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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:05:53 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Dieux ont soif + +Author: Anatole France + +Release Date: June 20, 2011 [EBook #36477] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +ANATOLE FRANCE + +_DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE_ + +LES DIEUX +ONT SOIF + +[Illustration] + +CALMANN-LÉVY + +Tous droits de traduction, de reproduction +et d'adaptation réservés pour tous pays. +_Copyright by Librairie Calmann-Lévy, éditeurs._ + + + +[Illustration] + +I + + +Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du +Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s'était rendu de bon matin à +l'ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai +1790, servait de siège à l'assemblée générale de la section. Cette +église s'élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du +Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de +consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée +par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et l'on +avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise +républicaine: "Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort." Évariste +Gamelin pénétra dans la nef: les voûtes, qui avaient entendu les clercs +de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins, +voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire +les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section. +Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes +de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de +l'Homme se dressait sur l'autel dépouillé. + +C'est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heures du soir à +onze heures, se tenaient les assemblées publiques. La chaire, ornée du +drapeau aux couleurs de la nation, servait de tribune aux harangues. +Vis-à -vis, du côté de l'Épître, une estrade de charpentes grossières +s'élevait, destinée à recevoir les femmes et les enfants, qui venaient +en assez grand nombre à ces réunions. Ce matin-là , devant un bureau, au +pied de la chaire, se tenait, en bonnet rouge et carmagnole, le +menuisier de la place de Thionville, le citoyen Dupont aîné, l'un des +douze du Comité de surveillance. Il y avait sur le bureau une bouteille +et des verres, une écritoire et un cahier de papier contenant le texte +de la pétition qui invitait la Convention à rejeter de son sein les +vingt-deux membres indignes. + +Évariste Gamelin prit la plume et signa. + +"Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendrais donner ton +nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la section n'est pas chaude; +elle manque de vertu. J'ai proposé au Comité de surveillance de ne point +délivrer de certificat de civisme à quiconque ne signerait pas la +pétition. + +--Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, la proscription des +traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort de Marat: qu'ils périssent. + +--Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c'est l'indifférentisme. Dans +une section, qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il +n'y en a pas cinquante qui viennent à l'assemblée. Hier nous étions +vingt-huit. + +--Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d'amende, les +citoyens à venir. + +--Hé! Hé! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s'ils venaient tous, +les patriotes seraient en minorité.... Citoyen Gamelin, veux-tu boire un +verre de vin à la santé des bons sans-culottes?..." + +Sur le mur de l'église, du côté de l'Évangile, on lisait ces mots +accompagnés d'une main noire dont l'index montrait le passage conduisant +au cloître: _Comité civil_, _Comité de surveillance_, _Comité de +bienfaisance_. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte de la +ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription: _Comité +militaire_. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité qui +écrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, de +lingots d'acier, de cartouches et d'échantillons de terres salpêtrées. + +"Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu? + +--Moi?... je me porte à merveille." + +Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisait +invariablement cette réponse à ceux qui s'inquiétaient de sa santé, +moins pour les instruire de son état que pour couper court à toute +conversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride, +les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté. Opticien sur le +quai des Orfèvres, il était propriétaire d'une très ancienne maison +qu'il avait cédée en 91 à un vieux commis pour se dévouer à ses +fonctions municipales. Une mère charmante, morte à vingt ans et dont +quelques vieillards, dans le quartier, gardaient le touchant souvenir, +lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés, sa pâleur, sa +timidité. De son père, ingénieur opticien, fournisseur du roi, emporté +par le même mal avant sa trentième année, il tenait un esprit juste et +appliqué. Sans s'arrêter d'écrire: + +"Et toi, citoyen, comment vas-tu? + +--Bien. Quoi de nouveau? + +--Rien, rien. Tu vois: tout est bien tranquille ici. + +--Et la situation? + +--La situation est toujours la même." + +La situation était effroyable. La plus belle armée de la République +investie dans Mayence; Valenciennes assiégée; Fontenay pris par les +Vendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées, la frontière ouverte aux +Espagnols; les deux tiers des départements envahis ou soulevés; Paris +sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain. + +Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étant chargées par +arrêté de la Commune d'opérer la levée de douze mille hommes pour la +Vendée, il rédigeait des instructions relatives à l'enrôlement et +l'armement du contingent que le "Pont-Neuf", ci-devant "Henri IV", +devait fournir. Tous les fusils de munition devaient être délivrés aux +réquisitionnaires. La garde nationale de la section serait armée de +fusils de chasse et de piques. + +"Je t'apporte, dit Gamelin, l'état des cloches qui doivent être envoyées +au Luxembourg pour être converties en canons." + +Évariste Gamelin, bien qu'il ne possédât pas un sou, était inscrit parmi +les membres actifs de la section: la loi n'accordait cette prérogative +qu'aux citoyens assez riches pour payer une contribution de la valeur de +trois journées de travail; et elle exigeait dix journées pour qu'un +électeur fût éligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprise d'égalité et +jalouse de son autonomie, tenait pour électeur et pour éligible tout +citoyen qui avait payé de ses deniers son uniforme de garde national. +C'était le cas de Gamelin, qui était citoyen actif de sa section et +membre du Comité militaire. + +Fortuné Trubert posa sa plume: + +"Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu'on nous envoie +des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver la terre et +les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n'est pas tout que d'avoir +des canons, il faut aussi de la poudre." + +Un petit bossu, la plume à l'oreille et des papiers à la main, entra +dans la ci-devant sacristie. C'était le citoyen Beauvisage, du Comité de +surveillance. + +"Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles: Custine a +évacué Landau. + +--Custine est un traître! s'écria Gamelin. + +--Il sera guillotiné", dit Beauvisage. + +Trubert, de sa voix un peu haletante, s'exprima avec son calme +ordinaire: + +"La Convention n'a pas créé un Comité de salut public pour des prunes. +La conduite de Custine y sera examinée. Incapable ou traître, il sera +remplacé par un général résolu à vaincre, et _ça ira_!" + +Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeux fatigués: + +"Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble ni défaillance, +il faut qu'ils sachent que le sort de ceux qu'ils ont laissés dans leur +foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin, tu demanderas +avec moi, à la prochaine assemblée, que le Comité de bienfaisance se +concerte avec le Comité militaire pour secourir les familles indigentes +qui ont un parent à l'armée." + +Il sourit et fredonna: + +"Ça ira! ça ira!..." + +Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa table de bois +blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humble secrétaire d'un +comité de section ne voyait point de disproportion entre l'énormité de +la tâche et la petitesse de ses moyens, tant il se sentait uni dans un +commun effort à tous les patriotes, tant il faisait corps avec la +nation, tant sa vie se confondait avec la vie d'un grand peuple. Il +était de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite, +préparaient le triomphe impossible et certain. Aussi bien leur +fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté, +renversé le vieux monde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cet +Évariste Gamelin, peintre obscur, n'attendaient point de merci de leurs +ennemis. Ils n'avaient de choix qu'entre la victoire et la mort. De là +leur ardeur et leur sérénité. + + + + +II + + +Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s'achemina vers la place +Dauphine, devenue place de Thionville, en l'honneur d'une cité +inexpugnable. + +Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, cette place avait +perdu depuis près d'un siècle sa belle ordonnance: les hôtels construits +sur les trois faces, au temps de Henri IV, uniformément en brique rouge +avec chaînes de pierre blanche, pour des magistrats magnifiques, +maintenant, ayant échangé leurs nobles toits d'ardoise contre deux ou +trois misérables étages en plâtras, ou même rasés jusqu'à terre et +remplacés sans honneur par des maisons mal blanchies à la chaux, +n'offraient plus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées +de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu'égayaient des pots de +fleurs, des cages d'oiseaux et des linges qui séchaient. Là , logeait une +multitude d'artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens, +imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieux hommes +de loi qui n'avaient point été emportés dans la tourmente avec la +justice royale. + +C'était le matin et c'était le printemps. De jeunes rayons de soleil, +enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et se coulaient +gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées à guillotine +étaient tous soulevés et l'on voyait au-dessous les têtes échevelées des +ménagères. Le greffier du tribunal révolutionnaire, sorti de la maison +pour se rendre à son poste, tapotait en passant les joues des enfants +qui jouaient sous les arbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la +trahison de l'infâme Dumouriez. + +Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l'Horloge, une maison +qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonne figure sans un +petit grenier couvert de tuiles dont on l'avait exhaussée sous +l'avant-dernier tyran. Pour approprier l'appartement de quelque vieux +parlementaire aux convenances des familles bourgeoises et artisanes qui +y logeaient, on avait multiplié les cloisons et les soupentes. C'est +ainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur, nichait dans un +entresol fort abrégé en hauteur comme en largeur, où on le voyait par la +porte vitrée, les jambes croisées sur son établi et la nuque au +plancher, cousant un uniforme de garde national, tandis que la citoyenne +Remacle, dont le fourneau n'avait pour cheminée que l'escalier, +empoisonnait les locataires de la fumée de ses ragoûts et de ses +fritures, et que, sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur +fille, barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec +Mouton, le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de cÅ“ur, +de poitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à son voisin +le citoyen Dupont aîné, l'un des douze du Comité de surveillance. Son +mari, tout du moins, l'en soupçonnait véhémentement et les époux Remacle +emplissaient la maison des éclats alternés de leurs querelles et de +leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient +occupés par le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le +quai de l'Horloge, par un officier de santé, par un homme de loi, par un +batteur d'or et par plusieurs employés du Palais. + +Évariste Gamelin monta l'escalier antique jusqu'au quatrième et dernier +étage, où il avait son atelier avec une chambre pour sa mère. Là +finissaient les degrés de bois garnis de carreaux qui avaient succédé +aux grandes marches de pierre des premiers étages. Une échelle, +appliquée au mur, conduisait à un grenier d'où descendait pour lors un +gros homme assez vieux, d'une belle figure rose et fleurie, qui tenait +péniblement embrassé un énorme ballot, et fredonnait toutefois: _J'ai +perdu mon serviteur_. + +S'arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour à +Gamelin, qui le salua fraternellement et l'aida à descendre son paquet, +ce dont le vieillard lui rendit grâces. + +"Vous voyez là , dit-il en reprenant son fardeau, des pantins que je vais +de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en a +ici tout un peuple: ce sont mes créatures; elles ont reçu de moi un +corps périssable, exempt de joies et de souffrances. Je ne leur ai pas +donné la pensée, car je suis un Dieu bon." + +C'était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devant noble: +son père, enrichi dans les partis, avait acheté une savonnette à vilain. +Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommait monsieur des Ilettes et +donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins que la +belle madame de Rochemaure, épouse d'un procureur, illuminait de ses +yeux, femme accomplie, dont la fidélité honorable ne se démentit point +tant que la Révolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses +offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, son nom. La Révolution les +lui enleva. Il gagna sa vie à peindre des portraits sous les portes +cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la +Mégisserie, à composer des discours pour les représentants du peuple et +à donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans +son grenier, où l'on se coulait par une échelle et où l'on ne pouvait se +tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d'un pot de colle, d'un paquet de +ficelles, d'une boîte d'aquarelle et de quelques rognures de papier, +fabriquait des pantins qu'il vendait à de gros marchands de jouets, qui +les revendaient aux colporteurs, qui les promenaient par les +Champs-Élysées, au bout d'une perche, brillants objets des désirs des +petits enfants. Au milieu des troubles publics et dans la grande +infortune dont il était lui-même accablé, il gardait une âme sereine, +lisant pour se récréer son Lucrèce, qu'il portait constamment dans la +poche béante de sa redingote puce. + +Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda tout de suite. +Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quand sa mère, par +habitude, tirait le verrou, il lui disait: "A quoi bon? On ne vole pas +les toiles d'araignée... et les miennes pas davantage." Dans son atelier +s'entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre +le mur, les toiles de ses débuts, alors qu'il traitait, selon la mode, +des scènes galantes, caressait d'un pinceau lisse et timide des carquois +épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de +bonheur, troussait des gardeuses d'oies et fleurissait de roses le sein +des bergères. + +Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes, +froidement traitées, attestaient l'irrémédiable chasteté du peintre. Les +amateurs ne s'y étaient pas trompés et Gamelin n'avait jamais passé pour +un artiste érotique. Aujourd'hui, bien qu'il n'eût pas encore atteint la +trentaine, ces sujets lui semblaient dater d'un temps immémorial. Il y +reconnaissait la dépravation monarchique et l'effet honteux de la +corruption des cours. Il s'accusait d'avoir donné dans ce genre +méprisable et montré un génie avili par l'esclavage. Maintenant, citoyen +d'un peuple libre, il charbonnait d'un trait vigoureux des Libertés, des +Droits de l'Homme, des Constitutions françaises, des Vertus +républicaines, des Hercules populaires terrassant l'Hydre de la +Tyrannie, et mettait dans toutes ces compositions toute l'ardeur de son +patriotisme. Hélas! il n'y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais +pour les artistes. Ce n'était pas, sans doute, la faute de la +Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre les rois, +qui, fière, impassible, résolue devant l'Europe conjurée, perfide et +cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propres mains, qui mettait +la terreur à l'ordre du jour, instituait pour punir les conspirateurs un +tribunal impitoyable auquel elle allait donner bientôt ses membres à +dévorer, et qui dans le même temps, calme, pensive, amie de la science +et de la beauté, réformait le calendrier, créait des écoles spéciales, +décrétait des concours de peinture et de sculpture, fondait des prix +pour encourager les artistes, organisait des salons annuels, ouvrait le +Muséum et, à l'exemple d'Athènes et de Rome, imprimait un caractère +sublime à la célébration des fêtes et des deuils publics. Mais l'art +français, autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie, +en Pologne, n'avait plus de débouchés à l'étranger. Les amateurs de +peinture, les curieux d'art, grands seigneurs et financiers, étaient +ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que la Révolution avait +enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs +aux armées, croupiers du Palais-Royal, n'osaient encore montrer leur +opulence et, d'ailleurs, ne se souciaient point de peinture. Il fallait +ou la réputation de Regnault ou l'adresse du jeune Gérard pour vendre un +tableau. Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l'indigence. +Prud'hon nourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant +des sujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotes +Hennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin, incapable +de faire les frais d'un tableau, ne pouvant ni payer le modèle, ni +acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vaste toile du _Tyran +poursuivi aux Enfers par les Furies_. Elle couvrait la moitié de +l'atelier de figures inachevées et terribles, plus grandes que nature, +et d'une multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës +et recourbées. On distinguait au premier plan, à gauche, un Charon +maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d'un beau +dessin, mais qui sentait l'école. Il y avait bien plus de génie et de +naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui +était pendue à l'endroit le mieux éclairé de l'atelier. C'était un +Oreste que sa sÅ“ur Électre soulevait sur son lit de douleur. Et l'on +voyait la jeune fille écarter d'un geste touchant les cheveux emmêlés +qui voilaient les yeux de son frère. La tête d'Oreste était tragique et +belle et l'on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du +peintre. + +Gamelin regardait souvent d'un Å“il attristé cette composition; parfois +ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient vers la figure +largement esquissée d'Électre et retombaient impuissants. L'artiste +était gonflé d'enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses. +Mais il lui fallait s'épuiser sur des ouvrages de commande qu'il +exécutait médiocrement, parce qu'il devait contenter le goût du vulgaire +et aussi parce qu'il ne savait point imprimer aux moindres choses le +caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques, +que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en +couleurs et que prenait à bas prix un marchand d'estampes de la rue +Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal +en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien +acheter. + +Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait +de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il, +qui devait faire la fortune du marchand d'estampes, du graveur et la +sienne; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames, +aux valets de l'ancien régime il substituait des Génies, des Libertés, +des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait +terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se +trouvaient en état d'être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux +venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d'un habit +bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires, +assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre +les jambes. C'était le "citoyen de cÅ“ur", remplaçant le valet de cÅ“ur. +Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours +avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d'enthousiasme. +Plusieurs pendaient au mur de l'atelier. Cinq ou six, à l'aquarelle, à +la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les +chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s'élevaient sur toutes les +places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les +cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de "Vive la +Nation! vivre libre ou mourir!" Gamelin ne pouvait passer sur le +Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son cÅ“ur bondît vers la +tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les +volontaires au son de la _Marseillaise_. Mais en rejoignant les armées +il eût laissé sa mère sans pain. + +Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve +Gamelin entra dans l'atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la +cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à +s'échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour +mieux respirer, gémit de la cherté des vivres. + +Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la +Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant +pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le +peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie, +naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce +qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait +émigré avec un aristocrate. + +"Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de +pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien +qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni Å“ufs, ni légumes, +ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons +châtaignes." + +Après un long silence, elle reprit: + +"J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs +petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera +ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies. + +--Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous +souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le +peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la +République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où +aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des +Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas +massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez +vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et +guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente +l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir +un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé +de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre +la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est +vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne +ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à +démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et +sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril." + +La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa +cocarde négligée. + +"Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui +ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce +que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de +La Fayette, de Pétion, de Brissot. + +--Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux. + +Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de +livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de +faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de +pain bis et un pot de piquette. + +Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur +dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son +pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les +morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui +avaient coûté cher. + +Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait +songeur et distrait. + +"Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange." + +Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte +religieux. + +Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin +réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux. + +Mais elle: + +"Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de +confiance. C'est à désespérer de tout. + +--Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos +privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les +siècles le bonheur du genre humain." + +La bonne dame trempa son pain dans son vin: son esprit s'éclaircit et +elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur +l'herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph +Gamelin, coutelier de son état, l'avait demandée en mariage. Et elle +conta par le menu comment les choses s'étaient passées. Sa mère lui +avait dit: "Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le +magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens." Elles +eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux. +Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph +Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite +de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle s'était tenue à la fenêtre +pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre +chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait +pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille. + +Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie. + +"Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m'y attendais, par +suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je +faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l'exécution de +M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien +croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la +grâce de te conserver. Je t'élevai de mon mieux, ne ménageant ni les +soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m'en +témoignas de la reconnaissance et que, dès l'enfance, tu cherchas à m'en +récompenser selon tes moyens. Tu étais d'un naturel affectueux et doux. +Ta sÅ“ur n'avait pas mauvais cÅ“ur; mais elle était égoïste et violente. +Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits +polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu +t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur +mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et +cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de +mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton +catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la +maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour +t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser +des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma +grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de +la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure." + +La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage +grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits +d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles +exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le +tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première +jeunesse. + +Elle poursuivit: + +"Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu +te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait +parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te +dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai +ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton +père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te +rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous +sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le +reprocher: la faute en est à la Révolution." + +Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit. + +"Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur +puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu +ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se +rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point +l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant +au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation +pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime, +bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas +que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront +jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens +dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des +maigres." + +Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne +l'écoutait plus. Il cherchait la silhouette d'un sans-culotte, en bonnet +rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le +valet de pique condamné. + +On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large +que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'Å“il gauche, l'Å“il +droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et +les dents débordant les lèvres. + +Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui +faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée +des Ardennes. + +Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave +guerrier. + +La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite. + +Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire +sans le modèle. + +La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette +difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur +le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de +chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour +distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires +qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi, +son fiancé des Ardennes. + +Elle appliqua sur le papier le regard de son Å“il morne, qui lentement +s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un +radieux sourire. + +"C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au +naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché." + +Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la +plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit +carré qu'elle coula sur son cÅ“ur, entre le busc et la chemise, remit à +l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie +et sortit clochante et légère. + + + + +III + + +Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean +Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des +cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à -vis de +l'Oratoire, proche les Messageries, à l'_Amour peintre_. Le magasin +s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par +une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de +cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le +Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le +père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis +lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie +semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres +aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les +estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en +couleurs. On y voyait, ce jour-là , des scènes galantes traitées avec une +grâce un peu sèche par Boilly, _Leçons d'amour conjugal_ et _Douces +résistances_, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs +dénonçaient à la Société des arts; la _Promenade publique_ de Debucourt, +avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des +chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le _Bain de Virginie_ et +des figures d'après l'antique. + +Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient +les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux +belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de +prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils +admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup +d'Å“il, fronçaient le sourcil et passaient. + +Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une +des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où +il y avait un pot d'Å“illets rouges derrière le balcon de fer à coquille. +Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le +marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de +la maison. + +Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant +l'_Amour peintre_, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie +qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de +Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant +d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les +passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en +examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il +circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au +commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les +contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant +on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses +introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets +dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des +ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les +patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et +craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de +Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en +toute rencontre. + +Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires +exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui +retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle +se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que +cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à +se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste. + +Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à +ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit +à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d'instinct, +elle maniait l'aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une +parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la +regardaient: elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait +communiquer une douce langueur; elle brodait capricieusement pour ceux +qu'elle s'amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin +pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux. + +Élodie n'était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide +au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc +noué négligemment autour de sa tête et d'où s'échappaient les boucles +azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En +son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste +et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il +admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches +donnaient de l'accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé +de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l'année. Sa taille +souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des +grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de +sa chair, tout en elle demandait le cÅ“ur et promettait l'amour. Derrière +le comptoir de marchande, elle donnait l'idée d'une nymphe de la danse, +d'une bacchante d'Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et +de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans +l'enveloppe modeste d'une ménagère de Chardin. + +"Mon père n'est pas à la maison, dit-elle au peintre; attendez-le un +moment: il ne tardera pas à rentrer." + +Les petites mains brunes faisaient courir l'aiguille à travers le linon. + +"Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin?" + +Gamelin était incapable de feindre. Et l'amour, en enflammant son +courage, exaltait sa franchise. + +"Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous +le dise, le dessin qui vous a été tracé n'est pas assez simple, assez +nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France +dans l'art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris; ces nÅ“uds, +ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur +sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nous revenons de loin. Du temps de +l'infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On +faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d'un aspect +ridicule, qui ne sont bonnes qu'à être mises au feu pour chauffer les +patriotes; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l'antique. +David dessine des lits et des fauteuils d'après les vases étrusques et +les peintures d'Herculanum. + +--J'ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c'est beau! +Bientôt on n'en voudra pas d'autres. Comme vous, j'adore l'antique. + +--Eh bien! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe +d'une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches +entrecroisées, elle eût été digne d'une Spartiate... et de vous. Vous +pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la +ligne droite." + +Elle lui demanda ce qu'il fallait ôter. + +Il se pencha sur l'écharpe: ses joues effleurèrent les boucles d'Élodie. +Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient. +Évariste goûtait en ce moment une joie infinie; mais, sentant près de +ses lèvres les lèvres d'Élodie, il craignait d'avoir offensé la jeune +fille et se retira brusquement. + +La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe +avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses +abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur +ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa +parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l'aimait, elle lui +prêtait un fier génie d'artiste qui éclaterait un jour en chefs-d'Å“uvre +et rendrait son nom célèbre, et elle l'en aimait davantage. La citoyenne +Blaise n'avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n'était pas +offensée de ce qu'un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses +désirs; elle aimait Évariste, qui était chaste; elle ne l'aimait pas +parce qu'il était chaste; mais elle trouvait à ce qu'il le fût +l'avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point +craindre de rivales. + +Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si +l'Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du +jeune héros, c'était avec l'espoir d'en triompher et elle eût bientôt +gémi d'une sévérité de mÅ“urs qu'il n'eût point adoucie pour elle. Et, +dès qu'elle en trouva l'occasion, elle se déclara plus qu'à demi, pour +le contraindre à se déclarer lui-même. A l'exemple de cette tendre +Aricie, la citoyenne Blaise n'était pas très éloignée de croire qu'en +amour la femme est tenue à faire des avances. "Les plus aimants, se +disait-elle, sont les plus timides; ils ont besoin d'aide et +d'encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu'une femme peut +faire la moitié du chemin et même davantage sans qu'ils s'en +aperçoivent, en leur ménageant les apparences d'une attaque audacieuse +et la gloire de la conquête." Ce qui la tranquillisait sur l'issue de +l'affaire, c'est qu'elle savait avec certitude (et aussi n'y avait-il +pas de doute à ce sujet) qu'Évariste, avant que la Révolution l'eût +héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la +concierge de l'académie. + +Élodie, qui n'était point une ingénue, concevait différentes sortes +d'amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond +pour qu'elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à +l'épouser, mais s'attendait à ce que son père n'approuvât pas l'union de +sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n'avait rien; +le marchand d'estampes remuait de grosses sommes d'argent. L'_Amour +peintre_ lui rapportait beaucoup, l'agio plus encore, et il s'était +associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des +bottes de jonc et de l'avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de +la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l'éditeur +d'estampes connu dans toute l'Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan, +aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian. +Ce n'est pas qu'en fille obéissante elle tînt le consentement de son +père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure, +d'humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur +d'affaires, ne s'était jamais occupé d'elle, l'avait laissée grandir +libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais +d'ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur +le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement +puissants qu'un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop +intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d'aimer ne +lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui +savait un gré infini de cette prudence; et, comme elle tenait de lui le +sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s'inquiétait pas des +raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et +la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre +commis. A vingt-sept ans, elle se sentait d'âge et d'expérience à faire +sa vie elle-même et n'éprouvait nul besoin de demander les conseils ou +de suivre la volonté d'un père jeune, facile et distrait. Mais pour +qu'elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce +gendre pauvre, l'intéressât dans la maison, lui assurât des travaux +comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d'une manière ou d'une +autre, lui créât des ressources; et cela elle jugeait impossible que +l'un l'offrît, que l'autre l'acceptât, tant il y avait peu de sympathie +entre ces deux hommes. + +Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait +sans terreur l'idée de s'unir à son ami par des liens secrets et de +prendre l'auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa +philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que +l'indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le +caractère honnête et vertueux d'Évariste donnerait une force rassurante; +mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa +vieille mère: il ne semblait pas qu'il y eût dans une existence si +étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature. +D'ailleurs Évariste n'avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait +part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l'y obliger +avant peu. + +Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille: + +"Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant +qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie. +En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre +absence." + +Il répondit avec un sombre enthousiasme: + +"Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une +épée dans une guirlande." + +Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style +sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines. + +"Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la +servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. +Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des +esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne +pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des +chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages. +Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans +les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs +ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche +de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez +nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises +d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques." + +Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il +poursuivait d'une haine inextinguible: + +"Le connaissez-vous, citoyenne?" + +Élodie fit signe qu'oui. + +"Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment +ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage +de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque +temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du +Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette +vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts +le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux +mauvais peintres." + +Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux: + +"Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi +ai.... + +--C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise +qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes, +basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui +descendaient sur les épaules. + +Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre. + +"Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque +chose de neuf? + +--Peut-être", dit le peintre. + +Et il exposa son idée: + +"Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des mÅ“urs. +Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai +conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel +aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les +Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent +les Lois.... Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique, +Fraternité de carreau, Loi de cÅ“ur.... Je crois ces cartes assez +fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en +taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet." + +Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle, +l'artiste les tendit au marchand d'estampes. + +Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête. + +"Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs +de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle +invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre +jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre +camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec +quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre +jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui +sais-je encore!... Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami, +l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif. +Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se +serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la +manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire +qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de +cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en +corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros +cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent +jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots +du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers +et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos..., comment dites-vous?... +vos Lois de cÅ“ur... et vous reviendrez me dire comment ils vous ont +reçu!" + +Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa +culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin +avec une douce pitié: + +"Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous +voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là +vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies +poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies +filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les +hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses, +avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête +que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus +en entendre parler." + +Du coup, Évariste Gamelin se cabra: + +"Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!... Mais l'établissement +de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont +des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en +pourrions-nous pas être frappés?... Quoi! la secte du sans-culotte Jésus +a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli +après quatre ans à peine d'existence!" + +Mais Jean Blaise, d'un air de supériorité: + +"Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, +la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans +d'embrassades, de massacres, de discours, de _Marseillaise_, de tocsins, +d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes +à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge, +de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des +chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements, +d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est +long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons +trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que +pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La +Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous +ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?... On ne sait plus. + +--Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous +préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand +d'estampes à la prudence. + +--Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son cÅ“ur. +Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous, +citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous +accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon +dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes +principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de +servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au +périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre, +je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles +moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les +comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société +avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre +brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais +envoyer de Vernon soixante bÅ“ufs à l'armée du Midi, à travers un pays +infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je +ne parle pas; j'agis." + +Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il +noua les cordons et qu'il passa sous son bras. + +"C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider +nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans +ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses +défenseurs.... Salut, citoyen Blaise." + +Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le cÅ“ur +gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux Å“illets +rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre. + +Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de +Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il +reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de +raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des +événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de +la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne +reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on +ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en +Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons +citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple +assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort. + +Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage. + +Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées +pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de +la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres +jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les +débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain. + +N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de +s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait +place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la +patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant +contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que +son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et +qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son +bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le +nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à +vingt sols chaque, en un mois." + +Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands +pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du +vitrier. + +On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen +Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le +peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée, +et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait +avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La +femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait +des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en +cassant les carreaux, enrichissait les vitriers. + +La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé +de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du +quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les +passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres, +escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un +homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné +du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre +les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue +et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait +debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient +entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et +regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi +les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de +couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis +tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux. + +On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le +corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa +ressemblance avec ce représentant du peuple. + +"Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante. + +--Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis. + +Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de +s'élancer: + +"Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de +modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a +séparé.... Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont." + +Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était +d'importance. + +Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et +torches et poursuivait la demoiselle de modes. + + + + +IV + + +Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les +tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait +une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur +l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de +l'allée ombreuse, contre la chaumière de _La Belle Lilloise_, sur un +banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts +s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles +s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'_Amour peintre_. Pendant +toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui +devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il +lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle, +exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son +amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus +retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution +plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante. + +D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute +occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à +l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais, +le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme +irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et +le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui +donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se +dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la +solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre. + +Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les +promenades à la mode, des chaumières construites par de savants +architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La +chaumière de _La Belle Lilloise_, occupée par un limonadier, appuyait sa +feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour, +afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme +s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une +chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un +saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui +portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières, +ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans +les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort. +Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à +aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement +ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les +autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient +pareillement des cÅ“urs sensibles et pleins de philosophie. + +Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme +au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son +cÅ“ur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes +après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main, +selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste +et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si +semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire, +avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que +les révolutions ne changent point. + +Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une +vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte +de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle +avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille +pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la +chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant +sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme +immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de +redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies" +s'appelaient alors des "plaisirs". + +La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et +exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait +une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la +rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux +Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir, +mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir +leur vieillesse. + +Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposa +abondamment la cause de ses maux. C'était la république qui, en +dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il +n'y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elle connaissait, au +contraire, à plusieurs signes, que les affaires ne feraient qu'empirer. +A Nanterre, une femme avait accouché d'un enfant à tête de vipère; la +foudre était tombée sur l'église de Rueil et avait fondu la croix du +clocher; on avait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville. Des +hommes masqués empoisonnaient les sources et jetaient dans l'air des +poudres qui donnaient des maladies.... + +Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle. Les yeux +de la jeune femme brillaient dans l'ombre transparente de son chapeau de +paille; ses lèvres, aussi rouges que les Å“illets qu'elle tenait à la +main, souriaient. Une écharpe de soie noire, croisée sur la poitrine, se +nouait sur le dos. Sa robe jaune faisait voir les mouvements rapides des +genoux et découvrait les pieds chaussés de souliers plats. Les hanches +étaient presque entièrement dégagées: car la Révolution avait affranchi +la taille des citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les +reins, déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sous +son image amplifiée. + +Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cet embarras +qu'Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarqua aussi et tint +pour un bon signe qu'il avait noué sa cravate avec plus d'art qu'à +l'ordinaire. Elle lui tendit la main. + +"Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n'ai pas répondu à +votre lettre: elle m'a déplu; je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait +été plus aimable, si elle avait été plus naturelle. Ce serait faire tort +à votre caractère et à votre esprit que de croire que vous ne voulez pas +retourner à l'_Amour peintre_ parce que vous y avez eu une altercation +légère sur la politique, avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez +sûr que vous n'avez nullement à craindre que mon père vous reçoive mal, +quand vous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas: il ne se +rappelle ni ce qu'il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Je +n'affirme pas qu'il existe une grande sympathie entre vous deux; mais il +est sans rancune. Je vous le dis franchement, il ne s'occupe pas +beaucoup de vous... ni de moi. Il ne pense qu'à ses affaires et à ses +plaisirs." + +Elle s'achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec +quelque répugnance, parce qu'il savait que c'était le rendez-vous des +amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la +plus cachée. + +"Que j'ai de choses à vous dire, Évariste! L'amitié a des droits: vous +me permettez d'en user? Je vous parlerai beaucoup de vous... et un peu +de moi, si vous le voulez bien." + +Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa +elle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta son enfance, +elle lui dit la beauté de sa mère, qu'elle aimait à célébrer, par piété +filiale et comme l'origine de sa propre beauté; elle vanta la vigueur de +ses grands-parents, car elle avait l'orgueil de son sang bourgeois. Elle +conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait +vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu'elle était, +vive, sensible, courageuse, et elle ajouta: + +"Évariste, j'ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire +pour ne pas savoir le prix d'un cÅ“ur comme le vôtre, et je ne renoncerai +pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur +laquelle je croyais pouvoir compter et qui m'était chère." + +Évariste la regarda tendrement: + +"Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent? Puis-je +croire?..." + +Il s'arrêta, de peur d'en trop dire et d'abuser par là d'une amitié si +confiante. + +Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi des longues +manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevait en longs +soupirs. + +"Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulez que j'aie +pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur les dispositions de mon +cÅ“ur. + +--Élodie, Élodie, ce que vous dites là , le répéterez-vous encore quand +vous saurez...." + +Il hésita. + +Elle baissa les yeux. + +Il acheva plus bas: + +"... que je vous aime?" + +En entendant ces derniers mots, elle rougit: c'était de plaisir. Et, +tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgré elle, un +sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait: + +"Et il croit s'être déclaré le premier!... et il craint peut-être de me +fâcher!..." + +Et elle lui dit avec bonté: + +"Vous ne l'aviez donc pas vu, mon ami, que je vous aimais?" + +Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évariste leva les +yeux vers le firmament étincelant de lumière et d'azur: + +"Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillant comme +vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votre sourire." + +Il se sentait uni à la nature entière, il l'associait à sa joie, à sa +gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleurs des +marronniers s'allumaient comme des candélabres, les torches gigantesques +des peupliers s'enflammaient. + +Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plus tendre et +aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnait l'avantage de +la faiblesse et, aussitôt après l'avoir conquis, se soumettait à lui; +maintenant qu'elle l'avait mis sous sa domination, elle reconnaissait en +lui le maître, le héros, le dieu, brûlait d'obéir, d'admirer et de +s'offrir. Sous l'ombrage du bosquet, il lui donna un long baiser ardent +sous lequel elle renversa la tête, et, dans les bras d'Évariste, elle +sentit toute sa chair se fondre comme une cire. + +Ils s'entretinrent longtemps encore d'eux-mêmes, oubliant l'univers. +Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures, qui jetaient +Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et +particulières. Puis, quand elle jugea qu'elle ne pouvait tarder +davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois Å“illets +rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui +l'avait amenée. C'était une voiture de place peinte en jaune, très haute +sur roues, qui n'avait certes rien d'étrange, non plus que le cocher. +Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l'on n'en prenait guère +autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un +serrement de cÅ“ur et se sentit assailli d'un douloureux pressentiment: +par une sorte d'hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que +le cheval de louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du +temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe +et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais. + +La voiture disparut. Le trouble d'Évariste se dissipa; mais il lui +restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et +d'oubli qu'il venait de vivre, il ne les revivrait plus. + +Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires +cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que +leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs, +portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de +plaisirs de l'allée des Veuves, et il lui sembla qu'entre ces deux +rencontres tout un âge de sa vie s'était écoulé. Il traversa la place de +la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin +l'immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de +la Révolution prétendaient s'être tues pour jamais. Il hâta le pas dans +la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d'une +foule d'hommes et de femmes, qui criaient: "Vive la République! Vive la +Liberté!" Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits +étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des +mouchoirs. Précédé d'un sapeur qui faisait place au cortège, entouré +d'officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de +gendarmes, de hussards, s'avançait lentement, sur les têtes des +citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d'une couronne de +chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite verte à collet d'hermine. +Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard +perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste, +il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à +punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille +voix, cria: + +"Vive Marat!" + +Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention. +Tandis que la foule s'écoulait lentement, Gamelin, assis sur une borne +de la rue Honoré, contenait de sa main les battements de son cÅ“ur. Ce +qu'il venait de voir le remplissait d'une émotion sublime et d'un +enthousiasme ardent. + +Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré +d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République, +et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras +ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois +sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en +conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le +tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu +à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses +yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne +civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable +amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée, +cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant +de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon +exemple, patriotes jusqu'à la mort." + +La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de +lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait: + +"Jusqu'à la mort!..." + + + + +V + + +A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg +Élodie qui l'attendait sur un banc. + +Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se +voyaient tous les jours, à l'_Amour peintre_ ou à l'atelier de la place +de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve +qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux, +déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la +loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire +qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette +résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout +rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales, +elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût +rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle +pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et, +ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui +avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du +couvent des Chartreux. + +Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main, +le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement: + +"Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne +de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout. +Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action +vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule.... Ne +perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles +j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore +jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi. +J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un cÅ“ur tendre et d'une âme +généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et +sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il +l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux, +Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!" + +Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées; +depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle +était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce +qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des +secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu, +dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait +appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la +nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était +moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le +nécessaire. + +"Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces +moments où j'étais seule, abandonnée?..." + +Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie +d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à +l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux +d'Élodie. + +Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler. + +Elle dit très simplement: + +"Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et +ne montrait que celles-là , me trouva quelque attrait et s'occupa de moi +avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la +vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se +cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son +esprit qu'il m'intéressa.... Il sut me toucher en me témoignant de +l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé. +Je ne demandai d'engagements qu'à son cÅ“ur, et son cÅ“ur était mobile.... +Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne. +Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous +jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!" + +Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard +était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa +sÅ“ur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente, +pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non +point dans l'erreur d'un cÅ“ur sensible, mais pour trouver, loin des +siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa sÅ“ur +et il inclinait à condamner sa maîtresse. + +Élodie reprit d'une voix très douce: + +"J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient +naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui +n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les +préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur +avaient fait égoïste et perfide." + +Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin +s'adoucirent. Il demanda: + +"Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais? + +--Vous ne le connaissez pas. + +--Nommez-le-moi." + +Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire. + +Elle donna ses raisons. + +"Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop +dit." + +Et, comme il insistait: + +"Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise +à votre esprit cet... étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre +jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi. +Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai +connaître." + +Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme +qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été +séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être +autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté +les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que +cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût +offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par +force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous +tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes, +mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était +formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou +troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans +cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme +s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions, +il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se +taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes. + +Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle +répondit: + +"Il a quitté le royaume." + +Elle se reprit vivement: + +"... la France. + +--Un émigré!" s'écria Gamelin. + +Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se +créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner +à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine. + +En fait, l'amant d'Élodie était un petit clerc de procureur très joli +garçon, chérubin saute-ruisseau, qu'elle avait adoré et dont le souvenir +après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il +recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame +expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression +des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon +sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant. + +"Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de +détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a +lâchement abandonnée?" + +Elle inclina la tête. + +Il la pressa sur son cÅ“ur: + +"Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet +infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le +reconnaître!" + +Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue. +Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus +naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce +qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de +lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les +voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait +moral et social. + +Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui +disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en +demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle +admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui. + +Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue +de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était +point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation +régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction +d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la +ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même +avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait +l'exclusion des Vingt et un. + +Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine, +il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que +haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour +de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant +accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait: + +"Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!" + +A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui: + +"Venez, Évariste!" fit-elle vivement. + +La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans +la presse. + +Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour +éternel. + + + +Ce matin-là , de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la +citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa +part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le +tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait +parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle +nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les +émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un cÅ“ur +reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres +enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates, +disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient. + +Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de +midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave +odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du +peintre sentait le bouillon gras. + +"Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer +l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec +une couenne de lard et un gros os de bÅ“uf. Il n'y a rien qui embaume un +potage comme un os à moelle. + +--Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et +vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de +la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de +parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un +potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil +savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os +médullaire si savoureux et succulent. + +--Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin, +n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même +os? + +--Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien +que prophétesse." + +A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de +recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour +venger en même temps sur lui la République et son amour. + +Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de +son discours: + +"Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir +s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur +imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien +davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme +serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait +des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus +des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la +condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que, +le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque +tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge, +notre félicité." + +La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le _Benedicite_, fit +asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la +place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle +savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait. + + + + +VI + + +Dix heures du matin. Pas un souffle d'air. C'était le mois de juillet le +plus chaud qu'on eût connu. Dans l'étroite rue de Jérusalem, une +centaine de citoyens de la section faisaient la queue à la porte du +boulanger, sous la surveillance de quatre gardes nationaux qui, l'arme +au repos, fumaient leur pipe. + +La Convention nationale avait décrété le _maximum_: aussitôt grains, +farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, les Parisiens se +levaient avant le jour s'ils voulaient manger. Tous ces gens, serrés les +uns contre les autres, hommes, femmes, enfants, sous un ciel de plomb +fondu, qui chauffait les pourritures des ruisseaux et exaltait les +odeurs de sueur et de crasse, se bousculaient, s'interpellaient, se +regardaient avec tous les sentiments que les êtres humains peuvent +éprouver les uns pour les autres, antipathie, dégoût, intérêt, désir, +indifférence. On avait appris, par une expérience douloureuse, qu'il n'y +avait pas de pain pour tout le monde: aussi les derniers venus +cherchaient-ils à se glisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se +plaignaient et s'irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé. +Les femmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserver +leur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plus +étouffante, des cris s'élevaient: "Ne poussez pas!" Et chacun +protestait, se disant poussé soi-même. + +Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires délégués par la +section avaient imaginé d'attacher à la porte du boulanger une corde que +chacun tenait à son rang; mais les mains trop rapprochées se +rencontraient sur la corde et entraient en lutte. Celui qui la quittait +ne parvenait point à la reprendre. Les mécontents ou les plaisants la +coupaient, et il avait fallu y renoncer. + +Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisait des +plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait des invectives +aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout le mal. Quand un +chien passait, des plaisants l'appelaient Pitt. Parfois retentissait un +large soufflet, appliqué par la main d'une citoyenne sur la joue d'un +insolent, tandis que, pressée par son voisin, une jeune servante, les +yeux mi-clos et la bouche entrouverte, soupirait mollement. A toute +parole, à tout geste, à toute attitude propre à mettre en éveil l'humeur +grivoise des aimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait +le _Ça ira_, malgré les protestations d'un vieux jacobin, indigné que +l'on compromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foi +républicaine dans un avenir de justice et de bonheur. + +Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur, en face +de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant la viande de +boucherie. Des passants s'arrêtaient pour lire la feuille encore toute +gluante. Une marchande de choux, qui cheminait sa hotte sur le dos, se +mit à dire de sa grosse voix cassée: + +"Ils sont partis, les beaux bÅ“ufs! ratissons-nous les boyaux." + +Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d'un égout, que +plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouva mal et fut remise +évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrent à quelques pas de là , +sous une pompe. On se bouchait le nez; une rumeur grondait; des paroles +s'échangeaient, pleines d'angoisse et d'épouvante. On se demandait si +c'était quelque animal enterré là , ou bien un poison mis par +malveillance, ou plutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre, +oublié dans une cave du voisinage. + +"On en a donc mis là ? + +--On en a mis partout! + +--Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j'en ai vu trois cents en +tas sur le Pont au Change." + +Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant qui, morts, les +empoisonnaient. + +Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter à sa +vieille mère les fatigues d'une longue station. Son voisin, le citoyen +Brotteaux, l'accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dans la poche +béante de sa redingote puce. + +Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau +d'un moderne Téniers. + +"Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les +Grecs et les Romains si chers aujourd'hui à nos peintres. Pour moi, j'ai +toujours goûté la manière flamande." + +Ce qu'il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c'est qu'il avait +possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. de +Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures. + +"Il n'y a de beau que l'antique, répondit le peintre, et ce qui en est +inspiré: mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen +ou d'Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou +de Van Loo: l'humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par +un Baudouin ou un Fragonard." + +Un aboyeur passa, criant: + +"_Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!_... la liste des condamnés! + +--Ce n'est point assez d'un tribunal révolutionnaire, dit Gamelin. Il en +faut un dans chaque ville.... Que dis-je? dans chaque commune, dans +chaque canton. Il faut que tous les pères de famille, que tous les +citoyens s'érigent en juges. Quand la nation se trouve sous le canon des +ennemis et sous le poignard des traîtres, l'indulgence est parricide. +Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, la Corse révoltée, la Vendée +en feu, Mayence et Valenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la +trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la +trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison +assise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nos +généraux!... Que la guillotine sauve la patrie! + +--Je n'ai pas d'objection essentielle à faire contre la guillotine, +répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule +institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune manière que la vie d'un +homme ait quelque prix; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de +manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique fin des êtres semble de devenir +la pâture d'autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit +naturel: en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition +qu'on ne l'exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou +pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j'aie des instincts +pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c'est une dépravation +que toute ma philosophie n'est pas encore parvenue à corriger. + +--Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n'y a +que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut +nécessaire de l'autorité. Le peuple souverain l'abolira un jour. +Robespierre l'a combattue, et avec lui tous les patriotes; la loi qui la +supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être +appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous +le glaive de la loi." + +Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires, +et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section; entre autres une belle +grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en +bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était +très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à +un enfant malingre. + +L'enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient +faibles et les sanglots l'étouffaient. Pitoyablement petit, le teint +blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une +sollicitude douloureuse. + +"Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux +nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des +derniers arrivés. + +--Il a six mois, le pauvre amour!... Son père est à l'armée: il est de +ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil +(Michel), commis drapier de son état. Il s'est enrôlé, dans un théâtre +qu'on avait dressé devant l'hôtel de ville. Le pauvre ami voulait +défendre sa patrie et voir du pays.... Il m'écrit de prendre patience. +Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul... (c'est Paul qu'il se +nomme)... puisque je ne peux pas me nourrir moi-même? + +--Ah! s'écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une +heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte +de l'épicière. On risque la mort pour avoir trois Å“ufs et un quarteron +de beurre. + +--Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je +n'en ai vu!" + +Et le chÅ“ur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres, +jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les +commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au +prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres. +On sema des histoires alarmantes de bÅ“ufs noyés dans la Seine, de sacs +de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines.... +C'étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui +poursuivaient l'extermination du peuple de Paris. + +Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris +comme si elle avait le feu à ses jupes, qu'elle secouait violemment et +dont elle retournait les poches, proclamant qu'on lui avait volé sa +bourse. + +Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple, +qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les +Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, qui eussent de bon +cÅ“ur brûlé le château de Versailles, mais se fussent crus déshonorés +s'ils y avaient dérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrent sur +la mésaventure de la belle enfant quelques méchantes plaisanteries, +aussitôt étouffées sous la rumeur publique. On parlait déjà de pendre le +voleur à la lanterne. On entamait une enquête tumultueuse et partiale. +La grande tricoteuse, montrant du doigt un vieillard soupçonné d'être un +moine défroqué, jurait que c'était "le capucin" qui avait fait le coup. +La foule, aussitôt persuadée, poussa des cris de mort. + +Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique se tenait fort +modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toute l'apparence, à +vrai dire, d'un ci-devant religieux. Son air était assez vénérable, bien +qu'altéré par le trouble que causaient à ce pauvre homme les violences +de la foule et le souvenir encore vif des journées de Septembre. La +crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire, +qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements, +comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne +devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents. + +Brotteaux s'était donné pour loi de ne jamais contrarier le sentiment +populaire, surtout quand il se montrait absurde et féroce, "parce +qu'alors, disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu". Mais +Brotteaux était inconséquent: il déclara que cet homme, qu'il fût +capucin ou ne le fût point, n'avait pu dérober la citoyenne, dont il ne +s'était pas approché un seul moment. + +La foule conclut que celui qui défendait le voleur était son complice, +et l'on parlait maintenant de traiter avec rigueur les deux malfaiteurs, +et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, les plus sages parlèrent +de l'envoyer avec les deux autres à la section. + +Mais la jolie fille s'écria tout à coup joyeusement qu'elle avait +retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées et menacée +d'être fessée publiquement, comme une nonne. + +"Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vous remercie d'avoir pris +ma défense. Mon nom importe peu, mais je vous dois de vous le dire: je +me nomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier, en effet; mais non +pas un capucin, comme l'ont dit ces femmes. Il s'en faut de tout: je +suis clerc régulier de l'ordre des Barnabites, qui donna des docteurs et +des saints en foule à l'Église. Ce n'est point assez d'en faire remonter +l'origine à saint Charles Borromée: on doit considérer comme son +véritable fondateur l'apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme +dans ses armoiries. J'ai dû quitter mon couvent devenu le siège de la +section du Pont-Neuf et porter un habit séculier. + +--Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. de +Longuemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n'avez pas renié +votre état: à le voir, on croirait que vous avez réformé votre ordre +plutôt que vous ne l'avez quitté. Et vous vous exposez bénévolement, +sous ces dehors austères, aux injures d'une populace impie. + +--Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter un habit bleu, +comme un danseur! + +--Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommage à votre +caractère et vous mettre en garde contre les dangers que vous courez. + +--Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m'encourager à +confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre le péril. +J'ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manière d'apostasie; +j'aurais voulu du moins ne pas quitter la maison où Dieu m'accorda +durant tant d'années la grâce d'une vie paisible et cachée. J'obtins d'y +demeurer; et j'y gardai ma cellule, tandis qu'on transformait l'église +et le cloître en une sorte de petit hôtel de ville qu'ils nommaient la +section. Je vis, monsieur, je vis marteler les emblèmes de la sainte +vérité; je vis le nom de l'apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat. +Parfois même j'assistai aux conciliabules de la section, et j'y entendis +exprimer d'étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeure profanée +et j'allai vivre de la pension de cent pistoles que me fait l'Assemblée +dans une écurie dont on a réquisitionné les chevaux pour le service des +armées. Là je dis la messe devant quelques fidèles, qui y viennent +attester l'éternité de l'Église de Jésus-Christ. + +--Moi, mon Père, répondit l'autre, si vous voulez le savoir, je me nomme +Brotteaux et fus jadis publicain. + +--Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, par l'exemple de +saint Matthieu, qu'on peut attendre une bonne parole d'un publicain. + +--Mon Père, vous êtes trop honnête. + +--Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plus affamé de +justice que de pain: chacun ici était prêt à quitter sa place pour +châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumis à tant de +privations, sont d'une probité sévère, et ne peuvent tolérer un acte +malhonnête. + +--Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grande envie de +pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvais parti à ce bon +religieux, à son défenseur et au défenseur de son défenseur. Leur +avarice même et l'amour égoïste qu'ils portent à leur bien les y +poussaient: le larron, en s'attaquant à l'un d'eux, les menaçait tous; +ils se préservaient en le punissant.... Au reste, il est probable que la +plupart de ces manouvriers et de ces ménagères sont probes et +respectueux du bien d'autrui. Ces sentiments leur ont été inculqués dès +l'enfance par leurs père et mère qui les ont suffisamment fessés, et +leur ont fait entrer les vertus par le cul." + +Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu'un tel langage lui semblait +indigne d'un philosophe. + +"La vertu, dit-il, est naturelle à l'homme: Dieu en a déposé le germe +dans le cÅ“ur des mortels." + +Le vieux Brotteaux était athée et tirait de son athéisme une source +abondante de délices. + +"Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la +terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et même réacteur. +Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que +les Français, qui ne souffrent plus de roi mortel, s'obstinent à en +garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu'est-ce +que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l'enfer? +L'humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez +l'original, vous gardez la copie! + +--Oh! citoyen! s'écria Gamelin, n'avez-vous pas honte de tenir ce +langage? et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçues par +l'ignorance et la peur avec l'Auteur de la nature? La croyance en un +Dieu bon est nécessaire à la morale. L'Être suprême est la source de +toutes les vertus, et l'on n'est pas républicain si l'on ne croit en +Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des +Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupable d'avoir disposé les +Français à la servitude en leur enseignant l'athéisme.... J'espère, du +moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque la République aura institué le +culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion +si sage. + +--J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme, répondit +Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire; quand vous en aurez +fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes." + +Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau, ainsi +qu'il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés du baron +d'Holbach, qui, selon son expression, servaient de fondement à la +philosophie naturelle: + +"Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en +musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature +et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous +enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les +crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On +doit aimer la vertu; mais il est bon de savoir que c'est un simple +expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que +nous appelons la morale n'est qu'une entreprise désespérée de nos +semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et +l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus +j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. Les théologiens +et les philosophes, qui font de Dieu l'auteur de la nature et +l'architecte de l'univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils +le disent bon, parce qu'ils le craignent, mais ils sont forcés de +convenir qu'il agit d'une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité +rare même chez l'homme. Et c'est par là qu'ils le rendent adorable sur +la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des Dieux +justes et bienveillants, dont elle n'aurait rien à craindre; elle ne +garderait point de leurs bienfaits une reconnaissance inutile. Sans le +purgatoire et l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire. + +--Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlez point de la nature: vous +ne savez ce que c'est. + +--Pardieu, je le sais aussi bien que vous, mon Père! + +--Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n'avez pas de religion et +que la religion seule nous enseigne ce qu'est la nature, en quoi elle +est bonne et comment elle a été dépravée. Au reste, ne vous attendez pas +à ce que je vous réponde: Dieu ne m'a donné, pour réfuter vos erreurs, +ni la chaleur du langage ni la force de l'esprit. Je craindrais de ne +vous fournir, par mon insuffisance, que des occasions de blasphème et +des causes d'endurcissement, et, lorsque je sens un vif désir de vous +servir, je ne recueillerais pour tout fruit de mon indiscrète charité +que...." + +Ce propos fut interrompu par une immense clameur qui, partie de la tête +de la colonne, avertit la file entière des affamés que la boulangerie +ouvrait ses portes. On commença d'avancer mais avec une extrême lenteur. +Un garde national de service faisait entrer les acheteurs, un par un. Le +boulanger, sa femme et son garçon étaient assistés dans la vente des +pains par deux commissaires civils qui, un ruban tricolore au bras +gauche, s'assuraient que le consommateur appartenait à la section et +qu'on ne lui délivrait que la part proportionnelle aux bouches qu'il +avait à nourrir. + +Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche du plaisir la fin unique de +la vie: il estimait que la raison et les sens, seuls juges en l'absence +des Dieux, n'en pouvaient concevoir une autre. Or, trouvant dans les +propos du peintre un peu trop de fanatisme et dans ceux du religieux un +peu trop de simplicité pour y prendre grand plaisir, cet homme sage, +afin de conformer sa conduite à sa doctrine dans les conjonctures +présentes, et charmer l'attente encore longue, tira de la poche béante +de sa redingote puce son Lucrèce, qui demeurait ses plus chères délices +et son vrai contentement. La reliure de maroquin rouge était écornée par +l'usage et le citoyen Brotteaux en avait prudemment gratté les +armoiries, les trois îlots d'or achetés à beaux deniers comptants par le +traitant son père. Il ouvrit le livre à l'endroit où le poète +philosophe, qui veut guérir les hommes des vains troubles de l'amour, +surprend une femme entre les bras de ses servantes dans un état qui +offenserait tous les sens d'un amant. Le citoyen Brotteaux lut ces vers, +non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine +ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. Le +poète Lucrèce n'avait qu'une sagesse; son disciple Brotteaux en avait +plusieurs. + +Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d'heure. A son oreille, +réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muse latine, +jaillissait en vain la criaillerie des commères sur l'enchérissement du +pain, du sucre, du café, de la chandelle et du savon. C'est ainsi qu'il +atteignit avec sérénité le seuil de la boulangerie. Derrière lui, +Évariste Gamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbe dorée sur la +grille de fer qui fermait l'imposte. + +A son tour, il entra dans la boutique: les paniers, les casiers étaient +vides; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain qui restât et +qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l'on ferma la grille +sur ses talons, de peur que le peuple en tumulte n'envahît la +boulangerie. Mais ce n'était pas à craindre: ces pauvres gens, instruits +à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs +du jour, s'en furent, la tête basse et traînant la jambe. + +Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise sur une borne +la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras. Elle était sans +mouvement, sans couleur, sans larmes, sans regard. L'enfant lui suçait +le doigt avidement. Gamelin se tint un moment devant elle, timide, +incertain. Elle ne semblait pas le voir. + +Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau de sa poche, un +eustache à manche de corne, coupa son pain par le milieu et en mit la +moitié sur les genoux de la jeune mère, qui regarda, étonnée; mais il +avait déjà tourné le coin de la rue. + +Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise à la fenêtre, qui +reprisait des bas. Il lui mit gaiement son reste de pain dans la main. + +"Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d'être si longtemps sur mes +jambes, épuisé de chaleur, dans la rue, en rentrant à la maison, bouchée +par bouchée, j'ai mangé la moitié de notre ration. Il reste à peine +votre part." + +Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste. + + + + +VII + + +Usant d'une très vieille façon de dire, la citoyenne veuve Gamelin +l'avait annoncé: "A force de manger des châtaignes, nous deviendrons +châtaignes." Ce jour-là , 13 juillet, elle et son fils avaient dîné, à +midi, d'une bouillie de châtaignes. Comme ils achevaient cet austère +repas, une dame poussa la porte et emplit soudain l'atelier de son éclat +et de ses parfums. Évariste reconnut la citoyenne Rochemaure. Croyant +qu'elle se trompait de porte et cherchait le citoyen Brotteaux, son ami +d'autrefois, il pensait déjà lui indiquer le grenier du ci-devant ou +appeler Brotteaux, pour épargner à une femme élégante de grimper par une +échelle de meunier; mais il parut dès l'abord que c'était au citoyen +Évariste Gamelin qu'elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de +le rencontrer et de se dire sa servante. + +Ils n'étaient point tout à fait étrangers l'un à l'autre: ils s'étaient +vus plusieurs fois dans l'atelier de David, dans une tribune de +l'assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua: elle l'avait +remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son air intéressant. + +Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanaché comme le +couvre-chef d'un représentant en mission, la citoyenne Rochemaure était +emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chair fraîche encore sous +tant d'apprêts: ces artifices violents de la mode trahissaient la hâte +de vivre et la fièvre de ces jours terribles aux lendemains incertains. +Son corsage à grands revers et à grandes basques, tout reluisant +d'énormes boutons d'acier, était rouge sang, et l'on ne pouvait +discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et +révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du +bourreau. Un jeune militaire, un dragon, l'accompagnait. + +La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, la poitrine +généreuse, elle fit le tour de l'atelier, et, approchant de ses yeux +gris son lorgnon d'or à deux branches, elle examina les toiles du +peintre, souriant, se récriant, portée à l'admiration par la beauté de +l'artiste, et flattant pour être flattée. + +"Qu'est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau si noble et si touchant +d'une femme douce et belle près d'un jeune malade?" + +Gamelin répondit qu'il fallait y voir _Oreste veillé par Électre sa +sÅ“ur_, et que, s'il l'avait pu achever, ce serait peut-être son moins +mauvais ouvrage. + +"Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l'_Oreste_ d'Euripide. J'avais lu, +dans une traduction déjà ancienne de cette tragédie, une scène qui +m'avait frappé d'admiration: celle où la jeune Électre, soulevant son +frère sur son lit de douleur, essuie l'écume qui lui souille la bouche, +écarte de ses yeux les cheveux qui l'aveuglent et prie ce frère chéri +d'écouter ce qu'elle lui va dire dans le silence des Furies.... En +lisant et relisant cette traduction, je sentais comme un brouillard qui +me voilait les formes grecques et que je ne pouvais dissiper. Je +m'imaginais le texte original plus nerveux et d'un autre accent. +Éprouvant un vif désir de m'en faire une idée exacte, j'allai prier M. +Gail, qui professait alors le grec au Collège de France (c'était en 91), +de m'expliquer cette scène mot à mot. Il me l'expliqua comme je le lui +demandais et je m'aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et +plus familiers qu'on ne se l'imagine. Ainsi, Électre dit à Oreste: +"Frère chéri, que ton sommeil m'a causé de joie! Veux-tu que je t'aide à +te soulever?" Et Oreste répond: "Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie +ces restes d'écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux. Mets ta +poitrine contre la mienne et écarte de mon visage ma chevelure emmêlée: +car elle me cache les yeux...." Tout plein de cette poésie si jeune et +si vive, de ces expressions naïves et fortes, j'esquissai le tableau que +vous voyez, citoyenne." + +Le peintre, qui, d'ordinaire, parlait si discrètement de ses Å“uvres, ne +tarissait pas sur celle-là . Encouragé par un signe que lui fit la +citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit: + +"Hennequin a traité en maître les fureurs d'Oreste. Mais Oreste nous +émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle +destinée que la sienne! C'est par piété filiale, par obéissance à des +ordres sacrés qu'il a commis ce crime dont les Dieux doivent l'absoudre, +mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice +outragée, il a renié la nature, il s'est fait inhumain, il s'est arraché +les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux +forfait.... C'est ce que j'aurais voulu montrer dans ce groupe du frère +et de la sÅ“ur." + +Il s'approcha de la toile et la regarda avec complaisance. + +"Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées; la tête et le +bras d'Oreste, par exemple. + +--C'est un morceau admirable.... Et Oreste vous ressemble, citoyen +Gamelin. + +--Vous trouvez?" fit le peintre avec un sourire grave. + +Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Le jeune dragon se tint +debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elle était +assise. A quoi l'on pouvait voir que la Révolution était accomplie, car, +sous l'ancien régime, un homme n'eût jamais, en compagnie, touché +seulement du doigt le siège où se trouvait une dame, formé par +l'éducation aux contraintes, parfois assez rudes, de la politesse, +estimant d'ailleurs que la retenue gardée dans la société donne un prix +singulier à l'abandon secret et que, pour perdre le respect, il fallait +l'avoir. + +Louise Masché de Rochemaure, fille d'un lieutenant des chasses du roi, +veuve d'un procureur et, durant vingt ans, fidèle amie du financier +Brotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principes nouveaux. On l'avait +vue, en juillet 1790, bêcher la terre du Champ de Mars. Son penchant +décidé pour les puissances l'avait portée facilement des feuillants aux +girondins et aux montagnards, tandis qu'un esprit de conciliation, une +ardeur d'embrassement et un certain génie d'intrigue l'attachaient +encore aux aristocrates et aux contre-révolutionnaires. C'était une +personne très répandue, fréquentant guinguettes, théâtres, traiteurs à +la mode, tripots, salons, bureaux de journaux, antichambres de comités. +La Révolution lui apportait nouveautés, divertissements, sourires, +joies, affaires, entreprises fructueuses. Nouant des intrigues +politiques et galantes, jouant de la harpe, dessinant des paysages, +chantant des romances, dansant des danses grecques, donnant à souper, +recevant de jolies femmes, comme la comtesse de Beaufort et l'actrice +Descoings, tenant toute la nuit table de trente et un et de biribi et +faisant rouler la rouge et la noire, elle trouvait encore le temps +d'être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante, brouillonne, frivole, +connaissant les hommes, ignorant les foules, aussi étrangère aux +opinions qu'elle partageait qu'à celles qu'il lui fallait répudier, ne +comprenant absolument rien à ce qui se passait en France, elle se +montrait entreprenante, hardie et toute pleine d'audace par ignorance du +danger et par une confiance illimitée dans le pouvoir de ses charmes. + +Le militaire qui l'accompagnait était dans la fleur de la jeunesse. Un +casque de cuivre garni d'une peau de panthère, et la crête ornée de +chenille ponceau, ombrageait sa tête de chérubin et répandait sur son +dos une longue et terrible crinière. Sa veste rouge, en façon de +brassière, se gardait de descendre jusqu'aux reins pour n'en pas cacher +l'élégante cambrure. Il portait à la ceinture un énorme sabre, dont la +poignée en bec d'aigle resplendissait. Une culotte à pont, d'un bleu +tendre, moulait les muscles élégants de ses jambes, et des soutaches +d'un bleu sombre dessinaient leurs riches arabesques sur ses cuisses. Il +avait l'air d'un danseur costumé pour quelque rôle martial et galant, +dans _Achille à Scyros_ ou _les Noces d'Alexandre_, par un élève de +David attentif à serrer la forme. + +Gamelin se rappelait confusément l'avoir déjà vu. C'était en effet le +militaire qu'il avait rencontré, quinze jours auparavant, haranguant le +peuple sur les galeries du Théâtre de la Nation. + +La citoyenne Rochemaure le nomma: + +"Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnaire de la section des +Droits de l'Homme." + +Elle l'avait toujours dans ses jupes, miroir d'amour et certificat +vivant de civisme. + +La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et lui demanda s'il ne +consentirait pas à dessiner une carte pour une marchande de modes à qui +elle s'intéressait. Il y traiterait un sujet approprié: une femme +essayant une écharpe devant une psyché, par exemple, ou une jeune +ouvrière portant sous son bras un carton à chapeau. + +Comme capables d'exécuter un petit ouvrage de ce genre, on lui avait +parlé du fils Fragonard, du jeune Ducis et aussi d'un nommé Prudhomme; +mais elle préférait s'adresser au citoyen Évariste Gamelin. Toutefois +elle n'en vint, sur cet article, à rien de précis, et l'on sentait +qu'elle avait mis cette commande en avant uniquement pour engager la +conversation. En effet, elle était venue pour tout autre chose. Elle +réclamait du citoyen Gamelin un bon office: sachant qu'il connaissait le +citoyen Marat, elle venait lui demander de l'introduire chez l'Ami du +peuple, avec qui elle désirait avoir un entretien. + +Gamelin répondit qu'il était un trop petit personnage pour la présenter +à Marat, et que, du reste, elle n'avait que faire d'un introducteur: +Marat, bien qu'accablé d'occupations, n'était pas l'homme invisible +qu'on avait dit. + +Et Gamelin ajouta: + +"Il vous recevra, citoyenne, si vous êtes malheureuse: car son grand +cÅ“ur le rend accessible à l'infortune et pitoyable à toutes les +souffrances. Il vous recevra si vous avez quelque révélation à lui faire +intéressant le salut public: il a voué ses jours à démasquer les +traîtres." + +La citoyenne Rochemaure répondit qu'elle serait heureuse de saluer en +Marat un citoyen illustre, qui avait rendu de grands services au pays, +qui était capable d'en rendre de plus grands encore, et qu'elle +souhaitait mettre ce législateur en rapport avec des hommes bien +intentionnés, des philanthropes favorisés par la fortune et capables de +lui fournir des moyens nouveaux de satisfaire son ardent amour de +l'humanité. + +"Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérer les riches à la +prospérité publique." + +De vrai, la citoyenne avait promis au banquier Morhardt de le faire +dîner avec Marat. + +Morhardt, Suisse comme l'Ami du peuple, avait lié partie avec plusieurs +députés à la Convention, Julien (de Toulouse), Delaunay (d'Angers) et +l'ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actions de la Compagnie des +Indes. Le jeu, très simple, consistait à faire tomber ces actions à six +cent cinquante livres par des motions spoliatrices, afin d'en acheter le +plus grand nombre possible à ce prix et de les relever ensuite à quatre +mille ou cinq mille livres par des motions rassurantes. Mais Chabot, +Julien, Delaunay étaient percés à jour. On suspectait Lacroix, Fabre +d'Églantine et même Danton. L'homme de l'agio, le baron de Batz, +cherchait de nouveaux complices à la Convention et conseillait au +banquier Morhardt de voir Marat. + +Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnaires n'était pas aussi +étrange qu'elle semblait tout d'abord. Toujours ces gens-là +s'efforçaient de se liguer avec les puissances du jour, et, par sa +popularité, par sa plume, par son caractère, Marat était une puissance +formidable. Les girondins sombraient; les dantonistes, battus par la +tempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l'idole du peuple, était +d'une probité jalouse, soupçonneux et ne se laissait point approcher. Il +importait de circonvenir Marat, de s'assurer sa bienveillance pour le +jour où il serait dictateur, et tout présageait qu'il le deviendrait: sa +popularité, son ambition, son empressement à recommander les grands +moyens. Et peut-être, après tout, que Marat rétablirait l'ordre, les +finances, la prospérité. Plusieurs fois il s'était élevé contre les +énergumènes qui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque +temps, il dénonçait les démagogues presque autant que les modérés. Après +avoir excité le peuple à pendre les accapareurs dans leur boutique +pillée, il exhortait les citoyens au calme et à la prudence; il devenait +un homme de gouvernement. + +Malgré certains bruits qu'on semait sur lui comme sur tous les autres +hommes de la Révolution, ces écumeurs d'or ne le croyaient pas +corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule: ils espéraient le +gagner par des flatteries et surtout par une familiarité condescendante, +qu'ils croyaient de leur part la plus séduisante des flatteries. Ils +comptaient, grâce à lui, souffler le froid et le chaud sur toutes les +valeurs qu'ils voudraient acheter et revendre, et le pousser à servir +leurs intérêts en croyant n'agir que dans l'intérêt public. + +Grande appareilleuse, bien qu'elle fût encore dans l'âge des amours, la +citoyenne Rochemaure s'était donné la mission de réunir le législateur +journaliste au banquier, et sa folle imagination lui représentait +l'homme des caves, aux mains encore rougies du sang de Septembre, engagé +dans le parti des financiers dont elle était l'agent, jeté par sa +sensibilité même et sa candeur en plein agio, dans ce monde, qu'elle +chérissait, d'accapareurs, de fournisseurs, d'émissaires de l'étranger, +de croupiers et de femmes galantes. + +Elle insista pour que le citoyen Gamelin la conduisît chez l'Ami du +peuple, qui habitait non loin, dans la rue des Cordeliers, près de +l'église. Après avoir fait un peu de résistance, le peintre céda au vÅ“u +de la citoyenne. + +Le dragon Henry, invité à se joindre à eux, refusa, alléguant qu'il +entendait garder sa liberté, même à l'égard du citoyen Marat, qui, sans +doute, avait rendu des services à la République, mais maintenant +faiblissait: n'avait-il pas, dans sa feuille, conseillé la résignation +au peuple de Paris? + +Et le jeune Henry, d'une voix mélodieuse, avec de longs soupirs, déplora +la République trahie par ceux en qui elle avait mis son espoir: Danton +repoussant l'idée d'un impôt sur les riches, Robespierre s'opposant à la +permanence des sections, Marat dont les conseils pusillanimes brisaient +l'élan des citoyens. + +"Oh! s'écria-t-il, que ces hommes paraissent faibles auprès de Leclerc +et de Jacques Roux!... Roux! Leclerc! vous êtes les vrais amis du +peuple!" + +Gamelin n'entendit point ces propos, qui l'eussent indigné: il était +allé dans la pièce voisine passer son habit bleu. + +"Vous pouvez être fière de votre fils, dit la citoyenne Rochemaure à la +citoyenne Gamelin. Il est grand par le talent et par le caractère." + +La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, un bon témoignage de son +fils, sans toutefois s'enorgueillir de lui devant une dame de haut +parage, car elle avait appris dans son enfance que le premier devoir des +petits est l'humilité envers les grands. Elle était encline à se +plaindre, n'en ayant que trop sujet et trouvant dans ses plaintes un +soulagement à ses peines. Elle révélait abondamment ses maux à ceux +qu'elle croyait capables de les soulager, et madame de Rochemaure lui +semblait de ceux-là . Aussi, mettant à profit l'instant favorable, elle +conta tout d'une haleine la détresse de la mère et du fils, qui tous +deux mouraient de faim. On ne vendait plus de tableaux: la Révolution +avait tué le commerce comme avec un couteau. Les vivres étaient rares et +hors de prix.... + +Et la bonne dame expédiait ses lamentations avec toute la volubilité de +ses lèvres molles et de sa langue épaisse, afin de les avoir dépêchées +toutes quand reparaîtrait son fils, dont la fierté n'eût point approuvé +de telles plaintes. Elle s'efforçait d'émouvoir dans le moins de temps +possible une dame qu'elle jugeait riche et répandue, et de l'intéresser +au sort de son enfant. Et elle sentait que la beauté d'Évariste +conspirait avec elle pour attendrir une femme bien née. + +En effet, la citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité: elle s'émut +à l'idée des souffrances d'Évariste et de sa mère et rechercha les +moyens de les adoucir. Elle ferait acheter les ouvrages du peintre par +des hommes riches de ses amis. + +"Car, dit-elle en souriant, il y a encore de l'argent en France, mais il +se cache." + +Mieux encore: puisque l'art était perdu, elle procurerait à Évariste un +emploi chez Morhardt ou chez les frères Perregaux, ou une place de +commis chez un fournisseur aux armées. + +Puis elle songea que ce n'était pas cela qu'il fallait à un homme de ce +caractère; et, après un moment de réflexion, elle fit signe qu'elle +avait trouvé: + +"Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunal révolutionnaire. Juré, +magistrat, voilà ce qui convient à votre fils. Je suis en relation avec +les membres du Comité de Salut public; je connais Robespierre l'aîné; +son frère soupe très souvent chez moi. Je leur parlerai. Je ferai parler +à Montané, à Dumas, à Fouquier." + +La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mit un doigt sur sa +bouche: Évariste rentrait dans l'atelier. + +Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l'escalier sombre, dont les +degrés de bois et de carreaux étaient recouverts d'une crasse antique. + +Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeait l'ombre du +piédestal qui avait porté le Cheval de Bronze et que pavoisaient +maintenant les couleurs de la nation, une foule d'hommes et de femmes du +peuple écoutaient, par petits groupes, des citoyens qui parlaient à voix +basse. La foule, consternée, gardait un silence coupé par intervalles de +gémissements et de cris de colère. Beaucoup s'en allaient d'un pas +rapide vers la rue de Thionville, ci-devant rue Dauphine; Gamelin, +s'étant glissé dans un de ces groupes, entendit que Marat venait d'être +assassiné. + +Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait: il avait été +assassiné dans sa baignoire, par une femme venue exprès de Caen pour +commettre ce crime. + +Certains croyaient qu'elle s'était enfuie; mais la plupart disaient +qu'elle avait été arrêtée. + +Ils étaient là , tous, comme un troupeau sans berger. + +Ils songeaient: + +"Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n'est plus là pour nous +guider, lui qui ne s'est jamais trompé, qui devinait tout, qui osait +tout révéler!... Que faire, que devenir? Nous avons perdu notre +conseiller, notre défenseur, notre ami." Ils savaient d'où venait le +coup, et qui avait dirigé le bras de cette femme. Ils gémissaient: + +"Marat a été frappé par les mains criminelles qui veulent nous +exterminer. Sa mort est le signal de l'égorgement de tous les +patriotes." + +On rapportait diversement les circonstances de cette mort tragique et +les dernières paroles de la victime; on faisait des questions sur +l'assassin, dont on savait seulement que c'était une jeune femme envoyée +par les traîtres fédéralistes. Montrant les ongles et les dents, les +citoyennes vouaient la criminelle au supplice et, trouvant la guillotine +trop douce, réclamaient pour ce monstre le fouet, la roue, +l'écartèlement, et imaginaient des tortures nouvelles. + +Des gardes nationaux en armes traînaient à la section un homme à l'air +résolu. Ses vêtements étaient en lambeaux; des filets de sang coulaient +sur sa face pâle. On l'avait surpris disant que Marat avait mérité son +sort en provoquant sans cesse au pillage et au meurtre. Et ç'avait été à +grand-peine que les miliciens l'avaient soustrait à la fureur populaire. +On le désignait du doigt comme un complice de l'assassin, et des menaces +de mort s'élevaient sur son passage. + +Gamelin restait stupide de douleur. De maigres larmes séchaient dans ses +yeux ardents. A sa douleur filiale se mêlaient une sollicitude +patriotique et une piété populaire qui le déchiraient. + +Il songeait: + +"Après Le Peltier, après Bourdon, Marat!... Je reconnais le sort des +patriotes: massacrés au Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ils périront +tous." Et il songeait au traître Wimpfen qui naguère encore, à la tête +d'une horde de soixante mille royalistes, marchait sur Paris, et qui, +s'il n'avait été arrêté à Vernon par les braves patriotes, eût mis à feu +et à sang la ville héroïque et condamnée. + +Et combien de périls encore, combien de projets criminels, combien de +trahisons, que la sagesse et la vigilance de Marat pouvaient seules +connaître et déjouer! Qui saurait après lui dénoncer Custine oisif dans +le camp de César et refusant de débloquer Valenciennes, Biron inactif +dans la Basse-Vendée, laissant prendre Saumur et assiéger Nantes, +Dillon trahissant la patrie dans l'Argonne?... + +Cependant, autour de lui, de moment en moment, grandissait la clameur +sinistre: + +"Marat est mort; les aristocrates l'ont tué!" + +Comme, le cÅ“ur gros de douleur, de haine et d'amour, il s'en allait +rendre un hommage funèbre au martyr de la liberté, une vieille paysanne +qui portait la coiffe limousine s'approcha de lui et lui demanda si ce +monsieur Marat, qui avait été assassiné, n'était pas monsieur le curé +Mara, de Saint-Pierre-de-Queyroix. + + + + +VIII + + +La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie, au bras +d'Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Des ouvriers +achevaient en hâte d'élever des colonnes, des statues, des temples, une +montagne, un autel. Des symboles gigantesques, l'Hercule populaire +brandissant sa massue, la Nature abreuvant l'univers à ses mamelles +inépuisables, se dressaient soudain dans la capitale en proie à la +famine, à la terreur, écoutant si l'on n'entendait pas sur la route de +Meaux les canons autrichiens. La Vendée réparait son échec devant Nantes +par des victoires audacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine +entourait la grande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait +avec magnificence, comme la souveraine d'un vaste empire, les députés +des assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Le +fédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincrait tous +ses ennemis. + +Étendant le bras sur la plaine populeuse: + +"C'est là , dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l'infâme Bailly fit +fusiller le peuple au pied de l'autel de la patrie. Le grenadier +Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchira son habit, +s'écria: "J'ai juré de mourir avec la liberté; elle n'est plus: je +meurs." Et il se brûla la cervelle." + +Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les +préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la +vie aussi morne que leur vie elle-même: les plus grands événements, en +entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient +insipides comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou +traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui +n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de +devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi +médiocres qu'eux en joie et en beauté. Et parfois l'on voyait une jeune +fille grande et belle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un +généreux désir, aux vieillards le regret de la douce vie. + +Près de l'École militaire, Évariste montra à Élodie des statues +égyptiennes dessinées par David d'après des modèles romains de l'époque +d'Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudré s'écrier: + +"On se croirait sur les bords du Nil!" + +Depuis trois jours qu'Élodie n'avait vu son ami, de graves événements +s'étaient passés à l'_Amour peintre_. Le citoyen Blaise avait été +dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dans les fournitures. +Heureusement que le marchand d'estampes était connu dans sa section: le +Comité de surveillance de la section des Piques s'était porté garant de +son civisme auprès du Comité de sûreté générale et l'avait pleinement +justifié. + +Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta: + +"Nous sommes tranquilles maintenant, mais l'alerte a été chaude. Il s'en +est fallu de peu que mon père n'ait été mis en prison. Si le danger +avait duré quelques heures de plus, je serais allée vous demander, +Évariste, de faire auprès de vos amis influents des démarches en sa +faveur." + +Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer la profondeur +de ce silence. + +Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de la Seine. Ils +se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage de Julie et de +Saint-Preux: le bon Jean-Jacques leur donnait les moyens de peindre et +d'orner leur amour. + +La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pour un jour +l'abondance dans la ville affamée. Une foire s'était installée sur la +place des Invalides, au bord de la rivière: des marchands vendaient, +dans des baraques, des saucissons, des cervelas, des andouilles, des +jambons couverts de lauriers, des gâteaux de Nanterre, des pains +d'épices, des crêpes, des pains de quatre livres, de la limonade et du +vin. Il y avait aussi des boutiques où l'on vendait des chansons +patriotiques, des cocardes, des rubans tricolores, des bourses, des +chaînes de laiton et toutes sortes de menus joyaux. S'arrêtant à +l'étalage d'un humble bijoutier, Évariste choisit une bague en argent où +l'on voyait en relief la tête de Marat entortillée d'un foulard. Et il +la passa au doigt d'Élodie. + + + +Gamelin se rendit, ce soir-là , rue de l'Arbre-Sec, chez la citoyenne +Rochemaure, qui l'avait mandé pour affaire pressante. Il la trouva dans +sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue, en déshabillé +galant. + +Tandis que l'attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuse +langueur, autour d'elle tout disait ses grâces, ses jeux, ses talents: +une harpe près du clavecin entrouvert; une guitare dans un fauteuil; un +métier à broder où était montée une étoffe de satin; sur la table, une +miniature ébauchée, des papiers, des livres; une bibliothèque en +désordre comme ravagée par une belle main aussi avide de connaître que +de sentir. Elle lui donna sa main à baiser et lui dit: + +"Salut, citoyen juré!... Aujourd'hui même, Robespierre l'aîné m'a remis +une lettre en votre faveur pour le président Herman, une lettre très +bien tournée, qui disait à peu près: "Je vous indique le citoyen +Gamelin, recommandable par ses talents et par son patriotisme. Je me +suis fait un devoir de vous annoncer un patriote qui a des principes et +une conduite ferme dans la ligne révolutionnaire. Vous ne négligerez pas +l'occasion d'être utile à un républicain...." J'ai porté sans débrider +cette lettre au président Herman, qui m'a reçue avec une politesse +exquise et a aussitôt signé votre nomination. C'est chose faite." + +Gamelin, après un moment de silence: + +"Citoyenne, dit-il, bien que je n'aie pas un morceau de pain à donner à +ma mère, je jure sur mon honneur que je n'accepte les fonctions de juré +que pour servir la République et la venger de tous ses ennemis." + +La citoyenne jugea le remerciement froid et le compliment sévère. Elle +soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elle aimait trop la jeunesse +pour ne pas lui pardonner quelque âpreté. Gamelin était beau: elle lui +trouvait du mérite. "On le façonnera", songea-t-elle. Et elle l'invita à +ses soupers: elle recevait, chaque soir, après le théâtre. + +"Vous rencontrerez chez moi des gens d'esprit et de talent: Elleviou, +Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avec une habileté +merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa _Paméla_, qu'on répète en +ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en est élégant et pur, comme +tout ce qui sort de la plume du citoyen François. La pièce est +touchante: elle nous a fait verser des larmes. C'est la jeune Lange qui +tiendra le rôle de Paméla. + +--Je m'en rapporte à votre jugement, citoyenne, répondit Gamelin. Mais +le Théâtre de la Nation est peu national. Et il est fâcheux pour le +citoyen François que ses ouvrages soient portés sur ces planches avilies +par les vers misérables de Laya: on n'a pas oublié le scandale de _L'Ami +des Lois_.... + +--Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n'est pas de mes amis." + +Ce n'était point par bonté pure que la citoyenne avait employé son +crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après ce qu'elle avait +fait et ce que d'aventure il adviendrait qu'elle fît pour lui, elle +comptait se l'attacher étroitement et s'assurer un appui auprès d'une +justice à laquelle elle pouvait avoir affaire, un jour ou l'autre, car +enfin elle envoyait beaucoup de lettres en France et à l'étranger, et de +telles correspondances étaient alors suspectes. + +"Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?" + +A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l'enfant Bathylle, entra +dans la chambre. Deux énormes pistolets étaient passés dans sa ceinture. + +Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit: + +"Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j'ai passé la journée au +Comité de sûreté générale et qui ne m'en sait point de gré. Grondez-le. + +--Ah! citoyenne, s'écria le militaire, vous venez de voir nos +législateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant! Les représentants +d'un peuple libre devraient-ils siéger sous les lambris d'un despote? +Les mêmes lustres allumés naguère sur les complots de Capet et les +orgies d'Antoinette éclairent aujourd'hui les veilles de nos +législateurs. Cela fait frémir la nature. + +--Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle; il est nommé +juré au Tribunal révolutionnaire. + +--Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voir un homme +de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vrai dire, j'ai peu +de confiance en cette justice méthodique, créée par les modérés de la +Convention, en cette Némésis débonnaire qui ménage les conspirateurs, +épargne les traîtres, ose à peine frapper les fédéralistes et craint +d'appeler l'Autrichienne à sa barre. Non, ce n'est pas le Tribunal +révolutionnaire qui sauvera la République. Ils sont bien coupables, ceux +qui, dans la situation désespérée où nous sommes, ont arrêté l'élan de +la justice populaire! + +--Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon...." + + + +En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieux Brotteaux qui +faisaient une partie de piquet à la lueur d'une chandelle fumeuse. La +citoyenne annonçait sans vergogne "tierce au roi". + +Apprenant que son fils était juré, elle l'embrassa avec transports, +songeant que c'était pour l'un et l'autre beaucoup d'honneur et que +désormais tous deux mangeraient tous les jours. + +"Je suis heureuse et fière d'être la mère d'un juré, dit-elle. C'est une +belle chose que la justice, et la plus nécessaire de toutes: sans +justice, les faibles seraient vexés à chaque instant. Et je crois que tu +jugeras bien, mon Évariste: car, dès l'enfance, je t'ai trouvé juste et +bienveillant en toutes choses. Tu ne pouvais souffrir l'iniquité et tu +t'opposais selon tes forces à la violence. Tu avais pitié des +malheureux, et c'est là le plus beau fleuron d'un juge.... Mais, +dis-moi, Évariste, comment êtes-vous habillés dans ce grand tribunal?" + +Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d'un chapeau à plumes +noires, mais que les jurés n'avaient point de costume uniforme, qu'ils +portaient leur habit ordinaire. + +"Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu'ils portassent la robe et +la perruque: ils en paraîtraient plus respectables. Bien que vêtu le +plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares tes habits; mais la +plupart des hommes ont besoin de quelque ornement pour paraître +considérables: il vaudrait mieux que les jurés eussent la robe et la +perruque." + +La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré au Tribunal +rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas de demander si l'on y +gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré, disait-elle, doit faire +bonne figure dans le monde. + +Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient une indemnité de +dix-huit livres par séance et que la multitude des crimes contre la +sûreté de l'État les obligerait à siéger très souvent. + +Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit à Gamelin: + +"Citoyen, vous êtes investi d'une magistrature auguste et redoutable. Je +vous félicite de prêter les lumières de votre conscience à un tribunal +plus sûr et moins faillible peut-être que tout autre, parce qu'il +recherche le bien et le mal, non point en eux-mêmes et dans leur +essence, mais seulement par rapport à des intérêts tangibles et à des +sentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcer entre la haine et +l'amour, ce qui se fait spontanément, non entre la vérité et l'erreur, +dont le discernement est impossible au faible esprit des hommes. Jugeant +d'après les mouvements de vos cÅ“urs, vous ne risquerez pas de vous +tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu'il contente les passions +qui sont votre loi sacrée. Mais, c'est égal, si j'étais de votre +président, je ferais comme Bridoie, je m'en rapporterais au sort des +dés. En matière de justice, c'est encore le plus sûr." + + + + +IX + + +Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la +réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec +quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient; l'accusateur public +travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux +révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, +la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif. + +La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de +déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son +langage et l'aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre, +dont il partageait les sentiments, il laissait voir un cÅ“ur sensible et +vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop +longtemps étrangers au cÅ“ur des juges et qui font la gloire éternelle +d'un Dupaty et d'un Beccaria. Il se félicitait de l'adoucissement des +mÅ“urs qui s'était manifesté, dans l'ordre judiciaire, par la suppression +de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait +de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore +à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux +grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l'eût volontiers +abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût +cru trahir l'État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre +la souveraineté nationale. + +Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idée monarchique de la +raison d'État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de +pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes +du droit divin qu'il jugeait les ennemis de la liberté. + +Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l'accusateur public, +le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec +son greffier. C'était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de +chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb, +l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux +hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les +dossiers montaient autour de lui comme les murs d'un sépulcre, et, +visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir +l'étouffer. Ses propos étaient d'un magistrat laborieux, appliqué à ses +devoirs et dont l'esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son +haleine échauffée sentait l'eau-de-vie qu'il prenait pour se soutenir et +qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité +dans ses propos constamment médiocres. + +Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeune femme, qui +lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et +la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et +bon envers ces femmes. Enfin, c'était un homme excellent dans sa famille +et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination. + +Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien +ces magistrats de l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons +aux magistrats de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé +les fonctions d'avocat général au conseil d'Artois; Fouquier était un +ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais +Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire. + +En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s'arrêta +devant les boutiques où toutes sortes d'objets étaient exposés avec art. +Il feuilleta, à l'étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages +historiques, politiques, et philosophiques: _Les Chaînes de +l'Esclavage_; _Essai sur le Despotisme_; _Les Crimes des Reines_. "A la +bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!" et il +demanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là . Elle +secoua la tête: + +"On ne vend que des chansons et des romans." + +Et tirant un petit volume d'un tiroir: + +"Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon." + +Évariste lut le titre: _La Religieuse en chemise_. + +Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et +tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la +citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui +promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment +d'entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La +persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La +citoyenne Saint-Jorre l'écoutait en silence et, prête à le croire, +baissait les yeux. + + + +Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi, +le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du +tribunal. Il gravit l'escalier où un peuple immense était assis comme +dans un amphithéâtre et il pénétra dans l'ancienne salle du Parlement de +Paris. + +On s'étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait +le vieux Brotteaux, "la Convention, à l'exemple du gouvernement de Sa +Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à +défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point +juger. Ce n'est point, ajoutait Brotteaux, qu'un général vaincu soit +nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans +chaque bataille. Mais il n'est rien comme de condamner à mort un général +pour donner du cÅ“ur aux autres...." + +Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l'accusé, de ces +militaires légers et têtus, cervelles d'oiseau dans des crânes de bÅ“uf. +Celui-là n'en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu'il +avait conduits, que les magistrats qui l'interrogeaient: l'accusation et +la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les +munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens +qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyaient derrière le +militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts; +et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à +leur banc, d'assener leur verdict comme un coup de massue sur les +ennemis de la République. + +Évariste le sentait ardemment: ce qu'il fallait frapper en ce misérable, +c'étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie: la +révolte et la défaite. Il s'agissait bien, vraiment, de savoir si ce +militaire était innocent ou coupable! Quand la Vendée reprenait courage, +quand Toulon se livrait à l'ennemi, quand l'armée du Rhin reculait +devant les vainqueurs de Mayence, quand l'armée du Nord, retirée au camp +de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les +Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu'il importait, +c'était d'instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce +soudard infirme et abêti, qui, à l'audience, se perdait dans ses cartes +comme il s'était perdu là -bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne +pas crier avec le public: "A mort!" sortit précipitamment de la salle. + +A l'assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du +président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des +Barnabites, transformé en autel de la patrie, d'étouffer dans son âme, +au nom sacré de l'humanité, toute faiblesse humaine. + +Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes +de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d'être posé contre +un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier. + +Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L'assemblée +était agitée. A l'entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de +piques vociférait. + +"Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armes dans une +réunion d'hommes libres." + +Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la +ci-devant sacristie. + +Un bossu, l'Å“il vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du +comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et +surmontée d'un bonnet rouge. + +"Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l'ennemi. +Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de +Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze +mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la +Convention. Dans la capitale, d'innombrables complots sont ourdis pour +délivrer l'Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le +fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on +veut relever en sa faveur le trône du tyran. L'enchérissement des +vivres, la dépréciation des assignats sont l'effet des manÅ“uvres +accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l'étranger. +Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d'être impitoyable pour +les conspirateurs et les traîtres." + +Tandis qu'il descendait de la tribune, des voix s'élevaient dans +l'assemblée: "A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas les modérés!" + +Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place +de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d'adresser une +question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son +attitude dans l'affaire des Brissotins et de la veuve Capet. + +Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais +l'indignation l'inspira. Il se leva, pâle, et dit d'une voix sourde: + +"Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse +que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au +Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis +juge: je ne connais ni amis ni ennemis." + +L'assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les +assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge; il +ne pardonnait pas à Gamelin d'occuper une place qu'il avait lui-même +convoitée. + +"Je comprends, dit-il, j'approuve même les scrupules du citoyen juré. On +le dit patriote: c'est à lui de voir si sa conscience lui permet de +siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République +et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon +citoyen doit se soustraire. N'est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce +tribunal se sont laissé corrompre par l'or des accusés, et que le +président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille +Corday?" + +A ces mots, la salle retentit d'applaudissements vigoureux. Les derniers +éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la +tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage +pâle, des pommettes rouges perçaient la peau; ses paupières étaient +enflammées et ses prunelles vitreuses. + +"Citoyens, dit-il d'une voix faible et un peu haletante, étrangement +pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans +suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont +il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le +président Montané altérant la procédure en faveur d'un coupable. Que +n'a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de +l'accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné?... Ne peut-on +veiller au salut public sans jeter partout la suspicion? N'y a-t-il plus +de talents ni de vertus à la Convention? Robespierre, Couthon, +Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquable que +les propos les plus violents sont tenus par des individus qu'on n'a +jamais vus combattre pour la République! Ils ne parleraient pas +autrement s'ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit +et plus de besogne! C'est avec des canons, et non avec des criailleries, +que l'on sauvera la France. La moitié des caves de la section n'ont pas +encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités +considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons +patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à +votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent +de gloire à la frontière et sur la Loire. L'un d'eux, le hussard Pommier +(Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du +mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par +six cavaliers autrichiens: il en tua deux et ramena les autres +prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a +fait son devoir." + +Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de: +"Vive la République!" + +Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main: + +"Merci. Comment vas-tu? + +--Moi, très bien, très bien!" répondit Trubert, en crachant, avec un +hoquet, du sang dans son mouchoir. "La République a beaucoup d'ennemis +au-dehors et au-dedans; et notre section en compte, pour sa part, un +assez grand nombre. Ce n'est pas avec des criailleries mais avec du fer +et des lois qu'on fonde les empires.... Bonsoir, Gamelin: j'ai quelques +lettres à écrire." + +Et il s'en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant +sacristie. + + + +La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa +coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une +fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d'un citoyen +juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie, +l'admiration que, depuis l'enfance, lui inspiraient la robe et la +simarre, la sainte terreur qu'elle avait toujours éprouvée à la vue de +ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de +mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils +que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité, +elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi +fortement que les législateurs de la Convention concevaient la +continuité de l'État dans la mutation des régimes, et le Tribunal +révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les +juridictions anciennes qu'elle avait appris à révérer. + +Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l'intérêt mêlé de +surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il +considérait la continuité de la justice à travers les régimes; mais, au +rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à +l'égal des cours de l'ancien régime. N'osant exprimer ouvertement sa +pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des +paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner +l'incivisme. + +"L'auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a +été institué par le Sénat français pour le salut de la République; et ce +fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des +juges à leurs ennemis. J'en conçois la générosité, mais je ne la crois +pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper +dans l'ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les +autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et +fait moins de mal que de peur: il est surtout exemplaire. L'inconvénient +du vôtre est de réconcilier tous ceux qu'il effraie et de faire ainsi +d'une cohue d'intérêts et de passions contraires un grand parti capable +d'une action commune et puissante. Vous semez la peur: c'est la peur +plus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyen +Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur!" + +Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là , d'une fille du +Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq +minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu'une telle nomination +honorait grandement les beaux-arts. + +Élodie elle-même, bien qu'à son insu elle détestât toute chose +révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus +dangereuses rivales qui pussent lui disputer le cÅ“ur de son amant, la +tendre Élodie subissait l'ascendant d'un magistrat appelé à se prononcer +dans des affaires capitales. D'ailleurs la nomination d'Évariste aux +fonctions de juré produisait autour d'elle des effets heureux, dont sa +sensibilité trouvait à se réjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans +l'atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un +débordement de mâle tendresse. + +Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération +pour les puissances de la République, et, depuis qu'il avait été dénoncé +pour fraude dans les fournitures de l'armée, le Tribunal révolutionnaire +lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop +d'apparence et mêlé à trop d'affaires pour goûter une sécurité parfaite: +le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon +citoyen, ami des lois. + +Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote, +favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main +largement tendue. + +"Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié +et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la +campagne: vous dessinerez et nous causerons." + +Plusieurs fois, chaque année, le marchand d'estampes faisait une +promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui +dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant +avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces +tournées des morceaux qui, terminés dans l'atelier et gravés avec +esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il +tirait bon profit. D'après ces croquis, il faisait exécuter aussi des +dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que +les ouvrages décoratifs d'Hubert Robert. + +Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des +fabriques d'après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre. +Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui +dessinait bien, et l'obscur Philippe Dubois, qui travaillait +excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne +Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes. +Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses +plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin, +actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie. + + + + +X + + +Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicorne noir, +gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers, cogna du manche +de sa cravache à la porte de l'atelier. La citoyenne veuve Gamelin s'y +trouvait en honnête conversation avec le citoyen Brotteaux, tandis +qu'Évariste nouait devant un petit morceau de glace sa haute cravate +blanche. + +"Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez +peindre des paysages, emmenez donc monsieur Brotteaux, qui est peintre. + +--Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avec nous." + +Quand il se fut assuré qu'il ne serait point importun, Brotteaux, +d'humeur sociable et ami des divertissements, accepta. + +La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasser la +citoyenne veuve Gamelin, qu'elle appelait sa bonne mère. Elle était tout +de blanc vêtue et sentait la lavande. + +Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capote abaissée, +attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fond avec Julienne +Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne, s'assit à gauche, +et mit la mince Julienne entre elles deux. Brotteaux se plaça en +arrière, vis-à -vis de la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois, vis-à -vis +de la citoyenne Hasard; Évariste, vis-à -vis d'Élodie. Quant à Philippe +Desmahis, il dressait son torse athlétique sur le siège, à la gauche du +cocher, qu'il étonnait en lui contant qu'en un certain pays d'Amérique +les arbres portaient des andouilles et des cervelas. + +Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à cheval et +prenait les devants pour n'avoir pas la poussière de la berline. + +A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, les voyageurs +oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, des arbres, du ciel, +leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodie songea qu'elle était +née pour élever des poules auprès d'Évariste, juge de paix dans un +village, au bord d'une rivière, près d'un bois. Les ormeaux du chemin +fuyaient sur leur passage. A l'entrée des villages, les mâtins +s'élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des +chevaux, tandis qu'un grand épagneul couché en travers de la chaussée se +levait à regret; les poules voletaient éparses et, pour fuir, +traversaient la route; les oies, en troupe serrée, s'éloignaient +lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l'équipage. La +matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie. +Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le +bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont +il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie: Desmahis +ne reparaissait plus. Philippe Dubois l'appela par le surnom que ses +amis lui donnaient communément: + +"Hé! Barbaroux!... Barbaroux!" + +A ce nom exécré, les passants dressèrent l'oreille et des visages +parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la +fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur +une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises +et son habit au bout d'un bâton, le prenant pour le girondin proscrit, +des sans-culottes l'appréhendèrent violemment et l'eussent conduit à la +municipalité malgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux, +Gamelin et les trois jeunes femmes n'eussent attesté que le citoyen se +nommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin. +Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu'il +portait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ces choses. A +ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotes sans autre +dommage qu'une de ses manchettes de dentelle, qu'on lui avait arrachée; +mais la perte était légère. Il reçut même les excuses des gardes +nationaux qui l'avaient serré le plus fort et qui parlaient de le porter +en triomphe à la municipalité. + +Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahis jeta à +Philippe Dubois, qu'il n'aimait pas et qu'il soupçonnait de perfidie, un +sourire amer, et, le dominant de toute la tête: + +"Dubois, si tu m'appelles encore Barbaroux, je t'appellerai Brissot; +c'est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras, la peau +huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu ne sois l'infâme +Brissot, l'ennemi du peuple; et les républicains, saisis à ta vue +d'horreur et de dégoût, te pendront à la prochaine lanterne.... Tu +entends?" + +Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu'il +avait arrangé l'affaire, quoiqu'il apparût à tous qu'elle avait été +arrangée sans lui. + +On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que, dans +cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la lune étaient +tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur, approchaient de la +grenouille, mais étaient d'une taille bien plus élevée. Philippe Dubois +et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé +à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu'il mettait au-dessus +de tous les chefs-d'Å“uvre. Il admirait le coloris du Corrège, +l'invention d'Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne +trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio +Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui +tous deux s'étaient déclarés contre la Révolution: aussi n'en parlait-il +pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et +connaissait l'antique. + +Gamelin déplorait qu'à l'apogée de la peinture française, si tardive, +puisqu'elle ne datait que de Lesueur, de Claude et de Poussin et +correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût +succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux +mÅ“urs publiques et à l'Académie, qui en était l'expression. Mais +l'Académie venait d'être heureusement supprimée et, sous l'influence des +principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d'un peuple +libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier +rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son +maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l'espoir de la peinture. + +Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque de velours rouge +et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait ses deux compagnes de +leurs toilettes et leur indiquait les moyens de faire mieux encore: +c'était, à son avis, de retrancher sur les ornements. + +"On n'est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nous apprenons cela +au théâtre où le vêtement doit laisser voir toutes les attitudes. C'est +là sa beauté, il n'en veut point d'autre. + +--Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n'est plus +coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n'est pas toujours par +mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c'est quelquefois par +économie." + +Elles parlèrent avec intérêt des modes de l'automne, robes unies, +tailles courtes. + +"Tant de femmes s'enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On +devrait s'habiller selon sa forme. + +--Il n'y a de beau que les étoffes roulées sur le corps et drapées, dit +Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu est affreux." + +Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la +bouche d'un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le +mépris de l'indifférence. + +"On fait pour l'hiver, dit Élodie, des douillettes à la laponne, en +florence et en sicilienne, et des redingotes à la Zulime, à taille +ronde, qui se ferment par un gilet à la turque. + +--Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend tout fait. +J'ai une petite couturière qui travaille comme un ange et qui n'est pas +chère: je vous l'enverrai, ma chérie." + +Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant, soulevant les +fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne, gaze, nankin. + +Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec une volupté +mélancolique à ces voiles d'une saison jetés sur des formes charmantes, +qui durent peu d'années et renaissent éternellement comme les fleurs des +champs. Et ses regards, qui allaient de ces trois jeunes femmes aux +bleuets et aux coquelicots du sillon, se mouillaient de larmes +souriantes. + +Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s'arrêtèrent à +l'auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et à +cheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tendit la +main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi, précédés +de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets et de leurs +parasols, que portait un petit gars du village, ils s'en furent à pied, +par les champs, vers le confluent de l'Orge et de l'Yvette, en ces +lieux charmants d'où l'on découvre la plaine verdoyante de Longjumeau et +que bordent la Seine et les bois de Sainte-Geneviève. + +Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avec le +ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordre ni +mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait, les +demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plus récentes +de Cadet-Rousselle et de madame Angot. + +Évariste, pris d'un amour soudain de la nature, en voyant des +moissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler de larmes; des +rêves de concorde et d'amour emplissaient son cÅ“ur. Desmahis soufflait +dans les cheveux des citoyennes les graines légères des pissenlits. +Ayant toutes trois un goût de citadines pour les bouquets, elles +cueillaient dans les prés le bouillon-blanc, dont les fleurs se serrent +en épis autour de la tige, la campanule, portant suspendues en étages +ses clochettes lilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante, +l'hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore +champêtre de l'été finissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la +botanique à la mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes +trois des fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates, +alanguies de sécheresse, s'effeuillaient dans ses bras et tombaient en +pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira: + +"Elles passent déjà , les fleurs!" + +Tous se mirent à l'Å“uvre et s'efforcèrent d'exprimer la nature telle +qu'ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manière d'un maître. +En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans le genre de +Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, un torrent +desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l'Yvette les paysages du +Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier, travaillait dans la +manière picaresque de Callot et de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui +se piquait d'imiter les flamands, dessinait soigneusement une vache. +Élodie esquissait une chaumière, et son amie Julienne, qui était fille +d'un marchand de couleurs, lui faisait sa palette. Des enfants, collés +contre elle, la regardaient peindre. Elle les écartait de son jour en +les appelant moucherons et en leur donnant des berlingots. Et la +citoyenne Thévenin, quand elle en trouvait de jolis, les débarbouillait, +les embrassait et leur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les +caressait avec une douceur mélancolique parce qu'elle n'avait pas la +joie d'être mère, et aussi pour s'embellir par l'expression d'un tendre +sentiment et pour exercer son art de l'attitude et du groupement. + +Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s'occupait d'apprendre un +rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à la main, elle allait de +l'un à l'autre, chose légère et charmante. "Pas de teint, pas de figure, +pas de corps, pas de voix", disaient les femmes, et elle emplissait +l'espace de mouvement, de couleur et d'harmonie. Fanée, jolie, lasse, +infatigable, elle était les délices du voyage. D'humeur inégale et +cependant toujours gaie, susceptible, irritable et pourtant accommodante +et facile, la langue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste, +vraie, fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien ses +affaires, si elle ne devenait point déesse, c'est que les temps étaient +mauvais et qu'il n'y avait plus à Paris ni encens ni autels pour les +Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d'elle faisait la grimace et +l'appelait sa "belle-mère", ne pouvait la voir sans se rendre à tant de +charmes. + +On répétait à Feydeau _Les Visitandines_; et Rose se félicitait d'y +tenir un rôle plein de naturel. C'est le naturel qu'elle cherchait, +qu'elle poursuivait, qu'elle trouvait. + +"Nous ne verrons donc point Paméla?" dit le beau Desmahis. + +Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés aux +Madelonnettes et à Pélagie. + +"Est-ce là la liberté?" s'écria la Thévenin levant au ciel ses beaux +yeux indignés. + +"Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont des +aristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faire regretter les +privilèges de la noblesse. + +--Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceux qui vous +flattent?..." + +Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite troupe regagna +l'auberge. + +Évariste, auprès d'Élodie, lui rappelait en souriant les souvenirs de +leurs premières rencontres: + +"Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur le rebord de +votre fenêtre. Vous les nourrissiez à la becquée; l'un d'eux vécut et +prit sa volée. L'autre mourut dans le nid d'ouate que vous lui aviez +fait. "C'était celui que j'aimais le mieux", avez-vous dit. Ce jour-là , +vous portiez, Élodie, un nÅ“ud rouge dans les cheveux." + +Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres, parlaient de +Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72, l'autre vers les +derniers jours de l'Académie. Et il souvenait encore au vieux Brotteaux +de la princesse Mondragone, à qui il eût bien laissé entendre ses +soupirs, sans le comte Altieri qui ne la quittait pas plus que son +ombre. Philippe Dubois ne négligea pas de dire qu'il avait été prié à +dîner chez le cardinal de Bernis et que c'était l'hôte le plus obligeant +du monde. + +"Je l'ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatter que j'ai +été durant quelque temps de ses plus familiers: il aimait à fréquenter +la canaille. C'était un aimable homme et, bien qu'il fît métier de +débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine +philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous +envertueuser et nous endéificoquer. Certes j'aime mieux nos simples +théophages, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, que ces +enragés barbouilleurs de lois, qui s'appliquent à nous guillotiner pour +nous rendre vertueux et sages et nous faire adorer l'Être suprême, qui +les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la +chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après +boire: "Ne médisons point des pécheurs: nous en vivons, prêtres indignes +que nous sommes!" Convenez, monsieur, que ce croqueur d'orémus avait de +saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et +gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait +être." + +La Thévenin s'était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet +homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce +brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu'elle +jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine +publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les +débris d'un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les +comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote +puce si râpée et si propre lui plaisaient. + +"Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc, +par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes +avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des +violons.... Hélas! elles étaient plus belles, n'est-ce pas, vos déesses +de l'Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites +actrices nationales? + +--Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachez que s'il +s'en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait +promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu'elle l'eût +souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vous faire une idée si +flatteuse...." + +L'hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendait sur la +porte charretière, qui donnait accès à une cour toujours humide où +picoraient les poules. Au fond de la cour s'élevait l'habitation, +composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, coiffée d'une haute toiture +de tuiles moussues et dont les murs disparaissaient sous de vieux +rosiers tout fleuris de roses. A droite, des quenouilles montraient +leurs pointes au-dessus du mur bas du jardin. A gauche était l'écurie, +avec un râtelier extérieur et une grange en colombage. Une échelle +s'appuyait au mur. De ce côté encore, sous un hangar encombré +d'instruments agricoles et de souches, du haut d'un vieux cabriolet, un +coq blanc surveillait ses poules. La cour était fermée, de ce sens, par +des étables devant lesquelles s'élevait, comme un tertre glorieux, un +tas de fumier que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille +plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui +remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever +par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée +laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que +Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la +nature qui avait construit cette fille en largeur, l'hôtelier appela: + +"Hé! la Tronche! va quérir de l'eau!" + +Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où +manquait une palette. Il avait fallu la corne d'un taureau pour ébrécher +cette puissante denture. Sa fourche à l'épaule, elle riait. Semblables à +des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil. + +La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de +rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de +plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n'était éclairée que +par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée +de roses, auprès de laquelle l'aïeule tournait son rouet. Elle portait +une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts +noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches +se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas. +Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse. + +Il y avait soixante ans qu'elle avait fait le voyage de Paris. Elle +conta d'une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout +devant elle qu'elle avait vu l'Hôtel de Ville, les Tuileries et la +Samaritaine, et que, lorsqu'elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui +portait des pommes au marché du Mail s'était ouvert, que les pommes s'en +étaient allées au fil de l'eau et que la rivière en était tout +empourprée. + +Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le +royaume, et surtout de la zizanie qu'il y avait entre les curés jureurs +et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu'il y avait eu des +guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point +que le roi fût mort. On l'avait fait fuir, disait-elle, par un +souterrain et l'on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du +commun. + +Aux pieds de l'aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine, +Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d'osier et +sourit à l'enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de +convulsions. Il fallait qu'il fût bien malade, car on avait appelé le +médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député suppléant à la +Convention, ne faisait point payer ses visites. + +La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chez elle; mal +contente de la façon dont la Tronche avait lavé la vaisselle, elle +essuyait les plats, les gobelets et les fourchettes. Pendant que la +citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe, qu'elle goûtait en bonne +hôtelière, Élodie coupait en tranches un pain de quatre livres encore +chaud du four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit: + +"J'ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeune Allemand +dont j'ai oublié le nom, et qui a été très bien mis en français. On y +voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui, comme vous, Élodie, +taillait des tartines et, comme vous, les taillait avec grâce, et si +joliment qu'à la voir faire le jeune Werther devint amoureux d'elle. + +--Et cela finit par un mariage? demanda Élodie. + +--Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente de Werther." + +Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chère était +médiocre. Jean Blaise s'en plaignit: il était très porté sur sa bouche +et faisait de bien manger une règle de vie; et, sans doute, ce qui +l'incitait à ériger sa gourmandise en système, c'était la disette +générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la +marmite. Le commun des citoyens n'avait rien à se mettre sous la dent. +Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère +publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en +s'empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l'an II de la Liberté, vivait de +châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d'avoir soupé chez +Grimod de la Reynière, à l'entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter +le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine, +il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes +gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu'un républicain méprise +les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d'antiquités, +donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir. + +Après le dîner, Jean Blaise, qui n'oubliait pas les affaires sérieuses, +fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de +l'auberge, qu'il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis +que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la +Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier +de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu +porter ses soins au petit Poitrine, s'approcha des artistes et, après +les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout +entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux. + +"Vous voyez cette créature, dit-il, ce n'est pas une fille, comme vous +pourriez le croire: c'est deux filles. Comprenez que je parle +littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l'ai +examinée et me suis aperçu qu'elle avait la plupart des os en double: à +chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux +humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens, +deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues +ensemble. Le cas est intéressant. Je l'ai signalé à monsieur +Saint-Hilaire, qui m'en a su gré. C'est un monstre que vous voyez là , +citoyens. Ces gens-ci l'appellent "la Tronche". Ils devraient dire "les +Tronches": elles sont deux. La nature a de ces bizarreries.... Bonsoir, +citoyens peintres! Nous aurons de l'orage, cette nuit...." + +Après le souper aux chandelles, l'académie Blaise fit dans la cour de +l'auberge, en compagnie d'un fils et d'une fille Poitrine, une partie de +colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une +vivacité que leur âge explique assez pour qu'on ne cherche pas si la +violence et l'incertitude du temps n'excitait pas leur ardeur. Quand il +fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposa de jouer dans la salle basse +aux jeux innocents. Élodie demanda la "chasse au cÅ“ur" qui fut acceptée +de toute la compagnie. Sur les indications de la jeune fille, Philippe +Desmahis traça à la craie sur les meubles, les portes et les murs sept +cÅ“urs, c'est-à -dire un de moins qu'il n'y avait de joueurs, car le +vieux Brotteaux s'était mis obligeamment de la partie. On dansa en rond +"La Tour, prends garde", et, sur un signal d'Élodie, chacun courut +mettre la main sur un cÅ“ur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva +tous pris: il donna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foire +Saint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. On +recommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et la +Thévenin qui ne trouvèrent pas de cÅ“ur et donnèrent chacun leur gage, +une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, un bracelet. +Puis, les gages furent tirés au sort sur les genoux d'Élodie et chacun, +pour racheter le sien, dut montrer ses talents de société, chanter une +chanson ou dire des vers. Brotteaux récita le discours du patron de la +France, au premier chant de _La Pucelle_: + + Je suis Denis et saint de mon métier, + J'aime la Gaule.... + +Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter la réponse +de Richemond: + + Monsieur le Saint, ce n'était pas la peine + D'abandonner le céleste domaine.... + +Tout le monde alors lisait et relisait avec délices le chef-d'Å“uvre de +l'Arioste français; les hommes les plus graves souriaient des amours de +Jeanne et de Dunois, des aventures d'Agnès et de Monrose et des exploits +de l'âne ailé. Tous les hommes cultivés savaient par cÅ“ur les beaux +endroits de ce poème divertissant et philosophique. Évariste Gamelin, +lui-même, bien que d'humeur sévère, en prenant sur le giron d'Élodie son +couteau de six liards, récita de bonne grâce l'entrée de Grisbourdon aux +enfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romance de +Nina: _Quand le bien-aimé reviendra_. Desmahis chanta, sur l'air de _La +Faridondaine_: + + Quelques-uns prirent le cochon + De ce bon saint Antoine, + Et, lui mettant un capuchon, + Ils en firent un moine. + Il n'en coûtait que la façon.... + +Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimait ardemment +les trois femmes avec lesquelles il jouait au "gage touché", et il +jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimait la +Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses Å“illades et sa +voix qui allait au cÅ“ur; il aimait Élodie, qu'il sentait de nature +abondante, riche et donnante; il aimait Julienne Hasard, malgré ses +cheveux décolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseur et son maigre +corsage, parce que, comme ce Dunois dont parle Voltaire dans _La +Pucelle_, il était toujours prêt, dans sa générosité, à donner à la +moins jolie une marque d'amour, et d'autant plus qu'elle lui semblait, +pour l'instant, la plus inoccupée et, partant, la plus accessible. +Exempt de toute vanité, il n'était jamais sûr d'être agréé; il n'était +jamais sûr non plus de ne l'être pas. Aussi s'offrait-il, à tout hasard. +Profitant des rencontres heureuses du "gage touché", il tint quelques +tendres propos à la Thévenin, qui ne s'en fâcha pas, mais n'y pouvait +guère répondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parla +plus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu'il savait engagée +avec Gamelin, mais il n'était pas assez exigeant pour vouloir un cÅ“ur à +lui seul. Élodie ne pouvait l'aimer; mais elle le trouvait beau et elle +ne réussit pas entièrement à le lui cacher. Enfin, il porta ses vÅ“ux les +plus pressants à l'oreille de la citoyenne Hasard: elle y répondit par +un air de stupeur qui pouvait exprimer une soumission abîmée aussi bien +qu'une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu'elle était +indifférente. + +Il n'y avait dans l'auberge que deux chambres à coucher, toutes deux au +premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, la plus belle, +était tendue de papier à fleurs et ornée d'une glace grande comme la +main, dont le cadre doré subissait l'offense des mouches depuis +l'enfance de Louis XV. Là , sous un ciel d'indienne à ramages, se +dressaient deux lits garnis d'oreillers de plume, d'édredons et de +courtepointes. Cette chambre était réservée aux trois citoyennes. + +Quand vint l'heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard, +tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur +le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs +un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait +endormi, dans le grenier, qui se trouvait au-dessus de la chambre des +citoyennes. + +Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres et exploré +ce grenier, plein de bottes d'oignons, de fruits qui séchaient sous un +essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avait même vu un +vieux lit de sangle boiteux et hors d'usage, à ce qu'il lui sembla, et +une paillasse éventrée, où sautaient des puces. + +En face de la chambre des citoyennes était une chambre à trois lits, +assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, les citoyens +voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s'en était allé à la +grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avait disparu, +Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s'endormir. Desmahis se mit au lit; +mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eau dormante, recouvert +la maison, le graveur se leva et monta l'escalier de bois, qui se mit à +craquer sous ses pieds nus. La porte du grenier était entrebâillée. Il +en sortait une chaleur étouffante et des senteurs âcres de fruits +pourris. Sur un lit de sangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche +ouverte, la chemise relevée, les jambes écartées. Elle était énorme. +Traversant la lucarne, un rayon de lune baignait d'azur et d'argent sa +peau qui, entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin, +brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle; +réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu'elle comprit +ce qu'on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna ni surprise ni +contrariété et feignit d'être encore plongée dans un demi-sommeil qui, +en lui ôtant la conscience des choses, lui permettait quelque +sentiment.... + +Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu'au jour d'un sommeil +tranquille et profond. + +Le lendemain, après une dernière journée de travail, l'académie +promeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya son hôte en +assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de +"l'argent carré" et promit une belle chandelle au bougre qui ramènerait +les jaunets. + +Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche, sur une +échelle, en sabots et troussée, montrant au jour ses mollets crasseux et +resplendissants, coupait infatigablement des roses aux rosiers grimpants +qui couvraient la muraille. De ses larges mains les roses tombaient en +pluie, en torrents, en avalanche, dans les jupes tendues d'Élodie, de +Julienne et de la Thévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à +la nuit, en apportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur +réveil en fut tout parfumé. + + + + +XI + + +Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le +juré Gamelin, qu'elle voulait intéresser à quelque suspect de sa +connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des +Ilettes, qu'elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s'en +allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de +jouets de la rue de la Loi. Et il s'était résolu, pour les porter plus +aisément, à les attacher au bout d'une perche, selon les guises des +vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même +avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l'attrait, +comme ce devait être le cas de madame de Rochemaure, à moins +qu'assaisonnée par la trahison, l'absence, l'infidélité et l'embonpoint, +il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l'accueillit sur le +palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés +du perron des Ilettes et la pria de lui faire l'honneur de visiter son +grenier. Elle monta assez lestement l'échelle et se trouva sous une +charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé +d'une lucarne. On ne pouvait s'y tenir debout. Elle s'assit sur la seule +chaise qu'il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards +sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée: + +"C'est là que vous habitez, Maurice? Vous n'avez guère à y craindre les +importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver. + +--J'y ai peu d'espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas +que parfois il y pleut sur mon grabat. C'est un faible inconvénient. Et +durant les nuits sereines j'y vois la lune, image et témoin des amours +des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les +amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l'amant +l'objet de ses désirs. + +--J'entends, dit la citoyenne. + +--En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme +dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l'amour de miauler et de +jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie +des hommes." + +Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s'aborder comme des amis qui +s'étaient quittés la veille pour s'en aller dormir; et, bien que devenus +étrangers l'un à l'autre, ils s'entretenaient avec bonne grâce et +familiarité. + +Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui +avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait +maintenant des soucis et des inquiétudes; ses soupers devenaient moins +brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n'éclaircissaient plus +les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus +riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se +cachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c'était pour +lui qu'elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte. +Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné +les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des +coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n'avaient rien trouvé, lui +avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort +près de sa correspondance avec un émigré, M. d'Expilly. Quelques amis +qu'elle avait parmi les jacobins l'avaient avertie que le bel Henry, +son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées +pour paraître sincères. + +Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle +demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse: + +"Que pensez-vous de tout ceci, Maurice? + +--Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de +spectacles ample matière à réflexion et à divertissement; mais qu'il +serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France. + +--Maurice, où cela nous mènera-t-il? + +--C'est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord +du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait +pris le mors aux dents, nous emportait d'un galop furieux. Que les +femmes sont donc curieuses! Encore aujourd'hui vous voulez savoir où +nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin, +ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d'un faible secours +pour la connaissance de l'avenir. Ces choses finiront, car tout finit. +On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et +l'entrée des alliés à Paris. Ils n'en sont pas loin; toutefois je doute +qu'ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une +ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse +Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la +minorité de Louis XVII. + +--Vous croyez? s'écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette +belle intrigue. + +--Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l'emporte et +que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines +et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l'empire +que garde le clergé sur la multitude des ânes.... Je voulais dire "des +âmes"; la langue m'a fourché. Le plus probable, à mon sens, c'est que +le Tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l'a +institué: il menace trop de têtes. Ceux qu'il effraie sont innombrables; +ils se réuniront, et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je +crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est +vertueux: il sera terrible. Plus j'y songe, ma belle amie, plus je crois +que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La +Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre +ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et +tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention +sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente +moins politique que celle de Louis XIV! Il règne dans le Tribunal +révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le +rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde. +Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine +de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante +coupable d'avoir crié: "Vive le roi!" avec une mauvaise intention et +dans la pensée de détruire la République? Nos juges, tout de noir +emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher +aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son +théâtre de grossières bouffonneries. + +--Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en +amour? + +--Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et +ne se posent plus sur la tour en ruines. + +--Vous n'avez pas changé.... Au revoir, mon ami!" + + + +Ce soir-là , le dragon Henry, s'étant rendu, sans y être prié, chez +madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il +lut l'adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C'était, il le savait, une +lettre pour l'Angleterre. Rauline recevait par un postillon des +messageries le courrier de madame de Rochemaure et le faisait porter à +Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la +nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte; un émigré, M. +d'Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s'il le jugeait +utile, au cabinet de Saint-James. + +Henry était jeune et beau: Achille n'unissait pas tant de grâce à tant +de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais +la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de +la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu'elle +avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune +soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu'il ne +serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer madame de +Rochemaure; mais il lui déplaisait qu'elle ne le distinguât plus. Il +comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le +service de la République l'avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités +où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité +de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et +combien il leur est facile de sacrifier ce qu'elles ont chéri et de +perdre ce qu'elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise +pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa +sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C'est +pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s'approchait d'elle, +s'éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de +la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de +sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il +lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une +promenade à Ermenonville. + +Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour +d'elle des regards d'impatience et d'ennui. Soudain Henry se dressa +sombre et résolu et lui annonça qu'il partait pour l'armée et serait +dans quelques jours devant Maubeuge. + +Sans montrer ni doute ni surprise, elle l'approuva d'un signe de tête. + +"Vous me félicitez de cette décision? + +--Je vous en félicite." + +Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle +pensait tirer de grands avantages; tout autre chose que celui-ci: un +Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion +qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. A tout moment +elle croyait entendre la sonnette et tressaillait. + +Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et +bâilla encore. Voyant qu'il ne s'en allait pas, elle lui dit qu'elle +avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette. + +Il lui criait d'une voix émue: + +"Adieu, Louise!... Vous reverrai-je jamais?" + +Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert. + +Dès qu'il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen +Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau +curieux de l'état de l'esprit public en France. On y parlait de la +reine, de la Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints propos +confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés. + +Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita +quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui +se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries +et pénétra dans l'antichambre du Comité de sûreté générale. + + + +Ce jour-là , à trois heures de l'après-midi, Évariste Gamelin s'asseyait +sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu'il +connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes, +savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui, un dessinateur, +tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant +marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de +petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se +tenaient là , dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou +portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le +chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les +oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l'habit et de la +culotte, comme en l'ancien temps, les autres, de la carmagnole et du +pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de +souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes +toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous +déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l'aise à leur banc et +Gamelin enviait leur tranquillité. Son cÅ“ur battait, ses oreilles +bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l'entourait prenait +pour lui une teinte livide. + +Quand l'huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une +estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à +cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d'audience +avec un ruban tricolore d'où pendait sur leur poitrine une lourde +médaille d'argent. Devant eux, au pied de l'estrade, siégeait le +substitut de l'accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier +s'assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l'accusé. Gamelin +voyait ces hommes différents de ce qu'il les avait vus jusque-là , plus +beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu'ils prissent des attitudes +familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant +en arrière pour entendre quelque communication d'un juré ou d'un +officier de service. + +Au-dessus des juges, les tables des Droits de l'Homme étaient +suspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles +murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat. +En face du banc des jurés, au fond de la salle, s'élevait la tribune +publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui blondes, +brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet +plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine, auxquelles la mode +donnait uniformément l'ampleur d'un sein nourricier, se croisait le +fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient +les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait, +clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui +donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. A droite, +vers l'entrée, derrière une barrière pleine, s'étendait un espace où le +public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L'affaire +dont cette section du Tribunal allait s'occuper n'intéressait qu'un +petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui +siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes. + +C'est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cÅ“ur, prêt à faiblir, +n'aurait pu supporter l'atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses +yeux s'attachaient aux moindres détails: il remarquait le coton dans +l'oreille du greffier et une tache d'encre sur le dossier du substitut. +Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps +où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui +surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d'ortie et de houx. +Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d'une forme +surannée, garni de velours d'Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux +bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues. + +Enfin l'accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses +membres comme le prescrivait la loi. C'était un homme d'une cinquantaine +d'années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres +minces et violacées, vêtu à l'ancienne mode d'un habit sang de bÅ“uf. +Sans doute parce qu'il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des +pierreries et ses joues avaient l'air d'être vernies. Il s'assit. Ses +jambes, qu'il croisait, étaient d'une maigreur excessive et ses grandes +mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe +Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la +République. L'acte d'accusation mettait à sa charge des faits nombreux +et graves, dont aucun n'était absolument certain. Interrogé, Guillergues +nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son +langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l'idée +d'un homme avec lequel il n'est pas désirable de traiter une affaire. Il +avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question +embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses +deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d'angoisse. Gamelin +s'en aperçut et dit à l'oreille de son voisin, peintre comme lui: + +"Regardez ses pouces!" + +Le premier témoin qu'on entendit apporta des faits accablants. C'est sur +lui que reposait toute l'accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se +montrèrent, au contraire, favorables à l'accusé. Le substitut de +l'accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le +défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l'accusé des +sympathies qu'il n'avait pas su lui-même se concilier. L'audience fut +suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations. +Là , après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux +groupes à peu près égaux en nombre. On vit d'un côté les indifférents, +les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre +côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu +accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le cÅ“ur. Ceux-là +condamnaient toujours. C'étaient les bons, les purs: ils ne songeaient +qu'à sauver la République et ne s'embarrassaient point du reste. Leur +attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en +communion avec eux. + +"Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a +spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L'absoudre, c'est laisser +échapper un traître, c'est trahir la patrie, vouer l'armée à la +défaite." Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur +leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie.... +"Mais si Guillergues était innocent?..." + +Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d'infidélité dans +les fournitures. Tant d'autres devaient agir comme Guillergues et +Blaise, préparer la défaite, perdre la République! Il fallait faire un +exemple. Mais si Guillergues était innocent?... + +"Il n'y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix. + +--Il n'y a jamais de preuves", répondit en haussant les épaules le chef +du jury, un bon, un pur. + +Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour +l'acquittement. + +Le jury rentra dans la salle et l'audience fut reprise. Les jurés +étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à son tour devant le +fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autres se contentaient d'un +mot; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles. + +Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit: + +"En présence d'un crime si grand que d'ôter aux défenseurs de la patrie +les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n'avons +point." + +A la majorité des voix, l'accusé fut déclaré non coupable. + +Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure +bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement. +C'était un autre homme. La sécheresse de ses traits s'était fondue, ses +lèvres s'étaient amollies. Il avait l'air vénérable; son visage +exprimait l'innocence. Le président lut, d'une voix émue, le verdict qui +renvoyait le prévenu; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme +qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président +l'appela et lui donna l'accolade fraternelle. Les jurés l'embrassèrent. +Gamelin pleurait à chaudes larmes. + +Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une +multitude hurlante s'agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient +prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du +grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des +charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés +et des spectateurs, ne voyait rien, n'entendait rien que son acte de +justice et d'humanité et les félicitations qu'il se donnait d'avoir +reconnu l'innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et +souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut +recouvré la voix, elle lui dit: + +"Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux! Dans cette +salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière +de ses ondes magnétiques. J'en étais électrisée. Je vous contemplais à +votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n'avez donc +pas deviné ma présence? Rien ne vous a averti que j'étais là ? Je me +tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu! qu'il est +doux de faire le bien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c'en +était fait de lui: il périssait. Vous l'avez rendu à la vie, à l'amour +des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis +heureuse et fière de vous aimer!" + +Se tenant par le bras, serrés l'un contre l'autre, ils allaient par les +rues, se sentant si légers qu'ils croyaient voler. + +Ils allaient à l'_Amour peintre_. Arrivés à l'Oratoire: + +"Ne passons pas par le magasin", dit Élodie. + +Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à +l'appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef +de fer. + +"On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon +prisonnier." + +Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune +fille. + +Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres +d'Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux +mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle +lui échappa et courut pousser le verrou.... + +La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant +la porte de l'appartement et lui dit tout bas, dans l'ombre: + +"Adieu, mon amour! C'est l'heure où mon père va rentrer. Si tu entends +du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends +que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir +la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge. +Adieu, ma vie, adieu, mon âme!" + +Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d'Élodie +s'entrouvrir et une petite main cueillir un Å“illet rouge qui tomba à ses +pieds comme une goutte de sang. + + + + +XII + + +Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au +citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli +d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles, +un accueil malgracieux. + +"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas +toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes: +un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon +établissement, a vu vos pantins et les a trouvés +contre-révolutionnaires. + +--Il se moquait! dit Brotteaux. + +--Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit +qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était +perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures +de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est +une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé. + +--Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces +Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a +cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il +n'y a pas un homme sensé pour le prétendre. + +--Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans +malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme +vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui +tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour +incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle. + +--Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait +ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres +que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous +laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?" + +Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise +humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses +Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la +sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre. + +"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous +honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je +respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel. +Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins." + +Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects +sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui +croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient +tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il +faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un +tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes +garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à +leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal +extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi +bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la +halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques +étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue +Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre +marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain +lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou. + +Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour +ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et +désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur +d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué +de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu +d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus +de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut +le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà , +tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la +rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service, +Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui +s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande +disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile. + +"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial." + +Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon +d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce. + +"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile." + +Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se +lever. Mais il retomba sur sa borne. + +"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois +j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à +cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai +point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué. + +--Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager +mon grenier. + +--Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect. + +--Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui +est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la +pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été +publicain je fabrique des pantins pour subsister." + +Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier, +et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit +du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa +gouttière, car il était sybarite. + +Ayant apaisé sa faim: + +"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des +circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette +borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la +maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de +latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution +de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine +étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est +contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution +m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute +d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat +que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le +mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même, +qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me +conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de +toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois +divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et +officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il +m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda +si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit +que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me +demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le +31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui +ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne +pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et +mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas. +Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux +commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la +force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire +en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il +faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour +reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10 +août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est +bien digne de pitié. + +--Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes +tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous +aviserons demain à votre sécurité." + +Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le +religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le +satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau. + +Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par +économie et par prudence. + +"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour +moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en +sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous +d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est +pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement +naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui +ce que vous étiez porté à faire pour moi. + +--Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne +m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous +exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin, +bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour +vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car +je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que +l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que +le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme +tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se +reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa +propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter +aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là +qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par +désÅ“uvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en +distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez +fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par +orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit +de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable. + +--Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai +reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette +heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en +mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un +avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi, +monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me +l'ordonne." + +Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et, +après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit +paisiblement. + + + + +XIII + + +Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant +l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury, +des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de +fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées +coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la +Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y +débarquaient quatorze mille hommes. + +C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des +événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie +périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et +l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, +leurs passions, leur conduite. + +Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de +défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et +des salpêtres. + + _Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire + les substances nécessaires à la fabrication de la poudre. + L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol + de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses + agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la + Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et + fraternité._ + +A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces +généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus +obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que, +mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer +à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le +même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait +ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations +dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait +la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette +affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des +effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des +troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations +confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre, +personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur, +les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui +ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire +des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé +trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane. + +On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les +âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans +les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes +vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par +les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une +immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats, +l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat +apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à +se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait +dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de +trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva +dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux +flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du +condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où +grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait +murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître, +Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing, +réclamaient la tête de l'Autrichienne. + +Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre +femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues +poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une +planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des +coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son +gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se +montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait, +paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos +contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain +de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet +l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les +faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle +professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit +elle-même. + +Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant +aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les +aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût +être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent +pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour +ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates, +la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin +commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à +lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la +peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en +frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment +suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue, +plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort. + + + +Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se +réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement +nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la +Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel +murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée +de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un Å“il-de-bÅ“uf et d'une +porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé +du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les +Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés. +Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas +chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes. +Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la +gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste +suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins +et, de là , par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France. +Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les +murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du +grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés +inquisiteurs des crimes contre la patrie. + +Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des +pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets +à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux +de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être +encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la +Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du +Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution, +étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre +et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et +dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit +soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de +dominer, une impériale sagesse. + +Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement +unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui +s'élevait sur le seuil. + +Ce jour-là , 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard +perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid, +monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un +habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé, +tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant, +qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par +d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix +claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il +frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices. +Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les +sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les +conspirateurs qui rampaient sur le sol. + +Évariste entendit et comprit. Jusque-là , il avait accusé la Gironde de +préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction +d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré +la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du +sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait +une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des +grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région +des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et +pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd. +Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des +formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité +et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation. +Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve +et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme +autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du +crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste +recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son cÅ“ur +s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le +crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, +ô trésors de la foi! + +Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux +qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la +richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse. +Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il +jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre, +par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et +découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures, +tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches +que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables +ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout +entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se +retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est +conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne +de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des +citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et +des scélérats plus dangereux que les fédéralistes. + +Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de +Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin +n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à +une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne +concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la +liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens +pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de +Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la +charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les +sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même +senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou +persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux. +Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai +caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui +avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les +boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les +ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir; +qu'il était criminel d'arracher du cÅ“ur des malheureux la pensée +consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et +sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave, +et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à +l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons +d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout +lorsqu'ils l'étaient d'un cÅ“ur ouvert et joyeux, comme le vieux +Brotteaux. + + + +Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un +ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple, +trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France, +deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes, +vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la +loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans, +parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine, +charmante. Un nÅ“ud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon +découvrait un cou blanc et flexible. + +Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à +l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud. + +La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq +hommes et dix-huit femmes. + +Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction +entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi +ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le +courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en +altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus +souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à +tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs +ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction. +Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les +traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient, +médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement +troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur +conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la +République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et +mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état. +Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et +les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur +fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint +couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal +fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur, +alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait +ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou +irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats +ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se +représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images +voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer +au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire, +mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin, +artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et +la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût +classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à +son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la +couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu +le désir que dans l'amour profond. + +Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes +plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses, +celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant, +avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les +patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des +philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des +plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux +de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait +quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la +condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur +virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin, +poussaient sous la hache des têtes touchantes. + +Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il +fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur +retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est +plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie +timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles, +vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent +aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit +dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude +dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur +public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il +faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et +tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux +juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de +tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune +militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante +adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle, +ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte +d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les +pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de +l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de +céder. + +L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait, +aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et +d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues +mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave +la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger +ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés; +à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait +entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en +vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles +infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la +cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il +voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait: +"République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un +secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!..." + +Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'_Amour +peintre_. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le +rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'Å“illets. +Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre: +elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés +éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse +fille se donnaient en silence des baisers furieux. + + + + +XIV + + +Levé dès l'aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre, s'en alla +dire sa messe dans une chapelle de la rue d'Enfer, desservie par un +prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliers de retraites +semblables, où le clergé réfractaire réunissait clandestinement de +petits troupeaux de fidèles. La police des sections, bien que vigilante +et soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercails cachés, de peur des +ouailles irritées et par un reste de vénération pour les choses saintes. +Le Barnabite fit ses adieux à son hôte, qui eut grand-peine à obtenir +qu'il revînt dîner, et l'engagea enfin par la promesse que la chère ne +serait ni abondante ni délicate. + +Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre; puis, tout +en préparant le dîner du religieux et de l'épicurien, il relisait +Lucrèce et méditait sur la condition des hommes. + +Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des +forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations +absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse de croire que les +révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres +hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. Au reste, il n'était point +pessimiste et ne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise. Il +admirait la nature en plusieurs de ses parties, spécialement dans la +mécanique céleste et dans l'amour physique et s'accommodait des travaux +de la vie en attendant le jour prochain où il ne connaîtrait plus ni +craintes ni désirs. + +Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerline qui +ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et son épicurisme +louait l'ordre des atomes qui la composaient. + +Ces soins l'occupèrent jusqu'au retour du Barnabite. + +"Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais bien dit que +notre repas serait maigre. Nous n'avons que des châtaignes. Encore s'en +faut-il qu'elles soient bien assaisonnées. + +--Des châtaignes! s'écria le Père Longuemare en souriant, il n'y a point +de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme +limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un +verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa +femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions +tous forts et robustes. J'étais le plus jeune et le plus turbulent: mon +père disait, par plaisanterie, qu'il faudrait m'envoyer à l'Amérique +faire le flibustier.... Ah! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est +parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d'enfants où souriait ma +mère." + +Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue +Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en +commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien +vingt-quatre douzaines pour commencer. + +En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la +Révolution étinceler un triangle d'acier entre deux montants de bois: +c'était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se +pressait autour de l'échafaud, attendant les charrettes pleines. Des +femmes, portant l'éventaire sur le ventre, criaient les gâteaux de +Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette; au pied de la +statue de la Liberté, un vieillard montrait des gravures d'optique dans +un petit théâtre surmonté d'une escarpolette où se balançait un singe. +Des chiens, sous l'échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux +rebroussa vers la rue Honoré. + +Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire, il essuya +soigneusement la table et y mit sa boîte de couleurs ainsi que les +outils et les matériaux de son état. + +"Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupation indigne du +sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, je vous prie, à +fabriquer des pantins. Un sieur Joly m'en a fait, ce matin même, une +assez grosse commande. Pendant que je peindrai ces figures déjà formées, +vous me rendrez grand service en découpant des têtes, des bras, des +jambes et des troncs sur les patrons que voici. Vous n'en sauriez +trouver de meilleurs: ils sont d'après Watteau et Boucher. + +--Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau et Boucher +étaient propres à créer de tels brimborions: il eût mieux valu, pour +leur gloire, qu'ils s'en fussent tenus à d'innocents pantins comme +ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais je crains de n'être pas +assez habile pour cela." + +Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse: après +plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie +n'était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des +contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de +la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de +mouvement ces petits êtres qu'il n'avait su former, et à les instruire à +la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter +à chacun d'eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses +soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères. + +Une fois qu'il tirait en mesure la ficelle d'un Scaramouche: + +"Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire. +C'était en 1746: j'achevais mon noviciat, sous la direction du Père +Magitot, homme âgé, de profond savoir et de mÅ“urs austères. A cette +époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d'abord à +l'amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les +hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire; ils faisaient fureur à +Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient; on en +trouvait chez les personnes de qualité, et il n'était pas rare de voir à +la promenade et dans les rues un grave personnage faire danser son +pantin. L'âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le +gardèrent point de la contagion. Alors qu'il voyait chacun occupé à +faire sauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient des +impatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour que pour +une affaire importante, qui intéressait l'ordre tout entier, il faisait +visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisant un pantin +suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentation d'en tirer la +ficelle. Ce ne fut qu'au prix d'un grand effort qu'il en triompha. Mais +ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissa plus de repos. Dans ses +études, dans ses méditations, dans ses prières, à l'église, dans le +chapitre, au confessionnal, en chaire, il en était obsédé. Après +quelques jours consumés dans un trouble affreux, il exposa ce cas +extraordinaire au général de l'ordre, qui, en ce moment, se trouvait +heureusement à Paris. C'était un docteur éminent et l'un des princes de +l'église de Milan. Il conseilla au Père Magitot de satisfaire une envie +innocente dans son principe, importune dans ses conséquences et dont +l'excès menaçait de causer dans l'âme qui en était dévorée les plus +graves désordres. Sur l'avis ou, pour mieux dire, par l'ordre du +général, le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut, +comme la première fois, dans son cabinet. Là , retrouvant le pantin +accroché à la cheminée, il s'en approcha vivement et demanda à son hôte +la grâce d'en tirer un moment la ficelle. L'avocat la lui accorda très +volontiers et lui confia que parfois il faisait danser Scaramouche +(c'était le nom du pantin) en préparant ses plaidoiries et que, la +veille encore, il avait réglé sur les mouvements de Scaramouche sa +péroraison en faveur d'une femme accusée faussement d'avoir empoisonné +son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vit sous sa +main Scaramouche s'agiter comme un possédé qu'on exorcise. Ayant ainsi +contenté son caprice, il fut délivré de l'obsession. + +--Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. On voit de +ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures de carton qui +les causent." + +Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais de religion; +Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentait de la +sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l'embarrasser et à le +troubler par des objectons à divers articles de la doctrine chrétienne. + +Une fois, tandis qu'ils fabriquaient ensemble des Zerlines et des +Scaramouches: + +"Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au +point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folie universelle, a +été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celui de la +cour. + +--Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennent insensés, +comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nul homme, de nos +jours, ne plongea dans l'ignorance et l'erreur aussi profondément que +monsieur l'abbé Fauchet, nul homme ne fut aussi funeste au royaume que +celui-là . Il fallait que Dieu fût ardemment irrité contre la France, +pour lui envoyer monsieur l'abbé Fauchet! + +--Il me semble que nous avons vu d'autres malfaiteurs que ce malheureux +Fauchet. + +--Monsieur l'abbé Grégoire a montré aussi beaucoup de malice. + +--Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu'en dites-vous, mon +Père? + +--Monsieur, ce sont des laïques: les laïques ne sauraient encourir les +mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne font pas le mal de si +haut, et leurs crimes ne sont point universels. + +--Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la +révolution présente? + +--Je ne vous comprends pas, monsieur. + +--Épicure a dit: "Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le +peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le +peut. S'il le veut et ne le peut, il est impuissant; s'il le peut et ne +le veut, il est pervers; s'il ne le peut ni ne le veut, il est +impuissant et pervers; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon +Père?" + +Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait. + +"Monsieur, répondit le religieux, il n'y a rien de plus misérable que +les difficultés que vous soulevez. Quand j'examine les raisons de +l'incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins +d'herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez +que je ne dispute pas avec vous: j'y aurais trop de raisons et trop peu +d'esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l'abbé Guénée +et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez +d'Épicure est une sottise: car on y juge Dieu comme s'il était un homme +et en avait la morale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuis Celse +jusqu'à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables +paradoxes. + +--Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne. Non +content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vous voulez +encore n'en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant de beaux génies +qui pensèrent autrement que vous. + +--Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare. Je +crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait faux dans la +pensée d'un homme. Les athées occupent le plus bas échelon de la +connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs de raison et des +éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres le noient, l'homme +dresse un front où Dieu mit l'intelligence: c'est le sort de Lucifer. + +--Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je +vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des +théologiens un atome de bon sens." + +Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il +estimait nécessaire aux peuples: il eût souhaité seulement qu'elle eût +pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait +que les Jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et +plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la +république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de +leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus +cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. Aussi, souhaitait-il +qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au +temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans, +d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques +en cent ans. + +"Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé des +théophages et des christicoles. J'avais un aumônier aux Ilettes: chaque +dimanche, on y disait la messe; tous mes invités y assistaient. Les +philosophes y étaient les plus recueillis et les filles d'Opéra les plus +ferventes. J'étais heureux alors et comptais de nombreux amis. + +--Des amis, s'écria le Père Longuemare, des amis!... Ah! monsieur, +croyez-vous qu'ils vous aimaient, tous ces philosophes et toutes ces +courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieu lui-même +aurait peine à y reconnaître un des temples qu'il a édifiés pour sa +gloire?" + + + +Le Père Longuemare continua d'habiter huit jours chez le publicain sans +y être inquiété. Il suivait, autant qu'il pouvait, la règle de sa +communauté et se levait de sa paillasse pour réciter, agenouillé sur le +carreau, les offices de nuit. Bien qu'ils n'eussent tous deux à manger +que de misérables rogatons, il observait le jeûne et l'abstinence. +Témoin affligé et souriant de ces austérités, le philosophe lui demanda, +un jour: + +"Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir +endurer ainsi le froid et la faim? + +--Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l'exemple de la +souffrance." + +Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du +philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins +à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait +heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du +Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d'hermine, qui +courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon +des suppliantes de tous les temps. + +Elle tremblait; on entendait les battements précipités de son cÅ“ur. +Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux, +vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l'eût pas +vue sans profit. + +Elle parlait d'une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur +d'être entendue des passants: + +"Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!... Ils sont dans ma +chambre, rue Fromenteau. Pendant qu'ils montaient, je me suis réfugiée +chez Flora, ma voisine, et j'ai sauté par la fenêtre dans la rue, de +sorte que je me suis foulé le pied.... Ils viennent; ils veulent me +mettre en prison et me faire mourir.... La semaine dernière, ils ont +fait mourir Virginie." + +Brotteaux comprenait bien qu'elle parlait des délégués du Comité +révolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité de sûreté +générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, le citoyen +Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme les plus funestes +ennemies de la République. Il voulait régénérer les mÅ“urs. A vrai dire, +les demoiselles du Palais-Égalité étaient peu patriotes. Elles +regrettaient l'ancien état et ne s'en cachaient pas toujours. Plusieurs +avaient été déjà guillotinées comme conspiratrices, et leur sort +tragique avait excité beaucoup d'émulation chez leurs pareilles. + +Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle faute elle +s'était attiré un mandat d'arrêt. + +Elle jura qu'elle n'en savait rien, qu'elle n'avait rien fait qu'on pût +lui reprocher. + +"Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n'es point suspecte: tu n'as +rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moi tranquille." + +Alors elle avoua tout: + +"J'ai arraché ma cocarde et j'ai crié: "Vive le roi!" + +Il s'engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à son bras, elle +disait: + +"Ce n'est pas que je l'aime, le roi; vous pensez bien que je ne l'ai +jamais connu et peut-être n'était-il pas un homme très différent des +autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruels envers les +pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent et m'injurient de toutes +les manières; ils veulent m'empêcher de faire mon métier. Je n'en ai pas +d'autre. Vous pensez bien que si j'en avais un autre, je ne ferais pas +celui-là .... Qu'est-ce qu'ils veulent? Ils s'acharnent contre les +petits, les faibles, le laitier, le charbonnier, le porteur d'eau, la +blanchisseuse. Ils ne seront contents que lorsqu'ils auront mis contre +eux tout le pauvre monde." + +Il la regarda: elle avait l'air d'un enfant. Elle ne ressentait plus de +peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il lui demanda son +nom. Elle répondit qu'elle se nommait Athénaïs et avait seize ans. + +Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle ne +connaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante à +Palaiseau, qui la garderait chez elle. + +Brotteaux prit sa résolution: + +"Viens, mon enfant", lui dit-il. + +Et il l'emmena, appuyée à son bras. + +Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son +bréviaire. + +Il lui montra Athénaïs, qu'il tenait par la main: + +"Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: "Vive le +roi!" La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n'a point de +gîte. Permettrez-vous qu'elle passe la nuit ici?" + +Le Père Longuemare ferma son bréviaire: + +"Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur, si cette +jeune fille, qui est comme moi sous le coup d'un mandat d'arrêt, peut, +pour son salut temporel, passer la nuit dans la même chambre que moi. + +--Oui, mon Père. + +--De quel droit m'y opposerais-je? et, pour me croire offensé de sa +présence, suis-je sûr de valoir mieux qu'elle?" + +Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurant qu'il y +dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas. Brotteaux s'étendit +sur la paillasse et souffla la chandelle. + +Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises: il ne +dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et de la +fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se leva et +envoya dans la mansarde un rayon d'argent qui éclaira la chevelure +blonde, les cils d'or, le nez fin, la bouche ronde et rouge d'Athénaïs, +dormant les poings fermés. + +"Voilà , songea-t-il, une terrible ennemie de la République!" + +Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux était parti. +Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s'instruisait, aux leçons de +la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs; et toutefois il +était dévoré de regrets et d'inquiétudes. + +En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête les solives +d'un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur et tendit vers +lui, pour le caresser, ses jolies petites mains sales. + +Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabré où le +religieux avait passé la nuit. + +"Il est parti?... Il n'est pas allé me dénoncer, dites? + +--Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme que ce vieux +fou." + +Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quand +Brotteaux lui eut dit que c'était la religion, elle lui reprocha +gravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religion étaient +pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieu souvent, espérant +qu'il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte +miséricorde. + +Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, elle crut que +c'était un livre de messe et dit: + +"Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieu vous +récompensera de ce que vous avez fait pour moi." + +Brotteaux lui ayant dit que ce livre n'était pas un livre de messe, et +qu'il avait été écrit avant que l'idée de messer se fût introduite dans +le monde, elle pensa que c'était une _Clef des Songes_, et demanda s'il +ne s'y trouvait pas l'explication d'un rêve extraordinaire qu'elle avait +fait. Elle ne savait pas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que ces +deux sortes d'ouvrages. + +Brotteaux lui répondit que ce livre n'expliquait que le songe de la vie. +La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonça à la +comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçait +pour Brotteaux les cuvettes d'argent dont il usait autrefois. Puis elle +arrangea ses cheveux devant le miroir à barbe de son hôte, avec un soin +minutieux et grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elle +prononçait quelques paroles, à longs intervalles. + +"Vous, vous avez été riche. + +--Qu'est-ce qui te le fait croire? + +--Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes un aristocrate, +j'en suis sûre." + +Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dans une +chapelle ronde d'ivoire, un morceau de sucre, du fil, des ciseaux, un +briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait le choix de ce qui lui +était nécessaire, elle se mit à raccommoder sa jupe, qui avait été +déchirée en plusieurs endroits. + +"Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! lui dit +Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore. + +--Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais ce sera pour +l'amour de vous et non pour l'amour de la nation." + +Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupe à deux +mains, elle fit la révérence comme elle l'avait appris au village et dit +à Brotteaux: + +"Monsieur, je suis votre très humble servante." + +Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes les manières, mais +elle trouvait convenable qu'il ne demandât rien et qu'elle n'offrît +rien: il lui semblait que c'était gentil de se quitter de la sorte, et +selon les bienséances. + +Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu'elle prît le +coche de Palaiseau. C'était la moitié de sa fortune, et, bien qu'il fût +connu pour ses prodigalités envers les femmes, il n'avait encore fait +avec aucune un si égal partage de ses biens. + +Elle lui demanda son nom. + +"Je me nomme Maurice." + +Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde: + +"Adieu, Athénaïs." + +Elle l'embrassa. + +"Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moi Marthe: c'est +le nom de mon baptême, le nom dont on m'appelait au village.... Adieu et +merci.... Bien votre servante, monsieur Maurice." + + + + +XV + + +Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger, juger +sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées de faisceaux +et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis, les +juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs +prédécesseurs royaux. L'accusateur public et ses substituts, épuisés de +fatigue, brûlés d'insomnie et d'eau-de-vie, ne secouaient leur +accablement que par un violent effort; et leur mauvaise santé les +rendait tragiques. Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns +instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents, +hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de +la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de +brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient +qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête +mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait +abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués +soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des +larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des +sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient +plus impétueusement les impulsions de leur cÅ“ur. + +Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait +l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du +souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés +dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages +forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui +appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre +les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues +couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés. +Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations +indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des +hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus +souvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût accepté de +se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre +ces tâches épouvantables. + +Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le +fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la +certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes. +Aux questions mortelles l'accusée répondit tantôt avec l'instinct de la +conservation, tantôt avec sa hauteur accoutumée, et, une fois, grâce à +l'infamie d'un de ses accusateurs, avec la majesté d'une mère. L'outrage +et la calomnie seuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée +d'effroi. Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles, +attendait que tout cela fût fini pour jeter la tête de l'Autrichienne à +l'Europe. + + + +Trois jours après l'exécution de Marie-Antoinette, Gamelin fut appelé +auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trente pas du bureau +militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit de sangle, dans la +cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa tête livide creusait +l'oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus, tournèrent leurs +prunelles vitreuses du côté d'Évariste; sa main desséchée saisit la main +de l'ami et la pressa avec une force inattendue. Il avait eu trois +vomissements de sang en deux jours. Il essaya de parler; sa voix, +d'abord voilée et faible comme un murmure, s'enfla, grossit: + +"Wattignies! Wattignies!... Jourdan a forcé l'ennemi dans son camp... +débloqué Maubeuge.... Nous avons repris Marchiennes. Ça ira... ça +ira...." + +Et il sourit. + +Ce n'étaient pas des songes de malade; c'était une vue claire de la +réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaient les +ténèbres éternelles. Désormais l'invasion semblait arrêtée: les +généraux, terrorisés, s'apercevaient qu'ils n'avaient pas mieux à faire +que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n'avaient point +apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisition le donnait. +Encore un effort, et la République serait sauvée. + +Après une demi-heure d'anéantissement, le visage de Fortuné Trubert, +creusé par la mort, se ranima, ses mains se soulevèrent. + +Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu'il y eût dans la chambre, +un petit secrétaire de noyer. + +Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un esprit lucide: + +"Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes: trois cent vingt +livres dont tu trouveras le compte... dans ce cahier rouge.... Adieu, +Gamelin. Ne t'endors pas. Veille à la défense de la République. Ça ira." + +L'ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit le mourant +pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaient le drap. + +A minuit, il prononça des mots sans suite: + +"Encore du salpêtre.... Faites livrer les fusils.... La santé? très +bonne.... Descendez ces cloches...." + +Il expira à 5 heures du matin. + +Par ordre de la section, son corps fut exposé dans la nef de la +ci-devant église des Barnabites, au pied de l'autel de la Patrie, sur +un lit de camp, le corps recouvert d'un drapeau tricolore et le front +ceint d'une couronne de chêne. + +Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main, douze +jeunes filles, traînant de longs voiles et portant des fleurs, +entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaient +chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l'un d'eux la fille de +sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravité enfantine et sa beauté +charmante, lui rappela ces génies de l'amour et de la mort, que les +Romains sculptaient sur leurs sarcophages. + +Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts aux chants de _La +Marseillaise_ et du _Ça ira_. + +En mettant le baiser d'adieu sur le front de Fortuné Trubert, Évariste +pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui se reposait, sa tâche +accomplie. + +Rentré chez lui, il reçut avis qu'il était nommé membre du Conseil +général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, il avait été élu +sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de +suffrages. On ne votait plus: les sections étaient désertes; riches et +pauvres ne cherchaient qu'à se soustraire aux charges publiques. Les +plus grands événements n'excitaient plus ni enthousiasme ni curiosité; +on ne lisait plus les journaux, Évariste doutait si, sur les sept cent +mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient +encore l'âme républicaine. + +Ce jour-là , les Vingt et Un comparurent. + +Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de la République, +vains, imprudents, ambitieux et légers, à la fois modérés et violents, +faibles dans la terreur comme dans la clémence, prompts à déclarer la +guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l'exemple qu'ils +avaient donné, ils n'étaient pas moins la jeunesse éclatante de la +Révolution; ils en avaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va +les interroger avec une partialité savante; ce blême accusateur, qui, +là , devant sa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces +jurés, qui voudront tout à l'heure étouffer leur défense; ce public des +tribunes, qui les couvre d'invectives et de huées, juge, jurés, peuple, +ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents, leurs +vertus. Mais ils ne se souviennent plus. + +Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle de Brissot. +Il ne se rappelait plus, et, s'il restait dans sa mémoire quelque +vestige de son antique admiration, c'était pour concevoir que ces +monstres avaient séduit les meilleurs citoyens. + +En rentrant, après l'audience, dans sa maison, Gamelin entendit des cris +déchirants. C'était la petite Joséphine que sa mère fouettait pour avoir +joué sur la place avec des polissons et sali la belle robe blanche qu'on +lui avait mise pour la pompe funèbre du citoyen Trubert. + + + + +XVI + + +Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patrie des +victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui; d'un +accusé il fit son accusé. + +Depuis qu'il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans la foule +des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteur d'Élodie, dont il +s'était fait, dans son imagination laborieuse, une idée dont quelques +traits étaient précis. Il le concevait jeune, beau, insolent, et se +faisait une certitude qu'il avait émigré en Angleterre. Il crut le +découvrir en un jeune émigré nommé Maubel, qui, de retour en France et +dénoncé par son hôte, avait été arrêté dans une auberge de Passy et dont +le parquet de Fouquier-Tinville instruisait l'affaire avec mille autres. +On avait saisi sur lui des lettres que l'accusation considérait comme +les preuves d'un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, mais +qui n'étaient en fait que des lettres écrites à l'émigré par des +banquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel, qui +était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries. On +trouvait dans son carnet trace de relations avec l'Espagne, alors en +guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaient d'ordre intime, +et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance de non-lieu, ce fut en +vertu de ce principe que la justice ne doit jamais se hâter de relâcher +un prisonnier. + +Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi par Maubel en +chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeune ci-devant, +qu'il se figurait conforme à celui qu'il attribuait à l'homme qui avait +abusé de la confiance d'Élodie. Dès lors, enfermé pendant de longues +heures dans le cabinet du greffier, il étudia le dossier avec ardeur. +Ses soupçons s'accrurent étrangement quand il trouva dans un calepin +déjà ancien de l'émigré l'adresse de l'_Amour peintre_, jointe, il est +vrai, à celle du _Singe Vert_, du _Portrait de la_ ci-devant _Dauphine_ +et de plusieurs autres magasins d'estampes et de tableaux. Mais, quand +il eut appris qu'on avait recueilli dans ce même calepin quelques +pétales d'un Å“illet rouge, recouverts avec soin d'un papier de soie, +songeant que l'Å“illet rouge était la fleur préférée d'Élodie qui la +cultivait sur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, la donnait (il le +savait) en témoignage d'amour, Évariste ne douta plus. + +Alors, s'étant fait une certitude, il résolut d'interroger Élodie, en +lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaient fait découvrir +le criminel. + +Comme il montait l'escalier de sa maison, il sentit dès les paliers +inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dans l'atelier Élodie, +qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de la confiture de coings. +Tandis que la vieille ménagère, allumant le fourneau, méditait en son +esprit les moyens d'épargner le charbon et la cassonade sans nuire à la +qualité de la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaise de paille, +ceinte d'un tablier de toile bise, des fruits d'or plein son giron, +pelait les coings et les jetait par quartiers dans une bassine de +cuivre. Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches +noires se tordaient sur son front moite; il émanait d'elle un charme +domestique et une grâce familière qui inspiraient les douces pensées et +la tranquille volupté. + +Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d'or fondu et +dit: + +"Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez, tout +l'hiver, d'une délicieuse gelée de coings qui vous affermira l'estomac +et vous rendra le cÅ“ur gai." + +Mais Gamelin, s'approchant d'elle, lui prononça ce nom à l'oreille: + +"Jacques Maubel...." + +A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge par la +porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels il avait +remis des talons, la note de ses ressemelages. + +De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage du nouveau +calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clair dans ses +comptes, se perdait dans les fructidor et les vendémiaire. + +Elle soupira: + +"Jésus! ils veulent tout changer, les jours, les mois, les saisons, le +soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot, qu'est-ce que c'est +que cette paire de galoches du 8 vendémiaire? + +--Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vous rendre +compte." + +Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt: + +"Il n'a pas l'air chrétien! fit-elle, épouvantée. + +--Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nous n'avons plus +que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va +falloir changer notre manière de compter. Il n'y aura plus de liards ni +de deniers, tout sera réglé sur l'eau distillée." + +A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, leva les +yeux au plafond et soupira: + +"Ils en font trop!" + +Et, tandis qu'elle se lamentait, semblable aux saintes femmes des +calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans la braise, +remplissait l'atelier d'une vapeur infecte qui, jointe à l'odeur +entêtante des coings, rendait l'air irrespirable. + +Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu'on ouvrît la +fenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que la +citoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nom à +l'oreille de la citoyenne Blaise: + +"Jacques Maubel." + +Elle le regarda avec un peu de surprise, et, très tranquillement, sans +cesser de couper un coing en quartiers: + +"Et bien?... Jacques Maubel?... + +--C'est lui! + +--Qui? lui? + +--Tu lui as donné un Å“illet rouge." + +Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu'il s'expliquât. + +"Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!..." + +Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoir jamais +connu un Jacques Maubel. + +Et vraiment elle n'en avait jamais connu. + +Elle nia avoir jamais donné d'Å“illets rouges à personne qu'à Évariste; +mais peut-être, sur ce point, n'avait-elle pas très bonne mémoire. + +Il connaissait mal les femmes, et n'avait pas pénétré bien profondément +le caractère d'Élodie; pourtant il la pensait très capable de feindre et +de tromper un plus habile que lui. + +"Pourquoi nier? dit-il. Je sais." + +Elle affirma de nouveau n'avoir connu aucun Maubel. Et, ayant fini de +peler ses coings, elle demanda de l'eau parce que ses doigts poissaient. + +Gamelin lui apporta une cuvette. + +Et, en se lavant les mains, elle renouvela ses dénégations. + +Il répéta encore qu'il savait, et, cette fois, elle garda le silence. + +Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et était à mille +lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n'avait jamais entendu +parler, dût comparaître devant le Tribunal révolutionnaire; elle ne +comprenait rien aux soupçons dont on l'obsédait, mais elle les savait +mal fondés. C'est pourquoi, n'ayant guère d'espoir de les dissiper, elle +n'en avait guère envie non plus. Elle cessa de se défendre d'avoir connu +un Maubel, préférant laisser le jaloux s'égarer sur une fausse piste, +quand, d'un moment à l'autre, le moindre incident pouvait le mettre sur +la véritable voie. Son petit clerc d'autrefois, devenu un joli dragon +patriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate. Quand +il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d'un Å“il qui +semblait dire: "Allons! la belle; je sens bien que je vais vous +pardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vous rendre +mon estime." Elle ne fit donc plus effort pour guérir ce qu'elle +appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la conviction que Jacques +Maubel était le corrupteur d'Élodie. + + + +Les jours qui suivirent, le Tribunal s'occupa sans relâche d'anéantir le +fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé de dévorer la liberté. +Ce furent des jours chargés; et les jurés, épuisés de fatigue, +expédièrent le plus rapidement possible la femme Roland, inspiratrice ou +complice des crimes de la faction brissotine. + +Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presser l'affaire +Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux: il obtint qu'un +commissaire les irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin. + +Le substitut de l'accusateur public les lut, fit la grimace et dit à +Évariste: + +"Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n'y a rien là -dedans! des +fadaises!... S'il était seulement certain que ce ci-devant comte de +Maubel a émigré!..." + +Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acte d'accusation et +fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le 19 brumaire. + +Dès l'ouverture de l'audience, le président montra le visage sombre et +terrible qu'il avait soin de prendre pour conduire les affaires mal +instruites. Le substitut de l'accusateur se caressait le menton des +barbes de sa plume et affectait la sérénité d'une conscience pure. Le +greffier lut l'acte d'accusation: on n'en avait pas encore entendu de si +creux. + +Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas eu connaissance des +lois rendues contre les émigrés. + +"Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j'ai quitté la +France muni de passeports en règle." + +Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour en France +il s'expliqua d'une manière satisfaisante. Sa figure était agréable, +avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Les femmes des +tribunes le regardaient d'un Å“il favorable. L'accusation prétendait +qu'il avait fait un séjour en Espagne dans le moment où déjà cette +nation était en guerre avec la France; il affirma n'avoir pas quitté +Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur. Parmi les papiers +qu'il avait jetés dans sa cheminée, lors de son arrestation, et dont on +n'avait retrouvé que des bribes, on lisait des mots espagnols et le nom +de "Nieves". + +Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications qui lui +étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l'intérêt de +l'accusé était de s'expliquer, il répondit qu'on ne doit pas toujours +suivre son intérêt. + +Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d'un crime: par trois fois +il pressa le président de demander à l'accusé s'il pouvait s'expliquer +sur l'Å“illet dont il gardait si précieusement dans son portefeuille les +pétales desséchés. + +Maubel répondit qu'il ne se croyait pas obligé de répondre à une +question qui n'intéressait pas la justice, puisqu'on n'avait pas trouvé +de billet caché dans cette fleur. + +Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablement prévenu +en faveur de ce jeune homme dont l'affaire, obscure, semblait surtout +cacher des mystères amoureux. Cette fois, les bons, les purs eux-mêmes +eussent volontiers acquitté. L'un d'eux, un ci-devant, qui avait donné +des gages à la Révolution, dit: + +"Est-ce sa naissance qu'on lui reproche? Moi aussi, j'ai eu le malheur +de naître dans l'aristocratie. + +--Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y est resté." + +Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cet +émissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delà les +monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté, il demanda +si ardemment la condamnation du traître, qu'il réveilla l'humeur +toujours inquiète, la vieille sévérité des jurés patriotes. + +L'un d'eux, cyniquement, lui dit: + +"Il est des services qu'on ne peut se refuser entre collègues." + +Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité. + +Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillité souriante. Ses +regards, qu'il promenait paisiblement sur la salle, exprimèrent, en +rencontrant le visage de Gamelin, un indicible mépris. + +Personne n'applaudit la sentence. + +Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettre en +attendant l'exécution qui devait se faire le soir même, aux flambeaux: + + _Ma chère sÅ“ur, le Tribunal m'envoie à l'échafaud, me donnant la + seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves + adorée. Ils m'ont pris le seul bien qui me restait d'elle, une + fleur de grenadier, qu'ils appelaient, je ne sais pourquoi, un + Å“illet._ + + _J'aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j'ai + recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en + lieu sûr et qu'on te remettra dès qu'il sera possible. Je te + prie, chère sÅ“ur, de les garder en mémoire de moi._ + +Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu'il plia, et +écrivit la suscription: + +_A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel._ + + _La Réole._ + +Il donna tout ce qu'il avait d'argent sur lui au porte-clefs, en le +priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et +but à petits coups en attendant la charrette.... + +Après souper, Gamelin courut à l'_Amour peintre_ et bondit dans la +chambre bleue où chaque nuit l'attendait Élodie. + +"Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n'est plus. La charrette qui +le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de +flambeaux." + +Elle comprit: + +"Misérable! C'est toi qui l'as tué, et ce n'était pas mon amant. Je ne +le connaissais pas... je ne l'ai jamais vu.... Quel homme était-ce? Il +était jeune, aimable..., innocent. Et tu l'as tué, misérable! +misérable!" + +Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se +sentait inondée en même temps d'horreur et de volupté. Elle se ranima à +demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge +se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa +dans ses bras à l'étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui +donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd, le plus +long, le plus douloureux et le plus délicieux des baisers. + +Elle l'aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissait terrible, +cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus +elle avait faim et soif de lui. + + + + +XVII + + +Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui +fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel, +délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se +firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle +capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui +fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point +d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée. + +De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de +s'asseoir et se mit tout à leur service. + +Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant +près du Pont-Neuf. + +"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter." + +Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale. + +Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il +ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi +désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du +Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité +du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom +autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne +tarderait pas à le découvrir. + +"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance +par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise +au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris +connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les +dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne +sait à qui entendre. + +--Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au +Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations +par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup +d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage. + +--Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme +galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom +d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au +service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui +concerne l'individu des Ilettes." + +Il tira la lettre de sa poche. + +"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention +qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme +d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement +nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage: + + _Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf, + un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est + réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du + jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel + de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel + durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de + la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous + savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la + guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des + petites gens et des femmes du peuple, encore profondément + attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que + cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France + entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit + plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain, + ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais, + etc...." Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame + Royale et se fasse nommer protecteur du royaume._ + + _Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les + sommes qui me sont dues, c'est-à -dire mille livres sterling, par + la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien + d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison, + etc., etc._ + +--Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà +un indice précieux... bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de +ce genre dans la section. + +--Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une +poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre +scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à +craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son +âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate. + +--Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des +cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant +dans des sacs. + +--Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne +sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile, +qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la +journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des +constructions.... En usez-vous?..." + +Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués. + +"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de +longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce +matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin +blanc." + +Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la +place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement +l'individu des Ilettes. + +Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la +section. + +"Avez-vous vu jouer _Le Jugement dernier des Rois_? demanda Delourmel à +ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les +rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui +les engloutit. C'est un ouvrage patriotique." + +Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture, +brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait +par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée. + +"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il. + +La vieille répondit elle-même: + +"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires, +croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte +Véronique, _Ecce homo_, _Agnus Dei_, cors et bagues de saint Hubert, et +tous objets de dévotion. + +--C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel. + +Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui +répondait à toutes les questions: + +"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion." + +Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui +passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme +étonnée. + +Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au +Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la +section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à +l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement, +et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire. + +En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le +commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de +la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre +le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la +citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond +de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de +sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le +chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite +Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se +répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une +voix irritée: + +"Misérable! je te défends de battre mon chien. + +--Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de...." + +Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête. + +Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des +délégués, il courut à lui et lui dit: + +"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de +m'assassiner." + +Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions, +étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant +au portier et au menuisier: + +"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un +suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des +Ilettes, fabricant de polichinelles." + +Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de +Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis +au délateur. + +Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du +portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits +polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis +montèrent par l'échelle de meunier. + +Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père +Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars, +et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et +l'harmonie. + +Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses +membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait +impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer +un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où +venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux +femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et +ses trois chemises. + +"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai +pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici." + +Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut +mis avec Brotteaux en état d'arrestation. + +Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne +Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la +vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine, +dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait +caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux +emplissait la place de Thionville. + +Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne +qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un +panier plein d'Å“ufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un +linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur +un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des +magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle +demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et +lui dit doucement: + +"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible.... Mais vous ne le +connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu." + +Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer. +Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus +obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se +vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue +Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout +entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria: + +"Vive le roi! vive le roi!" + + + + +XVIII + + +La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour +l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle +eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait +arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son +humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en +avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas. + +Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au +moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore +son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il +accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour +n'avoir pas à le juger. + +La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle; +elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts +tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa +religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au +coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur +Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et, +l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt. + +Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons +obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la +citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la +porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la +faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou +vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick +vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la +taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux +châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de +l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de +lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et +silencieux. + +Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite: + +"Tu ne reconnais pas ta fille?..." + +La vieille dame joignit les mains: + +"Julie!... C'est toi.... Est-il Dieu possible!... + +--Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman." + +La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme +sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude: + +"Toi, à Paris!... + +--Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!... Moi, on ne me reconnaîtra +pas dans cet habit." + +En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas +différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient +les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage, +fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les +soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince, +avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa +voix claire eût pu la trahir. + +Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait +volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon, +elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme +Cérès dans la cabane de la vieille Baubô. + +Puis, le verre encore sur ses lèvres: + +"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler." + +La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien. + +"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au +Luxembourg." + +Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et +officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était +ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où +il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait +plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait +que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le +malheur. + +Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans +les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables +des tavernes, à Piccadilly. + +Sa mère ne répondait point et la regardait d'un Å“il morne. + +"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie +Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné. + +--Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton +frère. + +--Comment? que dis-tu, ma mère? + +--Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur +de Chassagne. + +--Maman, il le faut bien, pourtant! + +--Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de +t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels +noms il lui donnait. + +--Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant, +en haussant les épaules. + +--Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de +ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a +soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu +le connais: il ne vous pardonne pas. + +--Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée... à Londres...." + +La pauvre mère leva les yeux et les bras: + +"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste +le traite comme un ennemi. + +--Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire +auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les +démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?... +Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait! + +--Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui +demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de +Chassagne.... Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et, +sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre... mais il est +juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande +rien, Julie. + +--Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid, +insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la +vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les +trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et +sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et +moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce +que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me +souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un +hypocrite. + +--Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je +t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes +une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai +aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais +ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin +de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton +état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que +serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim. + +--Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de +soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée +par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne +action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de +prendre soin de toi. Lui! t'aimer?... Est-ce qu'il est capable d'aimer +quelqu'un? Il n'a ni cÅ“ur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour +peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne." + +Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait +telles qu'elle les avait quittées. + +"La voilà , son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son +Oreste, son Oreste, l'Å“il bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un +empalé, c'est lui tout entier.... Enfin, maman, tu ne comprends donc +rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les +jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront +mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me +le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons +été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je +n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai +été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez +un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer +notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y +accomplir une mission importante.... Nous avons consenti; nous aurions +accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et +donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé +les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné. +Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions +affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou +emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie +de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait +sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse +et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze +jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de +Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et +lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné +autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande +à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, +le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire +arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de +quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les +gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu +conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu +l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une +marche de l'église.... On l'a conduit, ce matin...." + +Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient. + +Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa +mère: + +"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman, +aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!" + +Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire +reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les +mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants. + +"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin. + +Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune +femme. + +Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère +cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le +regard de ces yeux noyés de pleurs. + +"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se +laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne +l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il +n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les +comprends pas." + +Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie: + +"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à +t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier +mouvement.... Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est +sévère sur tout ce qui touche aux mÅ“urs, aux convenances. Moi-même, j'ai +été un peu surprise de voir ma Julie en garçon. + +--Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu +ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier, +pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un +certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille +et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que +ce travestissement est plus scabreux que le mien. + +--Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de +cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour +moi. Je parlerai à Évariste, je dirai...." + +Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait, +mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir. + +"Il est bon. Il fera pour moi... pour toi ce que je lui demanderai." + +Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la +tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet +à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait +venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se +taisait, les pas, les roues, le ciel. + +Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée, +elle entendit son fils qui montait l'escalier. + +"Évariste!... dit-elle. Cache-toi." + +Et elle poussa sa fille dans sa chambre. + +"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?" + +Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu +contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis +quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une +couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce +sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées, +prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait +lourde et paresseuse. + +Il fredonna le _Ça ira_. + +"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le cÅ“ur gai. + +--Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La +Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les +lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République +triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des +conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que +les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle +foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?" + +La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus +ses lunettes. + +"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu +lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au +ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait +données. Je lui ai fait de la tisane.... Desmahis est venu te voir; il a +regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta +composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes +esquisses et les a admirées. + +--Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le +peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter; +mais il y a là une tête digne de David." + +Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire. + +"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras +eux-mêmes fussent des palmes. + +--Évariste! + +--Maman?... + +--J'ai reçu des nouvelles... devine de qui.... + +--Je ne sais pas.... + +--De Julie... de ta sÅ“ur.... Elle n'est pas heureuse. + +--Ce serait un scandale qu'elle le fût. + +--Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta sÅ“ur. Julie n'est pas +mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle +t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie +laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien +n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne. + +--Elle vous a écrit? + +--Non. + +--Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère? + +--Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est...." + +Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible: + +"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en +France.... Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par +moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à +Paris.... Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi.... + +--Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?... + +--Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sÅ“ur Julie est dans cette +chambre... (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite +la dénoncer au Comité de vigilance de la section." + +La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses +mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible +murmure: + +"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un +monstre...." + +Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut +chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du +néant. + + + + +XIX + + +Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaient interrogés à +la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où +le portier refusa de le recevoir, alléguant qu'il n'avait plus de place. +Le vieux traitant fut mené ensuite à la Conciergerie et introduit au +greffe, pièce assez petite, partagée en deux par une cloison vitrée. +Pendant que le greffier inscrivait son nom sur les registres d'écrou, +Brotteaux vit à travers les carreaux deux hommes qui, chacun sur un +mauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et, l'Å“il fixe, +semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteilles, des restes de +pain et de viande couvraient le sol autour d'eux. C'étaient des +condamnés à mort qui attendaient la charrette. + +Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à la lueur d'une +lanterne, il entrevit deux figures étendues, l'une farouche, mutilée, +hideuse, l'autre gracieuse et douce. Ces deux prisonniers lui offrirent +un peu de leur paille pourrie et pleine de vermine, pour qu'il ne +couchât pas sur la terre souillée d'excréments. Brotteaux se laissa +choir sur un banc, dans l'ombre puante, et demeura la tête contre le +mur, muet, immobile. Sa douleur était telle qu'il se serait brisé la +tête contre le mur, s'il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer. +Ses yeux se voilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence, +envahit ses oreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant +délicieux. Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie, +clarté sereine, parfum, douceur. Puis il cessa d'être. + +Quand il revint à lui, la première pensée qui s'empara de son esprit fut +de regretter son évanouissement et, philosophe jusque dans la stupeur du +désespoir, il songea qu'il lui avait fallu descendre dans un cul de +basse-fosse, en attendant la guillotine, pour éprouver la sensation de +volupté la plus vive que ses sens eussent jamais goûtée. Il s'essayait à +perdre de nouveau le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au +contraire, il sentait l'air infect du cachot apporter à ses poumons, +avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère. + +Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle +injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur +curiosité; mais, quand ils apprirent qu'il était ce que l'on appelait +"un politique", un de ceux dont le crime léger était de parole ou de +pensée, ils n'éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits +reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité: le plus vieux +était un assassin, l'autre avait fabriqué de faux assignats. Ils +s'accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques +satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu'au-dessus de sa +tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies +marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de +mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son +désespoir. + +La nuit vint, inaperçue dans l'ombre et le silence du cachot, mais +lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos +contre la muraille, Brotteaux s'assoupit. Et il se vit assis au pied +d'un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleil couchant +couvrait la rivière de flammes liquides et le bord des nuées était teint +de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévorait et il +buvait avidement, à même sa cruche, une eau qui augmentait son mal. + +Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit à Brotteaux de le +mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu'il aurait de la place, ce +qui ne tarderait guère. En effet, le surlendemain, il invita le vieux +traitant à sortir de son cachot. A chaque marche qu'il montait, +Brotteaux sentait rentrer en lui la force et la vie, et quand sur le +carreau rouge d'une chambre il vit se dresser un lit de sangle recouvert +d'une méchante couverture de laine, il pleura de joie. Le lit doré où se +becquetaient des colombes, qu'il avait jadis fait faire pour la plus +jolie des danseuses de l'Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni +promis de telles délices. + +Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, qui en +contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. La compagnie +qui habitait là , composée d'ex-nobles, de marchands, de banquiers, +d'artisans, ne déplut pas au vieux publicain, qui s'accommodait de +toutes sortes de personnes. Il observa que ces hommes, privés comme lui +de tout plaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient +de la gaieté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer +les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la +légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement +leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les +plus intelligents d'entre eux étaient profondément tristes. Il s'aperçut +bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l'eau-de-vie +une gaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un +peu fou. Ils n'avaient pas tous du courage; mais tous en montraient. +Brotteaux n'en était pas surpris: il savait que les hommes avouent +volontiers la cruauté, la colère, l'avarice même, mais jamais la +lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans +une société polie, en un danger mortel. C'est pourquoi, songeait-il, +tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont +composées que de braves. + +Plus encore que le vin et l'eau-de-vie, le bruit des armes et des clefs, +le grincement des serrures, l'appel des sentinelles, le trépignement des +citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur +inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se +coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre. + +Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand il apprit, par +le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait sur la paille +pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et les assassins. Il le fit +recevoir à la pistole, dans la chambre qu'il habitait et où un lit était +devenu vacant. S'étant engagé à payer pour le religieux, le vieux +publicain, qui n'avait pas sur lui un grand trésor, s'ingénia à faire +des portraits à un écu l'un. Il se procura, par l'intermédiaire d'un +geôlier, de petits cadres noirs pour y mettre de menus travaux en +cheveux qu'il exécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furent très +recherchés dans une réunion d'hommes qui songeaient à laisser des +souvenirs. + +Le Père Longuemare tenait haut son cÅ“ur et son esprit. En attendant +d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, il préparait sa +défense. Ne séparant point sa cause de celle de l'Église, il se +promettait d'exposer à ses juges les désordres et les scandales causés à +l'Épouse de Jésus-Christ par la constitution civile du clergé; il +entreprenait de peindre la fille aînée de l'Église faisant au pape une +guerre sacrilège, le clergé français dépouillé, violenté, odieusement +soumis à des laïques; les réguliers, véritable milice du Christ, spoliés +et dispersés. Il citait saint Grégoire le Grand et saint Irénée, +produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes +entiers des décrétales. + +Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de son lit, +trempant des tronçons de plumes usées jusqu'aux barbes dans l'encre, +dans la suie, dans le marc de café, couvrant d'une illisible écriture +papiers à chandelle, papiers d'emballage, journaux, gardes de livres, +vieilles lettres, vieilles factures, cartes à jouer, et songeant à y +employer sa chemise après l'avoir passée à l'amidon. Il entassait +feuille sur feuille, et, montrant l'indéchiffrable barbouillage, il +disait: + +"Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai de lumière." + +Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sans cesse accrue +et pensant à ces magistrats qu'il brûlait de confondre, il s'écria: + +"Je ne voudrais pas être à leur place!" + +Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaient ou +royalistes ou fédéralistes; il s'y trouvait même un jacobin; ils +différaient entre eux d'opinion sur la manière de conduire les affaires +de l'État, mais aucun d'eux ne gardait le moindre reste de croyances +chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, les girondins +trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmes et +excellent pour le peuple. Les jacobins installaient à la place de +Jéhovah un dieu jacobin, pour faire descendre de plus haut le +jacobinisme sur le monde; mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les +uns ni les autres qu'on fût assez absurde pour croire à aucune religion +révélée, voyant que le Père Longuemare ne manquait pas d'esprit, ils le +prenaient pour un fourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre, +il confessait sa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de +sincérité, plus il semblait un imposteur. + +En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi du religieux; +Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu'une partie de ce qu'il +disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pas paraître +affectées, et ne contentaient personne entièrement. Il parlait de +Jean-Jacques comme d'un plat coquin. Par contre, il mettait Voltaire au +rang des hommes divins, sans toutefois l'égaler à l'aimable Helvétius, à +Diderot, au baron d'Holbach. A son sens, le plus grand génie du siècle +était Boulanger. Il estimait beaucoup aussi l'astronome Lalande et +Dupuis, auteur d'un _Mémoire sur l'origine des constellations_. Les +hommes d'esprit de la chambrée faisaient au pauvre barnabite mille +plaisanteries dont il ne s'apercevait jamais: sa candeur déjouait tous +les pièges. + +Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de +l'oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au +trictrac. Il n'était permis d'avoir aucun instrument de musique. Après +souper, on chantait, on récitait des vers. _La Pucelle_ de Voltaire +mettait un peu de gaîeté au cÅ“ur de ces malheureux, qui ne se lassaient +pas d'en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la +pensée affreuse plantée au milieu de leur cÅ“ur, ils essayaient parfois +d'en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de +s'endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient +distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les +juges et l'accusateur; d'autres, les accusés ou les témoins, d'autres le +bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par +l'exécution des condamnés, qu'on étendait sur un lit, le cou sous une +planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus +agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres. +Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne, +bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné, +tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant +qu'il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour +avoir fait du créateur de l'univers un être envieux, sot et méchant, un +ennemi de la joie et de l'amour. + +"Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné, vieux bonze, +que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans la pénitence et +s'abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard, +assieds-toi sur des clous et mange des coquilles d'Å“ufs pour +l'éternité!" + +Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans ce discours, le +philosophe perçait sous le diable et que le moindre démon de l'enfer eût +dit moins de sottises, étant un peu frotté de théologie et certes moins +ignorant qu'un encyclopédiste. + +Mais, quand l'avocat girondin l'appelait capucin, il se fâchait tout +rouge et disait qu'un homme incapable de distinguer un barnabite d'un +franciscain ne saurait pas voir une mouche dans du lait. + +Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comités +remplissaient sans relâche: en trois mois la chambre des dix-huit fut à +moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin. L'avocat +Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, fut condamné à mort +comme fédéraliste et pour avoir conspiré contre l'unité de la +République. Au sortir du Tribunal, il repassa, comme tous les autres +condamnés, par un corridor qui traversait la prison et donnait sur la +chambre qu'il avait animée trois mois de sa gaieté. En faisant ses +adieux à ses compagnons, il garda le ton léger et l'air joyeux qui lui +étaient habituels. + +"Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vous avoir tiré +par les pieds dans votre lit. Je n'y reviendrai plus." + +Et, se tournant vers le vieux Brotteaux: + +"Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à la nature +les éléments qui me composent, en souhaitant qu'elle en fasse, à +l'avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaître qu'elle m'avait +fort mal réussi." + +Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le Père +Longuemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif de voir +l'impie rire au bord de l'abîme. + +Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui était voluptueux, +descendit plusieurs fois par jour dans la cour qui donnait sur le +quartier des femmes, près de la fontaine où les captives venaient, le +matin, laver leur linge. Une grille séparait les deux quartiers; mais +les barreaux n'en étaient pas assez rapprochés pour empêcher les mains +de se joindre et les bouches de s'unir. Sous la nuit indulgente, des +couples s'y pressaient. Alors Brotteaux, discrètement se réfugiait dans +l'escalier et, assis sur une marche, tirait de la poche de sa redingote +puce son petit Lucrèce, et lisait, à la lueur d'une lanterne, quelques +maximes sévèrement consolatrices: "_Sic ubi non erimus_.... Quand nous +aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le +ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...." Mais, tout en +jouissant de sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette +folie qui lui cachait l'univers. + +La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, les geôliers +ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient de cachot en +cachot, portant des actes d'accusation, hurlant des noms qu'ils +estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingt victimes +désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors, pleins +d'ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans une plainte, vingt, +trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents, et si +divers de condition, de caractère, de sentiment, qu'on se demandait +s'ils n'avaient pas été tirés au sort. + +Et l'on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, on faisait des +projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à la grille. La société, +presque entièrement renouvelée, était maintenant composée en grande +partie d'"exagérés" et d'"enragés". Toutefois la chambre des dix-huit +lits demeurait encore le séjour de l'élégance et du bon ton: hors deux +détenus qu'on y avait mis, récemment transférés du Luxembourg à la +Conciergerie, et qu'on suspectait d'être des "moutons", c'est-à -dire des +espions, les citoyens Navette et Bellier, il ne s'y trouvait que +d'honnêtes gens, qui se témoignaient une confiance réciproque. On y +célébrait, la coupe à la main, les victoires de la République. Il s'y +rencontrait plusieurs poètes, comme il s'en voit dans toute réunion +d'hommes oisifs. Les plus habiles d'entre eux composaient des odes sur +les triomphes de l'armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ils +étaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement les +vainqueurs et leurs chantres. + +"C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il un jour, que +de célébrer les militaires. La guerre n'est point un art, et le hasard +décide seul du sort des batailles. De deux généraux en présence, tous +deux stupides, il faut nécessairement que l'un d'eux soit victorieux. +Attendez-vous à ce qu'un jour un de ces porteurs d'épée que vous +divinisez vous avale tous comme la grue de la fable avale les +grenouilles. C'est alors qu'il sera vraiment dieu! Car les dieux se +connaissent à l'appétit." + +Brotteaux n'avait jamais été touché par la gloire des armes. Il ne se +réjouissait nullement des triomphes de la République, qu'il avait +prévus. Il n'aimait point le nouveau régime qu'affermissait la victoire. +Il était mécontent. On l'eût été à moins. + +Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûreté générale +feraient des perquisitions chez les détenus, qu'on saisirait assignats, +objets d'or et d'argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherches +avaient été faites au Luxembourg et qu'on avait enlevé lettres, papiers, +livres. + +Chacun alors s'ingénia à trouver quelque cachette où mettre ce qu'il +avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, par brassées, sa +défense dans une gouttière. Brotteaux coula son Lucrèce dans les +cendres de la cheminée. + +Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores, vinrent +opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu'on avait jugé +convenable de leur laisser. Après leur départ, le Père Longuemare courut +à sa gouttière et recueillit de sa défense ce que l'eau et le vent en +avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce tout noir de +suie. + +"Jouissons de l'heure présente, songea-t-il, car j'augure à certains +signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré." + +Par une douce nuit de prairial, tandis qu'au-dessus du préau la lune +montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d'argent, le vieux traitant +qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l'escalier de pierre, +entendit une voix l'appeler, une voix de femme, une voix délicieuse, +qu'il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la +grille une forme qu'il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui +rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes +qu'il avait aimées. Le ciel la baignait d'azur et d'argent. Brotteaux +reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin. + +"Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voir m'est cruelle. Depuis +quand et pourquoi êtes-vous ici? + +--Depuis hier." + +Et elle ajouta très bas: + +"J'ai été dénoncée comme royaliste. On m'accuse d'avoir conspiré pour +délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j'ai tout de suite cherché +à vous voir. Écoutez-moi, mon ami... car vous voulez bien que je vous +donne ce nom?... Je connais des gens en place; j'ai, je le sais, des +sympathies jusque dans le Comité de salut public. Je ferai agir mes +amis: ils me délivreront, et je vous délivrerai à mon tour." + +Mais Brotteaux, d'une voix qui se fit pressante: + +"Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n'en faites rien! +N'écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien à personne, je vous +en conjure, faites-vous oublier." + +Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu'il disait, il se fit plus +suppliant encore: + +"Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: là est le salut. Tout ce +que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte. Gagnez du +temps. Il en faut peu, très peu, j'espère, pour vous sauver.... Surtout +n'essayez pas d'émouvoir les juges, les jurés, un Gamelin. Ce ne sont +pas des hommes, ce sont des choses: on ne s'explique pas avec les +choses. Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, mon amie, je +mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie." + +Elle répondit: + +"Je vous obéirai.... Ne parlez pas de mourir." + +Il haussa les épaules: + +"Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyez heureuse." + +Elle lui prit les mains et les mit sur son sein: + +"Écoutez-moi, mon ami.... Je ne vous ai vu qu'un jour et pourtant vous +ne m'êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous dire peut vous +rattacher à la vie, croyez-le: je serai pour vous... tout ce que vous +voudrez que je sois." + +Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille. + + + + +XX + + +Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc, +dans l'air chaud, ferme les yeux et pense: + +"Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient +fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'Å“il perçait les +conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant, +c'est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de +l'État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'Ami +du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le +nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce +que personne n'avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il +distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du +bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de +la patrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince, +inflexible, en dehors de laquelle il n'est, à gauche et à droite, +qu'erreur, crime et scélératesse. L'Incorruptible enseigne comment on +sert l'étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les +cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux +lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le +Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour +compromettre leur mémoire servent l'étranger. Agent de l'étranger, +quiconque rejette les idées d'ordre, de sagesse, d'opportunité; agent +de l'étranger, quiconque outrage les mÅ“urs, offense la vertu, et, dans +le dérèglement de son cÅ“ur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la +mort; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le +fanatisme; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la +République; violent, on la perd. + +"Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes! Ce +ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats +de la faction d'Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu'il faut +frapper. Le conspirateur, l'agent de l'étranger est un Protée, il prend +toutes les formes. Il revêt l'apparence d'un patriote, d'un +révolutionnaire, d'un ennemi des rois; il affecte l'audace d'un cÅ“ur qui +ne bat que pour la liberté; il enfle la voix et fait trembler les +ennemis de la République: c'est Danton; sa violence cache mal son odieux +modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l'agent +de l'étranger, c'est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première +cocarde des révolutionnaires, c'est ce pamphlétaire qui, dans son +civisme ironique et cruel, s'appelait lui-même "le procureur de la +lanterne", c'est Camille Desmoulins: il s'est décelé en défendant les +généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d'une clémence +intempestive. C'est Philippeaux, c'est Hérault, c'est le méprisable +Lacroix. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce père Duchesne +qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes +calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C'est Chaumette, +qu'on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans +l'administration de la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs, +les agents de l'étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet +rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de +patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, +c'est Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, condamné à mort par +toutes les monarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il +était Prussien. + +"Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres, +Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La +République est sauvée; un concert de louanges monte de tous les comités +et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne. +Les bons citoyens s'écrient: "Dignes représentants d'un peuple libre, +c'est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière: +Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est +sortie la foudre salutaire...." + +"En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu'il est doux d'être +vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au cÅ“ur du juge +intègre! + +"Cependant, pour un cÅ“ur patriote, quel sujet d'étonnement et quelles +causes d'inquiétude! Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n'était +donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de +Brissot? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi! +tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l'ont faite que pour la +perdre! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et +Cobourg la royauté d'Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi! Danton, +c'était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les +fédéralistes qu'ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la +ruine de l'empire! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les +perfides Danton et les perfides Chaumette, l'Å“il bleu de Robespierre +n'en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore? Où s'arrêtera +l'exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de +l'Incorruptible?..." + + + + +XXI + + +Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait +tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là , sur un banc, au bout +d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des +lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs +pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce +moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait +d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une +bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse. + +Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en +prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une +fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait +son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame, +voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant, +espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas +s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on +eût fermé le jardin. + +Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge +mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec +sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait +jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à +galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il +avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un +bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux +jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se +levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa +solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait +ce bon homme. + +Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le +bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui +demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de +sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et +averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna +vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui +comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire. + +Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait +passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne +veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si +grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville +et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge +autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au +Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie +de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste, +elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi, +habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle +portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue +du Four, à l'enseigne de la _Croix rouge_, que fréquentaient des gens de +toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et +jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque +militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là , on buvait, on jouait, on +faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au +bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et, +reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen +Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses +dents: + +"Voilà la bourrique à Robespierre!" + +A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire. + +Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos: + +"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f... aristocrate, que +j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le +général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris +et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent +point." + +Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de +rire: + +"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le +derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes." + +Cependant des voix s'élevaient: + +"Hanriot est un ivrogne et un imbécile! + +--Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!" + +Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les +chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en +éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris +aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette, +fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et +de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille +accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes +des gendarmes. + +Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés. + +"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa +mère. + +Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les +comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats, +partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une +robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et +Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin, +dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine. + +Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue +par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et +de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux. +Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'Å“il sombre, les babines +retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta +en silence. + +Elle lui dit qu'elle était la sÅ“ur du citoyen Chassagne, prisonnier au +Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances +dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et +malheureux, se montra pressante. + +Il demeura insensible et dur. + +Suppliante, à ses pieds, elle pleura. + +Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir +rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent +comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche. + +"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas." + +Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon +rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un +cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie +décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver +son amant. + +Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle +robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur +de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice +inutile. + +"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle. + +Il ricana. + +"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à -dire qu'on +appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne +point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal +révolutionnaire est toujours juste." + +Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais, +sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et +courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là , seule, +elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur. + +Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin +occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des +sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de +communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour, +portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de +conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se +réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates +et des traîtres. + + + +XXII + + +Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le +ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit +bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et +de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques +à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité +antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité +humaine! + +En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une +torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une +main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles. + +Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au +milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu. +Il voit s'ouvrir une ère de félicité. + +Il soupire: + +"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le +permettent." + +Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices; +il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête +de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la +Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de +bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce +qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la +sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus +d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la +patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou +son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce +temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée +et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un +instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la +patrie?... + +Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et +s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans +l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice +salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des +chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques +balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et +voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions +eussent tout perdu, les mouvements d'un cÅ“ur droit sauvaient tout. Il +fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se +trompe jamais; il fallait juger avec le cÅ“ur, et Gamelin faisait des +invocations aux mânes de Jean-Jacques: + +"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les +régénérer!" + +Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des +simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à +leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche +accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des +opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser +autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le +souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal. +Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu. + +Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être +suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils +aimaient, ils croyaient. + +Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant +contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées. +L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme +complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la +première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi +de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux +proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les +artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux +caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger +contre la République, la modération intempestive et l'exagération +calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime +hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la +veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste +Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été +renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré +ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie, +monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'Å“uvre d'équilibre +imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à +Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les +événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la +République, les lois, les mÅ“urs, le cours des saisons, les récoltes, les +maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à +face de chat, était puissant sur le peuple.... + +Le Tribunal expédiait, ce jour-là , une partie de la grande conspiration +des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très +soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation +reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés +ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des +conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés, +reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une +longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui +baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses +regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris. + +Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole, +et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le +Tribunal: + +"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des +accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens +d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se +récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la +liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif." + +Il se rassit. + +"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents. + +Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères +sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments +naturels. + +"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute +récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures +avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser: +un juré patriote est au-dessus des passions." + +Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le +réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent +d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le +tour de Gamelin d'opiner: + +"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle." + +Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un +carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans, +l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en +arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole +noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de +désespoir: + +"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme! +Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta sÅ“ur." + +Et Julie lui cracha au visage. + +La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa +vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il +n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements +incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le +crépuscule. + + + + +XXIII + + +Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la +nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars. +C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il +pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la +réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles. + +Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla +brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les +rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste, +mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au +chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le +regardait, cette fois, avec une tendresse de sÅ“ur et, de son mouchoir, +essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela +cette belle scène de l'_Oreste_ d'Euripide, dont il avait ébauché un +tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'Å“uvre: la +scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de +son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce: +"Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître +de ta raison...." + +Et il songeait: + +"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété +filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie." + + + + +XXIV + + +On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf +accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite +du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote +puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à +l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A +son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On +avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui +avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence. + +Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne +connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux, +tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles, +bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au +banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à +ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant +et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du +jeune magistrat lui ôta toute illusion. + +Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés, +était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le +complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des +représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de +chacun, il disait: + +"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le +nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le +tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la +tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le +libertinage et les mauvaises mÅ“urs sont les plus grands ennemis de la +liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les +finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la +substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine, +la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer +traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des +mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion. + +"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en +concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la +rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et +l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des +excitations indécentes. + +"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses +idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique, +appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal +révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle +aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales." +Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr +d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de +la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires +calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de +jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant +des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage +atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un +jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous +avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles." + +Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte. + +"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas +moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger +et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes +corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le +ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat, +toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la +Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par +des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune +privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux +Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter +et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et +des jurés. + +"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé +à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il +a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille +Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le +complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à +la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles +attentatoires à la liberté et à la paix publiques. + +"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les +filles prostituées sont le plus grand fléau des mÅ“urs publiques, +auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles +flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que +l'accusée avoue sans pudeur?..." + +L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres +prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne +Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les +prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette +conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point +d'exemple". + +L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés. + +Brotteaux fut interrogé le premier. + +"Tu as conspiré? + +--Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que +je viens d'entendre. + +--Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal." + +Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des +protestations désespérées, des larmes et des arguties. + +Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il +n'avait pas même apporté sa défense écrite. + +A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit +de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le +vieil homme en lui se ranima: + +"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre +des Barnabites. + +--C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie. + +Le Père Longuemare le regarda, indigné: + +"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre +avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses +constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même." + +Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance. + +Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de +dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de +Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son cÅ“ur. + +"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille +Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?" + +A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard +douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une +âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de +vaines paroles. + +"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu +avoir conspiré avec Brotteaux?" + +Elle répondit doucement: + +"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un +homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux +qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire." + +Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage +avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait +pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit +qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé. + +On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la +mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme. + +Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui, +sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les +gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle. + +Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans +l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit +qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que +quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à +considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un +certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur +la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge +comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation. + +Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit +qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions: + +"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis +Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre +Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une +conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication +de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et +de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre +civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement +de la royauté? + +Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se +prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous +les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le +président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque +sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes: + +"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au +salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice +comme le seul moyen d'expier leurs crimes." + +Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle +concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la +loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans +doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de +personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors +grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut +entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les +condamnés de prairial à des arbres mis en coupe. + +La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était +en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie +dans son cachot. + +"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes +de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent +tout et confondent un barnabite avec un franciscain." + +L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du +Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés, +la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail +dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée. + +A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait +tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le +livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite: + +"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai +pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne +pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire: +"Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes +inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède." + +Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le cÅ“ur et les +entrailles et il fut près de défaillir. + +Il reprit toutefois: + +"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la +quitte point sans regret. + +--Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes +plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que +veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas +encore? + +--Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce +que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que +possible à la mort. + +--Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave. +Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il +faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un cÅ“ur +ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si +pressant besoin." + +Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées. +La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le +chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de +son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre +toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient. +L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits +moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou +raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules, +détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par +respect des lois. + +Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle +avait l'air d'un enfant. + +Elle s'inclina devant le religieux: + +"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution." + +Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit: + +"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne +puis-je présenter au Seigneur un cÅ“ur aussi simple que le vôtre!" + +Elle monta, légère, dans la charrette. Et là , le buste droit, sa tête +d'enfant fièrement dressée, elle s'écria: + +"Vive le roi!" + +Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la +place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se +placer entre le religieux et l'innocente fille. + +"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous +demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le +pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je +ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez +l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur, +priez pour moi." + +Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long +faubourg, le religieux récitait du cÅ“ur et des lèvres les prières des +agonisants. + +Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: _Sic ubi non +erimus_.... Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il +gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son +côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur +la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en +connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du +jour. + + + + +XXV + + +Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la +place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices, +Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il +attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses +flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la +Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les +porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus. + +"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le +prix." + +Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la +poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri. +Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait +eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de +ces arbres. + +Il s'écria en lui-même: + +"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque, +nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de +la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte. +Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par +d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par +le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République.... +Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée, +à pareille époque, la République était déchirée par les factions; +l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité +jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse...." + +Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa +bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: _Vaincre ou mourir_. +Nous nous trompions, c'est _vaincre et mourir_ qu'il fallait dire." + +Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les +citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou +cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange, +songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure. +Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni +leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme +des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et, +peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus +entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la +guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on +l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des +charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!" + +Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez, +quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez, +quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez, +quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du +Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même +ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait +immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la +chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la +France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait +grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient +résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et +qu'elle soit sauvée! + +"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates, +des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher, +un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les +mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la +Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les +Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait +triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux +abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans +vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux +généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de +rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie.... Tu +dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi +méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just, +que tardez-vous à dénoncer les complots? + +"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en +emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze +mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à +sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance! +Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie...." + +Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite: + +"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'_Amour +peintre_, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici? + +--Pour te dire un éternel adieu." + +Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre.... + +Il l'arrêta d'un très petit geste de la main: + +"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour. + +--Tais-toi, Évariste, tais-toi!" + +Elle le pria d'aller plus loin: là , on les observait, on les écoutait. + +Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme: + +"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je +mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire +exécrée.... Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?... Est-ce +que je puis aimer?" + +Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait +toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que +lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait +contre l'évidence. + +Il reprit: + +"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me +suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors +l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas +finie. Ah! la clémence, le pardon!... Les traîtres pardonnent-ils? Les +conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans +cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes +nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos +armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de +l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en +trouve davantage.... Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à +toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même." + +Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis +plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant +tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne +répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune +femme. + +"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre Å“uvre nous +dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un +siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!... + +--Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté." + +Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le +sentit elle-même. + +"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir, +que mon cÅ“ur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que +le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son +devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le +dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon cÅ“ur; la honte +m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence." + +Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce +moment dans les jambes de Gamelin. + +Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras: + +"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme +Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que +tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français +s'embrassent en versant des larmes de joie." + +Il le pressa contre sa poitrine: + +"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton +innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras." + +Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes +de sa mère, accourue pour le délivrer. + +Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa +robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur. + +Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche: + +"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère." + +Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces. + +Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à +coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée, +telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria +d'une voix étranglée de sang et de larmes: + +"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi +aussi, fais-moi trancher la tête!" + +Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait +d'horreur et de volupté. + + + + +XXVI + + +Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre +sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf, +devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y +prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et +des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en +guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son +aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les +cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter +cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait +pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il +songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur +empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des +hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde +le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte +avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de +rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est +retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une +majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances +s'agitent ou quelles craintes?" + +Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec +bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les +parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce +d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se +retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents +à la marmotte hérissée. + +"Brount! Brount!" + +Puis il s'enfonça dans les allées sombres. + +Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais, +contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa +cette oraison mentale: + +"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta +mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte +dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la +fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons. +Aimez-vous les uns les autres...." Eh bien! je servirai tes desseins; +pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux +discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un +jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues, +je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence, +en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de +vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la +tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le +couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner +l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!" + + + +L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte +de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon +sur l'Å“il et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une +allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le +reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance +pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse: + +"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine +Théot est sa prophétesse. + +--Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus. + +--Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole." + +Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas. + + + + +XXVII + + +Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule.... + +Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va +parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend, +espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces +législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que +Danton.... Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer +entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la +foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On +en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans +leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt. +L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé.... + +Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs, +dans la cour. + +Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre +leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux +et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus. + +"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë +avec calme. + +--Je la boirai avec toi, répond David. + +--Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien +décider. + +Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil +des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au +Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie +jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant +ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de +six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon, +Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à +partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la +barre." + +On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle +voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que +l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin. + +Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à +l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et +des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui +embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est +déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention. +On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A +l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui +se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné +s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa +loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La +citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le +mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses +mèches noires collées sur son cou moite. + +"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu? + +--A l'Hôtel de Ville. + +--N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté... les sections ne +marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste +tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de +Ville, tu te perds inutilement. + +--Tu veux que je sois lâche? + +--Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et +d'obéir à la loi. + +--La loi est morte quand les scélérats triomphent. + +--Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta sÅ“ur; viens t'asseoir près +d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée." + +Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette +voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive. + +"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!" + +Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la +statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs +et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le +marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa +sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs +se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le +ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur +l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des +arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de +solitude. + +Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira: + +"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de +paix dans un petit village? Ce serait le bonheur." + +Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il +entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des +canons sur le pavé. + +A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne +élégante, dit: + +"Connaissez-vous la nouvelle?... L'Opéra est installé rue de la Loi." + +Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en +tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré +de sa chute, dissimulaient un sourire. + +Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta +brusquement: + +"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta +vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier! + +--Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à +l'_Amour peintre_. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets. +J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier. + +--Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!" + +En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd +la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes, +un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en +batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du +Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune, +à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se +déclare pour les proscrits. + +Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article +où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, +l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable +des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État +de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire. + +Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux +officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et +d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la +patrie et la liberté. + +On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces +magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite +l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal +révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers +et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes +poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de +carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus. +Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de +vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher +de la liberté, un océan d'indifférence les environne. + +Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les +proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie. +Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de +Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après +avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir, +il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais +municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en +habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle. + +A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune +sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il +parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment. +Ceux qui sont là , qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent, +épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de +tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte +révolutionnaire. + +On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là +tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre +parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans +la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un Å“il +anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons +d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute +noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des +torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un +délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier +et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors +la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil +général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel. + +La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir +les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la +foule quitter à grands pas la place de Grève. + +Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les +conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide. + +Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé. + +Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec +la Commune et les représentants proscrits. + +Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la +clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent +de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et +vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie +d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas +chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les +canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des +éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les +troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts. + +Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à +la section des Piques. + +Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des +fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la +maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à +travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du +Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la +mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six +sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère +indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie +avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut +l'enfoncer dans son cÅ“ur: la lame rencontre une côte et se replie sur la +virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté. +Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le +tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement +la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie: + +"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va +reprendre son cours majestueux et terrible." + +Gamelin s'évanouit. + +A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa. +La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de +Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la +guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de +la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie. + + + + +XXVIII + + +Le 10, tandis que, sur le grabat d'un cachot, Évariste, après un sommeil +de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris, +en sa grâce et son immensité, souriait au soleil; l'espérance renaissait +au cÅ“ur des prisonniers; les marchands ouvraient allégrement leur +boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus +heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls une +poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques +vieilles femmes tremblaient de voir l'empire passer aux méchants et aux +corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de +l'accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention pour la +féliciter d'avoir arrêté les complots. L'assemblée décidait que +l'échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On +voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir +sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour +même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi: il suffisait +que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que +le Tribunal les livrât immédiatement à l'exécuteur. Mais une difficulté +surgissait: les constatations ne pouvaient être faites dans les formes, +la Commune étant tout entière hors la loi. L'assemblée autorisa le +Tribunal à faire constater l'identité par des témoins ordinaires. + +Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices, +au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires, +des danses. + +Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait +presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au +Tribunal et placé sur l'estrade qu'il avait tant de fois vue chargée +d'accusés, où s'étaient assises tour à tour tant de victimes illustres +ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix +individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme +Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur +lequel il avait coutume de s'appuyer, la place d'où il avait terrorisé +des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de +Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux +suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l'avait fait nommer juré et +qu'il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant +l'estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis +de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce +buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé, ni les +haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les +outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient +mourir, ni l'âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec +zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de +la veille à l'échafaud. + +Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place +de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du +Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au +Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseil général de la Commune. +Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section; +mais, parce qu'ils avaient eu des rapports de voisinage et d'amitié avec +le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au +reste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaient pressés d'aller +boire un verre de vin. + +Gamelin fit effort pour monter dans la charrette: il avait perdu +beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le +cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des +huées. + +Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient: + +"Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne +rit plus: voyez comme il est pâle, le lâche!" + +C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et +les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et +ses collègues à la guillotine. + +La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le +Pont-Neuf et la rue de la Monnaie: on allait à la place de la +Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout +moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des +spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le +public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin +de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à +l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux +fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent: + +"Cannibales, anthropophages, vampires!" + +La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées +en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie: + +"Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!" + +Gamelin songeait, et il crut comprendre. + +"Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces +outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous +avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous +avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre +lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses +fautes sont effacées par son martyre. A son exemple, j'ai trahi la +République; elle périt: il est juste que je meure avec elle. J'ai +épargné le sang: que mon sang coule! Que je périsse! je l'ai mérité...." + +Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'_Amour peintre_, +et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son +cÅ“ur. + +Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol +entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de +gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à +l'annulaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança +vers Gamelin un Å“illet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais +qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et +parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de +larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever +sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté. + + + + +XXIX + + +La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins des Tuileries, les +ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent du Nord soulevait dans +les rues des ondes de frimas. Les chevaux expiraient par les naseaux une +vapeur blanche; les citadins regardaient en passant le thermomètre à la +porte des opticiens. Un commis essuyait la buée sur les vitres de +l'_Amour peintre_ et les curieux jetaient un regard sur les estampes à +la mode: Robespierre pressant au-dessus d'une coupe un cÅ“ur comme un +citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles +que la _Tigrocratie de Robespierre_: ce n'était qu'hydres, serpents, +monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l'on voyait +encore: l'_Horrible Conspiration de Robespierre_, l'_Arrestation de +Robespierre_, la _Mort de Robespierre_. + +Ce jour-là , après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, son carton +sous le bras, à l'_Amour peintre_ et apporta au citoyen Jean Blaise une +planche qu'il venait de graver au pointillé, le _Suicide de +Robespierre_. Le burin picaresque du graveur avait fait Robespierre +aussi hideux que possible. Le peuple français n'était pas encore saoul +de tous ces monuments qui consacraient l'opprobre et l'horreur de cet +homme chargé de tous les crimes de la Révolution. Pourtant le marchand +d'estampes, qui connaissait le public, avertit Desmahis qu'il lui +donnerait désormais à graver des sujets militaires. + +"Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, des +panaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je sens cela +en moi; mon cÅ“ur bat au récit des exploits de nos vaillantes armées. Et +quand j'éprouve un sentiment, il est rare que tout le monde ne l'éprouve +pas en même temps. Ce qu'il nous faut, ce sont des guerriers et des +femmes, Mars et Vénus. + +--Citoyen Blaise, j'ai encore chez moi deux ou trois dessins de Gamelin, +que vous m'avez donnés à graver. Est-ce pressé? + +--Nullement. + +--A propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j'ai +vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à -vis la maison de +Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son +_Oreste et Électre_. La tête de l'Oreste, qui ressemble à Gamelin, est +vraiment belle, je vous assure... la tête et le bras sont superbes.... +Le brocanteur m'a dit qu'il n'était pas embarrassé de vendre ces toiles +à des artistes qui peindront dessus.... Ce pauvre Gamelin! il aurait eu +peut-être un talent de premier ordre, s'il n'avait pas fait de +politique. + +--Il avait l'âme d'un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l'ai +démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires +étaient encore contenus. Il ne me l'a jamais pardonné.... Ah! c'était +une belle canaille. + +--Le pauvre garçon! il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l'ont +perdu. + +--Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!... Il n'est pas +défendable. + +--Non, citoyen Blaise, il n'est pas défendable." + +Et le citoyen Blaise tapant sur l'épaule du beau Desmahis: + +"Les temps sont changés. On peut vous appeler "Barbaroux", maintenant +que la Convention rappelle les proscrits.... J'y songe: Desmahis, +gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday." + +Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le +magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret. +C'était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle +se faisait appeler "la citoyenne veuve Chassagne" et était habillée, +sous son manteau, d'une tunique rouge, en l'honneur des chemises rouges +de la Terreur. + +Julie avait d'abord senti de l'éloignement pour l'amante d'Évariste: +tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne +Blaise, après la mort d'Évariste, avait recueilli la malheureuse mère +dans les combles de la maison de l'_Amour peintre_. Julie s'y était +aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de +modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, "à la victime", son +air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la +jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui +offrit des hommages qu'elle accepta. Cependant Julie aimait à porter, +comme aux jours tragiques, des vêtements d'homme: elle s'était fait +faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la +main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une +demoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devant dont +elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfort à sa +tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait des jacobins, +elle ameutait contre eux les passants en poussant des cris de mort. Il +lui restait peu de temps à donner à sa mère qui, seule dans sa chambre, +disait toute la journée son chapelet, trop accablée de la fin tragique +de son fils pour en sentir de la douleur. Rose était devenue la compagne +assidue d'Élodie, qui décidément s'accordait avec ses belles-mères. + +"Où est Élodie?" demanda la citoyenne Chassagne. + +Jean Blaise fit signe qu'il ne le savait pas. Il ne le savait jamais: il +en faisait une ligne de conduite. + +Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, la Thévenin à +Monceaux, où la comédienne habitait une petite maison avec un jardin +anglais. + +A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseur des +armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à la sollicitation de +Jean Blaise, elle obtint l'élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôt +libre, fournit des vivres aux troupes et spécula sur les terrains du +quartier de la Pépinière. Les architectes Ledoux, Olivier et Wailly y +construisaient de jolies maisons, et le terrain y avait, en trois mois, +triplé de valeur. Montfort était, depuis la prison du Luxembourg, +l'amant de la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli +et de la rue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, la +vente des lots voisins l'ayant déjà plusieurs fois remboursé. Jean +Blaise était galant homme; il pensait qu'il faut souffrir ce qu'on ne +peut empêcher: il abandonna la Thévenin à Montfort sans se brouiller +avec elle. + +Élodie, peu de temps après l'arrivée de Julie à l'_Amour peintre_, +descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de +la saison, elle était nue dans sa robe blanche; son visage avait pâli, +sa taille s'était amincie, ses regards coulaient alanguis et toute sa +personne respirait la volupté. + +Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis +les accompagna: l'actrice le consultait pour la décoration de son hôtel +et il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu'à demi résolue à ne +pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmes passèrent près +de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chaux les suppliciés de +la place de la Révolution: + +"C'est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps, les +exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de la ville." + +La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont les canapés +et les fauteuils étaient dessinés par David. Des bas-reliefs romains, +copiés en camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus de statues, de +bustes et de candélabres peints en bronze. Elle portait une perruque +bouclée, d'un blond de paille. Les perruques à cette époque faisaient +fureur: on en mettait six ou douze ou dix-huit dans les corbeilles de +mariage. Une robe "à la cyprienne" enfermait son corps comme un +fourreau. + +S'étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies et le +graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n'était encore +qu'un chaos d'arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefois la +grotte de Fingal, une chapelle gothique avec une cloche, un temple, un +torrent. + +"Là , dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudrais élever un +cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui +étais pas indifférente. Il était aimable. Les monstres l'ont égorgé: je +l'ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerez une urne sur une colonne." + +Et elle ajouta presque aussitôt: + +"C'est désolant... je voulais donner un bal cette semaine; mais tous les +joueurs de violons sont retenus trois semaines à l'avance. On danse tous +les soirs chez la citoyenne Tallien." + +Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les trois amies et +Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avait d'élégant y était +réuni. Les femmes, coiffées "à l'antique" ou "à la victime", en robes +très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletées d'or; les hommes +portant des collets noirs très hauts et leur menton disparaissant dans +de vastes cravates blanches. + +L'affiche annonçait _Phèdre_ et le _Chien du Jardinier_. Toute la salle +réclama l'hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le _Réveil du +Peuple_. + +Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur la scène: +c'était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix de ténor: + + Peuple français, peuple de frères!... + +Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristaux du +lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et la voix d'un +citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, par l'_hymne des +Marseillais_: + + Allons, enfants de la patrie!... + +Cette voix fut étouffée sous les huées; des cris retentirent: + +"A bas les terroristes! Mort aux jacobins!" + +Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l'hymne des thermidoriens: + + Peuple français, peuple de frères!... + +Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Marat élevé +sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se +dressait sur un piédouche, du côté "jardin", contre le cadre de +maçonnerie qui fermait la scène. + +Tandis que l'orchestre jouait l'ouverture de _Phèdre et Hippolyte_, un +jeune muscadin, désignant le buste du bout de son gourdin, s'écria: + +"A bas Marat!" + +Toute la salle répéta: + +"A bas Marat! A bas Marat!" + +Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte: + +"C'est une honte que ce buste soit encore debout! + +--L'infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur! Le nombre de ses +bustes égale celui des têtes qu'il voulait couper. + +--Crapaud venimeux! + +--Tigre! + +--Noir serpent!" + +Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge, pousse le +buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclats sur les +musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée, entonne +debout le _Réveil du Peuple_: + + Peuple français, peuple de frères!... + +Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut le joli +dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premier amour. + +Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet, et +reconduisit la citoyenne Blaise à l'_Amour peintre_. + +Dans la voiture, l'artiste prit la main d'Élodie, entre ses mains: + +"Vous le croyez, Élodie, que je vous aime? + +--Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes. + +--Je les aime en vous." + +Elle sourit: + +"J'assumerais une grande charge, malgré les perruques noires, blondes, +rousses qui font fureur, si je me destinais à être pour vous toutes les +sortes de femmes. + +--Élodie, je vous jure.... + +--Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup de +candeur, ou vous m'en supposez trop." + +Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita comme d'un +triomphe de lui avoir ôté tout son esprit. + +Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et des cris et +virent des ombres s'agiter autour d'un brasier. C'était une troupe +d'élégants, qui, au sortir du Théâtre-Français, brûlaient un mannequin +représentant l'Ami du peuple. + +Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigie burlesque de +Marat, pendue à la lanterne. + +Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers les bourgeois +et leur conta comment, la veille au soir, le tripier de la rue +Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat en disant: "C'est +ce qu'il aimait", comment des petits garçons de dix ans avaient jeté le +buste à l'égout, et avec quel à -propos les citoyens s'étaient écriés: +"Voilà son Panthéon!" + +Cependant l'on entendait chanter chez tous les traiteurs et tous les +limonadiers: + + Peuple français, peuple de frères!... + +Arrivée à l'_Amour peintre_: + +"Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet." + +Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de +douceur, qu'elle n'eut pas le courage de le laisser à la porte. + +"Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu'un instant." + +Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe +blanche à l'antique, pleine et tiède de ses formes. + +"Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est +tout préparé." + +Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée. + +Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la +force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle +pliait sous les baisers, elle se dégagea: + +"Laissez-moi." + +Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle +regarda, avec mélancolie, la bague qu'elle portait à l'annulaire de sa +main gauche, une petite bague d'argent où la figure de Marat, tout usée, +écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu'à ce que les +larmes eussent brouillé sa vue, l'ôta doucement et la jeta dans les +flammes. + +Alors brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d'amour, +elle se jeta dans les bras de Philippe. + +La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant +la porte de l'appartement et lui dit tout bas dans l'ombre: + +"Adieu, mon amour.... C'est l'heure où mon père peut rentrer: si tu +entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne +descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te +faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la +concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!" + +Les derniers tisons brillaient dans l'âtre. Élodie laissa retomber sur +l'oreiller sa tête heureuse et lasse. + + + +_Imprimé en France_ + +BRODARD & TAUPIN + +Coulommiers-Paris + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Dieux ont soif, by Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF *** + +***** This file should be named 36477-0.txt or 36477-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/6/4/7/36477/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Dieux ont soif + +Author: Anatole France + +Release Date: June 20, 2011 [EBook #36477] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +ANATOLE FRANCE + +_DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE_ + +LES DIEUX +ONT SOIF + +[Illustration] + +CALMANN-LÉVY + +Tous droits de traduction, de reproduction +et d'adaptation réservés pour tous pays. +_Copyright by Librairie Calmann-Lévy, éditeurs._ + + + + +[Illustration] + +I + + +Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du +Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s'était rendu de bon matin à +l'ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai +1790, servait de siège à l'assemblée générale de la section. Cette +église s'élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du +Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de +consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée +par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et l'on +avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise +républicaine: "Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort." Évariste +Gamelin pénétra dans la nef: les voûtes, qui avaient entendu les clercs +de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins, +voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire +les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section. +Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes +de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de +l'Homme se dressait sur l'autel dépouillé. + +C'est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heures du soir à +onze heures, se tenaient les assemblées publiques. La chaire, ornée du +drapeau aux couleurs de la nation, servait de tribune aux harangues. +Vis-à-vis, du côté de l'Épître, une estrade de charpentes grossières +s'élevait, destinée à recevoir les femmes et les enfants, qui venaient +en assez grand nombre à ces réunions. Ce matin-là, devant un bureau, au +pied de la chaire, se tenait, en bonnet rouge et carmagnole, le +menuisier de la place de Thionville, le citoyen Dupont aîné, l'un des +douze du Comité de surveillance. Il y avait sur le bureau une bouteille +et des verres, une écritoire et un cahier de papier contenant le texte +de la pétition qui invitait la Convention à rejeter de son sein les +vingt-deux membres indignes. + +Évariste Gamelin prit la plume et signa. + +"Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendrais donner ton +nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la section n'est pas chaude; +elle manque de vertu. J'ai proposé au Comité de surveillance de ne point +délivrer de certificat de civisme à quiconque ne signerait pas la +pétition. + +--Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, la proscription des +traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort de Marat: qu'ils périssent. + +--Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c'est l'indifférentisme. Dans +une section, qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il +n'y en a pas cinquante qui viennent à l'assemblée. Hier nous étions +vingt-huit. + +--Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d'amende, les +citoyens à venir. + +--Hé! Hé! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s'ils venaient tous, +les patriotes seraient en minorité.... Citoyen Gamelin, veux-tu boire un +verre de vin à la santé des bons sans-culottes?..." + +Sur le mur de l'église, du côté de l'Évangile, on lisait ces mots +accompagnés d'une main noire dont l'index montrait le passage conduisant +au cloître: _Comité civil_, _Comité de surveillance_, _Comité de +bienfaisance_. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte de la +ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription: _Comité +militaire_. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité qui +écrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, de +lingots d'acier, de cartouches et d'échantillons de terres salpêtrées. + +"Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu? + +--Moi?... je me porte à merveille." + +Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisait +invariablement cette réponse à ceux qui s'inquiétaient de sa santé, +moins pour les instruire de son état que pour couper court à toute +conversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride, +les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté. Opticien sur le +quai des Orfèvres, il était propriétaire d'une très ancienne maison +qu'il avait cédée en 91 à un vieux commis pour se dévouer à ses +fonctions municipales. Une mère charmante, morte à vingt ans et dont +quelques vieillards, dans le quartier, gardaient le touchant souvenir, +lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés, sa pâleur, sa +timidité. De son père, ingénieur opticien, fournisseur du roi, emporté +par le même mal avant sa trentième année, il tenait un esprit juste et +appliqué. Sans s'arrêter d'écrire: + +"Et toi, citoyen, comment vas-tu? + +--Bien. Quoi de nouveau? + +--Rien, rien. Tu vois: tout est bien tranquille ici. + +--Et la situation? + +--La situation est toujours la même." + +La situation était effroyable. La plus belle armée de la République +investie dans Mayence; Valenciennes assiégée; Fontenay pris par les +Vendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées, la frontière ouverte aux +Espagnols; les deux tiers des départements envahis ou soulevés; Paris +sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain. + +Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étant chargées par +arrêté de la Commune d'opérer la levée de douze mille hommes pour la +Vendée, il rédigeait des instructions relatives à l'enrôlement et +l'armement du contingent que le "Pont-Neuf", ci-devant "Henri IV", +devait fournir. Tous les fusils de munition devaient être délivrés aux +réquisitionnaires. La garde nationale de la section serait armée de +fusils de chasse et de piques. + +"Je t'apporte, dit Gamelin, l'état des cloches qui doivent être envoyées +au Luxembourg pour être converties en canons." + +Évariste Gamelin, bien qu'il ne possédât pas un sou, était inscrit parmi +les membres actifs de la section: la loi n'accordait cette prérogative +qu'aux citoyens assez riches pour payer une contribution de la valeur de +trois journées de travail; et elle exigeait dix journées pour qu'un +électeur fût éligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprise d'égalité et +jalouse de son autonomie, tenait pour électeur et pour éligible tout +citoyen qui avait payé de ses deniers son uniforme de garde national. +C'était le cas de Gamelin, qui était citoyen actif de sa section et +membre du Comité militaire. + +Fortuné Trubert posa sa plume: + +"Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu'on nous envoie +des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver la terre et +les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n'est pas tout que d'avoir +des canons, il faut aussi de la poudre." + +Un petit bossu, la plume à l'oreille et des papiers à la main, entra +dans la ci-devant sacristie. C'était le citoyen Beauvisage, du Comité de +surveillance. + +"Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles: Custine a +évacué Landau. + +--Custine est un traître! s'écria Gamelin. + +--Il sera guillotiné", dit Beauvisage. + +Trubert, de sa voix un peu haletante, s'exprima avec son calme +ordinaire: + +"La Convention n'a pas créé un Comité de salut public pour des prunes. +La conduite de Custine y sera examinée. Incapable ou traître, il sera +remplacé par un général résolu à vaincre, et _ça ira_!" + +Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeux fatigués: + +"Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble ni défaillance, +il faut qu'ils sachent que le sort de ceux qu'ils ont laissés dans leur +foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin, tu demanderas +avec moi, à la prochaine assemblée, que le Comité de bienfaisance se +concerte avec le Comité militaire pour secourir les familles indigentes +qui ont un parent à l'armée." + +Il sourit et fredonna: + +"Ça ira! ça ira!..." + +Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa table de bois +blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humble secrétaire d'un +comité de section ne voyait point de disproportion entre l'énormité de +la tâche et la petitesse de ses moyens, tant il se sentait uni dans un +commun effort à tous les patriotes, tant il faisait corps avec la +nation, tant sa vie se confondait avec la vie d'un grand peuple. Il +était de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite, +préparaient le triomphe impossible et certain. Aussi bien leur +fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté, +renversé le vieux monde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cet +Évariste Gamelin, peintre obscur, n'attendaient point de merci de leurs +ennemis. Ils n'avaient de choix qu'entre la victoire et la mort. De là +leur ardeur et leur sérénité. + + + + +II + + +Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s'achemina vers la place +Dauphine, devenue place de Thionville, en l'honneur d'une cité +inexpugnable. + +Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, cette place avait +perdu depuis près d'un siècle sa belle ordonnance: les hôtels construits +sur les trois faces, au temps de Henri IV, uniformément en brique rouge +avec chaînes de pierre blanche, pour des magistrats magnifiques, +maintenant, ayant échangé leurs nobles toits d'ardoise contre deux ou +trois misérables étages en plâtras, ou même rasés jusqu'à terre et +remplacés sans honneur par des maisons mal blanchies à la chaux, +n'offraient plus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées +de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu'égayaient des pots de +fleurs, des cages d'oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une +multitude d'artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens, +imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieux hommes +de loi qui n'avaient point été emportés dans la tourmente avec la +justice royale. + +C'était le matin et c'était le printemps. De jeunes rayons de soleil, +enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et se coulaient +gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées à guillotine +étaient tous soulevés et l'on voyait au-dessous les têtes échevelées des +ménagères. Le greffier du tribunal révolutionnaire, sorti de la maison +pour se rendre à son poste, tapotait en passant les joues des enfants +qui jouaient sous les arbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la +trahison de l'infâme Dumouriez. + +Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l'Horloge, une maison +qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonne figure sans un +petit grenier couvert de tuiles dont on l'avait exhaussée sous +l'avant-dernier tyran. Pour approprier l'appartement de quelque vieux +parlementaire aux convenances des familles bourgeoises et artisanes qui +y logeaient, on avait multiplié les cloisons et les soupentes. C'est +ainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur, nichait dans un +entresol fort abrégé en hauteur comme en largeur, où on le voyait par la +porte vitrée, les jambes croisées sur son établi et la nuque au +plancher, cousant un uniforme de garde national, tandis que la citoyenne +Remacle, dont le fourneau n'avait pour cheminée que l'escalier, +empoisonnait les locataires de la fumée de ses ragoûts et de ses +fritures, et que, sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur +fille, barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec +Mouton, le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de coeur, +de poitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à son voisin +le citoyen Dupont aîné, l'un des douze du Comité de surveillance. Son +mari, tout du moins, l'en soupçonnait véhémentement et les époux Remacle +emplissaient la maison des éclats alternés de leurs querelles et de +leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient +occupés par le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le +quai de l'Horloge, par un officier de santé, par un homme de loi, par un +batteur d'or et par plusieurs employés du Palais. + +Évariste Gamelin monta l'escalier antique jusqu'au quatrième et dernier +étage, où il avait son atelier avec une chambre pour sa mère. Là +finissaient les degrés de bois garnis de carreaux qui avaient succédé +aux grandes marches de pierre des premiers étages. Une échelle, +appliquée au mur, conduisait à un grenier d'où descendait pour lors un +gros homme assez vieux, d'une belle figure rose et fleurie, qui tenait +péniblement embrassé un énorme ballot, et fredonnait toutefois: _J'ai +perdu mon serviteur_. + +S'arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour à +Gamelin, qui le salua fraternellement et l'aida à descendre son paquet, +ce dont le vieillard lui rendit grâces. + +"Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantins que je vais +de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en a +ici tout un peuple: ce sont mes créatures; elles ont reçu de moi un +corps périssable, exempt de joies et de souffrances. Je ne leur ai pas +donné la pensée, car je suis un Dieu bon." + +C'était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devant noble: +son père, enrichi dans les partis, avait acheté une savonnette à vilain. +Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommait monsieur des Ilettes et +donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins que la +belle madame de Rochemaure, épouse d'un procureur, illuminait de ses +yeux, femme accomplie, dont la fidélité honorable ne se démentit point +tant que la Révolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses +offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, son nom. La Révolution les +lui enleva. Il gagna sa vie à peindre des portraits sous les portes +cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la +Mégisserie, à composer des discours pour les représentants du peuple et +à donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans +son grenier, où l'on se coulait par une échelle et où l'on ne pouvait se +tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d'un pot de colle, d'un paquet de +ficelles, d'une boîte d'aquarelle et de quelques rognures de papier, +fabriquait des pantins qu'il vendait à de gros marchands de jouets, qui +les revendaient aux colporteurs, qui les promenaient par les +Champs-Élysées, au bout d'une perche, brillants objets des désirs des +petits enfants. Au milieu des troubles publics et dans la grande +infortune dont il était lui-même accablé, il gardait une âme sereine, +lisant pour se récréer son Lucrèce, qu'il portait constamment dans la +poche béante de sa redingote puce. + +Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda tout de suite. +Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quand sa mère, par +habitude, tirait le verrou, il lui disait: "A quoi bon? On ne vole pas +les toiles d'araignée... et les miennes pas davantage." Dans son atelier +s'entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre +le mur, les toiles de ses débuts, alors qu'il traitait, selon la mode, +des scènes galantes, caressait d'un pinceau lisse et timide des carquois +épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de +bonheur, troussait des gardeuses d'oies et fleurissait de roses le sein +des bergères. + +Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes, +froidement traitées, attestaient l'irrémédiable chasteté du peintre. Les +amateurs ne s'y étaient pas trompés et Gamelin n'avait jamais passé pour +un artiste érotique. Aujourd'hui, bien qu'il n'eût pas encore atteint la +trentaine, ces sujets lui semblaient dater d'un temps immémorial. Il y +reconnaissait la dépravation monarchique et l'effet honteux de la +corruption des cours. Il s'accusait d'avoir donné dans ce genre +méprisable et montré un génie avili par l'esclavage. Maintenant, citoyen +d'un peuple libre, il charbonnait d'un trait vigoureux des Libertés, des +Droits de l'Homme, des Constitutions françaises, des Vertus +républicaines, des Hercules populaires terrassant l'Hydre de la +Tyrannie, et mettait dans toutes ces compositions toute l'ardeur de son +patriotisme. Hélas! il n'y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais +pour les artistes. Ce n'était pas, sans doute, la faute de la +Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre les rois, +qui, fière, impassible, résolue devant l'Europe conjurée, perfide et +cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propres mains, qui mettait +la terreur à l'ordre du jour, instituait pour punir les conspirateurs un +tribunal impitoyable auquel elle allait donner bientôt ses membres à +dévorer, et qui dans le même temps, calme, pensive, amie de la science +et de la beauté, réformait le calendrier, créait des écoles spéciales, +décrétait des concours de peinture et de sculpture, fondait des prix +pour encourager les artistes, organisait des salons annuels, ouvrait le +Muséum et, à l'exemple d'Athènes et de Rome, imprimait un caractère +sublime à la célébration des fêtes et des deuils publics. Mais l'art +français, autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie, +en Pologne, n'avait plus de débouchés à l'étranger. Les amateurs de +peinture, les curieux d'art, grands seigneurs et financiers, étaient +ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que la Révolution avait +enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs +aux armées, croupiers du Palais-Royal, n'osaient encore montrer leur +opulence et, d'ailleurs, ne se souciaient point de peinture. Il fallait +ou la réputation de Regnault ou l'adresse du jeune Gérard pour vendre un +tableau. Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l'indigence. +Prud'hon nourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant +des sujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotes +Hennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin, incapable +de faire les frais d'un tableau, ne pouvant ni payer le modèle, ni +acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vaste toile du _Tyran +poursuivi aux Enfers par les Furies_. Elle couvrait la moitié de +l'atelier de figures inachevées et terribles, plus grandes que nature, +et d'une multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës +et recourbées. On distinguait au premier plan, à gauche, un Charon +maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d'un beau +dessin, mais qui sentait l'école. Il y avait bien plus de génie et de +naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui +était pendue à l'endroit le mieux éclairé de l'atelier. C'était un +Oreste que sa soeur Électre soulevait sur son lit de douleur. Et l'on +voyait la jeune fille écarter d'un geste touchant les cheveux emmêlés +qui voilaient les yeux de son frère. La tête d'Oreste était tragique et +belle et l'on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du +peintre. + +Gamelin regardait souvent d'un oeil attristé cette composition; parfois +ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient vers la figure +largement esquissée d'Électre et retombaient impuissants. L'artiste +était gonflé d'enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses. +Mais il lui fallait s'épuiser sur des ouvrages de commande qu'il +exécutait médiocrement, parce qu'il devait contenter le goût du vulgaire +et aussi parce qu'il ne savait point imprimer aux moindres choses le +caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques, +que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en +couleurs et que prenait à bas prix un marchand d'estampes de la rue +Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal +en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien +acheter. + +Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait +de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il, +qui devait faire la fortune du marchand d'estampes, du graveur et la +sienne; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames, +aux valets de l'ancien régime il substituait des Génies, des Libertés, +des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait +terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se +trouvaient en état d'être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux +venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d'un habit +bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires, +assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre +les jambes. C'était le "citoyen de coeur", remplaçant le valet de coeur. +Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours +avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d'enthousiasme. +Plusieurs pendaient au mur de l'atelier. Cinq ou six, à l'aquarelle, à +la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les +chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s'élevaient sur toutes les +places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les +cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de "Vive la +Nation! vivre libre ou mourir!" Gamelin ne pouvait passer sur le +Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son coeur bondît vers la +tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les +volontaires au son de la _Marseillaise_. Mais en rejoignant les armées +il eût laissé sa mère sans pain. + +Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve +Gamelin entra dans l'atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la +cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à +s'échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour +mieux respirer, gémit de la cherté des vivres. + +Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la +Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant +pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le +peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie, +naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce +qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait +émigré avec un aristocrate. + +"Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de +pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien +qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni oeufs, ni légumes, +ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons +châtaignes." + +Après un long silence, elle reprit: + +"J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs +petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera +ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies. + +--Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous +souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le +peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la +République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où +aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des +Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas +massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez +vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et +guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente +l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir +un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé +de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre +la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est +vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne +ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à +démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et +sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril." + +La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa +cocarde négligée. + +"Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui +ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce +que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de +La Fayette, de Pétion, de Brissot. + +--Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux. + +Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de +livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de +faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de +pain bis et un pot de piquette. + +Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur +dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son +pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les +morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui +avaient coûté cher. + +Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait +songeur et distrait. + +"Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange." + +Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte +religieux. + +Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin +réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux. + +Mais elle: + +"Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de +confiance. C'est à désespérer de tout. + +--Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos +privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les +siècles le bonheur du genre humain." + +La bonne dame trempa son pain dans son vin: son esprit s'éclaircit et +elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur +l'herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph +Gamelin, coutelier de son état, l'avait demandée en mariage. Et elle +conta par le menu comment les choses s'étaient passées. Sa mère lui +avait dit: "Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le +magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens." Elles +eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux. +Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph +Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite +de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle s'était tenue à la fenêtre +pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre +chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait +pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille. + +Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie. + +"Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m'y attendais, par +suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je +faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l'exécution de +M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien +croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la +grâce de te conserver. Je t'élevai de mon mieux, ne ménageant ni les +soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m'en +témoignas de la reconnaissance et que, dès l'enfance, tu cherchas à m'en +récompenser selon tes moyens. Tu étais d'un naturel affectueux et doux. +Ta soeur n'avait pas mauvais coeur; mais elle était égoïste et violente. +Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits +polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu +t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur +mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et +cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de +mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton +catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la +maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour +t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser +des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma +grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de +la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure." + +La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage +grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits +d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles +exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le +tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première +jeunesse. + +Elle poursuivit: + +"Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu +te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait +parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te +dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai +ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton +père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te +rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous +sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le +reprocher: la faute en est à la Révolution." + +Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit. + +"Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur +puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu +ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se +rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point +l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant +au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation +pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime, +bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas +que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront +jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens +dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des +maigres." + +Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne +l'écoutait plus. Il cherchait la silhouette d'un sans-culotte, en bonnet +rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le +valet de pique condamné. + +On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large +que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'oeil gauche, l'oeil +droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et +les dents débordant les lèvres. + +Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui +faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée +des Ardennes. + +Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave +guerrier. + +La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite. + +Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire +sans le modèle. + +La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette +difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur +le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de +chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour +distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires +qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi, +son fiancé des Ardennes. + +Elle appliqua sur le papier le regard de son oeil morne, qui lentement +s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un +radieux sourire. + +"C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au +naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché." + +Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la +plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit +carré qu'elle coula sur son coeur, entre le busc et la chemise, remit à +l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie +et sortit clochante et légère. + + + + +III + + +Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean +Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des +cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de +l'Oratoire, proche les Messageries, à l'_Amour peintre_. Le magasin +s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par +une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de +cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le +Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le +père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis +lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie +semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres +aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les +estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en +couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une +grâce un peu sèche par Boilly, _Leçons d'amour conjugal_ et _Douces +résistances_, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs +dénonçaient à la Société des arts; la _Promenade publique_ de Debucourt, +avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des +chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le _Bain de Virginie_ et +des figures d'après l'antique. + +Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient +les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux +belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de +prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils +admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup +d'oeil, fronçaient le sourcil et passaient. + +Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une +des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où +il y avait un pot d'oeillets rouges derrière le balcon de fer à coquille. +Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le +marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de +la maison. + +Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant +l'_Amour peintre_, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie +qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de +Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant +d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les +passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en +examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il +circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au +commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les +contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant +on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses +introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets +dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des +ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les +patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et +craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de +Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en +toute rencontre. + +Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires +exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui +retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle +se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que +cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à +se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste. + +Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à +ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit +à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d'instinct, +elle maniait l'aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une +parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la +regardaient: elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait +communiquer une douce langueur; elle brodait capricieusement pour ceux +qu'elle s'amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin +pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux. + +Élodie n'était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide +au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc +noué négligemment autour de sa tête et d'où s'échappaient les boucles +azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En +son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste +et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il +admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches +donnaient de l'accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé +de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l'année. Sa taille +souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des +grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de +sa chair, tout en elle demandait le coeur et promettait l'amour. Derrière +le comptoir de marchande, elle donnait l'idée d'une nymphe de la danse, +d'une bacchante d'Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et +de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans +l'enveloppe modeste d'une ménagère de Chardin. + +"Mon père n'est pas à la maison, dit-elle au peintre; attendez-le un +moment: il ne tardera pas à rentrer." + +Les petites mains brunes faisaient courir l'aiguille à travers le linon. + +"Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin?" + +Gamelin était incapable de feindre. Et l'amour, en enflammant son +courage, exaltait sa franchise. + +"Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous +le dise, le dessin qui vous a été tracé n'est pas assez simple, assez +nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France +dans l'art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris; ces noeuds, +ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur +sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nous revenons de loin. Du temps de +l'infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On +faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d'un aspect +ridicule, qui ne sont bonnes qu'à être mises au feu pour chauffer les +patriotes; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l'antique. +David dessine des lits et des fauteuils d'après les vases étrusques et +les peintures d'Herculanum. + +--J'ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c'est beau! +Bientôt on n'en voudra pas d'autres. Comme vous, j'adore l'antique. + +--Eh bien! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe +d'une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches +entrecroisées, elle eût été digne d'une Spartiate... et de vous. Vous +pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la +ligne droite." + +Elle lui demanda ce qu'il fallait ôter. + +Il se pencha sur l'écharpe: ses joues effleurèrent les boucles d'Élodie. +Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient. +Évariste goûtait en ce moment une joie infinie; mais, sentant près de +ses lèvres les lèvres d'Élodie, il craignait d'avoir offensé la jeune +fille et se retira brusquement. + +La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe +avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses +abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur +ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa +parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l'aimait, elle lui +prêtait un fier génie d'artiste qui éclaterait un jour en chefs-d'oeuvre +et rendrait son nom célèbre, et elle l'en aimait davantage. La citoyenne +Blaise n'avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n'était pas +offensée de ce qu'un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses +désirs; elle aimait Évariste, qui était chaste; elle ne l'aimait pas +parce qu'il était chaste; mais elle trouvait à ce qu'il le fût +l'avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point +craindre de rivales. + +Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si +l'Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du +jeune héros, c'était avec l'espoir d'en triompher et elle eût bientôt +gémi d'une sévérité de moeurs qu'il n'eût point adoucie pour elle. Et, +dès qu'elle en trouva l'occasion, elle se déclara plus qu'à demi, pour +le contraindre à se déclarer lui-même. A l'exemple de cette tendre +Aricie, la citoyenne Blaise n'était pas très éloignée de croire qu'en +amour la femme est tenue à faire des avances. "Les plus aimants, se +disait-elle, sont les plus timides; ils ont besoin d'aide et +d'encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu'une femme peut +faire la moitié du chemin et même davantage sans qu'ils s'en +aperçoivent, en leur ménageant les apparences d'une attaque audacieuse +et la gloire de la conquête." Ce qui la tranquillisait sur l'issue de +l'affaire, c'est qu'elle savait avec certitude (et aussi n'y avait-il +pas de doute à ce sujet) qu'Évariste, avant que la Révolution l'eût +héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la +concierge de l'académie. + +Élodie, qui n'était point une ingénue, concevait différentes sortes +d'amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond +pour qu'elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à +l'épouser, mais s'attendait à ce que son père n'approuvât pas l'union de +sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n'avait rien; +le marchand d'estampes remuait de grosses sommes d'argent. L'_Amour +peintre_ lui rapportait beaucoup, l'agio plus encore, et il s'était +associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des +bottes de jonc et de l'avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de +la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l'éditeur +d'estampes connu dans toute l'Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan, +aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian. +Ce n'est pas qu'en fille obéissante elle tînt le consentement de son +père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure, +d'humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur +d'affaires, ne s'était jamais occupé d'elle, l'avait laissée grandir +libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais +d'ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur +le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement +puissants qu'un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop +intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d'aimer ne +lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui +savait un gré infini de cette prudence; et, comme elle tenait de lui le +sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s'inquiétait pas des +raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et +la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre +commis. A vingt-sept ans, elle se sentait d'âge et d'expérience à faire +sa vie elle-même et n'éprouvait nul besoin de demander les conseils ou +de suivre la volonté d'un père jeune, facile et distrait. Mais pour +qu'elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce +gendre pauvre, l'intéressât dans la maison, lui assurât des travaux +comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d'une manière ou d'une +autre, lui créât des ressources; et cela elle jugeait impossible que +l'un l'offrît, que l'autre l'acceptât, tant il y avait peu de sympathie +entre ces deux hommes. + +Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait +sans terreur l'idée de s'unir à son ami par des liens secrets et de +prendre l'auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa +philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que +l'indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le +caractère honnête et vertueux d'Évariste donnerait une force rassurante; +mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa +vieille mère: il ne semblait pas qu'il y eût dans une existence si +étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature. +D'ailleurs Évariste n'avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait +part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l'y obliger +avant peu. + +Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille: + +"Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant +qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie. +En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre +absence." + +Il répondit avec un sombre enthousiasme: + +"Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une +épée dans une guirlande." + +Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style +sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines. + +"Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la +servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. +Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des +esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne +pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des +chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages. +Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans +les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs +ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche +de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez +nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises +d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques." + +Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il +poursuivait d'une haine inextinguible: + +"Le connaissez-vous, citoyenne?" + +Élodie fit signe qu'oui. + +"Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment +ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage +de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque +temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du +Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette +vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts +le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux +mauvais peintres." + +Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux: + +"Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi +ai.... + +--C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise +qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes, +basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui +descendaient sur les épaules. + +Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre. + +"Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque +chose de neuf? + +--Peut-être", dit le peintre. + +Et il exposa son idée: + +"Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des moeurs. +Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai +conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel +aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les +Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent +les Lois.... Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique, +Fraternité de carreau, Loi de coeur.... Je crois ces cartes assez +fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en +taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet." + +Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle, +l'artiste les tendit au marchand d'estampes. + +Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête. + +"Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs +de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle +invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre +jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre +camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec +quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre +jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui +sais-je encore!... Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami, +l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif. +Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se +serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la +manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire +qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de +cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en +corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros +cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent +jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots +du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers +et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos..., comment dites-vous?... +vos Lois de coeur... et vous reviendrez me dire comment ils vous ont +reçu!" + +Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa +culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin +avec une douce pitié: + +"Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous +voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là +vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies +poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies +filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les +hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses, +avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête +que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus +en entendre parler." + +Du coup, Évariste Gamelin se cabra: + +"Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!... Mais l'établissement +de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont +des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en +pourrions-nous pas être frappés?... Quoi! la secte du sans-culotte Jésus +a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli +après quatre ans à peine d'existence!" + +Mais Jean Blaise, d'un air de supériorité: + +"Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, +la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans +d'embrassades, de massacres, de discours, de _Marseillaise_, de tocsins, +d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes +à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge, +de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des +chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements, +d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est +long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons +trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que +pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La +Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous +ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?... On ne sait plus. + +--Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous +préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand +d'estampes à la prudence. + +--Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son coeur. +Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous, +citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous +accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon +dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes +principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de +servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au +périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre, +je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles +moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les +comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société +avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre +brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais +envoyer de Vernon soixante boeufs à l'armée du Midi, à travers un pays +infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je +ne parle pas; j'agis." + +Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il +noua les cordons et qu'il passa sous son bras. + +"C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider +nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans +ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses +défenseurs.... Salut, citoyen Blaise." + +Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le coeur +gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux oeillets +rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre. + +Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de +Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il +reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de +raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des +événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de +la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne +reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on +ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en +Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons +citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple +assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort. + +Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage. + +Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées +pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de +la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres +jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les +débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain. + +N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de +s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait +place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la +patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant +contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que +son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et +qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son +bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le +nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à +vingt sols chaque, en un mois." + +Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands +pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du +vitrier. + +On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen +Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le +peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée, +et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait +avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La +femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait +des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en +cassant les carreaux, enrichissait les vitriers. + +La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé +de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du +quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les +passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres, +escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un +homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné +du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre +les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue +et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait +debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient +entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et +regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi +les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de +couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis +tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux. + +On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le +corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa +ressemblance avec ce représentant du peuple. + +"Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante. + +--Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis. + +Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de +s'élancer: + +"Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de +modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a +séparé.... Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont." + +Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était +d'importance. + +Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et +torches et poursuivait la demoiselle de modes. + + + + +IV + + +Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les +tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait +une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur +l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de +l'allée ombreuse, contre la chaumière de _La Belle Lilloise_, sur un +banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts +s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles +s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'_Amour peintre_. Pendant +toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui +devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il +lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle, +exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son +amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus +retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution +plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante. + +D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute +occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à +l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais, +le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme +irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et +le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui +donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se +dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la +solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre. + +Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les +promenades à la mode, des chaumières construites par de savants +architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La +chaumière de _La Belle Lilloise_, occupée par un limonadier, appuyait sa +feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour, +afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme +s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une +chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un +saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui +portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières, +ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans +les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort. +Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à +aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement +ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les +autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient +pareillement des coeurs sensibles et pleins de philosophie. + +Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme +au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son +coeur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes +après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main, +selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste +et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si +semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire, +avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que +les révolutions ne changent point. + +Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une +vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte +de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle +avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille +pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la +chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant +sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme +immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de +redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies" +s'appelaient alors des "plaisirs". + +La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et +exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait +une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la +rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux +Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir, +mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir +leur vieillesse. + +Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposa +abondamment la cause de ses maux. C'était la république qui, en +dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il +n'y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elle connaissait, au +contraire, à plusieurs signes, que les affaires ne feraient qu'empirer. +A Nanterre, une femme avait accouché d'un enfant à tête de vipère; la +foudre était tombée sur l'église de Rueil et avait fondu la croix du +clocher; on avait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville. Des +hommes masqués empoisonnaient les sources et jetaient dans l'air des +poudres qui donnaient des maladies.... + +Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle. Les yeux +de la jeune femme brillaient dans l'ombre transparente de son chapeau de +paille; ses lèvres, aussi rouges que les oeillets qu'elle tenait à la +main, souriaient. Une écharpe de soie noire, croisée sur la poitrine, se +nouait sur le dos. Sa robe jaune faisait voir les mouvements rapides des +genoux et découvrait les pieds chaussés de souliers plats. Les hanches +étaient presque entièrement dégagées: car la Révolution avait affranchi +la taille des citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les +reins, déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sous +son image amplifiée. + +Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cet embarras +qu'Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarqua aussi et tint +pour un bon signe qu'il avait noué sa cravate avec plus d'art qu'à +l'ordinaire. Elle lui tendit la main. + +"Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n'ai pas répondu à +votre lettre: elle m'a déplu; je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait +été plus aimable, si elle avait été plus naturelle. Ce serait faire tort +à votre caractère et à votre esprit que de croire que vous ne voulez pas +retourner à l'_Amour peintre_ parce que vous y avez eu une altercation +légère sur la politique, avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez +sûr que vous n'avez nullement à craindre que mon père vous reçoive mal, +quand vous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas: il ne se +rappelle ni ce qu'il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Je +n'affirme pas qu'il existe une grande sympathie entre vous deux; mais il +est sans rancune. Je vous le dis franchement, il ne s'occupe pas +beaucoup de vous... ni de moi. Il ne pense qu'à ses affaires et à ses +plaisirs." + +Elle s'achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec +quelque répugnance, parce qu'il savait que c'était le rendez-vous des +amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la +plus cachée. + +"Que j'ai de choses à vous dire, Évariste! L'amitié a des droits: vous +me permettez d'en user? Je vous parlerai beaucoup de vous... et un peu +de moi, si vous le voulez bien." + +Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa +elle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta son enfance, +elle lui dit la beauté de sa mère, qu'elle aimait à célébrer, par piété +filiale et comme l'origine de sa propre beauté; elle vanta la vigueur de +ses grands-parents, car elle avait l'orgueil de son sang bourgeois. Elle +conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait +vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu'elle était, +vive, sensible, courageuse, et elle ajouta: + +"Évariste, j'ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire +pour ne pas savoir le prix d'un coeur comme le vôtre, et je ne renoncerai +pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur +laquelle je croyais pouvoir compter et qui m'était chère." + +Évariste la regarda tendrement: + +"Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent? Puis-je +croire?..." + +Il s'arrêta, de peur d'en trop dire et d'abuser par là d'une amitié si +confiante. + +Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi des longues +manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevait en longs +soupirs. + +"Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulez que j'aie +pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur les dispositions de mon +coeur. + +--Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encore quand +vous saurez...." + +Il hésita. + +Elle baissa les yeux. + +Il acheva plus bas: + +"... que je vous aime?" + +En entendant ces derniers mots, elle rougit: c'était de plaisir. Et, +tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgré elle, un +sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait: + +"Et il croit s'être déclaré le premier!... et il craint peut-être de me +fâcher!..." + +Et elle lui dit avec bonté: + +"Vous ne l'aviez donc pas vu, mon ami, que je vous aimais?" + +Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évariste leva les +yeux vers le firmament étincelant de lumière et d'azur: + +"Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillant comme +vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votre sourire." + +Il se sentait uni à la nature entière, il l'associait à sa joie, à sa +gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleurs des +marronniers s'allumaient comme des candélabres, les torches gigantesques +des peupliers s'enflammaient. + +Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plus tendre et +aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnait l'avantage de +la faiblesse et, aussitôt après l'avoir conquis, se soumettait à lui; +maintenant qu'elle l'avait mis sous sa domination, elle reconnaissait en +lui le maître, le héros, le dieu, brûlait d'obéir, d'admirer et de +s'offrir. Sous l'ombrage du bosquet, il lui donna un long baiser ardent +sous lequel elle renversa la tête, et, dans les bras d'Évariste, elle +sentit toute sa chair se fondre comme une cire. + +Ils s'entretinrent longtemps encore d'eux-mêmes, oubliant l'univers. +Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures, qui jetaient +Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et +particulières. Puis, quand elle jugea qu'elle ne pouvait tarder +davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois oeillets +rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui +l'avait amenée. C'était une voiture de place peinte en jaune, très haute +sur roues, qui n'avait certes rien d'étrange, non plus que le cocher. +Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l'on n'en prenait guère +autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un +serrement de coeur et se sentit assailli d'un douloureux pressentiment: +par une sorte d'hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que +le cheval de louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du +temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe +et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais. + +La voiture disparut. Le trouble d'Évariste se dissipa; mais il lui +restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et +d'oubli qu'il venait de vivre, il ne les revivrait plus. + +Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires +cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que +leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs, +portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de +plaisirs de l'allée des Veuves, et il lui sembla qu'entre ces deux +rencontres tout un âge de sa vie s'était écoulé. Il traversa la place de +la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin +l'immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de +la Révolution prétendaient s'être tues pour jamais. Il hâta le pas dans +la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d'une +foule d'hommes et de femmes, qui criaient: "Vive la République! Vive la +Liberté!" Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits +étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des +mouchoirs. Précédé d'un sapeur qui faisait place au cortège, entouré +d'officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de +gendarmes, de hussards, s'avançait lentement, sur les têtes des +citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d'une couronne de +chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite verte à collet d'hermine. +Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard +perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste, +il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à +punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille +voix, cria: + +"Vive Marat!" + +Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention. +Tandis que la foule s'écoulait lentement, Gamelin, assis sur une borne +de la rue Honoré, contenait de sa main les battements de son coeur. Ce +qu'il venait de voir le remplissait d'une émotion sublime et d'un +enthousiasme ardent. + +Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré +d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République, +et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras +ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois +sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en +conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le +tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu +à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses +yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne +civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable +amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée, +cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant +de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon +exemple, patriotes jusqu'à la mort." + +La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de +lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait: + +"Jusqu'à la mort!..." + + + + +V + + +A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg +Élodie qui l'attendait sur un banc. + +Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se +voyaient tous les jours, à l'_Amour peintre_ ou à l'atelier de la place +de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve +qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux, +déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la +loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire +qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette +résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout +rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales, +elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût +rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle +pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et, +ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui +avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du +couvent des Chartreux. + +Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main, +le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement: + +"Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne +de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout. +Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action +vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule.... Ne +perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles +j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore +jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi. +J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un coeur tendre et d'une âme +généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et +sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il +l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux, +Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!" + +Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées; +depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle +était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce +qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des +secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu, +dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait +appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la +nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était +moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le +nécessaire. + +"Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces +moments où j'étais seule, abandonnée?..." + +Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie +d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à +l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux +d'Élodie. + +Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler. + +Elle dit très simplement: + +"Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et +ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s'occupa de moi +avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la +vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se +cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son +esprit qu'il m'intéressa.... Il sut me toucher en me témoignant de +l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé. +Je ne demandai d'engagements qu'à son coeur, et son coeur était mobile.... +Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne. +Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous +jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!" + +Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard +était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa +soeur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente, +pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non +point dans l'erreur d'un coeur sensible, mais pour trouver, loin des +siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa soeur +et il inclinait à condamner sa maîtresse. + +Élodie reprit d'une voix très douce: + +"J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient +naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui +n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les +préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur +avaient fait égoïste et perfide." + +Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin +s'adoucirent. Il demanda: + +"Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais? + +--Vous ne le connaissez pas. + +--Nommez-le-moi." + +Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire. + +Elle donna ses raisons. + +"Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop +dit." + +Et, comme il insistait: + +"Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise +à votre esprit cet... étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre +jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi. +Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai +connaître." + +Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme +qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été +séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être +autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté +les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que +cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût +offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par +force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous +tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes, +mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était +formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou +troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans +cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme +s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions, +il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se +taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes. + +Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle +répondit: + +"Il a quitté le royaume." + +Elle se reprit vivement: + +"... la France. + +--Un émigré!" s'écria Gamelin. + +Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se +créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner +à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine. + +En fait, l'amant d'Élodie était un petit clerc de procureur très joli +garçon, chérubin saute-ruisseau, qu'elle avait adoré et dont le souvenir +après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il +recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame +expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression +des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon +sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant. + +"Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de +détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a +lâchement abandonnée?" + +Elle inclina la tête. + +Il la pressa sur son coeur: + +"Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet +infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le +reconnaître!" + +Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue. +Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus +naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce +qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de +lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les +voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait +moral et social. + +Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui +disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en +demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle +admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui. + +Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue +de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était +point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation +régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction +d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la +ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même +avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait +l'exclusion des Vingt et un. + +Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine, +il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que +haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour +de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant +accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait: + +"Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!" + +A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui: + +"Venez, Évariste!" fit-elle vivement. + +La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans +la presse. + +Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour +éternel. + + + +Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la +citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa +part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le +tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait +parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle +nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les +émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un coeur +reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres +enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates, +disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient. + +Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de +midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave +odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du +peintre sentait le bouillon gras. + +"Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer +l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec +une couenne de lard et un gros os de boeuf. Il n'y a rien qui embaume un +potage comme un os à moelle. + +--Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et +vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de +la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de +parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un +potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil +savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os +médullaire si savoureux et succulent. + +--Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin, +n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même +os? + +--Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien +que prophétesse." + +A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de +recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour +venger en même temps sur lui la République et son amour. + +Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de +son discours: + +"Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir +s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur +imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien +davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme +serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait +des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus +des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la +condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que, +le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque +tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge, +notre félicité." + +La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le _Benedicite_, fit +asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la +place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle +savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait. + + + + +VI + + +Dix heures du matin. Pas un souffle d'air. C'était le mois de juillet le +plus chaud qu'on eût connu. Dans l'étroite rue de Jérusalem, une +centaine de citoyens de la section faisaient la queue à la porte du +boulanger, sous la surveillance de quatre gardes nationaux qui, l'arme +au repos, fumaient leur pipe. + +La Convention nationale avait décrété le _maximum_: aussitôt grains, +farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, les Parisiens se +levaient avant le jour s'ils voulaient manger. Tous ces gens, serrés les +uns contre les autres, hommes, femmes, enfants, sous un ciel de plomb +fondu, qui chauffait les pourritures des ruisseaux et exaltait les +odeurs de sueur et de crasse, se bousculaient, s'interpellaient, se +regardaient avec tous les sentiments que les êtres humains peuvent +éprouver les uns pour les autres, antipathie, dégoût, intérêt, désir, +indifférence. On avait appris, par une expérience douloureuse, qu'il n'y +avait pas de pain pour tout le monde: aussi les derniers venus +cherchaient-ils à se glisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se +plaignaient et s'irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé. +Les femmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserver +leur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plus +étouffante, des cris s'élevaient: "Ne poussez pas!" Et chacun +protestait, se disant poussé soi-même. + +Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires délégués par la +section avaient imaginé d'attacher à la porte du boulanger une corde que +chacun tenait à son rang; mais les mains trop rapprochées se +rencontraient sur la corde et entraient en lutte. Celui qui la quittait +ne parvenait point à la reprendre. Les mécontents ou les plaisants la +coupaient, et il avait fallu y renoncer. + +Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisait des +plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait des invectives +aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout le mal. Quand un +chien passait, des plaisants l'appelaient Pitt. Parfois retentissait un +large soufflet, appliqué par la main d'une citoyenne sur la joue d'un +insolent, tandis que, pressée par son voisin, une jeune servante, les +yeux mi-clos et la bouche entrouverte, soupirait mollement. A toute +parole, à tout geste, à toute attitude propre à mettre en éveil l'humeur +grivoise des aimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait +le _Ça ira_, malgré les protestations d'un vieux jacobin, indigné que +l'on compromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foi +républicaine dans un avenir de justice et de bonheur. + +Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur, en face +de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant la viande de +boucherie. Des passants s'arrêtaient pour lire la feuille encore toute +gluante. Une marchande de choux, qui cheminait sa hotte sur le dos, se +mit à dire de sa grosse voix cassée: + +"Ils sont partis, les beaux boeufs! ratissons-nous les boyaux." + +Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d'un égout, que +plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouva mal et fut remise +évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrent à quelques pas de là, +sous une pompe. On se bouchait le nez; une rumeur grondait; des paroles +s'échangeaient, pleines d'angoisse et d'épouvante. On se demandait si +c'était quelque animal enterré là, ou bien un poison mis par +malveillance, ou plutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre, +oublié dans une cave du voisinage. + +"On en a donc mis là? + +--On en a mis partout! + +--Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j'en ai vu trois cents en +tas sur le Pont au Change." + +Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant qui, morts, les +empoisonnaient. + +Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter à sa +vieille mère les fatigues d'une longue station. Son voisin, le citoyen +Brotteaux, l'accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dans la poche +béante de sa redingote puce. + +Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau +d'un moderne Téniers. + +"Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les +Grecs et les Romains si chers aujourd'hui à nos peintres. Pour moi, j'ai +toujours goûté la manière flamande." + +Ce qu'il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c'est qu'il avait +possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. de +Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures. + +"Il n'y a de beau que l'antique, répondit le peintre, et ce qui en est +inspiré: mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen +ou d'Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou +de Van Loo: l'humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par +un Baudouin ou un Fragonard." + +Un aboyeur passa, criant: + +"_Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!_... la liste des condamnés! + +--Ce n'est point assez d'un tribunal révolutionnaire, dit Gamelin. Il en +faut un dans chaque ville.... Que dis-je? dans chaque commune, dans +chaque canton. Il faut que tous les pères de famille, que tous les +citoyens s'érigent en juges. Quand la nation se trouve sous le canon des +ennemis et sous le poignard des traîtres, l'indulgence est parricide. +Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, la Corse révoltée, la Vendée +en feu, Mayence et Valenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la +trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la +trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison +assise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nos +généraux!... Que la guillotine sauve la patrie! + +--Je n'ai pas d'objection essentielle à faire contre la guillotine, +répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule +institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune manière que la vie d'un +homme ait quelque prix; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de +manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique fin des êtres semble de devenir +la pâture d'autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit +naturel: en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition +qu'on ne l'exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou +pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j'aie des instincts +pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c'est une dépravation +que toute ma philosophie n'est pas encore parvenue à corriger. + +--Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n'y a +que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut +nécessaire de l'autorité. Le peuple souverain l'abolira un jour. +Robespierre l'a combattue, et avec lui tous les patriotes; la loi qui la +supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être +appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous +le glaive de la loi." + +Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires, +et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section; entre autres une belle +grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en +bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était +très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à +un enfant malingre. + +L'enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient +faibles et les sanglots l'étouffaient. Pitoyablement petit, le teint +blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une +sollicitude douloureuse. + +"Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux +nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des +derniers arrivés. + +--Il a six mois, le pauvre amour!... Son père est à l'armée: il est de +ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil +(Michel), commis drapier de son état. Il s'est enrôlé, dans un théâtre +qu'on avait dressé devant l'hôtel de ville. Le pauvre ami voulait +défendre sa patrie et voir du pays.... Il m'écrit de prendre patience. +Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul... (c'est Paul qu'il se +nomme)... puisque je ne peux pas me nourrir moi-même? + +--Ah! s'écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une +heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte +de l'épicière. On risque la mort pour avoir trois oeufs et un quarteron +de beurre. + +--Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je +n'en ai vu!" + +Et le choeur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres, +jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les +commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au +prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres. +On sema des histoires alarmantes de boeufs noyés dans la Seine, de sacs +de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines.... +C'étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui +poursuivaient l'extermination du peuple de Paris. + +Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris +comme si elle avait le feu à ses jupes, qu'elle secouait violemment et +dont elle retournait les poches, proclamant qu'on lui avait volé sa +bourse. + +Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple, +qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les +Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, qui eussent de bon +coeur brûlé le château de Versailles, mais se fussent crus déshonorés +s'ils y avaient dérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrent sur +la mésaventure de la belle enfant quelques méchantes plaisanteries, +aussitôt étouffées sous la rumeur publique. On parlait déjà de pendre le +voleur à la lanterne. On entamait une enquête tumultueuse et partiale. +La grande tricoteuse, montrant du doigt un vieillard soupçonné d'être un +moine défroqué, jurait que c'était "le capucin" qui avait fait le coup. +La foule, aussitôt persuadée, poussa des cris de mort. + +Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique se tenait fort +modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toute l'apparence, à +vrai dire, d'un ci-devant religieux. Son air était assez vénérable, bien +qu'altéré par le trouble que causaient à ce pauvre homme les violences +de la foule et le souvenir encore vif des journées de Septembre. La +crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire, +qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements, +comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne +devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents. + +Brotteaux s'était donné pour loi de ne jamais contrarier le sentiment +populaire, surtout quand il se montrait absurde et féroce, "parce +qu'alors, disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu". Mais +Brotteaux était inconséquent: il déclara que cet homme, qu'il fût +capucin ou ne le fût point, n'avait pu dérober la citoyenne, dont il ne +s'était pas approché un seul moment. + +La foule conclut que celui qui défendait le voleur était son complice, +et l'on parlait maintenant de traiter avec rigueur les deux malfaiteurs, +et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, les plus sages parlèrent +de l'envoyer avec les deux autres à la section. + +Mais la jolie fille s'écria tout à coup joyeusement qu'elle avait +retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées et menacée +d'être fessée publiquement, comme une nonne. + +"Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vous remercie d'avoir pris +ma défense. Mon nom importe peu, mais je vous dois de vous le dire: je +me nomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier, en effet; mais non +pas un capucin, comme l'ont dit ces femmes. Il s'en faut de tout: je +suis clerc régulier de l'ordre des Barnabites, qui donna des docteurs et +des saints en foule à l'Église. Ce n'est point assez d'en faire remonter +l'origine à saint Charles Borromée: on doit considérer comme son +véritable fondateur l'apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme +dans ses armoiries. J'ai dû quitter mon couvent devenu le siège de la +section du Pont-Neuf et porter un habit séculier. + +--Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. de +Longuemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n'avez pas renié +votre état: à le voir, on croirait que vous avez réformé votre ordre +plutôt que vous ne l'avez quitté. Et vous vous exposez bénévolement, +sous ces dehors austères, aux injures d'une populace impie. + +--Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter un habit bleu, +comme un danseur! + +--Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommage à votre +caractère et vous mettre en garde contre les dangers que vous courez. + +--Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m'encourager à +confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre le péril. +J'ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manière d'apostasie; +j'aurais voulu du moins ne pas quitter la maison où Dieu m'accorda +durant tant d'années la grâce d'une vie paisible et cachée. J'obtins d'y +demeurer; et j'y gardai ma cellule, tandis qu'on transformait l'église +et le cloître en une sorte de petit hôtel de ville qu'ils nommaient la +section. Je vis, monsieur, je vis marteler les emblèmes de la sainte +vérité; je vis le nom de l'apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat. +Parfois même j'assistai aux conciliabules de la section, et j'y entendis +exprimer d'étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeure profanée +et j'allai vivre de la pension de cent pistoles que me fait l'Assemblée +dans une écurie dont on a réquisitionné les chevaux pour le service des +armées. Là je dis la messe devant quelques fidèles, qui y viennent +attester l'éternité de l'Église de Jésus-Christ. + +--Moi, mon Père, répondit l'autre, si vous voulez le savoir, je me nomme +Brotteaux et fus jadis publicain. + +--Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, par l'exemple de +saint Matthieu, qu'on peut attendre une bonne parole d'un publicain. + +--Mon Père, vous êtes trop honnête. + +--Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plus affamé de +justice que de pain: chacun ici était prêt à quitter sa place pour +châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumis à tant de +privations, sont d'une probité sévère, et ne peuvent tolérer un acte +malhonnête. + +--Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grande envie de +pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvais parti à ce bon +religieux, à son défenseur et au défenseur de son défenseur. Leur +avarice même et l'amour égoïste qu'ils portent à leur bien les y +poussaient: le larron, en s'attaquant à l'un d'eux, les menaçait tous; +ils se préservaient en le punissant.... Au reste, il est probable que la +plupart de ces manouvriers et de ces ménagères sont probes et +respectueux du bien d'autrui. Ces sentiments leur ont été inculqués dès +l'enfance par leurs père et mère qui les ont suffisamment fessés, et +leur ont fait entrer les vertus par le cul." + +Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu'un tel langage lui semblait +indigne d'un philosophe. + +"La vertu, dit-il, est naturelle à l'homme: Dieu en a déposé le germe +dans le coeur des mortels." + +Le vieux Brotteaux était athée et tirait de son athéisme une source +abondante de délices. + +"Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la +terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et même réacteur. +Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que +les Français, qui ne souffrent plus de roi mortel, s'obstinent à en +garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu'est-ce +que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l'enfer? +L'humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez +l'original, vous gardez la copie! + +--Oh! citoyen! s'écria Gamelin, n'avez-vous pas honte de tenir ce +langage? et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçues par +l'ignorance et la peur avec l'Auteur de la nature? La croyance en un +Dieu bon est nécessaire à la morale. L'Être suprême est la source de +toutes les vertus, et l'on n'est pas républicain si l'on ne croit en +Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des +Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupable d'avoir disposé les +Français à la servitude en leur enseignant l'athéisme.... J'espère, du +moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque la République aura institué le +culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion +si sage. + +--J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme, répondit +Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire; quand vous en aurez +fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes." + +Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau, ainsi +qu'il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés du baron +d'Holbach, qui, selon son expression, servaient de fondement à la +philosophie naturelle: + +"Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en +musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature +et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous +enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les +crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On +doit aimer la vertu; mais il est bon de savoir que c'est un simple +expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que +nous appelons la morale n'est qu'une entreprise désespérée de nos +semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et +l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus +j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. Les théologiens +et les philosophes, qui font de Dieu l'auteur de la nature et +l'architecte de l'univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils +le disent bon, parce qu'ils le craignent, mais ils sont forcés de +convenir qu'il agit d'une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité +rare même chez l'homme. Et c'est par là qu'ils le rendent adorable sur +la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des Dieux +justes et bienveillants, dont elle n'aurait rien à craindre; elle ne +garderait point de leurs bienfaits une reconnaissance inutile. Sans le +purgatoire et l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire. + +--Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlez point de la nature: vous +ne savez ce que c'est. + +--Pardieu, je le sais aussi bien que vous, mon Père! + +--Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n'avez pas de religion et +que la religion seule nous enseigne ce qu'est la nature, en quoi elle +est bonne et comment elle a été dépravée. Au reste, ne vous attendez pas +à ce que je vous réponde: Dieu ne m'a donné, pour réfuter vos erreurs, +ni la chaleur du langage ni la force de l'esprit. Je craindrais de ne +vous fournir, par mon insuffisance, que des occasions de blasphème et +des causes d'endurcissement, et, lorsque je sens un vif désir de vous +servir, je ne recueillerais pour tout fruit de mon indiscrète charité +que...." + +Ce propos fut interrompu par une immense clameur qui, partie de la tête +de la colonne, avertit la file entière des affamés que la boulangerie +ouvrait ses portes. On commença d'avancer mais avec une extrême lenteur. +Un garde national de service faisait entrer les acheteurs, un par un. Le +boulanger, sa femme et son garçon étaient assistés dans la vente des +pains par deux commissaires civils qui, un ruban tricolore au bras +gauche, s'assuraient que le consommateur appartenait à la section et +qu'on ne lui délivrait que la part proportionnelle aux bouches qu'il +avait à nourrir. + +Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche du plaisir la fin unique de +la vie: il estimait que la raison et les sens, seuls juges en l'absence +des Dieux, n'en pouvaient concevoir une autre. Or, trouvant dans les +propos du peintre un peu trop de fanatisme et dans ceux du religieux un +peu trop de simplicité pour y prendre grand plaisir, cet homme sage, +afin de conformer sa conduite à sa doctrine dans les conjonctures +présentes, et charmer l'attente encore longue, tira de la poche béante +de sa redingote puce son Lucrèce, qui demeurait ses plus chères délices +et son vrai contentement. La reliure de maroquin rouge était écornée par +l'usage et le citoyen Brotteaux en avait prudemment gratté les +armoiries, les trois îlots d'or achetés à beaux deniers comptants par le +traitant son père. Il ouvrit le livre à l'endroit où le poète +philosophe, qui veut guérir les hommes des vains troubles de l'amour, +surprend une femme entre les bras de ses servantes dans un état qui +offenserait tous les sens d'un amant. Le citoyen Brotteaux lut ces vers, +non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine +ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. Le +poète Lucrèce n'avait qu'une sagesse; son disciple Brotteaux en avait +plusieurs. + +Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d'heure. A son oreille, +réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muse latine, +jaillissait en vain la criaillerie des commères sur l'enchérissement du +pain, du sucre, du café, de la chandelle et du savon. C'est ainsi qu'il +atteignit avec sérénité le seuil de la boulangerie. Derrière lui, +Évariste Gamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbe dorée sur la +grille de fer qui fermait l'imposte. + +A son tour, il entra dans la boutique: les paniers, les casiers étaient +vides; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain qui restât et +qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l'on ferma la grille +sur ses talons, de peur que le peuple en tumulte n'envahît la +boulangerie. Mais ce n'était pas à craindre: ces pauvres gens, instruits +à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs +du jour, s'en furent, la tête basse et traînant la jambe. + +Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise sur une borne +la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras. Elle était sans +mouvement, sans couleur, sans larmes, sans regard. L'enfant lui suçait +le doigt avidement. Gamelin se tint un moment devant elle, timide, +incertain. Elle ne semblait pas le voir. + +Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau de sa poche, un +eustache à manche de corne, coupa son pain par le milieu et en mit la +moitié sur les genoux de la jeune mère, qui regarda, étonnée; mais il +avait déjà tourné le coin de la rue. + +Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise à la fenêtre, qui +reprisait des bas. Il lui mit gaiement son reste de pain dans la main. + +"Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d'être si longtemps sur mes +jambes, épuisé de chaleur, dans la rue, en rentrant à la maison, bouchée +par bouchée, j'ai mangé la moitié de notre ration. Il reste à peine +votre part." + +Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste. + + + + +VII + + +Usant d'une très vieille façon de dire, la citoyenne veuve Gamelin +l'avait annoncé: "A force de manger des châtaignes, nous deviendrons +châtaignes." Ce jour-là, 13 juillet, elle et son fils avaient dîné, à +midi, d'une bouillie de châtaignes. Comme ils achevaient cet austère +repas, une dame poussa la porte et emplit soudain l'atelier de son éclat +et de ses parfums. Évariste reconnut la citoyenne Rochemaure. Croyant +qu'elle se trompait de porte et cherchait le citoyen Brotteaux, son ami +d'autrefois, il pensait déjà lui indiquer le grenier du ci-devant ou +appeler Brotteaux, pour épargner à une femme élégante de grimper par une +échelle de meunier; mais il parut dès l'abord que c'était au citoyen +Évariste Gamelin qu'elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de +le rencontrer et de se dire sa servante. + +Ils n'étaient point tout à fait étrangers l'un à l'autre: ils s'étaient +vus plusieurs fois dans l'atelier de David, dans une tribune de +l'assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua: elle l'avait +remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son air intéressant. + +Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanaché comme le +couvre-chef d'un représentant en mission, la citoyenne Rochemaure était +emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chair fraîche encore sous +tant d'apprêts: ces artifices violents de la mode trahissaient la hâte +de vivre et la fièvre de ces jours terribles aux lendemains incertains. +Son corsage à grands revers et à grandes basques, tout reluisant +d'énormes boutons d'acier, était rouge sang, et l'on ne pouvait +discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et +révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du +bourreau. Un jeune militaire, un dragon, l'accompagnait. + +La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, la poitrine +généreuse, elle fit le tour de l'atelier, et, approchant de ses yeux +gris son lorgnon d'or à deux branches, elle examina les toiles du +peintre, souriant, se récriant, portée à l'admiration par la beauté de +l'artiste, et flattant pour être flattée. + +"Qu'est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau si noble et si touchant +d'une femme douce et belle près d'un jeune malade?" + +Gamelin répondit qu'il fallait y voir _Oreste veillé par Électre sa +soeur_, et que, s'il l'avait pu achever, ce serait peut-être son moins +mauvais ouvrage. + +"Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l'_Oreste_ d'Euripide. J'avais lu, +dans une traduction déjà ancienne de cette tragédie, une scène qui +m'avait frappé d'admiration: celle où la jeune Électre, soulevant son +frère sur son lit de douleur, essuie l'écume qui lui souille la bouche, +écarte de ses yeux les cheveux qui l'aveuglent et prie ce frère chéri +d'écouter ce qu'elle lui va dire dans le silence des Furies.... En +lisant et relisant cette traduction, je sentais comme un brouillard qui +me voilait les formes grecques et que je ne pouvais dissiper. Je +m'imaginais le texte original plus nerveux et d'un autre accent. +Éprouvant un vif désir de m'en faire une idée exacte, j'allai prier M. +Gail, qui professait alors le grec au Collège de France (c'était en 91), +de m'expliquer cette scène mot à mot. Il me l'expliqua comme je le lui +demandais et je m'aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et +plus familiers qu'on ne se l'imagine. Ainsi, Électre dit à Oreste: +"Frère chéri, que ton sommeil m'a causé de joie! Veux-tu que je t'aide à +te soulever?" Et Oreste répond: "Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie +ces restes d'écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux. Mets ta +poitrine contre la mienne et écarte de mon visage ma chevelure emmêlée: +car elle me cache les yeux...." Tout plein de cette poésie si jeune et +si vive, de ces expressions naïves et fortes, j'esquissai le tableau que +vous voyez, citoyenne." + +Le peintre, qui, d'ordinaire, parlait si discrètement de ses oeuvres, ne +tarissait pas sur celle-là. Encouragé par un signe que lui fit la +citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit: + +"Hennequin a traité en maître les fureurs d'Oreste. Mais Oreste nous +émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle +destinée que la sienne! C'est par piété filiale, par obéissance à des +ordres sacrés qu'il a commis ce crime dont les Dieux doivent l'absoudre, +mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice +outragée, il a renié la nature, il s'est fait inhumain, il s'est arraché +les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux +forfait.... C'est ce que j'aurais voulu montrer dans ce groupe du frère +et de la soeur." + +Il s'approcha de la toile et la regarda avec complaisance. + +"Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées; la tête et le +bras d'Oreste, par exemple. + +--C'est un morceau admirable.... Et Oreste vous ressemble, citoyen +Gamelin. + +--Vous trouvez?" fit le peintre avec un sourire grave. + +Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Le jeune dragon se tint +debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elle était +assise. A quoi l'on pouvait voir que la Révolution était accomplie, car, +sous l'ancien régime, un homme n'eût jamais, en compagnie, touché +seulement du doigt le siège où se trouvait une dame, formé par +l'éducation aux contraintes, parfois assez rudes, de la politesse, +estimant d'ailleurs que la retenue gardée dans la société donne un prix +singulier à l'abandon secret et que, pour perdre le respect, il fallait +l'avoir. + +Louise Masché de Rochemaure, fille d'un lieutenant des chasses du roi, +veuve d'un procureur et, durant vingt ans, fidèle amie du financier +Brotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principes nouveaux. On l'avait +vue, en juillet 1790, bêcher la terre du Champ de Mars. Son penchant +décidé pour les puissances l'avait portée facilement des feuillants aux +girondins et aux montagnards, tandis qu'un esprit de conciliation, une +ardeur d'embrassement et un certain génie d'intrigue l'attachaient +encore aux aristocrates et aux contre-révolutionnaires. C'était une +personne très répandue, fréquentant guinguettes, théâtres, traiteurs à +la mode, tripots, salons, bureaux de journaux, antichambres de comités. +La Révolution lui apportait nouveautés, divertissements, sourires, +joies, affaires, entreprises fructueuses. Nouant des intrigues +politiques et galantes, jouant de la harpe, dessinant des paysages, +chantant des romances, dansant des danses grecques, donnant à souper, +recevant de jolies femmes, comme la comtesse de Beaufort et l'actrice +Descoings, tenant toute la nuit table de trente et un et de biribi et +faisant rouler la rouge et la noire, elle trouvait encore le temps +d'être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante, brouillonne, frivole, +connaissant les hommes, ignorant les foules, aussi étrangère aux +opinions qu'elle partageait qu'à celles qu'il lui fallait répudier, ne +comprenant absolument rien à ce qui se passait en France, elle se +montrait entreprenante, hardie et toute pleine d'audace par ignorance du +danger et par une confiance illimitée dans le pouvoir de ses charmes. + +Le militaire qui l'accompagnait était dans la fleur de la jeunesse. Un +casque de cuivre garni d'une peau de panthère, et la crête ornée de +chenille ponceau, ombrageait sa tête de chérubin et répandait sur son +dos une longue et terrible crinière. Sa veste rouge, en façon de +brassière, se gardait de descendre jusqu'aux reins pour n'en pas cacher +l'élégante cambrure. Il portait à la ceinture un énorme sabre, dont la +poignée en bec d'aigle resplendissait. Une culotte à pont, d'un bleu +tendre, moulait les muscles élégants de ses jambes, et des soutaches +d'un bleu sombre dessinaient leurs riches arabesques sur ses cuisses. Il +avait l'air d'un danseur costumé pour quelque rôle martial et galant, +dans _Achille à Scyros_ ou _les Noces d'Alexandre_, par un élève de +David attentif à serrer la forme. + +Gamelin se rappelait confusément l'avoir déjà vu. C'était en effet le +militaire qu'il avait rencontré, quinze jours auparavant, haranguant le +peuple sur les galeries du Théâtre de la Nation. + +La citoyenne Rochemaure le nomma: + +"Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnaire de la section des +Droits de l'Homme." + +Elle l'avait toujours dans ses jupes, miroir d'amour et certificat +vivant de civisme. + +La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et lui demanda s'il ne +consentirait pas à dessiner une carte pour une marchande de modes à qui +elle s'intéressait. Il y traiterait un sujet approprié: une femme +essayant une écharpe devant une psyché, par exemple, ou une jeune +ouvrière portant sous son bras un carton à chapeau. + +Comme capables d'exécuter un petit ouvrage de ce genre, on lui avait +parlé du fils Fragonard, du jeune Ducis et aussi d'un nommé Prudhomme; +mais elle préférait s'adresser au citoyen Évariste Gamelin. Toutefois +elle n'en vint, sur cet article, à rien de précis, et l'on sentait +qu'elle avait mis cette commande en avant uniquement pour engager la +conversation. En effet, elle était venue pour tout autre chose. Elle +réclamait du citoyen Gamelin un bon office: sachant qu'il connaissait le +citoyen Marat, elle venait lui demander de l'introduire chez l'Ami du +peuple, avec qui elle désirait avoir un entretien. + +Gamelin répondit qu'il était un trop petit personnage pour la présenter +à Marat, et que, du reste, elle n'avait que faire d'un introducteur: +Marat, bien qu'accablé d'occupations, n'était pas l'homme invisible +qu'on avait dit. + +Et Gamelin ajouta: + +"Il vous recevra, citoyenne, si vous êtes malheureuse: car son grand +coeur le rend accessible à l'infortune et pitoyable à toutes les +souffrances. Il vous recevra si vous avez quelque révélation à lui faire +intéressant le salut public: il a voué ses jours à démasquer les +traîtres." + +La citoyenne Rochemaure répondit qu'elle serait heureuse de saluer en +Marat un citoyen illustre, qui avait rendu de grands services au pays, +qui était capable d'en rendre de plus grands encore, et qu'elle +souhaitait mettre ce législateur en rapport avec des hommes bien +intentionnés, des philanthropes favorisés par la fortune et capables de +lui fournir des moyens nouveaux de satisfaire son ardent amour de +l'humanité. + +"Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérer les riches à la +prospérité publique." + +De vrai, la citoyenne avait promis au banquier Morhardt de le faire +dîner avec Marat. + +Morhardt, Suisse comme l'Ami du peuple, avait lié partie avec plusieurs +députés à la Convention, Julien (de Toulouse), Delaunay (d'Angers) et +l'ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actions de la Compagnie des +Indes. Le jeu, très simple, consistait à faire tomber ces actions à six +cent cinquante livres par des motions spoliatrices, afin d'en acheter le +plus grand nombre possible à ce prix et de les relever ensuite à quatre +mille ou cinq mille livres par des motions rassurantes. Mais Chabot, +Julien, Delaunay étaient percés à jour. On suspectait Lacroix, Fabre +d'Églantine et même Danton. L'homme de l'agio, le baron de Batz, +cherchait de nouveaux complices à la Convention et conseillait au +banquier Morhardt de voir Marat. + +Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnaires n'était pas aussi +étrange qu'elle semblait tout d'abord. Toujours ces gens-là +s'efforçaient de se liguer avec les puissances du jour, et, par sa +popularité, par sa plume, par son caractère, Marat était une puissance +formidable. Les girondins sombraient; les dantonistes, battus par la +tempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l'idole du peuple, était +d'une probité jalouse, soupçonneux et ne se laissait point approcher. Il +importait de circonvenir Marat, de s'assurer sa bienveillance pour le +jour où il serait dictateur, et tout présageait qu'il le deviendrait: sa +popularité, son ambition, son empressement à recommander les grands +moyens. Et peut-être, après tout, que Marat rétablirait l'ordre, les +finances, la prospérité. Plusieurs fois il s'était élevé contre les +énergumènes qui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque +temps, il dénonçait les démagogues presque autant que les modérés. Après +avoir excité le peuple à pendre les accapareurs dans leur boutique +pillée, il exhortait les citoyens au calme et à la prudence; il devenait +un homme de gouvernement. + +Malgré certains bruits qu'on semait sur lui comme sur tous les autres +hommes de la Révolution, ces écumeurs d'or ne le croyaient pas +corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule: ils espéraient le +gagner par des flatteries et surtout par une familiarité condescendante, +qu'ils croyaient de leur part la plus séduisante des flatteries. Ils +comptaient, grâce à lui, souffler le froid et le chaud sur toutes les +valeurs qu'ils voudraient acheter et revendre, et le pousser à servir +leurs intérêts en croyant n'agir que dans l'intérêt public. + +Grande appareilleuse, bien qu'elle fût encore dans l'âge des amours, la +citoyenne Rochemaure s'était donné la mission de réunir le législateur +journaliste au banquier, et sa folle imagination lui représentait +l'homme des caves, aux mains encore rougies du sang de Septembre, engagé +dans le parti des financiers dont elle était l'agent, jeté par sa +sensibilité même et sa candeur en plein agio, dans ce monde, qu'elle +chérissait, d'accapareurs, de fournisseurs, d'émissaires de l'étranger, +de croupiers et de femmes galantes. + +Elle insista pour que le citoyen Gamelin la conduisît chez l'Ami du +peuple, qui habitait non loin, dans la rue des Cordeliers, près de +l'église. Après avoir fait un peu de résistance, le peintre céda au voeu +de la citoyenne. + +Le dragon Henry, invité à se joindre à eux, refusa, alléguant qu'il +entendait garder sa liberté, même à l'égard du citoyen Marat, qui, sans +doute, avait rendu des services à la République, mais maintenant +faiblissait: n'avait-il pas, dans sa feuille, conseillé la résignation +au peuple de Paris? + +Et le jeune Henry, d'une voix mélodieuse, avec de longs soupirs, déplora +la République trahie par ceux en qui elle avait mis son espoir: Danton +repoussant l'idée d'un impôt sur les riches, Robespierre s'opposant à la +permanence des sections, Marat dont les conseils pusillanimes brisaient +l'élan des citoyens. + +"Oh! s'écria-t-il, que ces hommes paraissent faibles auprès de Leclerc +et de Jacques Roux!... Roux! Leclerc! vous êtes les vrais amis du +peuple!" + +Gamelin n'entendit point ces propos, qui l'eussent indigné: il était +allé dans la pièce voisine passer son habit bleu. + +"Vous pouvez être fière de votre fils, dit la citoyenne Rochemaure à la +citoyenne Gamelin. Il est grand par le talent et par le caractère." + +La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, un bon témoignage de son +fils, sans toutefois s'enorgueillir de lui devant une dame de haut +parage, car elle avait appris dans son enfance que le premier devoir des +petits est l'humilité envers les grands. Elle était encline à se +plaindre, n'en ayant que trop sujet et trouvant dans ses plaintes un +soulagement à ses peines. Elle révélait abondamment ses maux à ceux +qu'elle croyait capables de les soulager, et madame de Rochemaure lui +semblait de ceux-là. Aussi, mettant à profit l'instant favorable, elle +conta tout d'une haleine la détresse de la mère et du fils, qui tous +deux mouraient de faim. On ne vendait plus de tableaux: la Révolution +avait tué le commerce comme avec un couteau. Les vivres étaient rares et +hors de prix.... + +Et la bonne dame expédiait ses lamentations avec toute la volubilité de +ses lèvres molles et de sa langue épaisse, afin de les avoir dépêchées +toutes quand reparaîtrait son fils, dont la fierté n'eût point approuvé +de telles plaintes. Elle s'efforçait d'émouvoir dans le moins de temps +possible une dame qu'elle jugeait riche et répandue, et de l'intéresser +au sort de son enfant. Et elle sentait que la beauté d'Évariste +conspirait avec elle pour attendrir une femme bien née. + +En effet, la citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité: elle s'émut +à l'idée des souffrances d'Évariste et de sa mère et rechercha les +moyens de les adoucir. Elle ferait acheter les ouvrages du peintre par +des hommes riches de ses amis. + +"Car, dit-elle en souriant, il y a encore de l'argent en France, mais il +se cache." + +Mieux encore: puisque l'art était perdu, elle procurerait à Évariste un +emploi chez Morhardt ou chez les frères Perregaux, ou une place de +commis chez un fournisseur aux armées. + +Puis elle songea que ce n'était pas cela qu'il fallait à un homme de ce +caractère; et, après un moment de réflexion, elle fit signe qu'elle +avait trouvé: + +"Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunal révolutionnaire. Juré, +magistrat, voilà ce qui convient à votre fils. Je suis en relation avec +les membres du Comité de Salut public; je connais Robespierre l'aîné; +son frère soupe très souvent chez moi. Je leur parlerai. Je ferai parler +à Montané, à Dumas, à Fouquier." + +La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mit un doigt sur sa +bouche: Évariste rentrait dans l'atelier. + +Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l'escalier sombre, dont les +degrés de bois et de carreaux étaient recouverts d'une crasse antique. + +Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeait l'ombre du +piédestal qui avait porté le Cheval de Bronze et que pavoisaient +maintenant les couleurs de la nation, une foule d'hommes et de femmes du +peuple écoutaient, par petits groupes, des citoyens qui parlaient à voix +basse. La foule, consternée, gardait un silence coupé par intervalles de +gémissements et de cris de colère. Beaucoup s'en allaient d'un pas +rapide vers la rue de Thionville, ci-devant rue Dauphine; Gamelin, +s'étant glissé dans un de ces groupes, entendit que Marat venait d'être +assassiné. + +Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait: il avait été +assassiné dans sa baignoire, par une femme venue exprès de Caen pour +commettre ce crime. + +Certains croyaient qu'elle s'était enfuie; mais la plupart disaient +qu'elle avait été arrêtée. + +Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger. + +Ils songeaient: + +"Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n'est plus là pour nous +guider, lui qui ne s'est jamais trompé, qui devinait tout, qui osait +tout révéler!... Que faire, que devenir? Nous avons perdu notre +conseiller, notre défenseur, notre ami." Ils savaient d'où venait le +coup, et qui avait dirigé le bras de cette femme. Ils gémissaient: + +"Marat a été frappé par les mains criminelles qui veulent nous +exterminer. Sa mort est le signal de l'égorgement de tous les +patriotes." + +On rapportait diversement les circonstances de cette mort tragique et +les dernières paroles de la victime; on faisait des questions sur +l'assassin, dont on savait seulement que c'était une jeune femme envoyée +par les traîtres fédéralistes. Montrant les ongles et les dents, les +citoyennes vouaient la criminelle au supplice et, trouvant la guillotine +trop douce, réclamaient pour ce monstre le fouet, la roue, +l'écartèlement, et imaginaient des tortures nouvelles. + +Des gardes nationaux en armes traînaient à la section un homme à l'air +résolu. Ses vêtements étaient en lambeaux; des filets de sang coulaient +sur sa face pâle. On l'avait surpris disant que Marat avait mérité son +sort en provoquant sans cesse au pillage et au meurtre. Et ç'avait été à +grand-peine que les miliciens l'avaient soustrait à la fureur populaire. +On le désignait du doigt comme un complice de l'assassin, et des menaces +de mort s'élevaient sur son passage. + +Gamelin restait stupide de douleur. De maigres larmes séchaient dans ses +yeux ardents. A sa douleur filiale se mêlaient une sollicitude +patriotique et une piété populaire qui le déchiraient. + +Il songeait: + +"Après Le Peltier, après Bourdon, Marat!... Je reconnais le sort des +patriotes: massacrés au Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ils périront +tous." Et il songeait au traître Wimpfen qui naguère encore, à la tête +d'une horde de soixante mille royalistes, marchait sur Paris, et qui, +s'il n'avait été arrêté à Vernon par les braves patriotes, eût mis à feu +et à sang la ville héroïque et condamnée. + +Et combien de périls encore, combien de projets criminels, combien de +trahisons, que la sagesse et la vigilance de Marat pouvaient seules +connaître et déjouer! Qui saurait après lui dénoncer Custine oisif dans +le camp de César et refusant de débloquer Valenciennes, Biron inactif +dans la Basse-Vendée, laissant prendre Saumur et assiéger Nantes, +Dillon trahissant la patrie dans l'Argonne?... + +Cependant, autour de lui, de moment en moment, grandissait la clameur +sinistre: + +"Marat est mort; les aristocrates l'ont tué!" + +Comme, le coeur gros de douleur, de haine et d'amour, il s'en allait +rendre un hommage funèbre au martyr de la liberté, une vieille paysanne +qui portait la coiffe limousine s'approcha de lui et lui demanda si ce +monsieur Marat, qui avait été assassiné, n'était pas monsieur le curé +Mara, de Saint-Pierre-de-Queyroix. + + + + +VIII + + +La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie, au bras +d'Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Des ouvriers +achevaient en hâte d'élever des colonnes, des statues, des temples, une +montagne, un autel. Des symboles gigantesques, l'Hercule populaire +brandissant sa massue, la Nature abreuvant l'univers à ses mamelles +inépuisables, se dressaient soudain dans la capitale en proie à la +famine, à la terreur, écoutant si l'on n'entendait pas sur la route de +Meaux les canons autrichiens. La Vendée réparait son échec devant Nantes +par des victoires audacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine +entourait la grande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait +avec magnificence, comme la souveraine d'un vaste empire, les députés +des assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Le +fédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincrait tous +ses ennemis. + +Étendant le bras sur la plaine populeuse: + +"C'est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l'infâme Bailly fit +fusiller le peuple au pied de l'autel de la patrie. Le grenadier +Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchira son habit, +s'écria: "J'ai juré de mourir avec la liberté; elle n'est plus: je +meurs." Et il se brûla la cervelle." + +Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les +préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la +vie aussi morne que leur vie elle-même: les plus grands événements, en +entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient +insipides comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou +traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui +n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de +devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi +médiocres qu'eux en joie et en beauté. Et parfois l'on voyait une jeune +fille grande et belle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un +généreux désir, aux vieillards le regret de la douce vie. + +Près de l'École militaire, Évariste montra à Élodie des statues +égyptiennes dessinées par David d'après des modèles romains de l'époque +d'Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudré s'écrier: + +"On se croirait sur les bords du Nil!" + +Depuis trois jours qu'Élodie n'avait vu son ami, de graves événements +s'étaient passés à l'_Amour peintre_. Le citoyen Blaise avait été +dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dans les fournitures. +Heureusement que le marchand d'estampes était connu dans sa section: le +Comité de surveillance de la section des Piques s'était porté garant de +son civisme auprès du Comité de sûreté générale et l'avait pleinement +justifié. + +Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta: + +"Nous sommes tranquilles maintenant, mais l'alerte a été chaude. Il s'en +est fallu de peu que mon père n'ait été mis en prison. Si le danger +avait duré quelques heures de plus, je serais allée vous demander, +Évariste, de faire auprès de vos amis influents des démarches en sa +faveur." + +Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer la profondeur +de ce silence. + +Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de la Seine. Ils +se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage de Julie et de +Saint-Preux: le bon Jean-Jacques leur donnait les moyens de peindre et +d'orner leur amour. + +La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pour un jour +l'abondance dans la ville affamée. Une foire s'était installée sur la +place des Invalides, au bord de la rivière: des marchands vendaient, +dans des baraques, des saucissons, des cervelas, des andouilles, des +jambons couverts de lauriers, des gâteaux de Nanterre, des pains +d'épices, des crêpes, des pains de quatre livres, de la limonade et du +vin. Il y avait aussi des boutiques où l'on vendait des chansons +patriotiques, des cocardes, des rubans tricolores, des bourses, des +chaînes de laiton et toutes sortes de menus joyaux. S'arrêtant à +l'étalage d'un humble bijoutier, Évariste choisit une bague en argent où +l'on voyait en relief la tête de Marat entortillée d'un foulard. Et il +la passa au doigt d'Élodie. + + + +Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l'Arbre-Sec, chez la citoyenne +Rochemaure, qui l'avait mandé pour affaire pressante. Il la trouva dans +sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue, en déshabillé +galant. + +Tandis que l'attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuse +langueur, autour d'elle tout disait ses grâces, ses jeux, ses talents: +une harpe près du clavecin entrouvert; une guitare dans un fauteuil; un +métier à broder où était montée une étoffe de satin; sur la table, une +miniature ébauchée, des papiers, des livres; une bibliothèque en +désordre comme ravagée par une belle main aussi avide de connaître que +de sentir. Elle lui donna sa main à baiser et lui dit: + +"Salut, citoyen juré!... Aujourd'hui même, Robespierre l'aîné m'a remis +une lettre en votre faveur pour le président Herman, une lettre très +bien tournée, qui disait à peu près: "Je vous indique le citoyen +Gamelin, recommandable par ses talents et par son patriotisme. Je me +suis fait un devoir de vous annoncer un patriote qui a des principes et +une conduite ferme dans la ligne révolutionnaire. Vous ne négligerez pas +l'occasion d'être utile à un républicain...." J'ai porté sans débrider +cette lettre au président Herman, qui m'a reçue avec une politesse +exquise et a aussitôt signé votre nomination. C'est chose faite." + +Gamelin, après un moment de silence: + +"Citoyenne, dit-il, bien que je n'aie pas un morceau de pain à donner à +ma mère, je jure sur mon honneur que je n'accepte les fonctions de juré +que pour servir la République et la venger de tous ses ennemis." + +La citoyenne jugea le remerciement froid et le compliment sévère. Elle +soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elle aimait trop la jeunesse +pour ne pas lui pardonner quelque âpreté. Gamelin était beau: elle lui +trouvait du mérite. "On le façonnera", songea-t-elle. Et elle l'invita à +ses soupers: elle recevait, chaque soir, après le théâtre. + +"Vous rencontrerez chez moi des gens d'esprit et de talent: Elleviou, +Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avec une habileté +merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa _Paméla_, qu'on répète en +ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en est élégant et pur, comme +tout ce qui sort de la plume du citoyen François. La pièce est +touchante: elle nous a fait verser des larmes. C'est la jeune Lange qui +tiendra le rôle de Paméla. + +--Je m'en rapporte à votre jugement, citoyenne, répondit Gamelin. Mais +le Théâtre de la Nation est peu national. Et il est fâcheux pour le +citoyen François que ses ouvrages soient portés sur ces planches avilies +par les vers misérables de Laya: on n'a pas oublié le scandale de _L'Ami +des Lois_.... + +--Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n'est pas de mes amis." + +Ce n'était point par bonté pure que la citoyenne avait employé son +crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après ce qu'elle avait +fait et ce que d'aventure il adviendrait qu'elle fît pour lui, elle +comptait se l'attacher étroitement et s'assurer un appui auprès d'une +justice à laquelle elle pouvait avoir affaire, un jour ou l'autre, car +enfin elle envoyait beaucoup de lettres en France et à l'étranger, et de +telles correspondances étaient alors suspectes. + +"Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?" + +A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l'enfant Bathylle, entra +dans la chambre. Deux énormes pistolets étaient passés dans sa ceinture. + +Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit: + +"Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j'ai passé la journée au +Comité de sûreté générale et qui ne m'en sait point de gré. Grondez-le. + +--Ah! citoyenne, s'écria le militaire, vous venez de voir nos +législateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant! Les représentants +d'un peuple libre devraient-ils siéger sous les lambris d'un despote? +Les mêmes lustres allumés naguère sur les complots de Capet et les +orgies d'Antoinette éclairent aujourd'hui les veilles de nos +législateurs. Cela fait frémir la nature. + +--Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle; il est nommé +juré au Tribunal révolutionnaire. + +--Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voir un homme +de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vrai dire, j'ai peu +de confiance en cette justice méthodique, créée par les modérés de la +Convention, en cette Némésis débonnaire qui ménage les conspirateurs, +épargne les traîtres, ose à peine frapper les fédéralistes et craint +d'appeler l'Autrichienne à sa barre. Non, ce n'est pas le Tribunal +révolutionnaire qui sauvera la République. Ils sont bien coupables, ceux +qui, dans la situation désespérée où nous sommes, ont arrêté l'élan de +la justice populaire! + +--Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon...." + + + +En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieux Brotteaux qui +faisaient une partie de piquet à la lueur d'une chandelle fumeuse. La +citoyenne annonçait sans vergogne "tierce au roi". + +Apprenant que son fils était juré, elle l'embrassa avec transports, +songeant que c'était pour l'un et l'autre beaucoup d'honneur et que +désormais tous deux mangeraient tous les jours. + +"Je suis heureuse et fière d'être la mère d'un juré, dit-elle. C'est une +belle chose que la justice, et la plus nécessaire de toutes: sans +justice, les faibles seraient vexés à chaque instant. Et je crois que tu +jugeras bien, mon Évariste: car, dès l'enfance, je t'ai trouvé juste et +bienveillant en toutes choses. Tu ne pouvais souffrir l'iniquité et tu +t'opposais selon tes forces à la violence. Tu avais pitié des +malheureux, et c'est là le plus beau fleuron d'un juge.... Mais, +dis-moi, Évariste, comment êtes-vous habillés dans ce grand tribunal?" + +Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d'un chapeau à plumes +noires, mais que les jurés n'avaient point de costume uniforme, qu'ils +portaient leur habit ordinaire. + +"Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu'ils portassent la robe et +la perruque: ils en paraîtraient plus respectables. Bien que vêtu le +plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares tes habits; mais la +plupart des hommes ont besoin de quelque ornement pour paraître +considérables: il vaudrait mieux que les jurés eussent la robe et la +perruque." + +La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré au Tribunal +rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas de demander si l'on y +gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré, disait-elle, doit faire +bonne figure dans le monde. + +Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient une indemnité de +dix-huit livres par séance et que la multitude des crimes contre la +sûreté de l'État les obligerait à siéger très souvent. + +Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit à Gamelin: + +"Citoyen, vous êtes investi d'une magistrature auguste et redoutable. Je +vous félicite de prêter les lumières de votre conscience à un tribunal +plus sûr et moins faillible peut-être que tout autre, parce qu'il +recherche le bien et le mal, non point en eux-mêmes et dans leur +essence, mais seulement par rapport à des intérêts tangibles et à des +sentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcer entre la haine et +l'amour, ce qui se fait spontanément, non entre la vérité et l'erreur, +dont le discernement est impossible au faible esprit des hommes. Jugeant +d'après les mouvements de vos coeurs, vous ne risquerez pas de vous +tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu'il contente les passions +qui sont votre loi sacrée. Mais, c'est égal, si j'étais de votre +président, je ferais comme Bridoie, je m'en rapporterais au sort des +dés. En matière de justice, c'est encore le plus sûr." + + + + +IX + + +Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la +réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec +quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient; l'accusateur public +travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux +révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, +la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif. + +La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de +déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son +langage et l'aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre, +dont il partageait les sentiments, il laissait voir un coeur sensible et +vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop +longtemps étrangers au coeur des juges et qui font la gloire éternelle +d'un Dupaty et d'un Beccaria. Il se félicitait de l'adoucissement des +moeurs qui s'était manifesté, dans l'ordre judiciaire, par la suppression +de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait +de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore +à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux +grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l'eût volontiers +abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût +cru trahir l'État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre +la souveraineté nationale. + +Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idée monarchique de la +raison d'État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de +pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes +du droit divin qu'il jugeait les ennemis de la liberté. + +Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l'accusateur public, +le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec +son greffier. C'était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de +chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb, +l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux +hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les +dossiers montaient autour de lui comme les murs d'un sépulcre, et, +visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir +l'étouffer. Ses propos étaient d'un magistrat laborieux, appliqué à ses +devoirs et dont l'esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son +haleine échauffée sentait l'eau-de-vie qu'il prenait pour se soutenir et +qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité +dans ses propos constamment médiocres. + +Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeune femme, qui +lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et +la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et +bon envers ces femmes. Enfin, c'était un homme excellent dans sa famille +et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination. + +Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien +ces magistrats de l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons +aux magistrats de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé +les fonctions d'avocat général au conseil d'Artois; Fouquier était un +ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais +Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire. + +En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s'arrêta +devant les boutiques où toutes sortes d'objets étaient exposés avec art. +Il feuilleta, à l'étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages +historiques, politiques, et philosophiques: _Les Chaînes de +l'Esclavage_; _Essai sur le Despotisme_; _Les Crimes des Reines_. "A la +bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!" et il +demanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là. Elle +secoua la tête: + +"On ne vend que des chansons et des romans." + +Et tirant un petit volume d'un tiroir: + +"Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon." + +Évariste lut le titre: _La Religieuse en chemise_. + +Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et +tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la +citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui +promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment +d'entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La +persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La +citoyenne Saint-Jorre l'écoutait en silence et, prête à le croire, +baissait les yeux. + + + +Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi, +le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du +tribunal. Il gravit l'escalier où un peuple immense était assis comme +dans un amphithéâtre et il pénétra dans l'ancienne salle du Parlement de +Paris. + +On s'étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait +le vieux Brotteaux, "la Convention, à l'exemple du gouvernement de Sa +Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à +défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point +juger. Ce n'est point, ajoutait Brotteaux, qu'un général vaincu soit +nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans +chaque bataille. Mais il n'est rien comme de condamner à mort un général +pour donner du coeur aux autres...." + +Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l'accusé, de ces +militaires légers et têtus, cervelles d'oiseau dans des crânes de boeuf. +Celui-là n'en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu'il +avait conduits, que les magistrats qui l'interrogeaient: l'accusation et +la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les +munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens +qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyaient derrière le +militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts; +et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à +leur banc, d'assener leur verdict comme un coup de massue sur les +ennemis de la République. + +Évariste le sentait ardemment: ce qu'il fallait frapper en ce misérable, +c'étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie: la +révolte et la défaite. Il s'agissait bien, vraiment, de savoir si ce +militaire était innocent ou coupable! Quand la Vendée reprenait courage, +quand Toulon se livrait à l'ennemi, quand l'armée du Rhin reculait +devant les vainqueurs de Mayence, quand l'armée du Nord, retirée au camp +de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les +Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu'il importait, +c'était d'instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce +soudard infirme et abêti, qui, à l'audience, se perdait dans ses cartes +comme il s'était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne +pas crier avec le public: "A mort!" sortit précipitamment de la salle. + +A l'assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du +président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des +Barnabites, transformé en autel de la patrie, d'étouffer dans son âme, +au nom sacré de l'humanité, toute faiblesse humaine. + +Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes +de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d'être posé contre +un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier. + +Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L'assemblée +était agitée. A l'entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de +piques vociférait. + +"Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armes dans une +réunion d'hommes libres." + +Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la +ci-devant sacristie. + +Un bossu, l'oeil vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du +comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et +surmontée d'un bonnet rouge. + +"Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l'ennemi. +Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de +Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze +mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la +Convention. Dans la capitale, d'innombrables complots sont ourdis pour +délivrer l'Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le +fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on +veut relever en sa faveur le trône du tyran. L'enchérissement des +vivres, la dépréciation des assignats sont l'effet des manoeuvres +accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l'étranger. +Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d'être impitoyable pour +les conspirateurs et les traîtres." + +Tandis qu'il descendait de la tribune, des voix s'élevaient dans +l'assemblée: "A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas les modérés!" + +Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place +de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d'adresser une +question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son +attitude dans l'affaire des Brissotins et de la veuve Capet. + +Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais +l'indignation l'inspira. Il se leva, pâle, et dit d'une voix sourde: + +"Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse +que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au +Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis +juge: je ne connais ni amis ni ennemis." + +L'assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les +assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge; il +ne pardonnait pas à Gamelin d'occuper une place qu'il avait lui-même +convoitée. + +"Je comprends, dit-il, j'approuve même les scrupules du citoyen juré. On +le dit patriote: c'est à lui de voir si sa conscience lui permet de +siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République +et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon +citoyen doit se soustraire. N'est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce +tribunal se sont laissé corrompre par l'or des accusés, et que le +président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille +Corday?" + +A ces mots, la salle retentit d'applaudissements vigoureux. Les derniers +éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la +tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage +pâle, des pommettes rouges perçaient la peau; ses paupières étaient +enflammées et ses prunelles vitreuses. + +"Citoyens, dit-il d'une voix faible et un peu haletante, étrangement +pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans +suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont +il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le +président Montané altérant la procédure en faveur d'un coupable. Que +n'a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de +l'accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné?... Ne peut-on +veiller au salut public sans jeter partout la suspicion? N'y a-t-il plus +de talents ni de vertus à la Convention? Robespierre, Couthon, +Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquable que +les propos les plus violents sont tenus par des individus qu'on n'a +jamais vus combattre pour la République! Ils ne parleraient pas +autrement s'ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit +et plus de besogne! C'est avec des canons, et non avec des criailleries, +que l'on sauvera la France. La moitié des caves de la section n'ont pas +encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités +considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons +patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à +votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent +de gloire à la frontière et sur la Loire. L'un d'eux, le hussard Pommier +(Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du +mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par +six cavaliers autrichiens: il en tua deux et ramena les autres +prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a +fait son devoir." + +Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de: +"Vive la République!" + +Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main: + +"Merci. Comment vas-tu? + +--Moi, très bien, très bien!" répondit Trubert, en crachant, avec un +hoquet, du sang dans son mouchoir. "La République a beaucoup d'ennemis +au-dehors et au-dedans; et notre section en compte, pour sa part, un +assez grand nombre. Ce n'est pas avec des criailleries mais avec du fer +et des lois qu'on fonde les empires.... Bonsoir, Gamelin: j'ai quelques +lettres à écrire." + +Et il s'en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant +sacristie. + + + +La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa +coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une +fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d'un citoyen +juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie, +l'admiration que, depuis l'enfance, lui inspiraient la robe et la +simarre, la sainte terreur qu'elle avait toujours éprouvée à la vue de +ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de +mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils +que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité, +elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi +fortement que les législateurs de la Convention concevaient la +continuité de l'État dans la mutation des régimes, et le Tribunal +révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les +juridictions anciennes qu'elle avait appris à révérer. + +Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l'intérêt mêlé de +surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il +considérait la continuité de la justice à travers les régimes; mais, au +rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à +l'égal des cours de l'ancien régime. N'osant exprimer ouvertement sa +pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des +paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner +l'incivisme. + +"L'auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a +été institué par le Sénat français pour le salut de la République; et ce +fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des +juges à leurs ennemis. J'en conçois la générosité, mais je ne la crois +pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper +dans l'ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les +autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et +fait moins de mal que de peur: il est surtout exemplaire. L'inconvénient +du vôtre est de réconcilier tous ceux qu'il effraie et de faire ainsi +d'une cohue d'intérêts et de passions contraires un grand parti capable +d'une action commune et puissante. Vous semez la peur: c'est la peur +plus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyen +Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur!" + +Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d'une fille du +Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq +minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu'une telle nomination +honorait grandement les beaux-arts. + +Élodie elle-même, bien qu'à son insu elle détestât toute chose +révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus +dangereuses rivales qui pussent lui disputer le coeur de son amant, la +tendre Élodie subissait l'ascendant d'un magistrat appelé à se prononcer +dans des affaires capitales. D'ailleurs la nomination d'Évariste aux +fonctions de juré produisait autour d'elle des effets heureux, dont sa +sensibilité trouvait à se réjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans +l'atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un +débordement de mâle tendresse. + +Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération +pour les puissances de la République, et, depuis qu'il avait été dénoncé +pour fraude dans les fournitures de l'armée, le Tribunal révolutionnaire +lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop +d'apparence et mêlé à trop d'affaires pour goûter une sécurité parfaite: +le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon +citoyen, ami des lois. + +Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote, +favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main +largement tendue. + +"Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié +et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la +campagne: vous dessinerez et nous causerons." + +Plusieurs fois, chaque année, le marchand d'estampes faisait une +promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui +dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant +avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces +tournées des morceaux qui, terminés dans l'atelier et gravés avec +esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il +tirait bon profit. D'après ces croquis, il faisait exécuter aussi des +dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que +les ouvrages décoratifs d'Hubert Robert. + +Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des +fabriques d'après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre. +Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui +dessinait bien, et l'obscur Philippe Dubois, qui travaillait +excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne +Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes. +Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses +plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin, +actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie. + + + + +X + + +Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicorne noir, +gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers, cogna du manche +de sa cravache à la porte de l'atelier. La citoyenne veuve Gamelin s'y +trouvait en honnête conversation avec le citoyen Brotteaux, tandis +qu'Évariste nouait devant un petit morceau de glace sa haute cravate +blanche. + +"Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez +peindre des paysages, emmenez donc monsieur Brotteaux, qui est peintre. + +--Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avec nous." + +Quand il se fut assuré qu'il ne serait point importun, Brotteaux, +d'humeur sociable et ami des divertissements, accepta. + +La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasser la +citoyenne veuve Gamelin, qu'elle appelait sa bonne mère. Elle était tout +de blanc vêtue et sentait la lavande. + +Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capote abaissée, +attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fond avec Julienne +Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne, s'assit à gauche, +et mit la mince Julienne entre elles deux. Brotteaux se plaça en +arrière, vis-à-vis de la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois, vis-à-vis +de la citoyenne Hasard; Évariste, vis-à-vis d'Élodie. Quant à Philippe +Desmahis, il dressait son torse athlétique sur le siège, à la gauche du +cocher, qu'il étonnait en lui contant qu'en un certain pays d'Amérique +les arbres portaient des andouilles et des cervelas. + +Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à cheval et +prenait les devants pour n'avoir pas la poussière de la berline. + +A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, les voyageurs +oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, des arbres, du ciel, +leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodie songea qu'elle était +née pour élever des poules auprès d'Évariste, juge de paix dans un +village, au bord d'une rivière, près d'un bois. Les ormeaux du chemin +fuyaient sur leur passage. A l'entrée des villages, les mâtins +s'élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des +chevaux, tandis qu'un grand épagneul couché en travers de la chaussée se +levait à regret; les poules voletaient éparses et, pour fuir, +traversaient la route; les oies, en troupe serrée, s'éloignaient +lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l'équipage. La +matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie. +Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le +bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont +il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie: Desmahis +ne reparaissait plus. Philippe Dubois l'appela par le surnom que ses +amis lui donnaient communément: + +"Hé! Barbaroux!... Barbaroux!" + +A ce nom exécré, les passants dressèrent l'oreille et des visages +parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la +fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur +une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises +et son habit au bout d'un bâton, le prenant pour le girondin proscrit, +des sans-culottes l'appréhendèrent violemment et l'eussent conduit à la +municipalité malgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux, +Gamelin et les trois jeunes femmes n'eussent attesté que le citoyen se +nommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin. +Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu'il +portait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ces choses. A +ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotes sans autre +dommage qu'une de ses manchettes de dentelle, qu'on lui avait arrachée; +mais la perte était légère. Il reçut même les excuses des gardes +nationaux qui l'avaient serré le plus fort et qui parlaient de le porter +en triomphe à la municipalité. + +Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahis jeta à +Philippe Dubois, qu'il n'aimait pas et qu'il soupçonnait de perfidie, un +sourire amer, et, le dominant de toute la tête: + +"Dubois, si tu m'appelles encore Barbaroux, je t'appellerai Brissot; +c'est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras, la peau +huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu ne sois l'infâme +Brissot, l'ennemi du peuple; et les républicains, saisis à ta vue +d'horreur et de dégoût, te pendront à la prochaine lanterne.... Tu +entends?" + +Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu'il +avait arrangé l'affaire, quoiqu'il apparût à tous qu'elle avait été +arrangée sans lui. + +On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que, dans +cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la lune étaient +tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur, approchaient de la +grenouille, mais étaient d'une taille bien plus élevée. Philippe Dubois +et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé +à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu'il mettait au-dessus +de tous les chefs-d'oeuvre. Il admirait le coloris du Corrège, +l'invention d'Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne +trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio +Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui +tous deux s'étaient déclarés contre la Révolution: aussi n'en parlait-il +pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et +connaissait l'antique. + +Gamelin déplorait qu'à l'apogée de la peinture française, si tardive, +puisqu'elle ne datait que de Lesueur, de Claude et de Poussin et +correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût +succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux +moeurs publiques et à l'Académie, qui en était l'expression. Mais +l'Académie venait d'être heureusement supprimée et, sous l'influence des +principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d'un peuple +libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier +rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son +maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l'espoir de la peinture. + +Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque de velours rouge +et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait ses deux compagnes de +leurs toilettes et leur indiquait les moyens de faire mieux encore: +c'était, à son avis, de retrancher sur les ornements. + +"On n'est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nous apprenons cela +au théâtre où le vêtement doit laisser voir toutes les attitudes. C'est +là sa beauté, il n'en veut point d'autre. + +--Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n'est plus +coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n'est pas toujours par +mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c'est quelquefois par +économie." + +Elles parlèrent avec intérêt des modes de l'automne, robes unies, +tailles courtes. + +"Tant de femmes s'enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On +devrait s'habiller selon sa forme. + +--Il n'y a de beau que les étoffes roulées sur le corps et drapées, dit +Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu est affreux." + +Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la +bouche d'un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le +mépris de l'indifférence. + +"On fait pour l'hiver, dit Élodie, des douillettes à la laponne, en +florence et en sicilienne, et des redingotes à la Zulime, à taille +ronde, qui se ferment par un gilet à la turque. + +--Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend tout fait. +J'ai une petite couturière qui travaille comme un ange et qui n'est pas +chère: je vous l'enverrai, ma chérie." + +Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant, soulevant les +fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne, gaze, nankin. + +Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec une volupté +mélancolique à ces voiles d'une saison jetés sur des formes charmantes, +qui durent peu d'années et renaissent éternellement comme les fleurs des +champs. Et ses regards, qui allaient de ces trois jeunes femmes aux +bleuets et aux coquelicots du sillon, se mouillaient de larmes +souriantes. + +Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s'arrêtèrent à +l'auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et à +cheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tendit la +main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi, précédés +de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets et de leurs +parasols, que portait un petit gars du village, ils s'en furent à pied, +par les champs, vers le confluent de l'Orge et de l'Yvette, en ces +lieux charmants d'où l'on découvre la plaine verdoyante de Longjumeau et +que bordent la Seine et les bois de Sainte-Geneviève. + +Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avec le +ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordre ni +mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait, les +demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plus récentes +de Cadet-Rousselle et de madame Angot. + +Évariste, pris d'un amour soudain de la nature, en voyant des +moissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler de larmes; des +rêves de concorde et d'amour emplissaient son coeur. Desmahis soufflait +dans les cheveux des citoyennes les graines légères des pissenlits. +Ayant toutes trois un goût de citadines pour les bouquets, elles +cueillaient dans les prés le bouillon-blanc, dont les fleurs se serrent +en épis autour de la tige, la campanule, portant suspendues en étages +ses clochettes lilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante, +l'hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore +champêtre de l'été finissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la +botanique à la mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes +trois des fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates, +alanguies de sécheresse, s'effeuillaient dans ses bras et tombaient en +pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira: + +"Elles passent déjà, les fleurs!" + +Tous se mirent à l'oeuvre et s'efforcèrent d'exprimer la nature telle +qu'ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manière d'un maître. +En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans le genre de +Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, un torrent +desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l'Yvette les paysages du +Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier, travaillait dans la +manière picaresque de Callot et de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui +se piquait d'imiter les flamands, dessinait soigneusement une vache. +Élodie esquissait une chaumière, et son amie Julienne, qui était fille +d'un marchand de couleurs, lui faisait sa palette. Des enfants, collés +contre elle, la regardaient peindre. Elle les écartait de son jour en +les appelant moucherons et en leur donnant des berlingots. Et la +citoyenne Thévenin, quand elle en trouvait de jolis, les débarbouillait, +les embrassait et leur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les +caressait avec une douceur mélancolique parce qu'elle n'avait pas la +joie d'être mère, et aussi pour s'embellir par l'expression d'un tendre +sentiment et pour exercer son art de l'attitude et du groupement. + +Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s'occupait d'apprendre un +rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à la main, elle allait de +l'un à l'autre, chose légère et charmante. "Pas de teint, pas de figure, +pas de corps, pas de voix", disaient les femmes, et elle emplissait +l'espace de mouvement, de couleur et d'harmonie. Fanée, jolie, lasse, +infatigable, elle était les délices du voyage. D'humeur inégale et +cependant toujours gaie, susceptible, irritable et pourtant accommodante +et facile, la langue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste, +vraie, fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien ses +affaires, si elle ne devenait point déesse, c'est que les temps étaient +mauvais et qu'il n'y avait plus à Paris ni encens ni autels pour les +Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d'elle faisait la grimace et +l'appelait sa "belle-mère", ne pouvait la voir sans se rendre à tant de +charmes. + +On répétait à Feydeau _Les Visitandines_; et Rose se félicitait d'y +tenir un rôle plein de naturel. C'est le naturel qu'elle cherchait, +qu'elle poursuivait, qu'elle trouvait. + +"Nous ne verrons donc point Paméla?" dit le beau Desmahis. + +Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés aux +Madelonnettes et à Pélagie. + +"Est-ce là la liberté?" s'écria la Thévenin levant au ciel ses beaux +yeux indignés. + +"Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont des +aristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faire regretter les +privilèges de la noblesse. + +--Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceux qui vous +flattent?..." + +Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite troupe regagna +l'auberge. + +Évariste, auprès d'Élodie, lui rappelait en souriant les souvenirs de +leurs premières rencontres: + +"Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur le rebord de +votre fenêtre. Vous les nourrissiez à la becquée; l'un d'eux vécut et +prit sa volée. L'autre mourut dans le nid d'ouate que vous lui aviez +fait. "C'était celui que j'aimais le mieux", avez-vous dit. Ce jour-là, +vous portiez, Élodie, un noeud rouge dans les cheveux." + +Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres, parlaient de +Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72, l'autre vers les +derniers jours de l'Académie. Et il souvenait encore au vieux Brotteaux +de la princesse Mondragone, à qui il eût bien laissé entendre ses +soupirs, sans le comte Altieri qui ne la quittait pas plus que son +ombre. Philippe Dubois ne négligea pas de dire qu'il avait été prié à +dîner chez le cardinal de Bernis et que c'était l'hôte le plus obligeant +du monde. + +"Je l'ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatter que j'ai +été durant quelque temps de ses plus familiers: il aimait à fréquenter +la canaille. C'était un aimable homme et, bien qu'il fît métier de +débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine +philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous +envertueuser et nous endéificoquer. Certes j'aime mieux nos simples +théophages, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, que ces +enragés barbouilleurs de lois, qui s'appliquent à nous guillotiner pour +nous rendre vertueux et sages et nous faire adorer l'Être suprême, qui +les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la +chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après +boire: "Ne médisons point des pécheurs: nous en vivons, prêtres indignes +que nous sommes!" Convenez, monsieur, que ce croqueur d'orémus avait de +saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et +gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait +être." + +La Thévenin s'était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet +homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce +brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu'elle +jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine +publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les +débris d'un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les +comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote +puce si râpée et si propre lui plaisaient. + +"Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc, +par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes +avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des +violons.... Hélas! elles étaient plus belles, n'est-ce pas, vos déesses +de l'Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites +actrices nationales? + +--Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachez que s'il +s'en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait +promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu'elle l'eût +souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vous faire une idée si +flatteuse...." + +L'hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendait sur la +porte charretière, qui donnait accès à une cour toujours humide où +picoraient les poules. Au fond de la cour s'élevait l'habitation, +composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, coiffée d'une haute toiture +de tuiles moussues et dont les murs disparaissaient sous de vieux +rosiers tout fleuris de roses. A droite, des quenouilles montraient +leurs pointes au-dessus du mur bas du jardin. A gauche était l'écurie, +avec un râtelier extérieur et une grange en colombage. Une échelle +s'appuyait au mur. De ce côté encore, sous un hangar encombré +d'instruments agricoles et de souches, du haut d'un vieux cabriolet, un +coq blanc surveillait ses poules. La cour était fermée, de ce sens, par +des étables devant lesquelles s'élevait, comme un tertre glorieux, un +tas de fumier que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille +plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui +remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever +par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée +laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que +Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la +nature qui avait construit cette fille en largeur, l'hôtelier appela: + +"Hé! la Tronche! va quérir de l'eau!" + +Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où +manquait une palette. Il avait fallu la corne d'un taureau pour ébrécher +cette puissante denture. Sa fourche à l'épaule, elle riait. Semblables à +des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil. + +La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de +rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de +plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n'était éclairée que +par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée +de roses, auprès de laquelle l'aïeule tournait son rouet. Elle portait +une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts +noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches +se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas. +Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse. + +Il y avait soixante ans qu'elle avait fait le voyage de Paris. Elle +conta d'une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout +devant elle qu'elle avait vu l'Hôtel de Ville, les Tuileries et la +Samaritaine, et que, lorsqu'elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui +portait des pommes au marché du Mail s'était ouvert, que les pommes s'en +étaient allées au fil de l'eau et que la rivière en était tout +empourprée. + +Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le +royaume, et surtout de la zizanie qu'il y avait entre les curés jureurs +et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu'il y avait eu des +guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point +que le roi fût mort. On l'avait fait fuir, disait-elle, par un +souterrain et l'on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du +commun. + +Aux pieds de l'aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine, +Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d'osier et +sourit à l'enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de +convulsions. Il fallait qu'il fût bien malade, car on avait appelé le +médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député suppléant à la +Convention, ne faisait point payer ses visites. + +La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chez elle; mal +contente de la façon dont la Tronche avait lavé la vaisselle, elle +essuyait les plats, les gobelets et les fourchettes. Pendant que la +citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe, qu'elle goûtait en bonne +hôtelière, Élodie coupait en tranches un pain de quatre livres encore +chaud du four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit: + +"J'ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeune Allemand +dont j'ai oublié le nom, et qui a été très bien mis en français. On y +voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui, comme vous, Élodie, +taillait des tartines et, comme vous, les taillait avec grâce, et si +joliment qu'à la voir faire le jeune Werther devint amoureux d'elle. + +--Et cela finit par un mariage? demanda Élodie. + +--Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente de Werther." + +Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chère était +médiocre. Jean Blaise s'en plaignit: il était très porté sur sa bouche +et faisait de bien manger une règle de vie; et, sans doute, ce qui +l'incitait à ériger sa gourmandise en système, c'était la disette +générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la +marmite. Le commun des citoyens n'avait rien à se mettre sous la dent. +Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère +publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en +s'empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l'an II de la Liberté, vivait de +châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d'avoir soupé chez +Grimod de la Reynière, à l'entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter +le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine, +il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes +gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu'un républicain méprise +les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d'antiquités, +donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir. + +Après le dîner, Jean Blaise, qui n'oubliait pas les affaires sérieuses, +fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de +l'auberge, qu'il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis +que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la +Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier +de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu +porter ses soins au petit Poitrine, s'approcha des artistes et, après +les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout +entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux. + +"Vous voyez cette créature, dit-il, ce n'est pas une fille, comme vous +pourriez le croire: c'est deux filles. Comprenez que je parle +littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l'ai +examinée et me suis aperçu qu'elle avait la plupart des os en double: à +chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux +humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens, +deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues +ensemble. Le cas est intéressant. Je l'ai signalé à monsieur +Saint-Hilaire, qui m'en a su gré. C'est un monstre que vous voyez là, +citoyens. Ces gens-ci l'appellent "la Tronche". Ils devraient dire "les +Tronches": elles sont deux. La nature a de ces bizarreries.... Bonsoir, +citoyens peintres! Nous aurons de l'orage, cette nuit...." + +Après le souper aux chandelles, l'académie Blaise fit dans la cour de +l'auberge, en compagnie d'un fils et d'une fille Poitrine, une partie de +colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une +vivacité que leur âge explique assez pour qu'on ne cherche pas si la +violence et l'incertitude du temps n'excitait pas leur ardeur. Quand il +fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposa de jouer dans la salle basse +aux jeux innocents. Élodie demanda la "chasse au coeur" qui fut acceptée +de toute la compagnie. Sur les indications de la jeune fille, Philippe +Desmahis traça à la craie sur les meubles, les portes et les murs sept +coeurs, c'est-à-dire un de moins qu'il n'y avait de joueurs, car le +vieux Brotteaux s'était mis obligeamment de la partie. On dansa en rond +"La Tour, prends garde", et, sur un signal d'Élodie, chacun courut +mettre la main sur un coeur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva +tous pris: il donna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foire +Saint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. On +recommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et la +Thévenin qui ne trouvèrent pas de coeur et donnèrent chacun leur gage, +une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, un bracelet. +Puis, les gages furent tirés au sort sur les genoux d'Élodie et chacun, +pour racheter le sien, dut montrer ses talents de société, chanter une +chanson ou dire des vers. Brotteaux récita le discours du patron de la +France, au premier chant de _La Pucelle_: + + Je suis Denis et saint de mon métier, + J'aime la Gaule.... + +Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter la réponse +de Richemond: + + Monsieur le Saint, ce n'était pas la peine + D'abandonner le céleste domaine.... + +Tout le monde alors lisait et relisait avec délices le chef-d'oeuvre de +l'Arioste français; les hommes les plus graves souriaient des amours de +Jeanne et de Dunois, des aventures d'Agnès et de Monrose et des exploits +de l'âne ailé. Tous les hommes cultivés savaient par coeur les beaux +endroits de ce poème divertissant et philosophique. Évariste Gamelin, +lui-même, bien que d'humeur sévère, en prenant sur le giron d'Élodie son +couteau de six liards, récita de bonne grâce l'entrée de Grisbourdon aux +enfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romance de +Nina: _Quand le bien-aimé reviendra_. Desmahis chanta, sur l'air de _La +Faridondaine_: + + Quelques-uns prirent le cochon + De ce bon saint Antoine, + Et, lui mettant un capuchon, + Ils en firent un moine. + Il n'en coûtait que la façon.... + +Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimait ardemment +les trois femmes avec lesquelles il jouait au "gage touché", et il +jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimait la +Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses oeillades et sa +voix qui allait au coeur; il aimait Élodie, qu'il sentait de nature +abondante, riche et donnante; il aimait Julienne Hasard, malgré ses +cheveux décolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseur et son maigre +corsage, parce que, comme ce Dunois dont parle Voltaire dans _La +Pucelle_, il était toujours prêt, dans sa générosité, à donner à la +moins jolie une marque d'amour, et d'autant plus qu'elle lui semblait, +pour l'instant, la plus inoccupée et, partant, la plus accessible. +Exempt de toute vanité, il n'était jamais sûr d'être agréé; il n'était +jamais sûr non plus de ne l'être pas. Aussi s'offrait-il, à tout hasard. +Profitant des rencontres heureuses du "gage touché", il tint quelques +tendres propos à la Thévenin, qui ne s'en fâcha pas, mais n'y pouvait +guère répondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parla +plus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu'il savait engagée +avec Gamelin, mais il n'était pas assez exigeant pour vouloir un coeur à +lui seul. Élodie ne pouvait l'aimer; mais elle le trouvait beau et elle +ne réussit pas entièrement à le lui cacher. Enfin, il porta ses voeux les +plus pressants à l'oreille de la citoyenne Hasard: elle y répondit par +un air de stupeur qui pouvait exprimer une soumission abîmée aussi bien +qu'une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu'elle était +indifférente. + +Il n'y avait dans l'auberge que deux chambres à coucher, toutes deux au +premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, la plus belle, +était tendue de papier à fleurs et ornée d'une glace grande comme la +main, dont le cadre doré subissait l'offense des mouches depuis +l'enfance de Louis XV. Là, sous un ciel d'indienne à ramages, se +dressaient deux lits garnis d'oreillers de plume, d'édredons et de +courtepointes. Cette chambre était réservée aux trois citoyennes. + +Quand vint l'heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard, +tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur +le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs +un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait +endormi, dans le grenier, qui se trouvait au-dessus de la chambre des +citoyennes. + +Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres et exploré +ce grenier, plein de bottes d'oignons, de fruits qui séchaient sous un +essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avait même vu un +vieux lit de sangle boiteux et hors d'usage, à ce qu'il lui sembla, et +une paillasse éventrée, où sautaient des puces. + +En face de la chambre des citoyennes était une chambre à trois lits, +assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, les citoyens +voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s'en était allé à la +grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avait disparu, +Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s'endormir. Desmahis se mit au lit; +mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eau dormante, recouvert +la maison, le graveur se leva et monta l'escalier de bois, qui se mit à +craquer sous ses pieds nus. La porte du grenier était entrebâillée. Il +en sortait une chaleur étouffante et des senteurs âcres de fruits +pourris. Sur un lit de sangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche +ouverte, la chemise relevée, les jambes écartées. Elle était énorme. +Traversant la lucarne, un rayon de lune baignait d'azur et d'argent sa +peau qui, entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin, +brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle; +réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu'elle comprit +ce qu'on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna ni surprise ni +contrariété et feignit d'être encore plongée dans un demi-sommeil qui, +en lui ôtant la conscience des choses, lui permettait quelque +sentiment.... + +Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu'au jour d'un sommeil +tranquille et profond. + +Le lendemain, après une dernière journée de travail, l'académie +promeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya son hôte en +assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de +"l'argent carré" et promit une belle chandelle au bougre qui ramènerait +les jaunets. + +Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche, sur une +échelle, en sabots et troussée, montrant au jour ses mollets crasseux et +resplendissants, coupait infatigablement des roses aux rosiers grimpants +qui couvraient la muraille. De ses larges mains les roses tombaient en +pluie, en torrents, en avalanche, dans les jupes tendues d'Élodie, de +Julienne et de la Thévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à +la nuit, en apportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur +réveil en fut tout parfumé. + + + + +XI + + +Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le +juré Gamelin, qu'elle voulait intéresser à quelque suspect de sa +connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des +Ilettes, qu'elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s'en +allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de +jouets de la rue de la Loi. Et il s'était résolu, pour les porter plus +aisément, à les attacher au bout d'une perche, selon les guises des +vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même +avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l'attrait, +comme ce devait être le cas de madame de Rochemaure, à moins +qu'assaisonnée par la trahison, l'absence, l'infidélité et l'embonpoint, +il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l'accueillit sur le +palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés +du perron des Ilettes et la pria de lui faire l'honneur de visiter son +grenier. Elle monta assez lestement l'échelle et se trouva sous une +charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé +d'une lucarne. On ne pouvait s'y tenir debout. Elle s'assit sur la seule +chaise qu'il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards +sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée: + +"C'est là que vous habitez, Maurice? Vous n'avez guère à y craindre les +importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver. + +--J'y ai peu d'espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas +que parfois il y pleut sur mon grabat. C'est un faible inconvénient. Et +durant les nuits sereines j'y vois la lune, image et témoin des amours +des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les +amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l'amant +l'objet de ses désirs. + +--J'entends, dit la citoyenne. + +--En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme +dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l'amour de miauler et de +jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie +des hommes." + +Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s'aborder comme des amis qui +s'étaient quittés la veille pour s'en aller dormir; et, bien que devenus +étrangers l'un à l'autre, ils s'entretenaient avec bonne grâce et +familiarité. + +Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui +avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait +maintenant des soucis et des inquiétudes; ses soupers devenaient moins +brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n'éclaircissaient plus +les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus +riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se +cachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c'était pour +lui qu'elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte. +Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné +les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des +coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n'avaient rien trouvé, lui +avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort +près de sa correspondance avec un émigré, M. d'Expilly. Quelques amis +qu'elle avait parmi les jacobins l'avaient avertie que le bel Henry, +son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées +pour paraître sincères. + +Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle +demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse: + +"Que pensez-vous de tout ceci, Maurice? + +--Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de +spectacles ample matière à réflexion et à divertissement; mais qu'il +serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France. + +--Maurice, où cela nous mènera-t-il? + +--C'est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord +du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait +pris le mors aux dents, nous emportait d'un galop furieux. Que les +femmes sont donc curieuses! Encore aujourd'hui vous voulez savoir où +nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin, +ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d'un faible secours +pour la connaissance de l'avenir. Ces choses finiront, car tout finit. +On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et +l'entrée des alliés à Paris. Ils n'en sont pas loin; toutefois je doute +qu'ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une +ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse +Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la +minorité de Louis XVII. + +--Vous croyez? s'écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette +belle intrigue. + +--Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l'emporte et +que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines +et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l'empire +que garde le clergé sur la multitude des ânes.... Je voulais dire "des +âmes"; la langue m'a fourché. Le plus probable, à mon sens, c'est que +le Tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l'a +institué: il menace trop de têtes. Ceux qu'il effraie sont innombrables; +ils se réuniront, et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je +crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est +vertueux: il sera terrible. Plus j'y songe, ma belle amie, plus je crois +que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La +Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre +ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et +tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention +sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente +moins politique que celle de Louis XIV! Il règne dans le Tribunal +révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le +rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde. +Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine +de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante +coupable d'avoir crié: "Vive le roi!" avec une mauvaise intention et +dans la pensée de détruire la République? Nos juges, tout de noir +emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher +aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son +théâtre de grossières bouffonneries. + +--Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en +amour? + +--Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et +ne se posent plus sur la tour en ruines. + +--Vous n'avez pas changé.... Au revoir, mon ami!" + + + +Ce soir-là, le dragon Henry, s'étant rendu, sans y être prié, chez +madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il +lut l'adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C'était, il le savait, une +lettre pour l'Angleterre. Rauline recevait par un postillon des +messageries le courrier de madame de Rochemaure et le faisait porter à +Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la +nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte; un émigré, M. +d'Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s'il le jugeait +utile, au cabinet de Saint-James. + +Henry était jeune et beau: Achille n'unissait pas tant de grâce à tant +de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais +la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de +la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu'elle +avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune +soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu'il ne +serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer madame de +Rochemaure; mais il lui déplaisait qu'elle ne le distinguât plus. Il +comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le +service de la République l'avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités +où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité +de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et +combien il leur est facile de sacrifier ce qu'elles ont chéri et de +perdre ce qu'elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise +pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa +sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C'est +pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s'approchait d'elle, +s'éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de +la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de +sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il +lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une +promenade à Ermenonville. + +Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour +d'elle des regards d'impatience et d'ennui. Soudain Henry se dressa +sombre et résolu et lui annonça qu'il partait pour l'armée et serait +dans quelques jours devant Maubeuge. + +Sans montrer ni doute ni surprise, elle l'approuva d'un signe de tête. + +"Vous me félicitez de cette décision? + +--Je vous en félicite." + +Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle +pensait tirer de grands avantages; tout autre chose que celui-ci: un +Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion +qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. A tout moment +elle croyait entendre la sonnette et tressaillait. + +Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et +bâilla encore. Voyant qu'il ne s'en allait pas, elle lui dit qu'elle +avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette. + +Il lui criait d'une voix émue: + +"Adieu, Louise!... Vous reverrai-je jamais?" + +Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert. + +Dès qu'il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen +Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau +curieux de l'état de l'esprit public en France. On y parlait de la +reine, de la Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints propos +confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés. + +Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita +quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui +se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries +et pénétra dans l'antichambre du Comité de sûreté générale. + + + +Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, Évariste Gamelin s'asseyait +sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu'il +connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes, +savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui, un dessinateur, +tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant +marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de +petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se +tenaient là, dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou +portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le +chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les +oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l'habit et de la +culotte, comme en l'ancien temps, les autres, de la carmagnole et du +pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de +souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes +toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous +déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l'aise à leur banc et +Gamelin enviait leur tranquillité. Son coeur battait, ses oreilles +bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l'entourait prenait +pour lui une teinte livide. + +Quand l'huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une +estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à +cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d'audience +avec un ruban tricolore d'où pendait sur leur poitrine une lourde +médaille d'argent. Devant eux, au pied de l'estrade, siégeait le +substitut de l'accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier +s'assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l'accusé. Gamelin +voyait ces hommes différents de ce qu'il les avait vus jusque-là, plus +beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu'ils prissent des attitudes +familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant +en arrière pour entendre quelque communication d'un juré ou d'un +officier de service. + +Au-dessus des juges, les tables des Droits de l'Homme étaient +suspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles +murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat. +En face du banc des jurés, au fond de la salle, s'élevait la tribune +publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui blondes, +brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet +plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine, auxquelles la mode +donnait uniformément l'ampleur d'un sein nourricier, se croisait le +fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient +les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait, +clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui +donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. A droite, +vers l'entrée, derrière une barrière pleine, s'étendait un espace où le +public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L'affaire +dont cette section du Tribunal allait s'occuper n'intéressait qu'un +petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui +siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes. + +C'est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le coeur, prêt à faiblir, +n'aurait pu supporter l'atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses +yeux s'attachaient aux moindres détails: il remarquait le coton dans +l'oreille du greffier et une tache d'encre sur le dossier du substitut. +Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps +où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui +surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d'ortie et de houx. +Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d'une forme +surannée, garni de velours d'Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux +bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues. + +Enfin l'accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses +membres comme le prescrivait la loi. C'était un homme d'une cinquantaine +d'années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres +minces et violacées, vêtu à l'ancienne mode d'un habit sang de boeuf. +Sans doute parce qu'il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des +pierreries et ses joues avaient l'air d'être vernies. Il s'assit. Ses +jambes, qu'il croisait, étaient d'une maigreur excessive et ses grandes +mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe +Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la +République. L'acte d'accusation mettait à sa charge des faits nombreux +et graves, dont aucun n'était absolument certain. Interrogé, Guillergues +nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son +langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l'idée +d'un homme avec lequel il n'est pas désirable de traiter une affaire. Il +avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question +embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses +deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d'angoisse. Gamelin +s'en aperçut et dit à l'oreille de son voisin, peintre comme lui: + +"Regardez ses pouces!" + +Le premier témoin qu'on entendit apporta des faits accablants. C'est sur +lui que reposait toute l'accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se +montrèrent, au contraire, favorables à l'accusé. Le substitut de +l'accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le +défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l'accusé des +sympathies qu'il n'avait pas su lui-même se concilier. L'audience fut +suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations. +Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux +groupes à peu près égaux en nombre. On vit d'un côté les indifférents, +les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre +côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu +accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le coeur. Ceux-là +condamnaient toujours. C'étaient les bons, les purs: ils ne songeaient +qu'à sauver la République et ne s'embarrassaient point du reste. Leur +attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en +communion avec eux. + +"Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a +spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L'absoudre, c'est laisser +échapper un traître, c'est trahir la patrie, vouer l'armée à la +défaite." Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur +leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie.... +"Mais si Guillergues était innocent?..." + +Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d'infidélité dans +les fournitures. Tant d'autres devaient agir comme Guillergues et +Blaise, préparer la défaite, perdre la République! Il fallait faire un +exemple. Mais si Guillergues était innocent?... + +"Il n'y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix. + +--Il n'y a jamais de preuves", répondit en haussant les épaules le chef +du jury, un bon, un pur. + +Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour +l'acquittement. + +Le jury rentra dans la salle et l'audience fut reprise. Les jurés +étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à son tour devant le +fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autres se contentaient d'un +mot; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles. + +Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit: + +"En présence d'un crime si grand que d'ôter aux défenseurs de la patrie +les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n'avons +point." + +A la majorité des voix, l'accusé fut déclaré non coupable. + +Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure +bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement. +C'était un autre homme. La sécheresse de ses traits s'était fondue, ses +lèvres s'étaient amollies. Il avait l'air vénérable; son visage +exprimait l'innocence. Le président lut, d'une voix émue, le verdict qui +renvoyait le prévenu; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme +qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président +l'appela et lui donna l'accolade fraternelle. Les jurés l'embrassèrent. +Gamelin pleurait à chaudes larmes. + +Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une +multitude hurlante s'agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient +prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du +grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des +charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés +et des spectateurs, ne voyait rien, n'entendait rien que son acte de +justice et d'humanité et les félicitations qu'il se donnait d'avoir +reconnu l'innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et +souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut +recouvré la voix, elle lui dit: + +"Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux! Dans cette +salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière +de ses ondes magnétiques. J'en étais électrisée. Je vous contemplais à +votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n'avez donc +pas deviné ma présence? Rien ne vous a averti que j'étais là? Je me +tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu! qu'il est +doux de faire le bien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c'en +était fait de lui: il périssait. Vous l'avez rendu à la vie, à l'amour +des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis +heureuse et fière de vous aimer!" + +Se tenant par le bras, serrés l'un contre l'autre, ils allaient par les +rues, se sentant si légers qu'ils croyaient voler. + +Ils allaient à l'_Amour peintre_. Arrivés à l'Oratoire: + +"Ne passons pas par le magasin", dit Élodie. + +Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à +l'appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef +de fer. + +"On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon +prisonnier." + +Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune +fille. + +Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres +d'Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux +mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle +lui échappa et courut pousser le verrou.... + +La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant +la porte de l'appartement et lui dit tout bas, dans l'ombre: + +"Adieu, mon amour! C'est l'heure où mon père va rentrer. Si tu entends +du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends +que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir +la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge. +Adieu, ma vie, adieu, mon âme!" + +Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d'Élodie +s'entrouvrir et une petite main cueillir un oeillet rouge qui tomba à ses +pieds comme une goutte de sang. + + + + +XII + + +Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au +citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli +d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles, +un accueil malgracieux. + +"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas +toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes: +un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon +établissement, a vu vos pantins et les a trouvés contre-révolutionnaires. + +--Il se moquait! dit Brotteaux. + +--Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit +qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était +perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures +de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est +une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé. + +--Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces +Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a +cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il +n'y a pas un homme sensé pour le prétendre. + +--Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans +malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme +vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui +tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour +incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle. + +--Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait +ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres +que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous +laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?" + +Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise +humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses +Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la +sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre. + +"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous +honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je +respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel. +Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins." + +Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects +sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui +croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient +tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il +faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un +tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes +garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à +leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal +extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi +bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la +halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques +étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue +Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre +marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain +lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou. + +Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour +ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et +désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur +d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué +de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu +d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus +de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut +le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà, +tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la +rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service, +Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui +s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande +disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile. + +"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial." + +Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon +d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce. + +"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile." + +Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se +lever. Mais il retomba sur sa borne. + +"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois +j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à +cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai +point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué. + +--Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager +mon grenier. + +--Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect. + +--Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui +est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la +pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été +publicain je fabrique des pantins pour subsister." + +Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier, +et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit +du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa +gouttière, car il était sybarite. + +Ayant apaisé sa faim: + +"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des +circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette +borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la +maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de +latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution +de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine +étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est +contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution +m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute +d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat +que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le +mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même, +qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me +conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de +toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois +divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et +officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il +m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda +si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit +que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me +demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le +31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui +ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne +pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et +mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas. +Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux +commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la +force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire +en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il +faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour +reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10 +août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est +bien digne de pitié. + +--Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes +tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous +aviserons demain à votre sécurité." + +Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le +religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le +satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau. + +Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par +économie et par prudence. + +"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour +moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en +sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous +d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est +pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement +naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui +ce que vous étiez porté à faire pour moi. + +--Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne +m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous +exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin, +bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour +vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car +je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que +l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que +le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme +tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se +reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa +propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter +aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là +qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par +désoeuvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en +distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez +fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par +orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit +de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable. + +--Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai +reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette +heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en +mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un +avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi, +monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me +l'ordonne." + +Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et, +après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit +paisiblement. + + + + +XIII + + +Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant +l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury, +des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de +fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées +coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la +Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y +débarquaient quatorze mille hommes. + +C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des +événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie +périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et +l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, +leurs passions, leur conduite. + +Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de +défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et +des salpêtres. + + _Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire + les substances nécessaires à la fabrication de la poudre. + L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol + de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses + agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la + Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et + fraternité._ + +A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces +généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus +obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que, +mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer +à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le +même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait +ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations +dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait +la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette +affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des +effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des +troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations +confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre, +personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur, +les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui +ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire +des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé +trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane. + +On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les +âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans +les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes +vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par +les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une +immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats, +l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat +apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à +se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait +dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de +trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva +dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux +flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du +condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où +grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait +murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître, +Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing, +réclamaient la tête de l'Autrichienne. + +Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre +femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues +poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une +planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des +coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son +gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se +montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait, +paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos +contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain +de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet +l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les +faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle +professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit +elle-même. + +Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant +aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les +aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût +être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent +pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour +ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates, +la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin +commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à +lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la +peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en +frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment +suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue, +plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort. + + + +Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se +réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement +nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la +Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel +murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée +de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un oeil-de-boeuf et d'une +porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé +du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les +Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés. +Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas +chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes. +Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la +gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste +suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins +et, de là, par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France. +Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les +murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du +grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés +inquisiteurs des crimes contre la patrie. + +Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des +pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets +à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux +de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être +encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la +Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du +Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution, +étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre +et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et +dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit +soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de +dominer, une impériale sagesse. + +Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement +unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui +s'élevait sur le seuil. + +Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard +perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid, +monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un +habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé, +tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant, +qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par +d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix +claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il +frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices. +Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les +sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les +conspirateurs qui rampaient sur le sol. + +Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de +préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction +d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré +la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du +sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait +une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des +grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région +des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et +pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd. +Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des +formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité +et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation. +Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve +et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme +autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du +crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste +recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son coeur +s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le +crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, +ô trésors de la foi! + +Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux +qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la +richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse. +Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il +jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre, +par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et +découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures, +tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches +que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables +ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout +entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se +retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est +conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne +de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des +citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et +des scélérats plus dangereux que les fédéralistes. + +Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de +Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin +n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à +une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne +concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la +liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens +pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de +Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la +charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les +sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même +senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou +persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux. +Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai +caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui +avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les +boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les +ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir; +qu'il était criminel d'arracher du coeur des malheureux la pensée +consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et +sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave, +et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à +l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons +d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout +lorsqu'ils l'étaient d'un coeur ouvert et joyeux, comme le vieux +Brotteaux. + + + +Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un +ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple, +trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France, +deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes, +vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la +loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans, +parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine, +charmante. Un noeud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon +découvrait un cou blanc et flexible. + +Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à +l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud. + +La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq +hommes et dix-huit femmes. + +Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction +entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi +ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le +courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en +altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus +souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à +tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs +ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction. +Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les +traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient, +médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement +troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur +conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la +République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et +mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état. +Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et +les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur +fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint +couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal +fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur, +alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait +ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou +irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats +ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se +représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images +voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer +au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire, +mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin, +artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et +la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût +classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à +son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la +couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu +le désir que dans l'amour profond. + +Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes +plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses, +celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant, +avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les +patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des +philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des +plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux +de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait +quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la +condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur +virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin, +poussaient sous la hache des têtes touchantes. + +Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il +fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur +retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est +plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie +timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles, +vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent +aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit +dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude +dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur +public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il +faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et +tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux +juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de +tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune +militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante +adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle, +ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte +d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les +pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de +l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de +céder. + +L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait, +aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et +d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues +mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave +la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger +ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés; +à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait +entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en +vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles +infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la +cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il +voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait: +"République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un +secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!..." + +Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'_Amour +peintre_. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le +rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'oeillets. +Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre: +elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés +éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse +fille se donnaient en silence des baisers furieux. + + + + +XIV + + +Levé dès l'aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre, s'en alla +dire sa messe dans une chapelle de la rue d'Enfer, desservie par un +prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliers de retraites +semblables, où le clergé réfractaire réunissait clandestinement de +petits troupeaux de fidèles. La police des sections, bien que vigilante +et soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercails cachés, de peur des +ouailles irritées et par un reste de vénération pour les choses saintes. +Le Barnabite fit ses adieux à son hôte, qui eut grand-peine à obtenir +qu'il revînt dîner, et l'engagea enfin par la promesse que la chère ne +serait ni abondante ni délicate. + +Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre; puis, tout +en préparant le dîner du religieux et de l'épicurien, il relisait +Lucrèce et méditait sur la condition des hommes. + +Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des +forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations +absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse de croire que les +révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres +hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. Au reste, il n'était point +pessimiste et ne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise. Il +admirait la nature en plusieurs de ses parties, spécialement dans la +mécanique céleste et dans l'amour physique et s'accommodait des travaux +de la vie en attendant le jour prochain où il ne connaîtrait plus ni +craintes ni désirs. + +Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerline qui +ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et son épicurisme +louait l'ordre des atomes qui la composaient. + +Ces soins l'occupèrent jusqu'au retour du Barnabite. + +"Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais bien dit que +notre repas serait maigre. Nous n'avons que des châtaignes. Encore s'en +faut-il qu'elles soient bien assaisonnées. + +--Des châtaignes! s'écria le Père Longuemare en souriant, il n'y a point +de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme +limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un +verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa +femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions +tous forts et robustes. J'étais le plus jeune et le plus turbulent: mon +père disait, par plaisanterie, qu'il faudrait m'envoyer à l'Amérique +faire le flibustier.... Ah! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est +parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d'enfants où souriait ma +mère." + +Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue +Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en +commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien +vingt-quatre douzaines pour commencer. + +En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la +Révolution étinceler un triangle d'acier entre deux montants de bois: +c'était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se +pressait autour de l'échafaud, attendant les charrettes pleines. Des +femmes, portant l'éventaire sur le ventre, criaient les gâteaux de +Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette; au pied de la +statue de la Liberté, un vieillard montrait des gravures d'optique dans +un petit théâtre surmonté d'une escarpolette où se balançait un singe. +Des chiens, sous l'échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux +rebroussa vers la rue Honoré. + +Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire, il essuya +soigneusement la table et y mit sa boîte de couleurs ainsi que les +outils et les matériaux de son état. + +"Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupation indigne du +sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, je vous prie, à +fabriquer des pantins. Un sieur Joly m'en a fait, ce matin même, une +assez grosse commande. Pendant que je peindrai ces figures déjà formées, +vous me rendrez grand service en découpant des têtes, des bras, des +jambes et des troncs sur les patrons que voici. Vous n'en sauriez +trouver de meilleurs: ils sont d'après Watteau et Boucher. + +--Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau et Boucher +étaient propres à créer de tels brimborions: il eût mieux valu, pour +leur gloire, qu'ils s'en fussent tenus à d'innocents pantins comme +ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais je crains de n'être pas +assez habile pour cela." + +Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse: après +plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie +n'était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des +contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de +la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de +mouvement ces petits êtres qu'il n'avait su former, et à les instruire à +la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter +à chacun d'eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses +soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères. + +Une fois qu'il tirait en mesure la ficelle d'un Scaramouche: + +"Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire. +C'était en 1746: j'achevais mon noviciat, sous la direction du Père +Magitot, homme âgé, de profond savoir et de moeurs austères. A cette +époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d'abord à +l'amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les +hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire; ils faisaient fureur à +Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient; on en +trouvait chez les personnes de qualité, et il n'était pas rare de voir à +la promenade et dans les rues un grave personnage faire danser son +pantin. L'âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le +gardèrent point de la contagion. Alors qu'il voyait chacun occupé à +faire sauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient des +impatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour que pour +une affaire importante, qui intéressait l'ordre tout entier, il faisait +visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisant un pantin +suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentation d'en tirer la +ficelle. Ce ne fut qu'au prix d'un grand effort qu'il en triompha. Mais +ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissa plus de repos. Dans ses +études, dans ses méditations, dans ses prières, à l'église, dans le +chapitre, au confessionnal, en chaire, il en était obsédé. Après +quelques jours consumés dans un trouble affreux, il exposa ce cas +extraordinaire au général de l'ordre, qui, en ce moment, se trouvait +heureusement à Paris. C'était un docteur éminent et l'un des princes de +l'église de Milan. Il conseilla au Père Magitot de satisfaire une envie +innocente dans son principe, importune dans ses conséquences et dont +l'excès menaçait de causer dans l'âme qui en était dévorée les plus +graves désordres. Sur l'avis ou, pour mieux dire, par l'ordre du +général, le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut, +comme la première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantin +accroché à la cheminée, il s'en approcha vivement et demanda à son hôte +la grâce d'en tirer un moment la ficelle. L'avocat la lui accorda très +volontiers et lui confia que parfois il faisait danser Scaramouche +(c'était le nom du pantin) en préparant ses plaidoiries et que, la +veille encore, il avait réglé sur les mouvements de Scaramouche sa +péroraison en faveur d'une femme accusée faussement d'avoir empoisonné +son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vit sous sa +main Scaramouche s'agiter comme un possédé qu'on exorcise. Ayant ainsi +contenté son caprice, il fut délivré de l'obsession. + +--Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. On voit de +ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures de carton qui +les causent." + +Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais de religion; +Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentait de la +sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l'embarrasser et à le +troubler par des objectons à divers articles de la doctrine chrétienne. + +Une fois, tandis qu'ils fabriquaient ensemble des Zerlines et des +Scaramouches: + +"Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au +point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folie universelle, a +été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celui de la +cour. + +--Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennent insensés, +comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nul homme, de nos +jours, ne plongea dans l'ignorance et l'erreur aussi profondément que +monsieur l'abbé Fauchet, nul homme ne fut aussi funeste au royaume que +celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemment irrité contre la France, +pour lui envoyer monsieur l'abbé Fauchet! + +--Il me semble que nous avons vu d'autres malfaiteurs que ce malheureux +Fauchet. + +--Monsieur l'abbé Grégoire a montré aussi beaucoup de malice. + +--Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu'en dites-vous, mon +Père? + +--Monsieur, ce sont des laïques: les laïques ne sauraient encourir les +mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne font pas le mal de si +haut, et leurs crimes ne sont point universels. + +--Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la +révolution présente? + +--Je ne vous comprends pas, monsieur. + +--Épicure a dit: "Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le +peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le +peut. S'il le veut et ne le peut, il est impuissant; s'il le peut et ne +le veut, il est pervers; s'il ne le peut ni ne le veut, il est +impuissant et pervers; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon +Père?" + +Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait. + +"Monsieur, répondit le religieux, il n'y a rien de plus misérable que +les difficultés que vous soulevez. Quand j'examine les raisons de +l'incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins +d'herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez +que je ne dispute pas avec vous: j'y aurais trop de raisons et trop peu +d'esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l'abbé Guénée +et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez +d'Épicure est une sottise: car on y juge Dieu comme s'il était un homme +et en avait la morale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuis Celse +jusqu'à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables +paradoxes. + +--Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne. Non +content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vous voulez +encore n'en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant de beaux génies +qui pensèrent autrement que vous. + +--Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare. Je +crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait faux dans la +pensée d'un homme. Les athées occupent le plus bas échelon de la +connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs de raison et des +éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres le noient, l'homme +dresse un front où Dieu mit l'intelligence: c'est le sort de Lucifer. + +--Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je +vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des +théologiens un atome de bon sens." + +Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il +estimait nécessaire aux peuples: il eût souhaité seulement qu'elle eût +pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait +que les Jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et +plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la +république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de +leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus +cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. Aussi, souhaitait-il +qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au +temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans, +d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques +en cent ans. + +"Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé des +théophages et des christicoles. J'avais un aumônier aux Ilettes: chaque +dimanche, on y disait la messe; tous mes invités y assistaient. Les +philosophes y étaient les plus recueillis et les filles d'Opéra les plus +ferventes. J'étais heureux alors et comptais de nombreux amis. + +--Des amis, s'écria le Père Longuemare, des amis!... Ah! monsieur, +croyez-vous qu'ils vous aimaient, tous ces philosophes et toutes ces +courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieu lui-même +aurait peine à y reconnaître un des temples qu'il a édifiés pour sa +gloire?" + + + +Le Père Longuemare continua d'habiter huit jours chez le publicain sans +y être inquiété. Il suivait, autant qu'il pouvait, la règle de sa +communauté et se levait de sa paillasse pour réciter, agenouillé sur le +carreau, les offices de nuit. Bien qu'ils n'eussent tous deux à manger +que de misérables rogatons, il observait le jeûne et l'abstinence. +Témoin affligé et souriant de ces austérités, le philosophe lui demanda, +un jour: + +"Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir +endurer ainsi le froid et la faim? + +--Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l'exemple de la +souffrance." + +Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du +philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins +à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait +heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du +Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d'hermine, qui +courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon +des suppliantes de tous les temps. + +Elle tremblait; on entendait les battements précipités de son coeur. +Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux, +vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l'eût pas +vue sans profit. + +Elle parlait d'une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur +d'être entendue des passants: + +"Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!... Ils sont dans ma +chambre, rue Fromenteau. Pendant qu'ils montaient, je me suis réfugiée +chez Flora, ma voisine, et j'ai sauté par la fenêtre dans la rue, de +sorte que je me suis foulé le pied.... Ils viennent; ils veulent me +mettre en prison et me faire mourir.... La semaine dernière, ils ont +fait mourir Virginie." + +Brotteaux comprenait bien qu'elle parlait des délégués du Comité +révolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité de sûreté +générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, le citoyen +Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme les plus funestes +ennemies de la République. Il voulait régénérer les moeurs. A vrai dire, +les demoiselles du Palais-Égalité étaient peu patriotes. Elles +regrettaient l'ancien état et ne s'en cachaient pas toujours. Plusieurs +avaient été déjà guillotinées comme conspiratrices, et leur sort +tragique avait excité beaucoup d'émulation chez leurs pareilles. + +Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle faute elle +s'était attiré un mandat d'arrêt. + +Elle jura qu'elle n'en savait rien, qu'elle n'avait rien fait qu'on pût +lui reprocher. + +"Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n'es point suspecte: tu n'as +rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moi tranquille." + +Alors elle avoua tout: + +"J'ai arraché ma cocarde et j'ai crié: "Vive le roi!" + +Il s'engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à son bras, elle +disait: + +"Ce n'est pas que je l'aime, le roi; vous pensez bien que je ne l'ai +jamais connu et peut-être n'était-il pas un homme très différent des +autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruels envers les +pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent et m'injurient de toutes +les manières; ils veulent m'empêcher de faire mon métier. Je n'en ai pas +d'autre. Vous pensez bien que si j'en avais un autre, je ne ferais pas +celui-là.... Qu'est-ce qu'ils veulent? Ils s'acharnent contre les +petits, les faibles, le laitier, le charbonnier, le porteur d'eau, la +blanchisseuse. Ils ne seront contents que lorsqu'ils auront mis contre +eux tout le pauvre monde." + +Il la regarda: elle avait l'air d'un enfant. Elle ne ressentait plus de +peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il lui demanda son +nom. Elle répondit qu'elle se nommait Athénaïs et avait seize ans. + +Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle ne +connaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante à +Palaiseau, qui la garderait chez elle. + +Brotteaux prit sa résolution: + +"Viens, mon enfant", lui dit-il. + +Et il l'emmena, appuyée à son bras. + +Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son +bréviaire. + +Il lui montra Athénaïs, qu'il tenait par la main: + +"Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: "Vive le +roi!" La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n'a point de +gîte. Permettrez-vous qu'elle passe la nuit ici?" + +Le Père Longuemare ferma son bréviaire: + +"Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur, si cette +jeune fille, qui est comme moi sous le coup d'un mandat d'arrêt, peut, +pour son salut temporel, passer la nuit dans la même chambre que moi. + +--Oui, mon Père. + +--De quel droit m'y opposerais-je? et, pour me croire offensé de sa +présence, suis-je sûr de valoir mieux qu'elle?" + +Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurant qu'il y +dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas. Brotteaux s'étendit +sur la paillasse et souffla la chandelle. + +Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises: il ne +dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et de la +fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se leva et +envoya dans la mansarde un rayon d'argent qui éclaira la chevelure +blonde, les cils d'or, le nez fin, la bouche ronde et rouge d'Athénaïs, +dormant les poings fermés. + +"Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!" + +Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux était parti. +Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s'instruisait, aux leçons de +la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs; et toutefois il +était dévoré de regrets et d'inquiétudes. + +En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête les solives +d'un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur et tendit vers +lui, pour le caresser, ses jolies petites mains sales. + +Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabré où le +religieux avait passé la nuit. + +"Il est parti?... Il n'est pas allé me dénoncer, dites? + +--Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme que ce vieux +fou." + +Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quand +Brotteaux lui eut dit que c'était la religion, elle lui reprocha +gravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religion étaient +pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieu souvent, espérant +qu'il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte +miséricorde. + +Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, elle crut que +c'était un livre de messe et dit: + +"Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieu vous +récompensera de ce que vous avez fait pour moi." + +Brotteaux lui ayant dit que ce livre n'était pas un livre de messe, et +qu'il avait été écrit avant que l'idée de messer se fût introduite dans +le monde, elle pensa que c'était une _Clef des Songes_, et demanda s'il +ne s'y trouvait pas l'explication d'un rêve extraordinaire qu'elle avait +fait. Elle ne savait pas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que ces +deux sortes d'ouvrages. + +Brotteaux lui répondit que ce livre n'expliquait que le songe de la vie. +La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonça à la +comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçait +pour Brotteaux les cuvettes d'argent dont il usait autrefois. Puis elle +arrangea ses cheveux devant le miroir à barbe de son hôte, avec un soin +minutieux et grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elle +prononçait quelques paroles, à longs intervalles. + +"Vous, vous avez été riche. + +--Qu'est-ce qui te le fait croire? + +--Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes un aristocrate, +j'en suis sûre." + +Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dans une +chapelle ronde d'ivoire, un morceau de sucre, du fil, des ciseaux, un +briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait le choix de ce qui lui +était nécessaire, elle se mit à raccommoder sa jupe, qui avait été +déchirée en plusieurs endroits. + +"Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! lui dit +Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore. + +--Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais ce sera pour +l'amour de vous et non pour l'amour de la nation." + +Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupe à deux +mains, elle fit la révérence comme elle l'avait appris au village et dit +à Brotteaux: + +"Monsieur, je suis votre très humble servante." + +Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes les manières, mais +elle trouvait convenable qu'il ne demandât rien et qu'elle n'offrît +rien: il lui semblait que c'était gentil de se quitter de la sorte, et +selon les bienséances. + +Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu'elle prît le +coche de Palaiseau. C'était la moitié de sa fortune, et, bien qu'il fût +connu pour ses prodigalités envers les femmes, il n'avait encore fait +avec aucune un si égal partage de ses biens. + +Elle lui demanda son nom. + +"Je me nomme Maurice." + +Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde: + +"Adieu, Athénaïs." + +Elle l'embrassa. + +"Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moi Marthe: c'est +le nom de mon baptême, le nom dont on m'appelait au village.... Adieu et +merci.... Bien votre servante, monsieur Maurice." + + + + +XV + + +Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger, juger +sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées de faisceaux +et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis, les +juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs +prédécesseurs royaux. L'accusateur public et ses substituts, épuisés de +fatigue, brûlés d'insomnie et d'eau-de-vie, ne secouaient leur +accablement que par un violent effort; et leur mauvaise santé les +rendait tragiques. Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns +instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents, +hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de +la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de +brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient +qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête +mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait +abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués +soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des +larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des +sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient +plus impétueusement les impulsions de leur coeur. + +Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait +l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du +souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés +dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages +forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui +appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre +les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues +couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés. +Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations +indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des +hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus +souvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût accepté de +se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre +ces tâches épouvantables. + +Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le +fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la +certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes. +Aux questions mortelles l'accusée répondit tantôt avec l'instinct de la +conservation, tantôt avec sa hauteur accoutumée, et, une fois, grâce à +l'infamie d'un de ses accusateurs, avec la majesté d'une mère. L'outrage +et la calomnie seuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée +d'effroi. Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles, +attendait que tout cela fût fini pour jeter la tête de l'Autrichienne à +l'Europe. + + + +Trois jours après l'exécution de Marie-Antoinette, Gamelin fut appelé +auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trente pas du bureau +militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit de sangle, dans la +cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa tête livide creusait +l'oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus, tournèrent leurs +prunelles vitreuses du côté d'Évariste; sa main desséchée saisit la main +de l'ami et la pressa avec une force inattendue. Il avait eu trois +vomissements de sang en deux jours. Il essaya de parler; sa voix, +d'abord voilée et faible comme un murmure, s'enfla, grossit: + +"Wattignies! Wattignies!... Jourdan a forcé l'ennemi dans son camp... +débloqué Maubeuge.... Nous avons repris Marchiennes. Ça ira... ça +ira...." + +Et il sourit. + +Ce n'étaient pas des songes de malade; c'était une vue claire de la +réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaient les +ténèbres éternelles. Désormais l'invasion semblait arrêtée: les +généraux, terrorisés, s'apercevaient qu'ils n'avaient pas mieux à faire +que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n'avaient point +apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisition le donnait. +Encore un effort, et la République serait sauvée. + +Après une demi-heure d'anéantissement, le visage de Fortuné Trubert, +creusé par la mort, se ranima, ses mains se soulevèrent. + +Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu'il y eût dans la chambre, +un petit secrétaire de noyer. + +Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un esprit lucide: + +"Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes: trois cent vingt +livres dont tu trouveras le compte... dans ce cahier rouge.... Adieu, +Gamelin. Ne t'endors pas. Veille à la défense de la République. Ça ira." + +L'ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit le mourant +pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaient le drap. + +A minuit, il prononça des mots sans suite: + +"Encore du salpêtre.... Faites livrer les fusils.... La santé? très +bonne.... Descendez ces cloches...." + +Il expira à 5 heures du matin. + +Par ordre de la section, son corps fut exposé dans la nef de la +ci-devant église des Barnabites, au pied de l'autel de la Patrie, sur +un lit de camp, le corps recouvert d'un drapeau tricolore et le front +ceint d'une couronne de chêne. + +Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main, douze +jeunes filles, traînant de longs voiles et portant des fleurs, +entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaient +chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l'un d'eux la fille de +sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravité enfantine et sa beauté +charmante, lui rappela ces génies de l'amour et de la mort, que les +Romains sculptaient sur leurs sarcophages. + +Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts aux chants de _La +Marseillaise_ et du _Ça ira_. + +En mettant le baiser d'adieu sur le front de Fortuné Trubert, Évariste +pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui se reposait, sa tâche +accomplie. + +Rentré chez lui, il reçut avis qu'il était nommé membre du Conseil +général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, il avait été élu +sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de +suffrages. On ne votait plus: les sections étaient désertes; riches et +pauvres ne cherchaient qu'à se soustraire aux charges publiques. Les +plus grands événements n'excitaient plus ni enthousiasme ni curiosité; +on ne lisait plus les journaux, Évariste doutait si, sur les sept cent +mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient +encore l'âme républicaine. + +Ce jour-là, les Vingt et Un comparurent. + +Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de la République, +vains, imprudents, ambitieux et légers, à la fois modérés et violents, +faibles dans la terreur comme dans la clémence, prompts à déclarer la +guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l'exemple qu'ils +avaient donné, ils n'étaient pas moins la jeunesse éclatante de la +Révolution; ils en avaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va +les interroger avec une partialité savante; ce blême accusateur, qui, +là, devant sa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces +jurés, qui voudront tout à l'heure étouffer leur défense; ce public des +tribunes, qui les couvre d'invectives et de huées, juge, jurés, peuple, +ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents, leurs +vertus. Mais ils ne se souviennent plus. + +Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle de Brissot. +Il ne se rappelait plus, et, s'il restait dans sa mémoire quelque +vestige de son antique admiration, c'était pour concevoir que ces +monstres avaient séduit les meilleurs citoyens. + +En rentrant, après l'audience, dans sa maison, Gamelin entendit des cris +déchirants. C'était la petite Joséphine que sa mère fouettait pour avoir +joué sur la place avec des polissons et sali la belle robe blanche qu'on +lui avait mise pour la pompe funèbre du citoyen Trubert. + + + + +XVI + + +Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patrie des +victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui; d'un +accusé il fit son accusé. + +Depuis qu'il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans la foule +des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteur d'Élodie, dont il +s'était fait, dans son imagination laborieuse, une idée dont quelques +traits étaient précis. Il le concevait jeune, beau, insolent, et se +faisait une certitude qu'il avait émigré en Angleterre. Il crut le +découvrir en un jeune émigré nommé Maubel, qui, de retour en France et +dénoncé par son hôte, avait été arrêté dans une auberge de Passy et dont +le parquet de Fouquier-Tinville instruisait l'affaire avec mille autres. +On avait saisi sur lui des lettres que l'accusation considérait comme +les preuves d'un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, mais +qui n'étaient en fait que des lettres écrites à l'émigré par des +banquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel, qui +était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries. On +trouvait dans son carnet trace de relations avec l'Espagne, alors en +guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaient d'ordre intime, +et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance de non-lieu, ce fut en +vertu de ce principe que la justice ne doit jamais se hâter de relâcher +un prisonnier. + +Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi par Maubel en +chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeune ci-devant, +qu'il se figurait conforme à celui qu'il attribuait à l'homme qui avait +abusé de la confiance d'Élodie. Dès lors, enfermé pendant de longues +heures dans le cabinet du greffier, il étudia le dossier avec ardeur. +Ses soupçons s'accrurent étrangement quand il trouva dans un calepin +déjà ancien de l'émigré l'adresse de l'_Amour peintre_, jointe, il est +vrai, à celle du _Singe Vert_, du _Portrait de la_ ci-devant _Dauphine_ +et de plusieurs autres magasins d'estampes et de tableaux. Mais, quand +il eut appris qu'on avait recueilli dans ce même calepin quelques +pétales d'un oeillet rouge, recouverts avec soin d'un papier de soie, +songeant que l'oeillet rouge était la fleur préférée d'Élodie qui la +cultivait sur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, la donnait (il le +savait) en témoignage d'amour, Évariste ne douta plus. + +Alors, s'étant fait une certitude, il résolut d'interroger Élodie, en +lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaient fait découvrir +le criminel. + +Comme il montait l'escalier de sa maison, il sentit dès les paliers +inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dans l'atelier Élodie, +qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de la confiture de coings. +Tandis que la vieille ménagère, allumant le fourneau, méditait en son +esprit les moyens d'épargner le charbon et la cassonade sans nuire à la +qualité de la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaise de paille, +ceinte d'un tablier de toile bise, des fruits d'or plein son giron, +pelait les coings et les jetait par quartiers dans une bassine de +cuivre. Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches +noires se tordaient sur son front moite; il émanait d'elle un charme +domestique et une grâce familière qui inspiraient les douces pensées et +la tranquille volupté. + +Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d'or fondu et +dit: + +"Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez, tout +l'hiver, d'une délicieuse gelée de coings qui vous affermira l'estomac +et vous rendra le coeur gai." + +Mais Gamelin, s'approchant d'elle, lui prononça ce nom à l'oreille: + +"Jacques Maubel...." + +A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge par la +porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels il avait +remis des talons, la note de ses ressemelages. + +De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage du nouveau +calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clair dans ses +comptes, se perdait dans les fructidor et les vendémiaire. + +Elle soupira: + +"Jésus! ils veulent tout changer, les jours, les mois, les saisons, le +soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot, qu'est-ce que c'est +que cette paire de galoches du 8 vendémiaire? + +--Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vous rendre +compte." + +Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt: + +"Il n'a pas l'air chrétien! fit-elle, épouvantée. + +--Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nous n'avons plus +que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va +falloir changer notre manière de compter. Il n'y aura plus de liards ni +de deniers, tout sera réglé sur l'eau distillée." + +A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, leva les +yeux au plafond et soupira: + +"Ils en font trop!" + +Et, tandis qu'elle se lamentait, semblable aux saintes femmes des +calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans la braise, +remplissait l'atelier d'une vapeur infecte qui, jointe à l'odeur +entêtante des coings, rendait l'air irrespirable. + +Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu'on ouvrît la +fenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que la +citoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nom à +l'oreille de la citoyenne Blaise: + +"Jacques Maubel." + +Elle le regarda avec un peu de surprise, et, très tranquillement, sans +cesser de couper un coing en quartiers: + +"Et bien?... Jacques Maubel?... + +--C'est lui! + +--Qui? lui? + +--Tu lui as donné un oeillet rouge." + +Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu'il s'expliquât. + +"Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!..." + +Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoir jamais +connu un Jacques Maubel. + +Et vraiment elle n'en avait jamais connu. + +Elle nia avoir jamais donné d'oeillets rouges à personne qu'à Évariste; +mais peut-être, sur ce point, n'avait-elle pas très bonne mémoire. + +Il connaissait mal les femmes, et n'avait pas pénétré bien profondément +le caractère d'Élodie; pourtant il la pensait très capable de feindre et +de tromper un plus habile que lui. + +"Pourquoi nier? dit-il. Je sais." + +Elle affirma de nouveau n'avoir connu aucun Maubel. Et, ayant fini de +peler ses coings, elle demanda de l'eau parce que ses doigts poissaient. + +Gamelin lui apporta une cuvette. + +Et, en se lavant les mains, elle renouvela ses dénégations. + +Il répéta encore qu'il savait, et, cette fois, elle garda le silence. + +Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et était à mille +lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n'avait jamais entendu +parler, dût comparaître devant le Tribunal révolutionnaire; elle ne +comprenait rien aux soupçons dont on l'obsédait, mais elle les savait +mal fondés. C'est pourquoi, n'ayant guère d'espoir de les dissiper, elle +n'en avait guère envie non plus. Elle cessa de se défendre d'avoir connu +un Maubel, préférant laisser le jaloux s'égarer sur une fausse piste, +quand, d'un moment à l'autre, le moindre incident pouvait le mettre sur +la véritable voie. Son petit clerc d'autrefois, devenu un joli dragon +patriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate. Quand +il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d'un oeil qui +semblait dire: "Allons! la belle; je sens bien que je vais vous +pardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vous rendre +mon estime." Elle ne fit donc plus effort pour guérir ce qu'elle +appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la conviction que Jacques +Maubel était le corrupteur d'Élodie. + + + +Les jours qui suivirent, le Tribunal s'occupa sans relâche d'anéantir le +fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé de dévorer la liberté. +Ce furent des jours chargés; et les jurés, épuisés de fatigue, +expédièrent le plus rapidement possible la femme Roland, inspiratrice ou +complice des crimes de la faction brissotine. + +Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presser l'affaire +Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux: il obtint qu'un +commissaire les irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin. + +Le substitut de l'accusateur public les lut, fit la grimace et dit à +Évariste: + +"Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n'y a rien là-dedans! des +fadaises!... S'il était seulement certain que ce ci-devant comte de +Maubel a émigré!..." + +Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acte d'accusation et +fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le 19 brumaire. + +Dès l'ouverture de l'audience, le président montra le visage sombre et +terrible qu'il avait soin de prendre pour conduire les affaires mal +instruites. Le substitut de l'accusateur se caressait le menton des +barbes de sa plume et affectait la sérénité d'une conscience pure. Le +greffier lut l'acte d'accusation: on n'en avait pas encore entendu de si +creux. + +Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas eu connaissance des +lois rendues contre les émigrés. + +"Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j'ai quitté la +France muni de passeports en règle." + +Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour en France +il s'expliqua d'une manière satisfaisante. Sa figure était agréable, +avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Les femmes des +tribunes le regardaient d'un oeil favorable. L'accusation prétendait +qu'il avait fait un séjour en Espagne dans le moment où déjà cette +nation était en guerre avec la France; il affirma n'avoir pas quitté +Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur. Parmi les papiers +qu'il avait jetés dans sa cheminée, lors de son arrestation, et dont on +n'avait retrouvé que des bribes, on lisait des mots espagnols et le nom +de "Nieves". + +Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications qui lui +étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l'intérêt de +l'accusé était de s'expliquer, il répondit qu'on ne doit pas toujours +suivre son intérêt. + +Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d'un crime: par trois fois +il pressa le président de demander à l'accusé s'il pouvait s'expliquer +sur l'oeillet dont il gardait si précieusement dans son portefeuille les +pétales desséchés. + +Maubel répondit qu'il ne se croyait pas obligé de répondre à une +question qui n'intéressait pas la justice, puisqu'on n'avait pas trouvé +de billet caché dans cette fleur. + +Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablement prévenu +en faveur de ce jeune homme dont l'affaire, obscure, semblait surtout +cacher des mystères amoureux. Cette fois, les bons, les purs eux-mêmes +eussent volontiers acquitté. L'un d'eux, un ci-devant, qui avait donné +des gages à la Révolution, dit: + +"Est-ce sa naissance qu'on lui reproche? Moi aussi, j'ai eu le malheur +de naître dans l'aristocratie. + +--Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y est resté." + +Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cet +émissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delà les +monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté, il demanda +si ardemment la condamnation du traître, qu'il réveilla l'humeur +toujours inquiète, la vieille sévérité des jurés patriotes. + +L'un d'eux, cyniquement, lui dit: + +"Il est des services qu'on ne peut se refuser entre collègues." + +Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité. + +Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillité souriante. Ses +regards, qu'il promenait paisiblement sur la salle, exprimèrent, en +rencontrant le visage de Gamelin, un indicible mépris. + +Personne n'applaudit la sentence. + +Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettre en +attendant l'exécution qui devait se faire le soir même, aux flambeaux: + + _Ma chère soeur, le Tribunal m'envoie à l'échafaud, me donnant la + seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves + adorée. Ils m'ont pris le seul bien qui me restait d'elle, une + fleur de grenadier, qu'ils appelaient, je ne sais pourquoi, un + oeillet._ + + _J'aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j'ai + recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en + lieu sûr et qu'on te remettra dès qu'il sera possible. Je te + prie, chère soeur, de les garder en mémoire de moi._ + +Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu'il plia, et +écrivit la suscription: + +_A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel._ + + _La Réole._ + +Il donna tout ce qu'il avait d'argent sur lui au porte-clefs, en le +priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et +but à petits coups en attendant la charrette.... + +Après souper, Gamelin courut à l'_Amour peintre_ et bondit dans la +chambre bleue où chaque nuit l'attendait Élodie. + +"Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n'est plus. La charrette qui +le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de +flambeaux." + +Elle comprit: + +"Misérable! C'est toi qui l'as tué, et ce n'était pas mon amant. Je ne +le connaissais pas... je ne l'ai jamais vu.... Quel homme était-ce? Il +était jeune, aimable..., innocent. Et tu l'as tué, misérable! +misérable!" + +Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se +sentait inondée en même temps d'horreur et de volupté. Elle se ranima à +demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge +se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa +dans ses bras à l'étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui +donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd, le plus +long, le plus douloureux et le plus délicieux des baisers. + +Elle l'aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissait terrible, +cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus +elle avait faim et soif de lui. + + + + +XVII + + +Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui +fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel, +délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se +firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle +capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui +fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point +d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée. + +De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de +s'asseoir et se mit tout à leur service. + +Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant +près du Pont-Neuf. + +"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter." + +Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale. + +Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il +ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi +désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du +Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité +du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom +autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne +tarderait pas à le découvrir. + +"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance +par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise +au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris +connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les +dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne +sait à qui entendre. + +--Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au +Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations +par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup +d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage. + +--Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme +galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom +d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au +service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui +concerne l'individu des Ilettes." + +Il tira la lettre de sa poche. + +"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention +qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme +d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement +nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage: + + _Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf, + un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est + réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du + jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel + de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel + durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de + la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous + savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la + guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des + petites gens et des femmes du peuple, encore profondément + attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que + cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France + entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit + plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain, + ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais, + etc...." Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame + Royale et se fasse nommer protecteur du royaume._ + + _Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les + sommes qui me sont dues, c'est-à-dire mille livres sterling, par + la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien + d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison, + etc., etc._ + +--Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà +un indice précieux... bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de +ce genre dans la section. + +--Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une +poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre +scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à +craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son +âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate. + +--Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des +cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant +dans des sacs. + +--Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne +sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile, +qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la +journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des +constructions.... En usez-vous?..." + +Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués. + +"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de +longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce +matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin +blanc." + +Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la +place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement +l'individu des Ilettes. + +Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la +section. + +"Avez-vous vu jouer _Le Jugement dernier des Rois_? demanda Delourmel à +ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les +rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui +les engloutit. C'est un ouvrage patriotique." + +Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture, +brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait +par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée. + +"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il. + +La vieille répondit elle-même: + +"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires, +croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte +Véronique, _Ecce homo_, _Agnus Dei_, cors et bagues de saint Hubert, et +tous objets de dévotion. + +--C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel. + +Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui +répondait à toutes les questions: + +"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion." + +Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui +passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme +étonnée. + +Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au +Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la +section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à +l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement, +et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire. + +En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le +commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de +la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre +le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la +citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond +de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de +sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le +chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite +Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se +répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une +voix irritée: + +"Misérable! je te défends de battre mon chien. + +--Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de...." + +Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête. + +Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des +délégués, il courut à lui et lui dit: + +"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de +m'assassiner." + +Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions, +étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant +au portier et au menuisier: + +"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un +suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des +Ilettes, fabricant de polichinelles." + +Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de +Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis +au délateur. + +Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du +portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits +polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis +montèrent par l'échelle de meunier. + +Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père +Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars, +et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et +l'harmonie. + +Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses +membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait +impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer +un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où +venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux +femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et +ses trois chemises. + +"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai +pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici." + +Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut +mis avec Brotteaux en état d'arrestation. + +Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne +Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la +vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine, +dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait +caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux +emplissait la place de Thionville. + +Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne +qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un +panier plein d'oeufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un +linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur +un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des +magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle +demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et +lui dit doucement: + +"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible.... Mais vous ne le +connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu." + +Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer. +Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus +obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se +vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue +Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout +entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria: + +"Vive le roi! vive le roi!" + + + + +XVIII + + +La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour +l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle +eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait +arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son +humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en +avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas. + +Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au +moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore +son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il +accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour +n'avoir pas à le juger. + +La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle; +elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts +tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa +religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au +coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur +Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et, +l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt. + +Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons +obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la +citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la +porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la +faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou +vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick +vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la +taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux +châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de +l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de +lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et +silencieux. + +Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite: + +"Tu ne reconnais pas ta fille?..." + +La vieille dame joignit les mains: + +"Julie!... C'est toi.... Est-il Dieu possible!... + +--Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman." + +La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme +sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude: + +"Toi, à Paris!... + +--Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!... Moi, on ne me reconnaîtra +pas dans cet habit." + +En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas +différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient +les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage, +fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les +soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince, +avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa +voix claire eût pu la trahir. + +Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait +volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon, +elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme +Cérès dans la cabane de la vieille Baubô. + +Puis, le verre encore sur ses lèvres: + +"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler." + +La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien. + +"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au +Luxembourg." + +Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et +officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était +ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où +il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait +plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait +que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le +malheur. + +Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans +les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables +des tavernes, à Piccadilly. + +Sa mère ne répondait point et la regardait d'un oeil morne. + +"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie +Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné. + +--Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton +frère. + +--Comment? que dis-tu, ma mère? + +--Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur +de Chassagne. + +--Maman, il le faut bien, pourtant! + +--Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de +t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels +noms il lui donnait. + +--Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant, +en haussant les épaules. + +--Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de +ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a +soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu +le connais: il ne vous pardonne pas. + +--Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée... à Londres...." + +La pauvre mère leva les yeux et les bras: + +"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste +le traite comme un ennemi. + +--Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire +auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les +démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?... +Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait! + +--Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui +demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de +Chassagne.... Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et, +sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre... mais il est +juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande +rien, Julie. + +--Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid, +insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la +vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les +trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et +sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et +moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce +que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me +souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un +hypocrite. + +--Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je +t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes +une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai +aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais +ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin +de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton +état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que +serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim. + +--Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de +soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée +par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne +action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de +prendre soin de toi. Lui! t'aimer?... Est-ce qu'il est capable d'aimer +quelqu'un? Il n'a ni coeur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour +peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne." + +Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait +telles qu'elle les avait quittées. + +"La voilà, son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son +Oreste, son Oreste, l'oeil bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un +empalé, c'est lui tout entier.... Enfin, maman, tu ne comprends donc +rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les +jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront +mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me +le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons +été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je +n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai +été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez +un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer +notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y +accomplir une mission importante.... Nous avons consenti; nous aurions +accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et +donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé +les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné. +Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions +affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou +emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie +de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait +sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse +et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze +jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de +Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et +lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné +autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande +à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, +le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire +arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de +quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les +gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu +conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu +l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une +marche de l'église.... On l'a conduit, ce matin...." + +Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient. + +Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa +mère: + +"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman, +aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!" + +Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire +reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les +mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants. + +"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin. + +Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune +femme. + +Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère +cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le +regard de ces yeux noyés de pleurs. + +"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se +laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne +l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il +n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les +comprends pas." + +Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie: + +"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à +t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier +mouvement.... Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est +sévère sur tout ce qui touche aux moeurs, aux convenances. Moi-même, j'ai +été un peu surprise de voir ma Julie en garçon. + +--Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu +ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier, +pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un +certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille +et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que +ce travestissement est plus scabreux que le mien. + +--Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de +cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour +moi. Je parlerai à Évariste, je dirai...." + +Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait, +mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir. + +"Il est bon. Il fera pour moi... pour toi ce que je lui demanderai." + +Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la +tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet +à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait +venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se +taisait, les pas, les roues, le ciel. + +Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée, +elle entendit son fils qui montait l'escalier. + +"Évariste!... dit-elle. Cache-toi." + +Et elle poussa sa fille dans sa chambre. + +"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?" + +Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu +contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis +quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une +couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce +sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées, +prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait +lourde et paresseuse. + +Il fredonna le _Ça ira_. + +"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le coeur gai. + +--Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La +Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les +lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République +triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des +conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que +les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle +foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?" + +La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus +ses lunettes. + +"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu +lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au +ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait +données. Je lui ai fait de la tisane.... Desmahis est venu te voir; il a +regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta +composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes +esquisses et les a admirées. + +--Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le +peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter; +mais il y a là une tête digne de David." + +Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire. + +"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras +eux-mêmes fussent des palmes. + +--Évariste! + +--Maman?... + +--J'ai reçu des nouvelles... devine de qui.... + +--Je ne sais pas.... + +--De Julie... de ta soeur.... Elle n'est pas heureuse. + +--Ce serait un scandale qu'elle le fût. + +--Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta soeur. Julie n'est pas +mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle +t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie +laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien +n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne. + +--Elle vous a écrit? + +--Non. + +--Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère? + +--Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est...." + +Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible: + +"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en +France.... Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par +moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à +Paris.... Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi.... + +--Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?... + +--Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma soeur Julie est dans cette +chambre... (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite +la dénoncer au Comité de vigilance de la section." + +La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses +mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible +murmure: + +"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un +monstre...." + +Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut +chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du +néant. + + + + +XIX + + +Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaient interrogés à +la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où +le portier refusa de le recevoir, alléguant qu'il n'avait plus de place. +Le vieux traitant fut mené ensuite à la Conciergerie et introduit au +greffe, pièce assez petite, partagée en deux par une cloison vitrée. +Pendant que le greffier inscrivait son nom sur les registres d'écrou, +Brotteaux vit à travers les carreaux deux hommes qui, chacun sur un +mauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et, l'oeil fixe, +semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteilles, des restes de +pain et de viande couvraient le sol autour d'eux. C'étaient des +condamnés à mort qui attendaient la charrette. + +Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à la lueur d'une +lanterne, il entrevit deux figures étendues, l'une farouche, mutilée, +hideuse, l'autre gracieuse et douce. Ces deux prisonniers lui offrirent +un peu de leur paille pourrie et pleine de vermine, pour qu'il ne +couchât pas sur la terre souillée d'excréments. Brotteaux se laissa +choir sur un banc, dans l'ombre puante, et demeura la tête contre le +mur, muet, immobile. Sa douleur était telle qu'il se serait brisé la +tête contre le mur, s'il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer. +Ses yeux se voilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence, +envahit ses oreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant +délicieux. Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie, +clarté sereine, parfum, douceur. Puis il cessa d'être. + +Quand il revint à lui, la première pensée qui s'empara de son esprit fut +de regretter son évanouissement et, philosophe jusque dans la stupeur du +désespoir, il songea qu'il lui avait fallu descendre dans un cul de +basse-fosse, en attendant la guillotine, pour éprouver la sensation de +volupté la plus vive que ses sens eussent jamais goûtée. Il s'essayait à +perdre de nouveau le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au +contraire, il sentait l'air infect du cachot apporter à ses poumons, +avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère. + +Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle +injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur +curiosité; mais, quand ils apprirent qu'il était ce que l'on appelait +"un politique", un de ceux dont le crime léger était de parole ou de +pensée, ils n'éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits +reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité: le plus vieux +était un assassin, l'autre avait fabriqué de faux assignats. Ils +s'accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques +satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu'au-dessus de sa +tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies +marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de +mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son +désespoir. + +La nuit vint, inaperçue dans l'ombre et le silence du cachot, mais +lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos +contre la muraille, Brotteaux s'assoupit. Et il se vit assis au pied +d'un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleil couchant +couvrait la rivière de flammes liquides et le bord des nuées était teint +de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévorait et il +buvait avidement, à même sa cruche, une eau qui augmentait son mal. + +Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit à Brotteaux de le +mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu'il aurait de la place, ce +qui ne tarderait guère. En effet, le surlendemain, il invita le vieux +traitant à sortir de son cachot. A chaque marche qu'il montait, +Brotteaux sentait rentrer en lui la force et la vie, et quand sur le +carreau rouge d'une chambre il vit se dresser un lit de sangle recouvert +d'une méchante couverture de laine, il pleura de joie. Le lit doré où se +becquetaient des colombes, qu'il avait jadis fait faire pour la plus +jolie des danseuses de l'Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni +promis de telles délices. + +Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, qui en +contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. La compagnie +qui habitait là, composée d'ex-nobles, de marchands, de banquiers, +d'artisans, ne déplut pas au vieux publicain, qui s'accommodait de +toutes sortes de personnes. Il observa que ces hommes, privés comme lui +de tout plaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient +de la gaieté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer +les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la +légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement +leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les +plus intelligents d'entre eux étaient profondément tristes. Il s'aperçut +bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l'eau-de-vie +une gaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un +peu fou. Ils n'avaient pas tous du courage; mais tous en montraient. +Brotteaux n'en était pas surpris: il savait que les hommes avouent +volontiers la cruauté, la colère, l'avarice même, mais jamais la +lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans +une société polie, en un danger mortel. C'est pourquoi, songeait-il, +tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont +composées que de braves. + +Plus encore que le vin et l'eau-de-vie, le bruit des armes et des clefs, +le grincement des serrures, l'appel des sentinelles, le trépignement des +citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur +inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se +coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre. + +Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand il apprit, par +le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait sur la paille +pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et les assassins. Il le fit +recevoir à la pistole, dans la chambre qu'il habitait et où un lit était +devenu vacant. S'étant engagé à payer pour le religieux, le vieux +publicain, qui n'avait pas sur lui un grand trésor, s'ingénia à faire +des portraits à un écu l'un. Il se procura, par l'intermédiaire d'un +geôlier, de petits cadres noirs pour y mettre de menus travaux en +cheveux qu'il exécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furent très +recherchés dans une réunion d'hommes qui songeaient à laisser des +souvenirs. + +Le Père Longuemare tenait haut son coeur et son esprit. En attendant +d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, il préparait sa +défense. Ne séparant point sa cause de celle de l'Église, il se +promettait d'exposer à ses juges les désordres et les scandales causés à +l'Épouse de Jésus-Christ par la constitution civile du clergé; il +entreprenait de peindre la fille aînée de l'Église faisant au pape une +guerre sacrilège, le clergé français dépouillé, violenté, odieusement +soumis à des laïques; les réguliers, véritable milice du Christ, spoliés +et dispersés. Il citait saint Grégoire le Grand et saint Irénée, +produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes +entiers des décrétales. + +Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de son lit, +trempant des tronçons de plumes usées jusqu'aux barbes dans l'encre, +dans la suie, dans le marc de café, couvrant d'une illisible écriture +papiers à chandelle, papiers d'emballage, journaux, gardes de livres, +vieilles lettres, vieilles factures, cartes à jouer, et songeant à y +employer sa chemise après l'avoir passée à l'amidon. Il entassait +feuille sur feuille, et, montrant l'indéchiffrable barbouillage, il +disait: + +"Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai de lumière." + +Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sans cesse accrue +et pensant à ces magistrats qu'il brûlait de confondre, il s'écria: + +"Je ne voudrais pas être à leur place!" + +Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaient ou +royalistes ou fédéralistes; il s'y trouvait même un jacobin; ils +différaient entre eux d'opinion sur la manière de conduire les affaires +de l'État, mais aucun d'eux ne gardait le moindre reste de croyances +chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, les girondins +trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmes et +excellent pour le peuple. Les jacobins installaient à la place de +Jéhovah un dieu jacobin, pour faire descendre de plus haut le +jacobinisme sur le monde; mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les +uns ni les autres qu'on fût assez absurde pour croire à aucune religion +révélée, voyant que le Père Longuemare ne manquait pas d'esprit, ils le +prenaient pour un fourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre, +il confessait sa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de +sincérité, plus il semblait un imposteur. + +En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi du religieux; +Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu'une partie de ce qu'il +disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pas paraître +affectées, et ne contentaient personne entièrement. Il parlait de +Jean-Jacques comme d'un plat coquin. Par contre, il mettait Voltaire au +rang des hommes divins, sans toutefois l'égaler à l'aimable Helvétius, à +Diderot, au baron d'Holbach. A son sens, le plus grand génie du siècle +était Boulanger. Il estimait beaucoup aussi l'astronome Lalande et +Dupuis, auteur d'un _Mémoire sur l'origine des constellations_. Les +hommes d'esprit de la chambrée faisaient au pauvre barnabite mille +plaisanteries dont il ne s'apercevait jamais: sa candeur déjouait tous +les pièges. + +Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de +l'oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au +trictrac. Il n'était permis d'avoir aucun instrument de musique. Après +souper, on chantait, on récitait des vers. _La Pucelle_ de Voltaire +mettait un peu de gaîeté au coeur de ces malheureux, qui ne se lassaient +pas d'en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la +pensée affreuse plantée au milieu de leur coeur, ils essayaient parfois +d'en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de +s'endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient +distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les +juges et l'accusateur; d'autres, les accusés ou les témoins, d'autres le +bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par +l'exécution des condamnés, qu'on étendait sur un lit, le cou sous une +planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus +agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres. +Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne, +bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné, +tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant +qu'il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour +avoir fait du créateur de l'univers un être envieux, sot et méchant, un +ennemi de la joie et de l'amour. + +"Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné, vieux bonze, +que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans la pénitence et +s'abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard, +assieds-toi sur des clous et mange des coquilles d'oeufs pour +l'éternité!" + +Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans ce discours, le +philosophe perçait sous le diable et que le moindre démon de l'enfer eût +dit moins de sottises, étant un peu frotté de théologie et certes moins +ignorant qu'un encyclopédiste. + +Mais, quand l'avocat girondin l'appelait capucin, il se fâchait tout +rouge et disait qu'un homme incapable de distinguer un barnabite d'un +franciscain ne saurait pas voir une mouche dans du lait. + +Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comités +remplissaient sans relâche: en trois mois la chambre des dix-huit fut à +moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin. L'avocat +Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, fut condamné à mort +comme fédéraliste et pour avoir conspiré contre l'unité de la +République. Au sortir du Tribunal, il repassa, comme tous les autres +condamnés, par un corridor qui traversait la prison et donnait sur la +chambre qu'il avait animée trois mois de sa gaieté. En faisant ses +adieux à ses compagnons, il garda le ton léger et l'air joyeux qui lui +étaient habituels. + +"Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vous avoir tiré +par les pieds dans votre lit. Je n'y reviendrai plus." + +Et, se tournant vers le vieux Brotteaux: + +"Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à la nature +les éléments qui me composent, en souhaitant qu'elle en fasse, à +l'avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaître qu'elle m'avait +fort mal réussi." + +Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le Père +Longuemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif de voir +l'impie rire au bord de l'abîme. + +Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui était voluptueux, +descendit plusieurs fois par jour dans la cour qui donnait sur le +quartier des femmes, près de la fontaine où les captives venaient, le +matin, laver leur linge. Une grille séparait les deux quartiers; mais +les barreaux n'en étaient pas assez rapprochés pour empêcher les mains +de se joindre et les bouches de s'unir. Sous la nuit indulgente, des +couples s'y pressaient. Alors Brotteaux, discrètement se réfugiait dans +l'escalier et, assis sur une marche, tirait de la poche de sa redingote +puce son petit Lucrèce, et lisait, à la lueur d'une lanterne, quelques +maximes sévèrement consolatrices: "_Sic ubi non erimus_.... Quand nous +aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le +ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...." Mais, tout en +jouissant de sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette +folie qui lui cachait l'univers. + +La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, les geôliers +ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient de cachot en +cachot, portant des actes d'accusation, hurlant des noms qu'ils +estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingt victimes +désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors, pleins +d'ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans une plainte, vingt, +trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents, et si +divers de condition, de caractère, de sentiment, qu'on se demandait +s'ils n'avaient pas été tirés au sort. + +Et l'on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, on faisait des +projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à la grille. La société, +presque entièrement renouvelée, était maintenant composée en grande +partie d'"exagérés" et d'"enragés". Toutefois la chambre des dix-huit +lits demeurait encore le séjour de l'élégance et du bon ton: hors deux +détenus qu'on y avait mis, récemment transférés du Luxembourg à la +Conciergerie, et qu'on suspectait d'être des "moutons", c'est-à-dire des +espions, les citoyens Navette et Bellier, il ne s'y trouvait que +d'honnêtes gens, qui se témoignaient une confiance réciproque. On y +célébrait, la coupe à la main, les victoires de la République. Il s'y +rencontrait plusieurs poètes, comme il s'en voit dans toute réunion +d'hommes oisifs. Les plus habiles d'entre eux composaient des odes sur +les triomphes de l'armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ils +étaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement les +vainqueurs et leurs chantres. + +"C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il un jour, que +de célébrer les militaires. La guerre n'est point un art, et le hasard +décide seul du sort des batailles. De deux généraux en présence, tous +deux stupides, il faut nécessairement que l'un d'eux soit victorieux. +Attendez-vous à ce qu'un jour un de ces porteurs d'épée que vous +divinisez vous avale tous comme la grue de la fable avale les +grenouilles. C'est alors qu'il sera vraiment dieu! Car les dieux se +connaissent à l'appétit." + +Brotteaux n'avait jamais été touché par la gloire des armes. Il ne se +réjouissait nullement des triomphes de la République, qu'il avait +prévus. Il n'aimait point le nouveau régime qu'affermissait la victoire. +Il était mécontent. On l'eût été à moins. + +Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûreté générale +feraient des perquisitions chez les détenus, qu'on saisirait assignats, +objets d'or et d'argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherches +avaient été faites au Luxembourg et qu'on avait enlevé lettres, papiers, +livres. + +Chacun alors s'ingénia à trouver quelque cachette où mettre ce qu'il +avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, par brassées, sa +défense dans une gouttière. Brotteaux coula son Lucrèce dans les +cendres de la cheminée. + +Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores, vinrent +opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu'on avait jugé +convenable de leur laisser. Après leur départ, le Père Longuemare courut +à sa gouttière et recueillit de sa défense ce que l'eau et le vent en +avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce tout noir de +suie. + +"Jouissons de l'heure présente, songea-t-il, car j'augure à certains +signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré." + +Par une douce nuit de prairial, tandis qu'au-dessus du préau la lune +montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d'argent, le vieux traitant +qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l'escalier de pierre, +entendit une voix l'appeler, une voix de femme, une voix délicieuse, +qu'il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la +grille une forme qu'il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui +rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes +qu'il avait aimées. Le ciel la baignait d'azur et d'argent. Brotteaux +reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin. + +"Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voir m'est cruelle. Depuis +quand et pourquoi êtes-vous ici? + +--Depuis hier." + +Et elle ajouta très bas: + +"J'ai été dénoncée comme royaliste. On m'accuse d'avoir conspiré pour +délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j'ai tout de suite cherché +à vous voir. Écoutez-moi, mon ami... car vous voulez bien que je vous +donne ce nom?... Je connais des gens en place; j'ai, je le sais, des +sympathies jusque dans le Comité de salut public. Je ferai agir mes +amis: ils me délivreront, et je vous délivrerai à mon tour." + +Mais Brotteaux, d'une voix qui se fit pressante: + +"Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n'en faites rien! +N'écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien à personne, je vous +en conjure, faites-vous oublier." + +Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu'il disait, il se fit plus +suppliant encore: + +"Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: là est le salut. Tout ce +que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte. Gagnez du +temps. Il en faut peu, très peu, j'espère, pour vous sauver.... Surtout +n'essayez pas d'émouvoir les juges, les jurés, un Gamelin. Ce ne sont +pas des hommes, ce sont des choses: on ne s'explique pas avec les +choses. Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, mon amie, je +mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie." + +Elle répondit: + +"Je vous obéirai.... Ne parlez pas de mourir." + +Il haussa les épaules: + +"Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyez heureuse." + +Elle lui prit les mains et les mit sur son sein: + +"Écoutez-moi, mon ami.... Je ne vous ai vu qu'un jour et pourtant vous +ne m'êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous dire peut vous +rattacher à la vie, croyez-le: je serai pour vous... tout ce que vous +voudrez que je sois." + +Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille. + + + + +XX + + +Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc, +dans l'air chaud, ferme les yeux et pense: + +"Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient +fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'oeil perçait les +conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant, +c'est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de +l'État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'Ami +du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le +nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce +que personne n'avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il +distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du +bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de +la patrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince, +inflexible, en dehors de laquelle il n'est, à gauche et à droite, +qu'erreur, crime et scélératesse. L'Incorruptible enseigne comment on +sert l'étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les +cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux +lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le +Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour +compromettre leur mémoire servent l'étranger. Agent de l'étranger, +quiconque rejette les idées d'ordre, de sagesse, d'opportunité; agent +de l'étranger, quiconque outrage les moeurs, offense la vertu, et, dans +le dérèglement de son coeur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la +mort; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le +fanatisme; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la +République; violent, on la perd. + +"Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes! Ce +ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats +de la faction d'Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu'il faut +frapper. Le conspirateur, l'agent de l'étranger est un Protée, il prend +toutes les formes. Il revêt l'apparence d'un patriote, d'un +révolutionnaire, d'un ennemi des rois; il affecte l'audace d'un coeur qui +ne bat que pour la liberté; il enfle la voix et fait trembler les +ennemis de la République: c'est Danton; sa violence cache mal son odieux +modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l'agent +de l'étranger, c'est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première +cocarde des révolutionnaires, c'est ce pamphlétaire qui, dans son +civisme ironique et cruel, s'appelait lui-même "le procureur de la +lanterne", c'est Camille Desmoulins: il s'est décelé en défendant les +généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d'une clémence +intempestive. C'est Philippeaux, c'est Hérault, c'est le méprisable +Lacroix. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce père Duchesne +qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes +calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C'est Chaumette, +qu'on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans +l'administration de la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs, +les agents de l'étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet +rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de +patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, +c'est Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, condamné à mort par +toutes les monarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il +était Prussien. + +"Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres, +Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La +République est sauvée; un concert de louanges monte de tous les comités +et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne. +Les bons citoyens s'écrient: "Dignes représentants d'un peuple libre, +c'est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière: +Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est +sortie la foudre salutaire...." + +"En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu'il est doux d'être +vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au coeur du juge +intègre! + +"Cependant, pour un coeur patriote, quel sujet d'étonnement et quelles +causes d'inquiétude! Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n'était +donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de +Brissot? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi! +tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l'ont faite que pour la +perdre! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et +Cobourg la royauté d'Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi! Danton, +c'était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les +fédéralistes qu'ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la +ruine de l'empire! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les +perfides Danton et les perfides Chaumette, l'oeil bleu de Robespierre +n'en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore? Où s'arrêtera +l'exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de +l'Incorruptible?..." + + + + +XXI + + +Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait +tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur un banc, au bout +d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des +lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs +pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce +moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait +d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une +bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse. + +Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en +prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une +fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait +son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame, +voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant, +espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas +s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on +eût fermé le jardin. + +Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge +mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec +sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait +jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à +galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il +avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un +bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux +jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se +levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa +solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait +ce bon homme. + +Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le +bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui +demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de +sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et +averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna +vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui +comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire. + +Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait +passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne +veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si +grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville +et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge +autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au +Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie +de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste, +elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi, +habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle +portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue +du Four, à l'enseigne de la _Croix rouge_, que fréquentaient des gens de +toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et +jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque +militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, on +faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au +bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et, +reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen +Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses +dents: + +"Voilà la bourrique à Robespierre!" + +A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire. + +Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos: + +"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f... aristocrate, que +j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le +général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris +et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent +point." + +Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de +rire: + +"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le +derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes." + +Cependant des voix s'élevaient: + +"Hanriot est un ivrogne et un imbécile! + +--Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!" + +Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les +chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en +éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris +aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette, +fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et +de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille +accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes +des gendarmes. + +Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés. + +"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa +mère. + +Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les +comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats, +partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une +robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et +Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin, +dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine. + +Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue +par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et +de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux. +Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'oeil sombre, les babines +retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta +en silence. + +Elle lui dit qu'elle était la soeur du citoyen Chassagne, prisonnier au +Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances +dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et +malheureux, se montra pressante. + +Il demeura insensible et dur. + +Suppliante, à ses pieds, elle pleura. + +Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir +rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent +comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche. + +"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas." + +Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon +rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un +cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie +décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver +son amant. + +Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle +robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur +de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice +inutile. + +"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle. + +Il ricana. + +"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à-dire qu'on +appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne +point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal +révolutionnaire est toujours juste." + +Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais, +sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et +courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là, seule, +elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur. + +Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin +occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des +sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de +communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour, +portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de +conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se +réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates +et des traîtres. + + + +XXII + + +Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le +ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit +bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et +de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques +à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité +antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité +humaine! + +En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une +torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une +main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles. + +Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au +milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu. +Il voit s'ouvrir une ère de félicité. + +Il soupire: + +"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le +permettent." + +Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices; +il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête +de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la +Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de +bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce +qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la +sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus +d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la +patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou +son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce +temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée +et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un +instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la +patrie?... + +Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et +s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans +l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice +salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des +chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques +balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et +voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions +eussent tout perdu, les mouvements d'un coeur droit sauvaient tout. Il +fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se +trompe jamais; il fallait juger avec le coeur, et Gamelin faisait des +invocations aux mânes de Jean-Jacques: + +"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les +régénérer!" + +Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des +simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à +leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche +accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des +opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser +autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le +souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal. +Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu. + +Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être +suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils +aimaient, ils croyaient. + +Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant +contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées. +L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme +complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la +première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi +de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux +proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les +artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux +caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger +contre la République, la modération intempestive et l'exagération +calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime +hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la +veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste +Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été +renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré +ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie, +monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'oeuvre d'équilibre +imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à +Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les +événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la +République, les lois, les moeurs, le cours des saisons, les récoltes, les +maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à +face de chat, était puissant sur le peuple.... + +Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration +des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très +soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation +reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés +ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des +conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés, +reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une +longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui +baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses +regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris. + +Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole, +et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le +Tribunal: + +"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des +accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens +d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se +récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la +liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif." + +Il se rassit. + +"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents. + +Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères +sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments +naturels. + +"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute +récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures +avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser: +un juré patriote est au-dessus des passions." + +Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le +réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent +d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le +tour de Gamelin d'opiner: + +"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle." + +Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un +carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans, +l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en +arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole +noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de +désespoir: + +"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme! +Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta soeur." + +Et Julie lui cracha au visage. + +La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa +vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il +n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements +incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le +crépuscule. + + + + +XXIII + + +Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la +nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars. +C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il +pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la +réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles. + +Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla +brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les +rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste, +mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au +chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le +regardait, cette fois, avec une tendresse de soeur et, de son mouchoir, +essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela +cette belle scène de l'_Oreste_ d'Euripide, dont il avait ébauché un +tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'oeuvre: la +scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de +son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce: +"Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître +de ta raison...." + +Et il songeait: + +"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété +filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie." + + + + +XXIV + + +On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf +accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite +du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote +puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à +l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A +son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On +avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui +avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence. + +Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne +connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux, +tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles, +bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au +banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à +ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant +et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du +jeune magistrat lui ôta toute illusion. + +Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés, +était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le +complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des +représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de +chacun, il disait: + +"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le +nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le +tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la +tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le +libertinage et les mauvaises moeurs sont les plus grands ennemis de la +liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les +finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la +substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine, +la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer +traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des +mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion. + +"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en +concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la +rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et +l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des +excitations indécentes. + +"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses +idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique, +appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal +révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle +aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales." +Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr +d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de +la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires +calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de +jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant +des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage +atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un +jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous +avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles." + +Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte. + +"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas +moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger +et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes +corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le +ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat, +toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la +Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par +des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune +privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux +Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter +et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et +des jurés. + +"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé +à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il +a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille +Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le +complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à +la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles +attentatoires à la liberté et à la paix publiques. + +"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les +filles prostituées sont le plus grand fléau des moeurs publiques, +auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles +flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que +l'accusée avoue sans pudeur?..." + +L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres +prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne +Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les +prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette +conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point +d'exemple". + +L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés. + +Brotteaux fut interrogé le premier. + +"Tu as conspiré? + +--Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que +je viens d'entendre. + +--Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal." + +Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des +protestations désespérées, des larmes et des arguties. + +Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il +n'avait pas même apporté sa défense écrite. + +A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit +de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le +vieil homme en lui se ranima: + +"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre +des Barnabites. + +--C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie. + +Le Père Longuemare le regarda, indigné: + +"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre +avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses +constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même." + +Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance. + +Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de +dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de +Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son coeur. + +"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille +Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?" + +A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard +douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une +âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de +vaines paroles. + +"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu +avoir conspiré avec Brotteaux?" + +Elle répondit doucement: + +"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un +homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux +qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire." + +Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage +avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait +pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit +qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé. + +On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la +mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme. + +Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui, +sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les +gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle. + +Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans +l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit +qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que +quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à +considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un +certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur +la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge +comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation. + +Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit +qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions: + +"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis +Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre +Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une +conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication +de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et +de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre +civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement +de la royauté? + +Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se +prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous +les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le +président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque +sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes: + +"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au +salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice +comme le seul moyen d'expier leurs crimes." + +Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle +concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la +loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans +doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de +personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors +grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut +entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les +condamnés de prairial à des arbres mis en coupe. + +La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était +en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie +dans son cachot. + +"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes +de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent +tout et confondent un barnabite avec un franciscain." + +L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du +Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés, +la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail +dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée. + +A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait +tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le +livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite: + +"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai +pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne +pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire: +"Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes +inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède." + +Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le coeur et les +entrailles et il fut près de défaillir. + +Il reprit toutefois: + +"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la +quitte point sans regret. + +--Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes +plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que +veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas +encore? + +--Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce +que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que +possible à la mort. + +--Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave. +Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il +faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un coeur +ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si +pressant besoin." + +Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées. +La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le +chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de +son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre +toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient. +L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits +moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou +raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules, +détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par +respect des lois. + +Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle +avait l'air d'un enfant. + +Elle s'inclina devant le religieux: + +"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution." + +Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit: + +"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne +puis-je présenter au Seigneur un coeur aussi simple que le vôtre!" + +Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, sa tête +d'enfant fièrement dressée, elle s'écria: + +"Vive le roi!" + +Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la +place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se +placer entre le religieux et l'innocente fille. + +"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous +demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le +pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je +ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez +l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur, +priez pour moi." + +Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long +faubourg, le religieux récitait du coeur et des lèvres les prières des +agonisants. + +Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: _Sic ubi non +erimus_.... Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il +gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son +côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur +la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en +connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du +jour. + + + + +XXV + + +Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la +place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices, +Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il +attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses +flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la +Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les +porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus. + +"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le +prix." + +Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la +poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri. +Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait +eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de +ces arbres. + +Il s'écria en lui-même: + +"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque, +nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de +la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte. +Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par +d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par +le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République.... +Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée, +à pareille époque, la République était déchirée par les factions; +l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité +jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse...." + +Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa +bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: _Vaincre ou mourir_. +Nous nous trompions, c'est _vaincre et mourir_ qu'il fallait dire." + +Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les +citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou +cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange, +songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure. +Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni +leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme +des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et, +peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus +entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la +guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on +l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des +charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!" + +Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez, +quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez, +quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez, +quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du +Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même +ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait +immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la +chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la +France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait +grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient +résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et +qu'elle soit sauvée! + +"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates, +des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher, +un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les +mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la +Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les +Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait +triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux +abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans +vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux +généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de +rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie.... Tu +dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi +méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just, +que tardez-vous à dénoncer les complots? + +"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en +emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze +mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à +sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance! +Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie...." + +Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite: + +"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'_Amour +peintre_, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici? + +--Pour te dire un éternel adieu." + +Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre.... + +Il l'arrêta d'un très petit geste de la main: + +"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour. + +--Tais-toi, Évariste, tais-toi!" + +Elle le pria d'aller plus loin: là, on les observait, on les écoutait. + +Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme: + +"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je +mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire +exécrée.... Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?... Est-ce +que je puis aimer?" + +Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait +toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que +lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait +contre l'évidence. + +Il reprit: + +"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me +suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors +l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas +finie. Ah! la clémence, le pardon!... Les traîtres pardonnent-ils? Les +conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans +cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes +nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos +armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de +l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en +trouve davantage.... Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à +toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même." + +Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis +plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant +tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne +répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune +femme. + +"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre oeuvre nous +dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un +siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!... + +--Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté." + +Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le +sentit elle-même. + +"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir, +que mon coeur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que +le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son +devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le +dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon coeur; la honte +m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence." + +Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce +moment dans les jambes de Gamelin. + +Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras: + +"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme +Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que +tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français +s'embrassent en versant des larmes de joie." + +Il le pressa contre sa poitrine: + +"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton +innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras." + +Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes +de sa mère, accourue pour le délivrer. + +Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa +robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur. + +Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche: + +"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère." + +Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces. + +Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à +coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée, +telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria +d'une voix étranglée de sang et de larmes: + +"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi +aussi, fais-moi trancher la tête!" + +Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait +d'horreur et de volupté. + + + + +XXVI + + +Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre +sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf, +devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y +prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et +des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en +guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son +aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les +cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter +cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait +pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il +songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur +empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des +hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde +le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte +avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de +rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est +retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une +majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances +s'agitent ou quelles craintes?" + +Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec +bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les +parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce +d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se +retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents +à la marmotte hérissée. + +"Brount! Brount!" + +Puis il s'enfonça dans les allées sombres. + +Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais, +contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa +cette oraison mentale: + +"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta +mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte +dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la +fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons. +Aimez-vous les uns les autres...." Eh bien! je servirai tes desseins; +pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux +discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un +jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues, +je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence, +en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de +vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la +tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le +couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner +l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!" + + + +L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte +de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon +sur l'oeil et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une +allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le +reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance +pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse: + +"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine +Théot est sa prophétesse. + +--Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus. + +--Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole." + +Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas. + + + + +XXVII + + +Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule.... + +Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va +parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend, +espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces +législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que +Danton.... Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer +entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la +foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On +en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans +leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt. +L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé.... + +Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs, +dans la cour. + +Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre +leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux +et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus. + +"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë +avec calme. + +--Je la boirai avec toi, répond David. + +--Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien +décider. + +Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil +des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au +Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie +jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant +ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de +six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon, +Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à +partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la +barre." + +On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle +voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que +l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin. + +Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à +l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et +des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui +embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est +déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention. +On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A +l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui +se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné +s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa +loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La +citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le +mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses +mèches noires collées sur son cou moite. + +"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu? + +--A l'Hôtel de Ville. + +--N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté... les sections ne +marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste +tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de +Ville, tu te perds inutilement. + +--Tu veux que je sois lâche? + +--Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et +d'obéir à la loi. + +--La loi est morte quand les scélérats triomphent. + +--Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta soeur; viens t'asseoir près +d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée." + +Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette +voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive. + +"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!" + +Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la +statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs +et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le +marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa +sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs +se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le +ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur +l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des +arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de +solitude. + +Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira: + +"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de +paix dans un petit village? Ce serait le bonheur." + +Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il +entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des +canons sur le pavé. + +A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne +élégante, dit: + +"Connaissez-vous la nouvelle?... L'Opéra est installé rue de la Loi." + +Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en +tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré +de sa chute, dissimulaient un sourire. + +Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta +brusquement: + +"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta +vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier! + +--Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à +l'_Amour peintre_. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets. +J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier. + +--Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!" + +En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd +la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes, +un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en +batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du +Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune, +à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se +déclare pour les proscrits. + +Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article +où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, +l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable +des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État +de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire. + +Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux +officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et +d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la +patrie et la liberté. + +On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces +magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite +l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal +révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers +et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes +poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de +carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus. +Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de +vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher +de la liberté, un océan d'indifférence les environne. + +Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les +proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie. +Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de +Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après +avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir, +il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais +municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en +habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle. + +A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune +sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il +parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment. +Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent, +épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de +tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte +révolutionnaire. + +On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là +tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre +parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans +la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un oeil +anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons +d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute +noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des +torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un +délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier +et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors +la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil +général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel. + +La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir +les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la +foule quitter à grands pas la place de Grève. + +Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les +conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide. + +Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé. + +Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec +la Commune et les représentants proscrits. + +Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la +clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent +de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et +vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie +d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas +chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les +canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des +éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les +troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts. + +Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à +la section des Piques. + +Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des +fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la +maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à +travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du +Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la +mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six +sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère +indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie +avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut +l'enfoncer dans son coeur: la lame rencontre une côte et se replie sur la +virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté. +Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le +tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement +la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie: + +"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va +reprendre son cours majestueux et terrible." + +Gamelin s'évanouit. + +A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa. +La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de +Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la +guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de +la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie. + + + + +XXVIII + + +Le 10, tandis que, sur le grabat d'un cachot, Évariste, après un sommeil +de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris, +en sa grâce et son immensité, souriait au soleil; l'espérance renaissait +au coeur des prisonniers; les marchands ouvraient allégrement leur +boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus +heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls une +poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques +vieilles femmes tremblaient de voir l'empire passer aux méchants et aux +corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de +l'accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention pour la +féliciter d'avoir arrêté les complots. L'assemblée décidait que +l'échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On +voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir +sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour +même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi: il suffisait +que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que +le Tribunal les livrât immédiatement à l'exécuteur. Mais une difficulté +surgissait: les constatations ne pouvaient être faites dans les formes, +la Commune étant tout entière hors la loi. L'assemblée autorisa le +Tribunal à faire constater l'identité par des témoins ordinaires. + +Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices, +au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires, +des danses. + +Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait +presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au +Tribunal et placé sur l'estrade qu'il avait tant de fois vue chargée +d'accusés, où s'étaient assises tour à tour tant de victimes illustres +ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix +individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme +Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur +lequel il avait coutume de s'appuyer, la place d'où il avait terrorisé +des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de +Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux +suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l'avait fait nommer juré et +qu'il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant +l'estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis +de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce +buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé, ni les +haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les +outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient +mourir, ni l'âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec +zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de +la veille à l'échafaud. + +Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place +de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du +Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au +Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseil général de la Commune. +Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section; +mais, parce qu'ils avaient eu des rapports de voisinage et d'amitié avec +le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au +reste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaient pressés d'aller +boire un verre de vin. + +Gamelin fit effort pour monter dans la charrette: il avait perdu +beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le +cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des +huées. + +Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient: + +"Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne +rit plus: voyez comme il est pâle, le lâche!" + +C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et +les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et +ses collègues à la guillotine. + +La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le +Pont-Neuf et la rue de la Monnaie: on allait à la place de la +Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout +moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des +spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le +public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin +de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à +l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux +fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent: + +"Cannibales, anthropophages, vampires!" + +La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées +en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie: + +"Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!" + +Gamelin songeait, et il crut comprendre. + +"Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces +outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous +avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous +avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre +lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses +fautes sont effacées par son martyre. A son exemple, j'ai trahi la +République; elle périt: il est juste que je meure avec elle. J'ai +épargné le sang: que mon sang coule! Que je périsse! je l'ai mérité...." + +Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'_Amour peintre_, +et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son +coeur. + +Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol +entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de +gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à +l'annulaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança +vers Gamelin un oeillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais +qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et +parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de +larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever +sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté. + + + + +XXIX + + +La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins des Tuileries, les +ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent du Nord soulevait dans +les rues des ondes de frimas. Les chevaux expiraient par les naseaux une +vapeur blanche; les citadins regardaient en passant le thermomètre à la +porte des opticiens. Un commis essuyait la buée sur les vitres de +l'_Amour peintre_ et les curieux jetaient un regard sur les estampes à +la mode: Robespierre pressant au-dessus d'une coupe un coeur comme un +citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles +que la _Tigrocratie de Robespierre_: ce n'était qu'hydres, serpents, +monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l'on voyait +encore: l'_Horrible Conspiration de Robespierre_, l'_Arrestation de +Robespierre_, la _Mort de Robespierre_. + +Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, son carton +sous le bras, à l'_Amour peintre_ et apporta au citoyen Jean Blaise une +planche qu'il venait de graver au pointillé, le _Suicide de +Robespierre_. Le burin picaresque du graveur avait fait Robespierre +aussi hideux que possible. Le peuple français n'était pas encore saoul +de tous ces monuments qui consacraient l'opprobre et l'horreur de cet +homme chargé de tous les crimes de la Révolution. Pourtant le marchand +d'estampes, qui connaissait le public, avertit Desmahis qu'il lui +donnerait désormais à graver des sujets militaires. + +"Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, des +panaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je sens cela +en moi; mon coeur bat au récit des exploits de nos vaillantes armées. Et +quand j'éprouve un sentiment, il est rare que tout le monde ne l'éprouve +pas en même temps. Ce qu'il nous faut, ce sont des guerriers et des +femmes, Mars et Vénus. + +--Citoyen Blaise, j'ai encore chez moi deux ou trois dessins de Gamelin, +que vous m'avez donnés à graver. Est-ce pressé? + +--Nullement. + +--A propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j'ai +vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de +Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son +_Oreste et Électre_. La tête de l'Oreste, qui ressemble à Gamelin, est +vraiment belle, je vous assure... la tête et le bras sont superbes.... +Le brocanteur m'a dit qu'il n'était pas embarrassé de vendre ces toiles +à des artistes qui peindront dessus.... Ce pauvre Gamelin! il aurait eu +peut-être un talent de premier ordre, s'il n'avait pas fait de +politique. + +--Il avait l'âme d'un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l'ai +démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires +étaient encore contenus. Il ne me l'a jamais pardonné.... Ah! c'était +une belle canaille. + +--Le pauvre garçon! il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l'ont +perdu. + +--Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!... Il n'est pas +défendable. + +--Non, citoyen Blaise, il n'est pas défendable." + +Et le citoyen Blaise tapant sur l'épaule du beau Desmahis: + +"Les temps sont changés. On peut vous appeler "Barbaroux", maintenant +que la Convention rappelle les proscrits.... J'y songe: Desmahis, +gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday." + +Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le +magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret. +C'était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle +se faisait appeler "la citoyenne veuve Chassagne" et était habillée, +sous son manteau, d'une tunique rouge, en l'honneur des chemises rouges +de la Terreur. + +Julie avait d'abord senti de l'éloignement pour l'amante d'Évariste: +tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne +Blaise, après la mort d'Évariste, avait recueilli la malheureuse mère +dans les combles de la maison de l'_Amour peintre_. Julie s'y était +aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de +modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, "à la victime", son +air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la +jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui +offrit des hommages qu'elle accepta. Cependant Julie aimait à porter, +comme aux jours tragiques, des vêtements d'homme: elle s'était fait +faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la +main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une +demoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devant dont +elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfort à sa +tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait des jacobins, +elle ameutait contre eux les passants en poussant des cris de mort. Il +lui restait peu de temps à donner à sa mère qui, seule dans sa chambre, +disait toute la journée son chapelet, trop accablée de la fin tragique +de son fils pour en sentir de la douleur. Rose était devenue la compagne +assidue d'Élodie, qui décidément s'accordait avec ses belles-mères. + +"Où est Élodie?" demanda la citoyenne Chassagne. + +Jean Blaise fit signe qu'il ne le savait pas. Il ne le savait jamais: il +en faisait une ligne de conduite. + +Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, la Thévenin à +Monceaux, où la comédienne habitait une petite maison avec un jardin +anglais. + +A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseur des +armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à la sollicitation de +Jean Blaise, elle obtint l'élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôt +libre, fournit des vivres aux troupes et spécula sur les terrains du +quartier de la Pépinière. Les architectes Ledoux, Olivier et Wailly y +construisaient de jolies maisons, et le terrain y avait, en trois mois, +triplé de valeur. Montfort était, depuis la prison du Luxembourg, +l'amant de la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli +et de la rue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, la +vente des lots voisins l'ayant déjà plusieurs fois remboursé. Jean +Blaise était galant homme; il pensait qu'il faut souffrir ce qu'on ne +peut empêcher: il abandonna la Thévenin à Montfort sans se brouiller +avec elle. + +Élodie, peu de temps après l'arrivée de Julie à l'_Amour peintre_, +descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de +la saison, elle était nue dans sa robe blanche; son visage avait pâli, +sa taille s'était amincie, ses regards coulaient alanguis et toute sa +personne respirait la volupté. + +Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis +les accompagna: l'actrice le consultait pour la décoration de son hôtel +et il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu'à demi résolue à ne +pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmes passèrent près +de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chaux les suppliciés de +la place de la Révolution: + +"C'est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps, les +exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de la ville." + +La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont les canapés +et les fauteuils étaient dessinés par David. Des bas-reliefs romains, +copiés en camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus de statues, de +bustes et de candélabres peints en bronze. Elle portait une perruque +bouclée, d'un blond de paille. Les perruques à cette époque faisaient +fureur: on en mettait six ou douze ou dix-huit dans les corbeilles de +mariage. Une robe "à la cyprienne" enfermait son corps comme un +fourreau. + +S'étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies et le +graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n'était encore +qu'un chaos d'arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefois la +grotte de Fingal, une chapelle gothique avec une cloche, un temple, un +torrent. + +"Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudrais élever un +cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui +étais pas indifférente. Il était aimable. Les monstres l'ont égorgé: je +l'ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerez une urne sur une colonne." + +Et elle ajouta presque aussitôt: + +"C'est désolant... je voulais donner un bal cette semaine; mais tous les +joueurs de violons sont retenus trois semaines à l'avance. On danse tous +les soirs chez la citoyenne Tallien." + +Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les trois amies et +Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avait d'élégant y était +réuni. Les femmes, coiffées "à l'antique" ou "à la victime", en robes +très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletées d'or; les hommes +portant des collets noirs très hauts et leur menton disparaissant dans +de vastes cravates blanches. + +L'affiche annonçait _Phèdre_ et le _Chien du Jardinier_. Toute la salle +réclama l'hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le _Réveil du +Peuple_. + +Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur la scène: +c'était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix de ténor: + + Peuple français, peuple de frères!... + +Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristaux du +lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et la voix d'un +citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, par l'_hymne des +Marseillais_: + + Allons, enfants de la patrie!... + +Cette voix fut étouffée sous les huées; des cris retentirent: + +"A bas les terroristes! Mort aux jacobins!" + +Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l'hymne des thermidoriens: + + Peuple français, peuple de frères!... + +Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Marat élevé +sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se +dressait sur un piédouche, du côté "jardin", contre le cadre de +maçonnerie qui fermait la scène. + +Tandis que l'orchestre jouait l'ouverture de _Phèdre et Hippolyte_, un +jeune muscadin, désignant le buste du bout de son gourdin, s'écria: + +"A bas Marat!" + +Toute la salle répéta: + +"A bas Marat! A bas Marat!" + +Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte: + +"C'est une honte que ce buste soit encore debout! + +--L'infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur! Le nombre de ses +bustes égale celui des têtes qu'il voulait couper. + +--Crapaud venimeux! + +--Tigre! + +--Noir serpent!" + +Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge, pousse le +buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclats sur les +musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée, entonne +debout le _Réveil du Peuple_: + + Peuple français, peuple de frères!... + +Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut le joli +dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premier amour. + +Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet, et +reconduisit la citoyenne Blaise à l'_Amour peintre_. + +Dans la voiture, l'artiste prit la main d'Élodie, entre ses mains: + +"Vous le croyez, Élodie, que je vous aime? + +--Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes. + +--Je les aime en vous." + +Elle sourit: + +"J'assumerais une grande charge, malgré les perruques noires, blondes, +rousses qui font fureur, si je me destinais à être pour vous toutes les +sortes de femmes. + +--Élodie, je vous jure.... + +--Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup de +candeur, ou vous m'en supposez trop." + +Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita comme d'un +triomphe de lui avoir ôté tout son esprit. + +Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et des cris et +virent des ombres s'agiter autour d'un brasier. C'était une troupe +d'élégants, qui, au sortir du Théâtre-Français, brûlaient un mannequin +représentant l'Ami du peuple. + +Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigie burlesque de +Marat, pendue à la lanterne. + +Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers les bourgeois +et leur conta comment, la veille au soir, le tripier de la rue +Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat en disant: "C'est +ce qu'il aimait", comment des petits garçons de dix ans avaient jeté le +buste à l'égout, et avec quel à-propos les citoyens s'étaient écriés: +"Voilà son Panthéon!" + +Cependant l'on entendait chanter chez tous les traiteurs et tous les +limonadiers: + + Peuple français, peuple de frères!... + +Arrivée à l'_Amour peintre_: + +"Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet." + +Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de +douceur, qu'elle n'eut pas le courage de le laisser à la porte. + +"Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu'un instant." + +Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe +blanche à l'antique, pleine et tiède de ses formes. + +"Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est +tout préparé." + +Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée. + +Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la +force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle +pliait sous les baisers, elle se dégagea: + +"Laissez-moi." + +Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle +regarda, avec mélancolie, la bague qu'elle portait à l'annulaire de sa +main gauche, une petite bague d'argent où la figure de Marat, tout usée, +écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu'à ce que les +larmes eussent brouillé sa vue, l'ôta doucement et la jeta dans les +flammes. + +Alors brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d'amour, +elle se jeta dans les bras de Philippe. + +La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant +la porte de l'appartement et lui dit tout bas dans l'ombre: + +"Adieu, mon amour.... C'est l'heure où mon père peut rentrer: si tu +entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne +descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te +faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la +concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!" + +Les derniers tisons brillaient dans l'âtre. Élodie laissa retomber sur +l'oreiller sa tête heureuse et lasse. + + + +_Imprimé en France_ + +BRODARD & TAUPIN + +Coulommiers-Paris + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Dieux ont soif, by Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF *** + +***** This file should be named 36477-8.txt or 36477-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/6/4/7/36477/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Dieux ont soif + +Author: Anatole France + +Release Date: June 20, 2011 [EBook #36477] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + +<br><br> + +<h3>ANATOLE FRANCE</h3> + +<h5><i>DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE</i></h5> + +<br> + +<h1>LES DIEUX<br> +ONT SOIF</h1> +<br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/001.png"><br> + +<br> + +<h3>CALMANN-LÉVY</h3> + +<br> + +<p class="mid"><span class="sml">Tous droits de traduction, de reproduction<br> +et d'adaptation réservés pour tous pays.<br> +<i>Copyright by Librairie Calmann-Lévy, éditeurs.</i></span></p> + +<br> + +<p class="mid"><img alt="" src="images/002.png"><br> +<br> +<h3>I</h3> + +<p>Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du +Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s'était rendu de bon matin à +l'ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai +1790, servait de siège à l'assemblée générale de la section. Cette +église s'élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du +Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de +consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée +par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et l'on +avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise +républicaine: "Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort." Évariste +Gamelin pénétra dans la nef: les voûtes, qui avaient entendu les clercs +de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins, +voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire +les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section. +Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes +de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de +l'Homme se dressait sur l'autel dépouillé.</p> + +<p>C'est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heures du soir à +onze heures, se tenaient les assemblées publiques. La chaire, ornée du +drapeau aux couleurs de la nation, servait de tribune aux harangues. +Vis-à-vis, du côté de l'Épître, une estrade de charpentes grossières +s'élevait, destinée à recevoir les femmes et les enfants, qui venaient +en assez grand nombre à ces réunions. Ce matin-là, devant un bureau, au +pied de la chaire, se tenait, en bonnet rouge et carmagnole, le +menuisier de la place de Thionville, le citoyen Dupont aîné, l'un des +douze du Comité de surveillance. Il y avait sur le bureau une bouteille +et des verres, une écritoire et un cahier de papier contenant le texte +de la pétition qui invitait la Convention à rejeter de son sein les +vingt-deux membres indignes.</p> + +<p>Évariste Gamelin prit la plume et signa.</p> + +<p>"Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendrais donner ton +nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la section n'est pas chaude; +elle manque de vertu. J'ai proposé au Comité de surveillance de ne point +délivrer de certificat de civisme à quiconque ne signerait pas la +pétition.</p> + +<p>--Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, la proscription des +traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort de Marat: qu'ils périssent.</p> + +<p>--Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c'est l'indifférentisme. Dans +une section, qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il +n'y en a pas cinquante qui viennent à l'assemblée. Hier nous étions +vingt-huit.</p> + +<p>--Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d'amende, les +citoyens à venir.</p> + +<p>--Hé! Hé! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s'ils venaient tous, +les patriotes seraient en minorité.... Citoyen Gamelin, veux-tu boire un +verre de vin à la santé des bons sans-culottes?..."</p> + +<p>Sur le mur de l'église, du côté de l'Évangile, on lisait ces mots +accompagnés d'une main noire dont l'index montrait le passage conduisant +au cloître: <i>Comité civil</i>, <i>Comité de surveillance</i>, <i>Comité de +bienfaisance</i>. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte de la +ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription: <i>Comité +militaire</i>. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité qui +écrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, de +lingots d'acier, de cartouches et d'échantillons de terres salpêtrées.</p> + +<p>"Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu?</p> + +<p>--Moi?... je me porte à merveille."</p> + +<p>Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisait +invariablement cette réponse à ceux qui s'inquiétaient de sa santé, +moins pour les instruire de son état que pour couper court à toute +conversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride, +les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté. Opticien sur le +quai des Orfèvres, il était propriétaire d'une très ancienne maison +qu'il avait cédée en 91 à un vieux commis pour se dévouer à ses +fonctions municipales. Une mère charmante, morte à vingt ans et dont +quelques vieillards, dans le quartier, gardaient le touchant souvenir, +lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés, sa pâleur, sa +timidité. De son père, ingénieur opticien, fournisseur du roi, emporté +par le même mal avant sa trentième année, il tenait un esprit juste et +appliqué. Sans s'arrêter d'écrire:</p> + +<p>"Et toi, citoyen, comment vas-tu?</p> + +<p>--Bien. Quoi de nouveau?</p> + +<p>--Rien, rien. Tu vois: tout est bien tranquille ici.</p> + +<p>--Et la situation?</p> + +<p>--La situation est toujours la même."</p> + +<p>La situation était effroyable. La plus belle armée de la République +investie dans Mayence; Valenciennes assiégée; Fontenay pris par les +Vendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées, la frontière ouverte aux +Espagnols; les deux tiers des départements envahis ou soulevés; Paris +sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain.</p> + +<p>Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étant chargées par +arrêté de la Commune d'opérer la levée de douze mille hommes pour la +Vendée, il rédigeait des instructions relatives à l'enrôlement et +l'armement du contingent que le "Pont-Neuf", ci-devant "Henri IV", +devait fournir. Tous les fusils de munition devaient être délivrés aux +réquisitionnaires. La garde nationale de la section serait armée de +fusils de chasse et de piques.</p> + +<p>"Je t'apporte, dit Gamelin, l'état des cloches qui doivent être envoyées +au Luxembourg pour être converties en canons."</p> + +<p>Évariste Gamelin, bien qu'il ne possédât pas un sou, était inscrit parmi +les membres actifs de la section: la loi n'accordait cette prérogative +qu'aux citoyens assez riches pour payer une contribution de la valeur de +trois journées de travail; et elle exigeait dix journées pour qu'un +électeur fût éligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprise d'égalité et +jalouse de son autonomie, tenait pour électeur et pour éligible tout +citoyen qui avait payé de ses deniers son uniforme de garde national. +C'était le cas de Gamelin, qui était citoyen actif de sa section et +membre du Comité militaire.</p> + +<p>Fortuné Trubert posa sa plume:</p> + +<p>"Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu'on nous envoie +des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver la terre et +les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n'est pas tout que d'avoir +des canons, il faut aussi de la poudre."</p> + +<p>Un petit bossu, la plume à l'oreille et des papiers à la main, entra +dans la ci-devant sacristie. C'était le citoyen Beauvisage, du Comité de +surveillance.</p> + +<p>"Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles: Custine a +évacué Landau.</p> + +<p>--Custine est un traître! s'écria Gamelin.</p> + +<p>--Il sera guillotiné", dit Beauvisage.</p> + +<p>Trubert, de sa voix un peu haletante, s'exprima avec son calme +ordinaire:</p> + +<p>"La Convention n'a pas créé un Comité de salut public pour des prunes. +La conduite de Custine y sera examinée. Incapable ou traître, il sera +remplacé par un général résolu à vaincre, et <i>ça ira</i>!"</p> + +<p>Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeux fatigués:</p> + +<p>"Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble ni défaillance, +il faut qu'ils sachent que le sort de ceux qu'ils ont laissés dans leur +foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin, tu demanderas +avec moi, à la prochaine assemblée, que le Comité de bienfaisance se +concerte avec le Comité militaire pour secourir les familles indigentes +qui ont un parent à l'armée."</p> + +<p>Il sourit et fredonna:</p> + +<p>"Ça ira! ça ira!..."</p> + +<p>Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa table de bois +blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humble secrétaire d'un +comité de section ne voyait point de disproportion entre l'énormité de +la tâche et la petitesse de ses moyens, tant il se sentait uni dans un +commun effort à tous les patriotes, tant il faisait corps avec la +nation, tant sa vie se confondait avec la vie d'un grand peuple. Il +était de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite, +préparaient le triomphe impossible et certain. Aussi bien leur +fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté, +renversé le vieux monde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cet +Évariste Gamelin, peintre obscur, n'attendaient point de merci de leurs +ennemis. Ils n'avaient de choix qu'entre la victoire et la mort. De là +leur ardeur et leur sérénité.</p> +<br> +<h3>II</h3> + +<p>Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s'achemina vers la place +Dauphine, devenue place de Thionville, en l'honneur d'une cité +inexpugnable.</p> + +<p>Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, cette place avait +perdu depuis près d'un siècle sa belle ordonnance: les hôtels construits +sur les trois faces, au temps de Henri IV, uniformément en brique rouge +avec chaînes de pierre blanche, pour des magistrats magnifiques, +maintenant, ayant échangé leurs nobles toits d'ardoise contre deux ou +trois misérables étages en plâtras, ou même rasés jusqu'à terre et +remplacés sans honneur par des maisons mal blanchies à la chaux, +n'offraient plus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées +de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu'égayaient des pots de +fleurs, des cages d'oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une +multitude d'artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens, +imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieux hommes +de loi qui n'avaient point été emportés dans la tourmente avec la +justice royale.</p> + +<p>C'était le matin et c'était le printemps. De jeunes rayons de soleil, +enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et se coulaient +gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées à guillotine +étaient tous soulevés et l'on voyait au-dessous les têtes échevelées des +ménagères. Le greffier du tribunal révolutionnaire, sorti de la maison +pour se rendre à son poste, tapotait en passant les joues des enfants +qui jouaient sous les arbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la +trahison de l'infâme Dumouriez.</p> + +<p>Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l'Horloge, une maison +qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonne figure sans un +petit grenier couvert de tuiles dont on l'avait exhaussée sous +l'avant-dernier tyran. Pour approprier l'appartement de quelque vieux +parlementaire aux convenances des familles bourgeoises et artisanes qui +y logeaient, on avait multiplié les cloisons et les soupentes. C'est +ainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur, nichait dans un +entresol fort abrégé en hauteur comme en largeur, où on le voyait par la +porte vitrée, les jambes croisées sur son établi et la nuque au +plancher, cousant un uniforme de garde national, tandis que la citoyenne +Remacle, dont le fourneau n'avait pour cheminée que l'escalier, +empoisonnait les locataires de la fumée de ses ragoûts et de ses +fritures, et que, sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur +fille, barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec +Mouton, le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de cœur, +de poitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à son voisin +le citoyen Dupont aîné, l'un des douze du Comité de surveillance. Son +mari, tout du moins, l'en soupçonnait véhémentement et les époux Remacle +emplissaient la maison des éclats alternés de leurs querelles et de +leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient +occupés par le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le +quai de l'Horloge, par un officier de santé, par un homme de loi, par un +batteur d'or et par plusieurs employés du Palais.</p> + +<p>Évariste Gamelin monta l'escalier antique jusqu'au quatrième et dernier +étage, où il avait son atelier avec une chambre pour sa mère. Là +finissaient les degrés de bois garnis de carreaux qui avaient succédé +aux grandes marches de pierre des premiers étages. Une échelle, +appliquée au mur, conduisait à un grenier d'où descendait pour lors un +gros homme assez vieux, d'une belle figure rose et fleurie, qui tenait +péniblement embrassé un énorme ballot, et fredonnait toutefois: <i>J'ai +perdu mon serviteur</i>.</p> + +<p>S'arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour à +Gamelin, qui le salua fraternellement et l'aida à descendre son paquet, +ce dont le vieillard lui rendit grâces.</p> + +<p>"Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantins que je vais +de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en a +ici tout un peuple: ce sont mes créatures; elles ont reçu de moi un +corps périssable, exempt de joies et de souffrances. Je ne leur ai pas +donné la pensée, car je suis un Dieu bon."</p> + +<p>C'était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devant noble: +son père, enrichi dans les partis, avait acheté une savonnette à vilain. +Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommait monsieur des Ilettes et +donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins que la +belle madame de Rochemaure, épouse d'un procureur, illuminait de ses +yeux, femme accomplie, dont la fidélité honorable ne se démentit point +tant que la Révolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses +offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, son nom. La Révolution les +lui enleva. Il gagna sa vie à peindre des portraits sous les portes +cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la +Mégisserie, à composer des discours pour les représentants du peuple et +à donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans +son grenier, où l'on se coulait par une échelle et où l'on ne pouvait se +tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d'un pot de colle, d'un paquet de +ficelles, d'une boîte d'aquarelle et de quelques rognures de papier, +fabriquait des pantins qu'il vendait à de gros marchands de jouets, qui +les revendaient aux colporteurs, qui les promenaient par les +Champs-Élysées, au bout d'une perche, brillants objets des désirs des +petits enfants. Au milieu des troubles publics et dans la grande +infortune dont il était lui-même accablé, il gardait une âme sereine, +lisant pour se récréer son Lucrèce, qu'il portait constamment dans la +poche béante de sa redingote puce.</p> + +<p>Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda tout de suite. +Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quand sa mère, par +habitude, tirait le verrou, il lui disait: "A quoi bon? On ne vole pas +les toiles d'araignée... et les miennes pas davantage." Dans son atelier +s'entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre +le mur, les toiles de ses débuts, alors qu'il traitait, selon la mode, +des scènes galantes, caressait d'un pinceau lisse et timide des carquois +épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de +bonheur, troussait des gardeuses d'oies et fleurissait de roses le sein +des bergères.</p> + +<p>Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes, +froidement traitées, attestaient l'irrémédiable chasteté du peintre. Les +amateurs ne s'y étaient pas trompés et Gamelin n'avait jamais passé pour +un artiste érotique. Aujourd'hui, bien qu'il n'eût pas encore atteint la +trentaine, ces sujets lui semblaient dater d'un temps immémorial. Il y +reconnaissait la dépravation monarchique et l'effet honteux de la +corruption des cours. Il s'accusait d'avoir donné dans ce genre +méprisable et montré un génie avili par l'esclavage. Maintenant, citoyen +d'un peuple libre, il charbonnait d'un trait vigoureux des Libertés, des +Droits de l'Homme, des Constitutions françaises, des Vertus +républicaines, des Hercules populaires terrassant l'Hydre de la +Tyrannie, et mettait dans toutes ces compositions toute l'ardeur de son +patriotisme. Hélas! il n'y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais +pour les artistes. Ce n'était pas, sans doute, la faute de la +Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre les rois, +qui, fière, impassible, résolue devant l'Europe conjurée, perfide et +cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propres mains, qui mettait +la terreur à l'ordre du jour, instituait pour punir les conspirateurs un +tribunal impitoyable auquel elle allait donner bientôt ses membres à +dévorer, et qui dans le même temps, calme, pensive, amie de la science +et de la beauté, réformait le calendrier, créait des écoles spéciales, +décrétait des concours de peinture et de sculpture, fondait des prix +pour encourager les artistes, organisait des salons annuels, ouvrait le +Muséum et, à l'exemple d'Athènes et de Rome, imprimait un caractère +sublime à la célébration des fêtes et des deuils publics. Mais l'art +français, autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie, +en Pologne, n'avait plus de débouchés à l'étranger. Les amateurs de +peinture, les curieux d'art, grands seigneurs et financiers, étaient +ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que la Révolution avait +enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs +aux armées, croupiers du Palais-Royal, n'osaient encore montrer leur +opulence et, d'ailleurs, ne se souciaient point de peinture. Il fallait +ou la réputation de Regnault ou l'adresse du jeune Gérard pour vendre un +tableau. Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l'indigence. +Prud'hon nourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant +des sujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotes +Hennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin, incapable +de faire les frais d'un tableau, ne pouvant ni payer le modèle, ni +acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vaste toile du <i>Tyran +poursuivi aux Enfers par les Furies</i>. Elle couvrait la moitié de +l'atelier de figures inachevées et terribles, plus grandes que nature, +et d'une multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës +et recourbées. On distinguait au premier plan, à gauche, un Charon +maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d'un beau +dessin, mais qui sentait l'école. Il y avait bien plus de génie et de +naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui +était pendue à l'endroit le mieux éclairé de l'atelier. C'était un +Oreste que sa sœur Électre soulevait sur son lit de douleur. Et l'on +voyait la jeune fille écarter d'un geste touchant les cheveux emmêlés +qui voilaient les yeux de son frère. La tête d'Oreste était tragique et +belle et l'on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du +peintre.</p> + +<p>Gamelin regardait souvent d'un œil attristé cette composition; parfois +ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient vers la figure +largement esquissée d'Électre et retombaient impuissants. L'artiste +était gonflé d'enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses. +Mais il lui fallait s'épuiser sur des ouvrages de commande qu'il +exécutait médiocrement, parce qu'il devait contenter le goût du vulgaire +et aussi parce qu'il ne savait point imprimer aux moindres choses le +caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques, +que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en +couleurs et que prenait à bas prix un marchand d'estampes de la rue +Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal +en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien +acheter.</p> + +<p>Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait +de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il, +qui devait faire la fortune du marchand d'estampes, du graveur et la +sienne; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames, +aux valets de l'ancien régime il substituait des Génies, des Libertés, +des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait +terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se +trouvaient en état d'être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux +venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d'un habit +bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires, +assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre +les jambes. C'était le "citoyen de cœur", remplaçant le valet de cœur. +Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours +avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d'enthousiasme. +Plusieurs pendaient au mur de l'atelier. Cinq ou six, à l'aquarelle, à +la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les +chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s'élevaient sur toutes les +places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les +cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de "Vive la +Nation! vivre libre ou mourir!" Gamelin ne pouvait passer sur le +Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son cœur bondît vers la +tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les +volontaires au son de la <i>Marseillaise</i>. Mais en rejoignant les armées +il eût laissé sa mère sans pain.</p> + +<p>Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve +Gamelin entra dans l'atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la +cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à +s'échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour +mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.</p> + +<p>Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la +Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant +pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le +peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie, +naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce +qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait +émigré avec un aristocrate.</p> + +<p>"Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de +pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien +qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni œufs, ni légumes, +ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons +châtaignes."</p> + +<p>Après un long silence, elle reprit:</p> + +<p>"J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs +petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera +ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies.</p> + +<p>--Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous +souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le +peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la +République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où +aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des +Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas +massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez +vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et +guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente +l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir +un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé +de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre +la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est +vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne +ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à +démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et +sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril."</p> + +<p>La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa +cocarde négligée.</p> + +<p>"Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui +ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce +que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de +La Fayette, de Pétion, de Brissot.</p> + +<p>--Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux.</p> + +<p>Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de +livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de +faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de +pain bis et un pot de piquette.</p> + +<p>Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur +dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son +pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les +morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui +avaient coûté cher.</p> + +<p>Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait +songeur et distrait.</p> + +<p>"Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange."</p> + +<p>Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte +religieux.</p> + +<p>Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin +réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.</p> + +<p>Mais elle:</p> + +<p>"Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de +confiance. C'est à désespérer de tout.</p> + +<p>--Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos +privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les +siècles le bonheur du genre humain."</p> + +<p>La bonne dame trempa son pain dans son vin: son esprit s'éclaircit et +elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur +l'herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph +Gamelin, coutelier de son état, l'avait demandée en mariage. Et elle +conta par le menu comment les choses s'étaient passées. Sa mère lui +avait dit: "Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le +magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens." Elles +eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux. +Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph +Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite +de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle s'était tenue à la fenêtre +pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre +chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait +pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.</p> + +<p>Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.</p> + +<p>"Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m'y attendais, par +suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je +faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l'exécution de +M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien +croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la +grâce de te conserver. Je t'élevai de mon mieux, ne ménageant ni les +soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m'en +témoignas de la reconnaissance et que, dès l'enfance, tu cherchas à m'en +récompenser selon tes moyens. Tu étais d'un naturel affectueux et doux. +Ta sœur n'avait pas mauvais cœur; mais elle était égoïste et violente. +Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits +polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu +t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur +mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et +cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de +mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton +catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la +maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour +t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser +des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma +grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de +la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure."</p> + +<p>La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage +grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits +d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles +exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le +tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première +jeunesse.</p> + +<p>Elle poursuivit:</p> + +<p>"Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu +te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait +parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te +dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai +ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton +père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te +rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous +sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le +reprocher: la faute en est à la Révolution."</p> + +<p>Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit.</p> + +<p>"Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur +puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu +ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se +rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point +l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant +au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation +pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime, +bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas +que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront +jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens +dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des +maigres."</p> + +<p>Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne +l'écoutait plus. Il cherchait la silhouette d'un sans-culotte, en bonnet +rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le +valet de pique condamné.</p> + +<p>On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large +que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'œil gauche, l'œil +droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et +les dents débordant les lèvres.</p> + +<p>Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui +faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée +des Ardennes.</p> + +<p>Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave +guerrier.</p> + +<p>La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite.</p> + +<p>Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire +sans le modèle.</p> + +<p>La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette +difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur +le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de +chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour +distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires +qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi, +son fiancé des Ardennes.</p> + +<p>Elle appliqua sur le papier le regard de son œil morne, qui lentement +s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un +radieux sourire.</p> + +<p>"C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au +naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché."</p> + +<p>Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la +plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit +carré qu'elle coula sur son cœur, entre le busc et la chemise, remit à +l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie +et sortit clochante et légère.</p> + +<br> +<h3>III</h3> + +<p>Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean +Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des +cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de +l'Oratoire, proche les Messageries, à l'<i>Amour peintre</i>. Le magasin +s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par +une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de +cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le +Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le +père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis +lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie +semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres +aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les +estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en +couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une +grâce un peu sèche par Boilly, <i>Leçons d'amour conjugal</i> et <i>Douces +résistances</i>, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs +dénonçaient à la Société des arts; la <i>Promenade publique</i> de Debucourt, +avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des +chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le <i>Bain de Virginie</i> et +des figures d'après l'antique.</p> + +<p>Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient +les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux +belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de +prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils +admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup +d'œil, fronçaient le sourcil et passaient.</p> + +<p>Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une +des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où +il y avait un pot d'œillets rouges derrière le balcon de fer à coquille. +Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le +marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de +la maison.</p> + +<p>Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant +l'<i>Amour peintre</i>, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie +qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de +Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant +d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les +passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en +examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il +circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au +commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les +contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant +on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses +introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets +dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des +ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les +patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et +craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de +Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en +toute rencontre.</p> + +<p>Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires +exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui +retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle +se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que +cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à +se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste.</p> + +<p>Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à +ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit +à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d'instinct, +elle maniait l'aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une +parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la +regardaient: elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait +communiquer une douce langueur; elle brodait capricieusement pour ceux +qu'elle s'amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin +pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux.</p> + +<p>Élodie n'était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide +au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc +noué négligemment autour de sa tête et d'où s'échappaient les boucles +azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En +son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste +et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il +admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches +donnaient de l'accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé +de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l'année. Sa taille +souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des +grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de +sa chair, tout en elle demandait le cœur et promettait l'amour. Derrière +le comptoir de marchande, elle donnait l'idée d'une nymphe de la danse, +d'une bacchante d'Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et +de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans +l'enveloppe modeste d'une ménagère de Chardin.</p> + +<p>"Mon père n'est pas à la maison, dit-elle au peintre; attendez-le un +moment: il ne tardera pas à rentrer."</p> + +<p>Les petites mains brunes faisaient courir l'aiguille à travers le linon.</p> + +<p>"Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin?"</p> + +<p>Gamelin était incapable de feindre. Et l'amour, en enflammant son +courage, exaltait sa franchise.</p> + +<p>"Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous +le dise, le dessin qui vous a été tracé n'est pas assez simple, assez +nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France +dans l'art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris; ces nœuds, +ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur +sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nous revenons de loin. Du temps de +l'infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On +faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d'un aspect +ridicule, qui ne sont bonnes qu'à être mises au feu pour chauffer les +patriotes; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l'antique. +David dessine des lits et des fauteuils d'après les vases étrusques et +les peintures d'Herculanum.</p> + +<p>--J'ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c'est beau! +Bientôt on n'en voudra pas d'autres. Comme vous, j'adore l'antique.</p> + +<p>--Eh bien! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe +d'une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches +entrecroisées, elle eût été digne d'une Spartiate... et de vous. Vous +pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la +ligne droite."</p> + +<p>Elle lui demanda ce qu'il fallait ôter.</p> + +<p>Il se pencha sur l'écharpe: ses joues effleurèrent les boucles d'Élodie. +Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient. +Évariste goûtait en ce moment une joie infinie; mais, sentant près de +ses lèvres les lèvres d'Élodie, il craignait d'avoir offensé la jeune +fille et se retira brusquement.</p> + +<p>La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe +avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses +abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur +ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa +parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l'aimait, elle lui +prêtait un fier génie d'artiste qui éclaterait un jour en chefs-d'œuvre +et rendrait son nom célèbre, et elle l'en aimait davantage. La citoyenne +Blaise n'avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n'était pas +offensée de ce qu'un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses +désirs; elle aimait Évariste, qui était chaste; elle ne l'aimait pas +parce qu'il était chaste; mais elle trouvait à ce qu'il le fût +l'avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point +craindre de rivales.</p> + +<p>Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si +l'Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du +jeune héros, c'était avec l'espoir d'en triompher et elle eût bientôt +gémi d'une sévérité de mœurs qu'il n'eût point adoucie pour elle. Et, +dès qu'elle en trouva l'occasion, elle se déclara plus qu'à demi, pour +le contraindre à se déclarer lui-même. A l'exemple de cette tendre +Aricie, la citoyenne Blaise n'était pas très éloignée de croire qu'en +amour la femme est tenue à faire des avances. "Les plus aimants, se +disait-elle, sont les plus timides; ils ont besoin d'aide et +d'encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu'une femme peut +faire la moitié du chemin et même davantage sans qu'ils s'en +aperçoivent, en leur ménageant les apparences d'une attaque audacieuse +et la gloire de la conquête." Ce qui la tranquillisait sur l'issue de +l'affaire, c'est qu'elle savait avec certitude (et aussi n'y avait-il +pas de doute à ce sujet) qu'Évariste, avant que la Révolution l'eût +héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la +concierge de l'académie.</p> + +<p>Élodie, qui n'était point une ingénue, concevait différentes sortes +d'amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond +pour qu'elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à +l'épouser, mais s'attendait à ce que son père n'approuvât pas l'union de +sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n'avait rien; +le marchand d'estampes remuait de grosses sommes d'argent. L'<i>Amour +peintre</i> lui rapportait beaucoup, l'agio plus encore, et il s'était +associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des +bottes de jonc et de l'avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de +la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l'éditeur +d'estampes connu dans toute l'Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan, +aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian. +Ce n'est pas qu'en fille obéissante elle tînt le consentement de son +père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure, +d'humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur +d'affaires, ne s'était jamais occupé d'elle, l'avait laissée grandir +libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais +d'ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur +le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement +puissants qu'un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop +intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d'aimer ne +lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui +savait un gré infini de cette prudence; et, comme elle tenait de lui le +sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s'inquiétait pas des +raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et +la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre +commis. A vingt-sept ans, elle se sentait d'âge et d'expérience à faire +sa vie elle-même et n'éprouvait nul besoin de demander les conseils ou +de suivre la volonté d'un père jeune, facile et distrait. Mais pour +qu'elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce +gendre pauvre, l'intéressât dans la maison, lui assurât des travaux +comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d'une manière ou d'une +autre, lui créât des ressources; et cela elle jugeait impossible que +l'un l'offrît, que l'autre l'acceptât, tant il y avait peu de sympathie +entre ces deux hommes.</p> + +<p>Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait +sans terreur l'idée de s'unir à son ami par des liens secrets et de +prendre l'auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa +philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que +l'indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le +caractère honnête et vertueux d'Évariste donnerait une force rassurante; +mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa +vieille mère: il ne semblait pas qu'il y eût dans une existence si +étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature. +D'ailleurs Évariste n'avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait +part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l'y obliger +avant peu.</p> + +<p>Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille:</p> + +<p>"Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant +qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie. +En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre +absence."</p> + +<p>Il répondit avec un sombre enthousiasme:</p> + +<p>"Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une +épée dans une guirlande."</p> + +<p>Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style +sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.</p> + +<p>"Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la +servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. +Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des +esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne +pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des +chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages. +Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans +les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs +ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche +de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez +nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises +d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques."</p> + +<p>Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il +poursuivait d'une haine inextinguible:</p> + +<p>"Le connaissez-vous, citoyenne?"</p> + +<p>Élodie fit signe qu'oui.</p> + +<p>"Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment +ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage +de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque +temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du +Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette +vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts +le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux +mauvais peintres."</p> + +<p>Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux:</p> + +<p>"Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi +ai....</p> + +<p>--C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise +qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes, +basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui +descendaient sur les épaules.</p> + +<p>Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.</p> + +<p>"Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque +chose de neuf?</p> + +<p>--Peut-être", dit le peintre.</p> + +<p>Et il exposa son idée:</p> + +<p>"Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des mœurs. +Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai +conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel +aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les +Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent +les Lois.... Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique, +Fraternité de carreau, Loi de cœur.... Je crois ces cartes assez +fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en +taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet."</p> + +<p>Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle, +l'artiste les tendit au marchand d'estampes.</p> + +<p>Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.</p> + +<p>"Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs +de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle +invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre +jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre +camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec +quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre +jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui +sais-je encore!... Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami, +l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif. +Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se +serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la +manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire +qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de +cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en +corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros +cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent +jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots +du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers +et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos..., comment dites-vous?... +vos Lois de cœur... et vous reviendrez me dire comment ils vous ont +reçu!"</p> + +<p>Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa +culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin +avec une douce pitié:</p> + +<p>"Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous +voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là +vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies +poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies +filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les +hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses, +avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête +que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus +en entendre parler."</p> + +<p>Du coup, Évariste Gamelin se cabra:</p> + +<p>"Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!... Mais l'établissement +de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont +des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en +pourrions-nous pas être frappés?... Quoi! la secte du sans-culotte Jésus +a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli +après quatre ans à peine d'existence!"</p> + +<p>Mais Jean Blaise, d'un air de supériorité:</p> + +<p>"Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami, +la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans +d'embrassades, de massacres, de discours, de <i>Marseillaise</i>, de tocsins, +d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes +à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge, +de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des +chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements, +d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est +long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons +trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que +pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La +Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous +ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?... On ne sait plus.</p> + +<p>--Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous +préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand +d'estampes à la prudence.</p> + +<p>--Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son cœur. +Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous, +citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous +accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon +dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes +principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de +servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au +périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre, +je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles +moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les +comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société +avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre +brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais +envoyer de Vernon soixante bœufs à l'armée du Midi, à travers un pays +infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je +ne parle pas; j'agis."</p> + +<p>Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il +noua les cordons et qu'il passa sous son bras.</p> + +<p>"C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider +nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans +ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses +défenseurs.... Salut, citoyen Blaise."</p> + +<p>Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le cœur +gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux œillets +rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre.</p> + +<p>Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de +Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il +reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de +raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des +événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de +la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne +reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on +ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en +Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons +citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple +assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.</p> + +<p>Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage.</p> + +<p>Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées +pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de +la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres +jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les +débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain.</p> + +<p>N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de +s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait +place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la +patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant +contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que +son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et +qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son +bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le +nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à +vingt sols chaque, en un mois."</p> + +<p>Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands +pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du +vitrier.</p> + +<p>On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen +Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le +peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée, +et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait +avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La +femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait +des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en +cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.</p> + +<p>La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé +de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du +quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les +passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres, +escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un +homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné +du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre +les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue +et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait +debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient +entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et +regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi +les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de +couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis +tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux.</p> + +<p>On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le +corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa +ressemblance avec ce représentant du peuple.</p> + +<p>"Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante.</p> + +<p>--Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis.</p> + +<p>Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de +s'élancer:</p> + +<p>"Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de +modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a +séparé.... Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont."</p> + +<p>Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était +d'importance.</p> + +<p>Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et +torches et poursuivait la demoiselle de modes.</p> + +<br> +<h3>IV</h3> + +<p>Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les +tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait +une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur +l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de +l'allée ombreuse, contre la chaumière de <i>La Belle Lilloise</i>, sur un +banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts +s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles +s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'<i>Amour peintre</i>. Pendant +toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui +devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il +lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle, +exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son +amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus +retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution +plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante.</p> + +<p>D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute +occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à +l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais, +le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme +irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et +le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui +donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se +dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la +solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.</p> + +<p>Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les +promenades à la mode, des chaumières construites par de savants +architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La +chaumière de <i>La Belle Lilloise</i>, occupée par un limonadier, appuyait sa +feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour, +afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme +s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une +chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un +saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui +portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières, +ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans +les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort. +Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à +aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement +ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les +autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient +pareillement des cœurs sensibles et pleins de philosophie.</p> + +<p>Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme +au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son +cœur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes +après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main, +selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste +et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si +semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire, +avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que +les révolutions ne changent point.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une +vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte +de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle +avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille +pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la +chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant +sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme +immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de +redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies" +s'appelaient alors des "plaisirs".</p> + +<p>La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et +exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait +une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la +rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux +Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir, +mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir +leur vieillesse.</p> + +<p>Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposa +abondamment la cause de ses maux. C'était la république qui, en +dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il +n'y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elle connaissait, au +contraire, à plusieurs signes, que les affaires ne feraient qu'empirer. +A Nanterre, une femme avait accouché d'un enfant à tête de vipère; la +foudre était tombée sur l'église de Rueil et avait fondu la croix du +clocher; on avait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville. Des +hommes masqués empoisonnaient les sources et jetaient dans l'air des +poudres qui donnaient des maladies....</p> + +<p>Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle. Les yeux +de la jeune femme brillaient dans l'ombre transparente de son chapeau de +paille; ses lèvres, aussi rouges que les œillets qu'elle tenait à la +main, souriaient. Une écharpe de soie noire, croisée sur la poitrine, se +nouait sur le dos. Sa robe jaune faisait voir les mouvements rapides des +genoux et découvrait les pieds chaussés de souliers plats. Les hanches +étaient presque entièrement dégagées: car la Révolution avait affranchi +la taille des citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les +reins, déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sous +son image amplifiée.</p> + +<p>Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cet embarras +qu'Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarqua aussi et tint +pour un bon signe qu'il avait noué sa cravate avec plus d'art qu'à +l'ordinaire. Elle lui tendit la main.</p> + +<p>"Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n'ai pas répondu à +votre lettre: elle m'a déplu; je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait +été plus aimable, si elle avait été plus naturelle. Ce serait faire tort +à votre caractère et à votre esprit que de croire que vous ne voulez pas +retourner à l'<i>Amour peintre</i> parce que vous y avez eu une altercation +légère sur la politique, avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez +sûr que vous n'avez nullement à craindre que mon père vous reçoive mal, +quand vous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas: il ne se +rappelle ni ce qu'il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Je +n'affirme pas qu'il existe une grande sympathie entre vous deux; mais il +est sans rancune. Je vous le dis franchement, il ne s'occupe pas +beaucoup de vous... ni de moi. Il ne pense qu'à ses affaires et à ses +plaisirs."</p> + +<p>Elle s'achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec +quelque répugnance, parce qu'il savait que c'était le rendez-vous des +amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la +plus cachée.</p> + +<p>"Que j'ai de choses à vous dire, Évariste! L'amitié a des droits: vous +me permettez d'en user? Je vous parlerai beaucoup de vous... et un peu +de moi, si vous le voulez bien."</p> + +<p>Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa +elle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta son enfance, +elle lui dit la beauté de sa mère, qu'elle aimait à célébrer, par piété +filiale et comme l'origine de sa propre beauté; elle vanta la vigueur de +ses grands-parents, car elle avait l'orgueil de son sang bourgeois. Elle +conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait +vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu'elle était, +vive, sensible, courageuse, et elle ajouta:</p> + +<p>"Évariste, j'ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire +pour ne pas savoir le prix d'un cœur comme le vôtre, et je ne renoncerai +pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur +laquelle je croyais pouvoir compter et qui m'était chère."</p> + +<p>Évariste la regarda tendrement:</p> + +<p>"Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent? Puis-je +croire?..."</p> + +<p>Il s'arrêta, de peur d'en trop dire et d'abuser par là d'une amitié si +confiante.</p> + +<p>Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi des longues +manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevait en longs +soupirs.</p> + +<p>"Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulez que j'aie +pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur les dispositions de mon +cœur.</p> + +<p>--Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encore quand +vous saurez...."</p> + +<p>Il hésita.</p> + +<p>Elle baissa les yeux.</p> + +<p>Il acheva plus bas:</p> + +<p>"... que je vous aime?"</p> + +<p>En entendant ces derniers mots, elle rougit: c'était de plaisir. Et, +tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgré elle, un +sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait:</p> + +<p>"Et il croit s'être déclaré le premier!... et il craint peut-être de me +fâcher!..."</p> + +<p>Et elle lui dit avec bonté:</p> + +<p>"Vous ne l'aviez donc pas vu, mon ami, que je vous aimais?"</p> + +<p>Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évariste leva les +yeux vers le firmament étincelant de lumière et d'azur:</p> + +<p>"Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillant comme +vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votre sourire."</p> + +<p>Il se sentait uni à la nature entière, il l'associait à sa joie, à sa +gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleurs des +marronniers s'allumaient comme des candélabres, les torches gigantesques +des peupliers s'enflammaient.</p> + +<p>Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plus tendre et +aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnait l'avantage de +la faiblesse et, aussitôt après l'avoir conquis, se soumettait à lui; +maintenant qu'elle l'avait mis sous sa domination, elle reconnaissait en +lui le maître, le héros, le dieu, brûlait d'obéir, d'admirer et de +s'offrir. Sous l'ombrage du bosquet, il lui donna un long baiser ardent +sous lequel elle renversa la tête, et, dans les bras d'Évariste, elle +sentit toute sa chair se fondre comme une cire.</p> + +<p>Ils s'entretinrent longtemps encore d'eux-mêmes, oubliant l'univers. +Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures, qui jetaient +Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et +particulières. Puis, quand elle jugea qu'elle ne pouvait tarder +davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois œillets +rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui +l'avait amenée. C'était une voiture de place peinte en jaune, très haute +sur roues, qui n'avait certes rien d'étrange, non plus que le cocher. +Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l'on n'en prenait guère +autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un +serrement de cœur et se sentit assailli d'un douloureux pressentiment: +par une sorte d'hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que +le cheval de louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du +temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe +et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.</p> + +<p>La voiture disparut. Le trouble d'Évariste se dissipa; mais il lui +restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et +d'oubli qu'il venait de vivre, il ne les revivrait plus.</p> + +<p>Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires +cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que +leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs, +portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de +plaisirs de l'allée des Veuves, et il lui sembla qu'entre ces deux +rencontres tout un âge de sa vie s'était écoulé. Il traversa la place de +la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin +l'immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de +la Révolution prétendaient s'être tues pour jamais. Il hâta le pas dans +la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d'une +foule d'hommes et de femmes, qui criaient: "Vive la République! Vive la +Liberté!" Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits +étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des +mouchoirs. Précédé d'un sapeur qui faisait place au cortège, entouré +d'officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de +gendarmes, de hussards, s'avançait lentement, sur les têtes des +citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d'une couronne de +chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite verte à collet d'hermine. +Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard +perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste, +il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à +punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille +voix, cria:</p> + +<p>"Vive Marat!"</p> + +<p>Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention. +Tandis que la foule s'écoulait lentement, Gamelin, assis sur une borne +de la rue Honoré, contenait de sa main les battements de son cœur. Ce +qu'il venait de voir le remplissait d'une émotion sublime et d'un +enthousiasme ardent.</p> + +<p>Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré +d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République, +et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras +ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois +sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en +conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le +tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu +à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses +yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne +civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable +amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée, +cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant +de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon +exemple, patriotes jusqu'à la mort."</p> + +<p>La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de +lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait:</p> + +<p>"Jusqu'à la mort!..."</p> + +<br> +<h3>V</h3> + +<p>A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg +Élodie qui l'attendait sur un banc.</p> + +<p>Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se +voyaient tous les jours, à l'<i>Amour peintre</i> ou à l'atelier de la place +de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve +qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux, +déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la +loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire +qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette +résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout +rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales, +elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût +rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle +pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et, +ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui +avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du +couvent des Chartreux.</p> + +<p>Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main, +le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement:</p> + +<p>"Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne +de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout. +Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action +vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule.... Ne +perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles +j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore +jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi. +J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un cœur tendre et d'une âme +généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et +sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il +l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux, +Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!"</p> + +<p>Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées; +depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle +était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce +qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des +secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu, +dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait +appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la +nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était +moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le +nécessaire.</p> + +<p>"Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces +moments où j'étais seule, abandonnée?..."</p> + +<p>Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie +d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à +l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux +d'Élodie.</p> + +<p>Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.</p> + +<p>Elle dit très simplement:</p> + +<p>"Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et +ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s'occupa de moi +avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la +vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se +cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son +esprit qu'il m'intéressa.... Il sut me toucher en me témoignant de +l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé. +Je ne demandai d'engagements qu'à son cœur, et son cœur était mobile.... +Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne. +Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous +jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!"</p> + +<p>Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard +était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa +sœur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente, +pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non +point dans l'erreur d'un cœur sensible, mais pour trouver, loin des +siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa sœur +et il inclinait à condamner sa maîtresse.</p> + +<p>Élodie reprit d'une voix très douce:</p> + +<p>"J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient +naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui +n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les +préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur +avaient fait égoïste et perfide."</p> + +<p>Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin +s'adoucirent. Il demanda:</p> + +<p>"Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?</p> + +<p>--Vous ne le connaissez pas.</p> + +<p>--Nommez-le-moi."</p> + +<p>Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire.</p> + +<p>Elle donna ses raisons.</p> + +<p>"Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop +dit."</p> + +<p>Et, comme il insistait:</p> + +<p>"Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise +à votre esprit cet... étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre +jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi. +Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai +connaître."</p> + +<p>Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme +qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été +séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être +autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté +les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que +cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût +offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par +force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous +tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes, +mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était +formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou +troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans +cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme +s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions, +il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se +taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.</p> + +<p>Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle +répondit:</p> + +<p>"Il a quitté le royaume."</p> + +<p>Elle se reprit vivement:</p> + +<p>"... la France.</p> + +<p>--Un émigré!" s'écria Gamelin.</p> + +<p>Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se +créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner +à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine.</p> + +<p>En fait, l'amant d'Élodie était un petit clerc de procureur très joli +garçon, chérubin saute-ruisseau, qu'elle avait adoré et dont le souvenir +après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il +recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame +expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression +des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon +sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant.</p> + +<p>"Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de +détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a +lâchement abandonnée?"</p> + +<p>Elle inclina la tête.</p> + +<p>Il la pressa sur son cœur:</p> + +<p>"Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet +infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le +reconnaître!"</p> + +<p>Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue. +Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus +naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce +qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de +lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les +voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait +moral et social.</p> + +<p>Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui +disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en +demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle +admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui.</p> + +<p>Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue +de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était +point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation +régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction +d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la +ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même +avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait +l'exclusion des Vingt et un.</p> + +<p>Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine, +il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que +haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour +de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant +accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait:</p> + +<p>"Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!"</p> + +<p>A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:</p> + +<p>"Venez, Évariste!" fit-elle vivement.</p> + +<p>La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans +la presse.</p> + +<p>Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour +éternel.</p> + +<p>Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la +citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa +part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le +tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait +parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle +nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les +émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un cœur +reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres +enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates, +disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.</p> + +<p>Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de +midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave +odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du +peintre sentait le bouillon gras.</p> + +<p>"Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer +l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec +une couenne de lard et un gros os de bœuf. Il n'y a rien qui embaume un +potage comme un os à moelle.</p> + +<p>--Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et +vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de +la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de +parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un +potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil +savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os +médullaire si savoureux et succulent.</p> + +<p>--Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin, +n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même +os?</p> + +<p>--Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien +que prophétesse."</p> + +<p>A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de +recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour +venger en même temps sur lui la République et son amour.</p> + +<p>Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de +son discours:</p> + +<p>"Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir +s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur +imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien +davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme +serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait +des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus +des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la +condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que, +le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque +tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge, +notre félicité."</p> + +<p>La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le <i>Benedicite</i>, fit +asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la +place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle +savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait.</p> + +<br> +<h3>VI</h3> + +<p>Dix heures du matin. Pas un souffle d'air. C'était le mois de juillet le +plus chaud qu'on eût connu. Dans l'étroite rue de Jérusalem, une +centaine de citoyens de la section faisaient la queue à la porte du +boulanger, sous la surveillance de quatre gardes nationaux qui, l'arme +au repos, fumaient leur pipe.</p> + +<p>La Convention nationale avait décrété le <i>maximum</i>: aussitôt grains, +farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, les Parisiens se +levaient avant le jour s'ils voulaient manger. Tous ces gens, serrés les +uns contre les autres, hommes, femmes, enfants, sous un ciel de plomb +fondu, qui chauffait les pourritures des ruisseaux et exaltait les +odeurs de sueur et de crasse, se bousculaient, s'interpellaient, se +regardaient avec tous les sentiments que les êtres humains peuvent +éprouver les uns pour les autres, antipathie, dégoût, intérêt, désir, +indifférence. On avait appris, par une expérience douloureuse, qu'il n'y +avait pas de pain pour tout le monde: aussi les derniers venus +cherchaient-ils à se glisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se +plaignaient et s'irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé. +Les femmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserver +leur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plus +étouffante, des cris s'élevaient: "Ne poussez pas!" Et chacun +protestait, se disant poussé soi-même.</p> + +<p>Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires délégués par la +section avaient imaginé d'attacher à la porte du boulanger une corde que +chacun tenait à son rang; mais les mains trop rapprochées se +rencontraient sur la corde et entraient en lutte. Celui qui la quittait +ne parvenait point à la reprendre. Les mécontents ou les plaisants la +coupaient, et il avait fallu y renoncer.</p> + +<p>Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisait des +plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait des invectives +aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout le mal. Quand un +chien passait, des plaisants l'appelaient Pitt. Parfois retentissait un +large soufflet, appliqué par la main d'une citoyenne sur la joue d'un +insolent, tandis que, pressée par son voisin, une jeune servante, les +yeux mi-clos et la bouche entrouverte, soupirait mollement. A toute +parole, à tout geste, à toute attitude propre à mettre en éveil l'humeur +grivoise des aimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait +le <i>Ça ira</i>, malgré les protestations d'un vieux jacobin, indigné que +l'on compromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foi +républicaine dans un avenir de justice et de bonheur.</p> + +<p>Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur, en face +de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant la viande de +boucherie. Des passants s'arrêtaient pour lire la feuille encore toute +gluante. Une marchande de choux, qui cheminait sa hotte sur le dos, se +mit à dire de sa grosse voix cassée:</p> + +<p>"Ils sont partis, les beaux bœufs! ratissons-nous les boyaux."</p> + +<p>Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d'un égout, que +plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouva mal et fut remise +évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrent à quelques pas de là, +sous une pompe. On se bouchait le nez; une rumeur grondait; des paroles +s'échangeaient, pleines d'angoisse et d'épouvante. On se demandait si +c'était quelque animal enterré là, ou bien un poison mis par +malveillance, ou plutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre, +oublié dans une cave du voisinage.</p> + +<p>"On en a donc mis là?</p> + +<p>--On en a mis partout!</p> + +<p>--Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j'en ai vu trois cents en +tas sur le Pont au Change."</p> + +<p>Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant qui, morts, les +empoisonnaient.</p> + +<p>Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter à sa +vieille mère les fatigues d'une longue station. Son voisin, le citoyen +Brotteaux, l'accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dans la poche +béante de sa redingote puce.</p> + +<p>Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau +d'un moderne Téniers.</p> + +<p>"Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les +Grecs et les Romains si chers aujourd'hui à nos peintres. Pour moi, j'ai +toujours goûté la manière flamande."</p> + +<p>Ce qu'il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c'est qu'il avait +possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. de +Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures.</p> + +<p>"Il n'y a de beau que l'antique, répondit le peintre, et ce qui en est +inspiré: mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen +ou d'Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou +de Van Loo: l'humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par +un Baudouin ou un Fragonard."</p> + +<p>Un aboyeur passa, criant:</p> + +<p>"<i>Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!</i>... la liste des condamnés!</p> + +<p>--Ce n'est point assez d'un tribunal révolutionnaire, dit Gamelin. Il en +faut un dans chaque ville.... Que dis-je? dans chaque commune, dans +chaque canton. Il faut que tous les pères de famille, que tous les +citoyens s'érigent en juges. Quand la nation se trouve sous le canon des +ennemis et sous le poignard des traîtres, l'indulgence est parricide. +Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, la Corse révoltée, la Vendée +en feu, Mayence et Valenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la +trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la +trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison +assise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nos +généraux!... Que la guillotine sauve la patrie!</p> + +<p>--Je n'ai pas d'objection essentielle à faire contre la guillotine, +répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule +institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune manière que la vie d'un +homme ait quelque prix; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de +manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique fin des êtres semble de devenir +la pâture d'autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit +naturel: en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition +qu'on ne l'exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou +pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j'aie des instincts +pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c'est une dépravation +que toute ma philosophie n'est pas encore parvenue à corriger.</p> + +<p>--Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n'y a +que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut +nécessaire de l'autorité. Le peuple souverain l'abolira un jour. +Robespierre l'a combattue, et avec lui tous les patriotes; la loi qui la +supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être +appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous +le glaive de la loi."</p> + +<p>Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires, +et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section; entre autres une belle +grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en +bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était +très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à +un enfant malingre.</p> + +<p>L'enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient +faibles et les sanglots l'étouffaient. Pitoyablement petit, le teint +blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une +sollicitude douloureuse.</p> + +<p>"Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux +nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des +derniers arrivés.</p> + +<p>--Il a six mois, le pauvre amour!... Son père est à l'armée: il est de +ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil +(Michel), commis drapier de son état. Il s'est enrôlé, dans un théâtre +qu'on avait dressé devant l'hôtel de ville. Le pauvre ami voulait +défendre sa patrie et voir du pays.... Il m'écrit de prendre patience. +Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul... (c'est Paul qu'il se +nomme)... puisque je ne peux pas me nourrir moi-même?</p> + +<p>--Ah! s'écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une +heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte +de l'épicière. On risque la mort pour avoir trois œufs et un quarteron +de beurre.</p> + +<p>--Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je +n'en ai vu!"</p> + +<p>Et le chœur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres, +jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les +commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au +prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres. +On sema des histoires alarmantes de bœufs noyés dans la Seine, de sacs +de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines.... +C'étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui +poursuivaient l'extermination du peuple de Paris.</p> + +<p>Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris +comme si elle avait le feu à ses jupes, qu'elle secouait violemment et +dont elle retournait les poches, proclamant qu'on lui avait volé sa +bourse.</p> + +<p>Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple, +qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les +Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, qui eussent de bon +cœur brûlé le château de Versailles, mais se fussent crus déshonorés +s'ils y avaient dérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrent sur +la mésaventure de la belle enfant quelques méchantes plaisanteries, +aussitôt étouffées sous la rumeur publique. On parlait déjà de pendre le +voleur à la lanterne. On entamait une enquête tumultueuse et partiale. +La grande tricoteuse, montrant du doigt un vieillard soupçonné d'être un +moine défroqué, jurait que c'était "le capucin" qui avait fait le coup. +La foule, aussitôt persuadée, poussa des cris de mort.</p> + +<p>Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique se tenait fort +modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toute l'apparence, à +vrai dire, d'un ci-devant religieux. Son air était assez vénérable, bien +qu'altéré par le trouble que causaient à ce pauvre homme les violences +de la foule et le souvenir encore vif des journées de Septembre. La +crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire, +qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements, +comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne +devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents.</p> + +<p>Brotteaux s'était donné pour loi de ne jamais contrarier le sentiment +populaire, surtout quand il se montrait absurde et féroce, "parce +qu'alors, disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu". Mais +Brotteaux était inconséquent: il déclara que cet homme, qu'il fût +capucin ou ne le fût point, n'avait pu dérober la citoyenne, dont il ne +s'était pas approché un seul moment.</p> + +<p>La foule conclut que celui qui défendait le voleur était son complice, +et l'on parlait maintenant de traiter avec rigueur les deux malfaiteurs, +et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, les plus sages parlèrent +de l'envoyer avec les deux autres à la section.</p> + +<p>Mais la jolie fille s'écria tout à coup joyeusement qu'elle avait +retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées et menacée +d'être fessée publiquement, comme une nonne.</p> + +<p>"Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vous remercie d'avoir pris +ma défense. Mon nom importe peu, mais je vous dois de vous le dire: je +me nomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier, en effet; mais non +pas un capucin, comme l'ont dit ces femmes. Il s'en faut de tout: je +suis clerc régulier de l'ordre des Barnabites, qui donna des docteurs et +des saints en foule à l'Église. Ce n'est point assez d'en faire remonter +l'origine à saint Charles Borromée: on doit considérer comme son +véritable fondateur l'apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme +dans ses armoiries. J'ai dû quitter mon couvent devenu le siège de la +section du Pont-Neuf et porter un habit séculier.</p> + +<p>--Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. de +Longuemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n'avez pas renié +votre état: à le voir, on croirait que vous avez réformé votre ordre +plutôt que vous ne l'avez quitté. Et vous vous exposez bénévolement, +sous ces dehors austères, aux injures d'une populace impie.</p> + +<p>--Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter un habit bleu, +comme un danseur!</p> + +<p>--Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommage à votre +caractère et vous mettre en garde contre les dangers que vous courez.</p> + +<p>--Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m'encourager à +confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre le péril. +J'ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manière d'apostasie; +j'aurais voulu du moins ne pas quitter la maison où Dieu m'accorda +durant tant d'années la grâce d'une vie paisible et cachée. J'obtins d'y +demeurer; et j'y gardai ma cellule, tandis qu'on transformait l'église +et le cloître en une sorte de petit hôtel de ville qu'ils nommaient la +section. Je vis, monsieur, je vis marteler les emblèmes de la sainte +vérité; je vis le nom de l'apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat. +Parfois même j'assistai aux conciliabules de la section, et j'y entendis +exprimer d'étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeure profanée +et j'allai vivre de la pension de cent pistoles que me fait l'Assemblée +dans une écurie dont on a réquisitionné les chevaux pour le service des +armées. Là je dis la messe devant quelques fidèles, qui y viennent +attester l'éternité de l'Église de Jésus-Christ.</p> + +<p>--Moi, mon Père, répondit l'autre, si vous voulez le savoir, je me nomme +Brotteaux et fus jadis publicain.</p> + +<p>--Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, par l'exemple de +saint Matthieu, qu'on peut attendre une bonne parole d'un publicain.</p> + +<p>--Mon Père, vous êtes trop honnête.</p> + +<p>--Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plus affamé de +justice que de pain: chacun ici était prêt à quitter sa place pour +châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumis à tant de +privations, sont d'une probité sévère, et ne peuvent tolérer un acte +malhonnête.</p> + +<p>--Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grande envie de +pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvais parti à ce bon +religieux, à son défenseur et au défenseur de son défenseur. Leur +avarice même et l'amour égoïste qu'ils portent à leur bien les y +poussaient: le larron, en s'attaquant à l'un d'eux, les menaçait tous; +ils se préservaient en le punissant.... Au reste, il est probable que la +plupart de ces manouvriers et de ces ménagères sont probes et +respectueux du bien d'autrui. Ces sentiments leur ont été inculqués dès +l'enfance par leurs père et mère qui les ont suffisamment fessés, et +leur ont fait entrer les vertus par le cul."</p> + +<p>Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu'un tel langage lui semblait +indigne d'un philosophe.</p> + +<p>"La vertu, dit-il, est naturelle à l'homme: Dieu en a déposé le germe +dans le cœur des mortels."</p> + +<p>Le vieux Brotteaux était athée et tirait de son athéisme une source +abondante de délices.</p> + +<p>"Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la +terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et même réacteur. +Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que +les Français, qui ne souffrent plus de roi mortel, s'obstinent à en +garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu'est-ce +que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l'enfer? +L'humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez +l'original, vous gardez la copie!</p> + +<p>--Oh! citoyen! s'écria Gamelin, n'avez-vous pas honte de tenir ce +langage? et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçues par +l'ignorance et la peur avec l'Auteur de la nature? La croyance en un +Dieu bon est nécessaire à la morale. L'Être suprême est la source de +toutes les vertus, et l'on n'est pas républicain si l'on ne croit en +Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des +Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupable d'avoir disposé les +Français à la servitude en leur enseignant l'athéisme.... J'espère, du +moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque la République aura institué le +culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion +si sage.</p> + +<p>--J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme, répondit +Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire; quand vous en aurez +fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes."</p> + +<p>Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau, ainsi +qu'il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés du baron +d'Holbach, qui, selon son expression, servaient de fondement à la +philosophie naturelle:</p> + +<p>"Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en +musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature +et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous +enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les +crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On +doit aimer la vertu; mais il est bon de savoir que c'est un simple +expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que +nous appelons la morale n'est qu'une entreprise désespérée de nos +semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et +l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus +j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. Les théologiens +et les philosophes, qui font de Dieu l'auteur de la nature et +l'architecte de l'univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils +le disent bon, parce qu'ils le craignent, mais ils sont forcés de +convenir qu'il agit d'une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité +rare même chez l'homme. Et c'est par là qu'ils le rendent adorable sur +la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des Dieux +justes et bienveillants, dont elle n'aurait rien à craindre; elle ne +garderait point de leurs bienfaits une reconnaissance inutile. Sans le +purgatoire et l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire.</p> + +<p>--Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlez point de la nature: vous +ne savez ce que c'est.</p> + +<p>--Pardieu, je le sais aussi bien que vous, mon Père!</p> + +<p>--Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n'avez pas de religion et +que la religion seule nous enseigne ce qu'est la nature, en quoi elle +est bonne et comment elle a été dépravée. Au reste, ne vous attendez pas +à ce que je vous réponde: Dieu ne m'a donné, pour réfuter vos erreurs, +ni la chaleur du langage ni la force de l'esprit. Je craindrais de ne +vous fournir, par mon insuffisance, que des occasions de blasphème et +des causes d'endurcissement, et, lorsque je sens un vif désir de vous +servir, je ne recueillerais pour tout fruit de mon indiscrète charité +que...."</p> + +<p>Ce propos fut interrompu par une immense clameur qui, partie de la tête +de la colonne, avertit la file entière des affamés que la boulangerie +ouvrait ses portes. On commença d'avancer mais avec une extrême lenteur. +Un garde national de service faisait entrer les acheteurs, un par un. Le +boulanger, sa femme et son garçon étaient assistés dans la vente des +pains par deux commissaires civils qui, un ruban tricolore au bras +gauche, s'assuraient que le consommateur appartenait à la section et +qu'on ne lui délivrait que la part proportionnelle aux bouches qu'il +avait à nourrir.</p> + +<p>Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche du plaisir la fin unique de +la vie: il estimait que la raison et les sens, seuls juges en l'absence +des Dieux, n'en pouvaient concevoir une autre. Or, trouvant dans les +propos du peintre un peu trop de fanatisme et dans ceux du religieux un +peu trop de simplicité pour y prendre grand plaisir, cet homme sage, +afin de conformer sa conduite à sa doctrine dans les conjonctures +présentes, et charmer l'attente encore longue, tira de la poche béante +de sa redingote puce son Lucrèce, qui demeurait ses plus chères délices +et son vrai contentement. La reliure de maroquin rouge était écornée par +l'usage et le citoyen Brotteaux en avait prudemment gratté les +armoiries, les trois îlots d'or achetés à beaux deniers comptants par le +traitant son père. Il ouvrit le livre à l'endroit où le poète +philosophe, qui veut guérir les hommes des vains troubles de l'amour, +surprend une femme entre les bras de ses servantes dans un état qui +offenserait tous les sens d'un amant. Le citoyen Brotteaux lut ces vers, +non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine +ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. Le +poète Lucrèce n'avait qu'une sagesse; son disciple Brotteaux en avait +plusieurs.</p> + +<p>Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d'heure. A son oreille, +réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muse latine, +jaillissait en vain la criaillerie des commères sur l'enchérissement du +pain, du sucre, du café, de la chandelle et du savon. C'est ainsi qu'il +atteignit avec sérénité le seuil de la boulangerie. Derrière lui, +Évariste Gamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbe dorée sur la +grille de fer qui fermait l'imposte.</p> + +<p>A son tour, il entra dans la boutique: les paniers, les casiers étaient +vides; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain qui restât et +qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l'on ferma la grille +sur ses talons, de peur que le peuple en tumulte n'envahît la +boulangerie. Mais ce n'était pas à craindre: ces pauvres gens, instruits +à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs +du jour, s'en furent, la tête basse et traînant la jambe.</p> + +<p>Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise sur une borne +la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras. Elle était sans +mouvement, sans couleur, sans larmes, sans regard. L'enfant lui suçait +le doigt avidement. Gamelin se tint un moment devant elle, timide, +incertain. Elle ne semblait pas le voir.</p> + +<p>Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau de sa poche, un +eustache à manche de corne, coupa son pain par le milieu et en mit la +moitié sur les genoux de la jeune mère, qui regarda, étonnée; mais il +avait déjà tourné le coin de la rue.</p> + +<p>Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise à la fenêtre, qui +reprisait des bas. Il lui mit gaiement son reste de pain dans la main.</p> + +<p>"Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d'être si longtemps sur mes +jambes, épuisé de chaleur, dans la rue, en rentrant à la maison, bouchée +par bouchée, j'ai mangé la moitié de notre ration. Il reste à peine +votre part."</p> + +<p>Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste.</p> + +<br> +<h3>VII</h3> + +<p>Usant d'une très vieille façon de dire, la citoyenne veuve Gamelin +l'avait annoncé: "A force de manger des châtaignes, nous deviendrons +châtaignes." Ce jour-là, 13 juillet, elle et son fils avaient dîné, à +midi, d'une bouillie de châtaignes. Comme ils achevaient cet austère +repas, une dame poussa la porte et emplit soudain l'atelier de son éclat +et de ses parfums. Évariste reconnut la citoyenne Rochemaure. Croyant +qu'elle se trompait de porte et cherchait le citoyen Brotteaux, son ami +d'autrefois, il pensait déjà lui indiquer le grenier du ci-devant ou +appeler Brotteaux, pour épargner à une femme élégante de grimper par une +échelle de meunier; mais il parut dès l'abord que c'était au citoyen +Évariste Gamelin qu'elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de +le rencontrer et de se dire sa servante.</p> + +<p>Ils n'étaient point tout à fait étrangers l'un à l'autre: ils s'étaient +vus plusieurs fois dans l'atelier de David, dans une tribune de +l'assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua: elle l'avait +remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son air intéressant.</p> + +<p>Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanaché comme le +couvre-chef d'un représentant en mission, la citoyenne Rochemaure était +emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chair fraîche encore sous +tant d'apprêts: ces artifices violents de la mode trahissaient la hâte +de vivre et la fièvre de ces jours terribles aux lendemains incertains. +Son corsage à grands revers et à grandes basques, tout reluisant +d'énormes boutons d'acier, était rouge sang, et l'on ne pouvait +discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et +révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du +bourreau. Un jeune militaire, un dragon, l'accompagnait.</p> + +<p>La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, la poitrine +généreuse, elle fit le tour de l'atelier, et, approchant de ses yeux +gris son lorgnon d'or à deux branches, elle examina les toiles du +peintre, souriant, se récriant, portée à l'admiration par la beauté de +l'artiste, et flattant pour être flattée.</p> + +<p>"Qu'est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau si noble et si touchant +d'une femme douce et belle près d'un jeune malade?"</p> + +<p>Gamelin répondit qu'il fallait y voir <i>Oreste veillé par Électre sa +sœur</i>, et que, s'il l'avait pu achever, ce serait peut-être son moins +mauvais ouvrage.</p> + +<p>"Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l'<i>Oreste</i> d'Euripide. J'avais lu, +dans une traduction déjà ancienne de cette tragédie, une scène qui +m'avait frappé d'admiration: celle où la jeune Électre, soulevant son +frère sur son lit de douleur, essuie l'écume qui lui souille la bouche, +écarte de ses yeux les cheveux qui l'aveuglent et prie ce frère chéri +d'écouter ce qu'elle lui va dire dans le silence des Furies.... En +lisant et relisant cette traduction, je sentais comme un brouillard qui +me voilait les formes grecques et que je ne pouvais dissiper. Je +m'imaginais le texte original plus nerveux et d'un autre accent. +Éprouvant un vif désir de m'en faire une idée exacte, j'allai prier M. +Gail, qui professait alors le grec au Collège de France (c'était en 91), +de m'expliquer cette scène mot à mot. Il me l'expliqua comme je le lui +demandais et je m'aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et +plus familiers qu'on ne se l'imagine. Ainsi, Électre dit à Oreste: +"Frère chéri, que ton sommeil m'a causé de joie! Veux-tu que je t'aide à +te soulever?" Et Oreste répond: "Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie +ces restes d'écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux. Mets ta +poitrine contre la mienne et écarte de mon visage ma chevelure emmêlée: +car elle me cache les yeux...." Tout plein de cette poésie si jeune et +si vive, de ces expressions naïves et fortes, j'esquissai le tableau que +vous voyez, citoyenne."</p> + +<p>Le peintre, qui, d'ordinaire, parlait si discrètement de ses œuvres, ne +tarissait pas sur celle-là. Encouragé par un signe que lui fit la +citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit:</p> + +<p>"Hennequin a traité en maître les fureurs d'Oreste. Mais Oreste nous +émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle +destinée que la sienne! C'est par piété filiale, par obéissance à des +ordres sacrés qu'il a commis ce crime dont les Dieux doivent l'absoudre, +mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice +outragée, il a renié la nature, il s'est fait inhumain, il s'est arraché +les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux +forfait.... C'est ce que j'aurais voulu montrer dans ce groupe du frère +et de la sœur."</p> + +<p>Il s'approcha de la toile et la regarda avec complaisance.</p> + +<p>"Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées; la tête et le +bras d'Oreste, par exemple.</p> + +<p>--C'est un morceau admirable.... Et Oreste vous ressemble, citoyen +Gamelin.</p> + +<p>--Vous trouvez?" fit le peintre avec un sourire grave.</p> + +<p>Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Le jeune dragon se tint +debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elle était +assise. A quoi l'on pouvait voir que la Révolution était accomplie, car, +sous l'ancien régime, un homme n'eût jamais, en compagnie, touché +seulement du doigt le siège où se trouvait une dame, formé par +l'éducation aux contraintes, parfois assez rudes, de la politesse, +estimant d'ailleurs que la retenue gardée dans la société donne un prix +singulier à l'abandon secret et que, pour perdre le respect, il fallait +l'avoir.</p> + +<p>Louise Masché de Rochemaure, fille d'un lieutenant des chasses du roi, +veuve d'un procureur et, durant vingt ans, fidèle amie du financier +Brotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principes nouveaux. On l'avait +vue, en juillet 1790, bêcher la terre du Champ de Mars. Son penchant +décidé pour les puissances l'avait portée facilement des feuillants aux +girondins et aux montagnards, tandis qu'un esprit de conciliation, une +ardeur d'embrassement et un certain génie d'intrigue l'attachaient +encore aux aristocrates et aux contre-révolutionnaires. C'était une +personne très répandue, fréquentant guinguettes, théâtres, traiteurs à +la mode, tripots, salons, bureaux de journaux, antichambres de comités. +La Révolution lui apportait nouveautés, divertissements, sourires, +joies, affaires, entreprises fructueuses. Nouant des intrigues +politiques et galantes, jouant de la harpe, dessinant des paysages, +chantant des romances, dansant des danses grecques, donnant à souper, +recevant de jolies femmes, comme la comtesse de Beaufort et l'actrice +Descoings, tenant toute la nuit table de trente et un et de biribi et +faisant rouler la rouge et la noire, elle trouvait encore le temps +d'être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante, brouillonne, frivole, +connaissant les hommes, ignorant les foules, aussi étrangère aux +opinions qu'elle partageait qu'à celles qu'il lui fallait répudier, ne +comprenant absolument rien à ce qui se passait en France, elle se +montrait entreprenante, hardie et toute pleine d'audace par ignorance du +danger et par une confiance illimitée dans le pouvoir de ses charmes.</p> + +<p>Le militaire qui l'accompagnait était dans la fleur de la jeunesse. Un +casque de cuivre garni d'une peau de panthère, et la crête ornée de +chenille ponceau, ombrageait sa tête de chérubin et répandait sur son +dos une longue et terrible crinière. Sa veste rouge, en façon de +brassière, se gardait de descendre jusqu'aux reins pour n'en pas cacher +l'élégante cambrure. Il portait à la ceinture un énorme sabre, dont la +poignée en bec d'aigle resplendissait. Une culotte à pont, d'un bleu +tendre, moulait les muscles élégants de ses jambes, et des soutaches +d'un bleu sombre dessinaient leurs riches arabesques sur ses cuisses. Il +avait l'air d'un danseur costumé pour quelque rôle martial et galant, +dans <i>Achille à Scyros</i> ou <i>les Noces d'Alexandre</i>, par un élève de +David attentif à serrer la forme.</p> + +<p>Gamelin se rappelait confusément l'avoir déjà vu. C'était en effet le +militaire qu'il avait rencontré, quinze jours auparavant, haranguant le +peuple sur les galeries du Théâtre de la Nation.</p> + +<p>La citoyenne Rochemaure le nomma:</p> + +<p>"Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnaire de la section des +Droits de l'Homme."</p> + +<p>Elle l'avait toujours dans ses jupes, miroir d'amour et certificat +vivant de civisme.</p> + +<p>La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et lui demanda s'il ne +consentirait pas à dessiner une carte pour une marchande de modes à qui +elle s'intéressait. Il y traiterait un sujet approprié: une femme +essayant une écharpe devant une psyché, par exemple, ou une jeune +ouvrière portant sous son bras un carton à chapeau.</p> + +<p>Comme capables d'exécuter un petit ouvrage de ce genre, on lui avait +parlé du fils Fragonard, du jeune Ducis et aussi d'un nommé Prudhomme; +mais elle préférait s'adresser au citoyen Évariste Gamelin. Toutefois +elle n'en vint, sur cet article, à rien de précis, et l'on sentait +qu'elle avait mis cette commande en avant uniquement pour engager la +conversation. En effet, elle était venue pour tout autre chose. Elle +réclamait du citoyen Gamelin un bon office: sachant qu'il connaissait le +citoyen Marat, elle venait lui demander de l'introduire chez l'Ami du +peuple, avec qui elle désirait avoir un entretien.</p> + +<p>Gamelin répondit qu'il était un trop petit personnage pour la présenter +à Marat, et que, du reste, elle n'avait que faire d'un introducteur: +Marat, bien qu'accablé d'occupations, n'était pas l'homme invisible +qu'on avait dit.</p> + +<p>Et Gamelin ajouta:</p> + +<p>"Il vous recevra, citoyenne, si vous êtes malheureuse: car son grand +cœur le rend accessible à l'infortune et pitoyable à toutes les +souffrances. Il vous recevra si vous avez quelque révélation à lui faire +intéressant le salut public: il a voué ses jours à démasquer les +traîtres."</p> + +<p>La citoyenne Rochemaure répondit qu'elle serait heureuse de saluer en +Marat un citoyen illustre, qui avait rendu de grands services au pays, +qui était capable d'en rendre de plus grands encore, et qu'elle +souhaitait mettre ce législateur en rapport avec des hommes bien +intentionnés, des philanthropes favorisés par la fortune et capables de +lui fournir des moyens nouveaux de satisfaire son ardent amour de +l'humanité.</p> + +<p>"Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérer les riches à la +prospérité publique."</p> + +<p>De vrai, la citoyenne avait promis au banquier Morhardt de le faire +dîner avec Marat.</p> + +<p>Morhardt, Suisse comme l'Ami du peuple, avait lié partie avec plusieurs +députés à la Convention, Julien (de Toulouse), Delaunay (d'Angers) et +l'ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actions de la Compagnie des +Indes. Le jeu, très simple, consistait à faire tomber ces actions à six +cent cinquante livres par des motions spoliatrices, afin d'en acheter le +plus grand nombre possible à ce prix et de les relever ensuite à quatre +mille ou cinq mille livres par des motions rassurantes. Mais Chabot, +Julien, Delaunay étaient percés à jour. On suspectait Lacroix, Fabre +d'Églantine et même Danton. L'homme de l'agio, le baron de Batz, +cherchait de nouveaux complices à la Convention et conseillait au +banquier Morhardt de voir Marat.</p> + +<p>Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnaires n'était pas aussi +étrange qu'elle semblait tout d'abord. Toujours ces gens-là +s'efforçaient de se liguer avec les puissances du jour, et, par sa +popularité, par sa plume, par son caractère, Marat était une puissance +formidable. Les girondins sombraient; les dantonistes, battus par la +tempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l'idole du peuple, était +d'une probité jalouse, soupçonneux et ne se laissait point approcher. Il +importait de circonvenir Marat, de s'assurer sa bienveillance pour le +jour où il serait dictateur, et tout présageait qu'il le deviendrait: sa +popularité, son ambition, son empressement à recommander les grands +moyens. Et peut-être, après tout, que Marat rétablirait l'ordre, les +finances, la prospérité. Plusieurs fois il s'était élevé contre les +énergumènes qui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque +temps, il dénonçait les démagogues presque autant que les modérés. Après +avoir excité le peuple à pendre les accapareurs dans leur boutique +pillée, il exhortait les citoyens au calme et à la prudence; il devenait +un homme de gouvernement.</p> + +<p>Malgré certains bruits qu'on semait sur lui comme sur tous les autres +hommes de la Révolution, ces écumeurs d'or ne le croyaient pas +corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule: ils espéraient le +gagner par des flatteries et surtout par une familiarité condescendante, +qu'ils croyaient de leur part la plus séduisante des flatteries. Ils +comptaient, grâce à lui, souffler le froid et le chaud sur toutes les +valeurs qu'ils voudraient acheter et revendre, et le pousser à servir +leurs intérêts en croyant n'agir que dans l'intérêt public.</p> + +<p>Grande appareilleuse, bien qu'elle fût encore dans l'âge des amours, la +citoyenne Rochemaure s'était donné la mission de réunir le législateur +journaliste au banquier, et sa folle imagination lui représentait +l'homme des caves, aux mains encore rougies du sang de Septembre, engagé +dans le parti des financiers dont elle était l'agent, jeté par sa +sensibilité même et sa candeur en plein agio, dans ce monde, qu'elle +chérissait, d'accapareurs, de fournisseurs, d'émissaires de l'étranger, +de croupiers et de femmes galantes.</p> + +<p>Elle insista pour que le citoyen Gamelin la conduisît chez l'Ami du +peuple, qui habitait non loin, dans la rue des Cordeliers, près de +l'église. Après avoir fait un peu de résistance, le peintre céda au vœu +de la citoyenne.</p> + +<p>Le dragon Henry, invité à se joindre à eux, refusa, alléguant qu'il +entendait garder sa liberté, même à l'égard du citoyen Marat, qui, sans +doute, avait rendu des services à la République, mais maintenant +faiblissait: n'avait-il pas, dans sa feuille, conseillé la résignation +au peuple de Paris?</p> + +<p>Et le jeune Henry, d'une voix mélodieuse, avec de longs soupirs, déplora +la République trahie par ceux en qui elle avait mis son espoir: Danton +repoussant l'idée d'un impôt sur les riches, Robespierre s'opposant à la +permanence des sections, Marat dont les conseils pusillanimes brisaient +l'élan des citoyens.</p> + +<p>"Oh! s'écria-t-il, que ces hommes paraissent faibles auprès de Leclerc +et de Jacques Roux!... Roux! Leclerc! vous êtes les vrais amis du +peuple!"</p> + +<p>Gamelin n'entendit point ces propos, qui l'eussent indigné: il était +allé dans la pièce voisine passer son habit bleu.</p> + +<p>"Vous pouvez être fière de votre fils, dit la citoyenne Rochemaure à la +citoyenne Gamelin. Il est grand par le talent et par le caractère."</p> + +<p>La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, un bon témoignage de son +fils, sans toutefois s'enorgueillir de lui devant une dame de haut +parage, car elle avait appris dans son enfance que le premier devoir des +petits est l'humilité envers les grands. Elle était encline à se +plaindre, n'en ayant que trop sujet et trouvant dans ses plaintes un +soulagement à ses peines. Elle révélait abondamment ses maux à ceux +qu'elle croyait capables de les soulager, et madame de Rochemaure lui +semblait de ceux-là. Aussi, mettant à profit l'instant favorable, elle +conta tout d'une haleine la détresse de la mère et du fils, qui tous +deux mouraient de faim. On ne vendait plus de tableaux: la Révolution +avait tué le commerce comme avec un couteau. Les vivres étaient rares et +hors de prix....</p> + +<p>Et la bonne dame expédiait ses lamentations avec toute la volubilité de +ses lèvres molles et de sa langue épaisse, afin de les avoir dépêchées +toutes quand reparaîtrait son fils, dont la fierté n'eût point approuvé +de telles plaintes. Elle s'efforçait d'émouvoir dans le moins de temps +possible une dame qu'elle jugeait riche et répandue, et de l'intéresser +au sort de son enfant. Et elle sentait que la beauté d'Évariste +conspirait avec elle pour attendrir une femme bien née.</p> + +<p>En effet, la citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité: elle s'émut +à l'idée des souffrances d'Évariste et de sa mère et rechercha les +moyens de les adoucir. Elle ferait acheter les ouvrages du peintre par +des hommes riches de ses amis.</p> + +<p>"Car, dit-elle en souriant, il y a encore de l'argent en France, mais il +se cache."</p> + +<p>Mieux encore: puisque l'art était perdu, elle procurerait à Évariste un +emploi chez Morhardt ou chez les frères Perregaux, ou une place de +commis chez un fournisseur aux armées.</p> + +<p>Puis elle songea que ce n'était pas cela qu'il fallait à un homme de ce +caractère; et, après un moment de réflexion, elle fit signe qu'elle +avait trouvé:</p> + +<p>"Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunal révolutionnaire. Juré, +magistrat, voilà ce qui convient à votre fils. Je suis en relation avec +les membres du Comité de Salut public; je connais Robespierre l'aîné; +son frère soupe très souvent chez moi. Je leur parlerai. Je ferai parler +à Montané, à Dumas, à Fouquier."</p> + +<p>La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mit un doigt sur sa +bouche: Évariste rentrait dans l'atelier.</p> + +<p>Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l'escalier sombre, dont les +degrés de bois et de carreaux étaient recouverts d'une crasse antique.</p> + +<p>Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeait l'ombre du +piédestal qui avait porté le Cheval de Bronze et que pavoisaient +maintenant les couleurs de la nation, une foule d'hommes et de femmes du +peuple écoutaient, par petits groupes, des citoyens qui parlaient à voix +basse. La foule, consternée, gardait un silence coupé par intervalles de +gémissements et de cris de colère. Beaucoup s'en allaient d'un pas +rapide vers la rue de Thionville, ci-devant rue Dauphine; Gamelin, +s'étant glissé dans un de ces groupes, entendit que Marat venait d'être +assassiné.</p> + +<p>Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait: il avait été +assassiné dans sa baignoire, par une femme venue exprès de Caen pour +commettre ce crime.</p> + +<p>Certains croyaient qu'elle s'était enfuie; mais la plupart disaient +qu'elle avait été arrêtée.</p> + +<p>Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger.</p> + +<p>Ils songeaient:</p> + +<p>"Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n'est plus là pour nous +guider, lui qui ne s'est jamais trompé, qui devinait tout, qui osait +tout révéler!... Que faire, que devenir? Nous avons perdu notre +conseiller, notre défenseur, notre ami." Ils savaient d'où venait le +coup, et qui avait dirigé le bras de cette femme. Ils gémissaient:</p> + +<p>"Marat a été frappé par les mains criminelles qui veulent nous +exterminer. Sa mort est le signal de l'égorgement de tous les +patriotes."</p> + +<p>On rapportait diversement les circonstances de cette mort tragique et +les dernières paroles de la victime; on faisait des questions sur +l'assassin, dont on savait seulement que c'était une jeune femme envoyée +par les traîtres fédéralistes. Montrant les ongles et les dents, les +citoyennes vouaient la criminelle au supplice et, trouvant la guillotine +trop douce, réclamaient pour ce monstre le fouet, la roue, +l'écartèlement, et imaginaient des tortures nouvelles.</p> + +<p>Des gardes nationaux en armes traînaient à la section un homme à l'air +résolu. Ses vêtements étaient en lambeaux; des filets de sang coulaient +sur sa face pâle. On l'avait surpris disant que Marat avait mérité son +sort en provoquant sans cesse au pillage et au meurtre. Et ç'avait été à +grand-peine que les miliciens l'avaient soustrait à la fureur populaire. +On le désignait du doigt comme un complice de l'assassin, et des menaces +de mort s'élevaient sur son passage.</p> + +<p>Gamelin restait stupide de douleur. De maigres larmes séchaient dans ses +yeux ardents. A sa douleur filiale se mêlaient une sollicitude +patriotique et une piété populaire qui le déchiraient.</p> + +<p>Il songeait:</p> + +<p>"Après Le Peltier, après Bourdon, Marat!... Je reconnais le sort des +patriotes: massacrés au Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ils périront +tous." Et il songeait au traître Wimpfen qui naguère encore, à la tête +d'une horde de soixante mille royalistes, marchait sur Paris, et qui, +s'il n'avait été arrêté à Vernon par les braves patriotes, eût mis à feu +et à sang la ville héroïque et condamnée.</p> + +<p>Et combien de périls encore, combien de projets criminels, combien de +trahisons, que la sagesse et la vigilance de Marat pouvaient seules +connaître et déjouer! Qui saurait après lui dénoncer Custine oisif dans +le camp de César et refusant de débloquer Valenciennes, Biron inactif +dans la Basse-Vendée, laissant prendre Saumur et assiéger Nantes, +Dillon trahissant la patrie dans l'Argonne?...</p> + +<p>Cependant, autour de lui, de moment en moment, grandissait la clameur +sinistre:</p> + +<p>"Marat est mort; les aristocrates l'ont tué!"</p> + +<p>Comme, le cœur gros de douleur, de haine et d'amour, il s'en allait +rendre un hommage funèbre au martyr de la liberté, une vieille paysanne +qui portait la coiffe limousine s'approcha de lui et lui demanda si ce +monsieur Marat, qui avait été assassiné, n'était pas monsieur le curé +Mara, de Saint-Pierre-de-Queyroix.</p> + +<br> +<h3>VIII</h3> + +<p>La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie, au bras +d'Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Des ouvriers +achevaient en hâte d'élever des colonnes, des statues, des temples, une +montagne, un autel. Des symboles gigantesques, l'Hercule populaire +brandissant sa massue, la Nature abreuvant l'univers à ses mamelles +inépuisables, se dressaient soudain dans la capitale en proie à la +famine, à la terreur, écoutant si l'on n'entendait pas sur la route de +Meaux les canons autrichiens. La Vendée réparait son échec devant Nantes +par des victoires audacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine +entourait la grande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait +avec magnificence, comme la souveraine d'un vaste empire, les députés +des assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Le +fédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincrait tous +ses ennemis.</p> + +<p>Étendant le bras sur la plaine populeuse:</p> + +<p>"C'est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l'infâme Bailly fit +fusiller le peuple au pied de l'autel de la patrie. Le grenadier +Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchira son habit, +s'écria: "J'ai juré de mourir avec la liberté; elle n'est plus: je +meurs." Et il se brûla la cervelle."</p> + +<p>Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les +préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la +vie aussi morne que leur vie elle-même: les plus grands événements, en +entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient +insipides comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou +traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui +n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de +devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi +médiocres qu'eux en joie et en beauté. Et parfois l'on voyait une jeune +fille grande et belle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un +généreux désir, aux vieillards le regret de la douce vie.</p> + +<p>Près de l'École militaire, Évariste montra à Élodie des statues +égyptiennes dessinées par David d'après des modèles romains de l'époque +d'Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudré s'écrier:</p> + +<p>"On se croirait sur les bords du Nil!"</p> + +<p>Depuis trois jours qu'Élodie n'avait vu son ami, de graves événements +s'étaient passés à l'<i>Amour peintre</i>. Le citoyen Blaise avait été +dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dans les fournitures. +Heureusement que le marchand d'estampes était connu dans sa section: le +Comité de surveillance de la section des Piques s'était porté garant de +son civisme auprès du Comité de sûreté générale et l'avait pleinement +justifié.</p> + +<p>Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta:</p> + +<p>"Nous sommes tranquilles maintenant, mais l'alerte a été chaude. Il s'en +est fallu de peu que mon père n'ait été mis en prison. Si le danger +avait duré quelques heures de plus, je serais allée vous demander, +Évariste, de faire auprès de vos amis influents des démarches en sa +faveur."</p> + +<p>Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer la profondeur +de ce silence.</p> + +<p>Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de la Seine. Ils +se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage de Julie et de +Saint-Preux: le bon Jean-Jacques leur donnait les moyens de peindre et +d'orner leur amour.</p> + +<p>La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pour un jour +l'abondance dans la ville affamée. Une foire s'était installée sur la +place des Invalides, au bord de la rivière: des marchands vendaient, +dans des baraques, des saucissons, des cervelas, des andouilles, des +jambons couverts de lauriers, des gâteaux de Nanterre, des pains +d'épices, des crêpes, des pains de quatre livres, de la limonade et du +vin. Il y avait aussi des boutiques où l'on vendait des chansons +patriotiques, des cocardes, des rubans tricolores, des bourses, des +chaînes de laiton et toutes sortes de menus joyaux. S'arrêtant à +l'étalage d'un humble bijoutier, Évariste choisit une bague en argent où +l'on voyait en relief la tête de Marat entortillée d'un foulard. Et il +la passa au doigt d'Élodie.</p> + +<p>Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l'Arbre-Sec, chez la citoyenne +Rochemaure, qui l'avait mandé pour affaire pressante. Il la trouva dans +sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue, en déshabillé +galant.</p> + +<p>Tandis que l'attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuse +langueur, autour d'elle tout disait ses grâces, ses jeux, ses talents: +une harpe près du clavecin entrouvert; une guitare dans un fauteuil; un +métier à broder où était montée une étoffe de satin; sur la table, une +miniature ébauchée, des papiers, des livres; une bibliothèque en +désordre comme ravagée par une belle main aussi avide de connaître que +de sentir. Elle lui donna sa main à baiser et lui dit:</p> + +<p>"Salut, citoyen juré!... Aujourd'hui même, Robespierre l'aîné m'a remis +une lettre en votre faveur pour le président Herman, une lettre très +bien tournée, qui disait à peu près: "Je vous indique le citoyen +Gamelin, recommandable par ses talents et par son patriotisme. Je me +suis fait un devoir de vous annoncer un patriote qui a des principes et +une conduite ferme dans la ligne révolutionnaire. Vous ne négligerez pas +l'occasion d'être utile à un républicain...." J'ai porté sans débrider +cette lettre au président Herman, qui m'a reçue avec une politesse +exquise et a aussitôt signé votre nomination. C'est chose faite."</p> + +<p>Gamelin, après un moment de silence:</p> + +<p>"Citoyenne, dit-il, bien que je n'aie pas un morceau de pain à donner à +ma mère, je jure sur mon honneur que je n'accepte les fonctions de juré +que pour servir la République et la venger de tous ses ennemis."</p> + +<p>La citoyenne jugea le remerciement froid et le compliment sévère. Elle +soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elle aimait trop la jeunesse +pour ne pas lui pardonner quelque âpreté. Gamelin était beau: elle lui +trouvait du mérite. "On le façonnera", songea-t-elle. Et elle l'invita à +ses soupers: elle recevait, chaque soir, après le théâtre.</p> + +<p>"Vous rencontrerez chez moi des gens d'esprit et de talent: Elleviou, +Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avec une habileté +merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa <i>Paméla</i>, qu'on répète en +ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en est élégant et pur, comme +tout ce qui sort de la plume du citoyen François. La pièce est +touchante: elle nous a fait verser des larmes. C'est la jeune Lange qui +tiendra le rôle de Paméla.</p> + +<p>--Je m'en rapporte à votre jugement, citoyenne, répondit Gamelin. Mais +le Théâtre de la Nation est peu national. Et il est fâcheux pour le +citoyen François que ses ouvrages soient portés sur ces planches avilies +par les vers misérables de Laya: on n'a pas oublié le scandale de <i>L'Ami +des Lois</i>....</p> + +<p>--Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n'est pas de mes amis."</p> + +<p>Ce n'était point par bonté pure que la citoyenne avait employé son +crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après ce qu'elle avait +fait et ce que d'aventure il adviendrait qu'elle fît pour lui, elle +comptait se l'attacher étroitement et s'assurer un appui auprès d'une +justice à laquelle elle pouvait avoir affaire, un jour ou l'autre, car +enfin elle envoyait beaucoup de lettres en France et à l'étranger, et de +telles correspondances étaient alors suspectes.</p> + +<p>"Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?"</p> + +<p>A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l'enfant Bathylle, entra +dans la chambre. Deux énormes pistolets étaient passés dans sa ceinture.</p> + +<p>Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit:</p> + +<p>"Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j'ai passé la journée au +Comité de sûreté générale et qui ne m'en sait point de gré. Grondez-le.</p> + +<p>--Ah! citoyenne, s'écria le militaire, vous venez de voir nos +législateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant! Les représentants +d'un peuple libre devraient-ils siéger sous les lambris d'un despote? +Les mêmes lustres allumés naguère sur les complots de Capet et les +orgies d'Antoinette éclairent aujourd'hui les veilles de nos +législateurs. Cela fait frémir la nature.</p> + +<p>--Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle; il est nommé +juré au Tribunal révolutionnaire.</p> + +<p>--Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voir un homme +de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vrai dire, j'ai peu +de confiance en cette justice méthodique, créée par les modérés de la +Convention, en cette Némésis débonnaire qui ménage les conspirateurs, +épargne les traîtres, ose à peine frapper les fédéralistes et craint +d'appeler l'Autrichienne à sa barre. Non, ce n'est pas le Tribunal +révolutionnaire qui sauvera la République. Ils sont bien coupables, ceux +qui, dans la situation désespérée où nous sommes, ont arrêté l'élan de +la justice populaire!</p> + +<p>--Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon...."</p> + +<p>En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieux Brotteaux qui +faisaient une partie de piquet à la lueur d'une chandelle fumeuse. La +citoyenne annonçait sans vergogne "tierce au roi".</p> + +<p>Apprenant que son fils était juré, elle l'embrassa avec transports, +songeant que c'était pour l'un et l'autre beaucoup d'honneur et que +désormais tous deux mangeraient tous les jours.</p> + +<p>"Je suis heureuse et fière d'être la mère d'un juré, dit-elle. C'est une +belle chose que la justice, et la plus nécessaire de toutes: sans +justice, les faibles seraient vexés à chaque instant. Et je crois que tu +jugeras bien, mon Évariste: car, dès l'enfance, je t'ai trouvé juste et +bienveillant en toutes choses. Tu ne pouvais souffrir l'iniquité et tu +t'opposais selon tes forces à la violence. Tu avais pitié des +malheureux, et c'est là le plus beau fleuron d'un juge.... Mais, +dis-moi, Évariste, comment êtes-vous habillés dans ce grand tribunal?"</p> + +<p>Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d'un chapeau à plumes +noires, mais que les jurés n'avaient point de costume uniforme, qu'ils +portaient leur habit ordinaire.</p> + +<p>"Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu'ils portassent la robe et +la perruque: ils en paraîtraient plus respectables. Bien que vêtu le +plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares tes habits; mais la +plupart des hommes ont besoin de quelque ornement pour paraître +considérables: il vaudrait mieux que les jurés eussent la robe et la +perruque."</p> + +<p>La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré au Tribunal +rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas de demander si l'on y +gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré, disait-elle, doit faire +bonne figure dans le monde.</p> + +<p>Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient une indemnité de +dix-huit livres par séance et que la multitude des crimes contre la +sûreté de l'État les obligerait à siéger très souvent.</p> + +<p>Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit à Gamelin:</p> + +<p>"Citoyen, vous êtes investi d'une magistrature auguste et redoutable. Je +vous félicite de prêter les lumières de votre conscience à un tribunal +plus sûr et moins faillible peut-être que tout autre, parce qu'il +recherche le bien et le mal, non point en eux-mêmes et dans leur +essence, mais seulement par rapport à des intérêts tangibles et à des +sentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcer entre la haine et +l'amour, ce qui se fait spontanément, non entre la vérité et l'erreur, +dont le discernement est impossible au faible esprit des hommes. Jugeant +d'après les mouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous +tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu'il contente les passions +qui sont votre loi sacrée. Mais, c'est égal, si j'étais de votre +président, je ferais comme Bridoie, je m'en rapporterais au sort des +dés. En matière de justice, c'est encore le plus sûr."</p> + +<br> +<h3>IX</h3> + +<p>Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la +réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec +quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient; l'accusateur public +travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux +révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons, +la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif.</p> + +<p>La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de +déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son +langage et l'aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre, +dont il partageait les sentiments, il laissait voir un cœur sensible et +vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop +longtemps étrangers au cœur des juges et qui font la gloire éternelle +d'un Dupaty et d'un Beccaria. Il se félicitait de l'adoucissement des +mœurs qui s'était manifesté, dans l'ordre judiciaire, par la suppression +de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait +de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore +à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux +grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l'eût volontiers +abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût +cru trahir l'État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre +la souveraineté nationale.</p> + +<p>Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idée monarchique de la +raison d'État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de +pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes +du droit divin qu'il jugeait les ennemis de la liberté.</p> + +<p>Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l'accusateur public, +le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec +son greffier. C'était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de +chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb, +l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux +hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les +dossiers montaient autour de lui comme les murs d'un sépulcre, et, +visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir +l'étouffer. Ses propos étaient d'un magistrat laborieux, appliqué à ses +devoirs et dont l'esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son +haleine échauffée sentait l'eau-de-vie qu'il prenait pour se soutenir et +qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité +dans ses propos constamment médiocres.</p> + +<p>Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeune femme, qui +lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et +la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et +bon envers ces femmes. Enfin, c'était un homme excellent dans sa famille +et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination.</p> + +<p>Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien +ces magistrats de l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons +aux magistrats de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé +les fonctions d'avocat général au conseil d'Artois; Fouquier était un +ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais +Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire.</p> + +<p>En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s'arrêta +devant les boutiques où toutes sortes d'objets étaient exposés avec art. +Il feuilleta, à l'étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages +historiques, politiques, et philosophiques: <i>Les Chaînes de +l'Esclavage</i>; <i>Essai sur le Despotisme</i>; <i>Les Crimes des Reines</i>. "A la +bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!" et il +demanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là. Elle +secoua la tête:</p> + +<p>"On ne vend que des chansons et des romans."</p> + +<p>Et tirant un petit volume d'un tiroir:</p> + +<p>"Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon."</p> + +<p>Évariste lut le titre: <i>La Religieuse en chemise</i>.</p> + +<p>Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et +tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la +citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui +promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment +d'entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La +persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La +citoyenne Saint-Jorre l'écoutait en silence et, prête à le croire, +baissait les yeux.</p> + +<p>Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi, +le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du +tribunal. Il gravit l'escalier où un peuple immense était assis comme +dans un amphithéâtre et il pénétra dans l'ancienne salle du Parlement de +Paris.</p> + +<p>On s'étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait +le vieux Brotteaux, "la Convention, à l'exemple du gouvernement de Sa +Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à +défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point +juger. Ce n'est point, ajoutait Brotteaux, qu'un général vaincu soit +nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans +chaque bataille. Mais il n'est rien comme de condamner à mort un général +pour donner du cœur aux autres...."</p> + +<p>Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l'accusé, de ces +militaires légers et têtus, cervelles d'oiseau dans des crânes de bœuf. +Celui-là n'en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu'il +avait conduits, que les magistrats qui l'interrogeaient: l'accusation et +la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les +munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens +qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyaient derrière le +militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts; +et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à +leur banc, d'assener leur verdict comme un coup de massue sur les +ennemis de la République.</p> + +<p>Évariste le sentait ardemment: ce qu'il fallait frapper en ce misérable, +c'étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie: la +révolte et la défaite. Il s'agissait bien, vraiment, de savoir si ce +militaire était innocent ou coupable! Quand la Vendée reprenait courage, +quand Toulon se livrait à l'ennemi, quand l'armée du Rhin reculait +devant les vainqueurs de Mayence, quand l'armée du Nord, retirée au camp +de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les +Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu'il importait, +c'était d'instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce +soudard infirme et abêti, qui, à l'audience, se perdait dans ses cartes +comme il s'était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne +pas crier avec le public: "A mort!" sortit précipitamment de la salle.</p> + +<p>A l'assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du +président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des +Barnabites, transformé en autel de la patrie, d'étouffer dans son âme, +au nom sacré de l'humanité, toute faiblesse humaine.</p> + +<p>Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes +de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d'être posé contre +un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier.</p> + +<p>Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L'assemblée +était agitée. A l'entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de +piques vociférait.</p> + +<p>"Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armes dans une +réunion d'hommes libres."</p> + +<p>Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la +ci-devant sacristie.</p> + +<p>Un bossu, l'œil vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du +comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et +surmontée d'un bonnet rouge.</p> + +<p>"Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l'ennemi. +Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de +Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze +mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la +Convention. Dans la capitale, d'innombrables complots sont ourdis pour +délivrer l'Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le +fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on +veut relever en sa faveur le trône du tyran. L'enchérissement des +vivres, la dépréciation des assignats sont l'effet des manœuvres +accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l'étranger. +Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d'être impitoyable pour +les conspirateurs et les traîtres."</p> + +<p>Tandis qu'il descendait de la tribune, des voix s'élevaient dans +l'assemblée: "A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas les modérés!"</p> + +<p>Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place +de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d'adresser une +question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son +attitude dans l'affaire des Brissotins et de la veuve Capet.</p> + +<p>Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais +l'indignation l'inspira. Il se leva, pâle, et dit d'une voix sourde:</p> + +<p>"Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse +que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au +Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis +juge: je ne connais ni amis ni ennemis."</p> + +<p>L'assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les +assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge; il +ne pardonnait pas à Gamelin d'occuper une place qu'il avait lui-même +convoitée.</p> + +<p>"Je comprends, dit-il, j'approuve même les scrupules du citoyen juré. On +le dit patriote: c'est à lui de voir si sa conscience lui permet de +siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République +et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon +citoyen doit se soustraire. N'est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce +tribunal se sont laissé corrompre par l'or des accusés, et que le +président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille +Corday?"</p> + +<p>A ces mots, la salle retentit d'applaudissements vigoureux. Les derniers +éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la +tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage +pâle, des pommettes rouges perçaient la peau; ses paupières étaient +enflammées et ses prunelles vitreuses.</p> + +<p>"Citoyens, dit-il d'une voix faible et un peu haletante, étrangement +pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans +suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont +il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le +président Montané altérant la procédure en faveur d'un coupable. Que +n'a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de +l'accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné?... Ne peut-on +veiller au salut public sans jeter partout la suspicion? N'y a-t-il plus +de talents ni de vertus à la Convention? Robespierre, Couthon, +Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquable que +les propos les plus violents sont tenus par des individus qu'on n'a +jamais vus combattre pour la République! Ils ne parleraient pas +autrement s'ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit +et plus de besogne! C'est avec des canons, et non avec des criailleries, +que l'on sauvera la France. La moitié des caves de la section n'ont pas +encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités +considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons +patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à +votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent +de gloire à la frontière et sur la Loire. L'un d'eux, le hussard Pommier +(Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du +mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par +six cavaliers autrichiens: il en tua deux et ramena les autres +prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a +fait son devoir."</p> + +<p>Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de: +"Vive la République!"</p> + +<p>Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main:</p> + +<p>"Merci. Comment vas-tu?</p> + +<p>--Moi, très bien, très bien!" répondit Trubert, en crachant, avec un +hoquet, du sang dans son mouchoir. "La République a beaucoup d'ennemis +au-dehors et au-dedans; et notre section en compte, pour sa part, un +assez grand nombre. Ce n'est pas avec des criailleries mais avec du fer +et des lois qu'on fonde les empires.... Bonsoir, Gamelin: j'ai quelques +lettres à écrire."</p> + +<p>Et il s'en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant +sacristie.</p> + +<p>La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa +coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une +fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d'un citoyen +juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie, +l'admiration que, depuis l'enfance, lui inspiraient la robe et la +simarre, la sainte terreur qu'elle avait toujours éprouvée à la vue de +ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de +mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils +que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité, +elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi +fortement que les législateurs de la Convention concevaient la +continuité de l'État dans la mutation des régimes, et le Tribunal +révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les +juridictions anciennes qu'elle avait appris à révérer.</p> + +<p>Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l'intérêt mêlé de +surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il +considérait la continuité de la justice à travers les régimes; mais, au +rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à +l'égal des cours de l'ancien régime. N'osant exprimer ouvertement sa +pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des +paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner +l'incivisme.</p> + +<p>"L'auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a +été institué par le Sénat français pour le salut de la République; et ce +fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des +juges à leurs ennemis. J'en conçois la générosité, mais je ne la crois +pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper +dans l'ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les +autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et +fait moins de mal que de peur: il est surtout exemplaire. L'inconvénient +du vôtre est de réconcilier tous ceux qu'il effraie et de faire ainsi +d'une cohue d'intérêts et de passions contraires un grand parti capable +d'une action commune et puissante. Vous semez la peur: c'est la peur +plus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyen +Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur!"</p> + +<p>Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d'une fille du +Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq +minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu'une telle nomination +honorait grandement les beaux-arts.</p> + +<p>Élodie elle-même, bien qu'à son insu elle détestât toute chose +révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus +dangereuses rivales qui pussent lui disputer le cœur de son amant, la +tendre Élodie subissait l'ascendant d'un magistrat appelé à se prononcer +dans des affaires capitales. D'ailleurs la nomination d'Évariste aux +fonctions de juré produisait autour d'elle des effets heureux, dont sa +sensibilité trouvait à se réjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans +l'atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un +débordement de mâle tendresse.</p> + +<p>Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération +pour les puissances de la République, et, depuis qu'il avait été dénoncé +pour fraude dans les fournitures de l'armée, le Tribunal révolutionnaire +lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop +d'apparence et mêlé à trop d'affaires pour goûter une sécurité parfaite: +le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon +citoyen, ami des lois.</p> + +<p>Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote, +favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main +largement tendue.</p> + +<p>"Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié +et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la +campagne: vous dessinerez et nous causerons."</p> + +<p>Plusieurs fois, chaque année, le marchand d'estampes faisait une +promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui +dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant +avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces +tournées des morceaux qui, terminés dans l'atelier et gravés avec +esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il +tirait bon profit. D'après ces croquis, il faisait exécuter aussi des +dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que +les ouvrages décoratifs d'Hubert Robert.</p> + +<p>Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des +fabriques d'après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre. +Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui +dessinait bien, et l'obscur Philippe Dubois, qui travaillait +excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne +Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes. +Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses +plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin, +actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie.</p> + +<br> +<h3>X</h3> + +<p>Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicorne noir, +gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers, cogna du manche +de sa cravache à la porte de l'atelier. La citoyenne veuve Gamelin s'y +trouvait en honnête conversation avec le citoyen Brotteaux, tandis +qu'Évariste nouait devant un petit morceau de glace sa haute cravate +blanche.</p> + +<p>"Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez +peindre des paysages, emmenez donc monsieur Brotteaux, qui est peintre.</p> + +<p>--Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avec nous."</p> + +<p>Quand il se fut assuré qu'il ne serait point importun, Brotteaux, +d'humeur sociable et ami des divertissements, accepta.</p> + +<p>La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasser la +citoyenne veuve Gamelin, qu'elle appelait sa bonne mère. Elle était tout +de blanc vêtue et sentait la lavande.</p> + +<p>Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capote abaissée, +attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fond avec Julienne +Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne, s'assit à gauche, +et mit la mince Julienne entre elles deux. Brotteaux se plaça en +arrière, vis-à-vis de la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois, vis-à-vis +de la citoyenne Hasard; Évariste, vis-à-vis d'Élodie. Quant à Philippe +Desmahis, il dressait son torse athlétique sur le siège, à la gauche du +cocher, qu'il étonnait en lui contant qu'en un certain pays d'Amérique +les arbres portaient des andouilles et des cervelas.</p> + +<p>Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à cheval et +prenait les devants pour n'avoir pas la poussière de la berline.</p> + +<p>A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, les voyageurs +oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, des arbres, du ciel, +leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodie songea qu'elle était +née pour élever des poules auprès d'Évariste, juge de paix dans un +village, au bord d'une rivière, près d'un bois. Les ormeaux du chemin +fuyaient sur leur passage. A l'entrée des villages, les mâtins +s'élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des +chevaux, tandis qu'un grand épagneul couché en travers de la chaussée se +levait à regret; les poules voletaient éparses et, pour fuir, +traversaient la route; les oies, en troupe serrée, s'éloignaient +lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l'équipage. La +matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie. +Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le +bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont +il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie: Desmahis +ne reparaissait plus. Philippe Dubois l'appela par le surnom que ses +amis lui donnaient communément:</p> + +<p>"Hé! Barbaroux!... Barbaroux!"</p> + +<p>A ce nom exécré, les passants dressèrent l'oreille et des visages +parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la +fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur +une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises +et son habit au bout d'un bâton, le prenant pour le girondin proscrit, +des sans-culottes l'appréhendèrent violemment et l'eussent conduit à la +municipalité malgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux, +Gamelin et les trois jeunes femmes n'eussent attesté que le citoyen se +nommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin. +Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu'il +portait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ces choses. A +ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotes sans autre +dommage qu'une de ses manchettes de dentelle, qu'on lui avait arrachée; +mais la perte était légère. Il reçut même les excuses des gardes +nationaux qui l'avaient serré le plus fort et qui parlaient de le porter +en triomphe à la municipalité.</p> + +<p>Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahis jeta à +Philippe Dubois, qu'il n'aimait pas et qu'il soupçonnait de perfidie, un +sourire amer, et, le dominant de toute la tête:</p> + +<p>"Dubois, si tu m'appelles encore Barbaroux, je t'appellerai Brissot; +c'est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras, la peau +huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu ne sois l'infâme +Brissot, l'ennemi du peuple; et les républicains, saisis à ta vue +d'horreur et de dégoût, te pendront à la prochaine lanterne.... Tu +entends?"</p> + +<p>Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu'il +avait arrangé l'affaire, quoiqu'il apparût à tous qu'elle avait été +arrangée sans lui.</p> + +<p>On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que, dans +cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la lune étaient +tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur, approchaient de la +grenouille, mais étaient d'une taille bien plus élevée. Philippe Dubois +et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé +à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu'il mettait au-dessus +de tous les chefs-d'œuvre. Il admirait le coloris du Corrège, +l'invention d'Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne +trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio +Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui +tous deux s'étaient déclarés contre la Révolution: aussi n'en parlait-il +pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et +connaissait l'antique.</p> + +<p>Gamelin déplorait qu'à l'apogée de la peinture française, si tardive, +puisqu'elle ne datait que de Lesueur, de Claude et de Poussin et +correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût +succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux +mœurs publiques et à l'Académie, qui en était l'expression. Mais +l'Académie venait d'être heureusement supprimée et, sous l'influence des +principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d'un peuple +libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier +rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son +maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l'espoir de la peinture.</p> + +<p>Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque de velours rouge +et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait ses deux compagnes de +leurs toilettes et leur indiquait les moyens de faire mieux encore: +c'était, à son avis, de retrancher sur les ornements.</p> + +<p>"On n'est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nous apprenons cela +au théâtre où le vêtement doit laisser voir toutes les attitudes. C'est +là sa beauté, il n'en veut point d'autre.</p> + +<p>--Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n'est plus +coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n'est pas toujours par +mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c'est quelquefois par +économie."</p> + +<p>Elles parlèrent avec intérêt des modes de l'automne, robes unies, +tailles courtes.</p> + +<p>"Tant de femmes s'enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On +devrait s'habiller selon sa forme.</p> + +<p>--Il n'y a de beau que les étoffes roulées sur le corps et drapées, dit +Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu est affreux."</p> + +<p>Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la +bouche d'un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le +mépris de l'indifférence.</p> + +<p>"On fait pour l'hiver, dit Élodie, des douillettes à la laponne, en +florence et en sicilienne, et des redingotes à la Zulime, à taille +ronde, qui se ferment par un gilet à la turque.</p> + +<p>--Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend tout fait. +J'ai une petite couturière qui travaille comme un ange et qui n'est pas +chère: je vous l'enverrai, ma chérie."</p> + +<p>Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant, soulevant les +fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne, gaze, nankin.</p> + +<p>Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec une volupté +mélancolique à ces voiles d'une saison jetés sur des formes charmantes, +qui durent peu d'années et renaissent éternellement comme les fleurs des +champs. Et ses regards, qui allaient de ces trois jeunes femmes aux +bleuets et aux coquelicots du sillon, se mouillaient de larmes +souriantes.</p> + +<p>Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s'arrêtèrent à +l'auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et à +cheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tendit la +main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi, précédés +de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets et de leurs +parasols, que portait un petit gars du village, ils s'en furent à pied, +par les champs, vers le confluent de l'Orge et de l'Yvette, en ces +lieux charmants d'où l'on découvre la plaine verdoyante de Longjumeau et +que bordent la Seine et les bois de Sainte-Geneviève.</p> + +<p>Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avec le +ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordre ni +mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait, les +demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plus récentes +de Cadet-Rousselle et de madame Angot.</p> + +<p>Évariste, pris d'un amour soudain de la nature, en voyant des +moissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler de larmes; des +rêves de concorde et d'amour emplissaient son cœur. Desmahis soufflait +dans les cheveux des citoyennes les graines légères des pissenlits. +Ayant toutes trois un goût de citadines pour les bouquets, elles +cueillaient dans les prés le bouillon-blanc, dont les fleurs se serrent +en épis autour de la tige, la campanule, portant suspendues en étages +ses clochettes lilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante, +l'hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore +champêtre de l'été finissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la +botanique à la mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes +trois des fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates, +alanguies de sécheresse, s'effeuillaient dans ses bras et tombaient en +pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira:</p> + +<p>"Elles passent déjà, les fleurs!"</p> + +<p>Tous se mirent à l'œuvre et s'efforcèrent d'exprimer la nature telle +qu'ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manière d'un maître. +En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans le genre de +Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, un torrent +desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l'Yvette les paysages du +Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier, travaillait dans la +manière picaresque de Callot et de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui +se piquait d'imiter les flamands, dessinait soigneusement une vache. +Élodie esquissait une chaumière, et son amie Julienne, qui était fille +d'un marchand de couleurs, lui faisait sa palette. Des enfants, collés +contre elle, la regardaient peindre. Elle les écartait de son jour en +les appelant moucherons et en leur donnant des berlingots. Et la +citoyenne Thévenin, quand elle en trouvait de jolis, les débarbouillait, +les embrassait et leur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les +caressait avec une douceur mélancolique parce qu'elle n'avait pas la +joie d'être mère, et aussi pour s'embellir par l'expression d'un tendre +sentiment et pour exercer son art de l'attitude et du groupement.</p> + +<p>Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s'occupait d'apprendre un +rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à la main, elle allait de +l'un à l'autre, chose légère et charmante. "Pas de teint, pas de figure, +pas de corps, pas de voix", disaient les femmes, et elle emplissait +l'espace de mouvement, de couleur et d'harmonie. Fanée, jolie, lasse, +infatigable, elle était les délices du voyage. D'humeur inégale et +cependant toujours gaie, susceptible, irritable et pourtant accommodante +et facile, la langue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste, +vraie, fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien ses +affaires, si elle ne devenait point déesse, c'est que les temps étaient +mauvais et qu'il n'y avait plus à Paris ni encens ni autels pour les +Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d'elle faisait la grimace et +l'appelait sa "belle-mère", ne pouvait la voir sans se rendre à tant de +charmes.</p> + +<p>On répétait à Feydeau <i>Les Visitandines</i>; et Rose se félicitait d'y +tenir un rôle plein de naturel. C'est le naturel qu'elle cherchait, +qu'elle poursuivait, qu'elle trouvait.</p> + +<p>"Nous ne verrons donc point Paméla?" dit le beau Desmahis.</p> + +<p>Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés aux +Madelonnettes et à Pélagie.</p> + +<p>"Est-ce là la liberté?" s'écria la Thévenin levant au ciel ses beaux +yeux indignés.</p> + +<p>"Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont des +aristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faire regretter les +privilèges de la noblesse.</p> + +<p>--Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceux qui vous +flattent?..."</p> + +<p>Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite troupe regagna +l'auberge.</p> + +<p>Évariste, auprès d'Élodie, lui rappelait en souriant les souvenirs de +leurs premières rencontres:</p> + +<p>"Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur le rebord de +votre fenêtre. Vous les nourrissiez à la becquée; l'un d'eux vécut et +prit sa volée. L'autre mourut dans le nid d'ouate que vous lui aviez +fait. "C'était celui que j'aimais le mieux", avez-vous dit. Ce jour-là, +vous portiez, Élodie, un nœud rouge dans les cheveux."</p> + +<p>Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres, parlaient de +Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72, l'autre vers les +derniers jours de l'Académie. Et il souvenait encore au vieux Brotteaux +de la princesse Mondragone, à qui il eût bien laissé entendre ses +soupirs, sans le comte Altieri qui ne la quittait pas plus que son +ombre. Philippe Dubois ne négligea pas de dire qu'il avait été prié à +dîner chez le cardinal de Bernis et que c'était l'hôte le plus obligeant +du monde.</p> + +<p>"Je l'ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatter que j'ai +été durant quelque temps de ses plus familiers: il aimait à fréquenter +la canaille. C'était un aimable homme et, bien qu'il fît métier de +débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine +philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous +envertueuser et nous endéificoquer. Certes j'aime mieux nos simples +théophages, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, que ces +enragés barbouilleurs de lois, qui s'appliquent à nous guillotiner pour +nous rendre vertueux et sages et nous faire adorer l'Être suprême, qui +les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la +chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après +boire: "Ne médisons point des pécheurs: nous en vivons, prêtres indignes +que nous sommes!" Convenez, monsieur, que ce croqueur d'orémus avait de +saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et +gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait +être."</p> + +<p>La Thévenin s'était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet +homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce +brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu'elle +jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine +publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les +débris d'un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les +comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote +puce si râpée et si propre lui plaisaient.</p> + +<p>"Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc, +par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes +avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des +violons.... Hélas! elles étaient plus belles, n'est-ce pas, vos déesses +de l'Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites +actrices nationales?</p> + +<p>--Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachez que s'il +s'en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait +promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu'elle l'eût +souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vous faire une idée si +flatteuse...."</p> + +<p>L'hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendait sur la +porte charretière, qui donnait accès à une cour toujours humide où +picoraient les poules. Au fond de la cour s'élevait l'habitation, +composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, coiffée d'une haute toiture +de tuiles moussues et dont les murs disparaissaient sous de vieux +rosiers tout fleuris de roses. A droite, des quenouilles montraient +leurs pointes au-dessus du mur bas du jardin. A gauche était l'écurie, +avec un râtelier extérieur et une grange en colombage. Une échelle +s'appuyait au mur. De ce côté encore, sous un hangar encombré +d'instruments agricoles et de souches, du haut d'un vieux cabriolet, un +coq blanc surveillait ses poules. La cour était fermée, de ce sens, par +des étables devant lesquelles s'élevait, comme un tertre glorieux, un +tas de fumier que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille +plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui +remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever +par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée +laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que +Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la +nature qui avait construit cette fille en largeur, l'hôtelier appela:</p> + +<p>"Hé! la Tronche! va quérir de l'eau!"</p> + +<p>Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où +manquait une palette. Il avait fallu la corne d'un taureau pour ébrécher +cette puissante denture. Sa fourche à l'épaule, elle riait. Semblables à +des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil.</p> + +<p>La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de +rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de +plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n'était éclairée que +par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée +de roses, auprès de laquelle l'aïeule tournait son rouet. Elle portait +une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts +noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches +se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas. +Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse.</p> + +<p>Il y avait soixante ans qu'elle avait fait le voyage de Paris. Elle +conta d'une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout +devant elle qu'elle avait vu l'Hôtel de Ville, les Tuileries et la +Samaritaine, et que, lorsqu'elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui +portait des pommes au marché du Mail s'était ouvert, que les pommes s'en +étaient allées au fil de l'eau et que la rivière en était tout +empourprée.</p> + +<p>Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le +royaume, et surtout de la zizanie qu'il y avait entre les curés jureurs +et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu'il y avait eu des +guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point +que le roi fût mort. On l'avait fait fuir, disait-elle, par un +souterrain et l'on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du +commun.</p> + +<p>Aux pieds de l'aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine, +Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d'osier et +sourit à l'enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de +convulsions. Il fallait qu'il fût bien malade, car on avait appelé le +médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député suppléant à la +Convention, ne faisait point payer ses visites.</p> + +<p>La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chez elle; mal +contente de la façon dont la Tronche avait lavé la vaisselle, elle +essuyait les plats, les gobelets et les fourchettes. Pendant que la +citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe, qu'elle goûtait en bonne +hôtelière, Élodie coupait en tranches un pain de quatre livres encore +chaud du four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit:</p> + +<p>"J'ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeune Allemand +dont j'ai oublié le nom, et qui a été très bien mis en français. On y +voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui, comme vous, Élodie, +taillait des tartines et, comme vous, les taillait avec grâce, et si +joliment qu'à la voir faire le jeune Werther devint amoureux d'elle.</p> + +<p>--Et cela finit par un mariage? demanda Élodie.</p> + +<p>--Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente de Werther."</p> + +<p>Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chère était +médiocre. Jean Blaise s'en plaignit: il était très porté sur sa bouche +et faisait de bien manger une règle de vie; et, sans doute, ce qui +l'incitait à ériger sa gourmandise en système, c'était la disette +générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la +marmite. Le commun des citoyens n'avait rien à se mettre sous la dent. +Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère +publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en +s'empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l'an II de la Liberté, vivait de +châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d'avoir soupé chez +Grimod de la Reynière, à l'entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter +le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine, +il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes +gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu'un républicain méprise +les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d'antiquités, +donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir.</p> + +<p>Après le dîner, Jean Blaise, qui n'oubliait pas les affaires sérieuses, +fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de +l'auberge, qu'il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis +que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la +Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier +de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu +porter ses soins au petit Poitrine, s'approcha des artistes et, après +les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout +entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux.</p> + +<p>"Vous voyez cette créature, dit-il, ce n'est pas une fille, comme vous +pourriez le croire: c'est deux filles. Comprenez que je parle +littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l'ai +examinée et me suis aperçu qu'elle avait la plupart des os en double: à +chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux +humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens, +deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues +ensemble. Le cas est intéressant. Je l'ai signalé à monsieur +Saint-Hilaire, qui m'en a su gré. C'est un monstre que vous voyez là, +citoyens. Ces gens-ci l'appellent "la Tronche". Ils devraient dire "les +Tronches": elles sont deux. La nature a de ces bizarreries.... Bonsoir, +citoyens peintres! Nous aurons de l'orage, cette nuit...."</p> + +<p>Après le souper aux chandelles, l'académie Blaise fit dans la cour de +l'auberge, en compagnie d'un fils et d'une fille Poitrine, une partie de +colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une +vivacité que leur âge explique assez pour qu'on ne cherche pas si la +violence et l'incertitude du temps n'excitait pas leur ardeur. Quand il +fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposa de jouer dans la salle basse +aux jeux innocents. Élodie demanda la "chasse au cœur" qui fut acceptée +de toute la compagnie. Sur les indications de la jeune fille, Philippe +Desmahis traça à la craie sur les meubles, les portes et les murs sept +cœurs, c'est-à-dire un de moins qu'il n'y avait de joueurs, car le +vieux Brotteaux s'était mis obligeamment de la partie. On dansa en rond +"La Tour, prends garde", et, sur un signal d'Élodie, chacun courut +mettre la main sur un cœur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva +tous pris: il donna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foire +Saint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. On +recommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et la +Thévenin qui ne trouvèrent pas de cœur et donnèrent chacun leur gage, +une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, un bracelet. +Puis, les gages furent tirés au sort sur les genoux d'Élodie et chacun, +pour racheter le sien, dut montrer ses talents de société, chanter une +chanson ou dire des vers. Brotteaux récita le discours du patron de la +France, au premier chant de <i>La Pucelle</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Je suis Denis et saint de mon métier,</p> +<p class="i14"> J'aime la Gaule....</p> +</div></div> + +<p>Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter la réponse +de Richemond:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Monsieur le Saint, ce n'était pas la peine</p> +<p class="i14"> D'abandonner le céleste domaine....</p> +</div></div> + +<p>Tout le monde alors lisait et relisait avec délices le chef-d'œuvre de +l'Arioste français; les hommes les plus graves souriaient des amours de +Jeanne et de Dunois, des aventures d'Agnès et de Monrose et des exploits +de l'âne ailé. Tous les hommes cultivés savaient par cœur les beaux +endroits de ce poème divertissant et philosophique. Évariste Gamelin, +lui-même, bien que d'humeur sévère, en prenant sur le giron d'Élodie son +couteau de six liards, récita de bonne grâce l'entrée de Grisbourdon aux +enfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romance de +Nina: <i>Quand le bien-aimé reviendra</i>. Desmahis chanta, sur l'air de <i>La +Faridondaine</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Quelques-uns prirent le cochon</p> +<p class="i16"> De ce bon saint Antoine,</p> +<p class="i14"> Et, lui mettant un capuchon,</p> +<p class="i16"> Ils en firent un moine.</p> +<p class="i14"> Il n'en coûtait que la façon....</p> +</div></div> + +<p>Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimait ardemment +les trois femmes avec lesquelles il jouait au "gage touché", et il +jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimait la +Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses œillades et sa +voix qui allait au cœur; il aimait Élodie, qu'il sentait de nature +abondante, riche et donnante; il aimait Julienne Hasard, malgré ses +cheveux décolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseur et son maigre +corsage, parce que, comme ce Dunois dont parle Voltaire dans <i>La +Pucelle</i>, il était toujours prêt, dans sa générosité, à donner à la +moins jolie une marque d'amour, et d'autant plus qu'elle lui semblait, +pour l'instant, la plus inoccupée et, partant, la plus accessible. +Exempt de toute vanité, il n'était jamais sûr d'être agréé; il n'était +jamais sûr non plus de ne l'être pas. Aussi s'offrait-il, à tout hasard. +Profitant des rencontres heureuses du "gage touché", il tint quelques +tendres propos à la Thévenin, qui ne s'en fâcha pas, mais n'y pouvait +guère répondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parla +plus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu'il savait engagée +avec Gamelin, mais il n'était pas assez exigeant pour vouloir un cœur à +lui seul. Élodie ne pouvait l'aimer; mais elle le trouvait beau et elle +ne réussit pas entièrement à le lui cacher. Enfin, il porta ses vœux les +plus pressants à l'oreille de la citoyenne Hasard: elle y répondit par +un air de stupeur qui pouvait exprimer une soumission abîmée aussi bien +qu'une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu'elle était +indifférente.</p> + +<p>Il n'y avait dans l'auberge que deux chambres à coucher, toutes deux au +premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, la plus belle, +était tendue de papier à fleurs et ornée d'une glace grande comme la +main, dont le cadre doré subissait l'offense des mouches depuis +l'enfance de Louis XV. Là, sous un ciel d'indienne à ramages, se +dressaient deux lits garnis d'oreillers de plume, d'édredons et de +courtepointes. Cette chambre était réservée aux trois citoyennes.</p> + +<p>Quand vint l'heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard, +tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur +le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs +un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait +endormi, dans le grenier, qui se trouvait au-dessus de la chambre des +citoyennes.</p> + +<p>Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres et exploré +ce grenier, plein de bottes d'oignons, de fruits qui séchaient sous un +essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avait même vu un +vieux lit de sangle boiteux et hors d'usage, à ce qu'il lui sembla, et +une paillasse éventrée, où sautaient des puces.</p> + +<p>En face de la chambre des citoyennes était une chambre à trois lits, +assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, les citoyens +voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s'en était allé à la +grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avait disparu, +Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s'endormir. Desmahis se mit au lit; +mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eau dormante, recouvert +la maison, le graveur se leva et monta l'escalier de bois, qui se mit à +craquer sous ses pieds nus. La porte du grenier était entrebâillée. Il +en sortait une chaleur étouffante et des senteurs âcres de fruits +pourris. Sur un lit de sangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche +ouverte, la chemise relevée, les jambes écartées. Elle était énorme. +Traversant la lucarne, un rayon de lune baignait d'azur et d'argent sa +peau qui, entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin, +brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle; +réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu'elle comprit +ce qu'on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna ni surprise ni +contrariété et feignit d'être encore plongée dans un demi-sommeil qui, +en lui ôtant la conscience des choses, lui permettait quelque +sentiment....</p> + +<p>Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu'au jour d'un sommeil +tranquille et profond.</p> + +<p>Le lendemain, après une dernière journée de travail, l'académie +promeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya son hôte en +assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de +"l'argent carré" et promit une belle chandelle au bougre qui ramènerait +les jaunets.</p> + +<p>Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche, sur une +échelle, en sabots et troussée, montrant au jour ses mollets crasseux et +resplendissants, coupait infatigablement des roses aux rosiers grimpants +qui couvraient la muraille. De ses larges mains les roses tombaient en +pluie, en torrents, en avalanche, dans les jupes tendues d'Élodie, de +Julienne et de la Thévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à +la nuit, en apportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur +réveil en fut tout parfumé.</p> + +<br> +<h3>XI</h3> + +<p>Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le +juré Gamelin, qu'elle voulait intéresser à quelque suspect de sa +connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des +Ilettes, qu'elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s'en +allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de +jouets de la rue de la Loi. Et il s'était résolu, pour les porter plus +aisément, à les attacher au bout d'une perche, selon les guises des +vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même +avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l'attrait, +comme ce devait être le cas de madame de Rochemaure, à moins +qu'assaisonnée par la trahison, l'absence, l'infidélité et l'embonpoint, +il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l'accueillit sur le +palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés +du perron des Ilettes et la pria de lui faire l'honneur de visiter son +grenier. Elle monta assez lestement l'échelle et se trouva sous une +charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé +d'une lucarne. On ne pouvait s'y tenir debout. Elle s'assit sur la seule +chaise qu'il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards +sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée:</p> + +<p>"C'est là que vous habitez, Maurice? Vous n'avez guère à y craindre les +importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver.</p> + +<p>--J'y ai peu d'espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas +que parfois il y pleut sur mon grabat. C'est un faible inconvénient. Et +durant les nuits sereines j'y vois la lune, image et témoin des amours +des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les +amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l'amant +l'objet de ses désirs.</p> + +<p>--J'entends, dit la citoyenne.</p> + +<p>--En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme +dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l'amour de miauler et de +jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie +des hommes."</p> + +<p>Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s'aborder comme des amis qui +s'étaient quittés la veille pour s'en aller dormir; et, bien que devenus +étrangers l'un à l'autre, ils s'entretenaient avec bonne grâce et +familiarité.</p> + +<p>Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui +avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait +maintenant des soucis et des inquiétudes; ses soupers devenaient moins +brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n'éclaircissaient plus +les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus +riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se +cachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c'était pour +lui qu'elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte. +Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné +les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des +coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n'avaient rien trouvé, lui +avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort +près de sa correspondance avec un émigré, M. d'Expilly. Quelques amis +qu'elle avait parmi les jacobins l'avaient avertie que le bel Henry, +son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées +pour paraître sincères.</p> + +<p>Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle +demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse:</p> + +<p>"Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?</p> + +<p>--Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de +spectacles ample matière à réflexion et à divertissement; mais qu'il +serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France.</p> + +<p>--Maurice, où cela nous mènera-t-il?</p> + +<p>--C'est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord +du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait +pris le mors aux dents, nous emportait d'un galop furieux. Que les +femmes sont donc curieuses! Encore aujourd'hui vous voulez savoir où +nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin, +ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d'un faible secours +pour la connaissance de l'avenir. Ces choses finiront, car tout finit. +On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et +l'entrée des alliés à Paris. Ils n'en sont pas loin; toutefois je doute +qu'ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une +ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse +Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la +minorité de Louis XVII.</p> + +<p>--Vous croyez? s'écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette +belle intrigue.</p> + +<p>--Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l'emporte et +que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines +et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l'empire +que garde le clergé sur la multitude des ânes.... Je voulais dire "des +âmes"; la langue m'a fourché. Le plus probable, à mon sens, c'est que +le Tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l'a +institué: il menace trop de têtes. Ceux qu'il effraie sont innombrables; +ils se réuniront, et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je +crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est +vertueux: il sera terrible. Plus j'y songe, ma belle amie, plus je crois +que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La +Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre +ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et +tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention +sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente +moins politique que celle de Louis XIV! Il règne dans le Tribunal +révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le +rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde. +Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine +de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante +coupable d'avoir crié: "Vive le roi!" avec une mauvaise intention et +dans la pensée de détruire la République? Nos juges, tout de noir +emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher +aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son +théâtre de grossières bouffonneries.</p> + +<p>--Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en +amour?</p> + +<p>--Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et +ne se posent plus sur la tour en ruines.</p> + +<p>--Vous n'avez pas changé.... Au revoir, mon ami!"</p> + +<p>Ce soir-là, le dragon Henry, s'étant rendu, sans y être prié, chez +madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il +lut l'adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C'était, il le savait, une +lettre pour l'Angleterre. Rauline recevait par un postillon des +messageries le courrier de madame de Rochemaure et le faisait porter à +Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la +nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte; un émigré, M. +d'Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s'il le jugeait +utile, au cabinet de Saint-James.</p> + +<p>Henry était jeune et beau: Achille n'unissait pas tant de grâce à tant +de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais +la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de +la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu'elle +avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune +soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu'il ne +serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer madame de +Rochemaure; mais il lui déplaisait qu'elle ne le distinguât plus. Il +comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le +service de la République l'avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités +où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité +de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et +combien il leur est facile de sacrifier ce qu'elles ont chéri et de +perdre ce qu'elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise +pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa +sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C'est +pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s'approchait d'elle, +s'éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de +la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de +sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il +lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une +promenade à Ermenonville.</p> + +<p>Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour +d'elle des regards d'impatience et d'ennui. Soudain Henry se dressa +sombre et résolu et lui annonça qu'il partait pour l'armée et serait +dans quelques jours devant Maubeuge.</p> + +<p>Sans montrer ni doute ni surprise, elle l'approuva d'un signe de tête.</p> + +<p>"Vous me félicitez de cette décision?</p> + +<p>--Je vous en félicite."</p> + +<p>Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle +pensait tirer de grands avantages; tout autre chose que celui-ci: un +Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion +qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. A tout moment +elle croyait entendre la sonnette et tressaillait.</p> + +<p>Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et +bâilla encore. Voyant qu'il ne s'en allait pas, elle lui dit qu'elle +avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette.</p> + +<p>Il lui criait d'une voix émue:</p> + +<p>"Adieu, Louise!... Vous reverrai-je jamais?"</p> + +<p>Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert.</p> + +<p>Dès qu'il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen +Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau +curieux de l'état de l'esprit public en France. On y parlait de la +reine, de la Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints propos +confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés.</p> + +<p>Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita +quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui +se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries +et pénétra dans l'antichambre du Comité de sûreté générale.</p> + +<p>Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, Évariste Gamelin s'asseyait +sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu'il +connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes, +savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui, un dessinateur, +tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant +marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de +petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se +tenaient là, dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou +portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le +chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les +oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l'habit et de la +culotte, comme en l'ancien temps, les autres, de la carmagnole et du +pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de +souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes +toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous +déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l'aise à leur banc et +Gamelin enviait leur tranquillité. Son cœur battait, ses oreilles +bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l'entourait prenait +pour lui une teinte livide.</p> + +<p>Quand l'huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une +estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à +cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d'audience +avec un ruban tricolore d'où pendait sur leur poitrine une lourde +médaille d'argent. Devant eux, au pied de l'estrade, siégeait le +substitut de l'accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier +s'assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l'accusé. Gamelin +voyait ces hommes différents de ce qu'il les avait vus jusque-là, plus +beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu'ils prissent des attitudes +familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant +en arrière pour entendre quelque communication d'un juré ou d'un +officier de service.</p> + +<p>Au-dessus des juges, les tables des Droits de l'Homme étaient +suspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles +murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat. +En face du banc des jurés, au fond de la salle, s'élevait la tribune +publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui blondes, +brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet +plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine, auxquelles la mode +donnait uniformément l'ampleur d'un sein nourricier, se croisait le +fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient +les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait, +clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui +donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. A droite, +vers l'entrée, derrière une barrière pleine, s'étendait un espace où le +public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L'affaire +dont cette section du Tribunal allait s'occuper n'intéressait qu'un +petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui +siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes.</p> + +<p>C'est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cœur, prêt à faiblir, +n'aurait pu supporter l'atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses +yeux s'attachaient aux moindres détails: il remarquait le coton dans +l'oreille du greffier et une tache d'encre sur le dossier du substitut. +Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps +où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui +surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d'ortie et de houx. +Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d'une forme +surannée, garni de velours d'Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux +bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues.</p> + +<p>Enfin l'accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses +membres comme le prescrivait la loi. C'était un homme d'une cinquantaine +d'années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres +minces et violacées, vêtu à l'ancienne mode d'un habit sang de bœuf. +Sans doute parce qu'il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des +pierreries et ses joues avaient l'air d'être vernies. Il s'assit. Ses +jambes, qu'il croisait, étaient d'une maigreur excessive et ses grandes +mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe +Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la +République. L'acte d'accusation mettait à sa charge des faits nombreux +et graves, dont aucun n'était absolument certain. Interrogé, Guillergues +nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son +langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l'idée +d'un homme avec lequel il n'est pas désirable de traiter une affaire. Il +avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question +embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses +deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d'angoisse. Gamelin +s'en aperçut et dit à l'oreille de son voisin, peintre comme lui:</p> + +<p>"Regardez ses pouces!"</p> + +<p>Le premier témoin qu'on entendit apporta des faits accablants. C'est sur +lui que reposait toute l'accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se +montrèrent, au contraire, favorables à l'accusé. Le substitut de +l'accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le +défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l'accusé des +sympathies qu'il n'avait pas su lui-même se concilier. L'audience fut +suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations. +Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux +groupes à peu près égaux en nombre. On vit d'un côté les indifférents, +les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre +côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu +accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là +condamnaient toujours. C'étaient les bons, les purs: ils ne songeaient +qu'à sauver la République et ne s'embarrassaient point du reste. Leur +attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en +communion avec eux.</p> + +<p>"Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a +spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L'absoudre, c'est laisser +échapper un traître, c'est trahir la patrie, vouer l'armée à la +défaite." Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur +leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie.... +"Mais si Guillergues était innocent?..."</p> + +<p>Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d'infidélité dans +les fournitures. Tant d'autres devaient agir comme Guillergues et +Blaise, préparer la défaite, perdre la République! Il fallait faire un +exemple. Mais si Guillergues était innocent?...</p> + +<p>"Il n'y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.</p> + +<p>--Il n'y a jamais de preuves", répondit en haussant les épaules le chef +du jury, un bon, un pur.</p> + +<p>Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour +l'acquittement.</p> + +<p>Le jury rentra dans la salle et l'audience fut reprise. Les jurés +étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à son tour devant le +fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autres se contentaient d'un +mot; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles.</p> + +<p>Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit:</p> + +<p>"En présence d'un crime si grand que d'ôter aux défenseurs de la patrie +les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n'avons +point."</p> + +<p>A la majorité des voix, l'accusé fut déclaré non coupable.</p> + +<p>Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure +bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement. +C'était un autre homme. La sécheresse de ses traits s'était fondue, ses +lèvres s'étaient amollies. Il avait l'air vénérable; son visage +exprimait l'innocence. Le président lut, d'une voix émue, le verdict qui +renvoyait le prévenu; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme +qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président +l'appela et lui donna l'accolade fraternelle. Les jurés l'embrassèrent. +Gamelin pleurait à chaudes larmes.</p> + +<p>Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une +multitude hurlante s'agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient +prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du +grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des +charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés +et des spectateurs, ne voyait rien, n'entendait rien que son acte de +justice et d'humanité et les félicitations qu'il se donnait d'avoir +reconnu l'innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et +souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut +recouvré la voix, elle lui dit:</p> + +<p>"Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux! Dans cette +salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière +de ses ondes magnétiques. J'en étais électrisée. Je vous contemplais à +votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n'avez donc +pas deviné ma présence? Rien ne vous a averti que j'étais là? Je me +tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu! qu'il est +doux de faire le bien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c'en +était fait de lui: il périssait. Vous l'avez rendu à la vie, à l'amour +des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis +heureuse et fière de vous aimer!"</p> + +<p>Se tenant par le bras, serrés l'un contre l'autre, ils allaient par les +rues, se sentant si légers qu'ils croyaient voler.</p> + +<p>Ils allaient à l'<i>Amour peintre</i>. Arrivés à l'Oratoire:</p> + +<p>"Ne passons pas par le magasin", dit Élodie.</p> + +<p>Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à +l'appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef +de fer.</p> + +<p>"On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon +prisonnier."</p> + +<p>Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune +fille.</p> + +<p>Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres +d'Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux +mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle +lui échappa et courut pousser le verrou....</p> + +<p>La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant +la porte de l'appartement et lui dit tout bas, dans l'ombre:</p> + +<p>"Adieu, mon amour! C'est l'heure où mon père va rentrer. Si tu entends +du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends +que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir +la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge. +Adieu, ma vie, adieu, mon âme!"</p> + +<p>Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d'Élodie +s'entrouvrir et une petite main cueillir un œillet rouge qui tomba à ses +pieds comme une goutte de sang.</p> + +<br> +<h3>XII</h3> + +<p>Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au +citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli +d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles, +un accueil malgracieux.</p> + +<p>"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas +toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes: +un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon +établissement, a vu vos pantins et les a trouvés +contre-révolutionnaires.</p> + +<p>--Il se moquait! dit Brotteaux.</p> + +<p>--Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit +qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était +perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures +de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est +une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé.</p> + +<p>--Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces +Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a +cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il +n'y a pas un homme sensé pour le prétendre.</p> + +<p>--Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans +malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme +vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui +tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour +incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle.</p> + +<p>--Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait +ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres +que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous +laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?"</p> + +<p>Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise +humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses +Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la +sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre.</p> + +<p>"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous +honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je +respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel. +Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins."</p> + +<p>Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects +sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui +croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient +tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il +faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un +tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes +garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à +leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal +extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi +bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la +halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques +étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue +Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre +marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain +lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.</p> + +<p>Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour +ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et +désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur +d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué +de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu +d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus +de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut +le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà, +tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la +rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service, +Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui +s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande +disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile.</p> + +<p>"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial."</p> + +<p>Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon +d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.</p> + +<p>"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile."</p> + +<p>Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se +lever. Mais il retomba sur sa borne.</p> + +<p>"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois +j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à +cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai +point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué.</p> + +<p>--Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager +mon grenier.</p> + +<p>--Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect.</p> + +<p>--Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui +est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la +pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été +publicain je fabrique des pantins pour subsister."</p> + +<p>Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier, +et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit +du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa +gouttière, car il était sybarite.</p> + +<p>Ayant apaisé sa faim:</p> + +<p>"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des +circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette +borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la +maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de +latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution +de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine +étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est +contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution +m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute +d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat +que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le +mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même, +qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me +conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de +toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois +divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et +officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il +m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda +si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit +que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me +demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le +31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui +ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne +pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et +mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas. +Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux +commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la +force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire +en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il +faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour +reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10 +août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est +bien digne de pitié.</p> + +<p>--Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes +tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous +aviserons demain à votre sécurité."</p> + +<p>Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le +religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le +satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau.</p> + +<p>Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par +économie et par prudence.</p> + +<p>"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour +moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en +sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous +d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est +pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement +naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui +ce que vous étiez porté à faire pour moi.</p> + +<p>--Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne +m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous +exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin, +bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour +vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car +je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que +l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que +le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme +tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se +reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa +propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter +aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là +qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par +désœuvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en +distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez +fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par +orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit +de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.</p> + +<p>--Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai +reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette +heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en +mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un +avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi, +monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me +l'ordonne."</p> + +<p>Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et, +après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit +paisiblement.</p> + +<br> +<h3>XIII</h3> + +<p>Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant +l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury, +des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de +fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées +coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la +Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y +débarquaient quatorze mille hommes.</p> + +<p>C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des +événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie +périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et +l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, +leurs passions, leur conduite.</p> + +<p>Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de +défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et +des salpêtres.</p> + +<blockquote> + <i>Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire + les substances nécessaires à la fabrication de la poudre. + L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol + de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses + agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la + Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et + fraternité.</i> +</blockquote> + +<p>A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces +généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus +obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que, +mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer +à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le +même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait +ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations +dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait +la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette +affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des +effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des +troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations +confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre, +personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur, +les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui +ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire +des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé +trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane.</p> + +<p>On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les +âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans +les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes +vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par +les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une +immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats, +l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat +apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à +se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait +dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de +trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva +dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux +flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du +condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où +grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait +murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître, +Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing, +réclamaient la tête de l'Autrichienne.</p> + +<p>Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre +femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues +poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une +planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des +coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son +gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se +montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait, +paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos +contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain +de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet +l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les +faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle +professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit +elle-même.</p> + +<p>Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant +aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les +aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût +être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent +pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour +ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates, +la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin +commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à +lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la +peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en +frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment +suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue, +plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort.</p> + +<p>Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se +réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement +nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la +Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel +murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée +de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un œil-de-bœuf et d'une +porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé +du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les +Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés. +Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas +chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes. +Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la +gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste +suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins +et, de là, par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France. +Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les +murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du +grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés +inquisiteurs des crimes contre la patrie.</p> + +<p>Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des +pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets +à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux +de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être +encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la +Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du +Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution, +étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre +et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et +dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit +soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de +dominer, une impériale sagesse.</p> + +<p>Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement +unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui +s'élevait sur le seuil.</p> + +<p>Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard +perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid, +monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un +habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé, +tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant, +qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par +d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix +claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il +frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices. +Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les +sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les +conspirateurs qui rampaient sur le sol.</p> + +<p>Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de +préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction +d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré +la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du +sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait +une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des +grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région +des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et +pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd. +Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des +formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité +et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation. +Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve +et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme +autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du +crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste +recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son cœur +s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le +crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, +ô trésors de la foi!</p> + +<p>Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux +qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la +richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse. +Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il +jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre, +par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et +découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures, +tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches +que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables +ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout +entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se +retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est +conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne +de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des +citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et +des scélérats plus dangereux que les fédéralistes.</p> + +<p>Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de +Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin +n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à +une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne +concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la +liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens +pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de +Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la +charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les +sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même +senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou +persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux. +Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai +caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui +avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les +boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les +ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir; +qu'il était criminel d'arracher du cœur des malheureux la pensée +consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et +sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave, +et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à +l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons +d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout +lorsqu'ils l'étaient d'un cœur ouvert et joyeux, comme le vieux +Brotteaux.</p> + +<p>Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un +ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple, +trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France, +deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes, +vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la +loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans, +parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine, +charmante. Un nœud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon +découvrait un cou blanc et flexible.</p> + +<p>Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à +l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud.</p> + +<p>La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq +hommes et dix-huit femmes.</p> + +<p>Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction +entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi +ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le +courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en +altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus +souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à +tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs +ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction. +Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les +traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient, +médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement +troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur +conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la +République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et +mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état. +Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et +les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur +fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint +couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal +fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur, +alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait +ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou +irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats +ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se +représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images +voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer +au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire, +mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin, +artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et +la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût +classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à +son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la +couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu +le désir que dans l'amour profond.</p> + +<p>Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes +plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses, +celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant, +avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les +patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des +philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des +plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux +de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait +quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la +condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur +virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin, +poussaient sous la hache des têtes touchantes.</p> + +<p>Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il +fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur +retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est +plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie +timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles, +vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent +aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit +dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude +dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur +public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il +faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et +tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux +juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de +tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune +militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante +adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle, +ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte +d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les +pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de +l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de +céder.</p> + +<p>L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait, +aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et +d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues +mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave +la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger +ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés; +à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait +entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en +vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles +infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la +cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il +voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait: +"République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un +secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!..."</p> + +<p>Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'<i>Amour +peintre</i>. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le +rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'œillets. +Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre: +elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés +éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse +fille se donnaient en silence des baisers furieux.</p> + +<br> +<h3>XIV</h3> + +<p>Levé dès l'aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre, s'en alla +dire sa messe dans une chapelle de la rue d'Enfer, desservie par un +prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliers de retraites +semblables, où le clergé réfractaire réunissait clandestinement de +petits troupeaux de fidèles. La police des sections, bien que vigilante +et soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercails cachés, de peur des +ouailles irritées et par un reste de vénération pour les choses saintes. +Le Barnabite fit ses adieux à son hôte, qui eut grand-peine à obtenir +qu'il revînt dîner, et l'engagea enfin par la promesse que la chère ne +serait ni abondante ni délicate.</p> + +<p>Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre; puis, tout +en préparant le dîner du religieux et de l'épicurien, il relisait +Lucrèce et méditait sur la condition des hommes.</p> + +<p>Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des +forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations +absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse de croire que les +révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres +hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. Au reste, il n'était point +pessimiste et ne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise. Il +admirait la nature en plusieurs de ses parties, spécialement dans la +mécanique céleste et dans l'amour physique et s'accommodait des travaux +de la vie en attendant le jour prochain où il ne connaîtrait plus ni +craintes ni désirs.</p> + +<p>Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerline qui +ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et son épicurisme +louait l'ordre des atomes qui la composaient.</p> + +<p>Ces soins l'occupèrent jusqu'au retour du Barnabite.</p> + +<p>"Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais bien dit que +notre repas serait maigre. Nous n'avons que des châtaignes. Encore s'en +faut-il qu'elles soient bien assaisonnées.</p> + +<p>--Des châtaignes! s'écria le Père Longuemare en souriant, il n'y a point +de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme +limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un +verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa +femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions +tous forts et robustes. J'étais le plus jeune et le plus turbulent: mon +père disait, par plaisanterie, qu'il faudrait m'envoyer à l'Amérique +faire le flibustier.... Ah! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est +parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d'enfants où souriait ma +mère."</p> + +<p>Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue +Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en +commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien +vingt-quatre douzaines pour commencer.</p> + +<p>En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la +Révolution étinceler un triangle d'acier entre deux montants de bois: +c'était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se +pressait autour de l'échafaud, attendant les charrettes pleines. Des +femmes, portant l'éventaire sur le ventre, criaient les gâteaux de +Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette; au pied de la +statue de la Liberté, un vieillard montrait des gravures d'optique dans +un petit théâtre surmonté d'une escarpolette où se balançait un singe. +Des chiens, sous l'échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux +rebroussa vers la rue Honoré.</p> + +<p>Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire, il essuya +soigneusement la table et y mit sa boîte de couleurs ainsi que les +outils et les matériaux de son état.</p> + +<p>"Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupation indigne du +sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, je vous prie, à +fabriquer des pantins. Un sieur Joly m'en a fait, ce matin même, une +assez grosse commande. Pendant que je peindrai ces figures déjà formées, +vous me rendrez grand service en découpant des têtes, des bras, des +jambes et des troncs sur les patrons que voici. Vous n'en sauriez +trouver de meilleurs: ils sont d'après Watteau et Boucher.</p> + +<p>--Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau et Boucher +étaient propres à créer de tels brimborions: il eût mieux valu, pour +leur gloire, qu'ils s'en fussent tenus à d'innocents pantins comme +ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais je crains de n'être pas +assez habile pour cela."</p> + +<p>Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse: après +plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie +n'était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des +contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de +la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de +mouvement ces petits êtres qu'il n'avait su former, et à les instruire à +la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter +à chacun d'eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses +soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères.</p> + +<p>Une fois qu'il tirait en mesure la ficelle d'un Scaramouche:</p> + +<p>"Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire. +C'était en 1746: j'achevais mon noviciat, sous la direction du Père +Magitot, homme âgé, de profond savoir et de mœurs austères. A cette +époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d'abord à +l'amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les +hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire; ils faisaient fureur à +Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient; on en +trouvait chez les personnes de qualité, et il n'était pas rare de voir à +la promenade et dans les rues un grave personnage faire danser son +pantin. L'âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le +gardèrent point de la contagion. Alors qu'il voyait chacun occupé à +faire sauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient des +impatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour que pour +une affaire importante, qui intéressait l'ordre tout entier, il faisait +visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisant un pantin +suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentation d'en tirer la +ficelle. Ce ne fut qu'au prix d'un grand effort qu'il en triompha. Mais +ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissa plus de repos. Dans ses +études, dans ses méditations, dans ses prières, à l'église, dans le +chapitre, au confessionnal, en chaire, il en était obsédé. Après +quelques jours consumés dans un trouble affreux, il exposa ce cas +extraordinaire au général de l'ordre, qui, en ce moment, se trouvait +heureusement à Paris. C'était un docteur éminent et l'un des princes de +l'église de Milan. Il conseilla au Père Magitot de satisfaire une envie +innocente dans son principe, importune dans ses conséquences et dont +l'excès menaçait de causer dans l'âme qui en était dévorée les plus +graves désordres. Sur l'avis ou, pour mieux dire, par l'ordre du +général, le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut, +comme la première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantin +accroché à la cheminée, il s'en approcha vivement et demanda à son hôte +la grâce d'en tirer un moment la ficelle. L'avocat la lui accorda très +volontiers et lui confia que parfois il faisait danser Scaramouche +(c'était le nom du pantin) en préparant ses plaidoiries et que, la +veille encore, il avait réglé sur les mouvements de Scaramouche sa +péroraison en faveur d'une femme accusée faussement d'avoir empoisonné +son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vit sous sa +main Scaramouche s'agiter comme un possédé qu'on exorcise. Ayant ainsi +contenté son caprice, il fut délivré de l'obsession.</p> + +<p>--Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. On voit de +ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures de carton qui +les causent."</p> + +<p>Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais de religion; +Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentait de la +sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l'embarrasser et à le +troubler par des objectons à divers articles de la doctrine chrétienne.</p> + +<p>Une fois, tandis qu'ils fabriquaient ensemble des Zerlines et des +Scaramouches:</p> + +<p>"Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au +point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folie universelle, a +été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celui de la +cour.</p> + +<p>--Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennent insensés, +comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nul homme, de nos +jours, ne plongea dans l'ignorance et l'erreur aussi profondément que +monsieur l'abbé Fauchet, nul homme ne fut aussi funeste au royaume que +celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemment irrité contre la France, +pour lui envoyer monsieur l'abbé Fauchet!</p> + +<p>--Il me semble que nous avons vu d'autres malfaiteurs que ce malheureux +Fauchet.</p> + +<p>--Monsieur l'abbé Grégoire a montré aussi beaucoup de malice.</p> + +<p>--Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu'en dites-vous, mon +Père?</p> + +<p>--Monsieur, ce sont des laïques: les laïques ne sauraient encourir les +mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne font pas le mal de si +haut, et leurs crimes ne sont point universels.</p> + +<p>--Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la +révolution présente?</p> + +<p>--Je ne vous comprends pas, monsieur.</p> + +<p>--Épicure a dit: "Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le +peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le +peut. S'il le veut et ne le peut, il est impuissant; s'il le peut et ne +le veut, il est pervers; s'il ne le peut ni ne le veut, il est +impuissant et pervers; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon +Père?"</p> + +<p>Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.</p> + +<p>"Monsieur, répondit le religieux, il n'y a rien de plus misérable que +les difficultés que vous soulevez. Quand j'examine les raisons de +l'incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins +d'herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez +que je ne dispute pas avec vous: j'y aurais trop de raisons et trop peu +d'esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l'abbé Guénée +et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez +d'Épicure est une sottise: car on y juge Dieu comme s'il était un homme +et en avait la morale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuis Celse +jusqu'à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables +paradoxes.</p> + +<p>--Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne. Non +content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vous voulez +encore n'en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant de beaux génies +qui pensèrent autrement que vous.</p> + +<p>--Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare. Je +crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait faux dans la +pensée d'un homme. Les athées occupent le plus bas échelon de la +connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs de raison et des +éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres le noient, l'homme +dresse un front où Dieu mit l'intelligence: c'est le sort de Lucifer.</p> + +<p>--Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je +vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des +théologiens un atome de bon sens."</p> + +<p>Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il +estimait nécessaire aux peuples: il eût souhaité seulement qu'elle eût +pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait +que les Jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et +plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la +république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de +leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus +cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. Aussi, souhaitait-il +qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au +temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans, +d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques +en cent ans.</p> + +<p>"Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé des +théophages et des christicoles. J'avais un aumônier aux Ilettes: chaque +dimanche, on y disait la messe; tous mes invités y assistaient. Les +philosophes y étaient les plus recueillis et les filles d'Opéra les plus +ferventes. J'étais heureux alors et comptais de nombreux amis.</p> + +<p>--Des amis, s'écria le Père Longuemare, des amis!... Ah! monsieur, +croyez-vous qu'ils vous aimaient, tous ces philosophes et toutes ces +courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieu lui-même +aurait peine à y reconnaître un des temples qu'il a édifiés pour sa +gloire?"</p> + +<p>Le Père Longuemare continua d'habiter huit jours chez le publicain sans +y être inquiété. Il suivait, autant qu'il pouvait, la règle de sa +communauté et se levait de sa paillasse pour réciter, agenouillé sur le +carreau, les offices de nuit. Bien qu'ils n'eussent tous deux à manger +que de misérables rogatons, il observait le jeûne et l'abstinence. +Témoin affligé et souriant de ces austérités, le philosophe lui demanda, +un jour:</p> + +<p>"Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir +endurer ainsi le froid et la faim?</p> + +<p>--Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l'exemple de la +souffrance."</p> + +<p>Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du +philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins +à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait +heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du +Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d'hermine, qui +courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon +des suppliantes de tous les temps.</p> + +<p>Elle tremblait; on entendait les battements précipités de son cœur. +Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux, +vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l'eût pas +vue sans profit.</p> + +<p>Elle parlait d'une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur +d'être entendue des passants:</p> + +<p>"Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!... Ils sont dans ma +chambre, rue Fromenteau. Pendant qu'ils montaient, je me suis réfugiée +chez Flora, ma voisine, et j'ai sauté par la fenêtre dans la rue, de +sorte que je me suis foulé le pied.... Ils viennent; ils veulent me +mettre en prison et me faire mourir.... La semaine dernière, ils ont +fait mourir Virginie."</p> + +<p>Brotteaux comprenait bien qu'elle parlait des délégués du Comité +révolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité de sûreté +générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, le citoyen +Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme les plus funestes +ennemies de la République. Il voulait régénérer les mœurs. A vrai dire, +les demoiselles du Palais-Égalité étaient peu patriotes. Elles +regrettaient l'ancien état et ne s'en cachaient pas toujours. Plusieurs +avaient été déjà guillotinées comme conspiratrices, et leur sort +tragique avait excité beaucoup d'émulation chez leurs pareilles.</p> + +<p>Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle faute elle +s'était attiré un mandat d'arrêt.</p> + +<p>Elle jura qu'elle n'en savait rien, qu'elle n'avait rien fait qu'on pût +lui reprocher.</p> + +<p>"Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n'es point suspecte: tu n'as +rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moi tranquille."</p> + +<p>Alors elle avoua tout:</p> + +<p>"J'ai arraché ma cocarde et j'ai crié: "Vive le roi!"</p> + +<p>Il s'engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à son bras, elle +disait:</p> + +<p>"Ce n'est pas que je l'aime, le roi; vous pensez bien que je ne l'ai +jamais connu et peut-être n'était-il pas un homme très différent des +autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruels envers les +pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent et m'injurient de toutes +les manières; ils veulent m'empêcher de faire mon métier. Je n'en ai pas +d'autre. Vous pensez bien que si j'en avais un autre, je ne ferais pas +celui-là.... Qu'est-ce qu'ils veulent? Ils s'acharnent contre les +petits, les faibles, le laitier, le charbonnier, le porteur d'eau, la +blanchisseuse. Ils ne seront contents que lorsqu'ils auront mis contre +eux tout le pauvre monde."</p> + +<p>Il la regarda: elle avait l'air d'un enfant. Elle ne ressentait plus de +peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il lui demanda son +nom. Elle répondit qu'elle se nommait Athénaïs et avait seize ans.</p> + +<p>Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle ne +connaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante à +Palaiseau, qui la garderait chez elle.</p> + +<p>Brotteaux prit sa résolution:</p> + +<p>"Viens, mon enfant", lui dit-il.</p> + +<p>Et il l'emmena, appuyée à son bras.</p> + +<p>Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son +bréviaire.</p> + +<p>Il lui montra Athénaïs, qu'il tenait par la main:</p> + +<p>"Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: "Vive le +roi!" La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n'a point de +gîte. Permettrez-vous qu'elle passe la nuit ici?"</p> + +<p>Le Père Longuemare ferma son bréviaire:</p> + +<p>"Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur, si cette +jeune fille, qui est comme moi sous le coup d'un mandat d'arrêt, peut, +pour son salut temporel, passer la nuit dans la même chambre que moi.</p> + +<p>--Oui, mon Père.</p> + +<p>--De quel droit m'y opposerais-je? et, pour me croire offensé de sa +présence, suis-je sûr de valoir mieux qu'elle?"</p> + +<p>Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurant qu'il y +dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas. Brotteaux s'étendit +sur la paillasse et souffla la chandelle.</p> + +<p>Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises: il ne +dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et de la +fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se leva et +envoya dans la mansarde un rayon d'argent qui éclaira la chevelure +blonde, les cils d'or, le nez fin, la bouche ronde et rouge d'Athénaïs, +dormant les poings fermés.</p> + +<p>"Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!"</p> + +<p>Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux était parti. +Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s'instruisait, aux leçons de +la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs; et toutefois il +était dévoré de regrets et d'inquiétudes.</p> + +<p>En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête les solives +d'un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur et tendit vers +lui, pour le caresser, ses jolies petites mains sales.</p> + +<p>Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabré où le +religieux avait passé la nuit.</p> + +<p>"Il est parti?... Il n'est pas allé me dénoncer, dites?</p> + +<p>--Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme que ce vieux +fou."</p> + +<p>Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quand +Brotteaux lui eut dit que c'était la religion, elle lui reprocha +gravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religion étaient +pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieu souvent, espérant +qu'il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte +miséricorde.</p> + +<p>Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, elle crut que +c'était un livre de messe et dit:</p> + +<p>"Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieu vous +récompensera de ce que vous avez fait pour moi."</p> + +<p>Brotteaux lui ayant dit que ce livre n'était pas un livre de messe, et +qu'il avait été écrit avant que l'idée de messer se fût introduite dans +le monde, elle pensa que c'était une <i>Clef des Songes</i>, et demanda s'il +ne s'y trouvait pas l'explication d'un rêve extraordinaire qu'elle avait +fait. Elle ne savait pas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que ces +deux sortes d'ouvrages.</p> + +<p>Brotteaux lui répondit que ce livre n'expliquait que le songe de la vie. +La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonça à la +comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçait +pour Brotteaux les cuvettes d'argent dont il usait autrefois. Puis elle +arrangea ses cheveux devant le miroir à barbe de son hôte, avec un soin +minutieux et grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elle +prononçait quelques paroles, à longs intervalles.</p> + +<p>"Vous, vous avez été riche.</p> + +<p>--Qu'est-ce qui te le fait croire?</p> + +<p>--Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes un aristocrate, +j'en suis sûre."</p> + +<p>Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dans une +chapelle ronde d'ivoire, un morceau de sucre, du fil, des ciseaux, un +briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait le choix de ce qui lui +était nécessaire, elle se mit à raccommoder sa jupe, qui avait été +déchirée en plusieurs endroits.</p> + +<p>"Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! lui dit +Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore.</p> + +<p>--Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais ce sera pour +l'amour de vous et non pour l'amour de la nation."</p> + +<p>Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupe à deux +mains, elle fit la révérence comme elle l'avait appris au village et dit +à Brotteaux:</p> + +<p>"Monsieur, je suis votre très humble servante."</p> + +<p>Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes les manières, mais +elle trouvait convenable qu'il ne demandât rien et qu'elle n'offrît +rien: il lui semblait que c'était gentil de se quitter de la sorte, et +selon les bienséances.</p> + +<p>Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu'elle prît le +coche de Palaiseau. C'était la moitié de sa fortune, et, bien qu'il fût +connu pour ses prodigalités envers les femmes, il n'avait encore fait +avec aucune un si égal partage de ses biens.</p> + +<p>Elle lui demanda son nom.</p> + +<p>"Je me nomme Maurice."</p> + +<p>Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde:</p> + +<p>"Adieu, Athénaïs."</p> + +<p>Elle l'embrassa.</p> + +<p>"Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moi Marthe: c'est +le nom de mon baptême, le nom dont on m'appelait au village.... Adieu et +merci.... Bien votre servante, monsieur Maurice."</p> + +<br> +<h3>XV</h3> + +<p>Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger, juger +sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées de faisceaux +et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis, les +juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs +prédécesseurs royaux. L'accusateur public et ses substituts, épuisés de +fatigue, brûlés d'insomnie et d'eau-de-vie, ne secouaient leur +accablement que par un violent effort; et leur mauvaise santé les +rendait tragiques. Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns +instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents, +hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de +la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de +brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient +qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête +mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait +abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués +soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des +larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des +sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient +plus impétueusement les impulsions de leur cœur.</p> + +<p>Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait +l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du +souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés +dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages +forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui +appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre +les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues +couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés. +Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations +indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des +hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus +souvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût accepté de +se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre +ces tâches épouvantables.</p> + +<p>Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le +fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la +certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes. +Aux questions mortelles l'accusée répondit tantôt avec l'instinct de la +conservation, tantôt avec sa hauteur accoutumée, et, une fois, grâce à +l'infamie d'un de ses accusateurs, avec la majesté d'une mère. L'outrage +et la calomnie seuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée +d'effroi. Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles, +attendait que tout cela fût fini pour jeter la tête de l'Autrichienne à +l'Europe.</p> + +<p>Trois jours après l'exécution de Marie-Antoinette, Gamelin fut appelé +auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trente pas du bureau +militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit de sangle, dans la +cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa tête livide creusait +l'oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus, tournèrent leurs +prunelles vitreuses du côté d'Évariste; sa main desséchée saisit la main +de l'ami et la pressa avec une force inattendue. Il avait eu trois +vomissements de sang en deux jours. Il essaya de parler; sa voix, +d'abord voilée et faible comme un murmure, s'enfla, grossit:</p> + +<p>"Wattignies! Wattignies!... Jourdan a forcé l'ennemi dans son camp... +débloqué Maubeuge.... Nous avons repris Marchiennes. Ça ira... ça +ira...."</p> + +<p>Et il sourit.</p> + +<p>Ce n'étaient pas des songes de malade; c'était une vue claire de la +réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaient les +ténèbres éternelles. Désormais l'invasion semblait arrêtée: les +généraux, terrorisés, s'apercevaient qu'ils n'avaient pas mieux à faire +que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n'avaient point +apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisition le donnait. +Encore un effort, et la République serait sauvée.</p> + +<p>Après une demi-heure d'anéantissement, le visage de Fortuné Trubert, +creusé par la mort, se ranima, ses mains se soulevèrent.</p> + +<p>Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu'il y eût dans la chambre, +un petit secrétaire de noyer.</p> + +<p>Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un esprit lucide:</p> + +<p>"Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes: trois cent vingt +livres dont tu trouveras le compte... dans ce cahier rouge.... Adieu, +Gamelin. Ne t'endors pas. Veille à la défense de la République. Ça ira."</p> + +<p>L'ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit le mourant +pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaient le drap.</p> + +<p>A minuit, il prononça des mots sans suite:</p> + +<p>"Encore du salpêtre.... Faites livrer les fusils.... La santé? très +bonne.... Descendez ces cloches...."</p> + +<p>Il expira à 5 heures du matin.</p> + +<p>Par ordre de la section, son corps fut exposé dans la nef de la +ci-devant église des Barnabites, au pied de l'autel de la Patrie, sur +un lit de camp, le corps recouvert d'un drapeau tricolore et le front +ceint d'une couronne de chêne.</p> + +<p>Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main, douze +jeunes filles, traînant de longs voiles et portant des fleurs, +entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaient +chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l'un d'eux la fille de +sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravité enfantine et sa beauté +charmante, lui rappela ces génies de l'amour et de la mort, que les +Romains sculptaient sur leurs sarcophages.</p> + +<p>Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts aux chants de <i>La +Marseillaise</i> et du <i>Ça ira</i>.</p> + +<p>En mettant le baiser d'adieu sur le front de Fortuné Trubert, Évariste +pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui se reposait, sa tâche +accomplie.</p> + +<p>Rentré chez lui, il reçut avis qu'il était nommé membre du Conseil +général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, il avait été élu +sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de +suffrages. On ne votait plus: les sections étaient désertes; riches et +pauvres ne cherchaient qu'à se soustraire aux charges publiques. Les +plus grands événements n'excitaient plus ni enthousiasme ni curiosité; +on ne lisait plus les journaux, Évariste doutait si, sur les sept cent +mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient +encore l'âme républicaine.</p> + +<p>Ce jour-là, les Vingt et Un comparurent.</p> + +<p>Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de la République, +vains, imprudents, ambitieux et légers, à la fois modérés et violents, +faibles dans la terreur comme dans la clémence, prompts à déclarer la +guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l'exemple qu'ils +avaient donné, ils n'étaient pas moins la jeunesse éclatante de la +Révolution; ils en avaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va +les interroger avec une partialité savante; ce blême accusateur, qui, +là, devant sa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces +jurés, qui voudront tout à l'heure étouffer leur défense; ce public des +tribunes, qui les couvre d'invectives et de huées, juge, jurés, peuple, +ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents, leurs +vertus. Mais ils ne se souviennent plus.</p> + +<p>Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle de Brissot. +Il ne se rappelait plus, et, s'il restait dans sa mémoire quelque +vestige de son antique admiration, c'était pour concevoir que ces +monstres avaient séduit les meilleurs citoyens.</p> + +<p>En rentrant, après l'audience, dans sa maison, Gamelin entendit des cris +déchirants. C'était la petite Joséphine que sa mère fouettait pour avoir +joué sur la place avec des polissons et sali la belle robe blanche qu'on +lui avait mise pour la pompe funèbre du citoyen Trubert.</p> + +<br> +<h3>XVI</h3> + +<p>Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patrie des +victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui; d'un +accusé il fit son accusé.</p> + +<p>Depuis qu'il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans la foule +des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteur d'Élodie, dont il +s'était fait, dans son imagination laborieuse, une idée dont quelques +traits étaient précis. Il le concevait jeune, beau, insolent, et se +faisait une certitude qu'il avait émigré en Angleterre. Il crut le +découvrir en un jeune émigré nommé Maubel, qui, de retour en France et +dénoncé par son hôte, avait été arrêté dans une auberge de Passy et dont +le parquet de Fouquier-Tinville instruisait l'affaire avec mille autres. +On avait saisi sur lui des lettres que l'accusation considérait comme +les preuves d'un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, mais +qui n'étaient en fait que des lettres écrites à l'émigré par des +banquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel, qui +était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries. On +trouvait dans son carnet trace de relations avec l'Espagne, alors en +guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaient d'ordre intime, +et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance de non-lieu, ce fut en +vertu de ce principe que la justice ne doit jamais se hâter de relâcher +un prisonnier.</p> + +<p>Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi par Maubel en +chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeune ci-devant, +qu'il se figurait conforme à celui qu'il attribuait à l'homme qui avait +abusé de la confiance d'Élodie. Dès lors, enfermé pendant de longues +heures dans le cabinet du greffier, il étudia le dossier avec ardeur. +Ses soupçons s'accrurent étrangement quand il trouva dans un calepin +déjà ancien de l'émigré l'adresse de l'<i>Amour peintre</i>, jointe, il est +vrai, à celle du <i>Singe Vert</i>, du <i>Portrait de la</i> ci-devant <i>Dauphine</i> +et de plusieurs autres magasins d'estampes et de tableaux. Mais, quand +il eut appris qu'on avait recueilli dans ce même calepin quelques +pétales d'un œillet rouge, recouverts avec soin d'un papier de soie, +songeant que l'œillet rouge était la fleur préférée d'Élodie qui la +cultivait sur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, la donnait (il le +savait) en témoignage d'amour, Évariste ne douta plus.</p> + +<p>Alors, s'étant fait une certitude, il résolut d'interroger Élodie, en +lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaient fait découvrir +le criminel.</p> + +<p>Comme il montait l'escalier de sa maison, il sentit dès les paliers +inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dans l'atelier Élodie, +qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de la confiture de coings. +Tandis que la vieille ménagère, allumant le fourneau, méditait en son +esprit les moyens d'épargner le charbon et la cassonade sans nuire à la +qualité de la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaise de paille, +ceinte d'un tablier de toile bise, des fruits d'or plein son giron, +pelait les coings et les jetait par quartiers dans une bassine de +cuivre. Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches +noires se tordaient sur son front moite; il émanait d'elle un charme +domestique et une grâce familière qui inspiraient les douces pensées et +la tranquille volupté.</p> + +<p>Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d'or fondu et +dit:</p> + +<p>"Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez, tout +l'hiver, d'une délicieuse gelée de coings qui vous affermira l'estomac +et vous rendra le cœur gai."</p> + +<p>Mais Gamelin, s'approchant d'elle, lui prononça ce nom à l'oreille:</p> + +<p>"Jacques Maubel...."</p> + +<p>A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge par la +porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels il avait +remis des talons, la note de ses ressemelages.</p> + +<p>De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage du nouveau +calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clair dans ses +comptes, se perdait dans les fructidor et les vendémiaire.</p> + +<p>Elle soupira:</p> + +<p>"Jésus! ils veulent tout changer, les jours, les mois, les saisons, le +soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot, qu'est-ce que c'est +que cette paire de galoches du 8 vendémiaire?</p> + +<p>--Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vous rendre +compte."</p> + +<p>Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt:</p> + +<p>"Il n'a pas l'air chrétien! fit-elle, épouvantée.</p> + +<p>--Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nous n'avons plus +que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va +falloir changer notre manière de compter. Il n'y aura plus de liards ni +de deniers, tout sera réglé sur l'eau distillée."</p> + +<p>A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, leva les +yeux au plafond et soupira:</p> + +<p>"Ils en font trop!"</p> + +<p>Et, tandis qu'elle se lamentait, semblable aux saintes femmes des +calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans la braise, +remplissait l'atelier d'une vapeur infecte qui, jointe à l'odeur +entêtante des coings, rendait l'air irrespirable.</p> + +<p>Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu'on ouvrît la +fenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que la +citoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nom à +l'oreille de la citoyenne Blaise:</p> + +<p>"Jacques Maubel."</p> + +<p>Elle le regarda avec un peu de surprise, et, très tranquillement, sans +cesser de couper un coing en quartiers:</p> + +<p>"Et bien?... Jacques Maubel?...</p> + +<p>--C'est lui!</p> + +<p>--Qui? lui?</p> + +<p>--Tu lui as donné un œillet rouge."</p> + +<p>Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu'il s'expliquât.</p> + +<p>"Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!..."</p> + +<p>Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoir jamais +connu un Jacques Maubel.</p> + +<p>Et vraiment elle n'en avait jamais connu.</p> + +<p>Elle nia avoir jamais donné d'œillets rouges à personne qu'à Évariste; +mais peut-être, sur ce point, n'avait-elle pas très bonne mémoire.</p> + +<p>Il connaissait mal les femmes, et n'avait pas pénétré bien profondément +le caractère d'Élodie; pourtant il la pensait très capable de feindre et +de tromper un plus habile que lui.</p> + +<p>"Pourquoi nier? dit-il. Je sais."</p> + +<p>Elle affirma de nouveau n'avoir connu aucun Maubel. Et, ayant fini de +peler ses coings, elle demanda de l'eau parce que ses doigts poissaient.</p> + +<p>Gamelin lui apporta une cuvette.</p> + +<p>Et, en se lavant les mains, elle renouvela ses dénégations.</p> + +<p>Il répéta encore qu'il savait, et, cette fois, elle garda le silence.</p> + +<p>Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et était à mille +lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n'avait jamais entendu +parler, dût comparaître devant le Tribunal révolutionnaire; elle ne +comprenait rien aux soupçons dont on l'obsédait, mais elle les savait +mal fondés. C'est pourquoi, n'ayant guère d'espoir de les dissiper, elle +n'en avait guère envie non plus. Elle cessa de se défendre d'avoir connu +un Maubel, préférant laisser le jaloux s'égarer sur une fausse piste, +quand, d'un moment à l'autre, le moindre incident pouvait le mettre sur +la véritable voie. Son petit clerc d'autrefois, devenu un joli dragon +patriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate. Quand +il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d'un œil qui +semblait dire: "Allons! la belle; je sens bien que je vais vous +pardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vous rendre +mon estime." Elle ne fit donc plus effort pour guérir ce qu'elle +appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la conviction que Jacques +Maubel était le corrupteur d'Élodie.</p> + +<p>Les jours qui suivirent, le Tribunal s'occupa sans relâche d'anéantir le +fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé de dévorer la liberté. +Ce furent des jours chargés; et les jurés, épuisés de fatigue, +expédièrent le plus rapidement possible la femme Roland, inspiratrice ou +complice des crimes de la faction brissotine.</p> + +<p>Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presser l'affaire +Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux: il obtint qu'un +commissaire les irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin.</p> + +<p>Le substitut de l'accusateur public les lut, fit la grimace et dit à +Évariste:</p> + +<p>"Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n'y a rien là-dedans! des +fadaises!... S'il était seulement certain que ce ci-devant comte de +Maubel a émigré!..."</p> + +<p>Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acte d'accusation et +fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le 19 brumaire.</p> + +<p>Dès l'ouverture de l'audience, le président montra le visage sombre et +terrible qu'il avait soin de prendre pour conduire les affaires mal +instruites. Le substitut de l'accusateur se caressait le menton des +barbes de sa plume et affectait la sérénité d'une conscience pure. Le +greffier lut l'acte d'accusation: on n'en avait pas encore entendu de si +creux.</p> + +<p>Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas eu connaissance des +lois rendues contre les émigrés.</p> + +<p>"Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j'ai quitté la +France muni de passeports en règle."</p> + +<p>Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour en France +il s'expliqua d'une manière satisfaisante. Sa figure était agréable, +avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Les femmes des +tribunes le regardaient d'un œil favorable. L'accusation prétendait +qu'il avait fait un séjour en Espagne dans le moment où déjà cette +nation était en guerre avec la France; il affirma n'avoir pas quitté +Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur. Parmi les papiers +qu'il avait jetés dans sa cheminée, lors de son arrestation, et dont on +n'avait retrouvé que des bribes, on lisait des mots espagnols et le nom +de "Nieves".</p> + +<p>Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications qui lui +étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l'intérêt de +l'accusé était de s'expliquer, il répondit qu'on ne doit pas toujours +suivre son intérêt.</p> + +<p>Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d'un crime: par trois fois +il pressa le président de demander à l'accusé s'il pouvait s'expliquer +sur l'œillet dont il gardait si précieusement dans son portefeuille les +pétales desséchés.</p> + +<p>Maubel répondit qu'il ne se croyait pas obligé de répondre à une +question qui n'intéressait pas la justice, puisqu'on n'avait pas trouvé +de billet caché dans cette fleur.</p> + +<p>Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablement prévenu +en faveur de ce jeune homme dont l'affaire, obscure, semblait surtout +cacher des mystères amoureux. Cette fois, les bons, les purs eux-mêmes +eussent volontiers acquitté. L'un d'eux, un ci-devant, qui avait donné +des gages à la Révolution, dit:</p> + +<p>"Est-ce sa naissance qu'on lui reproche? Moi aussi, j'ai eu le malheur +de naître dans l'aristocratie.</p> + +<p>--Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y est resté."</p> + +<p>Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cet +émissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delà les +monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté, il demanda +si ardemment la condamnation du traître, qu'il réveilla l'humeur +toujours inquiète, la vieille sévérité des jurés patriotes.</p> + +<p>L'un d'eux, cyniquement, lui dit:</p> + +<p>"Il est des services qu'on ne peut se refuser entre collègues."</p> + +<p>Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité.</p> + +<p>Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillité souriante. Ses +regards, qu'il promenait paisiblement sur la salle, exprimèrent, en +rencontrant le visage de Gamelin, un indicible mépris.</p> + +<p>Personne n'applaudit la sentence.</p> + +<p>Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettre en +attendant l'exécution qui devait se faire le soir même, aux flambeaux:</p> + +<blockquote> + <i>Ma chère sœur, le Tribunal m'envoie à l'échafaud, me donnant la + seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves + adorée. Ils m'ont pris le seul bien qui me restait d'elle, une + fleur de grenadier, qu'ils appelaient, je ne sais pourquoi, un + œillet.</i> + +<p> <i>J'aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j'ai + recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en + lieu sûr et qu'on te remettra dès qu'il sera possible. Je te + prie, chère sœur, de les garder en mémoire de moi.</i></p> +</blockquote> + +<p>Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu'il plia, et +écrivit la suscription:</p> + +<blockquote> +<p><i>A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel.</i></p> + +<p><i>La Réole.</i></p> +</blockquote> + + +<p>Il donna tout ce qu'il avait d'argent sur lui au porte-clefs, en le +priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et +but à petits coups en attendant la charrette....</p> + +<p>Après souper, Gamelin courut à l'<i>Amour peintre</i> et bondit dans la +chambre bleue où chaque nuit l'attendait Élodie.</p> + +<p>"Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n'est plus. La charrette qui +le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de +flambeaux."</p> + +<p>Elle comprit:</p> + +<p>"Misérable! C'est toi qui l'as tué, et ce n'était pas mon amant. Je ne +le connaissais pas... je ne l'ai jamais vu.... Quel homme était-ce? Il +était jeune, aimable..., innocent. Et tu l'as tué, misérable! +misérable!"</p> + +<p>Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se +sentait inondée en même temps d'horreur et de volupté. Elle se ranima à +demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge +se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa +dans ses bras à l'étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui +donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd, le plus +long, le plus douloureux et le plus délicieux des baisers.</p> + +<p>Elle l'aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissait terrible, +cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus +elle avait faim et soif de lui.</p> + +<br> +<h3>XVII</h3> + +<p>Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui +fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel, +délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se +firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle +capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui +fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point +d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée.</p> + +<p>De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de +s'asseoir et se mit tout à leur service.</p> + +<p>Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant +près du Pont-Neuf.</p> + +<p>"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter."</p> + +<p>Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale.</p> + +<p>Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il +ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi +désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du +Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité +du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom +autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne +tarderait pas à le découvrir.</p> + +<p>"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance +par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise +au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris +connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les +dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne +sait à qui entendre.</p> + +<p>--Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au +Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations +par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup +d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage.</p> + +<p>--Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme +galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom +d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au +service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui +concerne l'individu des Ilettes."</p> + +<p>Il tira la lettre de sa poche.</p> + +<p>"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention +qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme +d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement +nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage:</p> + +<blockquote> + <i>Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf, + un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est + réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du + jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel + de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel + durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de + la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous + savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la + guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des + petites gens et des femmes du peuple, encore profondément + attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que + cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France + entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit + plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain, + ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais, + etc...." Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame + Royale et se fasse nommer protecteur du royaume.</i> + +<p> <i>Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les + sommes qui me sont dues, c'est-à-dire mille livres sterling, par + la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien + d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison, + etc., etc.</i></p> +</blockquote> + +<p>--Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà +un indice précieux... bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de +ce genre dans la section.</p> + +<p>--Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une +poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre +scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à +craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son +âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate.</p> + +<p>--Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des +cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant +dans des sacs.</p> + +<p>--Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne +sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile, +qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la +journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des +constructions.... En usez-vous?..."</p> + +<p>Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués.</p> + +<p>"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de +longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce +matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin +blanc."</p> + +<p>Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la +place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement +l'individu des Ilettes.</p> + +<p>Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la +section.</p> + +<p>"Avez-vous vu jouer <i>Le Jugement dernier des Rois</i>? demanda Delourmel à +ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les +rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui +les engloutit. C'est un ouvrage patriotique."</p> + +<p>Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture, +brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait +par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée.</p> + +<p>"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il.</p> + +<p>La vieille répondit elle-même:</p> + +<p>"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires, +croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte +Véronique, <i>Ecce homo</i>, <i>Agnus Dei</i>, cors et bagues de saint Hubert, et +tous objets de dévotion.</p> + +<p>--C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel.</p> + +<p>Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui +répondait à toutes les questions:</p> + +<p>"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion."</p> + +<p>Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui +passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme +étonnée.</p> + +<p>Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au +Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la +section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à +l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement, +et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire.</p> + +<p>En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le +commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de +la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre +le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la +citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond +de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de +sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le +chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite +Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se +répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une +voix irritée:</p> + +<p>"Misérable! je te défends de battre mon chien.</p> + +<p>--Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de...."</p> + +<p>Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête.</p> + +<p>Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des +délégués, il courut à lui et lui dit:</p> + +<p>"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de +m'assassiner."</p> + +<p>Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions, +étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant +au portier et au menuisier:</p> + +<p>"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un +suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des +Ilettes, fabricant de polichinelles."</p> + +<p>Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de +Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis +au délateur.</p> + +<p>Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du +portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits +polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis +montèrent par l'échelle de meunier.</p> + +<p>Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père +Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars, +et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et +l'harmonie.</p> + +<p>Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses +membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait +impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer +un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où +venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux +femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et +ses trois chemises.</p> + +<p>"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai +pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici."</p> + +<p>Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut +mis avec Brotteaux en état d'arrestation.</p> + +<p>Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne +Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la +vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine, +dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait +caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux +emplissait la place de Thionville.</p> + +<p>Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne +qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un +panier plein d'œufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un +linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur +un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des +magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle +demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et +lui dit doucement:</p> + +<p>"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible.... Mais vous ne le +connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu."</p> + +<p>Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer. +Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus +obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se +vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue +Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout +entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria:</p> + +<p>"Vive le roi! vive le roi!"</p> + +<br> +<h3>XVIII</h3> + +<p>La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour +l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle +eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait +arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son +humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en +avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.</p> + +<p>Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au +moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore +son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il +accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour +n'avoir pas à le juger.</p> + +<p>La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle; +elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts +tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa +religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au +coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur +Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et, +l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt.</p> + +<p>Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons +obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la +citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la +porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la +faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou +vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick +vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la +taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux +châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de +l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de +lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et +silencieux.</p> + +<p>Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite:</p> + +<p>"Tu ne reconnais pas ta fille?..."</p> + +<p>La vieille dame joignit les mains:</p> + +<p>"Julie!... C'est toi.... Est-il Dieu possible!...</p> + +<p>--Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman."</p> + +<p>La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme +sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude:</p> + +<p>"Toi, à Paris!...</p> + +<p>--Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!... Moi, on ne me reconnaîtra +pas dans cet habit."</p> + +<p>En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas +différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient +les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage, +fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les +soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince, +avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa +voix claire eût pu la trahir.</p> + +<p>Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait +volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon, +elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme +Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.</p> + +<p>Puis, le verre encore sur ses lèvres:</p> + +<p>"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler."</p> + +<p>La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.</p> + +<p>"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au +Luxembourg."</p> + +<p>Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et +officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était +ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où +il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait +plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait +que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le +malheur.</p> + +<p>Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans +les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables +des tavernes, à Piccadilly.</p> + +<p>Sa mère ne répondait point et la regardait d'un œil morne.</p> + +<p>"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie +Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné.</p> + +<p>--Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton +frère.</p> + +<p>--Comment? que dis-tu, ma mère?</p> + +<p>--Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur +de Chassagne.</p> + +<p>--Maman, il le faut bien, pourtant!</p> + +<p>--Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de +t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels +noms il lui donnait.</p> + +<p>--Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant, +en haussant les épaules.</p> + +<p>--Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de +ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a +soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu +le connais: il ne vous pardonne pas.</p> + +<p>--Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée... à Londres...."</p> + +<p>La pauvre mère leva les yeux et les bras:</p> + +<p>"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste +le traite comme un ennemi.</p> + +<p>--Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire +auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les +démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?... +Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait!</p> + +<p>--Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui +demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de +Chassagne.... Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et, +sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre... mais il est +juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande +rien, Julie.</p> + +<p>--Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid, +insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la +vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les +trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et +sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et +moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce +que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me +souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un +hypocrite.</p> + +<p>--Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je +t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes +une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai +aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais +ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin +de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton +état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que +serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim.</p> + +<p>--Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de +soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée +par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne +action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de +prendre soin de toi. Lui! t'aimer?... Est-ce qu'il est capable d'aimer +quelqu'un? Il n'a ni cœur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour +peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne."</p> + +<p>Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait +telles qu'elle les avait quittées.</p> + +<p>"La voilà, son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son +Oreste, son Oreste, l'œil bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un +empalé, c'est lui tout entier.... Enfin, maman, tu ne comprends donc +rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les +jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront +mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me +le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons +été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je +n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai +été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez +un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer +notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y +accomplir une mission importante.... Nous avons consenti; nous aurions +accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et +donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé +les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné. +Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions +affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou +emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie +de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait +sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse +et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze +jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de +Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et +lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné +autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande +à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, +le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire +arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de +quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les +gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu +conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu +l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une +marche de l'église.... On l'a conduit, ce matin...."</p> + +<p>Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient.</p> + +<p>Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa +mère:</p> + +<p>"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman, +aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!"</p> + +<p>Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire +reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les +mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.</p> + +<p>"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin.</p> + +<p>Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune +femme.</p> + +<p>Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère +cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le +regard de ces yeux noyés de pleurs.</p> + +<p>"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se +laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne +l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il +n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les +comprends pas."</p> + +<p>Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie:</p> + +<p>"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à +t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier +mouvement.... Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est +sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, aux convenances. Moi-même, j'ai +été un peu surprise de voir ma Julie en garçon.</p> + +<p>--Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu +ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier, +pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un +certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille +et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que +ce travestissement est plus scabreux que le mien.</p> + +<p>--Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de +cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour +moi. Je parlerai à Évariste, je dirai...."</p> + +<p>Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait, +mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir.</p> + +<p>"Il est bon. Il fera pour moi... pour toi ce que je lui demanderai."</p> + +<p>Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la +tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet +à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait +venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se +taisait, les pas, les roues, le ciel.</p> + +<p>Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée, +elle entendit son fils qui montait l'escalier.</p> + +<p>"Évariste!... dit-elle. Cache-toi."</p> + +<p>Et elle poussa sa fille dans sa chambre.</p> + +<p>"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?"</p> + +<p>Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu +contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis +quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une +couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce +sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées, +prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait +lourde et paresseuse.</p> + +<p>Il fredonna le <i>Ça ira</i>.</p> + +<p>"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le cœur gai.</p> + +<p>--Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La +Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les +lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République +triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des +conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que +les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle +foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?"</p> + +<p>La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus +ses lunettes.</p> + +<p>"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu +lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au +ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait +données. Je lui ai fait de la tisane.... Desmahis est venu te voir; il a +regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta +composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes +esquisses et les a admirées.</p> + +<p>--Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le +peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter; +mais il y a là une tête digne de David."</p> + +<p>Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.</p> + +<p>"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras +eux-mêmes fussent des palmes.</p> + +<p>--Évariste!</p> + +<p>--Maman?...</p> + +<p>--J'ai reçu des nouvelles... devine de qui....</p> + +<p>--Je ne sais pas....</p> + +<p>--De Julie... de ta sœur.... Elle n'est pas heureuse.</p> + +<p>--Ce serait un scandale qu'elle le fût.</p> + +<p>--Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta sœur. Julie n'est pas +mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle +t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie +laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien +n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.</p> + +<p>--Elle vous a écrit?</p> + +<p>--Non.</p> + +<p>--Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?</p> + +<p>--Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est...."</p> + +<p>Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible:</p> + +<p>"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en +France.... Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par +moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à +Paris.... Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi....</p> + +<p>--Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?...</p> + +<p>--Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sœur Julie est dans cette +chambre... (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite +la dénoncer au Comité de vigilance de la section."</p> + +<p>La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses +mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible +murmure:</p> + +<p>"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un +monstre...."</p> + +<p>Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut +chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du +néant.</p> + +<br> +<h3>XIX</h3> + +<p>Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaient interrogés à +la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où +le portier refusa de le recevoir, alléguant qu'il n'avait plus de place. +Le vieux traitant fut mené ensuite à la Conciergerie et introduit au +greffe, pièce assez petite, partagée en deux par une cloison vitrée. +Pendant que le greffier inscrivait son nom sur les registres d'écrou, +Brotteaux vit à travers les carreaux deux hommes qui, chacun sur un +mauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et, l'œil fixe, +semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteilles, des restes de +pain et de viande couvraient le sol autour d'eux. C'étaient des +condamnés à mort qui attendaient la charrette.</p> + +<p>Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à la lueur d'une +lanterne, il entrevit deux figures étendues, l'une farouche, mutilée, +hideuse, l'autre gracieuse et douce. Ces deux prisonniers lui offrirent +un peu de leur paille pourrie et pleine de vermine, pour qu'il ne +couchât pas sur la terre souillée d'excréments. Brotteaux se laissa +choir sur un banc, dans l'ombre puante, et demeura la tête contre le +mur, muet, immobile. Sa douleur était telle qu'il se serait brisé la +tête contre le mur, s'il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer. +Ses yeux se voilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence, +envahit ses oreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant +délicieux. Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie, +clarté sereine, parfum, douceur. Puis il cessa d'être.</p> + +<p>Quand il revint à lui, la première pensée qui s'empara de son esprit fut +de regretter son évanouissement et, philosophe jusque dans la stupeur du +désespoir, il songea qu'il lui avait fallu descendre dans un cul de +basse-fosse, en attendant la guillotine, pour éprouver la sensation de +volupté la plus vive que ses sens eussent jamais goûtée. Il s'essayait à +perdre de nouveau le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au +contraire, il sentait l'air infect du cachot apporter à ses poumons, +avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère.</p> + +<p>Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle +injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur +curiosité; mais, quand ils apprirent qu'il était ce que l'on appelait +"un politique", un de ceux dont le crime léger était de parole ou de +pensée, ils n'éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits +reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité: le plus vieux +était un assassin, l'autre avait fabriqué de faux assignats. Ils +s'accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques +satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu'au-dessus de sa +tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies +marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de +mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son +désespoir.</p> + +<p>La nuit vint, inaperçue dans l'ombre et le silence du cachot, mais +lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos +contre la muraille, Brotteaux s'assoupit. Et il se vit assis au pied +d'un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleil couchant +couvrait la rivière de flammes liquides et le bord des nuées était teint +de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévorait et il +buvait avidement, à même sa cruche, une eau qui augmentait son mal.</p> + +<p>Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit à Brotteaux de le +mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu'il aurait de la place, ce +qui ne tarderait guère. En effet, le surlendemain, il invita le vieux +traitant à sortir de son cachot. A chaque marche qu'il montait, +Brotteaux sentait rentrer en lui la force et la vie, et quand sur le +carreau rouge d'une chambre il vit se dresser un lit de sangle recouvert +d'une méchante couverture de laine, il pleura de joie. Le lit doré où se +becquetaient des colombes, qu'il avait jadis fait faire pour la plus +jolie des danseuses de l'Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni +promis de telles délices.</p> + +<p>Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, qui en +contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. La compagnie +qui habitait là, composée d'ex-nobles, de marchands, de banquiers, +d'artisans, ne déplut pas au vieux publicain, qui s'accommodait de +toutes sortes de personnes. Il observa que ces hommes, privés comme lui +de tout plaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient +de la gaieté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer +les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la +légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement +leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les +plus intelligents d'entre eux étaient profondément tristes. Il s'aperçut +bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l'eau-de-vie +une gaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un +peu fou. Ils n'avaient pas tous du courage; mais tous en montraient. +Brotteaux n'en était pas surpris: il savait que les hommes avouent +volontiers la cruauté, la colère, l'avarice même, mais jamais la +lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans +une société polie, en un danger mortel. C'est pourquoi, songeait-il, +tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont +composées que de braves.</p> + +<p>Plus encore que le vin et l'eau-de-vie, le bruit des armes et des clefs, +le grincement des serrures, l'appel des sentinelles, le trépignement des +citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur +inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se +coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre.</p> + +<p>Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand il apprit, par +le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait sur la paille +pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et les assassins. Il le fit +recevoir à la pistole, dans la chambre qu'il habitait et où un lit était +devenu vacant. S'étant engagé à payer pour le religieux, le vieux +publicain, qui n'avait pas sur lui un grand trésor, s'ingénia à faire +des portraits à un écu l'un. Il se procura, par l'intermédiaire d'un +geôlier, de petits cadres noirs pour y mettre de menus travaux en +cheveux qu'il exécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furent très +recherchés dans une réunion d'hommes qui songeaient à laisser des +souvenirs.</p> + +<p>Le Père Longuemare tenait haut son cœur et son esprit. En attendant +d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, il préparait sa +défense. Ne séparant point sa cause de celle de l'Église, il se +promettait d'exposer à ses juges les désordres et les scandales causés à +l'Épouse de Jésus-Christ par la constitution civile du clergé; il +entreprenait de peindre la fille aînée de l'Église faisant au pape une +guerre sacrilège, le clergé français dépouillé, violenté, odieusement +soumis à des laïques; les réguliers, véritable milice du Christ, spoliés +et dispersés. Il citait saint Grégoire le Grand et saint Irénée, +produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes +entiers des décrétales.</p> + +<p>Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de son lit, +trempant des tronçons de plumes usées jusqu'aux barbes dans l'encre, +dans la suie, dans le marc de café, couvrant d'une illisible écriture +papiers à chandelle, papiers d'emballage, journaux, gardes de livres, +vieilles lettres, vieilles factures, cartes à jouer, et songeant à y +employer sa chemise après l'avoir passée à l'amidon. Il entassait +feuille sur feuille, et, montrant l'indéchiffrable barbouillage, il +disait:</p> + +<p>"Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai de lumière."</p> + +<p>Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sans cesse accrue +et pensant à ces magistrats qu'il brûlait de confondre, il s'écria:</p> + +<p>"Je ne voudrais pas être à leur place!"</p> + +<p>Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaient ou +royalistes ou fédéralistes; il s'y trouvait même un jacobin; ils +différaient entre eux d'opinion sur la manière de conduire les affaires +de l'État, mais aucun d'eux ne gardait le moindre reste de croyances +chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, les girondins +trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmes et +excellent pour le peuple. Les jacobins installaient à la place de +Jéhovah un dieu jacobin, pour faire descendre de plus haut le +jacobinisme sur le monde; mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les +uns ni les autres qu'on fût assez absurde pour croire à aucune religion +révélée, voyant que le Père Longuemare ne manquait pas d'esprit, ils le +prenaient pour un fourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre, +il confessait sa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de +sincérité, plus il semblait un imposteur.</p> + +<p>En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi du religieux; +Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu'une partie de ce qu'il +disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pas paraître +affectées, et ne contentaient personne entièrement. Il parlait de +Jean-Jacques comme d'un plat coquin. Par contre, il mettait Voltaire au +rang des hommes divins, sans toutefois l'égaler à l'aimable Helvétius, à +Diderot, au baron d'Holbach. A son sens, le plus grand génie du siècle +était Boulanger. Il estimait beaucoup aussi l'astronome Lalande et +Dupuis, auteur d'un <i>Mémoire sur l'origine des constellations</i>. Les +hommes d'esprit de la chambrée faisaient au pauvre barnabite mille +plaisanteries dont il ne s'apercevait jamais: sa candeur déjouait tous +les pièges.</p> + +<p>Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de +l'oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au +trictrac. Il n'était permis d'avoir aucun instrument de musique. Après +souper, on chantait, on récitait des vers. <i>La Pucelle</i> de Voltaire +mettait un peu de gaîeté au cœur de ces malheureux, qui ne se lassaient +pas d'en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la +pensée affreuse plantée au milieu de leur cœur, ils essayaient parfois +d'en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de +s'endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient +distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les +juges et l'accusateur; d'autres, les accusés ou les témoins, d'autres le +bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par +l'exécution des condamnés, qu'on étendait sur un lit, le cou sous une +planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus +agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres. +Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne, +bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné, +tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant +qu'il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour +avoir fait du créateur de l'univers un être envieux, sot et méchant, un +ennemi de la joie et de l'amour.</p> + +<p>"Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné, vieux bonze, +que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans la pénitence et +s'abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard, +assieds-toi sur des clous et mange des coquilles d'œufs pour +l'éternité!"</p> + +<p>Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans ce discours, le +philosophe perçait sous le diable et que le moindre démon de l'enfer eût +dit moins de sottises, étant un peu frotté de théologie et certes moins +ignorant qu'un encyclopédiste.</p> + +<p>Mais, quand l'avocat girondin l'appelait capucin, il se fâchait tout +rouge et disait qu'un homme incapable de distinguer un barnabite d'un +franciscain ne saurait pas voir une mouche dans du lait.</p> + +<p>Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comités +remplissaient sans relâche: en trois mois la chambre des dix-huit fut à +moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin. L'avocat +Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, fut condamné à mort +comme fédéraliste et pour avoir conspiré contre l'unité de la +République. Au sortir du Tribunal, il repassa, comme tous les autres +condamnés, par un corridor qui traversait la prison et donnait sur la +chambre qu'il avait animée trois mois de sa gaieté. En faisant ses +adieux à ses compagnons, il garda le ton léger et l'air joyeux qui lui +étaient habituels.</p> + +<p>"Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vous avoir tiré +par les pieds dans votre lit. Je n'y reviendrai plus."</p> + +<p>Et, se tournant vers le vieux Brotteaux:</p> + +<p>"Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à la nature +les éléments qui me composent, en souhaitant qu'elle en fasse, à +l'avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaître qu'elle m'avait +fort mal réussi."</p> + +<p>Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le Père +Longuemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif de voir +l'impie rire au bord de l'abîme.</p> + +<p>Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui était voluptueux, +descendit plusieurs fois par jour dans la cour qui donnait sur le +quartier des femmes, près de la fontaine où les captives venaient, le +matin, laver leur linge. Une grille séparait les deux quartiers; mais +les barreaux n'en étaient pas assez rapprochés pour empêcher les mains +de se joindre et les bouches de s'unir. Sous la nuit indulgente, des +couples s'y pressaient. Alors Brotteaux, discrètement se réfugiait dans +l'escalier et, assis sur une marche, tirait de la poche de sa redingote +puce son petit Lucrèce, et lisait, à la lueur d'une lanterne, quelques +maximes sévèrement consolatrices: "<i>Sic ubi non erimus</i>.... Quand nous +aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le +ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...." Mais, tout en +jouissant de sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette +folie qui lui cachait l'univers.</p> + +<p>La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, les geôliers +ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient de cachot en +cachot, portant des actes d'accusation, hurlant des noms qu'ils +estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingt victimes +désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors, pleins +d'ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans une plainte, vingt, +trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents, et si +divers de condition, de caractère, de sentiment, qu'on se demandait +s'ils n'avaient pas été tirés au sort.</p> + +<p>Et l'on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, on faisait des +projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à la grille. La société, +presque entièrement renouvelée, était maintenant composée en grande +partie d'"exagérés" et d'"enragés". Toutefois la chambre des dix-huit +lits demeurait encore le séjour de l'élégance et du bon ton: hors deux +détenus qu'on y avait mis, récemment transférés du Luxembourg à la +Conciergerie, et qu'on suspectait d'être des "moutons", c'est-à-dire des +espions, les citoyens Navette et Bellier, il ne s'y trouvait que +d'honnêtes gens, qui se témoignaient une confiance réciproque. On y +célébrait, la coupe à la main, les victoires de la République. Il s'y +rencontrait plusieurs poètes, comme il s'en voit dans toute réunion +d'hommes oisifs. Les plus habiles d'entre eux composaient des odes sur +les triomphes de l'armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ils +étaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement les +vainqueurs et leurs chantres.</p> + +<p>"C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il un jour, que +de célébrer les militaires. La guerre n'est point un art, et le hasard +décide seul du sort des batailles. De deux généraux en présence, tous +deux stupides, il faut nécessairement que l'un d'eux soit victorieux. +Attendez-vous à ce qu'un jour un de ces porteurs d'épée que vous +divinisez vous avale tous comme la grue de la fable avale les +grenouilles. C'est alors qu'il sera vraiment dieu! Car les dieux se +connaissent à l'appétit."</p> + +<p>Brotteaux n'avait jamais été touché par la gloire des armes. Il ne se +réjouissait nullement des triomphes de la République, qu'il avait +prévus. Il n'aimait point le nouveau régime qu'affermissait la victoire. +Il était mécontent. On l'eût été à moins.</p> + +<p>Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûreté générale +feraient des perquisitions chez les détenus, qu'on saisirait assignats, +objets d'or et d'argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherches +avaient été faites au Luxembourg et qu'on avait enlevé lettres, papiers, +livres.</p> + +<p>Chacun alors s'ingénia à trouver quelque cachette où mettre ce qu'il +avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, par brassées, sa +défense dans une gouttière. Brotteaux coula son Lucrèce dans les +cendres de la cheminée.</p> + +<p>Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores, vinrent +opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu'on avait jugé +convenable de leur laisser. Après leur départ, le Père Longuemare courut +à sa gouttière et recueillit de sa défense ce que l'eau et le vent en +avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce tout noir de +suie.</p> + +<p>"Jouissons de l'heure présente, songea-t-il, car j'augure à certains +signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré."</p> + +<p>Par une douce nuit de prairial, tandis qu'au-dessus du préau la lune +montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d'argent, le vieux traitant +qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l'escalier de pierre, +entendit une voix l'appeler, une voix de femme, une voix délicieuse, +qu'il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la +grille une forme qu'il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui +rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes +qu'il avait aimées. Le ciel la baignait d'azur et d'argent. Brotteaux +reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin.</p> + +<p>"Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voir m'est cruelle. Depuis +quand et pourquoi êtes-vous ici?</p> + +<p>--Depuis hier."</p> + +<p>Et elle ajouta très bas:</p> + +<p>"J'ai été dénoncée comme royaliste. On m'accuse d'avoir conspiré pour +délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j'ai tout de suite cherché +à vous voir. Écoutez-moi, mon ami... car vous voulez bien que je vous +donne ce nom?... Je connais des gens en place; j'ai, je le sais, des +sympathies jusque dans le Comité de salut public. Je ferai agir mes +amis: ils me délivreront, et je vous délivrerai à mon tour."</p> + +<p>Mais Brotteaux, d'une voix qui se fit pressante:</p> + +<p>"Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n'en faites rien! +N'écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien à personne, je vous +en conjure, faites-vous oublier."</p> + +<p>Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu'il disait, il se fit plus +suppliant encore:</p> + +<p>"Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: là est le salut. Tout ce +que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte. Gagnez du +temps. Il en faut peu, très peu, j'espère, pour vous sauver.... Surtout +n'essayez pas d'émouvoir les juges, les jurés, un Gamelin. Ce ne sont +pas des hommes, ce sont des choses: on ne s'explique pas avec les +choses. Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, mon amie, je +mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie."</p> + +<p>Elle répondit:</p> + +<p>"Je vous obéirai.... Ne parlez pas de mourir."</p> + +<p>Il haussa les épaules:</p> + +<p>"Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyez heureuse."</p> + +<p>Elle lui prit les mains et les mit sur son sein:</p> + +<p>"Écoutez-moi, mon ami.... Je ne vous ai vu qu'un jour et pourtant vous +ne m'êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous dire peut vous +rattacher à la vie, croyez-le: je serai pour vous... tout ce que vous +voudrez que je sois."</p> + +<p>Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille.</p> + +<br> +<h3>XX</h3> + +<p>Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc, +dans l'air chaud, ferme les yeux et pense:</p> + +<p>"Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient +fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'œil perçait les +conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant, +c'est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de +l'État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'Ami +du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le +nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce +que personne n'avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il +distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du +bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de +la patrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince, +inflexible, en dehors de laquelle il n'est, à gauche et à droite, +qu'erreur, crime et scélératesse. L'Incorruptible enseigne comment on +sert l'étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les +cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux +lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le +Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour +compromettre leur mémoire servent l'étranger. Agent de l'étranger, +quiconque rejette les idées d'ordre, de sagesse, d'opportunité; agent +de l'étranger, quiconque outrage les mœurs, offense la vertu, et, dans +le dérèglement de son cœur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la +mort; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le +fanatisme; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la +République; violent, on la perd.</p> + +<p>"Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes! Ce +ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats +de la faction d'Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu'il faut +frapper. Le conspirateur, l'agent de l'étranger est un Protée, il prend +toutes les formes. Il revêt l'apparence d'un patriote, d'un +révolutionnaire, d'un ennemi des rois; il affecte l'audace d'un cœur qui +ne bat que pour la liberté; il enfle la voix et fait trembler les +ennemis de la République: c'est Danton; sa violence cache mal son odieux +modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l'agent +de l'étranger, c'est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première +cocarde des révolutionnaires, c'est ce pamphlétaire qui, dans son +civisme ironique et cruel, s'appelait lui-même "le procureur de la +lanterne", c'est Camille Desmoulins: il s'est décelé en défendant les +généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d'une clémence +intempestive. C'est Philippeaux, c'est Hérault, c'est le méprisable +Lacroix. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce père Duchesne +qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes +calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C'est Chaumette, +qu'on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans +l'administration de la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs, +les agents de l'étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet +rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de +patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, +c'est Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, condamné à mort par +toutes les monarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il +était Prussien.</p> + +<p>"Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres, +Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La +République est sauvée; un concert de louanges monte de tous les comités +et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne. +Les bons citoyens s'écrient: "Dignes représentants d'un peuple libre, +c'est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière: +Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est +sortie la foudre salutaire...."</p> + +<p>"En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu'il est doux d'être +vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au cœur du juge +intègre!</p> + +<p>"Cependant, pour un cœur patriote, quel sujet d'étonnement et quelles +causes d'inquiétude! Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n'était +donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de +Brissot? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi! +tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l'ont faite que pour la +perdre! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et +Cobourg la royauté d'Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi! Danton, +c'était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les +fédéralistes qu'ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la +ruine de l'empire! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les +perfides Danton et les perfides Chaumette, l'œil bleu de Robespierre +n'en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore? Où s'arrêtera +l'exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de +l'Incorruptible?..."</p> + +<br> +<h3>XXI</h3> + +<p>Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait +tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur un banc, au bout +d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des +lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs +pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce +moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait +d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une +bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse.</p> + +<p>Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en +prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une +fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait +son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame, +voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant, +espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas +s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on +eût fermé le jardin.</p> + +<p>Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge +mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec +sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait +jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à +galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il +avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un +bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux +jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se +levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa +solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait +ce bon homme.</p> + +<p>Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le +bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui +demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de +sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et +averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna +vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui +comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire.</p> + +<p>Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait +passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne +veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si +grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville +et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge +autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au +Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie +de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste, +elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi, +habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle +portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue +du Four, à l'enseigne de la <i>Croix rouge</i>, que fréquentaient des gens de +toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et +jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque +militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, on +faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au +bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et, +reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen +Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses +dents:</p> + +<p>"Voilà la bourrique à Robespierre!"</p> + +<p>A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire.</p> + +<p>Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos:</p> + +<p>"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f... aristocrate, que +j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le +général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris +et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent +point."</p> + +<p>Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de +rire:</p> + +<p>"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le +derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes."</p> + +<p>Cependant des voix s'élevaient:</p> + +<p>"Hanriot est un ivrogne et un imbécile!</p> + +<p>--Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!"</p> + +<p>Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les +chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en +éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris +aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette, +fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et +de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille +accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes +des gendarmes.</p> + +<p>Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés.</p> + +<p>"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa +mère.</p> + +<p>Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les +comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats, +partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une +robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et +Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin, +dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine.</p> + +<p>Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue +par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et +de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux. +Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'œil sombre, les babines +retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta +en silence.</p> + +<p>Elle lui dit qu'elle était la sœur du citoyen Chassagne, prisonnier au +Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances +dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et +malheureux, se montra pressante.</p> + +<p>Il demeura insensible et dur.</p> + +<p>Suppliante, à ses pieds, elle pleura.</p> + +<p>Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir +rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent +comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche.</p> + +<p>"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas."</p> + +<p>Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon +rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un +cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie +décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver +son amant.</p> + +<p>Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle +robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur +de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice +inutile.</p> + +<p>"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle.</p> + +<p>Il ricana.</p> + +<p>"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à-dire qu'on +appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne +point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal +révolutionnaire est toujours juste."</p> + +<p>Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais, +sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et +courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là, seule, +elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur.</p> + +<p>Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin +occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des +sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de +communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour, +portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de +conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se +réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates +et des traîtres.</p> + +<br> +<h3>XXII</h3> + +<p>Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le +ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit +bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et +de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques +à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité +antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité +humaine!</p> + +<p>En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une +torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une +main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles.</p> + +<p>Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au +milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu. +Il voit s'ouvrir une ère de félicité.</p> + +<p>Il soupire:</p> + +<p>"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le +permettent."</p> + +<p>Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices; +il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête +de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la +Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de +bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce +qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la +sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus +d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la +patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou +son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce +temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée +et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un +instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la +patrie?...</p> + +<p>Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et +s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans +l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice +salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des +chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques +balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et +voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions +eussent tout perdu, les mouvements d'un cœur droit sauvaient tout. Il +fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se +trompe jamais; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des +invocations aux mânes de Jean-Jacques:</p> + +<p>"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les +régénérer!"</p> + +<p>Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des +simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à +leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche +accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des +opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser +autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le +souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal. +Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu.</p> + +<p>Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être +suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils +aimaient, ils croyaient.</p> + +<p>Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant +contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées. +L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme +complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la +première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi +de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux +proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les +artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux +caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger +contre la République, la modération intempestive et l'exagération +calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime +hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la +veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste +Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été +renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré +ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie, +monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'œuvre d'équilibre +imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à +Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les +événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la +République, les lois, les mœurs, le cours des saisons, les récoltes, les +maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à +face de chat, était puissant sur le peuple....</p> + +<p>Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration +des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très +soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation +reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés +ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des +conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés, +reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une +longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui +baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses +regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris.</p> + +<p>Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole, +et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le +Tribunal:</p> + +<p>"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des +accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens +d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se +récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la +liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif."</p> + +<p>Il se rassit.</p> + +<p>"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents.</p> + +<p>Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères +sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments +naturels.</p> + +<p>"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute +récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures +avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser: +un juré patriote est au-dessus des passions."</p> + +<p>Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le +réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent +d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le +tour de Gamelin d'opiner:</p> + +<p>"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle."</p> + +<p>Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un +carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans, +l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en +arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole +noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de +désespoir:</p> + +<p>"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme! +Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta sœur."</p> + +<p>Et Julie lui cracha au visage.</p> + +<p>La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa +vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il +n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements +incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le +crépuscule.</p> + +<br> +<h3>XXIII</h3> + +<p>Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la +nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars. +C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il +pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la +réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles.</p> + +<p>Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla +brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les +rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste, +mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au +chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le +regardait, cette fois, avec une tendresse de sœur et, de son mouchoir, +essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela +cette belle scène de l'<i>Oreste</i> d'Euripide, dont il avait ébauché un +tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'œuvre: la +scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de +son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce: +"Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître +de ta raison...."</p> + +<p>Et il songeait:</p> + +<p>"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété +filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie."</p> + +<br> +<h3>XXIV</h3> + +<p>On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf +accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite +du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote +puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à +l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A +son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On +avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui +avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence.</p> + +<p>Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne +connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux, +tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles, +bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au +banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à +ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant +et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du +jeune magistrat lui ôta toute illusion.</p> + +<p>Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés, +était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le +complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des +représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de +chacun, il disait:</p> + +<p>"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le +nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le +tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la +tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le +libertinage et les mauvaises mœurs sont les plus grands ennemis de la +liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les +finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la +substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine, +la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer +traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des +mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion.</p> + +<p>"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en +concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la +rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et +l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des +excitations indécentes.</p> + +<p>"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses +idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique, +appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal +révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle +aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales." +Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr +d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de +la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires +calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de +jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant +des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage +atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un +jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous +avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles."</p> + +<p>Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte.</p> + +<p>"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas +moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger +et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes +corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le +ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat, +toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la +Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par +des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune +privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux +Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter +et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et +des jurés.</p> + +<p>"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé +à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il +a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille +Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le +complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à +la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles +attentatoires à la liberté et à la paix publiques.</p> + +<p>"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les +filles prostituées sont le plus grand fléau des mœurs publiques, +auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles +flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que +l'accusée avoue sans pudeur?..."</p> + +<p>L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres +prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne +Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les +prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette +conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point +d'exemple".</p> + +<p>L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés.</p> + +<p>Brotteaux fut interrogé le premier.</p> + +<p>"Tu as conspiré?</p> + +<p>--Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que +je viens d'entendre.</p> + +<p>--Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal."</p> + +<p>Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des +protestations désespérées, des larmes et des arguties.</p> + +<p>Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il +n'avait pas même apporté sa défense écrite.</p> + +<p>A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit +de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le +vieil homme en lui se ranima:</p> + +<p>"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre +des Barnabites.</p> + +<p>--C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie.</p> + +<p>Le Père Longuemare le regarda, indigné:</p> + +<p>"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre +avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses +constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même."</p> + +<p>Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance.</p> + +<p>Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de +dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de +Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son cœur.</p> + +<p>"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille +Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?"</p> + +<p>A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard +douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une +âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de +vaines paroles.</p> + +<p>"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu +avoir conspiré avec Brotteaux?"</p> + +<p>Elle répondit doucement:</p> + +<p>"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un +homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux +qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire."</p> + +<p>Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage +avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait +pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit +qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé.</p> + +<p>On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la +mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme.</p> + +<p>Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui, +sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les +gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle.</p> + +<p>Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans +l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit +qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que +quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à +considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un +certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur +la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge +comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation.</p> + +<p>Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit +qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions:</p> + +<p>"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis +Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre +Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une +conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication +de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et +de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre +civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement +de la royauté?</p> + +<p>Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se +prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous +les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le +président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque +sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes:</p> + +<p>"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au +salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice +comme le seul moyen d'expier leurs crimes."</p> + +<p>Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle +concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la +loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans +doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de +personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors +grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut +entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les +condamnés de prairial à des arbres mis en coupe.</p> + +<p>La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était +en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie +dans son cachot.</p> + +<p>"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes +de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent +tout et confondent un barnabite avec un franciscain."</p> + +<p>L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du +Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés, +la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail +dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée.</p> + +<p>A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait +tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le +livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite:</p> + +<p>"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai +pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne +pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire: +"Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes +inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède."</p> + +<p>Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le cœur et les +entrailles et il fut près de défaillir.</p> + +<p>Il reprit toutefois:</p> + +<p>"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la +quitte point sans regret.</p> + +<p>--Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes +plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que +veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas +encore?</p> + +<p>--Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce +que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que +possible à la mort.</p> + +<p>--Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave. +Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il +faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un cœur +ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si +pressant besoin."</p> + +<p>Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées. +La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le +chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de +son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre +toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient. +L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits +moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou +raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules, +détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par +respect des lois.</p> + +<p>Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle +avait l'air d'un enfant.</p> + +<p>Elle s'inclina devant le religieux:</p> + +<p>"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution."</p> + +<p>Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit:</p> + +<p>"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne +puis-je présenter au Seigneur un cœur aussi simple que le vôtre!"</p> + +<p>Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, sa tête +d'enfant fièrement dressée, elle s'écria:</p> + +<p>"Vive le roi!"</p> + +<p>Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la +place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se +placer entre le religieux et l'innocente fille.</p> + +<p>"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous +demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le +pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je +ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez +l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur, +priez pour moi."</p> + +<p>Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long +faubourg, le religieux récitait du cœur et des lèvres les prières des +agonisants.</p> + +<p>Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: <i>Sic ubi non +erimus</i>.... Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il +gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son +côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur +la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en +connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du +jour.</p> + +<br> +<h3>XXV</h3> + +<p>Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la +place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices, +Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il +attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses +flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la +Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les +porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus.</p> + +<p>"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le +prix."</p> + +<p>Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la +poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri. +Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait +eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de +ces arbres.</p> + +<p>Il s'écria en lui-même:</p> + +<p>"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque, +nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de +la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte. +Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par +d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par +le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République.... +Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée, +à pareille époque, la République était déchirée par les factions; +l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité +jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse...."</p> + +<p>Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa +bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: <i>Vaincre ou mourir</i>. +Nous nous trompions, c'est <i>vaincre et mourir</i> qu'il fallait dire."</p> + +<p>Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les +citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou +cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange, +songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure. +Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni +leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme +des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et, +peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus +entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la +guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on +l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des +charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!"</p> + +<p>Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez, +quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez, +quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez, +quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du +Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même +ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait +immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la +chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la +France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait +grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient +résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et +qu'elle soit sauvée!</p> + +<p>"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates, +des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher, +un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les +mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la +Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les +Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait +triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux +abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans +vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux +généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de +rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie.... Tu +dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi +méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just, +que tardez-vous à dénoncer les complots?</p> + +<p>"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en +emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze +mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à +sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance! +Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie...."</p> + +<p>Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite:</p> + +<p>"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'<i>Amour +peintre</i>, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici?</p> + +<p>--Pour te dire un éternel adieu."</p> + +<p>Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre....</p> + +<p>Il l'arrêta d'un très petit geste de la main:</p> + +<p>"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.</p> + +<p>--Tais-toi, Évariste, tais-toi!"</p> + +<p>Elle le pria d'aller plus loin: là, on les observait, on les écoutait.</p> + +<p>Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:</p> + +<p>"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je +mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire +exécrée.... Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?... Est-ce +que je puis aimer?"</p> + +<p>Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait +toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que +lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait +contre l'évidence.</p> + +<p>Il reprit:</p> + +<p>"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me +suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors +l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas +finie. Ah! la clémence, le pardon!... Les traîtres pardonnent-ils? Les +conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans +cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes +nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos +armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de +l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en +trouve davantage.... Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à +toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même."</p> + +<p>Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis +plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant +tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne +répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune +femme.</p> + +<p>"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre œuvre nous +dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un +siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!...</p> + +<p>--Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté."</p> + +<p>Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le +sentit elle-même.</p> + +<p>"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir, +que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que +le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son +devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le +dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon cœur; la honte +m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence."</p> + +<p>Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce +moment dans les jambes de Gamelin.</p> + +<p>Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras:</p> + +<p>"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme +Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que +tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français +s'embrassent en versant des larmes de joie."</p> + +<p>Il le pressa contre sa poitrine:</p> + +<p>"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton +innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras."</p> + +<p>Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes +de sa mère, accourue pour le délivrer.</p> + +<p>Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa +robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.</p> + +<p>Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:</p> + +<p>"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère."</p> + +<p>Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces.</p> + +<p>Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à +coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée, +telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria +d'une voix étranglée de sang et de larmes:</p> + +<p>"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi +aussi, fais-moi trancher la tête!"</p> + +<p>Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait +d'horreur et de volupté.</p> + +<br> +<h3>XXVI</h3> + +<p>Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre +sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf, +devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y +prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et +des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en +guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son +aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les +cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter +cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait +pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il +songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur +empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des +hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde +le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte +avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de +rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est +retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une +majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances +s'agitent ou quelles craintes?"</p> + +<p>Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec +bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les +parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce +d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se +retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents +à la marmotte hérissée.</p> + +<p>"Brount! Brount!"</p> + +<p>Puis il s'enfonça dans les allées sombres.</p> + +<p>Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais, +contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa +cette oraison mentale:</p> + +<p>"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta +mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte +dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la +fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons. +Aimez-vous les uns les autres...." Eh bien! je servirai tes desseins; +pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux +discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un +jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues, +je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence, +en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de +vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la +tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le +couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner +l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!"</p> + +<p>L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte +de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon +sur l'œil et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une +allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le +reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance +pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse:</p> + +<p>"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine +Théot est sa prophétesse.</p> + +<p>--Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus.</p> + +<p>--Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole."</p> + +<p>Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas.</p> + +<br> +<h3>XXVII</h3> + +<p>Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule....</p> + +<p>Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va +parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend, +espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces +législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que +Danton.... Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer +entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la +foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On +en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans +leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt. +L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé....</p> + +<p>Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs, +dans la cour.</p> + +<p>Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre +leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux +et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus.</p> + +<p>"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë +avec calme.</p> + +<p>--Je la boirai avec toi, répond David.</p> + +<p>--Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien +décider.</p> + +<p>Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil +des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au +Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie +jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant +ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de +six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon, +Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à +partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la +barre."</p> + +<p>On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle +voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que +l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin.</p> + +<p>Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à +l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et +des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui +embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est +déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention. +On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A +l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui +se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné +s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa +loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La +citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le +mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses +mèches noires collées sur son cou moite.</p> + +<p>"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu?</p> + +<p>--A l'Hôtel de Ville.</p> + +<p>--N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté... les sections ne +marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste +tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de +Ville, tu te perds inutilement.</p> + +<p>--Tu veux que je sois lâche?</p> + +<p>--Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et +d'obéir à la loi.</p> + +<p>--La loi est morte quand les scélérats triomphent.</p> + +<p>--Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta sœur; viens t'asseoir près +d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée."</p> + +<p>Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette +voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive.</p> + +<p>"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!"</p> + +<p>Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la +statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs +et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le +marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa +sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs +se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le +ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur +l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des +arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de +solitude.</p> + +<p>Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira:</p> + +<p>"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de +paix dans un petit village? Ce serait le bonheur."</p> + +<p>Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il +entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des +canons sur le pavé.</p> + +<p>A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne +élégante, dit:</p> + +<p>"Connaissez-vous la nouvelle?... L'Opéra est installé rue de la Loi."</p> + +<p>Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en +tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré +de sa chute, dissimulaient un sourire.</p> + +<p>Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta +brusquement:</p> + +<p>"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta +vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier!</p> + +<p>--Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à +l'<i>Amour peintre</i>. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets. +J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier.</p> + +<p>--Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!"</p> + +<p>En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd +la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes, +un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en +batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du +Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune, +à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se +déclare pour les proscrits.</p> + +<p>Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article +où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, +l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable +des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État +de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire.</p> + +<p>Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux +officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et +d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la +patrie et la liberté.</p> + +<p>On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces +magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite +l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal +révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers +et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes +poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de +carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus. +Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de +vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher +de la liberté, un océan d'indifférence les environne.</p> + +<p>Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les +proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie. +Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de +Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après +avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir, +il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais +municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en +habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle.</p> + +<p>A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune +sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il +parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment. +Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent, +épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de +tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte +révolutionnaire.</p> + +<p>On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là +tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre +parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans +la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un œil +anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons +d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute +noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des +torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un +délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier +et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors +la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil +général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel.</p> + +<p>La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir +les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la +foule quitter à grands pas la place de Grève.</p> + +<p>Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les +conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide.</p> + +<p>Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.</p> + +<p>Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec +la Commune et les représentants proscrits.</p> + +<p>Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la +clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent +de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et +vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie +d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas +chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les +canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des +éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les +troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts.</p> + +<p>Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à +la section des Piques.</p> + +<p>Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des +fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la +maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à +travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du +Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la +mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six +sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère +indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie +avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut +l'enfoncer dans son cœur: la lame rencontre une côte et se replie sur la +virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté. +Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le +tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement +la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie:</p> + +<p>"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va +reprendre son cours majestueux et terrible."</p> + +<p>Gamelin s'évanouit.</p> + +<p>A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa. +La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de +Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la +guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de +la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie.</p> + +<br> +<h3>XXVIII</h3> + +<p>Le 10, tandis que, sur le grabat d'un cachot, Évariste, après un sommeil +de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris, +en sa grâce et son immensité, souriait au soleil; l'espérance renaissait +au cœur des prisonniers; les marchands ouvraient allégrement leur +boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus +heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls une +poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques +vieilles femmes tremblaient de voir l'empire passer aux méchants et aux +corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de +l'accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention pour la +féliciter d'avoir arrêté les complots. L'assemblée décidait que +l'échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On +voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir +sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour +même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi: il suffisait +que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que +le Tribunal les livrât immédiatement à l'exécuteur. Mais une difficulté +surgissait: les constatations ne pouvaient être faites dans les formes, +la Commune étant tout entière hors la loi. L'assemblée autorisa le +Tribunal à faire constater l'identité par des témoins ordinaires.</p> + +<p>Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices, +au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires, +des danses.</p> + +<p>Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait +presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au +Tribunal et placé sur l'estrade qu'il avait tant de fois vue chargée +d'accusés, où s'étaient assises tour à tour tant de victimes illustres +ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix +individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme +Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur +lequel il avait coutume de s'appuyer, la place d'où il avait terrorisé +des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de +Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux +suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l'avait fait nommer juré et +qu'il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant +l'estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis +de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce +buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé, ni les +haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les +outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient +mourir, ni l'âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec +zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de +la veille à l'échafaud.</p> + +<p>Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place +de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du +Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au +Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseil général de la Commune. +Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section; +mais, parce qu'ils avaient eu des rapports de voisinage et d'amitié avec +le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au +reste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaient pressés d'aller +boire un verre de vin.</p> + +<p>Gamelin fit effort pour monter dans la charrette: il avait perdu +beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le +cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des +huées.</p> + +<p>Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient:</p> + +<p>"Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne +rit plus: voyez comme il est pâle, le lâche!"</p> + +<p>C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et +les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et +ses collègues à la guillotine.</p> + +<p>La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le +Pont-Neuf et la rue de la Monnaie: on allait à la place de la +Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout +moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des +spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le +public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin +de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à +l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux +fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent:</p> + +<p>"Cannibales, anthropophages, vampires!"</p> + +<p>La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées +en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie:</p> + +<p>"Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!"</p> + +<p>Gamelin songeait, et il crut comprendre.</p> + +<p>"Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces +outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous +avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous +avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre +lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses +fautes sont effacées par son martyre. A son exemple, j'ai trahi la +République; elle périt: il est juste que je meure avec elle. J'ai +épargné le sang: que mon sang coule! Que je périsse! je l'ai mérité...."</p> + +<p>Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'<i>Amour peintre</i>, +et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son +cœur.</p> + +<p>Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol +entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de +gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à +l'annulaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança +vers Gamelin un œillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais +qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et +parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de +larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever +sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.</p> + +<br> +<h3>XXIX</h3> + +<p>La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins des Tuileries, les +ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent du Nord soulevait dans +les rues des ondes de frimas. Les chevaux expiraient par les naseaux une +vapeur blanche; les citadins regardaient en passant le thermomètre à la +porte des opticiens. Un commis essuyait la buée sur les vitres de +l'<i>Amour peintre</i> et les curieux jetaient un regard sur les estampes à +la mode: Robespierre pressant au-dessus d'une coupe un cœur comme un +citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles +que la <i>Tigrocratie de Robespierre</i>: ce n'était qu'hydres, serpents, +monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l'on voyait +encore: l'<i>Horrible Conspiration de Robespierre</i>, l'<i>Arrestation de +Robespierre</i>, la <i>Mort de Robespierre</i>.</p> + +<p>Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, son carton +sous le bras, à l'<i>Amour peintre</i> et apporta au citoyen Jean Blaise une +planche qu'il venait de graver au pointillé, le <i>Suicide de +Robespierre</i>. Le burin picaresque du graveur avait fait Robespierre +aussi hideux que possible. Le peuple français n'était pas encore saoul +de tous ces monuments qui consacraient l'opprobre et l'horreur de cet +homme chargé de tous les crimes de la Révolution. Pourtant le marchand +d'estampes, qui connaissait le public, avertit Desmahis qu'il lui +donnerait désormais à graver des sujets militaires.</p> + +<p>"Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, des +panaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je sens cela +en moi; mon cœur bat au récit des exploits de nos vaillantes armées. Et +quand j'éprouve un sentiment, il est rare que tout le monde ne l'éprouve +pas en même temps. Ce qu'il nous faut, ce sont des guerriers et des +femmes, Mars et Vénus.</p> + +<p>--Citoyen Blaise, j'ai encore chez moi deux ou trois dessins de Gamelin, +que vous m'avez donnés à graver. Est-ce pressé?</p> + +<p>--Nullement.</p> + +<p>--A propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j'ai +vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de +Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son +<i>Oreste et Électre</i>. La tête de l'Oreste, qui ressemble à Gamelin, est +vraiment belle, je vous assure... la tête et le bras sont superbes.... +Le brocanteur m'a dit qu'il n'était pas embarrassé de vendre ces toiles +à des artistes qui peindront dessus.... Ce pauvre Gamelin! il aurait eu +peut-être un talent de premier ordre, s'il n'avait pas fait de +politique.</p> + +<p>--Il avait l'âme d'un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l'ai +démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires +étaient encore contenus. Il ne me l'a jamais pardonné.... Ah! c'était +une belle canaille.</p> + +<p>--Le pauvre garçon! il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l'ont +perdu.</p> + +<p>--Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!... Il n'est pas +défendable.</p> + +<p>--Non, citoyen Blaise, il n'est pas défendable."</p> + +<p>Et le citoyen Blaise tapant sur l'épaule du beau Desmahis:</p> + +<p>"Les temps sont changés. On peut vous appeler "Barbaroux", maintenant +que la Convention rappelle les proscrits.... J'y songe: Desmahis, +gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday."</p> + +<p>Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le +magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret. +C'était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle +se faisait appeler "la citoyenne veuve Chassagne" et était habillée, +sous son manteau, d'une tunique rouge, en l'honneur des chemises rouges +de la Terreur.</p> + +<p>Julie avait d'abord senti de l'éloignement pour l'amante d'Évariste: +tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne +Blaise, après la mort d'Évariste, avait recueilli la malheureuse mère +dans les combles de la maison de l'<i>Amour peintre</i>. Julie s'y était +aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de +modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, "à la victime", son +air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la +jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui +offrit des hommages qu'elle accepta. Cependant Julie aimait à porter, +comme aux jours tragiques, des vêtements d'homme: elle s'était fait +faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la +main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une +demoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devant dont +elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfort à sa +tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait des jacobins, +elle ameutait contre eux les passants en poussant des cris de mort. Il +lui restait peu de temps à donner à sa mère qui, seule dans sa chambre, +disait toute la journée son chapelet, trop accablée de la fin tragique +de son fils pour en sentir de la douleur. Rose était devenue la compagne +assidue d'Élodie, qui décidément s'accordait avec ses belles-mères.</p> + +<p>"Où est Élodie?" demanda la citoyenne Chassagne.</p> + +<p>Jean Blaise fit signe qu'il ne le savait pas. Il ne le savait jamais: il +en faisait une ligne de conduite.</p> + +<p>Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, la Thévenin à +Monceaux, où la comédienne habitait une petite maison avec un jardin +anglais.</p> + +<p>A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseur des +armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à la sollicitation de +Jean Blaise, elle obtint l'élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôt +libre, fournit des vivres aux troupes et spécula sur les terrains du +quartier de la Pépinière. Les architectes Ledoux, Olivier et Wailly y +construisaient de jolies maisons, et le terrain y avait, en trois mois, +triplé de valeur. Montfort était, depuis la prison du Luxembourg, +l'amant de la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli +et de la rue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, la +vente des lots voisins l'ayant déjà plusieurs fois remboursé. Jean +Blaise était galant homme; il pensait qu'il faut souffrir ce qu'on ne +peut empêcher: il abandonna la Thévenin à Montfort sans se brouiller +avec elle.</p> + +<p>Élodie, peu de temps après l'arrivée de Julie à l'<i>Amour peintre</i>, +descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de +la saison, elle était nue dans sa robe blanche; son visage avait pâli, +sa taille s'était amincie, ses regards coulaient alanguis et toute sa +personne respirait la volupté.</p> + +<p>Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis +les accompagna: l'actrice le consultait pour la décoration de son hôtel +et il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu'à demi résolue à ne +pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmes passèrent près +de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chaux les suppliciés de +la place de la Révolution:</p> + +<p>"C'est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps, les +exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de la ville."</p> + +<p>La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont les canapés +et les fauteuils étaient dessinés par David. Des bas-reliefs romains, +copiés en camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus de statues, de +bustes et de candélabres peints en bronze. Elle portait une perruque +bouclée, d'un blond de paille. Les perruques à cette époque faisaient +fureur: on en mettait six ou douze ou dix-huit dans les corbeilles de +mariage. Une robe "à la cyprienne" enfermait son corps comme un +fourreau.</p> + +<p>S'étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies et le +graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n'était encore +qu'un chaos d'arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefois la +grotte de Fingal, une chapelle gothique avec une cloche, un temple, un +torrent.</p> + +<p>"Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudrais élever un +cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui +étais pas indifférente. Il était aimable. Les monstres l'ont égorgé: je +l'ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerez une urne sur une colonne."</p> + +<p>Et elle ajouta presque aussitôt:</p> + +<p>"C'est désolant... je voulais donner un bal cette semaine; mais tous les +joueurs de violons sont retenus trois semaines à l'avance. On danse tous +les soirs chez la citoyenne Tallien."</p> + +<p>Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les trois amies et +Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avait d'élégant y était +réuni. Les femmes, coiffées "à l'antique" ou "à la victime", en robes +très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletées d'or; les hommes +portant des collets noirs très hauts et leur menton disparaissant dans +de vastes cravates blanches.</p> + +<p>L'affiche annonçait <i>Phèdre</i> et le <i>Chien du Jardinier</i>. Toute la salle +réclama l'hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le <i>Réveil du +Peuple</i>.</p> + +<p>Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur la scène: +c'était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix de ténor:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Peuple français, peuple de frères!...</p> +</div></div> + +<p>Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristaux du +lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et la voix d'un +citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, par l'<i>hymne des +Marseillais</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Allons, enfants de la patrie!...</p> +</div></div> + +<p>Cette voix fut étouffée sous les huées; des cris retentirent:</p> + +<p>"A bas les terroristes! Mort aux jacobins!"</p> + +<p>Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l'hymne des thermidoriens:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Peuple français, peuple de frères!...</p> +</div></div> + +<p>Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Marat élevé +sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se +dressait sur un piédouche, du côté "jardin", contre le cadre de +maçonnerie qui fermait la scène.</p> + +<p>Tandis que l'orchestre jouait l'ouverture de <i>Phèdre et Hippolyte</i>, un +jeune muscadin, désignant le buste du bout de son gourdin, s'écria:</p> + +<p>"A bas Marat!"</p> + +<p>Toute la salle répéta:</p> + +<p>"A bas Marat! A bas Marat!"</p> + +<p>Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:</p> + +<p>"C'est une honte que ce buste soit encore debout!</p> + +<p>--L'infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur! Le nombre de ses +bustes égale celui des têtes qu'il voulait couper.</p> + +<p>--Crapaud venimeux!</p> + +<p>--Tigre!</p> + +<p>--Noir serpent!"</p> + +<p>Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge, pousse le +buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclats sur les +musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée, entonne +debout le <i>Réveil du Peuple</i>:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Peuple français, peuple de frères!...</p> +</div></div> + +<p>Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut le joli +dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premier amour.</p> + +<p>Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet, et +reconduisit la citoyenne Blaise à l'<i>Amour peintre</i>.</p> + +<p>Dans la voiture, l'artiste prit la main d'Élodie, entre ses mains:</p> + +<p>"Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?</p> + +<p>--Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.</p> + +<p>--Je les aime en vous."</p> + +<p>Elle sourit:</p> + +<p>"J'assumerais une grande charge, malgré les perruques noires, blondes, +rousses qui font fureur, si je me destinais à être pour vous toutes les +sortes de femmes.</p> + +<p>--Élodie, je vous jure....</p> + +<p>--Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup de +candeur, ou vous m'en supposez trop."</p> + +<p>Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita comme d'un +triomphe de lui avoir ôté tout son esprit.</p> + +<p>Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et des cris et +virent des ombres s'agiter autour d'un brasier. C'était une troupe +d'élégants, qui, au sortir du Théâtre-Français, brûlaient un mannequin +représentant l'Ami du peuple.</p> + +<p>Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigie burlesque de +Marat, pendue à la lanterne.</p> + +<p>Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers les bourgeois +et leur conta comment, la veille au soir, le tripier de la rue +Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat en disant: "C'est +ce qu'il aimait", comment des petits garçons de dix ans avaient jeté le +buste à l'égout, et avec quel à-propos les citoyens s'étaient écriés: +"Voilà son Panthéon!"</p> + +<p>Cependant l'on entendait chanter chez tous les traiteurs et tous les +limonadiers:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i14"> Peuple français, peuple de frères!...</p> +</div></div> + +<p>Arrivée à l'<i>Amour peintre</i>:</p> + +<p>"Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet."</p> + +<p>Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de +douceur, qu'elle n'eut pas le courage de le laisser à la porte.</p> + +<p>"Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu'un instant."</p> + +<p>Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe +blanche à l'antique, pleine et tiède de ses formes.</p> + +<p>"Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est +tout préparé."</p> + +<p>Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée.</p> + +<p>Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la +force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle +pliait sous les baisers, elle se dégagea:</p> + +<p>"Laissez-moi."</p> + +<p>Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle +regarda, avec mélancolie, la bague qu'elle portait à l'annulaire de sa +main gauche, une petite bague d'argent où la figure de Marat, tout usée, +écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu'à ce que les +larmes eussent brouillé sa vue, l'ôta doucement et la jeta dans les +flammes.</p> + +<p>Alors brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d'amour, +elle se jeta dans les bras de Philippe.</p> + +<p>La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant +la porte de l'appartement et lui dit tout bas dans l'ombre:</p> + +<p>"Adieu, mon amour.... C'est l'heure où mon père peut rentrer: si tu +entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne +descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te +faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la +concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!"</p> + +<p>Les derniers tisons brillaient dans l'âtre. Élodie laissa retomber sur +l'oreiller sa tête heureuse et lasse.</p> +<br><br> + +<p class="mid"><span class="sml"><i>Imprimé en France</i><br> + +BRODARD & TAUPIN<br> + +Coulommiers-Paris</span></p> + + +<br><br> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Dieux ont soif, by Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DIEUX ONT SOIF *** + +***** This file should be named 36477-h.htm or 36477-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/6/4/7/36477/ + +Produced by Mireille Harmelin, Rénald Lévesque and the +Online Distributed Proofreading Canada Team at +http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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