ce matin...."
+
+Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient.
+
+Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa
+mère:
+
+"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman,
+aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!"
+
+Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire
+reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les
+mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.
+
+"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin.
+
+Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune
+femme.
+
+Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère
+cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le
+regard de ces yeux noyés de pleurs.
+
+"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se
+laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne
+l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il
+n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les
+comprends pas."
+
+Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie:
+
+"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à
+t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier
+mouvement.... Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est
+sévère sur tout ce qui touche aux moeurs, aux convenances. Moi-même, j'ai
+été un peu surprise de voir ma Julie en garçon.
+
+--Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu
+ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier,
+pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un
+certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille
+et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que
+ce travestissement est plus scabreux que le mien.
+
+--Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de
+cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour
+moi. Je parlerai à Évariste, je dirai...."
+
+Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait,
+mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir.
+
+"Il est bon. Il fera pour moi... pour toi ce que je lui demanderai."
+
+Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la
+tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet
+à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait
+venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se
+taisait, les pas, les roues, le ciel.
+
+Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée,
+elle entendit son fils qui montait l'escalier.
+
+"Évariste!... dit-elle. Cache-toi."
+
+Et elle poussa sa fille dans sa chambre.
+
+"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?"
+
+Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu
+contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis
+quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une
+couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce
+sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées,
+prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait
+lourde et paresseuse.
+
+Il fredonna le _Ça ira_.
+
+"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le coeur gai.
+
+--Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La
+Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les
+lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République
+triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des
+conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que
+les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle
+foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?"
+
+La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus
+ses lunettes.
+
+"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu
+lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au
+ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait
+données. Je lui ai fait de la tisane.... Desmahis est venu te voir; il a
+regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta
+composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes
+esquisses et les a admirées.
+
+--Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le
+peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter;
+mais il y a là une tête digne de David."
+
+Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.
+
+"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras
+eux-mêmes fussent des palmes.
+
+--Évariste!
+
+--Maman?...
+
+--J'ai reçu des nouvelles... devine de qui....
+
+--Je ne sais pas....
+
+--De Julie... de ta soeur.... Elle n'est pas heureuse.
+
+--Ce serait un scandale qu'elle le fût.
+
+--Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta soeur. Julie n'est pas
+mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle
+t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie
+laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien
+n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.
+
+--Elle vous a écrit?
+
+--Non.
+
+--Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?
+
+--Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est...."
+
+Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible:
+
+"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en
+France.... Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par
+moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à
+Paris.... Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi....
+
+--Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?...
+
+--Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma soeur Julie est dans cette
+chambre... (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite
+la dénoncer au Comité de vigilance de la section."
+
+La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses
+mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible
+murmure:
+
+"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un
+monstre...."
+
+Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut
+chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du
+néant.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaient interrogés à
+la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où
+le portier refusa de le recevoir, alléguant qu'il n'avait plus de place.
+Le vieux traitant fut mené ensuite à la Conciergerie et introduit au
+greffe, pièce assez petite, partagée en deux par une cloison vitrée.
+Pendant que le greffier inscrivait son nom sur les registres d'écrou,
+Brotteaux vit à travers les carreaux deux hommes qui, chacun sur un
+mauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et, l'oeil fixe,
+semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteilles, des restes de
+pain et de viande couvraient le sol autour d'eux. C'étaient des
+condamnés à mort qui attendaient la charrette.
+
+Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à la lueur d'une
+lanterne, il entrevit deux figures étendues, l'une farouche, mutilée,
+hideuse, l'autre gracieuse et douce. Ces deux prisonniers lui offrirent
+un peu de leur paille pourrie et pleine de vermine, pour qu'il ne
+couchât pas sur la terre souillée d'excréments. Brotteaux se laissa
+choir sur un banc, dans l'ombre puante, et demeura la tête contre le
+mur, muet, immobile. Sa douleur était telle qu'il se serait brisé la
+tête contre le mur, s'il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer.
+Ses yeux se voilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence,
+envahit ses oreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant
+délicieux. Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie,
+clarté sereine, parfum, douceur. Puis il cessa d'être.
+
+Quand il revint à lui, la première pensée qui s'empara de son esprit fut
+de regretter son évanouissement et, philosophe jusque dans la stupeur du
+désespoir, il songea qu'il lui avait fallu descendre dans un cul de
+basse-fosse, en attendant la guillotine, pour éprouver la sensation de
+volupté la plus vive que ses sens eussent jamais goûtée. Il s'essayait à
+perdre de nouveau le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au
+contraire, il sentait l'air infect du cachot apporter à ses poumons,
+avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère.
+
+Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle
+injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur
+curiosité; mais, quand ils apprirent qu'il était ce que l'on appelait
+"un politique", un de ceux dont le crime léger était de parole ou de
+pensée, ils n'éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits
+reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité: le plus vieux
+était un assassin, l'autre avait fabriqué de faux assignats. Ils
+s'accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques
+satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu'au-dessus de sa
+tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies
+marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de
+mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son
+désespoir.
+
+La nuit vint, inaperçue dans l'ombre et le silence du cachot, mais
+lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos
+contre la muraille, Brotteaux s'assoupit. Et il se vit assis au pied
+d'un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleil couchant
+couvrait la rivière de flammes liquides et le bord des nuées était teint
+de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévorait et il
+buvait avidement, à même sa cruche, une eau qui augmentait son mal.
+
+Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit à Brotteaux de le
+mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu'il aurait de la place, ce
+qui ne tarderait guère. En effet, le surlendemain, il invita le vieux
+traitant à sortir de son cachot. A chaque marche qu'il montait,
+Brotteaux sentait rentrer en lui la force et la vie, et quand sur le
+carreau rouge d'une chambre il vit se dresser un lit de sangle recouvert
+d'une méchante couverture de laine, il pleura de joie. Le lit doré où se
+becquetaient des colombes, qu'il avait jadis fait faire pour la plus
+jolie des danseuses de l'Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni
+promis de telles délices.
+
+Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, qui en
+contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. La compagnie
+qui habitait là, composée d'ex-nobles, de marchands, de banquiers,
+d'artisans, ne déplut pas au vieux publicain, qui s'accommodait de
+toutes sortes de personnes. Il observa que ces hommes, privés comme lui
+de tout plaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient
+de la gaieté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer
+les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la
+légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement
+leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les
+plus intelligents d'entre eux étaient profondément tristes. Il s'aperçut
+bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l'eau-de-vie
+une gaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un
+peu fou. Ils n'avaient pas tous du courage; mais tous en montraient.
+Brotteaux n'en était pas surpris: il savait que les hommes avouent
+volontiers la cruauté, la colère, l'avarice même, mais jamais la
+lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans
+une société polie, en un danger mortel. C'est pourquoi, songeait-il,
+tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont
+composées que de braves.
+
+Plus encore que le vin et l'eau-de-vie, le bruit des armes et des clefs,
+le grincement des serrures, l'appel des sentinelles, le trépignement des
+citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur
+inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se
+coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre.
+
+Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand il apprit, par
+le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait sur la paille
+pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et les assassins. Il le fit
+recevoir à la pistole, dans la chambre qu'il habitait et où un lit était
+devenu vacant. S'étant engagé à payer pour le religieux, le vieux
+publicain, qui n'avait pas sur lui un grand trésor, s'ingénia à faire
+des portraits à un écu l'un. Il se procura, par l'intermédiaire d'un
+geôlier, de petits cadres noirs pour y mettre de menus travaux en
+cheveux qu'il exécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furent très
+recherchés dans une réunion d'hommes qui songeaient à laisser des
+souvenirs.
+
+Le Père Longuemare tenait haut son coeur et son esprit. En attendant
+d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, il préparait sa
+défense. Ne séparant point sa cause de celle de l'Église, il se
+promettait d'exposer à ses juges les désordres et les scandales causés à
+l'Épouse de Jésus-Christ par la constitution civile du clergé; il
+entreprenait de peindre la fille aînée de l'Église faisant au pape une
+guerre sacrilège, le clergé français dépouillé, violenté, odieusement
+soumis à des laïques; les réguliers, véritable milice du Christ, spoliés
+et dispersés. Il citait saint Grégoire le Grand et saint Irénée,
+produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes
+entiers des décrétales.
+
+Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de son lit,
+trempant des tronçons de plumes usées jusqu'aux barbes dans l'encre,
+dans la suie, dans le marc de café, couvrant d'une illisible écriture
+papiers à chandelle, papiers d'emballage, journaux, gardes de livres,
+vieilles lettres, vieilles factures, cartes à jouer, et songeant à y
+employer sa chemise après l'avoir passée à l'amidon. Il entassait
+feuille sur feuille, et, montrant l'indéchiffrable barbouillage, il
+disait:
+
+"Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai de lumière."
+
+Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sans cesse accrue
+et pensant à ces magistrats qu'il brûlait de confondre, il s'écria:
+
+"Je ne voudrais pas être à leur place!"
+
+Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaient ou
+royalistes ou fédéralistes; il s'y trouvait même un jacobin; ils
+différaient entre eux d'opinion sur la manière de conduire les affaires
+de l'État, mais aucun d'eux ne gardait le moindre reste de croyances
+chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, les girondins
+trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmes et
+excellent pour le peuple. Les jacobins installaient à la place de
+Jéhovah un dieu jacobin, pour faire descendre de plus haut le
+jacobinisme sur le monde; mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les
+uns ni les autres qu'on fût assez absurde pour croire à aucune religion
+révélée, voyant que le Père Longuemare ne manquait pas d'esprit, ils le
+prenaient pour un fourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre,
+il confessait sa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de
+sincérité, plus il semblait un imposteur.
+
+En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi du religieux;
+Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu'une partie de ce qu'il
+disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pas paraître
+affectées, et ne contentaient personne entièrement. Il parlait de
+Jean-Jacques comme d'un plat coquin. Par contre, il mettait Voltaire au
+rang des hommes divins, sans toutefois l'égaler à l'aimable Helvétius, à
+Diderot, au baron d'Holbach. A son sens, le plus grand génie du siècle
+était Boulanger. Il estimait beaucoup aussi l'astronome Lalande et
+Dupuis, auteur d'un _Mémoire sur l'origine des constellations_. Les
+hommes d'esprit de la chambrée faisaient au pauvre barnabite mille
+plaisanteries dont il ne s'apercevait jamais: sa candeur déjouait tous
+les pièges.
+
+Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de
+l'oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au
+trictrac. Il n'était permis d'avoir aucun instrument de musique. Après
+souper, on chantait, on récitait des vers. _La Pucelle_ de Voltaire
+mettait un peu de gaîeté au coeur de ces malheureux, qui ne se lassaient
+pas d'en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la
+pensée affreuse plantée au milieu de leur coeur, ils essayaient parfois
+d'en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de
+s'endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient
+distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les
+juges et l'accusateur; d'autres, les accusés ou les témoins, d'autres le
+bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par
+l'exécution des condamnés, qu'on étendait sur un lit, le cou sous une
+planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus
+agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres.
+Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne,
+bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné,
+tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant
+qu'il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour
+avoir fait du créateur de l'univers un être envieux, sot et méchant, un
+ennemi de la joie et de l'amour.
+
+"Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné, vieux bonze,
+que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans la pénitence et
+s'abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard,
+assieds-toi sur des clous et mange des coquilles d'oeufs pour
+l'éternité!"
+
+Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans ce discours, le
+philosophe perçait sous le diable et que le moindre démon de l'enfer eût
+dit moins de sottises, étant un peu frotté de théologie et certes moins
+ignorant qu'un encyclopédiste.
+
+Mais, quand l'avocat girondin l'appelait capucin, il se fâchait tout
+rouge et disait qu'un homme incapable de distinguer un barnabite d'un
+franciscain ne saurait pas voir une mouche dans du lait.
+
+Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comités
+remplissaient sans relâche: en trois mois la chambre des dix-huit fut à
+moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin. L'avocat
+Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, fut condamné à mort
+comme fédéraliste et pour avoir conspiré contre l'unité de la
+République. Au sortir du Tribunal, il repassa, comme tous les autres
+condamnés, par un corridor qui traversait la prison et donnait sur la
+chambre qu'il avait animée trois mois de sa gaieté. En faisant ses
+adieux à ses compagnons, il garda le ton léger et l'air joyeux qui lui
+étaient habituels.
+
+"Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vous avoir tiré
+par les pieds dans votre lit. Je n'y reviendrai plus."
+
+Et, se tournant vers le vieux Brotteaux:
+
+"Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à la nature
+les éléments qui me composent, en souhaitant qu'elle en fasse, à
+l'avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaître qu'elle m'avait
+fort mal réussi."
+
+Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le Père
+Longuemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif de voir
+l'impie rire au bord de l'abîme.
+
+Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui était voluptueux,
+descendit plusieurs fois par jour dans la cour qui donnait sur le
+quartier des femmes, près de la fontaine où les captives venaient, le
+matin, laver leur linge. Une grille séparait les deux quartiers; mais
+les barreaux n'en étaient pas assez rapprochés pour empêcher les mains
+de se joindre et les bouches de s'unir. Sous la nuit indulgente, des
+couples s'y pressaient. Alors Brotteaux, discrètement se réfugiait dans
+l'escalier et, assis sur une marche, tirait de la poche de sa redingote
+puce son petit Lucrèce, et lisait, à la lueur d'une lanterne, quelques
+maximes sévèrement consolatrices: "_Sic ubi non erimus_.... Quand nous
+aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le
+ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...." Mais, tout en
+jouissant de sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette
+folie qui lui cachait l'univers.
+
+La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, les geôliers
+ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient de cachot en
+cachot, portant des actes d'accusation, hurlant des noms qu'ils
+estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingt victimes
+désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors, pleins
+d'ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans une plainte, vingt,
+trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents, et si
+divers de condition, de caractère, de sentiment, qu'on se demandait
+s'ils n'avaient pas été tirés au sort.
+
+Et l'on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, on faisait des
+projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à la grille. La société,
+presque entièrement renouvelée, était maintenant composée en grande
+partie d'"exagérés" et d'"enragés". Toutefois la chambre des dix-huit
+lits demeurait encore le séjour de l'élégance et du bon ton: hors deux
+détenus qu'on y avait mis, récemment transférés du Luxembourg à la
+Conciergerie, et qu'on suspectait d'être des "moutons", c'est-à-dire des
+espions, les citoyens Navette et Bellier, il ne s'y trouvait que
+d'honnêtes gens, qui se témoignaient une confiance réciproque. On y
+célébrait, la coupe à la main, les victoires de la République. Il s'y
+rencontrait plusieurs poètes, comme il s'en voit dans toute réunion
+d'hommes oisifs. Les plus habiles d'entre eux composaient des odes sur
+les triomphes de l'armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ils
+étaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement les
+vainqueurs et leurs chantres.
+
+"C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il un jour, que
+de célébrer les militaires. La guerre n'est point un art, et le hasard
+décide seul du sort des batailles. De deux généraux en présence, tous
+deux stupides, il faut nécessairement que l'un d'eux soit victorieux.
+Attendez-vous à ce qu'un jour un de ces porteurs d'épée que vous
+divinisez vous avale tous comme la grue de la fable avale les
+grenouilles. C'est alors qu'il sera vraiment dieu! Car les dieux se
+connaissent à l'appétit."
+
+Brotteaux n'avait jamais été touché par la gloire des armes. Il ne se
+réjouissait nullement des triomphes de la République, qu'il avait
+prévus. Il n'aimait point le nouveau régime qu'affermissait la victoire.
+Il était mécontent. On l'eût été à moins.
+
+Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûreté générale
+feraient des perquisitions chez les détenus, qu'on saisirait assignats,
+objets d'or et d'argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherches
+avaient été faites au Luxembourg et qu'on avait enlevé lettres, papiers,
+livres.
+
+Chacun alors s'ingénia à trouver quelque cachette où mettre ce qu'il
+avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, par brassées, sa
+défense dans une gouttière. Brotteaux coula son Lucrèce dans les
+cendres de la cheminée.
+
+Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores, vinrent
+opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu'on avait jugé
+convenable de leur laisser. Après leur départ, le Père Longuemare courut
+à sa gouttière et recueillit de sa défense ce que l'eau et le vent en
+avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce tout noir de
+suie.
+
+"Jouissons de l'heure présente, songea-t-il, car j'augure à certains
+signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré."
+
+Par une douce nuit de prairial, tandis qu'au-dessus du préau la lune
+montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d'argent, le vieux traitant
+qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l'escalier de pierre,
+entendit une voix l'appeler, une voix de femme, une voix délicieuse,
+qu'il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la
+grille une forme qu'il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui
+rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes
+qu'il avait aimées. Le ciel la baignait d'azur et d'argent. Brotteaux
+reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin.
+
+"Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voir m'est cruelle. Depuis
+quand et pourquoi êtes-vous ici?
+
+--Depuis hier."
+
+Et elle ajouta très bas:
+
+"J'ai été dénoncée comme royaliste. On m'accuse d'avoir conspiré pour
+délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j'ai tout de suite cherché
+à vous voir. Écoutez-moi, mon ami... car vous voulez bien que je vous
+donne ce nom?... Je connais des gens en place; j'ai, je le sais, des
+sympathies jusque dans le Comité de salut public. Je ferai agir mes
+amis: ils me délivreront, et je vous délivrerai à mon tour."
+
+Mais Brotteaux, d'une voix qui se fit pressante:
+
+"Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n'en faites rien!
+N'écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien à personne, je vous
+en conjure, faites-vous oublier."
+
+Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu'il disait, il se fit plus
+suppliant encore:
+
+"Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: là est le salut. Tout ce
+que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte. Gagnez du
+temps. Il en faut peu, très peu, j'espère, pour vous sauver.... Surtout
+n'essayez pas d'émouvoir les juges, les jurés, un Gamelin. Ce ne sont
+pas des hommes, ce sont des choses: on ne s'explique pas avec les
+choses. Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, mon amie, je
+mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie."
+
+Elle répondit:
+
+"Je vous obéirai.... Ne parlez pas de mourir."
+
+Il haussa les épaules:
+
+"Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyez heureuse."
+
+Elle lui prit les mains et les mit sur son sein:
+
+"Écoutez-moi, mon ami.... Je ne vous ai vu qu'un jour et pourtant vous
+ne m'êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous dire peut vous
+rattacher à la vie, croyez-le: je serai pour vous... tout ce que vous
+voudrez que je sois."
+
+Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille.
+
+
+
+
+XX
+
+
+Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc,
+dans l'air chaud, ferme les yeux et pense:
+
+"Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient
+fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'oeil perçait les
+conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant,
+c'est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de
+l'État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'Ami
+du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le
+nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce
+que personne n'avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il
+distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du
+bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de
+la patrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince,
+inflexible, en dehors de laquelle il n'est, à gauche et à droite,
+qu'erreur, crime et scélératesse. L'Incorruptible enseigne comment on
+sert l'étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les
+cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux
+lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le
+Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour
+compromettre leur mémoire servent l'étranger. Agent de l'étranger,
+quiconque rejette les idées d'ordre, de sagesse, d'opportunité; agent
+de l'étranger, quiconque outrage les moeurs, offense la vertu, et, dans
+le dérèglement de son coeur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la
+mort; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le
+fanatisme; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la
+République; violent, on la perd.
+
+"Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes! Ce
+ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats
+de la faction d'Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu'il faut
+frapper. Le conspirateur, l'agent de l'étranger est un Protée, il prend
+toutes les formes. Il revêt l'apparence d'un patriote, d'un
+révolutionnaire, d'un ennemi des rois; il affecte l'audace d'un coeur qui
+ne bat que pour la liberté; il enfle la voix et fait trembler les
+ennemis de la République: c'est Danton; sa violence cache mal son odieux
+modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l'agent
+de l'étranger, c'est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première
+cocarde des révolutionnaires, c'est ce pamphlétaire qui, dans son
+civisme ironique et cruel, s'appelait lui-même "le procureur de la
+lanterne", c'est Camille Desmoulins: il s'est décelé en défendant les
+généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d'une clémence
+intempestive. C'est Philippeaux, c'est Hérault, c'est le méprisable
+Lacroix. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce père Duchesne
+qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes
+calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C'est Chaumette,
+qu'on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans
+l'administration de la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs,
+les agents de l'étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet
+rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de
+patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l'agent de l'étranger,
+c'est Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, condamné à mort par
+toutes les monarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il
+était Prussien.
+
+"Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres,
+Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La
+République est sauvée; un concert de louanges monte de tous les comités
+et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne.
+Les bons citoyens s'écrient: "Dignes représentants d'un peuple libre,
+c'est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière:
+Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est
+sortie la foudre salutaire...."
+
+"En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu'il est doux d'être
+vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au coeur du juge
+intègre!
+
+"Cependant, pour un coeur patriote, quel sujet d'étonnement et quelles
+causes d'inquiétude! Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n'était
+donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de
+Brissot? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi!
+tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l'ont faite que pour la
+perdre! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et
+Cobourg la royauté d'Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi! Danton,
+c'était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les
+fédéralistes qu'ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la
+ruine de l'empire! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les
+perfides Danton et les perfides Chaumette, l'oeil bleu de Robespierre
+n'en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore? Où s'arrêtera
+l'exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de
+l'Incorruptible?..."
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait
+tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur un banc, au bout
+d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des
+lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs
+pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce
+moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait
+d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une
+bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse.
+
+Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en
+prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une
+fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait
+son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame,
+voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant,
+espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas
+s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on
+eût fermé le jardin.
+
+Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge
+mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec
+sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait
+jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à
+galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il
+avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un
+bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux
+jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se
+levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa
+solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait
+ce bon homme.
+
+Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le
+bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui
+demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de
+sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et
+averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna
+vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui
+comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire.
+
+Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait
+passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne
+veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si
+grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville
+et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge
+autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au
+Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie
+de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste,
+elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi,
+habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle
+portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue
+du Four, à l'enseigne de la _Croix rouge_, que fréquentaient des gens de
+toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et
+jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque
+militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, on
+faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au
+bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et,
+reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen
+Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses
+dents:
+
+"Voilà la bourrique à Robespierre!"
+
+A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire.
+
+Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos:
+
+"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f... aristocrate, que
+j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le
+général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris
+et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent
+point."
+
+Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de
+rire:
+
+"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le
+derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes."
+
+Cependant des voix s'élevaient:
+
+"Hanriot est un ivrogne et un imbécile!
+
+--Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!"
+
+Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les
+chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en
+éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris
+aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette,
+fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et
+de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille
+accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes
+des gendarmes.
+
+Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés.
+
+"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa
+mère.
+
+Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les
+comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats,
+partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une
+robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et
+Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin,
+dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine.
+
+Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue
+par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et
+de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux.
+Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'oeil sombre, les babines
+retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta
+en silence.
+
+Elle lui dit qu'elle était la soeur du citoyen Chassagne, prisonnier au
+Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances
+dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et
+malheureux, se montra pressante.
+
+Il demeura insensible et dur.
+
+Suppliante, à ses pieds, elle pleura.
+
+Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir
+rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent
+comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche.
+
+"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas."
+
+Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon
+rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un
+cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie
+décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver
+son amant.
+
+Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle
+robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur
+de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice
+inutile.
+
+"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle.
+
+Il ricana.
+
+"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à-dire qu'on
+appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne
+point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal
+révolutionnaire est toujours juste."
+
+Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais,
+sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et
+courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là, seule,
+elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur.
+
+Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin
+occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des
+sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de
+communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour,
+portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de
+conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se
+réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates
+et des traîtres.
+
+
+
+XXII
+
+
+Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le
+ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit
+bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et
+de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques
+à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité
+antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité
+humaine!
+
+En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une
+torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une
+main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles.
+
+Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au
+milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu.
+Il voit s'ouvrir une ère de félicité.
+
+Il soupire:
+
+"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le
+permettent."
+
+Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices;
+il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête
+de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la
+Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de
+bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce
+qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la
+sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus
+d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la
+patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou
+son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce
+temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée
+et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un
+instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la
+patrie?...
+
+Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et
+s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans
+l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice
+salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des
+chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques
+balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et
+voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions
+eussent tout perdu, les mouvements d'un coeur droit sauvaient tout. Il
+fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se
+trompe jamais; il fallait juger avec le coeur, et Gamelin faisait des
+invocations aux mânes de Jean-Jacques:
+
+"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les
+régénérer!"
+
+Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des
+simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à
+leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche
+accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des
+opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser
+autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le
+souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal.
+Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu.
+
+Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être
+suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils
+aimaient, ils croyaient.
+
+Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant
+contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées.
+L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme
+complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la
+première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi
+de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux
+proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les
+artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux
+caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger
+contre la République, la modération intempestive et l'exagération
+calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime
+hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la
+veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste
+Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été
+renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré
+ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie,
+monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'oeuvre d'équilibre
+imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à
+Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les
+événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la
+République, les lois, les moeurs, le cours des saisons, les récoltes, les
+maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à
+face de chat, était puissant sur le peuple....
+
+Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration
+des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très
+soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation
+reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés
+ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des
+conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés,
+reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une
+longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui
+baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses
+regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris.
+
+Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole,
+et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le
+Tribunal:
+
+"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des
+accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens
+d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se
+récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la
+liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif."
+
+Il se rassit.
+
+"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents.
+
+Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères
+sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments
+naturels.
+
+"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute
+récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures
+avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser:
+un juré patriote est au-dessus des passions."
+
+Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le
+réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent
+d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le
+tour de Gamelin d'opiner:
+
+"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle."
+
+Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un
+carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans,
+l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en
+arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole
+noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de
+désespoir:
+
+"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme!
+Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta soeur."
+
+Et Julie lui cracha au visage.
+
+La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa
+vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il
+n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements
+incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le
+crépuscule.
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la
+nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars.
+C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il
+pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la
+réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles.
+
+Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla
+brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les
+rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste,
+mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au
+chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le
+regardait, cette fois, avec une tendresse de soeur et, de son mouchoir,
+essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela
+cette belle scène de l'_Oreste_ d'Euripide, dont il avait ébauché un
+tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'oeuvre: la
+scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de
+son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce:
+"Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître
+de ta raison...."
+
+Et il songeait:
+
+"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété
+filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie."
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf
+accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite
+du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote
+puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à
+l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A
+son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On
+avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui
+avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence.
+
+Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne
+connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux,
+tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles,
+bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au
+banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à
+ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant
+et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du
+jeune magistrat lui ôta toute illusion.
+
+Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés,
+était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le
+complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des
+représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de
+chacun, il disait:
+
+"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le
+nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le
+tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la
+tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le
+libertinage et les mauvaises moeurs sont les plus grands ennemis de la
+liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les
+finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la
+substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine,
+la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer
+traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des
+mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion.
+
+"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en
+concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la
+rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et
+l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des
+excitations indécentes.
+
+"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses
+idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique,
+appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal
+révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle
+aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales."
+Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr
+d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de
+la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires
+calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de
+jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant
+des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage
+atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un
+jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous
+avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles."
+
+Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte.
+
+"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas
+moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger
+et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes
+corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le
+ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat,
+toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la
+Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par
+des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune
+privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux
+Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter
+et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et
+des jurés.
+
+"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé
+à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il
+a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille
+Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le
+complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à
+la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles
+attentatoires à la liberté et à la paix publiques.
+
+"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les
+filles prostituées sont le plus grand fléau des moeurs publiques,
+auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles
+flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que
+l'accusée avoue sans pudeur?..."
+
+L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres
+prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne
+Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les
+prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette
+conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point
+d'exemple".
+
+L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés.
+
+Brotteaux fut interrogé le premier.
+
+"Tu as conspiré?
+
+--Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que
+je viens d'entendre.
+
+--Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal."
+
+Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des
+protestations désespérées, des larmes et des arguties.
+
+Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il
+n'avait pas même apporté sa défense écrite.
+
+A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit
+de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le
+vieil homme en lui se ranima:
+
+"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre
+des Barnabites.
+
+--C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie.
+
+Le Père Longuemare le regarda, indigné:
+
+"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre
+avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses
+constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même."
+
+Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance.
+
+Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de
+dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de
+Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son coeur.
+
+"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille
+Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?"
+
+A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard
+douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une
+âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de
+vaines paroles.
+
+"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu
+avoir conspiré avec Brotteaux?"
+
+Elle répondit doucement:
+
+"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un
+homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux
+qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire."
+
+Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage
+avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait
+pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit
+qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé.
+
+On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la
+mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme.
+
+Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui,
+sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les
+gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle.
+
+Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans
+l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit
+qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que
+quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à
+considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un
+certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur
+la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge
+comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation.
+
+Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit
+qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions:
+
+"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis
+Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre
+Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une
+conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication
+de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et
+de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre
+civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement
+de la royauté?
+
+Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se
+prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous
+les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le
+président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque
+sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes:
+
+"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au
+salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice
+comme le seul moyen d'expier leurs crimes."
+
+Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle
+concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la
+loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans
+doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de
+personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors
+grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut
+entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les
+condamnés de prairial à des arbres mis en coupe.
+
+La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était
+en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie
+dans son cachot.
+
+"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes
+de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent
+tout et confondent un barnabite avec un franciscain."
+
+L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du
+Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés,
+la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail
+dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée.
+
+A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait
+tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le
+livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite:
+
+"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai
+pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne
+pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire:
+"Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes
+inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède."
+
+Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le coeur et les
+entrailles et il fut près de défaillir.
+
+Il reprit toutefois:
+
+"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la
+quitte point sans regret.
+
+--Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes
+plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que
+veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas
+encore?
+
+--Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce
+que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que
+possible à la mort.
+
+--Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave.
+Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il
+faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un coeur
+ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si
+pressant besoin."
+
+Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées.
+La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le
+chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de
+son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre
+toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient.
+L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits
+moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou
+raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules,
+détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par
+respect des lois.
+
+Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle
+avait l'air d'un enfant.
+
+Elle s'inclina devant le religieux:
+
+"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution."
+
+Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit:
+
+"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne
+puis-je présenter au Seigneur un coeur aussi simple que le vôtre!"
+
+Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, sa tête
+d'enfant fièrement dressée, elle s'écria:
+
+"Vive le roi!"
+
+Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la
+place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se
+placer entre le religieux et l'innocente fille.
+
+"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous
+demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le
+pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je
+ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez
+l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur,
+priez pour moi."
+
+Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long
+faubourg, le religieux récitait du coeur et des lèvres les prières des
+agonisants.
+
+Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: _Sic ubi non
+erimus_.... Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il
+gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son
+côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur
+la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en
+connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du
+jour.
+
+
+
+
+XXV
+
+
+Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la
+place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices,
+Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il
+attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses
+flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la
+Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les
+porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus.
+
+"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le
+prix."
+
+Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la
+poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri.
+Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait
+eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de
+ces arbres.
+
+Il s'écria en lui-même:
+
+"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque,
+nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de
+la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte.
+Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par
+d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par
+le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République....
+Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée,
+à pareille époque, la République était déchirée par les factions;
+l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité
+jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse...."
+
+Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa
+bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: _Vaincre ou mourir_.
+Nous nous trompions, c'est _vaincre et mourir_ qu'il fallait dire."
+
+Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les
+citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou
+cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange,
+songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure.
+Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni
+leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme
+des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et,
+peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus
+entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la
+guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on
+l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des
+charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!"
+
+Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez,
+quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez,
+quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez,
+quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du
+Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même
+ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait
+immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la
+chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la
+France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait
+grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient
+résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et
+qu'elle soit sauvée!
+
+"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates,
+des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher,
+un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les
+mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la
+Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les
+Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait
+triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux
+abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans
+vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux
+généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de
+rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie.... Tu
+dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi
+méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just,
+que tardez-vous à dénoncer les complots?
+
+"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en
+emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze
+mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à
+sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance!
+Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie...."
+
+Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite:
+
+"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'_Amour
+peintre_, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici?
+
+--Pour te dire un éternel adieu."
+
+Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre....
+
+Il l'arrêta d'un très petit geste de la main:
+
+"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.
+
+--Tais-toi, Évariste, tais-toi!"
+
+Elle le pria d'aller plus loin: là, on les observait, on les écoutait.
+
+Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:
+
+"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je
+mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire
+exécrée.... Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?... Est-ce
+que je puis aimer?"
+
+Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait
+toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que
+lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait
+contre l'évidence.
+
+Il reprit:
+
+"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me
+suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors
+l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas
+finie. Ah! la clémence, le pardon!... Les traîtres pardonnent-ils? Les
+conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans
+cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes
+nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos
+armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de
+l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en
+trouve davantage.... Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à
+toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même."
+
+Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis
+plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant
+tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne
+répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune
+femme.
+
+"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre oeuvre nous
+dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un
+siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!...
+
+--Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté."
+
+Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le
+sentit elle-même.
+
+"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir,
+que mon coeur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que
+le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son
+devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le
+dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon coeur; la honte
+m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence."
+
+Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce
+moment dans les jambes de Gamelin.
+
+Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras:
+
+"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme
+Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que
+tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français
+s'embrassent en versant des larmes de joie."
+
+Il le pressa contre sa poitrine:
+
+"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton
+innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras."
+
+Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes
+de sa mère, accourue pour le délivrer.
+
+Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa
+robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.
+
+Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:
+
+"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère."
+
+Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces.
+
+Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à
+coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée,
+telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria
+d'une voix étranglée de sang et de larmes:
+
+"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi
+aussi, fais-moi trancher la tête!"
+
+Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait
+d'horreur et de volupté.
+
+
+
+
+XXVI
+
+
+Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre
+sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf,
+devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y
+prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et
+des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en
+guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son
+aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les
+cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter
+cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait
+pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il
+songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur
+empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des
+hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde
+le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte
+avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de
+rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est
+retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une
+majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances
+s'agitent ou quelles craintes?"
+
+Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec
+bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les
+parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce
+d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se
+retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents
+à la marmotte hérissée.
+
+"Brount! Brount!"
+
+Puis il s'enfonça dans les allées sombres.
+
+Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais,
+contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa
+cette oraison mentale:
+
+"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta
+mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte
+dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la
+fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons.
+Aimez-vous les uns les autres...." Eh bien! je servirai tes desseins;
+pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux
+discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un
+jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues,
+je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence,
+en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de
+vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la
+tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le
+couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner
+l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!"
+
+
+
+L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte
+de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon
+sur l'oeil et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une
+allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le
+reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance
+pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse:
+
+"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine
+Théot est sa prophétesse.
+
+--Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus.
+
+--Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole."
+
+Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas.
+
+
+
+
+XXVII
+
+
+Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule....
+
+Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va
+parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend,
+espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces
+législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que
+Danton.... Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer
+entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la
+foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On
+en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans
+leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt.
+L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé....
+
+Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs,
+dans la cour.
+
+Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre
+leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux
+et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus.
+
+"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë
+avec calme.
+
+--Je la boirai avec toi, répond David.
+
+--Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien
+décider.
+
+Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil
+des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au
+Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie
+jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant
+ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de
+six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon,
+Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à
+partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la
+barre."
+
+On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle
+voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que
+l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin.
+
+Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à
+l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et
+des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui
+embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est
+déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention.
+On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A
+l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui
+se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné
+s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa
+loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La
+citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le
+mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses
+mèches noires collées sur son cou moite.
+
+"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu?
+
+--A l'Hôtel de Ville.
+
+--N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté... les sections ne
+marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste
+tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de
+Ville, tu te perds inutilement.
+
+--Tu veux que je sois lâche?
+
+--Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et
+d'obéir à la loi.
+
+--La loi est morte quand les scélérats triomphent.
+
+--Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta soeur; viens t'asseoir près
+d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée."
+
+Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette
+voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive.
+
+"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!"
+
+Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la
+statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs
+et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le
+marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa
+sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs
+se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le
+ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur
+l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des
+arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de
+solitude.
+
+Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira:
+
+"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de
+paix dans un petit village? Ce serait le bonheur."
+
+Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il
+entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des
+canons sur le pavé.
+
+A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne
+élégante, dit:
+
+"Connaissez-vous la nouvelle?... L'Opéra est installé rue de la Loi."
+
+Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en
+tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré
+de sa chute, dissimulaient un sourire.
+
+Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta
+brusquement:
+
+"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta
+vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier!
+
+--Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à
+l'_Amour peintre_. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets.
+J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier.
+
+--Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!"
+
+En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd
+la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes,
+un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en
+batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du
+Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune,
+à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se
+déclare pour les proscrits.
+
+Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article
+où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple,
+l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable
+des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État
+de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire.
+
+Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux
+officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et
+d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la
+patrie et la liberté.
+
+On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces
+magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite
+l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal
+révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers
+et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes
+poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de
+carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus.
+Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de
+vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher
+de la liberté, un océan d'indifférence les environne.
+
+Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les
+proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie.
+Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de
+Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après
+avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir,
+il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais
+municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en
+habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle.
+
+A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune
+sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il
+parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment.
+Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent,
+épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de
+tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte
+révolutionnaire.
+
+On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là
+tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre
+parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans
+la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un oeil
+anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons
+d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute
+noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des
+torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un
+délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier
+et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors
+la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil
+général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel.
+
+La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir
+les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la
+foule quitter à grands pas la place de Grève.
+
+Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les
+conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide.
+
+Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.
+
+Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec
+la Commune et les représentants proscrits.
+
+Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la
+clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent
+de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et
+vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie
+d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas
+chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les
+canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des
+éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les
+troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts.
+
+Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à
+la section des Piques.
+
+Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des
+fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la
+maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à
+travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du
+Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la
+mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six
+sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère
+indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie
+avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut
+l'enfoncer dans son coeur: la lame rencontre une côte et se replie sur la
+virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté.
+Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le
+tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement
+la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie:
+
+"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va
+reprendre son cours majestueux et terrible."
+
+Gamelin s'évanouit.
+
+A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa.
+La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de
+Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la
+guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de
+la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+
+Le 10, tandis que, sur le grabat d'un cachot, Évariste, après un sommeil
+de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris,
+en sa grâce et son immensité, souriait au soleil; l'espérance renaissait
+au coeur des prisonniers; les marchands ouvraient allégrement leur
+boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus
+heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls une
+poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques
+vieilles femmes tremblaient de voir l'empire passer aux méchants et aux
+corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de
+l'accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention pour la
+féliciter d'avoir arrêté les complots. L'assemblée décidait que
+l'échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On
+voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir
+sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour
+même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi: il suffisait
+que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que
+le Tribunal les livrât immédiatement à l'exécuteur. Mais une difficulté
+surgissait: les constatations ne pouvaient être faites dans les formes,
+la Commune étant tout entière hors la loi. L'assemblée autorisa le
+Tribunal à faire constater l'identité par des témoins ordinaires.
+
+Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices,
+au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires,
+des danses.
+
+Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait
+presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au
+Tribunal et placé sur l'estrade qu'il avait tant de fois vue chargée
+d'accusés, où s'étaient assises tour à tour tant de victimes illustres
+ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix
+individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme
+Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur
+lequel il avait coutume de s'appuyer, la place d'où il avait terrorisé
+des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de
+Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux
+suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l'avait fait nommer juré et
+qu'il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant
+l'estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis
+de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce
+buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé, ni les
+haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les
+outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient
+mourir, ni l'âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec
+zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de
+la veille à l'échafaud.
+
+Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place
+de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du
+Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au
+Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseil général de la Commune.
+Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section;
+mais, parce qu'ils avaient eu des rapports de voisinage et d'amitié avec
+le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au
+reste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaient pressés d'aller
+boire un verre de vin.
+
+Gamelin fit effort pour monter dans la charrette: il avait perdu
+beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le
+cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des
+huées.
+
+Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient:
+
+"Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne
+rit plus: voyez comme il est pâle, le lâche!"
+
+C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et
+les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et
+ses collègues à la guillotine.
+
+La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le
+Pont-Neuf et la rue de la Monnaie: on allait à la place de la
+Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout
+moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des
+spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le
+public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin
+de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à
+l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux
+fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent:
+
+"Cannibales, anthropophages, vampires!"
+
+La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées
+en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie:
+
+"Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!"
+
+Gamelin songeait, et il crut comprendre.
+
+"Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces
+outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous
+avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous
+avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre
+lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses
+fautes sont effacées par son martyre. A son exemple, j'ai trahi la
+République; elle périt: il est juste que je meure avec elle. J'ai
+épargné le sang: que mon sang coule! Que je périsse! je l'ai mérité...."
+
+Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'_Amour peintre_,
+et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son
+coeur.
+
+Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol
+entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de
+gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à
+l'annulaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança
+vers Gamelin un oeillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais
+qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et
+parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de
+larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever
+sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.
+
+
+
+
+XXIX
+
+
+La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins des Tuileries, les
+ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent du Nord soulevait dans
+les rues des ondes de frimas. Les chevaux expiraient par les naseaux une
+vapeur blanche; les citadins regardaient en passant le thermomètre à la
+porte des opticiens. Un commis essuyait la buée sur les vitres de
+l'_Amour peintre_ et les curieux jetaient un regard sur les estampes à
+la mode: Robespierre pressant au-dessus d'une coupe un coeur comme un
+citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles
+que la _Tigrocratie de Robespierre_: ce n'était qu'hydres, serpents,
+monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l'on voyait
+encore: l'_Horrible Conspiration de Robespierre_, l'_Arrestation de
+Robespierre_, la _Mort de Robespierre_.
+
+Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, son carton
+sous le bras, à l'_Amour peintre_ et apporta au citoyen Jean Blaise une
+planche qu'il venait de graver au pointillé, le _Suicide de
+Robespierre_. Le burin picaresque du graveur avait fait Robespierre
+aussi hideux que possible. Le peuple français n'était pas encore saoul
+de tous ces monuments qui consacraient l'opprobre et l'horreur de cet
+homme chargé de tous les crimes de la Révolution. Pourtant le marchand
+d'estampes, qui connaissait le public, avertit Desmahis qu'il lui
+donnerait désormais à graver des sujets militaires.
+
+"Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, des
+panaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je sens cela
+en moi; mon coeur bat au récit des exploits de nos vaillantes armées. Et
+quand j'éprouve un sentiment, il est rare que tout le monde ne l'éprouve
+pas en même temps. Ce qu'il nous faut, ce sont des guerriers et des
+femmes, Mars et Vénus.
+
+--Citoyen Blaise, j'ai encore chez moi deux ou trois dessins de Gamelin,
+que vous m'avez donnés à graver. Est-ce pressé?
+
+--Nullement.
+
+--A propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j'ai
+vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de
+Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son
+_Oreste et Électre_. La tête de l'Oreste, qui ressemble à Gamelin, est
+vraiment belle, je vous assure... la tête et le bras sont superbes....
+Le brocanteur m'a dit qu'il n'était pas embarrassé de vendre ces toiles
+à des artistes qui peindront dessus.... Ce pauvre Gamelin! il aurait eu
+peut-être un talent de premier ordre, s'il n'avait pas fait de
+politique.
+
+--Il avait l'âme d'un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l'ai
+démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires
+étaient encore contenus. Il ne me l'a jamais pardonné.... Ah! c'était
+une belle canaille.
+
+--Le pauvre garçon! il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l'ont
+perdu.
+
+--Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!... Il n'est pas
+défendable.
+
+--Non, citoyen Blaise, il n'est pas défendable."
+
+Et le citoyen Blaise tapant sur l'épaule du beau Desmahis:
+
+"Les temps sont changés. On peut vous appeler "Barbaroux", maintenant
+que la Convention rappelle les proscrits.... J'y songe: Desmahis,
+gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday."
+
+Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le
+magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret.
+C'était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle
+se faisait appeler "la citoyenne veuve Chassagne" et était habillée,
+sous son manteau, d'une tunique rouge, en l'honneur des chemises rouges
+de la Terreur.
+
+Julie avait d'abord senti de l'éloignement pour l'amante d'Évariste:
+tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne
+Blaise, après la mort d'Évariste, avait recueilli la malheureuse mère
+dans les combles de la maison de l'_Amour peintre_. Julie s'y était
+aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de
+modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, "à la victime", son
+air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la
+jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui
+offrit des hommages qu'elle accepta. Cependant Julie aimait à porter,
+comme aux jours tragiques, des vêtements d'homme: elle s'était fait
+faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la
+main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une
+demoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devant dont
+elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfort à sa
+tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait des jacobins,
+elle ameutait contre eux les passants en poussant des cris de mort. Il
+lui restait peu de temps à donner à sa mère qui, seule dans sa chambre,
+disait toute la journée son chapelet, trop accablée de la fin tragique
+de son fils pour en sentir de la douleur. Rose était devenue la compagne
+assidue d'Élodie, qui décidément s'accordait avec ses belles-mères.
+
+"Où est Élodie?" demanda la citoyenne Chassagne.
+
+Jean Blaise fit signe qu'il ne le savait pas. Il ne le savait jamais: il
+en faisait une ligne de conduite.
+
+Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, la Thévenin à
+Monceaux, où la comédienne habitait une petite maison avec un jardin
+anglais.
+
+A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseur des
+armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à la sollicitation de
+Jean Blaise, elle obtint l'élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôt
+libre, fournit des vivres aux troupes et spécula sur les terrains du
+quartier de la Pépinière. Les architectes Ledoux, Olivier et Wailly y
+construisaient de jolies maisons, et le terrain y avait, en trois mois,
+triplé de valeur. Montfort était, depuis la prison du Luxembourg,
+l'amant de la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli
+et de la rue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, la
+vente des lots voisins l'ayant déjà plusieurs fois remboursé. Jean
+Blaise était galant homme; il pensait qu'il faut souffrir ce qu'on ne
+peut empêcher: il abandonna la Thévenin à Montfort sans se brouiller
+avec elle.
+
+Élodie, peu de temps après l'arrivée de Julie à l'_Amour peintre_,
+descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de
+la saison, elle était nue dans sa robe blanche; son visage avait pâli,
+sa taille s'était amincie, ses regards coulaient alanguis et toute sa
+personne respirait la volupté.
+
+Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis
+les accompagna: l'actrice le consultait pour la décoration de son hôtel
+et il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu'à demi résolue à ne
+pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmes passèrent près
+de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chaux les suppliciés de
+la place de la Révolution:
+
+"C'est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps, les
+exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de la ville."
+
+La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont les canapés
+et les fauteuils étaient dessinés par David. Des bas-reliefs romains,
+copiés en camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus de statues, de
+bustes et de candélabres peints en bronze. Elle portait une perruque
+bouclée, d'un blond de paille. Les perruques à cette époque faisaient
+fureur: on en mettait six ou douze ou dix-huit dans les corbeilles de
+mariage. Une robe "à la cyprienne" enfermait son corps comme un
+fourreau.
+
+S'étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies et le
+graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n'était encore
+qu'un chaos d'arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefois la
+grotte de Fingal, une chapelle gothique avec une cloche, un temple, un
+torrent.
+
+"Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudrais élever un
+cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui
+étais pas indifférente. Il était aimable. Les monstres l'ont égorgé: je
+l'ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerez une urne sur une colonne."
+
+Et elle ajouta presque aussitôt:
+
+"C'est désolant... je voulais donner un bal cette semaine; mais tous les
+joueurs de violons sont retenus trois semaines à l'avance. On danse tous
+les soirs chez la citoyenne Tallien."
+
+Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les trois amies et
+Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avait d'élégant y était
+réuni. Les femmes, coiffées "à l'antique" ou "à la victime", en robes
+très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletées d'or; les hommes
+portant des collets noirs très hauts et leur menton disparaissant dans
+de vastes cravates blanches.
+
+L'affiche annonçait _Phèdre_ et le _Chien du Jardinier_. Toute la salle
+réclama l'hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le _Réveil du
+Peuple_.
+
+Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur la scène:
+c'était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix de ténor:
+
+ Peuple français, peuple de frères!...
+
+Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristaux du
+lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et la voix d'un
+citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, par l'_hymne des
+Marseillais_:
+
+ Allons, enfants de la patrie!...
+
+Cette voix fut étouffée sous les huées; des cris retentirent:
+
+"A bas les terroristes! Mort aux jacobins!"
+
+Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l'hymne des thermidoriens:
+
+ Peuple français, peuple de frères!...
+
+Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Marat élevé
+sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se
+dressait sur un piédouche, du côté "jardin", contre le cadre de
+maçonnerie qui fermait la scène.
+
+Tandis que l'orchestre jouait l'ouverture de _Phèdre et Hippolyte_, un
+jeune muscadin, désignant le buste du bout de son gourdin, s'écria:
+
+"A bas Marat!"
+
+Toute la salle répéta:
+
+"A bas Marat! A bas Marat!"
+
+Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:
+
+"C'est une honte que ce buste soit encore debout!
+
+--L'infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur! Le nombre de ses
+bustes égale celui des têtes qu'il voulait couper.
+
+--Crapaud venimeux!
+
+--Tigre!
+
+--Noir serpent!"
+
+Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge, pousse le
+buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclats sur les
+musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée, entonne
+debout le _Réveil du Peuple_:
+
+ Peuple français, peuple de frères!...
+
+Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut le joli
+dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premier amour.
+
+Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet, et
+reconduisit la citoyenne Blaise à l'_Amour peintre_.
+
+Dans la voiture, l'artiste prit la main d'Élodie, entre ses mains:
+
+"Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?
+
+--Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.
+
+--Je les aime en vous."
+
+Elle sourit:
+
+"J'assumerais une grande charge, malgré les perruques noires, blondes,
+rousses qui font fureur, si je me destinais à être pour vous toutes les
+sortes de femmes.
+
+--Élodie, je vous jure....
+
+--Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup de
+candeur, ou vous m'en supposez trop."
+
+Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita comme d'un
+triomphe de lui avoir ôté tout son esprit.
+
+Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et des cris et
+virent des ombres s'agiter autour d'un brasier. C'était une troupe
+d'élégants, qui, au sortir du Théâtre-Français, brûlaient un mannequin
+représentant l'Ami du peuple.
+
+Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigie burlesque de
+Marat, pendue à la lanterne.
+
+Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers les bourgeois
+et leur conta comment, la veille au soir, le tripier de la rue
+Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat en disant: "C'est
+ce qu'il aimait", comment des petits garçons de dix ans avaient jeté le
+buste à l'égout, et avec quel à-propos les citoyens s'étaient écriés:
+"Voilà son Panthéon!"
+
+Cependant l'on entendait chanter chez tous les traiteurs et tous les
+limonadiers:
+
+ Peuple français, peuple de frères!...
+
+Arrivée à l'_Amour peintre_:
+
+"Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet."
+
+Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de
+douceur, qu'elle n'eut pas le courage de le laisser à la porte.
+
+"Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu'un instant."
+
+Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe
+blanche à l'antique, pleine et tiède de ses formes.
+
+"Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est
+tout préparé."
+
+Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée.
+
+Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la
+force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle
+pliait sous les baisers, elle se dégagea:
+
+"Laissez-moi."
+
+Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle
+regarda, avec mélancolie, la bague qu'elle portait à l'annulaire de sa
+main gauche, une petite bague d'argent où la figure de Marat, tout usée,
+écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu'à ce que les
+larmes eussent brouillé sa vue, l'ôta doucement et la jeta dans les
+flammes.
+
+Alors brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d'amour,
+elle se jeta dans les bras de Philippe.
+
+La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant
+la porte de l'appartement et lui dit tout bas dans l'ombre:
+
+"Adieu, mon amour.... C'est l'heure où mon père peut rentrer: si tu
+entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne
+descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te
+faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la
+concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!"
+
+Les derniers tisons brillaient dans l'âtre. Élodie laissa retomber sur
+l'oreiller sa tête heureuse et lasse.
+
+
+
+_Imprimé en France_
+
+BRODARD & TAUPIN
+
+Coulommiers-Paris
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Dieux ont soif, by Anatole France
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF ***
+
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+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/6/4/7/36477/
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+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+Release Date: June 20, 2011 [EBook #36477]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF ***
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+
+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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+
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+ONT SOIF</h1>
+<br>
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+<p class="mid"><span class="sml">Tous droits de traduction, de reproduction<br>
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+<i>Copyright by Librairie Calmann-Lévy, éditeurs.</i></span></p>
+
+<br>
+
+<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"><br>
+<br>
+<h3>I</h3>
+
+<p>Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du
+Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s'était rendu de bon matin à
+l'ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai
+1790, servait de siège à l'assemblée générale de la section. Cette
+église s'élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du
+Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de
+consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée
+par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et l'on
+avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise
+républicaine: "Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort." Évariste
+Gamelin pénétra dans la nef: les voûtes, qui avaient entendu les clercs
+de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins,
+voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire
+les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section.
+Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes
+de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de
+l'Homme se dressait sur l'autel dépouillé.</p>
+
+<p>C'est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heures du soir à
+onze heures, se tenaient les assemblées publiques. La chaire, ornée du
+drapeau aux couleurs de la nation, servait de tribune aux harangues.
+Vis-à-vis, du côté de l'Épître, une estrade de charpentes grossières
+s'élevait, destinée à recevoir les femmes et les enfants, qui venaient
+en assez grand nombre à ces réunions. Ce matin-là, devant un bureau, au
+pied de la chaire, se tenait, en bonnet rouge et carmagnole, le
+menuisier de la place de Thionville, le citoyen Dupont aîné, l'un des
+douze du Comité de surveillance. Il y avait sur le bureau une bouteille
+et des verres, une écritoire et un cahier de papier contenant le texte
+de la pétition qui invitait la Convention à rejeter de son sein les
+vingt-deux membres indignes.</p>
+
+<p>Évariste Gamelin prit la plume et signa.</p>
+
+<p>"Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendrais donner ton
+nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la section n'est pas chaude;
+elle manque de vertu. J'ai proposé au Comité de surveillance de ne point
+délivrer de certificat de civisme à quiconque ne signerait pas la
+pétition.</p>
+
+<p>--Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, la proscription des
+traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort de Marat: qu'ils périssent.</p>
+
+<p>--Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c'est l'indifférentisme. Dans
+une section, qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il
+n'y en a pas cinquante qui viennent à l'assemblée. Hier nous étions
+vingt-huit.</p>
+
+<p>--Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d'amende, les
+citoyens à venir.</p>
+
+<p>--Hé! Hé! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s'ils venaient tous,
+les patriotes seraient en minorité.... Citoyen Gamelin, veux-tu boire un
+verre de vin à la santé des bons sans-culottes?..."</p>
+
+<p>Sur le mur de l'église, du côté de l'Évangile, on lisait ces mots
+accompagnés d'une main noire dont l'index montrait le passage conduisant
+au cloître: <i>Comité civil</i>, <i>Comité de surveillance</i>, <i>Comité de
+bienfaisance</i>. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte de la
+ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription: <i>Comité
+militaire</i>. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité qui
+écrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, de
+lingots d'acier, de cartouches et d'échantillons de terres salpêtrées.</p>
+
+<p>"Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu?</p>
+
+<p>--Moi?... je me porte à merveille."</p>
+
+<p>Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisait
+invariablement cette réponse à ceux qui s'inquiétaient de sa santé,
+moins pour les instruire de son état que pour couper court à toute
+conversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride,
+les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté. Opticien sur le
+quai des Orfèvres, il était propriétaire d'une très ancienne maison
+qu'il avait cédée en 91 à un vieux commis pour se dévouer à ses
+fonctions municipales. Une mère charmante, morte à vingt ans et dont
+quelques vieillards, dans le quartier, gardaient le touchant souvenir,
+lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés, sa pâleur, sa
+timidité. De son père, ingénieur opticien, fournisseur du roi, emporté
+par le même mal avant sa trentième année, il tenait un esprit juste et
+appliqué. Sans s'arrêter d'écrire:</p>
+
+<p>"Et toi, citoyen, comment vas-tu?</p>
+
+<p>--Bien. Quoi de nouveau?</p>
+
+<p>--Rien, rien. Tu vois: tout est bien tranquille ici.</p>
+
+<p>--Et la situation?</p>
+
+<p>--La situation est toujours la même."</p>
+
+<p>La situation était effroyable. La plus belle armée de la République
+investie dans Mayence; Valenciennes assiégée; Fontenay pris par les
+Vendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées, la frontière ouverte aux
+Espagnols; les deux tiers des départements envahis ou soulevés; Paris
+sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain.</p>
+
+<p>Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étant chargées par
+arrêté de la Commune d'opérer la levée de douze mille hommes pour la
+Vendée, il rédigeait des instructions relatives à l'enrôlement et
+l'armement du contingent que le "Pont-Neuf", ci-devant "Henri IV",
+devait fournir. Tous les fusils de munition devaient être délivrés aux
+réquisitionnaires. La garde nationale de la section serait armée de
+fusils de chasse et de piques.</p>
+
+<p>"Je t'apporte, dit Gamelin, l'état des cloches qui doivent être envoyées
+au Luxembourg pour être converties en canons."</p>
+
+<p>Évariste Gamelin, bien qu'il ne possédât pas un sou, était inscrit parmi
+les membres actifs de la section: la loi n'accordait cette prérogative
+qu'aux citoyens assez riches pour payer une contribution de la valeur de
+trois journées de travail; et elle exigeait dix journées pour qu'un
+électeur fût éligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprise d'égalité et
+jalouse de son autonomie, tenait pour électeur et pour éligible tout
+citoyen qui avait payé de ses deniers son uniforme de garde national.
+C'était le cas de Gamelin, qui était citoyen actif de sa section et
+membre du Comité militaire.</p>
+
+<p>Fortuné Trubert posa sa plume:</p>
+
+<p>"Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu'on nous envoie
+des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver la terre et
+les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n'est pas tout que d'avoir
+des canons, il faut aussi de la poudre."</p>
+
+<p>Un petit bossu, la plume à l'oreille et des papiers à la main, entra
+dans la ci-devant sacristie. C'était le citoyen Beauvisage, du Comité de
+surveillance.</p>
+
+<p>"Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles: Custine a
+évacué Landau.</p>
+
+<p>--Custine est un traître! s'écria Gamelin.</p>
+
+<p>--Il sera guillotiné", dit Beauvisage.</p>
+
+<p>Trubert, de sa voix un peu haletante, s'exprima avec son calme
+ordinaire:</p>
+
+<p>"La Convention n'a pas créé un Comité de salut public pour des prunes.
+La conduite de Custine y sera examinée. Incapable ou traître, il sera
+remplacé par un général résolu à vaincre, et <i>ça ira</i>!"</p>
+
+<p>Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeux fatigués:</p>
+
+<p>"Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble ni défaillance,
+il faut qu'ils sachent que le sort de ceux qu'ils ont laissés dans leur
+foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin, tu demanderas
+avec moi, à la prochaine assemblée, que le Comité de bienfaisance se
+concerte avec le Comité militaire pour secourir les familles indigentes
+qui ont un parent à l'armée."</p>
+
+<p>Il sourit et fredonna:</p>
+
+<p>"Ça ira! ça ira!..."</p>
+
+<p>Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa table de bois
+blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humble secrétaire d'un
+comité de section ne voyait point de disproportion entre l'énormité de
+la tâche et la petitesse de ses moyens, tant il se sentait uni dans un
+commun effort à tous les patriotes, tant il faisait corps avec la
+nation, tant sa vie se confondait avec la vie d'un grand peuple. Il
+était de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite,
+préparaient le triomphe impossible et certain. Aussi bien leur
+fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté,
+renversé le vieux monde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cet
+Évariste Gamelin, peintre obscur, n'attendaient point de merci de leurs
+ennemis. Ils n'avaient de choix qu'entre la victoire et la mort. De là
+leur ardeur et leur sérénité.</p>
+<br>
+<h3>II</h3>
+
+<p>Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s'achemina vers la place
+Dauphine, devenue place de Thionville, en l'honneur d'une cité
+inexpugnable.</p>
+
+<p>Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, cette place avait
+perdu depuis près d'un siècle sa belle ordonnance: les hôtels construits
+sur les trois faces, au temps de Henri IV, uniformément en brique rouge
+avec chaînes de pierre blanche, pour des magistrats magnifiques,
+maintenant, ayant échangé leurs nobles toits d'ardoise contre deux ou
+trois misérables étages en plâtras, ou même rasés jusqu'à terre et
+remplacés sans honneur par des maisons mal blanchies à la chaux,
+n'offraient plus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées
+de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu'égayaient des pots de
+fleurs, des cages d'oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une
+multitude d'artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens,
+imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieux hommes
+de loi qui n'avaient point été emportés dans la tourmente avec la
+justice royale.</p>
+
+<p>C'était le matin et c'était le printemps. De jeunes rayons de soleil,
+enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et se coulaient
+gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées à guillotine
+étaient tous soulevés et l'on voyait au-dessous les têtes échevelées des
+ménagères. Le greffier du tribunal révolutionnaire, sorti de la maison
+pour se rendre à son poste, tapotait en passant les joues des enfants
+qui jouaient sous les arbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la
+trahison de l'infâme Dumouriez.</p>
+
+<p>Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l'Horloge, une maison
+qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonne figure sans un
+petit grenier couvert de tuiles dont on l'avait exhaussée sous
+l'avant-dernier tyran. Pour approprier l'appartement de quelque vieux
+parlementaire aux convenances des familles bourgeoises et artisanes qui
+y logeaient, on avait multiplié les cloisons et les soupentes. C'est
+ainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur, nichait dans un
+entresol fort abrégé en hauteur comme en largeur, où on le voyait par la
+porte vitrée, les jambes croisées sur son établi et la nuque au
+plancher, cousant un uniforme de garde national, tandis que la citoyenne
+Remacle, dont le fourneau n'avait pour cheminée que l'escalier,
+empoisonnait les locataires de la fumée de ses ragoûts et de ses
+fritures, et que, sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur
+fille, barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec
+Mouton, le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de c&oelig;ur,
+de poitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à son voisin
+le citoyen Dupont aîné, l'un des douze du Comité de surveillance. Son
+mari, tout du moins, l'en soupçonnait véhémentement et les époux Remacle
+emplissaient la maison des éclats alternés de leurs querelles et de
+leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient
+occupés par le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le
+quai de l'Horloge, par un officier de santé, par un homme de loi, par un
+batteur d'or et par plusieurs employés du Palais.</p>
+
+<p>Évariste Gamelin monta l'escalier antique jusqu'au quatrième et dernier
+étage, où il avait son atelier avec une chambre pour sa mère. Là
+finissaient les degrés de bois garnis de carreaux qui avaient succédé
+aux grandes marches de pierre des premiers étages. Une échelle,
+appliquée au mur, conduisait à un grenier d'où descendait pour lors un
+gros homme assez vieux, d'une belle figure rose et fleurie, qui tenait
+péniblement embrassé un énorme ballot, et fredonnait toutefois: <i>J'ai
+perdu mon serviteur</i>.</p>
+
+<p>S'arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour à
+Gamelin, qui le salua fraternellement et l'aida à descendre son paquet,
+ce dont le vieillard lui rendit grâces.</p>
+
+<p>"Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantins que je vais
+de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en a
+ici tout un peuple: ce sont mes créatures; elles ont reçu de moi un
+corps périssable, exempt de joies et de souffrances. Je ne leur ai pas
+donné la pensée, car je suis un Dieu bon."</p>
+
+<p>C'était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devant noble:
+son père, enrichi dans les partis, avait acheté une savonnette à vilain.
+Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommait monsieur des Ilettes et
+donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins que la
+belle madame de Rochemaure, épouse d'un procureur, illuminait de ses
+yeux, femme accomplie, dont la fidélité honorable ne se démentit point
+tant que la Révolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses
+offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, son nom. La Révolution les
+lui enleva. Il gagna sa vie à peindre des portraits sous les portes
+cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la
+Mégisserie, à composer des discours pour les représentants du peuple et
+à donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans
+son grenier, où l'on se coulait par une échelle et où l'on ne pouvait se
+tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d'un pot de colle, d'un paquet de
+ficelles, d'une boîte d'aquarelle et de quelques rognures de papier,
+fabriquait des pantins qu'il vendait à de gros marchands de jouets, qui
+les revendaient aux colporteurs, qui les promenaient par les
+Champs-Élysées, au bout d'une perche, brillants objets des désirs des
+petits enfants. Au milieu des troubles publics et dans la grande
+infortune dont il était lui-même accablé, il gardait une âme sereine,
+lisant pour se récréer son Lucrèce, qu'il portait constamment dans la
+poche béante de sa redingote puce.</p>
+
+<p>Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda tout de suite.
+Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quand sa mère, par
+habitude, tirait le verrou, il lui disait: "A quoi bon? On ne vole pas
+les toiles d'araignée... et les miennes pas davantage." Dans son atelier
+s'entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre
+le mur, les toiles de ses débuts, alors qu'il traitait, selon la mode,
+des scènes galantes, caressait d'un pinceau lisse et timide des carquois
+épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de
+bonheur, troussait des gardeuses d'oies et fleurissait de roses le sein
+des bergères.</p>
+
+<p>Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes,
+froidement traitées, attestaient l'irrémédiable chasteté du peintre. Les
+amateurs ne s'y étaient pas trompés et Gamelin n'avait jamais passé pour
+un artiste érotique. Aujourd'hui, bien qu'il n'eût pas encore atteint la
+trentaine, ces sujets lui semblaient dater d'un temps immémorial. Il y
+reconnaissait la dépravation monarchique et l'effet honteux de la
+corruption des cours. Il s'accusait d'avoir donné dans ce genre
+méprisable et montré un génie avili par l'esclavage. Maintenant, citoyen
+d'un peuple libre, il charbonnait d'un trait vigoureux des Libertés, des
+Droits de l'Homme, des Constitutions françaises, des Vertus
+républicaines, des Hercules populaires terrassant l'Hydre de la
+Tyrannie, et mettait dans toutes ces compositions toute l'ardeur de son
+patriotisme. Hélas! il n'y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais
+pour les artistes. Ce n'était pas, sans doute, la faute de la
+Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre les rois,
+qui, fière, impassible, résolue devant l'Europe conjurée, perfide et
+cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propres mains, qui mettait
+la terreur à l'ordre du jour, instituait pour punir les conspirateurs un
+tribunal impitoyable auquel elle allait donner bientôt ses membres à
+dévorer, et qui dans le même temps, calme, pensive, amie de la science
+et de la beauté, réformait le calendrier, créait des écoles spéciales,
+décrétait des concours de peinture et de sculpture, fondait des prix
+pour encourager les artistes, organisait des salons annuels, ouvrait le
+Muséum et, à l'exemple d'Athènes et de Rome, imprimait un caractère
+sublime à la célébration des fêtes et des deuils publics. Mais l'art
+français, autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie,
+en Pologne, n'avait plus de débouchés à l'étranger. Les amateurs de
+peinture, les curieux d'art, grands seigneurs et financiers, étaient
+ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que la Révolution avait
+enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs
+aux armées, croupiers du Palais-Royal, n'osaient encore montrer leur
+opulence et, d'ailleurs, ne se souciaient point de peinture. Il fallait
+ou la réputation de Regnault ou l'adresse du jeune Gérard pour vendre un
+tableau. Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l'indigence.
+Prud'hon nourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant
+des sujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotes
+Hennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin, incapable
+de faire les frais d'un tableau, ne pouvant ni payer le modèle, ni
+acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vaste toile du <i>Tyran
+poursuivi aux Enfers par les Furies</i>. Elle couvrait la moitié de
+l'atelier de figures inachevées et terribles, plus grandes que nature,
+et d'une multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës
+et recourbées. On distinguait au premier plan, à gauche, un Charon
+maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d'un beau
+dessin, mais qui sentait l'école. Il y avait bien plus de génie et de
+naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui
+était pendue à l'endroit le mieux éclairé de l'atelier. C'était un
+Oreste que sa s&oelig;ur Électre soulevait sur son lit de douleur. Et l'on
+voyait la jeune fille écarter d'un geste touchant les cheveux emmêlés
+qui voilaient les yeux de son frère. La tête d'Oreste était tragique et
+belle et l'on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du
+peintre.</p>
+
+<p>Gamelin regardait souvent d'un &oelig;il attristé cette composition; parfois
+ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient vers la figure
+largement esquissée d'Électre et retombaient impuissants. L'artiste
+était gonflé d'enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses.
+Mais il lui fallait s'épuiser sur des ouvrages de commande qu'il
+exécutait médiocrement, parce qu'il devait contenter le goût du vulgaire
+et aussi parce qu'il ne savait point imprimer aux moindres choses le
+caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques,
+que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en
+couleurs et que prenait à bas prix un marchand d'estampes de la rue
+Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal
+en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien
+acheter.</p>
+
+<p>Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait
+de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il,
+qui devait faire la fortune du marchand d'estampes, du graveur et la
+sienne; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames,
+aux valets de l'ancien régime il substituait des Génies, des Libertés,
+des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait
+terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se
+trouvaient en état d'être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux
+venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d'un habit
+bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires,
+assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre
+les jambes. C'était le "citoyen de c&oelig;ur", remplaçant le valet de c&oelig;ur.
+Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours
+avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d'enthousiasme.
+Plusieurs pendaient au mur de l'atelier. Cinq ou six, à l'aquarelle, à
+la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les
+chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s'élevaient sur toutes les
+places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les
+cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de "Vive la
+Nation! vivre libre ou mourir!" Gamelin ne pouvait passer sur le
+Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son c&oelig;ur bondît vers la
+tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les
+volontaires au son de la <i>Marseillaise</i>. Mais en rejoignant les armées
+il eût laissé sa mère sans pain.</p>
+
+<p>Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve
+Gamelin entra dans l'atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la
+cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à
+s'échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour
+mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.</p>
+
+<p>Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la
+Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant
+pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le
+peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie,
+naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce
+qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait
+émigré avec un aristocrate.</p>
+
+<p>"Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de
+pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien
+qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni &oelig;ufs, ni légumes,
+ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons
+châtaignes."</p>
+
+<p>Après un long silence, elle reprit:</p>
+
+<p>"J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs
+petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera
+ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies.</p>
+
+<p>--Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous
+souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le
+peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la
+République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où
+aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des
+Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas
+massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez
+vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et
+guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente
+l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir
+un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé
+de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre
+la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est
+vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne
+ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à
+démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et
+sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril."</p>
+
+<p>La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa
+cocarde négligée.</p>
+
+<p>"Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui
+ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce
+que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de
+La Fayette, de Pétion, de Brissot.</p>
+
+<p>--Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux.</p>
+
+<p>Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de
+livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de
+faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de
+pain bis et un pot de piquette.</p>
+
+<p>Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur
+dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son
+pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les
+morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui
+avaient coûté cher.</p>
+
+<p>Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait
+songeur et distrait.</p>
+
+<p>"Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange."</p>
+
+<p>Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte
+religieux.</p>
+
+<p>Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin
+réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.</p>
+
+<p>Mais elle:</p>
+
+<p>"Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de
+confiance. C'est à désespérer de tout.</p>
+
+<p>--Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos
+privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les
+siècles le bonheur du genre humain."</p>
+
+<p>La bonne dame trempa son pain dans son vin: son esprit s'éclaircit et
+elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur
+l'herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph
+Gamelin, coutelier de son état, l'avait demandée en mariage. Et elle
+conta par le menu comment les choses s'étaient passées. Sa mère lui
+avait dit: "Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le
+magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens." Elles
+eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux.
+Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph
+Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite
+de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle s'était tenue à la fenêtre
+pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre
+chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait
+pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.</p>
+
+<p>Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.</p>
+
+<p>"Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m'y attendais, par
+suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je
+faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l'exécution de
+M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien
+croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la
+grâce de te conserver. Je t'élevai de mon mieux, ne ménageant ni les
+soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m'en
+témoignas de la reconnaissance et que, dès l'enfance, tu cherchas à m'en
+récompenser selon tes moyens. Tu étais d'un naturel affectueux et doux.
+Ta s&oelig;ur n'avait pas mauvais c&oelig;ur; mais elle était égoïste et violente.
+Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits
+polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu
+t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur
+mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et
+cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de
+mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton
+catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la
+maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour
+t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser
+des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma
+grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de
+la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure."</p>
+
+<p>La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage
+grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits
+d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles
+exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le
+tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première
+jeunesse.</p>
+
+<p>Elle poursuivit:</p>
+
+<p>"Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu
+te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait
+parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te
+dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai
+ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton
+père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te
+rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous
+sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le
+reprocher: la faute en est à la Révolution."</p>
+
+<p>Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit.</p>
+
+<p>"Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur
+puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu
+ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se
+rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point
+l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant
+au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation
+pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime,
+bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas
+que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront
+jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens
+dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des
+maigres."</p>
+
+<p>Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne
+l'écoutait plus. Il cherchait la silhouette d'un sans-culotte, en bonnet
+rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le
+valet de pique condamné.</p>
+
+<p>On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large
+que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'&oelig;il gauche, l'&oelig;il
+droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et
+les dents débordant les lèvres.</p>
+
+<p>Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui
+faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée
+des Ardennes.</p>
+
+<p>Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave
+guerrier.</p>
+
+<p>La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite.</p>
+
+<p>Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire
+sans le modèle.</p>
+
+<p>La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette
+difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur
+le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de
+chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour
+distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires
+qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi,
+son fiancé des Ardennes.</p>
+
+<p>Elle appliqua sur le papier le regard de son &oelig;il morne, qui lentement
+s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un
+radieux sourire.</p>
+
+<p>"C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au
+naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché."</p>
+
+<p>Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la
+plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit
+carré qu'elle coula sur son c&oelig;ur, entre le busc et la chemise, remit à
+l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie
+et sortit clochante et légère.</p>
+
+<br>
+<h3>III</h3>
+
+<p>Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean
+Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des
+cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de
+l'Oratoire, proche les Messageries, à l'<i>Amour peintre</i>. Le magasin
+s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par
+une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de
+cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le
+Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le
+père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis
+lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie
+semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres
+aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les
+estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en
+couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une
+grâce un peu sèche par Boilly, <i>Leçons d'amour conjugal</i> et <i>Douces
+résistances</i>, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs
+dénonçaient à la Société des arts; la <i>Promenade publique</i> de Debucourt,
+avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des
+chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le <i>Bain de Virginie</i> et
+des figures d'après l'antique.</p>
+
+<p>Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient
+les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux
+belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de
+prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils
+admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup
+d'&oelig;il, fronçaient le sourcil et passaient.</p>
+
+<p>Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une
+des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où
+il y avait un pot d'&oelig;illets rouges derrière le balcon de fer à coquille.
+Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le
+marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de
+la maison.</p>
+
+<p>Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant
+l'<i>Amour peintre</i>, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie
+qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de
+Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant
+d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les
+passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en
+examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il
+circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au
+commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les
+contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant
+on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses
+introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets
+dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des
+ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les
+patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et
+craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de
+Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en
+toute rencontre.</p>
+
+<p>Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires
+exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui
+retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle
+se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que
+cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à
+se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste.</p>
+
+<p>Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à
+ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit
+à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d'instinct,
+elle maniait l'aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une
+parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la
+regardaient: elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait
+communiquer une douce langueur; elle brodait capricieusement pour ceux
+qu'elle s'amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin
+pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux.</p>
+
+<p>Élodie n'était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide
+au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc
+noué négligemment autour de sa tête et d'où s'échappaient les boucles
+azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En
+son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste
+et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il
+admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches
+donnaient de l'accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé
+de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l'année. Sa taille
+souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des
+grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de
+sa chair, tout en elle demandait le c&oelig;ur et promettait l'amour. Derrière
+le comptoir de marchande, elle donnait l'idée d'une nymphe de la danse,
+d'une bacchante d'Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et
+de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans
+l'enveloppe modeste d'une ménagère de Chardin.</p>
+
+<p>"Mon père n'est pas à la maison, dit-elle au peintre; attendez-le un
+moment: il ne tardera pas à rentrer."</p>
+
+<p>Les petites mains brunes faisaient courir l'aiguille à travers le linon.</p>
+
+<p>"Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin?"</p>
+
+<p>Gamelin était incapable de feindre. Et l'amour, en enflammant son
+courage, exaltait sa franchise.</p>
+
+<p>"Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous
+le dise, le dessin qui vous a été tracé n'est pas assez simple, assez
+nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France
+dans l'art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris; ces n&oelig;uds,
+ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur
+sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nous revenons de loin. Du temps de
+l'infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On
+faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d'un aspect
+ridicule, qui ne sont bonnes qu'à être mises au feu pour chauffer les
+patriotes; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l'antique.
+David dessine des lits et des fauteuils d'après les vases étrusques et
+les peintures d'Herculanum.</p>
+
+<p>--J'ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c'est beau!
+Bientôt on n'en voudra pas d'autres. Comme vous, j'adore l'antique.</p>
+
+<p>--Eh bien! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe
+d'une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches
+entrecroisées, elle eût été digne d'une Spartiate... et de vous. Vous
+pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la
+ligne droite."</p>
+
+<p>Elle lui demanda ce qu'il fallait ôter.</p>
+
+<p>Il se pencha sur l'écharpe: ses joues effleurèrent les boucles d'Élodie.
+Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient.
+Évariste goûtait en ce moment une joie infinie; mais, sentant près de
+ses lèvres les lèvres d'Élodie, il craignait d'avoir offensé la jeune
+fille et se retira brusquement.</p>
+
+<p>La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe
+avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses
+abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur
+ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa
+parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l'aimait, elle lui
+prêtait un fier génie d'artiste qui éclaterait un jour en chefs-d'&oelig;uvre
+et rendrait son nom célèbre, et elle l'en aimait davantage. La citoyenne
+Blaise n'avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n'était pas
+offensée de ce qu'un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses
+désirs; elle aimait Évariste, qui était chaste; elle ne l'aimait pas
+parce qu'il était chaste; mais elle trouvait à ce qu'il le fût
+l'avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point
+craindre de rivales.</p>
+
+<p>Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si
+l'Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du
+jeune héros, c'était avec l'espoir d'en triompher et elle eût bientôt
+gémi d'une sévérité de m&oelig;urs qu'il n'eût point adoucie pour elle. Et,
+dès qu'elle en trouva l'occasion, elle se déclara plus qu'à demi, pour
+le contraindre à se déclarer lui-même. A l'exemple de cette tendre
+Aricie, la citoyenne Blaise n'était pas très éloignée de croire qu'en
+amour la femme est tenue à faire des avances. "Les plus aimants, se
+disait-elle, sont les plus timides; ils ont besoin d'aide et
+d'encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu'une femme peut
+faire la moitié du chemin et même davantage sans qu'ils s'en
+aperçoivent, en leur ménageant les apparences d'une attaque audacieuse
+et la gloire de la conquête." Ce qui la tranquillisait sur l'issue de
+l'affaire, c'est qu'elle savait avec certitude (et aussi n'y avait-il
+pas de doute à ce sujet) qu'Évariste, avant que la Révolution l'eût
+héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la
+concierge de l'académie.</p>
+
+<p>Élodie, qui n'était point une ingénue, concevait différentes sortes
+d'amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond
+pour qu'elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à
+l'épouser, mais s'attendait à ce que son père n'approuvât pas l'union de
+sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n'avait rien;
+le marchand d'estampes remuait de grosses sommes d'argent. L'<i>Amour
+peintre</i> lui rapportait beaucoup, l'agio plus encore, et il s'était
+associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des
+bottes de jonc et de l'avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de
+la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l'éditeur
+d'estampes connu dans toute l'Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan,
+aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian.
+Ce n'est pas qu'en fille obéissante elle tînt le consentement de son
+père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure,
+d'humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur
+d'affaires, ne s'était jamais occupé d'elle, l'avait laissée grandir
+libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais
+d'ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur
+le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement
+puissants qu'un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop
+intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d'aimer ne
+lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui
+savait un gré infini de cette prudence; et, comme elle tenait de lui le
+sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s'inquiétait pas des
+raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et
+la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre
+commis. A vingt-sept ans, elle se sentait d'âge et d'expérience à faire
+sa vie elle-même et n'éprouvait nul besoin de demander les conseils ou
+de suivre la volonté d'un père jeune, facile et distrait. Mais pour
+qu'elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce
+gendre pauvre, l'intéressât dans la maison, lui assurât des travaux
+comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d'une manière ou d'une
+autre, lui créât des ressources; et cela elle jugeait impossible que
+l'un l'offrît, que l'autre l'acceptât, tant il y avait peu de sympathie
+entre ces deux hommes.</p>
+
+<p>Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait
+sans terreur l'idée de s'unir à son ami par des liens secrets et de
+prendre l'auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa
+philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que
+l'indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le
+caractère honnête et vertueux d'Évariste donnerait une force rassurante;
+mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa
+vieille mère: il ne semblait pas qu'il y eût dans une existence si
+étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature.
+D'ailleurs Évariste n'avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait
+part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l'y obliger
+avant peu.</p>
+
+<p>Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille:</p>
+
+<p>"Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant
+qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie.
+En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre
+absence."</p>
+
+<p>Il répondit avec un sombre enthousiasme:</p>
+
+<p>"Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une
+épée dans une guirlande."</p>
+
+<p>Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style
+sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.</p>
+
+<p>"Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la
+servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin.
+Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des
+esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne
+pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des
+chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages.
+Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans
+les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs
+ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche
+de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez
+nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises
+d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques."</p>
+
+<p>Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il
+poursuivait d'une haine inextinguible:</p>
+
+<p>"Le connaissez-vous, citoyenne?"</p>
+
+<p>Élodie fit signe qu'oui.</p>
+
+<p>"Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment
+ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage
+de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque
+temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du
+Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette
+vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts
+le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux
+mauvais peintres."</p>
+
+<p>Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux:</p>
+
+<p>"Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi
+ai....</p>
+
+<p>--C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise
+qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes,
+basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui
+descendaient sur les épaules.</p>
+
+<p>Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.</p>
+
+<p>"Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque
+chose de neuf?</p>
+
+<p>--Peut-être", dit le peintre.</p>
+
+<p>Et il exposa son idée:</p>
+
+<p>"Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des m&oelig;urs.
+Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai
+conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel
+aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les
+Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent
+les Lois.... Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique,
+Fraternité de carreau, Loi de c&oelig;ur.... Je crois ces cartes assez
+fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en
+taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet."</p>
+
+<p>Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle,
+l'artiste les tendit au marchand d'estampes.</p>
+
+<p>Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.</p>
+
+<p>"Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs
+de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle
+invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre
+jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre
+camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec
+quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre
+jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui
+sais-je encore!... Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami,
+l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif.
+Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se
+serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la
+manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire
+qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de
+cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en
+corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros
+cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent
+jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots
+du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers
+et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos..., comment dites-vous?...
+vos Lois de c&oelig;ur... et vous reviendrez me dire comment ils vous ont
+reçu!"</p>
+
+<p>Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa
+culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin
+avec une douce pitié:</p>
+
+<p>"Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous
+voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là
+vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies
+poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies
+filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les
+hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses,
+avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête
+que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus
+en entendre parler."</p>
+
+<p>Du coup, Évariste Gamelin se cabra:</p>
+
+<p>"Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!... Mais l'établissement
+de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont
+des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en
+pourrions-nous pas être frappés?... Quoi! la secte du sans-culotte Jésus
+a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli
+après quatre ans à peine d'existence!"</p>
+
+<p>Mais Jean Blaise, d'un air de supériorité:</p>
+
+<p>"Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami,
+la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans
+d'embrassades, de massacres, de discours, de <i>Marseillaise</i>, de tocsins,
+d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes
+à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge,
+de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des
+chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements,
+d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est
+long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons
+trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que
+pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La
+Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous
+ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?... On ne sait plus.</p>
+
+<p>--Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous
+préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand
+d'estampes à la prudence.</p>
+
+<p>--Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son c&oelig;ur.
+Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous,
+citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous
+accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon
+dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes
+principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de
+servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au
+périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre,
+je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles
+moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les
+comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société
+avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre
+brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais
+envoyer de Vernon soixante b&oelig;ufs à l'armée du Midi, à travers un pays
+infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je
+ne parle pas; j'agis."</p>
+
+<p>Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il
+noua les cordons et qu'il passa sous son bras.</p>
+
+<p>"C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider
+nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans
+ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses
+défenseurs.... Salut, citoyen Blaise."</p>
+
+<p>Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le c&oelig;ur
+gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux &oelig;illets
+rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre.</p>
+
+<p>Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de
+Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il
+reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de
+raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des
+événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de
+la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne
+reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on
+ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en
+Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons
+citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple
+assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.</p>
+
+<p>Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage.</p>
+
+<p>Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées
+pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de
+la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres
+jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les
+débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain.</p>
+
+<p>N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de
+s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait
+place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la
+patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant
+contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que
+son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et
+qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son
+bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le
+nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à
+vingt sols chaque, en un mois."</p>
+
+<p>Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands
+pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du
+vitrier.</p>
+
+<p>On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen
+Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le
+peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée,
+et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait
+avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La
+femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait
+des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en
+cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.</p>
+
+<p>La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé
+de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du
+quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les
+passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres,
+escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un
+homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné
+du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre
+les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue
+et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait
+debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient
+entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et
+regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi
+les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de
+couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis
+tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux.</p>
+
+<p>On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le
+corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa
+ressemblance avec ce représentant du peuple.</p>
+
+<p>"Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante.</p>
+
+<p>--Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis.</p>
+
+<p>Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de
+s'élancer:</p>
+
+<p>"Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de
+modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a
+séparé.... Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont."</p>
+
+<p>Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était
+d'importance.</p>
+
+<p>Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et
+torches et poursuivait la demoiselle de modes.</p>
+
+<br>
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les
+tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait
+une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur
+l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de
+l'allée ombreuse, contre la chaumière de <i>La Belle Lilloise</i>, sur un
+banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts
+s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles
+s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'<i>Amour peintre</i>. Pendant
+toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui
+devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il
+lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle,
+exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son
+amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus
+retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution
+plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante.</p>
+
+<p>D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute
+occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à
+l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais,
+le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme
+irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et
+le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui
+donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se
+dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la
+solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.</p>
+
+<p>Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les
+promenades à la mode, des chaumières construites par de savants
+architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La
+chaumière de <i>La Belle Lilloise</i>, occupée par un limonadier, appuyait sa
+feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour,
+afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme
+s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une
+chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un
+saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui
+portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières,
+ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans
+les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort.
+Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à
+aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement
+ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les
+autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient
+pareillement des c&oelig;urs sensibles et pleins de philosophie.</p>
+
+<p>Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme
+au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son
+c&oelig;ur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes
+après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main,
+selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste
+et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si
+semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire,
+avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que
+les révolutions ne changent point.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une
+vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte
+de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle
+avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille
+pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la
+chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant
+sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme
+immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de
+redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies"
+s'appelaient alors des "plaisirs".</p>
+
+<p>La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et
+exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait
+une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la
+rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux
+Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir,
+mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir
+leur vieillesse.</p>
+
+<p>Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposa
+abondamment la cause de ses maux. C'était la république qui, en
+dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il
+n'y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elle connaissait, au
+contraire, à plusieurs signes, que les affaires ne feraient qu'empirer.
+A Nanterre, une femme avait accouché d'un enfant à tête de vipère; la
+foudre était tombée sur l'église de Rueil et avait fondu la croix du
+clocher; on avait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville. Des
+hommes masqués empoisonnaient les sources et jetaient dans l'air des
+poudres qui donnaient des maladies....</p>
+
+<p>Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle. Les yeux
+de la jeune femme brillaient dans l'ombre transparente de son chapeau de
+paille; ses lèvres, aussi rouges que les &oelig;illets qu'elle tenait à la
+main, souriaient. Une écharpe de soie noire, croisée sur la poitrine, se
+nouait sur le dos. Sa robe jaune faisait voir les mouvements rapides des
+genoux et découvrait les pieds chaussés de souliers plats. Les hanches
+étaient presque entièrement dégagées: car la Révolution avait affranchi
+la taille des citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les
+reins, déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sous
+son image amplifiée.</p>
+
+<p>Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cet embarras
+qu'Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarqua aussi et tint
+pour un bon signe qu'il avait noué sa cravate avec plus d'art qu'à
+l'ordinaire. Elle lui tendit la main.</p>
+
+<p>"Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n'ai pas répondu à
+votre lettre: elle m'a déplu; je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait
+été plus aimable, si elle avait été plus naturelle. Ce serait faire tort
+à votre caractère et à votre esprit que de croire que vous ne voulez pas
+retourner à l'<i>Amour peintre</i> parce que vous y avez eu une altercation
+légère sur la politique, avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez
+sûr que vous n'avez nullement à craindre que mon père vous reçoive mal,
+quand vous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas: il ne se
+rappelle ni ce qu'il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Je
+n'affirme pas qu'il existe une grande sympathie entre vous deux; mais il
+est sans rancune. Je vous le dis franchement, il ne s'occupe pas
+beaucoup de vous... ni de moi. Il ne pense qu'à ses affaires et à ses
+plaisirs."</p>
+
+<p>Elle s'achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec
+quelque répugnance, parce qu'il savait que c'était le rendez-vous des
+amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la
+plus cachée.</p>
+
+<p>"Que j'ai de choses à vous dire, Évariste! L'amitié a des droits: vous
+me permettez d'en user? Je vous parlerai beaucoup de vous... et un peu
+de moi, si vous le voulez bien."</p>
+
+<p>Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa
+elle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta son enfance,
+elle lui dit la beauté de sa mère, qu'elle aimait à célébrer, par piété
+filiale et comme l'origine de sa propre beauté; elle vanta la vigueur de
+ses grands-parents, car elle avait l'orgueil de son sang bourgeois. Elle
+conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait
+vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu'elle était,
+vive, sensible, courageuse, et elle ajouta:</p>
+
+<p>"Évariste, j'ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire
+pour ne pas savoir le prix d'un c&oelig;ur comme le vôtre, et je ne renoncerai
+pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur
+laquelle je croyais pouvoir compter et qui m'était chère."</p>
+
+<p>Évariste la regarda tendrement:</p>
+
+<p>"Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent? Puis-je
+croire?..."</p>
+
+<p>Il s'arrêta, de peur d'en trop dire et d'abuser par là d'une amitié si
+confiante.</p>
+
+<p>Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi des longues
+manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevait en longs
+soupirs.</p>
+
+<p>"Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulez que j'aie
+pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur les dispositions de mon
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>--Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encore quand
+vous saurez...."</p>
+
+<p>Il hésita.</p>
+
+<p>Elle baissa les yeux.</p>
+
+<p>Il acheva plus bas:</p>
+
+<p>"... que je vous aime?"</p>
+
+<p>En entendant ces derniers mots, elle rougit: c'était de plaisir. Et,
+tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgré elle, un
+sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait:</p>
+
+<p>"Et il croit s'être déclaré le premier!... et il craint peut-être de me
+fâcher!..."</p>
+
+<p>Et elle lui dit avec bonté:</p>
+
+<p>"Vous ne l'aviez donc pas vu, mon ami, que je vous aimais?"</p>
+
+<p>Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évariste leva les
+yeux vers le firmament étincelant de lumière et d'azur:</p>
+
+<p>"Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillant comme
+vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votre sourire."</p>
+
+<p>Il se sentait uni à la nature entière, il l'associait à sa joie, à sa
+gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleurs des
+marronniers s'allumaient comme des candélabres, les torches gigantesques
+des peupliers s'enflammaient.</p>
+
+<p>Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plus tendre et
+aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnait l'avantage de
+la faiblesse et, aussitôt après l'avoir conquis, se soumettait à lui;
+maintenant qu'elle l'avait mis sous sa domination, elle reconnaissait en
+lui le maître, le héros, le dieu, brûlait d'obéir, d'admirer et de
+s'offrir. Sous l'ombrage du bosquet, il lui donna un long baiser ardent
+sous lequel elle renversa la tête, et, dans les bras d'Évariste, elle
+sentit toute sa chair se fondre comme une cire.</p>
+
+<p>Ils s'entretinrent longtemps encore d'eux-mêmes, oubliant l'univers.
+Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures, qui jetaient
+Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et
+particulières. Puis, quand elle jugea qu'elle ne pouvait tarder
+davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois &oelig;illets
+rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui
+l'avait amenée. C'était une voiture de place peinte en jaune, très haute
+sur roues, qui n'avait certes rien d'étrange, non plus que le cocher.
+Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l'on n'en prenait guère
+autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un
+serrement de c&oelig;ur et se sentit assailli d'un douloureux pressentiment:
+par une sorte d'hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que
+le cheval de louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du
+temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe
+et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.</p>
+
+<p>La voiture disparut. Le trouble d'Évariste se dissipa; mais il lui
+restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et
+d'oubli qu'il venait de vivre, il ne les revivrait plus.</p>
+
+<p>Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires
+cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que
+leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs,
+portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de
+plaisirs de l'allée des Veuves, et il lui sembla qu'entre ces deux
+rencontres tout un âge de sa vie s'était écoulé. Il traversa la place de
+la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin
+l'immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de
+la Révolution prétendaient s'être tues pour jamais. Il hâta le pas dans
+la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d'une
+foule d'hommes et de femmes, qui criaient: "Vive la République! Vive la
+Liberté!" Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits
+étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des
+mouchoirs. Précédé d'un sapeur qui faisait place au cortège, entouré
+d'officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de
+gendarmes, de hussards, s'avançait lentement, sur les têtes des
+citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d'une couronne de
+chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite verte à collet d'hermine.
+Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard
+perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste,
+il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à
+punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille
+voix, cria:</p>
+
+<p>"Vive Marat!"</p>
+
+<p>Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention.
+Tandis que la foule s'écoulait lentement, Gamelin, assis sur une borne
+de la rue Honoré, contenait de sa main les battements de son c&oelig;ur. Ce
+qu'il venait de voir le remplissait d'une émotion sublime et d'un
+enthousiasme ardent.</p>
+
+<p>Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré
+d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République,
+et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras
+ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois
+sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en
+conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le
+tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu
+à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses
+yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne
+civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable
+amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée,
+cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant
+de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon
+exemple, patriotes jusqu'à la mort."</p>
+
+<p>La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de
+lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait:</p>
+
+<p>"Jusqu'à la mort!..."</p>
+
+<br>
+<h3>V</h3>
+
+<p>A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg
+Élodie qui l'attendait sur un banc.</p>
+
+<p>Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se
+voyaient tous les jours, à l'<i>Amour peintre</i> ou à l'atelier de la place
+de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve
+qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux,
+déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la
+loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire
+qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette
+résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout
+rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales,
+elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût
+rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle
+pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et,
+ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui
+avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du
+couvent des Chartreux.</p>
+
+<p>Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main,
+le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement:</p>
+
+<p>"Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne
+de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout.
+Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action
+vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule.... Ne
+perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles
+j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore
+jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi.
+J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un c&oelig;ur tendre et d'une âme
+généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et
+sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il
+l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux,
+Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!"</p>
+
+<p>Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées;
+depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle
+était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce
+qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des
+secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu,
+dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait
+appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la
+nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était
+moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le
+nécessaire.</p>
+
+<p>"Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces
+moments où j'étais seule, abandonnée?..."</p>
+
+<p>Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie
+d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à
+l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux
+d'Élodie.</p>
+
+<p>Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.</p>
+
+<p>Elle dit très simplement:</p>
+
+<p>"Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et
+ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s'occupa de moi
+avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la
+vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se
+cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son
+esprit qu'il m'intéressa.... Il sut me toucher en me témoignant de
+l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé.
+Je ne demandai d'engagements qu'à son c&oelig;ur, et son c&oelig;ur était mobile....
+Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne.
+Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous
+jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!"</p>
+
+<p>Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard
+était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa
+s&oelig;ur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente,
+pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non
+point dans l'erreur d'un c&oelig;ur sensible, mais pour trouver, loin des
+siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa s&oelig;ur
+et il inclinait à condamner sa maîtresse.</p>
+
+<p>Élodie reprit d'une voix très douce:</p>
+
+<p>"J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient
+naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui
+n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les
+préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur
+avaient fait égoïste et perfide."</p>
+
+<p>Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin
+s'adoucirent. Il demanda:</p>
+
+<p>"Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?</p>
+
+<p>--Vous ne le connaissez pas.</p>
+
+<p>--Nommez-le-moi."</p>
+
+<p>Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire.</p>
+
+<p>Elle donna ses raisons.</p>
+
+<p>"Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop
+dit."</p>
+
+<p>Et, comme il insistait:</p>
+
+<p>"Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise
+à votre esprit cet... étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre
+jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi.
+Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai
+connaître."</p>
+
+<p>Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme
+qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été
+séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être
+autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté
+les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que
+cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût
+offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par
+force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous
+tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes,
+mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était
+formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou
+troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans
+cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme
+s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions,
+il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se
+taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.</p>
+
+<p>Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle
+répondit:</p>
+
+<p>"Il a quitté le royaume."</p>
+
+<p>Elle se reprit vivement:</p>
+
+<p>"... la France.</p>
+
+<p>--Un émigré!" s'écria Gamelin.</p>
+
+<p>Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se
+créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner
+à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine.</p>
+
+<p>En fait, l'amant d'Élodie était un petit clerc de procureur très joli
+garçon, chérubin saute-ruisseau, qu'elle avait adoré et dont le souvenir
+après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il
+recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame
+expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression
+des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon
+sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant.</p>
+
+<p>"Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de
+détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a
+lâchement abandonnée?"</p>
+
+<p>Elle inclina la tête.</p>
+
+<p>Il la pressa sur son c&oelig;ur:</p>
+
+<p>"Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet
+infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le
+reconnaître!"</p>
+
+<p>Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue.
+Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus
+naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce
+qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de
+lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les
+voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait
+moral et social.</p>
+
+<p>Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui
+disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en
+demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle
+admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui.</p>
+
+<p>Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue
+de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était
+point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation
+régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction
+d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la
+ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même
+avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait
+l'exclusion des Vingt et un.</p>
+
+<p>Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine,
+il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que
+haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour
+de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant
+accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait:</p>
+
+<p>"Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!"</p>
+
+<p>A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:</p>
+
+<p>"Venez, Évariste!" fit-elle vivement.</p>
+
+<p>La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans
+la presse.</p>
+
+<p>Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour
+éternel.</p>
+
+<p>Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la
+citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa
+part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le
+tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait
+parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle
+nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les
+émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un c&oelig;ur
+reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres
+enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates,
+disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.</p>
+
+<p>Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de
+midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave
+odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du
+peintre sentait le bouillon gras.</p>
+
+<p>"Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer
+l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec
+une couenne de lard et un gros os de b&oelig;uf. Il n'y a rien qui embaume un
+potage comme un os à moelle.</p>
+
+<p>--Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et
+vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de
+la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de
+parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un
+potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil
+savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os
+médullaire si savoureux et succulent.</p>
+
+<p>--Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin,
+n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même
+os?</p>
+
+<p>--Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien
+que prophétesse."</p>
+
+<p>A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de
+recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour
+venger en même temps sur lui la République et son amour.</p>
+
+<p>Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de
+son discours:</p>
+
+<p>"Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir
+s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur
+imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien
+davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme
+serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait
+des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus
+des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la
+condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que,
+le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque
+tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge,
+notre félicité."</p>
+
+<p>La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le <i>Benedicite</i>, fit
+asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la
+place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle
+savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait.</p>
+
+<br>
+<h3>VI</h3>
+
+<p>Dix heures du matin. Pas un souffle d'air. C'était le mois de juillet le
+plus chaud qu'on eût connu. Dans l'étroite rue de Jérusalem, une
+centaine de citoyens de la section faisaient la queue à la porte du
+boulanger, sous la surveillance de quatre gardes nationaux qui, l'arme
+au repos, fumaient leur pipe.</p>
+
+<p>La Convention nationale avait décrété le <i>maximum</i>: aussitôt grains,
+farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, les Parisiens se
+levaient avant le jour s'ils voulaient manger. Tous ces gens, serrés les
+uns contre les autres, hommes, femmes, enfants, sous un ciel de plomb
+fondu, qui chauffait les pourritures des ruisseaux et exaltait les
+odeurs de sueur et de crasse, se bousculaient, s'interpellaient, se
+regardaient avec tous les sentiments que les êtres humains peuvent
+éprouver les uns pour les autres, antipathie, dégoût, intérêt, désir,
+indifférence. On avait appris, par une expérience douloureuse, qu'il n'y
+avait pas de pain pour tout le monde: aussi les derniers venus
+cherchaient-ils à se glisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se
+plaignaient et s'irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé.
+Les femmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserver
+leur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plus
+étouffante, des cris s'élevaient: "Ne poussez pas!" Et chacun
+protestait, se disant poussé soi-même.</p>
+
+<p>Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires délégués par la
+section avaient imaginé d'attacher à la porte du boulanger une corde que
+chacun tenait à son rang; mais les mains trop rapprochées se
+rencontraient sur la corde et entraient en lutte. Celui qui la quittait
+ne parvenait point à la reprendre. Les mécontents ou les plaisants la
+coupaient, et il avait fallu y renoncer.</p>
+
+<p>Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisait des
+plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait des invectives
+aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout le mal. Quand un
+chien passait, des plaisants l'appelaient Pitt. Parfois retentissait un
+large soufflet, appliqué par la main d'une citoyenne sur la joue d'un
+insolent, tandis que, pressée par son voisin, une jeune servante, les
+yeux mi-clos et la bouche entrouverte, soupirait mollement. A toute
+parole, à tout geste, à toute attitude propre à mettre en éveil l'humeur
+grivoise des aimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait
+le <i>Ça ira</i>, malgré les protestations d'un vieux jacobin, indigné que
+l'on compromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foi
+républicaine dans un avenir de justice et de bonheur.</p>
+
+<p>Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur, en face
+de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant la viande de
+boucherie. Des passants s'arrêtaient pour lire la feuille encore toute
+gluante. Une marchande de choux, qui cheminait sa hotte sur le dos, se
+mit à dire de sa grosse voix cassée:</p>
+
+<p>"Ils sont partis, les beaux b&oelig;ufs! ratissons-nous les boyaux."</p>
+
+<p>Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d'un égout, que
+plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouva mal et fut remise
+évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrent à quelques pas de là,
+sous une pompe. On se bouchait le nez; une rumeur grondait; des paroles
+s'échangeaient, pleines d'angoisse et d'épouvante. On se demandait si
+c'était quelque animal enterré là, ou bien un poison mis par
+malveillance, ou plutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre,
+oublié dans une cave du voisinage.</p>
+
+<p>"On en a donc mis là?</p>
+
+<p>--On en a mis partout!</p>
+
+<p>--Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j'en ai vu trois cents en
+tas sur le Pont au Change."</p>
+
+<p>Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant qui, morts, les
+empoisonnaient.</p>
+
+<p>Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter à sa
+vieille mère les fatigues d'une longue station. Son voisin, le citoyen
+Brotteaux, l'accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dans la poche
+béante de sa redingote puce.</p>
+
+<p>Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau
+d'un moderne Téniers.</p>
+
+<p>"Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les
+Grecs et les Romains si chers aujourd'hui à nos peintres. Pour moi, j'ai
+toujours goûté la manière flamande."</p>
+
+<p>Ce qu'il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c'est qu'il avait
+possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. de
+Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures.</p>
+
+<p>"Il n'y a de beau que l'antique, répondit le peintre, et ce qui en est
+inspiré: mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen
+ou d'Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou
+de Van Loo: l'humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par
+un Baudouin ou un Fragonard."</p>
+
+<p>Un aboyeur passa, criant:</p>
+
+<p>"<i>Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!</i>... la liste des condamnés!</p>
+
+<p>--Ce n'est point assez d'un tribunal révolutionnaire, dit Gamelin. Il en
+faut un dans chaque ville.... Que dis-je? dans chaque commune, dans
+chaque canton. Il faut que tous les pères de famille, que tous les
+citoyens s'érigent en juges. Quand la nation se trouve sous le canon des
+ennemis et sous le poignard des traîtres, l'indulgence est parricide.
+Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, la Corse révoltée, la Vendée
+en feu, Mayence et Valenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la
+trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la
+trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison
+assise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nos
+généraux!... Que la guillotine sauve la patrie!</p>
+
+<p>--Je n'ai pas d'objection essentielle à faire contre la guillotine,
+répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule
+institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune manière que la vie d'un
+homme ait quelque prix; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de
+manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique fin des êtres semble de devenir
+la pâture d'autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit
+naturel: en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition
+qu'on ne l'exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou
+pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j'aie des instincts
+pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c'est une dépravation
+que toute ma philosophie n'est pas encore parvenue à corriger.</p>
+
+<p>--Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n'y a
+que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut
+nécessaire de l'autorité. Le peuple souverain l'abolira un jour.
+Robespierre l'a combattue, et avec lui tous les patriotes; la loi qui la
+supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être
+appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous
+le glaive de la loi."</p>
+
+<p>Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires,
+et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section; entre autres une belle
+grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en
+bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était
+très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à
+un enfant malingre.</p>
+
+<p>L'enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient
+faibles et les sanglots l'étouffaient. Pitoyablement petit, le teint
+blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une
+sollicitude douloureuse.</p>
+
+<p>"Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux
+nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des
+derniers arrivés.</p>
+
+<p>--Il a six mois, le pauvre amour!... Son père est à l'armée: il est de
+ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil
+(Michel), commis drapier de son état. Il s'est enrôlé, dans un théâtre
+qu'on avait dressé devant l'hôtel de ville. Le pauvre ami voulait
+défendre sa patrie et voir du pays.... Il m'écrit de prendre patience.
+Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul... (c'est Paul qu'il se
+nomme)... puisque je ne peux pas me nourrir moi-même?</p>
+
+<p>--Ah! s'écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une
+heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte
+de l'épicière. On risque la mort pour avoir trois &oelig;ufs et un quarteron
+de beurre.</p>
+
+<p>--Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je
+n'en ai vu!"</p>
+
+<p>Et le ch&oelig;ur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres,
+jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les
+commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au
+prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres.
+On sema des histoires alarmantes de b&oelig;ufs noyés dans la Seine, de sacs
+de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines....
+C'étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui
+poursuivaient l'extermination du peuple de Paris.</p>
+
+<p>Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris
+comme si elle avait le feu à ses jupes, qu'elle secouait violemment et
+dont elle retournait les poches, proclamant qu'on lui avait volé sa
+bourse.</p>
+
+<p>Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple,
+qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les
+Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, qui eussent de bon
+c&oelig;ur brûlé le château de Versailles, mais se fussent crus déshonorés
+s'ils y avaient dérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrent sur
+la mésaventure de la belle enfant quelques méchantes plaisanteries,
+aussitôt étouffées sous la rumeur publique. On parlait déjà de pendre le
+voleur à la lanterne. On entamait une enquête tumultueuse et partiale.
+La grande tricoteuse, montrant du doigt un vieillard soupçonné d'être un
+moine défroqué, jurait que c'était "le capucin" qui avait fait le coup.
+La foule, aussitôt persuadée, poussa des cris de mort.</p>
+
+<p>Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique se tenait fort
+modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toute l'apparence, à
+vrai dire, d'un ci-devant religieux. Son air était assez vénérable, bien
+qu'altéré par le trouble que causaient à ce pauvre homme les violences
+de la foule et le souvenir encore vif des journées de Septembre. La
+crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire,
+qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements,
+comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne
+devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents.</p>
+
+<p>Brotteaux s'était donné pour loi de ne jamais contrarier le sentiment
+populaire, surtout quand il se montrait absurde et féroce, "parce
+qu'alors, disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu". Mais
+Brotteaux était inconséquent: il déclara que cet homme, qu'il fût
+capucin ou ne le fût point, n'avait pu dérober la citoyenne, dont il ne
+s'était pas approché un seul moment.</p>
+
+<p>La foule conclut que celui qui défendait le voleur était son complice,
+et l'on parlait maintenant de traiter avec rigueur les deux malfaiteurs,
+et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, les plus sages parlèrent
+de l'envoyer avec les deux autres à la section.</p>
+
+<p>Mais la jolie fille s'écria tout à coup joyeusement qu'elle avait
+retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées et menacée
+d'être fessée publiquement, comme une nonne.</p>
+
+<p>"Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vous remercie d'avoir pris
+ma défense. Mon nom importe peu, mais je vous dois de vous le dire: je
+me nomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier, en effet; mais non
+pas un capucin, comme l'ont dit ces femmes. Il s'en faut de tout: je
+suis clerc régulier de l'ordre des Barnabites, qui donna des docteurs et
+des saints en foule à l'Église. Ce n'est point assez d'en faire remonter
+l'origine à saint Charles Borromée: on doit considérer comme son
+véritable fondateur l'apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme
+dans ses armoiries. J'ai dû quitter mon couvent devenu le siège de la
+section du Pont-Neuf et porter un habit séculier.</p>
+
+<p>--Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. de
+Longuemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n'avez pas renié
+votre état: à le voir, on croirait que vous avez réformé votre ordre
+plutôt que vous ne l'avez quitté. Et vous vous exposez bénévolement,
+sous ces dehors austères, aux injures d'une populace impie.</p>
+
+<p>--Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter un habit bleu,
+comme un danseur!</p>
+
+<p>--Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommage à votre
+caractère et vous mettre en garde contre les dangers que vous courez.</p>
+
+<p>--Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m'encourager à
+confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre le péril.
+J'ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manière d'apostasie;
+j'aurais voulu du moins ne pas quitter la maison où Dieu m'accorda
+durant tant d'années la grâce d'une vie paisible et cachée. J'obtins d'y
+demeurer; et j'y gardai ma cellule, tandis qu'on transformait l'église
+et le cloître en une sorte de petit hôtel de ville qu'ils nommaient la
+section. Je vis, monsieur, je vis marteler les emblèmes de la sainte
+vérité; je vis le nom de l'apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat.
+Parfois même j'assistai aux conciliabules de la section, et j'y entendis
+exprimer d'étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeure profanée
+et j'allai vivre de la pension de cent pistoles que me fait l'Assemblée
+dans une écurie dont on a réquisitionné les chevaux pour le service des
+armées. Là je dis la messe devant quelques fidèles, qui y viennent
+attester l'éternité de l'Église de Jésus-Christ.</p>
+
+<p>--Moi, mon Père, répondit l'autre, si vous voulez le savoir, je me nomme
+Brotteaux et fus jadis publicain.</p>
+
+<p>--Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, par l'exemple de
+saint Matthieu, qu'on peut attendre une bonne parole d'un publicain.</p>
+
+<p>--Mon Père, vous êtes trop honnête.</p>
+
+<p>--Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plus affamé de
+justice que de pain: chacun ici était prêt à quitter sa place pour
+châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumis à tant de
+privations, sont d'une probité sévère, et ne peuvent tolérer un acte
+malhonnête.</p>
+
+<p>--Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grande envie de
+pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvais parti à ce bon
+religieux, à son défenseur et au défenseur de son défenseur. Leur
+avarice même et l'amour égoïste qu'ils portent à leur bien les y
+poussaient: le larron, en s'attaquant à l'un d'eux, les menaçait tous;
+ils se préservaient en le punissant.... Au reste, il est probable que la
+plupart de ces manouvriers et de ces ménagères sont probes et
+respectueux du bien d'autrui. Ces sentiments leur ont été inculqués dès
+l'enfance par leurs père et mère qui les ont suffisamment fessés, et
+leur ont fait entrer les vertus par le cul."</p>
+
+<p>Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu'un tel langage lui semblait
+indigne d'un philosophe.</p>
+
+<p>"La vertu, dit-il, est naturelle à l'homme: Dieu en a déposé le germe
+dans le c&oelig;ur des mortels."</p>
+
+<p>Le vieux Brotteaux était athée et tirait de son athéisme une source
+abondante de délices.</p>
+
+<p>"Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la
+terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et même réacteur.
+Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que
+les Français, qui ne souffrent plus de roi mortel, s'obstinent à en
+garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu'est-ce
+que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l'enfer?
+L'humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez
+l'original, vous gardez la copie!</p>
+
+<p>--Oh! citoyen! s'écria Gamelin, n'avez-vous pas honte de tenir ce
+langage? et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçues par
+l'ignorance et la peur avec l'Auteur de la nature? La croyance en un
+Dieu bon est nécessaire à la morale. L'Être suprême est la source de
+toutes les vertus, et l'on n'est pas républicain si l'on ne croit en
+Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des
+Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupable d'avoir disposé les
+Français à la servitude en leur enseignant l'athéisme.... J'espère, du
+moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque la République aura institué le
+culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion
+si sage.</p>
+
+<p>--J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme, répondit
+Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire; quand vous en aurez
+fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes."</p>
+
+<p>Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau, ainsi
+qu'il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés du baron
+d'Holbach, qui, selon son expression, servaient de fondement à la
+philosophie naturelle:</p>
+
+<p>"Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en
+musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature
+et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous
+enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les
+crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On
+doit aimer la vertu; mais il est bon de savoir que c'est un simple
+expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que
+nous appelons la morale n'est qu'une entreprise désespérée de nos
+semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et
+l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus
+j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. Les théologiens
+et les philosophes, qui font de Dieu l'auteur de la nature et
+l'architecte de l'univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils
+le disent bon, parce qu'ils le craignent, mais ils sont forcés de
+convenir qu'il agit d'une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité
+rare même chez l'homme. Et c'est par là qu'ils le rendent adorable sur
+la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des Dieux
+justes et bienveillants, dont elle n'aurait rien à craindre; elle ne
+garderait point de leurs bienfaits une reconnaissance inutile. Sans le
+purgatoire et l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire.</p>
+
+<p>--Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlez point de la nature: vous
+ne savez ce que c'est.</p>
+
+<p>--Pardieu, je le sais aussi bien que vous, mon Père!</p>
+
+<p>--Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n'avez pas de religion et
+que la religion seule nous enseigne ce qu'est la nature, en quoi elle
+est bonne et comment elle a été dépravée. Au reste, ne vous attendez pas
+à ce que je vous réponde: Dieu ne m'a donné, pour réfuter vos erreurs,
+ni la chaleur du langage ni la force de l'esprit. Je craindrais de ne
+vous fournir, par mon insuffisance, que des occasions de blasphème et
+des causes d'endurcissement, et, lorsque je sens un vif désir de vous
+servir, je ne recueillerais pour tout fruit de mon indiscrète charité
+que...."</p>
+
+<p>Ce propos fut interrompu par une immense clameur qui, partie de la tête
+de la colonne, avertit la file entière des affamés que la boulangerie
+ouvrait ses portes. On commença d'avancer mais avec une extrême lenteur.
+Un garde national de service faisait entrer les acheteurs, un par un. Le
+boulanger, sa femme et son garçon étaient assistés dans la vente des
+pains par deux commissaires civils qui, un ruban tricolore au bras
+gauche, s'assuraient que le consommateur appartenait à la section et
+qu'on ne lui délivrait que la part proportionnelle aux bouches qu'il
+avait à nourrir.</p>
+
+<p>Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche du plaisir la fin unique de
+la vie: il estimait que la raison et les sens, seuls juges en l'absence
+des Dieux, n'en pouvaient concevoir une autre. Or, trouvant dans les
+propos du peintre un peu trop de fanatisme et dans ceux du religieux un
+peu trop de simplicité pour y prendre grand plaisir, cet homme sage,
+afin de conformer sa conduite à sa doctrine dans les conjonctures
+présentes, et charmer l'attente encore longue, tira de la poche béante
+de sa redingote puce son Lucrèce, qui demeurait ses plus chères délices
+et son vrai contentement. La reliure de maroquin rouge était écornée par
+l'usage et le citoyen Brotteaux en avait prudemment gratté les
+armoiries, les trois îlots d'or achetés à beaux deniers comptants par le
+traitant son père. Il ouvrit le livre à l'endroit où le poète
+philosophe, qui veut guérir les hommes des vains troubles de l'amour,
+surprend une femme entre les bras de ses servantes dans un état qui
+offenserait tous les sens d'un amant. Le citoyen Brotteaux lut ces vers,
+non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine
+ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. Le
+poète Lucrèce n'avait qu'une sagesse; son disciple Brotteaux en avait
+plusieurs.</p>
+
+<p>Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d'heure. A son oreille,
+réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muse latine,
+jaillissait en vain la criaillerie des commères sur l'enchérissement du
+pain, du sucre, du café, de la chandelle et du savon. C'est ainsi qu'il
+atteignit avec sérénité le seuil de la boulangerie. Derrière lui,
+Évariste Gamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbe dorée sur la
+grille de fer qui fermait l'imposte.</p>
+
+<p>A son tour, il entra dans la boutique: les paniers, les casiers étaient
+vides; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain qui restât et
+qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l'on ferma la grille
+sur ses talons, de peur que le peuple en tumulte n'envahît la
+boulangerie. Mais ce n'était pas à craindre: ces pauvres gens, instruits
+à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs
+du jour, s'en furent, la tête basse et traînant la jambe.</p>
+
+<p>Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise sur une borne
+la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras. Elle était sans
+mouvement, sans couleur, sans larmes, sans regard. L'enfant lui suçait
+le doigt avidement. Gamelin se tint un moment devant elle, timide,
+incertain. Elle ne semblait pas le voir.</p>
+
+<p>Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau de sa poche, un
+eustache à manche de corne, coupa son pain par le milieu et en mit la
+moitié sur les genoux de la jeune mère, qui regarda, étonnée; mais il
+avait déjà tourné le coin de la rue.</p>
+
+<p>Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise à la fenêtre, qui
+reprisait des bas. Il lui mit gaiement son reste de pain dans la main.</p>
+
+<p>"Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d'être si longtemps sur mes
+jambes, épuisé de chaleur, dans la rue, en rentrant à la maison, bouchée
+par bouchée, j'ai mangé la moitié de notre ration. Il reste à peine
+votre part."</p>
+
+<p>Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste.</p>
+
+<br>
+<h3>VII</h3>
+
+<p>Usant d'une très vieille façon de dire, la citoyenne veuve Gamelin
+l'avait annoncé: "A force de manger des châtaignes, nous deviendrons
+châtaignes." Ce jour-là, 13 juillet, elle et son fils avaient dîné, à
+midi, d'une bouillie de châtaignes. Comme ils achevaient cet austère
+repas, une dame poussa la porte et emplit soudain l'atelier de son éclat
+et de ses parfums. Évariste reconnut la citoyenne Rochemaure. Croyant
+qu'elle se trompait de porte et cherchait le citoyen Brotteaux, son ami
+d'autrefois, il pensait déjà lui indiquer le grenier du ci-devant ou
+appeler Brotteaux, pour épargner à une femme élégante de grimper par une
+échelle de meunier; mais il parut dès l'abord que c'était au citoyen
+Évariste Gamelin qu'elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de
+le rencontrer et de se dire sa servante.</p>
+
+<p>Ils n'étaient point tout à fait étrangers l'un à l'autre: ils s'étaient
+vus plusieurs fois dans l'atelier de David, dans une tribune de
+l'assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua: elle l'avait
+remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son air intéressant.</p>
+
+<p>Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanaché comme le
+couvre-chef d'un représentant en mission, la citoyenne Rochemaure était
+emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chair fraîche encore sous
+tant d'apprêts: ces artifices violents de la mode trahissaient la hâte
+de vivre et la fièvre de ces jours terribles aux lendemains incertains.
+Son corsage à grands revers et à grandes basques, tout reluisant
+d'énormes boutons d'acier, était rouge sang, et l'on ne pouvait
+discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et
+révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du
+bourreau. Un jeune militaire, un dragon, l'accompagnait.</p>
+
+<p>La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, la poitrine
+généreuse, elle fit le tour de l'atelier, et, approchant de ses yeux
+gris son lorgnon d'or à deux branches, elle examina les toiles du
+peintre, souriant, se récriant, portée à l'admiration par la beauté de
+l'artiste, et flattant pour être flattée.</p>
+
+<p>"Qu'est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau si noble et si touchant
+d'une femme douce et belle près d'un jeune malade?"</p>
+
+<p>Gamelin répondit qu'il fallait y voir <i>Oreste veillé par Électre sa
+s&oelig;ur</i>, et que, s'il l'avait pu achever, ce serait peut-être son moins
+mauvais ouvrage.</p>
+
+<p>"Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l'<i>Oreste</i> d'Euripide. J'avais lu,
+dans une traduction déjà ancienne de cette tragédie, une scène qui
+m'avait frappé d'admiration: celle où la jeune Électre, soulevant son
+frère sur son lit de douleur, essuie l'écume qui lui souille la bouche,
+écarte de ses yeux les cheveux qui l'aveuglent et prie ce frère chéri
+d'écouter ce qu'elle lui va dire dans le silence des Furies.... En
+lisant et relisant cette traduction, je sentais comme un brouillard qui
+me voilait les formes grecques et que je ne pouvais dissiper. Je
+m'imaginais le texte original plus nerveux et d'un autre accent.
+Éprouvant un vif désir de m'en faire une idée exacte, j'allai prier M.
+Gail, qui professait alors le grec au Collège de France (c'était en 91),
+de m'expliquer cette scène mot à mot. Il me l'expliqua comme je le lui
+demandais et je m'aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et
+plus familiers qu'on ne se l'imagine. Ainsi, Électre dit à Oreste:
+"Frère chéri, que ton sommeil m'a causé de joie! Veux-tu que je t'aide à
+te soulever?" Et Oreste répond: "Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie
+ces restes d'écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux. Mets ta
+poitrine contre la mienne et écarte de mon visage ma chevelure emmêlée:
+car elle me cache les yeux...." Tout plein de cette poésie si jeune et
+si vive, de ces expressions naïves et fortes, j'esquissai le tableau que
+vous voyez, citoyenne."</p>
+
+<p>Le peintre, qui, d'ordinaire, parlait si discrètement de ses &oelig;uvres, ne
+tarissait pas sur celle-là. Encouragé par un signe que lui fit la
+citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit:</p>
+
+<p>"Hennequin a traité en maître les fureurs d'Oreste. Mais Oreste nous
+émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle
+destinée que la sienne! C'est par piété filiale, par obéissance à des
+ordres sacrés qu'il a commis ce crime dont les Dieux doivent l'absoudre,
+mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice
+outragée, il a renié la nature, il s'est fait inhumain, il s'est arraché
+les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux
+forfait.... C'est ce que j'aurais voulu montrer dans ce groupe du frère
+et de la s&oelig;ur."</p>
+
+<p>Il s'approcha de la toile et la regarda avec complaisance.</p>
+
+<p>"Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées; la tête et le
+bras d'Oreste, par exemple.</p>
+
+<p>--C'est un morceau admirable.... Et Oreste vous ressemble, citoyen
+Gamelin.</p>
+
+<p>--Vous trouvez?" fit le peintre avec un sourire grave.</p>
+
+<p>Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Le jeune dragon se tint
+debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elle était
+assise. A quoi l'on pouvait voir que la Révolution était accomplie, car,
+sous l'ancien régime, un homme n'eût jamais, en compagnie, touché
+seulement du doigt le siège où se trouvait une dame, formé par
+l'éducation aux contraintes, parfois assez rudes, de la politesse,
+estimant d'ailleurs que la retenue gardée dans la société donne un prix
+singulier à l'abandon secret et que, pour perdre le respect, il fallait
+l'avoir.</p>
+
+<p>Louise Masché de Rochemaure, fille d'un lieutenant des chasses du roi,
+veuve d'un procureur et, durant vingt ans, fidèle amie du financier
+Brotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principes nouveaux. On l'avait
+vue, en juillet 1790, bêcher la terre du Champ de Mars. Son penchant
+décidé pour les puissances l'avait portée facilement des feuillants aux
+girondins et aux montagnards, tandis qu'un esprit de conciliation, une
+ardeur d'embrassement et un certain génie d'intrigue l'attachaient
+encore aux aristocrates et aux contre-révolutionnaires. C'était une
+personne très répandue, fréquentant guinguettes, théâtres, traiteurs à
+la mode, tripots, salons, bureaux de journaux, antichambres de comités.
+La Révolution lui apportait nouveautés, divertissements, sourires,
+joies, affaires, entreprises fructueuses. Nouant des intrigues
+politiques et galantes, jouant de la harpe, dessinant des paysages,
+chantant des romances, dansant des danses grecques, donnant à souper,
+recevant de jolies femmes, comme la comtesse de Beaufort et l'actrice
+Descoings, tenant toute la nuit table de trente et un et de biribi et
+faisant rouler la rouge et la noire, elle trouvait encore le temps
+d'être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante, brouillonne, frivole,
+connaissant les hommes, ignorant les foules, aussi étrangère aux
+opinions qu'elle partageait qu'à celles qu'il lui fallait répudier, ne
+comprenant absolument rien à ce qui se passait en France, elle se
+montrait entreprenante, hardie et toute pleine d'audace par ignorance du
+danger et par une confiance illimitée dans le pouvoir de ses charmes.</p>
+
+<p>Le militaire qui l'accompagnait était dans la fleur de la jeunesse. Un
+casque de cuivre garni d'une peau de panthère, et la crête ornée de
+chenille ponceau, ombrageait sa tête de chérubin et répandait sur son
+dos une longue et terrible crinière. Sa veste rouge, en façon de
+brassière, se gardait de descendre jusqu'aux reins pour n'en pas cacher
+l'élégante cambrure. Il portait à la ceinture un énorme sabre, dont la
+poignée en bec d'aigle resplendissait. Une culotte à pont, d'un bleu
+tendre, moulait les muscles élégants de ses jambes, et des soutaches
+d'un bleu sombre dessinaient leurs riches arabesques sur ses cuisses. Il
+avait l'air d'un danseur costumé pour quelque rôle martial et galant,
+dans <i>Achille à Scyros</i> ou <i>les Noces d'Alexandre</i>, par un élève de
+David attentif à serrer la forme.</p>
+
+<p>Gamelin se rappelait confusément l'avoir déjà vu. C'était en effet le
+militaire qu'il avait rencontré, quinze jours auparavant, haranguant le
+peuple sur les galeries du Théâtre de la Nation.</p>
+
+<p>La citoyenne Rochemaure le nomma:</p>
+
+<p>"Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnaire de la section des
+Droits de l'Homme."</p>
+
+<p>Elle l'avait toujours dans ses jupes, miroir d'amour et certificat
+vivant de civisme.</p>
+
+<p>La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et lui demanda s'il ne
+consentirait pas à dessiner une carte pour une marchande de modes à qui
+elle s'intéressait. Il y traiterait un sujet approprié: une femme
+essayant une écharpe devant une psyché, par exemple, ou une jeune
+ouvrière portant sous son bras un carton à chapeau.</p>
+
+<p>Comme capables d'exécuter un petit ouvrage de ce genre, on lui avait
+parlé du fils Fragonard, du jeune Ducis et aussi d'un nommé Prudhomme;
+mais elle préférait s'adresser au citoyen Évariste Gamelin. Toutefois
+elle n'en vint, sur cet article, à rien de précis, et l'on sentait
+qu'elle avait mis cette commande en avant uniquement pour engager la
+conversation. En effet, elle était venue pour tout autre chose. Elle
+réclamait du citoyen Gamelin un bon office: sachant qu'il connaissait le
+citoyen Marat, elle venait lui demander de l'introduire chez l'Ami du
+peuple, avec qui elle désirait avoir un entretien.</p>
+
+<p>Gamelin répondit qu'il était un trop petit personnage pour la présenter
+à Marat, et que, du reste, elle n'avait que faire d'un introducteur:
+Marat, bien qu'accablé d'occupations, n'était pas l'homme invisible
+qu'on avait dit.</p>
+
+<p>Et Gamelin ajouta:</p>
+
+<p>"Il vous recevra, citoyenne, si vous êtes malheureuse: car son grand
+c&oelig;ur le rend accessible à l'infortune et pitoyable à toutes les
+souffrances. Il vous recevra si vous avez quelque révélation à lui faire
+intéressant le salut public: il a voué ses jours à démasquer les
+traîtres."</p>
+
+<p>La citoyenne Rochemaure répondit qu'elle serait heureuse de saluer en
+Marat un citoyen illustre, qui avait rendu de grands services au pays,
+qui était capable d'en rendre de plus grands encore, et qu'elle
+souhaitait mettre ce législateur en rapport avec des hommes bien
+intentionnés, des philanthropes favorisés par la fortune et capables de
+lui fournir des moyens nouveaux de satisfaire son ardent amour de
+l'humanité.</p>
+
+<p>"Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérer les riches à la
+prospérité publique."</p>
+
+<p>De vrai, la citoyenne avait promis au banquier Morhardt de le faire
+dîner avec Marat.</p>
+
+<p>Morhardt, Suisse comme l'Ami du peuple, avait lié partie avec plusieurs
+députés à la Convention, Julien (de Toulouse), Delaunay (d'Angers) et
+l'ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actions de la Compagnie des
+Indes. Le jeu, très simple, consistait à faire tomber ces actions à six
+cent cinquante livres par des motions spoliatrices, afin d'en acheter le
+plus grand nombre possible à ce prix et de les relever ensuite à quatre
+mille ou cinq mille livres par des motions rassurantes. Mais Chabot,
+Julien, Delaunay étaient percés à jour. On suspectait Lacroix, Fabre
+d'Églantine et même Danton. L'homme de l'agio, le baron de Batz,
+cherchait de nouveaux complices à la Convention et conseillait au
+banquier Morhardt de voir Marat.</p>
+
+<p>Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnaires n'était pas aussi
+étrange qu'elle semblait tout d'abord. Toujours ces gens-là
+s'efforçaient de se liguer avec les puissances du jour, et, par sa
+popularité, par sa plume, par son caractère, Marat était une puissance
+formidable. Les girondins sombraient; les dantonistes, battus par la
+tempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l'idole du peuple, était
+d'une probité jalouse, soupçonneux et ne se laissait point approcher. Il
+importait de circonvenir Marat, de s'assurer sa bienveillance pour le
+jour où il serait dictateur, et tout présageait qu'il le deviendrait: sa
+popularité, son ambition, son empressement à recommander les grands
+moyens. Et peut-être, après tout, que Marat rétablirait l'ordre, les
+finances, la prospérité. Plusieurs fois il s'était élevé contre les
+énergumènes qui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque
+temps, il dénonçait les démagogues presque autant que les modérés. Après
+avoir excité le peuple à pendre les accapareurs dans leur boutique
+pillée, il exhortait les citoyens au calme et à la prudence; il devenait
+un homme de gouvernement.</p>
+
+<p>Malgré certains bruits qu'on semait sur lui comme sur tous les autres
+hommes de la Révolution, ces écumeurs d'or ne le croyaient pas
+corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule: ils espéraient le
+gagner par des flatteries et surtout par une familiarité condescendante,
+qu'ils croyaient de leur part la plus séduisante des flatteries. Ils
+comptaient, grâce à lui, souffler le froid et le chaud sur toutes les
+valeurs qu'ils voudraient acheter et revendre, et le pousser à servir
+leurs intérêts en croyant n'agir que dans l'intérêt public.</p>
+
+<p>Grande appareilleuse, bien qu'elle fût encore dans l'âge des amours, la
+citoyenne Rochemaure s'était donné la mission de réunir le législateur
+journaliste au banquier, et sa folle imagination lui représentait
+l'homme des caves, aux mains encore rougies du sang de Septembre, engagé
+dans le parti des financiers dont elle était l'agent, jeté par sa
+sensibilité même et sa candeur en plein agio, dans ce monde, qu'elle
+chérissait, d'accapareurs, de fournisseurs, d'émissaires de l'étranger,
+de croupiers et de femmes galantes.</p>
+
+<p>Elle insista pour que le citoyen Gamelin la conduisît chez l'Ami du
+peuple, qui habitait non loin, dans la rue des Cordeliers, près de
+l'église. Après avoir fait un peu de résistance, le peintre céda au v&oelig;u
+de la citoyenne.</p>
+
+<p>Le dragon Henry, invité à se joindre à eux, refusa, alléguant qu'il
+entendait garder sa liberté, même à l'égard du citoyen Marat, qui, sans
+doute, avait rendu des services à la République, mais maintenant
+faiblissait: n'avait-il pas, dans sa feuille, conseillé la résignation
+au peuple de Paris?</p>
+
+<p>Et le jeune Henry, d'une voix mélodieuse, avec de longs soupirs, déplora
+la République trahie par ceux en qui elle avait mis son espoir: Danton
+repoussant l'idée d'un impôt sur les riches, Robespierre s'opposant à la
+permanence des sections, Marat dont les conseils pusillanimes brisaient
+l'élan des citoyens.</p>
+
+<p>"Oh! s'écria-t-il, que ces hommes paraissent faibles auprès de Leclerc
+et de Jacques Roux!... Roux! Leclerc! vous êtes les vrais amis du
+peuple!"</p>
+
+<p>Gamelin n'entendit point ces propos, qui l'eussent indigné: il était
+allé dans la pièce voisine passer son habit bleu.</p>
+
+<p>"Vous pouvez être fière de votre fils, dit la citoyenne Rochemaure à la
+citoyenne Gamelin. Il est grand par le talent et par le caractère."</p>
+
+<p>La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, un bon témoignage de son
+fils, sans toutefois s'enorgueillir de lui devant une dame de haut
+parage, car elle avait appris dans son enfance que le premier devoir des
+petits est l'humilité envers les grands. Elle était encline à se
+plaindre, n'en ayant que trop sujet et trouvant dans ses plaintes un
+soulagement à ses peines. Elle révélait abondamment ses maux à ceux
+qu'elle croyait capables de les soulager, et madame de Rochemaure lui
+semblait de ceux-là. Aussi, mettant à profit l'instant favorable, elle
+conta tout d'une haleine la détresse de la mère et du fils, qui tous
+deux mouraient de faim. On ne vendait plus de tableaux: la Révolution
+avait tué le commerce comme avec un couteau. Les vivres étaient rares et
+hors de prix....</p>
+
+<p>Et la bonne dame expédiait ses lamentations avec toute la volubilité de
+ses lèvres molles et de sa langue épaisse, afin de les avoir dépêchées
+toutes quand reparaîtrait son fils, dont la fierté n'eût point approuvé
+de telles plaintes. Elle s'efforçait d'émouvoir dans le moins de temps
+possible une dame qu'elle jugeait riche et répandue, et de l'intéresser
+au sort de son enfant. Et elle sentait que la beauté d'Évariste
+conspirait avec elle pour attendrir une femme bien née.</p>
+
+<p>En effet, la citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité: elle s'émut
+à l'idée des souffrances d'Évariste et de sa mère et rechercha les
+moyens de les adoucir. Elle ferait acheter les ouvrages du peintre par
+des hommes riches de ses amis.</p>
+
+<p>"Car, dit-elle en souriant, il y a encore de l'argent en France, mais il
+se cache."</p>
+
+<p>Mieux encore: puisque l'art était perdu, elle procurerait à Évariste un
+emploi chez Morhardt ou chez les frères Perregaux, ou une place de
+commis chez un fournisseur aux armées.</p>
+
+<p>Puis elle songea que ce n'était pas cela qu'il fallait à un homme de ce
+caractère; et, après un moment de réflexion, elle fit signe qu'elle
+avait trouvé:</p>
+
+<p>"Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunal révolutionnaire. Juré,
+magistrat, voilà ce qui convient à votre fils. Je suis en relation avec
+les membres du Comité de Salut public; je connais Robespierre l'aîné;
+son frère soupe très souvent chez moi. Je leur parlerai. Je ferai parler
+à Montané, à Dumas, à Fouquier."</p>
+
+<p>La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mit un doigt sur sa
+bouche: Évariste rentrait dans l'atelier.</p>
+
+<p>Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l'escalier sombre, dont les
+degrés de bois et de carreaux étaient recouverts d'une crasse antique.</p>
+
+<p>Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeait l'ombre du
+piédestal qui avait porté le Cheval de Bronze et que pavoisaient
+maintenant les couleurs de la nation, une foule d'hommes et de femmes du
+peuple écoutaient, par petits groupes, des citoyens qui parlaient à voix
+basse. La foule, consternée, gardait un silence coupé par intervalles de
+gémissements et de cris de colère. Beaucoup s'en allaient d'un pas
+rapide vers la rue de Thionville, ci-devant rue Dauphine; Gamelin,
+s'étant glissé dans un de ces groupes, entendit que Marat venait d'être
+assassiné.</p>
+
+<p>Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait: il avait été
+assassiné dans sa baignoire, par une femme venue exprès de Caen pour
+commettre ce crime.</p>
+
+<p>Certains croyaient qu'elle s'était enfuie; mais la plupart disaient
+qu'elle avait été arrêtée.</p>
+
+<p>Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger.</p>
+
+<p>Ils songeaient:</p>
+
+<p>"Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n'est plus là pour nous
+guider, lui qui ne s'est jamais trompé, qui devinait tout, qui osait
+tout révéler!... Que faire, que devenir? Nous avons perdu notre
+conseiller, notre défenseur, notre ami." Ils savaient d'où venait le
+coup, et qui avait dirigé le bras de cette femme. Ils gémissaient:</p>
+
+<p>"Marat a été frappé par les mains criminelles qui veulent nous
+exterminer. Sa mort est le signal de l'égorgement de tous les
+patriotes."</p>
+
+<p>On rapportait diversement les circonstances de cette mort tragique et
+les dernières paroles de la victime; on faisait des questions sur
+l'assassin, dont on savait seulement que c'était une jeune femme envoyée
+par les traîtres fédéralistes. Montrant les ongles et les dents, les
+citoyennes vouaient la criminelle au supplice et, trouvant la guillotine
+trop douce, réclamaient pour ce monstre le fouet, la roue,
+l'écartèlement, et imaginaient des tortures nouvelles.</p>
+
+<p>Des gardes nationaux en armes traînaient à la section un homme à l'air
+résolu. Ses vêtements étaient en lambeaux; des filets de sang coulaient
+sur sa face pâle. On l'avait surpris disant que Marat avait mérité son
+sort en provoquant sans cesse au pillage et au meurtre. Et ç'avait été à
+grand-peine que les miliciens l'avaient soustrait à la fureur populaire.
+On le désignait du doigt comme un complice de l'assassin, et des menaces
+de mort s'élevaient sur son passage.</p>
+
+<p>Gamelin restait stupide de douleur. De maigres larmes séchaient dans ses
+yeux ardents. A sa douleur filiale se mêlaient une sollicitude
+patriotique et une piété populaire qui le déchiraient.</p>
+
+<p>Il songeait:</p>
+
+<p>"Après Le Peltier, après Bourdon, Marat!... Je reconnais le sort des
+patriotes: massacrés au Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ils périront
+tous." Et il songeait au traître Wimpfen qui naguère encore, à la tête
+d'une horde de soixante mille royalistes, marchait sur Paris, et qui,
+s'il n'avait été arrêté à Vernon par les braves patriotes, eût mis à feu
+et à sang la ville héroïque et condamnée.</p>
+
+<p>Et combien de périls encore, combien de projets criminels, combien de
+trahisons, que la sagesse et la vigilance de Marat pouvaient seules
+connaître et déjouer! Qui saurait après lui dénoncer Custine oisif dans
+le camp de César et refusant de débloquer Valenciennes, Biron inactif
+dans la Basse-Vendée, laissant prendre Saumur et assiéger Nantes,
+Dillon trahissant la patrie dans l'Argonne?...</p>
+
+<p>Cependant, autour de lui, de moment en moment, grandissait la clameur
+sinistre:</p>
+
+<p>"Marat est mort; les aristocrates l'ont tué!"</p>
+
+<p>Comme, le c&oelig;ur gros de douleur, de haine et d'amour, il s'en allait
+rendre un hommage funèbre au martyr de la liberté, une vieille paysanne
+qui portait la coiffe limousine s'approcha de lui et lui demanda si ce
+monsieur Marat, qui avait été assassiné, n'était pas monsieur le curé
+Mara, de Saint-Pierre-de-Queyroix.</p>
+
+<br>
+<h3>VIII</h3>
+
+<p>La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie, au bras
+d'Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Des ouvriers
+achevaient en hâte d'élever des colonnes, des statues, des temples, une
+montagne, un autel. Des symboles gigantesques, l'Hercule populaire
+brandissant sa massue, la Nature abreuvant l'univers à ses mamelles
+inépuisables, se dressaient soudain dans la capitale en proie à la
+famine, à la terreur, écoutant si l'on n'entendait pas sur la route de
+Meaux les canons autrichiens. La Vendée réparait son échec devant Nantes
+par des victoires audacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine
+entourait la grande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait
+avec magnificence, comme la souveraine d'un vaste empire, les députés
+des assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Le
+fédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincrait tous
+ses ennemis.</p>
+
+<p>Étendant le bras sur la plaine populeuse:</p>
+
+<p>"C'est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l'infâme Bailly fit
+fusiller le peuple au pied de l'autel de la patrie. Le grenadier
+Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchira son habit,
+s'écria: "J'ai juré de mourir avec la liberté; elle n'est plus: je
+meurs." Et il se brûla la cervelle."</p>
+
+<p>Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les
+préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la
+vie aussi morne que leur vie elle-même: les plus grands événements, en
+entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient
+insipides comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou
+traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui
+n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de
+devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi
+médiocres qu'eux en joie et en beauté. Et parfois l'on voyait une jeune
+fille grande et belle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un
+généreux désir, aux vieillards le regret de la douce vie.</p>
+
+<p>Près de l'École militaire, Évariste montra à Élodie des statues
+égyptiennes dessinées par David d'après des modèles romains de l'époque
+d'Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudré s'écrier:</p>
+
+<p>"On se croirait sur les bords du Nil!"</p>
+
+<p>Depuis trois jours qu'Élodie n'avait vu son ami, de graves événements
+s'étaient passés à l'<i>Amour peintre</i>. Le citoyen Blaise avait été
+dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dans les fournitures.
+Heureusement que le marchand d'estampes était connu dans sa section: le
+Comité de surveillance de la section des Piques s'était porté garant de
+son civisme auprès du Comité de sûreté générale et l'avait pleinement
+justifié.</p>
+
+<p>Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta:</p>
+
+<p>"Nous sommes tranquilles maintenant, mais l'alerte a été chaude. Il s'en
+est fallu de peu que mon père n'ait été mis en prison. Si le danger
+avait duré quelques heures de plus, je serais allée vous demander,
+Évariste, de faire auprès de vos amis influents des démarches en sa
+faveur."</p>
+
+<p>Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer la profondeur
+de ce silence.</p>
+
+<p>Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de la Seine. Ils
+se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage de Julie et de
+Saint-Preux: le bon Jean-Jacques leur donnait les moyens de peindre et
+d'orner leur amour.</p>
+
+<p>La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pour un jour
+l'abondance dans la ville affamée. Une foire s'était installée sur la
+place des Invalides, au bord de la rivière: des marchands vendaient,
+dans des baraques, des saucissons, des cervelas, des andouilles, des
+jambons couverts de lauriers, des gâteaux de Nanterre, des pains
+d'épices, des crêpes, des pains de quatre livres, de la limonade et du
+vin. Il y avait aussi des boutiques où l'on vendait des chansons
+patriotiques, des cocardes, des rubans tricolores, des bourses, des
+chaînes de laiton et toutes sortes de menus joyaux. S'arrêtant à
+l'étalage d'un humble bijoutier, Évariste choisit une bague en argent où
+l'on voyait en relief la tête de Marat entortillée d'un foulard. Et il
+la passa au doigt d'Élodie.</p>
+
+<p>Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l'Arbre-Sec, chez la citoyenne
+Rochemaure, qui l'avait mandé pour affaire pressante. Il la trouva dans
+sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue, en déshabillé
+galant.</p>
+
+<p>Tandis que l'attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuse
+langueur, autour d'elle tout disait ses grâces, ses jeux, ses talents:
+une harpe près du clavecin entrouvert; une guitare dans un fauteuil; un
+métier à broder où était montée une étoffe de satin; sur la table, une
+miniature ébauchée, des papiers, des livres; une bibliothèque en
+désordre comme ravagée par une belle main aussi avide de connaître que
+de sentir. Elle lui donna sa main à baiser et lui dit:</p>
+
+<p>"Salut, citoyen juré!... Aujourd'hui même, Robespierre l'aîné m'a remis
+une lettre en votre faveur pour le président Herman, une lettre très
+bien tournée, qui disait à peu près: "Je vous indique le citoyen
+Gamelin, recommandable par ses talents et par son patriotisme. Je me
+suis fait un devoir de vous annoncer un patriote qui a des principes et
+une conduite ferme dans la ligne révolutionnaire. Vous ne négligerez pas
+l'occasion d'être utile à un républicain...." J'ai porté sans débrider
+cette lettre au président Herman, qui m'a reçue avec une politesse
+exquise et a aussitôt signé votre nomination. C'est chose faite."</p>
+
+<p>Gamelin, après un moment de silence:</p>
+
+<p>"Citoyenne, dit-il, bien que je n'aie pas un morceau de pain à donner à
+ma mère, je jure sur mon honneur que je n'accepte les fonctions de juré
+que pour servir la République et la venger de tous ses ennemis."</p>
+
+<p>La citoyenne jugea le remerciement froid et le compliment sévère. Elle
+soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elle aimait trop la jeunesse
+pour ne pas lui pardonner quelque âpreté. Gamelin était beau: elle lui
+trouvait du mérite. "On le façonnera", songea-t-elle. Et elle l'invita à
+ses soupers: elle recevait, chaque soir, après le théâtre.</p>
+
+<p>"Vous rencontrerez chez moi des gens d'esprit et de talent: Elleviou,
+Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avec une habileté
+merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa <i>Paméla</i>, qu'on répète en
+ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en est élégant et pur, comme
+tout ce qui sort de la plume du citoyen François. La pièce est
+touchante: elle nous a fait verser des larmes. C'est la jeune Lange qui
+tiendra le rôle de Paméla.</p>
+
+<p>--Je m'en rapporte à votre jugement, citoyenne, répondit Gamelin. Mais
+le Théâtre de la Nation est peu national. Et il est fâcheux pour le
+citoyen François que ses ouvrages soient portés sur ces planches avilies
+par les vers misérables de Laya: on n'a pas oublié le scandale de <i>L'Ami
+des Lois</i>....</p>
+
+<p>--Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n'est pas de mes amis."</p>
+
+<p>Ce n'était point par bonté pure que la citoyenne avait employé son
+crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après ce qu'elle avait
+fait et ce que d'aventure il adviendrait qu'elle fît pour lui, elle
+comptait se l'attacher étroitement et s'assurer un appui auprès d'une
+justice à laquelle elle pouvait avoir affaire, un jour ou l'autre, car
+enfin elle envoyait beaucoup de lettres en France et à l'étranger, et de
+telles correspondances étaient alors suspectes.</p>
+
+<p>"Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?"</p>
+
+<p>A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l'enfant Bathylle, entra
+dans la chambre. Deux énormes pistolets étaient passés dans sa ceinture.</p>
+
+<p>Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit:</p>
+
+<p>"Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j'ai passé la journée au
+Comité de sûreté générale et qui ne m'en sait point de gré. Grondez-le.</p>
+
+<p>--Ah! citoyenne, s'écria le militaire, vous venez de voir nos
+législateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant! Les représentants
+d'un peuple libre devraient-ils siéger sous les lambris d'un despote?
+Les mêmes lustres allumés naguère sur les complots de Capet et les
+orgies d'Antoinette éclairent aujourd'hui les veilles de nos
+législateurs. Cela fait frémir la nature.</p>
+
+<p>--Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle; il est nommé
+juré au Tribunal révolutionnaire.</p>
+
+<p>--Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voir un homme
+de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vrai dire, j'ai peu
+de confiance en cette justice méthodique, créée par les modérés de la
+Convention, en cette Némésis débonnaire qui ménage les conspirateurs,
+épargne les traîtres, ose à peine frapper les fédéralistes et craint
+d'appeler l'Autrichienne à sa barre. Non, ce n'est pas le Tribunal
+révolutionnaire qui sauvera la République. Ils sont bien coupables, ceux
+qui, dans la situation désespérée où nous sommes, ont arrêté l'élan de
+la justice populaire!</p>
+
+<p>--Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon...."</p>
+
+<p>En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieux Brotteaux qui
+faisaient une partie de piquet à la lueur d'une chandelle fumeuse. La
+citoyenne annonçait sans vergogne "tierce au roi".</p>
+
+<p>Apprenant que son fils était juré, elle l'embrassa avec transports,
+songeant que c'était pour l'un et l'autre beaucoup d'honneur et que
+désormais tous deux mangeraient tous les jours.</p>
+
+<p>"Je suis heureuse et fière d'être la mère d'un juré, dit-elle. C'est une
+belle chose que la justice, et la plus nécessaire de toutes: sans
+justice, les faibles seraient vexés à chaque instant. Et je crois que tu
+jugeras bien, mon Évariste: car, dès l'enfance, je t'ai trouvé juste et
+bienveillant en toutes choses. Tu ne pouvais souffrir l'iniquité et tu
+t'opposais selon tes forces à la violence. Tu avais pitié des
+malheureux, et c'est là le plus beau fleuron d'un juge.... Mais,
+dis-moi, Évariste, comment êtes-vous habillés dans ce grand tribunal?"</p>
+
+<p>Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d'un chapeau à plumes
+noires, mais que les jurés n'avaient point de costume uniforme, qu'ils
+portaient leur habit ordinaire.</p>
+
+<p>"Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu'ils portassent la robe et
+la perruque: ils en paraîtraient plus respectables. Bien que vêtu le
+plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares tes habits; mais la
+plupart des hommes ont besoin de quelque ornement pour paraître
+considérables: il vaudrait mieux que les jurés eussent la robe et la
+perruque."</p>
+
+<p>La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré au Tribunal
+rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas de demander si l'on y
+gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré, disait-elle, doit faire
+bonne figure dans le monde.</p>
+
+<p>Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient une indemnité de
+dix-huit livres par séance et que la multitude des crimes contre la
+sûreté de l'État les obligerait à siéger très souvent.</p>
+
+<p>Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit à Gamelin:</p>
+
+<p>"Citoyen, vous êtes investi d'une magistrature auguste et redoutable. Je
+vous félicite de prêter les lumières de votre conscience à un tribunal
+plus sûr et moins faillible peut-être que tout autre, parce qu'il
+recherche le bien et le mal, non point en eux-mêmes et dans leur
+essence, mais seulement par rapport à des intérêts tangibles et à des
+sentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcer entre la haine et
+l'amour, ce qui se fait spontanément, non entre la vérité et l'erreur,
+dont le discernement est impossible au faible esprit des hommes. Jugeant
+d'après les mouvements de vos c&oelig;urs, vous ne risquerez pas de vous
+tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu'il contente les passions
+qui sont votre loi sacrée. Mais, c'est égal, si j'étais de votre
+président, je ferais comme Bridoie, je m'en rapporterais au sort des
+dés. En matière de justice, c'est encore le plus sûr."</p>
+
+<br>
+<h3>IX</h3>
+
+<p>Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la
+réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec
+quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient; l'accusateur public
+travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux
+révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons,
+la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif.</p>
+
+<p>La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de
+déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son
+langage et l'aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre,
+dont il partageait les sentiments, il laissait voir un c&oelig;ur sensible et
+vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop
+longtemps étrangers au c&oelig;ur des juges et qui font la gloire éternelle
+d'un Dupaty et d'un Beccaria. Il se félicitait de l'adoucissement des
+m&oelig;urs qui s'était manifesté, dans l'ordre judiciaire, par la suppression
+de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait
+de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore
+à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux
+grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l'eût volontiers
+abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût
+cru trahir l'État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre
+la souveraineté nationale.</p>
+
+<p>Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idée monarchique de la
+raison d'État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de
+pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes
+du droit divin qu'il jugeait les ennemis de la liberté.</p>
+
+<p>Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l'accusateur public,
+le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec
+son greffier. C'était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de
+chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb,
+l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux
+hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les
+dossiers montaient autour de lui comme les murs d'un sépulcre, et,
+visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir
+l'étouffer. Ses propos étaient d'un magistrat laborieux, appliqué à ses
+devoirs et dont l'esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son
+haleine échauffée sentait l'eau-de-vie qu'il prenait pour se soutenir et
+qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité
+dans ses propos constamment médiocres.</p>
+
+<p>Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeune femme, qui
+lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et
+la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et
+bon envers ces femmes. Enfin, c'était un homme excellent dans sa famille
+et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination.</p>
+
+<p>Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien
+ces magistrats de l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons
+aux magistrats de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé
+les fonctions d'avocat général au conseil d'Artois; Fouquier était un
+ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais
+Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire.</p>
+
+<p>En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s'arrêta
+devant les boutiques où toutes sortes d'objets étaient exposés avec art.
+Il feuilleta, à l'étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages
+historiques, politiques, et philosophiques: <i>Les Chaînes de
+l'Esclavage</i>; <i>Essai sur le Despotisme</i>; <i>Les Crimes des Reines</i>. "A la
+bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!" et il
+demanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là. Elle
+secoua la tête:</p>
+
+<p>"On ne vend que des chansons et des romans."</p>
+
+<p>Et tirant un petit volume d'un tiroir:</p>
+
+<p>"Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon."</p>
+
+<p>Évariste lut le titre: <i>La Religieuse en chemise</i>.</p>
+
+<p>Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et
+tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la
+citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui
+promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment
+d'entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La
+persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La
+citoyenne Saint-Jorre l'écoutait en silence et, prête à le croire,
+baissait les yeux.</p>
+
+<p>Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi,
+le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du
+tribunal. Il gravit l'escalier où un peuple immense était assis comme
+dans un amphithéâtre et il pénétra dans l'ancienne salle du Parlement de
+Paris.</p>
+
+<p>On s'étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait
+le vieux Brotteaux, "la Convention, à l'exemple du gouvernement de Sa
+Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à
+défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point
+juger. Ce n'est point, ajoutait Brotteaux, qu'un général vaincu soit
+nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans
+chaque bataille. Mais il n'est rien comme de condamner à mort un général
+pour donner du c&oelig;ur aux autres...."</p>
+
+<p>Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l'accusé, de ces
+militaires légers et têtus, cervelles d'oiseau dans des crânes de b&oelig;uf.
+Celui-là n'en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu'il
+avait conduits, que les magistrats qui l'interrogeaient: l'accusation et
+la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les
+munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens
+qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyaient derrière le
+militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts;
+et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à
+leur banc, d'assener leur verdict comme un coup de massue sur les
+ennemis de la République.</p>
+
+<p>Évariste le sentait ardemment: ce qu'il fallait frapper en ce misérable,
+c'étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie: la
+révolte et la défaite. Il s'agissait bien, vraiment, de savoir si ce
+militaire était innocent ou coupable! Quand la Vendée reprenait courage,
+quand Toulon se livrait à l'ennemi, quand l'armée du Rhin reculait
+devant les vainqueurs de Mayence, quand l'armée du Nord, retirée au camp
+de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les
+Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu'il importait,
+c'était d'instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce
+soudard infirme et abêti, qui, à l'audience, se perdait dans ses cartes
+comme il s'était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne
+pas crier avec le public: "A mort!" sortit précipitamment de la salle.</p>
+
+<p>A l'assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du
+président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des
+Barnabites, transformé en autel de la patrie, d'étouffer dans son âme,
+au nom sacré de l'humanité, toute faiblesse humaine.</p>
+
+<p>Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes
+de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d'être posé contre
+un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier.</p>
+
+<p>Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L'assemblée
+était agitée. A l'entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de
+piques vociférait.</p>
+
+<p>"Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armes dans une
+réunion d'hommes libres."</p>
+
+<p>Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la
+ci-devant sacristie.</p>
+
+<p>Un bossu, l'&oelig;il vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du
+comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et
+surmontée d'un bonnet rouge.</p>
+
+<p>"Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l'ennemi.
+Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de
+Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze
+mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la
+Convention. Dans la capitale, d'innombrables complots sont ourdis pour
+délivrer l'Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le
+fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on
+veut relever en sa faveur le trône du tyran. L'enchérissement des
+vivres, la dépréciation des assignats sont l'effet des man&oelig;uvres
+accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l'étranger.
+Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d'être impitoyable pour
+les conspirateurs et les traîtres."</p>
+
+<p>Tandis qu'il descendait de la tribune, des voix s'élevaient dans
+l'assemblée: "A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas les modérés!"</p>
+
+<p>Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place
+de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d'adresser une
+question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son
+attitude dans l'affaire des Brissotins et de la veuve Capet.</p>
+
+<p>Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais
+l'indignation l'inspira. Il se leva, pâle, et dit d'une voix sourde:</p>
+
+<p>"Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse
+que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au
+Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis
+juge: je ne connais ni amis ni ennemis."</p>
+
+<p>L'assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les
+assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge; il
+ne pardonnait pas à Gamelin d'occuper une place qu'il avait lui-même
+convoitée.</p>
+
+<p>"Je comprends, dit-il, j'approuve même les scrupules du citoyen juré. On
+le dit patriote: c'est à lui de voir si sa conscience lui permet de
+siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République
+et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon
+citoyen doit se soustraire. N'est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce
+tribunal se sont laissé corrompre par l'or des accusés, et que le
+président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille
+Corday?"</p>
+
+<p>A ces mots, la salle retentit d'applaudissements vigoureux. Les derniers
+éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la
+tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage
+pâle, des pommettes rouges perçaient la peau; ses paupières étaient
+enflammées et ses prunelles vitreuses.</p>
+
+<p>"Citoyens, dit-il d'une voix faible et un peu haletante, étrangement
+pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans
+suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont
+il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le
+président Montané altérant la procédure en faveur d'un coupable. Que
+n'a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de
+l'accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné?... Ne peut-on
+veiller au salut public sans jeter partout la suspicion? N'y a-t-il plus
+de talents ni de vertus à la Convention? Robespierre, Couthon,
+Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquable que
+les propos les plus violents sont tenus par des individus qu'on n'a
+jamais vus combattre pour la République! Ils ne parleraient pas
+autrement s'ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit
+et plus de besogne! C'est avec des canons, et non avec des criailleries,
+que l'on sauvera la France. La moitié des caves de la section n'ont pas
+encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités
+considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons
+patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à
+votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent
+de gloire à la frontière et sur la Loire. L'un d'eux, le hussard Pommier
+(Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du
+mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par
+six cavaliers autrichiens: il en tua deux et ramena les autres
+prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a
+fait son devoir."</p>
+
+<p>Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de:
+"Vive la République!"</p>
+
+<p>Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main:</p>
+
+<p>"Merci. Comment vas-tu?</p>
+
+<p>--Moi, très bien, très bien!" répondit Trubert, en crachant, avec un
+hoquet, du sang dans son mouchoir. "La République a beaucoup d'ennemis
+au-dehors et au-dedans; et notre section en compte, pour sa part, un
+assez grand nombre. Ce n'est pas avec des criailleries mais avec du fer
+et des lois qu'on fonde les empires.... Bonsoir, Gamelin: j'ai quelques
+lettres à écrire."</p>
+
+<p>Et il s'en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant
+sacristie.</p>
+
+<p>La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa
+coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une
+fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d'un citoyen
+juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie,
+l'admiration que, depuis l'enfance, lui inspiraient la robe et la
+simarre, la sainte terreur qu'elle avait toujours éprouvée à la vue de
+ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de
+mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils
+que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité,
+elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi
+fortement que les législateurs de la Convention concevaient la
+continuité de l'État dans la mutation des régimes, et le Tribunal
+révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les
+juridictions anciennes qu'elle avait appris à révérer.</p>
+
+<p>Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l'intérêt mêlé de
+surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il
+considérait la continuité de la justice à travers les régimes; mais, au
+rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à
+l'égal des cours de l'ancien régime. N'osant exprimer ouvertement sa
+pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des
+paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner
+l'incivisme.</p>
+
+<p>"L'auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a
+été institué par le Sénat français pour le salut de la République; et ce
+fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des
+juges à leurs ennemis. J'en conçois la générosité, mais je ne la crois
+pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper
+dans l'ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les
+autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et
+fait moins de mal que de peur: il est surtout exemplaire. L'inconvénient
+du vôtre est de réconcilier tous ceux qu'il effraie et de faire ainsi
+d'une cohue d'intérêts et de passions contraires un grand parti capable
+d'une action commune et puissante. Vous semez la peur: c'est la peur
+plus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyen
+Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur!"</p>
+
+<p>Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d'une fille du
+Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq
+minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu'une telle nomination
+honorait grandement les beaux-arts.</p>
+
+<p>Élodie elle-même, bien qu'à son insu elle détestât toute chose
+révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus
+dangereuses rivales qui pussent lui disputer le c&oelig;ur de son amant, la
+tendre Élodie subissait l'ascendant d'un magistrat appelé à se prononcer
+dans des affaires capitales. D'ailleurs la nomination d'Évariste aux
+fonctions de juré produisait autour d'elle des effets heureux, dont sa
+sensibilité trouvait à se réjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans
+l'atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un
+débordement de mâle tendresse.</p>
+
+<p>Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération
+pour les puissances de la République, et, depuis qu'il avait été dénoncé
+pour fraude dans les fournitures de l'armée, le Tribunal révolutionnaire
+lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop
+d'apparence et mêlé à trop d'affaires pour goûter une sécurité parfaite:
+le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon
+citoyen, ami des lois.</p>
+
+<p>Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote,
+favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main
+largement tendue.</p>
+
+<p>"Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié
+et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la
+campagne: vous dessinerez et nous causerons."</p>
+
+<p>Plusieurs fois, chaque année, le marchand d'estampes faisait une
+promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui
+dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant
+avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces
+tournées des morceaux qui, terminés dans l'atelier et gravés avec
+esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il
+tirait bon profit. D'après ces croquis, il faisait exécuter aussi des
+dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que
+les ouvrages décoratifs d'Hubert Robert.</p>
+
+<p>Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des
+fabriques d'après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre.
+Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui
+dessinait bien, et l'obscur Philippe Dubois, qui travaillait
+excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne
+Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes.
+Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses
+plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin,
+actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie.</p>
+
+<br>
+<h3>X</h3>
+
+<p>Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicorne noir,
+gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers, cogna du manche
+de sa cravache à la porte de l'atelier. La citoyenne veuve Gamelin s'y
+trouvait en honnête conversation avec le citoyen Brotteaux, tandis
+qu'Évariste nouait devant un petit morceau de glace sa haute cravate
+blanche.</p>
+
+<p>"Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez
+peindre des paysages, emmenez donc monsieur Brotteaux, qui est peintre.</p>
+
+<p>--Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avec nous."</p>
+
+<p>Quand il se fut assuré qu'il ne serait point importun, Brotteaux,
+d'humeur sociable et ami des divertissements, accepta.</p>
+
+<p>La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasser la
+citoyenne veuve Gamelin, qu'elle appelait sa bonne mère. Elle était tout
+de blanc vêtue et sentait la lavande.</p>
+
+<p>Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capote abaissée,
+attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fond avec Julienne
+Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne, s'assit à gauche,
+et mit la mince Julienne entre elles deux. Brotteaux se plaça en
+arrière, vis-à-vis de la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois, vis-à-vis
+de la citoyenne Hasard; Évariste, vis-à-vis d'Élodie. Quant à Philippe
+Desmahis, il dressait son torse athlétique sur le siège, à la gauche du
+cocher, qu'il étonnait en lui contant qu'en un certain pays d'Amérique
+les arbres portaient des andouilles et des cervelas.</p>
+
+<p>Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à cheval et
+prenait les devants pour n'avoir pas la poussière de la berline.</p>
+
+<p>A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, les voyageurs
+oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, des arbres, du ciel,
+leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodie songea qu'elle était
+née pour élever des poules auprès d'Évariste, juge de paix dans un
+village, au bord d'une rivière, près d'un bois. Les ormeaux du chemin
+fuyaient sur leur passage. A l'entrée des villages, les mâtins
+s'élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des
+chevaux, tandis qu'un grand épagneul couché en travers de la chaussée se
+levait à regret; les poules voletaient éparses et, pour fuir,
+traversaient la route; les oies, en troupe serrée, s'éloignaient
+lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l'équipage. La
+matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie.
+Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le
+bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont
+il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie: Desmahis
+ne reparaissait plus. Philippe Dubois l'appela par le surnom que ses
+amis lui donnaient communément:</p>
+
+<p>"Hé! Barbaroux!... Barbaroux!"</p>
+
+<p>A ce nom exécré, les passants dressèrent l'oreille et des visages
+parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la
+fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur
+une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises
+et son habit au bout d'un bâton, le prenant pour le girondin proscrit,
+des sans-culottes l'appréhendèrent violemment et l'eussent conduit à la
+municipalité malgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux,
+Gamelin et les trois jeunes femmes n'eussent attesté que le citoyen se
+nommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin.
+Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu'il
+portait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ces choses. A
+ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotes sans autre
+dommage qu'une de ses manchettes de dentelle, qu'on lui avait arrachée;
+mais la perte était légère. Il reçut même les excuses des gardes
+nationaux qui l'avaient serré le plus fort et qui parlaient de le porter
+en triomphe à la municipalité.</p>
+
+<p>Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahis jeta à
+Philippe Dubois, qu'il n'aimait pas et qu'il soupçonnait de perfidie, un
+sourire amer, et, le dominant de toute la tête:</p>
+
+<p>"Dubois, si tu m'appelles encore Barbaroux, je t'appellerai Brissot;
+c'est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras, la peau
+huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu ne sois l'infâme
+Brissot, l'ennemi du peuple; et les républicains, saisis à ta vue
+d'horreur et de dégoût, te pendront à la prochaine lanterne.... Tu
+entends?"</p>
+
+<p>Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu'il
+avait arrangé l'affaire, quoiqu'il apparût à tous qu'elle avait été
+arrangée sans lui.</p>
+
+<p>On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que, dans
+cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la lune étaient
+tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur, approchaient de la
+grenouille, mais étaient d'une taille bien plus élevée. Philippe Dubois
+et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé
+à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu'il mettait au-dessus
+de tous les chefs-d'&oelig;uvre. Il admirait le coloris du Corrège,
+l'invention d'Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne
+trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio
+Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui
+tous deux s'étaient déclarés contre la Révolution: aussi n'en parlait-il
+pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et
+connaissait l'antique.</p>
+
+<p>Gamelin déplorait qu'à l'apogée de la peinture française, si tardive,
+puisqu'elle ne datait que de Lesueur, de Claude et de Poussin et
+correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût
+succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux
+m&oelig;urs publiques et à l'Académie, qui en était l'expression. Mais
+l'Académie venait d'être heureusement supprimée et, sous l'influence des
+principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d'un peuple
+libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier
+rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son
+maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l'espoir de la peinture.</p>
+
+<p>Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque de velours rouge
+et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait ses deux compagnes de
+leurs toilettes et leur indiquait les moyens de faire mieux encore:
+c'était, à son avis, de retrancher sur les ornements.</p>
+
+<p>"On n'est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nous apprenons cela
+au théâtre où le vêtement doit laisser voir toutes les attitudes. C'est
+là sa beauté, il n'en veut point d'autre.</p>
+
+<p>--Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n'est plus
+coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n'est pas toujours par
+mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c'est quelquefois par
+économie."</p>
+
+<p>Elles parlèrent avec intérêt des modes de l'automne, robes unies,
+tailles courtes.</p>
+
+<p>"Tant de femmes s'enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On
+devrait s'habiller selon sa forme.</p>
+
+<p>--Il n'y a de beau que les étoffes roulées sur le corps et drapées, dit
+Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu est affreux."</p>
+
+<p>Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la
+bouche d'un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le
+mépris de l'indifférence.</p>
+
+<p>"On fait pour l'hiver, dit Élodie, des douillettes à la laponne, en
+florence et en sicilienne, et des redingotes à la Zulime, à taille
+ronde, qui se ferment par un gilet à la turque.</p>
+
+<p>--Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend tout fait.
+J'ai une petite couturière qui travaille comme un ange et qui n'est pas
+chère: je vous l'enverrai, ma chérie."</p>
+
+<p>Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant, soulevant les
+fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne, gaze, nankin.</p>
+
+<p>Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec une volupté
+mélancolique à ces voiles d'une saison jetés sur des formes charmantes,
+qui durent peu d'années et renaissent éternellement comme les fleurs des
+champs. Et ses regards, qui allaient de ces trois jeunes femmes aux
+bleuets et aux coquelicots du sillon, se mouillaient de larmes
+souriantes.</p>
+
+<p>Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s'arrêtèrent à
+l'auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et à
+cheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tendit la
+main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi, précédés
+de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets et de leurs
+parasols, que portait un petit gars du village, ils s'en furent à pied,
+par les champs, vers le confluent de l'Orge et de l'Yvette, en ces
+lieux charmants d'où l'on découvre la plaine verdoyante de Longjumeau et
+que bordent la Seine et les bois de Sainte-Geneviève.</p>
+
+<p>Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avec le
+ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordre ni
+mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait, les
+demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plus récentes
+de Cadet-Rousselle et de madame Angot.</p>
+
+<p>Évariste, pris d'un amour soudain de la nature, en voyant des
+moissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler de larmes; des
+rêves de concorde et d'amour emplissaient son c&oelig;ur. Desmahis soufflait
+dans les cheveux des citoyennes les graines légères des pissenlits.
+Ayant toutes trois un goût de citadines pour les bouquets, elles
+cueillaient dans les prés le bouillon-blanc, dont les fleurs se serrent
+en épis autour de la tige, la campanule, portant suspendues en étages
+ses clochettes lilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante,
+l'hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore
+champêtre de l'été finissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la
+botanique à la mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes
+trois des fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates,
+alanguies de sécheresse, s'effeuillaient dans ses bras et tombaient en
+pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira:</p>
+
+<p>"Elles passent déjà, les fleurs!"</p>
+
+<p>Tous se mirent à l'&oelig;uvre et s'efforcèrent d'exprimer la nature telle
+qu'ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manière d'un maître.
+En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans le genre de
+Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, un torrent
+desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l'Yvette les paysages du
+Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier, travaillait dans la
+manière picaresque de Callot et de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui
+se piquait d'imiter les flamands, dessinait soigneusement une vache.
+Élodie esquissait une chaumière, et son amie Julienne, qui était fille
+d'un marchand de couleurs, lui faisait sa palette. Des enfants, collés
+contre elle, la regardaient peindre. Elle les écartait de son jour en
+les appelant moucherons et en leur donnant des berlingots. Et la
+citoyenne Thévenin, quand elle en trouvait de jolis, les débarbouillait,
+les embrassait et leur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les
+caressait avec une douceur mélancolique parce qu'elle n'avait pas la
+joie d'être mère, et aussi pour s'embellir par l'expression d'un tendre
+sentiment et pour exercer son art de l'attitude et du groupement.</p>
+
+<p>Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s'occupait d'apprendre un
+rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à la main, elle allait de
+l'un à l'autre, chose légère et charmante. "Pas de teint, pas de figure,
+pas de corps, pas de voix", disaient les femmes, et elle emplissait
+l'espace de mouvement, de couleur et d'harmonie. Fanée, jolie, lasse,
+infatigable, elle était les délices du voyage. D'humeur inégale et
+cependant toujours gaie, susceptible, irritable et pourtant accommodante
+et facile, la langue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste,
+vraie, fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien ses
+affaires, si elle ne devenait point déesse, c'est que les temps étaient
+mauvais et qu'il n'y avait plus à Paris ni encens ni autels pour les
+Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d'elle faisait la grimace et
+l'appelait sa "belle-mère", ne pouvait la voir sans se rendre à tant de
+charmes.</p>
+
+<p>On répétait à Feydeau <i>Les Visitandines</i>; et Rose se félicitait d'y
+tenir un rôle plein de naturel. C'est le naturel qu'elle cherchait,
+qu'elle poursuivait, qu'elle trouvait.</p>
+
+<p>"Nous ne verrons donc point Paméla?" dit le beau Desmahis.</p>
+
+<p>Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés aux
+Madelonnettes et à Pélagie.</p>
+
+<p>"Est-ce là la liberté?" s'écria la Thévenin levant au ciel ses beaux
+yeux indignés.</p>
+
+<p>"Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont des
+aristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faire regretter les
+privilèges de la noblesse.</p>
+
+<p>--Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceux qui vous
+flattent?..."</p>
+
+<p>Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite troupe regagna
+l'auberge.</p>
+
+<p>Évariste, auprès d'Élodie, lui rappelait en souriant les souvenirs de
+leurs premières rencontres:</p>
+
+<p>"Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur le rebord de
+votre fenêtre. Vous les nourrissiez à la becquée; l'un d'eux vécut et
+prit sa volée. L'autre mourut dans le nid d'ouate que vous lui aviez
+fait. "C'était celui que j'aimais le mieux", avez-vous dit. Ce jour-là,
+vous portiez, Élodie, un n&oelig;ud rouge dans les cheveux."</p>
+
+<p>Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres, parlaient de
+Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72, l'autre vers les
+derniers jours de l'Académie. Et il souvenait encore au vieux Brotteaux
+de la princesse Mondragone, à qui il eût bien laissé entendre ses
+soupirs, sans le comte Altieri qui ne la quittait pas plus que son
+ombre. Philippe Dubois ne négligea pas de dire qu'il avait été prié à
+dîner chez le cardinal de Bernis et que c'était l'hôte le plus obligeant
+du monde.</p>
+
+<p>"Je l'ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatter que j'ai
+été durant quelque temps de ses plus familiers: il aimait à fréquenter
+la canaille. C'était un aimable homme et, bien qu'il fît métier de
+débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine
+philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous
+envertueuser et nous endéificoquer. Certes j'aime mieux nos simples
+théophages, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, que ces
+enragés barbouilleurs de lois, qui s'appliquent à nous guillotiner pour
+nous rendre vertueux et sages et nous faire adorer l'Être suprême, qui
+les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la
+chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après
+boire: "Ne médisons point des pécheurs: nous en vivons, prêtres indignes
+que nous sommes!" Convenez, monsieur, que ce croqueur d'orémus avait de
+saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et
+gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait
+être."</p>
+
+<p>La Thévenin s'était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet
+homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce
+brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu'elle
+jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine
+publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les
+débris d'un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les
+comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote
+puce si râpée et si propre lui plaisaient.</p>
+
+<p>"Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc,
+par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes
+avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des
+violons.... Hélas! elles étaient plus belles, n'est-ce pas, vos déesses
+de l'Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites
+actrices nationales?</p>
+
+<p>--Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachez que s'il
+s'en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait
+promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu'elle l'eût
+souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vous faire une idée si
+flatteuse...."</p>
+
+<p>L'hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendait sur la
+porte charretière, qui donnait accès à une cour toujours humide où
+picoraient les poules. Au fond de la cour s'élevait l'habitation,
+composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, coiffée d'une haute toiture
+de tuiles moussues et dont les murs disparaissaient sous de vieux
+rosiers tout fleuris de roses. A droite, des quenouilles montraient
+leurs pointes au-dessus du mur bas du jardin. A gauche était l'écurie,
+avec un râtelier extérieur et une grange en colombage. Une échelle
+s'appuyait au mur. De ce côté encore, sous un hangar encombré
+d'instruments agricoles et de souches, du haut d'un vieux cabriolet, un
+coq blanc surveillait ses poules. La cour était fermée, de ce sens, par
+des étables devant lesquelles s'élevait, comme un tertre glorieux, un
+tas de fumier que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille
+plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui
+remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever
+par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée
+laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que
+Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la
+nature qui avait construit cette fille en largeur, l'hôtelier appela:</p>
+
+<p>"Hé! la Tronche! va quérir de l'eau!"</p>
+
+<p>Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où
+manquait une palette. Il avait fallu la corne d'un taureau pour ébrécher
+cette puissante denture. Sa fourche à l'épaule, elle riait. Semblables à
+des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil.</p>
+
+<p>La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de
+rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de
+plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n'était éclairée que
+par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée
+de roses, auprès de laquelle l'aïeule tournait son rouet. Elle portait
+une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts
+noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches
+se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas.
+Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse.</p>
+
+<p>Il y avait soixante ans qu'elle avait fait le voyage de Paris. Elle
+conta d'une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout
+devant elle qu'elle avait vu l'Hôtel de Ville, les Tuileries et la
+Samaritaine, et que, lorsqu'elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui
+portait des pommes au marché du Mail s'était ouvert, que les pommes s'en
+étaient allées au fil de l'eau et que la rivière en était tout
+empourprée.</p>
+
+<p>Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le
+royaume, et surtout de la zizanie qu'il y avait entre les curés jureurs
+et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu'il y avait eu des
+guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point
+que le roi fût mort. On l'avait fait fuir, disait-elle, par un
+souterrain et l'on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du
+commun.</p>
+
+<p>Aux pieds de l'aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine,
+Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d'osier et
+sourit à l'enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de
+convulsions. Il fallait qu'il fût bien malade, car on avait appelé le
+médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député suppléant à la
+Convention, ne faisait point payer ses visites.</p>
+
+<p>La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chez elle; mal
+contente de la façon dont la Tronche avait lavé la vaisselle, elle
+essuyait les plats, les gobelets et les fourchettes. Pendant que la
+citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe, qu'elle goûtait en bonne
+hôtelière, Élodie coupait en tranches un pain de quatre livres encore
+chaud du four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit:</p>
+
+<p>"J'ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeune Allemand
+dont j'ai oublié le nom, et qui a été très bien mis en français. On y
+voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui, comme vous, Élodie,
+taillait des tartines et, comme vous, les taillait avec grâce, et si
+joliment qu'à la voir faire le jeune Werther devint amoureux d'elle.</p>
+
+<p>--Et cela finit par un mariage? demanda Élodie.</p>
+
+<p>--Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente de Werther."</p>
+
+<p>Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chère était
+médiocre. Jean Blaise s'en plaignit: il était très porté sur sa bouche
+et faisait de bien manger une règle de vie; et, sans doute, ce qui
+l'incitait à ériger sa gourmandise en système, c'était la disette
+générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la
+marmite. Le commun des citoyens n'avait rien à se mettre sous la dent.
+Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère
+publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en
+s'empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l'an II de la Liberté, vivait de
+châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d'avoir soupé chez
+Grimod de la Reynière, à l'entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter
+le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine,
+il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes
+gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu'un républicain méprise
+les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d'antiquités,
+donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir.</p>
+
+<p>Après le dîner, Jean Blaise, qui n'oubliait pas les affaires sérieuses,
+fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de
+l'auberge, qu'il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis
+que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la
+Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier
+de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu
+porter ses soins au petit Poitrine, s'approcha des artistes et, après
+les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout
+entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux.</p>
+
+<p>"Vous voyez cette créature, dit-il, ce n'est pas une fille, comme vous
+pourriez le croire: c'est deux filles. Comprenez que je parle
+littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l'ai
+examinée et me suis aperçu qu'elle avait la plupart des os en double: à
+chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux
+humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens,
+deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues
+ensemble. Le cas est intéressant. Je l'ai signalé à monsieur
+Saint-Hilaire, qui m'en a su gré. C'est un monstre que vous voyez là,
+citoyens. Ces gens-ci l'appellent "la Tronche". Ils devraient dire "les
+Tronches": elles sont deux. La nature a de ces bizarreries.... Bonsoir,
+citoyens peintres! Nous aurons de l'orage, cette nuit...."</p>
+
+<p>Après le souper aux chandelles, l'académie Blaise fit dans la cour de
+l'auberge, en compagnie d'un fils et d'une fille Poitrine, une partie de
+colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une
+vivacité que leur âge explique assez pour qu'on ne cherche pas si la
+violence et l'incertitude du temps n'excitait pas leur ardeur. Quand il
+fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposa de jouer dans la salle basse
+aux jeux innocents. Élodie demanda la "chasse au c&oelig;ur" qui fut acceptée
+de toute la compagnie. Sur les indications de la jeune fille, Philippe
+Desmahis traça à la craie sur les meubles, les portes et les murs sept
+c&oelig;urs, c'est-à-dire un de moins qu'il n'y avait de joueurs, car le
+vieux Brotteaux s'était mis obligeamment de la partie. On dansa en rond
+"La Tour, prends garde", et, sur un signal d'Élodie, chacun courut
+mettre la main sur un c&oelig;ur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva
+tous pris: il donna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foire
+Saint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. On
+recommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et la
+Thévenin qui ne trouvèrent pas de c&oelig;ur et donnèrent chacun leur gage,
+une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, un bracelet.
+Puis, les gages furent tirés au sort sur les genoux d'Élodie et chacun,
+pour racheter le sien, dut montrer ses talents de société, chanter une
+chanson ou dire des vers. Brotteaux récita le discours du patron de la
+France, au premier chant de <i>La Pucelle</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Je suis Denis et saint de mon métier,</p>
+<p class="i14"> J'aime la Gaule....</p>
+</div></div>
+
+<p>Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter la réponse
+de Richemond:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Monsieur le Saint, ce n'était pas la peine</p>
+<p class="i14"> D'abandonner le céleste domaine....</p>
+</div></div>
+
+<p>Tout le monde alors lisait et relisait avec délices le chef-d'&oelig;uvre de
+l'Arioste français; les hommes les plus graves souriaient des amours de
+Jeanne et de Dunois, des aventures d'Agnès et de Monrose et des exploits
+de l'âne ailé. Tous les hommes cultivés savaient par c&oelig;ur les beaux
+endroits de ce poème divertissant et philosophique. Évariste Gamelin,
+lui-même, bien que d'humeur sévère, en prenant sur le giron d'Élodie son
+couteau de six liards, récita de bonne grâce l'entrée de Grisbourdon aux
+enfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romance de
+Nina: <i>Quand le bien-aimé reviendra</i>. Desmahis chanta, sur l'air de <i>La
+Faridondaine</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Quelques-uns prirent le cochon</p>
+<p class="i16"> De ce bon saint Antoine,</p>
+<p class="i14"> Et, lui mettant un capuchon,</p>
+<p class="i16"> Ils en firent un moine.</p>
+<p class="i14"> Il n'en coûtait que la façon....</p>
+</div></div>
+
+<p>Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimait ardemment
+les trois femmes avec lesquelles il jouait au "gage touché", et il
+jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimait la
+Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses &oelig;illades et sa
+voix qui allait au c&oelig;ur; il aimait Élodie, qu'il sentait de nature
+abondante, riche et donnante; il aimait Julienne Hasard, malgré ses
+cheveux décolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseur et son maigre
+corsage, parce que, comme ce Dunois dont parle Voltaire dans <i>La
+Pucelle</i>, il était toujours prêt, dans sa générosité, à donner à la
+moins jolie une marque d'amour, et d'autant plus qu'elle lui semblait,
+pour l'instant, la plus inoccupée et, partant, la plus accessible.
+Exempt de toute vanité, il n'était jamais sûr d'être agréé; il n'était
+jamais sûr non plus de ne l'être pas. Aussi s'offrait-il, à tout hasard.
+Profitant des rencontres heureuses du "gage touché", il tint quelques
+tendres propos à la Thévenin, qui ne s'en fâcha pas, mais n'y pouvait
+guère répondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parla
+plus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu'il savait engagée
+avec Gamelin, mais il n'était pas assez exigeant pour vouloir un c&oelig;ur à
+lui seul. Élodie ne pouvait l'aimer; mais elle le trouvait beau et elle
+ne réussit pas entièrement à le lui cacher. Enfin, il porta ses v&oelig;ux les
+plus pressants à l'oreille de la citoyenne Hasard: elle y répondit par
+un air de stupeur qui pouvait exprimer une soumission abîmée aussi bien
+qu'une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu'elle était
+indifférente.</p>
+
+<p>Il n'y avait dans l'auberge que deux chambres à coucher, toutes deux au
+premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, la plus belle,
+était tendue de papier à fleurs et ornée d'une glace grande comme la
+main, dont le cadre doré subissait l'offense des mouches depuis
+l'enfance de Louis XV. Là, sous un ciel d'indienne à ramages, se
+dressaient deux lits garnis d'oreillers de plume, d'édredons et de
+courtepointes. Cette chambre était réservée aux trois citoyennes.</p>
+
+<p>Quand vint l'heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard,
+tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur
+le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs
+un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait
+endormi, dans le grenier, qui se trouvait au-dessus de la chambre des
+citoyennes.</p>
+
+<p>Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres et exploré
+ce grenier, plein de bottes d'oignons, de fruits qui séchaient sous un
+essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avait même vu un
+vieux lit de sangle boiteux et hors d'usage, à ce qu'il lui sembla, et
+une paillasse éventrée, où sautaient des puces.</p>
+
+<p>En face de la chambre des citoyennes était une chambre à trois lits,
+assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, les citoyens
+voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s'en était allé à la
+grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avait disparu,
+Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s'endormir. Desmahis se mit au lit;
+mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eau dormante, recouvert
+la maison, le graveur se leva et monta l'escalier de bois, qui se mit à
+craquer sous ses pieds nus. La porte du grenier était entrebâillée. Il
+en sortait une chaleur étouffante et des senteurs âcres de fruits
+pourris. Sur un lit de sangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche
+ouverte, la chemise relevée, les jambes écartées. Elle était énorme.
+Traversant la lucarne, un rayon de lune baignait d'azur et d'argent sa
+peau qui, entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin,
+brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle;
+réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu'elle comprit
+ce qu'on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna ni surprise ni
+contrariété et feignit d'être encore plongée dans un demi-sommeil qui,
+en lui ôtant la conscience des choses, lui permettait quelque
+sentiment....</p>
+
+<p>Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu'au jour d'un sommeil
+tranquille et profond.</p>
+
+<p>Le lendemain, après une dernière journée de travail, l'académie
+promeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya son hôte en
+assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de
+"l'argent carré" et promit une belle chandelle au bougre qui ramènerait
+les jaunets.</p>
+
+<p>Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche, sur une
+échelle, en sabots et troussée, montrant au jour ses mollets crasseux et
+resplendissants, coupait infatigablement des roses aux rosiers grimpants
+qui couvraient la muraille. De ses larges mains les roses tombaient en
+pluie, en torrents, en avalanche, dans les jupes tendues d'Élodie, de
+Julienne et de la Thévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à
+la nuit, en apportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur
+réveil en fut tout parfumé.</p>
+
+<br>
+<h3>XI</h3>
+
+<p>Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le
+juré Gamelin, qu'elle voulait intéresser à quelque suspect de sa
+connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des
+Ilettes, qu'elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s'en
+allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de
+jouets de la rue de la Loi. Et il s'était résolu, pour les porter plus
+aisément, à les attacher au bout d'une perche, selon les guises des
+vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même
+avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l'attrait,
+comme ce devait être le cas de madame de Rochemaure, à moins
+qu'assaisonnée par la trahison, l'absence, l'infidélité et l'embonpoint,
+il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l'accueillit sur le
+palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés
+du perron des Ilettes et la pria de lui faire l'honneur de visiter son
+grenier. Elle monta assez lestement l'échelle et se trouva sous une
+charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé
+d'une lucarne. On ne pouvait s'y tenir debout. Elle s'assit sur la seule
+chaise qu'il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards
+sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée:</p>
+
+<p>"C'est là que vous habitez, Maurice? Vous n'avez guère à y craindre les
+importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver.</p>
+
+<p>--J'y ai peu d'espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas
+que parfois il y pleut sur mon grabat. C'est un faible inconvénient. Et
+durant les nuits sereines j'y vois la lune, image et témoin des amours
+des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les
+amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l'amant
+l'objet de ses désirs.</p>
+
+<p>--J'entends, dit la citoyenne.</p>
+
+<p>--En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme
+dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l'amour de miauler et de
+jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie
+des hommes."</p>
+
+<p>Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s'aborder comme des amis qui
+s'étaient quittés la veille pour s'en aller dormir; et, bien que devenus
+étrangers l'un à l'autre, ils s'entretenaient avec bonne grâce et
+familiarité.</p>
+
+<p>Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui
+avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait
+maintenant des soucis et des inquiétudes; ses soupers devenaient moins
+brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n'éclaircissaient plus
+les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus
+riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se
+cachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c'était pour
+lui qu'elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte.
+Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné
+les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des
+coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n'avaient rien trouvé, lui
+avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort
+près de sa correspondance avec un émigré, M. d'Expilly. Quelques amis
+qu'elle avait parmi les jacobins l'avaient avertie que le bel Henry,
+son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées
+pour paraître sincères.</p>
+
+<p>Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle
+demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse:</p>
+
+<p>"Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?</p>
+
+<p>--Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de
+spectacles ample matière à réflexion et à divertissement; mais qu'il
+serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France.</p>
+
+<p>--Maurice, où cela nous mènera-t-il?</p>
+
+<p>--C'est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord
+du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait
+pris le mors aux dents, nous emportait d'un galop furieux. Que les
+femmes sont donc curieuses! Encore aujourd'hui vous voulez savoir où
+nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin,
+ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d'un faible secours
+pour la connaissance de l'avenir. Ces choses finiront, car tout finit.
+On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et
+l'entrée des alliés à Paris. Ils n'en sont pas loin; toutefois je doute
+qu'ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une
+ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse
+Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la
+minorité de Louis XVII.</p>
+
+<p>--Vous croyez? s'écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette
+belle intrigue.</p>
+
+<p>--Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l'emporte et
+que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines
+et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l'empire
+que garde le clergé sur la multitude des ânes.... Je voulais dire "des
+âmes"; la langue m'a fourché. Le plus probable, à mon sens, c'est que
+le Tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l'a
+institué: il menace trop de têtes. Ceux qu'il effraie sont innombrables;
+ils se réuniront, et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je
+crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est
+vertueux: il sera terrible. Plus j'y songe, ma belle amie, plus je crois
+que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La
+Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre
+ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et
+tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention
+sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente
+moins politique que celle de Louis XIV! Il règne dans le Tribunal
+révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le
+rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde.
+Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine
+de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante
+coupable d'avoir crié: "Vive le roi!" avec une mauvaise intention et
+dans la pensée de détruire la République? Nos juges, tout de noir
+emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher
+aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son
+théâtre de grossières bouffonneries.</p>
+
+<p>--Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en
+amour?</p>
+
+<p>--Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et
+ne se posent plus sur la tour en ruines.</p>
+
+<p>--Vous n'avez pas changé.... Au revoir, mon ami!"</p>
+
+<p>Ce soir-là, le dragon Henry, s'étant rendu, sans y être prié, chez
+madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il
+lut l'adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C'était, il le savait, une
+lettre pour l'Angleterre. Rauline recevait par un postillon des
+messageries le courrier de madame de Rochemaure et le faisait porter à
+Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la
+nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte; un émigré, M.
+d'Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s'il le jugeait
+utile, au cabinet de Saint-James.</p>
+
+<p>Henry était jeune et beau: Achille n'unissait pas tant de grâce à tant
+de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais
+la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de
+la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu'elle
+avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune
+soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu'il ne
+serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer madame de
+Rochemaure; mais il lui déplaisait qu'elle ne le distinguât plus. Il
+comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le
+service de la République l'avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités
+où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité
+de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et
+combien il leur est facile de sacrifier ce qu'elles ont chéri et de
+perdre ce qu'elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise
+pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa
+sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C'est
+pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s'approchait d'elle,
+s'éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de
+la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de
+sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il
+lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une
+promenade à Ermenonville.</p>
+
+<p>Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour
+d'elle des regards d'impatience et d'ennui. Soudain Henry se dressa
+sombre et résolu et lui annonça qu'il partait pour l'armée et serait
+dans quelques jours devant Maubeuge.</p>
+
+<p>Sans montrer ni doute ni surprise, elle l'approuva d'un signe de tête.</p>
+
+<p>"Vous me félicitez de cette décision?</p>
+
+<p>--Je vous en félicite."</p>
+
+<p>Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle
+pensait tirer de grands avantages; tout autre chose que celui-ci: un
+Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion
+qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. A tout moment
+elle croyait entendre la sonnette et tressaillait.</p>
+
+<p>Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et
+bâilla encore. Voyant qu'il ne s'en allait pas, elle lui dit qu'elle
+avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette.</p>
+
+<p>Il lui criait d'une voix émue:</p>
+
+<p>"Adieu, Louise!... Vous reverrai-je jamais?"</p>
+
+<p>Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen
+Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau
+curieux de l'état de l'esprit public en France. On y parlait de la
+reine, de la Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints propos
+confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés.</p>
+
+<p>Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita
+quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui
+se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries
+et pénétra dans l'antichambre du Comité de sûreté générale.</p>
+
+<p>Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, Évariste Gamelin s'asseyait
+sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu'il
+connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes,
+savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui, un dessinateur,
+tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant
+marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de
+petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se
+tenaient là, dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou
+portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le
+chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les
+oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l'habit et de la
+culotte, comme en l'ancien temps, les autres, de la carmagnole et du
+pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de
+souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes
+toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous
+déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l'aise à leur banc et
+Gamelin enviait leur tranquillité. Son c&oelig;ur battait, ses oreilles
+bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l'entourait prenait
+pour lui une teinte livide.</p>
+
+<p>Quand l'huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une
+estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à
+cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d'audience
+avec un ruban tricolore d'où pendait sur leur poitrine une lourde
+médaille d'argent. Devant eux, au pied de l'estrade, siégeait le
+substitut de l'accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier
+s'assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l'accusé. Gamelin
+voyait ces hommes différents de ce qu'il les avait vus jusque-là, plus
+beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu'ils prissent des attitudes
+familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant
+en arrière pour entendre quelque communication d'un juré ou d'un
+officier de service.</p>
+
+<p>Au-dessus des juges, les tables des Droits de l'Homme étaient
+suspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles
+murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat.
+En face du banc des jurés, au fond de la salle, s'élevait la tribune
+publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui blondes,
+brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet
+plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine, auxquelles la mode
+donnait uniformément l'ampleur d'un sein nourricier, se croisait le
+fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient
+les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait,
+clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui
+donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. A droite,
+vers l'entrée, derrière une barrière pleine, s'étendait un espace où le
+public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L'affaire
+dont cette section du Tribunal allait s'occuper n'intéressait qu'un
+petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui
+siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes.</p>
+
+<p>C'est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le c&oelig;ur, prêt à faiblir,
+n'aurait pu supporter l'atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses
+yeux s'attachaient aux moindres détails: il remarquait le coton dans
+l'oreille du greffier et une tache d'encre sur le dossier du substitut.
+Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps
+où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui
+surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d'ortie et de houx.
+Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d'une forme
+surannée, garni de velours d'Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux
+bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues.</p>
+
+<p>Enfin l'accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses
+membres comme le prescrivait la loi. C'était un homme d'une cinquantaine
+d'années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres
+minces et violacées, vêtu à l'ancienne mode d'un habit sang de b&oelig;uf.
+Sans doute parce qu'il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des
+pierreries et ses joues avaient l'air d'être vernies. Il s'assit. Ses
+jambes, qu'il croisait, étaient d'une maigreur excessive et ses grandes
+mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe
+Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la
+République. L'acte d'accusation mettait à sa charge des faits nombreux
+et graves, dont aucun n'était absolument certain. Interrogé, Guillergues
+nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son
+langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l'idée
+d'un homme avec lequel il n'est pas désirable de traiter une affaire. Il
+avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question
+embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses
+deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d'angoisse. Gamelin
+s'en aperçut et dit à l'oreille de son voisin, peintre comme lui:</p>
+
+<p>"Regardez ses pouces!"</p>
+
+<p>Le premier témoin qu'on entendit apporta des faits accablants. C'est sur
+lui que reposait toute l'accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se
+montrèrent, au contraire, favorables à l'accusé. Le substitut de
+l'accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le
+défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l'accusé des
+sympathies qu'il n'avait pas su lui-même se concilier. L'audience fut
+suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations.
+Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux
+groupes à peu près égaux en nombre. On vit d'un côté les indifférents,
+les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre
+côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu
+accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le c&oelig;ur. Ceux-là
+condamnaient toujours. C'étaient les bons, les purs: ils ne songeaient
+qu'à sauver la République et ne s'embarrassaient point du reste. Leur
+attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en
+communion avec eux.</p>
+
+<p>"Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a
+spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L'absoudre, c'est laisser
+échapper un traître, c'est trahir la patrie, vouer l'armée à la
+défaite." Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur
+leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie....
+"Mais si Guillergues était innocent?..."</p>
+
+<p>Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d'infidélité dans
+les fournitures. Tant d'autres devaient agir comme Guillergues et
+Blaise, préparer la défaite, perdre la République! Il fallait faire un
+exemple. Mais si Guillergues était innocent?...</p>
+
+<p>"Il n'y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.</p>
+
+<p>--Il n'y a jamais de preuves", répondit en haussant les épaules le chef
+du jury, un bon, un pur.</p>
+
+<p>Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour
+l'acquittement.</p>
+
+<p>Le jury rentra dans la salle et l'audience fut reprise. Les jurés
+étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à son tour devant le
+fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autres se contentaient d'un
+mot; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles.</p>
+
+<p>Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit:</p>
+
+<p>"En présence d'un crime si grand que d'ôter aux défenseurs de la patrie
+les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n'avons
+point."</p>
+
+<p>A la majorité des voix, l'accusé fut déclaré non coupable.</p>
+
+<p>Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure
+bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement.
+C'était un autre homme. La sécheresse de ses traits s'était fondue, ses
+lèvres s'étaient amollies. Il avait l'air vénérable; son visage
+exprimait l'innocence. Le président lut, d'une voix émue, le verdict qui
+renvoyait le prévenu; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme
+qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président
+l'appela et lui donna l'accolade fraternelle. Les jurés l'embrassèrent.
+Gamelin pleurait à chaudes larmes.</p>
+
+<p>Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une
+multitude hurlante s'agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient
+prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du
+grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des
+charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés
+et des spectateurs, ne voyait rien, n'entendait rien que son acte de
+justice et d'humanité et les félicitations qu'il se donnait d'avoir
+reconnu l'innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et
+souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut
+recouvré la voix, elle lui dit:</p>
+
+<p>"Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux! Dans cette
+salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière
+de ses ondes magnétiques. J'en étais électrisée. Je vous contemplais à
+votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n'avez donc
+pas deviné ma présence? Rien ne vous a averti que j'étais là? Je me
+tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu! qu'il est
+doux de faire le bien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c'en
+était fait de lui: il périssait. Vous l'avez rendu à la vie, à l'amour
+des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis
+heureuse et fière de vous aimer!"</p>
+
+<p>Se tenant par le bras, serrés l'un contre l'autre, ils allaient par les
+rues, se sentant si légers qu'ils croyaient voler.</p>
+
+<p>Ils allaient à l'<i>Amour peintre</i>. Arrivés à l'Oratoire:</p>
+
+<p>"Ne passons pas par le magasin", dit Élodie.</p>
+
+<p>Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à
+l'appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef
+de fer.</p>
+
+<p>"On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon
+prisonnier."</p>
+
+<p>Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune
+fille.</p>
+
+<p>Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres
+d'Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux
+mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle
+lui échappa et courut pousser le verrou....</p>
+
+<p>La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant
+la porte de l'appartement et lui dit tout bas, dans l'ombre:</p>
+
+<p>"Adieu, mon amour! C'est l'heure où mon père va rentrer. Si tu entends
+du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends
+que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir
+la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge.
+Adieu, ma vie, adieu, mon âme!"</p>
+
+<p>Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d'Élodie
+s'entrouvrir et une petite main cueillir un &oelig;illet rouge qui tomba à ses
+pieds comme une goutte de sang.</p>
+
+<br>
+<h3>XII</h3>
+
+<p>Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au
+citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli
+d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles,
+un accueil malgracieux.</p>
+
+<p>"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas
+toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes:
+un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon
+établissement, a vu vos pantins et les a trouvés
+contre-révolutionnaires.</p>
+
+<p>--Il se moquait! dit Brotteaux.</p>
+
+<p>--Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit
+qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était
+perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures
+de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est
+une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé.</p>
+
+<p>--Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces
+Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a
+cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il
+n'y a pas un homme sensé pour le prétendre.</p>
+
+<p>--Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans
+malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme
+vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui
+tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour
+incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle.</p>
+
+<p>--Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait
+ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres
+que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous
+laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?"</p>
+
+<p>Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise
+humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses
+Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la
+sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre.</p>
+
+<p>"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous
+honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je
+respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel.
+Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins."</p>
+
+<p>Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects
+sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui
+croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient
+tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il
+faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un
+tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes
+garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à
+leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal
+extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi
+bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la
+halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques
+étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue
+Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre
+marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain
+lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.</p>
+
+<p>Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour
+ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et
+désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur
+d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué
+de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu
+d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus
+de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut
+le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà,
+tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la
+rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service,
+Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui
+s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande
+disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile.</p>
+
+<p>"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial."</p>
+
+<p>Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon
+d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.</p>
+
+<p>"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile."</p>
+
+<p>Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se
+lever. Mais il retomba sur sa borne.</p>
+
+<p>"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois
+j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à
+cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai
+point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué.</p>
+
+<p>--Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager
+mon grenier.</p>
+
+<p>--Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect.</p>
+
+<p>--Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui
+est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la
+pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été
+publicain je fabrique des pantins pour subsister."</p>
+
+<p>Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier,
+et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit
+du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa
+gouttière, car il était sybarite.</p>
+
+<p>Ayant apaisé sa faim:</p>
+
+<p>"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des
+circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette
+borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la
+maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de
+latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution
+de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine
+étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est
+contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution
+m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute
+d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat
+que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le
+mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même,
+qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me
+conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de
+toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois
+divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et
+officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il
+m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda
+si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit
+que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me
+demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le
+31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui
+ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne
+pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et
+mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas.
+Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux
+commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la
+force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire
+en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il
+faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour
+reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10
+août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est
+bien digne de pitié.</p>
+
+<p>--Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes
+tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous
+aviserons demain à votre sécurité."</p>
+
+<p>Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le
+religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le
+satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau.</p>
+
+<p>Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par
+économie et par prudence.</p>
+
+<p>"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour
+moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en
+sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous
+d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est
+pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement
+naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui
+ce que vous étiez porté à faire pour moi.</p>
+
+<p>--Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne
+m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous
+exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin,
+bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour
+vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car
+je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que
+l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que
+le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme
+tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se
+reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa
+propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter
+aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là
+qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par
+dés&oelig;uvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en
+distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez
+fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par
+orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit
+de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.</p>
+
+<p>--Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai
+reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette
+heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en
+mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un
+avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi,
+monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me
+l'ordonne."</p>
+
+<p>Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et,
+après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit
+paisiblement.</p>
+
+<br>
+<h3>XIII</h3>
+
+<p>Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant
+l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury,
+des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de
+fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées
+coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la
+Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y
+débarquaient quatorze mille hommes.</p>
+
+<p>C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des
+événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie
+périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et
+l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments,
+leurs passions, leur conduite.</p>
+
+<p>Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de
+défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et
+des salpêtres.</p>
+
+<blockquote>
+ <i>Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire
+ les substances nécessaires à la fabrication de la poudre.
+ L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol
+ de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses
+ agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la
+ Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et
+ fraternité.</i>
+</blockquote>
+
+<p>A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces
+généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus
+obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que,
+mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer
+à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le
+même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait
+ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations
+dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait
+la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette
+affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des
+effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des
+troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations
+confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre,
+personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur,
+les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui
+ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire
+des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé
+trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane.</p>
+
+<p>On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les
+âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans
+les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes
+vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par
+les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une
+immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats,
+l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat
+apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à
+se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait
+dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de
+trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva
+dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux
+flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du
+condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où
+grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait
+murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître,
+Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing,
+réclamaient la tête de l'Autrichienne.</p>
+
+<p>Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre
+femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues
+poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une
+planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des
+coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son
+gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se
+montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait,
+paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos
+contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain
+de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet
+l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les
+faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle
+professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit
+elle-même.</p>
+
+<p>Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant
+aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les
+aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût
+être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent
+pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour
+ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates,
+la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin
+commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à
+lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la
+peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en
+frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment
+suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue,
+plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort.</p>
+
+<p>Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se
+réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement
+nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la
+Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel
+murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée
+de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un &oelig;il-de-b&oelig;uf et d'une
+porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé
+du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les
+Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés.
+Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas
+chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes.
+Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la
+gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste
+suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins
+et, de là, par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France.
+Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les
+murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du
+grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés
+inquisiteurs des crimes contre la patrie.</p>
+
+<p>Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des
+pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets
+à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux
+de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être
+encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la
+Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du
+Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution,
+étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre
+et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et
+dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit
+soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de
+dominer, une impériale sagesse.</p>
+
+<p>Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement
+unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui
+s'élevait sur le seuil.</p>
+
+<p>Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard
+perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid,
+monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un
+habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé,
+tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant,
+qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par
+d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix
+claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il
+frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices.
+Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les
+sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les
+conspirateurs qui rampaient sur le sol.</p>
+
+<p>Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de
+préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction
+d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré
+la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du
+sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait
+une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des
+grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région
+des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et
+pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd.
+Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des
+formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité
+et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation.
+Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve
+et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme
+autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du
+crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste
+recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son c&oelig;ur
+s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le
+crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout,
+ô trésors de la foi!</p>
+
+<p>Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux
+qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la
+richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse.
+Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il
+jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre,
+par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et
+découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures,
+tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches
+que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables
+ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout
+entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se
+retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est
+conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne
+de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des
+citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et
+des scélérats plus dangereux que les fédéralistes.</p>
+
+<p>Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de
+Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin
+n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à
+une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne
+concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la
+liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens
+pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de
+Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la
+charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les
+sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même
+senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou
+persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux.
+Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai
+caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui
+avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les
+boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les
+ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir;
+qu'il était criminel d'arracher du c&oelig;ur des malheureux la pensée
+consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et
+sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave,
+et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à
+l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons
+d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout
+lorsqu'ils l'étaient d'un c&oelig;ur ouvert et joyeux, comme le vieux
+Brotteaux.</p>
+
+<p>Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un
+ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple,
+trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France,
+deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes,
+vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la
+loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans,
+parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine,
+charmante. Un n&oelig;ud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon
+découvrait un cou blanc et flexible.</p>
+
+<p>Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à
+l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud.</p>
+
+<p>La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq
+hommes et dix-huit femmes.</p>
+
+<p>Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction
+entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi
+ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le
+courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en
+altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus
+souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à
+tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs
+ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction.
+Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les
+traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient,
+médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement
+troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur
+conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la
+République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et
+mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état.
+Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et
+les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur
+fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint
+couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal
+fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur,
+alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait
+ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou
+irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats
+ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se
+représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images
+voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer
+au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire,
+mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin,
+artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et
+la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût
+classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à
+son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la
+couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu
+le désir que dans l'amour profond.</p>
+
+<p>Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes
+plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses,
+celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant,
+avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les
+patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des
+philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des
+plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux
+de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait
+quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la
+condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur
+virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin,
+poussaient sous la hache des têtes touchantes.</p>
+
+<p>Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il
+fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur
+retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est
+plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie
+timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles,
+vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent
+aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit
+dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude
+dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur
+public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il
+faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et
+tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux
+juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de
+tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune
+militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante
+adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle,
+ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte
+d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les
+pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de
+l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de
+céder.</p>
+
+<p>L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait,
+aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et
+d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues
+mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave
+la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger
+ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés;
+à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait
+entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en
+vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles
+infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la
+cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il
+voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait:
+"République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un
+secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!..."</p>
+
+<p>Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'<i>Amour
+peintre</i>. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le
+rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'&oelig;illets.
+Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre:
+elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés
+éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse
+fille se donnaient en silence des baisers furieux.</p>
+
+<br>
+<h3>XIV</h3>
+
+<p>Levé dès l'aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre, s'en alla
+dire sa messe dans une chapelle de la rue d'Enfer, desservie par un
+prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliers de retraites
+semblables, où le clergé réfractaire réunissait clandestinement de
+petits troupeaux de fidèles. La police des sections, bien que vigilante
+et soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercails cachés, de peur des
+ouailles irritées et par un reste de vénération pour les choses saintes.
+Le Barnabite fit ses adieux à son hôte, qui eut grand-peine à obtenir
+qu'il revînt dîner, et l'engagea enfin par la promesse que la chère ne
+serait ni abondante ni délicate.</p>
+
+<p>Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre; puis, tout
+en préparant le dîner du religieux et de l'épicurien, il relisait
+Lucrèce et méditait sur la condition des hommes.</p>
+
+<p>Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des
+forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations
+absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse de croire que les
+révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres
+hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. Au reste, il n'était point
+pessimiste et ne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise. Il
+admirait la nature en plusieurs de ses parties, spécialement dans la
+mécanique céleste et dans l'amour physique et s'accommodait des travaux
+de la vie en attendant le jour prochain où il ne connaîtrait plus ni
+craintes ni désirs.</p>
+
+<p>Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerline qui
+ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et son épicurisme
+louait l'ordre des atomes qui la composaient.</p>
+
+<p>Ces soins l'occupèrent jusqu'au retour du Barnabite.</p>
+
+<p>"Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais bien dit que
+notre repas serait maigre. Nous n'avons que des châtaignes. Encore s'en
+faut-il qu'elles soient bien assaisonnées.</p>
+
+<p>--Des châtaignes! s'écria le Père Longuemare en souriant, il n'y a point
+de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme
+limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un
+verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa
+femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions
+tous forts et robustes. J'étais le plus jeune et le plus turbulent: mon
+père disait, par plaisanterie, qu'il faudrait m'envoyer à l'Amérique
+faire le flibustier.... Ah! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est
+parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d'enfants où souriait ma
+mère."</p>
+
+<p>Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue
+Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en
+commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien
+vingt-quatre douzaines pour commencer.</p>
+
+<p>En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la
+Révolution étinceler un triangle d'acier entre deux montants de bois:
+c'était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se
+pressait autour de l'échafaud, attendant les charrettes pleines. Des
+femmes, portant l'éventaire sur le ventre, criaient les gâteaux de
+Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette; au pied de la
+statue de la Liberté, un vieillard montrait des gravures d'optique dans
+un petit théâtre surmonté d'une escarpolette où se balançait un singe.
+Des chiens, sous l'échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux
+rebroussa vers la rue Honoré.</p>
+
+<p>Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire, il essuya
+soigneusement la table et y mit sa boîte de couleurs ainsi que les
+outils et les matériaux de son état.</p>
+
+<p>"Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupation indigne du
+sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, je vous prie, à
+fabriquer des pantins. Un sieur Joly m'en a fait, ce matin même, une
+assez grosse commande. Pendant que je peindrai ces figures déjà formées,
+vous me rendrez grand service en découpant des têtes, des bras, des
+jambes et des troncs sur les patrons que voici. Vous n'en sauriez
+trouver de meilleurs: ils sont d'après Watteau et Boucher.</p>
+
+<p>--Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau et Boucher
+étaient propres à créer de tels brimborions: il eût mieux valu, pour
+leur gloire, qu'ils s'en fussent tenus à d'innocents pantins comme
+ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais je crains de n'être pas
+assez habile pour cela."</p>
+
+<p>Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse: après
+plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie
+n'était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des
+contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de
+la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de
+mouvement ces petits êtres qu'il n'avait su former, et à les instruire à
+la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter
+à chacun d'eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses
+soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères.</p>
+
+<p>Une fois qu'il tirait en mesure la ficelle d'un Scaramouche:</p>
+
+<p>"Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire.
+C'était en 1746: j'achevais mon noviciat, sous la direction du Père
+Magitot, homme âgé, de profond savoir et de m&oelig;urs austères. A cette
+époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d'abord à
+l'amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les
+hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire; ils faisaient fureur à
+Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient; on en
+trouvait chez les personnes de qualité, et il n'était pas rare de voir à
+la promenade et dans les rues un grave personnage faire danser son
+pantin. L'âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le
+gardèrent point de la contagion. Alors qu'il voyait chacun occupé à
+faire sauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient des
+impatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour que pour
+une affaire importante, qui intéressait l'ordre tout entier, il faisait
+visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisant un pantin
+suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentation d'en tirer la
+ficelle. Ce ne fut qu'au prix d'un grand effort qu'il en triompha. Mais
+ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissa plus de repos. Dans ses
+études, dans ses méditations, dans ses prières, à l'église, dans le
+chapitre, au confessionnal, en chaire, il en était obsédé. Après
+quelques jours consumés dans un trouble affreux, il exposa ce cas
+extraordinaire au général de l'ordre, qui, en ce moment, se trouvait
+heureusement à Paris. C'était un docteur éminent et l'un des princes de
+l'église de Milan. Il conseilla au Père Magitot de satisfaire une envie
+innocente dans son principe, importune dans ses conséquences et dont
+l'excès menaçait de causer dans l'âme qui en était dévorée les plus
+graves désordres. Sur l'avis ou, pour mieux dire, par l'ordre du
+général, le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut,
+comme la première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantin
+accroché à la cheminée, il s'en approcha vivement et demanda à son hôte
+la grâce d'en tirer un moment la ficelle. L'avocat la lui accorda très
+volontiers et lui confia que parfois il faisait danser Scaramouche
+(c'était le nom du pantin) en préparant ses plaidoiries et que, la
+veille encore, il avait réglé sur les mouvements de Scaramouche sa
+péroraison en faveur d'une femme accusée faussement d'avoir empoisonné
+son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vit sous sa
+main Scaramouche s'agiter comme un possédé qu'on exorcise. Ayant ainsi
+contenté son caprice, il fut délivré de l'obsession.</p>
+
+<p>--Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. On voit de
+ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures de carton qui
+les causent."</p>
+
+<p>Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais de religion;
+Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentait de la
+sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l'embarrasser et à le
+troubler par des objectons à divers articles de la doctrine chrétienne.</p>
+
+<p>Une fois, tandis qu'ils fabriquaient ensemble des Zerlines et des
+Scaramouches:</p>
+
+<p>"Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au
+point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folie universelle, a
+été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celui de la
+cour.</p>
+
+<p>--Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennent insensés,
+comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nul homme, de nos
+jours, ne plongea dans l'ignorance et l'erreur aussi profondément que
+monsieur l'abbé Fauchet, nul homme ne fut aussi funeste au royaume que
+celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemment irrité contre la France,
+pour lui envoyer monsieur l'abbé Fauchet!</p>
+
+<p>--Il me semble que nous avons vu d'autres malfaiteurs que ce malheureux
+Fauchet.</p>
+
+<p>--Monsieur l'abbé Grégoire a montré aussi beaucoup de malice.</p>
+
+<p>--Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu'en dites-vous, mon
+Père?</p>
+
+<p>--Monsieur, ce sont des laïques: les laïques ne sauraient encourir les
+mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne font pas le mal de si
+haut, et leurs crimes ne sont point universels.</p>
+
+<p>--Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la
+révolution présente?</p>
+
+<p>--Je ne vous comprends pas, monsieur.</p>
+
+<p>--Épicure a dit: "Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le
+peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le
+peut. S'il le veut et ne le peut, il est impuissant; s'il le peut et ne
+le veut, il est pervers; s'il ne le peut ni ne le veut, il est
+impuissant et pervers; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon
+Père?"</p>
+
+<p>Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.</p>
+
+<p>"Monsieur, répondit le religieux, il n'y a rien de plus misérable que
+les difficultés que vous soulevez. Quand j'examine les raisons de
+l'incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins
+d'herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez
+que je ne dispute pas avec vous: j'y aurais trop de raisons et trop peu
+d'esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l'abbé Guénée
+et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez
+d'Épicure est une sottise: car on y juge Dieu comme s'il était un homme
+et en avait la morale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuis Celse
+jusqu'à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables
+paradoxes.</p>
+
+<p>--Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne. Non
+content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vous voulez
+encore n'en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant de beaux génies
+qui pensèrent autrement que vous.</p>
+
+<p>--Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare. Je
+crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait faux dans la
+pensée d'un homme. Les athées occupent le plus bas échelon de la
+connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs de raison et des
+éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres le noient, l'homme
+dresse un front où Dieu mit l'intelligence: c'est le sort de Lucifer.</p>
+
+<p>--Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je
+vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des
+théologiens un atome de bon sens."</p>
+
+<p>Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il
+estimait nécessaire aux peuples: il eût souhaité seulement qu'elle eût
+pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait
+que les Jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et
+plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la
+république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de
+leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus
+cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. Aussi, souhaitait-il
+qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au
+temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans,
+d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques
+en cent ans.</p>
+
+<p>"Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé des
+théophages et des christicoles. J'avais un aumônier aux Ilettes: chaque
+dimanche, on y disait la messe; tous mes invités y assistaient. Les
+philosophes y étaient les plus recueillis et les filles d'Opéra les plus
+ferventes. J'étais heureux alors et comptais de nombreux amis.</p>
+
+<p>--Des amis, s'écria le Père Longuemare, des amis!... Ah! monsieur,
+croyez-vous qu'ils vous aimaient, tous ces philosophes et toutes ces
+courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieu lui-même
+aurait peine à y reconnaître un des temples qu'il a édifiés pour sa
+gloire?"</p>
+
+<p>Le Père Longuemare continua d'habiter huit jours chez le publicain sans
+y être inquiété. Il suivait, autant qu'il pouvait, la règle de sa
+communauté et se levait de sa paillasse pour réciter, agenouillé sur le
+carreau, les offices de nuit. Bien qu'ils n'eussent tous deux à manger
+que de misérables rogatons, il observait le jeûne et l'abstinence.
+Témoin affligé et souriant de ces austérités, le philosophe lui demanda,
+un jour:</p>
+
+<p>"Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir
+endurer ainsi le froid et la faim?</p>
+
+<p>--Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l'exemple de la
+souffrance."</p>
+
+<p>Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du
+philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins
+à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait
+heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du
+Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d'hermine, qui
+courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon
+des suppliantes de tous les temps.</p>
+
+<p>Elle tremblait; on entendait les battements précipités de son c&oelig;ur.
+Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux,
+vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l'eût pas
+vue sans profit.</p>
+
+<p>Elle parlait d'une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur
+d'être entendue des passants:</p>
+
+<p>"Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!... Ils sont dans ma
+chambre, rue Fromenteau. Pendant qu'ils montaient, je me suis réfugiée
+chez Flora, ma voisine, et j'ai sauté par la fenêtre dans la rue, de
+sorte que je me suis foulé le pied.... Ils viennent; ils veulent me
+mettre en prison et me faire mourir.... La semaine dernière, ils ont
+fait mourir Virginie."</p>
+
+<p>Brotteaux comprenait bien qu'elle parlait des délégués du Comité
+révolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité de sûreté
+générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, le citoyen
+Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme les plus funestes
+ennemies de la République. Il voulait régénérer les m&oelig;urs. A vrai dire,
+les demoiselles du Palais-Égalité étaient peu patriotes. Elles
+regrettaient l'ancien état et ne s'en cachaient pas toujours. Plusieurs
+avaient été déjà guillotinées comme conspiratrices, et leur sort
+tragique avait excité beaucoup d'émulation chez leurs pareilles.</p>
+
+<p>Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle faute elle
+s'était attiré un mandat d'arrêt.</p>
+
+<p>Elle jura qu'elle n'en savait rien, qu'elle n'avait rien fait qu'on pût
+lui reprocher.</p>
+
+<p>"Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n'es point suspecte: tu n'as
+rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moi tranquille."</p>
+
+<p>Alors elle avoua tout:</p>
+
+<p>"J'ai arraché ma cocarde et j'ai crié: "Vive le roi!"</p>
+
+<p>Il s'engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à son bras, elle
+disait:</p>
+
+<p>"Ce n'est pas que je l'aime, le roi; vous pensez bien que je ne l'ai
+jamais connu et peut-être n'était-il pas un homme très différent des
+autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruels envers les
+pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent et m'injurient de toutes
+les manières; ils veulent m'empêcher de faire mon métier. Je n'en ai pas
+d'autre. Vous pensez bien que si j'en avais un autre, je ne ferais pas
+celui-là.... Qu'est-ce qu'ils veulent? Ils s'acharnent contre les
+petits, les faibles, le laitier, le charbonnier, le porteur d'eau, la
+blanchisseuse. Ils ne seront contents que lorsqu'ils auront mis contre
+eux tout le pauvre monde."</p>
+
+<p>Il la regarda: elle avait l'air d'un enfant. Elle ne ressentait plus de
+peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il lui demanda son
+nom. Elle répondit qu'elle se nommait Athénaïs et avait seize ans.</p>
+
+<p>Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle ne
+connaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante à
+Palaiseau, qui la garderait chez elle.</p>
+
+<p>Brotteaux prit sa résolution:</p>
+
+<p>"Viens, mon enfant", lui dit-il.</p>
+
+<p>Et il l'emmena, appuyée à son bras.</p>
+
+<p>Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son
+bréviaire.</p>
+
+<p>Il lui montra Athénaïs, qu'il tenait par la main:</p>
+
+<p>"Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: "Vive le
+roi!" La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n'a point de
+gîte. Permettrez-vous qu'elle passe la nuit ici?"</p>
+
+<p>Le Père Longuemare ferma son bréviaire:</p>
+
+<p>"Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur, si cette
+jeune fille, qui est comme moi sous le coup d'un mandat d'arrêt, peut,
+pour son salut temporel, passer la nuit dans la même chambre que moi.</p>
+
+<p>--Oui, mon Père.</p>
+
+<p>--De quel droit m'y opposerais-je? et, pour me croire offensé de sa
+présence, suis-je sûr de valoir mieux qu'elle?"</p>
+
+<p>Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurant qu'il y
+dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas. Brotteaux s'étendit
+sur la paillasse et souffla la chandelle.</p>
+
+<p>Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises: il ne
+dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et de la
+fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se leva et
+envoya dans la mansarde un rayon d'argent qui éclaira la chevelure
+blonde, les cils d'or, le nez fin, la bouche ronde et rouge d'Athénaïs,
+dormant les poings fermés.</p>
+
+<p>"Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!"</p>
+
+<p>Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux était parti.
+Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s'instruisait, aux leçons de
+la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs; et toutefois il
+était dévoré de regrets et d'inquiétudes.</p>
+
+<p>En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête les solives
+d'un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur et tendit vers
+lui, pour le caresser, ses jolies petites mains sales.</p>
+
+<p>Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabré où le
+religieux avait passé la nuit.</p>
+
+<p>"Il est parti?... Il n'est pas allé me dénoncer, dites?</p>
+
+<p>--Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme que ce vieux
+fou."</p>
+
+<p>Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quand
+Brotteaux lui eut dit que c'était la religion, elle lui reprocha
+gravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religion étaient
+pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieu souvent, espérant
+qu'il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte
+miséricorde.</p>
+
+<p>Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, elle crut que
+c'était un livre de messe et dit:</p>
+
+<p>"Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieu vous
+récompensera de ce que vous avez fait pour moi."</p>
+
+<p>Brotteaux lui ayant dit que ce livre n'était pas un livre de messe, et
+qu'il avait été écrit avant que l'idée de messer se fût introduite dans
+le monde, elle pensa que c'était une <i>Clef des Songes</i>, et demanda s'il
+ne s'y trouvait pas l'explication d'un rêve extraordinaire qu'elle avait
+fait. Elle ne savait pas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que ces
+deux sortes d'ouvrages.</p>
+
+<p>Brotteaux lui répondit que ce livre n'expliquait que le songe de la vie.
+La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonça à la
+comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçait
+pour Brotteaux les cuvettes d'argent dont il usait autrefois. Puis elle
+arrangea ses cheveux devant le miroir à barbe de son hôte, avec un soin
+minutieux et grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elle
+prononçait quelques paroles, à longs intervalles.</p>
+
+<p>"Vous, vous avez été riche.</p>
+
+<p>--Qu'est-ce qui te le fait croire?</p>
+
+<p>--Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes un aristocrate,
+j'en suis sûre."</p>
+
+<p>Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dans une
+chapelle ronde d'ivoire, un morceau de sucre, du fil, des ciseaux, un
+briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait le choix de ce qui lui
+était nécessaire, elle se mit à raccommoder sa jupe, qui avait été
+déchirée en plusieurs endroits.</p>
+
+<p>"Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! lui dit
+Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore.</p>
+
+<p>--Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais ce sera pour
+l'amour de vous et non pour l'amour de la nation."</p>
+
+<p>Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupe à deux
+mains, elle fit la révérence comme elle l'avait appris au village et dit
+à Brotteaux:</p>
+
+<p>"Monsieur, je suis votre très humble servante."</p>
+
+<p>Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes les manières, mais
+elle trouvait convenable qu'il ne demandât rien et qu'elle n'offrît
+rien: il lui semblait que c'était gentil de se quitter de la sorte, et
+selon les bienséances.</p>
+
+<p>Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu'elle prît le
+coche de Palaiseau. C'était la moitié de sa fortune, et, bien qu'il fût
+connu pour ses prodigalités envers les femmes, il n'avait encore fait
+avec aucune un si égal partage de ses biens.</p>
+
+<p>Elle lui demanda son nom.</p>
+
+<p>"Je me nomme Maurice."</p>
+
+<p>Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde:</p>
+
+<p>"Adieu, Athénaïs."</p>
+
+<p>Elle l'embrassa.</p>
+
+<p>"Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moi Marthe: c'est
+le nom de mon baptême, le nom dont on m'appelait au village.... Adieu et
+merci.... Bien votre servante, monsieur Maurice."</p>
+
+<br>
+<h3>XV</h3>
+
+<p>Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger, juger
+sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées de faisceaux
+et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis, les
+juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs
+prédécesseurs royaux. L'accusateur public et ses substituts, épuisés de
+fatigue, brûlés d'insomnie et d'eau-de-vie, ne secouaient leur
+accablement que par un violent effort; et leur mauvaise santé les
+rendait tragiques. Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns
+instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents,
+hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de
+la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de
+brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient
+qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête
+mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait
+abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués
+soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des
+larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des
+sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient
+plus impétueusement les impulsions de leur c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait
+l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du
+souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés
+dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages
+forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui
+appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre
+les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues
+couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés.
+Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations
+indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des
+hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus
+souvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût accepté de
+se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre
+ces tâches épouvantables.</p>
+
+<p>Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le
+fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la
+certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes.
+Aux questions mortelles l'accusée répondit tantôt avec l'instinct de la
+conservation, tantôt avec sa hauteur accoutumée, et, une fois, grâce à
+l'infamie d'un de ses accusateurs, avec la majesté d'une mère. L'outrage
+et la calomnie seuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée
+d'effroi. Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles,
+attendait que tout cela fût fini pour jeter la tête de l'Autrichienne à
+l'Europe.</p>
+
+<p>Trois jours après l'exécution de Marie-Antoinette, Gamelin fut appelé
+auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trente pas du bureau
+militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit de sangle, dans la
+cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa tête livide creusait
+l'oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus, tournèrent leurs
+prunelles vitreuses du côté d'Évariste; sa main desséchée saisit la main
+de l'ami et la pressa avec une force inattendue. Il avait eu trois
+vomissements de sang en deux jours. Il essaya de parler; sa voix,
+d'abord voilée et faible comme un murmure, s'enfla, grossit:</p>
+
+<p>"Wattignies! Wattignies!... Jourdan a forcé l'ennemi dans son camp...
+débloqué Maubeuge.... Nous avons repris Marchiennes. Ça ira... ça
+ira...."</p>
+
+<p>Et il sourit.</p>
+
+<p>Ce n'étaient pas des songes de malade; c'était une vue claire de la
+réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaient les
+ténèbres éternelles. Désormais l'invasion semblait arrêtée: les
+généraux, terrorisés, s'apercevaient qu'ils n'avaient pas mieux à faire
+que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n'avaient point
+apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisition le donnait.
+Encore un effort, et la République serait sauvée.</p>
+
+<p>Après une demi-heure d'anéantissement, le visage de Fortuné Trubert,
+creusé par la mort, se ranima, ses mains se soulevèrent.</p>
+
+<p>Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu'il y eût dans la chambre,
+un petit secrétaire de noyer.</p>
+
+<p>Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un esprit lucide:</p>
+
+<p>"Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes: trois cent vingt
+livres dont tu trouveras le compte... dans ce cahier rouge.... Adieu,
+Gamelin. Ne t'endors pas. Veille à la défense de la République. Ça ira."</p>
+
+<p>L'ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit le mourant
+pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaient le drap.</p>
+
+<p>A minuit, il prononça des mots sans suite:</p>
+
+<p>"Encore du salpêtre.... Faites livrer les fusils.... La santé? très
+bonne.... Descendez ces cloches...."</p>
+
+<p>Il expira à 5 heures du matin.</p>
+
+<p>Par ordre de la section, son corps fut exposé dans la nef de la
+ci-devant église des Barnabites, au pied de l'autel de la Patrie, sur
+un lit de camp, le corps recouvert d'un drapeau tricolore et le front
+ceint d'une couronne de chêne.</p>
+
+<p>Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main, douze
+jeunes filles, traînant de longs voiles et portant des fleurs,
+entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaient
+chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l'un d'eux la fille de
+sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravité enfantine et sa beauté
+charmante, lui rappela ces génies de l'amour et de la mort, que les
+Romains sculptaient sur leurs sarcophages.</p>
+
+<p>Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts aux chants de <i>La
+Marseillaise</i> et du <i>Ça ira</i>.</p>
+
+<p>En mettant le baiser d'adieu sur le front de Fortuné Trubert, Évariste
+pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui se reposait, sa tâche
+accomplie.</p>
+
+<p>Rentré chez lui, il reçut avis qu'il était nommé membre du Conseil
+général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, il avait été élu
+sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de
+suffrages. On ne votait plus: les sections étaient désertes; riches et
+pauvres ne cherchaient qu'à se soustraire aux charges publiques. Les
+plus grands événements n'excitaient plus ni enthousiasme ni curiosité;
+on ne lisait plus les journaux, Évariste doutait si, sur les sept cent
+mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient
+encore l'âme républicaine.</p>
+
+<p>Ce jour-là, les Vingt et Un comparurent.</p>
+
+<p>Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de la République,
+vains, imprudents, ambitieux et légers, à la fois modérés et violents,
+faibles dans la terreur comme dans la clémence, prompts à déclarer la
+guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l'exemple qu'ils
+avaient donné, ils n'étaient pas moins la jeunesse éclatante de la
+Révolution; ils en avaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va
+les interroger avec une partialité savante; ce blême accusateur, qui,
+là, devant sa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces
+jurés, qui voudront tout à l'heure étouffer leur défense; ce public des
+tribunes, qui les couvre d'invectives et de huées, juge, jurés, peuple,
+ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents, leurs
+vertus. Mais ils ne se souviennent plus.</p>
+
+<p>Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle de Brissot.
+Il ne se rappelait plus, et, s'il restait dans sa mémoire quelque
+vestige de son antique admiration, c'était pour concevoir que ces
+monstres avaient séduit les meilleurs citoyens.</p>
+
+<p>En rentrant, après l'audience, dans sa maison, Gamelin entendit des cris
+déchirants. C'était la petite Joséphine que sa mère fouettait pour avoir
+joué sur la place avec des polissons et sali la belle robe blanche qu'on
+lui avait mise pour la pompe funèbre du citoyen Trubert.</p>
+
+<br>
+<h3>XVI</h3>
+
+<p>Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patrie des
+victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui; d'un
+accusé il fit son accusé.</p>
+
+<p>Depuis qu'il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans la foule
+des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteur d'Élodie, dont il
+s'était fait, dans son imagination laborieuse, une idée dont quelques
+traits étaient précis. Il le concevait jeune, beau, insolent, et se
+faisait une certitude qu'il avait émigré en Angleterre. Il crut le
+découvrir en un jeune émigré nommé Maubel, qui, de retour en France et
+dénoncé par son hôte, avait été arrêté dans une auberge de Passy et dont
+le parquet de Fouquier-Tinville instruisait l'affaire avec mille autres.
+On avait saisi sur lui des lettres que l'accusation considérait comme
+les preuves d'un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, mais
+qui n'étaient en fait que des lettres écrites à l'émigré par des
+banquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel, qui
+était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries. On
+trouvait dans son carnet trace de relations avec l'Espagne, alors en
+guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaient d'ordre intime,
+et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance de non-lieu, ce fut en
+vertu de ce principe que la justice ne doit jamais se hâter de relâcher
+un prisonnier.</p>
+
+<p>Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi par Maubel en
+chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeune ci-devant,
+qu'il se figurait conforme à celui qu'il attribuait à l'homme qui avait
+abusé de la confiance d'Élodie. Dès lors, enfermé pendant de longues
+heures dans le cabinet du greffier, il étudia le dossier avec ardeur.
+Ses soupçons s'accrurent étrangement quand il trouva dans un calepin
+déjà ancien de l'émigré l'adresse de l'<i>Amour peintre</i>, jointe, il est
+vrai, à celle du <i>Singe Vert</i>, du <i>Portrait de la</i> ci-devant <i>Dauphine</i>
+et de plusieurs autres magasins d'estampes et de tableaux. Mais, quand
+il eut appris qu'on avait recueilli dans ce même calepin quelques
+pétales d'un &oelig;illet rouge, recouverts avec soin d'un papier de soie,
+songeant que l'&oelig;illet rouge était la fleur préférée d'Élodie qui la
+cultivait sur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, la donnait (il le
+savait) en témoignage d'amour, Évariste ne douta plus.</p>
+
+<p>Alors, s'étant fait une certitude, il résolut d'interroger Élodie, en
+lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaient fait découvrir
+le criminel.</p>
+
+<p>Comme il montait l'escalier de sa maison, il sentit dès les paliers
+inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dans l'atelier Élodie,
+qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de la confiture de coings.
+Tandis que la vieille ménagère, allumant le fourneau, méditait en son
+esprit les moyens d'épargner le charbon et la cassonade sans nuire à la
+qualité de la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaise de paille,
+ceinte d'un tablier de toile bise, des fruits d'or plein son giron,
+pelait les coings et les jetait par quartiers dans une bassine de
+cuivre. Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches
+noires se tordaient sur son front moite; il émanait d'elle un charme
+domestique et une grâce familière qui inspiraient les douces pensées et
+la tranquille volupté.</p>
+
+<p>Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d'or fondu et
+dit:</p>
+
+<p>"Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez, tout
+l'hiver, d'une délicieuse gelée de coings qui vous affermira l'estomac
+et vous rendra le c&oelig;ur gai."</p>
+
+<p>Mais Gamelin, s'approchant d'elle, lui prononça ce nom à l'oreille:</p>
+
+<p>"Jacques Maubel...."</p>
+
+<p>A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge par la
+porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels il avait
+remis des talons, la note de ses ressemelages.</p>
+
+<p>De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage du nouveau
+calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clair dans ses
+comptes, se perdait dans les fructidor et les vendémiaire.</p>
+
+<p>Elle soupira:</p>
+
+<p>"Jésus! ils veulent tout changer, les jours, les mois, les saisons, le
+soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot, qu'est-ce que c'est
+que cette paire de galoches du 8 vendémiaire?</p>
+
+<p>--Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vous rendre
+compte."</p>
+
+<p>Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt:</p>
+
+<p>"Il n'a pas l'air chrétien! fit-elle, épouvantée.</p>
+
+<p>--Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nous n'avons plus
+que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va
+falloir changer notre manière de compter. Il n'y aura plus de liards ni
+de deniers, tout sera réglé sur l'eau distillée."</p>
+
+<p>A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, leva les
+yeux au plafond et soupira:</p>
+
+<p>"Ils en font trop!"</p>
+
+<p>Et, tandis qu'elle se lamentait, semblable aux saintes femmes des
+calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans la braise,
+remplissait l'atelier d'une vapeur infecte qui, jointe à l'odeur
+entêtante des coings, rendait l'air irrespirable.</p>
+
+<p>Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu'on ouvrît la
+fenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que la
+citoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nom à
+l'oreille de la citoyenne Blaise:</p>
+
+<p>"Jacques Maubel."</p>
+
+<p>Elle le regarda avec un peu de surprise, et, très tranquillement, sans
+cesser de couper un coing en quartiers:</p>
+
+<p>"Et bien?... Jacques Maubel?...</p>
+
+<p>--C'est lui!</p>
+
+<p>--Qui? lui?</p>
+
+<p>--Tu lui as donné un &oelig;illet rouge."</p>
+
+<p>Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu'il s'expliquât.</p>
+
+<p>"Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!..."</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoir jamais
+connu un Jacques Maubel.</p>
+
+<p>Et vraiment elle n'en avait jamais connu.</p>
+
+<p>Elle nia avoir jamais donné d'&oelig;illets rouges à personne qu'à Évariste;
+mais peut-être, sur ce point, n'avait-elle pas très bonne mémoire.</p>
+
+<p>Il connaissait mal les femmes, et n'avait pas pénétré bien profondément
+le caractère d'Élodie; pourtant il la pensait très capable de feindre et
+de tromper un plus habile que lui.</p>
+
+<p>"Pourquoi nier? dit-il. Je sais."</p>
+
+<p>Elle affirma de nouveau n'avoir connu aucun Maubel. Et, ayant fini de
+peler ses coings, elle demanda de l'eau parce que ses doigts poissaient.</p>
+
+<p>Gamelin lui apporta une cuvette.</p>
+
+<p>Et, en se lavant les mains, elle renouvela ses dénégations.</p>
+
+<p>Il répéta encore qu'il savait, et, cette fois, elle garda le silence.</p>
+
+<p>Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et était à mille
+lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n'avait jamais entendu
+parler, dût comparaître devant le Tribunal révolutionnaire; elle ne
+comprenait rien aux soupçons dont on l'obsédait, mais elle les savait
+mal fondés. C'est pourquoi, n'ayant guère d'espoir de les dissiper, elle
+n'en avait guère envie non plus. Elle cessa de se défendre d'avoir connu
+un Maubel, préférant laisser le jaloux s'égarer sur une fausse piste,
+quand, d'un moment à l'autre, le moindre incident pouvait le mettre sur
+la véritable voie. Son petit clerc d'autrefois, devenu un joli dragon
+patriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate. Quand
+il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d'un &oelig;il qui
+semblait dire: "Allons! la belle; je sens bien que je vais vous
+pardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vous rendre
+mon estime." Elle ne fit donc plus effort pour guérir ce qu'elle
+appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la conviction que Jacques
+Maubel était le corrupteur d'Élodie.</p>
+
+<p>Les jours qui suivirent, le Tribunal s'occupa sans relâche d'anéantir le
+fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé de dévorer la liberté.
+Ce furent des jours chargés; et les jurés, épuisés de fatigue,
+expédièrent le plus rapidement possible la femme Roland, inspiratrice ou
+complice des crimes de la faction brissotine.</p>
+
+<p>Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presser l'affaire
+Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux: il obtint qu'un
+commissaire les irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin.</p>
+
+<p>Le substitut de l'accusateur public les lut, fit la grimace et dit à
+Évariste:</p>
+
+<p>"Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n'y a rien là-dedans! des
+fadaises!... S'il était seulement certain que ce ci-devant comte de
+Maubel a émigré!..."</p>
+
+<p>Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acte d'accusation et
+fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le 19 brumaire.</p>
+
+<p>Dès l'ouverture de l'audience, le président montra le visage sombre et
+terrible qu'il avait soin de prendre pour conduire les affaires mal
+instruites. Le substitut de l'accusateur se caressait le menton des
+barbes de sa plume et affectait la sérénité d'une conscience pure. Le
+greffier lut l'acte d'accusation: on n'en avait pas encore entendu de si
+creux.</p>
+
+<p>Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas eu connaissance des
+lois rendues contre les émigrés.</p>
+
+<p>"Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j'ai quitté la
+France muni de passeports en règle."</p>
+
+<p>Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour en France
+il s'expliqua d'une manière satisfaisante. Sa figure était agréable,
+avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Les femmes des
+tribunes le regardaient d'un &oelig;il favorable. L'accusation prétendait
+qu'il avait fait un séjour en Espagne dans le moment où déjà cette
+nation était en guerre avec la France; il affirma n'avoir pas quitté
+Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur. Parmi les papiers
+qu'il avait jetés dans sa cheminée, lors de son arrestation, et dont on
+n'avait retrouvé que des bribes, on lisait des mots espagnols et le nom
+de "Nieves".</p>
+
+<p>Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications qui lui
+étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l'intérêt de
+l'accusé était de s'expliquer, il répondit qu'on ne doit pas toujours
+suivre son intérêt.</p>
+
+<p>Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d'un crime: par trois fois
+il pressa le président de demander à l'accusé s'il pouvait s'expliquer
+sur l'&oelig;illet dont il gardait si précieusement dans son portefeuille les
+pétales desséchés.</p>
+
+<p>Maubel répondit qu'il ne se croyait pas obligé de répondre à une
+question qui n'intéressait pas la justice, puisqu'on n'avait pas trouvé
+de billet caché dans cette fleur.</p>
+
+<p>Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablement prévenu
+en faveur de ce jeune homme dont l'affaire, obscure, semblait surtout
+cacher des mystères amoureux. Cette fois, les bons, les purs eux-mêmes
+eussent volontiers acquitté. L'un d'eux, un ci-devant, qui avait donné
+des gages à la Révolution, dit:</p>
+
+<p>"Est-ce sa naissance qu'on lui reproche? Moi aussi, j'ai eu le malheur
+de naître dans l'aristocratie.</p>
+
+<p>--Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y est resté."</p>
+
+<p>Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cet
+émissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delà les
+monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté, il demanda
+si ardemment la condamnation du traître, qu'il réveilla l'humeur
+toujours inquiète, la vieille sévérité des jurés patriotes.</p>
+
+<p>L'un d'eux, cyniquement, lui dit:</p>
+
+<p>"Il est des services qu'on ne peut se refuser entre collègues."</p>
+
+<p>Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité.</p>
+
+<p>Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillité souriante. Ses
+regards, qu'il promenait paisiblement sur la salle, exprimèrent, en
+rencontrant le visage de Gamelin, un indicible mépris.</p>
+
+<p>Personne n'applaudit la sentence.</p>
+
+<p>Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettre en
+attendant l'exécution qui devait se faire le soir même, aux flambeaux:</p>
+
+<blockquote>
+ <i>Ma chère s&oelig;ur, le Tribunal m'envoie à l'échafaud, me donnant la
+ seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves
+ adorée. Ils m'ont pris le seul bien qui me restait d'elle, une
+ fleur de grenadier, qu'ils appelaient, je ne sais pourquoi, un
+ &oelig;illet.</i>
+
+<p> <i>J'aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j'ai
+ recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en
+ lieu sûr et qu'on te remettra dès qu'il sera possible. Je te
+ prie, chère s&oelig;ur, de les garder en mémoire de moi.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu'il plia, et
+écrivit la suscription:</p>
+
+<blockquote>
+<p><i>A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel.</i></p>
+
+<p><i>La Réole.</i></p>
+</blockquote>
+
+
+<p>Il donna tout ce qu'il avait d'argent sur lui au porte-clefs, en le
+priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et
+but à petits coups en attendant la charrette....</p>
+
+<p>Après souper, Gamelin courut à l'<i>Amour peintre</i> et bondit dans la
+chambre bleue où chaque nuit l'attendait Élodie.</p>
+
+<p>"Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n'est plus. La charrette qui
+le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de
+flambeaux."</p>
+
+<p>Elle comprit:</p>
+
+<p>"Misérable! C'est toi qui l'as tué, et ce n'était pas mon amant. Je ne
+le connaissais pas... je ne l'ai jamais vu.... Quel homme était-ce? Il
+était jeune, aimable..., innocent. Et tu l'as tué, misérable!
+misérable!"</p>
+
+<p>Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se
+sentait inondée en même temps d'horreur et de volupté. Elle se ranima à
+demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge
+se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa
+dans ses bras à l'étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui
+donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd, le plus
+long, le plus douloureux et le plus délicieux des baisers.</p>
+
+<p>Elle l'aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissait terrible,
+cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus
+elle avait faim et soif de lui.</p>
+
+<br>
+<h3>XVII</h3>
+
+<p>Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui
+fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel,
+délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se
+firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle
+capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui
+fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point
+d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée.</p>
+
+<p>De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de
+s'asseoir et se mit tout à leur service.</p>
+
+<p>Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant
+près du Pont-Neuf.</p>
+
+<p>"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter."</p>
+
+<p>Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale.</p>
+
+<p>Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il
+ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi
+désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du
+Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité
+du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom
+autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne
+tarderait pas à le découvrir.</p>
+
+<p>"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance
+par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise
+au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris
+connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les
+dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne
+sait à qui entendre.</p>
+
+<p>--Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au
+Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations
+par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup
+d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage.</p>
+
+<p>--Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme
+galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom
+d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au
+service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui
+concerne l'individu des Ilettes."</p>
+
+<p>Il tira la lettre de sa poche.</p>
+
+<p>"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention
+qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme
+d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement
+nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage:</p>
+
+<blockquote>
+ <i>Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf,
+ un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est
+ réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du
+ jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel
+ de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel
+ durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de
+ la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous
+ savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la
+ guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des
+ petites gens et des femmes du peuple, encore profondément
+ attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que
+ cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France
+ entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit
+ plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain,
+ ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais,
+ etc...." Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame
+ Royale et se fasse nommer protecteur du royaume.</i>
+
+<p> <i>Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les
+ sommes qui me sont dues, c'est-à-dire mille livres sterling, par
+ la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien
+ d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison,
+ etc., etc.</i></p>
+</blockquote>
+
+<p>--Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà
+un indice précieux... bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de
+ce genre dans la section.</p>
+
+<p>--Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une
+poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre
+scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à
+craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son
+âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate.</p>
+
+<p>--Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des
+cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant
+dans des sacs.</p>
+
+<p>--Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne
+sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile,
+qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la
+journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des
+constructions.... En usez-vous?..."</p>
+
+<p>Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués.</p>
+
+<p>"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de
+longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce
+matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin
+blanc."</p>
+
+<p>Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la
+place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement
+l'individu des Ilettes.</p>
+
+<p>Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la
+section.</p>
+
+<p>"Avez-vous vu jouer <i>Le Jugement dernier des Rois</i>? demanda Delourmel à
+ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les
+rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui
+les engloutit. C'est un ouvrage patriotique."</p>
+
+<p>Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture,
+brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait
+par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée.</p>
+
+<p>"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il.</p>
+
+<p>La vieille répondit elle-même:</p>
+
+<p>"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires,
+croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte
+Véronique, <i>Ecce homo</i>, <i>Agnus Dei</i>, cors et bagues de saint Hubert, et
+tous objets de dévotion.</p>
+
+<p>--C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel.</p>
+
+<p>Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui
+répondait à toutes les questions:</p>
+
+<p>"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion."</p>
+
+<p>Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui
+passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme
+étonnée.</p>
+
+<p>Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au
+Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la
+section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à
+l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement,
+et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire.</p>
+
+<p>En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le
+commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de
+la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre
+le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la
+citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond
+de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de
+sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le
+chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite
+Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se
+répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une
+voix irritée:</p>
+
+<p>"Misérable! je te défends de battre mon chien.</p>
+
+<p>--Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de...."</p>
+
+<p>Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête.</p>
+
+<p>Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des
+délégués, il courut à lui et lui dit:</p>
+
+<p>"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de
+m'assassiner."</p>
+
+<p>Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions,
+étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant
+au portier et au menuisier:</p>
+
+<p>"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un
+suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des
+Ilettes, fabricant de polichinelles."</p>
+
+<p>Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de
+Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis
+au délateur.</p>
+
+<p>Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du
+portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits
+polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis
+montèrent par l'échelle de meunier.</p>
+
+<p>Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père
+Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars,
+et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et
+l'harmonie.</p>
+
+<p>Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses
+membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait
+impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer
+un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où
+venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux
+femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et
+ses trois chemises.</p>
+
+<p>"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai
+pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici."</p>
+
+<p>Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut
+mis avec Brotteaux en état d'arrestation.</p>
+
+<p>Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne
+Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la
+vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine,
+dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait
+caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux
+emplissait la place de Thionville.</p>
+
+<p>Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne
+qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un
+panier plein d'&oelig;ufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un
+linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur
+un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des
+magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle
+demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et
+lui dit doucement:</p>
+
+<p>"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible.... Mais vous ne le
+connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu."</p>
+
+<p>Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer.
+Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus
+obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se
+vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue
+Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout
+entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria:</p>
+
+<p>"Vive le roi! vive le roi!"</p>
+
+<br>
+<h3>XVIII</h3>
+
+<p>La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour
+l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle
+eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait
+arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son
+humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en
+avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.</p>
+
+<p>Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au
+moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore
+son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il
+accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour
+n'avoir pas à le juger.</p>
+
+<p>La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle;
+elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts
+tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa
+religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au
+coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur
+Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et,
+l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt.</p>
+
+<p>Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons
+obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la
+citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la
+porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la
+faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou
+vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick
+vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la
+taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux
+châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de
+l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de
+lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et
+silencieux.</p>
+
+<p>Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite:</p>
+
+<p>"Tu ne reconnais pas ta fille?..."</p>
+
+<p>La vieille dame joignit les mains:</p>
+
+<p>"Julie!... C'est toi.... Est-il Dieu possible!...</p>
+
+<p>--Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman."</p>
+
+<p>La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme
+sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude:</p>
+
+<p>"Toi, à Paris!...</p>
+
+<p>--Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!... Moi, on ne me reconnaîtra
+pas dans cet habit."</p>
+
+<p>En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas
+différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient
+les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage,
+fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les
+soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince,
+avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa
+voix claire eût pu la trahir.</p>
+
+<p>Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait
+volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon,
+elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme
+Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.</p>
+
+<p>Puis, le verre encore sur ses lèvres:</p>
+
+<p>"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler."</p>
+
+<p>La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.</p>
+
+<p>"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au
+Luxembourg."</p>
+
+<p>Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et
+officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était
+ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où
+il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait
+plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait
+que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le
+malheur.</p>
+
+<p>Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans
+les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables
+des tavernes, à Piccadilly.</p>
+
+<p>Sa mère ne répondait point et la regardait d'un &oelig;il morne.</p>
+
+<p>"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie
+Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné.</p>
+
+<p>--Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton
+frère.</p>
+
+<p>--Comment? que dis-tu, ma mère?</p>
+
+<p>--Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur
+de Chassagne.</p>
+
+<p>--Maman, il le faut bien, pourtant!</p>
+
+<p>--Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de
+t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels
+noms il lui donnait.</p>
+
+<p>--Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant,
+en haussant les épaules.</p>
+
+<p>--Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de
+ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a
+soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu
+le connais: il ne vous pardonne pas.</p>
+
+<p>--Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée... à Londres...."</p>
+
+<p>La pauvre mère leva les yeux et les bras:</p>
+
+<p>"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste
+le traite comme un ennemi.</p>
+
+<p>--Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire
+auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les
+démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?...
+Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait!</p>
+
+<p>--Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui
+demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de
+Chassagne.... Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et,
+sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre... mais il est
+juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande
+rien, Julie.</p>
+
+<p>--Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid,
+insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la
+vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les
+trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et
+sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et
+moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce
+que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me
+souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un
+hypocrite.</p>
+
+<p>--Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je
+t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes
+une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai
+aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais
+ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin
+de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton
+état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que
+serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim.</p>
+
+<p>--Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de
+soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée
+par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne
+action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de
+prendre soin de toi. Lui! t'aimer?... Est-ce qu'il est capable d'aimer
+quelqu'un? Il n'a ni c&oelig;ur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour
+peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne."</p>
+
+<p>Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait
+telles qu'elle les avait quittées.</p>
+
+<p>"La voilà, son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son
+Oreste, son Oreste, l'&oelig;il bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un
+empalé, c'est lui tout entier.... Enfin, maman, tu ne comprends donc
+rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les
+jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront
+mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me
+le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons
+été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je
+n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai
+été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez
+un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer
+notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y
+accomplir une mission importante.... Nous avons consenti; nous aurions
+accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et
+donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé
+les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné.
+Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions
+affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou
+emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie
+de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait
+sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse
+et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze
+jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de
+Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et
+lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné
+autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande
+à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous,
+le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire
+arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de
+quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les
+gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu
+conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu
+l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une
+marche de l'église.... On l'a conduit, ce matin...."</p>
+
+<p>Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient.</p>
+
+<p>Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa
+mère:</p>
+
+<p>"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman,
+aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!"</p>
+
+<p>Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire
+reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les
+mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.</p>
+
+<p>"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin.</p>
+
+<p>Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune
+femme.</p>
+
+<p>Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère
+cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le
+regard de ces yeux noyés de pleurs.</p>
+
+<p>"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se
+laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne
+l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il
+n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les
+comprends pas."</p>
+
+<p>Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie:</p>
+
+<p>"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à
+t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier
+mouvement.... Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est
+sévère sur tout ce qui touche aux m&oelig;urs, aux convenances. Moi-même, j'ai
+été un peu surprise de voir ma Julie en garçon.</p>
+
+<p>--Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu
+ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier,
+pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un
+certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille
+et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que
+ce travestissement est plus scabreux que le mien.</p>
+
+<p>--Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de
+cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour
+moi. Je parlerai à Évariste, je dirai...."</p>
+
+<p>Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait,
+mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir.</p>
+
+<p>"Il est bon. Il fera pour moi... pour toi ce que je lui demanderai."</p>
+
+<p>Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la
+tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet
+à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait
+venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se
+taisait, les pas, les roues, le ciel.</p>
+
+<p>Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée,
+elle entendit son fils qui montait l'escalier.</p>
+
+<p>"Évariste!... dit-elle. Cache-toi."</p>
+
+<p>Et elle poussa sa fille dans sa chambre.</p>
+
+<p>"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?"</p>
+
+<p>Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu
+contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis
+quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une
+couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce
+sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées,
+prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait
+lourde et paresseuse.</p>
+
+<p>Il fredonna le <i>Ça ira</i>.</p>
+
+<p>"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le c&oelig;ur gai.</p>
+
+<p>--Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La
+Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les
+lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République
+triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des
+conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que
+les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle
+foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?"</p>
+
+<p>La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus
+ses lunettes.</p>
+
+<p>"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu
+lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au
+ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait
+données. Je lui ai fait de la tisane.... Desmahis est venu te voir; il a
+regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta
+composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes
+esquisses et les a admirées.</p>
+
+<p>--Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le
+peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter;
+mais il y a là une tête digne de David."</p>
+
+<p>Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.</p>
+
+<p>"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras
+eux-mêmes fussent des palmes.</p>
+
+<p>--Évariste!</p>
+
+<p>--Maman?...</p>
+
+<p>--J'ai reçu des nouvelles... devine de qui....</p>
+
+<p>--Je ne sais pas....</p>
+
+<p>--De Julie... de ta s&oelig;ur.... Elle n'est pas heureuse.</p>
+
+<p>--Ce serait un scandale qu'elle le fût.</p>
+
+<p>--Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta s&oelig;ur. Julie n'est pas
+mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle
+t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie
+laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien
+n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.</p>
+
+<p>--Elle vous a écrit?</p>
+
+<p>--Non.</p>
+
+<p>--Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?</p>
+
+<p>--Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est...."</p>
+
+<p>Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible:</p>
+
+<p>"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en
+France.... Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par
+moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à
+Paris.... Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi....</p>
+
+<p>--Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?...</p>
+
+<p>--Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma s&oelig;ur Julie est dans cette
+chambre... (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite
+la dénoncer au Comité de vigilance de la section."</p>
+
+<p>La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses
+mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible
+murmure:</p>
+
+<p>"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un
+monstre...."</p>
+
+<p>Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut
+chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du
+néant.</p>
+
+<br>
+<h3>XIX</h3>
+
+<p>Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaient interrogés à
+la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où
+le portier refusa de le recevoir, alléguant qu'il n'avait plus de place.
+Le vieux traitant fut mené ensuite à la Conciergerie et introduit au
+greffe, pièce assez petite, partagée en deux par une cloison vitrée.
+Pendant que le greffier inscrivait son nom sur les registres d'écrou,
+Brotteaux vit à travers les carreaux deux hommes qui, chacun sur un
+mauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et, l'&oelig;il fixe,
+semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteilles, des restes de
+pain et de viande couvraient le sol autour d'eux. C'étaient des
+condamnés à mort qui attendaient la charrette.</p>
+
+<p>Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à la lueur d'une
+lanterne, il entrevit deux figures étendues, l'une farouche, mutilée,
+hideuse, l'autre gracieuse et douce. Ces deux prisonniers lui offrirent
+un peu de leur paille pourrie et pleine de vermine, pour qu'il ne
+couchât pas sur la terre souillée d'excréments. Brotteaux se laissa
+choir sur un banc, dans l'ombre puante, et demeura la tête contre le
+mur, muet, immobile. Sa douleur était telle qu'il se serait brisé la
+tête contre le mur, s'il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer.
+Ses yeux se voilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence,
+envahit ses oreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant
+délicieux. Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie,
+clarté sereine, parfum, douceur. Puis il cessa d'être.</p>
+
+<p>Quand il revint à lui, la première pensée qui s'empara de son esprit fut
+de regretter son évanouissement et, philosophe jusque dans la stupeur du
+désespoir, il songea qu'il lui avait fallu descendre dans un cul de
+basse-fosse, en attendant la guillotine, pour éprouver la sensation de
+volupté la plus vive que ses sens eussent jamais goûtée. Il s'essayait à
+perdre de nouveau le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au
+contraire, il sentait l'air infect du cachot apporter à ses poumons,
+avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère.</p>
+
+<p>Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle
+injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur
+curiosité; mais, quand ils apprirent qu'il était ce que l'on appelait
+"un politique", un de ceux dont le crime léger était de parole ou de
+pensée, ils n'éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits
+reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité: le plus vieux
+était un assassin, l'autre avait fabriqué de faux assignats. Ils
+s'accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques
+satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu'au-dessus de sa
+tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies
+marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de
+mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son
+désespoir.</p>
+
+<p>La nuit vint, inaperçue dans l'ombre et le silence du cachot, mais
+lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos
+contre la muraille, Brotteaux s'assoupit. Et il se vit assis au pied
+d'un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleil couchant
+couvrait la rivière de flammes liquides et le bord des nuées était teint
+de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévorait et il
+buvait avidement, à même sa cruche, une eau qui augmentait son mal.</p>
+
+<p>Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit à Brotteaux de le
+mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu'il aurait de la place, ce
+qui ne tarderait guère. En effet, le surlendemain, il invita le vieux
+traitant à sortir de son cachot. A chaque marche qu'il montait,
+Brotteaux sentait rentrer en lui la force et la vie, et quand sur le
+carreau rouge d'une chambre il vit se dresser un lit de sangle recouvert
+d'une méchante couverture de laine, il pleura de joie. Le lit doré où se
+becquetaient des colombes, qu'il avait jadis fait faire pour la plus
+jolie des danseuses de l'Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni
+promis de telles délices.</p>
+
+<p>Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, qui en
+contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. La compagnie
+qui habitait là, composée d'ex-nobles, de marchands, de banquiers,
+d'artisans, ne déplut pas au vieux publicain, qui s'accommodait de
+toutes sortes de personnes. Il observa que ces hommes, privés comme lui
+de tout plaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient
+de la gaieté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer
+les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la
+légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement
+leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les
+plus intelligents d'entre eux étaient profondément tristes. Il s'aperçut
+bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l'eau-de-vie
+une gaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un
+peu fou. Ils n'avaient pas tous du courage; mais tous en montraient.
+Brotteaux n'en était pas surpris: il savait que les hommes avouent
+volontiers la cruauté, la colère, l'avarice même, mais jamais la
+lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans
+une société polie, en un danger mortel. C'est pourquoi, songeait-il,
+tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont
+composées que de braves.</p>
+
+<p>Plus encore que le vin et l'eau-de-vie, le bruit des armes et des clefs,
+le grincement des serrures, l'appel des sentinelles, le trépignement des
+citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur
+inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se
+coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre.</p>
+
+<p>Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand il apprit, par
+le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait sur la paille
+pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et les assassins. Il le fit
+recevoir à la pistole, dans la chambre qu'il habitait et où un lit était
+devenu vacant. S'étant engagé à payer pour le religieux, le vieux
+publicain, qui n'avait pas sur lui un grand trésor, s'ingénia à faire
+des portraits à un écu l'un. Il se procura, par l'intermédiaire d'un
+geôlier, de petits cadres noirs pour y mettre de menus travaux en
+cheveux qu'il exécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furent très
+recherchés dans une réunion d'hommes qui songeaient à laisser des
+souvenirs.</p>
+
+<p>Le Père Longuemare tenait haut son c&oelig;ur et son esprit. En attendant
+d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, il préparait sa
+défense. Ne séparant point sa cause de celle de l'Église, il se
+promettait d'exposer à ses juges les désordres et les scandales causés à
+l'Épouse de Jésus-Christ par la constitution civile du clergé; il
+entreprenait de peindre la fille aînée de l'Église faisant au pape une
+guerre sacrilège, le clergé français dépouillé, violenté, odieusement
+soumis à des laïques; les réguliers, véritable milice du Christ, spoliés
+et dispersés. Il citait saint Grégoire le Grand et saint Irénée,
+produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes
+entiers des décrétales.</p>
+
+<p>Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de son lit,
+trempant des tronçons de plumes usées jusqu'aux barbes dans l'encre,
+dans la suie, dans le marc de café, couvrant d'une illisible écriture
+papiers à chandelle, papiers d'emballage, journaux, gardes de livres,
+vieilles lettres, vieilles factures, cartes à jouer, et songeant à y
+employer sa chemise après l'avoir passée à l'amidon. Il entassait
+feuille sur feuille, et, montrant l'indéchiffrable barbouillage, il
+disait:</p>
+
+<p>"Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai de lumière."</p>
+
+<p>Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sans cesse accrue
+et pensant à ces magistrats qu'il brûlait de confondre, il s'écria:</p>
+
+<p>"Je ne voudrais pas être à leur place!"</p>
+
+<p>Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaient ou
+royalistes ou fédéralistes; il s'y trouvait même un jacobin; ils
+différaient entre eux d'opinion sur la manière de conduire les affaires
+de l'État, mais aucun d'eux ne gardait le moindre reste de croyances
+chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, les girondins
+trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmes et
+excellent pour le peuple. Les jacobins installaient à la place de
+Jéhovah un dieu jacobin, pour faire descendre de plus haut le
+jacobinisme sur le monde; mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les
+uns ni les autres qu'on fût assez absurde pour croire à aucune religion
+révélée, voyant que le Père Longuemare ne manquait pas d'esprit, ils le
+prenaient pour un fourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre,
+il confessait sa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de
+sincérité, plus il semblait un imposteur.</p>
+
+<p>En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi du religieux;
+Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu'une partie de ce qu'il
+disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pas paraître
+affectées, et ne contentaient personne entièrement. Il parlait de
+Jean-Jacques comme d'un plat coquin. Par contre, il mettait Voltaire au
+rang des hommes divins, sans toutefois l'égaler à l'aimable Helvétius, à
+Diderot, au baron d'Holbach. A son sens, le plus grand génie du siècle
+était Boulanger. Il estimait beaucoup aussi l'astronome Lalande et
+Dupuis, auteur d'un <i>Mémoire sur l'origine des constellations</i>. Les
+hommes d'esprit de la chambrée faisaient au pauvre barnabite mille
+plaisanteries dont il ne s'apercevait jamais: sa candeur déjouait tous
+les pièges.</p>
+
+<p>Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de
+l'oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au
+trictrac. Il n'était permis d'avoir aucun instrument de musique. Après
+souper, on chantait, on récitait des vers. <i>La Pucelle</i> de Voltaire
+mettait un peu de gaîeté au c&oelig;ur de ces malheureux, qui ne se lassaient
+pas d'en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la
+pensée affreuse plantée au milieu de leur c&oelig;ur, ils essayaient parfois
+d'en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de
+s'endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient
+distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les
+juges et l'accusateur; d'autres, les accusés ou les témoins, d'autres le
+bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par
+l'exécution des condamnés, qu'on étendait sur un lit, le cou sous une
+planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus
+agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres.
+Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne,
+bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné,
+tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant
+qu'il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour
+avoir fait du créateur de l'univers un être envieux, sot et méchant, un
+ennemi de la joie et de l'amour.</p>
+
+<p>"Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné, vieux bonze,
+que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans la pénitence et
+s'abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard,
+assieds-toi sur des clous et mange des coquilles d'&oelig;ufs pour
+l'éternité!"</p>
+
+<p>Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans ce discours, le
+philosophe perçait sous le diable et que le moindre démon de l'enfer eût
+dit moins de sottises, étant un peu frotté de théologie et certes moins
+ignorant qu'un encyclopédiste.</p>
+
+<p>Mais, quand l'avocat girondin l'appelait capucin, il se fâchait tout
+rouge et disait qu'un homme incapable de distinguer un barnabite d'un
+franciscain ne saurait pas voir une mouche dans du lait.</p>
+
+<p>Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comités
+remplissaient sans relâche: en trois mois la chambre des dix-huit fut à
+moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin. L'avocat
+Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, fut condamné à mort
+comme fédéraliste et pour avoir conspiré contre l'unité de la
+République. Au sortir du Tribunal, il repassa, comme tous les autres
+condamnés, par un corridor qui traversait la prison et donnait sur la
+chambre qu'il avait animée trois mois de sa gaieté. En faisant ses
+adieux à ses compagnons, il garda le ton léger et l'air joyeux qui lui
+étaient habituels.</p>
+
+<p>"Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vous avoir tiré
+par les pieds dans votre lit. Je n'y reviendrai plus."</p>
+
+<p>Et, se tournant vers le vieux Brotteaux:</p>
+
+<p>"Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à la nature
+les éléments qui me composent, en souhaitant qu'elle en fasse, à
+l'avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaître qu'elle m'avait
+fort mal réussi."</p>
+
+<p>Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le Père
+Longuemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif de voir
+l'impie rire au bord de l'abîme.</p>
+
+<p>Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui était voluptueux,
+descendit plusieurs fois par jour dans la cour qui donnait sur le
+quartier des femmes, près de la fontaine où les captives venaient, le
+matin, laver leur linge. Une grille séparait les deux quartiers; mais
+les barreaux n'en étaient pas assez rapprochés pour empêcher les mains
+de se joindre et les bouches de s'unir. Sous la nuit indulgente, des
+couples s'y pressaient. Alors Brotteaux, discrètement se réfugiait dans
+l'escalier et, assis sur une marche, tirait de la poche de sa redingote
+puce son petit Lucrèce, et lisait, à la lueur d'une lanterne, quelques
+maximes sévèrement consolatrices: "<i>Sic ubi non erimus</i>.... Quand nous
+aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le
+ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...." Mais, tout en
+jouissant de sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette
+folie qui lui cachait l'univers.</p>
+
+<p>La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, les geôliers
+ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient de cachot en
+cachot, portant des actes d'accusation, hurlant des noms qu'ils
+estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingt victimes
+désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors, pleins
+d'ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans une plainte, vingt,
+trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents, et si
+divers de condition, de caractère, de sentiment, qu'on se demandait
+s'ils n'avaient pas été tirés au sort.</p>
+
+<p>Et l'on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, on faisait des
+projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à la grille. La société,
+presque entièrement renouvelée, était maintenant composée en grande
+partie d'"exagérés" et d'"enragés". Toutefois la chambre des dix-huit
+lits demeurait encore le séjour de l'élégance et du bon ton: hors deux
+détenus qu'on y avait mis, récemment transférés du Luxembourg à la
+Conciergerie, et qu'on suspectait d'être des "moutons", c'est-à-dire des
+espions, les citoyens Navette et Bellier, il ne s'y trouvait que
+d'honnêtes gens, qui se témoignaient une confiance réciproque. On y
+célébrait, la coupe à la main, les victoires de la République. Il s'y
+rencontrait plusieurs poètes, comme il s'en voit dans toute réunion
+d'hommes oisifs. Les plus habiles d'entre eux composaient des odes sur
+les triomphes de l'armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ils
+étaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement les
+vainqueurs et leurs chantres.</p>
+
+<p>"C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il un jour, que
+de célébrer les militaires. La guerre n'est point un art, et le hasard
+décide seul du sort des batailles. De deux généraux en présence, tous
+deux stupides, il faut nécessairement que l'un d'eux soit victorieux.
+Attendez-vous à ce qu'un jour un de ces porteurs d'épée que vous
+divinisez vous avale tous comme la grue de la fable avale les
+grenouilles. C'est alors qu'il sera vraiment dieu! Car les dieux se
+connaissent à l'appétit."</p>
+
+<p>Brotteaux n'avait jamais été touché par la gloire des armes. Il ne se
+réjouissait nullement des triomphes de la République, qu'il avait
+prévus. Il n'aimait point le nouveau régime qu'affermissait la victoire.
+Il était mécontent. On l'eût été à moins.</p>
+
+<p>Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûreté générale
+feraient des perquisitions chez les détenus, qu'on saisirait assignats,
+objets d'or et d'argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherches
+avaient été faites au Luxembourg et qu'on avait enlevé lettres, papiers,
+livres.</p>
+
+<p>Chacun alors s'ingénia à trouver quelque cachette où mettre ce qu'il
+avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, par brassées, sa
+défense dans une gouttière. Brotteaux coula son Lucrèce dans les
+cendres de la cheminée.</p>
+
+<p>Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores, vinrent
+opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu'on avait jugé
+convenable de leur laisser. Après leur départ, le Père Longuemare courut
+à sa gouttière et recueillit de sa défense ce que l'eau et le vent en
+avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce tout noir de
+suie.</p>
+
+<p>"Jouissons de l'heure présente, songea-t-il, car j'augure à certains
+signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré."</p>
+
+<p>Par une douce nuit de prairial, tandis qu'au-dessus du préau la lune
+montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d'argent, le vieux traitant
+qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l'escalier de pierre,
+entendit une voix l'appeler, une voix de femme, une voix délicieuse,
+qu'il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la
+grille une forme qu'il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui
+rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes
+qu'il avait aimées. Le ciel la baignait d'azur et d'argent. Brotteaux
+reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin.</p>
+
+<p>"Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voir m'est cruelle. Depuis
+quand et pourquoi êtes-vous ici?</p>
+
+<p>--Depuis hier."</p>
+
+<p>Et elle ajouta très bas:</p>
+
+<p>"J'ai été dénoncée comme royaliste. On m'accuse d'avoir conspiré pour
+délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j'ai tout de suite cherché
+à vous voir. Écoutez-moi, mon ami... car vous voulez bien que je vous
+donne ce nom?... Je connais des gens en place; j'ai, je le sais, des
+sympathies jusque dans le Comité de salut public. Je ferai agir mes
+amis: ils me délivreront, et je vous délivrerai à mon tour."</p>
+
+<p>Mais Brotteaux, d'une voix qui se fit pressante:</p>
+
+<p>"Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n'en faites rien!
+N'écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien à personne, je vous
+en conjure, faites-vous oublier."</p>
+
+<p>Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu'il disait, il se fit plus
+suppliant encore:</p>
+
+<p>"Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: là est le salut. Tout ce
+que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte. Gagnez du
+temps. Il en faut peu, très peu, j'espère, pour vous sauver.... Surtout
+n'essayez pas d'émouvoir les juges, les jurés, un Gamelin. Ce ne sont
+pas des hommes, ce sont des choses: on ne s'explique pas avec les
+choses. Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, mon amie, je
+mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie."</p>
+
+<p>Elle répondit:</p>
+
+<p>"Je vous obéirai.... Ne parlez pas de mourir."</p>
+
+<p>Il haussa les épaules:</p>
+
+<p>"Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyez heureuse."</p>
+
+<p>Elle lui prit les mains et les mit sur son sein:</p>
+
+<p>"Écoutez-moi, mon ami.... Je ne vous ai vu qu'un jour et pourtant vous
+ne m'êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous dire peut vous
+rattacher à la vie, croyez-le: je serai pour vous... tout ce que vous
+voudrez que je sois."</p>
+
+<p>Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille.</p>
+
+<br>
+<h3>XX</h3>
+
+<p>Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc,
+dans l'air chaud, ferme les yeux et pense:</p>
+
+<p>"Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient
+fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'&oelig;il perçait les
+conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant,
+c'est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de
+l'État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'Ami
+du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le
+nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce
+que personne n'avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il
+distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du
+bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de
+la patrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince,
+inflexible, en dehors de laquelle il n'est, à gauche et à droite,
+qu'erreur, crime et scélératesse. L'Incorruptible enseigne comment on
+sert l'étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les
+cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux
+lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le
+Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour
+compromettre leur mémoire servent l'étranger. Agent de l'étranger,
+quiconque rejette les idées d'ordre, de sagesse, d'opportunité; agent
+de l'étranger, quiconque outrage les m&oelig;urs, offense la vertu, et, dans
+le dérèglement de son c&oelig;ur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la
+mort; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le
+fanatisme; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la
+République; violent, on la perd.</p>
+
+<p>"Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes! Ce
+ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats
+de la faction d'Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu'il faut
+frapper. Le conspirateur, l'agent de l'étranger est un Protée, il prend
+toutes les formes. Il revêt l'apparence d'un patriote, d'un
+révolutionnaire, d'un ennemi des rois; il affecte l'audace d'un c&oelig;ur qui
+ne bat que pour la liberté; il enfle la voix et fait trembler les
+ennemis de la République: c'est Danton; sa violence cache mal son odieux
+modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l'agent
+de l'étranger, c'est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première
+cocarde des révolutionnaires, c'est ce pamphlétaire qui, dans son
+civisme ironique et cruel, s'appelait lui-même "le procureur de la
+lanterne", c'est Camille Desmoulins: il s'est décelé en défendant les
+généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d'une clémence
+intempestive. C'est Philippeaux, c'est Hérault, c'est le méprisable
+Lacroix. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce père Duchesne
+qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes
+calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C'est Chaumette,
+qu'on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans
+l'administration de la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs,
+les agents de l'étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet
+rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de
+patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l'agent de l'étranger,
+c'est Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, condamné à mort par
+toutes les monarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il
+était Prussien.</p>
+
+<p>"Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres,
+Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La
+République est sauvée; un concert de louanges monte de tous les comités
+et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne.
+Les bons citoyens s'écrient: "Dignes représentants d'un peuple libre,
+c'est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière:
+Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est
+sortie la foudre salutaire...."</p>
+
+<p>"En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu'il est doux d'être
+vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au c&oelig;ur du juge
+intègre!</p>
+
+<p>"Cependant, pour un c&oelig;ur patriote, quel sujet d'étonnement et quelles
+causes d'inquiétude! Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n'était
+donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de
+Brissot? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi!
+tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l'ont faite que pour la
+perdre! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et
+Cobourg la royauté d'Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi! Danton,
+c'était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les
+fédéralistes qu'ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la
+ruine de l'empire! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les
+perfides Danton et les perfides Chaumette, l'&oelig;il bleu de Robespierre
+n'en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore? Où s'arrêtera
+l'exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de
+l'Incorruptible?..."</p>
+
+<br>
+<h3>XXI</h3>
+
+<p>Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait
+tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur un banc, au bout
+d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des
+lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs
+pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce
+moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait
+d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une
+bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse.</p>
+
+<p>Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en
+prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une
+fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait
+son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame,
+voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant,
+espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas
+s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on
+eût fermé le jardin.</p>
+
+<p>Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge
+mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec
+sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait
+jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à
+galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il
+avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un
+bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux
+jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se
+levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa
+solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait
+ce bon homme.</p>
+
+<p>Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le
+bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui
+demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de
+sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et
+averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna
+vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui
+comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire.</p>
+
+<p>Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait
+passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne
+veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si
+grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville
+et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge
+autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au
+Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie
+de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste,
+elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi,
+habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle
+portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue
+du Four, à l'enseigne de la <i>Croix rouge</i>, que fréquentaient des gens de
+toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et
+jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque
+militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, on
+faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au
+bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et,
+reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen
+Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses
+dents:</p>
+
+<p>"Voilà la bourrique à Robespierre!"</p>
+
+<p>A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire.</p>
+
+<p>Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos:</p>
+
+<p>"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f... aristocrate, que
+j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le
+général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris
+et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent
+point."</p>
+
+<p>Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de
+rire:</p>
+
+<p>"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le
+derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes."</p>
+
+<p>Cependant des voix s'élevaient:</p>
+
+<p>"Hanriot est un ivrogne et un imbécile!</p>
+
+<p>--Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!"</p>
+
+<p>Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les
+chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en
+éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris
+aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette,
+fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et
+de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille
+accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes
+des gendarmes.</p>
+
+<p>Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés.</p>
+
+<p>"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa
+mère.</p>
+
+<p>Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les
+comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats,
+partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une
+robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et
+Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin,
+dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine.</p>
+
+<p>Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue
+par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et
+de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux.
+Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'&oelig;il sombre, les babines
+retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta
+en silence.</p>
+
+<p>Elle lui dit qu'elle était la s&oelig;ur du citoyen Chassagne, prisonnier au
+Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances
+dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et
+malheureux, se montra pressante.</p>
+
+<p>Il demeura insensible et dur.</p>
+
+<p>Suppliante, à ses pieds, elle pleura.</p>
+
+<p>Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir
+rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent
+comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche.</p>
+
+<p>"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas."</p>
+
+<p>Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon
+rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un
+cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie
+décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver
+son amant.</p>
+
+<p>Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle
+robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur
+de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice
+inutile.</p>
+
+<p>"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle.</p>
+
+<p>Il ricana.</p>
+
+<p>"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à-dire qu'on
+appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne
+point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal
+révolutionnaire est toujours juste."</p>
+
+<p>Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais,
+sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et
+courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là, seule,
+elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur.</p>
+
+<p>Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin
+occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des
+sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de
+communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour,
+portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de
+conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se
+réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates
+et des traîtres.</p>
+
+<br>
+<h3>XXII</h3>
+
+<p>Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le
+ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit
+bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et
+de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques
+à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité
+antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité
+humaine!</p>
+
+<p>En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une
+torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une
+main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles.</p>
+
+<p>Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au
+milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu.
+Il voit s'ouvrir une ère de félicité.</p>
+
+<p>Il soupire:</p>
+
+<p>"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le
+permettent."</p>
+
+<p>Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices;
+il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête
+de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la
+Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de
+bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce
+qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la
+sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus
+d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la
+patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou
+son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce
+temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée
+et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un
+instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la
+patrie?...</p>
+
+<p>Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et
+s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans
+l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice
+salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des
+chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques
+balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et
+voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions
+eussent tout perdu, les mouvements d'un c&oelig;ur droit sauvaient tout. Il
+fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se
+trompe jamais; il fallait juger avec le c&oelig;ur, et Gamelin faisait des
+invocations aux mânes de Jean-Jacques:</p>
+
+<p>"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les
+régénérer!"</p>
+
+<p>Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des
+simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à
+leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche
+accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des
+opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser
+autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le
+souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal.
+Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu.</p>
+
+<p>Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être
+suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils
+aimaient, ils croyaient.</p>
+
+<p>Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant
+contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées.
+L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme
+complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la
+première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi
+de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux
+proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les
+artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux
+caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger
+contre la République, la modération intempestive et l'exagération
+calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime
+hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la
+veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste
+Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été
+renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré
+ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie,
+monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'&oelig;uvre d'équilibre
+imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à
+Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les
+événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la
+République, les lois, les m&oelig;urs, le cours des saisons, les récoltes, les
+maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à
+face de chat, était puissant sur le peuple....</p>
+
+<p>Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration
+des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très
+soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation
+reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés
+ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des
+conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés,
+reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une
+longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui
+baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses
+regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris.</p>
+
+<p>Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole,
+et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le
+Tribunal:</p>
+
+<p>"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des
+accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens
+d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se
+récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la
+liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif."</p>
+
+<p>Il se rassit.</p>
+
+<p>"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents.</p>
+
+<p>Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères
+sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments
+naturels.</p>
+
+<p>"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute
+récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures
+avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser:
+un juré patriote est au-dessus des passions."</p>
+
+<p>Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le
+réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent
+d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le
+tour de Gamelin d'opiner:</p>
+
+<p>"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle."</p>
+
+<p>Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un
+carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans,
+l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en
+arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole
+noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de
+désespoir:</p>
+
+<p>"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme!
+Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta s&oelig;ur."</p>
+
+<p>Et Julie lui cracha au visage.</p>
+
+<p>La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa
+vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il
+n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements
+incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le
+crépuscule.</p>
+
+<br>
+<h3>XXIII</h3>
+
+<p>Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la
+nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars.
+C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il
+pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la
+réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles.</p>
+
+<p>Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla
+brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les
+rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste,
+mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au
+chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le
+regardait, cette fois, avec une tendresse de s&oelig;ur et, de son mouchoir,
+essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela
+cette belle scène de l'<i>Oreste</i> d'Euripide, dont il avait ébauché un
+tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'&oelig;uvre: la
+scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de
+son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce:
+"Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître
+de ta raison...."</p>
+
+<p>Et il songeait:</p>
+
+<p>"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété
+filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie."</p>
+
+<br>
+<h3>XXIV</h3>
+
+<p>On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf
+accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite
+du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote
+puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à
+l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A
+son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On
+avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui
+avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence.</p>
+
+<p>Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne
+connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux,
+tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles,
+bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au
+banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à
+ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant
+et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du
+jeune magistrat lui ôta toute illusion.</p>
+
+<p>Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés,
+était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le
+complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des
+représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de
+chacun, il disait:</p>
+
+<p>"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le
+nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le
+tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la
+tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le
+libertinage et les mauvaises m&oelig;urs sont les plus grands ennemis de la
+liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les
+finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la
+substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine,
+la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer
+traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des
+mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion.</p>
+
+<p>"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en
+concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la
+rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et
+l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des
+excitations indécentes.</p>
+
+<p>"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses
+idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique,
+appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal
+révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle
+aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales."
+Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr
+d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de
+la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires
+calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de
+jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant
+des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage
+atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un
+jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous
+avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles."</p>
+
+<p>Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte.</p>
+
+<p>"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas
+moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger
+et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes
+corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le
+ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat,
+toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la
+Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par
+des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune
+privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux
+Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter
+et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et
+des jurés.</p>
+
+<p>"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé
+à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il
+a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille
+Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le
+complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à
+la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles
+attentatoires à la liberté et à la paix publiques.</p>
+
+<p>"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les
+filles prostituées sont le plus grand fléau des m&oelig;urs publiques,
+auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles
+flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que
+l'accusée avoue sans pudeur?..."</p>
+
+<p>L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres
+prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne
+Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les
+prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette
+conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point
+d'exemple".</p>
+
+<p>L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés.</p>
+
+<p>Brotteaux fut interrogé le premier.</p>
+
+<p>"Tu as conspiré?</p>
+
+<p>--Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que
+je viens d'entendre.</p>
+
+<p>--Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal."</p>
+
+<p>Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des
+protestations désespérées, des larmes et des arguties.</p>
+
+<p>Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il
+n'avait pas même apporté sa défense écrite.</p>
+
+<p>A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit
+de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le
+vieil homme en lui se ranima:</p>
+
+<p>"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre
+des Barnabites.</p>
+
+<p>--C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie.</p>
+
+<p>Le Père Longuemare le regarda, indigné:</p>
+
+<p>"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre
+avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses
+constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même."</p>
+
+<p>Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance.</p>
+
+<p>Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de
+dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de
+Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille
+Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?"</p>
+
+<p>A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard
+douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une
+âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de
+vaines paroles.</p>
+
+<p>"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu
+avoir conspiré avec Brotteaux?"</p>
+
+<p>Elle répondit doucement:</p>
+
+<p>"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un
+homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux
+qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire."</p>
+
+<p>Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage
+avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait
+pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit
+qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé.</p>
+
+<p>On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la
+mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme.</p>
+
+<p>Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui,
+sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les
+gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle.</p>
+
+<p>Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans
+l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit
+qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que
+quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à
+considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un
+certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur
+la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge
+comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation.</p>
+
+<p>Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit
+qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions:</p>
+
+<p>"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis
+Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre
+Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une
+conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication
+de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et
+de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre
+civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement
+de la royauté?</p>
+
+<p>Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se
+prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous
+les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le
+président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque
+sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes:</p>
+
+<p>"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au
+salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice
+comme le seul moyen d'expier leurs crimes."</p>
+
+<p>Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle
+concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la
+loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans
+doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de
+personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors
+grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut
+entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les
+condamnés de prairial à des arbres mis en coupe.</p>
+
+<p>La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était
+en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie
+dans son cachot.</p>
+
+<p>"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes
+de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent
+tout et confondent un barnabite avec un franciscain."</p>
+
+<p>L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du
+Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés,
+la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail
+dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée.</p>
+
+<p>A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait
+tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le
+livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite:</p>
+
+<p>"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai
+pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne
+pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire:
+"Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes
+inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède."</p>
+
+<p>Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le c&oelig;ur et les
+entrailles et il fut près de défaillir.</p>
+
+<p>Il reprit toutefois:</p>
+
+<p>"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la
+quitte point sans regret.</p>
+
+<p>--Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes
+plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que
+veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas
+encore?</p>
+
+<p>--Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce
+que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que
+possible à la mort.</p>
+
+<p>--Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave.
+Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il
+faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un c&oelig;ur
+ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si
+pressant besoin."</p>
+
+<p>Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées.
+La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le
+chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de
+son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre
+toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient.
+L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits
+moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou
+raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules,
+détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par
+respect des lois.</p>
+
+<p>Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle
+avait l'air d'un enfant.</p>
+
+<p>Elle s'inclina devant le religieux:</p>
+
+<p>"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution."</p>
+
+<p>Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit:</p>
+
+<p>"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne
+puis-je présenter au Seigneur un c&oelig;ur aussi simple que le vôtre!"</p>
+
+<p>Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, sa tête
+d'enfant fièrement dressée, elle s'écria:</p>
+
+<p>"Vive le roi!"</p>
+
+<p>Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la
+place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se
+placer entre le religieux et l'innocente fille.</p>
+
+<p>"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous
+demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le
+pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je
+ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez
+l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur,
+priez pour moi."</p>
+
+<p>Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long
+faubourg, le religieux récitait du c&oelig;ur et des lèvres les prières des
+agonisants.</p>
+
+<p>Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: <i>Sic ubi non
+erimus</i>.... Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il
+gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son
+côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur
+la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en
+connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du
+jour.</p>
+
+<br>
+<h3>XXV</h3>
+
+<p>Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la
+place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices,
+Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il
+attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses
+flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la
+Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les
+porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus.</p>
+
+<p>"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le
+prix."</p>
+
+<p>Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la
+poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri.
+Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait
+eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de
+ces arbres.</p>
+
+<p>Il s'écria en lui-même:</p>
+
+<p>"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque,
+nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de
+la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte.
+Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par
+d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par
+le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République....
+Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée,
+à pareille époque, la République était déchirée par les factions;
+l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité
+jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse...."</p>
+
+<p>Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa
+bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: <i>Vaincre ou mourir</i>.
+Nous nous trompions, c'est <i>vaincre et mourir</i> qu'il fallait dire."</p>
+
+<p>Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les
+citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou
+cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange,
+songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure.
+Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni
+leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme
+des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et,
+peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus
+entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la
+guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on
+l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des
+charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!"</p>
+
+<p>Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez,
+quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez,
+quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez,
+quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du
+Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même
+ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait
+immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la
+chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la
+France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait
+grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient
+résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et
+qu'elle soit sauvée!</p>
+
+<p>"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates,
+des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher,
+un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les
+mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la
+Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les
+Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait
+triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux
+abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans
+vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux
+généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de
+rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie.... Tu
+dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi
+méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just,
+que tardez-vous à dénoncer les complots?</p>
+
+<p>"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en
+emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze
+mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à
+sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance!
+Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie...."</p>
+
+<p>Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite:</p>
+
+<p>"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'<i>Amour
+peintre</i>, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici?</p>
+
+<p>--Pour te dire un éternel adieu."</p>
+
+<p>Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre....</p>
+
+<p>Il l'arrêta d'un très petit geste de la main:</p>
+
+<p>"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.</p>
+
+<p>--Tais-toi, Évariste, tais-toi!"</p>
+
+<p>Elle le pria d'aller plus loin: là, on les observait, on les écoutait.</p>
+
+<p>Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:</p>
+
+<p>"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je
+mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire
+exécrée.... Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?... Est-ce
+que je puis aimer?"</p>
+
+<p>Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait
+toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que
+lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait
+contre l'évidence.</p>
+
+<p>Il reprit:</p>
+
+<p>"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me
+suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors
+l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas
+finie. Ah! la clémence, le pardon!... Les traîtres pardonnent-ils? Les
+conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans
+cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes
+nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos
+armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de
+l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en
+trouve davantage.... Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à
+toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même."</p>
+
+<p>Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis
+plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant
+tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne
+répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune
+femme.</p>
+
+<p>"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre &oelig;uvre nous
+dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un
+siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!...</p>
+
+<p>--Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté."</p>
+
+<p>Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le
+sentit elle-même.</p>
+
+<p>"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir,
+que mon c&oelig;ur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que
+le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son
+devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le
+dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon c&oelig;ur; la honte
+m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence."</p>
+
+<p>Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce
+moment dans les jambes de Gamelin.</p>
+
+<p>Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras:</p>
+
+<p>"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme
+Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que
+tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français
+s'embrassent en versant des larmes de joie."</p>
+
+<p>Il le pressa contre sa poitrine:</p>
+
+<p>"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton
+innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras."</p>
+
+<p>Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes
+de sa mère, accourue pour le délivrer.</p>
+
+<p>Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa
+robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.</p>
+
+<p>Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:</p>
+
+<p>"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère."</p>
+
+<p>Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces.</p>
+
+<p>Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à
+coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée,
+telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria
+d'une voix étranglée de sang et de larmes:</p>
+
+<p>"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi
+aussi, fais-moi trancher la tête!"</p>
+
+<p>Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait
+d'horreur et de volupté.</p>
+
+<br>
+<h3>XXVI</h3>
+
+<p>Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre
+sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf,
+devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y
+prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et
+des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en
+guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son
+aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les
+cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter
+cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait
+pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il
+songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur
+empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des
+hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde
+le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte
+avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de
+rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est
+retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une
+majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances
+s'agitent ou quelles craintes?"</p>
+
+<p>Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec
+bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les
+parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce
+d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se
+retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents
+à la marmotte hérissée.</p>
+
+<p>"Brount! Brount!"</p>
+
+<p>Puis il s'enfonça dans les allées sombres.</p>
+
+<p>Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais,
+contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa
+cette oraison mentale:</p>
+
+<p>"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta
+mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte
+dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la
+fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons.
+Aimez-vous les uns les autres...." Eh bien! je servirai tes desseins;
+pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux
+discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un
+jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues,
+je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence,
+en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de
+vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la
+tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le
+couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner
+l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!"</p>
+
+<p>L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte
+de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon
+sur l'&oelig;il et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une
+allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le
+reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance
+pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse:</p>
+
+<p>"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine
+Théot est sa prophétesse.</p>
+
+<p>--Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus.</p>
+
+<p>--Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole."</p>
+
+<p>Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas.</p>
+
+<br>
+<h3>XXVII</h3>
+
+<p>Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule....</p>
+
+<p>Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va
+parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend,
+espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces
+législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que
+Danton.... Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer
+entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la
+foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On
+en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans
+leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt.
+L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé....</p>
+
+<p>Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs,
+dans la cour.</p>
+
+<p>Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre
+leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux
+et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus.</p>
+
+<p>"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë
+avec calme.</p>
+
+<p>--Je la boirai avec toi, répond David.</p>
+
+<p>--Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien
+décider.</p>
+
+<p>Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil
+des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au
+Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie
+jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant
+ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de
+six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon,
+Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à
+partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la
+barre."</p>
+
+<p>On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle
+voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que
+l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin.</p>
+
+<p>Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à
+l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et
+des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui
+embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est
+déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention.
+On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A
+l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui
+se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné
+s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa
+loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La
+citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le
+mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses
+mèches noires collées sur son cou moite.</p>
+
+<p>"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu?</p>
+
+<p>--A l'Hôtel de Ville.</p>
+
+<p>--N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté... les sections ne
+marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste
+tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de
+Ville, tu te perds inutilement.</p>
+
+<p>--Tu veux que je sois lâche?</p>
+
+<p>--Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et
+d'obéir à la loi.</p>
+
+<p>--La loi est morte quand les scélérats triomphent.</p>
+
+<p>--Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta s&oelig;ur; viens t'asseoir près
+d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée."</p>
+
+<p>Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette
+voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive.</p>
+
+<p>"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!"</p>
+
+<p>Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la
+statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs
+et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le
+marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa
+sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs
+se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le
+ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur
+l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des
+arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de
+solitude.</p>
+
+<p>Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira:</p>
+
+<p>"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de
+paix dans un petit village? Ce serait le bonheur."</p>
+
+<p>Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il
+entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des
+canons sur le pavé.</p>
+
+<p>A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne
+élégante, dit:</p>
+
+<p>"Connaissez-vous la nouvelle?... L'Opéra est installé rue de la Loi."</p>
+
+<p>Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en
+tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré
+de sa chute, dissimulaient un sourire.</p>
+
+<p>Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta
+brusquement:</p>
+
+<p>"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta
+vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier!</p>
+
+<p>--Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à
+l'<i>Amour peintre</i>. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets.
+J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier.</p>
+
+<p>--Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!"</p>
+
+<p>En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd
+la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes,
+un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en
+batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du
+Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune,
+à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se
+déclare pour les proscrits.</p>
+
+<p>Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article
+où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple,
+l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable
+des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État
+de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire.</p>
+
+<p>Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux
+officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et
+d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la
+patrie et la liberté.</p>
+
+<p>On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces
+magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite
+l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal
+révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers
+et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes
+poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de
+carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus.
+Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de
+vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher
+de la liberté, un océan d'indifférence les environne.</p>
+
+<p>Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les
+proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie.
+Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de
+Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après
+avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir,
+il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais
+municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en
+habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle.</p>
+
+<p>A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune
+sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il
+parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment.
+Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent,
+épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de
+tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte
+révolutionnaire.</p>
+
+<p>On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là
+tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre
+parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans
+la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un &oelig;il
+anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons
+d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute
+noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des
+torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un
+délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier
+et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors
+la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil
+général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel.</p>
+
+<p>La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir
+les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la
+foule quitter à grands pas la place de Grève.</p>
+
+<p>Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les
+conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide.</p>
+
+<p>Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.</p>
+
+<p>Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec
+la Commune et les représentants proscrits.</p>
+
+<p>Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la
+clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent
+de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et
+vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie
+d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas
+chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les
+canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des
+éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les
+troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts.</p>
+
+<p>Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à
+la section des Piques.</p>
+
+<p>Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des
+fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la
+maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à
+travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du
+Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la
+mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six
+sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère
+indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie
+avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut
+l'enfoncer dans son c&oelig;ur: la lame rencontre une côte et se replie sur la
+virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté.
+Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le
+tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement
+la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie:</p>
+
+<p>"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va
+reprendre son cours majestueux et terrible."</p>
+
+<p>Gamelin s'évanouit.</p>
+
+<p>A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa.
+La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de
+Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la
+guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de
+la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie.</p>
+
+<br>
+<h3>XXVIII</h3>
+
+<p>Le 10, tandis que, sur le grabat d'un cachot, Évariste, après un sommeil
+de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris,
+en sa grâce et son immensité, souriait au soleil; l'espérance renaissait
+au c&oelig;ur des prisonniers; les marchands ouvraient allégrement leur
+boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus
+heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls une
+poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques
+vieilles femmes tremblaient de voir l'empire passer aux méchants et aux
+corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de
+l'accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention pour la
+féliciter d'avoir arrêté les complots. L'assemblée décidait que
+l'échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On
+voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir
+sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour
+même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi: il suffisait
+que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que
+le Tribunal les livrât immédiatement à l'exécuteur. Mais une difficulté
+surgissait: les constatations ne pouvaient être faites dans les formes,
+la Commune étant tout entière hors la loi. L'assemblée autorisa le
+Tribunal à faire constater l'identité par des témoins ordinaires.</p>
+
+<p>Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices,
+au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires,
+des danses.</p>
+
+<p>Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait
+presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au
+Tribunal et placé sur l'estrade qu'il avait tant de fois vue chargée
+d'accusés, où s'étaient assises tour à tour tant de victimes illustres
+ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix
+individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme
+Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur
+lequel il avait coutume de s'appuyer, la place d'où il avait terrorisé
+des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de
+Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux
+suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l'avait fait nommer juré et
+qu'il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant
+l'estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis
+de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce
+buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé, ni les
+haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les
+outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient
+mourir, ni l'âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec
+zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de
+la veille à l'échafaud.</p>
+
+<p>Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place
+de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du
+Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au
+Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseil général de la Commune.
+Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section;
+mais, parce qu'ils avaient eu des rapports de voisinage et d'amitié avec
+le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au
+reste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaient pressés d'aller
+boire un verre de vin.</p>
+
+<p>Gamelin fit effort pour monter dans la charrette: il avait perdu
+beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le
+cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des
+huées.</p>
+
+<p>Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient:</p>
+
+<p>"Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne
+rit plus: voyez comme il est pâle, le lâche!"</p>
+
+<p>C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et
+les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et
+ses collègues à la guillotine.</p>
+
+<p>La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le
+Pont-Neuf et la rue de la Monnaie: on allait à la place de la
+Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout
+moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des
+spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le
+public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin
+de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à
+l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux
+fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent:</p>
+
+<p>"Cannibales, anthropophages, vampires!"</p>
+
+<p>La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées
+en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie:</p>
+
+<p>"Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!"</p>
+
+<p>Gamelin songeait, et il crut comprendre.</p>
+
+<p>"Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces
+outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous
+avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous
+avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre
+lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses
+fautes sont effacées par son martyre. A son exemple, j'ai trahi la
+République; elle périt: il est juste que je meure avec elle. J'ai
+épargné le sang: que mon sang coule! Que je périsse! je l'ai mérité...."</p>
+
+<p>Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'<i>Amour peintre</i>,
+et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol
+entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de
+gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à
+l'annulaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança
+vers Gamelin un &oelig;illet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais
+qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et
+parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de
+larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever
+sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.</p>
+
+<br>
+<h3>XXIX</h3>
+
+<p>La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins des Tuileries, les
+ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent du Nord soulevait dans
+les rues des ondes de frimas. Les chevaux expiraient par les naseaux une
+vapeur blanche; les citadins regardaient en passant le thermomètre à la
+porte des opticiens. Un commis essuyait la buée sur les vitres de
+l'<i>Amour peintre</i> et les curieux jetaient un regard sur les estampes à
+la mode: Robespierre pressant au-dessus d'une coupe un c&oelig;ur comme un
+citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles
+que la <i>Tigrocratie de Robespierre</i>: ce n'était qu'hydres, serpents,
+monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l'on voyait
+encore: l'<i>Horrible Conspiration de Robespierre</i>, l'<i>Arrestation de
+Robespierre</i>, la <i>Mort de Robespierre</i>.</p>
+
+<p>Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, son carton
+sous le bras, à l'<i>Amour peintre</i> et apporta au citoyen Jean Blaise une
+planche qu'il venait de graver au pointillé, le <i>Suicide de
+Robespierre</i>. Le burin picaresque du graveur avait fait Robespierre
+aussi hideux que possible. Le peuple français n'était pas encore saoul
+de tous ces monuments qui consacraient l'opprobre et l'horreur de cet
+homme chargé de tous les crimes de la Révolution. Pourtant le marchand
+d'estampes, qui connaissait le public, avertit Desmahis qu'il lui
+donnerait désormais à graver des sujets militaires.</p>
+
+<p>"Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, des
+panaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je sens cela
+en moi; mon c&oelig;ur bat au récit des exploits de nos vaillantes armées. Et
+quand j'éprouve un sentiment, il est rare que tout le monde ne l'éprouve
+pas en même temps. Ce qu'il nous faut, ce sont des guerriers et des
+femmes, Mars et Vénus.</p>
+
+<p>--Citoyen Blaise, j'ai encore chez moi deux ou trois dessins de Gamelin,
+que vous m'avez donnés à graver. Est-ce pressé?</p>
+
+<p>--Nullement.</p>
+
+<p>--A propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j'ai
+vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de
+Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son
+<i>Oreste et Électre</i>. La tête de l'Oreste, qui ressemble à Gamelin, est
+vraiment belle, je vous assure... la tête et le bras sont superbes....
+Le brocanteur m'a dit qu'il n'était pas embarrassé de vendre ces toiles
+à des artistes qui peindront dessus.... Ce pauvre Gamelin! il aurait eu
+peut-être un talent de premier ordre, s'il n'avait pas fait de
+politique.</p>
+
+<p>--Il avait l'âme d'un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l'ai
+démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires
+étaient encore contenus. Il ne me l'a jamais pardonné.... Ah! c'était
+une belle canaille.</p>
+
+<p>--Le pauvre garçon! il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l'ont
+perdu.</p>
+
+<p>--Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!... Il n'est pas
+défendable.</p>
+
+<p>--Non, citoyen Blaise, il n'est pas défendable."</p>
+
+<p>Et le citoyen Blaise tapant sur l'épaule du beau Desmahis:</p>
+
+<p>"Les temps sont changés. On peut vous appeler "Barbaroux", maintenant
+que la Convention rappelle les proscrits.... J'y songe: Desmahis,
+gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday."</p>
+
+<p>Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le
+magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret.
+C'était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle
+se faisait appeler "la citoyenne veuve Chassagne" et était habillée,
+sous son manteau, d'une tunique rouge, en l'honneur des chemises rouges
+de la Terreur.</p>
+
+<p>Julie avait d'abord senti de l'éloignement pour l'amante d'Évariste:
+tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne
+Blaise, après la mort d'Évariste, avait recueilli la malheureuse mère
+dans les combles de la maison de l'<i>Amour peintre</i>. Julie s'y était
+aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de
+modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, "à la victime", son
+air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la
+jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui
+offrit des hommages qu'elle accepta. Cependant Julie aimait à porter,
+comme aux jours tragiques, des vêtements d'homme: elle s'était fait
+faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la
+main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une
+demoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devant dont
+elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfort à sa
+tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait des jacobins,
+elle ameutait contre eux les passants en poussant des cris de mort. Il
+lui restait peu de temps à donner à sa mère qui, seule dans sa chambre,
+disait toute la journée son chapelet, trop accablée de la fin tragique
+de son fils pour en sentir de la douleur. Rose était devenue la compagne
+assidue d'Élodie, qui décidément s'accordait avec ses belles-mères.</p>
+
+<p>"Où est Élodie?" demanda la citoyenne Chassagne.</p>
+
+<p>Jean Blaise fit signe qu'il ne le savait pas. Il ne le savait jamais: il
+en faisait une ligne de conduite.</p>
+
+<p>Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, la Thévenin à
+Monceaux, où la comédienne habitait une petite maison avec un jardin
+anglais.</p>
+
+<p>A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseur des
+armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à la sollicitation de
+Jean Blaise, elle obtint l'élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôt
+libre, fournit des vivres aux troupes et spécula sur les terrains du
+quartier de la Pépinière. Les architectes Ledoux, Olivier et Wailly y
+construisaient de jolies maisons, et le terrain y avait, en trois mois,
+triplé de valeur. Montfort était, depuis la prison du Luxembourg,
+l'amant de la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli
+et de la rue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, la
+vente des lots voisins l'ayant déjà plusieurs fois remboursé. Jean
+Blaise était galant homme; il pensait qu'il faut souffrir ce qu'on ne
+peut empêcher: il abandonna la Thévenin à Montfort sans se brouiller
+avec elle.</p>
+
+<p>Élodie, peu de temps après l'arrivée de Julie à l'<i>Amour peintre</i>,
+descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de
+la saison, elle était nue dans sa robe blanche; son visage avait pâli,
+sa taille s'était amincie, ses regards coulaient alanguis et toute sa
+personne respirait la volupté.</p>
+
+<p>Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis
+les accompagna: l'actrice le consultait pour la décoration de son hôtel
+et il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu'à demi résolue à ne
+pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmes passèrent près
+de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chaux les suppliciés de
+la place de la Révolution:</p>
+
+<p>"C'est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps, les
+exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de la ville."</p>
+
+<p>La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont les canapés
+et les fauteuils étaient dessinés par David. Des bas-reliefs romains,
+copiés en camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus de statues, de
+bustes et de candélabres peints en bronze. Elle portait une perruque
+bouclée, d'un blond de paille. Les perruques à cette époque faisaient
+fureur: on en mettait six ou douze ou dix-huit dans les corbeilles de
+mariage. Une robe "à la cyprienne" enfermait son corps comme un
+fourreau.</p>
+
+<p>S'étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies et le
+graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n'était encore
+qu'un chaos d'arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefois la
+grotte de Fingal, une chapelle gothique avec une cloche, un temple, un
+torrent.</p>
+
+<p>"Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudrais élever un
+cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui
+étais pas indifférente. Il était aimable. Les monstres l'ont égorgé: je
+l'ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerez une urne sur une colonne."</p>
+
+<p>Et elle ajouta presque aussitôt:</p>
+
+<p>"C'est désolant... je voulais donner un bal cette semaine; mais tous les
+joueurs de violons sont retenus trois semaines à l'avance. On danse tous
+les soirs chez la citoyenne Tallien."</p>
+
+<p>Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les trois amies et
+Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avait d'élégant y était
+réuni. Les femmes, coiffées "à l'antique" ou "à la victime", en robes
+très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletées d'or; les hommes
+portant des collets noirs très hauts et leur menton disparaissant dans
+de vastes cravates blanches.</p>
+
+<p>L'affiche annonçait <i>Phèdre</i> et le <i>Chien du Jardinier</i>. Toute la salle
+réclama l'hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le <i>Réveil du
+Peuple</i>.</p>
+
+<p>Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur la scène:
+c'était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix de ténor:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Peuple français, peuple de frères!...</p>
+</div></div>
+
+<p>Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristaux du
+lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et la voix d'un
+citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, par l'<i>hymne des
+Marseillais</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Allons, enfants de la patrie!...</p>
+</div></div>
+
+<p>Cette voix fut étouffée sous les huées; des cris retentirent:</p>
+
+<p>"A bas les terroristes! Mort aux jacobins!"</p>
+
+<p>Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l'hymne des thermidoriens:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Peuple français, peuple de frères!...</p>
+</div></div>
+
+<p>Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Marat élevé
+sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se
+dressait sur un piédouche, du côté "jardin", contre le cadre de
+maçonnerie qui fermait la scène.</p>
+
+<p>Tandis que l'orchestre jouait l'ouverture de <i>Phèdre et Hippolyte</i>, un
+jeune muscadin, désignant le buste du bout de son gourdin, s'écria:</p>
+
+<p>"A bas Marat!"</p>
+
+<p>Toute la salle répéta:</p>
+
+<p>"A bas Marat! A bas Marat!"</p>
+
+<p>Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:</p>
+
+<p>"C'est une honte que ce buste soit encore debout!</p>
+
+<p>--L'infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur! Le nombre de ses
+bustes égale celui des têtes qu'il voulait couper.</p>
+
+<p>--Crapaud venimeux!</p>
+
+<p>--Tigre!</p>
+
+<p>--Noir serpent!"</p>
+
+<p>Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge, pousse le
+buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclats sur les
+musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée, entonne
+debout le <i>Réveil du Peuple</i>:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Peuple français, peuple de frères!...</p>
+</div></div>
+
+<p>Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut le joli
+dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premier amour.</p>
+
+<p>Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet, et
+reconduisit la citoyenne Blaise à l'<i>Amour peintre</i>.</p>
+
+<p>Dans la voiture, l'artiste prit la main d'Élodie, entre ses mains:</p>
+
+<p>"Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?</p>
+
+<p>--Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.</p>
+
+<p>--Je les aime en vous."</p>
+
+<p>Elle sourit:</p>
+
+<p>"J'assumerais une grande charge, malgré les perruques noires, blondes,
+rousses qui font fureur, si je me destinais à être pour vous toutes les
+sortes de femmes.</p>
+
+<p>--Élodie, je vous jure....</p>
+
+<p>--Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup de
+candeur, ou vous m'en supposez trop."</p>
+
+<p>Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita comme d'un
+triomphe de lui avoir ôté tout son esprit.</p>
+
+<p>Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et des cris et
+virent des ombres s'agiter autour d'un brasier. C'était une troupe
+d'élégants, qui, au sortir du Théâtre-Français, brûlaient un mannequin
+représentant l'Ami du peuple.</p>
+
+<p>Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigie burlesque de
+Marat, pendue à la lanterne.</p>
+
+<p>Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers les bourgeois
+et leur conta comment, la veille au soir, le tripier de la rue
+Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat en disant: "C'est
+ce qu'il aimait", comment des petits garçons de dix ans avaient jeté le
+buste à l'égout, et avec quel à-propos les citoyens s'étaient écriés:
+"Voilà son Panthéon!"</p>
+
+<p>Cependant l'on entendait chanter chez tous les traiteurs et tous les
+limonadiers:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i14"> Peuple français, peuple de frères!...</p>
+</div></div>
+
+<p>Arrivée à l'<i>Amour peintre</i>:</p>
+
+<p>"Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet."</p>
+
+<p>Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de
+douceur, qu'elle n'eut pas le courage de le laisser à la porte.</p>
+
+<p>"Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu'un instant."</p>
+
+<p>Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe
+blanche à l'antique, pleine et tiède de ses formes.</p>
+
+<p>"Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est
+tout préparé."</p>
+
+<p>Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée.</p>
+
+<p>Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la
+force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle
+pliait sous les baisers, elle se dégagea:</p>
+
+<p>"Laissez-moi."</p>
+
+<p>Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle
+regarda, avec mélancolie, la bague qu'elle portait à l'annulaire de sa
+main gauche, une petite bague d'argent où la figure de Marat, tout usée,
+écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu'à ce que les
+larmes eussent brouillé sa vue, l'ôta doucement et la jeta dans les
+flammes.</p>
+
+<p>Alors brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d'amour,
+elle se jeta dans les bras de Philippe.</p>
+
+<p>La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant
+la porte de l'appartement et lui dit tout bas dans l'ombre:</p>
+
+<p>"Adieu, mon amour.... C'est l'heure où mon père peut rentrer: si tu
+entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne
+descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te
+faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la
+concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!"</p>
+
+<p>Les derniers tisons brillaient dans l'âtre. Élodie laissa retomber sur
+l'oreiller sa tête heureuse et lasse.</p>
+<br><br>
+
+<p class="mid"><span class="sml"><i>Imprimé en France</i><br>
+
+BRODARD &amp; TAUPIN<br>
+
+Coulommiers-Paris</span></p>
+
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Dieux ont soif, by Anatole France
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF ***
+
+***** This file should be named 36477-h.htm or 36477-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the
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+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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