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+The Project Gutenberg EBook of La jeune fille verte, by Paul-Jean Toulet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: La jeune fille verte
+
+Author: Paul-Jean Toulet
+
+Release Date: June 20, 2011 [EBook #36482]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA JEUNE FILLE VERTE ***
+
+
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+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+ P.-J. TOULET
+
+ LA
+ JEUNE FILLE VERTE
+
+ -- ROMAN --
+
+
+ PARIS
+
+ ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
+ 100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
+ PLACE BEAUVAU
+
+ 1920
+
+
+
+
+ LE DIVAN
+
+Revue de Littérature et d'Art
+
+PARAIT RÉGULIÈREMENT DEPUIS 1909
+
+ et
+
+A PUBLIÉ DES [OE]UVRES INÉDITES
+
+ de
+
+ROGER ALLARD, J.-M. BERNARD, JACQUES BOULENGER, FRANCIS CARCO, GEORGES
+LE CARDONNEL, HENRI CLOUARD, TRISTAN DERÈME, CHARLES DERENNES, FRANCIS
+ÉON, FRANÇOIS FOSCA, ANDRÉ DU FRESNOIS, DANIEL HALÉVY, ÉMILE HENRIOT,
+EDMOND JALOUX, FRANCIS JAMMES, ANDRÉ LAFON, LÉO LARGUIER, GUY LAVAUD,
+PIERRE LIÈVRE, EUGÈNE MARSAN, EUGÈNE MONTFORT, JEAN PELLERIN, EDMOND
+PILON, MICHEL PUY, ÉTIENNE REY, DANIEL THALY, LOUIS THOMAS, P.-J.
+TOULET, ROBERT DE TRAZ, JEAN-LOUIS VAUDOYER, GILBERT DE VOISINS, ÉMILE
+ZAVIE, etc.
+
+Le numéro: 2 francs
+Abonnement d'un an: 15 francs.
+
+A PARIS:
+chez ÉMILE-PAUL Frères, Éditeurs
+
+100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--8488-5-19.--(Encre Lorilleux.)
+
+
+
+
+ LA
+ JEUNE FILLE VERTE
+
+
+ DU MÊME AUTEUR:
+
+ M. DU PAUR, HOMME PUBLIC (_Le Divan_) 1 vol.
+
+ LE GRAND DIEU PAN; traduit de l'anglais
+ d'Arthur Machen (G. Crès et Cie) 1 vol.
+
+ LE MARIAGE DE DON QUICHOTTE _épuisé_.
+
+ LES TENDRES MÉNAGES (_Mercure de Franc 1 vol.
+
+ MON AMIE NANE (_Mercure de France_) 1 vol.
+
+ COMME UNE FANTAISIE (_Le Divan_) 1 vol.
+
+ LES CONTES DE BEHANZIQUE (_L'Éventail_) 1 vol.
+
+ _A paraître_
+
+ (aux Éditions du _Divan_):
+
+ LES CONTRERIMES, poésies 1 vol.
+
+ LES TROIS IMPOSTURES, almanach 1 vol.
+
+Copyright 1919 by Émile-Paul frères.
+
+
+ P.-J. TOULET
+
+ LA
+ JEUNE FILLE VERTE
+
+ -- ROMAN --
+
+
+ PARIS
+
+ ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
+ 100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
+ PLACE BEAUVAU
+
+ 1920
+
+
+Justification du tirage
+
+Nº
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+_L'auteur de ce roman, ou plutôt de cette chronique de mœurs, comme
+lui-même disait, naquit peu avant la guerre à la ville de Coblence, et
+mourut sur la côte du Togo (Afrique) dans l'année 1904. C'est là tous
+les événements de sa vie, sauf à tenir compte du présent livre, tiré à
+petit nombre aux frais de l'auteur, sous ce titre:_
+
+ DAS GRUNE MEDCHEN
+
+ EINE FRANZ[OE]SISCHE SITTENKRONIK
+
+ BEI
+
+ HERMANN NONNSEN
+
+ AACHEN (AIX-LA-CHAPELLE)
+
+ MCMIV
+
+_Il l'avait écrit en France, où il passa, pendant près d'un lustre, à
+Orthez (Basses-Pyrénées) la plupart de son temps. Les habitants s'en
+rappellent-ils l'étranger qui poursuivait des insectes à travers les
+rocs blancs du Gave? C'est ainsi qu'il connut un jour ce poète
+bucolique que le Béarn s'enorgueillit d'avoir donné à la France. Le
+même soir les vit rentrer ensemble entre les peupliers. Celui-ci
+regagnait sa maison sous les fleurs, au bord de la route sonore, et tel
+rit dans sa barbe, le faune gardien des fleuves, quand il frappe le sol
+de son pied démoniaque et fourchu. L'entomologiste, lui, tandis que d'un
+papillon sur son chapeau palpitaient les ailes, agitait son filet vers
+le ciel couleur de citron et les étoiles entrouvertes, comme s'il eût
+aussi voulu piquer Vénus à son chapeau._
+
+_Sans en dire la raison, un jour il quitta Orthez pour les pays noirs.
+Le livre, dont on donne ici la traduction, ne parut qu'après son départ.
+Presque tous les exemplaires lui en furent envoyés sur son ordre dans la
+jolie ville d'Atokapaméo, pour y être sans doute mangés aux termites.
+Mais il était mort cependant._
+
+_Ainsi son héroïne a vu la lumière dans le même temps qu'elle lui fut à
+lui-même ravie sur les bords africains. Elle y est, au Togo, d'un tel
+éclat que les plus élégantes Allemandes, ce n'est qu'à l'aide de
+conserves bleues qu'elles peuvent contempler les sables de ce rivage
+étincelant._
+
+_PAUL-JEAN TOULET, 1901._
+
+
+
+
+LA JEUNE FILLE VERTE
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+UN NOYAU DE PRUNE
+
+
+L'averse sonore battit le feuillage un moment, décrut, s'évapora; et,
+peu à peu, tout redevint un éclatant silence.
+
+Dans la salle au sol alterné de marbre et d'ardoise, où Vitalis Paschal
+mangeait des prunes de Mirabelle, ces beaux fruits, posés devant lui sur
+des feuilles de figuier, étaient pareils aux boules répandues d'un
+collier d'ambre; et le parfum en pénétrait jusqu'à son cœur. De la
+pointe de ses doigts, il en choisit une, très grosse, qui semblait faite
+d'or et d'éclat; et, se renversant en arrière, y mordit d'un air
+amoureux: «A quoi donc songeait son patron, Me Beaudésyme, de pêcher
+le tocan par cette chaleur.» Et il contempla en baillant les jalousies
+qu'on eut dit que le jour rayait de flammes.
+
+L'eau goutte à goutte, sous la varangue, ne s'entendait presque plus; ni
+dans le verger, le long des rigoles, où la consumait le soleil. Ce peu
+de pluie d'orage n'avait fait que battre la poussière, comme pour en
+confondre l'odeur avec celle des pommes rougissantes, et d'une glycine à
+demi dévorée du soleil.
+
+Vitalis essaya de se remettre au travail. Dans une chemise ouverte sur
+la table, où les minutes dormaient, d'un héritage riche en litiges, il
+en saisit une, au hasard.
+
+L'avoué d'une ville voisine avait noirci son papier de vocables
+sauvages, de chiffres, et prié Me Beaudésyme de les homologuer,
+encore que ce ne fût point là besogne de notaire. Mais ses clients le
+jugeaient universel. Ce n'est pas moins le clerc qui en fut chargé,
+dont il murmurait entre tant.
+
+--Comme si ça me regardait, grogna-t-il, la procédure.
+
+Et il lut à mi-voix:
+
+ Assignation, Fr. 12 »
+
+ A venir d'audience, 1 25
+ _L'avenir, l'avenir, mystère._
+ (Ça, c'est cher.)
+
+ Appel, 0 25
+ (Ça non: on n'a pas dû entendre.)
+
+ Sommation de communiquer, 1 25
+
+ Communication donnée, 2 50
+ (Oh, donnée.....)
+
+ Communication reçue, 2 30
+
+ Communication au Ministère public, 1 15
+
+ Pose de qualités, 2 25
+
+ A venir en règlement de qualités, 1 25
+
+ Coût de l'expédition, 18 75
+ (C'est celle de Madagascar, pour sûr.)
+
+ Droit de correspondance hors l'arrondissement, 7 50
+
+ Conclusions grossoyées, 25 50
+
+ Papier minute.....
+ (Zut)
+
+ Enregistrement minute.....
+ (Zut! zut!! zut!!!)
+
+De nouveau, il bâillait en se choisissant un autre fruit; des pas
+résonnèrent sous la varangue. Ses regards errèrent dans l'étude et n'y
+virent que l'ennui. Elle prenait jour par deux fenêtres, qui éclairaient
+à demi, estompées de pénombre ou, quelques-unes, rayées de soleil, les
+carrés jaunes des affiches de licitation. Derrière les jalousies,
+Vitalis, voyant glisser une ombre, lui lança au travers le noyau de la
+prune qui lui sucrait encore la bouche.
+
+--Oh, le laid! s'écria une voix. Il m'a tout écorché la joue.
+
+--Ah, c'est toi, Detzine, répartit le clerc. Attends, attends. Je vais
+te guérir. Si seulement j'avais visé plus bas.
+
+Il était déjà dehors; la servante à courir entre les framboisiers,
+peut-être en désirant d'être rejointe. Elle le fut tout de suite et
+embrassée, baisée aussi sur les deux joues qu'elle avait pareilles à des
+brugnons, hâlées de soleil sous leur rouge. Mais un autre pas se fit
+entendre et Detzine alors d'appeler au secours:
+
+--Rosalie, Rosalie.
+
+Celle-ci accourut en riant. Aussitôt Vitalis, changeant de front, s'en
+prit à la nouvelle venue, qu'il trouvait aimable, et telle qu'il jugeait
+Detzine, ou la plupart des filles à sa portée. Aussi bien Rosalie avait
+elle une double flamme dans les yeux, et la denture d'un louveteau, avec
+ces grâces que la plus rustique fait voir au temps de sa jeunesse.
+Encore était-elle plus âgée que Detzine, toutes deux du reste en bon
+point.
+
+--Elles sont concaves, avait dit M. Lubriquet-Pilou, ancien fermier de
+l'octroi.
+
+Peut-être entendait-il l'inverse; mais on ne discutait pas à Ribamourt,
+ses arrêts en la matière. Les bourgeois du lieu, les marchands aussi
+bien que les employés des mines d'étain, des Sources Neurasthénothérapiques,
+répétaient en riant de l'œil, chaque fois que les servantes de Mme
+Beaudésyme étaient en cause:
+
+--Elles sont concaves.
+
+Vitalis, qui savait là-dessus, depuis longtemps, ce qu'il fallait
+croire, semblait en poursuivre, aujourd'hui, quelque nouveau témoignage.
+Mais Detzine, prenant à son tour la défense de sa compagne, se tenait à
+lui suspendue ou tâchait, en le chatouillant, de lui faire lâcher prise.
+Cependant que, dans le verger aux profondes odeurs, sous un ciel
+poudroyant où s'amortissait la couleur des choses, l'âpre feuillage d'un
+figuier prêtait à ses jeux le peu d'une ombre aride.
+
+--Rosalie! appela tout à coup une voix pleine et grave, de l'autre côté
+du jardin.
+
+--Aüt ou diantre, murmura la servante. Madame, té, qui est revenue.
+
+--Rosalie, est-ce que Monsieur Vitalis y est?
+
+--Me voilà, Madame, dit le jeune homme, en allant au-devant d'elle.
+Pour cacher son embarras, il avait cueilli une grappe de groseille et se
+mit à la mordiller.
+
+C'est vrai que Basilida était sa cousine; mais plus jeune qu'elle de
+quatre ou cinq ans, il la respectait, un peu par habitude. Pour d'autres
+raisons encore, c'était une des personnes dont il se souciait le moins
+d'être surpris au cours de semblables ébats, quand bien même les
+mœurs du pays ne lui en faisaient pas un crime. Et il doutait d'autre
+part que le branchage du figuier les eût tout à l'heure gardés d'être
+vus.
+
+Aussi bien, et que Mme Beaudésyme ne laissât voir aucun trouble sur
+son beau visage, Vitalis pensa distinguer dans sa voix une irritation
+contenue. Et sa bouche, aussi, était sanglante comme si elle venait de
+se mordre soi-même.
+
+--Ma foi, disait-elle,--en retroussant, telle une chienne, ses lèvres
+ourlées qui laissèrent, un instant, apercevoir sa tranchante
+denture--vous ne craignez pas la chaleur, Vitalis. Et cette pauvre
+tante qui s'inquiète toujours des coups de soleil pour son chéri. Vous
+sortez sans béret maintenant?
+
+Vitalis sentit qu'elle devinait pourquoi il avait quitté l'Étude avec
+tant de hâte; et ce fut comme s'il voyait, sur le champ d'or de ses
+prunelles se figurer sa pensée soupçonneuse comme lui-même se
+l'imaginait: un satyre bondissant dans la blanche lumière qui tremble;
+le feuillage et le bruit rugueux d'un figuier; deux nymphes, aux fesses
+claires, qui, en fuyant se retournent... Et il pensa aussi que son
+silence ne lui serait d'aucune excuse, s'il s'en tenait là, et serait
+maladroit, à durer.
+
+--Vous savez, expliqua-t-il, combien j'aime, quand il fait chaud, boire
+à même la fontaine. Ça me rappelle le collège. Alors... j'étais sorti.
+
+--Ah, oui.
+
+Le jeune homme rompit les chiens:
+
+--N'est-ce pas aujourd'hui, demanda-t-il, que vous deviez aller voir ma
+tante?
+
+--C'est pourquoi je vous appelais. J'y fus avec les Laharanne, et leur
+phaéton, vous savez: cette machine, du temps... d'Icare. Enfin... tant
+que mon mari ne m'offrira pas de voiture, il me faudra bien prendre
+Hontou, ou que mes amis me prennent. Les Laharanne, eux, allaient à
+Hargouët voir les Sainte-Mary. Mais ils ont trouvé visage de bois, soit
+qu'il n'y eût personne en effet; ou personne qui fût d'humeur à se
+laisser voir. Car on prétend qu'il y a brouille dans le ménage.
+
+--Encore?
+
+--Oui: mariage d'amour.
+
+Derechef, Basilida découvrit ses canines, avec une espèce d'ironie
+sardonique qui sembla s'adresser à quelque plus lointaine image que des
+Sainte-Mary, et reprit:
+
+--Voilà des gens qui s'adorent. Monsieur trompe Madame à bouche que
+veux-tu. Et en attendant qu'elle le lui rende, ils vivent dans une
+espèce de divorce, parfois illuminé par des soleils de tendresse; quand
+ce n'est point des averses de larmes, comme l'autre jour où Sylvère, à
+ce qu'on dit, est allée chercher asile au giron de sa maman qui s'occupe
+à lui enseigner le pardon. Mme de Sainte-Mary aurait ouvert, par
+distraction, une lettre adressée à Monsieur; une lettre un peu...
+familière d'une Américaine de ses amies, à qui elle avait déjà pardonné
+ce qu'elle prenait pour un fleurt; et qui continuait à se moquer d'elle.
+Mais quoi: ce n'est pas de ses ennemis, bien sûr, qu'on est trompé.
+Bref, les Laharanne ont fait tête sur queue, et m'ont reprise, plus tôt
+que je ne pensais. Ces Laharanne, quels braves gens, tout de même: en
+voilà qui ne sont pas à la veille d'un divorce, ni même d'une dispute.
+
+--Oui, Madame surtout: c'est la douceur même, dit Vitalis, qui pensait à
+autre chose.
+
+--Ce n'est pas de la douceur, ça. C'est de l'obstination. On dirait un
+agneau qui ne veut pas passer mouton.
+
+Tous deux se prirent à rire. Les servantes s'étaient esquivées; et
+Mme Beaudésyme remise en marche, lorsque, en passant devant l'Étude,
+sur ce même noyau, peut-être, qui avait frappé la joue en fleur de
+Detzine, elle glissa, tout près de tomber si son cousin ne l'eût
+retenue; et, reprenant l'équilibre:
+
+--Ça me fait un peu mal au cou-de-pied, dit-elle. Soutenez-moi jusqu'à
+la salle à manger, voulez-vous? Non, n'appelez pas les filles: il n'en
+vaut pas la peine.
+
+Quoiqu'il y eût quelques pas seulement à faire jusqu'au bout de la
+varangue, Mme Beaudésyme, dont la souffrance était vive, sans doute,
+s'appuyait sur Vitalis avec assez d'abandon pour que lui-même fit voir,
+en marchant, quelque gêne, ou un peu de trouble, peut-être.
+
+--Je vous croyais plus fort, dit-elle.
+
+Il rougit sans répondre, en refermant les volets de la porte-fenêtre, et
+l'on ne vit plus alors que les rubis d'une assiette sur la muraille,
+qu'allumait un rayon de soleil. Deux guêpes, anguleusement, le sabraient
+de leur vol, attirées sans doute par des confitures, sous un tulle, tout
+fraîchement faites, et dont l'arome suspendu ne voilait pas tout à fait
+celui des placards de chêne, où, depuis un siècle, tant d'épices avaient
+dormi: le poivre et le safran, couleur du soir, la gingembre singulière.
+
+Peu à peu, Basilida redevenait visible, à demi étendue sur un fauteuil
+de bord. Dans le silence, elle fit grincer son escabeau contre les
+dalles, et, tendant vers le jeune homme sa bouche pareille à la pourpre
+entrouverte d'une fleur:
+
+--Embrasse-moi, dit-elle.
+
+Mais elle le mordit, au point qu'il s'écria presque, et, la lèvre
+relevée, comme si, de ses brillantes dents, elle menaçait encore:
+
+--Pourquoi, reprit-elle, caresses-tu mes servantes?
+
+Vitalis ne nia point.
+
+--Vous me laissez seul tout le jour...
+
+Et il se tut, d'un air fâché, en contemplant à ses pieds les carreaux
+noir et citron.
+
+--Allons, revenez, petit cousin, fit la jeune femme. Je ne le ferai
+plus. Et pourquoi me guettez-vous de ces yeux sévères? C'est-il que je
+me tiens mal?
+
+Sa jambe valide, en reposant à terre, faisait bâiller ses jupes; et elle
+aurait voulu, tout en se le reprochant un peu, que son amant y fut
+attentif.
+
+--Je sais bien... mais il n'y a que vous--et pas si longtemps encore
+qu'on se baignait ensemble au Gave. Que vous étiez petit alors, Vitalis.
+
+Elle étendit la main près de terre:
+
+--Tout petit...
+
+--Oui, dit Vitalis, c'est qu'il y a quinze ans de celà.
+
+--Quinze ans! Et c'était hier.
+
+Sa voix un peu rauque, sonna plus bas:
+
+--On partait de bonne heure, reprit-elle. Vous rappelez-vous? Les
+enfants en chapeaux de jonc, sous les ordres de Mme Félix.
+
+--Ach, ia.
+
+Les gens d'Harès s'éveillaient à peine. Il y avait du rouge encore dans
+le ciel; et de grandes herbes, au bord du chemin, qui me pleuraient des
+gouttes froides au creux du jarret.
+
+Vitalis soupira. Elle dit encore:
+
+--Des herbes où il y avait plein de coccinelles bleues. Vous en
+souvient-il, et du brouillard qui pendait sur l'eau? Ou du barreau qui
+tournait et qui grinçait? Mais c'était défendu qu'on l'approchât, de
+peur que nous ne fussions pris dans le filet, comme des petits saumons.
+
+--Hélas, il ne tourne plus, Lida. La branche du Gave est bouchée. Le
+Bidala n'est plus une île. Et personne n'y voit fleurir quelque belle
+cousine éclatante au sortir de son linge, comme la nacre nue. Ah, que
+l'eau était fraîche, alors, qui courait en balançant les branches des
+aunes, les branches dont l'envers était couleur d'étain. Vous
+rappelez-vous... Te rappelles-tu?
+
+Ils se sourirent.
+
+--Une fois dans l'eau, vous ne vouliez plus me quitter, toujours à tirer
+sur ma camisole. Oui, c'est Lida, en ce temps-là, que tu m'appelais.
+
+--Oui, Lida. Et le jour où j'ai failli me noyer.
+
+--Sept ans, vous aviez, Vitalis, je pense: moi onze. Vous étiez
+brave,--et méchant. A peine vos espadrilles remises, c'était pour me
+donner des coups de pied.
+
+--C'est que je vous aimais, ma cousine.
+
+--Tu ne m'aimes plus?
+
+De nouveau, elle le chercha des lèvres, respira un peu de sa chair, et
+reprit d'un ton plus paisible, apaisée:
+
+--Que je vous parle de votre tante. Il paraît que vous dépensez
+beaucoup, que vous jouez au baccara... vous aussi. Et elle est inquiète
+de vous savoir si souvent avec ce M. de Cérizolles, inquiète du train
+qu'il mène.
+
+Vitalis fronça l'arc de son beau sourcil.
+
+C'est qu'il y avait quelque vérité dans ces reproches, depuis qu'il
+avait pris en mains sa fortune; et il le sentait. Car, incapable de
+défendre son bien contre ses propres caprices, ce n'est point qu'il
+ignorât, plus que personne en cette étroite ville, la valeur ni le
+prestige de l'argent.
+
+--Cérizolles, dit-il, est un camarade de collège. Nous étions à
+Saint-Thomas ensemble; et je ne puis pourtant pas le noyer par économie.
+Du reste, il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux. Car, à l'en
+croire, si les névropathies étaient des diables, il serait plus possédé
+que les cochons de l'Évangile.
+
+--On attend beaucoup d'étrangers, observa Mme Beaudésyme.
+
+Depuis que les sources de Ribamourt étaient en passe de devenir à la
+mode contre les maladies nerveuses, l'absence ou la venue des baigneurs
+y étaient l'ordinaire entretien de tous. Vitalis n'était sans doute pas
+d'humeur à le pousser plus avant. Il se leva.
+
+--N'oubliez pas, lui dit Basilida, que vous dînez chez nous, et votre
+parrain aussi. Alors, soyez exact. Vous savez qu'il goûte la
+ponctualité.
+
+--Ah, M. Lescaa soupe ici?
+
+--Oui, petit cousin: M. Lescaa et son héritage. Ainsi, tenez-vous.
+
+--Eh, on ne parle jamais que de son argent.
+
+--De ce qu'il en fait, surtout--et qui est incompréhensible, comme les
+courants du Gave. Ces jours-ci, l'orage est à la cruauté. Alors, on
+sévit, on saisit, à tort et à travers; comme, la semaine dernière, ces
+petites Lucq, de la pâtisserie. On dit même...
+
+--Qu'est-ce qu'on ne dit pas? Le bien qu'il fait, surtout, est un
+scandale; et c'est celà qui est incompréhensible à Ribamourt. Tandis que
+saisir des gens, les vendre, demandez-le à nos pères conscrits: «C'est
+le métier qui veut ça», le métier de capitaliste. On plaint le sinistré
+huit jours; et puis on le méprise.
+
+--Ah, qu'il parle bien, dit la jeune femme, en contemplant Vitalis avec
+un air de moquerie et de tendresse. Bien sûr, si M. Lescaa ressemblait à
+son filleul; s'il était moins poli, mais plus aimable, s'il....., et
+si... oui, toutes, nous en serions folles. Et on ne l'appellerait plus
+l'Onagre... Au fait, pourquoi l'a-t-on surnommé comme ça?
+
+--C'est parce qu'il rue par devant, ma cousine. Et viendra-t-il
+quelqu'un de plus à dîner?
+
+--Pas que je sache. A moins, ajouta-t-elle, en marquant un peu ses mots:
+à moins qu'Alexandre ne ramène les dames de Charite... pour tes beaux
+yeux.
+
+Vitalis était sur le pas de la porte:
+
+--Elles sont donc de retour, demanda-t-il d'un air innocent, quoiqu'il
+les eût rencontrées déjà.
+
+--Ah, tu le sais bien, agneau du bon Dieu, lui jeta la jeune femme en
+retournant la tête.
+
+Elle s'était levée à son tour pour gagner sa chambre. C'était l'heure
+de ses oraisons. Mais en était-il une, et la plus ardente, qui valût la
+ferveur de son jeune amant? Une dernière fois, elle cria sourdement vers
+lui: «Écoute!» Et ce fut un autre baiser, ardent et furtif, un baiser
+qui lui semblait qu'elle volait à Dieu.
+
+--Je t'aime, dit-elle encore.
+
+Vitalis s'en fut prendre son béret dans l'Étude, et sourire, par la
+porte de la cuisine, aux deux servantes, qui, en retour, lui firent des
+grimaces. Un vaste corridor, stuqué en façon de marbre, où l'on avait
+peint les îles Mascareignes, reliait le jardin à la cour. C'est aux
+jours de l'Aigle victorieuse que la maison avait été bâtie, de style
+consulaire, par un aïeul de Vitalis, et aussi de Mme Beaudésyme, à
+qui M. Cyprien Paschal, son père, l'avait donnée en dot. Elle était
+flanquée, sur les deux façades, de galeries ouvertes, assez insolites si
+loin des Indes, où on les nomme: varangues. Et ainsi faisait encore la
+famille, en souvenir de l'oncle Jeanny, opulent créole échappé jadis
+des affranchis, des jacobins, des corsaires. Ce Paschal, dont la
+famille, à l'île Bourbon, se nommait: des Balises, avait laissé dans le
+pays plus d'une légende, par sa mise de planteur, ses indolents
+caprices, et le grand nombre de ses bâtards. Avec ses deux beaux-frères,
+il terrorisait Ribamourt. L'un d'eux, le capitaine Paul-Jean de Laborde,
+officier de marine et qui l'était resté sous la Terreur, réalisait, sur
+ses vieux jours encore, cette figure d'aventurier brutal, dangereux et
+chevaleresque, fort éloignée du Louis XVI, et dont ni son métier ni son
+temps n'étaient avares. Quant à l'autre, le potestat de Sibas, ancien
+chancelier de Monsieur et ruiné par la Terreur, il avait rapporté de
+l'émigration pour tous bagages, une idée fixe: il voulait remplacer la
+guillotine par une potence à fleurs de lis, pour y suspendre ensemble
+nouveaux seigneurs, nouveaux bourgeois, nouvelles gens d'épée, tout ce
+qui, en un mot, s'était tiré de roture.
+
+--Mais ils sont trop, avouait-il, quand sa goutte lui donnait du répit.
+
+Entre la varangue et la rue de l'Église, bordée d'un mur bas qui
+s'écaillait sous une grille à fers de lance, il y avait une aire fleurie
+de géraniums et d'héliotropes, dont Basilida prenait elle-même soin, à
+défaut de ses gens que son mari aimait mieux employer au dehors, dût la
+vaste demeure qui se délabrait, lui choir sur les épaules. Trois
+tilleuls, dont la cour était dérobée au soleil, nouaient la noirceur de
+leurs branches dans l'air nourricier. En levant les yeux, Vitalis
+découvrit à peine une tache d'azur que l'heure assombrissait déjà. Un
+papillon porte-queue s'y tenait immobile, qui soudain tomba vers les
+fleurs en se laissant glisser sur le tranchant d'une aile. Presque
+aussitôt il reprit son vol loin du parterre, vite, plus vite encore. Et
+on le vit se suspendre là-haut, mais si léger que le vide de l'air
+semblait suffire à soutenir ses ailes blondes.
+
+Sous le portail, dont l'un et l'autre pied-droit portait un pot à feu,
+sculpté d'aigles, et qu'un échiqueté jaune et noir, comme on en voit en
+Béarn, ornait d'un reste de peinture, le jeune homme se heurta contre un
+campagnard trapu, barbu et chauve, à l'allure élastique.
+
+--Bonjour, Monsieur Vitalis, dit l'homme.
+
+--Eh adieu, Firmin. Si c'est pour le patron, il est sorti.
+
+--Non. Ce n'est que Detzine, la gouïate. Nous sommes un peu cousins,
+vous savez, étant de Mesplède, tous deux. Et té, je voulais lui dire
+bonjour, en passant: la grande porte était sur mon chemin, plus près que
+celle du verger; ma foi, je suis entré comme un Monsieur.
+
+--Et bien vous fîtes, Firmin. Il n'y a pas de porte close aux poètes.
+Mais, dites: si vous veniez boire un verre? Detzine ne séchera pas pour
+attendre un peu plus. D'ailleurs, elle se porte très bien.
+
+--Et vous m'avez l'air d'un bon ausculteur, dit l'homme, avec un rire
+d'enfant qui étonnait, entre sa barbe noire, et les rides de son front
+dégarni.
+
+--Quoique j'ai eu mon âge, moi aussi, où j'aurais laissé la belle cuisse
+de poularde sur mon assiette, pour en tâter d'une autre sorte. Et encore
+aujourd'hui, il me semble que je n'en serais pas au point du régent
+d'Hargouët, qui, le soir de ses noces, voulait dormir sur le fauteuil,
+pour ne pas gêner sa femme. Ah, s'il voulait seulement me la prêter.
+
+--Mais vous êtes marié, Firmin.
+
+--Au diantre, té, je l'oublie toujours.
+
+--Comme de me raconter votre mariage, et comment vous avez _manayé_ le
+beau-père.
+
+--Ah, le vieux franc-maçon! Un jour que vous viendrez à Mesplède, je
+vous dirai ça, devant la Marie-Jeanne, et une bouteille de mon vin
+bouché. Du Jurançon, que mon oncle le vicaire--dé l'aoüte coustat dou
+poun--m'a envoyé.
+
+Il avait fait volte-face pour accompagner Vitalis, tous deux devisant en
+béarnais, le langage ordinaire de Firmin. Poète bien connu de tout le
+Béarn sous le nom de Firmin de Mesplède, c'est là, étant tailleur, et
+assis comme un Boudha sur sa table de chêne, qu'il discourait
+éloquemment tout le long du jour. Parfois, c'était un conte du roi
+Henry, ou du roi Artus; parfois, des bergers, et quelque chanson
+d'amour, d'absence, de mélancolie, dont le meunier ou le colporteur, lès
+coudes à la fenêtre, sentait son cœur plus chaud que pour un verre où
+rit le soleil dans le vin.
+
+Cependant ils étaient arrivés sur la place Jeanne, lieu irrégulier,
+poudreux, bossu, que hérissaient, naguère des barbes de leurs pignons,
+quelques maisons à poutres noires, du temps des Centulle et des Albret.
+L'une après l'autre, on les avait remplacées par des «immeubles» plats
+du toit, dont les façades étaient peintes en manière de pierres de
+taille. Ces bâtisses étaient considérées avec dégoût par les Parisiens
+en cours de traitement. Et cela scandalisait les Mortiripuaires qui les
+soupçonnaient un peu de jalousie.
+
+--Eh! disait Me Beaudésyme, s'ils y trouvent trop d'architecture...
+ils ont bien la rue de Rivoli.
+
+Vitalis et le tailleur s'assirent à la terrasse du _Soleil d'Étain_, le
+café «bien fréquenté» de Ribamourt. Presque aucun habitué ne s'y
+trouvait encore, la plupart en étant aujourd'hui retenus par une
+répétition de l'Harmonie Mortiripuaire, société musicale dont les
+cuivres, comme les bois, passaient pour honorifiques. Tel personnage des
+mines d'étain, de ceux qu'on appelait communément les Eteignoirs, y
+tenait le grand bugle. Me Beaudésyme y jouait du hautbois, «mais si
+faux, disait Cérizolles, que c'était comme en écriture publique.»
+
+Le piston obéissait à la langue de Lubriquet-Pilou, libertin notoire, et
+ancien octroyeur, aujourd'hui trésorier de la Société des Bains
+Neurasthénothérapiques. Cela était l'objet de mille équivoques
+plaisantes. A peine avait-il préludé que, dans l'auditoire, il se
+trouvait toujours quelqu'un qui murmurât: «E' là, lou cot dé léngue,
+aquet diable!» Et tous de pouffer, pour la centième fois.
+
+--Tu n'es donc pas avec les trombones du bon Dieu? demanda d'une voix
+enrouée à Vitalis un homme, laid, qui buvait du vermouth.
+
+--Vous voyez, répondit le clerc d'assez mauvaise grâce: je fais comme
+vous.
+
+--Alors Monsieur le juge de paix n'est plus en harmonie, interrogea
+Firmin avec une fausse humilité, qui n'obtint pour réponse qu'un sec: Il
+paraît.
+
+Le fait est que M. Pétrarque Lescaa, juge de paix du crû, et longtemps
+cymbale à l'Harmonie Mortiripuaire, s'était vu récemment contraint de
+résigner ses fonctions. Ce n'est plus entre ses mains, désormais, que
+sonnait et frissonnait le cuivre. L'instrument dont la double conque
+avait longtemps sonné avec son orgueil, dormait aujourd'hui.
+
+Et même, il ne parvenait pas à le revendre, ce qui lui augmentait son
+amertume. Depuis que ces «buveurs d'eau bénite», comme il disait,
+l'avaient prié sans détours, les insinuations ayant prouvé en plusieurs
+fois ne pas suffire, qu'il allât débiter ailleurs sa politique; et une
+irréligion dont l'excès, dans un pays demeuré généralement chrétien,
+l'avait rendu insupportable à tous; ses rancunes en s'étrécissant avec
+l'âge, le rendaient ennuyeux. Il n'amusait même plus Diodore Lescaa «le
+riche», dont Vitalis était le filleul, et l'un et l'autre les cousins.
+Aussi Pétrarque n'épargnait-il pas toujours ce parent lui-même, dont sa
+haine lui faisait oublier l'héritage.
+
+--Et l'Onagre va bien, s'informa-t-il d'un ton frivole, dont le jeune
+homme se sentit agacé.
+
+--Mon parrain est en bonne santé, je vous remercie, répondit-il. Et sûr
+de le blesser en retour, il ajouta: nous dînons ensemble ce soir, chez
+le patron.
+
+Pétrarque, en effet, sembla plus jaune devenu:
+
+--Tu ne sais pas? Tu vas lui faire lire mon article... pour l'amuser.
+
+--Non, répliqua Vitalis.
+
+--Il y en a donc un nouveau, demanda Firmin, avec un air d'intérêt.
+
+--Voulez-vous voir?
+
+Et, soudain gracieux, il lui tendit le _Cassitéride_. C'est dans cette
+feuille en mal de copie que ses diatribes voyaient le jour, dont se
+réjouissait en silence M. Lescaa qu'elles fussent signées: le
+Claustrophobe, par haine des moines et des ensoutanés.
+
+Firmin prit le journal, et, feignant de se tromper, lut tout haut,
+malgré les protestations du juge:
+
+ * * * * *
+
+_Notions générales de philologie_ (suite).
+
+(1) La locution de slang à quoi nous avons fait allusion dans notre
+dernière feuille n'est autre que la métaphore dont on rencontre un
+exemple dans cette apostrophe d'un roman connu: «Begone! There's a good
+Siam for a licking in the rain» qui se peut traduire: «Allez au diable,
+gentilhomme de potence!»
+
+(2) n'étant sans doute pas utile de faire ressortir le double sens du
+participe «licking» qui veut à la fois dire «torgnole» et «action de
+lécher»; ni la force de cette image digne de Villon «lécher la pluie» à
+propos d'un pendu qui tire la langue dans l'hiver ténébreux;
+
+(3) «Siam» équivalant d'ailleurs à l'ancien terme d'argot parisien
+«rupin» qui remonte au moins au XVIIe siècle (Cf le lexique de
+_Cartouche_ ou le _Vice puni_, poème héroï-comique, 1701) qui présente à
+peu près le même sens, aujourd'hui, que: gentleman, homme élégant,
+
+(4) dont les Anglais, en vertu de ce progrès inverse qui ramène leur
+langue au monosyllabisme,
+
+(5) ont fait «gent'»,
+
+(6) qui se trouve réappareillé à l'adjectif français: gent, e,
+
+(7) et au substantif des langues d'oc «ïentou»
+
+(8) dont on a formé le proverbe béarnais «Jentous dab ïentous»,
+
+(9) qui fait penser à la loi des XII Tables portée contre les mariages
+mixtes: «Patribus cum Plebe connubii nec esto.»
+
+(10) Il serait d'ailleurs impertinent d'établir un rapport rigoureux de
+la toponymie asiatique d'une part, au slang «siam» ou au français
+populaire «péquin» de l'autre. Il faut se rappeler que celui-ci ne tire
+point son origine de la capitale chinoise. Il s'apparenterait, plus
+vraisemblablement, au «pecq, pecque: niais, niaise» des langues d'oc.
+
+(11) qui, du reste, se retrouve dans le français ancien.
+
+ * * * * *
+
+--Ce sont là des vérités qu'il est bon de répandre, conclut Firmin, en
+ajoutant aussitôt, d'un air de surprise: Mais ce n'est pas de vous,
+Monsieur le Juge de paix. C'est signé: «Dessoucazeaux, auteur du
+_Vocabulaire des locutions cérémonielles chez les peuples ibériques_,
+petit in-12, chez Ribaut, à Pau.»
+
+--S... Nom de Néant! il y a une heure que je vous le crie. Mon article
+est plus haut, voyez: _Une calotte aux calotins_.
+
+--Je me disais aussi... répondit paisiblement Firmin, en reposant le
+journal sans en lire davantage. D'ailleurs, la signature ne m'aurait
+sans doute rien appris. Car vous ne signez pas d'habitude, Monsieur
+Lescaa?
+
+Celui-ci, pour toute réponse, laissa filtrer sur le tailleur-poète, sous
+des sourcils en broussaille, un oblique regard de ses yeux de marcassin.
+C'est que ce magistrat, aidé de sa femme, qui faisait songer à des os
+conservés dans du vinaigre--tous deux passaient leur vieillesse
+avaricieuse à s'occuper sans discrétion de leur prochain. Du creux d'une
+sordide demeure qu'il ne semblait pas que des enfants l'eussent jamais
+égayée de leurs jeux, et dont les volets étaient clos sur le Saleys,
+renseignés sur tout par d'invisibles signes, ils se faisaient comme un
+devoir d'apprendre aux gens ce qu'ils eussent aimé mieux ne pas savoir;
+ou bien qu'ils ne savaient que trop: toutes ces secrètes infortunes que
+l'on voudrait se tenir à soi-même cachées. La poste leur y était d'un
+puissant secours, quoi qu'on prétendît de leur correspondance qu'ils
+laissaient par ladrerie de l'affranchir, et de la signer par prudence.
+
+Aussi bien y a-t-il longtemps, à Ribamourt, que la lettre anonyme a
+remplacé les arquebusades. Et néanmoins, tant elle fut, en son temps,
+déchirée aux guerres de religion, la place en a gardé les haines, avec
+on ne sait quel air farouche: des chemins tortueux, dont les portes, les
+créneaux, qui en semblent défendre l'ordure, font voir encore Albret de
+gueules plein parti aux pals de Foix; deux ponts enfin et une église
+fortifiés, jadis teints de sang par les religionnaires; mais, par-dessus
+tout, deux cultes ennemis dont la lutte séculaire se cache mal sous le
+masque de la politique. Petite cité si malpropre que l'Ouze semble
+recourber ses eaux pour ne les unir pas encore au Saleys pour entrer à
+Ribamourt, et se faire lente parmi ces prés onduleux--dont quelques-uns
+sont comme la poitrine renversée d'une jeune femme qui dort.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LES MORTIRIPUAIRES
+
+
+De l'autre côté de la Loire, les hommes passent au café une grande part
+de leur temps. C'est là que, sous la rose, on les entend discourir de
+soi-même, du Prince, ou, plus secrètement, de leurs plaisirs; et
+confesser à pleine voix des mystères que personne autour d'eux n'a souci
+d'entendre. «L'apéritif» surtout est propice à faire de l'estaminet un
+agora tout bruissant de paroles, qu'on dirait mille mouches ivres
+d'absinthe. C'est l'heure où chacun parle, et nul n'écoute. On
+délibère.
+
+Vitalis et son compagnon s'y étant rendus de bonne heure, il n'y avait
+encore, dans la salle, que deux commis-voyageurs, et M. Pétrarque
+Lescaa, sur la «terrasse», qui relisait son article. Il accompagnait
+cette délectation morose de sourires et de grimaces. Elle fut tout à
+coup troublée par les éclats d'un tintamarre qu'on entendit retentir de
+l'autre côté de la rivière, dans le quartier Saint-Éloi.
+
+--Bonjour. Vlà les griots, dit un homme couleur de brique, à figure de
+soldat, qui s'assit à leur table.
+
+--Bonjour, mon capitaine, répondit Vitalis. En effet, ce sont eux.
+
+On voyait les musiciens, en bel ordre, gravir le poncelet qui,
+par-dessus les eaux graisseuses du Saleys, unit la rue de
+l'Empereur-de-Russie (ci-devant des Esclopiers) à la place Jeanne. Ils
+marchaient avec noblesse, les plus petits, d'un air héroïque; cependant
+que tintinnabulait, comme une mule d'attelage, sous les médailles de
+clinquant, la bannière de la Fanfare, toute rouge et qui portait écrit
+en exergue du cochon rampant de ses armes--emprise des jambons dont
+Ribamourt tire sa gloire--ces mots en latin d'or: _Virtutis Prœmium_.
+Mais quelle vaillance, certes, il fallait, pour jouer si exécrablement
+une si exécrable musique.
+
+Un paysan, apparemment fait de parchemin et de nœuds, la portait
+appuyée sur son ventre, tandis qu'à lentes, longues enjambées, une
+espèce de géant roux, tenait sa droite en jouant du hautbois. Le
+chalumeau, qui nasillait dans sa bouche, avait l'air d'un sucre d'orge,
+et quand il s'arrêtait d'y sucer, on voyait, au fond de sa barbe,
+étinceler son sourire, comme une salamandre dans le feu.
+
+--Tiens, le patron était revenu de la pêche, observa Vitalis, en
+apercevant ce buisson de flamme.
+
+La gauche était tenue par l'horloger du lieu, poupard chauve,
+extrêmement cocu, qui semblait placé là pour contraster au notaire.
+Quelques bicyclistes, des gamins, deux portefaix de la gare, ivres en
+perfection, qui se tenaient par la taille, achevaient le cortège, qui se
+tut en abordant la place Jeanne. Et là, tous, avec des regards dont la
+férocité se fixait sur un ennemi qui par son absence trahissait assez le
+peu de son cœur, firent retentir la _Mortiripuaire_, hymne: «Fiers
+neveux!» en disait le refrain,
+
+ Fiers neveux des Francs Ripuaires,
+ Courons, en vrais républicains,
+ Défendre, la main dans la main,
+ Les privilèges de nos pères.
+
+Vers 53, on y avait introduit une variante, qui fut abandonnée en 72.
+Les deux vers médians disaient alors:
+
+ Courons défendre l'Empereur,
+ Et, fruits d'une antique valeur,... etc.
+
+De nos jours, un instituteur radical-socialiste avait encore essayé d'un
+nouveau texte, mais qui ne plut guère qu'aux sandaliers. Enivrés de
+lyrisme, et du Bacchus acide de leurs vignes, on les entendit d'ores en
+avant, dans quelqu'un de ces chais étroits, où par le soupirail, un
+oblique rayon du couchant réveille les moucherons du vinaigre,--et qui
+hurlaient:
+
+ Compagnons mortiripuaires,
+ Fils de la solidarité,
+ Courons défendre en liberté
+ Les privilèges de nos pères.
+
+Ces vers font allusion aux mines d'étain de Ribamourt, dont le produit,
+pour une part obscurément fixée depuis le règne de Gaston-Centulle, par
+des procès en grand nombre contre l'État, la ville, l'Administration des
+mines, appartient, par primogéniture aux descendants de la communauté
+des Part-Prenants. Ceux-ci, à force de litiges, de meetings, de comités,
+de brochures, avaient fini par se prendre pour un membre important de la
+France. Toutes ces confuses controverses, tant de sottises, et ce peuple
+riche en prétentions comme en crasse, importunaient Vitalis, encore
+qu'il fût Part-Prenant, et perçut, de ce chef, jusques à vingt-cinq
+francs dans les bonnes années. Mais il ne concédait point que cette
+mainmorte instituât une noblesse.
+
+--Vous allez voir, dit-il au capitaine Laharanne, qu'ils vont encore
+nous courir avec leur étain, leurs eaux, leur partage.
+
+Les fontaines issues de la mine, et qui, par ainsi, appartiennent aux
+Part-Prenants, sont, depuis trois quarts de siècle qu'un pharmacien
+homme d'esprit les a découvertes, en usage contre les maladies
+nerveuses. Elles gardent même, à travers les caprices de la mode, une
+clientèle assez nombreuse et qui fait toute la fortune de Ribamourt.
+Mais les sandaliers du lieu, qui forment la majorité des propriétaires
+de la mine, peuple d'ignorants, de paresseux, d'ivrognes, et qui ne
+tirent rien, eux, des étrangers que la location des sources, exploitées
+au préjudice du minerai, se plaignent, à grand tapage, de perdre à la
+combinaison. Il n'est point vrai, d'ailleurs: l'étain, de nos jours, ne
+se vendant plus guère, au lieu que la Société des Sources
+Neurasthénothérapiques, les paye de vingt à trente francs par tête,
+selon l'année.
+
+--Encore si ça me rapportait deux pistoles par an, comme à vous,
+répondit le capitaine, qui plaisantait souvent de sa bourse. Il l'avait
+aussi légère que la tête, avec un nez busqué, des yeux couleur de
+saphir, un jargon rapporté pour la plus grande part de l'armée
+d'Afrique. Sa femme, personne sans éclat, excellente et pleine de
+mélancolie, l'entourait d'une affection qui avait naturellement l'air
+d'être inconsolable.
+
+La Fanfare s'était débandée, après avoir exhalé ses derniers accents
+devant les myrtes en pot de la terrasse, étonnante flore nourrie d'une
+absinthe mêlée au venin du bitter, et qui ne voulait pas mourir.
+Quelques musiciens entouraient le tailleur-poète, en lui bourrant le dos
+de leur sympathie. Les: Dioü Bibann! et les: Dioü me daü! se croisaient
+dans l'air.
+
+--Ernaütou, ordonna Me Beaudésyme au porte-bannière, qui, d'autre
+part, était son piqueux, tu rapporteras l'Oriflamme à la mairie. Et
+puis, reviens boire une pinte.
+
+Le taciturne valet, qui ne parlait guère qu'à ses chiens, s'éloigna sans
+répondre, ayant, pour marcher plus à l'aise, mis la bannière sur son
+épaule, telle une pioche, tandis que le notaire venait s'asseoir entre
+Vitalis et M. Laharanne.
+
+--Eh bien, capitaine, quoi de neuf, demanda-t-il de sa voix pleine, qui
+sonnait comme le bronze.
+
+--Pas grand'chose. J'ai eu l'honneur de conduire votre femme à Harès--et
+la mienne au diable, en revenant de chez les Sainte-Mary qui s'étaient
+remisés ailleurs.
+
+--Bon, répondit Me Beaudésyme à travers son grand sourire, quand le
+gibier vole de compagnie, c'est qu'il n'y a plus bataille.
+
+--Oui, il paraît que la petite baronne a pardonné encore. Ça durera ce
+que ça pourra, mais pour l'empêcher de courir, celui-là, il faudra lui
+casser une patte.
+
+A ce moment, un vieux homme, dont les yeux dormants étaient démentis par
+sa bouche caustique, survint et détourna le discours. C'était le
+philologue Dessoucazeaux, maire de Ribamourt.
+
+--Vous avez su, demanda-t-il d'un air de mystère.
+
+--Su quoi?
+
+--L'Onagre réalise.
+
+Ces paroles, dites en manière d'énigme entre haut et bas, offraient sans
+doute un sens précis aux quatre ou cinq personnes qui étaient à portée
+de les entendre. Aucune n'en parut heureusement affectée. Aucune, non
+plus, n'en marqua de surprise. Firmin de Mesplède toussa; le capitaine
+fit une espèce de grimace; et l'on aurait pu voir tomber, comme un
+masque qui se dénoue, le beau sourire de Me Beaudésyme.
+
+--Qu'en sait-on, répondit-il enfin. Moi, j'ai de bonnes raisons...
+
+--Tut, tut, fit M. Dessoucazeaux qui examinait sa manche rapée comme si
+elle eût été un texte d'autrefois. Moi, j'en ai de mauvaises de Pau. M.
+Lescaa y fut, l'autre jour, voir quelqu'un que je sais, lui disant, en
+substance, qu'il était las des affaires et plus encore des gens; qu'il
+n'avait pas fermé sa banque, voilà dix ans bientôt, pour y travailler à
+blanc; qu'il allait faire recouvrer ses créances par un avoué ou quelque
+homme d'affaires (nous saurons bientôt qui, oui, bien assez tôt); enfin,
+qu'il voulait avoir son argent entre les mains, avant de mourir, et
+laisser du solide à ses héritiers.
+
+Le juge de paix grogna; et l'on s'aperçut qu'il s'était rapproché, entre
+tant, des causeurs. Mais l'attention était trop bandée ailleurs pour
+qu'on songeât, à cause de lui, à se tenir sur la réserve.
+
+--Tiens, c'est vous demanda pourtant l'érudit, quel convent vous amène?
+
+--Ah ouiche, ses héritiers, s'exclamait en réponse M. Pétrarque Lescaa.
+Je pense qu'il n'est pas autrement pressé de leur fournir des pépètes.
+D'ailleurs, je m'en contrefiche.
+
+--D'autant plus, observa M. Dessoucazeaux, que vous êtes plus âgé que
+lui, n'est-ce-pas?
+
+--Eh, qui vous parle de moi?
+
+--Je vois. Ce n'est qu'à propos de Vitalis, ce que vous en disiez.
+
+--Vitalis! riposta le juge avec aigreur. Il y a de plus proches parents
+que lui, je suppose.
+
+Plusieurs lignes d'héritiers menaçaient cette fortune à des degrés
+inégaux. M. Diodore Lescaa passait pour très riche, et l'était bien plus
+encore qu'on ne croyait. Seul neveu de banquiers, d'armateurs, dont plus
+de deux siècles avaient accru l'opulence, et Ribamourt, d'où ils
+sortaient, toujours craint les puissantes serres qui la tenaient au
+ventre,--financier comme eux, mais à sa guise, et de haut, orgueilleux,
+nomade, aux dangereux caprices, il avait attendu cinquante ans pour se
+poser. Quand la nuit tombe, l'aigle de mer qui ferme ses yeux d'or,
+regrette-t-il sa journée, et, de la chasse où planèrent ses ailes,
+l'horizon creux? M. Lescaa n'en fit à personne ses confidences. On eût
+dit seulement quand il fut vieux, qu'il vouât plus de vigilance à des
+biens qu'on ne croyait pas qu'il eût amoindris.
+
+--Plus près ou plus loin, toujours y en a-t-il beaucoup d'autres, reprit
+le maire. Je comptais tout à l'heure dix-sept foyers, où se rallume,
+chaque matin, la même espérance avec le feu. Vous en faut-il la
+nomenclature, monsieur le Juge de Paix? Nous avons les Lartigue-Lescaa,
+les Lescaa-dits-Tournemaü, les Lescaa-Berry, de Bayonne, et les
+Lescaa-de-Casteviel, et tous les Hardibieilh-Lescaa, et tous les...
+
+--Oui, oui, gronda Pétrarque. Mais je me demande seulement s'il est
+aussi «immensément riche» qu'on dit.
+
+--Quant à çà, dit le notaire d'un air sombre, n'en doutez pas.
+Dites-vous bien qu'il pourrait avoir, dans sa cave, quatre ou cinq fois
+plus d'or, peut-être, que vous n'en voyez en rêve.
+
+--Là, là, dit Firmin au magistrat, que ces paroles avaient mis en danger
+de congestion. Qu'est-ce que ça vous fait, puisque vous n'en aurez pas
+l'embarras.
+
+Du rouge, M. Lescaa avait passé au bleu. Le sang l'empêchait de
+répondre: il tourna le dos, et s'en fut. M. Dessoucazeaux reprit:
+
+--C'est un animal rare, nous enseigne Buffon, que l'Onagre, orgueilleux,
+farouche d'humeur avec cela, et de pelure bigarrée. Si vous l'aviez
+vu,--il y a longtemps de cela--un jour que le Conseil municipal lui
+avait, de pure malice, refusé je ne sais quoi. Il ne disait mot, il
+regardait ses mains: vous savez, ces grandes mains, et blanches, où les
+veines font un filet bleu. On eût dit qu'il y tenait Ribamourt tout
+entière, comme une nichée d'oiseaux qui crient. Mais, à moins de les
+étouffer, il ne pouvait faire qu'on se tût, ni qu'on l'aimât.
+
+--Bah, interrompit le notaire, plus gaîment: vous nous la faites au
+romanesque, Dessou. Buvons, plutôt. Un export, capitaine?
+
+--Chouïa, chouïa.
+
+On trinqua néanmoins; et le juge de paix, qui était revenu:
+
+--Tiens, dit-il, voilà une particulière qui ne sera pas à la noce, tu
+sais, si ton parrain boucle.
+
+Vitalis, à qui s'adressait ce discours, reconnut au même instant, sur la
+place, Mme de Charite et sa fille qui descendaient de voiture.
+C'était un boguey très haut sur roues, et qui fit découvrir à Sabine
+descendante une jambe aussi pure que la courbe d'une harpe. Et le jeune
+homme, offensé peut-être que ses yeux ne fussent point les seuls où se
+dessinât le charme de ce contour, reporta sur Pétrarque des regards tels
+que celui-ci détourna aussitôt deux prunelles en vrille, dont la couleur
+différente, s'ourlait ou se voilait de rouge.
+
+--Jolie, remarqua tout à coup une voix aiguë, très jolie. Mais un peu
+maigre pour moi.
+
+C'était Lubriquet-Pilou qui entrait en scène, et soit qu'il parlât de
+Sabine ou de sa jambe seulement, un rire universel accueillit cette
+opinion du Séducteur à titre d'office.
+
+--Et il s'y connaît, le b....., ajouta Me Beaudésyme, qui attribuait,
+avec tout Ribamourt, mille nuits d'aventure à ce nabot écrasé sous sa
+renommée, dont on n'apercevait d'abord que le ventre, et deux oreilles
+en pointe: «les oreilles du satyre», comme lui-même disait à sa seconde
+bouteille de piquepoult, au cours d'un de ces beaux après-midi où les
+Mortiripuaires, par petits groupes,--l'un d'eux portant au fond d'une
+besace, sur l'épaule, de la morue, du fromage de chèvre, un quignon de
+pain--gagnent leurs vignes, pour y boire jusqu'au soir, dans l'ombre
+vineuse, tandis qu'un rayon du soleil qui tombe jette, à travers le
+soupirail du chai, une écharpe de gloire.
+
+--On n'est pas sans en avoir troussé quelques-unes, reprit
+Lubriquet-Pilou, en caressant avec complaisance de ses doigts replets
+une moustache rare et rase. Mais je tâterais bien aussi celle-là, _si
+poudi_.
+
+On ne savait toujours pas s'il parlait de Sabine, ou de sa seule jambe.
+L'un ou l'autre offensait mêmement Vitalis, dont Mlle de Charite
+avait été la bonne amie, quand il portait culotte encore, elle des
+pantalons brodés, dont, à la vieille mode, le bas dépassait les jupes.
+Car Mme de Charite, qui était traditionnelle pour ses filles,
+habillait leur enfance aux restes démodés de la sienne; et les
+déshabillait, au moindre accès d'humeur, pour les fouetter toutes deux,
+encore que d'âge inégal, avec un éclat qui remplissait longtemps la
+maison.
+
+--Ces dames n'ont donc plus de groom, observa le vieux Dessoucazeaux.
+
+--C'est peut-être son jour d'être jardinier, persifla Pétrarque; ou de
+sarcler la pelouse.
+
+--Bon, ça ne doit pas vous gêner beaucoup, répliqua Vitalis assez
+brutalement au juge, que, pour cause de malpensers, on n'invitait plus
+chez Mme de Charite. Le notaire s'aperçut de son humeur.
+
+--Voulez-vous, si, comme je suppose, Mme de Charite veut aller à la
+Banque, l'avertir que M. Lescaa--le vrai--n'est pas revenu d'Orthez?
+Vous pouvez le lui dire de ma part.
+
+Le jeune homme remercia son patron d'un sourire, et courut vers les deux
+femmes qui, se trouvant seules en effet, étaient en train de donner
+leurs ordres à un palefrenier vieil et bossu, mais leste et vigoureux
+encore, qui faisait office de lad à la _Vache Couronnée_. Cette
+hôtellerie, dont la façade à poutres noires et le pignon en escalier
+avaient égayé près de deux siècles la place Jeanne, venait d'être mise à
+bas et laidement reconstruite à l'enseigne de l'_hôtel des Princes et du
+Commerce_. Ce n'est que sur quelques terrailles d'Oloron que s'y voyait
+encore la vache dont Ribamourt a dérobé jadis le blason d'Ossau; non
+plus qu'elle ne pendait sur l'enseigne sonore: de gueules sur champ
+d'or et clarinée d'azur--avec le cri de la Vallée: «Bibe la
+Baque!»--partie d'un cochon au naturel, que les peintres du cru,
+ordinairement, accompagnaient d'un bouquet de laurier-sauce, et du
+calembour franco-latin: «Sus! Sus!» qui était le cri de Ribamourt.
+
+Vitalis, cependant, s'était déchargé de son message, que Mme de
+Charite, parut accueillir avec humeur à la fois et condescendance, tout
+en redressant sa taille, son riche corsage, son double menton. Mais
+Sabine--ou Guiche, plutôt, comme on l'appelait d'habitude,--fit meilleur
+visage à son compagnon d'enfance.
+
+--Qu'est-ce que nous allons faire, demanda sa mère?
+
+La jeune fille tira sur sa jupe turquoise, qui était courte jusqu'à
+l'indécence, et que la voiture, en outre, avait fait remonter. Puis elle
+haussa les épaules, et répondit:
+
+--Toi, je ne sais pas. Mais moi, j'ai affaire au Jardin Public. Vitalis
+sera bien suffisant pour m'accompagner--s'il veut.
+
+Sans deviner pourquoi, depuis un instant, elle le sentait irrité contre
+elle et lui fit un sourire. Mais il s'inclina sans répondre; tandis que
+Mme de Charite qui le contemplait sans bienveillance, encensait sous
+les plumes de son chapeau, comme un cheval de catafalque.
+
+--Je ne doute pas que M. Paschal ne soit un excellent guide. Mais toi,
+que vas-tu faire au Jardin public?
+
+--Boutique, expliqua-t-elle: pierres des Pyrénées. Valentine La
+Fresnaye. Discrétion perdue avec vicaire Saint Pons de Grève. Célérité
+également. Fume-cigarettes aventurine. Amitiés. Lettre suit.
+
+Et sur ces étonnantes paroles, Guiche s'envola.
+
+--Il me semble, fit sa mère plus doucement, que tu pourrais... Mais elle
+s'aperçut qu'elle était seule. Que faire à présent de son après-midi? En
+soupirant Mme de Charite prit le chemin de l'église, refuge
+ordinaire des dames, à la province, qui sont seules. Au tournant, elle
+vit Sabine déjà lointaine suivie de Vitalis qui avait l'air de ronger
+son frein; puis tous deux s'arrêter:
+
+--Enfin, disait-il, à quoi pensez-vous de parler à votre mère sur ce
+ton?
+
+--Je pense à mon enfance, répondit la jeune fille avec une pointe
+d'amertume.
+
+--Moi aussi, quand je vois un paquet d'idiots lorgner cette moitié de
+robe qui laisse voir vos..... jarretelles. On dirait qu'on l'a fait
+faire déjà trop courte l'autre année, pour vous donner le fouet plus
+commodément.
+
+Et il ajouta, rageusement:
+
+--Je donnerais deux sous pour que votre maman vous le donne encore.
+
+Guiche rougit un peu, et regarda Vitalis à travers la grille de ses
+longs cils, en observant avec un bizarre sourire:
+
+--Ce n'est pas cher.
+
+L'ombre des acacias enveloppait d'un glacis transparent le bistre de son
+visage, et faisait virer les bleu-verts de sa courte jupe:
+
+--Ne me criez pas, dit-elle. Et quant à maman, c'est bien son tour.
+Déjà, l'année dernière (au fait, y étiez-vous, demanda-t-elle avec un
+air de ne pas savoir) j'avais commencé à la démanteler un peu. J'ai des
+jupes longues, voyez-vous...
+
+--Non, je ne vois pas, interposa Vitalis toujours irrité.
+
+--...Et le temps n'est plus où je me réfugiais derrière vous, quand
+j'avais mis du sel dans le bocal à poissons rouges, ou donné le vieux
+Bordeaux au vieux pauvre.
+
+Guiche se tut et regarda l'autre rive de l'Ouze, bordée de maisons, et
+dont on entendait en amont gronder sourdement le barrage. La demeure
+d'en face, laide, écrasée, et qui laissait couler, le long du mur, ses
+hontes dans la rivière, était flanquée en aval d'une tonnelle ruineuse,
+dont le treillage laissait mourir un lambeau de vigne. Une vieille
+femme les y considérait avec attention, à travers une lorgnette,
+cependant qu'auprès d'elle un cochon de belle venue appuyait son groin
+sur le parapet.
+
+--Est-ce que ce n'est pas la maison de ces affreux Pétrarque, demanda la
+jeune fille?
+
+--Oui, et Mme Lescaa elle-même.
+
+--Cette souillon, avec son petit!
+
+--Voulez-vous bien vous taire. Une personne de si bonne famille... Son
+père était un armateur de Bordeaux, qui a fait banqueroute.
+
+--En vérité. Et son compagnon?
+
+--Lui, la fera à la Noël.
+
+--C'est bien eux, n'est-ce pas, reprit Sabine, je veux dire: M. Lescaa
+Pétrarque et sa femme, qui écrivent des lettres anonymes?
+
+--C'est bien eux, et nous allons leur en donner matière, je pense, car
+la vieille nous apprend par cœur.
+
+--Je ne sais ce qui me retient de vous embrasser devant elle, pour lui
+donner un canevas au moins, à la dame de bonne famille.
+
+Le jeune homme recula un peu.
+
+--Je vous fais peur, demanda Guiche, et se mit à rire.
+
+--Non pas vous. Les Pétrarque.
+
+Ce n'était vrai qu'à demi. Il pensait à Basilida, plus jalouse certes de
+Sabine que de toutes les servantes de Ribamourt. Mais la jeune fille,
+changeant de sujet, indiqua hors de la ville, plus bas que la dame au
+cochon, deux girouettes par dessus des charmilles, et le comble d'une
+toiture haute, vaste et noire. Plus bas un mur appareillé de pierre et
+de brique, un mur triste et beau dont la base empattée était fleurie de
+pariétaires, donnait à pic sur le Saleys où l'Ouze venait de se
+confondre. En retour d'angle, on apercevait, à travers une grille à
+rinceaux, à fleurs-de-lis, une cour pavée à galets de couleur, où des
+buis taillés en boule, des pyramidions de myrte traçaient des
+arabesques. Près du portail, où le vide d'un écusson détruit soutenait
+encore le casque bourgeois de l'écuyer, deux lévriers à long poil se
+faisaient pendant, pareils à des chiens de marbre si l'un d'eux, à ce
+moment même ne s'était levé en bâillant.
+
+--En effet, dit Sabine: c'est pas très drôle chez notre parrain.
+
+--Non.
+
+--Pourquoi y demeure-t-il?
+
+--C'est la maison de sa grand'mère: vous savez, les Bouchefer-Ducasse.
+
+--Ah oui, les «fameux Bouchefer-Ducasse», comme on dit toujours... quand
+parrain est là. Qu'est-ce qu'ils ont fait, donc.
+
+--C'était des Huguenots--avant Louis XIV--qui ont fait la guerre.
+
+Et il ajouta, scandalisé peut-être:
+
+--Vous ne savez donc rien? Nous en descendons, l'un et l'autre. Le plus
+célèbre qui était lieutenant de Montgommery, à la prise d'Orthez:
+Ducasse Botte-de-Sang, on l'appelait.
+
+--Tout ça, conclut Sabine, c'est de l'histoire. Allons-nous en.
+
+Ils furent au Jardin public. Déjà le soir en allongeait les ombres, dans
+l'or d'un couchant qui poudroie.
+
+--Bon! la boutique aux pierreries est fermée, dit-elle, en observant:
+
+--Je le savais du reste.
+
+--Qu'est-ce que c'est donc, demanda son cavalier, cette histoire de
+fume-cigarettes.
+
+Sabine pouffa. Presque aussitôt, reprenant son sérieux, elle appuya sur
+le jeune homme la pointe de son regard.
+
+--Il ne faut pas me croire Vitalis,--quand je parle aux autres.
+
+Et tandis qu'il restait de nouveau interdit:
+
+--Promenons-nous, dit-elle. Maman ne me plaquera pas à Ribamourt,
+j'imagine. Du reste, ce n'est pas si loin. Et sentez-vous comme les
+arbres sentent. Au lieu qu'à Paris ils sont inodores, insipides... et
+solidifiés par Raoul Pictet, de Genève.
+
+C'est un peintre? questionna Vitalis, qui avait failli n'être pas
+bachelier pour cause de sciences physiques.
+
+--Bien sûr, dit Sabine, dont un sourire, en fuyant, couda les lèvres.
+Ah, que le soir est beau, chez nous. Regardez, de ce côté-là, à travers
+les branches, la rivière qui se cache, et qui reparaît. On dirait les
+morceaux d'un miroir. Et puis, très loin, une grande colline rose,
+transparente, qui barre la vallée.
+
+--C'est la Pène de Mu.
+
+--Je ne sais pas, répondit-elle, mais il y doit faire heureux. En haut
+des montagnes, l'air est si bleu et léger, si... volubile, que les
+bergers, quand ils pensent, c'est à travers les roseaux de leur flûte;
+et que la peine ne leur pèse jamais au cœur. C'est qu'ils l'ont comme
+ce duvet qui vole sur les prairies, l'été.
+
+Mais Vitalis était plus attentif à Guiche qu'à la nature. Les paysages
+ne l'avaient jamais émerveillé, et celui-ci, pour le retenir, lui était
+trop connu. Au lieu que Guiche l'enfant qu'il avait vu partir trois ans
+en çà, voici qu'il la retrouvait femme devenue. Et il restait troublé de
+son langage, comme devant l'énigme de sa face, ou les caprices d'une
+sensibilité toujours en éveil. Elle le faisait, lui aussi, songer au
+duvet des chardons, qui s'envole tour à tour ou se pose, quand le jour
+est trop chaud, le ciel trop bleu, et que la brise semble n'être que le
+soupir de l'universel amour.
+
+C'était pourtant, chez Sabine de Charite, avec certaines allures de
+jadis, la même voix, aussi acide qu'une oseille mâchée, aiguë et fraîche
+qu'un jet de glaïeul; de même qu'il pensait retrouver la camarade de ses
+vacances d'autrefois, ardente à jouer, à s'apitoyer, à rire sans éclats,
+dans la jeune fille maîtresse aujourd'hui de son port: chose nouvelle,
+familière pourtant, qu'il tâtait, pour ainsi dire, en s'étonnant de la
+reconnaître.
+
+--A propos, reprenait-elle: et mes chiens que j'aime? Y a-t-il longtemps
+que vous les avez vus?
+
+--Vos chiens, fit le jeune homme d'un air de doute... Ah, oui.
+
+--Quoi, est-ce que vous les auriez oubliés? Et la ballade que nous en
+avons faite.
+
+Elle leva un doigt:
+
+--Voyons. Il y a... Qu'y a-t-il?
+
+--Il y a, chercha Vitalis. Ah oui: il y a «U»
+
+ --...D'abord, il y a «U»
+ Sinistre aux gens furtifs.
+ Et sa femme «Bottine»
+ Que les Anglais s'obstinent
+ A appeler «Biauty.»
+ --...A appeler «Biauty»
+ --...Et «je coûte trois francs.»
+ Qui coûta trente sous,
+ Et puis «Monotonto»,
+ Qui a tant de poil dessous
+ Et tant de poil dessus,
+ Qu'on s'en f'rait un paletot.
+ Ou bien un pardessus.
+ --...Ou bien un pardessus.
+
+--C'est bien, dit-elle; mais ne les oubliez plus: c'est toute ma
+famille. Avant-hier, j'ai passé l'après-dîner avec eux, dans la prairie.
+Maman avait des gens que je ne voulais pas voir. Nous étions seuls, les
+cinq, avec de l'espace autour et l'odeur du regain. C'est si bon de se
+tenir mal, avec ses dessous au grand air, des chiens qui vous lèchent la
+figure et de l'herbe qui vous entre dans les bas. On est ivre. On
+voudrait embrasser la terre.
+
+--Comme Brutus, dit niaisement Vitalis.
+
+Elle le regarda avec un peu de surprise, et aussitôt, il regretta sa
+phrase, qu'il jugea digne du _Soleil d'Étain_.
+
+On y continuait d'ailleurs à discuter Mlle de Charite; et M.
+Lubriquet-Pilou, en lissant de ses doigts les poils clairsemés de sa
+moustache, à faire son cours. C'est l'endroit où il brillait beaucoup
+plus qu'à la pratique. Mais il était seul à le savoir. Et qui aurait pu
+croire qu'un homme appelé Lubriquet ne passait point le crépuscule à
+embrasser les bonnes dans les corridors, ou à presser quelque grisette
+sous la feuillée? On eût dit que Ribamourt lui avait délégué vraiment
+les fonctions de Grand Séducteur, dont ses amis lui donnaient le titre.
+Et ne fallait-il pas un coupable au moins qui représentât ses plaisirs,
+et l'amour, défendus par la médisance à tous les autres? Lieu commun des
+estaminets, propre à l'équivoque des tables de famille; comme aussi, sur
+le parvis des églises, aux conversations d'enterrements, M.
+Lubriquet-Pilou c'était l'ilote de la cité, mais un ilote ivre d'amour
+et que l'on couronnait de roses.
+
+Quant à lui, cette légende qu'il portait à travers la vie, un peu comme
+une croix, oh, qu'il l'eût souvent déposée avec joie. Ou bien, il lui
+semblait être le Juif Errant, et qu'une voix lui criât sans cesse:
+«Marche. Marche.» Tandis que c'était elles, ces créatures qui, au lieu
+de lui, marchaient, comme on dit, marchaient. Depuis plus de trente ans,
+il lui avait fallu courir après elles, voire au devant, en n'ayant peur
+de rien, autant que de les atteindre. Ce n'est pas très dangereux, une
+fille, quand on la courtise à deux ou trois ensemble. Un air de
+cavalier, alors; des mains au hasard répandues, ou même un secret à
+l'oreille, tout cela ne coûte guère. Mais de la suivre seul, le soir,
+sous les arbres de la promenade, parce qu'on vous aura dit, comme à un
+chien de chasse: «Allons, Pilou!» Quelle chose... surtout, quand, après
+vous avoir, d'un air d'innocence, entraîné à l'écart--ah--quand elle se
+retourne, avec cet air d'interroger, d'attendre... D'attendre quoi?
+
+Certes, plus d'une de ces beautés, qui, soi-mêmes, se dévouaient au
+Minotaure, plus d'une, et déçue, s'était dit que de pareils taureaux,
+les boucheries sont pleines. Peut-être même l'avait-elle redit à quelque
+camarade. Mais quoi, ces taches s'effaçaient bientôt, sans s'étendre. La
+légende reprenait son éclat.
+
+Et qui ne s'y employait? Sa femme même, morte de mélancolie aussitôt sa
+fille capable de la remplacer dans le ménage, s'était sacrifiée toute sa
+vie, avec un sourire que l'on sentait tout près des larmes, à la gloire
+du foyer: «C'est plus fort que lui, disait-elle; et il ne peut pas s'en
+passer. Ça lui vient de son père qui était la même chose que lui.»
+
+Car la légende était rétroactive: don Juan refaisait son père à son
+image.
+
+--Est-ce que vous n'exagérez pas, lui disait parfois le curé
+Cassoubieilh, que les confessions du Séducteur, où il n'osait faire des
+vanteries, tenaient au courant du secret de sa vertu. Mme
+Lubriquet-Pilou, que de tels propos mécontentaient, hochait la tête en
+réponse, étant de ces épouses qui ne veulent pas être consolées. C'est
+avec reconnaissance, mais tristement, qu'elle recevait parfois du
+bonhomme les miettes, comme elle croyait, d'un repas, dont c'était
+presque tous les services.
+
+Veuf aujourd'hui, doré d'un déclin de gloire, M. Lubriquet, fermier
+honoraire d'octroi en retraite, trésorier des Bains jouissait d'un
+passé dont l'éclat boréal ne nourrissait plus de chaleur, mais
+éblouissait encore. Une tendresse très connue, que lui avait vouée
+Mlle de Lahourque, du bureau de tabac,--vierge assez bien conservée,
+à qui l'on supposait des économies--jetait une dernière auréole autour
+de sa face boursouflée, tachée de rouge, où ses yeux tout petits, sans
+cils ni paupières, avaient l'air de deux têtes d'épingle en verre bleu.
+Et il continuait à trancher en matière de cœur, comme aussi les
+nœuds de cette casuistique de la séduction qu'il n'y a pas de
+Français, ni des plus retenus, qui ne l'agitent. On eût dit, sur cette
+terrasse d'estaminet, qu'il présidât une Cour d'amour.
+
+--Au fond, continuait-il, cette petite... je ne dirais pas non, c'est
+clair; quoiqu'il y ait des pêcheurs, s'ils prennent du fretin, qui le
+rejettent à l'eau. Mais aussi, c'est qu'elle a un peu l'air d'un
+insecte. Et puis, ce teint à l'espagnole.
+
+--Eh, eh, observa Firmin: il y a de plus laids visages. Celui-là, on
+dirait qu'on l'a sculpté dans une olive. J'aime les olives, moi.
+
+--Hors-d'œuvre, dit M. Dessoucazeaux. Et tu as beau dire, celle-ci
+n'a pas assez de sang aux joues. Cela force à penser au reste.
+
+On se mit à rire; mais Lubriquet reprit d'un air rêveur.
+
+--Ah, si vous aviez connu la mère. Et quel balcon. Aujourd'hui encore,
+je l'aimerais mieux. Une femme de son âge, c'est confortable; elle sait
+ce qu'elle fait.
+
+--Bon, bon, fit quelqu'un. On sait aussi que vous n'en tenez plus pour
+les primeurs.
+
+L'allusion à la buraliste le chatouilla doucement:
+
+--Ce n'est pas cela, protesta-t-il, en se caressant de nouveau la
+moustache avec l'index, tandis que la rotondité de son œil se
+baignait d'un rêve. Non, ce n'est pas cela. Mais ces petites filles,
+qu'est-ce que vous voulez; c'est trop jeune vraiment, c'est bébête, ça
+n'a goût de rien.
+
+--Goût de rien! s'écria Me Beaudésyme. Ah ça, Pilou, vous n'avez donc
+jamais mordu dans un citron?
+
+M. Lubriquet se prit à sourire, comme d'avoir compris. Et le notaire,
+avec ses luisantes dents, avec ses lèvres où la langue sans cesse avait
+l'air de lécher un piment, et tout ce poil en feu autour du visage, avec
+sa lavallière d'écarlate: il avait l'air d'un loup rouge, d'un bon loup
+qui rit au fond du bois.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LES DÉVOTIONS DE BASILIDA
+
+
+Telle que dans sa bordure une image en relief, Mme Beaudésyme, toute
+droite sous les panonceaux, hésita un instant devant la rue aveuglante
+et terne comme une piste de craie sous le soleil. Et de sa belle main
+refermant la porte, elle prit le chemin de l'église.
+
+Les dérèglements d'une piété qui ne s'accordait plus aux lois de sa
+religion la ramenaient sans cesse auprès des autels. Mais c'était pour
+ne trouver pas dans l'ombre des voûtes plus de repos qu'aux ardeurs de
+la volupté.
+
+Soumise à des entraînements contraires, elle ne les pouvait concilier
+que par le mensonge, et le doyen de Sainte-Marthe, son confesseur, était
+le dernier à qui elle s'en pût confier, quand même, pour la conduire à
+travers tant d'écueils, il eût été autre chose que le pasteur de petite
+ville dont on imaginera sans peine l'âme, le visage, le ventre épanouis,
+toute l'ambition bornée aux limites de sa cure.
+
+Ce bonhomme pour qui la mystique n'était que pieux venin, et l'ascétisme
+des livres «surnaturels», périlleuse acrobatie, ce confesseur mal
+accoutumé aux fautes complexes n'en aurait pas cru sans effort Mme
+Beaudésyme à l'entendre avouer que depuis deux ans c'est en état
+d'adultère qu'elle approchait la Sainte Table. Non pas que la crainte du
+scandale la contraignit à ce sacrilège autant peut-être que la faim des
+sacrements; et peut-être que c'eût été dans son cœur une autre espèce
+de sacrilège que renoncer sa passion, ne serait-ce que des lèvres. Plus
+encore que son amant, elle aimait son amour, et s'y voulait rouler,
+comme une abeille dans la semence d'une fleur, jusqu'à l'ivresse.
+
+Mais quand même elle ne gardait de la religion que les dehors du culte,
+ou bien des sacrements, comme l'avouait son repentir, affreusement
+corrompus, c'était quelque chose encore pour cette catholique
+passionnée, qu'avait catéchisée, enfant, une grand'mère espagnole. Tout
+au moins y satisfaisait-elle des habitudes d'agenouillement, l'amour de
+s'humilier et ce mysticisme de la chair dont l'orgue, l'encens, les
+échos d'une pierre odorante, et toute cette liturgie chargée de nos
+propres souvenirs, entretiennent si bien la sorte d'extase animale qui
+tient lieu de prière ou de méditation.
+
+Quand Basilida--la tête un peu basse et peut-être lourde de
+pensées,--eut gravi le haut perron de Sainte-Marthe aux marches
+étincelantes de soleil, la nef était si fraîche, si parfumée de cire et
+d'encens froids, qu'elle pensa défaillir en tombant à genoux. Un
+prie-Dieu lui était réservé du côté d'Évangile, devant l'autel du
+Sacré-Cœur dont la statue, donnée jadis par sa grand'mère, rappelait
+les fureurs et le sang d'une Espagne qui n'est plus. Tout de suite, elle
+s'abîma dans de cruelles délices. Les feux de l'enfer, de l'amour, le
+paradis s'y mêlaient comme ces flammes qui dansent sous les paupières
+d'un homme ébloui. Le Christ, flamboyant sur l'autel, ne lui
+présentait-il point un cœur pareil au sien, dévoré de toutes les
+amours que rien n'étanche? Elle mit sa tête dans ses mains pour ne plus
+le voir, pour le voir mieux, peut-être, ou pour le confondre avec
+d'autres images.
+
+...Basilida s'était ressaisie; et c'est de Dieu seul maintenant que se
+remplissait sa prière: «Seigneur Jésus, disait-elle, Fontaine de pardon
+que ne profane aucune souillure, ni n'épuise nulle soif, Vous qui
+laissâtes Magdeleine répandre, sur Vos pieds, ses parfums avec sa
+chevelure; Vous près de qui s'abrita l'amoureuse contre la pierre des
+jaloux;--penchez Votre visage sur cette autre pécheresse qui Vous
+supplie, hélas, moins d'absoudre que de protéger une faute qu'elle ne
+peut haïr. Que feriez-Vous, Seigneur, d'un repentir, dont le mensonge
+offenserait Vos autels? Et ne m'avez-Vous pas vue lutter contre mon
+amour comme Jacob avec l'ange, comme lui retomber vaincue, les os
+desséchés par la soif? Hélas, savais-je, abandonnée enfin, vers quelles
+flammes il m'entraînait, et quand il m'eut liée, défaillante proie, si
+son vol m'emportait au cœur rouge de l'Enfer ou blanc du Paradis. Et
+comment reconnaître puisque le vent de ses ailes me fermait les yeux, si
+c'était un mauvais ange?
+
+«Seigneur Jésus, l'amour peut-il jamais être du démon? Et, s'il est
+criminel, n'est-ce point assez, pour s'expier soi-même, que ses propres
+feux le consument, et qu'il se nourrisse de sa propre chair? Assez, pour
+payer sa rançon, de n'être jamais sûre, fût-ce un instant, de posséder
+en vérité ce que l'on aime plus que son salut? Que de fois, dans le
+silence de la nuit, quand le sommeil de l'homme que je trompe semble la
+raillerie de mes propres pensées, quand je m'ensanglante le cœur à y
+enfoncer mes doutes plus aigus que mes ongles; quand mon amour est comme
+de la haine, que de fois j'ai crié, comme aujourd'hui vers Vous: «Mon
+Dieu, pourquoi m'avoir donné mon bien-aimé, si ce n'est à moi seule? Ne
+savez-Vous pas qu'il n'est rien de lui qui ne m'appartienne, ses jambes
+serpentines, ses mains ou cette bouche pleine de baisers, fraîche et
+creuse comme une fleur? Et si, non plus que dans son corps, Vous ne
+voulez, sur son âme de fille, que je sois la seule à régner, mon Dieu,
+faites qu'il meure, mais qu'il ne me trahisse pas!»
+
+Un instant, elle se sentit, de ce souhait, épouvantée soi-même, et
+tomber dans une espèce d'accablement: «Seigneur, suppliait-elle, si Vous
+ne m'avez plongée dans la fournaise que pour qu'elle me purifiât,
+l'épreuve n'a-t-elle pas assez duré? Mais quoi, n'est-ce pas pour Vous
+seul que fut créée votre servante, et pourquoi l'avoir marquée d'une
+autre emprise que de Vous? Ah, si ce n'était que pour soûler son ardeur
+jalouse, et que je ne puisse cesser d'aimer qu'en cessant d'être, ah,
+mille fois plutôt, Seigneur, que la douleur l'épure et qu'elle lave ses
+taches aux larmes du repentir. Que mon âme soit hors du siècle et hors
+de la chair, chaste comme la rosée, blanche comme les flocons. Faites,
+Seigneur, qu'à travers l'amant elle remonte jusqu'à l'Amour. Et que je
+sois pénétrée enfin, sans qu'elles me dévorent, de ces flammes qui sont
+de cette pourpre qui est Votre cœur. Puissé-je respirer l'odeur en
+Vous pareille à ce parfum des roses que le matin éveille et suspend
+autour du rosier?»
+
+Basilida, un peu apaisée, releva la tête. Ses yeux errèrent vers le
+Grand Autel, et, sur le chœur, dont le côté d'Épitre était seul
+éclairé, elle vit que l'iris d'un vitrail ancien, et trempé de soleil,
+faisait chatoyer ces paroles:
+
+ LATENS DEITAS
+
+Si ce n'était point assez de cet obscur oracle pour pacifier la jeune
+femme, elle n'en fut pas moins favorablement émue. Quelques secondes au
+moins il lui apparut que l'amour et Dieu étaient identiques, elle-même
+pardonnée sinon absoute. Mais qu'eût pensé de ces rébus le curé
+Cassoubieilh? Son confrère de Saint-Éloi-des-Mines ne passait guère pour
+plus pénétratif, encore qu'il eût ses petites entrées à l'Évêché, et
+déjà, dans les milieux ecclésiastiques une réputation de finesse et de
+politique qu'il devait, un jour, pousser plus loin. Et leurs deux
+vicaires étaient surtout appréciés comme chasseurs, l'un d'eux par
+surcroît dans les jeux de quille dont M. l'évêque de Lescar tolérait à
+son jeune clergé la fréquentation. D'ailleurs ils se montraient tous au
+confessionnal, hors M. Cassoubieilh, de la même rigueur pharisaïque. Une
+fois de plus, elle songea au Révérend Père Nicolle. Depuis que la
+Société de Jésus restait apparemment dissoute, sous les coups d'un
+gouvernement imbécile, et lui-même souffrant d'une nervosité qui
+ressortissait aux eaux de la localité, il avait été, jusqu'à nouvel
+ordre, envoyé par ses supérieurs à Ribamourt, d'où son père, naguère
+professeur en Sorbonne, tirait son origine.
+
+Sa réputation de directeur l'y avait précédé; et la jalousie, par
+conséquent, des autres prêtres. Aussi, pour si peu de génie qu'ils
+eussent, en avaient-ils montré assez pour lier partie de lui rendre
+leurs paroisses irrespirables. Et pour la première fois de leur vie,
+sans doute, M. le Doyen, M. Puyoo, desservant de Saint-Éloi-des-Mines,
+leurs vicaires, se trouvèrent-ils d'accord contre l'intrus.
+
+Si l'on s'étonnait de cette conjuration, au milieu même d'une tempête
+qui, à tout prendre, les menaçait eux aussi, et jusque dans leurs
+racines, qu'on se rappelle seulement combien, depuis le XVIIe siècle,
+cette lutte des séculiers contre les Ordres, comporte d'ardeur et de
+venin, sous le couvert de la douceur évangélique. Le Père Nicolle, qui
+s'attendait au pis, ne fut point déçu. Entre autres amertumes qu'il lui
+fallut digérer, l'une des plus répugnantes fut qu'ils se mirent, tout de
+suite après les politesses des premiers jours, à peloter avec lui, à
+propos de confessionnal, qu'ils lui prêtaient, tour à tour, ou lui
+reprenaient au premier prétexte, dans l'une ou l'autre des deux
+paroisses.
+
+La direction des âmes, dont le clergé paroissial s'est trop souvent
+montré moins capable que jaloux, est un des champs de bataille où il a
+été le plus souvent défait, nul ne l'ignore, par les réguliers. Aussi le
+Père Nicolle, à peine paru, il n'en avait pas fallu davantage pour qu'il
+enlevât tout un troupeau de consciences troublées, ou seulement
+capricieuses, peut-être zélées, à des guides peu soucieux qu'on les
+supplantât. Mais le complot, peut-être tacite, des Cassoubieilh et des
+Puyoo, qui aurait pu lui rendre les fidèles matériellement étrangers, en
+quelque sorte, se trouva déjoué à sa naissance même, par la franchise du
+Jésuite: vertu qui se rencontre plus souvent dans la Compagnie que ne
+l'y cherche cette famille de sots dont Voltaire s'indignerait sans doute
+d'être le parrain, et que ce fût un châtiment qui passait beaucoup ses
+fautes.
+
+Lassé de cette petite guerre, le Père Nicolle, ayant un après-midi
+rencontré les deux curés ensemble, leur posa la question sans détours.
+M. Puyoo, par son silence, se retrancha derrière son doyen, qui, ne
+voyant pas jour à décemment refuser son église, argua d'abord du petit
+nombre de confessionnaux, dont il n'y avait que deux. L'autre tourna
+cette objection, en proposant aussitôt d'en faire faire un à ses frais;
+en même temps que, par une habileté qui ménageait la susceptibilité de
+M. Cassoubieilh comme aussi sa propre fatigue et laissant l'attrait du
+rare à son ministère, il s'engageait à ne confesser qu'un jour par
+semaine, en dehors des Fêtes. Le curé, qui pensait avoir gagné
+l'avantage, accepta les offres du Jésuite; assez satisfait au fond de ne
+pas pousser le différend, et d'abandonner M. Puyoo, comme il pensait, à
+la rancune du Jésuite. Aussi se quittèrent-ils, tous les deux, assez
+satisfaits l'un de l'autre.
+
+Or si le renom du Père Nicolle, comme confesseur, ne diminua point à
+Ribamourt pour être mis à l'épreuve, celui des jésuites, pour leur
+indulgence, subit, par contre, une forte atteinte. Le Père Nicolle ne se
+montrait rien moins qu'indulgent, au dire de ses ouailles; et c'était
+assez pour que Mme Beaudésyme ne lui allât point confier ses doutes,
+sa jalouse passion, ni ses fautes. Sans y penser en face, elle savait
+trop combien sa conscience en prenait à son aise, et que sa dévotion
+n'était, pour une part, rien que grimace. D'autre part, fût-ce dans ses
+accès de repentir les plus douloureux, elle se souciait peu que l'on
+cautérisât sa conscience, au lieu de la lui parfumer seulement: femme en
+un mot, et amoureuse, qui voulait bien du pardon, mais qu'on lui laissât
+le péché.
+
+Basilida s'était levée, et, après une demi-génuflexion devant l'autel,
+avait gagné le dehors, lorsque, devant le portail, elle se rencontra
+avec M. Cassoubieilh, qui, venant de la ville, avait plus court à passer
+de ce côté, à travers l'église, pour gagner son presbytère où
+communiquait la sacristie. Il s'était arrêté tout en haut du perron, à
+l'ombre du porche roman connu pour son chrisme singulier, et soufflait
+un peu, étant obèse et délicat, avant de s'exposer à la fraîcheur de la
+nef. Son jonc sous le bras, dont la pomme était un fragment de bronze,
+ramassé aux mauvais jours dans les décombres de Saint-Denis, il essuyait
+d'un mouchoir à carreaux jaune et noir, en préparant sa tabatière, son
+visage moite et rond.
+
+--Ah! dit-il avec un heureux sourire, en saluant Mme Beaudésyme,
+voici la fleur de mes paroissiennes. Que ne sont-elles toutes comme
+vous.
+
+--Eh, Monsieur le curé, répondit la jeune femme d'une voix un peu âpre,
+inattendue, qui sait, au jour du jugement, ce qu'on vous dirait d'elles.
+
+--Ta, ta, ta, j'en courrais bien le risque. Quoique, ma chère enfant, et
+sans reproche, je vous ai connue plus assidue au tribunal de la
+pénitence, et conséquemment à la Sainte Table...
+
+Il ajouta, avec un peu de mépris:
+
+--...que l'on recommande aujourd'hui dans des conditions telles...
+
+M. Cassoubieilh s'interrompit. On voyait que le levain du jansénisme,
+qui parfois germe au cœur de nos curés vieillissants n'était pas
+mieux amorti encore dans le sien que le péché gallican.
+
+--On n'ose pas toujours, dit Basilida qui regretta aussitôt ce
+demi-aveu de ses inquiétudes, et devint rose. Le curé lui-même parut
+pressentir un instant les secrets abîmes de cette âme qu'il croyait
+connaître, et fixa sur sa pénitente un regard plus attentif qu'à
+l'ordinaire. Mais ce ne fut qu'un éclair. La jeune femme s'était déjà
+couverte d'un sourire innocent, et l'optimiste confesseur remis à voir
+les choses, comme il disait «sous l'angle de la bonté de Dieu».
+
+--Si c'est moi qui vous fais peur, reprit-il avec jovialité, il faut
+changer, voilà tout. M. Lassus, mon vicaire, est plein de sens et de
+douceur. Et vous avez encore le Révérend Père Nicolle. C'est un grand
+homme, M. Nicolle.
+
+Mme Beaudésyme savait le fond qu'il fallait faire de cette louange.
+Aussi assura-t-elle M. Cassoubieilh, en le quittant, qu'ayant toujours
+mis sa confiance au clergé de sa paroisse, elle se passerait de chercher
+des grands hommes ailleurs.
+
+Rien que cette flatterie était la preuve, à son sens, d'une vertu
+suffisante pour que se dissipât, aussitôt qu'il fut dans l'église, le
+souffle de soupçon qui avait, un instant, ridé sa bienveillance. Et la
+pensée ne lui vint pas que peut-être la conscience de la notaresse était
+pareille à ces eaux de cristal qui dorment sur un lit de vase.
+
+En s'éloignant de Sainte-Marthe, la jeune femme se dirigea vers le
+bureau de tabac que tenait, près du Jardin Public, Mlle de Lahourque,
+à l'enseigne de l'Agneau Pascal. Elle s'y fournissait de cigares à cinq
+sous pour son mari, des conchas qu'il y jugeait meilleurs, et qui
+étaient parmi ses luxes un de ceux qui scandalisaient Ribamourt. Au sein
+de l'adultère, Mme Beaudésyme ne se laissait pas d'avoir pour lui les
+soins d'une ménagère attentive. Elle dépensait beaucoup de son temps à
+ordonner le confort d'un homme qu'elle n'aimait pas, ni peut-être
+n'estimait pas davantage.
+
+La boutique étroite et longue, où Mlle Victorine de Lahourque
+vendait, outre du tabac, de menus objets de ménage et de piété, des
+joujoux, diverses sucreries, des souvenirs de Ribamourt en étain,--était
+aussi un bureau de conversation; elle-même une personne maigre, pieuse,
+aristocratique. Le singulier c'est que, fille de petits aubergistes, la
+seule erreur d'un secrétaire de mairie lui avait valu cette particule
+dont, toute jeune déjà, elle devint si vaine, et préoccupée, que toute
+sa vie en fut, en quelque manière orientée, et qu'on l'avait vue,
+honnête et d'assez jolie figure, refuser plusieurs prétendants fort
+sortables à sa condition. La première fois, enfant encore et dont les
+robes n'étaient pas bien longues, comme elle avait parlé de mésalliance,
+son père, après s'être fait expliquer ce que c'était, lui apprit ce que
+c'est qu'une fille noble qu'on corrige. La mémoire lui en resta si
+cuisante, qu'elle en oublia le mot sous le manteau de la cheminée. Mais
+son étrange manie, qui pour tout cela ne fut pas exorcisée, lui fit
+désormais découvrir assez de prétextes pour écarter la roture ou la
+bourgeoisie même des prétendants, sans en passer par les callosités des
+mains du vieux Lahourque. Son illusion, du reste, avec le temps, n'avait
+fait que grandir et s'enraciner. Elle était seule, ce jour-là au
+magasin, ou, comme elle aimait mieux qu'on dît: au bureau. Sa commise,
+fillette négligée aux cheveux en broussaille, avait congé de
+l'après-midi; et la chaleur, encore assez de rigueur en dépit des ombres
+déjà longues, pour tenir les clients chez soi. Assise derrière le
+comptoir, où s'échiquetaient les papiers Job et les boîtes d'allumettes
+suédoises, où il y a écrit: joie--elle faisait chatoyer dans sa tête
+argentée, aux traits délicats, les belles couleurs de ses rêves
+familiers.
+
+--Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Basilida, j'ai bien l'honneur
+de vous saluer.
+
+Et elle referma avec soin la porte, qui, depuis trois lustres
+peut-être, «forçait» sur les carreaux.
+
+--Bonjour, Madame la notaresse, répondit Victorine. Et, comme elle
+faisait depuis quinze ans plusieurs fois par jour, elle observa:
+
+--Comme c'est ennuyeux, cette porte.
+
+A quoi Basilida, selon le rite enseigné par six ans de mariage,
+répondait:
+
+--Il faudrait y mettre un peu d'huile.
+
+Elle aimait à causer avec la vieille fille, et ne manquait pas, pour la
+flatter, à lui donner du «de» aussi souvent qu'il se pouvait décemment.
+Beaucoup de personnes, de ces méchantes gens qui affectent l'irrespect
+pour une distinction dont ils sont jaloux, allaient jusqu'à rire de sa
+noblesse. Et, comme s'ils l'eussent opérée de sa particule, ils allaient
+jusqu'à la rejeter dans le Tiers, voire dans la tourbe et la roture du
+quatrième Ordre--si c'en est un que le prolétariat, ou les petits neveux
+des serfs de mainmorte,--en lui parlant avec persistance de sa famille,
+de son frère Victor en particulier, ancien aubergiste qui, ayant fini
+par boire son fond, et par se faire sandalier, traînait à travers
+Ribamourt la plus bourgeonnante figure d'ivrogne et de cocu qu'on puisse
+imaginer. Sa femme, une assez jolie cascarote de Saint-Jean-de-Luz, qui
+faisait bouillir la marmite, et lui payait son cabaret, faisait partie,
+avec ses galants, quand il s'était couché trop saoûl, de l'aller
+fouailler à torchons mouillés.
+
+Et l'on chagrinait aussi Mlle de Lahourque en lui demandant: à quand
+le retour du Roi, du ton dont on aurait dit: à quand la noce? Car elle
+pensait bien, comme il est naturel aux personnes de naissance. Toutes
+ses idées d'ailleurs avaient emprunté depuis longtemps à l'ancien régime
+le tour le plus romanesque et les jugements d'autrefois.
+
+Pour découvrir le premier germe peut-être de ses rêveuses illusions, il
+aurait fallu remonter jusqu'à ce jour de son enfance où une vieille
+fille, telle qu'on la pouvait voir elle-même aujourd'hui, éprise de
+mystères, nourrie au pathos le plus frénétique des Ratcliffe ou des
+Ducray-Duménil, le cerveau plein d'enfants volés, de travestis, de
+complots, lui avait chuchoté: «Et si vous étiez la fille de quelque
+grand, qui, sur le chemin de l'exil, vous aurait confiée aux fidèles
+Lahourque. Et s'il venait vous réclamer tout à coup.»
+
+Victorine, rougissante, s'était mollement récriée. Mais comme on voit la
+graine d'un arbuste, par hasard germée dans une potiche, la faire
+éclater en même temps qu'elle la retient de ses racines chevelues, toute
+une floraison, engendrée par cette parole, emplissait de rêves le
+cerveau de la buraliste. Elle avait fini par croire que cette erreur
+d'état civil dissimulait de grandes choses, dont sa naissance n'était
+pas la moindre. Comment douter que la puissante famille à qui elle
+appartenait ne vînt un jour la revendiquer pour lui rendre l'éminence de
+son rang. Et, toute seule dans la boutique, sous le plafond bas, il lui
+semblait, dans la gloire de l'avenir, être assise auprès des trônes.
+
+Déjà, jeune encore, et faite pour plaire, si quelque inconnu la
+regardait avec un peu d'attention, elle ne voyait pas là un symptôme de
+cet amour qu'il est si doux aux femmes d'imaginer qu'elles inspirent.
+Elle se disait, avec un battement de son pauvre cœur rempli de
+mirages:
+
+--C'est un émissaire de la Famille.
+
+Peu à peu sa jeunesse, l'éclat de ses cheveux, de son visage, s'étaient
+fanés. Mais les magnifiques cristaux de l'illusion continuaient à
+s'appareiller autour de son premier rêve. Aujourd'hui encore, c'est Iris
+tout entière qui, pour elle, s'y jouait chatoyante, quand Mme
+Beaudésyme vint l'arracher à ses mirages.
+
+--Oui, répondit-elle à l'observation de Basilida. Mais on est si occupé
+qu'on oublie. Et que puis-je faire, Madame, pour vous être agréable.
+
+--Je voudrais de ces londrès, vous savez--une douzaine--que fume
+toujours Alexandre, et venant d'ici. Il prétend ne les trouver bons que
+chez Mlle de Lahourque.
+
+La vieille fille soupira. Ayant avancé une chaise à la notaresse, elle
+revint derrière son comptoir, et se haussa, en disant, la tête à demi
+tournée:
+
+--Si le malheur des temps veut qu'on ne fasse qu'un humble métier, Dieu
+n'exige pas moins--ce sont les propres termes du Père--qu'on
+l'accomplisse de la manière la plus agréable à Ses yeux.
+
+Et Mlle de Lahourque, en prononçant ces paroles, laissa choir toute
+une pile de boîtes. La plupart s'ouvrirent. Des cigares l'un à
+l'autre--non moins qu'à la Havane--étrangers, se mêlaient dans la sciure
+de bois. Il y en avait avec des bagues.
+
+Tandis que Basilida, prise de fou rire, se mouchait opportunément, la
+buraliste se baissa et disparut à son tour dans l'étroit passage, d'où
+sa voix, soudain lointaine, donna le vol à des paroles étouffées:
+
+--...font exprès... lui répète sans cesse... une paire de calottes.
+
+--J'ai rencontré tout à l'heure, interrompit Mme Beaudésyme, et qui
+revenait, je pense, de son bureau, M. Lubriquet-Pilou.
+
+La vieille fille réapparut soudain, et, en quelque sorte, à la façon de
+ces diables dont on ouvre brusquement le couvercle. Un peu de rouge qui
+lui était monté aux joues, peut-être pour s'être tenue courbée, lui
+donnait un reflet de jeunesse:
+
+--M. Lubriquet? dit-elle. C'est qu'il est trésorier des Eaux,
+maintenant,--oui, de la Société Neuras... théno... thérapique. Ça ne
+m'étonne pas que vous l'ayez rencontré. Il est partout.
+
+Et elle ajouta, avec cette expression de la pudeur alarmée à la fois et
+ravie:
+
+--On ne se doute pas quel coureur c'est.
+
+Dès que Basilida était arrivée, par des moyens qui variaient peu, à se
+faire dire cette phrase qui ne variait pas, elle levait les yeux au ciel
+en s'exclamant:
+
+--Est-il possible! Un homme qui a l'air si comme il faut.
+
+--Oh! reprenait Mlle de Lahourque, ce n'est pas de ces débauchés...
+peuple, sans choix. Et il n'en est que plus coupable, car, partout,
+c'est à lui la primeur. Aussi, ce qu'on en est jaloux. La jeunesse le
+déteste.
+
+--Non? faisait Mme Beaudésyme.
+
+--Et savez-vous, ajouta-t-elle plus bas, ce qu'on dit d'une jeune fille
+qui a mal tourné: «Qu'a battut lou briquët, et n'y hazé pas rët.»
+
+Personne n'ignorait à Ribamourt la passion que nourrissait pour le
+trésorier Mlle de Lahourque. Quoiqu'elle-même fût la cendre où
+couvaient ces feux, elle n'aurait pu se rappeler le jour qui les avait
+vus naître. C'est comme s'ils fussent venus au jour avec elle, et sa
+tendresse au point qu'elle ne sentait pas tout ce qui les éloignait sur
+les degrés sociaux, ni l'essentiel qui manquait à Lubriquet pour ne lui
+être pas inégal: la particule, en un mot. Et si quelqu'un feignait en
+sa présence de le rabaisser là-dessus:
+
+--Il y a des gens, disait-elle, qui naissent nobles.
+
+Mais elle n'expliquait, de cet adage, ni la portée, ni le mystère.
+
+--Tout de même, Mademoiselle de Lahourque, reprit Basilida, c'est chez
+vous qu'il se sert, n'est-ce pas? Prenez garde.
+
+La pudeur mit à nouveau son incarnat sur les joues de Victorine.
+
+--Oh! Madame, il est si distingué. Avec moi, jamais un mot plus haut que
+l'autre.
+
+Le fait est que M. Lubriquet-Pilou, informé depuis plusieurs années de
+cette conquête, était obligé, pour soutenir son caractère, de venir
+chaque jour acheter son tabac à l'_Agneau Pascal_. Comme il n'en fumait
+guère que pour trois ou quatre sous par jour, la buraliste le lui
+préparait d'avance en petits paquets de couleur, et sans pailles. Ah!
+que ne les pouvait-elle orner de fleurs, de ces cloches et ces calices
+des champs dont l'allégorie veut dire espoir, amour qui n'ose,
+battements du cœur.
+
+--N'importe, dit Mme Beaudésyme. Je me sauve. Un homme comme ça...
+doit avoir mille choses à vous dire.
+
+--Oh! il vient plus tard, beaucoup plus tard, et presque jamais quand je
+suis seule.
+
+--Il n'ose pas, voyez-vous.
+
+--Lui, ne pas oser, se récria la vieille fille, du même ton que si on
+lui avait dit: «Le soleil est noir.»
+
+Mais Basilida avait raison. Le Séducteur éprouvait autant d'émoi que sa
+victime, dès qu'ils étaient réduits au tête à tête. Ces jours-là, M.
+Lubriquet ne s'attardait pas au comptoir où tous deux, sans presque mot
+dire et les yeux baissés, se tenaient chacun de son côté, jusqu'à ce que
+la commise revenant de courses, ou quelque acheteur qui croyait en
+entrant soudain leur faire une malice les tirât d'embarras.
+
+--A demain donc, Mademoiselle Victorine, disait le trésorier comme pour
+clore une longue causerie, je vous dirai ce que c'est. La buraliste
+maudissait l'importun, en se disant: «Il allait parler. Qu'allait-il
+dire? Et demain serons-nous seuls?» Lui s'en allait le nez au vent, et
+tel un vainqueur, en sifflotant la romance que tout Ribamourt lui
+connaissait:
+
+ Songe que, d'un regard, la colombe peureuse
+ Fait coucher à ses pieds le lion du désert (bis).
+
+qui résonnait, en décroissant, discrètement et tendrement comme un aveu,
+dans le cœur de Victorine.
+
+Cependant la conversation des deux femmes avait dévié; et c'est M.
+Lescaa qui était sur le tapis. Qui dira pourquoi la buraliste avait fini
+par le mêler à ses songes, non pas sans qu'il les eût devinés? A cause,
+peut-être, qu'à plusieurs fois il l'avait conseillée dans ses affaires,
+aidée plus souvent encore, en souvenir de la mère Lahourque, jadis
+cuisinière chez ses parents, et qui avait été la nourrice de son unique
+sœur, morte au sortir de l'enfance, et dont la peine lui avait duré
+toute sa vie.
+
+Mais Victorine était sûre qu'il connût le secret de sa propre naissance,
+non moins que le nombre des perles ou des feuilles d'ache qui timbraient
+le pucelage de son blason en forme de losange. Aussi, ce qu'elle en
+avait reçu, ce n'était point, pensait-elle, qu'il eût obéi à sa
+générosité (et comment croire qu'il y en eût chez cet homme de glace?)
+mais aux ordres de ceux dont elle était issue.
+
+--En voilà un, dit-elle, s'il voulait parler...
+
+Basilida hocha la tête. Il y avait bien des jours qu'elle était un peu
+la confidente de Victorine.
+
+--Je ne sais si vous êtes comme moi, mais je le trouve tout changé
+depuis quelque temps. Dieu! s'il emportait ses secrets dans la tombe.
+
+--Est-ce que vous l'avez vu dernièrement?
+
+--Mais oui: toujours pour ce pauvre Lahourque.
+
+--Votre frère vous a fait encore des ennuis?
+
+La buraliste acquiesça par un soupir.
+
+--Hélas, les gens mal nés, dit-elle. Que voulez-vous espérer d'eux?
+
+Cette parole mélancoliquement sincère provoqua un instant de silence.
+Puis la notaresse reprit:
+
+--Il vient pourtant assez d'étrangers, et il reste assez d'argent pour
+que tout le monde en gagne, quand on veut travailler. Et voilà qu'on en
+annonce d'autres, de partout. Tenez. Vous rappelez-vous cet ami de mon
+cousin Vitalis, qui a une automobile?
+
+--Ah oui, un grand, maigre, avec le nez comme un paon et si difficile
+pour ses cigares? Il m'a même fait venir deux boîtes de havanes, à
+vingt-deux sous. Des Uppmann, ça s'appelle.
+
+--Il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux, à cause de ses nerfs.
+
+--Ce doit être quelque fils de gros marchand. Mais je n'ai jamais su son
+nom.
+
+--Cérizolles, il s'appelle; c'est le frère du duc.
+
+--Ah oui: le duc, dit Mlle de Lahourque, en dégustant ce substantif,
+comme si ce fût une prune à l'eau-de-vie.
+
+--La naissance, observa-t-elle, ça se reconnaît toujours.
+
+Elle jeta obliquement un regard au miroir rond qui pendait près d'elle,
+et ajouta:
+
+--Tout de même, si ce n'était pour ça, et aussi pour M. Vitalis, je le
+prierais de porter ses commandes ailleurs.
+
+--Ah! mon Dieu. Qu'est-ce qu'il a donc fait?
+
+--Imaginez qu'un jour--j'avais le dos tourné, mais avec le reflet de la
+vitrine--est-ce qu'il n'avait pas... (elle baissa la voix)... oui, ma
+chère Madame, à la petite. Ce que je lui ai administré deux gifles,
+aussi...
+
+--A M. de Cérizolles, demanda Mme Beaudésyme?
+
+--Non, à Jeannine! Est-ce qu'elle n'avait pas le toupet de rire? Je
+l'aurais fouettée, si nous avions été seules.
+
+--Je vous trouve un peu sévère. Jeannine n'a plus...
+
+La porte grinça (Cette porte! s'exclama Mlle de Lahourque); et M.
+Lubriquet-Pilou parut, qui s'était assuré sans doute que la buraliste
+n'était point seule. Mais son répit fut court. Soit discrétion ou
+malice, Mme Beaudésyme paya ses cigares et prit congé. Derrière elle
+la boutique retomba dans le silence: le Séducteur, sans doute, fascinait
+sa proie par un mutisme omineux.
+
+Basilida se disait que les passions vraiment n'ont pas d'âge. Et
+peut-être enviait-elle l'innocence de la vieille fille au prix de ces
+joies qu'elle ne goûtait qu'en frémissant, et de ces terreurs: le ciel,
+le monde, son mari. Mais quoi? Si c'était cela même qui en fût l'épice,
+songeait Mme Beaudésyme, et l'exaltation! Si cet amour n'était si
+ravissant que pour être périlleux et dérobé. Et si ce masque de règle
+et de sagesse, dont elle cachait son déportement, que soudain il se
+détachât au jour, ne la verrait-on point, telle qu'une Ménade,
+précipitée au travers d'un peuple qui s'écrie? La poussière du grand
+chemin qu'ont soulevée ses flottantes jupes est déjà loin derrière elle,
+loin comme le passé; tandis qu'au hasard des champs ou des vignes, ivre
+de courir, de grappes, d'espace, ivre du ciel qu'ébranle la foudre
+prochaine, elle se hâte vers l'horizon cuivreux.
+
+Un bruit de roues fit retourner Basilida sur le seuil de sa maison.
+C'était Mme de Charite et Sabine, en charrette anglaise. Les deux
+dames, dont la sympathie était médiocre, échangèrent une espèce de
+sourire. Guiche, qui aimait Mme Beaudésyme, la salua d'un «Bonjour,
+Madame!», qui sonna joyeusement dans la rue.
+
+--Pourquoi cries-tu comme cela, demanda sa mère avec humeur.
+
+--C'est pour qu'on m'entende. J'aime beaucoup Mme Beaudésyme, et pas
+du tout qu'on m'attrape.
+
+Mme de Charite mesurait chaque jour depuis le retour de Sabine,
+l'autorité qui peu à peu lui échappait, n'ayant jamais employé que la
+contrainte, et qu'elle sentait bien qu'il ne lui fallait plus compter de
+mettre en usage. Aussi ne répondit-elle que par un claquement de langue
+qui pouvait s'adresser à sa fille comme à sa jument, et par un coup de
+fouet que Savoy fut seule à recevoir. Elle en marqua de l'indignation,
+pointa, s'enleva, et fut du même train jusqu'à la Place Jeanne où, ayant
+pris son tournant un peu de court, elle accrocha une brouette de linge
+que poussait une femme. Guiche qui n'avait peur jamais de rien, et dont
+le visage semblait aspirer la vitesse et l'aspect aussitôt évanouis des
+choses, vit dans un même moment la blanchisseuse debout et sur le dos,
+ses bas rouges qui battent l'air, et le linge, avec la brouette, sur
+elle épars. Enfin un choc la jeta soi-même, ainsi que sa mère, contre
+le tablier de la voiture; Savoy, engagée entre deux chevaux dételés,
+dont l'un se cabrait, en secouant--comme d'un fruit fait l'orage--le
+palefrenier bossu suspendu à sa ganache; un cocher, à quelques pas, jeté
+par terre, avec son chapeau à rubans qui roule, tandis que des gens
+confusément sortent de la _Vache Couronnée_.
+
+Tout cela fit plus de bruit que de mal. Mme de Charite, s'étant, avec
+condescendance, occupée qu'on réconfortât les victimes, et de donner
+rendez-vous chez elle à la blanchisseuse, s'éloigna en laissant derrière
+elle un rassemblement mi-laudatif, mi-gouailleur, dont un
+commis-voyageur, connu pour ses accidents de voiture, avait condensé
+l'opinion de tous en ces quelques mots:
+
+--On devrait défendre aux femmes de conduire.
+
+Guiche et sa mère s'étaient cependant engagées sur le pont:
+
+--Écoute, dit celle-ci, je te laisse à tes courses. Puis tu viendras me
+rejoindre chez M. Lescaa. Et sois gentille avec lui, ajouta-t-elle avec
+un peu d'aigreur.
+
+--Je suis toujours gentille avec Parrain, dit la fillette, paisiblement.
+
+--Aujourd'hui en particulier. Il est à même de nous rendre un grand
+service.
+
+--Ce ne sera pas le premier.
+
+--Tais-toi, et tâche de ne pas nous arriver toute fripée et fagottée,
+avec tes cheveux sur les oreilles.
+
+--Je tâcherai. Toi-même, maman, tu feras bien de tirer un peu sur ton
+corsage par derrière, ou de ne te présenter que de face. Je t'ai déjà
+dit qu'il te faisait une poche au-dessous de l'épaule gauche: on y
+mettrait un œuf de canard. Et à tout à l'heure, alors.
+
+La mère et la fille se séparèrent avec la plus gracieuse inclinaison de
+tête. Une heure après, quand Guiche fut introduite dans le petit salon
+où Mme de Charite s'entretenait avec l'Onagre, la conversation
+s'interrompit sur ces paroles de sa mère, qu'elle n'entendit pas:
+
+--Oui, les hommes, je ne sais pourquoi, la trouvent assez aguichante.
+
+Et avec un éclat de rire peut-être un peu forcé, elle ajouta, en
+baissant la voix, ces paroles dont la logique demeurait obscure:
+
+--Quel dommage que ce soit votre... filleule.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+L'APRÈS-MIDI DANS UN PARC
+
+
+Jean-Prudence Michon-de-Cérizolles arriva vers la fin d'août à
+Ribamourt. Sur les trois heures du matin, tout étant clos, les lampes
+même du baccara éteintes, on entendit le roulement sans cahots d'une
+automobile, et puis, devant l'hôtel _Gastou Fébus_, un arrêt, des
+trépidations, des appels de trompe. Personne ne paraissant, le seul
+clair de lune vit sortir de voiture un jeune homme maigre qui ôta ses
+lunettes, poussa quelques jurements et, muni d'une canne pareille à un
+bélier que son chauffeux lui avait tendu avec effort, fut en asséner
+quelques coups dans la porte de l'hôtel, dont il dédaigna la sonnette.
+De nouveau rien ne se montra, sinon quelques clients aux fenêtres. L'un
+d'eux ayant marqué très haut son dégoût de ne pouvoir dormir, une voix
+perçante, mordante, demanda:
+
+--Vous voudriez peut-être qu'on aille vous bercer?
+
+L'inconnu, interpellé à ce moment dans sa chambre par une autre voix,
+mais indistincte, se tut. Le chauffeux éclata de rire. Cérizolles
+recommença son tapage.
+
+Cependant, abîmé dans ce néant où un veilleur, sans doute, est seul à
+choir, celui de l'hôtel _Gastou Fébus_, sentait qu'il se passait à
+l'extérieur quelque chose de déplorable, qui, tôt ou tard, le
+réveillerait. Et peu à peu il émergea des ténèbres en s'écriant:
+
+--Qui ey aquioü, Dioü bibann!
+
+A ce même moment parut M. Caüpana, le patron, homme bigle, minime, un
+peu tortu, que sa femme et une récente faillite, la sienne,
+conservaient dans l'aigre. Il alla ouvrir en personne, tandis qu'il
+observait d'une voix de tête:
+
+--Je ne sais pas qui c'est; mais vous pourriez faire plus doucement.
+
+--Monsieur Caüpana, répondit le jeune homme, si vous savez réveiller les
+gens avec un éventail, vous m'enseignerez.
+
+--Eh, c'est M. de Cérizolles, fit l'hôtelier radouci de reconnaître un
+client d'importance. Votre valet de chambre est bien venu retenir votre
+appartement, mais on ne vous attendait plus de ce soir.
+
+--C'est la faute de mon mécanicien.
+
+--On est si mal servi aujourd'hui, déplora l'hôtelier. Et toi, imbécile,
+dit-il au veilleur, est-ce que tu ne pouvais pas ouvrir à Monsieur le
+Comte. Allons, éclaire!
+
+La lumière électrique ne voulut pas être. L'appartement de Cérizolles
+donnait au nord,--ou au midi. Son valet de chambre couchait en ville
+avec les clefs. Il n'y avait rien à boire. Toutes choses qui lui
+permirent de s'irriter sur l'escalier, davantage le long du couloir, et
+fortement dans sa chambre. Caüpana mâchait sa bile avec servilité. Il
+pensait à sa femme, une Levantine qui le trompait depuis longtemps avec
+des valets en foule,--et combien de plaisir il aurait eu à la battre, si
+elle n'avait pas été plus forte que lui.
+
+Et, à la longue, les clients de l'hôtel purent se rendormir.
+
+Le lendemain, on vint prévenir Cérizolles à sa toilette que Vitalis
+désirait le voir. Aussitôt introduit, les deux jeunes gens se serrèrent
+la main, en se demandant à la fois:
+
+--Quoi de neuf...
+
+A la fois ils s'aperçurent, une fois de plus, que les choses les plus
+rares ce sont les neuves.
+
+Cependant Cérizolles, ayant mis à son complet couleur-de-la-bête le
+sceau d'un plastron prune-et-or, fut prêt à sortir: ce qu'il fit en
+longues enjambées, en traînant contre sa jambe, plus qu'il ne le
+portait, un de ces bâtons de fer, dit cannes d'entraînement, qui sont
+d'un poids extrême.
+
+Vitalis, qui avait pris les devants, le regardait venir qui marchait
+anguleusement et avec souplesse, comme certains fauves que l'on voit
+toujours prêts de se détendre. Mais une tête hardiment modelée; et de
+ces yeux couleur d'une source qui coule sur les herbages; un nez en
+éperon; le sarcasme de sa bouche: Vitalis savait qu'à la moindre
+contrariété, ce visage impérieux se tendait comme la main de l'aigle.
+Peut-être ressemblait-il alors à ce foudre, jadis pour César, jailli des
+Pyrénées: le maréchal-ferrant Prudence Michon, duc de Cérizolles, prince
+de Brokenfurstberg, maréchal de France.
+
+Ils s'arrêtèrent sur la porte de Vitalis. La rue, bordée d'acacias-boule
+d'un côté, de l'autre longeait le Jardin Public. A l'abri d'un pont de
+chemin de fer qui l'enjambait, des bourriquots au repos agitaient leurs
+sonnailles pour chasser les mouches. Tout seul dans l'accablante
+lumière, on voyait un gamin courir. Sa chaussure trop lourde le faisait
+billarder, tandis que son ombre tressautait devant lui sur la poudre du
+chemin.
+
+--Que ferons-nous, demanda Cérizolles. Vos paperasses, pendant que je
+déjeunerai: il n'est que deux heures. Et c'est peut-être un peu tard
+pour que vous soyez mon hôte.
+
+--Assurément; mais j'irai vous rejoindre tout à l'heure. Et puisque
+votre auto est à réparer, nous pourrons prendre une voiture jusqu'à
+Sainte-Mary. Vous n'y êtes jamais allé? L'eau est exquise.
+
+--Mmm... fit son compagnon. L'eau?... je sors de mon bain.
+
+--Je vous assure qu'avec un peu de Pernod avec.
+
+--Ah, ainsi... Ce n'est pas que j'en sois fou. Mais il faut profiter de
+son reste: tant qu'elle n'est pas défendue.
+
+Ils se retrouvèrent quelque deux heures plus tard, à l'ombre des
+platanes, devant une bâtisse où le platras se jouait à travers le
+sarrazinesque, et le Louis XV et le gothique. C'était le Casino de
+Ribamourt, et Cérizolles, à qui ce monstre était familier, ne paraissait
+pas en souffrir. Peut-être n'avait-il pas d'opinions sur l'architecture,
+quoiqu'il en eût sur beaucoup de choses. Il les défendait brillamment, à
+la manière de ces généraux qui, ayant jeté de grandes forces dans une
+bicoque, se maintiennent surtout par des sorties.
+
+Le long de la terrasse où les jeunes gens étaient assis, une balustrade
+de ciment multipliait les entrelacs d'un céleri dont Munich vend la
+graine, ou peut-être d'une treille. Les grappes en étaient figurées par
+des lampions de couleur, imagination pleine de fraîcheur, affirmaient
+les habitants qui en tiraient vanité. Il y en avait plusieurs là, qui
+buvaient: c'était leur coutume.
+
+--A propos, dit Vitalis, vous recevrez, aujourd'hui ou demain, un carton
+de Mme de Charite. Elle donne une espèce de partie de jardin, en
+l'honneur, je pense, de sa fille cadette, qui est de retour.
+
+--Est-ce celle qui était couleur de prairie? Ou si elle a changé comme
+l'herbe.
+
+Le clerc eut un instant de réflexion:
+
+--Le fait est qu'elle tient un peu de l'olive, mais non pas sans
+agrément. Si vous l'aviez vue, à cette époque, avec les cheveux dans le
+dos, et de ces bas blancs à jour, faits de dentelle en papier, qu'on lui
+voyait monter sous...
+
+Vitalis s'arrêta brusquement et devint rouge. Mais Cérizolles eut l'air
+de ne pas s'en apercevoir.
+
+--Elle m'avait plutôt, dit-il, laissé le souvenir d'une de ces fillettes
+devenues insupportables depuis qu'on ne les claque plus assez... Et
+votre patronne, ô Fortunio! viendra-t-elle?
+
+--Je pense, répondit le clerc, tout près de rougir encore.
+
+C'est qu'il n'avait jamais fait confidence à son ami jusqu'où il
+poussait l'imitation de ce héros de basoche, dont le cœur, pareil au
+sien, avait jadis fleuri parmi la rose-mousse et les fraisiers, dans
+l'ombre d'un jardin de notaire dont les murailles laissent de haut
+pendre un jasmin.
+
+--A-t-elle toujours l'air d'une belle armoire en cœur de noyer,
+pleine de linge et des plus solides parfums.
+
+--Mon Dieu, je ne vois pas...
+
+--Je ne suis pas bien assuré de ma comparaison, et qu'il n'y règne pas
+une âme, derrière les panneaux, plus passionnée que celle des lavandes.
+Elle a une façon de se mordre les lèvres et de se taire pour répondre.
+On peut mettre aussi du girofle, dans une armoire.
+
+--Évidemment.
+
+Cérizolles regarda son compagnon.
+
+--Ah! ça, dit-il, est-ce que vous auriez des cors, et que je vous marche
+dessus? Vous en parliez autrefois d'une autre abondance.
+
+Vitalis tourna court:
+
+--Ne pensez-vous pas, demanda-t-il, qu'il est l'heure de partir.
+
+Leur victoria attendait devant la grille du jardin, où les deux jeunes
+gens la rejoignirent. A Hargouët, Vitalis s'arrêta chez sa tante; mais
+on répartit presque aussitôt, pour descendre à l'auberge Sallenave, dans
+le village suivant, qui était Carresse. La tonnelle, au fond du potager,
+y surplombait la plaine du Gave, dont une longue allée de platanes
+coupait en deux les maïs mûrissants et les prés. A travers des massifs
+de trembles, de vergnes, des peupliers en file, entre les taches d'une
+verdure inégale, on voyait mirailler la rivière au pied des hauteurs et
+des rocs de Ribes.
+
+Tandis que Cérizolles, avec la sagesse d'un vieillard ou d'un officier
+en retraite, battait son absinthe d'une eau dont la fraîcheur, encore,
+se ressentait assez des abîmes du sol pour voiler le cristal.
+
+--Eh bien, viendrez-vous à Castabala, lui demanda son compagnon?
+
+--A Castabala?
+
+--Oui, c'est le manoir de Mme de Charite. Elle est d'origine
+italienne, et l'a nommé ainsi en souvenir... en souvenir de je ne sais
+pas quoi: Castel Castabala.
+
+--Chaste Balai?
+
+--Chut, ne le répétez pas.
+
+--Et qui trouve-t-on dans cette cassine?
+
+--Sa fille aînée d'abord, avec son gendre: Wolfgang Etchepalao.
+
+--Ce gros, rose, qui a l'air en petit salé. On l'appelle le Prince du
+Pétrole, je ne me rappelle pas pourquoi.
+
+--Voici, expliqua Vitalis. Son père était à Bakou, chez des seigneurs
+turcomans, ou circassiens, à qui il était très dévoué; dévoué au point
+de passer les viandes à table--ou de faire les lits. Il défit si bien
+celui de l'institutrice allemande, étant, paraît-il, assez beau gars,
+qu'elle en conçut des espérances.
+
+--C'était le Prince!
+
+--On ne peut rien vous cacher. Mais l'homme dévoué, qui, fâcheusement,
+était déjà marié dans son Pays Basque, se sauva dans le Caucase, ou par
+là. Les riches seigneurs, qui ne pouvaient se passer de lui,
+l'envoyèrent supplier de revenir--par une sotnia de Cosaques. Lesquels
+le lièrent sur un cheval...
+
+--Comme Mazeppa.
+
+--Comme Mazeppa, et ramenèrent le tout à coups de sangle. Là-dessus,
+mariage chez le pope; et, entre tant, la première épouse étant morte,
+Wolfgang naquit légitime, ou à peu près. Toujours est-il qu'il ne peut
+renier Fraülein pour sa mère: c'est d'elle que vint la première galette
+et le premier pétrole; d'elle, ou plutôt de ses maîtres, tant elle avait
+su leur inspirer d'affection. Aujourd'hui, elle vit à Cambo; et le
+Prince, comme vous savez sans doute, s'est lancé dans les automobiles.
+
+--Si je le sais! C'est lui qui avait prêté la sienne pour ces infâmes
+Corridas, où elle remplaçait les picadors. C'est vrai que lui ne la
+montait pas; car en fait de bravoure...
+
+--Lui non plus. Mais mauvais, en revanche, avare, vaniteux...
+
+--N'en jetez plus.
+
+--Sa belle-mère l'adore à ce qu'il semble. Sa femme... un peu moins.
+
+--Et qu'y a-t-il plus--comme vous dites ici--continua Cérizolles.
+
+--Peuh. Les gens du cru, M. Lescaa, les Laharanne; les Aronsky, qui
+viennent d'arriver. Vous connaissez?
+
+--Les Harum-Scarum? Un peu. Aimables loufoques. Et lui, cartonne-t-il,
+ici?
+
+--Oui, depuis l'autre jour, qu'il y a un bout de partie. Et il s'enfile.
+
+--Votre patron aussi, dit Cérizolles à brûle-pourpoint. Car il joue, et
+gros.
+
+--Bah, une fois en passant.
+
+--Et ce n'est pas la première fois que vous entendez dire qu'il y
+laissera sa peau,--et celle de ses clients.
+
+--Allons donc! c'est l'homme le plus sûr...
+
+Mais ce sujet lui paraissait pénible. Il rompit les chiens.
+
+--M. Lescaa, dit-il, l'avez-vous jamais vu jouer.
+
+--Comme tout le monde dans nos douces Pyrénées. Chez nous, ce n'est pas
+l'amour qu'il faut dire, mais le baccara, tyran des hommes et des dieux.
+Votre cousin, c'est bien ce vieux homme, vaguement banquier: beaucoup de
+branche, des cheveux blancs, et des yeux rares, pleins de mépris et de
+feu.
+
+Vitalis fit signe qu'oui.
+
+--Oui je l'ai vu--et ressenti. Ah! quelles banques! Il aurait gagné les
+lustres s'il avait pris la peine de les décrocher. Et votre Beaudésyme
+ne joue jamais devant M. Lescaa, lui. Mais ni l'un ni l'autre, je pense,
+à Ribamourt.
+
+--Rarement, quoique l'occasion ne leur manque pas, cette année. Imaginez
+qu'il nous a crevé dessus tout un nuage de croupiers, de philosophes,
+d'aigrefins. Tous les portiers du paradis, quoi! et prêts à vous montrer
+le chemin de s'en aller avec les anges.
+
+--Je brûle de les voir. Si on rentrerait.
+
+Le soleil était déjà bas; la plaine d'Hargouët obliquement illuminée et
+comme florissante d'une moisson de lumière.
+
+--Hontou, est-ce que vous avez bu, demanda Vitalis au cocher.
+
+--O, o, Moussu: segü.
+
+--En route alors: au Casino.
+
+Et l'on partit, dans la poussière qui semblait d'or rose, et dans le
+bruit des grelots.
+
+--Vous verrez encore, chez Mme de Charite, un jésuite: le père
+Nicolle.
+
+--Je l'ai rencontré chez mes cousins Château-Gaillard, dont il a dirigé
+un de leurs fils. Et c'est un prêtre charmant.
+
+--Vous aimez donc les jésuites, demanda Vitalis, qui était jeune.
+
+--Un peu plus que Jansénius, répondit l'autre, en adoucissant un
+sourire sarcastique.
+
+Cérizolles fut à Castabala le lendemain. N'arrivant où que ce fût jamais
+qu'en retard, il y avait trouvé une compagnie assez nombreuse, partagée
+déjà entre le tennis et le croquet dont au loin s'entendaient les cris.
+
+Les alentours de Castabala figuraient, dans l'idée d'Herminie de
+Charite, un jardin à l'italienne. Il y avait des rocailles, quatre ou
+cinq ifs dans des terrines vertes. Plus loin, Diane moussue continuait
+de régner sur une cressonnière. A gauche, du même côté que la réunion,
+deux rangs de cyprès alternaient leur noirceur pointue jusques au seuil
+d'une rotonde en ciment, copiée à Trianon sur le temple de l'Amour. Mais
+lui, le dieu funeste et désirable y était remplacé par une de ces
+négresses qu'on fabrique par milliers, à Venise, pour les mauvais lieux.
+Celle-ci élevait vers le ciel, que plus rien n'irrite, deux lampes dont
+l'une, le globe en était cassé. Et Guiche l'avait dénommée Mme
+Othello. Tout autour s'arrondissait une table de marbre artificiel.
+C'est là qu'on servait le thé et que se tenait aujourd'hui Vitalis entre
+Mme Beaudésyme et Sabine.
+
+--Tiens, dit celle-ci, voilà M. de Cérizolles. Comme il est long. On l'a
+privé de pain, je pense, depuis longtemps.
+
+Il se dirigeait vers le tennis, après avoir, en contrehaut des jardins,
+longé le Castel, espèce de fabrique à la façon d'Hubert Robert, ornée de
+niches et de colonnes. La terrasse, qu'il traversait en diagonale,
+faisait voir des urnes, des sphinx, des balustres, mais où Mme de
+Charite avait mêlé des vases d'un bleu faux, prépanamites de style, dont
+l'émail s'écaillait. Ils lui rappelaient sa jeunesse, disait-elle avec
+une ingénuité que Sabine jugeait hors de propos.
+
+Mais il y avait de belles ombres, du gazon, des fleurs de France:
+glaïeuls, iris, pivoines, giroflées. Les giroflées étaient d'un or
+sombre, les pivoines pareilles à des flaques de sang; et les glaïeuls
+s'élançaient comme un désir du printemps.
+
+Plus loin c'était une prairie, telle qu'un grand bouclier vert, et qu'on
+eût dit descendante vers l'Ouze, que la gonflât une fécondité secrète.
+Les quatre chiens de Sabine y bâillaient au soleil, attendant peut-être
+qu'elle y vînt rouler avec eux l'impudence de son corps fantasque.
+Parfois, quand tout la tenait assurée qu'elle n'était que cinq, Guiche
+faisait «le poteau», figure de gymnastique où l'on se tient sur les
+mains en dardant des jambes; cependant que ses jupes, retombées en saule
+pleureur, découvraient, entre les bas et le pantalon, le double hiatus
+d'une chair mate au derme bistré.
+
+--Jambes divines! avait dit M. Dessoucazeaux, à qui le hasard les avait
+trahies, jambes de Diane à sa première communion; jambes dont la
+perfection cruelle inspire aux cœurs bien nés plus de religion encore
+que de désir.
+
+Enfin, à droite de la maison croissait un bosquet de cèdres, que Mme
+de Charite avait dénommé: la Pineraie, et dont les strates joignaient
+l'Orangerie à la pelouse du tennis. Celle-ci, fraîchement tondue,
+arrosée, brillait d'un vert d'oxyde, que des asphodèles, au hasard
+plantées par Guiche, tachaient de sang; et des gens qu'on y voyait
+courir en avant et en arrière, avaient l'air de figurer un quadrille, où
+parmi d'autres images mouvantes, était Wolfgang Etchepalao en pantalon
+et souliers blancs, et dont la chemise à raies groseille, ornée d'une
+cravate d'azur, faisait naître dans les cœurs, une espèce
+d'épouvante.
+
+Il reçut Cézirolles avec autant de cordialité que de bruit. Les _r_ lui
+roulaient dans la salive comme les olives sous la meule. Et, laissant
+là, sans plus d'excuses, les autres joueurs sur un avantage de leur
+part:
+
+--Je vais, dit-il, vous conduire à la mamân.
+
+Mme de Charite était au croquet, où son maillet languissant, effroi
+des partenaires, exilait sa boule aux cantons les plus imprévus. Elle
+accueillit le nouveau venu avec la même faveur qu'avait fait son gendre,
+quoique plus discrète, et le présenta à sa fille aînée, personne de
+beaucoup d'agrément, et qui se querellait avec le capitaine Laharanne,
+touchant le cercle du milieu qui avait sonné, ou qui n'avait pas. Elle
+s'interrompit pour tourner vers le jeune homme des yeux bleus un peu à
+fleur de tête, et la cerise de sa bouche.
+
+--Et si vous voulez, dit Herminie, épuiser toute la famille, vous en
+trouverez le reste sous le kiosque et le bouton. Mme Beaudésyme y est
+avec elle, et M. Vitalis Paschal aussi, je pense. N'est-ce pas votre
+ami?
+
+--En effet, répondit Cérizolles, et s'éloigna du croquet qui lui faisait
+horreur.
+
+--Vous n'avez fait que passer, Monsieur, l'année dernière, lui dit
+Basilida. Est-ce que votre ami Vitalis sera plus heureux, cette fois?
+
+--Je l'espère pour moi-même, répondit-il. Et je suis venu pour soigner
+mes nerfs détestables, parmi d'heureuses gens qui n'ont que faire de
+leurs eaux.
+
+--Pensez-vous donc, Monsieur, que nous vivions une éternelle bergerade?
+
+--C'est justement ainsi que j'imagine Ribamourt. Rien ne s'y passe, je
+le jure, que pareil à un roman blanc, entre gens qui s'aiment toujours.
+Et, de tous ces cœurs bien réglés, que rien ne gonfle, on n'en
+trouverait aucun, en l'ouvrant, qui nourrisse un rêve,--un remords,
+peut-être...
+
+Il la contemplait cependant, comme s'il attendait quelque chose. C'était
+un amateur de visages, Jean de Cérizolles, et qui croyait bien connaître
+celui-ci. Enfin il vit pointer, à son désir, les dents de la jeune femme
+sur sa lèvre qui s'empourpra. Mais il découvrit aussi dans ses yeux--ces
+beaux yeux bombés qui reflétaient, comme à Junon, l'extérieur des
+choses--un regard singulier. Ce fut comme si elle regardait, à travers
+lui, quelque chose derrière lui, flottante; mais si expressément, qu'il
+se retourna.
+
+Et Basilida, après quelques secondes mesurables, répondit, de cette voix
+qui était pareille à un écho profond:
+
+--...Un fantôme.
+
+Dans le silence qui suivit, ce fut soudain sensible que Guiche et
+Vitalis s'entretenaient à part, de leur côté. De nouveau Cérizolles, qui
+avait ses opinions sur les gens, guetta les dents blanches sur la lèvre
+rouge. Et de nouveau elles apparurent.
+
+Guiche, les jambes croisées, le menton sur ses deux paumes, disputait
+avec son compagnon.
+
+--Ah, si vous vous mettez avec maman! Du reste, ça ne vous profitera
+pas: elle ne peut pas vous souffrir.
+
+--Merci.
+
+--Qu'y a-t-il, sauterelle, demanda Mme Beaudésyme?
+
+La jeune fille se tourna tout d'une pièce, comme sur un tabouret de
+piano. Son col de guipure laissait voir un peu de chair couleur de
+pistache, et deviner, à travers le linge, tout un jeune ivoire, aux
+pénombres bistrées.
+
+Sa robe était d'un écossais émeraude, épinard et bleu, comme ses bas,
+dont laissait beaucoup voir cette attitude qui lui relevait les genoux.
+Ayant souri à Basilida, elle regarda avec une ingénuité peut-être
+équivoque, et jusqu'à le gêner, Cérizolles dont les regards ne pouvaient
+tout à fait démentir qu'il voyait des bas à carreaux, mais fort avant.
+Peut-être, les aimait-il.
+
+--C'est qu'il prend des airs, expliqua-t-elle, en désignant Vitalis avec
+son menton pointu, de trouver que je parle mal parce que je lui demande
+s'il y a beaucoup de cocottes, ces jours-ci, à Ribamourt.
+
+Mme Beaudésyme fit les gros yeux, et personne ne répondit. Sabine
+haussa un peu les épaules, et reportant sur l'étranger des prunelles si
+claires, si profondes, si variables, qu'elles faisaient songer à ces
+fontaines dans le roc, où l'on voit, au fond d'un abîme, des moires
+bouillonner:
+
+--Dites-le moi, M. de Cérizolles, fit-elle.
+
+--Mon Dieu, Mademoiselle, je ne sais pas. Mais peut-être qu'avec du
+papier...
+
+--Je vous parle des vraies, qui ont des chapeaux, et qui marchent sur la
+pointe. Ah, que ça m'amuserait de voir comment vous vous tenez ensemble,
+quand vous êtes seuls.
+
+--Peuh... fit-il, d'un air de doute.
+
+--Très peu, même, ajouta Vitalis, qui haussa les épaules en déclarant
+qu'il avait un mot à dire au Père.
+
+--Et moi aussi, dit Mme Beaudésyme: à propos d'un livre.
+
+--C'est donc votre directeur, demanda Guiche.
+
+--Oh, un directeur, répondit Basilida, c'est bien ambitieux. En
+province, nous nous contentons de confesseurs.
+
+Tous deux s'éloignèrent, laissant Guiche seule avec Cérizolles qui n'en
+sembla point enchanté, car au contraire des hommes, en général, il ne
+faisait point profession de pâmer devant ces bêtes et singulières: les
+petites filles.
+
+--C'est si amusant de se confesser, continua celle-ci inopinément, de
+_leur_ dire des choses...
+
+Cérizolles, surpris du timbre, et, si l'on peut dire, de la physionomie
+de sa voix, contempla ce visage si mobile que les moments, les aspects,
+en étaient insaisissables.
+
+--Je ne vous absoudrais pas sans pénitence, dit-il, peut-être sans
+discipline. C'est d'ailleurs la principale force des armées.
+
+Un éclair de rancune passa dans les yeux de la jeune fille.
+
+--Et des mamans, dit-elle. Ah tyrannie! Et quand on est délivré des
+terreurs, des larmes de l'enfance, et des mains maternelles, c'est pour
+tomber à celles des hommes: les hommes, oui, indulgents entre eux,
+inexorables pour nous.
+
+--Mais c'est de l'éloquence, interrompit Cérizolles, de sa voix
+sarcastique.
+
+Guiche était lancée, comme une cavale échappée du paddock. Elle
+n'écoutait rien.
+
+--En voilà un (du pouce, elle indiquait Vitalis, éloigné près de la
+notaresse), sous prétexte que nous jouions, enfants, à femme et mari, il
+se donne déjà les airs de ne rien pardonner.
+
+--Déjà? demanda l'autre.
+
+Sabine devint rouge, et sa joue comme une pomme mûrissante d'un vert
+ivoire, où commence l'écarlate à poindre.
+
+--Et savez-vous, continua-t-elle, pourquoi il me faisait la tête? Parce
+que je veux apprendre le violon; parce que je fais le poteau, quand je
+suis seule avec mes chiens...
+
+--Le poteau?
+
+--Oui, le poteau: tout le monde fait ça. Vous vous tenez sur les mains,
+les pieds en l'air. Ça fait que vous êtes aveuglé par vos jupes.
+
+--Je comprends, dit Cérizolles. Mes jupes.
+
+--Mais non... Enfin vous comprenez. Et puis il ne veut pas que je me
+promène seule dans le bois du Moulin. Et puis... Enfin, c'est un tyran.
+Que ferait-il de plus s'il était...
+
+Le jeune homme ne disait rien.
+
+--S'il était un mari, conclut-elle.
+
+--Les mêmes choses, sans doute; et vous aussi, à part le poteau... Mais
+ce bois du Moulin, il est donc tabou?
+
+--C'est loin des maisons. Il y passe des chemineaux, des journaliers de
+la Mine et, je pense, de ces demi-dieux qui avaient les oreilles
+pointues. L'an passé, on y a fait du mal à une jeune fille, une
+couturière, qui cherchait des champignons. On lui a... Je ne sais pas ce
+qu'on lui a fait. Oui, et pris son porte-monnaie.
+
+--Peut-être, en effet, serait-il plus sage de se promener ailleurs.
+
+--C'est si beau, voyez-vous. Il y a un bouquet de chênes, surtout; de
+très vieux chênes, avec de grandes pierres, qui font carrefour. Et on y
+est tout seul, tout seul... tout seul d'hommes, je veux dire.
+
+--Comment, tout seul d'hommes, s'informa Cérizolles languissamment. Il y
+a des lions, peut-être, comme dans la forêt des Ardennes.
+
+Guiche secoua la tête.
+
+--Est-ce que vous croyez à la mythologie, demanda-t-elle?
+
+--Mon Dieu, ça dépend de l'heure.
+
+--Vous riez, mais c'est une chose très vraie, au fond. En plein midi,
+l'été, quand les champs, les jardins, les bois, sont immobiles de
+chaleur; et que rien n'est en vie, rien que la source dans les herbes,
+avec sa voix cachée; ou bien cet oiseau, le martin-pêcheur, qui
+ressemble à un bijou bleu, lancé sur la rivière,--alors, il y a tant de
+choses qu'on devine autour de soi. Quelquefois, on dirait qu'il n'y en a
+qu'une, immense, qui respire et vous absorbe, comme si la terre tout
+entière n'était qu'une seule et même grosse bête. Alors, pour avoir
+peur--qui est si bon--on appuie l'oreille contre les vieux arbres, et
+l'on entend remuer ces espèces de dieux moitié bétail, qui dorment le
+jour, qui rêvent peut-être derrière l'écorce des chênes, à moins qu'ils
+ne s'échappent pour courir après les enfants... Comment les
+appelle-t-on, déjà.
+
+--Voilà. Quand ils portent quelque chose, ce sont des Télamons. On en
+fait des pieds de table et des consoles. Quand ils ne portent rien... eh
+bien je suppose que c'est comme dans Malbrouk. On n'a jamais su le nom
+du quatrième soldat.
+
+--Vous n'êtes jamais sérieux, dit-elle.
+
+--Mais si, mais si. Excepté...
+
+--Et vous êtes méchant, vous aussi.
+
+Elle contemplait d'un air assombri Vitalis qui s'en revenait avec Mme
+Beaudésyme. Il ne lui parlait pas; et, comme il se tenait tout près
+d'elle, son pas, tout son corps pour ainsi dire, épousait le rythme de
+la jeune femme; et, de même qu'on pense, après un concert, entendre ce
+que l'oreille ne distingue plus, peut être Sabine les devinait-elle
+pareils à deux instruments qui vibrent encore d'un accord évanoui.
+
+Cependant Basilida, entendant marcher derrière elle, reconnut le Père
+Nicolle qu'elle n'avait pas eu jusqu'ici le loisir de consulter sur sa
+lecture, et s'arrêta. C'est un livre, expliqua-t-elle, que lui avait
+prêté M. Cassoubieilh «avec d'autres bouquins», comme il disait.
+
+--Ils sont tous excellents, j'en suis sûr, dit le Jésuite, sans
+spécifier davantage.
+
+Il s'agissait du «Traité de la nature et de la grâce», de Malebranche,
+et qui, jadis, fut mis à l'index sous Clément XII, Pignatelli, et qu'on
+y avait oublié depuis, sous la poussière sacrée d'une théologie dont les
+gens du monde sont moins curieux que dans le grand siècle.
+
+--Et d'ailleurs, continua l'ecclésiastique, puisque M. Cassoubieilh le
+juge édifiant!
+
+--Mais je ne pense pas qu'il l'ait lu.
+
+Le P. Nicolle dissimula mal un sourire:
+
+--Faites ce qu'il fait, conclut-il. Ne faites pas ce qu'il dit.
+
+Ils approchaient du kiosque. Vitalis, qui avait pris l'avance, devant un
+débat qui lui était obscur, y aidait Mme de Charite à servir le thé.
+C'est à dire qu'il changeait la pince à sucre de place, ou regardait le
+soleil à travers une carafe pleine d'un vin couleur de peau d'orange.
+
+--C'est que, reprit Mme Beaudésyme plus bas, j'aurais besoin d'un
+tonique, en fait de lecture. L'_Imitation_, c'est tout le contraire. Et
+puis je ne l'aime plus... à moins que je ne l'aime trop.
+
+--Mme de Chantal a dit quelque chose comme cela, dans une de ses
+heures d'aridité. Mais, si vous voulez, Madame, je me permettrai de vous
+prêter un livre ou deux plus substantiels.
+
+Et avec un air de demi-interrogation, il ajouta:
+
+--Sous l'aveu de votre confesseur...
+
+--N'ayez pas de doute, mon Révérend Père, à ce sujet. Il y a longtemps
+que M. Cassoubieilh me laisse carte blanche.
+
+--Mais pardon, interrompit le Jésuite. N'est-ce point Jean de Cérizolles
+que j'aperçois sous le kiosque?
+
+--Le jeune homme qui, de son côté, avait reconnu l'ecclésiastique, se
+leva pour venir au devant de lui, et tous deux se mirent à causer,
+tandis que Guiche circulait, offrant des tasses.
+
+--Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre cousin Château-Gaillard,
+interrogea le P. Nicolle, qui, naguère, rue des Postes, avait tenté de
+diriger sur Saint-Cyr cet aimable meneur de cotillons, à qui il donnait
+des répétitions.
+
+--Pas très, mon Père. Et je n'ai assurément pas besoin de vous annoncer
+un mariage que vous avez dû connaître avant moi.
+
+--On m'en a fait part, en effet; et c'est rassérénant un mariage comme
+cela, bâti à l'ancienne. Celui-ci est de ce solide appareil de
+demi-mésalliance, à qui l'on a dû, chez nous, les plus sûrs
+foyers.--Merci, Mademoiselle. Les enivrements nous sont interdits.
+
+--A moi aussi, Mademoiselle, quand c'est de l'eau chaude.--Oui, c'est
+comme ces angles, dont la somme est toujours un droit.
+
+Armand de Château-Gaillard, fils posthume du colonel Château-Gaillard
+brillamment tombé jadis sous la révolte de Bou-Amema, épousait la fille
+d'un maître de forges.
+
+--Armand est tout de même un peu jeune, reprit Cérizolles.
+
+--Bon, voilà que vous cherchez des excuses à ne pas l'imiter.
+
+--Mais, mon Père, répliqua le jeune homme en riant, c'est que je ferais
+un trop bon mari. Me voyez-vous rendant ma femme heureuse: je serais
+perdu de réputation.
+
+--Bah, on peut toujours s'arranger pour faire souffrir les gens, affirma
+Guiche qui sauta à pieds joints dans le dialogue. Vous n'auriez qu'à la
+priver de dessert...
+
+Une fois de plus, Jean dévisagea la jeune fille avec un peu de méfiance.
+
+--Sabine, intervint Mme de Charite, au lieu de nourrir la
+conversation, tu ferais mieux de désaltérer M. de Cérizolles.--Un doigt
+de vin d'Espagne, Monsieur?...
+
+--Mais, maman, il n'y a que du Porto, et qui est en Portugal, observa la
+fillette, d'un air si insolent que Vitalis, pour un moment, ne lui
+trouva plus les jupes assez courtes.
+
+Cependant, elle avait apporté le vin sur l'assurance de Cérizolles qu'il
+en boirait malgré la géographie.
+
+--Ah, ah, belle mamân, intervint tout à coup, de sa voix grasse,
+Etchepalao qui revenait du tennis: toujours printanière. Et, à moins
+d'être aveugle, comme on connaît ses saints...
+
+Et il se mit à rire, à grands éclats, tout en lorgnant le corsage
+fructueux de Mme de Charite, qui, d'un air contraint, tâcha de
+sourire; tandis que Mme Beaudésyme, assise à côté de Vitalis,
+murmurait quelques mots où sonne celui de: goujaterie; et que Jean,
+l'ayant dévisagé avec sa languissante insolence, se versait du vin.
+
+Mais le Jésuite, que cette compagnie plus nombreuse qu'il ne pensait,
+et, peut-être, moins discrète, effarouchait un peu, avait disparu
+secrètement.
+
+--Moi aussi, j'en veux, petite sœur, avait repris Etchepalao.
+Croyez-vous que ça ne donne pas soif de jouer le tennis quatre heures de
+rang. Voyez ma chemise, tenez.
+
+--Non, dit Sabine.
+
+--Si c'était belle mamân, elle en serait comme au sortir de la douche...
+à part, bien entendu... et tout.--Sauf votre respect, l'abbé... Tiens,
+où est-il passé, le ratichon?
+
+--Tenez, dit Guiche, en lui versant à boire pour qu'il se tût.
+
+--C'est que je ne suis pas une sauterelle, moi.
+
+--Et vous chaud, intervint le capitaine Laharanne. Quoique ça, tout
+mafflu que vous êtes, vous vous remuez pas mal, au tennis: jambes de ci,
+bras de là, balle dehors.
+
+--J'ai ça dans le sang, voyez-vous.
+
+--Vif comme le pétrole.
+
+--Il est certain, dit Cérizolles, qu'avec de l'entraînement vous auriez
+fait un sauteur, un joli sauteur, oui, et l'habitude des affaires.
+
+--Vous rigolez, mais c'est vrai, au moins. Tenez, voulez-vous faire un
+bettinngue?
+
+--Voyons, Wolfgang, s'écria sa femme: tu as déjà fait fuir le Père, avec
+tes clameurs. Laisse M. de Cérizolles tranquille. Il est à Ribamourt
+pour se reposer.
+
+--Et je me moque, moi. Je défie tout le monde sur la pelouse, à pieds
+joints, ou avec élan. Le champ contre Etchepalao! Voyez la cote...
+
+--C'est trop loin, le tennis, fit Cérizolles. Mais je vous parie un
+goûter sur l'herbe pour tous ces Messieurs Dames.
+
+--Quoi, pour tout le monde, reprit Etchepalao, dont les instincts de
+paysan basque se firent jour.--Et ils gagneraient toujours, alors.
+
+--Espèce de rapiat, vous ne voulez pas jouer un pique-nique. Je vous
+parie un goûter, donc, que vous ne sautez pas çà, et la balustrade bien
+entendu.
+
+Du doigt, il indiqua le guéridon rustique, couvert de tasses, de
+cristaux, de pâtisserie, et, derrière, entre le toit de chaume et la
+galerie de bois, un vide de deux mètres environ.
+
+--Poussière! Sortez, Madame, cria-t-il à la comtesse Aronska, qui était
+assise auprès.
+
+--Ah, mon Dieu, mon cher, fit la Polonaise, saisie.
+
+--Et ma vaisselle, implora Mme de Charite.
+
+Et sa vaisselle, en effet. Déjà Wolfgang, d'un élan formidable, après
+quelques pas de course, avait sauté, et donné de la tête contre une
+solive, d'où il retomba, partie sur le guéridon, partie sur la négresse
+éclairant le monde. Un fracas de verre, de céramique brisés, les jurons
+d'Etchepalao que Laharanne relevait en riant, les cris des dames enfuies
+qui levaient leurs jupes, se mêlèrent dans l'or du soir.
+
+Seule, Mme Etchepalao ne bougeait point. Adossée aux balustres, elle
+contemplait Cérizolles d'un air qui l'étonna. Elle le remerciait si
+visiblement de la part qu'il avait prise au désarroi de son mari; le
+sourire de sa bouche était si soumis, ses yeux si caressants qu'il la
+vit tout à coup comme elle était, charmante.
+
+Il s'approcha d'elle, et, lui baisant la main comme s'il prenait congé:
+
+--Je vous demande pardon, dit-il, en souriant aussi.
+
+Les ombres étaient déjà longues sur la prairie dont elles semblaient
+ronger l'herbe d'or, tandis que, plus bas, un brouillard laiteux se
+levait sur la rivière.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+L'ÉMEUTE
+
+
+Le bois du Moulin, haute futaie devenue communale sous la Terreur, se
+déploie comme un éventail dont le manche toucherait à Castabala, tandis
+que les rayons en trempent dans l'Ouze. Sur la rive, s'achève la ruine
+d'un moulin banal, où ressortissait le hameau de Curte. Là, un cintre de
+porte dont les claveaux sont retenus encore par une clef aux armes des
+Talleyrand, rappelle qu'au XVIIIe siècle quelques bourgeois de
+Ribamourt, dont les métairies y devaient leur blé, c'est à cette antique
+maison, et depuis l'abbé de Périgord illustre, qu'ils l'avaient racheté
+pour en abolir les droits quant à leurs terres.
+
+Cette vente mettait fin à un long procès où ces bourgeois s'étaient
+réclamés en vain des coutumes de la Vicomté. Aussi faut-il remarquer
+que, depuis Henri IV, l'esprit de la monarchie, représenté par ses
+officiers ou même par les parlementaires de Pau, tendit à soumettre bien
+des libertés et d'usages du pays à des droits féodaux souvent
+incertains, inspirés des provinces voisines; soit que ceux-ci, étrangers
+à la politique, l'inquiétassent moins que ces Fors de Béarn, quelque peu
+républicains et soutenus naguère par les Huguenots, deux fois suspects à
+des souverains qui n'avaient plus partie liée avec le peuple, soit plus
+simplement pour obéir aux lois de l'analogie où les codes ne sont pas
+moins soumis que les grammaires.
+
+C'est dans ce bois, en dépit de Vitalis, des chemineaux, des Faunes, que
+Sabine se promenait sur les onze heures, environ, du matin. Les chiens,
+que l'appât des viandes retenaient à la cuisine, ne l'ayant pas suivie,
+elle se trouva seule loin des maisons.
+
+Quatre ou cinq rocs, tachetés d'un lichen couleur d'or s'y chevauchaient
+selon une espèce d'ordonnance. Il semblait qu'on eût jadis tenté
+grossièrement de les épanneler: l'un d'eux, en forme de table et posé de
+biais, la substance obscurément sanglante, mais ternie par l'âge et la
+mousse, en était creusée d'un trou dont une strie prolongeait
+l'ouverture. Aussi, quelques érudits dont la science se bornait aux
+limites de l'arrondissement, avaient-ils dénommé cet amas de blocs,
+l'autel des Druides. Mais M. Dessoucazeaux, moins hasardeux, ne leur
+donnait, dans son _Vade mecum Cassitéride_, que le nom de Pierres
+Couchées. Il n'en était pas moins que ce bosquet, où le toit spacieux
+des chênes étouffait toute autre verdure comme aussi l'éclat du soleil,
+et les bruits même d'alentour, inspirait une espèce de religion aux
+paysans béarnais, pour si peu qu'ils soient crédules au mystère.
+
+Et sans le bien savoir, c'est peut-être d'avoir peur que cherchait
+Sabine, sous ces voûtes dont la ténèbre, mais la transparence, faisaient
+songer aux abîmes de la mer. A travers le silence odorant des bois, le
+seul bruit de ses pas lui suggérait l'écho d'une autre présence.
+Oppressée de chaleur, elle se laissa tomber sur le versant d'un bloc de
+pierre, et déboutonna le haut de son corsage. Un peu de ses jeunes
+seins, dont l'éclat mat brilla dans la verdeur de l'ombre, était comme
+d'une ondine au fond de l'eau. Elle-même, il lui semblait être au
+cœur d'une émeraude. Elle avait croisé les bras derrière sa tête, et
+ce geste qui lui avait fait respirer l'odeur et l'acidité de son propre
+corps, la fit songer à ces violettes qui fermentent au soleil après une
+pluie d'orage.
+
+Sabine fronça les narines voluptueusement, les yeux clos. C'est cela, se
+dit-elle, que pensent les chattes toutes seules, en se caressant contre
+un meuble. «Ah, soi-même ne pouvoir s'aimer.»
+
+Tout l'accablait de langueur, la tiédeur de ce jour immobile, l'odeur
+des feuilles, le silence profond. Soudain elle se cambra comme un arc;
+ses jambes battirent brusquement sous sa jupe, sa tête se renversa plus
+en arrière... Et quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut un peu d'azur
+à travers les branches.
+
+Sabine s'était reprise à écouter le mutisme des choses. Qu'elle se
+sentait seule au milieu de l'ombre ronde et verte. Elle pourrait crier
+ici de toute sa gorge: personne ne l'entendrait.
+
+Pourtant elle se sentait enveloppée d'une présence sourde, innombrable,
+puissante. Si près de la terre, elle était comme un enfant qui, blotti
+au giron d'une femme endormie, en écoute battre le cœur. Qui me
+dirait, songea-t-elle, tout ce qui respire, parmi les choses; tant
+d'êtres que l'on ne connaît pas. Ces dieux nus dont elle riait l'autre
+jour, qui se cachent sous l'écorce des chênes et sentent la chèvre... on
+dit que ce sont des démons: s'il y en avait pourtant! et d'autres moins
+distincts, mais plus terribles encore, dont on est parfois frôlé dans
+ses rêves. Elle plongea ses regards au fond de la forêt: rien ne
+bougeait et ne semblait vivre, ni aucun souffle jusqu'en haut des
+branches, qui agitât l'odorante immobilité. Mais ce n'était que le
+sommeil d'une vie sans limites. Enivrée et lasse, dans l'implacable
+midi, l'âme de la terre dormait.
+
+Et voici, tout à coup, qu'il lui semble d'entendre marcher derrière les
+arbres. Oui, l'on dirait un pas, très loin ou tout près. Et quelle
+chose! Un pas nu. Baigneur de hasard; satyre, chemineau, enfants de la
+terre, mystère ou peut-être péril? N'a-t-elle pas vu luire, à travers
+les feuilles, un regard semblable à ces yeux que lui fait, quand ils
+sont seuls, Me Beaudésyme? Et les branches s'entr'ouvrent:
+
+--Bonjour, Mademoiselle Guiche, dit le notaire. Vous n'avez pas peur, si
+loin...
+
+--Non, balbutie la jeune fille. C'est-à-dire... Bonjour, Monsieur.
+
+Avec ces étranges yeux, toujours, il approche. Il n'est pas pieds nus,
+mais en espadrilles, et porte un fusil qu'il pose contre le fût d'un
+chêne, et s'assied sur le bord de la pierre, à la gauche de l'enfant qui
+recule en rabattant ses jupes, afin peut-être de lui faire place.
+
+--Ah, vous êtes toute seule, reprend-il, en faisant voir l'éclat aigu de
+ses dents de loup. Moi aussi, Ernaütou est au diable, avec les chiens.
+Et quelqu'un m'a dit...
+
+On dirait qu'il parle pour parler. Ses yeux sont fixés sur ce triangle,
+en haut du corsage, sur cette chair d'un blanc de germe. Il respire plus
+fort et demeure silencieux. Mais, tout à coup:
+
+--Je vous ai connue si petite, dit-il.
+
+Lentement, sa grande main velue de rouge rampe sur le roc, comme une
+bête, remonte vers l'enfant fascinée, vers sa taille, et sur sa hanche
+gauche se pose enfin.
+
+--Mais vous êtes... encore une petite fille, n'est-ce pas?
+
+On dirait qu'il est près de bégayer.
+
+--...petite fille... ma... toute petite...
+
+Elle sent la grande main tourner autour de ses hanches maigres. Il lui
+semble ne pouvoir plus jamais bouger, comme lorsque on s'endort. Lui
+aussi semble pétrifié, et moins terrible à voir ainsi. Ses paupières
+blanches sont à moitié rabattues sur ses yeux; elles font penser à
+celles d'un dindon. Et Guiche rirait peut-être, si elle osait violer le
+silence retombé sur eux.
+
+Mais tout à coup une cloche a tinté dans le voisinage; la cloche de
+Sainte-Marthe qui sonne l'Angélus d'une voix mince, tel un filet de
+fumée dans l'air chaud. Et elle évoque la ville, qui n'est pas très
+loin, les chars sur la grand'route, le déjeuner dans la salle à manger
+jaune et noire, d'autres choses encore, familières. Elle pénètre le
+silence sous le feuillage ténébreux et perce l'accablement de la
+chaleur; elle brise les sortilèges du Démon Méridien.
+
+Et Guiche, avec un cri, a sauté sur ses pieds. Déjà la voilà qui court;
+ses jupes dans la main, aussi agile, aussi tremblante que le lézard sur
+la muraille; qui court vers les maisons, vers les hommes, tandis que la
+poursuit, à travers le bois, un ricanement de bête ou de dieu.
+
+A moitié chemin, sous le couvert encore, Sabine entendit parler, et mal
+remise encore de ses frayeurs, ralentit le pas. Elle respira mieux de
+reconnaître sa sœur en compagnie de Cérizolles; quoique le spectacle,
+en d'autres temps, ne l'eût réjouie peut-être qu'à moitié. Le jeune
+homme s'était rendu, depuis quelques jours, fort assidu à Castabala, où
+on l'attendait à déjeuner ce matin-là même; et les deux promeneurs
+étaient sans doute sortis sous le prétexte de venir la chercher.
+Cependant, arrêtés sous un arbre, ils ne paraissaient pas y songer
+guère. Clarisse, la tête baissée, contemplait ses ongles; son compagnon
+lui parlait de près. Malgré tout, et qu'il y eût quelqu'un qu'elle était
+bien sûre de préférer à Cérizolles, de le voir auprès d'une autre
+empressé, lui était une secrète offense. Et elle aurait bien voulu
+entendre ce qu'ils disaient, en sorte qu'elle se mit à marcher sur le
+côté herbeux du chemin, en évitant les pierres. Mais elle ne put saisir
+que quelques paroles sans suite du jeune homme. Clarisse lui répondant
+d'une voix plus sourde.
+
+...personnes indignes de vous, venait-il de prononcer, lorsqu'un caillou
+qui roula sous le pied de Sabine dénonça son approche. Cérizolles recula
+jusqu'au milieu du sentier, et Clarisse, qui releva la tête, rougit en
+reconnaissant sa sœur.
+
+--Nous te cherchions, dit-elle.
+
+--Et je vous trouve, répondit la jeune fille, déjà remise de ses
+émotions.
+
+--Tu as même l'air d'avoir couru pour ça. Et si tu reboutonnais ton
+corsage?
+
+Sabine, en rougissant à son tour, répara le désordre de son vêtement non
+sans lorgner Cérizolles par un coup d'œil en-dessous.
+
+--Qu'est-ce que c'est, demanda-t-il. Vous ayez l'air d'avoir pris la
+fuite. Est-ce que vous auriez rencontré le loup, Mademoiselle Guiche?
+
+--Je m'appelle Sabine. Et Wolfgang, ajouta-t-elle avec un regard filtré,
+qu'avez-vous fait de Wolfgang?
+
+--Il dormait encore, expliqua Mme Etchepalao.
+
+--Comme le meunier.
+
+--Sabine!
+
+Cérizolles jugea bon d'aiguiller le dialogue sur d'autres voies.
+
+--Madame votre sœur, dit-il, parlait d'aller en ville pour jouir du
+spectacle...
+
+--Quel spectacle?
+
+--Les Part-Prenants sont très montés, paraît-il, contre votre parrain et
+autres sachems du Comité..... des Eteignoirs, comme ils disent. Je ne
+sais pas de quoi il s'agit; mais enfin, une révolution, c'est toujours
+drôle.
+
+--Justement Clarisse est en robe rouge. Elle pourra nous servir de
+drapeau, de façon qu'on ne nous fasse pas de mal. Vous le tiendrez par
+la hampe; et moi je chanterai l'Internationale.
+
+--Vous la savez donc?
+
+--Un peu, depuis que nous avons eu la bonne panne, ma tante et moi, dans
+un chemin creux de Sèvres. C'était le soir, il passa trois zouaves qui
+la chantaient, sous les étoiles. C'était poétique.
+
+--Tu es assez dépeignée pour la chanter au naturel, dit Clarisse, non
+sans aigreur, à la jeune fille, dont les cheveux, en effet, laissaient
+leur noire crépelure pendre sur ses épaules, impatiemment.
+
+--Personne n'est venu pourtant me décoiffer. Et je n'avais pas mes
+chiens.
+
+--Quoi, intervint Cérizolles: votre ami le Grand Pan n'est pas venu vous
+faire sa cour?
+
+--Il a fait son apparition, mais il m'a paru si peu convenable, que je
+l'ai envoyé se mettre en flanelle grise, répondit Sabine, en toisant le
+complet de leur compagnon.
+
+Le retour à Castabala interrompit ce dialogue. Clarisse y pensa démêler
+que sa sœur était jalouse de Cérizolles, encore qu'elle lui crût de
+l'inclination pour Vitalis. Or, elle voyait juste, et, du reste, plus
+profondément que Sabine elle-même, qui était, surtout qui croyait être,
+fort évaltonnée par trois années passées à Paris, chez une vieille
+indulgente tante. Celle-ci, logée à la montueuse rue de Villejust,
+l'envoyait sous la garde d'une gouvernante engourdie par l'âge, suivre
+les cours des dames Le Sicton, rue de Verneuil. Cet externat pour jeunes
+personnes, fort apprécié sous la monarchie de Juillet, avait un peu
+déchu depuis. Les courses en tramway le long de la Seine, la
+conversation de ses amies de classe, dont deux ou trois Péruviennes,
+quelques livres dérobés avaient donné à Sabine une idée peu cohérente du
+monde. Elle s'y croyait tenue d'honneur d'être une coquette, d'en avoir
+les appétits, la vanité. De même qu'un jeune homme se blase à froid, se
+pervertit, satanise, elle croyait presque sincèrement s'être soi-même
+accouchée de son type, et, sincèrement réaliser l'idéal de l'ingénue
+éclose en vice.
+
+Tout de suite au sortir de table, Etchepalao s'était mis à faire la
+sieste, et Cérizolles à l'en arracher. Lui, de ses pieds, de ses
+ronflements, remplissait un petit salon, dont les meubles grèles, tendus
+de guirlandes, passés au blanc de Ripolin, donnaient à Mme de Charite
+des illusions Louis XVI. Et ils tremblaient sous le dormeur.
+
+--Ah, mon Dieu, laissez-le dormir, disait cependant Clarisse.
+
+Mais Cérizolles qui aurait voulu l'entraîner dans l'émeute, insista,
+malgré que Wolfgang accueillît ses appels par des grognements.
+
+--Etché! Etché!
+
+Il se montra enfin par la porte entr'ouverte, en bras de chemise à
+plastron couleur de groseille, et dont la patte débordait son pantalon.
+Un peu de ventre bombait entre les pans disjoints de son gilet; et, dans
+sa face rasée, ronde, rouge, plaquée de cheveux jaunes et rares,
+clignaient, sous peu de cils, des yeux vert sale.
+
+--Pourquoi faire m'appelez-vous--et tout, demanda-t-il avec des
+bâillements qui lui faisaient ouvrir le vide énorme de sa bouche aux
+lèvres plates et pâles.
+
+--Vous ne venez donc pas à la bataille?
+
+--Mon cher, vous savez si j'ai peur...
+
+Avec la tête, Cérizolles affirma que non; mais sans que l'on sût de
+quoi.
+
+--...Quand c'est un vrai danger. Tout ce potin-là, c'est des histoires
+d'enfant, et qui ne me regardent pas. Qu'il se débrouille, le vieux
+Lescaa, je ne suis pas son héritier. Vous voudriez qu'en son honneur
+j'aille me faire casser la tête--et tout.
+
+--Mais puisque ça n'est pas un vrai danger.
+
+--Eh justement, c'est ce que je dis.
+
+--Alors vous me confiez Mme Etchepalao.
+
+--Je vous crois bien; et la petite aussi; et la mamân, si elle en veut.
+Les femmes, il ne leur arrive jamais rien. Ah, rappelez donc à Clarisse
+de prendre, chez Trébuc, un livre que j'ai fait venir, sur les Bovidés
+du S. O.
+
+--Ah oui, dit le jeune homme: comme qui dirait..... oui, je vois ça
+d'ici.
+
+Ils partirent pour la ville, Cérizolles flanqué d'une Clarisse en satin
+chaudron broché à fleurs rouges; et de Guiche en écossais noir et bleu,
+avec une jupe, dont la brièveté, qui scandalisait Vitalis, lui semblait
+aujourd'hui encore, comme aux vacances d'autrefois, faite à souhait pour
+un de ces châtiments après quelque escapade, où, de sa mère, la
+condamnaient les mains sonores. Comme Guiche l'avait remarqué,
+Cérizolles était en suite de flanelle grise. Mme de Charite se disait
+que ce groupe tricolore, sur la route, c'était «distingué». Elle les
+avait accompagnés jusqu'au portail en fonte d'art, et d'art moderne, où
+«sur les pylones», comme elle-même disait aussi, se lisait en lettres
+gothiques: Castel Castabala.
+
+--Je vous les prête, dit-elle à Cérizolles, en lui désignant l'une et
+l'autre jeune femme, et le salua d'une moue mutine de ses lèvres couleur
+de cerise à l'eau-de-vie.
+
+Herminie de Charite, née Scarpa, d'un revendeur au Mont de Piété, voilà
+quarante ans de cela, hélas ou quelques années avant, n'avait pas
+renoncé à plaire. Mais elle savait s'effacer devant ses filles, devant
+Clarisse surtout qu'elle aimait pour lui rappeler les agréments de sa
+jeunesse. Au prix du double ou triple enjeu que jouent les mères bien
+conservées, Jean de Cérizolles commençait de lui apparaître comme une
+figure d'atout. Cela ne lui aurait pas été désagréable de mener un flirt
+avec lui: elle ne s'avouait pas bien jusqu'où. D'autre part, c'eût été
+pour Sabine un parti inespéré. Mais la chance paraissait petite, il est
+vrai, au peu d'empressement que le jeune homme montrait envers Guiche.
+Restait Clarisse, qui, manifestement, l'intéressait beaucoup davantage.
+Et, pour singulier que cela paraisse, Mme de Charite qui, peut-être
+n'aimait pas son gendre autant qu'elle avait l'air, se serait accommodée
+de voir aller très loin cette sympathie qu'ils laissaient, l'un pour
+l'autre, percer déjà. On voit qu'à ses calculs confus, cette mère de
+famille n'apportait pas de jalousie. Guiche, en ce point comme en plus
+d'un autre, ne tenait pas beaucoup d'elle.
+
+Elle faisait, en ce moment, assez triste mine à côté de sa sœur et de
+Cérizolles, qui semblaient tour à tour l'oublier ou la traiter en petite
+fille. Que si, pour divertir sa pensée, elle songeait à Vitalis, l'image
+de Mme Beaudésyme lui en gâtait le plaisir en se dressant devant son
+rêve. Et il lui semblait voir dans ses mains cette épée de feu qui garde
+les portes du paradis.
+
+A mesure qu'on se rapprochait du bourg, Sabine cherchait du regard
+quelques signes de l'émeute annoncée, mais vainement ne voyait rien.
+Entre les peupliers que déjà rouillait l'été dans son déclin, la route
+déroulait son vide éclatant. Une victoria de louage toute tintante de
+grelots, qui faisait voir son postillon en noir et rouge, les croisa à
+grande allure: le temps d'apercevoir une fillette d'une pâleur de craie,
+en gouttière, à côté d'une grosse femme. La poussière, un instant
+épaissie en nuage, se dissipa, s'évanouit. On était à l'entrée de la
+grand'rue, et tout semblait paisible.
+
+Cérizolles avait pourtant dit vrai: les habitants faisaient éclater
+aujourd'hui des rancunes longtemps nourries, mais contenues, et dont il
+n'est pas inutile de donner quelque éclaircissement.
+
+Il faut d'abord se représenter Ribamourt comme une ville cristallisée
+autour d'un bloc d'étain.
+
+Gaston Phœbus et ses premiers successeurs favorisèrent cette espèce
+de floraison minérale par des privilèges que la Monarchie et la
+Révolution n'avaient pas tous détruits, et qui soutinrent la prospérité
+de cette petite ville, dont, aux XVe et XVIe siècles, les
+fonderies de canons ou de cloche achetaient le minerai. Là naquit, d'une
+population en partie étrangère au Béarn, une bourgeoisie intelligente et
+riche, mais qui fut décimée par les guerres de religion, abêtie et
+raréfiée ensuite par deux siècles de vices sournois et de mariages
+consanguins, amoindris encore par la Révolution, qui lui fut contraire
+comme elle le fut partout à cette partie de la bourgeoisie française qui
+eût fondé un patriciat, si l'anoblissement n'avait ouvert à la richesse
+des chemins aisés.
+
+Aujourd'hui, elle n'était représentée en son éminence ancienne que par
+quelques petites dynasties telles que les Beaudésyme dont il y avait eu
+des magistrats et des officiers; les Paschal, qui, pour la plupart
+depuis Louis XV, vivaient «noblement» sur leurs terres; les Lescaa, et
+cinq ou six autres familles: celle du curé Cassoubieilh, par exemple,
+qui avait fourni plusieurs ecclésiastiques de valeur, entre autres le
+dernier évêque de Navarrenx, dont la succession restait ouverte depuis
+quatre ans. Encore ces divers groupes ne comptaient-ils presque plus de
+représentants mâles.
+
+Cette classe qui avait surtout conservé du passé l'avarice et les plus
+basses vertus, et qui allait depuis l'Onagre jusqu'à Lubriquet-Pilou,
+avait toujours été la seule aristocratie de Ribamourt, où de tout temps
+la noblesse fut pauvre et rare; et, pendant quatre siècles, elle seule
+avait élu un conseil de notables qui gérait la ville et trois villages
+voisins, ses vassaux: Mesplède, Athos, Le Hameau.
+
+Dans le reste des Mortiripuaires, bien plus nombreux qu'à l'origine,
+sandaliers de Saint-Éloi, artisans de tous métiers, petits boutiquiers,
+se trouvait la plupart des Part-Prenants. On nommait ainsi les héritiers
+des premiers occupants de la Mine. Ils en étaient propriétaires avec
+l'État, sous le contrôle de qui ils la louaient à une Compagnie
+Fermière contre une redevance proportionnelle à la production. Ces
+Part-Prenants, dont les parts, selon les règlements primitifs, étaient
+restées héréditaires et inaliénables, nommaient pour cinq ans, et du
+même coup prenaient pour toujours en haine un Conseil chargé de régler
+les rapports compliqués de la Compagnie Fermière avec ces privilégiés
+qui, n'étant pas loin de se prendre pour un Patriciat, en avaient les
+vues étroites, en même temps que la méfiance et les caprices populaires;
+menés qu'ils étaient le plus souvent par des gens étrangers à leurs
+affaires.
+
+De tous les Eteignoirs, comme on a vu qu'ils nommaient leurs délégués,
+le plus en vue comme le plus haï était Diodore Lescaa, homme profond,
+digne d'être chef, qui le laissait percer malgré les efforts qu'il
+faisait pour se tenir dans les coulisses;--et dont le vice fut surtout
+qu'il méprisa toujours ceux-là mêmes qu'il aidait.
+
+Cette hostilité latente, aussi vieille que Ribamourt, avait été
+longtemps réprimée par des cadres sociaux rigides; plus tard par
+l'influence conciliée du Patronat et du Clergé. Mais ces deux forces, la
+seconde surtout, ont été, à Ribamourt comme ailleurs, peu à peu mises en
+question de divers côtés; attaquées par un calvinisme qui applique à la
+politique les procédés de sa rigoureuse hypocrisie religieuse, châtiées
+par les lois, et, d'autre part enfin, traitées par _La Corde_ de
+Toulouse, le _Petit Conseiller_ de Bordeaux, et autre presse «à
+responsabilité limitée» ainsi que s'expriment les prospectus de
+Finances, traitées comme un libre-penseur ivre fait avec joie d'un mur
+d'Église. Les Part-Prenants de Ribamourt, abstraction faite une fois
+pour toutes des gens payant l'Impôt qui en faisaient partie, offraient
+aujourd'hui, à la première main sale venue, toutes les prises d'une
+masse populaire. Mais le chef-d'œuvre d'ailleurs involontaire de
+leurs meneurs fut de persuader à ces ardents fauteurs de privilèges
+qu'ils étaient socialistes, confusion assez bouffonne dont on a vu les
+premiers germes dans les vers déjà cités de la _Mortiripuaire_ de 48.
+
+Quand un coup de mine fit affleurer, vers 1880, les eaux minérales dont
+l'habile docteur Béchut, mort depuis, sut persuader qu'elles
+guérissaient les maladies nerveuses, la Compagnie Fermière les exploita
+tout de suite à son profit exclusif, sans que personne protestât que
+mollement. Mais au Conseil élu en 1900, entrèrent M. Lescaa, M.
+Dessoucazeaux, les deux notaires de Ribamourt, le curé Puyoo, qui déjà
+visait à la députation en se mêlant de socialisme chrétien, et quelques
+autres personnes résolues à faire améliorer la position des
+Part-Prenants, à qui la Société Fermière continuait de payer un quart
+tout juste du produit net des Mines, ce qui valait à chacun de vingt à
+vingt-cinq francs par an. Depuis un demi-siècle, la meilleure année
+avait produit trente-six francs.
+
+Tout de suite l'Onagre prit l'affaire en mains; et, au lieu d'un Sénat,
+ce fut un dictateur que l'on eut. Mais la Société céda et s'engagea à
+verser le cinquième de tous les bénéfices, qu'ils vinssent de la Mine ou
+des Eaux; en garantissant à chaque Part-Prenant pour les années maigres
+un minimum de cent francs. Le contrat, approuvé d'abord par le Conseil,
+fut soumis à une Assemblée générale, et voté d'acclamation, ainsi qu'un
+ordre du jour plein d'éloges pour M. Lescaa. Le soir, on illumina, et
+tout Ribamourt alla acclamer l'Onagre dans sa maison.
+
+Lui, qui se sentait profondément atteint par le mal qui devait
+l'emporter, et ne voulait pas mourir avant de voir cette affaire
+conclue, la fit hâter au Conseil d'État. Là aussi, enfin, la convention
+fut approuvée et enregistrée.
+
+Mais Ribamourt ne voyait plus qu'avec méfiance ce contrat où elle
+applaudissait six mois avant; et M. Lescaa, pour qui on réclamait la
+Croix naguère, n'était plus bon qu'à jeter à l'Ouze, la ville n'ayant
+pas encore d'autres égouts.
+
+En dehors de l'inconstance naturelle aux foules, il y avait à ce
+revirement quelques causes plus précises. Les Part-Prenants, assez
+nécessiteux pour la plupart, n'avaient pas à se plaindre de l'Onagre, et
+au contraire; mais il en était autrement de diverses personnes qui les
+poussaient. En effet, depuis que M. Lescaa, las de prêter à ses
+concitoyens un argent dont ils ne le remboursaient jamais que de
+gratitude, à un taux assez bas, s'était résolu à «réaliser», cela
+n'allait pas sans faire bien des blessures. Il avait beau exiger moins
+qu'on le payât que d'être garanti en bonne forme, les rigueurs
+qu'entraîne toujours une opération de ce genre, quelques tempéraments
+qu'il y pût apporter, furent grossies à plaisir par la médisance. On
+s'étonnait, les débiteurs surtout, qu'un argent dû si longtemps le fût
+encore. Puis, dans ce troupeau de victimes, il y en avait--tel M.
+Dessoucazeaux, honnête homme et cultivé, mais avare--de fort à l'abri
+du besoin, auxquels n'avait manqué, pour se mettre en règle, que de
+l'ordre ou plus simplement de la bonne foi; et qui, méritant peu d'être
+ménagés, ne le furent point. Mais ceux que l'Onagre ne poursuivit pas,
+ils criaient aussi haut que les autres, pour n'être pas soupçonnés de
+devoir, qui est une espèce de déshonneur dans les petites villes de
+France, où l'argent, seule volupté permise, reste l'unique mais
+invincible corrupteur des âmes. Encore, par suite d'une trop lente
+circulation, n'y cause-t-il que peu de prospérité; et en cela aussi,
+ressemble au sang, dont le moins actif est le plus chargé de souillures.
+
+A Ribamourt, la fortune était surtout faite de terres et de maisons; les
+espèces, rares; la plupart de ce qu'en laissaient les baigneurs,
+restitué aux fournisseurs de grandes villes par des patrons d'hôtel, des
+boutiquiers, venus presque tous du dehors, que le crédit avait établis,
+qu'il maintenait seul. Or M. Lescaa réclamait à ses débiteurs bien près
+d'un million, ou qu'on le garantît par des hypothèques, sorte de contrat
+que la publicité presque excessive où l'oblige le code rend parfois
+onéreux. Tous ces débiteurs ayant, aux premières attaques de M. Lescaa,
+amoindri leur dépense en même temps que hâté leurs rentrées, on
+s'imagine combien de marchands, d'ouvriers, de sous-débiteurs atteints
+par ricochet, se retournaient contre l'Onagre, origine de leurs maux, et
+que tout le monde à Ribamourt ne manquait pas aujourd'hui d'invoquer
+pour excuse à ses rigueurs.
+
+Déjà deux gros fabricants de sabots avaient congédié leurs ouvriers; les
+banquiers marrons de Ribamourt et de la campagne, suspendu leurs prêts,
+comme les marchands, bouchers ou aubergistes presque tout crédit. Les
+deux huissiers, seuls de la ville, s'engraissaient comme cochons de
+foire.
+
+Rien n'était donc plus facile que de rendre impopulaire aux habitants
+de Ribamourt un homme qu'ils n'avaient jamais aimé. Son cousin Pétrarque
+Lescaa, aidé de la plupart des autres, s'y employa de son mieux. Quoi de
+plus répugnant à des héritiers qu'un philanthrope; et M. Lescaa passait
+pour tel aux yeux de sa famille, en même temps, il est vrai, que rempli
+d'égoïsme, de dureté, d'avarice. On craignait qu'il ne fît de gros legs
+à Ribamourt, qui, après tout était sa ville natale. Que si on la lui
+faisait voir dressée contre lui, et toute entière aboyante, peut-être
+abandonnerait-il un si redoutable dessein.
+
+Le nouveau contrat de ferme fut à ces appétits et à ces rancunes le
+prétexte de se grouper.
+
+Peu de jours après l'approbation du Conseil d'État, le bruit commença de
+courir que M. Lescaa avait reçu de la Société Fermière une grosse somme,
+en salaire de ses bons offices. La _Cassitéride_, gazette locale, où,
+pour la première fois, le maire Dessoucazeaux et Pétrarque Lescaa
+furent d'accord, et la _Corde_, de Toulouse, colportèrent à mots
+couverts cette noirceur. Peu à peu, on la discuta tout haut; et enfin
+elle fut agitée, sans que personne la démentît, dans une assemblée
+tumultueuse des Part-Prenants, où beaucoup d'étrangers s'étaient mêlés.
+L'ordre du jour qu'on y vota à mains levées, sur la proposition du
+greffier de M. Lescaa, le juge, prenait l'Onagre nommément à partie, et
+convoquait les habitants de Ribamourt à un meeting devant l'Hôtel de
+ville pour le jeudi suivant.
+
+Au sortir de cette assemblée, qui fut tenue le soir, des jeunes gens
+allèrent crier devant la maison Lescaa, sur l'air des lampions: «Rends
+l'argent! Rends l'argent!» D'autres qui avaient bâti de bâtons et de
+paille l'image approchée d'un âne sauvage, y mirent le feu sur la place
+Jeanne. Cependant la gendarmerie, à qui ni maire ni adjoint n'avait
+donné d'ordres, ne bougea. Elle avait même été consignée d'avance par
+le brigadier Malevain, petit homme paisible.
+
+Le jeudi, il sembla qu'il en serait autre chose, sur des ordres de la
+Sous-Préfecture où, peut-être, disait-on, l'Onagre avait écrit. Des
+gendarmes surveillèrent tout le matin les abords de la mairie; il est
+vrai qu'ils disparurent avant l'heure du meeting, Malevain leur ayant
+recommandé la discrétion.
+
+M. Lescaa, lui, gardait le lit, son mal ayant empiré. C'est ainsi qu'il
+ne put être du dîner que donnait Me Beaudésyme ce même jour, et en
+l'honneur précisément du fameux bail, qui avait été dressé dans son
+Etude. Le notaire avait bien des raisons de se compromettre pour un tel
+client; mais peut-être lui fit remarquer Basilida, eût-il valu mieux
+remettre à un autre jour qui n'aurait pas été choisi par les
+Part-Prenants, pour honnir ce même contrat qu'ici l'on allait fêter.
+
+--J'ai déjà remis, répondit-il, deux fois à cause de Lescaa. Et ce
+paquet de voyous, s'ils ne sont pas contents, ils savent où me trouver!
+
+--Il le savent de reste, soupira la jeune femme. S'ils avaient oublié,
+Pétrarque ou consorts se feraient un plaisir de leur apprendre la route;
+et que les Eteignoirs «font la bombe» ici.
+
+Mais le notaire n'en fit que hausser ses larges épaules: il se savait
+craint.
+
+A Ribamourt on dîne à midi. Il y avait là le directeur de la Société
+Fermière, inintelligent et pompeux, qui sans cesse caressait sa barbe
+comme un voluptueux fait du sein d'une jeune maîtresse; l'ingénieur des
+Mines, petit homme noueux, agité de tics; le capitaine Laharanne avec sa
+femme; le curé Puyoo; M. Lubriquet-Pilou; le chef de gare; et Vitalis,
+qui était de la maison. M. Dessoucazeaux avait trouvé prétexte à
+décliner l'invitation.
+
+Au dessert on s'aperçut qu'il y avait pénurie de cigares; et Vitalis,
+qui s'ennuyait de n'entendre parler que d'affaires, s'offrit pour aller
+en chercher lui-même à _l'Agneau Pascal_.
+
+--Mais Lubriquet va se ronger de jalousie, dit Me Beaudésyme.
+
+Le trésorier ne répondit que par un sourire de supériorité, en lissant,
+du bout de l'index, le dessous de sa moustache rare.
+
+Vitalis avait à peine passé le portail, et oublié déjà les
+Part-prenants, quand il entendit courir derrière lui. C'était Firmin de
+Mesplède.
+
+--Où allez-vous, Monsieur Paschal, demanda-t-il sans autre salut.
+
+--A l'_Agneau_ du même nom, répondit le jeune homme un peu surpris.
+Venez-vous par là?
+
+--Oui, mais vite, alors; et revenons. On ne sera peut-être pas de trop
+dans un moment.
+
+--Qu'y a-t-il donc? Les Anglais?
+
+--Oui! Une belle idée qu'a eue là votre patron de donner à dîner le jour
+du métïngue.
+
+--Les invitations étaient faites bien avant, et on avait déjà renvoyé
+deux fois, à cause de la maladie de cœur de mon cousin. Et puis ils
+ne nous mangeront pas, je pense.
+
+--Les gens qui tuent les hirondelles, ce n'est pas pour les manger, non
+plus.
+
+--Mais enfin, qu'est-ce qui se passe?
+
+--Voilà. J'étais à ce métïngue, donc, et pas seul, croyez-moi. Oh! vous
+savez: des sabotiers... comme moi. Les messieurs n'aiment pas trop crier
+ce qu'ils pensent. Pour crié, on a crié; et chanté: contre l'Onagre,
+bien entendu. On voulait même aller lui faire un charivari. Mais il n'y
+est pas, à ce qu'on disait, et, par contre, les gendarmes autour de chez
+lui: c'est même pour ça qu'il n'y en avait pas plus que de louis d'or,
+devant la mairie. Alors tout s'est retourné contre Beaudésyme, et son
+dîner. On a même dit que M. Lescaa s'y trouvait. Je ne sais pas qui, ou
+plutôt je m'en doute: c'est Bensibett, le fort caillou, que j'ai vu
+causer à part avec le greffier à Pétrarque, ce cascan, vous savez, qui a
+la gale.
+
+--Erouch: vous croyez qu'il a la gale?
+
+--Mais oui: c'est de naissance; rien n'y fait; il faudrait l'écorcher.
+
+--Diantre, fit Vitalis. Et pourquoi ne l'écorche-t-on pas? Demandez ce
+petit service à votre patron, le dieu des vers. Quant à Erouch, je ne
+lui serrerai plus la main; vous pouvez m'en croire.
+
+--Et bien vous ferez. En attendant, tout le monde va venir donner la
+sérénade à Mme Beaudésyme. Et M. Lescaa est-ce qu'il est chez vous,
+au moins?
+
+--Il n'y est pas, Firmin. Mais vous n'êtes donc pas fâché avec lui,
+depuis.....
+
+--Depuis qu'il rentre son blé? Bah! j'ai laissé dire. La vérité, c'est
+qu'il m'a fait venir l'autre jour; et pas flambant, je vous assure. Lui,
+était dans un grand fauteuil, avec sa figure verdâtre, l'air malade:
+«Firmin, sais-tu combien tu me dois?» Le diable m'emporte, si je m'en
+doutais, ni envie, car il m'a prêté plus d'une fois.--«Vingt-quatre-mille
+francs.»--«Té, je croyais que c'était plus!» Et c'est vrai, oui. «Ta
+femme, reprend-il, t'a porté plus de trente mille francs de bonnes
+terres; et vous êtes en communauté. Tu peux donc me donner une
+hypothèque.» Je réponds: «Oui, pour sûr», mais sans enthousiasme, je
+pense, car il se mit à rire: «Çà ne te coûtera peut-être pas aussi cher.
+D'abord tu as hérité de ton père un billet de Pétrarque de huit mille,
+pour solde de votre grand champ sur le Gave, et trois mille environ
+d'intérêts,... le tout endossé par son beau-père...»--«Oh, pour
+celui-là, vous pouvez le prendre pour rien, il est prescrit.»--«Je sais,
+je sais (car il sait tout ce diable d'homme). Mais je te le prendrai
+tout de même pour onze mille: j'ai un moyen de les faire rentrer.
+Ajoutes-y sept mille que tu as pris pour payer les dettes de ton père:
+de ceux-là je te fais cadeau. Ne me remercie pas; c'est pour le
+principe. Restent donc six mille dont tu voudras bien me donner
+hypothèque.» Vous pensez si j'ai voulu. Mais nous voici chez Victorine.
+
+--Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Vitalis.
+
+--Bonjour, Monsieur Paschal, répondit la buraliste avec un peu de
+réserve.--Bonjour Firmin....
+
+En sortant de l'_Agneau Pascal_, avec ses cigares, le clerc aperçut en
+avant Cérizolles, entre les deux jeunes femmes. On se rejoignit; et,
+comme Firmin se tenait à l'écart.
+
+--Quoi, Firmin, lui dit Guiche en béarnais, est-ce que nous ne sommes
+plus amis comme au temps où vous me contiez des histoires?
+
+--En cousant les gilets de votre groom. Oh, sûr que si, mademoiselle
+Sabine. Mais vous êtes si grande maintenant...
+
+--Que vous regrettez de n'avoir pas grandi aussi, fit la jeune fille en
+riant.
+
+Vitalis causait avec Jean et Mme Etchepalao; et ils approchaient de
+Sainte-Marthe, quand on commença d'entendre une rumeur lointaine encore
+et inégale, voix des foules, qui rappelle le bruit de la mer.
+
+--Ça y est, dit Firmin, ils y seront avant nous.
+
+--Où ça, demanda Cérizolles, à qui Vitalis éclaircit alors ce qui se
+passait.
+
+--Et nous, reprit-il, qui voulions tout juste voir l'émeute. On pourrait
+aller chez les Beaudésyme, si ce n'est pas indiscret.
+
+--C'est que, pour les dames, dit Firmin, elles seraient peut-être mieux
+autre part. Oh, ça n'est pas qu'on risque des coups de fusil... mais
+enfin.
+
+Clarisse parut indécise; mais Sabine déclara qu'elle irait, en compagnie
+ou non, assister Basilida. Et peut-être disait-elle cela par jalousie,
+en cas que Vitalis ne l'allât défendre seule. La jeune femme eut alors à
+cœur de ne pas faire voir devant Cérizolles moins de vaillance que
+Guiche, et soutint son avis; en suite de quoi, tout le monde se rendit
+chez les Beaudésyme. Mais, sur le conseil de Firmin, on passa par la
+petite porte qui s'ouvrait sur une ruelle, tout près de ce figuier où
+Vitalis baisait naguère les joues en fleur de Detzine. Ce fut elle qui
+parut, au bruit de la sonnette, et très émue.
+
+--Ah, mon Dieu, gémissait-elle, au lieu d'aller annoncer, tandis que
+Firmin mettait le verrou, qu'est-ce qu'on va nous faire?--Oui,
+Mademoiselle, dans le salon.--Et ils crient tous: Prends l'argent,
+prends l'argent.--M. le curé de Saint-Éloi, aussi; mais le chef de gare
+est parti, avec le directeur.--Et ils ont jeté des sous.
+
+--Quelle chance que mon parrain ne soit pas là, dit Vitalis.
+
+Le discours incohérent de Detzine peignait assez bien les choses. Mme
+Beaudésyme, son mari et le reste de leurs invités achevaient de boire
+leur café au salon, avec un calme un peu affecté; tandis que deux ou
+trois cents hurleurs, à qui des nouveaux venus se joignaient sans cesse,
+répétaient devant la grille, sur l'air des Lampions:
+
+ Rends l'argent,
+ Rends l'argent.
+
+--J'ai pourtant envoyé Ernaütou, expliquait Beaudésyme, pour leur dire,
+sans faire semblant de rien, que Lescaa était en voyage, et pas ici.
+Mais baste, il faudrait un fusil.
+
+--C'est votre faute, aussi, répliqua M. Puyoo. Si le dîner avait fini
+plus tôt, plusieurs de nous auraient été aperçus en ville; ça aurait
+tout arrêté dans l'œuf. Et où chassiez-vous donc pour rentrer si
+tard?
+
+--Par là... au bois du Moulin.
+
+--Ça n'est pourtant pas aux antipodes.
+
+--Et vous n'avez rien pris, j'en suis sûre, demanda Guiche, dont les
+yeux de violette s'amincirent.
+
+--Vous savez, répondit le notaire de sa voix paisible et dorée, on ne
+prend jamais tout en une fois.--Mais qu'est-ce qu'ils ont donc,
+ajouta-t-il en se levant. Ils vont forcer la grille. Peut-être qu'il
+vaudrait mieux renvoyer les dames.
+
+Firmin venait d'entrer au salon, dont les portes restaient ouvertes.
+
+--Il n'y a guère moyen, dit-il. Rosalie, du grenier, a vu des gens dans
+la ruelle, et ivres. Or doncques, elles feraient mieux de nous laisser,
+d'aller en haut, par exemple, en attendant la gendarmerie qu'Ernaütou a
+été prévenir.
+
+--C'est vrai, dit Vitalis.
+
+--Mais nous aurons peur, toutes seules, fit Basilida. Viendrez-vous avec
+nous, au moins, Vitalis?
+
+--Mon Dieu, pourquoi pas, répondit le jeune homme, peu soucieux,
+peut-être, de bagarre. Il en restera assez à garder le salon.
+
+--Moi, je ne quitterai pas mon mari, dit Mme Laharanne.
+
+--Et je resterai aussi, conclut Clarisse: ça ne m'ennuie pas d'avoir
+peur. Et moins haut, elle ajouta, en se tournant vers Cérizolles: Vous
+me défendrez, n'est-ce pas, Monsieur Jean?
+
+--Certes, répondit Cérizolles avec beaucoup de sérieux: je vous
+couvrirais plutôt de mon corps.
+
+Quant à moi, dit Guiche, je serai aussi bien là-haut, pour avoir peur.
+
+Et elle gagna, avec les autres, la chambre de Basilida. C'était une
+grande pièce qui sentait l'iris. Quoi qu'elle donnât sur la cour par
+deux fenêtres, les volets qui en étaient clos, et pleins à la moitié
+supérieure, n'y laissaient pénétrer qu'une faible lumière. Des meubles
+d'acajou à cygnes étaient rangés en bon ordre le long des hautes
+murailles; tous trois se taisant, le tic-tac d'une pendule de marbre
+rouge sembla seule faire résonner le silence.
+
+Sabine bâilla.
+
+--Ça n'est pas très drôle, les émeutes, dit-elle enfin. Et elle
+s'étendit sur un sofa rotiné, en tirant sur ses jupes, comme elle avait
+accoutumé. Basilida ni Vitalis ne répondît. Ils écoutaient les rumeurs
+de la rue qui grossissaient, et des coups aigus battre le portail. Puis
+on commença de jeter des pierres contre la maison; quelques-unes lancées
+de loin, frappèrent les volets de Mme Beaudésyme. Par la jalousie,
+qui en ajourait le bas, on n'y pouvait voir qu'à peu de distance:
+d'abord le toit d'ardoise de la varangue, tout miroitant de soleil; et,
+en deçà des tilleuls, dans un étroit espace, la moitié d'une corbeille
+de géraniums, le sable jaune d'une allée.
+
+--Voilà M. Puyoo qui sort, dit Basilida, dont le demi-jour laissait voir
+la pâleur croissante. Il va leur parler.
+
+Sabine s'élança à l'autre fenêtre.
+
+--Je m'étonne qu'il se risque, dit Vitalis, au moins sans avantages.
+
+--Et sa popularité, expliqua Mme Beaudésyme.
+
+Le curé, qu'on ne voyait plus, ouvrait sans doute le portail de la cour,
+dont la serrure grinça, dans le tumulte. Puis il y eut une trêve, et
+quelques paroles indistinctes interrompues par de nouveaux cris,
+contradictoires: «A bas la calotte! Vive M. Puyoo!» Celui-ci parla
+encore. Soudain, comme s'il eût été emporté par des eaux, la grande
+voix de la foule couvrit sa voix. On distingua encore: «A bas la
+calotte! A bas l'Onagre!» La cour s'était remplie de monde. Sur le sable
+d'or jaune, on en voyait courir que leur ombre semblait contrefaire.
+D'autres marchaient dans les géraniums qu'ils écrasaient; et Guiche en
+respira de loin l'odeur poissonneuse.
+
+Bientôt les pierres recommencèrent de pleuvoir, plus nombreuses. Tous
+les trois, maintenant, ils écoutaient le péril gronder et croître. Des
+coups retentirent plus près, contre la porte d'en bas. Soudain, on
+entendit qu'elle s'ouvrait, et sonner la belle voix du notaire.
+
+--Il faut pourtant que je descende, dit Vitalis.
+
+Mais Basilida, dans l'exaltation du péril et du bruit sentait égarer sa
+raison:
+
+--Ne t'en vas pas, Vitalis, cria-t-elle, insoucieuse que Sabine
+l'entendît: écoute!
+
+Les paroles de Beaudésyme se répandaient sur le vacarme comme une huile
+d'or. Il y eut un instant de calme, puis d'autres cailloux, et tout à
+coup un juron aigu de Cérizolles, atteint sans doute, et un coup de feu.
+La voix de tête de Laharanne appela Beaudésyme, comme un clairon. Puis
+il y eut la porte qui se referma, et, de nouveau, le silence.
+
+--Ah, mon Dieu, gémissait Guiche, la tête dans ses mains. Et elle-même
+n'aurait su dire si c'était de peur, qu'elle pleurait, ou d'avoir
+entendu la notaresse tutoyer Vitalis.
+
+A ce moment, du côté de la rue, on entendit retentir la voix de M.
+Puyoo, qui, du ton d'un porc qu'on égorge, criait:
+
+--A moi, à moi!
+
+Presque aussitôt la porte d'en bas se rouvrit, le sable de la cour
+grinça, et Firmin apparut dans l'allée jaune. Mais au même instant on le
+vit chanceler, et tomber en s'écriant, tandis qu'un coup de feu éclatait
+près de la grille.
+
+--Vitalis, Vitalis, cria Mme Beaudésyme hors d'elle-même, reste avec
+moi. Et quittant la fenêtre, elle se jeta dans les bras de son amant,
+qui parut dans le doute de ce qu'il devait répondre. Guiche dénoua
+violemment son embarras.
+
+Elle était devant eux, les yeux brillants de larmes et de colère, et
+avant de s'enfuir:
+
+--Oui, reste, Vitalis, dit-elle; conserve-toi bien, pendant que les
+autres se font tuer. Elle te soignera, _elle_. Le lit n'est pas loin.
+
+--Guiche, s'écria le jeune homme, en s'élançant après elle. Mais
+Basilida déjà, à demi-folle, avait ressaisi la chair de son amant.
+Pareille à la Ménade de sa vision, elle délirait, ivre d'une voluptueuse
+épouvante, brûlante et pâle.
+
+--Tu l'as entendue, dit-elle, en s'interrompant pour lui meurtrir la
+bouche de sa tranchante denture; tu l'as entendue; le lit est là. Reste,
+Vitalis. Qu'est-ce que ça te fait; tu n'es pas un caractère, toi!
+
+Cependant, la gendarmerie, accourue enfin, dégageait Beaudésyme et le
+capitaine qui, soutenus par Cérizolles boiteux, avaient fait une
+seconde sortie.
+
+Puis on releva le corps de Firmin.
+
+Au loin, une horde s'était reformée, qui hurlait encore:
+
+ Rends l'argent.
+ Rends l'argent,
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LES NUÉES
+
+
+Loin de Ribamourt, loin de son étude où le papier dort sous la
+poussière, Me Beaudésyme chassait dans les bois de Nyxe, avec des
+amis, la bête noire. Depuis l'aube, les chiens donnaient sur un
+solitaire; lui-même, voilà une heure qu'il était à son troisième poste,
+sous les hêtres. Tout autour de cette ombre, par delà les fûts argentés,
+on se sentait, tant le jour était glorieux, comme dans un globe de
+lumière, et la lourdeur du soleil pénétrait le feuillage.
+
+Ses yeux battirent de fatigue; un coup de fusil les lui fit rouvrir.
+Deux autres, au loin, retentirent sans éclat; et puis le son d'un cor
+qui sembla nager faiblement, se dissoudre, dans la chaude étendue. Plus
+près de lui, tout à coup, le bruit des branches rompues vint l'avertir
+que le sanglier dévalait. Il y courut, mais à peine pour voir passer la
+meute, et, derrière, Wolfgang Etchepalao qui, parmi les piqueux, courait
+de ses épaisses jambes, en s'épongeant et criant: «Tayaut!»
+
+--Tayaut, Tayaut, répéta le notaire qui n'était point puriste en
+vénerie. Il se jeta à leur suite; on traversa une clairière; le soleil
+fit luire la robe des chiens, les clous d'une large semelle, un canon de
+fusil. Et presque aussitôt la trombe de couleurs, de voix, se précipita,
+se confondit, mourut dans la forêt immobile.
+
+Cependant, dans sa maison, Basilida, de ses doigts aigus, caressait les
+cheveux de son amant agenouillé.
+
+--Non, tu ne m'aimes point, dit-elle; et, au même instant s'écria. Car
+Vitalis venait, en réponse, de la meurtrir sous son peignoir.
+
+--Ah! fit l'amoureuse, qui entrouvrit sa bouche si rouge, comme pour
+aspirer l'âme d'une puissante fleur.
+
+--C'est que tu es trop jeune, reprit-elle. Tu ne penses qu'à toi,
+toujours, même quand tes rêves t'emportent loin de toi. Tu ne sais pas
+souffrir dans un autre cœur que le tien. Et une douleur partagée;
+c'est cela qui est l'amour même, ô mon amour.
+
+--Le plaisir, n'est-ce donc rien, demanda-t-il?
+
+--Et jusque dans le plaisir, Vitalis, tu n'inventes que ton plaisir.
+
+Mais c'est son corps qu'il interrogeait. Sous ses doigts le peignoir
+s'ouvrit; il l'aperçut toute entière, avec sa poitrine bombée, des
+genoux ronds, la haute lyre de ses hanches. Et il la désira.
+
+--...Lida...
+
+Sans répondre, elle le précéda; et d'une ondulation, faisant glisser
+son peignoir jusqu'à terre, se coucha toute nue.
+
+Cependant elle laissait nager sur Vitalis les regards d'une méprisante
+joie, comme si elle ne lui eût offert qu'à son gré ses membres, et leur
+servage orgueilleux.
+
+C'était un des jours les plus chauds de cette fin d'été. Sous le
+firmament d'or, voguaient des nuages éclatants et denses que les
+souffles d'en haut, ignorés d'un sol immobile, modelaient selon des
+caprices mystérieux. L'un d'eux, en passant sur le soleil, plongea dans
+la pénombre ces amants embrassés déjà.
+
+O Nuée aux humides flancs, mouvante vapeur, ô Nuée du hasard pétrie en
+forme de cygne, éphémère ivresse des yeux: avant qu'une nuée nouvelle
+épouse les figures inconstantes de ta beauté; et que par vous se ruine
+ou renaisse l'image innombrable de nos rêves, avant qu'au front des
+Pyrénées, un instant retenue par les sapins aux noires chevelures, on te
+voie, pareille au chasseur qui fuit et se retourne, tendre l'arc sept
+fois teint, et que jusqu'au prochain soleil qui t'y vienne concevoir
+encore, tu n'ailles abîmer dans la mer ton être identique et changeant,
+toujours la même, toujours une autre, ô Nue porteuse de rosée--te
+sont-ils apparus au loin, dans la ténèbre des bois, Me Beaudésyme qui
+court le sanglier à toutes jambes, au milieu des piqueux, et, non loin
+d'eux, Wolfgang au front suant? Ou bien, par delà la gare, dans le
+chemin d'argile qui contourne les Réservoirs, n'as-tu pas en passant
+gardé du soleil Jean de Cérizolles, auprès de qui, sous un voile épais,
+se hâte la facile épouse d'Etchepalao?
+
+--Jean, dit-elle, j'ai peur d'être reconnue; ça serai'affreux.
+
+--Haffreux! La réputation d'un homme vierge est comme le pétale du
+camélia. Mais, madame chérie, les Mortiripuaires sont tous au café du
+Casino, à part votre mari et Alexandre Beaudésyme qui chassent à Nyxe,
+d'où ils ne reviendront que fort avant dans la nuit, ivres, je pense.
+Quant à la patronne de cette auberge où nous allons--puisque vous ne
+voulez de nulle autre part--c'est, je le tiens de Vitalis Paschal, une
+enfant d'Oloron-Sainte-Marie, d'où elle n'est arrivée que depuis un
+mois, et, par conséquent, qui vous ignore. Et je me demande même où elle
+est, cette auberge. Ça n'est pas ça, continua-t-il en indiquant deux
+tours gardées par des palissades vertes.
+
+--Non, ça c'est le Château-d'eau. Autant qu'il me souvient de mes
+promenades d'enfance, pour trouver une maison ici, il faut tourner un
+peu plus loin, à travers un pré.
+
+En effet, l'auberge était là, sous un chêne et fort isolée. Mais contre
+le mur de façade des jeunes gens jouaient à la pelote.
+
+--Ah, murmura Cérizolles, c'est bien ma chance.
+
+--Allons-nous en, dit-elle.
+
+--Clarisse, vous ne voudriez pas. Dites que vous ne voudriez pas.
+
+--Je ne voudrais pas, répéta, après un soupçon de résistance, la femme
+de Wolfgang.
+
+Ils hâtèrent le pas, sans être vus; le chêne bientôt les cacha.
+
+--Songez, reprit-il, que j'ai mis en votre honneur, pour n'être pas
+reconnu, des choses couleur d'ardoise et de brouillard et que je ne vous
+ai pas embrassée depuis hier, pour ne pas vous compromettre.
+
+--Eh bien alors, dit Clarisse, compromettez-moi, je vous prie, Monsieur
+de Cérizolles.
+
+Elle lui tendait ses lèvres, mais Cérizolles fit la moue.
+
+--Dehors, fit-il, en étendant la main: jamais!
+
+Clarisse se mit à rire.
+
+--Grand fou, dit-elle; et ils firent le tour de l'auberge, jusqu'à la
+porte de derrière, qui était celle de l'étable.
+
+--C'est gentil, dit-elle, chez vous.
+
+--Oui, simple et confortable, c'est la devise de la maison. Bon luxe
+bourgeois, pas tapageur.
+
+Et il se mit à frapper sur la porte, pour appeler l'aubergiste, qui
+apparut enfin. C'était une vieille femme vêtue de noir dont le visage
+paraissait fait d'une pomme cuite. Elle les conduisit, à travers
+l'épaisse litière, vers une échelle de poulailler qui donnait sur un
+grenier à foin, d'où on descendait dans la cuisine, et de là dans une
+chambre basse, dont les volets étaient clos.
+
+--C'est à cause des joueurs de balle, expliqua la vieille.
+
+--Vous n'auriez pas pu les flanquer dehors? Je vous ai fait retenir une
+chambre, pas un fronton.
+
+--Mais, monsieur, si je leur avais refusé, ils se seraient doutés de
+quelque chose, et vous auraient guettés--à coups de cailloux.
+
+--On est bienveillant, dans le pays, fit remarquer Cérizolles.
+
+--Ah, monsieur, si vous saviez ce qu'ils sont malhonnêtes, et comme je
+regrette Oloron. Tenez, il y en a un vieux, là, avec les jeunes: celui
+de Lahourque, j'entends qu'ils l'appellent. Un joli cadet, ça fait. Il
+est déjà saoûl.
+
+--Ah, mon Dieu, murmura la jeune femme, c'est le frère de Victorine.
+
+--Et il va jouer contre la fenêtre.
+
+--Voyons, Jean, qu'est-ce que ça fait, murmura Clarisse, tandis que la
+vieille refermait la porte. Puisque je suis là, moi. Est-ce que vous
+m'aimez beaucoup, au moins?
+
+--Ce sera à vous de me le dire, tout à l'heure, répondit-il.
+
+On voit que cette liaison naissante n'était pas fondée sur des
+sentiments bien profonds. Ils n'en avaient pas moins su tirer peu après
+les plaisirs les plus vifs, scandés par le bruit sec de cette pelote
+qui, à intervalles inégaux, frappait les contrevents, tandis qu'un
+joueur annonçait les points, à voix haute. Et, une heure après, Jean de
+Cérizolles, commençant à reprendre toute sa tête:
+
+--Treize, annonça le buteur de l'autre côté.
+
+--Mon chéri, dit le jeune homme, il exagère.
+
+Clarisse ne répondit qu'en cachant son visage entre l'épaule et
+l'oreille de son amant.
+
+--Quatorze! cria encore le buteur, dont on venait de manquer le service.
+
+--Ah oui, continua Cérizolles: l'homme fort qui a tué le diable.
+
+--Clarisse, qui le contemplait avec plus de sérieux que ses yeux n'en
+laissaient voir d'ordinaire, soupira, comme Mme Beaudésyme:
+
+--Non, vous ne m'aimez pas.
+
+Et le jeune homme, ayant fait quelques protestations pour lui prouver
+que si, encore...
+
+--Oui, répondit-elle, je sais bien; mais l'amour, ce n'est pas cela.
+
+Cérizolles murmura une inconvenance.
+
+--Grand fou, dit-elle de nouveau. Et avoue que d'imaginer Wolfgang--ce
+que nous en avons fait, c'est la moitié de ton plaisir.
+
+Les lèvres étroites de Cérizolles laissèrent percer un sourire. Mais il
+répondit:
+
+--Je vous assure que non.
+
+--Pourquoi riez-vous comme ça? Ah Guiche avait bien raison!
+
+--Qu'est-ce qu'elle a dit, Guiche? demanda Cérizolles, qui avec la
+chemise de son amie, jouait à lui faire une bavette.
+
+--Elle a dit... elle n'a rien dit. Mais elle serait jalouse.
+
+--De moi?
+
+--Vous savez bien qu'elle a quelque chose pour vous.
+
+--Vitalis, elle a.--Et votre mari, est-ce qu'il serait jaloux, lui?
+
+--Ah, le sot! Je voudrais qu'il soit là, attaché sur cette chaise, pour
+nous voir. On ne saurait croire combien, de tromper cet homme, ça m'a
+fait toujours plaisir.
+
+--Toujours, interrompit Cérizolles. Mais vous mériteriez en vérité...
+
+--Jean--non--ne me faites pas de mal. Et qu'est-ce que ça vous fait,
+puisqu'au fond, vous ne m'aimez pas?
+
+--J'aime à voyager seul.
+
+--Mais, mon chéri, quand j'ai épousé M. Etchepalao, j'étais comme toutes
+les jeunes filles bien élevées qui se marient: j'espérais lui rester
+fidèle, je vous assure. C'est lui qui n'a pas voulu. Si vous saviez
+comme il est grossier, et bête, et brutal.
+
+--Clarisse, n'en jetez plus.
+
+--Pardon de vous en parler. Je sais bien que ça ne se fait pas. Mais de
+lui, vraiment... Et il boit par-dessus le marché!
+
+--Moi aussi, fit Cérizolles.
+
+--Ah, s'écria sans logique la jeune femme: que j'aimerais vous voir un
+peu parti.
+
+--Et vous avec moi?... Ah! Partir ensemble.
+
+--Jean, enfin, vous êtes fou: une mère de famille, boire! (Voyons,
+laissez-moi.) C'est qu'il faut de la tenue dans la vie.
+
+Cérizolles, qui s'occupait de ses doigts osseux à découvrir la chair
+obéissante de sa compagne, pour en composer des poses, au bord du lit:
+
+--Vous avez donc des enfants, demanda-t-il?
+
+--Ah, mon Dieu, oui, soupira-t-elle. Je croyais vous l'avoir dit. Une
+fille. (Enfin, Jean! Ce couvre-pieds est sale.) Elle est à Cambo, chez
+sa grand'mère.--Pauvre chérie! (Non, je suis très mal à l'aise, comme
+ça.)
+
+Elle était sur le ventre, le menton dans l'oreiller, les jambes à
+demi-pendantes, et son corps, à la fois ample et délicat, tranchait sur
+une satinette écarlate, où Cérizolles l'avait de force étendue.
+
+--C'est ainsi que je vous aime, dit-il. Ne bougez plus jamais.
+
+A ce moment une nuée, encore, passa sur le soleil à son déclin. Clarisse
+ne fut plus au clair-obscur qu'une arabesque lumineuse et recourbée. Et
+sans bouger, elle murmura dans la plume:
+
+--Non, vous ne m'aimez pas.
+
+Le jeune homme ne se put tenir de l'attirer dans ses bras,--et dérangea
+la pose. Mais Clarisse, comme si le nuage eût laissé un peu de son ombre
+dans son cœur, semblait ne plus savoir sourire.
+
+--Qu'y a-t-il, Clarisse?
+
+La jeune femme soupira sans répondre. Et comment dire le pourquoi de sa
+peine, elle qui, aux bras d'un homme jeune et plaisant, n'en avait
+ressenti jusque là jamais aucune. Mais celle-ci était une peine
+délicieuse.
+
+Cérizolles la serra contre lui, plus près qu'il n'avait fait encore. Il
+sentit ce cœur enfantin qui battait contre sa poitrine. C'était un
+mouvement à peine sensible, un peu d'inquiétude, presque un aveu. Alors,
+attirant vers lui son clair visage, il en baisa les yeux tour à tour,
+comme s'il y cherchait des larmes; aussi doucement qu'un enfant, le
+matin, pose ses lèvres sur la rosée des fleurs. Et Clarisse, qui pour la
+première fois se sentit découverte sous les yeux d'un amant,--avec ce
+frisson que la pudeur donne--tira le drap sur sa nudité.
+
+Ils demeurèrent ainsi sans parler, plusieurs minutes; la jeune femme, si
+elle avait pu voir le visage de son ami, n'y aurait plus rencontré ce
+sourire qui lui faisait un peu de peine.
+
+L'aubergiste, qu'étonnait le mutisme de ses clients, frappa à la porte.
+
+--Il est bientôt sept heures, dit-elle; en cas que la dame oublie.
+
+--Comment! s'écria-t-elle, sept heures! Il faut que je me sauve.
+
+Elle avait sauté du lit.
+
+--Jean, ne me regardez pas, dit-elle.
+
+Jean allumait une cigarette. Les joueurs de pelote avaient cessé leur
+partie; le soir tombait: on entendit le pied nombreux d'un bétail qui
+gagnait la fontaine. Une vache meugla vers le ciel.
+
+Cependant, Basilida, rassasiée de caresses, mâchait son cœur amer;
+toute prête de crier contre le vide de l'amour. Tel un fou qu'ont égaré
+les mirages du couchant, pleure dans la nuit sans étoiles. Son complice
+était encore à ses côtés; c'est à lui qu'elle s'en prenait de l'aimer,
+mais avec un tel ressentiment qu'il lui semblait, à force, ne l'aimer
+pas. Que n'y avait-elle sacrifié; et qu'en retour il donnait peu de
+choses, ce jouet joli, pliant, à toutes mains abandonné: oui, à toutes
+mains; et cela valait bien des crimes.
+
+Vitalis, dont la pensée visiblement était ailleurs, ne répondit point.
+Son silence même exaspérait Basilida.
+
+--Va, tu n'es qu'une fille, cria-t-elle enfin.
+
+--Je veux bien, fit-il; et se leva.
+
+--Où vas-tu?
+
+--Où vont les filles, donc: sur un trottoir... prendre l'air.
+
+Mme Beaudésyme lui barra la porte. Elle méprisait son amant, soit; le
+haïssait, passe encore; mais ne voulait pas le perdre. De cela, au
+moins, elle était sûre: autant que de cette jalousie qui la broyait
+comme un pressoir, où elle n'était plus qu'une grappe douloureuse. A
+demi rhabillée, en jupon, avec ses blanches jambes nues, et ses cheveux
+à l'abandon, ses cheveux d'or femelle, qui bouffaient sur ses épaules
+comme un paquet de filigranes, elle contemplait, déjà repentante d'y
+avoir insulté, celui qu'elle avait reçu dans son lit. Elle le tenait
+embrassé par sa taille de demoiselle. Les plus belles larmes coulaient
+sur ses joues; un de ses seins avait sauté hors de la chemise; et elle
+suppliait. Mais Vitalis, saoûl de plaisir lui aussi, las d'une même
+présence, obsédé de reproches, demeurait de glace devant ces fureurs
+nouvelles et plus tendres. Debout et muet contre le lit, il avait encore
+à la main son béret qu'il venait de reprendre. Pour tout dire, il
+songeait à Sabine que l'on rencontrait d'ordinaire, à cette heure-ci,
+sous les platanes du Jardin Public, entre Bottine et Monotonto.
+
+Sans rudesse, il tenta d'écarter la jeune femme; celle-ci, laissant
+glisser ses bras le long du corps de son amant, tomba à genoux:
+
+--Vitalis, tu ne m'aimes plus.
+
+A ce reproche mille fois entendu, le jeune homme, qui sentait la
+patience lui échapper avec la tendresse, répondit d'un air, hélas! trop
+sincère:
+
+--Non.
+
+La jeune femme se détacha soudain de lui, comme de la branche, un oiseau
+blessé, et porta ses mains à son cœur.
+
+--Ce n'est pas vrai?
+
+--C'est vrai. Le pire bonheur fatigue à la longue; et il y a des jours
+où celui que je vous dois m'assomme comme un pavé.
+
+Basilida devint plus pâle.
+
+--Vous êtes impoli, dit-elle. Mais elle resta agenouillée. Elle avait
+remonté son épaulette, et, de ses deux mains, écoutait battre son
+cœur.
+
+--Parlons-en, continua Vitalis, de ta politesse. Est-ce que tu l'as
+retrouvée dans ton corset. Mais non, c'est vrai: il est encore sur le
+fauteuil rouge.--Femme du monde, va! Epouse chrétienne qui embrasse son
+amant devant les jeunes filles.
+
+Basilida éclata de rire, d'un rire mauvais:
+
+--Ah, c'est là que le bât te blesse! benêt qui s'imagine qu'on en tenait
+pour lui. Mais c'est à ton ami qu'elle en a, mon cher, au comte Jean de
+Cérizolles. Ils se moquent de toi, tous les deux.
+
+--C'est pour ça qu'il fait la cour à Clarisse, et qu'il est avec elle, à
+présent, derrière la gare.
+
+--Il te le dit, mon enfant. Va tirer le drap: sais-tu qui tu trouveras
+dessous?
+
+--Ça n'est pas vrai!
+
+--Mon pauvre Vitalis, tu croyais que c'était toi qui tenais la corde.
+Mais elle te trouve bien trop poltron!
+
+--C'est idiot, à la fin, cria Vitalis. Qui est-ce qui m'a fait monter
+dans sa chambre--oui, monter, et comme au claque.--Qui m'y a gardé, de
+force?
+
+--Cérizolles ne se serait pas laisser garder. Il sait se servir d'un
+revolver, lui.
+
+--Pour ce qu'il en fait. Il n'a tué personne, après-tout.
+
+--Tandis que toi, tu as laissé assassiner ton ami Firmin.
+
+--Oh, assassiner... il n'en est pas mort, n'est-ce pas? Et qu'est-ce que
+j'aurais fait contre cinq cents personnes qui ne lui en voulaient pas?
+Vous savez bien que c'est un coup de hasard qui l'a blessé. Et pourquoi
+volait-il au secours de ce finaud de curé, qui criait: au secours, parce
+qu'on le ramenait en douceur à son presbytère.
+
+--Oui, oui, interrompit la jeune femme; je l'ai toujours dit, que tu
+parlais bien.
+
+--Quelquefois, reprit Vitalis.--Et avec un sourire perfide, il ajouta:
+Mais peut-être que j'aurais mieux agi s'il s'était agi d'une autre...
+
+--Tu l'aimes donc!
+
+Il prit un air grave. Car la jalousie l'avait mordu, lui aussi.
+
+--Je l'aime, dit-il.
+
+Basilida se releva sous le coup, et dit en scandant ses paroles:
+
+--Et tu t'imagines que je vais te le permettre. Tu t'imagines que je
+t'aurais élevé à la becquée, que je t'aurais, au danger de mon âme,
+appris comment on caresse, et comment on embrasse, à toi qui n'avais eu
+affaire qu'à des Gothons. Et tout cela pour que vous fassiez l'amour
+devant moi.
+
+Elle lui avait mis la main sur l'épaule, et parlait les dents serrées.
+Mais Vitalis, ce jour-là, brisait ses entraves. Il haussa les épaules et
+reprit avec plus de force:
+
+--Je l'aime et je l'épouserai.
+
+A ce moment, la passion de Mme Beaudésyme se déchaîna à travers des
+sentiments extrêmes: la fureur, la haine, l'amour, la honte. Elle pleura
+de nouveau. Elle se roula aux pieds de Vitalis qui ne la releva point.
+Ses cheveux balayèrent en vain le sol, et enfin tout de nouveau elle
+cria des reproches avec des injures.
+
+--Je crains, s'il vient quelqu'un, que vous ne vous fassiez remarquer,
+lui dit le jeune homme, qui avait repris tout son sang-froid.
+
+--Écoute, Vitalis, ne me brave pas. Tu ne sais pas de quoi je suis
+capable, je n'ai pas d'enfants, après tout--et quant à mon mari...
+
+Quelques coups frappés à la porte l'interrompirent.
+
+--N'entrez pas.
+
+--En effet, dit Vitalis.
+
+--C'est, reprit Detzine dans le corridor, M. et M{me} Laharanne, qui
+sont entrés en passant, pour voir Madame si ça ne la dérange pas.
+
+--Dites que j'ai la migraine..... que je garde le lit, que... n'importe
+quoi.
+
+--Vous feriez mieux d'y aller, insinua Vitalis, avec toute sa douceur
+retrouvée.--On sait que je suis ici et que vous n'êtes pas sujette aux
+migraines.
+
+Basilida prit ce soin encore pour de l'ironie.
+
+--Ah! tu as assez de moi, fit-elle. Eh bien, va-t'en. Qui te retient. Va
+retrouver ton émeraude! Quant à moi, penser à ce que pensent les autres,
+j'ai d'autre poisson à frire. Et ne ris pas comme ça: je vais leur crier
+dans la figure que nous sortons du lit.
+
+Elle touchait la clef, déjà.
+
+--Ça serait drôle, dit-il, presque malgré lui.
+
+Mais à ces seuls mots, Mme Beaudésyme ouvre la porte, se jette dans
+le couloir, avant qu'il la puisse retenir. Sans se soucier de Detzine,
+Vitalis court jusqu'à l'escalier. Et là, il entend Basilida, déjà
+descendue, qui ouvre la porte du salon en disant:
+
+--Je vous demande pardon de vous recevoir comme çà, au saut du lit.
+J'étais avec mon amant.
+
+Dans le salon encore brillant de jour, les deux visiteurs restèrent
+muets de surprise, et Mme Laharanne, malgré sa douceur, se pinça les
+lèvres devant la tenue de Basilida. Mais le capitaine qui n'était point
+méchant homme répondit:
+
+--Nous vous laissons donc, Madame, et soyez sûre que ma femme ni moi ne
+retiendrons rien de cette minute de... d'égarement. N'est-ce pas, Marie?
+
+--Oui, mon ami, approuva Mme Laharanne, en reprenant son indulgence.
+
+A ce moment un nuage encore passa sur le soleil; celui-là même sans
+doute, qui allait tout à l'heure vêtir les plaisirs de Clarisse d'ombre
+et de mélancolie.
+
+--Le temps se couvre, ajouta Mme Laharanne, en assurant son face à
+main.
+
+Mme Beaudésyme ne répondit pas. Elle restait contre la porte,
+irrésolue, avec ses jambes à découvert et ce visage bombé d'Espagnole
+sous une pâle crinière.
+
+--On se couvrirait à moins, observa le capitaine.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+DE TOUTES ROBES
+
+
+Mme Beaudésyme travaillait dans son salon. Elle n'en pouvait souffrir
+le meuble Louis-Philippe, ni les scènes historiques pendues au mur, ni
+le tapis où chevauchait Abd-el-Kader, toutes choses introduites dans le
+ménage par M. Beaudésyme. Mais elle avait pris sa chambre en horreur
+depuis ce jour où Vitalis et elle s'y étaient maltraités si fort que
+leur rupture en était jusqu'ici restée entière. Le lit surtout lui
+rappelait trop un mari qu'elle avait à subir toutes fois qu'il n'avait
+pas bu jusqu'à la crapule, et même alors par occasion--et l'amant
+qu'elle n'espérait plus y tenir couché sous son impérieuse caresse.
+
+Elle venait de causer un peu chez Mlle de Lahourque. Outre le
+divertissement d'entendre la buraliste conter les mystères de son
+berceau, ou son infructueuse idylle avec M. Lubriquet, elle avait voulu
+se rendre compte si sa folie de l'autre jour avait fait du bruit. Mais
+rien dans l'accueil ou les paroles du petit cercle qui faisait
+conversation, à l'_Agneau Pascal_, ce jour-là, ne le pouvait faire
+croire. Les Laharanne, sans doute, avaient gardé leur promesse, et
+Detzine, qui aimait sa maîtresse, tenu sa langue, jusqu'à ce jour. C'est
+beaucoup, en pareil cas, de gagner du temps: un scandale, s'il a
+vieilli, ce n'est plus que de la poudre mouillée.
+
+Le bizarre, c'était qu'elle craignait plus encore les bavardages de
+Vitalis. Il lui semblait que ses propres fureurs, tant de larmes, et
+cette scène indécente envers les Laharanne, tout cela composait une trop
+belle histoire, trop flatteuse à la vanité d'un jeune homme, pour qu'il
+s'en contînt avec Cérizolles, avec d'autres peut-être, qui à d'autres le
+courraient dire.
+
+Mme Beaudésyme agitait ces soucis, en songeant au décri public, et
+reprisait du linge. La corbeille en paille de couleur où puisaient ses
+mains calmes reposait sur une fumeuse, dont la tapisserie au petit point
+figurait un Chinois qui fume l'opium dans une pipe turque. Et tout ce
+qu'elle venait de réparer, elle le rangeait à son côté, pour ne pas le
+confondre, sur le velours vieux et vert du canapé. Il l'eût fallu voir
+tenir, à bout de ses bras repliés, pour l'interroger à contre-fenêtre
+quelque pièce de la dépouille conjugale, que le jour pénétrait une
+minute, trahissant d'autres reprises en carré; ou bien qui gorgeait d'un
+œuf d'ivoire, tour à tour, ses propres bas vieillissants.
+
+Malgré qu'elle gardât beaucoup de soins aux travaux du ménage;--soit
+qu'ils lui fussent un plaisir, en vérité; ou plutôt une espèce de
+mortification,--aujourd'hui, elle y paraissait distraite. Tout ce
+scandale, qu'elle appréhendait, qui pouvait éclater autour d'elle,
+remplissait son âme de trouble.
+
+C'était beaucoup moins le spectre d'un mari vengeur qui l'inquiétait.
+Car elle avait sujet de croire que le sien faisait un peu plus que
+soupçonner sa liaison; et, s'il ne le montrait point, que c'était bien
+un peu par indifférence, mais surtout pour d'autres motifs: en un mot
+que sa dot compromise, sinon anéantie, par les spéculations de
+Beaudésyme, n'était pas étrangère à ce comble d'aveuglement. Comment
+pouvait-il ne pas voir, en effet? Vitalis n'avait-il pas été toujours de
+la pire légèreté; elle-même plus imprudente encore que Vitalis? Ne
+s'étaient-ils pas trahis cent fois?
+
+--Ah! songea-t-elle, c'est vrai que l'argent est au fond de tout. Et
+même les choses sales, il les salit.
+
+Somme toute, en tenant un peu Vitalis pour une espèce de courtisane,
+elle estimait son mari moins encore. Car Basilida, à être infidèle,
+n'en gardait pas moins le goût de la netteté en toutes choses, et en
+jugeait durement le plus petit manque. Aussi bien ne s'épargnait-elle
+pas non plus.
+
+--Que suis-je donc, se disait-elle, pour tant mépriser; moi qui trompe
+mon mari jusque dans son lit; et le monde, sinon Dieu, par les plus
+criminelles Pâques. Fallait-il salir tant de choses pour n'avoir même
+plus ce misérable bonheur de ma chair; ce peu d'amour que m'accordait
+Vitalis, qu'une autre me vole?
+
+Le malheur de Mme Beaudésyme, si pieuse, c'est que la religion, où
+son mal cherche à se distraire, lui empoisonne ce même remède qu'elle
+lui prépare. A mesure que les sacrements apparaissent à Basilida comme
+le baume suprême, elle se rappelle n'en avoir reçu qu'une parodie. Plus
+elle veut s'y abîmer, plus elle s'y découvre sacrilège; adultère à Dieu
+plus encore qu'au mariage. Dans ce réseau, où elle se débat et va périr
+comme un brillant poisson traîné vers la plage, quelle main puissante la
+saura prendre aux ouïes pour la replonger dans les eaux respirables et
+profondes? Ce médiocre curé Cassoubieilh, moins tolérant encore
+qu'aveugle, confesseur sans doctrine et sans amour, lui en semblait le
+plus incapable. Une fois de plus, la figure du P. Nicolle passa dans sa
+pensée. Celui-là, peut-être, était digne de l'entendre, et si jamais
+elle s'agenouillait devant lui, ce ne serait plus pour mentir. Toute sa
+plaie, quand il devrait y mettre les fers, elle la ferait voir nue.
+
+--Ma chère amie, dit M. Beaudésyme en entrant, je t'amène Sabine de
+Charite, qui était en train de déranger les filles pour savoir si on
+pouvait te voir. J'ai dit qu'oui, et reprisant même; ce qui est d'un bon
+exemple pour les jeunes filles.
+
+--D'un bon exemple pour ne pas se marier, répondit la notaresse en
+embrassant Guiche. Celle-ci haussa un peu les épaules, tandis qu'elle
+regardait assez tristement Basilida. Elle l'aimait beaucoup; elle
+aimait Vitalis aussi, à ce qu'il lui semblait depuis l'autre jour, et
+tout cela était difficile à débrouiller.
+
+Les sentiments de M{me} Beaudésyme n'étaient guère moins confus. Elle
+pressentait le sacrifice qu'il lui faudrait faire un jour; et, malgré
+cela, quelque chose, rien qu'à voir Guiche, empêchait qu'elle ne la
+haït.
+
+--J'étais tout juste, reprit le notaire, à fumer ma pipe sous la
+varangue de devant; et je regardais la place où ce pauvre Firmin.....
+
+--Je t'en prie, interrompit sa femme. Guiche, de son côté, avait pâli.
+
+--C'est vrai que vous étiez aux premières loges, toutes les deux--et
+Vitalis. Avait-elle assez peur, Guiche, quand elle s'est précipitée en
+bas.
+
+Il ajouta d'un air paisible:
+
+--Elle parlait à tort et à travers.
+
+A ce dernier coup, dont elle sentit Basilida visée à travers elle, la
+jeune fille fit une contre-attaque.
+
+--Ce n'est pas la première fois ce jour-là que j'ai eu peur, dit-elle.
+Imaginez-vous, Madame, que le matin...
+
+Le notaire prévit des allusions à la scène du bois:
+
+--Bon, dit-il, ce doit être confidentiel. Et j'ai du travail. Mais ce
+fainéant de Vitalis est à l'étude: je vais vous l'envoyer si vous
+voulez.
+
+--Oh! pour aujourd'hui, fit Sabine, nous vous le laissons. N'est-ce pas,
+Madame?
+
+C'est le premier jour qu'elles se trouvaient seules, depuis l'émeute; ne
+s'étant rencontrées qu'un après-midi à Castabala, une autre fois sous le
+porche de l'église, mais toujours en compagnie. Et ces trois semaines
+qui avaient passé leur permettaient de se voir avec plus de calme.
+
+--Il me fait frémir, M. Beaudésyme, avec cet assassinat, reprit-elle. Je
+m'en regardais dans la glace devenir blême: vert pomme pas mûre, dit M.
+de Cérizolles.
+
+--Il vous plaît beaucoup, Guiche, M. de Cérizolles.
+
+--Assurément.
+
+--Et..... voilà tout?
+
+--Oh! mon Dieu, oui, n'est-ce pas assez? Je me l'imagine comme un bon
+camarade, un camarade qu'on aimerait beaucoup. Ça ferait plaisir de
+l'avoir sous la main.....
+
+Elle rabaissa sur ses yeux ses paupières en forme de feuille et ajouta:
+
+--Je ne sais pas moi: de l'embrasser..... de prendre son tub devant lui.
+Tandis qu'avec..... je veux dire devant un homme que j'aimerais, que
+j'aimerais dans mon cœur, il me semblerait sans cesse que je ne suis
+pas assez vêtue.
+
+--Ah! soupira la notaresse, cela ne s'invente point.
+
+--D'ailleurs, il se soucie de moi comme un cocher d'un paire de socques.
+C'est Clarisse qu'il courtise. Oui, courtise n'est pas trop fort; et
+toutes les fois que je vois la tête à Wolfgang, je me dis combien je
+voudrais que ça fût vrai,--certaines choses.
+
+--Mais, Guiche, enfin: vous êtes folle.
+
+--Je vous demande pardon, dit la jeune fille. Vous êtes si grave, vous,
+Madame.
+
+--Petite peste, répliqua la notaresse avec son demi-sourire. Venez ici
+me demander pardon de vous moquer de moi. Vous le savez bien, si je suis
+folle, moi aussi, quand je m'y mets. Et vous ne savez pas tout.
+
+Cependant elle avait posé dans la corbeille tout le linge qui était à sa
+droite, et fait une place à la jeune fille, qui de bonne grâce vint la
+prendre.
+
+--Je vous demande pardon de tout mon cœur, dit-elle, si je vous ai
+manqué, Madame, je vous aime tant; c'est vrai, oui.
+
+Certes, ces yeux gris-bleu, couleur d'Avril, qu'elle semblait ouvrir
+jusqu'au fond sur Basilida, comme pour en répandre les plus secrètes de
+ses pensées, ne trahissaient que tendresse.
+
+--Enfant, reprit Mme Beaudésyme, il ne faut pas galvauder ces grands
+mots-là. Vous êtes mon amie, ma petite amie; j'en suis très fière; mais
+enfin, vous ne rêvez pas de moi, je pense, quand vous dormez.
+
+--Quelquefois, répondit la jeune fille en se serrant contre Basilida.
+
+--Ne dites pas de folies. Et quant à Cérizolles, je le savais déjà, que
+ce n'est pas lui, la pensée de votre pensée.
+
+--Quoi! On pourrait bien avoir du goût pour plusieurs personnes.
+
+--Mais pas de l'amour, Guiche.
+
+--Eh bien! moi, je me sens un cœur à en avoir pour le monde entier.
+
+Elle avait repris son masque perfide, aux yeux obliques, pour prononcer
+cela. Et Mme Beaudésyme, en se penchant vers elle, dit avec
+tristesse:
+
+--C'est celui qu'on aime qui est le monde entier.
+
+Puis elle l'embrassa.
+
+--Comme c'est ennuyeux, toutes ces choses, murmura Guiche. Je voudrais
+redevenir petite fille; comme au temps où j'aimais à sentir de la
+peine, pour être prise sur les genoux.
+
+--Ce n'est pas encore si loin, dit Mme Beaudésyme, en la prenant dans
+ses bras énergiques.
+
+--Alors, ajouta-t-elle plus bas, vous ne voulez pas que je vous dise son
+nom?
+
+--Mais, si je l'aime, vous me haïrez, j'en suis sûre.
+
+La jeune femme, malgré elle, soupira. Depuis les premiers mots de
+Guiche, elle y était presque résolue: mais à quel prix?
+
+--Non, répondit-elle. J'ai beaucoup réfléchi et prié, depuis l'autre
+jour, et cette affreuse scène. Pardonnez-la moi, Sabine; et je crois que
+je vous le laisserai prendre. D'ailleurs, ajouta-t-elle en s'efforçant
+de sourire, vous le prendriez bien sans moi.
+
+Elle songea un peu.
+
+--Tout de même, j'aurais pu vous causer de l'embarras; si Dieu enfin ne
+m'avait autrement inclinée.
+
+--Ah! s'écria imprudemment Sabine, je ne le prierai jamais, s'il doit
+m'empêcher d'aimer ceux que j'aime.
+
+Basilida devint plus pâle.
+
+--Est-ce que vous seriez venue pour rire de mes chagrins,
+demanda-t-elle.
+
+Un instant, elle la serra comme pour la rompre, mais Guiche, pareille à
+une enfant menacée, ne savait se défendre qu'en tendant sa bouche.
+
+--Non, dit Basilida.
+
+--Vous m'avez fait mal.
+
+--Il y a des moments où je voudrais vous en faire davantage. Et vous,
+pourquoi l'aimez-vous?
+
+--Je ne l'aimais pas. C'est depuis que je vous ai vue..... que je vous
+ai vue lui donner un baiser.
+
+--Mais lui, Guiche, non, il ne vous aimera pas.
+
+--Je ne sais pas, dit la fillette tristement.
+
+--Ah que si, vous le savez, sauterelle. Et je parie que nous nous voyons
+déjà en mariée. Mon Dieu, dire que j'aimerais à vous habiller moi-même
+ce matin-là, et voir tout ce blanc, toute cette dentelle, vous mousser
+sur la peau--comme un peu de Champagne--là, et là.....
+
+Guiche, chatouillée, se mit à rire en fermant les yeux.
+
+--Oui, dit-elle, comme du Champagne.
+
+Mais Basilida, par la réaction la plus imprévue, à l'idée que cette
+chair, et cette mousse, ce serait à Vitalis, avait de nouveau pâli,
+tandis que, de sa lèvre relevée, elle laissait voir ses dents, comme
+fait une chienne qui voudrait mordre, et qui cache sa fureur.
+
+--Laissez-moi, dit-elle enfin d'une voix basse et changée en repoussant
+la jeune fille. Je vous ferai dire ma réponse par Vitalis: car c'est une
+réponse que vous étiez venue chercher, n'est-ce pas?
+
+Guiche, qui la regarda, eut peur.
+
+--Eh bien bonsoir, Madame, dit-elle enfin. Je reviendrai, si vous
+voulez.
+
+--Pas tout de suite, Guiche, non, pas tout de suite, je vous en prie.
+Il faut me donner un peu de temps.
+
+Là même, devant le canapé, Basilida tomba à genoux, la tête dans ses
+mains, et ne se releva que résolue à s'abandonner au P. Nicolle. Dès le
+lendemain, en effet, elle alla le voir.
+
+Le Jésuite demeurait dans une de ces maisons dont il y a plusieurs à
+Ribamourt, qui, d'un côté, donnent sur l'Ouze. De celle-ci, qui
+appartenait à son père, il n'occupait que le premier étage et les
+combles. Au rez-de-chaussée, c'étaient les libraires Trébuc, famille
+effacée où l'on pensait peu, mais bien; jusqu'à ne vouloir pas faire
+venir _Salammbô_, parce qu'il est à l'index: «par décret de juin 64,
+ainsi que _Madame Bovary_», explique, en essuyant son lorgnon, ce
+libraire long et chauve, à la jeune femme qui commandait ce roman
+rétrospectif.
+
+--D'ailleurs, ma fille va vous faire voir. Odile, l'Index de 1904?
+ajouta-t-il en interpellant cette adolescente qu'ornait dans le dos une
+tresse couleur de paille; et qui vint présenter le volume tout ouvert
+aux pages 132, 133.
+
+--Eh, vous me tracassez, avec votre prospectus, répliqua la cliente, une
+cocotte de Toulouse. Croyez-vous que c'est en se le pendant au bout de
+son cordon à sonnette que votre demoiselle pêchera un mari à la ligne!
+
+Sur quoi elle s'en fut, triomphante et brune.
+
+La maison Nicolle était peu éloignée de ce bouquet d'ormes aujourd'hui
+jaunissants où Vitalis et Sabine avaient causé un soir. Par derrière,
+elle regardait sur l'autre rive les toits inégaux des Lescaa. C'est là
+que donnait le cabinet du Jésuite, par deux fenêtres où Mme Pétrarque
+s'intéressait tant qu'il y avait fallu mettre des stores inclinés de son
+côté, et elle en avait marqué sa désapprobation en diverses lettres
+anonymes dont l'évêché avait reçu la meilleure part.
+
+C'est là que le P. Nicolle reçut Mme Beaudésyme, et désormais à
+l'église. Mais il n'accepta point tout de suite la charge de cette âme
+aussi violente et trouble qu'un torrent après l'orage. Il savait aussi
+que dans le troupeau peu nombreux de M. Cassoubieilh, Mme Beaudésyme
+était une ouaille de qualité, et dont la désertion lui serait sensible.
+Or, le Jésuite se souciait peu d'entrer en différend avec le curé de
+Sainte-Marthe, qui ne lui pouvait faire du bien, mais quelque mal, et
+surtout créer de ces menus embarras dont les hommes de réflexion se font
+un épouvantail. Son devoir toutefois l'empêcha de se dérober trop
+longtemps à Mme Beaudésyme, et il la reçut en confession.
+
+Mais, dès le surlendemain, M. Cassoubieilh, qu'il rencontra par hasard,
+évita son salut. Et Basilida était à peine mieux satisfaite que lui, s'y
+étant heurtée à plus de rigueur qu'elle n'avait craint dans ses pires
+désespoirs. Une fillette, tout de même, qui s'est tachée d'encre les
+mains, s'indigne qu'un peu d'eau ne suffise pas à les rendre nettes.
+
+C'est qu'elle était femme, et jusqu'aux plus profonds abîmes de sa
+piété, gardait un peu de cette frivolité incurable qui empêche de
+regarder ses fautes en face, de les peser sur de justes balances. Que
+devint-elle quand le P. Nicolle, bien loin de l'absoudre tout de suite,
+déclara qu'il devait retenir le cas de ces eucharisties sacrilèges pour
+en référer en plus haut lieu? N'était-ce pas pour Basilida sa pudeur
+deux fois découverte! Il ne lui en fallait pas moins ronger son frein
+jusqu'à la Toussaint prochaine, que le Jésuite lui fit espérer qu'il la
+laisserait approcher des sacrements, en ayant alors reçu les pouvoirs.
+
+Si le P. Nicolle n'avait été que médiocrement surpris à voir Mme
+Beaudésyme recourir à lui, il ne le fut pas beaucoup davantage de
+recevoir la visite du Dr Emmadelon, médecin de Paris à demi notoire,
+qui, l'été, faisait à Ribamourt la clientèle étrangère (comme disent ces
+messieurs dans leur jargon) et semblait, depuis peu, attaché à la
+personne de M. Lescaa, dont la santé pour cela ne cessait point
+d'empirer.
+
+L'homme de l'art exposa que son malade (il en parlait comme de son
+propre) demandait pour se remettre avec le ciel, quoique cela, certes,
+fût prématuré, s'il le pouvait jamais être, l'appui du P. Nicolle, de
+qui l'éloge n'était plus à faire. Lui-même, M. Emmadelon, se sentait
+heureux d'avoir, dans l'humble mesure de ses forces, servi à ramener une
+telle ouaille vers l'Église--que M. Lescaa, du reste, n'avait jamais
+quittée.
+
+Le Jésuite, pour faire court, demanda s'il s'agissait des derniers
+sacrements.
+
+--Les derniers... sacrements, répondit le docteur, du même ton que si on
+lui eût parlé d'un mystère de l'alchimisme, les derniers...
+c'est-à-dire... se confesser, je pense.
+
+--Si quatre heures, demain, conviendraient.
+
+--Tout à fait; et M. Emmadelon s'en fut.
+
+Le lendemain matin, le P. Nicolle reçut une lettre du curé Puyoo qui le
+priait, en termes pressants, de passer chez lui, ce jour-là même, sur
+les 6 heures du soir. C'est à peu près le moment qu'il sortit de chez M.
+Lescaa, et il eût beaucoup aimé mieux rester seul à peser les choses
+qu'il avait entendues ou dites. Mais, ne s'étant point dégagé auprès de
+M. Puyoo, il y monta.
+
+Le curé de Saint-Éloi-des-Mines habitait, en haut de la ville, un
+couvent devenu presbytère que ses prédécesseurs, sans doute, avaient
+pris garde d'entretenir, d'orner même, de ce confort décent qu'approuve
+l'Église. Lui le laissait fort délabré. On eût pu croire qu'il ne voyait
+là qu'une espèce de camp volant. Peut-être les soucis de son ministère
+lui cachaient-ils le monde extérieur, à moins que ce ne fussent ceux de
+sa politique. Ce n'était pas un secret que M. Puyoo avait des ambitions.
+Mais lesquelles? On ne savait au juste. L'épiscopat était bien haut pour
+ce bâtard d'une couturière, épousée sur le tard, élevé par la
+bienfaisance ou la curiosité des châtelains de son village. Un siège de
+député semblait moins inaccessible, quoiqu'on ne fût pas beaucoup
+d'opinion dans le pays qu'un prêtre se mêlât de trop de choses en dehors
+de son église. De plus, M. Puyoo était curé. Jadis il avait enseigné
+l'histoire ecclésiastique au Grand-Séminaire. Une maladie lui fit
+laisser sa chaire, non sans esprit de retour; mais, trop longtemps hors
+de service, il la trouva occupée en titre à sa guérison. M. Puyoo avait
+gardé, de ses premiers travaux, le goût de la parole et des études
+sociales. Il le satisfit autant qu'il put par un «Patronage des
+Conférences dominicales» où tous les prêtres du pays et certains
+orateurs laïques étaient censés devoir prendre la parole, mais qu'à bien
+entendre les choses il avait créé pour lui seul. Le P. Nicolle, invité à
+y faire quelques conférences, eut l'imprudence d'accepter. Dès qu'il eut
+préparé la première, il se vit remettre de dimanche en dimanche,
+comprit, n'insista pas.
+
+La vieille Micheline vint lui ouvrir. Cette servante aux yeux caves,
+après avoir entretenu, un quart de siècle, chez plusieurs
+ecclésiastiques au désespoir et qui se la repassaient, une crasse et un
+désordre minutieux, s'était enfin fixée chez M. Puyoo, où elle
+paraissait satisfaire. Sur le tard, elle fut, par surcroît, atteinte de
+manie biblique, comme si elle eût trop respiré l'ombre du temple
+calviniste qui dressait ses colonnes doriques dans le voisinage.
+
+--Le Seigneur a envoyé un de ses anges, déclara-t-elle.
+
+--Ah, il y a du monde, fit le Jésuite, tout près déjà de s'esquiver. En
+ce cas, je retourne.
+
+--Eh quoi, n'êtes-vous pas attendu? Entrez, mon Père.
+
+Le Jésuite trouva M. Puyoo avec un second prêtre, dans son cabinet,
+haute pièce à trois fenêtres, dont le papier aux bouquets pâlis tombait
+en lambeaux. Des livres, des paperasses, d'innombrables brochures se
+chevauchaient sur des rayons, sur la cheminée, sur deux grandes tables
+de travail, non sans encombrer un meuble Louis XIII à tapisserie pieuse.
+Deux lampes à abat-jour verts doraient ce désordre.
+
+Sur l'un de ces foyers, le profil grassement dessiné de M. Puyoo se
+détachait en noir, ourlé d'une ligne lumineuse. De l'autre personnage,
+éclairé de face, on ne voyait d'abord que ses yeux perçants, une main
+courte et soignée où il appuyait son front. C'était M. Dabitaing,
+secrétaire particulier d'un des vicaires capitulaires. Il y en a deux
+dans ce diocèse qui abrita jadis Jansénius: l'un pour le Pays basque,
+l'autre pour le Béarn. C'est à ceux-ci, en l'absence d'évêque, dont on
+espérait vainement un depuis quatre ans, depuis la mort de S. G. Mgr
+Cassoubieilh, qu'avaient été délégués les pouvoirs de la crosse.
+
+Après les présentations, et non sans avoir débarrassé un fauteuil pour
+le nouveau venu, M. Puyoo entama le dialogue à sa façon, qui était
+directe, sinon sincère, lui-même étant un diplomate du type brutal.
+
+--Permettez-moi, mon Père, dit-il, de vous demander des nouvelles de
+votre nouveau pénitent.
+
+Si M. Puyoo avait compté sur cette attaque pour troubler le Jésuite, il
+fut déçu.
+
+--Vous voulez, sans doute, répondit celui-ci, parler de M. Lescaa, à qui
+je viens en effet de rendre visite. M. Emmadelon, son médecin, ne se
+prononce pas encore.
+
+--Vous n'êtes pas plus affirmatif, à ce que je vois, mon Père, et plaise
+au Ciel que vous puissiez l'être davantage pour son âme.
+
+--M. Lescaa a toujours eu le renom d'un homme de bien, fit le Jésuite.
+
+--De bien, et même de grands biens, s'écria le curé, qui, de ses dents
+inégales, se mit à rire, par âcres éclats. Et, reprit-il d'un ton plus
+sérieux, vous avez sûrement été d'avis avant moi, mon Père, qu'il n'est
+pas du tout indifférent aux mains de qui passera une telle fortune, et,
+partant, une telle influence...
+
+--C'est que..., insinua le Jésuite.
+
+--...Desquelles je pourrais vous donner une vue exacte...
+
+--Si on songe...
+
+--Justement, si on songe à des Pétrarque...
+
+--Pardon, interrompit enfin le P. Nicolle, qui ne voulait pas se laisser
+compromettre, si peu que ce fût, et préférait avoir l'air de se
+méprendre; M. Lescaa est connu pour avoir fait la charité toute sa vie,
+sans attendre que _nous_ la lui prêchions au lit de mort.
+
+Le curé une seconde fois changea de ton, et tout à coup devenu cordial:
+
+--Vous avez raison, Père, dit-il. Mais, autre chose: savez-vous que je
+devrais vous faire une scène pour venir, jusque dans ma paroisse, me
+cambrioler de mes pénitents.
+
+--Le P. Nicolle, reprit M. Dabitaing d'une voix lointaine, se souvient
+de l'Écriture; il vient comme un voleur.
+
+--Ah! qu'il me dépouille le plus qu'il pourra. Les âmes en sont ravies à
+trop bonnes mains, pour m'en plaindre au voleur... ni à personne.
+
+Le Jésuite, soupçonnant à ce coup qu'il s'agissait de Mme Beaudésyme,
+commença d'ouvrir l'oreille. Mais M. Puyoo se tut, comme s'il en avait
+assez dit.
+
+--Mon cher ami, intervint le secrétaire, vous feriez mieux d'en venir
+tout de suite à l'objet de notre réunion.
+
+--Eh bien, voici la chose: M. Dabitaing est venu d'avant-garde, si je
+puis dire, m'avertir que M. le Vicaire Général, attendu d'un jour à
+l'autre, comme vous savez, pour la confirmation, a résolu en principe de
+la donner à Saint-Éloi.
+
+--Il eût été naturel, observa M. Dabitaing, que M. Cassoubieilh étant
+Doyen, et sa paroisse prééminente à Ribamourt, ce fût eux qu'honorât de
+sa visite M. le Vicaire Général. Mais il nous est revenu, et _hic jacet
+lepus_, que la vie privée de M. le Curé Doyen n'était pas exempte de
+suspicions, oh, légères sans doute et mal fondées: mais un prêtre ne
+doit-il pas ressembler à la femme de César, si j'ose me servir d'une
+comparaison profane? Et à la veille peut-être de tant de responsabilités
+nouvelles qui sont près de retomber sur l'Église...
+
+Le P. Nicolle réfléchissait:
+
+--Vous me voyez deux fois surpris, dit-il enfin: d'abord de ce que vous
+me dites au sujet du respectable M. Cassoubieilh, en second lieu que
+vous me le disiez.
+
+--Bon, pensa M. Dabitaing, il a dit: respectable. L'affaire sera moins
+dure qu'on ne craignait. Et tout haut, il ajouta: Quant au premier
+point, vous ne devez pas encore avoir tout à fait oublié, mon Père,
+qu'il y trois ans une nièce maternelle que M. Cassoubieilh défrayait
+chez lui, fort jolie personne de dix-neuf à vingt ans, disparut _ex
+abrupto_.
+
+--N'était-elle pas tout simplement retournée chez son père à Anglet? Et
+d'ailleurs, si l'on avait quelque crainte pour ses jours, il n'y a pas
+longtemps qu'elle est venue à Ribamourt voir son oncle, avec son mari,
+M. de Casaduegno.
+
+--Oui, un Espagnol qu'elle avait connu quand il prenait les eaux ici.
+
+--Je ne vois là rien d'aggravatif, répartit le Jésuite. Pour être nièce
+de curé-doyen, on n'en a pas moins un cœur.
+
+--Un cœur! s'écria doucement M. Dabitaing. Et dans un presbytère!
+Mais c'est de la morale d'exégète, cela, mon Révérend Père. Un cœur!
+
+--J'ai bien dit: un cœur. Ces enfants ne pouvaient se voir avec
+décence, à cause, vous l'avez dit, du presbytère. Alors la nièce de M.
+Cassoubieilh est retournée chez son père, à Anglet. Ce jeune homme et
+elle s'y sont mieux connus, se sont mariés. Je les crois heureux. C'est
+tout.
+
+Le curé se pinça les lèvres, et M. Dabitaing, de sa voix lointaine:
+
+--A propos d'Anglet, demanda-t-il, n'est-ce point là que les Filles de
+la Sainte-Famille ont leur maison de retraite?
+
+Le Jésuite eut un tressaillement.
+
+--Et c'est bien ma sœur, riposta-t-il sans ferrailler, qui y est
+malade depuis cinq ans.
+
+--C'est ce dont je croyais me souvenir. Car vous n'ignorez pas, mon
+Père, que les saintes Filles, dont le Gouvernement a consacré les vertus
+en ne les obligeant pas encore à rentrer dans le Siècle, dépendent de
+l'Ordinaire. C'est ainsi que nous fûmes appelés il y a deux ans environ,
+quand sœur Marie de l'Espérance impétra une prorogation de sa
+retraite, qui doit être renouvelée bientôt, je crois.
+
+--Et tout déplacement, continua le Jésuite avec un peu de chaleur,
+serait la mort pour elle. Je vous demanderai même à ce sujet, monsieur
+le Secrétaire Particulier, toute votre bienveillance.
+
+--Vous pouvez compter que nous ferons de notre mieux, répondit
+brièvement M. Dabitaing. Mais pour en revenir à l'objet qui nous
+occupe, à tort ou à raison, il y a eu scandale, encore que sur le tard,
+je le confesse, puisque il y a trois mois, tout au plus, que la _Corde_
+de Toulouse a publié là-dessus son premier entrefilet.
+
+--Une infamie, murmura le Jésuite, qui presque aussitôt regretta d'avoir
+jugé aussi durement une chose où peut-être ses hôtes n'étaient pas du
+tout étrangers.
+
+--Sans doute, reprit M. Dabitaing; mais, dans ces temps troublés, il
+faut prendre garde aux infamies. Celle-ci a couru tous les journaux, et
+le _Conseiller_ entre autres. Ne vous étonnez pas si nous avons dû, en
+ces circonstances, envisager l'hypothèse d'un déplacement de M.
+Cassoubieilh.
+
+--Mais, dit le P. Nicolle, qui commençait à s'éclairer, le curé de
+Sainte-Marthe est inamovible.
+
+--Sans doute, sans doute, mais non pas plus que le Concordat. En
+attendant, nous avons le droit de conseil, et quelques autres moyens
+d'insinuation. D'abord, notre but n'est pas de mettre sur le pavé ce bon
+M. Cassoubieilh, qui du reste a des moyens personnels. Et je ne serais
+pas surpris de le voir prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx,
+chanoine même, s'il venait doucement à résipiscence.
+
+--Il y aura beaucoup à faire pour décider M. Cassoubieilh à quitter une
+cure où il est aimé de tous.
+
+--J'ai ici les preuves, répondit le Secrétaire Particulier, en frappant
+de la main sur quelques papiers à côté de lui, que tout le monde n'en
+est pas aussi enchanté que vous dites. Les étrangers en particulier, ce
+troupeau d'âmes élégantes, se sont à plusieurs reprises plaints de le
+trouver... un peu agreste. Et vous savez, peut être, mon Révérend, qu'on
+l'a surnommé le Curé des Pauvres.
+
+--Je m'étonne qu'un pareil titre puisse être tenu à blâme.
+
+--Eh mon Dieu, mon Père, nous ne sommes plus au temps des saints; c'est
+d'hommes, plutôt,--pardonnez-moi cette opinion,--que nous avons besoin,
+aujourd'hui.
+
+Et il lança à M. Puyoo un regard de réconfort.
+
+--Certes, accorda celui-ci; mais ce n'en sera pas moins une succession
+bien lourde, à certains égards.
+
+--Il ne faut pas non plus, reprit M. Dabitaing, s'en exagérer le poids.
+S'il est vrai que le curé... _actuel_ de Sainte-Marthe a rencontré un
+accueil médiocre dans la clientèle étrangère, où il est accusé de
+manquer d'onction, de politesse peut-être,--j'ajouterai que les vertus
+de miséricorde sont plus essentielles encore dans notre ministère. Or,
+M. Cassoubieilh passe pour vindicatif.
+
+--Voilà de l'inattendu, dit le Jésuite.
+
+--Hélas, si je consentais à l'être moi-même, aurais-je mieux à faire
+là-dessus qu'à consulter mes propres souvenirs? Car j'ai été vicaire,
+autrefois, de M. Cassoubieilh. Et que son caractère m'ait forcé à me
+séparer de lui, cela n'est rien; mais je sais qu'il m'en garde encore
+rancune.
+
+M. Nicolle se rappela soudain une obscure histoire de vicaire, jadis
+renvoyé par le curé de Sainte-Marthe. Il regrettait aujourd'hui de ne
+l'avoir jamais éclaircie.
+
+--Reste toujours, dit-il, à faire que M. Cassoubieilh quitte la place,
+et que je vous sois à cela de quelque appui, ce qui est, je suppose...
+
+--_Distinguo_, interrompit M. Dabitaing d'une voix retenue, tout en
+reculant la lampe qui l'empêchait de bien voir le P. Nicolle. Quant au
+premier point, nous avons ce que j'appelais tout à l'heure les moyens
+d'insinuation. Ces écoles, par exemple, rouvertes sous des couleurs
+laïques par le zèle de M. Cassoubieilh, si nous leur retirons notre
+appui, elles tomberont; et le Gouvernement, au besoin, nous y aiderait.
+D'autre part, à défaut d'autorité directe sur lui--et d'une occasion de
+discipline que nul ne peut assurer qu'il ne nous donnera pas--nous avons
+la main sur ses vicaires, qu'il nous faudra, dans leur intérêt même,
+changer souvent, au risque de lui rendre son ministère plus que pénible
+par l'accroissement du labeur, comme aussi par la présence de
+subordonnés peu sympathiques dont il se croirait sans cesse épié. Et
+enfin, rien ne prouve que nous ne serons pas obligés, au sujet de cette
+nièce dont il fut tout à l'heure question, d'ouvrir une enquête, dont le
+moindre écho serait fâcheux pour M. le Curé-Doyen.
+
+Et, satisfait d'avoir rejeté sur la Préfecture les desseins de l'Évêché,
+il conclut sur un ton plus sec:
+
+--Ne soyez pas étonné, mon Père, de tant de jours que je vous ouvre d'un
+coup. Le fait est qu'il y a longtemps que nous débattons de ces choses à
+l'Évêché, où nous espérions bien de n'être pas acculés à en décider
+_sponte nostra_. Mais ce gouvernement démoniaque, et qui cherche à
+priver l'Église de ses organes vitaux, nous de notre pasteur
+légitime--_custodes sine custodem_--...nous voilà, grâce à ces suppôts
+du Satan maçonnique, poussés dans l'impasse, au bord du fossé où
+l'Ennemi se plaît--_abyssus abyssum_.
+
+M. Dabitaing, qui nourrissait tous ses discours à bribes de latin,
+marquait à l'occasion, en ne les traduisant pas, qu'on était entre
+ecclésiastiques et entre pairs, à son jugement. Après cet essor oratoire
+qu'il venait de fournir, il respira un peu et reprit, plus modérément:
+
+--Ou plutôt, c'est M. Cassoubieilh qu'on pousse, et qui ne s'en aperçoit
+pas. Un ami sincère qui lui représenterait tout ceci, et obtiendrait
+qu'il se désistât, lui rendrait service.
+
+--Et vous avez espéré, monsieur le Secrétaire, que cet ami, ce serait
+moi?
+
+--En aucune façon, comme vous allez comprendre, et c'est là le second
+point. Non, les services que vous pouvez rendre à M. Puyoo sont d'un
+ordre plus élevé; et j'y arrive, le terrain étant en partie déblayé. Je
+suis venu ici, comme vous vous en rendez compte, pour faire une première
+enquête au sujet du changement qui nous occupe. M. le Vicaire est décidé
+à l'obtenir de M. Cassoubieilh. Mais, s'il est prévenu contre celui-ci,
+on ne peut dire d'autre part qu'il le soit beaucoup en faveur de M.
+Puyoo ou de ses idées. Sa résolution dernière il ne la prendra qu'à
+Ribamourt, et je sais qu'il compte beaucoup sur votre impartialité pour
+éclairer sa religion. Il vous appartenait donc, au profit du bien
+général, de l'incliner vers un ami de notre hôte, voilà tout, dont on
+vous dira le nom, si vous le désirez, et que vous serez le premier,
+alors, à juger tout à fait digne de votre appui.
+
+--Mais enfin, messieurs, dit le Jésuite, vous n'oubliez qu'une chose en
+tout ceci: c'est que je suis avec M. Cassoubieilh dans les meilleurs
+termes, et que je ne saurais faire contre lui ce qu'il ne ferait pas
+contre moi.
+
+M. Puyoo pouffa, grossièrement. On voyait parfois chez lui ressortir la
+couturière.
+
+--Nous y sommes, dit-il.
+
+--Mon Révérend, voulez-vous lire ceci, reprit le Secrétaire en lui
+tendant une lettre ouverte. M. le Vicaire m'a expressément donné ordre
+de vous la communiquer.
+
+Le P. Nicolle lut ce qui suit: «D. G.
+
+ «Monsieur le Vicaire,
+
+»Je ne suis pas, comme trop, peut-être, de mes collègues, un familier de
+la dénonciation. Excusez-moi donc si je vais droit au but.
+
+»Quand la Société de Jésus jugea opportun de paraître se dissoudre, en
+France, c'est à Ribamourt que le R. P. Nicolle vint chercher un abri. Il
+me demanda à cette époque l'usage d'un confessionnal dans l'église
+Sainte-Marthe, dont je suis le titulaire indigne, me laissant entendre
+qu'il craignait de se rouiller en interrompant un trop long temps
+l'exercice de son ministère; mais qu'à part cela il ne se livrerait
+point dans ma paroisse à cette chasse au pénitent, et surtout à la
+pénitente, qui rend le voisinage des bons Pères si pénible parfois au
+clergé séculier, qu'occupent de multiples devoirs en dehors de la seule
+confession.
+
+»Tout d'abord, la conduite du P. Nicolle fut discrète en effet, et je
+n'aurais eu qu'à me louer de sa présence, s'il n'était tombé peu à peu
+où je craignais. Peu à peu, en effet, par des moyens sur lesquels je ne
+veux point m'étendre, son confessionnal fut assailli par les pénitentes
+de tout ordre, dont sa réserve apparente, le dédain même qu'il en
+feignait de faire, ne faisait qu'exciter l'ardeur. Du reste, le P.
+Nicolle ne laisse pas d'aller dans le monde, assiste à des
+garden-parties, à des lawn-tennis, à des thés et autres divertissements
+profanes où il lui est facile de pêcher à l'âme. Dernièrement, portant
+ses manœuvres au comble, il est parvenu à détacher de ma tutelle
+religieuse une des dames les plus considérables et les plus considérées
+de Ribamourt, aussi distinguée par son intelligence, et dit-on par sa
+beauté, qu'elle l'était naguère encore par sa dévotion éclairée.
+
+»Certes, je n'en aurais rien dit, Monsieur le Vicaire, si cette sainte
+et lointaine liaison, qui seule doit exister entre le confesseur et la
+pêcheresse, n'était, je le crains, près de se transformer entre eux, et
+peut-être sans qu'ils le sachent eux-mêmes. Avant que le mal ne devienne
+plus profond et ne tourne au scandale, comme on l'a, paraît-il, redouté,
+à plusieurs reprises, du même prêtre, je ne crois pas sortir de
+l'humilité qui me convient à tant d'égards, en vous faisant observer,
+monsieur le Vicaire, qu'il vous appartient d'user de votre haute
+influence auprès du R. P. Provincial afin qu'il impose au P. Nicolle un
+changement de résidence, qui serait, j'ose le dire, un grand soulagement
+pour moi, comme pour ma paroisse, inquiète et désorientée de ses plus
+naturelles déférences.
+
+»J'ajouterai qu'il règne, malgré des apparences de froideur, une
+intimité singulière entre cet ecclésiastique et le desservant de
+Saint-Éloi-des-Mines, M. Puyoo, dont les opinions socialistes et, pis
+que cela, philosophiques, ne sont inconnues de personne dans le diocèse,
+et s'étaient déjà si bien fait jour, au Grand Séminaire, qu'il n'y put
+continuer à professer. Son Patronage des Conférences du Dimanche, où M.
+Puyoo ne prêche pas moins qu'un calvinisme, voire même qu'un
+socinianisme assez découverts, a déjà, j'en suis sûr, éveillé les justes
+méfiances de l'Évêché.
+
+»En attendant la solution que j'attends de votre esprit de justice bien
+connu, je suis, monsieur le Vicaire, etc., etc.
+
+ »CASSOUBIEILH, _prêtre_,
+
+ »_curé de Sainte-Marthe, à Ribamourt_».
+
+--M. Cassoubieilh est fou, observa le P. Nicolle. Il ne sait donc rien
+des personnages qu'il attaque, ni de leurs liaisons.
+
+--Vous voyez, mon Père, reprit M. Puyoo, qu'il vous faudra changer votre
+gratitude en miséricorde. Quant à moi, ne pensez pas non plus que
+j'apporte à tout ceci de la rancune, ou une basse ambition. Mais
+laissez-moi vous découvrir à fond tout ce que je prétends: mon apologie
+viendra ensuite. Vous êtes un peu indigné contre moi, je le sens, et ne
+vous demande que de ne pas vous prononcer d'avance. J'ai toujours désiré
+de compter M. Lescaa parmi mes ouailles effectives. Le malheur est que
+l'Onagre ne cacha jamais assez une espèce d'éloignement que je lui
+inspire, pour me laisser quelque espoir. J'en avais si peu que je
+n'hésitai pas à le contrecarrer au Conseil des Part-prenants et
+n'éprouvai que peu de jalousie quand je connus votre liaison. Elle date
+déjà, si je ne me trompe; et M. Lescaa serait allé, l'année dernière,
+deux ou trois fois chez vous.
+
+--C'est vrai, dit le Jésuite.
+
+--Vous-même l'avez visité, voilà six mois, à plusieurs reprises, chez
+Mme de Charite, où vos tête-à-tête ont été remarqués.
+
+Le P. Nicolle ne put s'empêcher de sourire.
+
+--Quelle police! remarqua-t-il. Et l'on nous accuse.
+
+--J'aurais donc pu, continua le curé, vous entreprendre bien plus tôt.
+Mais rien n'était assuré encore de M. Lescaa qui, vous le savez, a été
+jadis libéral, c'est-à-dire irreligieux. C'eût été me faire un confident
+inutile. Hier enfin, j'appris (peu importe comment) que vous étiez
+appelé auprès de lui: c'est pourquoi je vous ai demandé une entrevue. Je
+suis assuré de votre grande influence sur M. Lescaa, et, pour tout dire
+d'un coup, voici ce que je désire que vous obteniez de lui...
+
+M. Puyoo s'interrompit un instant, étonné peut-être lui-même de ce qu'il
+allait dire, et soudain sautant le pas:
+
+--Il _faudrait_, acheva-t-il très vite, d'abord que l'Onagre écrive, en
+faveur de mon ami, aux Cultes, où il a des influences; et enfin... qu'il
+nous lègue un million--ou un peu plus--pour fonder une caisse de
+politique sociale.
+
+Le P. Nicolle jeta sur M. Puyoo les mêmes yeux dont on regarde un fou,
+mais, de son lointain fauteuil, le sous-secrétaire assura avec douceur:
+
+--Tout ceci est fort sérieux.
+
+--En ce cas, répondit le Jésuite, dispensez-moi de continuer un débat
+inutile. Mais je me croirais, à la longue, dans un roman-feuilleton: les
+_Captations de Loyola_... ou la _Résurrection de Rodin_...
+
+M. Puyoo eut un geste déprécatoire.
+
+--Je vous en prie, dit-il; un moment encore, et puis vous raillerez tout
+votre saoûl. Cette somme vous paraît immense, mais la fortune de M.
+Lescaa ne l'est-elle pas? Croyez qu'elle dépasse vingt millions, trente
+peut-être. Cela n'est point connu, ni que, voilà deux ou trois ans, M.
+Lescaa a presque triplé son bien par des affaires de pétrole--dont le
+sieur Etchepalao a su profiter à la queue.
+
+--Monsieur le curé, vous me ferez tourner la tête.
+
+--Bon, je la connais. Elle braverait Galilée lui-même. Elle me donnera
+raison malgré vous.
+
+D'un air résigné, le Jésuite décroisa ses longues jambes.
+
+--Il est clair, reprit le curé de Sainte-Marthe, que si j'avais la
+grossière ambition d'être député à mon seul bénéfice, il serait inutile
+que je vous dérange. Mais ne me jugez pas d'après cette réputation de
+«roublard» que je traîne après moi, et le grand malheur de
+n'être--fut-ce aussi peu que rien--de n'être pas «_né_». Ce que je
+traînerai surtout toute ma vie après moi, c'est mon air et mes manières,
+comme un manteau sale. Mais n'importe; et vous admettez, sans doute, mon
+Père, que l'Église, ou plus simplement le Clergé, a droit à une plus
+grande place qu'on ne nous en laisse dans les Conseils de la nation?
+
+--Nous l'admettons tous, reconnut le Jésuite, et M. Dabitaing plus
+mollement:
+
+--Sans doute, sans doute, dit-il. C'est le véritable idéal républicain.
+
+--Or, les conservateurs laïques que nous ferions élire, une fois au
+pouvoir, ne délieraient pas une seule des lois qui nous étranglent. J'en
+conclus que le Clergé doit mettre la main à la pâte, et les curés, comme
+on disait en 89, entrer eux-mêmes à la Chambre. Je tâcherai, aux
+élections prochaines, d'en pousser un: c'est moi. A chacun sa tâche et
+son canton. Et si je sacrifie peut-être à ce siège l'espoir d'un siège
+plus haut, au moins faut-il que M. Cassoubieilh nous laisse la place. Sa
+succession entre les mains d'une personne sûre et sachant manier
+l'électeur, de mon ami, enfin, c'est la moitié du succès pour moi. Et
+son impunité me répond de son zèle: ne sera-t-il pas inamovible? En cas
+de séparation, il le sera encore vis-à-vis de l'Évêché.
+
+--Mais vous êtes en train de nous démontrer qu'on n'est jamais
+inamovible, remarqua le P. Nicolle.
+
+--Mon ami n'est pas M. Cassoubieilh. Et en tout cas, si sa cure soutient
+mon élection, le réciproque n'est pas moins vrai. En cela, l'appui de M.
+Lescaa aux Cultes, et le vôtre, auprès de M. le Vicaire, me seront d'un
+puissant secours. Y puis-je compter?
+
+--C'est aller un peu vite, dit le Jésuite.
+
+--Suffit que vous ne disiez plus non, absolument. Je passe au terrible
+million... million et demi, qui serait le noyau d'un fonds politique,
+dont on ne toucherait que les revenus. L'argent, dont notre parti--les
+trois quarts de la France--ne manque point, mais ne dépense pas, est si
+essentiel que nos adversaires sont en train de créer, grâce à leurs
+comités pseudo-commerciaux ou autres, une caisse de réserve qui finira
+par les mettre hors d'atteinte.
+
+--Je ne dis pas non, en théorie, répondit le P. Nicolle; mais, à part
+même ce qu'on pourrait appeler votre mégalomanie financière, vous
+reconnaissez, n'est-ce-pas, que M. Lescaa ne vous aime pas exagérément?
+
+--Il ne peut pas me souffrir! Mais, mon Père, ne lui parlez pas de moi,
+ou peu. Que l'argent soit entre vos mains et de deux ou trois personnes
+sûres, M. Dessoucazeaux, M. de Ribes ou autres..., je suis assuré de
+votre appui, comme de la somme nécessaire à mon élection. Et moi à la
+Chambre, c'est alors que commencera votre véritable besogne à Ribamourt:
+direction des âmes, qu'on ne vous disputera plus; des Part-prenants, mal
+pensants, que j'ai déjà un peu mis en branle; mon Patronage, enfin,
+devenu le vôtre.
+
+--Ça, c'est ma part, dit le Jésuite.
+
+--Mon Père, c'est votre part de travail et de déboires. Est-ce donc pour
+nous que nous travaillons? M. Dabitaing a paru tout à l'heure essayer
+sur vous--qu'il me pardonne de le dire--un marchandage où je ne le
+suivrai point. Autant qu'il tiendra à moi, mon Père, et quelque parti
+que vous choisissiez, personne ne sera inquiété qui vous touche. Et je
+vous dis simplement: travaillons ensemble, chacun dans son champ,
+travaillons à rétablir l'esprit de l'Église, et son antique pouvoir. La
+Société nous échappe ainsi qu'à ses véritables lois. Mêlons-nous à ses
+travaux; forçons-la de nous entendre. Elle se dérobe, elle doute;
+contraignons-la d'être persuadée.
+
+M. Puyoo se tut.
+
+--Peut-être, dit enfin le Jésuite; et le pouvoir, c'est bien quelque
+chose. Mais votre triomphe ne fut jamais plus loin. Que serait-il
+d'ailleurs, sans les cœurs et les consciences? Et ne sommes-nous
+point semblables à des enfants qui, ayant perdu la clef d'une horloge,
+sont contents d'en faire marcher les aiguilles avec le doigt?
+
+Sur ces mots, l'entretien prit fin, laissant le Jésuite irrésolu.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'APPARTEMENT CONJUGAL
+
+
+La maladie de M. Lescaa, qui, de quelque temps n'empira point, laissa
+mûrir toutes les cabales autour de ses biens.
+
+Le juge de paix fut celui qui laissa voir le plus d'ardeur. Dès que le
+danger fut connu, il quémanda de son cousin une réconciliation qui ne
+lui fut pas refusée. Mais il revint de sa visite assez perplexe. Ainsi
+qu'il le conta à sa femme, dans la cuisine, sous les jambons pendus,
+tandis qu'elle lui faisait échanger son costume de cérémonie contre un
+pantalon et un veston rapiécés, devenus verts, l'Onagre, pour toute
+politesse, l'avait averti qu'ayant reçu à compte de Firmin de Mesplède,
+une reconnaissance de lui, Pétrarque, exigible depuis plusieurs années,
+il la ferait présenter, au jour qui lui conviendrait à partir du 15 de
+novembre prochain, pour qu'il en payât les intérêts avec le principal.
+Pétrarque, qui comptait d'éviter ces débours en invoquant la
+prescription, avait demandé un renouvellement dans l'espoir que son
+cousin serait mort d'ici là, et qu'on n'oserait plus tard, non plus que
+Firmin, le poursuivre. Il l'avait trouvé faible, mais inébranlable en
+ses vouloirs. La lente poursuite qu'on avait faite des émeutiers
+l'indignait au point que, de son lit, il s'occupait à la pousser, contre
+ceux-là surtout qui avaient frappé Firmin après sa blessure, et c'est en
+vain que le curé de Saint-Éloi avait intercédé auprès de lui en faveur
+des coupables, qu'en effet tout le monde semblait s'entendre à laisser
+en paix.--Pour lui mettre, ajouta le juge de paix, un baume sur ce
+petit trou qu'il a eu dans les côtes, Diodore lui a donné quittance (sur
+notre dos) de toute sa dette, qui était grosse. Il n'en a pris que cette
+créance, qu'il me ressert aujourd'hui, comme si c'était à nous de payer
+ses générosités.
+
+--L'embêtant, observa Mme Lescaa, c'est que tu le dois, cet
+argent--et signé, tu as.
+
+--C'est pas à lui que je le dois, c'est à cet imbécile de Firmin, qui
+n'osait même pas me poursuivre. Et l'embêtant, dans la vie, vois-tu, ça
+n'est pas de devoir, c'est de payer.
+
+--Quant à cela, ce n'est pas moi qui te ferai le non.
+
+Comme s'il ne devait jamais être question que d'argent chez l'Onagre, le
+notaire y fut appelé quelques jours après. La nouvelle en courait déjà
+dans Ribamourt que M. Beaudésyme n'était pas encore averti. Quand il se
+mit en route, avec sa serviette, les gens se disaient sur le pas des
+portes:
+
+--Il va chez Lescaa pour le testament.
+
+Et ils saluaient.
+
+Le notaire resta longtemps auprès de M. Lescaa. En le quittant, il avait
+cet air d'importance commun aux gens chargés des sacrements civils qui
+donnent à la richesse ses formes rituelles. Au café, à table, il parla
+de toute autre chose, comme un homme qui porte un secret; et il ne
+voulut en rien dire à sa femme, même quand ils se mirent au lit. Tout de
+suite, d'ailleurs, il s'endormit; mais non pas elle.
+
+C'était le même appartement, la même couche où Vitalis et sa belle
+cousine avaient aimé naguère, jusqu'à se croire anéantir; et connu,
+après les enchantements de se confondre, l'amertume de se dédoubler.
+Mais ce n'était plus Vitalis, ce ne serait jamais plus lui. Quand même
+il y voudrait de nouveau abandonner sa mince nudité aux impérieuses
+tendresses de Basilida, ne l'a-t-elle pas, aux pieds du P. Nicolle, pour
+toujours renoncé, celui qu'elle aime encore, et de quelle fureur cachée.
+C'est un autre qui est à côté d'elle, un autre, grand et velu.
+
+Mme Beaudésyme contemplait son rouge mari sous la veilleuse.
+L'avait-il jamais aimée? Elle était incapable de s'en souvenir. Elle, du
+moins, n'y répugnait pas au temps de leurs noces. Tandis qu'aujourd'hui,
+était-elle sûre seulement de l'estimer? Mais elle aurait voulu savoir ce
+qu'il pensait d'elle, de Vitalis, et ce qu'il savait. Cette tête aux
+yeux clos, où il y avait une part de sa destinée, lui apparut tout à
+coup pleine de mystère, et comme l'image de cet équivoque aveuglement
+qu'il opposait à ses trahisons. Quels vices, quels louches calculs,
+quelle terreur d'un honteux avenir dormaient sous ce crâne immobile?
+Était-ce vrai, comme elle le craignait, comme on avait tâché aussi à lui
+faire entendre, qu'il avait dilapidé ses biens à elle, et peut-être
+d'autres dépôts plus sacrés--et pour cela qu'au réveil non plus il ne
+voulait pas voir?
+
+Là reposaient aussi d'autres secrets que Mme Beaudésyme voulait à
+tout prix surprendre. Ce testament, pour lequel son mari avait été
+appelé auprès de M. Lescaa, Vitalis y était-il bien traité; et, sinon,
+ne serait-on pas à temps encore d'obtenir mieux? Mais il fallait savoir
+d'abord; et comment faire parler le notaire? Du jour où elle avait été
+sûre d'aimer ailleurs, Basilida avait réduit à presque rien l'intimité
+conjugale. Elle ne pouvait guère,--tant c'était peu l'usage du
+pays--refuser à M. Beaudésyme l'entrée de son lit, où peut-être lui-même
+ne s'imposait que par une sournoise vengeance, ayant du reste sa chambre
+à part. Mais s'il désirait davantage, c'est un plaisir tellement glacé
+qu'elle lui laissait prendre que de plus en plus il s'en déshabituait.
+
+Aujourd'hui encore, Basilida se tenait dans la ruelle, assez loin de lui
+pour qu'on pût mettre un sabre entre eux. Mais elle savait que son
+corps, pour tout cela, n'était point devenu indifférent à ce faune, dont
+elle sentait, tout près d'elle, le poil. Il fallait qu'il parlât,
+pourtant; son parti en était pris.
+
+Ligne à ligne, avec lenteur, elle se rapprocha, glissa en quelque sorte
+hors de sa chemise, et une fois tout près de son mari, lui fit éprouver
+soudain le fardeau superbe de sa jambe. M. Beaudésyme gémit, sortit de
+son sommeil, et sa main velue se promena sur cette splendeur dure et
+sinueuse.
+
+--Quoi, qu'y a-t-il, demanda la jeune femme en ayant l'air de se
+réveiller.
+
+--Mais c'est toi qui m'as éveillé, dit le notaire. Alors... je causais.
+
+--C'est pour vous rattraper de votre silence de ce soir, répartit
+Basilida, qui feignit de vouloir se rendormir. Son mari ne parut point
+enclin à lâcher prise.
+
+--Laisse-moi, dit la jeune femme, mais sans dureté. Je n'aime pas les
+faiseurs de mystère.
+
+Et, comme afin de le repousser, elle laissa son bras, jailli hors d'une
+manche flottante, tomber sur l'épaule de son mari.
+
+--Ah ça, tu es donc nue?
+
+Avec un geste effarouché, elle se voila de tout son linge. Les doigts de
+M. Beaudésyme la devinaient encore, mais ne la touchaient plus.
+
+--Lida...
+
+--Quoi?
+
+--Ça t'a fâchée de ne pas savoir le testament de Lescaa?
+
+La jeune femme garda le silence.
+
+--Tu comprends: il y a le secret professionnel d'abord; et puis...
+devant les domestiques...
+
+--Je ne te pose pas de questions, répondit Mme Beaudésyme, qui, ayant
+regagné sa place de ruelle, s'y tenait rigide et jointe.
+
+--Eh bien! écoute, reprit l'époux, après avoir vainement tâché de
+reprendre prise. Si je te raconte...
+
+--Non, non, je ne demande rien.
+
+--Dormons, alors.
+
+Et il se retourna. Cela ne faisait point l'affaire de la jeune femme,
+qui demeura un instant immobile, puis reprit son manège.
+
+--A la fin, c'est insupportable, grogna le notaire, qui cette fois
+étreignit sa femme tout de bon.
+
+--Non, Alexandre, non... ne me touche pas. Tu gardes tes secrets, moi
+les miens.
+
+Et Basilida, en guise de commentaire, croisa ses beaux genoux.
+
+--Mais c'est toi qui m'interromps toujours. Veux-tu écouter?
+
+--Écouter quoi?
+
+--Le testament donc!
+
+--Eh bien! parle, fit-elle d'une voix résignée. Puisque tu y tiens.
+
+M. Beaudésyme avala la moitié d'un juron.
+
+--Au fond, tu voudrais savoir si Vitalis hérite.
+
+--C'est mon cousin, répliqua-t-elle froidement. Mais vous n'avez jamais
+pris mes parents pour les vôtres.
+
+--Eh bien, oui, il hérite. Es-tu contente?
+
+Sans dissimuler sa raillerie, il ajouta:
+
+--Ou plutôt--ça va te réjouir plus encore--c'est Guiche et lui qui
+héritent... à condition... de se marier ensemble.
+
+--Ah! fit la jeune femme, du ton dont elle eût gémi.
+
+--Tu ne devineras jamais qui a inventé cette combinaison (je le tiens de
+l'Onagre lui-même). C'est le P. Nicolle.
+
+Elle l'avait deviné déjà. Qui donc, autre que le Jésuite, aurait su,
+d'un même coup, l'arracher, elle, à son péché, en même temps que
+préparer au périlleux avenir de Guiche l'appui d'un époux riche et
+qu'elle aimât?
+
+--Hein, continua M. Beaudésyme: un beau ménage à l'horizon. Sabine
+heureuse, Vitalis aussi. Et dix millions--une paille--qui leur tombent
+de la lune.
+
+--Oui, on dirait la fin d'un roman, répondit Basilida d'une voix un peu
+creuse.
+
+--D'ailleurs ce Jésuite a fait de Lescaa à sa fantaisie; et obtenu même
+de lui la forte somme, la très forte somme--pour une caisse électorale
+qui soutiendra les catholiques, bien entendu, et le parti du curé de
+Saint-Éloi, qu'il aimait si peu.
+
+--Lui qui disait toujours qu'il laisserait sa fortune à ses héritiers
+naturels.
+
+--Pour Mlle de Charite, au moins, il n'a pas menti, je crois. Mais
+quelqu'un qui fera une figure, le moment venu, c'est Pétrarque. Tu te
+rappelles que son beau-père Pedreguilhem a fait une belle banqueroute,
+et que le juge de paix, qui est riche pour sa part, n'a rien voulu
+savoir de reverser à l'actif la dot de sa tendre moitié. Lescaa, qui ne
+l'aimait pas décidément, a pris soin de racheter--oh, pas cher--tout un
+paquet de créances sur Pedreguilhem. Ça représente en papier plus de
+60.000 francs, sans compter une créance de Pétrarque lui-même, 8 à 9.000
+francs, rachetée à Firmin de Mesplède, et qu'il eut la sottise de
+renouveler, quoique périmée, pour ne pas refuser l'Onagre. Et celui-ci
+m'a gravement dicté: «Je laisse à Pétrarque, etc..., la somme de
+soixante et quelques mille francs, en tant qu'elle est représentée par,
+etc.....»; suit l'énumération de tous ces papiers... inévaluables. J'en
+ai eu pour une heure à les détailler.
+
+Basilida ne put s'empêcher de rire, à prévoir la fureur de M. Pétrarque
+Lescaa, et l'accueil que lui ferait sa femme. Car ils passaient, à la
+moindre déception d'argent, pour se battre, dans leur cuisine, devant la
+servante épouvantée.
+
+--Le plus beau, reprit M. Beaudésyme, c'est qu'il lui faudra acquitter
+les droits de 69.000 francs, ou alors refuser le legs, et, dans ce cas,
+acquitter son propre billet, qui lui sera présenté, comme tu penses, par
+la succession--sans compter ce qui lui arriverait, si sa femme mourait
+avant le Pedreguilhem. Car ils ne sont pas en communauté. Alors... mais
+ça serait un peu long à te faire entendre.
+
+--Et à toi, Alexandre, qu'a-t-il laissé, demanda-t-elle pour se
+débarrasser de ses mains et de son désir, qu'elle sentait encore une
+fois rôder autour de son corps.
+
+Il devint sérieux tout à coup.
+
+--A moi, dit-il brutalement: la peau.
+
+--Ça n'est pas possible.
+
+--Enfin, c'est tout comme. Il m'a traité comme Victorine Lahourque: cent
+mille francs, et pas un fifre avec.
+
+--Mais c'est beaucoup, mon ami. C'est la moitié de ce que je t'ai porté.
+
+--Oui, mais je lui en dois trois fois autant pour des spéculations
+idiotes. Que la succession me les réclame, comme c'est sûr qu'elle fera,
+je suis f.....
+
+--Quand même, dit Basilida, il vous reste ma dot.
+
+Le notaire sifflota, pour toute réponse. Peut-être cherchait-il ses
+mots.
+
+--Il n'y a qu'un moyen, grommela-t-il enfin; et je compte un peu sur
+vous...
+
+--Sur moi, s'exclama la jeune femme, déjà prête à se cabrer.
+
+--Oui, sur vous et votre influence auprès de Vitalis... votre cousin. Il
+s'agit, en deux mots, de l'envoyer à l'Onagre.
+
+--Vous plaisantez, je pense, dit-elle froidement.
+
+--Je ne plaisante pas. Le _de cujus_ a répondu, quand je lui ai parlé de
+ma dette (il le fallait bien), qu'il hésitait à diminuer encore son
+héritage d'une somme aussi forte. Et il a ajouté, avec une espèce
+d'œil féroce qu'il a cligné sur moi, comme s'il savait des tas de
+choses,--de choses que je ne sais pas, qu'il consulterait Vitalis
+là-dessus, ou bien lui ferait tenir les créances pour en décider à sa
+guise. Toujours est-il qu'elles ne sont pas inventoriées.
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien ma chère Lida, c'est à vous de préparer--j'allais dire de
+cuisiner--ce jeune homme. J'ai toujours pensé, ajouta-t-il avec un
+demi-ricanement, que vous n'aviez rien, l'un et l'autre, à vous
+refuser.....
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Voyons, entre cousins..... Et préférez-vous que j'aille taper Monsieur
+votre père, à la faveur de quelques explications?
+
+Basilida se figura soudain son père, sa médiocre fortune, ces fragiles
+jours qu'il achevait de vivre à Pau. Son parti fut pris. Et l'infamie
+n'en restait-elle pas toute à M. Beaudésyme?
+
+--Mais, si j'accepte d'avoir recours à Vitalis, vous n'exigerez sans
+doute pas d'être en tiers dans le dialogue?
+
+--Histoire d'éclairer votre..... religion? Non, merci, c'est inutile. Je
+ne suis pas de la famille, moi.
+
+--Peut-être même, ajouta-t-elle, comme pour lui rembourser ce cynisme
+qu'il lui avait fait voir, qu'elle ne lui connaissait pas
+encore,--peut-être pourrais-je voir mon cousin un après-midi que vous
+seriez à la chasse: nous aurions les coudées plus franches.
+
+--Ma chère amie, vous avez une façon bien à vous de dédorer la pilule.
+Néanmoins, je reçois avec joie ce jour de vacances. Après demain, tout
+juste, il y a réunion à Nyxe..... _C'est loin, Nyxe, comme vous savez_,
+acheva-t-il en accentuant ces dernières paroles.
+
+--Va pour après-demain.
+
+--Eh bien, puisque nous sommes d'accord, Lili, embrassons-nous, reprit
+le notaire, dont les mains voulurent reprendre prise. Mais Basilida se
+recula tout au bord du lit, avec un dégoût qu'elle ne dissimula point.
+
+--Ne me troublez pas, dit-elle. Je suis en train de rêver à notre
+entrevue d'après-demain.
+
+Ces calculs étaient inutiles. Aux premières ouvertures, le surlendemain,
+qu'en fit, rouge déjà de honte, Basilida, Vitalis l'interrompit:
+
+--De grâce, ne m'en dites pas davantage. Mon parrain m'en a parlé hier,
+et j'ai brûlé toutes ces paperasses devant lui.
+
+--Vous aurez un baiser pour cela, petit cousin,..... le dernier.
+
+--Le dernier, Lida?
+
+--Tenez-vous sage, Vitalis. J'ai fait ma paix avec le Bon Dieu, la vôtre
+avec Sabine. Elle vous aime, j'en suis sûre aujourd'hui. Dites-lui de
+ma part que j'en suis heureuse.
+
+--Mais si on me la refuse?
+
+--Le testament de M. Lescaa vous ôtera de doute: vous l'épouserez,
+Vitalis; et il fera soleil. Ce jour-là, je veux l'habiller moi-même,
+Vitalis, et la parer pour vous. Le soir, en défaisant ce que j'aurai
+noué, en entr'ouvrant ce que j'aurai clos, si vous pensez à moi, que ce
+soit pour oublier.
+
+Basilida inclina son front, baissa la tête. Elle était un peu pâle.
+
+--Mais c'est aujourd'hui qui est amer, dit Vitalis, à qui la mélancolie
+donnait du cœur, c'est de songer qu'on se quitte. Est-ce vraiment
+Dieu qui vous appelle, Lida, et pensez-vous à notre passé déjà long?
+
+--Déjà trop long, murmura-t-elle.
+
+--Que de fois nous nous sommes embrassés dans cette chambre même; que de
+choses nous nous y sommes dites, doucement.
+
+--Que de choses durement.
+
+--Je ne veux plus me souvenir que des autres, de celles qu'on n'ose dire
+qu'un peu bas, au crépuscule, quand on commence à ne plus se
+voir,--comme maintenant, Lida. Dites-moi que vous regrettez, non pas les
+minutes heureuses, mais les autres, celles qui valent mieux que le
+bonheur.
+
+Elle était debout au pied de son lit. Cet amant aujourd'hui si tendre
+qu'il lui semblait ne l'avoir jamais connu, la tenait embrassée, en lui
+parlant à demi-voix. Et déjà sa gorge battait plus vite.....
+
+Soudain on entendit quelqu'un qui courait dans le corridor. Et ce fut
+Detzine, encore, qui frappa.
+
+--M. Lescaa, dit-elle, vient de mourir.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+L'INVOCATION A VÉNUS
+
+
+A Ribamourt les enterrements sont une espèce de réjouissances. Pour si
+peu de chose que fût, de son vivant, le mort, la ville entière se réunit
+autour de lui, l'accompagne, le commente, jusqu'aux suprêmes pelletées.
+
+Il était rare qu'on en eût quelqu'un à mettre en terre d'aussi notable
+que M. Diodore Lescaa. Cela ne s'était point vu depuis S. G. l'évêque
+Cassoubieilh, et ses obsèques, pourtant, n'appelèrent pas le concours
+qu'on aurait cru. C'est que les rancunes, les haines même qu'il avait
+fait naître et que seule avait assoupies la terreur, au lendemain de
+l'émeute, se réveillaient déjà, plus vives pour avoir été contenues.
+
+--Le petit peuple n'a pas donné, observa M. Lubriquet-Pilou au capitaine
+Laharanne, en se versant du vermouth.
+
+Entre la visite à la maison mortuaire, où des passants en noir observent
+un silence de quelques minutes sur un rang de chaises, et la fin du
+service, où l'on gagne l'église, ils s'étaient, selon la coutume, rendus
+au café.
+
+Plusieurs notables en redingote, et dont les chapeaux étaient si divers
+que cela avait l'air fait exprès, se tenaient déjà sur la terrasse. Il y
+en avait avec des pardessus jaunes, d'autres qui relevaient le collet de
+leur redingote car le temps était froid et il venait de pleuvoir.
+
+--Eh, que diantre voulez-vous qu'il donne, le petit peuple, répliqua
+Laharanne. Il est comme moi, il n'a rien.
+
+--Pardon, reprit Lubriquet. Les Part-Prenants ont un syndicat depuis
+quinze jours, et ils annoncent une manifestation.
+
+--Heureusement que j'ai l'œil, dit un gros petit homme, paisible et
+blond, dont l'uniforme seul trahissait qu'il fût sous-officier de
+gendarmerie. C'était le chef de brigade, Malevain, franc-comtois, et
+qui, le jour de l'émeute, était arrivé combattre avec une bonne heure de
+retard.
+
+--Oui, il n'y a que le comptant qui vous manque, répartit le capitaine.
+C'est à la sortie de Saint-Éloi, je pense, pour avoir plus de monde,
+qu'ils préparent leur petit chahut. Est-ce que vous y avez mis des
+hommes?
+
+--Pas si bête, dit le gendarme. J'aime mieux voir venir.
+
+--Voir venir quoi? Qu'ils démolissent le cercueil?
+
+--Non; mais il ne faut provoquer personne. J'ai ordre de ne pas heurter
+les opinions.
+
+--Vive l'Empereur! cria Laharanne.
+
+Malevain devint pâle.
+
+--Vous êtes fou, dit-il. Vous allez m'obliger à faire un rapport.
+
+--Eh bien! Et ce respect des opinions?
+
+--Je parlais de celles qui sont admises, Les Part-Prenants sont
+socialistes, vous le savez bien.
+
+--Socialistes! Où mettez-vous vos pieds, répliqua le capitaine qui
+s'échauffait. Idiots, ils sont: c'est moins compliqué. Demandez à M. le
+Maire.
+
+--Mon Dieu, expliqua celui-ci, il y en a de bons. Quoique je sois
+parfois tenté de regretter Mongommery, et qu'il ne soit plus là, de
+temps en temps, pour leur faire, comme il disait, «une saignée de sang
+ardent et corrompu».
+
+--Si vous parlez politique, reprit Malevain, vous savez que mes
+fonctions m'empêchent de vous causer.
+
+--Il suffira, répartit le Maire avec un peu de sécheresse, qu'elles vous
+aident tout à l'heure, selon que nous en sommes convenus, à faire
+respecter un mort dont les pauvres au moins devraient tous porter le
+deuil. Si l'on savait tout ce qu'il a donné au bureau de bienfaisance,
+en catimini, sans compter les deux curés, et jusqu'au pasteur.
+
+--Jusqu'au pasteur, dit Laharanne: c'est un peu loin!
+
+--Saint-Éloi aussi, observa alors Lubriquet avec l'air de faire un mot.
+Et il serait temps de s'y rendre..... Mais qu'est-ce que c'est que ça?
+
+Des clameurs indistinctes s'élevaient sur l'autre rive. On vit soudain
+plusieurs personnes traverser le pont en désordre, et, plus loin encore,
+d'autres qui couraient. Aussitôt les clients du _Soleil d'Étain_ furent
+debout et traversèrent. Le brigadier se hâta en gémissant vers
+Saint-Éloi; il avait des bottes, et pataugeait en retenant un trop
+étroit képi contre le vent. A côté de lui, M. Dessoucazeaux sautait de
+pavé en pavé, le pantalon retroussé, le parapluie ouvert. La plupart le
+suivaient, et bientôt l'on fut au courant.
+
+Un groupe de Part-Prenants avait accueilli le cortège, devant la maison
+Lescaa, par des cris d'injure. De quelques-uns qu'on les avait vus
+d'abord, ils avaient grossi en nombre, crié plus fort; et personne ne
+les contredisant, s'étaient mis à suivre le mort, bras dessus bras
+dessous, en criant d'une façon lente et funèbre:
+
+--Rends l'argent, rends l'argent!
+
+Vitalis, dont M. Lescaa avait été peut-être la meilleure affection,
+était blême de rage. Autour de lui, les autres affligés, placés tout de
+suite après le cercueil, que portaient huit hommes, hâtaient les
+porteurs à voix étouffée. Sous l'humide ciel, parmi la haine de ce
+peuple et ses huées, suivi d'un cortège éperdu, on eût dit que le mort
+fuyait les abois d'une meute.
+
+La route de l'Église est montante. En dernier lieu, où la côte tourne et
+devient rude, les criards parurent s'essouffler, et ce fut d'assez
+paisible allure qu'on déboucha, en longeant la gendarmerie, sur la
+placette qui fait parvis à Saint-Éloi. Mais là, d'autres Part-Prenants
+attendaient l'Onagre. Là aussi, la Mortiripuaire était groupée; et dès
+que le cortège parut, entama la Marche funèbre de Chopin, qui, par un
+naturel penchant des musiciens, s'accommoda bientôt au mouvement d'une
+mazourque. Les porteurs ragaillardis, hâtèrent le pas, entraînant les
+affligés dans leur sillage. On entendit souffler M. Pétrarque Lescaa,
+qui était court d'haleine.
+
+Mais presque aussitôt la clameur des Part-Prenants recommença de
+gronder. De nouveaux venus coururent, par les ruelles, se joindre au
+tumulte. On entendit claquer de toutes parts les contrevents, que des
+femmes fermaient en implorant Dieu. Un homme gras, avec du jaune, qui
+fumait sa pipe au second étage de la gendarmerie, disparut à
+l'intérieur, et, tandis que la musique au désarroi éteignait un à un ses
+cuivres, la foule sembla se recueillir. Tout à coup, de cette masse
+d'hommes, une pierre jaillit, qui tomba en retentissant sur le cercueil
+sonore.
+
+Ce fut comme un signal. Une volée de cailloux s'abattit sur le cortège,
+d'où répondirent des cris d'effroi, de douleur. Presque aussitôt le gros
+du convoi, puis les affligés, firent volte-face, se débandèrent,
+coururent, et, la redingote en oriflamme, à corps perdu, s'engloutirent
+au tournant de la côte. On vit bondir des hommes massifs. Quelques
+chapeaux noirs roulèrent oubliés. Et tout disparut.
+
+Vitalis était resté. Une pierre l'avait décoiffé; une autre meurtri à
+l'épaule. Il faisait tête, comme un gibier courageux qui cherche où
+rendre les coups dont il saigne. Mais à ce moment l'un des porteurs,
+atteint à la poitrine, lâcha le brancard, en gémissant. Le cercueil
+oscillait déjà vers la terre: Vitalis n'eut que le temps de s'élancer à
+la place vide.
+
+--Allons, cria-t-il aux autres: vite à l'Église.
+
+Mais déjà, plusieurs Part-Prenants en occupaient la porte, menaçants,
+comme s'ils eussent voulu interdire à leur ennemi le pardon suprême. Les
+porteurs ralentiront leur marche.
+
+--Allons, cria Vitalis encore. Vous avez donc peur!
+
+--Eh, Dioü bibann, grommela l'un d'eux; tous hésitaient, quand on
+entendit des appels qui approchaient. Une voix harmonieuse et forte
+cria:
+
+--Nous arrivons, ne bougez pas!
+
+C'était Beaudésyme, qu'accompagnait le capitaine. Dessoucazeaux suivait
+de près, ayant rallié quelques fuyards. Le brigadier lui-même, empêtré
+de ses bottes boueuses, accourait mollement, sans aucun de ses hommes
+avec lui. Tandis que les autres, et le curé Puyoo, de l'intérieur,
+moitié de gré, moitié de force, débarrassaient l'entrée, le petit
+gendarme avait abordé un groupe assez pacifique d'aspect, et qui de
+bonne grâce s'ouvrit devant lui. Mais alors, sous prétexte de le mieux
+entendre, ces gens l'entourèrent et commencèrent de se le faire passer
+de main en main--comme des meuniers feraient d'un sac,--en sorte qu'il
+parcourut beaucoup de chemin, fort étourdi parce qu'on le faisait
+tourner, à mesure, et ne sachant à qui entendre. Cependant le cercueil
+avait pénétré dans l'église, où, portes closes s'achevait la cérémonie.
+
+Quand on porta au cimetière, qui était voisin, et dont les gendarmes,
+enfin survenus, avaient dégagé les abords, peu de personnes suivaient le
+convoi. Mme Beaudésyme et Guiche côte à côte s'y étaient jointes.
+Mais presque aucun des affligés, honteux sans doute de leur fuite,
+n'était revenu; et une bruine glacée qui, en s'épaississant, faisant
+l'un après l'autre s'ouvrir les parapluies, avait écarté presque tout le
+reste. Sans bruit, comme descend un store de tulle, on la voyait baigner
+mollement les tombes, où achevaient de pourrir les turbans de perles
+noires, dont quelques-uns encadrent une photographie, dérisoires
+couronnes de boue qui achèvent de glorifier la poussière des hommes.
+Entre les cyprès, l'argile du chemin était glissante.
+
+Quand la pierre du caveau fut close sur ce qui avait été un juste, et la
+plupart des assistants dispersés sous la pluie, Sabine qui pleurait
+chercha Vitalis du regard. Lui aussi avait les yeux pleins de larmes, et
+penchait vers la terre ce visage délicat où la douleur même semblait
+n'être qu'un des masques de la volupté. La pluie, teinte aux
+meurtrissures de son front, tachait ses joues d'un peu de sang. Il
+étouffa un sanglot.
+
+--Vitalis, murmura Sabine, en lui touchant la main.
+
+Il se retourna, et la vit près de lui, toute frémissante de tendresse et
+de peine. Leurs yeux se lurent mieux qu'ils n'avaient fait jusqu'à ce
+jour. Elle alors, comme si toute cette lâcheté d'une foule; et la
+branche odorante des cyprès; et la mort lui avaient révélé un sens
+nouveau de la vie, qu'au pied même d'une tombe ils croyaient vrai pour
+toujours:
+
+--Vitalis, je t'aime.
+
+Un pas, tout près d'eux, leur fit tourner la tête; c'était Basilida qui
+lentement s'éloignait, la tête un peu basse. Et ils se turent.
+
+Quelques jours après, Mme Etchepalao avait accompagné sa sœur au
+cimetière; mais Cérizolles étant absent et la poste proche, elle s'en
+fut au bureau restant, laissant Guiche prier seule.
+
+Vitalis, que le hasard, avare à l'ordinaire d'unir les gens, ou bien son
+cœur guidait peut-être, la trouva près du monument rouge des Lescaa,
+agenouillée dans l'herbe odorante.
+
+C'était un de ces après-midi d'automne dont la langueur est pareille au
+repos que répand au sortir de ses bras une femme dont la chair abonde.
+Mais le souffle de la montagne parfois courait au travers comme une eau
+fraîche; et il semblait alors que l'atmosphère fût double.
+
+Sous le soleil d'octobre, le cimetière avait séché la boue d'argile et
+la bruine qu'il présentait l'autre jour sous le ciel mouvant et bas,
+quand, du convoi, les cheveux d'or de Mme Beaudésyme étaient la seule
+gloire. Aujourd'hui l'air avait un reflet d'ambre. Une odeur de
+couronnes en décrépitude s'y mêlait au baume des cyprès. Quelques
+vieilles femmes paraient déjà des tombes pour le jour des Morts: leur
+voix amincie par l'âge couvrait à peine le bruit des feuilles qu'un peu
+de vent chassait, tournoyantes, dans les allées. Et seul, un bourgeois
+de Ribamourt, qui injuriait des ouvriers en retard, troublait le
+recueillement des choses.
+
+Le cimetière était sur la hauteur de Sainte-Marthe entre l'église et le
+presbytère, dont les ormeaux, que l'arrière-saison n'avait jaunis encore
+qu'au sommet, laissaient entrevoir par delà les méandres de l'Ouze et sa
+bordure de collines, les créneaux bleus des Pyrénées. L'heure trouble du
+soir tombait déjà d'un ciel ensanglanté. Bientôt les montagnes eurent
+l'air d'une muraille d'hyacinthe. On eût dit qu'elles se rapprochaient
+étrangement entre les arbres; et plus bas, c'était la vallée, un paysage
+indécis de champs et de rives gagnés par le brouillard.
+
+--J'aime mieux le matin, dit Guiche, l'extrême pointe du matin. Petite
+fille, je demeurais chez ma tante à Pau. Son mari y était officier; et
+ils habitaient une vieille villa de Bilhère, où il y avait des giroflées
+au creux des murs. C'est alors que j'ai senti le plus près de moi l'âme
+des glaïeuls et des pivoines,--dont l'extrême rouge pénétrait au fond de
+mon être, comme un parfum me perce aujourd'hui. Pendant la belle saison,
+c'est lui, le plus souvent, en se rendant au quartier, qui me menait à
+mon cours chez les Dominicaines. Avant de partir, par des allées de
+gazon trempées à grosses gouttes, mon oncle me menait cueillir un peu de
+raisin glacé qui pendait aux treilles. Parfois on entendait une sonnerie
+dans la cour de la caserne; et moi, je secouais de lourdes fleurs pour
+voir couler la rosée; ou bien je cueillais une de ces roses-mousse
+entr'ouvertes hérissées d'or. Oui, c'est alors que j'ai su le mieux
+aspirer les choses avec mes yeux.
+
+De ma chambre à mansardes, sous le toit, je courais regarder en chemise,
+aussitôt levée, les montagnes grandes et bleues, par dessus le vieux
+parc. Elles étaient d'un bleu qu'on ne peut dire, légères, et telles
+qu'une vapeur condensée.....
+
+--Quel lyrisme, dit Vitalis.
+
+Elle prit un air fâché, et alors il l'embrassa contre le mur du caveau.
+
+--Quoi, Vitalis, dans un cimetière. Et ma sœur qui va venir.
+
+--C'est que moi aussi, Guiche, je vous aime, continua-t-il, en reprenant
+l'entretien de l'autre jour, à l'enterrement. Et voulez-vous de moi?
+
+--Moi, non, dit la jeune fille, qui railla avec un tendre sourire. C'est
+notre parrain qui le veut.
+
+C'est ainsi que se fiancèrent Vitalis Paschal et Sabine de Charite, à
+l'ombre d'un tombeau.
+
+Tout Ribamourt les unissait déjà, depuis que les volontés de l'Onagre y
+étaient connues. Et n'étaient-ils pas les triomphateurs du testament?
+L'ouverture n'en était pas allée sans quelque tumulte, dont M. Pétrarque
+Lescaa à demi fou qu'il devenait, fit tous les frais.
+
+C'est dans l'étude de Maître Beaudésyme que s'en fit la cérémonie,
+Vitalis présent. Le juge de paix, à force de désirer qu'il n'y eut pas
+de testament, avait fini, malgré tout, malgré la convocation du même
+notaire, par le croire. C'était, quant à lui, la plus favorable
+hypothèse, presque aucuns parents de l'Onagre, Vitalis lui-même, ne
+l'étant d'assez près pour hériter dans ce cas. L'éblouissement de l'or
+fut tel chez Pétrarque que, par une projection de son espérance dans
+l'avenir, il s'y croyait déjà, et maître d'un tiers de ces richesses:
+son cousin intestat, c'était sa part.
+
+Aussi voulut-il faire sortir le clerc, en affectant de ne l'y voir
+qu'en cette qualité.
+
+--M. Vitalis Paschal est ici comme héritier, dit le notaire, avec
+l'assurance et cet air heureux, qu'il avait repris depuis que ses reçus
+étaient brûlés. Cette réponse, quoiqu'elle fût faite d'une belle voix
+joyeuse, sonna pour le juge comme les premiers tintements d'un glas.
+
+Il reprit quelque courage à la liste des biens, titres, créances, par où
+commençait le testament. Elle passait sous silence de grandes donations
+déjà faites, la Caisse Politique en particulier, dont M. Dessoucazeaux,
+le P. Nicolle et M. de Ribes, un châtelain des environs,--mais non pas
+M. Beaudésyme--étaient fidéicommissaires. Personne ne s'en douta alors,
+tant ce qu'il restait dépassait toutes les espérances, atteignant, à
+première vue, au delà de vingt millions.
+
+La plupart de ceux qui touchaient le mort même de loin furent nommés
+l'un après l'autre: Mlle de Lahourque eut cent vingt mille francs,
+son frère six cents francs de rente viagère: Laharanne lui-même, deux
+grandes métairies à Nyxe, avec une maison de chasse. Tout cela arrachait
+des soupirs au juge de paix. Un dernier legs de deux millions, pour en
+servir la rente aux pauvres de Ribamourt, lui fit faire un saut hors de
+sa chaise; et, oubliant son juron ordinaire:
+
+--Nom de D..., s'écria-t-il, en s'épongeant le front, ce sera nous les
+pauvres, si ça continue.
+
+Mais la plupart, dans l'assistance, méprisaient son courroux. Étant
+eux-mêmes pourvus, déjà, ils regardaient, d'un air vacant, pendre aux
+murs de l'Étude des affiches jaunes et blanches, un almanach des postes,
+la liste des notaires.
+
+--Le testament qui me fut dicté s'arrête ici, dit M. Beaudésyme,
+paisiblement.
+
+--Quoi, fit Pétrarque; mais il n'y est pas disposé de la moitié.
+
+--C'est juste.
+
+--Alors? On se f... de nous?
+
+--Vous pouvez parler en votre nom. Du reste il y a un testament
+olographe, auquel je n'ai pas pris part et qui est postérieur à
+celui-ci.
+
+--Tout est à refaire, s'écria le juge. Les autres eurent cet air inquiet
+d'une poule qui se sent reprendre, l'ayant avalé, un grain de maïs au
+bout d'un fil. Le notaire semblait jouir de toutes ces inquiétudes.
+
+--Rien n'est à refaire, dit-il en frappant sur une seconde enveloppe. Je
+sais à peu près ce qu'il y a ici dedans.--Et il se remit à lire. Mais le
+premier codicille le surprit. Car au lieu d'hériter lui-même, comme il
+pensait, c'était sa femme, du double, il est vrai, de ce qu'avait promis
+M. Lescaa: sa dot, qui rentrait.
+
+Le second legs avait trait à un serviteur. Mais le troisième, qui
+octroyait pour tout capital à Pétrarque des créances sur son beau-père
+et lui-même le mit en fureur. De ses bajoues violettes, de sa bouche
+écumante sortaient des blasphèmes confusément entrecoupés de cris. On y
+démêla enfin des menaces.
+
+--C'est un misérable, hurlait-il. C'est un fou! On plaidera. Vous avez
+beau vous bidonner tous. Je refuse la succession.
+
+--N'oubliez pas, Monsieur le Juge de Paix, interrompit Beaudésyme, que
+si vous perdez, ayant refusé la succession au préalable, la créance de
+Firmin retombera à l'actif de la dite, et vous dans l'obligation de nous
+payer.
+
+--Qu'est-ce que ça peut vous faire?
+
+--Rien du tout. D'autant que si vous acceptez, vous serez obligé de
+payer des droits de succession proportionnels à la valeur écrite,
+c'est-à-dire fictive, du legs. Ce sera une très grosse somme, et, en bon
+serviteur de l'État, je me réjouis...
+
+--Je vous dis que je n'accepte pas.
+
+--Dans ce cas, vous paierez le billet souscrit à Firmin. Et si, d'autre
+part, vous avez la douleur de vous voir inopinément précéder dans la
+tombe par Mme Lescaa avant de l'être par le sieur Pedreguilhem son
+père, celui-ci, ou plutôt ses créanciers, parmi lesquels les héritiers
+Lescaa, héritant d'elle (il désigna un carton), vous serez obligé,
+jusqu'à moitié intégrale de sa fortune, de payer les dettes
+Pedreguilhem, ayant abandonné les billets signés de lui que vous léguait
+M. Diodore Lescaa.
+
+--Quoi, quoi! cria le juge.
+
+--Rien n'est plus clair. M. Lescaa vous en laissait pour la moitié de la
+faillite Pedreguilhem. Vous rattrapiez donc, au moins, comme créancier,
+la moitié de ce que vous devez abandonner comme débiteur.
+
+--C'est un traquenard, hurla Pétrarque, qui sortit en battant les
+portes.
+
+--Il y a un peu de ça, murmura le notaire. Et il conclut sa lecture par
+le legs qui faisait Vitalis et Sabine plus de huit fois millionnaires.
+
+La petite fortune laissée à Mlle de Lahourque eut pour fruit immédiat
+de dénouer sa longue idylle. M. et Mme Beaudésyme s'y entremettant,
+Lubriquet-Pilou se détermina enfin. Il fit sa demande, aussitôt agréée,
+dans les premiers jours de mai.
+
+Cela fit presque autant de bruit que la mort de l'Onagre; tout Ribamourt
+s'en réjouissait, s'étant d'ailleurs repris à vivre. C'est que la
+succession Lescaa y avait répandu plus d'argent que son règlement n'en
+avait tiré naguère, et qu'à cela s'ajoutaient des vendanges abondantes,
+ainsi que beaucoup de malades qu'on attendait. Il n'était pas jusqu'aux
+agresseurs de Firmin, à qui le tailleur, remis de ses blessures, et,
+soit bonté, soit politique, quelques autres personnes, dont le curé
+Puyoo, ne tâchassent d'adoucir les poursuites du Parquet. Quant à ceux
+qui avaient jeté des pierres au cercueil du banquier, Vitalis, tout
+ulcéré qu'il en demeurât, et vindicatif avec cela de son naturel, en
+aima mieux laisser dormir l'outrage, résolu du reste à s'en souvenir
+toutes fois qu'il se pourrait à peu de scandale.
+
+C'est M. Puyoo, promu au doyenné de Sainte-Marthe, d'où il espérait
+bien, à travers la politique, se pousser plus haut, qui tâchait, en don
+de joyeux avènement, d'inspirer à tous la joie et la clémence.
+
+Il aurait eu peut-être de la peine à convaincre son prédécesseur
+aujourd'hui prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx. C'est là que M.
+Cassoubieilh, bercé de l'espoir d'un canonicat à la première vacance,
+était en train d'aigrir cette facile bonté, la seule vertu, peut-être,
+qu'il eût apportée dans son ministère.
+
+Ainsi ce n'était pas lui qui bénirait l'anneau nuptial de Guiche: pas
+même celui de Mlle de Lahourque. La cérémonie, quant à cette
+dernière, promettait d'en être magnifique. N'avait-elle pas écrit à la
+titulaire du bureau qu'elle ne voulait plus gérer, «que ce mariage
+soudait en quelque sorte l'aristocratie de la naissance à celle du
+travail». Ainsi s'essayait-elle à peindre ce sacrifice qu'elle allait
+faire de sa particule.
+
+M. Lubriquet-Pilou, de son côté, sans faire un égal abandon, se
+plaignait, au _Soleil d'Étain_, qu'il lui faudrait bientôt se réduire au
+rôle de séducteur honoraire. Et tous hochaient la tête autour de lui, en
+disant:
+
+--Comment fera-t-il? Bah, il la trompera.
+
+--Non, affirma Lubriquet, je tiendrai ma parole...
+
+Et il ajouta, avec un sourire égrillard qui faisait sans doute allusion
+à son premier mariage:
+
+--...cette fois-ci.
+
+Quelqu'un parla de lui offrir un banquet, pour enterrer, encore qu'il
+fût déjà veuf, une vie de garçon si bien remplie. N'était-ce pas le
+moins que Ribamourt devait à soi-même, comme à celui où s'étaient
+incarnés, durant un quart de siècle, tous les orages mortiripuaires de
+la passion? Ce projet, accueilli avec faveur, eut vite fait de prendre
+figure. C'est à l'hôtel _Gastou Fébus_ que se donna le banquet. Il fut
+honorable, M. Dessoucazeaux, avec le goût sûr des avares, en ayant
+choisi les vins.
+
+--Et pas un Château-Idem, n'est-ce pas, avait-il ajouté par une
+plaisanterie florissante à Ribamourt, où l'on accusait les hôteliers de
+ne changer de leurs vins que les étiquettes.
+
+--C'est vrai, Pana, ajouta le capitaine Laharanne, qu'au dernier dîner
+de chasse vous nous aviez donné d'un Ribamourt, blanc, et d'un autre
+Ribamourt, blanc... A eux deux ils avaient exactement le même petit goût
+de rien du tout...
+
+Et il fit claquer sa langue, comme si, rien que de s'en souvenir, il
+jouissait encore.
+
+M. Pana fit mieux les choses, à cette fois-ci. Aussi, vers la fin du
+dîner, Firmin ayant lu quelques vers béarnais, plusieurs Mortiripuaires
+en furent-ils touchés jusque par delà l'attendrissement. Wolfgang, lui,
+était ivre, et parlait de se battre en duel, comme s'il eût regretté
+d'en avoir, à plusieurs fois et de toutes ses forces, laissé échapper
+l'occasion.
+
+On avait bu aux conquêtes passées de Lubriquet-Pilou; et on les
+supposait nombreuses, s'il en fallait croire le nombre des toasts.
+C'était un hommage aussi à ces victoires qu'un pot de myrthe posé devant
+le Séducteur. Au moment qu'on allait quitter la salle, il appela
+l'hôtelier, et lui montrant la plante:
+
+--Pana, dit-il avec dignité, vous ferez porter ceci de ma part à Mlle
+de Lahourque.
+
+Un tonnerre d'applaudissements récompensa ce trait; et on se leva pour
+se rendre au Grand Hall. C'est là, tout près d'un buffet, que l'harmonie
+Mortiripuaire devait, ce soir même, donner la sérénade au fiancé. Après
+quoi, il y aurait bal, et la moitié de la ville était invitée. Le monde
+se pressait déjà sur les galeries qui font le tour de la salle. Mlle
+de Lahourque, tout au fond, faisait face entre Mme Beaudésyme et
+Mme Laharanne. Plus près sur le côté, Mme Etchepalao, que son
+mari, un peu plus calme, venait de rejoindre, attendait le bal, ou
+peut-être autre chose. A côté d'elle, Mme de Charite surveillait avec
+une aigre indulgence Sabine et Vitalis.
+
+Cependant la Mortiripuaire ayant joué l'aubade du _Roi d'Ys_, et puis,
+sur la demande de Vitalis: «Connais-tu le pays...?», M. Lubriquet-Pilou,
+après s'être placé devant les musiciens, demanda à porter un toast
+auquel tous s'associeraient, il en était sûr; un toast qui serait
+l'apologie en même temps que la clôture d'une existence dont le pôle
+allait désormais changer--et qu'il s'excusait qui fut un si dangereux
+exemple. Tout Ribamourt s'inclina devant un renoncement exprimé avec
+tant de noblesse; et le Séducteur lui-même en pensa ressentir une espèce
+de mélancolie. Et n'en était-il pas arrivé au point de croire à sa
+légende? Telle Mlle de Lahourque, enchantée au prisme d'une illusion
+dont les mystères resteraient cachés à l'histoire, M. Lubriquet-Pilou
+vivait dans le rêve de son épopée amoureuse. Pour le moment, ayant tiré
+de sa poche quelques feuilles volantes où l'on aurait pu reconnaître la
+menue écriture de M. Dessoucazeaux, il commença, de sa voix hongre, à
+lire au milieu de la surprise générale, une longue invocation à la
+déesse de Cythère, et qui se poursuivait ainsi:
+
+ _--Au moment d'abandonner tes autels, ou plutôt de ne t'honorer
+ plus que sur un seul d'entre eux,--ô Vénus, despote des hommes et
+ des dieux, génitrice des nations, décor du monde--permets que je
+ fasse, une dernière fois, libation à ta gloire de ce vin écumant
+ dont les reflets, semblables au soleil à travers les nuées de
+ l'aurore, répandent cette même ivresse légère des approches de
+ l'amour..._
+
+Il se tut pour verser quelques gouttes de champagne sur le parquet,
+tandis qu'on s'étonnait de plus en plus dans la foule. Mlle de
+Lahourque, là-bas, qui n'entendait guère, doutait obscurément si
+«Vénus» n'était pas un délicat pseudonyme dont son fiancé la voilait en
+public. Mais Vitalis et Guiche, à leur balustrade, semblaient se
+divertir infiniment.
+
+ _--O déesse,_ continuait le Séducteur, _qui es cachée au fond de
+ tout comme un levain irrésistible, toi qui tires des choses qui
+ meurent une nouvelle vie, amante habile à pacifier le dieu cruel
+ qui répand le sang, Arès dont les dures étreintes laissent un ceste
+ bleu sur ta nudité..._
+
+--Ah! s'écria Etchepalao, voilà Jean. On va pouvoir causer.
+
+Cérizolles, les ayant aperçus, se dirigeait languissamment vers eux,
+tandis que l'orateur, continuant à tutoyer Aphrodite:
+
+ _--Mais déesse,_ s'écriait-il, _qui t'apercevrait, tel un guerrier
+ qu'a lassé la défaite, dormante et nue, au fond de l'antre où la
+ source, qui mire des iris sur ses bords, est seule de son murmure
+ à mesurer la fuite des heures; tandis qu'au halo de tes cheveux
+ d'or se balance un papillon de pourpre ténébreuse--si parfois tu
+ t'éveilles et rouvres les yeux, il y verrait reluire la flamme du
+ désir comme ces palpitations lumineuses qui s'allument à la lisière
+ des nuits d'été. C'est alors, Redoutable, Invincible, ô Dorée, que,
+ debout dans le jour tu fais retentir ce même rire victorieux et
+ cruel que le choc des épées arrache aux armures. C'est alors, sous
+ les flambeaux errants de l'éthèr, au milieu des rocs et des roses,
+ dans la mer poissonneuse et jusques aux profondeurs hantées des
+ Fauves, que parmi cette poussière vivante sans cesse dévorée du
+ néant, tu réveilles, ô Vénus, l'hymen universel..._
+
+ * * * * *
+
+Cependant Cérizolles avait réussi, malgré la presse, à rejoindre ses
+amis. Il aperçut alors Mme Etchepalao, à demi cachée par Guiche, et
+son visage s'éclaira d'un sourire qui n'était pas sans douceur.
+
+--Comme il est beau, l'étranger en smoking, railla Vitalis. C'est vrai,
+Guiche, que vous ne l'aimez pas?
+
+--Sait-on jamais qui on n'aime pas?... murmura-t-elle, en les
+enveloppant tous deux d'un même sourire.
+
+Entre tant M. Lubriquet-Pilou poursuivait le cours de ses propos, et
+après avoir célébré, sans doute par allusion à Mlle de Lahourque, le
+fard délicat, qui disait-il après un auteur beaucoup plus ancien, se
+pose sur le visage des vierges:
+
+ _--En vain,_ affirma-t-il, _les autres dieux prétendent, à la
+ constance de leurs lois, asservir l'univers comme l'on courbe au
+ sillon la génisse porte-joug--en vain la lumière et l'ombre
+ alternées condamnent au labeur ou au sommeil la tourbe nourrie de
+ pain. Mais c'est à toi que nous devons les voluptés de la nuit, et
+ ces étreintes qui ne sont connues que des lampes, et le rêve qui
+ nous asservit la vertu. Pourtant, ô fille du Sel, ce n'est point au
+ jour ni dans l'ombre que tu te plais le mieux à tourmenter, comme à
+ satisfaire, le bétail innombrable des humains. Et n'est-il pas
+ d'autres moments, des minutes plus fugitives; quand les choses ont
+ une figure moins précise, que les mains se cherchent et les lèvres
+ se rencontrent? Heures divines du crépuscule... divines du
+ crépuscule....._
+
+--Dioü mé daoü! éclata, au milieu du silence, Lubriquet-Pilou qui
+retournait ses poches après ses feuillets, j'ai perdu la fin.
+
+
+ ΤΕLΟΣ
+
+
+
+
+ TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Chapitres Pages
+
+ I Un Noyau de prune 1
+
+ II Les Mortiripuaires 35
+
+ III Les Dévotions de Basilida 71
+
+ IV L'Après-midi dans un parc 109
+
+ V L'Émeute 147
+
+ VI Les Nuées 195
+
+ VII De toutes robes 219
+
+ VIII L'Appartement conjugal 267
+
+ IX L'Invocation à Vénus 285
+
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--8488-5-19.
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's La jeune fille verte, by Paul-Jean Toulet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA JEUNE FILLE VERTE ***
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+electronic works
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+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
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+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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+that
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+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
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+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
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+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
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+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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--- /dev/null
+++ b/36482-8.txt
@@ -0,0 +1,6576 @@
+The Project Gutenberg EBook of La jeune fille verte, by Paul-Jean Toulet
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La jeune fille verte
+
+Author: Paul-Jean Toulet
+
+Release Date: June 20, 2011 [EBook #36482]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA JEUNE FILLE VERTE ***
+
+
+
+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+ P.-J. TOULET
+
+ LA
+ JEUNE FILLE VERTE
+
+ -- ROMAN --
+
+
+ PARIS
+
+ ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
+ 100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
+ PLACE BEAUVAU
+
+ 1920
+
+
+
+
+ LE DIVAN
+
+Revue de Littérature et d'Art
+
+PARAIT RÉGULIÈREMENT DEPUIS 1909
+
+ et
+
+A PUBLIÉ DES OEUVRES INÉDITES
+
+ de
+
+ROGER ALLARD, J.-M. BERNARD, JACQUES BOULENGER, FRANCIS CARCO, GEORGES
+LE CARDONNEL, HENRI CLOUARD, TRISTAN DERÈME, CHARLES DERENNES, FRANCIS
+ÉON, FRANÇOIS FOSCA, ANDRÉ DU FRESNOIS, DANIEL HALÉVY, ÉMILE HENRIOT,
+EDMOND JALOUX, FRANCIS JAMMES, ANDRÉ LAFON, LÉO LARGUIER, GUY LAVAUD,
+PIERRE LIÈVRE, EUGÈNE MARSAN, EUGÈNE MONTFORT, JEAN PELLERIN, EDMOND
+PILON, MICHEL PUY, ÉTIENNE REY, DANIEL THALY, LOUIS THOMAS, P.-J.
+TOULET, ROBERT DE TRAZ, JEAN-LOUIS VAUDOYER, GILBERT DE VOISINS, ÉMILE
+ZAVIE, etc.
+
+Le numéro: 2 francs
+Abonnement d'un an: 15 francs.
+
+A PARIS:
+chez ÉMILE-PAUL Frères, Éditeurs
+
+100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--8488-5-19.--(Encre Lorilleux.)
+
+
+
+
+ LA
+ JEUNE FILLE VERTE
+
+
+ DU MÊME AUTEUR:
+
+ M. DU PAUR, HOMME PUBLIC (_Le Divan_) 1 vol.
+
+ LE GRAND DIEU PAN; traduit de l'anglais
+ d'Arthur Machen (G. Crès et Cie) 1 vol.
+
+ LE MARIAGE DE DON QUICHOTTE _épuisé_.
+
+ LES TENDRES MÉNAGES (_Mercure de Franc 1 vol.
+
+ MON AMIE NANE (_Mercure de France_) 1 vol.
+
+ COMME UNE FANTAISIE (_Le Divan_) 1 vol.
+
+ LES CONTES DE BEHANZIQUE (_L'Éventail_) 1 vol.
+
+ _A paraître_
+
+ (aux Éditions du _Divan_):
+
+ LES CONTRERIMES, poésies 1 vol.
+
+ LES TROIS IMPOSTURES, almanach 1 vol.
+
+Copyright 1919 by Émile-Paul frères.
+
+
+ P.-J. TOULET
+
+ LA
+ JEUNE FILLE VERTE
+
+ -- ROMAN --
+
+
+ PARIS
+
+ ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
+ 100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100
+ PLACE BEAUVAU
+
+ 1920
+
+
+Justification du tirage
+
+Nº
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+_L'auteur de ce roman, ou plutôt de cette chronique de moeurs, comme
+lui-même disait, naquit peu avant la guerre à la ville de Coblence, et
+mourut sur la côte du Togo (Afrique) dans l'année 1904. C'est là tous
+les événements de sa vie, sauf à tenir compte du présent livre, tiré à
+petit nombre aux frais de l'auteur, sous ce titre:_
+
+ DAS GRUNE MEDCHEN
+
+ EINE FRANZOESISCHE SITTENKRONIK
+
+ BEI
+
+ HERMANN NONNSEN
+
+ AACHEN (AIX-LA-CHAPELLE)
+
+ MCMIV
+
+_Il l'avait écrit en France, où il passa, pendant près d'un lustre, à
+Orthez (Basses-Pyrénées) la plupart de son temps. Les habitants s'en
+rappellent-ils l'étranger qui poursuivait des insectes à travers les
+rocs blancs du Gave? C'est ainsi qu'il connut un jour ce poète
+bucolique que le Béarn s'enorgueillit d'avoir donné à la France. Le
+même soir les vit rentrer ensemble entre les peupliers. Celui-ci
+regagnait sa maison sous les fleurs, au bord de la route sonore, et tel
+rit dans sa barbe, le faune gardien des fleuves, quand il frappe le sol
+de son pied démoniaque et fourchu. L'entomologiste, lui, tandis que d'un
+papillon sur son chapeau palpitaient les ailes, agitait son filet vers
+le ciel couleur de citron et les étoiles entrouvertes, comme s'il eût
+aussi voulu piquer Vénus à son chapeau._
+
+_Sans en dire la raison, un jour il quitta Orthez pour les pays noirs.
+Le livre, dont on donne ici la traduction, ne parut qu'après son départ.
+Presque tous les exemplaires lui en furent envoyés sur son ordre dans la
+jolie ville d'Atokapaméo, pour y être sans doute mangés aux termites.
+Mais il était mort cependant._
+
+_Ainsi son héroïne a vu la lumière dans le même temps qu'elle lui fut à
+lui-même ravie sur les bords africains. Elle y est, au Togo, d'un tel
+éclat que les plus élégantes Allemandes, ce n'est qu'à l'aide de
+conserves bleues qu'elles peuvent contempler les sables de ce rivage
+étincelant._
+
+_PAUL-JEAN TOULET, 1901._
+
+
+
+
+LA JEUNE FILLE VERTE
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+UN NOYAU DE PRUNE
+
+
+L'averse sonore battit le feuillage un moment, décrut, s'évapora; et,
+peu à peu, tout redevint un éclatant silence.
+
+Dans la salle au sol alterné de marbre et d'ardoise, où Vitalis Paschal
+mangeait des prunes de Mirabelle, ces beaux fruits, posés devant lui sur
+des feuilles de figuier, étaient pareils aux boules répandues d'un
+collier d'ambre; et le parfum en pénétrait jusqu'à son coeur. De la
+pointe de ses doigts, il en choisit une, très grosse, qui semblait faite
+d'or et d'éclat; et, se renversant en arrière, y mordit d'un air
+amoureux: «A quoi donc songeait son patron, Me Beaudésyme, de pêcher
+le tocan par cette chaleur.» Et il contempla en baillant les jalousies
+qu'on eut dit que le jour rayait de flammes.
+
+L'eau goutte à goutte, sous la varangue, ne s'entendait presque plus; ni
+dans le verger, le long des rigoles, où la consumait le soleil. Ce peu
+de pluie d'orage n'avait fait que battre la poussière, comme pour en
+confondre l'odeur avec celle des pommes rougissantes, et d'une glycine à
+demi dévorée du soleil.
+
+Vitalis essaya de se remettre au travail. Dans une chemise ouverte sur
+la table, où les minutes dormaient, d'un héritage riche en litiges, il
+en saisit une, au hasard.
+
+L'avoué d'une ville voisine avait noirci son papier de vocables
+sauvages, de chiffres, et prié Me Beaudésyme de les homologuer,
+encore que ce ne fût point là besogne de notaire. Mais ses clients le
+jugeaient universel. Ce n'est pas moins le clerc qui en fut chargé,
+dont il murmurait entre tant.
+
+--Comme si ça me regardait, grogna-t-il, la procédure.
+
+Et il lut à mi-voix:
+
+ Assignation, Fr. 12 »
+
+ A venir d'audience, 1 25
+ _L'avenir, l'avenir, mystère._
+ (Ça, c'est cher.)
+
+ Appel, 0 25
+ (Ça non: on n'a pas dû entendre.)
+
+ Sommation de communiquer, 1 25
+
+ Communication donnée, 2 50
+ (Oh, donnée.....)
+
+ Communication reçue, 2 30
+
+ Communication au Ministère public, 1 15
+
+ Pose de qualités, 2 25
+
+ A venir en règlement de qualités, 1 25
+
+ Coût de l'expédition, 18 75
+ (C'est celle de Madagascar, pour sûr.)
+
+ Droit de correspondance hors l'arrondissement, 7 50
+
+ Conclusions grossoyées, 25 50
+
+ Papier minute.....
+ (Zut)
+
+ Enregistrement minute.....
+ (Zut! zut!! zut!!!)
+
+De nouveau, il bâillait en se choisissant un autre fruit; des pas
+résonnèrent sous la varangue. Ses regards errèrent dans l'étude et n'y
+virent que l'ennui. Elle prenait jour par deux fenêtres, qui éclairaient
+à demi, estompées de pénombre ou, quelques-unes, rayées de soleil, les
+carrés jaunes des affiches de licitation. Derrière les jalousies,
+Vitalis, voyant glisser une ombre, lui lança au travers le noyau de la
+prune qui lui sucrait encore la bouche.
+
+--Oh, le laid! s'écria une voix. Il m'a tout écorché la joue.
+
+--Ah, c'est toi, Detzine, répartit le clerc. Attends, attends. Je vais
+te guérir. Si seulement j'avais visé plus bas.
+
+Il était déjà dehors; la servante à courir entre les framboisiers,
+peut-être en désirant d'être rejointe. Elle le fut tout de suite et
+embrassée, baisée aussi sur les deux joues qu'elle avait pareilles à des
+brugnons, hâlées de soleil sous leur rouge. Mais un autre pas se fit
+entendre et Detzine alors d'appeler au secours:
+
+--Rosalie, Rosalie.
+
+Celle-ci accourut en riant. Aussitôt Vitalis, changeant de front, s'en
+prit à la nouvelle venue, qu'il trouvait aimable, et telle qu'il jugeait
+Detzine, ou la plupart des filles à sa portée. Aussi bien Rosalie avait
+elle une double flamme dans les yeux, et la denture d'un louveteau, avec
+ces grâces que la plus rustique fait voir au temps de sa jeunesse.
+Encore était-elle plus âgée que Detzine, toutes deux du reste en bon
+point.
+
+--Elles sont concaves, avait dit M. Lubriquet-Pilou, ancien fermier de
+l'octroi.
+
+Peut-être entendait-il l'inverse; mais on ne discutait pas à Ribamourt,
+ses arrêts en la matière. Les bourgeois du lieu, les marchands aussi
+bien que les employés des mines d'étain, des Sources Neurasthénothérapiques,
+répétaient en riant de l'oeil, chaque fois que les servantes de Mme
+Beaudésyme étaient en cause:
+
+--Elles sont concaves.
+
+Vitalis, qui savait là-dessus, depuis longtemps, ce qu'il fallait
+croire, semblait en poursuivre, aujourd'hui, quelque nouveau témoignage.
+Mais Detzine, prenant à son tour la défense de sa compagne, se tenait à
+lui suspendue ou tâchait, en le chatouillant, de lui faire lâcher prise.
+Cependant que, dans le verger aux profondes odeurs, sous un ciel
+poudroyant où s'amortissait la couleur des choses, l'âpre feuillage d'un
+figuier prêtait à ses jeux le peu d'une ombre aride.
+
+--Rosalie! appela tout à coup une voix pleine et grave, de l'autre côté
+du jardin.
+
+--Aüt ou diantre, murmura la servante. Madame, té, qui est revenue.
+
+--Rosalie, est-ce que Monsieur Vitalis y est?
+
+--Me voilà, Madame, dit le jeune homme, en allant au-devant d'elle.
+Pour cacher son embarras, il avait cueilli une grappe de groseille et se
+mit à la mordiller.
+
+C'est vrai que Basilida était sa cousine; mais plus jeune qu'elle de
+quatre ou cinq ans, il la respectait, un peu par habitude. Pour d'autres
+raisons encore, c'était une des personnes dont il se souciait le moins
+d'être surpris au cours de semblables ébats, quand bien même les
+moeurs du pays ne lui en faisaient pas un crime. Et il doutait d'autre
+part que le branchage du figuier les eût tout à l'heure gardés d'être
+vus.
+
+Aussi bien, et que Mme Beaudésyme ne laissât voir aucun trouble sur
+son beau visage, Vitalis pensa distinguer dans sa voix une irritation
+contenue. Et sa bouche, aussi, était sanglante comme si elle venait de
+se mordre soi-même.
+
+--Ma foi, disait-elle,--en retroussant, telle une chienne, ses lèvres
+ourlées qui laissèrent, un instant, apercevoir sa tranchante
+denture--vous ne craignez pas la chaleur, Vitalis. Et cette pauvre
+tante qui s'inquiète toujours des coups de soleil pour son chéri. Vous
+sortez sans béret maintenant?
+
+Vitalis sentit qu'elle devinait pourquoi il avait quitté l'Étude avec
+tant de hâte; et ce fut comme s'il voyait, sur le champ d'or de ses
+prunelles se figurer sa pensée soupçonneuse comme lui-même se
+l'imaginait: un satyre bondissant dans la blanche lumière qui tremble;
+le feuillage et le bruit rugueux d'un figuier; deux nymphes, aux fesses
+claires, qui, en fuyant se retournent... Et il pensa aussi que son
+silence ne lui serait d'aucune excuse, s'il s'en tenait là, et serait
+maladroit, à durer.
+
+--Vous savez, expliqua-t-il, combien j'aime, quand il fait chaud, boire
+à même la fontaine. Ça me rappelle le collège. Alors... j'étais sorti.
+
+--Ah, oui.
+
+Le jeune homme rompit les chiens:
+
+--N'est-ce pas aujourd'hui, demanda-t-il, que vous deviez aller voir ma
+tante?
+
+--C'est pourquoi je vous appelais. J'y fus avec les Laharanne, et leur
+phaéton, vous savez: cette machine, du temps... d'Icare. Enfin... tant
+que mon mari ne m'offrira pas de voiture, il me faudra bien prendre
+Hontou, ou que mes amis me prennent. Les Laharanne, eux, allaient à
+Hargouët voir les Sainte-Mary. Mais ils ont trouvé visage de bois, soit
+qu'il n'y eût personne en effet; ou personne qui fût d'humeur à se
+laisser voir. Car on prétend qu'il y a brouille dans le ménage.
+
+--Encore?
+
+--Oui: mariage d'amour.
+
+Derechef, Basilida découvrit ses canines, avec une espèce d'ironie
+sardonique qui sembla s'adresser à quelque plus lointaine image que des
+Sainte-Mary, et reprit:
+
+--Voilà des gens qui s'adorent. Monsieur trompe Madame à bouche que
+veux-tu. Et en attendant qu'elle le lui rende, ils vivent dans une
+espèce de divorce, parfois illuminé par des soleils de tendresse; quand
+ce n'est point des averses de larmes, comme l'autre jour où Sylvère, à
+ce qu'on dit, est allée chercher asile au giron de sa maman qui s'occupe
+à lui enseigner le pardon. Mme de Sainte-Mary aurait ouvert, par
+distraction, une lettre adressée à Monsieur; une lettre un peu...
+familière d'une Américaine de ses amies, à qui elle avait déjà pardonné
+ce qu'elle prenait pour un fleurt; et qui continuait à se moquer d'elle.
+Mais quoi: ce n'est pas de ses ennemis, bien sûr, qu'on est trompé.
+Bref, les Laharanne ont fait tête sur queue, et m'ont reprise, plus tôt
+que je ne pensais. Ces Laharanne, quels braves gens, tout de même: en
+voilà qui ne sont pas à la veille d'un divorce, ni même d'une dispute.
+
+--Oui, Madame surtout: c'est la douceur même, dit Vitalis, qui pensait à
+autre chose.
+
+--Ce n'est pas de la douceur, ça. C'est de l'obstination. On dirait un
+agneau qui ne veut pas passer mouton.
+
+Tous deux se prirent à rire. Les servantes s'étaient esquivées; et
+Mme Beaudésyme remise en marche, lorsque, en passant devant l'Étude,
+sur ce même noyau, peut-être, qui avait frappé la joue en fleur de
+Detzine, elle glissa, tout près de tomber si son cousin ne l'eût
+retenue; et, reprenant l'équilibre:
+
+--Ça me fait un peu mal au cou-de-pied, dit-elle. Soutenez-moi jusqu'à
+la salle à manger, voulez-vous? Non, n'appelez pas les filles: il n'en
+vaut pas la peine.
+
+Quoiqu'il y eût quelques pas seulement à faire jusqu'au bout de la
+varangue, Mme Beaudésyme, dont la souffrance était vive, sans doute,
+s'appuyait sur Vitalis avec assez d'abandon pour que lui-même fit voir,
+en marchant, quelque gêne, ou un peu de trouble, peut-être.
+
+--Je vous croyais plus fort, dit-elle.
+
+Il rougit sans répondre, en refermant les volets de la porte-fenêtre, et
+l'on ne vit plus alors que les rubis d'une assiette sur la muraille,
+qu'allumait un rayon de soleil. Deux guêpes, anguleusement, le sabraient
+de leur vol, attirées sans doute par des confitures, sous un tulle, tout
+fraîchement faites, et dont l'arome suspendu ne voilait pas tout à fait
+celui des placards de chêne, où, depuis un siècle, tant d'épices avaient
+dormi: le poivre et le safran, couleur du soir, la gingembre singulière.
+
+Peu à peu, Basilida redevenait visible, à demi étendue sur un fauteuil
+de bord. Dans le silence, elle fit grincer son escabeau contre les
+dalles, et, tendant vers le jeune homme sa bouche pareille à la pourpre
+entrouverte d'une fleur:
+
+--Embrasse-moi, dit-elle.
+
+Mais elle le mordit, au point qu'il s'écria presque, et, la lèvre
+relevée, comme si, de ses brillantes dents, elle menaçait encore:
+
+--Pourquoi, reprit-elle, caresses-tu mes servantes?
+
+Vitalis ne nia point.
+
+--Vous me laissez seul tout le jour...
+
+Et il se tut, d'un air fâché, en contemplant à ses pieds les carreaux
+noir et citron.
+
+--Allons, revenez, petit cousin, fit la jeune femme. Je ne le ferai
+plus. Et pourquoi me guettez-vous de ces yeux sévères? C'est-il que je
+me tiens mal?
+
+Sa jambe valide, en reposant à terre, faisait bâiller ses jupes; et elle
+aurait voulu, tout en se le reprochant un peu, que son amant y fut
+attentif.
+
+--Je sais bien... mais il n'y a que vous--et pas si longtemps encore
+qu'on se baignait ensemble au Gave. Que vous étiez petit alors, Vitalis.
+
+Elle étendit la main près de terre:
+
+--Tout petit...
+
+--Oui, dit Vitalis, c'est qu'il y a quinze ans de celà.
+
+--Quinze ans! Et c'était hier.
+
+Sa voix un peu rauque, sonna plus bas:
+
+--On partait de bonne heure, reprit-elle. Vous rappelez-vous? Les
+enfants en chapeaux de jonc, sous les ordres de Mme Félix.
+
+--Ach, ia.
+
+Les gens d'Harès s'éveillaient à peine. Il y avait du rouge encore dans
+le ciel; et de grandes herbes, au bord du chemin, qui me pleuraient des
+gouttes froides au creux du jarret.
+
+Vitalis soupira. Elle dit encore:
+
+--Des herbes où il y avait plein de coccinelles bleues. Vous en
+souvient-il, et du brouillard qui pendait sur l'eau? Ou du barreau qui
+tournait et qui grinçait? Mais c'était défendu qu'on l'approchât, de
+peur que nous ne fussions pris dans le filet, comme des petits saumons.
+
+--Hélas, il ne tourne plus, Lida. La branche du Gave est bouchée. Le
+Bidala n'est plus une île. Et personne n'y voit fleurir quelque belle
+cousine éclatante au sortir de son linge, comme la nacre nue. Ah, que
+l'eau était fraîche, alors, qui courait en balançant les branches des
+aunes, les branches dont l'envers était couleur d'étain. Vous
+rappelez-vous... Te rappelles-tu?
+
+Ils se sourirent.
+
+--Une fois dans l'eau, vous ne vouliez plus me quitter, toujours à tirer
+sur ma camisole. Oui, c'est Lida, en ce temps-là, que tu m'appelais.
+
+--Oui, Lida. Et le jour où j'ai failli me noyer.
+
+--Sept ans, vous aviez, Vitalis, je pense: moi onze. Vous étiez
+brave,--et méchant. A peine vos espadrilles remises, c'était pour me
+donner des coups de pied.
+
+--C'est que je vous aimais, ma cousine.
+
+--Tu ne m'aimes plus?
+
+De nouveau, elle le chercha des lèvres, respira un peu de sa chair, et
+reprit d'un ton plus paisible, apaisée:
+
+--Que je vous parle de votre tante. Il paraît que vous dépensez
+beaucoup, que vous jouez au baccara... vous aussi. Et elle est inquiète
+de vous savoir si souvent avec ce M. de Cérizolles, inquiète du train
+qu'il mène.
+
+Vitalis fronça l'arc de son beau sourcil.
+
+C'est qu'il y avait quelque vérité dans ces reproches, depuis qu'il
+avait pris en mains sa fortune; et il le sentait. Car, incapable de
+défendre son bien contre ses propres caprices, ce n'est point qu'il
+ignorât, plus que personne en cette étroite ville, la valeur ni le
+prestige de l'argent.
+
+--Cérizolles, dit-il, est un camarade de collège. Nous étions à
+Saint-Thomas ensemble; et je ne puis pourtant pas le noyer par économie.
+Du reste, il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux. Car, à l'en
+croire, si les névropathies étaient des diables, il serait plus possédé
+que les cochons de l'Évangile.
+
+--On attend beaucoup d'étrangers, observa Mme Beaudésyme.
+
+Depuis que les sources de Ribamourt étaient en passe de devenir à la
+mode contre les maladies nerveuses, l'absence ou la venue des baigneurs
+y étaient l'ordinaire entretien de tous. Vitalis n'était sans doute pas
+d'humeur à le pousser plus avant. Il se leva.
+
+--N'oubliez pas, lui dit Basilida, que vous dînez chez nous, et votre
+parrain aussi. Alors, soyez exact. Vous savez qu'il goûte la
+ponctualité.
+
+--Ah, M. Lescaa soupe ici?
+
+--Oui, petit cousin: M. Lescaa et son héritage. Ainsi, tenez-vous.
+
+--Eh, on ne parle jamais que de son argent.
+
+--De ce qu'il en fait, surtout--et qui est incompréhensible, comme les
+courants du Gave. Ces jours-ci, l'orage est à la cruauté. Alors, on
+sévit, on saisit, à tort et à travers; comme, la semaine dernière, ces
+petites Lucq, de la pâtisserie. On dit même...
+
+--Qu'est-ce qu'on ne dit pas? Le bien qu'il fait, surtout, est un
+scandale; et c'est celà qui est incompréhensible à Ribamourt. Tandis que
+saisir des gens, les vendre, demandez-le à nos pères conscrits: «C'est
+le métier qui veut ça», le métier de capitaliste. On plaint le sinistré
+huit jours; et puis on le méprise.
+
+--Ah, qu'il parle bien, dit la jeune femme, en contemplant Vitalis avec
+un air de moquerie et de tendresse. Bien sûr, si M. Lescaa ressemblait à
+son filleul; s'il était moins poli, mais plus aimable, s'il....., et
+si... oui, toutes, nous en serions folles. Et on ne l'appellerait plus
+l'Onagre... Au fait, pourquoi l'a-t-on surnommé comme ça?
+
+--C'est parce qu'il rue par devant, ma cousine. Et viendra-t-il
+quelqu'un de plus à dîner?
+
+--Pas que je sache. A moins, ajouta-t-elle, en marquant un peu ses mots:
+à moins qu'Alexandre ne ramène les dames de Charite... pour tes beaux
+yeux.
+
+Vitalis était sur le pas de la porte:
+
+--Elles sont donc de retour, demanda-t-il d'un air innocent, quoiqu'il
+les eût rencontrées déjà.
+
+--Ah, tu le sais bien, agneau du bon Dieu, lui jeta la jeune femme en
+retournant la tête.
+
+Elle s'était levée à son tour pour gagner sa chambre. C'était l'heure
+de ses oraisons. Mais en était-il une, et la plus ardente, qui valût la
+ferveur de son jeune amant? Une dernière fois, elle cria sourdement vers
+lui: «Écoute!» Et ce fut un autre baiser, ardent et furtif, un baiser
+qui lui semblait qu'elle volait à Dieu.
+
+--Je t'aime, dit-elle encore.
+
+Vitalis s'en fut prendre son béret dans l'Étude, et sourire, par la
+porte de la cuisine, aux deux servantes, qui, en retour, lui firent des
+grimaces. Un vaste corridor, stuqué en façon de marbre, où l'on avait
+peint les îles Mascareignes, reliait le jardin à la cour. C'est aux
+jours de l'Aigle victorieuse que la maison avait été bâtie, de style
+consulaire, par un aïeul de Vitalis, et aussi de Mme Beaudésyme, à
+qui M. Cyprien Paschal, son père, l'avait donnée en dot. Elle était
+flanquée, sur les deux façades, de galeries ouvertes, assez insolites si
+loin des Indes, où on les nomme: varangues. Et ainsi faisait encore la
+famille, en souvenir de l'oncle Jeanny, opulent créole échappé jadis
+des affranchis, des jacobins, des corsaires. Ce Paschal, dont la
+famille, à l'île Bourbon, se nommait: des Balises, avait laissé dans le
+pays plus d'une légende, par sa mise de planteur, ses indolents
+caprices, et le grand nombre de ses bâtards. Avec ses deux beaux-frères,
+il terrorisait Ribamourt. L'un d'eux, le capitaine Paul-Jean de Laborde,
+officier de marine et qui l'était resté sous la Terreur, réalisait, sur
+ses vieux jours encore, cette figure d'aventurier brutal, dangereux et
+chevaleresque, fort éloignée du Louis XVI, et dont ni son métier ni son
+temps n'étaient avares. Quant à l'autre, le potestat de Sibas, ancien
+chancelier de Monsieur et ruiné par la Terreur, il avait rapporté de
+l'émigration pour tous bagages, une idée fixe: il voulait remplacer la
+guillotine par une potence à fleurs de lis, pour y suspendre ensemble
+nouveaux seigneurs, nouveaux bourgeois, nouvelles gens d'épée, tout ce
+qui, en un mot, s'était tiré de roture.
+
+--Mais ils sont trop, avouait-il, quand sa goutte lui donnait du répit.
+
+Entre la varangue et la rue de l'Église, bordée d'un mur bas qui
+s'écaillait sous une grille à fers de lance, il y avait une aire fleurie
+de géraniums et d'héliotropes, dont Basilida prenait elle-même soin, à
+défaut de ses gens que son mari aimait mieux employer au dehors, dût la
+vaste demeure qui se délabrait, lui choir sur les épaules. Trois
+tilleuls, dont la cour était dérobée au soleil, nouaient la noirceur de
+leurs branches dans l'air nourricier. En levant les yeux, Vitalis
+découvrit à peine une tache d'azur que l'heure assombrissait déjà. Un
+papillon porte-queue s'y tenait immobile, qui soudain tomba vers les
+fleurs en se laissant glisser sur le tranchant d'une aile. Presque
+aussitôt il reprit son vol loin du parterre, vite, plus vite encore. Et
+on le vit se suspendre là-haut, mais si léger que le vide de l'air
+semblait suffire à soutenir ses ailes blondes.
+
+Sous le portail, dont l'un et l'autre pied-droit portait un pot à feu,
+sculpté d'aigles, et qu'un échiqueté jaune et noir, comme on en voit en
+Béarn, ornait d'un reste de peinture, le jeune homme se heurta contre un
+campagnard trapu, barbu et chauve, à l'allure élastique.
+
+--Bonjour, Monsieur Vitalis, dit l'homme.
+
+--Eh adieu, Firmin. Si c'est pour le patron, il est sorti.
+
+--Non. Ce n'est que Detzine, la gouïate. Nous sommes un peu cousins,
+vous savez, étant de Mesplède, tous deux. Et té, je voulais lui dire
+bonjour, en passant: la grande porte était sur mon chemin, plus près que
+celle du verger; ma foi, je suis entré comme un Monsieur.
+
+--Et bien vous fîtes, Firmin. Il n'y a pas de porte close aux poètes.
+Mais, dites: si vous veniez boire un verre? Detzine ne séchera pas pour
+attendre un peu plus. D'ailleurs, elle se porte très bien.
+
+--Et vous m'avez l'air d'un bon ausculteur, dit l'homme, avec un rire
+d'enfant qui étonnait, entre sa barbe noire, et les rides de son front
+dégarni.
+
+--Quoique j'ai eu mon âge, moi aussi, où j'aurais laissé la belle cuisse
+de poularde sur mon assiette, pour en tâter d'une autre sorte. Et encore
+aujourd'hui, il me semble que je n'en serais pas au point du régent
+d'Hargouët, qui, le soir de ses noces, voulait dormir sur le fauteuil,
+pour ne pas gêner sa femme. Ah, s'il voulait seulement me la prêter.
+
+--Mais vous êtes marié, Firmin.
+
+--Au diantre, té, je l'oublie toujours.
+
+--Comme de me raconter votre mariage, et comment vous avez _manayé_ le
+beau-père.
+
+--Ah, le vieux franc-maçon! Un jour que vous viendrez à Mesplède, je
+vous dirai ça, devant la Marie-Jeanne, et une bouteille de mon vin
+bouché. Du Jurançon, que mon oncle le vicaire--dé l'aoüte coustat dou
+poun--m'a envoyé.
+
+Il avait fait volte-face pour accompagner Vitalis, tous deux devisant en
+béarnais, le langage ordinaire de Firmin. Poète bien connu de tout le
+Béarn sous le nom de Firmin de Mesplède, c'est là, étant tailleur, et
+assis comme un Boudha sur sa table de chêne, qu'il discourait
+éloquemment tout le long du jour. Parfois, c'était un conte du roi
+Henry, ou du roi Artus; parfois, des bergers, et quelque chanson
+d'amour, d'absence, de mélancolie, dont le meunier ou le colporteur, lès
+coudes à la fenêtre, sentait son coeur plus chaud que pour un verre où
+rit le soleil dans le vin.
+
+Cependant ils étaient arrivés sur la place Jeanne, lieu irrégulier,
+poudreux, bossu, que hérissaient, naguère des barbes de leurs pignons,
+quelques maisons à poutres noires, du temps des Centulle et des Albret.
+L'une après l'autre, on les avait remplacées par des «immeubles» plats
+du toit, dont les façades étaient peintes en manière de pierres de
+taille. Ces bâtisses étaient considérées avec dégoût par les Parisiens
+en cours de traitement. Et cela scandalisait les Mortiripuaires qui les
+soupçonnaient un peu de jalousie.
+
+--Eh! disait Me Beaudésyme, s'ils y trouvent trop d'architecture...
+ils ont bien la rue de Rivoli.
+
+Vitalis et le tailleur s'assirent à la terrasse du _Soleil d'Étain_, le
+café «bien fréquenté» de Ribamourt. Presque aucun habitué ne s'y
+trouvait encore, la plupart en étant aujourd'hui retenus par une
+répétition de l'Harmonie Mortiripuaire, société musicale dont les
+cuivres, comme les bois, passaient pour honorifiques. Tel personnage des
+mines d'étain, de ceux qu'on appelait communément les Eteignoirs, y
+tenait le grand bugle. Me Beaudésyme y jouait du hautbois, «mais si
+faux, disait Cérizolles, que c'était comme en écriture publique.»
+
+Le piston obéissait à la langue de Lubriquet-Pilou, libertin notoire, et
+ancien octroyeur, aujourd'hui trésorier de la Société des Bains
+Neurasthénothérapiques. Cela était l'objet de mille équivoques
+plaisantes. A peine avait-il préludé que, dans l'auditoire, il se
+trouvait toujours quelqu'un qui murmurât: «E' là, lou cot dé léngue,
+aquet diable!» Et tous de pouffer, pour la centième fois.
+
+--Tu n'es donc pas avec les trombones du bon Dieu? demanda d'une voix
+enrouée à Vitalis un homme, laid, qui buvait du vermouth.
+
+--Vous voyez, répondit le clerc d'assez mauvaise grâce: je fais comme
+vous.
+
+--Alors Monsieur le juge de paix n'est plus en harmonie, interrogea
+Firmin avec une fausse humilité, qui n'obtint pour réponse qu'un sec: Il
+paraît.
+
+Le fait est que M. Pétrarque Lescaa, juge de paix du crû, et longtemps
+cymbale à l'Harmonie Mortiripuaire, s'était vu récemment contraint de
+résigner ses fonctions. Ce n'est plus entre ses mains, désormais, que
+sonnait et frissonnait le cuivre. L'instrument dont la double conque
+avait longtemps sonné avec son orgueil, dormait aujourd'hui.
+
+Et même, il ne parvenait pas à le revendre, ce qui lui augmentait son
+amertume. Depuis que ces «buveurs d'eau bénite», comme il disait,
+l'avaient prié sans détours, les insinuations ayant prouvé en plusieurs
+fois ne pas suffire, qu'il allât débiter ailleurs sa politique; et une
+irréligion dont l'excès, dans un pays demeuré généralement chrétien,
+l'avait rendu insupportable à tous; ses rancunes en s'étrécissant avec
+l'âge, le rendaient ennuyeux. Il n'amusait même plus Diodore Lescaa «le
+riche», dont Vitalis était le filleul, et l'un et l'autre les cousins.
+Aussi Pétrarque n'épargnait-il pas toujours ce parent lui-même, dont sa
+haine lui faisait oublier l'héritage.
+
+--Et l'Onagre va bien, s'informa-t-il d'un ton frivole, dont le jeune
+homme se sentit agacé.
+
+--Mon parrain est en bonne santé, je vous remercie, répondit-il. Et sûr
+de le blesser en retour, il ajouta: nous dînons ensemble ce soir, chez
+le patron.
+
+Pétrarque, en effet, sembla plus jaune devenu:
+
+--Tu ne sais pas? Tu vas lui faire lire mon article... pour l'amuser.
+
+--Non, répliqua Vitalis.
+
+--Il y en a donc un nouveau, demanda Firmin, avec un air d'intérêt.
+
+--Voulez-vous voir?
+
+Et, soudain gracieux, il lui tendit le _Cassitéride_. C'est dans cette
+feuille en mal de copie que ses diatribes voyaient le jour, dont se
+réjouissait en silence M. Lescaa qu'elles fussent signées: le
+Claustrophobe, par haine des moines et des ensoutanés.
+
+Firmin prit le journal, et, feignant de se tromper, lut tout haut,
+malgré les protestations du juge:
+
+ * * * * *
+
+_Notions générales de philologie_ (suite).
+
+(1) La locution de slang à quoi nous avons fait allusion dans notre
+dernière feuille n'est autre que la métaphore dont on rencontre un
+exemple dans cette apostrophe d'un roman connu: «Begone! There's a good
+Siam for a licking in the rain» qui se peut traduire: «Allez au diable,
+gentilhomme de potence!»
+
+(2) n'étant sans doute pas utile de faire ressortir le double sens du
+participe «licking» qui veut à la fois dire «torgnole» et «action de
+lécher»; ni la force de cette image digne de Villon «lécher la pluie» à
+propos d'un pendu qui tire la langue dans l'hiver ténébreux;
+
+(3) «Siam» équivalant d'ailleurs à l'ancien terme d'argot parisien
+«rupin» qui remonte au moins au XVIIe siècle (Cf le lexique de
+_Cartouche_ ou le _Vice puni_, poème héroï-comique, 1701) qui présente à
+peu près le même sens, aujourd'hui, que: gentleman, homme élégant,
+
+(4) dont les Anglais, en vertu de ce progrès inverse qui ramène leur
+langue au monosyllabisme,
+
+(5) ont fait «gent'»,
+
+(6) qui se trouve réappareillé à l'adjectif français: gent, e,
+
+(7) et au substantif des langues d'oc «ïentou»
+
+(8) dont on a formé le proverbe béarnais «Jentous dab ïentous»,
+
+(9) qui fait penser à la loi des XII Tables portée contre les mariages
+mixtes: «Patribus cum Plebe connubii nec esto.»
+
+(10) Il serait d'ailleurs impertinent d'établir un rapport rigoureux de
+la toponymie asiatique d'une part, au slang «siam» ou au français
+populaire «péquin» de l'autre. Il faut se rappeler que celui-ci ne tire
+point son origine de la capitale chinoise. Il s'apparenterait, plus
+vraisemblablement, au «pecq, pecque: niais, niaise» des langues d'oc.
+
+(11) qui, du reste, se retrouve dans le français ancien.
+
+ * * * * *
+
+--Ce sont là des vérités qu'il est bon de répandre, conclut Firmin, en
+ajoutant aussitôt, d'un air de surprise: Mais ce n'est pas de vous,
+Monsieur le Juge de paix. C'est signé: «Dessoucazeaux, auteur du
+_Vocabulaire des locutions cérémonielles chez les peuples ibériques_,
+petit in-12, chez Ribaut, à Pau.»
+
+--S... Nom de Néant! il y a une heure que je vous le crie. Mon article
+est plus haut, voyez: _Une calotte aux calotins_.
+
+--Je me disais aussi... répondit paisiblement Firmin, en reposant le
+journal sans en lire davantage. D'ailleurs, la signature ne m'aurait
+sans doute rien appris. Car vous ne signez pas d'habitude, Monsieur
+Lescaa?
+
+Celui-ci, pour toute réponse, laissa filtrer sur le tailleur-poète, sous
+des sourcils en broussaille, un oblique regard de ses yeux de marcassin.
+C'est que ce magistrat, aidé de sa femme, qui faisait songer à des os
+conservés dans du vinaigre--tous deux passaient leur vieillesse
+avaricieuse à s'occuper sans discrétion de leur prochain. Du creux d'une
+sordide demeure qu'il ne semblait pas que des enfants l'eussent jamais
+égayée de leurs jeux, et dont les volets étaient clos sur le Saleys,
+renseignés sur tout par d'invisibles signes, ils se faisaient comme un
+devoir d'apprendre aux gens ce qu'ils eussent aimé mieux ne pas savoir;
+ou bien qu'ils ne savaient que trop: toutes ces secrètes infortunes que
+l'on voudrait se tenir à soi-même cachées. La poste leur y était d'un
+puissant secours, quoi qu'on prétendît de leur correspondance qu'ils
+laissaient par ladrerie de l'affranchir, et de la signer par prudence.
+
+Aussi bien y a-t-il longtemps, à Ribamourt, que la lettre anonyme a
+remplacé les arquebusades. Et néanmoins, tant elle fut, en son temps,
+déchirée aux guerres de religion, la place en a gardé les haines, avec
+on ne sait quel air farouche: des chemins tortueux, dont les portes, les
+créneaux, qui en semblent défendre l'ordure, font voir encore Albret de
+gueules plein parti aux pals de Foix; deux ponts enfin et une église
+fortifiés, jadis teints de sang par les religionnaires; mais, par-dessus
+tout, deux cultes ennemis dont la lutte séculaire se cache mal sous le
+masque de la politique. Petite cité si malpropre que l'Ouze semble
+recourber ses eaux pour ne les unir pas encore au Saleys pour entrer à
+Ribamourt, et se faire lente parmi ces prés onduleux--dont quelques-uns
+sont comme la poitrine renversée d'une jeune femme qui dort.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LES MORTIRIPUAIRES
+
+
+De l'autre côté de la Loire, les hommes passent au café une grande part
+de leur temps. C'est là que, sous la rose, on les entend discourir de
+soi-même, du Prince, ou, plus secrètement, de leurs plaisirs; et
+confesser à pleine voix des mystères que personne autour d'eux n'a souci
+d'entendre. «L'apéritif» surtout est propice à faire de l'estaminet un
+agora tout bruissant de paroles, qu'on dirait mille mouches ivres
+d'absinthe. C'est l'heure où chacun parle, et nul n'écoute. On
+délibère.
+
+Vitalis et son compagnon s'y étant rendus de bonne heure, il n'y avait
+encore, dans la salle, que deux commis-voyageurs, et M. Pétrarque
+Lescaa, sur la «terrasse», qui relisait son article. Il accompagnait
+cette délectation morose de sourires et de grimaces. Elle fut tout à
+coup troublée par les éclats d'un tintamarre qu'on entendit retentir de
+l'autre côté de la rivière, dans le quartier Saint-Éloi.
+
+--Bonjour. Vlà les griots, dit un homme couleur de brique, à figure de
+soldat, qui s'assit à leur table.
+
+--Bonjour, mon capitaine, répondit Vitalis. En effet, ce sont eux.
+
+On voyait les musiciens, en bel ordre, gravir le poncelet qui,
+par-dessus les eaux graisseuses du Saleys, unit la rue de
+l'Empereur-de-Russie (ci-devant des Esclopiers) à la place Jeanne. Ils
+marchaient avec noblesse, les plus petits, d'un air héroïque; cependant
+que tintinnabulait, comme une mule d'attelage, sous les médailles de
+clinquant, la bannière de la Fanfare, toute rouge et qui portait écrit
+en exergue du cochon rampant de ses armes--emprise des jambons dont
+Ribamourt tire sa gloire--ces mots en latin d'or: _Virtutis Proemium_.
+Mais quelle vaillance, certes, il fallait, pour jouer si exécrablement
+une si exécrable musique.
+
+Un paysan, apparemment fait de parchemin et de noeuds, la portait
+appuyée sur son ventre, tandis qu'à lentes, longues enjambées, une
+espèce de géant roux, tenait sa droite en jouant du hautbois. Le
+chalumeau, qui nasillait dans sa bouche, avait l'air d'un sucre d'orge,
+et quand il s'arrêtait d'y sucer, on voyait, au fond de sa barbe,
+étinceler son sourire, comme une salamandre dans le feu.
+
+--Tiens, le patron était revenu de la pêche, observa Vitalis, en
+apercevant ce buisson de flamme.
+
+La gauche était tenue par l'horloger du lieu, poupard chauve,
+extrêmement cocu, qui semblait placé là pour contraster au notaire.
+Quelques bicyclistes, des gamins, deux portefaix de la gare, ivres en
+perfection, qui se tenaient par la taille, achevaient le cortège, qui se
+tut en abordant la place Jeanne. Et là, tous, avec des regards dont la
+férocité se fixait sur un ennemi qui par son absence trahissait assez le
+peu de son coeur, firent retentir la _Mortiripuaire_, hymne: «Fiers
+neveux!» en disait le refrain,
+
+ Fiers neveux des Francs Ripuaires,
+ Courons, en vrais républicains,
+ Défendre, la main dans la main,
+ Les privilèges de nos pères.
+
+Vers 53, on y avait introduit une variante, qui fut abandonnée en 72.
+Les deux vers médians disaient alors:
+
+ Courons défendre l'Empereur,
+ Et, fruits d'une antique valeur,... etc.
+
+De nos jours, un instituteur radical-socialiste avait encore essayé d'un
+nouveau texte, mais qui ne plut guère qu'aux sandaliers. Enivrés de
+lyrisme, et du Bacchus acide de leurs vignes, on les entendit d'ores en
+avant, dans quelqu'un de ces chais étroits, où par le soupirail, un
+oblique rayon du couchant réveille les moucherons du vinaigre,--et qui
+hurlaient:
+
+ Compagnons mortiripuaires,
+ Fils de la solidarité,
+ Courons défendre en liberté
+ Les privilèges de nos pères.
+
+Ces vers font allusion aux mines d'étain de Ribamourt, dont le produit,
+pour une part obscurément fixée depuis le règne de Gaston-Centulle, par
+des procès en grand nombre contre l'État, la ville, l'Administration des
+mines, appartient, par primogéniture aux descendants de la communauté
+des Part-Prenants. Ceux-ci, à force de litiges, de meetings, de comités,
+de brochures, avaient fini par se prendre pour un membre important de la
+France. Toutes ces confuses controverses, tant de sottises, et ce peuple
+riche en prétentions comme en crasse, importunaient Vitalis, encore
+qu'il fût Part-Prenant, et perçut, de ce chef, jusques à vingt-cinq
+francs dans les bonnes années. Mais il ne concédait point que cette
+mainmorte instituât une noblesse.
+
+--Vous allez voir, dit-il au capitaine Laharanne, qu'ils vont encore
+nous courir avec leur étain, leurs eaux, leur partage.
+
+Les fontaines issues de la mine, et qui, par ainsi, appartiennent aux
+Part-Prenants, sont, depuis trois quarts de siècle qu'un pharmacien
+homme d'esprit les a découvertes, en usage contre les maladies
+nerveuses. Elles gardent même, à travers les caprices de la mode, une
+clientèle assez nombreuse et qui fait toute la fortune de Ribamourt.
+Mais les sandaliers du lieu, qui forment la majorité des propriétaires
+de la mine, peuple d'ignorants, de paresseux, d'ivrognes, et qui ne
+tirent rien, eux, des étrangers que la location des sources, exploitées
+au préjudice du minerai, se plaignent, à grand tapage, de perdre à la
+combinaison. Il n'est point vrai, d'ailleurs: l'étain, de nos jours, ne
+se vendant plus guère, au lieu que la Société des Sources
+Neurasthénothérapiques, les paye de vingt à trente francs par tête,
+selon l'année.
+
+--Encore si ça me rapportait deux pistoles par an, comme à vous,
+répondit le capitaine, qui plaisantait souvent de sa bourse. Il l'avait
+aussi légère que la tête, avec un nez busqué, des yeux couleur de
+saphir, un jargon rapporté pour la plus grande part de l'armée
+d'Afrique. Sa femme, personne sans éclat, excellente et pleine de
+mélancolie, l'entourait d'une affection qui avait naturellement l'air
+d'être inconsolable.
+
+La Fanfare s'était débandée, après avoir exhalé ses derniers accents
+devant les myrtes en pot de la terrasse, étonnante flore nourrie d'une
+absinthe mêlée au venin du bitter, et qui ne voulait pas mourir.
+Quelques musiciens entouraient le tailleur-poète, en lui bourrant le dos
+de leur sympathie. Les: Dioü Bibann! et les: Dioü me daü! se croisaient
+dans l'air.
+
+--Ernaütou, ordonna Me Beaudésyme au porte-bannière, qui, d'autre
+part, était son piqueux, tu rapporteras l'Oriflamme à la mairie. Et
+puis, reviens boire une pinte.
+
+Le taciturne valet, qui ne parlait guère qu'à ses chiens, s'éloigna sans
+répondre, ayant, pour marcher plus à l'aise, mis la bannière sur son
+épaule, telle une pioche, tandis que le notaire venait s'asseoir entre
+Vitalis et M. Laharanne.
+
+--Eh bien, capitaine, quoi de neuf, demanda-t-il de sa voix pleine, qui
+sonnait comme le bronze.
+
+--Pas grand'chose. J'ai eu l'honneur de conduire votre femme à Harès--et
+la mienne au diable, en revenant de chez les Sainte-Mary qui s'étaient
+remisés ailleurs.
+
+--Bon, répondit Me Beaudésyme à travers son grand sourire, quand le
+gibier vole de compagnie, c'est qu'il n'y a plus bataille.
+
+--Oui, il paraît que la petite baronne a pardonné encore. Ça durera ce
+que ça pourra, mais pour l'empêcher de courir, celui-là, il faudra lui
+casser une patte.
+
+A ce moment, un vieux homme, dont les yeux dormants étaient démentis par
+sa bouche caustique, survint et détourna le discours. C'était le
+philologue Dessoucazeaux, maire de Ribamourt.
+
+--Vous avez su, demanda-t-il d'un air de mystère.
+
+--Su quoi?
+
+--L'Onagre réalise.
+
+Ces paroles, dites en manière d'énigme entre haut et bas, offraient sans
+doute un sens précis aux quatre ou cinq personnes qui étaient à portée
+de les entendre. Aucune n'en parut heureusement affectée. Aucune, non
+plus, n'en marqua de surprise. Firmin de Mesplède toussa; le capitaine
+fit une espèce de grimace; et l'on aurait pu voir tomber, comme un
+masque qui se dénoue, le beau sourire de Me Beaudésyme.
+
+--Qu'en sait-on, répondit-il enfin. Moi, j'ai de bonnes raisons...
+
+--Tut, tut, fit M. Dessoucazeaux qui examinait sa manche rapée comme si
+elle eût été un texte d'autrefois. Moi, j'en ai de mauvaises de Pau. M.
+Lescaa y fut, l'autre jour, voir quelqu'un que je sais, lui disant, en
+substance, qu'il était las des affaires et plus encore des gens; qu'il
+n'avait pas fermé sa banque, voilà dix ans bientôt, pour y travailler à
+blanc; qu'il allait faire recouvrer ses créances par un avoué ou quelque
+homme d'affaires (nous saurons bientôt qui, oui, bien assez tôt); enfin,
+qu'il voulait avoir son argent entre les mains, avant de mourir, et
+laisser du solide à ses héritiers.
+
+Le juge de paix grogna; et l'on s'aperçut qu'il s'était rapproché, entre
+tant, des causeurs. Mais l'attention était trop bandée ailleurs pour
+qu'on songeât, à cause de lui, à se tenir sur la réserve.
+
+--Tiens, c'est vous demanda pourtant l'érudit, quel convent vous amène?
+
+--Ah ouiche, ses héritiers, s'exclamait en réponse M. Pétrarque Lescaa.
+Je pense qu'il n'est pas autrement pressé de leur fournir des pépètes.
+D'ailleurs, je m'en contrefiche.
+
+--D'autant plus, observa M. Dessoucazeaux, que vous êtes plus âgé que
+lui, n'est-ce-pas?
+
+--Eh, qui vous parle de moi?
+
+--Je vois. Ce n'est qu'à propos de Vitalis, ce que vous en disiez.
+
+--Vitalis! riposta le juge avec aigreur. Il y a de plus proches parents
+que lui, je suppose.
+
+Plusieurs lignes d'héritiers menaçaient cette fortune à des degrés
+inégaux. M. Diodore Lescaa passait pour très riche, et l'était bien plus
+encore qu'on ne croyait. Seul neveu de banquiers, d'armateurs, dont plus
+de deux siècles avaient accru l'opulence, et Ribamourt, d'où ils
+sortaient, toujours craint les puissantes serres qui la tenaient au
+ventre,--financier comme eux, mais à sa guise, et de haut, orgueilleux,
+nomade, aux dangereux caprices, il avait attendu cinquante ans pour se
+poser. Quand la nuit tombe, l'aigle de mer qui ferme ses yeux d'or,
+regrette-t-il sa journée, et, de la chasse où planèrent ses ailes,
+l'horizon creux? M. Lescaa n'en fit à personne ses confidences. On eût
+dit seulement quand il fut vieux, qu'il vouât plus de vigilance à des
+biens qu'on ne croyait pas qu'il eût amoindris.
+
+--Plus près ou plus loin, toujours y en a-t-il beaucoup d'autres, reprit
+le maire. Je comptais tout à l'heure dix-sept foyers, où se rallume,
+chaque matin, la même espérance avec le feu. Vous en faut-il la
+nomenclature, monsieur le Juge de Paix? Nous avons les Lartigue-Lescaa,
+les Lescaa-dits-Tournemaü, les Lescaa-Berry, de Bayonne, et les
+Lescaa-de-Casteviel, et tous les Hardibieilh-Lescaa, et tous les...
+
+--Oui, oui, gronda Pétrarque. Mais je me demande seulement s'il est
+aussi «immensément riche» qu'on dit.
+
+--Quant à çà, dit le notaire d'un air sombre, n'en doutez pas.
+Dites-vous bien qu'il pourrait avoir, dans sa cave, quatre ou cinq fois
+plus d'or, peut-être, que vous n'en voyez en rêve.
+
+--Là, là, dit Firmin au magistrat, que ces paroles avaient mis en danger
+de congestion. Qu'est-ce que ça vous fait, puisque vous n'en aurez pas
+l'embarras.
+
+Du rouge, M. Lescaa avait passé au bleu. Le sang l'empêchait de
+répondre: il tourna le dos, et s'en fut. M. Dessoucazeaux reprit:
+
+--C'est un animal rare, nous enseigne Buffon, que l'Onagre, orgueilleux,
+farouche d'humeur avec cela, et de pelure bigarrée. Si vous l'aviez
+vu,--il y a longtemps de cela--un jour que le Conseil municipal lui
+avait, de pure malice, refusé je ne sais quoi. Il ne disait mot, il
+regardait ses mains: vous savez, ces grandes mains, et blanches, où les
+veines font un filet bleu. On eût dit qu'il y tenait Ribamourt tout
+entière, comme une nichée d'oiseaux qui crient. Mais, à moins de les
+étouffer, il ne pouvait faire qu'on se tût, ni qu'on l'aimât.
+
+--Bah, interrompit le notaire, plus gaîment: vous nous la faites au
+romanesque, Dessou. Buvons, plutôt. Un export, capitaine?
+
+--Chouïa, chouïa.
+
+On trinqua néanmoins; et le juge de paix, qui était revenu:
+
+--Tiens, dit-il, voilà une particulière qui ne sera pas à la noce, tu
+sais, si ton parrain boucle.
+
+Vitalis, à qui s'adressait ce discours, reconnut au même instant, sur la
+place, Mme de Charite et sa fille qui descendaient de voiture.
+C'était un boguey très haut sur roues, et qui fit découvrir à Sabine
+descendante une jambe aussi pure que la courbe d'une harpe. Et le jeune
+homme, offensé peut-être que ses yeux ne fussent point les seuls où se
+dessinât le charme de ce contour, reporta sur Pétrarque des regards tels
+que celui-ci détourna aussitôt deux prunelles en vrille, dont la couleur
+différente, s'ourlait ou se voilait de rouge.
+
+--Jolie, remarqua tout à coup une voix aiguë, très jolie. Mais un peu
+maigre pour moi.
+
+C'était Lubriquet-Pilou qui entrait en scène, et soit qu'il parlât de
+Sabine ou de sa jambe seulement, un rire universel accueillit cette
+opinion du Séducteur à titre d'office.
+
+--Et il s'y connaît, le b....., ajouta Me Beaudésyme, qui attribuait,
+avec tout Ribamourt, mille nuits d'aventure à ce nabot écrasé sous sa
+renommée, dont on n'apercevait d'abord que le ventre, et deux oreilles
+en pointe: «les oreilles du satyre», comme lui-même disait à sa seconde
+bouteille de piquepoult, au cours d'un de ces beaux après-midi où les
+Mortiripuaires, par petits groupes,--l'un d'eux portant au fond d'une
+besace, sur l'épaule, de la morue, du fromage de chèvre, un quignon de
+pain--gagnent leurs vignes, pour y boire jusqu'au soir, dans l'ombre
+vineuse, tandis qu'un rayon du soleil qui tombe jette, à travers le
+soupirail du chai, une écharpe de gloire.
+
+--On n'est pas sans en avoir troussé quelques-unes, reprit
+Lubriquet-Pilou, en caressant avec complaisance de ses doigts replets
+une moustache rare et rase. Mais je tâterais bien aussi celle-là, _si
+poudi_.
+
+On ne savait toujours pas s'il parlait de Sabine, ou de sa seule jambe.
+L'un ou l'autre offensait mêmement Vitalis, dont Mlle de Charite
+avait été la bonne amie, quand il portait culotte encore, elle des
+pantalons brodés, dont, à la vieille mode, le bas dépassait les jupes.
+Car Mme de Charite, qui était traditionnelle pour ses filles,
+habillait leur enfance aux restes démodés de la sienne; et les
+déshabillait, au moindre accès d'humeur, pour les fouetter toutes deux,
+encore que d'âge inégal, avec un éclat qui remplissait longtemps la
+maison.
+
+--Ces dames n'ont donc plus de groom, observa le vieux Dessoucazeaux.
+
+--C'est peut-être son jour d'être jardinier, persifla Pétrarque; ou de
+sarcler la pelouse.
+
+--Bon, ça ne doit pas vous gêner beaucoup, répliqua Vitalis assez
+brutalement au juge, que, pour cause de malpensers, on n'invitait plus
+chez Mme de Charite. Le notaire s'aperçut de son humeur.
+
+--Voulez-vous, si, comme je suppose, Mme de Charite veut aller à la
+Banque, l'avertir que M. Lescaa--le vrai--n'est pas revenu d'Orthez?
+Vous pouvez le lui dire de ma part.
+
+Le jeune homme remercia son patron d'un sourire, et courut vers les deux
+femmes qui, se trouvant seules en effet, étaient en train de donner
+leurs ordres à un palefrenier vieil et bossu, mais leste et vigoureux
+encore, qui faisait office de lad à la _Vache Couronnée_. Cette
+hôtellerie, dont la façade à poutres noires et le pignon en escalier
+avaient égayé près de deux siècles la place Jeanne, venait d'être mise à
+bas et laidement reconstruite à l'enseigne de l'_hôtel des Princes et du
+Commerce_. Ce n'est que sur quelques terrailles d'Oloron que s'y voyait
+encore la vache dont Ribamourt a dérobé jadis le blason d'Ossau; non
+plus qu'elle ne pendait sur l'enseigne sonore: de gueules sur champ
+d'or et clarinée d'azur--avec le cri de la Vallée: «Bibe la
+Baque!»--partie d'un cochon au naturel, que les peintres du cru,
+ordinairement, accompagnaient d'un bouquet de laurier-sauce, et du
+calembour franco-latin: «Sus! Sus!» qui était le cri de Ribamourt.
+
+Vitalis, cependant, s'était déchargé de son message, que Mme de
+Charite, parut accueillir avec humeur à la fois et condescendance, tout
+en redressant sa taille, son riche corsage, son double menton. Mais
+Sabine--ou Guiche, plutôt, comme on l'appelait d'habitude,--fit meilleur
+visage à son compagnon d'enfance.
+
+--Qu'est-ce que nous allons faire, demanda sa mère?
+
+La jeune fille tira sur sa jupe turquoise, qui était courte jusqu'à
+l'indécence, et que la voiture, en outre, avait fait remonter. Puis elle
+haussa les épaules, et répondit:
+
+--Toi, je ne sais pas. Mais moi, j'ai affaire au Jardin Public. Vitalis
+sera bien suffisant pour m'accompagner--s'il veut.
+
+Sans deviner pourquoi, depuis un instant, elle le sentait irrité contre
+elle et lui fit un sourire. Mais il s'inclina sans répondre; tandis que
+Mme de Charite qui le contemplait sans bienveillance, encensait sous
+les plumes de son chapeau, comme un cheval de catafalque.
+
+--Je ne doute pas que M. Paschal ne soit un excellent guide. Mais toi,
+que vas-tu faire au Jardin public?
+
+--Boutique, expliqua-t-elle: pierres des Pyrénées. Valentine La
+Fresnaye. Discrétion perdue avec vicaire Saint Pons de Grève. Célérité
+également. Fume-cigarettes aventurine. Amitiés. Lettre suit.
+
+Et sur ces étonnantes paroles, Guiche s'envola.
+
+--Il me semble, fit sa mère plus doucement, que tu pourrais... Mais elle
+s'aperçut qu'elle était seule. Que faire à présent de son après-midi? En
+soupirant Mme de Charite prit le chemin de l'église, refuge
+ordinaire des dames, à la province, qui sont seules. Au tournant, elle
+vit Sabine déjà lointaine suivie de Vitalis qui avait l'air de ronger
+son frein; puis tous deux s'arrêter:
+
+--Enfin, disait-il, à quoi pensez-vous de parler à votre mère sur ce
+ton?
+
+--Je pense à mon enfance, répondit la jeune fille avec une pointe
+d'amertume.
+
+--Moi aussi, quand je vois un paquet d'idiots lorgner cette moitié de
+robe qui laisse voir vos..... jarretelles. On dirait qu'on l'a fait
+faire déjà trop courte l'autre année, pour vous donner le fouet plus
+commodément.
+
+Et il ajouta, rageusement:
+
+--Je donnerais deux sous pour que votre maman vous le donne encore.
+
+Guiche rougit un peu, et regarda Vitalis à travers la grille de ses
+longs cils, en observant avec un bizarre sourire:
+
+--Ce n'est pas cher.
+
+L'ombre des acacias enveloppait d'un glacis transparent le bistre de son
+visage, et faisait virer les bleu-verts de sa courte jupe:
+
+--Ne me criez pas, dit-elle. Et quant à maman, c'est bien son tour.
+Déjà, l'année dernière (au fait, y étiez-vous, demanda-t-elle avec un
+air de ne pas savoir) j'avais commencé à la démanteler un peu. J'ai des
+jupes longues, voyez-vous...
+
+--Non, je ne vois pas, interposa Vitalis toujours irrité.
+
+--...Et le temps n'est plus où je me réfugiais derrière vous, quand
+j'avais mis du sel dans le bocal à poissons rouges, ou donné le vieux
+Bordeaux au vieux pauvre.
+
+Guiche se tut et regarda l'autre rive de l'Ouze, bordée de maisons, et
+dont on entendait en amont gronder sourdement le barrage. La demeure
+d'en face, laide, écrasée, et qui laissait couler, le long du mur, ses
+hontes dans la rivière, était flanquée en aval d'une tonnelle ruineuse,
+dont le treillage laissait mourir un lambeau de vigne. Une vieille
+femme les y considérait avec attention, à travers une lorgnette,
+cependant qu'auprès d'elle un cochon de belle venue appuyait son groin
+sur le parapet.
+
+--Est-ce que ce n'est pas la maison de ces affreux Pétrarque, demanda la
+jeune fille?
+
+--Oui, et Mme Lescaa elle-même.
+
+--Cette souillon, avec son petit!
+
+--Voulez-vous bien vous taire. Une personne de si bonne famille... Son
+père était un armateur de Bordeaux, qui a fait banqueroute.
+
+--En vérité. Et son compagnon?
+
+--Lui, la fera à la Noël.
+
+--C'est bien eux, n'est-ce pas, reprit Sabine, je veux dire: M. Lescaa
+Pétrarque et sa femme, qui écrivent des lettres anonymes?
+
+--C'est bien eux, et nous allons leur en donner matière, je pense, car
+la vieille nous apprend par coeur.
+
+--Je ne sais ce qui me retient de vous embrasser devant elle, pour lui
+donner un canevas au moins, à la dame de bonne famille.
+
+Le jeune homme recula un peu.
+
+--Je vous fais peur, demanda Guiche, et se mit à rire.
+
+--Non pas vous. Les Pétrarque.
+
+Ce n'était vrai qu'à demi. Il pensait à Basilida, plus jalouse certes de
+Sabine que de toutes les servantes de Ribamourt. Mais la jeune fille,
+changeant de sujet, indiqua hors de la ville, plus bas que la dame au
+cochon, deux girouettes par dessus des charmilles, et le comble d'une
+toiture haute, vaste et noire. Plus bas un mur appareillé de pierre et
+de brique, un mur triste et beau dont la base empattée était fleurie de
+pariétaires, donnait à pic sur le Saleys où l'Ouze venait de se
+confondre. En retour d'angle, on apercevait, à travers une grille à
+rinceaux, à fleurs-de-lis, une cour pavée à galets de couleur, où des
+buis taillés en boule, des pyramidions de myrte traçaient des
+arabesques. Près du portail, où le vide d'un écusson détruit soutenait
+encore le casque bourgeois de l'écuyer, deux lévriers à long poil se
+faisaient pendant, pareils à des chiens de marbre si l'un d'eux, à ce
+moment même ne s'était levé en bâillant.
+
+--En effet, dit Sabine: c'est pas très drôle chez notre parrain.
+
+--Non.
+
+--Pourquoi y demeure-t-il?
+
+--C'est la maison de sa grand'mère: vous savez, les Bouchefer-Ducasse.
+
+--Ah oui, les «fameux Bouchefer-Ducasse», comme on dit toujours... quand
+parrain est là. Qu'est-ce qu'ils ont fait, donc.
+
+--C'était des Huguenots--avant Louis XIV--qui ont fait la guerre.
+
+Et il ajouta, scandalisé peut-être:
+
+--Vous ne savez donc rien? Nous en descendons, l'un et l'autre. Le plus
+célèbre qui était lieutenant de Montgommery, à la prise d'Orthez:
+Ducasse Botte-de-Sang, on l'appelait.
+
+--Tout ça, conclut Sabine, c'est de l'histoire. Allons-nous en.
+
+Ils furent au Jardin public. Déjà le soir en allongeait les ombres, dans
+l'or d'un couchant qui poudroie.
+
+--Bon! la boutique aux pierreries est fermée, dit-elle, en observant:
+
+--Je le savais du reste.
+
+--Qu'est-ce que c'est donc, demanda son cavalier, cette histoire de
+fume-cigarettes.
+
+Sabine pouffa. Presque aussitôt, reprenant son sérieux, elle appuya sur
+le jeune homme la pointe de son regard.
+
+--Il ne faut pas me croire Vitalis,--quand je parle aux autres.
+
+Et tandis qu'il restait de nouveau interdit:
+
+--Promenons-nous, dit-elle. Maman ne me plaquera pas à Ribamourt,
+j'imagine. Du reste, ce n'est pas si loin. Et sentez-vous comme les
+arbres sentent. Au lieu qu'à Paris ils sont inodores, insipides... et
+solidifiés par Raoul Pictet, de Genève.
+
+C'est un peintre? questionna Vitalis, qui avait failli n'être pas
+bachelier pour cause de sciences physiques.
+
+--Bien sûr, dit Sabine, dont un sourire, en fuyant, couda les lèvres.
+Ah, que le soir est beau, chez nous. Regardez, de ce côté-là, à travers
+les branches, la rivière qui se cache, et qui reparaît. On dirait les
+morceaux d'un miroir. Et puis, très loin, une grande colline rose,
+transparente, qui barre la vallée.
+
+--C'est la Pène de Mu.
+
+--Je ne sais pas, répondit-elle, mais il y doit faire heureux. En haut
+des montagnes, l'air est si bleu et léger, si... volubile, que les
+bergers, quand ils pensent, c'est à travers les roseaux de leur flûte;
+et que la peine ne leur pèse jamais au coeur. C'est qu'ils l'ont comme
+ce duvet qui vole sur les prairies, l'été.
+
+Mais Vitalis était plus attentif à Guiche qu'à la nature. Les paysages
+ne l'avaient jamais émerveillé, et celui-ci, pour le retenir, lui était
+trop connu. Au lieu que Guiche l'enfant qu'il avait vu partir trois ans
+en çà, voici qu'il la retrouvait femme devenue. Et il restait troublé de
+son langage, comme devant l'énigme de sa face, ou les caprices d'une
+sensibilité toujours en éveil. Elle le faisait, lui aussi, songer au
+duvet des chardons, qui s'envole tour à tour ou se pose, quand le jour
+est trop chaud, le ciel trop bleu, et que la brise semble n'être que le
+soupir de l'universel amour.
+
+C'était pourtant, chez Sabine de Charite, avec certaines allures de
+jadis, la même voix, aussi acide qu'une oseille mâchée, aiguë et fraîche
+qu'un jet de glaïeul; de même qu'il pensait retrouver la camarade de ses
+vacances d'autrefois, ardente à jouer, à s'apitoyer, à rire sans éclats,
+dans la jeune fille maîtresse aujourd'hui de son port: chose nouvelle,
+familière pourtant, qu'il tâtait, pour ainsi dire, en s'étonnant de la
+reconnaître.
+
+--A propos, reprenait-elle: et mes chiens que j'aime? Y a-t-il longtemps
+que vous les avez vus?
+
+--Vos chiens, fit le jeune homme d'un air de doute... Ah, oui.
+
+--Quoi, est-ce que vous les auriez oubliés? Et la ballade que nous en
+avons faite.
+
+Elle leva un doigt:
+
+--Voyons. Il y a... Qu'y a-t-il?
+
+--Il y a, chercha Vitalis. Ah oui: il y a «U»
+
+ --...D'abord, il y a «U»
+ Sinistre aux gens furtifs.
+ Et sa femme «Bottine»
+ Que les Anglais s'obstinent
+ A appeler «Biauty.»
+ --...A appeler «Biauty»
+ --...Et «je coûte trois francs.»
+ Qui coûta trente sous,
+ Et puis «Monotonto»,
+ Qui a tant de poil dessous
+ Et tant de poil dessus,
+ Qu'on s'en f'rait un paletot.
+ Ou bien un pardessus.
+ --...Ou bien un pardessus.
+
+--C'est bien, dit-elle; mais ne les oubliez plus: c'est toute ma
+famille. Avant-hier, j'ai passé l'après-dîner avec eux, dans la prairie.
+Maman avait des gens que je ne voulais pas voir. Nous étions seuls, les
+cinq, avec de l'espace autour et l'odeur du regain. C'est si bon de se
+tenir mal, avec ses dessous au grand air, des chiens qui vous lèchent la
+figure et de l'herbe qui vous entre dans les bas. On est ivre. On
+voudrait embrasser la terre.
+
+--Comme Brutus, dit niaisement Vitalis.
+
+Elle le regarda avec un peu de surprise, et aussitôt, il regretta sa
+phrase, qu'il jugea digne du _Soleil d'Étain_.
+
+On y continuait d'ailleurs à discuter Mlle de Charite; et M.
+Lubriquet-Pilou, en lissant de ses doigts les poils clairsemés de sa
+moustache, à faire son cours. C'est l'endroit où il brillait beaucoup
+plus qu'à la pratique. Mais il était seul à le savoir. Et qui aurait pu
+croire qu'un homme appelé Lubriquet ne passait point le crépuscule à
+embrasser les bonnes dans les corridors, ou à presser quelque grisette
+sous la feuillée? On eût dit que Ribamourt lui avait délégué vraiment
+les fonctions de Grand Séducteur, dont ses amis lui donnaient le titre.
+Et ne fallait-il pas un coupable au moins qui représentât ses plaisirs,
+et l'amour, défendus par la médisance à tous les autres? Lieu commun des
+estaminets, propre à l'équivoque des tables de famille; comme aussi, sur
+le parvis des églises, aux conversations d'enterrements, M.
+Lubriquet-Pilou c'était l'ilote de la cité, mais un ilote ivre d'amour
+et que l'on couronnait de roses.
+
+Quant à lui, cette légende qu'il portait à travers la vie, un peu comme
+une croix, oh, qu'il l'eût souvent déposée avec joie. Ou bien, il lui
+semblait être le Juif Errant, et qu'une voix lui criât sans cesse:
+«Marche. Marche.» Tandis que c'était elles, ces créatures qui, au lieu
+de lui, marchaient, comme on dit, marchaient. Depuis plus de trente ans,
+il lui avait fallu courir après elles, voire au devant, en n'ayant peur
+de rien, autant que de les atteindre. Ce n'est pas très dangereux, une
+fille, quand on la courtise à deux ou trois ensemble. Un air de
+cavalier, alors; des mains au hasard répandues, ou même un secret à
+l'oreille, tout cela ne coûte guère. Mais de la suivre seul, le soir,
+sous les arbres de la promenade, parce qu'on vous aura dit, comme à un
+chien de chasse: «Allons, Pilou!» Quelle chose... surtout, quand, après
+vous avoir, d'un air d'innocence, entraîné à l'écart--ah--quand elle se
+retourne, avec cet air d'interroger, d'attendre... D'attendre quoi?
+
+Certes, plus d'une de ces beautés, qui, soi-mêmes, se dévouaient au
+Minotaure, plus d'une, et déçue, s'était dit que de pareils taureaux,
+les boucheries sont pleines. Peut-être même l'avait-elle redit à quelque
+camarade. Mais quoi, ces taches s'effaçaient bientôt, sans s'étendre. La
+légende reprenait son éclat.
+
+Et qui ne s'y employait? Sa femme même, morte de mélancolie aussitôt sa
+fille capable de la remplacer dans le ménage, s'était sacrifiée toute sa
+vie, avec un sourire que l'on sentait tout près des larmes, à la gloire
+du foyer: «C'est plus fort que lui, disait-elle; et il ne peut pas s'en
+passer. Ça lui vient de son père qui était la même chose que lui.»
+
+Car la légende était rétroactive: don Juan refaisait son père à son
+image.
+
+--Est-ce que vous n'exagérez pas, lui disait parfois le curé
+Cassoubieilh, que les confessions du Séducteur, où il n'osait faire des
+vanteries, tenaient au courant du secret de sa vertu. Mme
+Lubriquet-Pilou, que de tels propos mécontentaient, hochait la tête en
+réponse, étant de ces épouses qui ne veulent pas être consolées. C'est
+avec reconnaissance, mais tristement, qu'elle recevait parfois du
+bonhomme les miettes, comme elle croyait, d'un repas, dont c'était
+presque tous les services.
+
+Veuf aujourd'hui, doré d'un déclin de gloire, M. Lubriquet, fermier
+honoraire d'octroi en retraite, trésorier des Bains jouissait d'un
+passé dont l'éclat boréal ne nourrissait plus de chaleur, mais
+éblouissait encore. Une tendresse très connue, que lui avait vouée
+Mlle de Lahourque, du bureau de tabac,--vierge assez bien conservée,
+à qui l'on supposait des économies--jetait une dernière auréole autour
+de sa face boursouflée, tachée de rouge, où ses yeux tout petits, sans
+cils ni paupières, avaient l'air de deux têtes d'épingle en verre bleu.
+Et il continuait à trancher en matière de coeur, comme aussi les
+noeuds de cette casuistique de la séduction qu'il n'y a pas de
+Français, ni des plus retenus, qui ne l'agitent. On eût dit, sur cette
+terrasse d'estaminet, qu'il présidât une Cour d'amour.
+
+--Au fond, continuait-il, cette petite... je ne dirais pas non, c'est
+clair; quoiqu'il y ait des pêcheurs, s'ils prennent du fretin, qui le
+rejettent à l'eau. Mais aussi, c'est qu'elle a un peu l'air d'un
+insecte. Et puis, ce teint à l'espagnole.
+
+--Eh, eh, observa Firmin: il y a de plus laids visages. Celui-là, on
+dirait qu'on l'a sculpté dans une olive. J'aime les olives, moi.
+
+--Hors-d'oeuvre, dit M. Dessoucazeaux. Et tu as beau dire, celle-ci
+n'a pas assez de sang aux joues. Cela force à penser au reste.
+
+On se mit à rire; mais Lubriquet reprit d'un air rêveur.
+
+--Ah, si vous aviez connu la mère. Et quel balcon. Aujourd'hui encore,
+je l'aimerais mieux. Une femme de son âge, c'est confortable; elle sait
+ce qu'elle fait.
+
+--Bon, bon, fit quelqu'un. On sait aussi que vous n'en tenez plus pour
+les primeurs.
+
+L'allusion à la buraliste le chatouilla doucement:
+
+--Ce n'est pas cela, protesta-t-il, en se caressant de nouveau la
+moustache avec l'index, tandis que la rotondité de son oeil se
+baignait d'un rêve. Non, ce n'est pas cela. Mais ces petites filles,
+qu'est-ce que vous voulez; c'est trop jeune vraiment, c'est bébête, ça
+n'a goût de rien.
+
+--Goût de rien! s'écria Me Beaudésyme. Ah ça, Pilou, vous n'avez donc
+jamais mordu dans un citron?
+
+M. Lubriquet se prit à sourire, comme d'avoir compris. Et le notaire,
+avec ses luisantes dents, avec ses lèvres où la langue sans cesse avait
+l'air de lécher un piment, et tout ce poil en feu autour du visage, avec
+sa lavallière d'écarlate: il avait l'air d'un loup rouge, d'un bon loup
+qui rit au fond du bois.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LES DÉVOTIONS DE BASILIDA
+
+
+Telle que dans sa bordure une image en relief, Mme Beaudésyme, toute
+droite sous les panonceaux, hésita un instant devant la rue aveuglante
+et terne comme une piste de craie sous le soleil. Et de sa belle main
+refermant la porte, elle prit le chemin de l'église.
+
+Les dérèglements d'une piété qui ne s'accordait plus aux lois de sa
+religion la ramenaient sans cesse auprès des autels. Mais c'était pour
+ne trouver pas dans l'ombre des voûtes plus de repos qu'aux ardeurs de
+la volupté.
+
+Soumise à des entraînements contraires, elle ne les pouvait concilier
+que par le mensonge, et le doyen de Sainte-Marthe, son confesseur, était
+le dernier à qui elle s'en pût confier, quand même, pour la conduire à
+travers tant d'écueils, il eût été autre chose que le pasteur de petite
+ville dont on imaginera sans peine l'âme, le visage, le ventre épanouis,
+toute l'ambition bornée aux limites de sa cure.
+
+Ce bonhomme pour qui la mystique n'était que pieux venin, et l'ascétisme
+des livres «surnaturels», périlleuse acrobatie, ce confesseur mal
+accoutumé aux fautes complexes n'en aurait pas cru sans effort Mme
+Beaudésyme à l'entendre avouer que depuis deux ans c'est en état
+d'adultère qu'elle approchait la Sainte Table. Non pas que la crainte du
+scandale la contraignit à ce sacrilège autant peut-être que la faim des
+sacrements; et peut-être que c'eût été dans son coeur une autre espèce
+de sacrilège que renoncer sa passion, ne serait-ce que des lèvres. Plus
+encore que son amant, elle aimait son amour, et s'y voulait rouler,
+comme une abeille dans la semence d'une fleur, jusqu'à l'ivresse.
+
+Mais quand même elle ne gardait de la religion que les dehors du culte,
+ou bien des sacrements, comme l'avouait son repentir, affreusement
+corrompus, c'était quelque chose encore pour cette catholique
+passionnée, qu'avait catéchisée, enfant, une grand'mère espagnole. Tout
+au moins y satisfaisait-elle des habitudes d'agenouillement, l'amour de
+s'humilier et ce mysticisme de la chair dont l'orgue, l'encens, les
+échos d'une pierre odorante, et toute cette liturgie chargée de nos
+propres souvenirs, entretiennent si bien la sorte d'extase animale qui
+tient lieu de prière ou de méditation.
+
+Quand Basilida--la tête un peu basse et peut-être lourde de
+pensées,--eut gravi le haut perron de Sainte-Marthe aux marches
+étincelantes de soleil, la nef était si fraîche, si parfumée de cire et
+d'encens froids, qu'elle pensa défaillir en tombant à genoux. Un
+prie-Dieu lui était réservé du côté d'Évangile, devant l'autel du
+Sacré-Coeur dont la statue, donnée jadis par sa grand'mère, rappelait
+les fureurs et le sang d'une Espagne qui n'est plus. Tout de suite, elle
+s'abîma dans de cruelles délices. Les feux de l'enfer, de l'amour, le
+paradis s'y mêlaient comme ces flammes qui dansent sous les paupières
+d'un homme ébloui. Le Christ, flamboyant sur l'autel, ne lui
+présentait-il point un coeur pareil au sien, dévoré de toutes les
+amours que rien n'étanche? Elle mit sa tête dans ses mains pour ne plus
+le voir, pour le voir mieux, peut-être, ou pour le confondre avec
+d'autres images.
+
+...Basilida s'était ressaisie; et c'est de Dieu seul maintenant que se
+remplissait sa prière: «Seigneur Jésus, disait-elle, Fontaine de pardon
+que ne profane aucune souillure, ni n'épuise nulle soif, Vous qui
+laissâtes Magdeleine répandre, sur Vos pieds, ses parfums avec sa
+chevelure; Vous près de qui s'abrita l'amoureuse contre la pierre des
+jaloux;--penchez Votre visage sur cette autre pécheresse qui Vous
+supplie, hélas, moins d'absoudre que de protéger une faute qu'elle ne
+peut haïr. Que feriez-Vous, Seigneur, d'un repentir, dont le mensonge
+offenserait Vos autels? Et ne m'avez-Vous pas vue lutter contre mon
+amour comme Jacob avec l'ange, comme lui retomber vaincue, les os
+desséchés par la soif? Hélas, savais-je, abandonnée enfin, vers quelles
+flammes il m'entraînait, et quand il m'eut liée, défaillante proie, si
+son vol m'emportait au coeur rouge de l'Enfer ou blanc du Paradis. Et
+comment reconnaître puisque le vent de ses ailes me fermait les yeux, si
+c'était un mauvais ange?
+
+«Seigneur Jésus, l'amour peut-il jamais être du démon? Et, s'il est
+criminel, n'est-ce point assez, pour s'expier soi-même, que ses propres
+feux le consument, et qu'il se nourrisse de sa propre chair? Assez, pour
+payer sa rançon, de n'être jamais sûre, fût-ce un instant, de posséder
+en vérité ce que l'on aime plus que son salut? Que de fois, dans le
+silence de la nuit, quand le sommeil de l'homme que je trompe semble la
+raillerie de mes propres pensées, quand je m'ensanglante le coeur à y
+enfoncer mes doutes plus aigus que mes ongles; quand mon amour est comme
+de la haine, que de fois j'ai crié, comme aujourd'hui vers Vous: «Mon
+Dieu, pourquoi m'avoir donné mon bien-aimé, si ce n'est à moi seule? Ne
+savez-Vous pas qu'il n'est rien de lui qui ne m'appartienne, ses jambes
+serpentines, ses mains ou cette bouche pleine de baisers, fraîche et
+creuse comme une fleur? Et si, non plus que dans son corps, Vous ne
+voulez, sur son âme de fille, que je sois la seule à régner, mon Dieu,
+faites qu'il meure, mais qu'il ne me trahisse pas!»
+
+Un instant, elle se sentit, de ce souhait, épouvantée soi-même, et
+tomber dans une espèce d'accablement: «Seigneur, suppliait-elle, si Vous
+ne m'avez plongée dans la fournaise que pour qu'elle me purifiât,
+l'épreuve n'a-t-elle pas assez duré? Mais quoi, n'est-ce pas pour Vous
+seul que fut créée votre servante, et pourquoi l'avoir marquée d'une
+autre emprise que de Vous? Ah, si ce n'était que pour soûler son ardeur
+jalouse, et que je ne puisse cesser d'aimer qu'en cessant d'être, ah,
+mille fois plutôt, Seigneur, que la douleur l'épure et qu'elle lave ses
+taches aux larmes du repentir. Que mon âme soit hors du siècle et hors
+de la chair, chaste comme la rosée, blanche comme les flocons. Faites,
+Seigneur, qu'à travers l'amant elle remonte jusqu'à l'Amour. Et que je
+sois pénétrée enfin, sans qu'elles me dévorent, de ces flammes qui sont
+de cette pourpre qui est Votre coeur. Puissé-je respirer l'odeur en
+Vous pareille à ce parfum des roses que le matin éveille et suspend
+autour du rosier?»
+
+Basilida, un peu apaisée, releva la tête. Ses yeux errèrent vers le
+Grand Autel, et, sur le choeur, dont le côté d'Épitre était seul
+éclairé, elle vit que l'iris d'un vitrail ancien, et trempé de soleil,
+faisait chatoyer ces paroles:
+
+ LATENS DEITAS
+
+Si ce n'était point assez de cet obscur oracle pour pacifier la jeune
+femme, elle n'en fut pas moins favorablement émue. Quelques secondes au
+moins il lui apparut que l'amour et Dieu étaient identiques, elle-même
+pardonnée sinon absoute. Mais qu'eût pensé de ces rébus le curé
+Cassoubieilh? Son confrère de Saint-Éloi-des-Mines ne passait guère pour
+plus pénétratif, encore qu'il eût ses petites entrées à l'Évêché, et
+déjà, dans les milieux ecclésiastiques une réputation de finesse et de
+politique qu'il devait, un jour, pousser plus loin. Et leurs deux
+vicaires étaient surtout appréciés comme chasseurs, l'un d'eux par
+surcroît dans les jeux de quille dont M. l'évêque de Lescar tolérait à
+son jeune clergé la fréquentation. D'ailleurs ils se montraient tous au
+confessionnal, hors M. Cassoubieilh, de la même rigueur pharisaïque. Une
+fois de plus, elle songea au Révérend Père Nicolle. Depuis que la
+Société de Jésus restait apparemment dissoute, sous les coups d'un
+gouvernement imbécile, et lui-même souffrant d'une nervosité qui
+ressortissait aux eaux de la localité, il avait été, jusqu'à nouvel
+ordre, envoyé par ses supérieurs à Ribamourt, d'où son père, naguère
+professeur en Sorbonne, tirait son origine.
+
+Sa réputation de directeur l'y avait précédé; et la jalousie, par
+conséquent, des autres prêtres. Aussi, pour si peu de génie qu'ils
+eussent, en avaient-ils montré assez pour lier partie de lui rendre
+leurs paroisses irrespirables. Et pour la première fois de leur vie,
+sans doute, M. le Doyen, M. Puyoo, desservant de Saint-Éloi-des-Mines,
+leurs vicaires, se trouvèrent-ils d'accord contre l'intrus.
+
+Si l'on s'étonnait de cette conjuration, au milieu même d'une tempête
+qui, à tout prendre, les menaçait eux aussi, et jusque dans leurs
+racines, qu'on se rappelle seulement combien, depuis le XVIIe siècle,
+cette lutte des séculiers contre les Ordres, comporte d'ardeur et de
+venin, sous le couvert de la douceur évangélique. Le Père Nicolle, qui
+s'attendait au pis, ne fut point déçu. Entre autres amertumes qu'il lui
+fallut digérer, l'une des plus répugnantes fut qu'ils se mirent, tout de
+suite après les politesses des premiers jours, à peloter avec lui, à
+propos de confessionnal, qu'ils lui prêtaient, tour à tour, ou lui
+reprenaient au premier prétexte, dans l'une ou l'autre des deux
+paroisses.
+
+La direction des âmes, dont le clergé paroissial s'est trop souvent
+montré moins capable que jaloux, est un des champs de bataille où il a
+été le plus souvent défait, nul ne l'ignore, par les réguliers. Aussi le
+Père Nicolle, à peine paru, il n'en avait pas fallu davantage pour qu'il
+enlevât tout un troupeau de consciences troublées, ou seulement
+capricieuses, peut-être zélées, à des guides peu soucieux qu'on les
+supplantât. Mais le complot, peut-être tacite, des Cassoubieilh et des
+Puyoo, qui aurait pu lui rendre les fidèles matériellement étrangers, en
+quelque sorte, se trouva déjoué à sa naissance même, par la franchise du
+Jésuite: vertu qui se rencontre plus souvent dans la Compagnie que ne
+l'y cherche cette famille de sots dont Voltaire s'indignerait sans doute
+d'être le parrain, et que ce fût un châtiment qui passait beaucoup ses
+fautes.
+
+Lassé de cette petite guerre, le Père Nicolle, ayant un après-midi
+rencontré les deux curés ensemble, leur posa la question sans détours.
+M. Puyoo, par son silence, se retrancha derrière son doyen, qui, ne
+voyant pas jour à décemment refuser son église, argua d'abord du petit
+nombre de confessionnaux, dont il n'y avait que deux. L'autre tourna
+cette objection, en proposant aussitôt d'en faire faire un à ses frais;
+en même temps que, par une habileté qui ménageait la susceptibilité de
+M. Cassoubieilh comme aussi sa propre fatigue et laissant l'attrait du
+rare à son ministère, il s'engageait à ne confesser qu'un jour par
+semaine, en dehors des Fêtes. Le curé, qui pensait avoir gagné
+l'avantage, accepta les offres du Jésuite; assez satisfait au fond de ne
+pas pousser le différend, et d'abandonner M. Puyoo, comme il pensait, à
+la rancune du Jésuite. Aussi se quittèrent-ils, tous les deux, assez
+satisfaits l'un de l'autre.
+
+Or si le renom du Père Nicolle, comme confesseur, ne diminua point à
+Ribamourt pour être mis à l'épreuve, celui des jésuites, pour leur
+indulgence, subit, par contre, une forte atteinte. Le Père Nicolle ne se
+montrait rien moins qu'indulgent, au dire de ses ouailles; et c'était
+assez pour que Mme Beaudésyme ne lui allât point confier ses doutes,
+sa jalouse passion, ni ses fautes. Sans y penser en face, elle savait
+trop combien sa conscience en prenait à son aise, et que sa dévotion
+n'était, pour une part, rien que grimace. D'autre part, fût-ce dans ses
+accès de repentir les plus douloureux, elle se souciait peu que l'on
+cautérisât sa conscience, au lieu de la lui parfumer seulement: femme en
+un mot, et amoureuse, qui voulait bien du pardon, mais qu'on lui laissât
+le péché.
+
+Basilida s'était levée, et, après une demi-génuflexion devant l'autel,
+avait gagné le dehors, lorsque, devant le portail, elle se rencontra
+avec M. Cassoubieilh, qui, venant de la ville, avait plus court à passer
+de ce côté, à travers l'église, pour gagner son presbytère où
+communiquait la sacristie. Il s'était arrêté tout en haut du perron, à
+l'ombre du porche roman connu pour son chrisme singulier, et soufflait
+un peu, étant obèse et délicat, avant de s'exposer à la fraîcheur de la
+nef. Son jonc sous le bras, dont la pomme était un fragment de bronze,
+ramassé aux mauvais jours dans les décombres de Saint-Denis, il essuyait
+d'un mouchoir à carreaux jaune et noir, en préparant sa tabatière, son
+visage moite et rond.
+
+--Ah! dit-il avec un heureux sourire, en saluant Mme Beaudésyme,
+voici la fleur de mes paroissiennes. Que ne sont-elles toutes comme
+vous.
+
+--Eh, Monsieur le curé, répondit la jeune femme d'une voix un peu âpre,
+inattendue, qui sait, au jour du jugement, ce qu'on vous dirait d'elles.
+
+--Ta, ta, ta, j'en courrais bien le risque. Quoique, ma chère enfant, et
+sans reproche, je vous ai connue plus assidue au tribunal de la
+pénitence, et conséquemment à la Sainte Table...
+
+Il ajouta, avec un peu de mépris:
+
+--...que l'on recommande aujourd'hui dans des conditions telles...
+
+M. Cassoubieilh s'interrompit. On voyait que le levain du jansénisme,
+qui parfois germe au coeur de nos curés vieillissants n'était pas
+mieux amorti encore dans le sien que le péché gallican.
+
+--On n'ose pas toujours, dit Basilida qui regretta aussitôt ce
+demi-aveu de ses inquiétudes, et devint rose. Le curé lui-même parut
+pressentir un instant les secrets abîmes de cette âme qu'il croyait
+connaître, et fixa sur sa pénitente un regard plus attentif qu'à
+l'ordinaire. Mais ce ne fut qu'un éclair. La jeune femme s'était déjà
+couverte d'un sourire innocent, et l'optimiste confesseur remis à voir
+les choses, comme il disait «sous l'angle de la bonté de Dieu».
+
+--Si c'est moi qui vous fais peur, reprit-il avec jovialité, il faut
+changer, voilà tout. M. Lassus, mon vicaire, est plein de sens et de
+douceur. Et vous avez encore le Révérend Père Nicolle. C'est un grand
+homme, M. Nicolle.
+
+Mme Beaudésyme savait le fond qu'il fallait faire de cette louange.
+Aussi assura-t-elle M. Cassoubieilh, en le quittant, qu'ayant toujours
+mis sa confiance au clergé de sa paroisse, elle se passerait de chercher
+des grands hommes ailleurs.
+
+Rien que cette flatterie était la preuve, à son sens, d'une vertu
+suffisante pour que se dissipât, aussitôt qu'il fut dans l'église, le
+souffle de soupçon qui avait, un instant, ridé sa bienveillance. Et la
+pensée ne lui vint pas que peut-être la conscience de la notaresse était
+pareille à ces eaux de cristal qui dorment sur un lit de vase.
+
+En s'éloignant de Sainte-Marthe, la jeune femme se dirigea vers le
+bureau de tabac que tenait, près du Jardin Public, Mlle de Lahourque,
+à l'enseigne de l'Agneau Pascal. Elle s'y fournissait de cigares à cinq
+sous pour son mari, des conchas qu'il y jugeait meilleurs, et qui
+étaient parmi ses luxes un de ceux qui scandalisaient Ribamourt. Au sein
+de l'adultère, Mme Beaudésyme ne se laissait pas d'avoir pour lui les
+soins d'une ménagère attentive. Elle dépensait beaucoup de son temps à
+ordonner le confort d'un homme qu'elle n'aimait pas, ni peut-être
+n'estimait pas davantage.
+
+La boutique étroite et longue, où Mlle Victorine de Lahourque
+vendait, outre du tabac, de menus objets de ménage et de piété, des
+joujoux, diverses sucreries, des souvenirs de Ribamourt en étain,--était
+aussi un bureau de conversation; elle-même une personne maigre, pieuse,
+aristocratique. Le singulier c'est que, fille de petits aubergistes, la
+seule erreur d'un secrétaire de mairie lui avait valu cette particule
+dont, toute jeune déjà, elle devint si vaine, et préoccupée, que toute
+sa vie en fut, en quelque manière orientée, et qu'on l'avait vue,
+honnête et d'assez jolie figure, refuser plusieurs prétendants fort
+sortables à sa condition. La première fois, enfant encore et dont les
+robes n'étaient pas bien longues, comme elle avait parlé de mésalliance,
+son père, après s'être fait expliquer ce que c'était, lui apprit ce que
+c'est qu'une fille noble qu'on corrige. La mémoire lui en resta si
+cuisante, qu'elle en oublia le mot sous le manteau de la cheminée. Mais
+son étrange manie, qui pour tout cela ne fut pas exorcisée, lui fit
+désormais découvrir assez de prétextes pour écarter la roture ou la
+bourgeoisie même des prétendants, sans en passer par les callosités des
+mains du vieux Lahourque. Son illusion, du reste, avec le temps, n'avait
+fait que grandir et s'enraciner. Elle était seule, ce jour-là au
+magasin, ou, comme elle aimait mieux qu'on dît: au bureau. Sa commise,
+fillette négligée aux cheveux en broussaille, avait congé de
+l'après-midi; et la chaleur, encore assez de rigueur en dépit des ombres
+déjà longues, pour tenir les clients chez soi. Assise derrière le
+comptoir, où s'échiquetaient les papiers Job et les boîtes d'allumettes
+suédoises, où il y a écrit: joie--elle faisait chatoyer dans sa tête
+argentée, aux traits délicats, les belles couleurs de ses rêves
+familiers.
+
+--Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Basilida, j'ai bien l'honneur
+de vous saluer.
+
+Et elle referma avec soin la porte, qui, depuis trois lustres
+peut-être, «forçait» sur les carreaux.
+
+--Bonjour, Madame la notaresse, répondit Victorine. Et, comme elle
+faisait depuis quinze ans plusieurs fois par jour, elle observa:
+
+--Comme c'est ennuyeux, cette porte.
+
+A quoi Basilida, selon le rite enseigné par six ans de mariage,
+répondait:
+
+--Il faudrait y mettre un peu d'huile.
+
+Elle aimait à causer avec la vieille fille, et ne manquait pas, pour la
+flatter, à lui donner du «de» aussi souvent qu'il se pouvait décemment.
+Beaucoup de personnes, de ces méchantes gens qui affectent l'irrespect
+pour une distinction dont ils sont jaloux, allaient jusqu'à rire de sa
+noblesse. Et, comme s'ils l'eussent opérée de sa particule, ils allaient
+jusqu'à la rejeter dans le Tiers, voire dans la tourbe et la roture du
+quatrième Ordre--si c'en est un que le prolétariat, ou les petits neveux
+des serfs de mainmorte,--en lui parlant avec persistance de sa famille,
+de son frère Victor en particulier, ancien aubergiste qui, ayant fini
+par boire son fond, et par se faire sandalier, traînait à travers
+Ribamourt la plus bourgeonnante figure d'ivrogne et de cocu qu'on puisse
+imaginer. Sa femme, une assez jolie cascarote de Saint-Jean-de-Luz, qui
+faisait bouillir la marmite, et lui payait son cabaret, faisait partie,
+avec ses galants, quand il s'était couché trop saoûl, de l'aller
+fouailler à torchons mouillés.
+
+Et l'on chagrinait aussi Mlle de Lahourque en lui demandant: à quand
+le retour du Roi, du ton dont on aurait dit: à quand la noce? Car elle
+pensait bien, comme il est naturel aux personnes de naissance. Toutes
+ses idées d'ailleurs avaient emprunté depuis longtemps à l'ancien régime
+le tour le plus romanesque et les jugements d'autrefois.
+
+Pour découvrir le premier germe peut-être de ses rêveuses illusions, il
+aurait fallu remonter jusqu'à ce jour de son enfance où une vieille
+fille, telle qu'on la pouvait voir elle-même aujourd'hui, éprise de
+mystères, nourrie au pathos le plus frénétique des Ratcliffe ou des
+Ducray-Duménil, le cerveau plein d'enfants volés, de travestis, de
+complots, lui avait chuchoté: «Et si vous étiez la fille de quelque
+grand, qui, sur le chemin de l'exil, vous aurait confiée aux fidèles
+Lahourque. Et s'il venait vous réclamer tout à coup.»
+
+Victorine, rougissante, s'était mollement récriée. Mais comme on voit la
+graine d'un arbuste, par hasard germée dans une potiche, la faire
+éclater en même temps qu'elle la retient de ses racines chevelues, toute
+une floraison, engendrée par cette parole, emplissait de rêves le
+cerveau de la buraliste. Elle avait fini par croire que cette erreur
+d'état civil dissimulait de grandes choses, dont sa naissance n'était
+pas la moindre. Comment douter que la puissante famille à qui elle
+appartenait ne vînt un jour la revendiquer pour lui rendre l'éminence de
+son rang. Et, toute seule dans la boutique, sous le plafond bas, il lui
+semblait, dans la gloire de l'avenir, être assise auprès des trônes.
+
+Déjà, jeune encore, et faite pour plaire, si quelque inconnu la
+regardait avec un peu d'attention, elle ne voyait pas là un symptôme de
+cet amour qu'il est si doux aux femmes d'imaginer qu'elles inspirent.
+Elle se disait, avec un battement de son pauvre coeur rempli de
+mirages:
+
+--C'est un émissaire de la Famille.
+
+Peu à peu sa jeunesse, l'éclat de ses cheveux, de son visage, s'étaient
+fanés. Mais les magnifiques cristaux de l'illusion continuaient à
+s'appareiller autour de son premier rêve. Aujourd'hui encore, c'est Iris
+tout entière qui, pour elle, s'y jouait chatoyante, quand Mme
+Beaudésyme vint l'arracher à ses mirages.
+
+--Oui, répondit-elle à l'observation de Basilida. Mais on est si occupé
+qu'on oublie. Et que puis-je faire, Madame, pour vous être agréable.
+
+--Je voudrais de ces londrès, vous savez--une douzaine--que fume
+toujours Alexandre, et venant d'ici. Il prétend ne les trouver bons que
+chez Mlle de Lahourque.
+
+La vieille fille soupira. Ayant avancé une chaise à la notaresse, elle
+revint derrière son comptoir, et se haussa, en disant, la tête à demi
+tournée:
+
+--Si le malheur des temps veut qu'on ne fasse qu'un humble métier, Dieu
+n'exige pas moins--ce sont les propres termes du Père--qu'on
+l'accomplisse de la manière la plus agréable à Ses yeux.
+
+Et Mlle de Lahourque, en prononçant ces paroles, laissa choir toute
+une pile de boîtes. La plupart s'ouvrirent. Des cigares l'un à
+l'autre--non moins qu'à la Havane--étrangers, se mêlaient dans la sciure
+de bois. Il y en avait avec des bagues.
+
+Tandis que Basilida, prise de fou rire, se mouchait opportunément, la
+buraliste se baissa et disparut à son tour dans l'étroit passage, d'où
+sa voix, soudain lointaine, donna le vol à des paroles étouffées:
+
+--...font exprès... lui répète sans cesse... une paire de calottes.
+
+--J'ai rencontré tout à l'heure, interrompit Mme Beaudésyme, et qui
+revenait, je pense, de son bureau, M. Lubriquet-Pilou.
+
+La vieille fille réapparut soudain, et, en quelque sorte, à la façon de
+ces diables dont on ouvre brusquement le couvercle. Un peu de rouge qui
+lui était monté aux joues, peut-être pour s'être tenue courbée, lui
+donnait un reflet de jeunesse:
+
+--M. Lubriquet? dit-elle. C'est qu'il est trésorier des Eaux,
+maintenant,--oui, de la Société Neuras... théno... thérapique. Ça ne
+m'étonne pas que vous l'ayez rencontré. Il est partout.
+
+Et elle ajouta, avec cette expression de la pudeur alarmée à la fois et
+ravie:
+
+--On ne se doute pas quel coureur c'est.
+
+Dès que Basilida était arrivée, par des moyens qui variaient peu, à se
+faire dire cette phrase qui ne variait pas, elle levait les yeux au ciel
+en s'exclamant:
+
+--Est-il possible! Un homme qui a l'air si comme il faut.
+
+--Oh! reprenait Mlle de Lahourque, ce n'est pas de ces débauchés...
+peuple, sans choix. Et il n'en est que plus coupable, car, partout,
+c'est à lui la primeur. Aussi, ce qu'on en est jaloux. La jeunesse le
+déteste.
+
+--Non? faisait Mme Beaudésyme.
+
+--Et savez-vous, ajouta-t-elle plus bas, ce qu'on dit d'une jeune fille
+qui a mal tourné: «Qu'a battut lou briquët, et n'y hazé pas rët.»
+
+Personne n'ignorait à Ribamourt la passion que nourrissait pour le
+trésorier Mlle de Lahourque. Quoiqu'elle-même fût la cendre où
+couvaient ces feux, elle n'aurait pu se rappeler le jour qui les avait
+vus naître. C'est comme s'ils fussent venus au jour avec elle, et sa
+tendresse au point qu'elle ne sentait pas tout ce qui les éloignait sur
+les degrés sociaux, ni l'essentiel qui manquait à Lubriquet pour ne lui
+être pas inégal: la particule, en un mot. Et si quelqu'un feignait en
+sa présence de le rabaisser là-dessus:
+
+--Il y a des gens, disait-elle, qui naissent nobles.
+
+Mais elle n'expliquait, de cet adage, ni la portée, ni le mystère.
+
+--Tout de même, Mademoiselle de Lahourque, reprit Basilida, c'est chez
+vous qu'il se sert, n'est-ce pas? Prenez garde.
+
+La pudeur mit à nouveau son incarnat sur les joues de Victorine.
+
+--Oh! Madame, il est si distingué. Avec moi, jamais un mot plus haut que
+l'autre.
+
+Le fait est que M. Lubriquet-Pilou, informé depuis plusieurs années de
+cette conquête, était obligé, pour soutenir son caractère, de venir
+chaque jour acheter son tabac à l'_Agneau Pascal_. Comme il n'en fumait
+guère que pour trois ou quatre sous par jour, la buraliste le lui
+préparait d'avance en petits paquets de couleur, et sans pailles. Ah!
+que ne les pouvait-elle orner de fleurs, de ces cloches et ces calices
+des champs dont l'allégorie veut dire espoir, amour qui n'ose,
+battements du coeur.
+
+--N'importe, dit Mme Beaudésyme. Je me sauve. Un homme comme ça...
+doit avoir mille choses à vous dire.
+
+--Oh! il vient plus tard, beaucoup plus tard, et presque jamais quand je
+suis seule.
+
+--Il n'ose pas, voyez-vous.
+
+--Lui, ne pas oser, se récria la vieille fille, du même ton que si on
+lui avait dit: «Le soleil est noir.»
+
+Mais Basilida avait raison. Le Séducteur éprouvait autant d'émoi que sa
+victime, dès qu'ils étaient réduits au tête à tête. Ces jours-là, M.
+Lubriquet ne s'attardait pas au comptoir où tous deux, sans presque mot
+dire et les yeux baissés, se tenaient chacun de son côté, jusqu'à ce que
+la commise revenant de courses, ou quelque acheteur qui croyait en
+entrant soudain leur faire une malice les tirât d'embarras.
+
+--A demain donc, Mademoiselle Victorine, disait le trésorier comme pour
+clore une longue causerie, je vous dirai ce que c'est. La buraliste
+maudissait l'importun, en se disant: «Il allait parler. Qu'allait-il
+dire? Et demain serons-nous seuls?» Lui s'en allait le nez au vent, et
+tel un vainqueur, en sifflotant la romance que tout Ribamourt lui
+connaissait:
+
+ Songe que, d'un regard, la colombe peureuse
+ Fait coucher à ses pieds le lion du désert (bis).
+
+qui résonnait, en décroissant, discrètement et tendrement comme un aveu,
+dans le coeur de Victorine.
+
+Cependant la conversation des deux femmes avait dévié; et c'est M.
+Lescaa qui était sur le tapis. Qui dira pourquoi la buraliste avait fini
+par le mêler à ses songes, non pas sans qu'il les eût devinés? A cause,
+peut-être, qu'à plusieurs fois il l'avait conseillée dans ses affaires,
+aidée plus souvent encore, en souvenir de la mère Lahourque, jadis
+cuisinière chez ses parents, et qui avait été la nourrice de son unique
+soeur, morte au sortir de l'enfance, et dont la peine lui avait duré
+toute sa vie.
+
+Mais Victorine était sûre qu'il connût le secret de sa propre naissance,
+non moins que le nombre des perles ou des feuilles d'ache qui timbraient
+le pucelage de son blason en forme de losange. Aussi, ce qu'elle en
+avait reçu, ce n'était point, pensait-elle, qu'il eût obéi à sa
+générosité (et comment croire qu'il y en eût chez cet homme de glace?)
+mais aux ordres de ceux dont elle était issue.
+
+--En voilà un, dit-elle, s'il voulait parler...
+
+Basilida hocha la tête. Il y avait bien des jours qu'elle était un peu
+la confidente de Victorine.
+
+--Je ne sais si vous êtes comme moi, mais je le trouve tout changé
+depuis quelque temps. Dieu! s'il emportait ses secrets dans la tombe.
+
+--Est-ce que vous l'avez vu dernièrement?
+
+--Mais oui: toujours pour ce pauvre Lahourque.
+
+--Votre frère vous a fait encore des ennuis?
+
+La buraliste acquiesça par un soupir.
+
+--Hélas, les gens mal nés, dit-elle. Que voulez-vous espérer d'eux?
+
+Cette parole mélancoliquement sincère provoqua un instant de silence.
+Puis la notaresse reprit:
+
+--Il vient pourtant assez d'étrangers, et il reste assez d'argent pour
+que tout le monde en gagne, quand on veut travailler. Et voilà qu'on en
+annonce d'autres, de partout. Tenez. Vous rappelez-vous cet ami de mon
+cousin Vitalis, qui a une automobile?
+
+--Ah oui, un grand, maigre, avec le nez comme un paon et si difficile
+pour ses cigares? Il m'a même fait venir deux boîtes de havanes, à
+vingt-deux sous. Des Uppmann, ça s'appelle.
+
+--Il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux, à cause de ses nerfs.
+
+--Ce doit être quelque fils de gros marchand. Mais je n'ai jamais su son
+nom.
+
+--Cérizolles, il s'appelle; c'est le frère du duc.
+
+--Ah oui: le duc, dit Mlle de Lahourque, en dégustant ce substantif,
+comme si ce fût une prune à l'eau-de-vie.
+
+--La naissance, observa-t-elle, ça se reconnaît toujours.
+
+Elle jeta obliquement un regard au miroir rond qui pendait près d'elle,
+et ajouta:
+
+--Tout de même, si ce n'était pour ça, et aussi pour M. Vitalis, je le
+prierais de porter ses commandes ailleurs.
+
+--Ah! mon Dieu. Qu'est-ce qu'il a donc fait?
+
+--Imaginez qu'un jour--j'avais le dos tourné, mais avec le reflet de la
+vitrine--est-ce qu'il n'avait pas... (elle baissa la voix)... oui, ma
+chère Madame, à la petite. Ce que je lui ai administré deux gifles,
+aussi...
+
+--A M. de Cérizolles, demanda Mme Beaudésyme?
+
+--Non, à Jeannine! Est-ce qu'elle n'avait pas le toupet de rire? Je
+l'aurais fouettée, si nous avions été seules.
+
+--Je vous trouve un peu sévère. Jeannine n'a plus...
+
+La porte grinça (Cette porte! s'exclama Mlle de Lahourque); et M.
+Lubriquet-Pilou parut, qui s'était assuré sans doute que la buraliste
+n'était point seule. Mais son répit fut court. Soit discrétion ou
+malice, Mme Beaudésyme paya ses cigares et prit congé. Derrière elle
+la boutique retomba dans le silence: le Séducteur, sans doute, fascinait
+sa proie par un mutisme omineux.
+
+Basilida se disait que les passions vraiment n'ont pas d'âge. Et
+peut-être enviait-elle l'innocence de la vieille fille au prix de ces
+joies qu'elle ne goûtait qu'en frémissant, et de ces terreurs: le ciel,
+le monde, son mari. Mais quoi? Si c'était cela même qui en fût l'épice,
+songeait Mme Beaudésyme, et l'exaltation! Si cet amour n'était si
+ravissant que pour être périlleux et dérobé. Et si ce masque de règle
+et de sagesse, dont elle cachait son déportement, que soudain il se
+détachât au jour, ne la verrait-on point, telle qu'une Ménade,
+précipitée au travers d'un peuple qui s'écrie? La poussière du grand
+chemin qu'ont soulevée ses flottantes jupes est déjà loin derrière elle,
+loin comme le passé; tandis qu'au hasard des champs ou des vignes, ivre
+de courir, de grappes, d'espace, ivre du ciel qu'ébranle la foudre
+prochaine, elle se hâte vers l'horizon cuivreux.
+
+Un bruit de roues fit retourner Basilida sur le seuil de sa maison.
+C'était Mme de Charite et Sabine, en charrette anglaise. Les deux
+dames, dont la sympathie était médiocre, échangèrent une espèce de
+sourire. Guiche, qui aimait Mme Beaudésyme, la salua d'un «Bonjour,
+Madame!», qui sonna joyeusement dans la rue.
+
+--Pourquoi cries-tu comme cela, demanda sa mère avec humeur.
+
+--C'est pour qu'on m'entende. J'aime beaucoup Mme Beaudésyme, et pas
+du tout qu'on m'attrape.
+
+Mme de Charite mesurait chaque jour depuis le retour de Sabine,
+l'autorité qui peu à peu lui échappait, n'ayant jamais employé que la
+contrainte, et qu'elle sentait bien qu'il ne lui fallait plus compter de
+mettre en usage. Aussi ne répondit-elle que par un claquement de langue
+qui pouvait s'adresser à sa fille comme à sa jument, et par un coup de
+fouet que Savoy fut seule à recevoir. Elle en marqua de l'indignation,
+pointa, s'enleva, et fut du même train jusqu'à la Place Jeanne où, ayant
+pris son tournant un peu de court, elle accrocha une brouette de linge
+que poussait une femme. Guiche qui n'avait peur jamais de rien, et dont
+le visage semblait aspirer la vitesse et l'aspect aussitôt évanouis des
+choses, vit dans un même moment la blanchisseuse debout et sur le dos,
+ses bas rouges qui battent l'air, et le linge, avec la brouette, sur
+elle épars. Enfin un choc la jeta soi-même, ainsi que sa mère, contre
+le tablier de la voiture; Savoy, engagée entre deux chevaux dételés,
+dont l'un se cabrait, en secouant--comme d'un fruit fait l'orage--le
+palefrenier bossu suspendu à sa ganache; un cocher, à quelques pas, jeté
+par terre, avec son chapeau à rubans qui roule, tandis que des gens
+confusément sortent de la _Vache Couronnée_.
+
+Tout cela fit plus de bruit que de mal. Mme de Charite, s'étant, avec
+condescendance, occupée qu'on réconfortât les victimes, et de donner
+rendez-vous chez elle à la blanchisseuse, s'éloigna en laissant derrière
+elle un rassemblement mi-laudatif, mi-gouailleur, dont un
+commis-voyageur, connu pour ses accidents de voiture, avait condensé
+l'opinion de tous en ces quelques mots:
+
+--On devrait défendre aux femmes de conduire.
+
+Guiche et sa mère s'étaient cependant engagées sur le pont:
+
+--Écoute, dit celle-ci, je te laisse à tes courses. Puis tu viendras me
+rejoindre chez M. Lescaa. Et sois gentille avec lui, ajouta-t-elle avec
+un peu d'aigreur.
+
+--Je suis toujours gentille avec Parrain, dit la fillette, paisiblement.
+
+--Aujourd'hui en particulier. Il est à même de nous rendre un grand
+service.
+
+--Ce ne sera pas le premier.
+
+--Tais-toi, et tâche de ne pas nous arriver toute fripée et fagottée,
+avec tes cheveux sur les oreilles.
+
+--Je tâcherai. Toi-même, maman, tu feras bien de tirer un peu sur ton
+corsage par derrière, ou de ne te présenter que de face. Je t'ai déjà
+dit qu'il te faisait une poche au-dessous de l'épaule gauche: on y
+mettrait un oeuf de canard. Et à tout à l'heure, alors.
+
+La mère et la fille se séparèrent avec la plus gracieuse inclinaison de
+tête. Une heure après, quand Guiche fut introduite dans le petit salon
+où Mme de Charite s'entretenait avec l'Onagre, la conversation
+s'interrompit sur ces paroles de sa mère, qu'elle n'entendit pas:
+
+--Oui, les hommes, je ne sais pourquoi, la trouvent assez aguichante.
+
+Et avec un éclat de rire peut-être un peu forcé, elle ajouta, en
+baissant la voix, ces paroles dont la logique demeurait obscure:
+
+--Quel dommage que ce soit votre... filleule.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+L'APRÈS-MIDI DANS UN PARC
+
+
+Jean-Prudence Michon-de-Cérizolles arriva vers la fin d'août à
+Ribamourt. Sur les trois heures du matin, tout étant clos, les lampes
+même du baccara éteintes, on entendit le roulement sans cahots d'une
+automobile, et puis, devant l'hôtel _Gastou Fébus_, un arrêt, des
+trépidations, des appels de trompe. Personne ne paraissant, le seul
+clair de lune vit sortir de voiture un jeune homme maigre qui ôta ses
+lunettes, poussa quelques jurements et, muni d'une canne pareille à un
+bélier que son chauffeux lui avait tendu avec effort, fut en asséner
+quelques coups dans la porte de l'hôtel, dont il dédaigna la sonnette.
+De nouveau rien ne se montra, sinon quelques clients aux fenêtres. L'un
+d'eux ayant marqué très haut son dégoût de ne pouvoir dormir, une voix
+perçante, mordante, demanda:
+
+--Vous voudriez peut-être qu'on aille vous bercer?
+
+L'inconnu, interpellé à ce moment dans sa chambre par une autre voix,
+mais indistincte, se tut. Le chauffeux éclata de rire. Cérizolles
+recommença son tapage.
+
+Cependant, abîmé dans ce néant où un veilleur, sans doute, est seul à
+choir, celui de l'hôtel _Gastou Fébus_, sentait qu'il se passait à
+l'extérieur quelque chose de déplorable, qui, tôt ou tard, le
+réveillerait. Et peu à peu il émergea des ténèbres en s'écriant:
+
+--Qui ey aquioü, Dioü bibann!
+
+A ce même moment parut M. Caüpana, le patron, homme bigle, minime, un
+peu tortu, que sa femme et une récente faillite, la sienne,
+conservaient dans l'aigre. Il alla ouvrir en personne, tandis qu'il
+observait d'une voix de tête:
+
+--Je ne sais pas qui c'est; mais vous pourriez faire plus doucement.
+
+--Monsieur Caüpana, répondit le jeune homme, si vous savez réveiller les
+gens avec un éventail, vous m'enseignerez.
+
+--Eh, c'est M. de Cérizolles, fit l'hôtelier radouci de reconnaître un
+client d'importance. Votre valet de chambre est bien venu retenir votre
+appartement, mais on ne vous attendait plus de ce soir.
+
+--C'est la faute de mon mécanicien.
+
+--On est si mal servi aujourd'hui, déplora l'hôtelier. Et toi, imbécile,
+dit-il au veilleur, est-ce que tu ne pouvais pas ouvrir à Monsieur le
+Comte. Allons, éclaire!
+
+La lumière électrique ne voulut pas être. L'appartement de Cérizolles
+donnait au nord,--ou au midi. Son valet de chambre couchait en ville
+avec les clefs. Il n'y avait rien à boire. Toutes choses qui lui
+permirent de s'irriter sur l'escalier, davantage le long du couloir, et
+fortement dans sa chambre. Caüpana mâchait sa bile avec servilité. Il
+pensait à sa femme, une Levantine qui le trompait depuis longtemps avec
+des valets en foule,--et combien de plaisir il aurait eu à la battre, si
+elle n'avait pas été plus forte que lui.
+
+Et, à la longue, les clients de l'hôtel purent se rendormir.
+
+Le lendemain, on vint prévenir Cérizolles à sa toilette que Vitalis
+désirait le voir. Aussitôt introduit, les deux jeunes gens se serrèrent
+la main, en se demandant à la fois:
+
+--Quoi de neuf...
+
+A la fois ils s'aperçurent, une fois de plus, que les choses les plus
+rares ce sont les neuves.
+
+Cependant Cérizolles, ayant mis à son complet couleur-de-la-bête le
+sceau d'un plastron prune-et-or, fut prêt à sortir: ce qu'il fit en
+longues enjambées, en traînant contre sa jambe, plus qu'il ne le
+portait, un de ces bâtons de fer, dit cannes d'entraînement, qui sont
+d'un poids extrême.
+
+Vitalis, qui avait pris les devants, le regardait venir qui marchait
+anguleusement et avec souplesse, comme certains fauves que l'on voit
+toujours prêts de se détendre. Mais une tête hardiment modelée; et de
+ces yeux couleur d'une source qui coule sur les herbages; un nez en
+éperon; le sarcasme de sa bouche: Vitalis savait qu'à la moindre
+contrariété, ce visage impérieux se tendait comme la main de l'aigle.
+Peut-être ressemblait-il alors à ce foudre, jadis pour César, jailli des
+Pyrénées: le maréchal-ferrant Prudence Michon, duc de Cérizolles, prince
+de Brokenfurstberg, maréchal de France.
+
+Ils s'arrêtèrent sur la porte de Vitalis. La rue, bordée d'acacias-boule
+d'un côté, de l'autre longeait le Jardin Public. A l'abri d'un pont de
+chemin de fer qui l'enjambait, des bourriquots au repos agitaient leurs
+sonnailles pour chasser les mouches. Tout seul dans l'accablante
+lumière, on voyait un gamin courir. Sa chaussure trop lourde le faisait
+billarder, tandis que son ombre tressautait devant lui sur la poudre du
+chemin.
+
+--Que ferons-nous, demanda Cérizolles. Vos paperasses, pendant que je
+déjeunerai: il n'est que deux heures. Et c'est peut-être un peu tard
+pour que vous soyez mon hôte.
+
+--Assurément; mais j'irai vous rejoindre tout à l'heure. Et puisque
+votre auto est à réparer, nous pourrons prendre une voiture jusqu'à
+Sainte-Mary. Vous n'y êtes jamais allé? L'eau est exquise.
+
+--Mmm... fit son compagnon. L'eau?... je sors de mon bain.
+
+--Je vous assure qu'avec un peu de Pernod avec.
+
+--Ah, ainsi... Ce n'est pas que j'en sois fou. Mais il faut profiter de
+son reste: tant qu'elle n'est pas défendue.
+
+Ils se retrouvèrent quelque deux heures plus tard, à l'ombre des
+platanes, devant une bâtisse où le platras se jouait à travers le
+sarrazinesque, et le Louis XV et le gothique. C'était le Casino de
+Ribamourt, et Cérizolles, à qui ce monstre était familier, ne paraissait
+pas en souffrir. Peut-être n'avait-il pas d'opinions sur l'architecture,
+quoiqu'il en eût sur beaucoup de choses. Il les défendait brillamment, à
+la manière de ces généraux qui, ayant jeté de grandes forces dans une
+bicoque, se maintiennent surtout par des sorties.
+
+Le long de la terrasse où les jeunes gens étaient assis, une balustrade
+de ciment multipliait les entrelacs d'un céleri dont Munich vend la
+graine, ou peut-être d'une treille. Les grappes en étaient figurées par
+des lampions de couleur, imagination pleine de fraîcheur, affirmaient
+les habitants qui en tiraient vanité. Il y en avait plusieurs là, qui
+buvaient: c'était leur coutume.
+
+--A propos, dit Vitalis, vous recevrez, aujourd'hui ou demain, un carton
+de Mme de Charite. Elle donne une espèce de partie de jardin, en
+l'honneur, je pense, de sa fille cadette, qui est de retour.
+
+--Est-ce celle qui était couleur de prairie? Ou si elle a changé comme
+l'herbe.
+
+Le clerc eut un instant de réflexion:
+
+--Le fait est qu'elle tient un peu de l'olive, mais non pas sans
+agrément. Si vous l'aviez vue, à cette époque, avec les cheveux dans le
+dos, et de ces bas blancs à jour, faits de dentelle en papier, qu'on lui
+voyait monter sous...
+
+Vitalis s'arrêta brusquement et devint rouge. Mais Cérizolles eut l'air
+de ne pas s'en apercevoir.
+
+--Elle m'avait plutôt, dit-il, laissé le souvenir d'une de ces fillettes
+devenues insupportables depuis qu'on ne les claque plus assez... Et
+votre patronne, ô Fortunio! viendra-t-elle?
+
+--Je pense, répondit le clerc, tout près de rougir encore.
+
+C'est qu'il n'avait jamais fait confidence à son ami jusqu'où il
+poussait l'imitation de ce héros de basoche, dont le coeur, pareil au
+sien, avait jadis fleuri parmi la rose-mousse et les fraisiers, dans
+l'ombre d'un jardin de notaire dont les murailles laissent de haut
+pendre un jasmin.
+
+--A-t-elle toujours l'air d'une belle armoire en coeur de noyer,
+pleine de linge et des plus solides parfums.
+
+--Mon Dieu, je ne vois pas...
+
+--Je ne suis pas bien assuré de ma comparaison, et qu'il n'y règne pas
+une âme, derrière les panneaux, plus passionnée que celle des lavandes.
+Elle a une façon de se mordre les lèvres et de se taire pour répondre.
+On peut mettre aussi du girofle, dans une armoire.
+
+--Évidemment.
+
+Cérizolles regarda son compagnon.
+
+--Ah! ça, dit-il, est-ce que vous auriez des cors, et que je vous marche
+dessus? Vous en parliez autrefois d'une autre abondance.
+
+Vitalis tourna court:
+
+--Ne pensez-vous pas, demanda-t-il, qu'il est l'heure de partir.
+
+Leur victoria attendait devant la grille du jardin, où les deux jeunes
+gens la rejoignirent. A Hargouët, Vitalis s'arrêta chez sa tante; mais
+on répartit presque aussitôt, pour descendre à l'auberge Sallenave, dans
+le village suivant, qui était Carresse. La tonnelle, au fond du potager,
+y surplombait la plaine du Gave, dont une longue allée de platanes
+coupait en deux les maïs mûrissants et les prés. A travers des massifs
+de trembles, de vergnes, des peupliers en file, entre les taches d'une
+verdure inégale, on voyait mirailler la rivière au pied des hauteurs et
+des rocs de Ribes.
+
+Tandis que Cérizolles, avec la sagesse d'un vieillard ou d'un officier
+en retraite, battait son absinthe d'une eau dont la fraîcheur, encore,
+se ressentait assez des abîmes du sol pour voiler le cristal.
+
+--Eh bien, viendrez-vous à Castabala, lui demanda son compagnon?
+
+--A Castabala?
+
+--Oui, c'est le manoir de Mme de Charite. Elle est d'origine
+italienne, et l'a nommé ainsi en souvenir... en souvenir de je ne sais
+pas quoi: Castel Castabala.
+
+--Chaste Balai?
+
+--Chut, ne le répétez pas.
+
+--Et qui trouve-t-on dans cette cassine?
+
+--Sa fille aînée d'abord, avec son gendre: Wolfgang Etchepalao.
+
+--Ce gros, rose, qui a l'air en petit salé. On l'appelle le Prince du
+Pétrole, je ne me rappelle pas pourquoi.
+
+--Voici, expliqua Vitalis. Son père était à Bakou, chez des seigneurs
+turcomans, ou circassiens, à qui il était très dévoué; dévoué au point
+de passer les viandes à table--ou de faire les lits. Il défit si bien
+celui de l'institutrice allemande, étant, paraît-il, assez beau gars,
+qu'elle en conçut des espérances.
+
+--C'était le Prince!
+
+--On ne peut rien vous cacher. Mais l'homme dévoué, qui, fâcheusement,
+était déjà marié dans son Pays Basque, se sauva dans le Caucase, ou par
+là. Les riches seigneurs, qui ne pouvaient se passer de lui,
+l'envoyèrent supplier de revenir--par une sotnia de Cosaques. Lesquels
+le lièrent sur un cheval...
+
+--Comme Mazeppa.
+
+--Comme Mazeppa, et ramenèrent le tout à coups de sangle. Là-dessus,
+mariage chez le pope; et, entre tant, la première épouse étant morte,
+Wolfgang naquit légitime, ou à peu près. Toujours est-il qu'il ne peut
+renier Fraülein pour sa mère: c'est d'elle que vint la première galette
+et le premier pétrole; d'elle, ou plutôt de ses maîtres, tant elle avait
+su leur inspirer d'affection. Aujourd'hui, elle vit à Cambo; et le
+Prince, comme vous savez sans doute, s'est lancé dans les automobiles.
+
+--Si je le sais! C'est lui qui avait prêté la sienne pour ces infâmes
+Corridas, où elle remplaçait les picadors. C'est vrai que lui ne la
+montait pas; car en fait de bravoure...
+
+--Lui non plus. Mais mauvais, en revanche, avare, vaniteux...
+
+--N'en jetez plus.
+
+--Sa belle-mère l'adore à ce qu'il semble. Sa femme... un peu moins.
+
+--Et qu'y a-t-il plus--comme vous dites ici--continua Cérizolles.
+
+--Peuh. Les gens du cru, M. Lescaa, les Laharanne; les Aronsky, qui
+viennent d'arriver. Vous connaissez?
+
+--Les Harum-Scarum? Un peu. Aimables loufoques. Et lui, cartonne-t-il,
+ici?
+
+--Oui, depuis l'autre jour, qu'il y a un bout de partie. Et il s'enfile.
+
+--Votre patron aussi, dit Cérizolles à brûle-pourpoint. Car il joue, et
+gros.
+
+--Bah, une fois en passant.
+
+--Et ce n'est pas la première fois que vous entendez dire qu'il y
+laissera sa peau,--et celle de ses clients.
+
+--Allons donc! c'est l'homme le plus sûr...
+
+Mais ce sujet lui paraissait pénible. Il rompit les chiens.
+
+--M. Lescaa, dit-il, l'avez-vous jamais vu jouer.
+
+--Comme tout le monde dans nos douces Pyrénées. Chez nous, ce n'est pas
+l'amour qu'il faut dire, mais le baccara, tyran des hommes et des dieux.
+Votre cousin, c'est bien ce vieux homme, vaguement banquier: beaucoup de
+branche, des cheveux blancs, et des yeux rares, pleins de mépris et de
+feu.
+
+Vitalis fit signe qu'oui.
+
+--Oui je l'ai vu--et ressenti. Ah! quelles banques! Il aurait gagné les
+lustres s'il avait pris la peine de les décrocher. Et votre Beaudésyme
+ne joue jamais devant M. Lescaa, lui. Mais ni l'un ni l'autre, je pense,
+à Ribamourt.
+
+--Rarement, quoique l'occasion ne leur manque pas, cette année. Imaginez
+qu'il nous a crevé dessus tout un nuage de croupiers, de philosophes,
+d'aigrefins. Tous les portiers du paradis, quoi! et prêts à vous montrer
+le chemin de s'en aller avec les anges.
+
+--Je brûle de les voir. Si on rentrerait.
+
+Le soleil était déjà bas; la plaine d'Hargouët obliquement illuminée et
+comme florissante d'une moisson de lumière.
+
+--Hontou, est-ce que vous avez bu, demanda Vitalis au cocher.
+
+--O, o, Moussu: segü.
+
+--En route alors: au Casino.
+
+Et l'on partit, dans la poussière qui semblait d'or rose, et dans le
+bruit des grelots.
+
+--Vous verrez encore, chez Mme de Charite, un jésuite: le père
+Nicolle.
+
+--Je l'ai rencontré chez mes cousins Château-Gaillard, dont il a dirigé
+un de leurs fils. Et c'est un prêtre charmant.
+
+--Vous aimez donc les jésuites, demanda Vitalis, qui était jeune.
+
+--Un peu plus que Jansénius, répondit l'autre, en adoucissant un
+sourire sarcastique.
+
+Cérizolles fut à Castabala le lendemain. N'arrivant où que ce fût jamais
+qu'en retard, il y avait trouvé une compagnie assez nombreuse, partagée
+déjà entre le tennis et le croquet dont au loin s'entendaient les cris.
+
+Les alentours de Castabala figuraient, dans l'idée d'Herminie de
+Charite, un jardin à l'italienne. Il y avait des rocailles, quatre ou
+cinq ifs dans des terrines vertes. Plus loin, Diane moussue continuait
+de régner sur une cressonnière. A gauche, du même côté que la réunion,
+deux rangs de cyprès alternaient leur noirceur pointue jusques au seuil
+d'une rotonde en ciment, copiée à Trianon sur le temple de l'Amour. Mais
+lui, le dieu funeste et désirable y était remplacé par une de ces
+négresses qu'on fabrique par milliers, à Venise, pour les mauvais lieux.
+Celle-ci élevait vers le ciel, que plus rien n'irrite, deux lampes dont
+l'une, le globe en était cassé. Et Guiche l'avait dénommée Mme
+Othello. Tout autour s'arrondissait une table de marbre artificiel.
+C'est là qu'on servait le thé et que se tenait aujourd'hui Vitalis entre
+Mme Beaudésyme et Sabine.
+
+--Tiens, dit celle-ci, voilà M. de Cérizolles. Comme il est long. On l'a
+privé de pain, je pense, depuis longtemps.
+
+Il se dirigeait vers le tennis, après avoir, en contrehaut des jardins,
+longé le Castel, espèce de fabrique à la façon d'Hubert Robert, ornée de
+niches et de colonnes. La terrasse, qu'il traversait en diagonale,
+faisait voir des urnes, des sphinx, des balustres, mais où Mme de
+Charite avait mêlé des vases d'un bleu faux, prépanamites de style, dont
+l'émail s'écaillait. Ils lui rappelaient sa jeunesse, disait-elle avec
+une ingénuité que Sabine jugeait hors de propos.
+
+Mais il y avait de belles ombres, du gazon, des fleurs de France:
+glaïeuls, iris, pivoines, giroflées. Les giroflées étaient d'un or
+sombre, les pivoines pareilles à des flaques de sang; et les glaïeuls
+s'élançaient comme un désir du printemps.
+
+Plus loin c'était une prairie, telle qu'un grand bouclier vert, et qu'on
+eût dit descendante vers l'Ouze, que la gonflât une fécondité secrète.
+Les quatre chiens de Sabine y bâillaient au soleil, attendant peut-être
+qu'elle y vînt rouler avec eux l'impudence de son corps fantasque.
+Parfois, quand tout la tenait assurée qu'elle n'était que cinq, Guiche
+faisait «le poteau», figure de gymnastique où l'on se tient sur les
+mains en dardant des jambes; cependant que ses jupes, retombées en saule
+pleureur, découvraient, entre les bas et le pantalon, le double hiatus
+d'une chair mate au derme bistré.
+
+--Jambes divines! avait dit M. Dessoucazeaux, à qui le hasard les avait
+trahies, jambes de Diane à sa première communion; jambes dont la
+perfection cruelle inspire aux coeurs bien nés plus de religion encore
+que de désir.
+
+Enfin, à droite de la maison croissait un bosquet de cèdres, que Mme
+de Charite avait dénommé: la Pineraie, et dont les strates joignaient
+l'Orangerie à la pelouse du tennis. Celle-ci, fraîchement tondue,
+arrosée, brillait d'un vert d'oxyde, que des asphodèles, au hasard
+plantées par Guiche, tachaient de sang; et des gens qu'on y voyait
+courir en avant et en arrière, avaient l'air de figurer un quadrille, où
+parmi d'autres images mouvantes, était Wolfgang Etchepalao en pantalon
+et souliers blancs, et dont la chemise à raies groseille, ornée d'une
+cravate d'azur, faisait naître dans les coeurs, une espèce
+d'épouvante.
+
+Il reçut Cézirolles avec autant de cordialité que de bruit. Les _r_ lui
+roulaient dans la salive comme les olives sous la meule. Et, laissant
+là, sans plus d'excuses, les autres joueurs sur un avantage de leur
+part:
+
+--Je vais, dit-il, vous conduire à la mamân.
+
+Mme de Charite était au croquet, où son maillet languissant, effroi
+des partenaires, exilait sa boule aux cantons les plus imprévus. Elle
+accueillit le nouveau venu avec la même faveur qu'avait fait son gendre,
+quoique plus discrète, et le présenta à sa fille aînée, personne de
+beaucoup d'agrément, et qui se querellait avec le capitaine Laharanne,
+touchant le cercle du milieu qui avait sonné, ou qui n'avait pas. Elle
+s'interrompit pour tourner vers le jeune homme des yeux bleus un peu à
+fleur de tête, et la cerise de sa bouche.
+
+--Et si vous voulez, dit Herminie, épuiser toute la famille, vous en
+trouverez le reste sous le kiosque et le bouton. Mme Beaudésyme y est
+avec elle, et M. Vitalis Paschal aussi, je pense. N'est-ce pas votre
+ami?
+
+--En effet, répondit Cérizolles, et s'éloigna du croquet qui lui faisait
+horreur.
+
+--Vous n'avez fait que passer, Monsieur, l'année dernière, lui dit
+Basilida. Est-ce que votre ami Vitalis sera plus heureux, cette fois?
+
+--Je l'espère pour moi-même, répondit-il. Et je suis venu pour soigner
+mes nerfs détestables, parmi d'heureuses gens qui n'ont que faire de
+leurs eaux.
+
+--Pensez-vous donc, Monsieur, que nous vivions une éternelle bergerade?
+
+--C'est justement ainsi que j'imagine Ribamourt. Rien ne s'y passe, je
+le jure, que pareil à un roman blanc, entre gens qui s'aiment toujours.
+Et, de tous ces coeurs bien réglés, que rien ne gonfle, on n'en
+trouverait aucun, en l'ouvrant, qui nourrisse un rêve,--un remords,
+peut-être...
+
+Il la contemplait cependant, comme s'il attendait quelque chose. C'était
+un amateur de visages, Jean de Cérizolles, et qui croyait bien connaître
+celui-ci. Enfin il vit pointer, à son désir, les dents de la jeune femme
+sur sa lèvre qui s'empourpra. Mais il découvrit aussi dans ses yeux--ces
+beaux yeux bombés qui reflétaient, comme à Junon, l'extérieur des
+choses--un regard singulier. Ce fut comme si elle regardait, à travers
+lui, quelque chose derrière lui, flottante; mais si expressément, qu'il
+se retourna.
+
+Et Basilida, après quelques secondes mesurables, répondit, de cette voix
+qui était pareille à un écho profond:
+
+--...Un fantôme.
+
+Dans le silence qui suivit, ce fut soudain sensible que Guiche et
+Vitalis s'entretenaient à part, de leur côté. De nouveau Cérizolles, qui
+avait ses opinions sur les gens, guetta les dents blanches sur la lèvre
+rouge. Et de nouveau elles apparurent.
+
+Guiche, les jambes croisées, le menton sur ses deux paumes, disputait
+avec son compagnon.
+
+--Ah, si vous vous mettez avec maman! Du reste, ça ne vous profitera
+pas: elle ne peut pas vous souffrir.
+
+--Merci.
+
+--Qu'y a-t-il, sauterelle, demanda Mme Beaudésyme?
+
+La jeune fille se tourna tout d'une pièce, comme sur un tabouret de
+piano. Son col de guipure laissait voir un peu de chair couleur de
+pistache, et deviner, à travers le linge, tout un jeune ivoire, aux
+pénombres bistrées.
+
+Sa robe était d'un écossais émeraude, épinard et bleu, comme ses bas,
+dont laissait beaucoup voir cette attitude qui lui relevait les genoux.
+Ayant souri à Basilida, elle regarda avec une ingénuité peut-être
+équivoque, et jusqu'à le gêner, Cérizolles dont les regards ne pouvaient
+tout à fait démentir qu'il voyait des bas à carreaux, mais fort avant.
+Peut-être, les aimait-il.
+
+--C'est qu'il prend des airs, expliqua-t-elle, en désignant Vitalis avec
+son menton pointu, de trouver que je parle mal parce que je lui demande
+s'il y a beaucoup de cocottes, ces jours-ci, à Ribamourt.
+
+Mme Beaudésyme fit les gros yeux, et personne ne répondit. Sabine
+haussa un peu les épaules, et reportant sur l'étranger des prunelles si
+claires, si profondes, si variables, qu'elles faisaient songer à ces
+fontaines dans le roc, où l'on voit, au fond d'un abîme, des moires
+bouillonner:
+
+--Dites-le moi, M. de Cérizolles, fit-elle.
+
+--Mon Dieu, Mademoiselle, je ne sais pas. Mais peut-être qu'avec du
+papier...
+
+--Je vous parle des vraies, qui ont des chapeaux, et qui marchent sur la
+pointe. Ah, que ça m'amuserait de voir comment vous vous tenez ensemble,
+quand vous êtes seuls.
+
+--Peuh... fit-il, d'un air de doute.
+
+--Très peu, même, ajouta Vitalis, qui haussa les épaules en déclarant
+qu'il avait un mot à dire au Père.
+
+--Et moi aussi, dit Mme Beaudésyme: à propos d'un livre.
+
+--C'est donc votre directeur, demanda Guiche.
+
+--Oh, un directeur, répondit Basilida, c'est bien ambitieux. En
+province, nous nous contentons de confesseurs.
+
+Tous deux s'éloignèrent, laissant Guiche seule avec Cérizolles qui n'en
+sembla point enchanté, car au contraire des hommes, en général, il ne
+faisait point profession de pâmer devant ces bêtes et singulières: les
+petites filles.
+
+--C'est si amusant de se confesser, continua celle-ci inopinément, de
+_leur_ dire des choses...
+
+Cérizolles, surpris du timbre, et, si l'on peut dire, de la physionomie
+de sa voix, contempla ce visage si mobile que les moments, les aspects,
+en étaient insaisissables.
+
+--Je ne vous absoudrais pas sans pénitence, dit-il, peut-être sans
+discipline. C'est d'ailleurs la principale force des armées.
+
+Un éclair de rancune passa dans les yeux de la jeune fille.
+
+--Et des mamans, dit-elle. Ah tyrannie! Et quand on est délivré des
+terreurs, des larmes de l'enfance, et des mains maternelles, c'est pour
+tomber à celles des hommes: les hommes, oui, indulgents entre eux,
+inexorables pour nous.
+
+--Mais c'est de l'éloquence, interrompit Cérizolles, de sa voix
+sarcastique.
+
+Guiche était lancée, comme une cavale échappée du paddock. Elle
+n'écoutait rien.
+
+--En voilà un (du pouce, elle indiquait Vitalis, éloigné près de la
+notaresse), sous prétexte que nous jouions, enfants, à femme et mari, il
+se donne déjà les airs de ne rien pardonner.
+
+--Déjà? demanda l'autre.
+
+Sabine devint rouge, et sa joue comme une pomme mûrissante d'un vert
+ivoire, où commence l'écarlate à poindre.
+
+--Et savez-vous, continua-t-elle, pourquoi il me faisait la tête? Parce
+que je veux apprendre le violon; parce que je fais le poteau, quand je
+suis seule avec mes chiens...
+
+--Le poteau?
+
+--Oui, le poteau: tout le monde fait ça. Vous vous tenez sur les mains,
+les pieds en l'air. Ça fait que vous êtes aveuglé par vos jupes.
+
+--Je comprends, dit Cérizolles. Mes jupes.
+
+--Mais non... Enfin vous comprenez. Et puis il ne veut pas que je me
+promène seule dans le bois du Moulin. Et puis... Enfin, c'est un tyran.
+Que ferait-il de plus s'il était...
+
+Le jeune homme ne disait rien.
+
+--S'il était un mari, conclut-elle.
+
+--Les mêmes choses, sans doute; et vous aussi, à part le poteau... Mais
+ce bois du Moulin, il est donc tabou?
+
+--C'est loin des maisons. Il y passe des chemineaux, des journaliers de
+la Mine et, je pense, de ces demi-dieux qui avaient les oreilles
+pointues. L'an passé, on y a fait du mal à une jeune fille, une
+couturière, qui cherchait des champignons. On lui a... Je ne sais pas ce
+qu'on lui a fait. Oui, et pris son porte-monnaie.
+
+--Peut-être, en effet, serait-il plus sage de se promener ailleurs.
+
+--C'est si beau, voyez-vous. Il y a un bouquet de chênes, surtout; de
+très vieux chênes, avec de grandes pierres, qui font carrefour. Et on y
+est tout seul, tout seul... tout seul d'hommes, je veux dire.
+
+--Comment, tout seul d'hommes, s'informa Cérizolles languissamment. Il y
+a des lions, peut-être, comme dans la forêt des Ardennes.
+
+Guiche secoua la tête.
+
+--Est-ce que vous croyez à la mythologie, demanda-t-elle?
+
+--Mon Dieu, ça dépend de l'heure.
+
+--Vous riez, mais c'est une chose très vraie, au fond. En plein midi,
+l'été, quand les champs, les jardins, les bois, sont immobiles de
+chaleur; et que rien n'est en vie, rien que la source dans les herbes,
+avec sa voix cachée; ou bien cet oiseau, le martin-pêcheur, qui
+ressemble à un bijou bleu, lancé sur la rivière,--alors, il y a tant de
+choses qu'on devine autour de soi. Quelquefois, on dirait qu'il n'y en a
+qu'une, immense, qui respire et vous absorbe, comme si la terre tout
+entière n'était qu'une seule et même grosse bête. Alors, pour avoir
+peur--qui est si bon--on appuie l'oreille contre les vieux arbres, et
+l'on entend remuer ces espèces de dieux moitié bétail, qui dorment le
+jour, qui rêvent peut-être derrière l'écorce des chênes, à moins qu'ils
+ne s'échappent pour courir après les enfants... Comment les
+appelle-t-on, déjà.
+
+--Voilà. Quand ils portent quelque chose, ce sont des Télamons. On en
+fait des pieds de table et des consoles. Quand ils ne portent rien... eh
+bien je suppose que c'est comme dans Malbrouk. On n'a jamais su le nom
+du quatrième soldat.
+
+--Vous n'êtes jamais sérieux, dit-elle.
+
+--Mais si, mais si. Excepté...
+
+--Et vous êtes méchant, vous aussi.
+
+Elle contemplait d'un air assombri Vitalis qui s'en revenait avec Mme
+Beaudésyme. Il ne lui parlait pas; et, comme il se tenait tout près
+d'elle, son pas, tout son corps pour ainsi dire, épousait le rythme de
+la jeune femme; et, de même qu'on pense, après un concert, entendre ce
+que l'oreille ne distingue plus, peut être Sabine les devinait-elle
+pareils à deux instruments qui vibrent encore d'un accord évanoui.
+
+Cependant Basilida, entendant marcher derrière elle, reconnut le Père
+Nicolle qu'elle n'avait pas eu jusqu'ici le loisir de consulter sur sa
+lecture, et s'arrêta. C'est un livre, expliqua-t-elle, que lui avait
+prêté M. Cassoubieilh «avec d'autres bouquins», comme il disait.
+
+--Ils sont tous excellents, j'en suis sûr, dit le Jésuite, sans
+spécifier davantage.
+
+Il s'agissait du «Traité de la nature et de la grâce», de Malebranche,
+et qui, jadis, fut mis à l'index sous Clément XII, Pignatelli, et qu'on
+y avait oublié depuis, sous la poussière sacrée d'une théologie dont les
+gens du monde sont moins curieux que dans le grand siècle.
+
+--Et d'ailleurs, continua l'ecclésiastique, puisque M. Cassoubieilh le
+juge édifiant!
+
+--Mais je ne pense pas qu'il l'ait lu.
+
+Le P. Nicolle dissimula mal un sourire:
+
+--Faites ce qu'il fait, conclut-il. Ne faites pas ce qu'il dit.
+
+Ils approchaient du kiosque. Vitalis, qui avait pris l'avance, devant un
+débat qui lui était obscur, y aidait Mme de Charite à servir le thé.
+C'est à dire qu'il changeait la pince à sucre de place, ou regardait le
+soleil à travers une carafe pleine d'un vin couleur de peau d'orange.
+
+--C'est que, reprit Mme Beaudésyme plus bas, j'aurais besoin d'un
+tonique, en fait de lecture. L'_Imitation_, c'est tout le contraire. Et
+puis je ne l'aime plus... à moins que je ne l'aime trop.
+
+--Mme de Chantal a dit quelque chose comme cela, dans une de ses
+heures d'aridité. Mais, si vous voulez, Madame, je me permettrai de vous
+prêter un livre ou deux plus substantiels.
+
+Et avec un air de demi-interrogation, il ajouta:
+
+--Sous l'aveu de votre confesseur...
+
+--N'ayez pas de doute, mon Révérend Père, à ce sujet. Il y a longtemps
+que M. Cassoubieilh me laisse carte blanche.
+
+--Mais pardon, interrompit le Jésuite. N'est-ce point Jean de Cérizolles
+que j'aperçois sous le kiosque?
+
+--Le jeune homme qui, de son côté, avait reconnu l'ecclésiastique, se
+leva pour venir au devant de lui, et tous deux se mirent à causer,
+tandis que Guiche circulait, offrant des tasses.
+
+--Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre cousin Château-Gaillard,
+interrogea le P. Nicolle, qui, naguère, rue des Postes, avait tenté de
+diriger sur Saint-Cyr cet aimable meneur de cotillons, à qui il donnait
+des répétitions.
+
+--Pas très, mon Père. Et je n'ai assurément pas besoin de vous annoncer
+un mariage que vous avez dû connaître avant moi.
+
+--On m'en a fait part, en effet; et c'est rassérénant un mariage comme
+cela, bâti à l'ancienne. Celui-ci est de ce solide appareil de
+demi-mésalliance, à qui l'on a dû, chez nous, les plus sûrs
+foyers.--Merci, Mademoiselle. Les enivrements nous sont interdits.
+
+--A moi aussi, Mademoiselle, quand c'est de l'eau chaude.--Oui, c'est
+comme ces angles, dont la somme est toujours un droit.
+
+Armand de Château-Gaillard, fils posthume du colonel Château-Gaillard
+brillamment tombé jadis sous la révolte de Bou-Amema, épousait la fille
+d'un maître de forges.
+
+--Armand est tout de même un peu jeune, reprit Cérizolles.
+
+--Bon, voilà que vous cherchez des excuses à ne pas l'imiter.
+
+--Mais, mon Père, répliqua le jeune homme en riant, c'est que je ferais
+un trop bon mari. Me voyez-vous rendant ma femme heureuse: je serais
+perdu de réputation.
+
+--Bah, on peut toujours s'arranger pour faire souffrir les gens, affirma
+Guiche qui sauta à pieds joints dans le dialogue. Vous n'auriez qu'à la
+priver de dessert...
+
+Une fois de plus, Jean dévisagea la jeune fille avec un peu de méfiance.
+
+--Sabine, intervint Mme de Charite, au lieu de nourrir la
+conversation, tu ferais mieux de désaltérer M. de Cérizolles.--Un doigt
+de vin d'Espagne, Monsieur?...
+
+--Mais, maman, il n'y a que du Porto, et qui est en Portugal, observa la
+fillette, d'un air si insolent que Vitalis, pour un moment, ne lui
+trouva plus les jupes assez courtes.
+
+Cependant, elle avait apporté le vin sur l'assurance de Cérizolles qu'il
+en boirait malgré la géographie.
+
+--Ah, ah, belle mamân, intervint tout à coup, de sa voix grasse,
+Etchepalao qui revenait du tennis: toujours printanière. Et, à moins
+d'être aveugle, comme on connaît ses saints...
+
+Et il se mit à rire, à grands éclats, tout en lorgnant le corsage
+fructueux de Mme de Charite, qui, d'un air contraint, tâcha de
+sourire; tandis que Mme Beaudésyme, assise à côté de Vitalis,
+murmurait quelques mots où sonne celui de: goujaterie; et que Jean,
+l'ayant dévisagé avec sa languissante insolence, se versait du vin.
+
+Mais le Jésuite, que cette compagnie plus nombreuse qu'il ne pensait,
+et, peut-être, moins discrète, effarouchait un peu, avait disparu
+secrètement.
+
+--Moi aussi, j'en veux, petite soeur, avait repris Etchepalao.
+Croyez-vous que ça ne donne pas soif de jouer le tennis quatre heures de
+rang. Voyez ma chemise, tenez.
+
+--Non, dit Sabine.
+
+--Si c'était belle mamân, elle en serait comme au sortir de la douche...
+à part, bien entendu... et tout.--Sauf votre respect, l'abbé... Tiens,
+où est-il passé, le ratichon?
+
+--Tenez, dit Guiche, en lui versant à boire pour qu'il se tût.
+
+--C'est que je ne suis pas une sauterelle, moi.
+
+--Et vous chaud, intervint le capitaine Laharanne. Quoique ça, tout
+mafflu que vous êtes, vous vous remuez pas mal, au tennis: jambes de ci,
+bras de là, balle dehors.
+
+--J'ai ça dans le sang, voyez-vous.
+
+--Vif comme le pétrole.
+
+--Il est certain, dit Cérizolles, qu'avec de l'entraînement vous auriez
+fait un sauteur, un joli sauteur, oui, et l'habitude des affaires.
+
+--Vous rigolez, mais c'est vrai, au moins. Tenez, voulez-vous faire un
+bettinngue?
+
+--Voyons, Wolfgang, s'écria sa femme: tu as déjà fait fuir le Père, avec
+tes clameurs. Laisse M. de Cérizolles tranquille. Il est à Ribamourt
+pour se reposer.
+
+--Et je me moque, moi. Je défie tout le monde sur la pelouse, à pieds
+joints, ou avec élan. Le champ contre Etchepalao! Voyez la cote...
+
+--C'est trop loin, le tennis, fit Cérizolles. Mais je vous parie un
+goûter sur l'herbe pour tous ces Messieurs Dames.
+
+--Quoi, pour tout le monde, reprit Etchepalao, dont les instincts de
+paysan basque se firent jour.--Et ils gagneraient toujours, alors.
+
+--Espèce de rapiat, vous ne voulez pas jouer un pique-nique. Je vous
+parie un goûter, donc, que vous ne sautez pas çà, et la balustrade bien
+entendu.
+
+Du doigt, il indiqua le guéridon rustique, couvert de tasses, de
+cristaux, de pâtisserie, et, derrière, entre le toit de chaume et la
+galerie de bois, un vide de deux mètres environ.
+
+--Poussière! Sortez, Madame, cria-t-il à la comtesse Aronska, qui était
+assise auprès.
+
+--Ah, mon Dieu, mon cher, fit la Polonaise, saisie.
+
+--Et ma vaisselle, implora Mme de Charite.
+
+Et sa vaisselle, en effet. Déjà Wolfgang, d'un élan formidable, après
+quelques pas de course, avait sauté, et donné de la tête contre une
+solive, d'où il retomba, partie sur le guéridon, partie sur la négresse
+éclairant le monde. Un fracas de verre, de céramique brisés, les jurons
+d'Etchepalao que Laharanne relevait en riant, les cris des dames enfuies
+qui levaient leurs jupes, se mêlèrent dans l'or du soir.
+
+Seule, Mme Etchepalao ne bougeait point. Adossée aux balustres, elle
+contemplait Cérizolles d'un air qui l'étonna. Elle le remerciait si
+visiblement de la part qu'il avait prise au désarroi de son mari; le
+sourire de sa bouche était si soumis, ses yeux si caressants qu'il la
+vit tout à coup comme elle était, charmante.
+
+Il s'approcha d'elle, et, lui baisant la main comme s'il prenait congé:
+
+--Je vous demande pardon, dit-il, en souriant aussi.
+
+Les ombres étaient déjà longues sur la prairie dont elles semblaient
+ronger l'herbe d'or, tandis que, plus bas, un brouillard laiteux se
+levait sur la rivière.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+L'ÉMEUTE
+
+
+Le bois du Moulin, haute futaie devenue communale sous la Terreur, se
+déploie comme un éventail dont le manche toucherait à Castabala, tandis
+que les rayons en trempent dans l'Ouze. Sur la rive, s'achève la ruine
+d'un moulin banal, où ressortissait le hameau de Curte. Là, un cintre de
+porte dont les claveaux sont retenus encore par une clef aux armes des
+Talleyrand, rappelle qu'au XVIIIe siècle quelques bourgeois de
+Ribamourt, dont les métairies y devaient leur blé, c'est à cette antique
+maison, et depuis l'abbé de Périgord illustre, qu'ils l'avaient racheté
+pour en abolir les droits quant à leurs terres.
+
+Cette vente mettait fin à un long procès où ces bourgeois s'étaient
+réclamés en vain des coutumes de la Vicomté. Aussi faut-il remarquer
+que, depuis Henri IV, l'esprit de la monarchie, représenté par ses
+officiers ou même par les parlementaires de Pau, tendit à soumettre bien
+des libertés et d'usages du pays à des droits féodaux souvent
+incertains, inspirés des provinces voisines; soit que ceux-ci, étrangers
+à la politique, l'inquiétassent moins que ces Fors de Béarn, quelque peu
+républicains et soutenus naguère par les Huguenots, deux fois suspects à
+des souverains qui n'avaient plus partie liée avec le peuple, soit plus
+simplement pour obéir aux lois de l'analogie où les codes ne sont pas
+moins soumis que les grammaires.
+
+C'est dans ce bois, en dépit de Vitalis, des chemineaux, des Faunes, que
+Sabine se promenait sur les onze heures, environ, du matin. Les chiens,
+que l'appât des viandes retenaient à la cuisine, ne l'ayant pas suivie,
+elle se trouva seule loin des maisons.
+
+Quatre ou cinq rocs, tachetés d'un lichen couleur d'or s'y chevauchaient
+selon une espèce d'ordonnance. Il semblait qu'on eût jadis tenté
+grossièrement de les épanneler: l'un d'eux, en forme de table et posé de
+biais, la substance obscurément sanglante, mais ternie par l'âge et la
+mousse, en était creusée d'un trou dont une strie prolongeait
+l'ouverture. Aussi, quelques érudits dont la science se bornait aux
+limites de l'arrondissement, avaient-ils dénommé cet amas de blocs,
+l'autel des Druides. Mais M. Dessoucazeaux, moins hasardeux, ne leur
+donnait, dans son _Vade mecum Cassitéride_, que le nom de Pierres
+Couchées. Il n'en était pas moins que ce bosquet, où le toit spacieux
+des chênes étouffait toute autre verdure comme aussi l'éclat du soleil,
+et les bruits même d'alentour, inspirait une espèce de religion aux
+paysans béarnais, pour si peu qu'ils soient crédules au mystère.
+
+Et sans le bien savoir, c'est peut-être d'avoir peur que cherchait
+Sabine, sous ces voûtes dont la ténèbre, mais la transparence, faisaient
+songer aux abîmes de la mer. A travers le silence odorant des bois, le
+seul bruit de ses pas lui suggérait l'écho d'une autre présence.
+Oppressée de chaleur, elle se laissa tomber sur le versant d'un bloc de
+pierre, et déboutonna le haut de son corsage. Un peu de ses jeunes
+seins, dont l'éclat mat brilla dans la verdeur de l'ombre, était comme
+d'une ondine au fond de l'eau. Elle-même, il lui semblait être au
+coeur d'une émeraude. Elle avait croisé les bras derrière sa tête, et
+ce geste qui lui avait fait respirer l'odeur et l'acidité de son propre
+corps, la fit songer à ces violettes qui fermentent au soleil après une
+pluie d'orage.
+
+Sabine fronça les narines voluptueusement, les yeux clos. C'est cela, se
+dit-elle, que pensent les chattes toutes seules, en se caressant contre
+un meuble. «Ah, soi-même ne pouvoir s'aimer.»
+
+Tout l'accablait de langueur, la tiédeur de ce jour immobile, l'odeur
+des feuilles, le silence profond. Soudain elle se cambra comme un arc;
+ses jambes battirent brusquement sous sa jupe, sa tête se renversa plus
+en arrière... Et quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut un peu d'azur
+à travers les branches.
+
+Sabine s'était reprise à écouter le mutisme des choses. Qu'elle se
+sentait seule au milieu de l'ombre ronde et verte. Elle pourrait crier
+ici de toute sa gorge: personne ne l'entendrait.
+
+Pourtant elle se sentait enveloppée d'une présence sourde, innombrable,
+puissante. Si près de la terre, elle était comme un enfant qui, blotti
+au giron d'une femme endormie, en écoute battre le coeur. Qui me
+dirait, songea-t-elle, tout ce qui respire, parmi les choses; tant
+d'êtres que l'on ne connaît pas. Ces dieux nus dont elle riait l'autre
+jour, qui se cachent sous l'écorce des chênes et sentent la chèvre... on
+dit que ce sont des démons: s'il y en avait pourtant! et d'autres moins
+distincts, mais plus terribles encore, dont on est parfois frôlé dans
+ses rêves. Elle plongea ses regards au fond de la forêt: rien ne
+bougeait et ne semblait vivre, ni aucun souffle jusqu'en haut des
+branches, qui agitât l'odorante immobilité. Mais ce n'était que le
+sommeil d'une vie sans limites. Enivrée et lasse, dans l'implacable
+midi, l'âme de la terre dormait.
+
+Et voici, tout à coup, qu'il lui semble d'entendre marcher derrière les
+arbres. Oui, l'on dirait un pas, très loin ou tout près. Et quelle
+chose! Un pas nu. Baigneur de hasard; satyre, chemineau, enfants de la
+terre, mystère ou peut-être péril? N'a-t-elle pas vu luire, à travers
+les feuilles, un regard semblable à ces yeux que lui fait, quand ils
+sont seuls, Me Beaudésyme? Et les branches s'entr'ouvrent:
+
+--Bonjour, Mademoiselle Guiche, dit le notaire. Vous n'avez pas peur, si
+loin...
+
+--Non, balbutie la jeune fille. C'est-à-dire... Bonjour, Monsieur.
+
+Avec ces étranges yeux, toujours, il approche. Il n'est pas pieds nus,
+mais en espadrilles, et porte un fusil qu'il pose contre le fût d'un
+chêne, et s'assied sur le bord de la pierre, à la gauche de l'enfant qui
+recule en rabattant ses jupes, afin peut-être de lui faire place.
+
+--Ah, vous êtes toute seule, reprend-il, en faisant voir l'éclat aigu de
+ses dents de loup. Moi aussi, Ernaütou est au diable, avec les chiens.
+Et quelqu'un m'a dit...
+
+On dirait qu'il parle pour parler. Ses yeux sont fixés sur ce triangle,
+en haut du corsage, sur cette chair d'un blanc de germe. Il respire plus
+fort et demeure silencieux. Mais, tout à coup:
+
+--Je vous ai connue si petite, dit-il.
+
+Lentement, sa grande main velue de rouge rampe sur le roc, comme une
+bête, remonte vers l'enfant fascinée, vers sa taille, et sur sa hanche
+gauche se pose enfin.
+
+--Mais vous êtes... encore une petite fille, n'est-ce pas?
+
+On dirait qu'il est près de bégayer.
+
+--...petite fille... ma... toute petite...
+
+Elle sent la grande main tourner autour de ses hanches maigres. Il lui
+semble ne pouvoir plus jamais bouger, comme lorsque on s'endort. Lui
+aussi semble pétrifié, et moins terrible à voir ainsi. Ses paupières
+blanches sont à moitié rabattues sur ses yeux; elles font penser à
+celles d'un dindon. Et Guiche rirait peut-être, si elle osait violer le
+silence retombé sur eux.
+
+Mais tout à coup une cloche a tinté dans le voisinage; la cloche de
+Sainte-Marthe qui sonne l'Angélus d'une voix mince, tel un filet de
+fumée dans l'air chaud. Et elle évoque la ville, qui n'est pas très
+loin, les chars sur la grand'route, le déjeuner dans la salle à manger
+jaune et noire, d'autres choses encore, familières. Elle pénètre le
+silence sous le feuillage ténébreux et perce l'accablement de la
+chaleur; elle brise les sortilèges du Démon Méridien.
+
+Et Guiche, avec un cri, a sauté sur ses pieds. Déjà la voilà qui court;
+ses jupes dans la main, aussi agile, aussi tremblante que le lézard sur
+la muraille; qui court vers les maisons, vers les hommes, tandis que la
+poursuit, à travers le bois, un ricanement de bête ou de dieu.
+
+A moitié chemin, sous le couvert encore, Sabine entendit parler, et mal
+remise encore de ses frayeurs, ralentit le pas. Elle respira mieux de
+reconnaître sa soeur en compagnie de Cérizolles; quoique le spectacle,
+en d'autres temps, ne l'eût réjouie peut-être qu'à moitié. Le jeune
+homme s'était rendu, depuis quelques jours, fort assidu à Castabala, où
+on l'attendait à déjeuner ce matin-là même; et les deux promeneurs
+étaient sans doute sortis sous le prétexte de venir la chercher.
+Cependant, arrêtés sous un arbre, ils ne paraissaient pas y songer
+guère. Clarisse, la tête baissée, contemplait ses ongles; son compagnon
+lui parlait de près. Malgré tout, et qu'il y eût quelqu'un qu'elle était
+bien sûre de préférer à Cérizolles, de le voir auprès d'une autre
+empressé, lui était une secrète offense. Et elle aurait bien voulu
+entendre ce qu'ils disaient, en sorte qu'elle se mit à marcher sur le
+côté herbeux du chemin, en évitant les pierres. Mais elle ne put saisir
+que quelques paroles sans suite du jeune homme. Clarisse lui répondant
+d'une voix plus sourde.
+
+...personnes indignes de vous, venait-il de prononcer, lorsqu'un caillou
+qui roula sous le pied de Sabine dénonça son approche. Cérizolles recula
+jusqu'au milieu du sentier, et Clarisse, qui releva la tête, rougit en
+reconnaissant sa soeur.
+
+--Nous te cherchions, dit-elle.
+
+--Et je vous trouve, répondit la jeune fille, déjà remise de ses
+émotions.
+
+--Tu as même l'air d'avoir couru pour ça. Et si tu reboutonnais ton
+corsage?
+
+Sabine, en rougissant à son tour, répara le désordre de son vêtement non
+sans lorgner Cérizolles par un coup d'oeil en-dessous.
+
+--Qu'est-ce que c'est, demanda-t-il. Vous ayez l'air d'avoir pris la
+fuite. Est-ce que vous auriez rencontré le loup, Mademoiselle Guiche?
+
+--Je m'appelle Sabine. Et Wolfgang, ajouta-t-elle avec un regard filtré,
+qu'avez-vous fait de Wolfgang?
+
+--Il dormait encore, expliqua Mme Etchepalao.
+
+--Comme le meunier.
+
+--Sabine!
+
+Cérizolles jugea bon d'aiguiller le dialogue sur d'autres voies.
+
+--Madame votre soeur, dit-il, parlait d'aller en ville pour jouir du
+spectacle...
+
+--Quel spectacle?
+
+--Les Part-Prenants sont très montés, paraît-il, contre votre parrain et
+autres sachems du Comité..... des Eteignoirs, comme ils disent. Je ne
+sais pas de quoi il s'agit; mais enfin, une révolution, c'est toujours
+drôle.
+
+--Justement Clarisse est en robe rouge. Elle pourra nous servir de
+drapeau, de façon qu'on ne nous fasse pas de mal. Vous le tiendrez par
+la hampe; et moi je chanterai l'Internationale.
+
+--Vous la savez donc?
+
+--Un peu, depuis que nous avons eu la bonne panne, ma tante et moi, dans
+un chemin creux de Sèvres. C'était le soir, il passa trois zouaves qui
+la chantaient, sous les étoiles. C'était poétique.
+
+--Tu es assez dépeignée pour la chanter au naturel, dit Clarisse, non
+sans aigreur, à la jeune fille, dont les cheveux, en effet, laissaient
+leur noire crépelure pendre sur ses épaules, impatiemment.
+
+--Personne n'est venu pourtant me décoiffer. Et je n'avais pas mes
+chiens.
+
+--Quoi, intervint Cérizolles: votre ami le Grand Pan n'est pas venu vous
+faire sa cour?
+
+--Il a fait son apparition, mais il m'a paru si peu convenable, que je
+l'ai envoyé se mettre en flanelle grise, répondit Sabine, en toisant le
+complet de leur compagnon.
+
+Le retour à Castabala interrompit ce dialogue. Clarisse y pensa démêler
+que sa soeur était jalouse de Cérizolles, encore qu'elle lui crût de
+l'inclination pour Vitalis. Or, elle voyait juste, et, du reste, plus
+profondément que Sabine elle-même, qui était, surtout qui croyait être,
+fort évaltonnée par trois années passées à Paris, chez une vieille
+indulgente tante. Celle-ci, logée à la montueuse rue de Villejust,
+l'envoyait sous la garde d'une gouvernante engourdie par l'âge, suivre
+les cours des dames Le Sicton, rue de Verneuil. Cet externat pour jeunes
+personnes, fort apprécié sous la monarchie de Juillet, avait un peu
+déchu depuis. Les courses en tramway le long de la Seine, la
+conversation de ses amies de classe, dont deux ou trois Péruviennes,
+quelques livres dérobés avaient donné à Sabine une idée peu cohérente du
+monde. Elle s'y croyait tenue d'honneur d'être une coquette, d'en avoir
+les appétits, la vanité. De même qu'un jeune homme se blase à froid, se
+pervertit, satanise, elle croyait presque sincèrement s'être soi-même
+accouchée de son type, et, sincèrement réaliser l'idéal de l'ingénue
+éclose en vice.
+
+Tout de suite au sortir de table, Etchepalao s'était mis à faire la
+sieste, et Cérizolles à l'en arracher. Lui, de ses pieds, de ses
+ronflements, remplissait un petit salon, dont les meubles grèles, tendus
+de guirlandes, passés au blanc de Ripolin, donnaient à Mme de Charite
+des illusions Louis XVI. Et ils tremblaient sous le dormeur.
+
+--Ah, mon Dieu, laissez-le dormir, disait cependant Clarisse.
+
+Mais Cérizolles qui aurait voulu l'entraîner dans l'émeute, insista,
+malgré que Wolfgang accueillît ses appels par des grognements.
+
+--Etché! Etché!
+
+Il se montra enfin par la porte entr'ouverte, en bras de chemise à
+plastron couleur de groseille, et dont la patte débordait son pantalon.
+Un peu de ventre bombait entre les pans disjoints de son gilet; et, dans
+sa face rasée, ronde, rouge, plaquée de cheveux jaunes et rares,
+clignaient, sous peu de cils, des yeux vert sale.
+
+--Pourquoi faire m'appelez-vous--et tout, demanda-t-il avec des
+bâillements qui lui faisaient ouvrir le vide énorme de sa bouche aux
+lèvres plates et pâles.
+
+--Vous ne venez donc pas à la bataille?
+
+--Mon cher, vous savez si j'ai peur...
+
+Avec la tête, Cérizolles affirma que non; mais sans que l'on sût de
+quoi.
+
+--...Quand c'est un vrai danger. Tout ce potin-là, c'est des histoires
+d'enfant, et qui ne me regardent pas. Qu'il se débrouille, le vieux
+Lescaa, je ne suis pas son héritier. Vous voudriez qu'en son honneur
+j'aille me faire casser la tête--et tout.
+
+--Mais puisque ça n'est pas un vrai danger.
+
+--Eh justement, c'est ce que je dis.
+
+--Alors vous me confiez Mme Etchepalao.
+
+--Je vous crois bien; et la petite aussi; et la mamân, si elle en veut.
+Les femmes, il ne leur arrive jamais rien. Ah, rappelez donc à Clarisse
+de prendre, chez Trébuc, un livre que j'ai fait venir, sur les Bovidés
+du S. O.
+
+--Ah oui, dit le jeune homme: comme qui dirait..... oui, je vois ça
+d'ici.
+
+Ils partirent pour la ville, Cérizolles flanqué d'une Clarisse en satin
+chaudron broché à fleurs rouges; et de Guiche en écossais noir et bleu,
+avec une jupe, dont la brièveté, qui scandalisait Vitalis, lui semblait
+aujourd'hui encore, comme aux vacances d'autrefois, faite à souhait pour
+un de ces châtiments après quelque escapade, où, de sa mère, la
+condamnaient les mains sonores. Comme Guiche l'avait remarqué,
+Cérizolles était en suite de flanelle grise. Mme de Charite se disait
+que ce groupe tricolore, sur la route, c'était «distingué». Elle les
+avait accompagnés jusqu'au portail en fonte d'art, et d'art moderne, où
+«sur les pylones», comme elle-même disait aussi, se lisait en lettres
+gothiques: Castel Castabala.
+
+--Je vous les prête, dit-elle à Cérizolles, en lui désignant l'une et
+l'autre jeune femme, et le salua d'une moue mutine de ses lèvres couleur
+de cerise à l'eau-de-vie.
+
+Herminie de Charite, née Scarpa, d'un revendeur au Mont de Piété, voilà
+quarante ans de cela, hélas ou quelques années avant, n'avait pas
+renoncé à plaire. Mais elle savait s'effacer devant ses filles, devant
+Clarisse surtout qu'elle aimait pour lui rappeler les agréments de sa
+jeunesse. Au prix du double ou triple enjeu que jouent les mères bien
+conservées, Jean de Cérizolles commençait de lui apparaître comme une
+figure d'atout. Cela ne lui aurait pas été désagréable de mener un flirt
+avec lui: elle ne s'avouait pas bien jusqu'où. D'autre part, c'eût été
+pour Sabine un parti inespéré. Mais la chance paraissait petite, il est
+vrai, au peu d'empressement que le jeune homme montrait envers Guiche.
+Restait Clarisse, qui, manifestement, l'intéressait beaucoup davantage.
+Et, pour singulier que cela paraisse, Mme de Charite qui, peut-être
+n'aimait pas son gendre autant qu'elle avait l'air, se serait accommodée
+de voir aller très loin cette sympathie qu'ils laissaient, l'un pour
+l'autre, percer déjà. On voit qu'à ses calculs confus, cette mère de
+famille n'apportait pas de jalousie. Guiche, en ce point comme en plus
+d'un autre, ne tenait pas beaucoup d'elle.
+
+Elle faisait, en ce moment, assez triste mine à côté de sa soeur et de
+Cérizolles, qui semblaient tour à tour l'oublier ou la traiter en petite
+fille. Que si, pour divertir sa pensée, elle songeait à Vitalis, l'image
+de Mme Beaudésyme lui en gâtait le plaisir en se dressant devant son
+rêve. Et il lui semblait voir dans ses mains cette épée de feu qui garde
+les portes du paradis.
+
+A mesure qu'on se rapprochait du bourg, Sabine cherchait du regard
+quelques signes de l'émeute annoncée, mais vainement ne voyait rien.
+Entre les peupliers que déjà rouillait l'été dans son déclin, la route
+déroulait son vide éclatant. Une victoria de louage toute tintante de
+grelots, qui faisait voir son postillon en noir et rouge, les croisa à
+grande allure: le temps d'apercevoir une fillette d'une pâleur de craie,
+en gouttière, à côté d'une grosse femme. La poussière, un instant
+épaissie en nuage, se dissipa, s'évanouit. On était à l'entrée de la
+grand'rue, et tout semblait paisible.
+
+Cérizolles avait pourtant dit vrai: les habitants faisaient éclater
+aujourd'hui des rancunes longtemps nourries, mais contenues, et dont il
+n'est pas inutile de donner quelque éclaircissement.
+
+Il faut d'abord se représenter Ribamourt comme une ville cristallisée
+autour d'un bloc d'étain.
+
+Gaston Phoebus et ses premiers successeurs favorisèrent cette espèce
+de floraison minérale par des privilèges que la Monarchie et la
+Révolution n'avaient pas tous détruits, et qui soutinrent la prospérité
+de cette petite ville, dont, aux XVe et XVIe siècles, les
+fonderies de canons ou de cloche achetaient le minerai. Là naquit, d'une
+population en partie étrangère au Béarn, une bourgeoisie intelligente et
+riche, mais qui fut décimée par les guerres de religion, abêtie et
+raréfiée ensuite par deux siècles de vices sournois et de mariages
+consanguins, amoindris encore par la Révolution, qui lui fut contraire
+comme elle le fut partout à cette partie de la bourgeoisie française qui
+eût fondé un patriciat, si l'anoblissement n'avait ouvert à la richesse
+des chemins aisés.
+
+Aujourd'hui, elle n'était représentée en son éminence ancienne que par
+quelques petites dynasties telles que les Beaudésyme dont il y avait eu
+des magistrats et des officiers; les Paschal, qui, pour la plupart
+depuis Louis XV, vivaient «noblement» sur leurs terres; les Lescaa, et
+cinq ou six autres familles: celle du curé Cassoubieilh, par exemple,
+qui avait fourni plusieurs ecclésiastiques de valeur, entre autres le
+dernier évêque de Navarrenx, dont la succession restait ouverte depuis
+quatre ans. Encore ces divers groupes ne comptaient-ils presque plus de
+représentants mâles.
+
+Cette classe qui avait surtout conservé du passé l'avarice et les plus
+basses vertus, et qui allait depuis l'Onagre jusqu'à Lubriquet-Pilou,
+avait toujours été la seule aristocratie de Ribamourt, où de tout temps
+la noblesse fut pauvre et rare; et, pendant quatre siècles, elle seule
+avait élu un conseil de notables qui gérait la ville et trois villages
+voisins, ses vassaux: Mesplède, Athos, Le Hameau.
+
+Dans le reste des Mortiripuaires, bien plus nombreux qu'à l'origine,
+sandaliers de Saint-Éloi, artisans de tous métiers, petits boutiquiers,
+se trouvait la plupart des Part-Prenants. On nommait ainsi les héritiers
+des premiers occupants de la Mine. Ils en étaient propriétaires avec
+l'État, sous le contrôle de qui ils la louaient à une Compagnie
+Fermière contre une redevance proportionnelle à la production. Ces
+Part-Prenants, dont les parts, selon les règlements primitifs, étaient
+restées héréditaires et inaliénables, nommaient pour cinq ans, et du
+même coup prenaient pour toujours en haine un Conseil chargé de régler
+les rapports compliqués de la Compagnie Fermière avec ces privilégiés
+qui, n'étant pas loin de se prendre pour un Patriciat, en avaient les
+vues étroites, en même temps que la méfiance et les caprices populaires;
+menés qu'ils étaient le plus souvent par des gens étrangers à leurs
+affaires.
+
+De tous les Eteignoirs, comme on a vu qu'ils nommaient leurs délégués,
+le plus en vue comme le plus haï était Diodore Lescaa, homme profond,
+digne d'être chef, qui le laissait percer malgré les efforts qu'il
+faisait pour se tenir dans les coulisses;--et dont le vice fut surtout
+qu'il méprisa toujours ceux-là mêmes qu'il aidait.
+
+Cette hostilité latente, aussi vieille que Ribamourt, avait été
+longtemps réprimée par des cadres sociaux rigides; plus tard par
+l'influence conciliée du Patronat et du Clergé. Mais ces deux forces, la
+seconde surtout, ont été, à Ribamourt comme ailleurs, peu à peu mises en
+question de divers côtés; attaquées par un calvinisme qui applique à la
+politique les procédés de sa rigoureuse hypocrisie religieuse, châtiées
+par les lois, et, d'autre part enfin, traitées par _La Corde_ de
+Toulouse, le _Petit Conseiller_ de Bordeaux, et autre presse «à
+responsabilité limitée» ainsi que s'expriment les prospectus de
+Finances, traitées comme un libre-penseur ivre fait avec joie d'un mur
+d'Église. Les Part-Prenants de Ribamourt, abstraction faite une fois
+pour toutes des gens payant l'Impôt qui en faisaient partie, offraient
+aujourd'hui, à la première main sale venue, toutes les prises d'une
+masse populaire. Mais le chef-d'oeuvre d'ailleurs involontaire de
+leurs meneurs fut de persuader à ces ardents fauteurs de privilèges
+qu'ils étaient socialistes, confusion assez bouffonne dont on a vu les
+premiers germes dans les vers déjà cités de la _Mortiripuaire_ de 48.
+
+Quand un coup de mine fit affleurer, vers 1880, les eaux minérales dont
+l'habile docteur Béchut, mort depuis, sut persuader qu'elles
+guérissaient les maladies nerveuses, la Compagnie Fermière les exploita
+tout de suite à son profit exclusif, sans que personne protestât que
+mollement. Mais au Conseil élu en 1900, entrèrent M. Lescaa, M.
+Dessoucazeaux, les deux notaires de Ribamourt, le curé Puyoo, qui déjà
+visait à la députation en se mêlant de socialisme chrétien, et quelques
+autres personnes résolues à faire améliorer la position des
+Part-Prenants, à qui la Société Fermière continuait de payer un quart
+tout juste du produit net des Mines, ce qui valait à chacun de vingt à
+vingt-cinq francs par an. Depuis un demi-siècle, la meilleure année
+avait produit trente-six francs.
+
+Tout de suite l'Onagre prit l'affaire en mains; et, au lieu d'un Sénat,
+ce fut un dictateur que l'on eut. Mais la Société céda et s'engagea à
+verser le cinquième de tous les bénéfices, qu'ils vinssent de la Mine ou
+des Eaux; en garantissant à chaque Part-Prenant pour les années maigres
+un minimum de cent francs. Le contrat, approuvé d'abord par le Conseil,
+fut soumis à une Assemblée générale, et voté d'acclamation, ainsi qu'un
+ordre du jour plein d'éloges pour M. Lescaa. Le soir, on illumina, et
+tout Ribamourt alla acclamer l'Onagre dans sa maison.
+
+Lui, qui se sentait profondément atteint par le mal qui devait
+l'emporter, et ne voulait pas mourir avant de voir cette affaire
+conclue, la fit hâter au Conseil d'État. Là aussi, enfin, la convention
+fut approuvée et enregistrée.
+
+Mais Ribamourt ne voyait plus qu'avec méfiance ce contrat où elle
+applaudissait six mois avant; et M. Lescaa, pour qui on réclamait la
+Croix naguère, n'était plus bon qu'à jeter à l'Ouze, la ville n'ayant
+pas encore d'autres égouts.
+
+En dehors de l'inconstance naturelle aux foules, il y avait à ce
+revirement quelques causes plus précises. Les Part-Prenants, assez
+nécessiteux pour la plupart, n'avaient pas à se plaindre de l'Onagre, et
+au contraire; mais il en était autrement de diverses personnes qui les
+poussaient. En effet, depuis que M. Lescaa, las de prêter à ses
+concitoyens un argent dont ils ne le remboursaient jamais que de
+gratitude, à un taux assez bas, s'était résolu à «réaliser», cela
+n'allait pas sans faire bien des blessures. Il avait beau exiger moins
+qu'on le payât que d'être garanti en bonne forme, les rigueurs
+qu'entraîne toujours une opération de ce genre, quelques tempéraments
+qu'il y pût apporter, furent grossies à plaisir par la médisance. On
+s'étonnait, les débiteurs surtout, qu'un argent dû si longtemps le fût
+encore. Puis, dans ce troupeau de victimes, il y en avait--tel M.
+Dessoucazeaux, honnête homme et cultivé, mais avare--de fort à l'abri
+du besoin, auxquels n'avait manqué, pour se mettre en règle, que de
+l'ordre ou plus simplement de la bonne foi; et qui, méritant peu d'être
+ménagés, ne le furent point. Mais ceux que l'Onagre ne poursuivit pas,
+ils criaient aussi haut que les autres, pour n'être pas soupçonnés de
+devoir, qui est une espèce de déshonneur dans les petites villes de
+France, où l'argent, seule volupté permise, reste l'unique mais
+invincible corrupteur des âmes. Encore, par suite d'une trop lente
+circulation, n'y cause-t-il que peu de prospérité; et en cela aussi,
+ressemble au sang, dont le moins actif est le plus chargé de souillures.
+
+A Ribamourt, la fortune était surtout faite de terres et de maisons; les
+espèces, rares; la plupart de ce qu'en laissaient les baigneurs,
+restitué aux fournisseurs de grandes villes par des patrons d'hôtel, des
+boutiquiers, venus presque tous du dehors, que le crédit avait établis,
+qu'il maintenait seul. Or M. Lescaa réclamait à ses débiteurs bien près
+d'un million, ou qu'on le garantît par des hypothèques, sorte de contrat
+que la publicité presque excessive où l'oblige le code rend parfois
+onéreux. Tous ces débiteurs ayant, aux premières attaques de M. Lescaa,
+amoindri leur dépense en même temps que hâté leurs rentrées, on
+s'imagine combien de marchands, d'ouvriers, de sous-débiteurs atteints
+par ricochet, se retournaient contre l'Onagre, origine de leurs maux, et
+que tout le monde à Ribamourt ne manquait pas aujourd'hui d'invoquer
+pour excuse à ses rigueurs.
+
+Déjà deux gros fabricants de sabots avaient congédié leurs ouvriers; les
+banquiers marrons de Ribamourt et de la campagne, suspendu leurs prêts,
+comme les marchands, bouchers ou aubergistes presque tout crédit. Les
+deux huissiers, seuls de la ville, s'engraissaient comme cochons de
+foire.
+
+Rien n'était donc plus facile que de rendre impopulaire aux habitants
+de Ribamourt un homme qu'ils n'avaient jamais aimé. Son cousin Pétrarque
+Lescaa, aidé de la plupart des autres, s'y employa de son mieux. Quoi de
+plus répugnant à des héritiers qu'un philanthrope; et M. Lescaa passait
+pour tel aux yeux de sa famille, en même temps, il est vrai, que rempli
+d'égoïsme, de dureté, d'avarice. On craignait qu'il ne fît de gros legs
+à Ribamourt, qui, après tout était sa ville natale. Que si on la lui
+faisait voir dressée contre lui, et toute entière aboyante, peut-être
+abandonnerait-il un si redoutable dessein.
+
+Le nouveau contrat de ferme fut à ces appétits et à ces rancunes le
+prétexte de se grouper.
+
+Peu de jours après l'approbation du Conseil d'État, le bruit commença de
+courir que M. Lescaa avait reçu de la Société Fermière une grosse somme,
+en salaire de ses bons offices. La _Cassitéride_, gazette locale, où,
+pour la première fois, le maire Dessoucazeaux et Pétrarque Lescaa
+furent d'accord, et la _Corde_, de Toulouse, colportèrent à mots
+couverts cette noirceur. Peu à peu, on la discuta tout haut; et enfin
+elle fut agitée, sans que personne la démentît, dans une assemblée
+tumultueuse des Part-Prenants, où beaucoup d'étrangers s'étaient mêlés.
+L'ordre du jour qu'on y vota à mains levées, sur la proposition du
+greffier de M. Lescaa, le juge, prenait l'Onagre nommément à partie, et
+convoquait les habitants de Ribamourt à un meeting devant l'Hôtel de
+ville pour le jeudi suivant.
+
+Au sortir de cette assemblée, qui fut tenue le soir, des jeunes gens
+allèrent crier devant la maison Lescaa, sur l'air des lampions: «Rends
+l'argent! Rends l'argent!» D'autres qui avaient bâti de bâtons et de
+paille l'image approchée d'un âne sauvage, y mirent le feu sur la place
+Jeanne. Cependant la gendarmerie, à qui ni maire ni adjoint n'avait
+donné d'ordres, ne bougea. Elle avait même été consignée d'avance par
+le brigadier Malevain, petit homme paisible.
+
+Le jeudi, il sembla qu'il en serait autre chose, sur des ordres de la
+Sous-Préfecture où, peut-être, disait-on, l'Onagre avait écrit. Des
+gendarmes surveillèrent tout le matin les abords de la mairie; il est
+vrai qu'ils disparurent avant l'heure du meeting, Malevain leur ayant
+recommandé la discrétion.
+
+M. Lescaa, lui, gardait le lit, son mal ayant empiré. C'est ainsi qu'il
+ne put être du dîner que donnait Me Beaudésyme ce même jour, et en
+l'honneur précisément du fameux bail, qui avait été dressé dans son
+Etude. Le notaire avait bien des raisons de se compromettre pour un tel
+client; mais peut-être lui fit remarquer Basilida, eût-il valu mieux
+remettre à un autre jour qui n'aurait pas été choisi par les
+Part-Prenants, pour honnir ce même contrat qu'ici l'on allait fêter.
+
+--J'ai déjà remis, répondit-il, deux fois à cause de Lescaa. Et ce
+paquet de voyous, s'ils ne sont pas contents, ils savent où me trouver!
+
+--Il le savent de reste, soupira la jeune femme. S'ils avaient oublié,
+Pétrarque ou consorts se feraient un plaisir de leur apprendre la route;
+et que les Eteignoirs «font la bombe» ici.
+
+Mais le notaire n'en fit que hausser ses larges épaules: il se savait
+craint.
+
+A Ribamourt on dîne à midi. Il y avait là le directeur de la Société
+Fermière, inintelligent et pompeux, qui sans cesse caressait sa barbe
+comme un voluptueux fait du sein d'une jeune maîtresse; l'ingénieur des
+Mines, petit homme noueux, agité de tics; le capitaine Laharanne avec sa
+femme; le curé Puyoo; M. Lubriquet-Pilou; le chef de gare; et Vitalis,
+qui était de la maison. M. Dessoucazeaux avait trouvé prétexte à
+décliner l'invitation.
+
+Au dessert on s'aperçut qu'il y avait pénurie de cigares; et Vitalis,
+qui s'ennuyait de n'entendre parler que d'affaires, s'offrit pour aller
+en chercher lui-même à _l'Agneau Pascal_.
+
+--Mais Lubriquet va se ronger de jalousie, dit Me Beaudésyme.
+
+Le trésorier ne répondit que par un sourire de supériorité, en lissant,
+du bout de l'index, le dessous de sa moustache rare.
+
+Vitalis avait à peine passé le portail, et oublié déjà les
+Part-prenants, quand il entendit courir derrière lui. C'était Firmin de
+Mesplède.
+
+--Où allez-vous, Monsieur Paschal, demanda-t-il sans autre salut.
+
+--A l'_Agneau_ du même nom, répondit le jeune homme un peu surpris.
+Venez-vous par là?
+
+--Oui, mais vite, alors; et revenons. On ne sera peut-être pas de trop
+dans un moment.
+
+--Qu'y a-t-il donc? Les Anglais?
+
+--Oui! Une belle idée qu'a eue là votre patron de donner à dîner le jour
+du métïngue.
+
+--Les invitations étaient faites bien avant, et on avait déjà renvoyé
+deux fois, à cause de la maladie de coeur de mon cousin. Et puis ils
+ne nous mangeront pas, je pense.
+
+--Les gens qui tuent les hirondelles, ce n'est pas pour les manger, non
+plus.
+
+--Mais enfin, qu'est-ce qui se passe?
+
+--Voilà. J'étais à ce métïngue, donc, et pas seul, croyez-moi. Oh! vous
+savez: des sabotiers... comme moi. Les messieurs n'aiment pas trop crier
+ce qu'ils pensent. Pour crié, on a crié; et chanté: contre l'Onagre,
+bien entendu. On voulait même aller lui faire un charivari. Mais il n'y
+est pas, à ce qu'on disait, et, par contre, les gendarmes autour de chez
+lui: c'est même pour ça qu'il n'y en avait pas plus que de louis d'or,
+devant la mairie. Alors tout s'est retourné contre Beaudésyme, et son
+dîner. On a même dit que M. Lescaa s'y trouvait. Je ne sais pas qui, ou
+plutôt je m'en doute: c'est Bensibett, le fort caillou, que j'ai vu
+causer à part avec le greffier à Pétrarque, ce cascan, vous savez, qui a
+la gale.
+
+--Erouch: vous croyez qu'il a la gale?
+
+--Mais oui: c'est de naissance; rien n'y fait; il faudrait l'écorcher.
+
+--Diantre, fit Vitalis. Et pourquoi ne l'écorche-t-on pas? Demandez ce
+petit service à votre patron, le dieu des vers. Quant à Erouch, je ne
+lui serrerai plus la main; vous pouvez m'en croire.
+
+--Et bien vous ferez. En attendant, tout le monde va venir donner la
+sérénade à Mme Beaudésyme. Et M. Lescaa est-ce qu'il est chez vous,
+au moins?
+
+--Il n'y est pas, Firmin. Mais vous n'êtes donc pas fâché avec lui,
+depuis.....
+
+--Depuis qu'il rentre son blé? Bah! j'ai laissé dire. La vérité, c'est
+qu'il m'a fait venir l'autre jour; et pas flambant, je vous assure. Lui,
+était dans un grand fauteuil, avec sa figure verdâtre, l'air malade:
+«Firmin, sais-tu combien tu me dois?» Le diable m'emporte, si je m'en
+doutais, ni envie, car il m'a prêté plus d'une fois.--«Vingt-quatre-mille
+francs.»--«Té, je croyais que c'était plus!» Et c'est vrai, oui. «Ta
+femme, reprend-il, t'a porté plus de trente mille francs de bonnes
+terres; et vous êtes en communauté. Tu peux donc me donner une
+hypothèque.» Je réponds: «Oui, pour sûr», mais sans enthousiasme, je
+pense, car il se mit à rire: «Çà ne te coûtera peut-être pas aussi cher.
+D'abord tu as hérité de ton père un billet de Pétrarque de huit mille,
+pour solde de votre grand champ sur le Gave, et trois mille environ
+d'intérêts,... le tout endossé par son beau-père...»--«Oh, pour
+celui-là, vous pouvez le prendre pour rien, il est prescrit.»--«Je sais,
+je sais (car il sait tout ce diable d'homme). Mais je te le prendrai
+tout de même pour onze mille: j'ai un moyen de les faire rentrer.
+Ajoutes-y sept mille que tu as pris pour payer les dettes de ton père:
+de ceux-là je te fais cadeau. Ne me remercie pas; c'est pour le
+principe. Restent donc six mille dont tu voudras bien me donner
+hypothèque.» Vous pensez si j'ai voulu. Mais nous voici chez Victorine.
+
+--Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Vitalis.
+
+--Bonjour, Monsieur Paschal, répondit la buraliste avec un peu de
+réserve.--Bonjour Firmin....
+
+En sortant de l'_Agneau Pascal_, avec ses cigares, le clerc aperçut en
+avant Cérizolles, entre les deux jeunes femmes. On se rejoignit; et,
+comme Firmin se tenait à l'écart.
+
+--Quoi, Firmin, lui dit Guiche en béarnais, est-ce que nous ne sommes
+plus amis comme au temps où vous me contiez des histoires?
+
+--En cousant les gilets de votre groom. Oh, sûr que si, mademoiselle
+Sabine. Mais vous êtes si grande maintenant...
+
+--Que vous regrettez de n'avoir pas grandi aussi, fit la jeune fille en
+riant.
+
+Vitalis causait avec Jean et Mme Etchepalao; et ils approchaient de
+Sainte-Marthe, quand on commença d'entendre une rumeur lointaine encore
+et inégale, voix des foules, qui rappelle le bruit de la mer.
+
+--Ça y est, dit Firmin, ils y seront avant nous.
+
+--Où ça, demanda Cérizolles, à qui Vitalis éclaircit alors ce qui se
+passait.
+
+--Et nous, reprit-il, qui voulions tout juste voir l'émeute. On pourrait
+aller chez les Beaudésyme, si ce n'est pas indiscret.
+
+--C'est que, pour les dames, dit Firmin, elles seraient peut-être mieux
+autre part. Oh, ça n'est pas qu'on risque des coups de fusil... mais
+enfin.
+
+Clarisse parut indécise; mais Sabine déclara qu'elle irait, en compagnie
+ou non, assister Basilida. Et peut-être disait-elle cela par jalousie,
+en cas que Vitalis ne l'allât défendre seule. La jeune femme eut alors à
+coeur de ne pas faire voir devant Cérizolles moins de vaillance que
+Guiche, et soutint son avis; en suite de quoi, tout le monde se rendit
+chez les Beaudésyme. Mais, sur le conseil de Firmin, on passa par la
+petite porte qui s'ouvrait sur une ruelle, tout près de ce figuier où
+Vitalis baisait naguère les joues en fleur de Detzine. Ce fut elle qui
+parut, au bruit de la sonnette, et très émue.
+
+--Ah, mon Dieu, gémissait-elle, au lieu d'aller annoncer, tandis que
+Firmin mettait le verrou, qu'est-ce qu'on va nous faire?--Oui,
+Mademoiselle, dans le salon.--Et ils crient tous: Prends l'argent,
+prends l'argent.--M. le curé de Saint-Éloi, aussi; mais le chef de gare
+est parti, avec le directeur.--Et ils ont jeté des sous.
+
+--Quelle chance que mon parrain ne soit pas là, dit Vitalis.
+
+Le discours incohérent de Detzine peignait assez bien les choses. Mme
+Beaudésyme, son mari et le reste de leurs invités achevaient de boire
+leur café au salon, avec un calme un peu affecté; tandis que deux ou
+trois cents hurleurs, à qui des nouveaux venus se joignaient sans cesse,
+répétaient devant la grille, sur l'air des Lampions:
+
+ Rends l'argent,
+ Rends l'argent.
+
+--J'ai pourtant envoyé Ernaütou, expliquait Beaudésyme, pour leur dire,
+sans faire semblant de rien, que Lescaa était en voyage, et pas ici.
+Mais baste, il faudrait un fusil.
+
+--C'est votre faute, aussi, répliqua M. Puyoo. Si le dîner avait fini
+plus tôt, plusieurs de nous auraient été aperçus en ville; ça aurait
+tout arrêté dans l'oeuf. Et où chassiez-vous donc pour rentrer si
+tard?
+
+--Par là... au bois du Moulin.
+
+--Ça n'est pourtant pas aux antipodes.
+
+--Et vous n'avez rien pris, j'en suis sûre, demanda Guiche, dont les
+yeux de violette s'amincirent.
+
+--Vous savez, répondit le notaire de sa voix paisible et dorée, on ne
+prend jamais tout en une fois.--Mais qu'est-ce qu'ils ont donc,
+ajouta-t-il en se levant. Ils vont forcer la grille. Peut-être qu'il
+vaudrait mieux renvoyer les dames.
+
+Firmin venait d'entrer au salon, dont les portes restaient ouvertes.
+
+--Il n'y a guère moyen, dit-il. Rosalie, du grenier, a vu des gens dans
+la ruelle, et ivres. Or doncques, elles feraient mieux de nous laisser,
+d'aller en haut, par exemple, en attendant la gendarmerie qu'Ernaütou a
+été prévenir.
+
+--C'est vrai, dit Vitalis.
+
+--Mais nous aurons peur, toutes seules, fit Basilida. Viendrez-vous avec
+nous, au moins, Vitalis?
+
+--Mon Dieu, pourquoi pas, répondit le jeune homme, peu soucieux,
+peut-être, de bagarre. Il en restera assez à garder le salon.
+
+--Moi, je ne quitterai pas mon mari, dit Mme Laharanne.
+
+--Et je resterai aussi, conclut Clarisse: ça ne m'ennuie pas d'avoir
+peur. Et moins haut, elle ajouta, en se tournant vers Cérizolles: Vous
+me défendrez, n'est-ce pas, Monsieur Jean?
+
+--Certes, répondit Cérizolles avec beaucoup de sérieux: je vous
+couvrirais plutôt de mon corps.
+
+Quant à moi, dit Guiche, je serai aussi bien là-haut, pour avoir peur.
+
+Et elle gagna, avec les autres, la chambre de Basilida. C'était une
+grande pièce qui sentait l'iris. Quoi qu'elle donnât sur la cour par
+deux fenêtres, les volets qui en étaient clos, et pleins à la moitié
+supérieure, n'y laissaient pénétrer qu'une faible lumière. Des meubles
+d'acajou à cygnes étaient rangés en bon ordre le long des hautes
+murailles; tous trois se taisant, le tic-tac d'une pendule de marbre
+rouge sembla seule faire résonner le silence.
+
+Sabine bâilla.
+
+--Ça n'est pas très drôle, les émeutes, dit-elle enfin. Et elle
+s'étendit sur un sofa rotiné, en tirant sur ses jupes, comme elle avait
+accoutumé. Basilida ni Vitalis ne répondît. Ils écoutaient les rumeurs
+de la rue qui grossissaient, et des coups aigus battre le portail. Puis
+on commença de jeter des pierres contre la maison; quelques-unes lancées
+de loin, frappèrent les volets de Mme Beaudésyme. Par la jalousie,
+qui en ajourait le bas, on n'y pouvait voir qu'à peu de distance:
+d'abord le toit d'ardoise de la varangue, tout miroitant de soleil; et,
+en deçà des tilleuls, dans un étroit espace, la moitié d'une corbeille
+de géraniums, le sable jaune d'une allée.
+
+--Voilà M. Puyoo qui sort, dit Basilida, dont le demi-jour laissait voir
+la pâleur croissante. Il va leur parler.
+
+Sabine s'élança à l'autre fenêtre.
+
+--Je m'étonne qu'il se risque, dit Vitalis, au moins sans avantages.
+
+--Et sa popularité, expliqua Mme Beaudésyme.
+
+Le curé, qu'on ne voyait plus, ouvrait sans doute le portail de la cour,
+dont la serrure grinça, dans le tumulte. Puis il y eut une trêve, et
+quelques paroles indistinctes interrompues par de nouveaux cris,
+contradictoires: «A bas la calotte! Vive M. Puyoo!» Celui-ci parla
+encore. Soudain, comme s'il eût été emporté par des eaux, la grande
+voix de la foule couvrit sa voix. On distingua encore: «A bas la
+calotte! A bas l'Onagre!» La cour s'était remplie de monde. Sur le sable
+d'or jaune, on en voyait courir que leur ombre semblait contrefaire.
+D'autres marchaient dans les géraniums qu'ils écrasaient; et Guiche en
+respira de loin l'odeur poissonneuse.
+
+Bientôt les pierres recommencèrent de pleuvoir, plus nombreuses. Tous
+les trois, maintenant, ils écoutaient le péril gronder et croître. Des
+coups retentirent plus près, contre la porte d'en bas. Soudain, on
+entendit qu'elle s'ouvrait, et sonner la belle voix du notaire.
+
+--Il faut pourtant que je descende, dit Vitalis.
+
+Mais Basilida, dans l'exaltation du péril et du bruit sentait égarer sa
+raison:
+
+--Ne t'en vas pas, Vitalis, cria-t-elle, insoucieuse que Sabine
+l'entendît: écoute!
+
+Les paroles de Beaudésyme se répandaient sur le vacarme comme une huile
+d'or. Il y eut un instant de calme, puis d'autres cailloux, et tout à
+coup un juron aigu de Cérizolles, atteint sans doute, et un coup de feu.
+La voix de tête de Laharanne appela Beaudésyme, comme un clairon. Puis
+il y eut la porte qui se referma, et, de nouveau, le silence.
+
+--Ah, mon Dieu, gémissait Guiche, la tête dans ses mains. Et elle-même
+n'aurait su dire si c'était de peur, qu'elle pleurait, ou d'avoir
+entendu la notaresse tutoyer Vitalis.
+
+A ce moment, du côté de la rue, on entendit retentir la voix de M.
+Puyoo, qui, du ton d'un porc qu'on égorge, criait:
+
+--A moi, à moi!
+
+Presque aussitôt la porte d'en bas se rouvrit, le sable de la cour
+grinça, et Firmin apparut dans l'allée jaune. Mais au même instant on le
+vit chanceler, et tomber en s'écriant, tandis qu'un coup de feu éclatait
+près de la grille.
+
+--Vitalis, Vitalis, cria Mme Beaudésyme hors d'elle-même, reste avec
+moi. Et quittant la fenêtre, elle se jeta dans les bras de son amant,
+qui parut dans le doute de ce qu'il devait répondre. Guiche dénoua
+violemment son embarras.
+
+Elle était devant eux, les yeux brillants de larmes et de colère, et
+avant de s'enfuir:
+
+--Oui, reste, Vitalis, dit-elle; conserve-toi bien, pendant que les
+autres se font tuer. Elle te soignera, _elle_. Le lit n'est pas loin.
+
+--Guiche, s'écria le jeune homme, en s'élançant après elle. Mais
+Basilida déjà, à demi-folle, avait ressaisi la chair de son amant.
+Pareille à la Ménade de sa vision, elle délirait, ivre d'une voluptueuse
+épouvante, brûlante et pâle.
+
+--Tu l'as entendue, dit-elle, en s'interrompant pour lui meurtrir la
+bouche de sa tranchante denture; tu l'as entendue; le lit est là. Reste,
+Vitalis. Qu'est-ce que ça te fait; tu n'es pas un caractère, toi!
+
+Cependant, la gendarmerie, accourue enfin, dégageait Beaudésyme et le
+capitaine qui, soutenus par Cérizolles boiteux, avaient fait une
+seconde sortie.
+
+Puis on releva le corps de Firmin.
+
+Au loin, une horde s'était reformée, qui hurlait encore:
+
+ Rends l'argent.
+ Rends l'argent,
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LES NUÉES
+
+
+Loin de Ribamourt, loin de son étude où le papier dort sous la
+poussière, Me Beaudésyme chassait dans les bois de Nyxe, avec des
+amis, la bête noire. Depuis l'aube, les chiens donnaient sur un
+solitaire; lui-même, voilà une heure qu'il était à son troisième poste,
+sous les hêtres. Tout autour de cette ombre, par delà les fûts argentés,
+on se sentait, tant le jour était glorieux, comme dans un globe de
+lumière, et la lourdeur du soleil pénétrait le feuillage.
+
+Ses yeux battirent de fatigue; un coup de fusil les lui fit rouvrir.
+Deux autres, au loin, retentirent sans éclat; et puis le son d'un cor
+qui sembla nager faiblement, se dissoudre, dans la chaude étendue. Plus
+près de lui, tout à coup, le bruit des branches rompues vint l'avertir
+que le sanglier dévalait. Il y courut, mais à peine pour voir passer la
+meute, et, derrière, Wolfgang Etchepalao qui, parmi les piqueux, courait
+de ses épaisses jambes, en s'épongeant et criant: «Tayaut!»
+
+--Tayaut, Tayaut, répéta le notaire qui n'était point puriste en
+vénerie. Il se jeta à leur suite; on traversa une clairière; le soleil
+fit luire la robe des chiens, les clous d'une large semelle, un canon de
+fusil. Et presque aussitôt la trombe de couleurs, de voix, se précipita,
+se confondit, mourut dans la forêt immobile.
+
+Cependant, dans sa maison, Basilida, de ses doigts aigus, caressait les
+cheveux de son amant agenouillé.
+
+--Non, tu ne m'aimes point, dit-elle; et, au même instant s'écria. Car
+Vitalis venait, en réponse, de la meurtrir sous son peignoir.
+
+--Ah! fit l'amoureuse, qui entrouvrit sa bouche si rouge, comme pour
+aspirer l'âme d'une puissante fleur.
+
+--C'est que tu es trop jeune, reprit-elle. Tu ne penses qu'à toi,
+toujours, même quand tes rêves t'emportent loin de toi. Tu ne sais pas
+souffrir dans un autre coeur que le tien. Et une douleur partagée;
+c'est cela qui est l'amour même, ô mon amour.
+
+--Le plaisir, n'est-ce donc rien, demanda-t-il?
+
+--Et jusque dans le plaisir, Vitalis, tu n'inventes que ton plaisir.
+
+Mais c'est son corps qu'il interrogeait. Sous ses doigts le peignoir
+s'ouvrit; il l'aperçut toute entière, avec sa poitrine bombée, des
+genoux ronds, la haute lyre de ses hanches. Et il la désira.
+
+--...Lida...
+
+Sans répondre, elle le précéda; et d'une ondulation, faisant glisser
+son peignoir jusqu'à terre, se coucha toute nue.
+
+Cependant elle laissait nager sur Vitalis les regards d'une méprisante
+joie, comme si elle ne lui eût offert qu'à son gré ses membres, et leur
+servage orgueilleux.
+
+C'était un des jours les plus chauds de cette fin d'été. Sous le
+firmament d'or, voguaient des nuages éclatants et denses que les
+souffles d'en haut, ignorés d'un sol immobile, modelaient selon des
+caprices mystérieux. L'un d'eux, en passant sur le soleil, plongea dans
+la pénombre ces amants embrassés déjà.
+
+O Nuée aux humides flancs, mouvante vapeur, ô Nuée du hasard pétrie en
+forme de cygne, éphémère ivresse des yeux: avant qu'une nuée nouvelle
+épouse les figures inconstantes de ta beauté; et que par vous se ruine
+ou renaisse l'image innombrable de nos rêves, avant qu'au front des
+Pyrénées, un instant retenue par les sapins aux noires chevelures, on te
+voie, pareille au chasseur qui fuit et se retourne, tendre l'arc sept
+fois teint, et que jusqu'au prochain soleil qui t'y vienne concevoir
+encore, tu n'ailles abîmer dans la mer ton être identique et changeant,
+toujours la même, toujours une autre, ô Nue porteuse de rosée--te
+sont-ils apparus au loin, dans la ténèbre des bois, Me Beaudésyme qui
+court le sanglier à toutes jambes, au milieu des piqueux, et, non loin
+d'eux, Wolfgang au front suant? Ou bien, par delà la gare, dans le
+chemin d'argile qui contourne les Réservoirs, n'as-tu pas en passant
+gardé du soleil Jean de Cérizolles, auprès de qui, sous un voile épais,
+se hâte la facile épouse d'Etchepalao?
+
+--Jean, dit-elle, j'ai peur d'être reconnue; ça serai'affreux.
+
+--Haffreux! La réputation d'un homme vierge est comme le pétale du
+camélia. Mais, madame chérie, les Mortiripuaires sont tous au café du
+Casino, à part votre mari et Alexandre Beaudésyme qui chassent à Nyxe,
+d'où ils ne reviendront que fort avant dans la nuit, ivres, je pense.
+Quant à la patronne de cette auberge où nous allons--puisque vous ne
+voulez de nulle autre part--c'est, je le tiens de Vitalis Paschal, une
+enfant d'Oloron-Sainte-Marie, d'où elle n'est arrivée que depuis un
+mois, et, par conséquent, qui vous ignore. Et je me demande même où elle
+est, cette auberge. Ça n'est pas ça, continua-t-il en indiquant deux
+tours gardées par des palissades vertes.
+
+--Non, ça c'est le Château-d'eau. Autant qu'il me souvient de mes
+promenades d'enfance, pour trouver une maison ici, il faut tourner un
+peu plus loin, à travers un pré.
+
+En effet, l'auberge était là, sous un chêne et fort isolée. Mais contre
+le mur de façade des jeunes gens jouaient à la pelote.
+
+--Ah, murmura Cérizolles, c'est bien ma chance.
+
+--Allons-nous en, dit-elle.
+
+--Clarisse, vous ne voudriez pas. Dites que vous ne voudriez pas.
+
+--Je ne voudrais pas, répéta, après un soupçon de résistance, la femme
+de Wolfgang.
+
+Ils hâtèrent le pas, sans être vus; le chêne bientôt les cacha.
+
+--Songez, reprit-il, que j'ai mis en votre honneur, pour n'être pas
+reconnu, des choses couleur d'ardoise et de brouillard et que je ne vous
+ai pas embrassée depuis hier, pour ne pas vous compromettre.
+
+--Eh bien alors, dit Clarisse, compromettez-moi, je vous prie, Monsieur
+de Cérizolles.
+
+Elle lui tendait ses lèvres, mais Cérizolles fit la moue.
+
+--Dehors, fit-il, en étendant la main: jamais!
+
+Clarisse se mit à rire.
+
+--Grand fou, dit-elle; et ils firent le tour de l'auberge, jusqu'à la
+porte de derrière, qui était celle de l'étable.
+
+--C'est gentil, dit-elle, chez vous.
+
+--Oui, simple et confortable, c'est la devise de la maison. Bon luxe
+bourgeois, pas tapageur.
+
+Et il se mit à frapper sur la porte, pour appeler l'aubergiste, qui
+apparut enfin. C'était une vieille femme vêtue de noir dont le visage
+paraissait fait d'une pomme cuite. Elle les conduisit, à travers
+l'épaisse litière, vers une échelle de poulailler qui donnait sur un
+grenier à foin, d'où on descendait dans la cuisine, et de là dans une
+chambre basse, dont les volets étaient clos.
+
+--C'est à cause des joueurs de balle, expliqua la vieille.
+
+--Vous n'auriez pas pu les flanquer dehors? Je vous ai fait retenir une
+chambre, pas un fronton.
+
+--Mais, monsieur, si je leur avais refusé, ils se seraient doutés de
+quelque chose, et vous auraient guettés--à coups de cailloux.
+
+--On est bienveillant, dans le pays, fit remarquer Cérizolles.
+
+--Ah, monsieur, si vous saviez ce qu'ils sont malhonnêtes, et comme je
+regrette Oloron. Tenez, il y en a un vieux, là, avec les jeunes: celui
+de Lahourque, j'entends qu'ils l'appellent. Un joli cadet, ça fait. Il
+est déjà saoûl.
+
+--Ah, mon Dieu, murmura la jeune femme, c'est le frère de Victorine.
+
+--Et il va jouer contre la fenêtre.
+
+--Voyons, Jean, qu'est-ce que ça fait, murmura Clarisse, tandis que la
+vieille refermait la porte. Puisque je suis là, moi. Est-ce que vous
+m'aimez beaucoup, au moins?
+
+--Ce sera à vous de me le dire, tout à l'heure, répondit-il.
+
+On voit que cette liaison naissante n'était pas fondée sur des
+sentiments bien profonds. Ils n'en avaient pas moins su tirer peu après
+les plaisirs les plus vifs, scandés par le bruit sec de cette pelote
+qui, à intervalles inégaux, frappait les contrevents, tandis qu'un
+joueur annonçait les points, à voix haute. Et, une heure après, Jean de
+Cérizolles, commençant à reprendre toute sa tête:
+
+--Treize, annonça le buteur de l'autre côté.
+
+--Mon chéri, dit le jeune homme, il exagère.
+
+Clarisse ne répondit qu'en cachant son visage entre l'épaule et
+l'oreille de son amant.
+
+--Quatorze! cria encore le buteur, dont on venait de manquer le service.
+
+--Ah oui, continua Cérizolles: l'homme fort qui a tué le diable.
+
+--Clarisse, qui le contemplait avec plus de sérieux que ses yeux n'en
+laissaient voir d'ordinaire, soupira, comme Mme Beaudésyme:
+
+--Non, vous ne m'aimez pas.
+
+Et le jeune homme, ayant fait quelques protestations pour lui prouver
+que si, encore...
+
+--Oui, répondit-elle, je sais bien; mais l'amour, ce n'est pas cela.
+
+Cérizolles murmura une inconvenance.
+
+--Grand fou, dit-elle de nouveau. Et avoue que d'imaginer Wolfgang--ce
+que nous en avons fait, c'est la moitié de ton plaisir.
+
+Les lèvres étroites de Cérizolles laissèrent percer un sourire. Mais il
+répondit:
+
+--Je vous assure que non.
+
+--Pourquoi riez-vous comme ça? Ah Guiche avait bien raison!
+
+--Qu'est-ce qu'elle a dit, Guiche? demanda Cérizolles, qui avec la
+chemise de son amie, jouait à lui faire une bavette.
+
+--Elle a dit... elle n'a rien dit. Mais elle serait jalouse.
+
+--De moi?
+
+--Vous savez bien qu'elle a quelque chose pour vous.
+
+--Vitalis, elle a.--Et votre mari, est-ce qu'il serait jaloux, lui?
+
+--Ah, le sot! Je voudrais qu'il soit là, attaché sur cette chaise, pour
+nous voir. On ne saurait croire combien, de tromper cet homme, ça m'a
+fait toujours plaisir.
+
+--Toujours, interrompit Cérizolles. Mais vous mériteriez en vérité...
+
+--Jean--non--ne me faites pas de mal. Et qu'est-ce que ça vous fait,
+puisqu'au fond, vous ne m'aimez pas?
+
+--J'aime à voyager seul.
+
+--Mais, mon chéri, quand j'ai épousé M. Etchepalao, j'étais comme toutes
+les jeunes filles bien élevées qui se marient: j'espérais lui rester
+fidèle, je vous assure. C'est lui qui n'a pas voulu. Si vous saviez
+comme il est grossier, et bête, et brutal.
+
+--Clarisse, n'en jetez plus.
+
+--Pardon de vous en parler. Je sais bien que ça ne se fait pas. Mais de
+lui, vraiment... Et il boit par-dessus le marché!
+
+--Moi aussi, fit Cérizolles.
+
+--Ah, s'écria sans logique la jeune femme: que j'aimerais vous voir un
+peu parti.
+
+--Et vous avec moi?... Ah! Partir ensemble.
+
+--Jean, enfin, vous êtes fou: une mère de famille, boire! (Voyons,
+laissez-moi.) C'est qu'il faut de la tenue dans la vie.
+
+Cérizolles, qui s'occupait de ses doigts osseux à découvrir la chair
+obéissante de sa compagne, pour en composer des poses, au bord du lit:
+
+--Vous avez donc des enfants, demanda-t-il?
+
+--Ah, mon Dieu, oui, soupira-t-elle. Je croyais vous l'avoir dit. Une
+fille. (Enfin, Jean! Ce couvre-pieds est sale.) Elle est à Cambo, chez
+sa grand'mère.--Pauvre chérie! (Non, je suis très mal à l'aise, comme
+ça.)
+
+Elle était sur le ventre, le menton dans l'oreiller, les jambes à
+demi-pendantes, et son corps, à la fois ample et délicat, tranchait sur
+une satinette écarlate, où Cérizolles l'avait de force étendue.
+
+--C'est ainsi que je vous aime, dit-il. Ne bougez plus jamais.
+
+A ce moment une nuée, encore, passa sur le soleil à son déclin. Clarisse
+ne fut plus au clair-obscur qu'une arabesque lumineuse et recourbée. Et
+sans bouger, elle murmura dans la plume:
+
+--Non, vous ne m'aimez pas.
+
+Le jeune homme ne se put tenir de l'attirer dans ses bras,--et dérangea
+la pose. Mais Clarisse, comme si le nuage eût laissé un peu de son ombre
+dans son coeur, semblait ne plus savoir sourire.
+
+--Qu'y a-t-il, Clarisse?
+
+La jeune femme soupira sans répondre. Et comment dire le pourquoi de sa
+peine, elle qui, aux bras d'un homme jeune et plaisant, n'en avait
+ressenti jusque là jamais aucune. Mais celle-ci était une peine
+délicieuse.
+
+Cérizolles la serra contre lui, plus près qu'il n'avait fait encore. Il
+sentit ce coeur enfantin qui battait contre sa poitrine. C'était un
+mouvement à peine sensible, un peu d'inquiétude, presque un aveu. Alors,
+attirant vers lui son clair visage, il en baisa les yeux tour à tour,
+comme s'il y cherchait des larmes; aussi doucement qu'un enfant, le
+matin, pose ses lèvres sur la rosée des fleurs. Et Clarisse, qui pour la
+première fois se sentit découverte sous les yeux d'un amant,--avec ce
+frisson que la pudeur donne--tira le drap sur sa nudité.
+
+Ils demeurèrent ainsi sans parler, plusieurs minutes; la jeune femme, si
+elle avait pu voir le visage de son ami, n'y aurait plus rencontré ce
+sourire qui lui faisait un peu de peine.
+
+L'aubergiste, qu'étonnait le mutisme de ses clients, frappa à la porte.
+
+--Il est bientôt sept heures, dit-elle; en cas que la dame oublie.
+
+--Comment! s'écria-t-elle, sept heures! Il faut que je me sauve.
+
+Elle avait sauté du lit.
+
+--Jean, ne me regardez pas, dit-elle.
+
+Jean allumait une cigarette. Les joueurs de pelote avaient cessé leur
+partie; le soir tombait: on entendit le pied nombreux d'un bétail qui
+gagnait la fontaine. Une vache meugla vers le ciel.
+
+Cependant, Basilida, rassasiée de caresses, mâchait son coeur amer;
+toute prête de crier contre le vide de l'amour. Tel un fou qu'ont égaré
+les mirages du couchant, pleure dans la nuit sans étoiles. Son complice
+était encore à ses côtés; c'est à lui qu'elle s'en prenait de l'aimer,
+mais avec un tel ressentiment qu'il lui semblait, à force, ne l'aimer
+pas. Que n'y avait-elle sacrifié; et qu'en retour il donnait peu de
+choses, ce jouet joli, pliant, à toutes mains abandonné: oui, à toutes
+mains; et cela valait bien des crimes.
+
+Vitalis, dont la pensée visiblement était ailleurs, ne répondit point.
+Son silence même exaspérait Basilida.
+
+--Va, tu n'es qu'une fille, cria-t-elle enfin.
+
+--Je veux bien, fit-il; et se leva.
+
+--Où vas-tu?
+
+--Où vont les filles, donc: sur un trottoir... prendre l'air.
+
+Mme Beaudésyme lui barra la porte. Elle méprisait son amant, soit; le
+haïssait, passe encore; mais ne voulait pas le perdre. De cela, au
+moins, elle était sûre: autant que de cette jalousie qui la broyait
+comme un pressoir, où elle n'était plus qu'une grappe douloureuse. A
+demi rhabillée, en jupon, avec ses blanches jambes nues, et ses cheveux
+à l'abandon, ses cheveux d'or femelle, qui bouffaient sur ses épaules
+comme un paquet de filigranes, elle contemplait, déjà repentante d'y
+avoir insulté, celui qu'elle avait reçu dans son lit. Elle le tenait
+embrassé par sa taille de demoiselle. Les plus belles larmes coulaient
+sur ses joues; un de ses seins avait sauté hors de la chemise; et elle
+suppliait. Mais Vitalis, saoûl de plaisir lui aussi, las d'une même
+présence, obsédé de reproches, demeurait de glace devant ces fureurs
+nouvelles et plus tendres. Debout et muet contre le lit, il avait encore
+à la main son béret qu'il venait de reprendre. Pour tout dire, il
+songeait à Sabine que l'on rencontrait d'ordinaire, à cette heure-ci,
+sous les platanes du Jardin Public, entre Bottine et Monotonto.
+
+Sans rudesse, il tenta d'écarter la jeune femme; celle-ci, laissant
+glisser ses bras le long du corps de son amant, tomba à genoux:
+
+--Vitalis, tu ne m'aimes plus.
+
+A ce reproche mille fois entendu, le jeune homme, qui sentait la
+patience lui échapper avec la tendresse, répondit d'un air, hélas! trop
+sincère:
+
+--Non.
+
+La jeune femme se détacha soudain de lui, comme de la branche, un oiseau
+blessé, et porta ses mains à son coeur.
+
+--Ce n'est pas vrai?
+
+--C'est vrai. Le pire bonheur fatigue à la longue; et il y a des jours
+où celui que je vous dois m'assomme comme un pavé.
+
+Basilida devint plus pâle.
+
+--Vous êtes impoli, dit-elle. Mais elle resta agenouillée. Elle avait
+remonté son épaulette, et, de ses deux mains, écoutait battre son
+coeur.
+
+--Parlons-en, continua Vitalis, de ta politesse. Est-ce que tu l'as
+retrouvée dans ton corset. Mais non, c'est vrai: il est encore sur le
+fauteuil rouge.--Femme du monde, va! Epouse chrétienne qui embrasse son
+amant devant les jeunes filles.
+
+Basilida éclata de rire, d'un rire mauvais:
+
+--Ah, c'est là que le bât te blesse! benêt qui s'imagine qu'on en tenait
+pour lui. Mais c'est à ton ami qu'elle en a, mon cher, au comte Jean de
+Cérizolles. Ils se moquent de toi, tous les deux.
+
+--C'est pour ça qu'il fait la cour à Clarisse, et qu'il est avec elle, à
+présent, derrière la gare.
+
+--Il te le dit, mon enfant. Va tirer le drap: sais-tu qui tu trouveras
+dessous?
+
+--Ça n'est pas vrai!
+
+--Mon pauvre Vitalis, tu croyais que c'était toi qui tenais la corde.
+Mais elle te trouve bien trop poltron!
+
+--C'est idiot, à la fin, cria Vitalis. Qui est-ce qui m'a fait monter
+dans sa chambre--oui, monter, et comme au claque.--Qui m'y a gardé, de
+force?
+
+--Cérizolles ne se serait pas laisser garder. Il sait se servir d'un
+revolver, lui.
+
+--Pour ce qu'il en fait. Il n'a tué personne, après-tout.
+
+--Tandis que toi, tu as laissé assassiner ton ami Firmin.
+
+--Oh, assassiner... il n'en est pas mort, n'est-ce pas? Et qu'est-ce que
+j'aurais fait contre cinq cents personnes qui ne lui en voulaient pas?
+Vous savez bien que c'est un coup de hasard qui l'a blessé. Et pourquoi
+volait-il au secours de ce finaud de curé, qui criait: au secours, parce
+qu'on le ramenait en douceur à son presbytère.
+
+--Oui, oui, interrompit la jeune femme; je l'ai toujours dit, que tu
+parlais bien.
+
+--Quelquefois, reprit Vitalis.--Et avec un sourire perfide, il ajouta:
+Mais peut-être que j'aurais mieux agi s'il s'était agi d'une autre...
+
+--Tu l'aimes donc!
+
+Il prit un air grave. Car la jalousie l'avait mordu, lui aussi.
+
+--Je l'aime, dit-il.
+
+Basilida se releva sous le coup, et dit en scandant ses paroles:
+
+--Et tu t'imagines que je vais te le permettre. Tu t'imagines que je
+t'aurais élevé à la becquée, que je t'aurais, au danger de mon âme,
+appris comment on caresse, et comment on embrasse, à toi qui n'avais eu
+affaire qu'à des Gothons. Et tout cela pour que vous fassiez l'amour
+devant moi.
+
+Elle lui avait mis la main sur l'épaule, et parlait les dents serrées.
+Mais Vitalis, ce jour-là, brisait ses entraves. Il haussa les épaules et
+reprit avec plus de force:
+
+--Je l'aime et je l'épouserai.
+
+A ce moment, la passion de Mme Beaudésyme se déchaîna à travers des
+sentiments extrêmes: la fureur, la haine, l'amour, la honte. Elle pleura
+de nouveau. Elle se roula aux pieds de Vitalis qui ne la releva point.
+Ses cheveux balayèrent en vain le sol, et enfin tout de nouveau elle
+cria des reproches avec des injures.
+
+--Je crains, s'il vient quelqu'un, que vous ne vous fassiez remarquer,
+lui dit le jeune homme, qui avait repris tout son sang-froid.
+
+--Écoute, Vitalis, ne me brave pas. Tu ne sais pas de quoi je suis
+capable, je n'ai pas d'enfants, après tout--et quant à mon mari...
+
+Quelques coups frappés à la porte l'interrompirent.
+
+--N'entrez pas.
+
+--En effet, dit Vitalis.
+
+--C'est, reprit Detzine dans le corridor, M. et M{me} Laharanne, qui
+sont entrés en passant, pour voir Madame si ça ne la dérange pas.
+
+--Dites que j'ai la migraine..... que je garde le lit, que... n'importe
+quoi.
+
+--Vous feriez mieux d'y aller, insinua Vitalis, avec toute sa douceur
+retrouvée.--On sait que je suis ici et que vous n'êtes pas sujette aux
+migraines.
+
+Basilida prit ce soin encore pour de l'ironie.
+
+--Ah! tu as assez de moi, fit-elle. Eh bien, va-t'en. Qui te retient. Va
+retrouver ton émeraude! Quant à moi, penser à ce que pensent les autres,
+j'ai d'autre poisson à frire. Et ne ris pas comme ça: je vais leur crier
+dans la figure que nous sortons du lit.
+
+Elle touchait la clef, déjà.
+
+--Ça serait drôle, dit-il, presque malgré lui.
+
+Mais à ces seuls mots, Mme Beaudésyme ouvre la porte, se jette dans
+le couloir, avant qu'il la puisse retenir. Sans se soucier de Detzine,
+Vitalis court jusqu'à l'escalier. Et là, il entend Basilida, déjà
+descendue, qui ouvre la porte du salon en disant:
+
+--Je vous demande pardon de vous recevoir comme çà, au saut du lit.
+J'étais avec mon amant.
+
+Dans le salon encore brillant de jour, les deux visiteurs restèrent
+muets de surprise, et Mme Laharanne, malgré sa douceur, se pinça les
+lèvres devant la tenue de Basilida. Mais le capitaine qui n'était point
+méchant homme répondit:
+
+--Nous vous laissons donc, Madame, et soyez sûre que ma femme ni moi ne
+retiendrons rien de cette minute de... d'égarement. N'est-ce pas, Marie?
+
+--Oui, mon ami, approuva Mme Laharanne, en reprenant son indulgence.
+
+A ce moment un nuage encore passa sur le soleil; celui-là même sans
+doute, qui allait tout à l'heure vêtir les plaisirs de Clarisse d'ombre
+et de mélancolie.
+
+--Le temps se couvre, ajouta Mme Laharanne, en assurant son face à
+main.
+
+Mme Beaudésyme ne répondit pas. Elle restait contre la porte,
+irrésolue, avec ses jambes à découvert et ce visage bombé d'Espagnole
+sous une pâle crinière.
+
+--On se couvrirait à moins, observa le capitaine.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+DE TOUTES ROBES
+
+
+Mme Beaudésyme travaillait dans son salon. Elle n'en pouvait souffrir
+le meuble Louis-Philippe, ni les scènes historiques pendues au mur, ni
+le tapis où chevauchait Abd-el-Kader, toutes choses introduites dans le
+ménage par M. Beaudésyme. Mais elle avait pris sa chambre en horreur
+depuis ce jour où Vitalis et elle s'y étaient maltraités si fort que
+leur rupture en était jusqu'ici restée entière. Le lit surtout lui
+rappelait trop un mari qu'elle avait à subir toutes fois qu'il n'avait
+pas bu jusqu'à la crapule, et même alors par occasion--et l'amant
+qu'elle n'espérait plus y tenir couché sous son impérieuse caresse.
+
+Elle venait de causer un peu chez Mlle de Lahourque. Outre le
+divertissement d'entendre la buraliste conter les mystères de son
+berceau, ou son infructueuse idylle avec M. Lubriquet, elle avait voulu
+se rendre compte si sa folie de l'autre jour avait fait du bruit. Mais
+rien dans l'accueil ou les paroles du petit cercle qui faisait
+conversation, à l'_Agneau Pascal_, ce jour-là, ne le pouvait faire
+croire. Les Laharanne, sans doute, avaient gardé leur promesse, et
+Detzine, qui aimait sa maîtresse, tenu sa langue, jusqu'à ce jour. C'est
+beaucoup, en pareil cas, de gagner du temps: un scandale, s'il a
+vieilli, ce n'est plus que de la poudre mouillée.
+
+Le bizarre, c'était qu'elle craignait plus encore les bavardages de
+Vitalis. Il lui semblait que ses propres fureurs, tant de larmes, et
+cette scène indécente envers les Laharanne, tout cela composait une trop
+belle histoire, trop flatteuse à la vanité d'un jeune homme, pour qu'il
+s'en contînt avec Cérizolles, avec d'autres peut-être, qui à d'autres le
+courraient dire.
+
+Mme Beaudésyme agitait ces soucis, en songeant au décri public, et
+reprisait du linge. La corbeille en paille de couleur où puisaient ses
+mains calmes reposait sur une fumeuse, dont la tapisserie au petit point
+figurait un Chinois qui fume l'opium dans une pipe turque. Et tout ce
+qu'elle venait de réparer, elle le rangeait à son côté, pour ne pas le
+confondre, sur le velours vieux et vert du canapé. Il l'eût fallu voir
+tenir, à bout de ses bras repliés, pour l'interroger à contre-fenêtre
+quelque pièce de la dépouille conjugale, que le jour pénétrait une
+minute, trahissant d'autres reprises en carré; ou bien qui gorgeait d'un
+oeuf d'ivoire, tour à tour, ses propres bas vieillissants.
+
+Malgré qu'elle gardât beaucoup de soins aux travaux du ménage;--soit
+qu'ils lui fussent un plaisir, en vérité; ou plutôt une espèce de
+mortification,--aujourd'hui, elle y paraissait distraite. Tout ce
+scandale, qu'elle appréhendait, qui pouvait éclater autour d'elle,
+remplissait son âme de trouble.
+
+C'était beaucoup moins le spectre d'un mari vengeur qui l'inquiétait.
+Car elle avait sujet de croire que le sien faisait un peu plus que
+soupçonner sa liaison; et, s'il ne le montrait point, que c'était bien
+un peu par indifférence, mais surtout pour d'autres motifs: en un mot
+que sa dot compromise, sinon anéantie, par les spéculations de
+Beaudésyme, n'était pas étrangère à ce comble d'aveuglement. Comment
+pouvait-il ne pas voir, en effet? Vitalis n'avait-il pas été toujours de
+la pire légèreté; elle-même plus imprudente encore que Vitalis? Ne
+s'étaient-ils pas trahis cent fois?
+
+--Ah! songea-t-elle, c'est vrai que l'argent est au fond de tout. Et
+même les choses sales, il les salit.
+
+Somme toute, en tenant un peu Vitalis pour une espèce de courtisane,
+elle estimait son mari moins encore. Car Basilida, à être infidèle,
+n'en gardait pas moins le goût de la netteté en toutes choses, et en
+jugeait durement le plus petit manque. Aussi bien ne s'épargnait-elle
+pas non plus.
+
+--Que suis-je donc, se disait-elle, pour tant mépriser; moi qui trompe
+mon mari jusque dans son lit; et le monde, sinon Dieu, par les plus
+criminelles Pâques. Fallait-il salir tant de choses pour n'avoir même
+plus ce misérable bonheur de ma chair; ce peu d'amour que m'accordait
+Vitalis, qu'une autre me vole?
+
+Le malheur de Mme Beaudésyme, si pieuse, c'est que la religion, où
+son mal cherche à se distraire, lui empoisonne ce même remède qu'elle
+lui prépare. A mesure que les sacrements apparaissent à Basilida comme
+le baume suprême, elle se rappelle n'en avoir reçu qu'une parodie. Plus
+elle veut s'y abîmer, plus elle s'y découvre sacrilège; adultère à Dieu
+plus encore qu'au mariage. Dans ce réseau, où elle se débat et va périr
+comme un brillant poisson traîné vers la plage, quelle main puissante la
+saura prendre aux ouïes pour la replonger dans les eaux respirables et
+profondes? Ce médiocre curé Cassoubieilh, moins tolérant encore
+qu'aveugle, confesseur sans doctrine et sans amour, lui en semblait le
+plus incapable. Une fois de plus, la figure du P. Nicolle passa dans sa
+pensée. Celui-là, peut-être, était digne de l'entendre, et si jamais
+elle s'agenouillait devant lui, ce ne serait plus pour mentir. Toute sa
+plaie, quand il devrait y mettre les fers, elle la ferait voir nue.
+
+--Ma chère amie, dit M. Beaudésyme en entrant, je t'amène Sabine de
+Charite, qui était en train de déranger les filles pour savoir si on
+pouvait te voir. J'ai dit qu'oui, et reprisant même; ce qui est d'un bon
+exemple pour les jeunes filles.
+
+--D'un bon exemple pour ne pas se marier, répondit la notaresse en
+embrassant Guiche. Celle-ci haussa un peu les épaules, tandis qu'elle
+regardait assez tristement Basilida. Elle l'aimait beaucoup; elle
+aimait Vitalis aussi, à ce qu'il lui semblait depuis l'autre jour, et
+tout cela était difficile à débrouiller.
+
+Les sentiments de M{me} Beaudésyme n'étaient guère moins confus. Elle
+pressentait le sacrifice qu'il lui faudrait faire un jour; et, malgré
+cela, quelque chose, rien qu'à voir Guiche, empêchait qu'elle ne la
+haït.
+
+--J'étais tout juste, reprit le notaire, à fumer ma pipe sous la
+varangue de devant; et je regardais la place où ce pauvre Firmin.....
+
+--Je t'en prie, interrompit sa femme. Guiche, de son côté, avait pâli.
+
+--C'est vrai que vous étiez aux premières loges, toutes les deux--et
+Vitalis. Avait-elle assez peur, Guiche, quand elle s'est précipitée en
+bas.
+
+Il ajouta d'un air paisible:
+
+--Elle parlait à tort et à travers.
+
+A ce dernier coup, dont elle sentit Basilida visée à travers elle, la
+jeune fille fit une contre-attaque.
+
+--Ce n'est pas la première fois ce jour-là que j'ai eu peur, dit-elle.
+Imaginez-vous, Madame, que le matin...
+
+Le notaire prévit des allusions à la scène du bois:
+
+--Bon, dit-il, ce doit être confidentiel. Et j'ai du travail. Mais ce
+fainéant de Vitalis est à l'étude: je vais vous l'envoyer si vous
+voulez.
+
+--Oh! pour aujourd'hui, fit Sabine, nous vous le laissons. N'est-ce pas,
+Madame?
+
+C'est le premier jour qu'elles se trouvaient seules, depuis l'émeute; ne
+s'étant rencontrées qu'un après-midi à Castabala, une autre fois sous le
+porche de l'église, mais toujours en compagnie. Et ces trois semaines
+qui avaient passé leur permettaient de se voir avec plus de calme.
+
+--Il me fait frémir, M. Beaudésyme, avec cet assassinat, reprit-elle. Je
+m'en regardais dans la glace devenir blême: vert pomme pas mûre, dit M.
+de Cérizolles.
+
+--Il vous plaît beaucoup, Guiche, M. de Cérizolles.
+
+--Assurément.
+
+--Et..... voilà tout?
+
+--Oh! mon Dieu, oui, n'est-ce pas assez? Je me l'imagine comme un bon
+camarade, un camarade qu'on aimerait beaucoup. Ça ferait plaisir de
+l'avoir sous la main.....
+
+Elle rabaissa sur ses yeux ses paupières en forme de feuille et ajouta:
+
+--Je ne sais pas moi: de l'embrasser..... de prendre son tub devant lui.
+Tandis qu'avec..... je veux dire devant un homme que j'aimerais, que
+j'aimerais dans mon coeur, il me semblerait sans cesse que je ne suis
+pas assez vêtue.
+
+--Ah! soupira la notaresse, cela ne s'invente point.
+
+--D'ailleurs, il se soucie de moi comme un cocher d'un paire de socques.
+C'est Clarisse qu'il courtise. Oui, courtise n'est pas trop fort; et
+toutes les fois que je vois la tête à Wolfgang, je me dis combien je
+voudrais que ça fût vrai,--certaines choses.
+
+--Mais, Guiche, enfin: vous êtes folle.
+
+--Je vous demande pardon, dit la jeune fille. Vous êtes si grave, vous,
+Madame.
+
+--Petite peste, répliqua la notaresse avec son demi-sourire. Venez ici
+me demander pardon de vous moquer de moi. Vous le savez bien, si je suis
+folle, moi aussi, quand je m'y mets. Et vous ne savez pas tout.
+
+Cependant elle avait posé dans la corbeille tout le linge qui était à sa
+droite, et fait une place à la jeune fille, qui de bonne grâce vint la
+prendre.
+
+--Je vous demande pardon de tout mon coeur, dit-elle, si je vous ai
+manqué, Madame, je vous aime tant; c'est vrai, oui.
+
+Certes, ces yeux gris-bleu, couleur d'Avril, qu'elle semblait ouvrir
+jusqu'au fond sur Basilida, comme pour en répandre les plus secrètes de
+ses pensées, ne trahissaient que tendresse.
+
+--Enfant, reprit Mme Beaudésyme, il ne faut pas galvauder ces grands
+mots-là. Vous êtes mon amie, ma petite amie; j'en suis très fière; mais
+enfin, vous ne rêvez pas de moi, je pense, quand vous dormez.
+
+--Quelquefois, répondit la jeune fille en se serrant contre Basilida.
+
+--Ne dites pas de folies. Et quant à Cérizolles, je le savais déjà, que
+ce n'est pas lui, la pensée de votre pensée.
+
+--Quoi! On pourrait bien avoir du goût pour plusieurs personnes.
+
+--Mais pas de l'amour, Guiche.
+
+--Eh bien! moi, je me sens un coeur à en avoir pour le monde entier.
+
+Elle avait repris son masque perfide, aux yeux obliques, pour prononcer
+cela. Et Mme Beaudésyme, en se penchant vers elle, dit avec
+tristesse:
+
+--C'est celui qu'on aime qui est le monde entier.
+
+Puis elle l'embrassa.
+
+--Comme c'est ennuyeux, toutes ces choses, murmura Guiche. Je voudrais
+redevenir petite fille; comme au temps où j'aimais à sentir de la
+peine, pour être prise sur les genoux.
+
+--Ce n'est pas encore si loin, dit Mme Beaudésyme, en la prenant dans
+ses bras énergiques.
+
+--Alors, ajouta-t-elle plus bas, vous ne voulez pas que je vous dise son
+nom?
+
+--Mais, si je l'aime, vous me haïrez, j'en suis sûre.
+
+La jeune femme, malgré elle, soupira. Depuis les premiers mots de
+Guiche, elle y était presque résolue: mais à quel prix?
+
+--Non, répondit-elle. J'ai beaucoup réfléchi et prié, depuis l'autre
+jour, et cette affreuse scène. Pardonnez-la moi, Sabine; et je crois que
+je vous le laisserai prendre. D'ailleurs, ajouta-t-elle en s'efforçant
+de sourire, vous le prendriez bien sans moi.
+
+Elle songea un peu.
+
+--Tout de même, j'aurais pu vous causer de l'embarras; si Dieu enfin ne
+m'avait autrement inclinée.
+
+--Ah! s'écria imprudemment Sabine, je ne le prierai jamais, s'il doit
+m'empêcher d'aimer ceux que j'aime.
+
+Basilida devint plus pâle.
+
+--Est-ce que vous seriez venue pour rire de mes chagrins,
+demanda-t-elle.
+
+Un instant, elle la serra comme pour la rompre, mais Guiche, pareille à
+une enfant menacée, ne savait se défendre qu'en tendant sa bouche.
+
+--Non, dit Basilida.
+
+--Vous m'avez fait mal.
+
+--Il y a des moments où je voudrais vous en faire davantage. Et vous,
+pourquoi l'aimez-vous?
+
+--Je ne l'aimais pas. C'est depuis que je vous ai vue..... que je vous
+ai vue lui donner un baiser.
+
+--Mais lui, Guiche, non, il ne vous aimera pas.
+
+--Je ne sais pas, dit la fillette tristement.
+
+--Ah que si, vous le savez, sauterelle. Et je parie que nous nous voyons
+déjà en mariée. Mon Dieu, dire que j'aimerais à vous habiller moi-même
+ce matin-là, et voir tout ce blanc, toute cette dentelle, vous mousser
+sur la peau--comme un peu de Champagne--là, et là.....
+
+Guiche, chatouillée, se mit à rire en fermant les yeux.
+
+--Oui, dit-elle, comme du Champagne.
+
+Mais Basilida, par la réaction la plus imprévue, à l'idée que cette
+chair, et cette mousse, ce serait à Vitalis, avait de nouveau pâli,
+tandis que, de sa lèvre relevée, elle laissait voir ses dents, comme
+fait une chienne qui voudrait mordre, et qui cache sa fureur.
+
+--Laissez-moi, dit-elle enfin d'une voix basse et changée en repoussant
+la jeune fille. Je vous ferai dire ma réponse par Vitalis: car c'est une
+réponse que vous étiez venue chercher, n'est-ce pas?
+
+Guiche, qui la regarda, eut peur.
+
+--Eh bien bonsoir, Madame, dit-elle enfin. Je reviendrai, si vous
+voulez.
+
+--Pas tout de suite, Guiche, non, pas tout de suite, je vous en prie.
+Il faut me donner un peu de temps.
+
+Là même, devant le canapé, Basilida tomba à genoux, la tête dans ses
+mains, et ne se releva que résolue à s'abandonner au P. Nicolle. Dès le
+lendemain, en effet, elle alla le voir.
+
+Le Jésuite demeurait dans une de ces maisons dont il y a plusieurs à
+Ribamourt, qui, d'un côté, donnent sur l'Ouze. De celle-ci, qui
+appartenait à son père, il n'occupait que le premier étage et les
+combles. Au rez-de-chaussée, c'étaient les libraires Trébuc, famille
+effacée où l'on pensait peu, mais bien; jusqu'à ne vouloir pas faire
+venir _Salammbô_, parce qu'il est à l'index: «par décret de juin 64,
+ainsi que _Madame Bovary_», explique, en essuyant son lorgnon, ce
+libraire long et chauve, à la jeune femme qui commandait ce roman
+rétrospectif.
+
+--D'ailleurs, ma fille va vous faire voir. Odile, l'Index de 1904?
+ajouta-t-il en interpellant cette adolescente qu'ornait dans le dos une
+tresse couleur de paille; et qui vint présenter le volume tout ouvert
+aux pages 132, 133.
+
+--Eh, vous me tracassez, avec votre prospectus, répliqua la cliente, une
+cocotte de Toulouse. Croyez-vous que c'est en se le pendant au bout de
+son cordon à sonnette que votre demoiselle pêchera un mari à la ligne!
+
+Sur quoi elle s'en fut, triomphante et brune.
+
+La maison Nicolle était peu éloignée de ce bouquet d'ormes aujourd'hui
+jaunissants où Vitalis et Sabine avaient causé un soir. Par derrière,
+elle regardait sur l'autre rive les toits inégaux des Lescaa. C'est là
+que donnait le cabinet du Jésuite, par deux fenêtres où Mme Pétrarque
+s'intéressait tant qu'il y avait fallu mettre des stores inclinés de son
+côté, et elle en avait marqué sa désapprobation en diverses lettres
+anonymes dont l'évêché avait reçu la meilleure part.
+
+C'est là que le P. Nicolle reçut Mme Beaudésyme, et désormais à
+l'église. Mais il n'accepta point tout de suite la charge de cette âme
+aussi violente et trouble qu'un torrent après l'orage. Il savait aussi
+que dans le troupeau peu nombreux de M. Cassoubieilh, Mme Beaudésyme
+était une ouaille de qualité, et dont la désertion lui serait sensible.
+Or, le Jésuite se souciait peu d'entrer en différend avec le curé de
+Sainte-Marthe, qui ne lui pouvait faire du bien, mais quelque mal, et
+surtout créer de ces menus embarras dont les hommes de réflexion se font
+un épouvantail. Son devoir toutefois l'empêcha de se dérober trop
+longtemps à Mme Beaudésyme, et il la reçut en confession.
+
+Mais, dès le surlendemain, M. Cassoubieilh, qu'il rencontra par hasard,
+évita son salut. Et Basilida était à peine mieux satisfaite que lui, s'y
+étant heurtée à plus de rigueur qu'elle n'avait craint dans ses pires
+désespoirs. Une fillette, tout de même, qui s'est tachée d'encre les
+mains, s'indigne qu'un peu d'eau ne suffise pas à les rendre nettes.
+
+C'est qu'elle était femme, et jusqu'aux plus profonds abîmes de sa
+piété, gardait un peu de cette frivolité incurable qui empêche de
+regarder ses fautes en face, de les peser sur de justes balances. Que
+devint-elle quand le P. Nicolle, bien loin de l'absoudre tout de suite,
+déclara qu'il devait retenir le cas de ces eucharisties sacrilèges pour
+en référer en plus haut lieu? N'était-ce pas pour Basilida sa pudeur
+deux fois découverte! Il ne lui en fallait pas moins ronger son frein
+jusqu'à la Toussaint prochaine, que le Jésuite lui fit espérer qu'il la
+laisserait approcher des sacrements, en ayant alors reçu les pouvoirs.
+
+Si le P. Nicolle n'avait été que médiocrement surpris à voir Mme
+Beaudésyme recourir à lui, il ne le fut pas beaucoup davantage de
+recevoir la visite du Dr Emmadelon, médecin de Paris à demi notoire,
+qui, l'été, faisait à Ribamourt la clientèle étrangère (comme disent ces
+messieurs dans leur jargon) et semblait, depuis peu, attaché à la
+personne de M. Lescaa, dont la santé pour cela ne cessait point
+d'empirer.
+
+L'homme de l'art exposa que son malade (il en parlait comme de son
+propre) demandait pour se remettre avec le ciel, quoique cela, certes,
+fût prématuré, s'il le pouvait jamais être, l'appui du P. Nicolle, de
+qui l'éloge n'était plus à faire. Lui-même, M. Emmadelon, se sentait
+heureux d'avoir, dans l'humble mesure de ses forces, servi à ramener une
+telle ouaille vers l'Église--que M. Lescaa, du reste, n'avait jamais
+quittée.
+
+Le Jésuite, pour faire court, demanda s'il s'agissait des derniers
+sacrements.
+
+--Les derniers... sacrements, répondit le docteur, du même ton que si on
+lui eût parlé d'un mystère de l'alchimisme, les derniers...
+c'est-à-dire... se confesser, je pense.
+
+--Si quatre heures, demain, conviendraient.
+
+--Tout à fait; et M. Emmadelon s'en fut.
+
+Le lendemain matin, le P. Nicolle reçut une lettre du curé Puyoo qui le
+priait, en termes pressants, de passer chez lui, ce jour-là même, sur
+les 6 heures du soir. C'est à peu près le moment qu'il sortit de chez M.
+Lescaa, et il eût beaucoup aimé mieux rester seul à peser les choses
+qu'il avait entendues ou dites. Mais, ne s'étant point dégagé auprès de
+M. Puyoo, il y monta.
+
+Le curé de Saint-Éloi-des-Mines habitait, en haut de la ville, un
+couvent devenu presbytère que ses prédécesseurs, sans doute, avaient
+pris garde d'entretenir, d'orner même, de ce confort décent qu'approuve
+l'Église. Lui le laissait fort délabré. On eût pu croire qu'il ne voyait
+là qu'une espèce de camp volant. Peut-être les soucis de son ministère
+lui cachaient-ils le monde extérieur, à moins que ce ne fussent ceux de
+sa politique. Ce n'était pas un secret que M. Puyoo avait des ambitions.
+Mais lesquelles? On ne savait au juste. L'épiscopat était bien haut pour
+ce bâtard d'une couturière, épousée sur le tard, élevé par la
+bienfaisance ou la curiosité des châtelains de son village. Un siège de
+député semblait moins inaccessible, quoiqu'on ne fût pas beaucoup
+d'opinion dans le pays qu'un prêtre se mêlât de trop de choses en dehors
+de son église. De plus, M. Puyoo était curé. Jadis il avait enseigné
+l'histoire ecclésiastique au Grand-Séminaire. Une maladie lui fit
+laisser sa chaire, non sans esprit de retour; mais, trop longtemps hors
+de service, il la trouva occupée en titre à sa guérison. M. Puyoo avait
+gardé, de ses premiers travaux, le goût de la parole et des études
+sociales. Il le satisfit autant qu'il put par un «Patronage des
+Conférences dominicales» où tous les prêtres du pays et certains
+orateurs laïques étaient censés devoir prendre la parole, mais qu'à bien
+entendre les choses il avait créé pour lui seul. Le P. Nicolle, invité à
+y faire quelques conférences, eut l'imprudence d'accepter. Dès qu'il eut
+préparé la première, il se vit remettre de dimanche en dimanche,
+comprit, n'insista pas.
+
+La vieille Micheline vint lui ouvrir. Cette servante aux yeux caves,
+après avoir entretenu, un quart de siècle, chez plusieurs
+ecclésiastiques au désespoir et qui se la repassaient, une crasse et un
+désordre minutieux, s'était enfin fixée chez M. Puyoo, où elle
+paraissait satisfaire. Sur le tard, elle fut, par surcroît, atteinte de
+manie biblique, comme si elle eût trop respiré l'ombre du temple
+calviniste qui dressait ses colonnes doriques dans le voisinage.
+
+--Le Seigneur a envoyé un de ses anges, déclara-t-elle.
+
+--Ah, il y a du monde, fit le Jésuite, tout près déjà de s'esquiver. En
+ce cas, je retourne.
+
+--Eh quoi, n'êtes-vous pas attendu? Entrez, mon Père.
+
+Le Jésuite trouva M. Puyoo avec un second prêtre, dans son cabinet,
+haute pièce à trois fenêtres, dont le papier aux bouquets pâlis tombait
+en lambeaux. Des livres, des paperasses, d'innombrables brochures se
+chevauchaient sur des rayons, sur la cheminée, sur deux grandes tables
+de travail, non sans encombrer un meuble Louis XIII à tapisserie pieuse.
+Deux lampes à abat-jour verts doraient ce désordre.
+
+Sur l'un de ces foyers, le profil grassement dessiné de M. Puyoo se
+détachait en noir, ourlé d'une ligne lumineuse. De l'autre personnage,
+éclairé de face, on ne voyait d'abord que ses yeux perçants, une main
+courte et soignée où il appuyait son front. C'était M. Dabitaing,
+secrétaire particulier d'un des vicaires capitulaires. Il y en a deux
+dans ce diocèse qui abrita jadis Jansénius: l'un pour le Pays basque,
+l'autre pour le Béarn. C'est à ceux-ci, en l'absence d'évêque, dont on
+espérait vainement un depuis quatre ans, depuis la mort de S. G. Mgr
+Cassoubieilh, qu'avaient été délégués les pouvoirs de la crosse.
+
+Après les présentations, et non sans avoir débarrassé un fauteuil pour
+le nouveau venu, M. Puyoo entama le dialogue à sa façon, qui était
+directe, sinon sincère, lui-même étant un diplomate du type brutal.
+
+--Permettez-moi, mon Père, dit-il, de vous demander des nouvelles de
+votre nouveau pénitent.
+
+Si M. Puyoo avait compté sur cette attaque pour troubler le Jésuite, il
+fut déçu.
+
+--Vous voulez, sans doute, répondit celui-ci, parler de M. Lescaa, à qui
+je viens en effet de rendre visite. M. Emmadelon, son médecin, ne se
+prononce pas encore.
+
+--Vous n'êtes pas plus affirmatif, à ce que je vois, mon Père, et plaise
+au Ciel que vous puissiez l'être davantage pour son âme.
+
+--M. Lescaa a toujours eu le renom d'un homme de bien, fit le Jésuite.
+
+--De bien, et même de grands biens, s'écria le curé, qui, de ses dents
+inégales, se mit à rire, par âcres éclats. Et, reprit-il d'un ton plus
+sérieux, vous avez sûrement été d'avis avant moi, mon Père, qu'il n'est
+pas du tout indifférent aux mains de qui passera une telle fortune, et,
+partant, une telle influence...
+
+--C'est que..., insinua le Jésuite.
+
+--...Desquelles je pourrais vous donner une vue exacte...
+
+--Si on songe...
+
+--Justement, si on songe à des Pétrarque...
+
+--Pardon, interrompit enfin le P. Nicolle, qui ne voulait pas se laisser
+compromettre, si peu que ce fût, et préférait avoir l'air de se
+méprendre; M. Lescaa est connu pour avoir fait la charité toute sa vie,
+sans attendre que _nous_ la lui prêchions au lit de mort.
+
+Le curé une seconde fois changea de ton, et tout à coup devenu cordial:
+
+--Vous avez raison, Père, dit-il. Mais, autre chose: savez-vous que je
+devrais vous faire une scène pour venir, jusque dans ma paroisse, me
+cambrioler de mes pénitents.
+
+--Le P. Nicolle, reprit M. Dabitaing d'une voix lointaine, se souvient
+de l'Écriture; il vient comme un voleur.
+
+--Ah! qu'il me dépouille le plus qu'il pourra. Les âmes en sont ravies à
+trop bonnes mains, pour m'en plaindre au voleur... ni à personne.
+
+Le Jésuite, soupçonnant à ce coup qu'il s'agissait de Mme Beaudésyme,
+commença d'ouvrir l'oreille. Mais M. Puyoo se tut, comme s'il en avait
+assez dit.
+
+--Mon cher ami, intervint le secrétaire, vous feriez mieux d'en venir
+tout de suite à l'objet de notre réunion.
+
+--Eh bien, voici la chose: M. Dabitaing est venu d'avant-garde, si je
+puis dire, m'avertir que M. le Vicaire Général, attendu d'un jour à
+l'autre, comme vous savez, pour la confirmation, a résolu en principe de
+la donner à Saint-Éloi.
+
+--Il eût été naturel, observa M. Dabitaing, que M. Cassoubieilh étant
+Doyen, et sa paroisse prééminente à Ribamourt, ce fût eux qu'honorât de
+sa visite M. le Vicaire Général. Mais il nous est revenu, et _hic jacet
+lepus_, que la vie privée de M. le Curé Doyen n'était pas exempte de
+suspicions, oh, légères sans doute et mal fondées: mais un prêtre ne
+doit-il pas ressembler à la femme de César, si j'ose me servir d'une
+comparaison profane? Et à la veille peut-être de tant de responsabilités
+nouvelles qui sont près de retomber sur l'Église...
+
+Le P. Nicolle réfléchissait:
+
+--Vous me voyez deux fois surpris, dit-il enfin: d'abord de ce que vous
+me dites au sujet du respectable M. Cassoubieilh, en second lieu que
+vous me le disiez.
+
+--Bon, pensa M. Dabitaing, il a dit: respectable. L'affaire sera moins
+dure qu'on ne craignait. Et tout haut, il ajouta: Quant au premier
+point, vous ne devez pas encore avoir tout à fait oublié, mon Père,
+qu'il y trois ans une nièce maternelle que M. Cassoubieilh défrayait
+chez lui, fort jolie personne de dix-neuf à vingt ans, disparut _ex
+abrupto_.
+
+--N'était-elle pas tout simplement retournée chez son père à Anglet? Et
+d'ailleurs, si l'on avait quelque crainte pour ses jours, il n'y a pas
+longtemps qu'elle est venue à Ribamourt voir son oncle, avec son mari,
+M. de Casaduegno.
+
+--Oui, un Espagnol qu'elle avait connu quand il prenait les eaux ici.
+
+--Je ne vois là rien d'aggravatif, répartit le Jésuite. Pour être nièce
+de curé-doyen, on n'en a pas moins un coeur.
+
+--Un coeur! s'écria doucement M. Dabitaing. Et dans un presbytère!
+Mais c'est de la morale d'exégète, cela, mon Révérend Père. Un coeur!
+
+--J'ai bien dit: un coeur. Ces enfants ne pouvaient se voir avec
+décence, à cause, vous l'avez dit, du presbytère. Alors la nièce de M.
+Cassoubieilh est retournée chez son père, à Anglet. Ce jeune homme et
+elle s'y sont mieux connus, se sont mariés. Je les crois heureux. C'est
+tout.
+
+Le curé se pinça les lèvres, et M. Dabitaing, de sa voix lointaine:
+
+--A propos d'Anglet, demanda-t-il, n'est-ce point là que les Filles de
+la Sainte-Famille ont leur maison de retraite?
+
+Le Jésuite eut un tressaillement.
+
+--Et c'est bien ma soeur, riposta-t-il sans ferrailler, qui y est
+malade depuis cinq ans.
+
+--C'est ce dont je croyais me souvenir. Car vous n'ignorez pas, mon
+Père, que les saintes Filles, dont le Gouvernement a consacré les vertus
+en ne les obligeant pas encore à rentrer dans le Siècle, dépendent de
+l'Ordinaire. C'est ainsi que nous fûmes appelés il y a deux ans environ,
+quand soeur Marie de l'Espérance impétra une prorogation de sa
+retraite, qui doit être renouvelée bientôt, je crois.
+
+--Et tout déplacement, continua le Jésuite avec un peu de chaleur,
+serait la mort pour elle. Je vous demanderai même à ce sujet, monsieur
+le Secrétaire Particulier, toute votre bienveillance.
+
+--Vous pouvez compter que nous ferons de notre mieux, répondit
+brièvement M. Dabitaing. Mais pour en revenir à l'objet qui nous
+occupe, à tort ou à raison, il y a eu scandale, encore que sur le tard,
+je le confesse, puisque il y a trois mois, tout au plus, que la _Corde_
+de Toulouse a publié là-dessus son premier entrefilet.
+
+--Une infamie, murmura le Jésuite, qui presque aussitôt regretta d'avoir
+jugé aussi durement une chose où peut-être ses hôtes n'étaient pas du
+tout étrangers.
+
+--Sans doute, reprit M. Dabitaing; mais, dans ces temps troublés, il
+faut prendre garde aux infamies. Celle-ci a couru tous les journaux, et
+le _Conseiller_ entre autres. Ne vous étonnez pas si nous avons dû, en
+ces circonstances, envisager l'hypothèse d'un déplacement de M.
+Cassoubieilh.
+
+--Mais, dit le P. Nicolle, qui commençait à s'éclairer, le curé de
+Sainte-Marthe est inamovible.
+
+--Sans doute, sans doute, mais non pas plus que le Concordat. En
+attendant, nous avons le droit de conseil, et quelques autres moyens
+d'insinuation. D'abord, notre but n'est pas de mettre sur le pavé ce bon
+M. Cassoubieilh, qui du reste a des moyens personnels. Et je ne serais
+pas surpris de le voir prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx,
+chanoine même, s'il venait doucement à résipiscence.
+
+--Il y aura beaucoup à faire pour décider M. Cassoubieilh à quitter une
+cure où il est aimé de tous.
+
+--J'ai ici les preuves, répondit le Secrétaire Particulier, en frappant
+de la main sur quelques papiers à côté de lui, que tout le monde n'en
+est pas aussi enchanté que vous dites. Les étrangers en particulier, ce
+troupeau d'âmes élégantes, se sont à plusieurs reprises plaints de le
+trouver... un peu agreste. Et vous savez, peut être, mon Révérend, qu'on
+l'a surnommé le Curé des Pauvres.
+
+--Je m'étonne qu'un pareil titre puisse être tenu à blâme.
+
+--Eh mon Dieu, mon Père, nous ne sommes plus au temps des saints; c'est
+d'hommes, plutôt,--pardonnez-moi cette opinion,--que nous avons besoin,
+aujourd'hui.
+
+Et il lança à M. Puyoo un regard de réconfort.
+
+--Certes, accorda celui-ci; mais ce n'en sera pas moins une succession
+bien lourde, à certains égards.
+
+--Il ne faut pas non plus, reprit M. Dabitaing, s'en exagérer le poids.
+S'il est vrai que le curé... _actuel_ de Sainte-Marthe a rencontré un
+accueil médiocre dans la clientèle étrangère, où il est accusé de
+manquer d'onction, de politesse peut-être,--j'ajouterai que les vertus
+de miséricorde sont plus essentielles encore dans notre ministère. Or,
+M. Cassoubieilh passe pour vindicatif.
+
+--Voilà de l'inattendu, dit le Jésuite.
+
+--Hélas, si je consentais à l'être moi-même, aurais-je mieux à faire
+là-dessus qu'à consulter mes propres souvenirs? Car j'ai été vicaire,
+autrefois, de M. Cassoubieilh. Et que son caractère m'ait forcé à me
+séparer de lui, cela n'est rien; mais je sais qu'il m'en garde encore
+rancune.
+
+M. Nicolle se rappela soudain une obscure histoire de vicaire, jadis
+renvoyé par le curé de Sainte-Marthe. Il regrettait aujourd'hui de ne
+l'avoir jamais éclaircie.
+
+--Reste toujours, dit-il, à faire que M. Cassoubieilh quitte la place,
+et que je vous sois à cela de quelque appui, ce qui est, je suppose...
+
+--_Distinguo_, interrompit M. Dabitaing d'une voix retenue, tout en
+reculant la lampe qui l'empêchait de bien voir le P. Nicolle. Quant au
+premier point, nous avons ce que j'appelais tout à l'heure les moyens
+d'insinuation. Ces écoles, par exemple, rouvertes sous des couleurs
+laïques par le zèle de M. Cassoubieilh, si nous leur retirons notre
+appui, elles tomberont; et le Gouvernement, au besoin, nous y aiderait.
+D'autre part, à défaut d'autorité directe sur lui--et d'une occasion de
+discipline que nul ne peut assurer qu'il ne nous donnera pas--nous avons
+la main sur ses vicaires, qu'il nous faudra, dans leur intérêt même,
+changer souvent, au risque de lui rendre son ministère plus que pénible
+par l'accroissement du labeur, comme aussi par la présence de
+subordonnés peu sympathiques dont il se croirait sans cesse épié. Et
+enfin, rien ne prouve que nous ne serons pas obligés, au sujet de cette
+nièce dont il fut tout à l'heure question, d'ouvrir une enquête, dont le
+moindre écho serait fâcheux pour M. le Curé-Doyen.
+
+Et, satisfait d'avoir rejeté sur la Préfecture les desseins de l'Évêché,
+il conclut sur un ton plus sec:
+
+--Ne soyez pas étonné, mon Père, de tant de jours que je vous ouvre d'un
+coup. Le fait est qu'il y a longtemps que nous débattons de ces choses à
+l'Évêché, où nous espérions bien de n'être pas acculés à en décider
+_sponte nostra_. Mais ce gouvernement démoniaque, et qui cherche à
+priver l'Église de ses organes vitaux, nous de notre pasteur
+légitime--_custodes sine custodem_--...nous voilà, grâce à ces suppôts
+du Satan maçonnique, poussés dans l'impasse, au bord du fossé où
+l'Ennemi se plaît--_abyssus abyssum_.
+
+M. Dabitaing, qui nourrissait tous ses discours à bribes de latin,
+marquait à l'occasion, en ne les traduisant pas, qu'on était entre
+ecclésiastiques et entre pairs, à son jugement. Après cet essor oratoire
+qu'il venait de fournir, il respira un peu et reprit, plus modérément:
+
+--Ou plutôt, c'est M. Cassoubieilh qu'on pousse, et qui ne s'en aperçoit
+pas. Un ami sincère qui lui représenterait tout ceci, et obtiendrait
+qu'il se désistât, lui rendrait service.
+
+--Et vous avez espéré, monsieur le Secrétaire, que cet ami, ce serait
+moi?
+
+--En aucune façon, comme vous allez comprendre, et c'est là le second
+point. Non, les services que vous pouvez rendre à M. Puyoo sont d'un
+ordre plus élevé; et j'y arrive, le terrain étant en partie déblayé. Je
+suis venu ici, comme vous vous en rendez compte, pour faire une première
+enquête au sujet du changement qui nous occupe. M. le Vicaire est décidé
+à l'obtenir de M. Cassoubieilh. Mais, s'il est prévenu contre celui-ci,
+on ne peut dire d'autre part qu'il le soit beaucoup en faveur de M.
+Puyoo ou de ses idées. Sa résolution dernière il ne la prendra qu'à
+Ribamourt, et je sais qu'il compte beaucoup sur votre impartialité pour
+éclairer sa religion. Il vous appartenait donc, au profit du bien
+général, de l'incliner vers un ami de notre hôte, voilà tout, dont on
+vous dira le nom, si vous le désirez, et que vous serez le premier,
+alors, à juger tout à fait digne de votre appui.
+
+--Mais enfin, messieurs, dit le Jésuite, vous n'oubliez qu'une chose en
+tout ceci: c'est que je suis avec M. Cassoubieilh dans les meilleurs
+termes, et que je ne saurais faire contre lui ce qu'il ne ferait pas
+contre moi.
+
+M. Puyoo pouffa, grossièrement. On voyait parfois chez lui ressortir la
+couturière.
+
+--Nous y sommes, dit-il.
+
+--Mon Révérend, voulez-vous lire ceci, reprit le Secrétaire en lui
+tendant une lettre ouverte. M. le Vicaire m'a expressément donné ordre
+de vous la communiquer.
+
+Le P. Nicolle lut ce qui suit: «D. G.
+
+ «Monsieur le Vicaire,
+
+»Je ne suis pas, comme trop, peut-être, de mes collègues, un familier de
+la dénonciation. Excusez-moi donc si je vais droit au but.
+
+»Quand la Société de Jésus jugea opportun de paraître se dissoudre, en
+France, c'est à Ribamourt que le R. P. Nicolle vint chercher un abri. Il
+me demanda à cette époque l'usage d'un confessionnal dans l'église
+Sainte-Marthe, dont je suis le titulaire indigne, me laissant entendre
+qu'il craignait de se rouiller en interrompant un trop long temps
+l'exercice de son ministère; mais qu'à part cela il ne se livrerait
+point dans ma paroisse à cette chasse au pénitent, et surtout à la
+pénitente, qui rend le voisinage des bons Pères si pénible parfois au
+clergé séculier, qu'occupent de multiples devoirs en dehors de la seule
+confession.
+
+»Tout d'abord, la conduite du P. Nicolle fut discrète en effet, et je
+n'aurais eu qu'à me louer de sa présence, s'il n'était tombé peu à peu
+où je craignais. Peu à peu, en effet, par des moyens sur lesquels je ne
+veux point m'étendre, son confessionnal fut assailli par les pénitentes
+de tout ordre, dont sa réserve apparente, le dédain même qu'il en
+feignait de faire, ne faisait qu'exciter l'ardeur. Du reste, le P.
+Nicolle ne laisse pas d'aller dans le monde, assiste à des
+garden-parties, à des lawn-tennis, à des thés et autres divertissements
+profanes où il lui est facile de pêcher à l'âme. Dernièrement, portant
+ses manoeuvres au comble, il est parvenu à détacher de ma tutelle
+religieuse une des dames les plus considérables et les plus considérées
+de Ribamourt, aussi distinguée par son intelligence, et dit-on par sa
+beauté, qu'elle l'était naguère encore par sa dévotion éclairée.
+
+»Certes, je n'en aurais rien dit, Monsieur le Vicaire, si cette sainte
+et lointaine liaison, qui seule doit exister entre le confesseur et la
+pêcheresse, n'était, je le crains, près de se transformer entre eux, et
+peut-être sans qu'ils le sachent eux-mêmes. Avant que le mal ne devienne
+plus profond et ne tourne au scandale, comme on l'a, paraît-il, redouté,
+à plusieurs reprises, du même prêtre, je ne crois pas sortir de
+l'humilité qui me convient à tant d'égards, en vous faisant observer,
+monsieur le Vicaire, qu'il vous appartient d'user de votre haute
+influence auprès du R. P. Provincial afin qu'il impose au P. Nicolle un
+changement de résidence, qui serait, j'ose le dire, un grand soulagement
+pour moi, comme pour ma paroisse, inquiète et désorientée de ses plus
+naturelles déférences.
+
+»J'ajouterai qu'il règne, malgré des apparences de froideur, une
+intimité singulière entre cet ecclésiastique et le desservant de
+Saint-Éloi-des-Mines, M. Puyoo, dont les opinions socialistes et, pis
+que cela, philosophiques, ne sont inconnues de personne dans le diocèse,
+et s'étaient déjà si bien fait jour, au Grand Séminaire, qu'il n'y put
+continuer à professer. Son Patronage des Conférences du Dimanche, où M.
+Puyoo ne prêche pas moins qu'un calvinisme, voire même qu'un
+socinianisme assez découverts, a déjà, j'en suis sûr, éveillé les justes
+méfiances de l'Évêché.
+
+»En attendant la solution que j'attends de votre esprit de justice bien
+connu, je suis, monsieur le Vicaire, etc., etc.
+
+ »CASSOUBIEILH, _prêtre_,
+
+ »_curé de Sainte-Marthe, à Ribamourt_».
+
+--M. Cassoubieilh est fou, observa le P. Nicolle. Il ne sait donc rien
+des personnages qu'il attaque, ni de leurs liaisons.
+
+--Vous voyez, mon Père, reprit M. Puyoo, qu'il vous faudra changer votre
+gratitude en miséricorde. Quant à moi, ne pensez pas non plus que
+j'apporte à tout ceci de la rancune, ou une basse ambition. Mais
+laissez-moi vous découvrir à fond tout ce que je prétends: mon apologie
+viendra ensuite. Vous êtes un peu indigné contre moi, je le sens, et ne
+vous demande que de ne pas vous prononcer d'avance. J'ai toujours désiré
+de compter M. Lescaa parmi mes ouailles effectives. Le malheur est que
+l'Onagre ne cacha jamais assez une espèce d'éloignement que je lui
+inspire, pour me laisser quelque espoir. J'en avais si peu que je
+n'hésitai pas à le contrecarrer au Conseil des Part-prenants et
+n'éprouvai que peu de jalousie quand je connus votre liaison. Elle date
+déjà, si je ne me trompe; et M. Lescaa serait allé, l'année dernière,
+deux ou trois fois chez vous.
+
+--C'est vrai, dit le Jésuite.
+
+--Vous-même l'avez visité, voilà six mois, à plusieurs reprises, chez
+Mme de Charite, où vos tête-à-tête ont été remarqués.
+
+Le P. Nicolle ne put s'empêcher de sourire.
+
+--Quelle police! remarqua-t-il. Et l'on nous accuse.
+
+--J'aurais donc pu, continua le curé, vous entreprendre bien plus tôt.
+Mais rien n'était assuré encore de M. Lescaa qui, vous le savez, a été
+jadis libéral, c'est-à-dire irreligieux. C'eût été me faire un confident
+inutile. Hier enfin, j'appris (peu importe comment) que vous étiez
+appelé auprès de lui: c'est pourquoi je vous ai demandé une entrevue. Je
+suis assuré de votre grande influence sur M. Lescaa, et, pour tout dire
+d'un coup, voici ce que je désire que vous obteniez de lui...
+
+M. Puyoo s'interrompit un instant, étonné peut-être lui-même de ce qu'il
+allait dire, et soudain sautant le pas:
+
+--Il _faudrait_, acheva-t-il très vite, d'abord que l'Onagre écrive, en
+faveur de mon ami, aux Cultes, où il a des influences; et enfin... qu'il
+nous lègue un million--ou un peu plus--pour fonder une caisse de
+politique sociale.
+
+Le P. Nicolle jeta sur M. Puyoo les mêmes yeux dont on regarde un fou,
+mais, de son lointain fauteuil, le sous-secrétaire assura avec douceur:
+
+--Tout ceci est fort sérieux.
+
+--En ce cas, répondit le Jésuite, dispensez-moi de continuer un débat
+inutile. Mais je me croirais, à la longue, dans un roman-feuilleton: les
+_Captations de Loyola_... ou la _Résurrection de Rodin_...
+
+M. Puyoo eut un geste déprécatoire.
+
+--Je vous en prie, dit-il; un moment encore, et puis vous raillerez tout
+votre saoûl. Cette somme vous paraît immense, mais la fortune de M.
+Lescaa ne l'est-elle pas? Croyez qu'elle dépasse vingt millions, trente
+peut-être. Cela n'est point connu, ni que, voilà deux ou trois ans, M.
+Lescaa a presque triplé son bien par des affaires de pétrole--dont le
+sieur Etchepalao a su profiter à la queue.
+
+--Monsieur le curé, vous me ferez tourner la tête.
+
+--Bon, je la connais. Elle braverait Galilée lui-même. Elle me donnera
+raison malgré vous.
+
+D'un air résigné, le Jésuite décroisa ses longues jambes.
+
+--Il est clair, reprit le curé de Sainte-Marthe, que si j'avais la
+grossière ambition d'être député à mon seul bénéfice, il serait inutile
+que je vous dérange. Mais ne me jugez pas d'après cette réputation de
+«roublard» que je traîne après moi, et le grand malheur de
+n'être--fut-ce aussi peu que rien--de n'être pas «_né_». Ce que je
+traînerai surtout toute ma vie après moi, c'est mon air et mes manières,
+comme un manteau sale. Mais n'importe; et vous admettez, sans doute, mon
+Père, que l'Église, ou plus simplement le Clergé, a droit à une plus
+grande place qu'on ne nous en laisse dans les Conseils de la nation?
+
+--Nous l'admettons tous, reconnut le Jésuite, et M. Dabitaing plus
+mollement:
+
+--Sans doute, sans doute, dit-il. C'est le véritable idéal républicain.
+
+--Or, les conservateurs laïques que nous ferions élire, une fois au
+pouvoir, ne délieraient pas une seule des lois qui nous étranglent. J'en
+conclus que le Clergé doit mettre la main à la pâte, et les curés, comme
+on disait en 89, entrer eux-mêmes à la Chambre. Je tâcherai, aux
+élections prochaines, d'en pousser un: c'est moi. A chacun sa tâche et
+son canton. Et si je sacrifie peut-être à ce siège l'espoir d'un siège
+plus haut, au moins faut-il que M. Cassoubieilh nous laisse la place. Sa
+succession entre les mains d'une personne sûre et sachant manier
+l'électeur, de mon ami, enfin, c'est la moitié du succès pour moi. Et
+son impunité me répond de son zèle: ne sera-t-il pas inamovible? En cas
+de séparation, il le sera encore vis-à-vis de l'Évêché.
+
+--Mais vous êtes en train de nous démontrer qu'on n'est jamais
+inamovible, remarqua le P. Nicolle.
+
+--Mon ami n'est pas M. Cassoubieilh. Et en tout cas, si sa cure soutient
+mon élection, le réciproque n'est pas moins vrai. En cela, l'appui de M.
+Lescaa aux Cultes, et le vôtre, auprès de M. le Vicaire, me seront d'un
+puissant secours. Y puis-je compter?
+
+--C'est aller un peu vite, dit le Jésuite.
+
+--Suffit que vous ne disiez plus non, absolument. Je passe au terrible
+million... million et demi, qui serait le noyau d'un fonds politique,
+dont on ne toucherait que les revenus. L'argent, dont notre parti--les
+trois quarts de la France--ne manque point, mais ne dépense pas, est si
+essentiel que nos adversaires sont en train de créer, grâce à leurs
+comités pseudo-commerciaux ou autres, une caisse de réserve qui finira
+par les mettre hors d'atteinte.
+
+--Je ne dis pas non, en théorie, répondit le P. Nicolle; mais, à part
+même ce qu'on pourrait appeler votre mégalomanie financière, vous
+reconnaissez, n'est-ce-pas, que M. Lescaa ne vous aime pas exagérément?
+
+--Il ne peut pas me souffrir! Mais, mon Père, ne lui parlez pas de moi,
+ou peu. Que l'argent soit entre vos mains et de deux ou trois personnes
+sûres, M. Dessoucazeaux, M. de Ribes ou autres..., je suis assuré de
+votre appui, comme de la somme nécessaire à mon élection. Et moi à la
+Chambre, c'est alors que commencera votre véritable besogne à Ribamourt:
+direction des âmes, qu'on ne vous disputera plus; des Part-prenants, mal
+pensants, que j'ai déjà un peu mis en branle; mon Patronage, enfin,
+devenu le vôtre.
+
+--Ça, c'est ma part, dit le Jésuite.
+
+--Mon Père, c'est votre part de travail et de déboires. Est-ce donc pour
+nous que nous travaillons? M. Dabitaing a paru tout à l'heure essayer
+sur vous--qu'il me pardonne de le dire--un marchandage où je ne le
+suivrai point. Autant qu'il tiendra à moi, mon Père, et quelque parti
+que vous choisissiez, personne ne sera inquiété qui vous touche. Et je
+vous dis simplement: travaillons ensemble, chacun dans son champ,
+travaillons à rétablir l'esprit de l'Église, et son antique pouvoir. La
+Société nous échappe ainsi qu'à ses véritables lois. Mêlons-nous à ses
+travaux; forçons-la de nous entendre. Elle se dérobe, elle doute;
+contraignons-la d'être persuadée.
+
+M. Puyoo se tut.
+
+--Peut-être, dit enfin le Jésuite; et le pouvoir, c'est bien quelque
+chose. Mais votre triomphe ne fut jamais plus loin. Que serait-il
+d'ailleurs, sans les coeurs et les consciences? Et ne sommes-nous
+point semblables à des enfants qui, ayant perdu la clef d'une horloge,
+sont contents d'en faire marcher les aiguilles avec le doigt?
+
+Sur ces mots, l'entretien prit fin, laissant le Jésuite irrésolu.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'APPARTEMENT CONJUGAL
+
+
+La maladie de M. Lescaa, qui, de quelque temps n'empira point, laissa
+mûrir toutes les cabales autour de ses biens.
+
+Le juge de paix fut celui qui laissa voir le plus d'ardeur. Dès que le
+danger fut connu, il quémanda de son cousin une réconciliation qui ne
+lui fut pas refusée. Mais il revint de sa visite assez perplexe. Ainsi
+qu'il le conta à sa femme, dans la cuisine, sous les jambons pendus,
+tandis qu'elle lui faisait échanger son costume de cérémonie contre un
+pantalon et un veston rapiécés, devenus verts, l'Onagre, pour toute
+politesse, l'avait averti qu'ayant reçu à compte de Firmin de Mesplède,
+une reconnaissance de lui, Pétrarque, exigible depuis plusieurs années,
+il la ferait présenter, au jour qui lui conviendrait à partir du 15 de
+novembre prochain, pour qu'il en payât les intérêts avec le principal.
+Pétrarque, qui comptait d'éviter ces débours en invoquant la
+prescription, avait demandé un renouvellement dans l'espoir que son
+cousin serait mort d'ici là, et qu'on n'oserait plus tard, non plus que
+Firmin, le poursuivre. Il l'avait trouvé faible, mais inébranlable en
+ses vouloirs. La lente poursuite qu'on avait faite des émeutiers
+l'indignait au point que, de son lit, il s'occupait à la pousser, contre
+ceux-là surtout qui avaient frappé Firmin après sa blessure, et c'est en
+vain que le curé de Saint-Éloi avait intercédé auprès de lui en faveur
+des coupables, qu'en effet tout le monde semblait s'entendre à laisser
+en paix.--Pour lui mettre, ajouta le juge de paix, un baume sur ce
+petit trou qu'il a eu dans les côtes, Diodore lui a donné quittance (sur
+notre dos) de toute sa dette, qui était grosse. Il n'en a pris que cette
+créance, qu'il me ressert aujourd'hui, comme si c'était à nous de payer
+ses générosités.
+
+--L'embêtant, observa Mme Lescaa, c'est que tu le dois, cet
+argent--et signé, tu as.
+
+--C'est pas à lui que je le dois, c'est à cet imbécile de Firmin, qui
+n'osait même pas me poursuivre. Et l'embêtant, dans la vie, vois-tu, ça
+n'est pas de devoir, c'est de payer.
+
+--Quant à cela, ce n'est pas moi qui te ferai le non.
+
+Comme s'il ne devait jamais être question que d'argent chez l'Onagre, le
+notaire y fut appelé quelques jours après. La nouvelle en courait déjà
+dans Ribamourt que M. Beaudésyme n'était pas encore averti. Quand il se
+mit en route, avec sa serviette, les gens se disaient sur le pas des
+portes:
+
+--Il va chez Lescaa pour le testament.
+
+Et ils saluaient.
+
+Le notaire resta longtemps auprès de M. Lescaa. En le quittant, il avait
+cet air d'importance commun aux gens chargés des sacrements civils qui
+donnent à la richesse ses formes rituelles. Au café, à table, il parla
+de toute autre chose, comme un homme qui porte un secret; et il ne
+voulut en rien dire à sa femme, même quand ils se mirent au lit. Tout de
+suite, d'ailleurs, il s'endormit; mais non pas elle.
+
+C'était le même appartement, la même couche où Vitalis et sa belle
+cousine avaient aimé naguère, jusqu'à se croire anéantir; et connu,
+après les enchantements de se confondre, l'amertume de se dédoubler.
+Mais ce n'était plus Vitalis, ce ne serait jamais plus lui. Quand même
+il y voudrait de nouveau abandonner sa mince nudité aux impérieuses
+tendresses de Basilida, ne l'a-t-elle pas, aux pieds du P. Nicolle, pour
+toujours renoncé, celui qu'elle aime encore, et de quelle fureur cachée.
+C'est un autre qui est à côté d'elle, un autre, grand et velu.
+
+Mme Beaudésyme contemplait son rouge mari sous la veilleuse.
+L'avait-il jamais aimée? Elle était incapable de s'en souvenir. Elle, du
+moins, n'y répugnait pas au temps de leurs noces. Tandis qu'aujourd'hui,
+était-elle sûre seulement de l'estimer? Mais elle aurait voulu savoir ce
+qu'il pensait d'elle, de Vitalis, et ce qu'il savait. Cette tête aux
+yeux clos, où il y avait une part de sa destinée, lui apparut tout à
+coup pleine de mystère, et comme l'image de cet équivoque aveuglement
+qu'il opposait à ses trahisons. Quels vices, quels louches calculs,
+quelle terreur d'un honteux avenir dormaient sous ce crâne immobile?
+Était-ce vrai, comme elle le craignait, comme on avait tâché aussi à lui
+faire entendre, qu'il avait dilapidé ses biens à elle, et peut-être
+d'autres dépôts plus sacrés--et pour cela qu'au réveil non plus il ne
+voulait pas voir?
+
+Là reposaient aussi d'autres secrets que Mme Beaudésyme voulait à
+tout prix surprendre. Ce testament, pour lequel son mari avait été
+appelé auprès de M. Lescaa, Vitalis y était-il bien traité; et, sinon,
+ne serait-on pas à temps encore d'obtenir mieux? Mais il fallait savoir
+d'abord; et comment faire parler le notaire? Du jour où elle avait été
+sûre d'aimer ailleurs, Basilida avait réduit à presque rien l'intimité
+conjugale. Elle ne pouvait guère,--tant c'était peu l'usage du
+pays--refuser à M. Beaudésyme l'entrée de son lit, où peut-être lui-même
+ne s'imposait que par une sournoise vengeance, ayant du reste sa chambre
+à part. Mais s'il désirait davantage, c'est un plaisir tellement glacé
+qu'elle lui laissait prendre que de plus en plus il s'en déshabituait.
+
+Aujourd'hui encore, Basilida se tenait dans la ruelle, assez loin de lui
+pour qu'on pût mettre un sabre entre eux. Mais elle savait que son
+corps, pour tout cela, n'était point devenu indifférent à ce faune, dont
+elle sentait, tout près d'elle, le poil. Il fallait qu'il parlât,
+pourtant; son parti en était pris.
+
+Ligne à ligne, avec lenteur, elle se rapprocha, glissa en quelque sorte
+hors de sa chemise, et une fois tout près de son mari, lui fit éprouver
+soudain le fardeau superbe de sa jambe. M. Beaudésyme gémit, sortit de
+son sommeil, et sa main velue se promena sur cette splendeur dure et
+sinueuse.
+
+--Quoi, qu'y a-t-il, demanda la jeune femme en ayant l'air de se
+réveiller.
+
+--Mais c'est toi qui m'as éveillé, dit le notaire. Alors... je causais.
+
+--C'est pour vous rattraper de votre silence de ce soir, répartit
+Basilida, qui feignit de vouloir se rendormir. Son mari ne parut point
+enclin à lâcher prise.
+
+--Laisse-moi, dit la jeune femme, mais sans dureté. Je n'aime pas les
+faiseurs de mystère.
+
+Et, comme afin de le repousser, elle laissa son bras, jailli hors d'une
+manche flottante, tomber sur l'épaule de son mari.
+
+--Ah ça, tu es donc nue?
+
+Avec un geste effarouché, elle se voila de tout son linge. Les doigts de
+M. Beaudésyme la devinaient encore, mais ne la touchaient plus.
+
+--Lida...
+
+--Quoi?
+
+--Ça t'a fâchée de ne pas savoir le testament de Lescaa?
+
+La jeune femme garda le silence.
+
+--Tu comprends: il y a le secret professionnel d'abord; et puis...
+devant les domestiques...
+
+--Je ne te pose pas de questions, répondit Mme Beaudésyme, qui, ayant
+regagné sa place de ruelle, s'y tenait rigide et jointe.
+
+--Eh bien! écoute, reprit l'époux, après avoir vainement tâché de
+reprendre prise. Si je te raconte...
+
+--Non, non, je ne demande rien.
+
+--Dormons, alors.
+
+Et il se retourna. Cela ne faisait point l'affaire de la jeune femme,
+qui demeura un instant immobile, puis reprit son manège.
+
+--A la fin, c'est insupportable, grogna le notaire, qui cette fois
+étreignit sa femme tout de bon.
+
+--Non, Alexandre, non... ne me touche pas. Tu gardes tes secrets, moi
+les miens.
+
+Et Basilida, en guise de commentaire, croisa ses beaux genoux.
+
+--Mais c'est toi qui m'interromps toujours. Veux-tu écouter?
+
+--Écouter quoi?
+
+--Le testament donc!
+
+--Eh bien! parle, fit-elle d'une voix résignée. Puisque tu y tiens.
+
+M. Beaudésyme avala la moitié d'un juron.
+
+--Au fond, tu voudrais savoir si Vitalis hérite.
+
+--C'est mon cousin, répliqua-t-elle froidement. Mais vous n'avez jamais
+pris mes parents pour les vôtres.
+
+--Eh bien, oui, il hérite. Es-tu contente?
+
+Sans dissimuler sa raillerie, il ajouta:
+
+--Ou plutôt--ça va te réjouir plus encore--c'est Guiche et lui qui
+héritent... à condition... de se marier ensemble.
+
+--Ah! fit la jeune femme, du ton dont elle eût gémi.
+
+--Tu ne devineras jamais qui a inventé cette combinaison (je le tiens de
+l'Onagre lui-même). C'est le P. Nicolle.
+
+Elle l'avait deviné déjà. Qui donc, autre que le Jésuite, aurait su,
+d'un même coup, l'arracher, elle, à son péché, en même temps que
+préparer au périlleux avenir de Guiche l'appui d'un époux riche et
+qu'elle aimât?
+
+--Hein, continua M. Beaudésyme: un beau ménage à l'horizon. Sabine
+heureuse, Vitalis aussi. Et dix millions--une paille--qui leur tombent
+de la lune.
+
+--Oui, on dirait la fin d'un roman, répondit Basilida d'une voix un peu
+creuse.
+
+--D'ailleurs ce Jésuite a fait de Lescaa à sa fantaisie; et obtenu même
+de lui la forte somme, la très forte somme--pour une caisse électorale
+qui soutiendra les catholiques, bien entendu, et le parti du curé de
+Saint-Éloi, qu'il aimait si peu.
+
+--Lui qui disait toujours qu'il laisserait sa fortune à ses héritiers
+naturels.
+
+--Pour Mlle de Charite, au moins, il n'a pas menti, je crois. Mais
+quelqu'un qui fera une figure, le moment venu, c'est Pétrarque. Tu te
+rappelles que son beau-père Pedreguilhem a fait une belle banqueroute,
+et que le juge de paix, qui est riche pour sa part, n'a rien voulu
+savoir de reverser à l'actif la dot de sa tendre moitié. Lescaa, qui ne
+l'aimait pas décidément, a pris soin de racheter--oh, pas cher--tout un
+paquet de créances sur Pedreguilhem. Ça représente en papier plus de
+60.000 francs, sans compter une créance de Pétrarque lui-même, 8 à 9.000
+francs, rachetée à Firmin de Mesplède, et qu'il eut la sottise de
+renouveler, quoique périmée, pour ne pas refuser l'Onagre. Et celui-ci
+m'a gravement dicté: «Je laisse à Pétrarque, etc..., la somme de
+soixante et quelques mille francs, en tant qu'elle est représentée par,
+etc.....»; suit l'énumération de tous ces papiers... inévaluables. J'en
+ai eu pour une heure à les détailler.
+
+Basilida ne put s'empêcher de rire, à prévoir la fureur de M. Pétrarque
+Lescaa, et l'accueil que lui ferait sa femme. Car ils passaient, à la
+moindre déception d'argent, pour se battre, dans leur cuisine, devant la
+servante épouvantée.
+
+--Le plus beau, reprit M. Beaudésyme, c'est qu'il lui faudra acquitter
+les droits de 69.000 francs, ou alors refuser le legs, et, dans ce cas,
+acquitter son propre billet, qui lui sera présenté, comme tu penses, par
+la succession--sans compter ce qui lui arriverait, si sa femme mourait
+avant le Pedreguilhem. Car ils ne sont pas en communauté. Alors... mais
+ça serait un peu long à te faire entendre.
+
+--Et à toi, Alexandre, qu'a-t-il laissé, demanda-t-elle pour se
+débarrasser de ses mains et de son désir, qu'elle sentait encore une
+fois rôder autour de son corps.
+
+Il devint sérieux tout à coup.
+
+--A moi, dit-il brutalement: la peau.
+
+--Ça n'est pas possible.
+
+--Enfin, c'est tout comme. Il m'a traité comme Victorine Lahourque: cent
+mille francs, et pas un fifre avec.
+
+--Mais c'est beaucoup, mon ami. C'est la moitié de ce que je t'ai porté.
+
+--Oui, mais je lui en dois trois fois autant pour des spéculations
+idiotes. Que la succession me les réclame, comme c'est sûr qu'elle fera,
+je suis f.....
+
+--Quand même, dit Basilida, il vous reste ma dot.
+
+Le notaire sifflota, pour toute réponse. Peut-être cherchait-il ses
+mots.
+
+--Il n'y a qu'un moyen, grommela-t-il enfin; et je compte un peu sur
+vous...
+
+--Sur moi, s'exclama la jeune femme, déjà prête à se cabrer.
+
+--Oui, sur vous et votre influence auprès de Vitalis... votre cousin. Il
+s'agit, en deux mots, de l'envoyer à l'Onagre.
+
+--Vous plaisantez, je pense, dit-elle froidement.
+
+--Je ne plaisante pas. Le _de cujus_ a répondu, quand je lui ai parlé de
+ma dette (il le fallait bien), qu'il hésitait à diminuer encore son
+héritage d'une somme aussi forte. Et il a ajouté, avec une espèce
+d'oeil féroce qu'il a cligné sur moi, comme s'il savait des tas de
+choses,--de choses que je ne sais pas, qu'il consulterait Vitalis
+là-dessus, ou bien lui ferait tenir les créances pour en décider à sa
+guise. Toujours est-il qu'elles ne sont pas inventoriées.
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien ma chère Lida, c'est à vous de préparer--j'allais dire de
+cuisiner--ce jeune homme. J'ai toujours pensé, ajouta-t-il avec un
+demi-ricanement, que vous n'aviez rien, l'un et l'autre, à vous
+refuser.....
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Voyons, entre cousins..... Et préférez-vous que j'aille taper Monsieur
+votre père, à la faveur de quelques explications?
+
+Basilida se figura soudain son père, sa médiocre fortune, ces fragiles
+jours qu'il achevait de vivre à Pau. Son parti fut pris. Et l'infamie
+n'en restait-elle pas toute à M. Beaudésyme?
+
+--Mais, si j'accepte d'avoir recours à Vitalis, vous n'exigerez sans
+doute pas d'être en tiers dans le dialogue?
+
+--Histoire d'éclairer votre..... religion? Non, merci, c'est inutile. Je
+ne suis pas de la famille, moi.
+
+--Peut-être même, ajouta-t-elle, comme pour lui rembourser ce cynisme
+qu'il lui avait fait voir, qu'elle ne lui connaissait pas
+encore,--peut-être pourrais-je voir mon cousin un après-midi que vous
+seriez à la chasse: nous aurions les coudées plus franches.
+
+--Ma chère amie, vous avez une façon bien à vous de dédorer la pilule.
+Néanmoins, je reçois avec joie ce jour de vacances. Après demain, tout
+juste, il y a réunion à Nyxe..... _C'est loin, Nyxe, comme vous savez_,
+acheva-t-il en accentuant ces dernières paroles.
+
+--Va pour après-demain.
+
+--Eh bien, puisque nous sommes d'accord, Lili, embrassons-nous, reprit
+le notaire, dont les mains voulurent reprendre prise. Mais Basilida se
+recula tout au bord du lit, avec un dégoût qu'elle ne dissimula point.
+
+--Ne me troublez pas, dit-elle. Je suis en train de rêver à notre
+entrevue d'après-demain.
+
+Ces calculs étaient inutiles. Aux premières ouvertures, le surlendemain,
+qu'en fit, rouge déjà de honte, Basilida, Vitalis l'interrompit:
+
+--De grâce, ne m'en dites pas davantage. Mon parrain m'en a parlé hier,
+et j'ai brûlé toutes ces paperasses devant lui.
+
+--Vous aurez un baiser pour cela, petit cousin,..... le dernier.
+
+--Le dernier, Lida?
+
+--Tenez-vous sage, Vitalis. J'ai fait ma paix avec le Bon Dieu, la vôtre
+avec Sabine. Elle vous aime, j'en suis sûre aujourd'hui. Dites-lui de
+ma part que j'en suis heureuse.
+
+--Mais si on me la refuse?
+
+--Le testament de M. Lescaa vous ôtera de doute: vous l'épouserez,
+Vitalis; et il fera soleil. Ce jour-là, je veux l'habiller moi-même,
+Vitalis, et la parer pour vous. Le soir, en défaisant ce que j'aurai
+noué, en entr'ouvrant ce que j'aurai clos, si vous pensez à moi, que ce
+soit pour oublier.
+
+Basilida inclina son front, baissa la tête. Elle était un peu pâle.
+
+--Mais c'est aujourd'hui qui est amer, dit Vitalis, à qui la mélancolie
+donnait du coeur, c'est de songer qu'on se quitte. Est-ce vraiment
+Dieu qui vous appelle, Lida, et pensez-vous à notre passé déjà long?
+
+--Déjà trop long, murmura-t-elle.
+
+--Que de fois nous nous sommes embrassés dans cette chambre même; que de
+choses nous nous y sommes dites, doucement.
+
+--Que de choses durement.
+
+--Je ne veux plus me souvenir que des autres, de celles qu'on n'ose dire
+qu'un peu bas, au crépuscule, quand on commence à ne plus se
+voir,--comme maintenant, Lida. Dites-moi que vous regrettez, non pas les
+minutes heureuses, mais les autres, celles qui valent mieux que le
+bonheur.
+
+Elle était debout au pied de son lit. Cet amant aujourd'hui si tendre
+qu'il lui semblait ne l'avoir jamais connu, la tenait embrassée, en lui
+parlant à demi-voix. Et déjà sa gorge battait plus vite.....
+
+Soudain on entendit quelqu'un qui courait dans le corridor. Et ce fut
+Detzine, encore, qui frappa.
+
+--M. Lescaa, dit-elle, vient de mourir.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+L'INVOCATION A VÉNUS
+
+
+A Ribamourt les enterrements sont une espèce de réjouissances. Pour si
+peu de chose que fût, de son vivant, le mort, la ville entière se réunit
+autour de lui, l'accompagne, le commente, jusqu'aux suprêmes pelletées.
+
+Il était rare qu'on en eût quelqu'un à mettre en terre d'aussi notable
+que M. Diodore Lescaa. Cela ne s'était point vu depuis S. G. l'évêque
+Cassoubieilh, et ses obsèques, pourtant, n'appelèrent pas le concours
+qu'on aurait cru. C'est que les rancunes, les haines même qu'il avait
+fait naître et que seule avait assoupies la terreur, au lendemain de
+l'émeute, se réveillaient déjà, plus vives pour avoir été contenues.
+
+--Le petit peuple n'a pas donné, observa M. Lubriquet-Pilou au capitaine
+Laharanne, en se versant du vermouth.
+
+Entre la visite à la maison mortuaire, où des passants en noir observent
+un silence de quelques minutes sur un rang de chaises, et la fin du
+service, où l'on gagne l'église, ils s'étaient, selon la coutume, rendus
+au café.
+
+Plusieurs notables en redingote, et dont les chapeaux étaient si divers
+que cela avait l'air fait exprès, se tenaient déjà sur la terrasse. Il y
+en avait avec des pardessus jaunes, d'autres qui relevaient le collet de
+leur redingote car le temps était froid et il venait de pleuvoir.
+
+--Eh, que diantre voulez-vous qu'il donne, le petit peuple, répliqua
+Laharanne. Il est comme moi, il n'a rien.
+
+--Pardon, reprit Lubriquet. Les Part-Prenants ont un syndicat depuis
+quinze jours, et ils annoncent une manifestation.
+
+--Heureusement que j'ai l'oeil, dit un gros petit homme, paisible et
+blond, dont l'uniforme seul trahissait qu'il fût sous-officier de
+gendarmerie. C'était le chef de brigade, Malevain, franc-comtois, et
+qui, le jour de l'émeute, était arrivé combattre avec une bonne heure de
+retard.
+
+--Oui, il n'y a que le comptant qui vous manque, répartit le capitaine.
+C'est à la sortie de Saint-Éloi, je pense, pour avoir plus de monde,
+qu'ils préparent leur petit chahut. Est-ce que vous y avez mis des
+hommes?
+
+--Pas si bête, dit le gendarme. J'aime mieux voir venir.
+
+--Voir venir quoi? Qu'ils démolissent le cercueil?
+
+--Non; mais il ne faut provoquer personne. J'ai ordre de ne pas heurter
+les opinions.
+
+--Vive l'Empereur! cria Laharanne.
+
+Malevain devint pâle.
+
+--Vous êtes fou, dit-il. Vous allez m'obliger à faire un rapport.
+
+--Eh bien! Et ce respect des opinions?
+
+--Je parlais de celles qui sont admises, Les Part-Prenants sont
+socialistes, vous le savez bien.
+
+--Socialistes! Où mettez-vous vos pieds, répliqua le capitaine qui
+s'échauffait. Idiots, ils sont: c'est moins compliqué. Demandez à M. le
+Maire.
+
+--Mon Dieu, expliqua celui-ci, il y en a de bons. Quoique je sois
+parfois tenté de regretter Mongommery, et qu'il ne soit plus là, de
+temps en temps, pour leur faire, comme il disait, «une saignée de sang
+ardent et corrompu».
+
+--Si vous parlez politique, reprit Malevain, vous savez que mes
+fonctions m'empêchent de vous causer.
+
+--Il suffira, répartit le Maire avec un peu de sécheresse, qu'elles vous
+aident tout à l'heure, selon que nous en sommes convenus, à faire
+respecter un mort dont les pauvres au moins devraient tous porter le
+deuil. Si l'on savait tout ce qu'il a donné au bureau de bienfaisance,
+en catimini, sans compter les deux curés, et jusqu'au pasteur.
+
+--Jusqu'au pasteur, dit Laharanne: c'est un peu loin!
+
+--Saint-Éloi aussi, observa alors Lubriquet avec l'air de faire un mot.
+Et il serait temps de s'y rendre..... Mais qu'est-ce que c'est que ça?
+
+Des clameurs indistinctes s'élevaient sur l'autre rive. On vit soudain
+plusieurs personnes traverser le pont en désordre, et, plus loin encore,
+d'autres qui couraient. Aussitôt les clients du _Soleil d'Étain_ furent
+debout et traversèrent. Le brigadier se hâta en gémissant vers
+Saint-Éloi; il avait des bottes, et pataugeait en retenant un trop
+étroit képi contre le vent. A côté de lui, M. Dessoucazeaux sautait de
+pavé en pavé, le pantalon retroussé, le parapluie ouvert. La plupart le
+suivaient, et bientôt l'on fut au courant.
+
+Un groupe de Part-Prenants avait accueilli le cortège, devant la maison
+Lescaa, par des cris d'injure. De quelques-uns qu'on les avait vus
+d'abord, ils avaient grossi en nombre, crié plus fort; et personne ne
+les contredisant, s'étaient mis à suivre le mort, bras dessus bras
+dessous, en criant d'une façon lente et funèbre:
+
+--Rends l'argent, rends l'argent!
+
+Vitalis, dont M. Lescaa avait été peut-être la meilleure affection,
+était blême de rage. Autour de lui, les autres affligés, placés tout de
+suite après le cercueil, que portaient huit hommes, hâtaient les
+porteurs à voix étouffée. Sous l'humide ciel, parmi la haine de ce
+peuple et ses huées, suivi d'un cortège éperdu, on eût dit que le mort
+fuyait les abois d'une meute.
+
+La route de l'Église est montante. En dernier lieu, où la côte tourne et
+devient rude, les criards parurent s'essouffler, et ce fut d'assez
+paisible allure qu'on déboucha, en longeant la gendarmerie, sur la
+placette qui fait parvis à Saint-Éloi. Mais là, d'autres Part-Prenants
+attendaient l'Onagre. Là aussi, la Mortiripuaire était groupée; et dès
+que le cortège parut, entama la Marche funèbre de Chopin, qui, par un
+naturel penchant des musiciens, s'accommoda bientôt au mouvement d'une
+mazourque. Les porteurs ragaillardis, hâtèrent le pas, entraînant les
+affligés dans leur sillage. On entendit souffler M. Pétrarque Lescaa,
+qui était court d'haleine.
+
+Mais presque aussitôt la clameur des Part-Prenants recommença de
+gronder. De nouveaux venus coururent, par les ruelles, se joindre au
+tumulte. On entendit claquer de toutes parts les contrevents, que des
+femmes fermaient en implorant Dieu. Un homme gras, avec du jaune, qui
+fumait sa pipe au second étage de la gendarmerie, disparut à
+l'intérieur, et, tandis que la musique au désarroi éteignait un à un ses
+cuivres, la foule sembla se recueillir. Tout à coup, de cette masse
+d'hommes, une pierre jaillit, qui tomba en retentissant sur le cercueil
+sonore.
+
+Ce fut comme un signal. Une volée de cailloux s'abattit sur le cortège,
+d'où répondirent des cris d'effroi, de douleur. Presque aussitôt le gros
+du convoi, puis les affligés, firent volte-face, se débandèrent,
+coururent, et, la redingote en oriflamme, à corps perdu, s'engloutirent
+au tournant de la côte. On vit bondir des hommes massifs. Quelques
+chapeaux noirs roulèrent oubliés. Et tout disparut.
+
+Vitalis était resté. Une pierre l'avait décoiffé; une autre meurtri à
+l'épaule. Il faisait tête, comme un gibier courageux qui cherche où
+rendre les coups dont il saigne. Mais à ce moment l'un des porteurs,
+atteint à la poitrine, lâcha le brancard, en gémissant. Le cercueil
+oscillait déjà vers la terre: Vitalis n'eut que le temps de s'élancer à
+la place vide.
+
+--Allons, cria-t-il aux autres: vite à l'Église.
+
+Mais déjà, plusieurs Part-Prenants en occupaient la porte, menaçants,
+comme s'ils eussent voulu interdire à leur ennemi le pardon suprême. Les
+porteurs ralentiront leur marche.
+
+--Allons, cria Vitalis encore. Vous avez donc peur!
+
+--Eh, Dioü bibann, grommela l'un d'eux; tous hésitaient, quand on
+entendit des appels qui approchaient. Une voix harmonieuse et forte
+cria:
+
+--Nous arrivons, ne bougez pas!
+
+C'était Beaudésyme, qu'accompagnait le capitaine. Dessoucazeaux suivait
+de près, ayant rallié quelques fuyards. Le brigadier lui-même, empêtré
+de ses bottes boueuses, accourait mollement, sans aucun de ses hommes
+avec lui. Tandis que les autres, et le curé Puyoo, de l'intérieur,
+moitié de gré, moitié de force, débarrassaient l'entrée, le petit
+gendarme avait abordé un groupe assez pacifique d'aspect, et qui de
+bonne grâce s'ouvrit devant lui. Mais alors, sous prétexte de le mieux
+entendre, ces gens l'entourèrent et commencèrent de se le faire passer
+de main en main--comme des meuniers feraient d'un sac,--en sorte qu'il
+parcourut beaucoup de chemin, fort étourdi parce qu'on le faisait
+tourner, à mesure, et ne sachant à qui entendre. Cependant le cercueil
+avait pénétré dans l'église, où, portes closes s'achevait la cérémonie.
+
+Quand on porta au cimetière, qui était voisin, et dont les gendarmes,
+enfin survenus, avaient dégagé les abords, peu de personnes suivaient le
+convoi. Mme Beaudésyme et Guiche côte à côte s'y étaient jointes.
+Mais presque aucun des affligés, honteux sans doute de leur fuite,
+n'était revenu; et une bruine glacée qui, en s'épaississant, faisant
+l'un après l'autre s'ouvrir les parapluies, avait écarté presque tout le
+reste. Sans bruit, comme descend un store de tulle, on la voyait baigner
+mollement les tombes, où achevaient de pourrir les turbans de perles
+noires, dont quelques-uns encadrent une photographie, dérisoires
+couronnes de boue qui achèvent de glorifier la poussière des hommes.
+Entre les cyprès, l'argile du chemin était glissante.
+
+Quand la pierre du caveau fut close sur ce qui avait été un juste, et la
+plupart des assistants dispersés sous la pluie, Sabine qui pleurait
+chercha Vitalis du regard. Lui aussi avait les yeux pleins de larmes, et
+penchait vers la terre ce visage délicat où la douleur même semblait
+n'être qu'un des masques de la volupté. La pluie, teinte aux
+meurtrissures de son front, tachait ses joues d'un peu de sang. Il
+étouffa un sanglot.
+
+--Vitalis, murmura Sabine, en lui touchant la main.
+
+Il se retourna, et la vit près de lui, toute frémissante de tendresse et
+de peine. Leurs yeux se lurent mieux qu'ils n'avaient fait jusqu'à ce
+jour. Elle alors, comme si toute cette lâcheté d'une foule; et la
+branche odorante des cyprès; et la mort lui avaient révélé un sens
+nouveau de la vie, qu'au pied même d'une tombe ils croyaient vrai pour
+toujours:
+
+--Vitalis, je t'aime.
+
+Un pas, tout près d'eux, leur fit tourner la tête; c'était Basilida qui
+lentement s'éloignait, la tête un peu basse. Et ils se turent.
+
+Quelques jours après, Mme Etchepalao avait accompagné sa soeur au
+cimetière; mais Cérizolles étant absent et la poste proche, elle s'en
+fut au bureau restant, laissant Guiche prier seule.
+
+Vitalis, que le hasard, avare à l'ordinaire d'unir les gens, ou bien son
+coeur guidait peut-être, la trouva près du monument rouge des Lescaa,
+agenouillée dans l'herbe odorante.
+
+C'était un de ces après-midi d'automne dont la langueur est pareille au
+repos que répand au sortir de ses bras une femme dont la chair abonde.
+Mais le souffle de la montagne parfois courait au travers comme une eau
+fraîche; et il semblait alors que l'atmosphère fût double.
+
+Sous le soleil d'octobre, le cimetière avait séché la boue d'argile et
+la bruine qu'il présentait l'autre jour sous le ciel mouvant et bas,
+quand, du convoi, les cheveux d'or de Mme Beaudésyme étaient la seule
+gloire. Aujourd'hui l'air avait un reflet d'ambre. Une odeur de
+couronnes en décrépitude s'y mêlait au baume des cyprès. Quelques
+vieilles femmes paraient déjà des tombes pour le jour des Morts: leur
+voix amincie par l'âge couvrait à peine le bruit des feuilles qu'un peu
+de vent chassait, tournoyantes, dans les allées. Et seul, un bourgeois
+de Ribamourt, qui injuriait des ouvriers en retard, troublait le
+recueillement des choses.
+
+Le cimetière était sur la hauteur de Sainte-Marthe entre l'église et le
+presbytère, dont les ormeaux, que l'arrière-saison n'avait jaunis encore
+qu'au sommet, laissaient entrevoir par delà les méandres de l'Ouze et sa
+bordure de collines, les créneaux bleus des Pyrénées. L'heure trouble du
+soir tombait déjà d'un ciel ensanglanté. Bientôt les montagnes eurent
+l'air d'une muraille d'hyacinthe. On eût dit qu'elles se rapprochaient
+étrangement entre les arbres; et plus bas, c'était la vallée, un paysage
+indécis de champs et de rives gagnés par le brouillard.
+
+--J'aime mieux le matin, dit Guiche, l'extrême pointe du matin. Petite
+fille, je demeurais chez ma tante à Pau. Son mari y était officier; et
+ils habitaient une vieille villa de Bilhère, où il y avait des giroflées
+au creux des murs. C'est alors que j'ai senti le plus près de moi l'âme
+des glaïeuls et des pivoines,--dont l'extrême rouge pénétrait au fond de
+mon être, comme un parfum me perce aujourd'hui. Pendant la belle saison,
+c'est lui, le plus souvent, en se rendant au quartier, qui me menait à
+mon cours chez les Dominicaines. Avant de partir, par des allées de
+gazon trempées à grosses gouttes, mon oncle me menait cueillir un peu de
+raisin glacé qui pendait aux treilles. Parfois on entendait une sonnerie
+dans la cour de la caserne; et moi, je secouais de lourdes fleurs pour
+voir couler la rosée; ou bien je cueillais une de ces roses-mousse
+entr'ouvertes hérissées d'or. Oui, c'est alors que j'ai su le mieux
+aspirer les choses avec mes yeux.
+
+De ma chambre à mansardes, sous le toit, je courais regarder en chemise,
+aussitôt levée, les montagnes grandes et bleues, par dessus le vieux
+parc. Elles étaient d'un bleu qu'on ne peut dire, légères, et telles
+qu'une vapeur condensée.....
+
+--Quel lyrisme, dit Vitalis.
+
+Elle prit un air fâché, et alors il l'embrassa contre le mur du caveau.
+
+--Quoi, Vitalis, dans un cimetière. Et ma soeur qui va venir.
+
+--C'est que moi aussi, Guiche, je vous aime, continua-t-il, en reprenant
+l'entretien de l'autre jour, à l'enterrement. Et voulez-vous de moi?
+
+--Moi, non, dit la jeune fille, qui railla avec un tendre sourire. C'est
+notre parrain qui le veut.
+
+C'est ainsi que se fiancèrent Vitalis Paschal et Sabine de Charite, à
+l'ombre d'un tombeau.
+
+Tout Ribamourt les unissait déjà, depuis que les volontés de l'Onagre y
+étaient connues. Et n'étaient-ils pas les triomphateurs du testament?
+L'ouverture n'en était pas allée sans quelque tumulte, dont M. Pétrarque
+Lescaa à demi fou qu'il devenait, fit tous les frais.
+
+C'est dans l'étude de Maître Beaudésyme que s'en fit la cérémonie,
+Vitalis présent. Le juge de paix, à force de désirer qu'il n'y eut pas
+de testament, avait fini, malgré tout, malgré la convocation du même
+notaire, par le croire. C'était, quant à lui, la plus favorable
+hypothèse, presque aucuns parents de l'Onagre, Vitalis lui-même, ne
+l'étant d'assez près pour hériter dans ce cas. L'éblouissement de l'or
+fut tel chez Pétrarque que, par une projection de son espérance dans
+l'avenir, il s'y croyait déjà, et maître d'un tiers de ces richesses:
+son cousin intestat, c'était sa part.
+
+Aussi voulut-il faire sortir le clerc, en affectant de ne l'y voir
+qu'en cette qualité.
+
+--M. Vitalis Paschal est ici comme héritier, dit le notaire, avec
+l'assurance et cet air heureux, qu'il avait repris depuis que ses reçus
+étaient brûlés. Cette réponse, quoiqu'elle fût faite d'une belle voix
+joyeuse, sonna pour le juge comme les premiers tintements d'un glas.
+
+Il reprit quelque courage à la liste des biens, titres, créances, par où
+commençait le testament. Elle passait sous silence de grandes donations
+déjà faites, la Caisse Politique en particulier, dont M. Dessoucazeaux,
+le P. Nicolle et M. de Ribes, un châtelain des environs,--mais non pas
+M. Beaudésyme--étaient fidéicommissaires. Personne ne s'en douta alors,
+tant ce qu'il restait dépassait toutes les espérances, atteignant, à
+première vue, au delà de vingt millions.
+
+La plupart de ceux qui touchaient le mort même de loin furent nommés
+l'un après l'autre: Mlle de Lahourque eut cent vingt mille francs,
+son frère six cents francs de rente viagère: Laharanne lui-même, deux
+grandes métairies à Nyxe, avec une maison de chasse. Tout cela arrachait
+des soupirs au juge de paix. Un dernier legs de deux millions, pour en
+servir la rente aux pauvres de Ribamourt, lui fit faire un saut hors de
+sa chaise; et, oubliant son juron ordinaire:
+
+--Nom de D..., s'écria-t-il, en s'épongeant le front, ce sera nous les
+pauvres, si ça continue.
+
+Mais la plupart, dans l'assistance, méprisaient son courroux. Étant
+eux-mêmes pourvus, déjà, ils regardaient, d'un air vacant, pendre aux
+murs de l'Étude des affiches jaunes et blanches, un almanach des postes,
+la liste des notaires.
+
+--Le testament qui me fut dicté s'arrête ici, dit M. Beaudésyme,
+paisiblement.
+
+--Quoi, fit Pétrarque; mais il n'y est pas disposé de la moitié.
+
+--C'est juste.
+
+--Alors? On se f... de nous?
+
+--Vous pouvez parler en votre nom. Du reste il y a un testament
+olographe, auquel je n'ai pas pris part et qui est postérieur à
+celui-ci.
+
+--Tout est à refaire, s'écria le juge. Les autres eurent cet air inquiet
+d'une poule qui se sent reprendre, l'ayant avalé, un grain de maïs au
+bout d'un fil. Le notaire semblait jouir de toutes ces inquiétudes.
+
+--Rien n'est à refaire, dit-il en frappant sur une seconde enveloppe. Je
+sais à peu près ce qu'il y a ici dedans.--Et il se remit à lire. Mais le
+premier codicille le surprit. Car au lieu d'hériter lui-même, comme il
+pensait, c'était sa femme, du double, il est vrai, de ce qu'avait promis
+M. Lescaa: sa dot, qui rentrait.
+
+Le second legs avait trait à un serviteur. Mais le troisième, qui
+octroyait pour tout capital à Pétrarque des créances sur son beau-père
+et lui-même le mit en fureur. De ses bajoues violettes, de sa bouche
+écumante sortaient des blasphèmes confusément entrecoupés de cris. On y
+démêla enfin des menaces.
+
+--C'est un misérable, hurlait-il. C'est un fou! On plaidera. Vous avez
+beau vous bidonner tous. Je refuse la succession.
+
+--N'oubliez pas, Monsieur le Juge de Paix, interrompit Beaudésyme, que
+si vous perdez, ayant refusé la succession au préalable, la créance de
+Firmin retombera à l'actif de la dite, et vous dans l'obligation de nous
+payer.
+
+--Qu'est-ce que ça peut vous faire?
+
+--Rien du tout. D'autant que si vous acceptez, vous serez obligé de
+payer des droits de succession proportionnels à la valeur écrite,
+c'est-à-dire fictive, du legs. Ce sera une très grosse somme, et, en bon
+serviteur de l'État, je me réjouis...
+
+--Je vous dis que je n'accepte pas.
+
+--Dans ce cas, vous paierez le billet souscrit à Firmin. Et si, d'autre
+part, vous avez la douleur de vous voir inopinément précéder dans la
+tombe par Mme Lescaa avant de l'être par le sieur Pedreguilhem son
+père, celui-ci, ou plutôt ses créanciers, parmi lesquels les héritiers
+Lescaa, héritant d'elle (il désigna un carton), vous serez obligé,
+jusqu'à moitié intégrale de sa fortune, de payer les dettes
+Pedreguilhem, ayant abandonné les billets signés de lui que vous léguait
+M. Diodore Lescaa.
+
+--Quoi, quoi! cria le juge.
+
+--Rien n'est plus clair. M. Lescaa vous en laissait pour la moitié de la
+faillite Pedreguilhem. Vous rattrapiez donc, au moins, comme créancier,
+la moitié de ce que vous devez abandonner comme débiteur.
+
+--C'est un traquenard, hurla Pétrarque, qui sortit en battant les
+portes.
+
+--Il y a un peu de ça, murmura le notaire. Et il conclut sa lecture par
+le legs qui faisait Vitalis et Sabine plus de huit fois millionnaires.
+
+La petite fortune laissée à Mlle de Lahourque eut pour fruit immédiat
+de dénouer sa longue idylle. M. et Mme Beaudésyme s'y entremettant,
+Lubriquet-Pilou se détermina enfin. Il fit sa demande, aussitôt agréée,
+dans les premiers jours de mai.
+
+Cela fit presque autant de bruit que la mort de l'Onagre; tout Ribamourt
+s'en réjouissait, s'étant d'ailleurs repris à vivre. C'est que la
+succession Lescaa y avait répandu plus d'argent que son règlement n'en
+avait tiré naguère, et qu'à cela s'ajoutaient des vendanges abondantes,
+ainsi que beaucoup de malades qu'on attendait. Il n'était pas jusqu'aux
+agresseurs de Firmin, à qui le tailleur, remis de ses blessures, et,
+soit bonté, soit politique, quelques autres personnes, dont le curé
+Puyoo, ne tâchassent d'adoucir les poursuites du Parquet. Quant à ceux
+qui avaient jeté des pierres au cercueil du banquier, Vitalis, tout
+ulcéré qu'il en demeurât, et vindicatif avec cela de son naturel, en
+aima mieux laisser dormir l'outrage, résolu du reste à s'en souvenir
+toutes fois qu'il se pourrait à peu de scandale.
+
+C'est M. Puyoo, promu au doyenné de Sainte-Marthe, d'où il espérait
+bien, à travers la politique, se pousser plus haut, qui tâchait, en don
+de joyeux avènement, d'inspirer à tous la joie et la clémence.
+
+Il aurait eu peut-être de la peine à convaincre son prédécesseur
+aujourd'hui prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx. C'est là que M.
+Cassoubieilh, bercé de l'espoir d'un canonicat à la première vacance,
+était en train d'aigrir cette facile bonté, la seule vertu, peut-être,
+qu'il eût apportée dans son ministère.
+
+Ainsi ce n'était pas lui qui bénirait l'anneau nuptial de Guiche: pas
+même celui de Mlle de Lahourque. La cérémonie, quant à cette
+dernière, promettait d'en être magnifique. N'avait-elle pas écrit à la
+titulaire du bureau qu'elle ne voulait plus gérer, «que ce mariage
+soudait en quelque sorte l'aristocratie de la naissance à celle du
+travail». Ainsi s'essayait-elle à peindre ce sacrifice qu'elle allait
+faire de sa particule.
+
+M. Lubriquet-Pilou, de son côté, sans faire un égal abandon, se
+plaignait, au _Soleil d'Étain_, qu'il lui faudrait bientôt se réduire au
+rôle de séducteur honoraire. Et tous hochaient la tête autour de lui, en
+disant:
+
+--Comment fera-t-il? Bah, il la trompera.
+
+--Non, affirma Lubriquet, je tiendrai ma parole...
+
+Et il ajouta, avec un sourire égrillard qui faisait sans doute allusion
+à son premier mariage:
+
+--...cette fois-ci.
+
+Quelqu'un parla de lui offrir un banquet, pour enterrer, encore qu'il
+fût déjà veuf, une vie de garçon si bien remplie. N'était-ce pas le
+moins que Ribamourt devait à soi-même, comme à celui où s'étaient
+incarnés, durant un quart de siècle, tous les orages mortiripuaires de
+la passion? Ce projet, accueilli avec faveur, eut vite fait de prendre
+figure. C'est à l'hôtel _Gastou Fébus_ que se donna le banquet. Il fut
+honorable, M. Dessoucazeaux, avec le goût sûr des avares, en ayant
+choisi les vins.
+
+--Et pas un Château-Idem, n'est-ce pas, avait-il ajouté par une
+plaisanterie florissante à Ribamourt, où l'on accusait les hôteliers de
+ne changer de leurs vins que les étiquettes.
+
+--C'est vrai, Pana, ajouta le capitaine Laharanne, qu'au dernier dîner
+de chasse vous nous aviez donné d'un Ribamourt, blanc, et d'un autre
+Ribamourt, blanc... A eux deux ils avaient exactement le même petit goût
+de rien du tout...
+
+Et il fit claquer sa langue, comme si, rien que de s'en souvenir, il
+jouissait encore.
+
+M. Pana fit mieux les choses, à cette fois-ci. Aussi, vers la fin du
+dîner, Firmin ayant lu quelques vers béarnais, plusieurs Mortiripuaires
+en furent-ils touchés jusque par delà l'attendrissement. Wolfgang, lui,
+était ivre, et parlait de se battre en duel, comme s'il eût regretté
+d'en avoir, à plusieurs fois et de toutes ses forces, laissé échapper
+l'occasion.
+
+On avait bu aux conquêtes passées de Lubriquet-Pilou; et on les
+supposait nombreuses, s'il en fallait croire le nombre des toasts.
+C'était un hommage aussi à ces victoires qu'un pot de myrthe posé devant
+le Séducteur. Au moment qu'on allait quitter la salle, il appela
+l'hôtelier, et lui montrant la plante:
+
+--Pana, dit-il avec dignité, vous ferez porter ceci de ma part à Mlle
+de Lahourque.
+
+Un tonnerre d'applaudissements récompensa ce trait; et on se leva pour
+se rendre au Grand Hall. C'est là, tout près d'un buffet, que l'harmonie
+Mortiripuaire devait, ce soir même, donner la sérénade au fiancé. Après
+quoi, il y aurait bal, et la moitié de la ville était invitée. Le monde
+se pressait déjà sur les galeries qui font le tour de la salle. Mlle
+de Lahourque, tout au fond, faisait face entre Mme Beaudésyme et
+Mme Laharanne. Plus près sur le côté, Mme Etchepalao, que son
+mari, un peu plus calme, venait de rejoindre, attendait le bal, ou
+peut-être autre chose. A côté d'elle, Mme de Charite surveillait avec
+une aigre indulgence Sabine et Vitalis.
+
+Cependant la Mortiripuaire ayant joué l'aubade du _Roi d'Ys_, et puis,
+sur la demande de Vitalis: «Connais-tu le pays...?», M. Lubriquet-Pilou,
+après s'être placé devant les musiciens, demanda à porter un toast
+auquel tous s'associeraient, il en était sûr; un toast qui serait
+l'apologie en même temps que la clôture d'une existence dont le pôle
+allait désormais changer--et qu'il s'excusait qui fut un si dangereux
+exemple. Tout Ribamourt s'inclina devant un renoncement exprimé avec
+tant de noblesse; et le Séducteur lui-même en pensa ressentir une espèce
+de mélancolie. Et n'en était-il pas arrivé au point de croire à sa
+légende? Telle Mlle de Lahourque, enchantée au prisme d'une illusion
+dont les mystères resteraient cachés à l'histoire, M. Lubriquet-Pilou
+vivait dans le rêve de son épopée amoureuse. Pour le moment, ayant tiré
+de sa poche quelques feuilles volantes où l'on aurait pu reconnaître la
+menue écriture de M. Dessoucazeaux, il commença, de sa voix hongre, à
+lire au milieu de la surprise générale, une longue invocation à la
+déesse de Cythère, et qui se poursuivait ainsi:
+
+ _--Au moment d'abandonner tes autels, ou plutôt de ne t'honorer
+ plus que sur un seul d'entre eux,--ô Vénus, despote des hommes et
+ des dieux, génitrice des nations, décor du monde--permets que je
+ fasse, une dernière fois, libation à ta gloire de ce vin écumant
+ dont les reflets, semblables au soleil à travers les nuées de
+ l'aurore, répandent cette même ivresse légère des approches de
+ l'amour..._
+
+Il se tut pour verser quelques gouttes de champagne sur le parquet,
+tandis qu'on s'étonnait de plus en plus dans la foule. Mlle de
+Lahourque, là-bas, qui n'entendait guère, doutait obscurément si
+«Vénus» n'était pas un délicat pseudonyme dont son fiancé la voilait en
+public. Mais Vitalis et Guiche, à leur balustrade, semblaient se
+divertir infiniment.
+
+ _--O déesse,_ continuait le Séducteur, _qui es cachée au fond de
+ tout comme un levain irrésistible, toi qui tires des choses qui
+ meurent une nouvelle vie, amante habile à pacifier le dieu cruel
+ qui répand le sang, Arès dont les dures étreintes laissent un ceste
+ bleu sur ta nudité..._
+
+--Ah! s'écria Etchepalao, voilà Jean. On va pouvoir causer.
+
+Cérizolles, les ayant aperçus, se dirigeait languissamment vers eux,
+tandis que l'orateur, continuant à tutoyer Aphrodite:
+
+ _--Mais déesse,_ s'écriait-il, _qui t'apercevrait, tel un guerrier
+ qu'a lassé la défaite, dormante et nue, au fond de l'antre où la
+ source, qui mire des iris sur ses bords, est seule de son murmure
+ à mesurer la fuite des heures; tandis qu'au halo de tes cheveux
+ d'or se balance un papillon de pourpre ténébreuse--si parfois tu
+ t'éveilles et rouvres les yeux, il y verrait reluire la flamme du
+ désir comme ces palpitations lumineuses qui s'allument à la lisière
+ des nuits d'été. C'est alors, Redoutable, Invincible, ô Dorée, que,
+ debout dans le jour tu fais retentir ce même rire victorieux et
+ cruel que le choc des épées arrache aux armures. C'est alors, sous
+ les flambeaux errants de l'éthèr, au milieu des rocs et des roses,
+ dans la mer poissonneuse et jusques aux profondeurs hantées des
+ Fauves, que parmi cette poussière vivante sans cesse dévorée du
+ néant, tu réveilles, ô Vénus, l'hymen universel..._
+
+ * * * * *
+
+Cependant Cérizolles avait réussi, malgré la presse, à rejoindre ses
+amis. Il aperçut alors Mme Etchepalao, à demi cachée par Guiche, et
+son visage s'éclaira d'un sourire qui n'était pas sans douceur.
+
+--Comme il est beau, l'étranger en smoking, railla Vitalis. C'est vrai,
+Guiche, que vous ne l'aimez pas?
+
+--Sait-on jamais qui on n'aime pas?... murmura-t-elle, en les
+enveloppant tous deux d'un même sourire.
+
+Entre tant M. Lubriquet-Pilou poursuivait le cours de ses propos, et
+après avoir célébré, sans doute par allusion à Mlle de Lahourque, le
+fard délicat, qui disait-il après un auteur beaucoup plus ancien, se
+pose sur le visage des vierges:
+
+ _--En vain,_ affirma-t-il, _les autres dieux prétendent, à la
+ constance de leurs lois, asservir l'univers comme l'on courbe au
+ sillon la génisse porte-joug--en vain la lumière et l'ombre
+ alternées condamnent au labeur ou au sommeil la tourbe nourrie de
+ pain. Mais c'est à toi que nous devons les voluptés de la nuit, et
+ ces étreintes qui ne sont connues que des lampes, et le rêve qui
+ nous asservit la vertu. Pourtant, ô fille du Sel, ce n'est point au
+ jour ni dans l'ombre que tu te plais le mieux à tourmenter, comme à
+ satisfaire, le bétail innombrable des humains. Et n'est-il pas
+ d'autres moments, des minutes plus fugitives; quand les choses ont
+ une figure moins précise, que les mains se cherchent et les lèvres
+ se rencontrent? Heures divines du crépuscule... divines du
+ crépuscule....._
+
+--Dioü mé daoü! éclata, au milieu du silence, Lubriquet-Pilou qui
+retournait ses poches après ses feuillets, j'ai perdu la fin.
+
+
+ [Grec: TELOS.]
+
+
+
+
+ TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Chapitres Pages
+
+ I Un Noyau de prune 1
+
+ II Les Mortiripuaires 35
+
+ III Les Dévotions de Basilida 71
+
+ IV L'Après-midi dans un parc 109
+
+ V L'Émeute 147
+
+ VI Les Nuées 195
+
+ VII De toutes robes 219
+
+ VIII L'Appartement conjugal 267
+
+ IX L'Invocation à Vénus 285
+
+
+IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.--8488-5-19.
+
+
+
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+works. See paragraph 1.E below.
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+
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+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+ The Project Gutenberg eBook of La jeune fille verte, par P.-J. Toulet.
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+The Project Gutenberg EBook of La jeune fille verte, by Paul-Jean Toulet
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: La jeune fille verte
+
+Author: Paul-Jean Toulet
+
+Release Date: June 20, 2011 [EBook #36482]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA JEUNE FILLE VERTE ***
+
+
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+
+Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+
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+</pre>
+
+<hr class="full" />
+
+<p class="cb">P.-J. TOULET</p>
+
+<h1><small>LA</small><br />
+JEUNE FILLE VERTE</h1>
+
+<p class="cb">&mdash;&nbsp; ROMAN &nbsp;&mdash;</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="cb">PARIS<br />
+ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS<br />
+100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100<br />
+PLACE BEAUVAU<br />
+&mdash;&mdash;<br />
+1920</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="cb"><big><big><b>LE DIVAN</b></big></big><br />
+
+Revue de Littérature et d'Art<br />
+PARAIT RÉGULIÈREMENT DEPUIS 1909<br />
+et<br />
+A PUBLIÉ DES &OElig;UVRES INÉDITES<br />
+de</p>
+
+<p class="hang"><span class="smcap">Roger ALLARD</span>, <span class="smcap">J.-M. BERNARD</span>, <span class="smcap">Jacques BOULENGER</span>, <span class="smcap">Francis CARCO</span>, <span class="smcap">Georges
+LE CARDONNEL</span>, <span class="smcap">Henri CLOUARD</span>, <span class="smcap">Tristan DERÈME</span>, <span class="smcap">Charles DERENNES</span>, <span class="smcap">Francis
+ÉON</span>, <span class="smcap">François FOSCA</span>, <span class="smcap">André du FRESNOIS</span>, <span class="smcap">Daniel HALÉVY</span>, <span class="smcap">Émile HENRIOT</span>,
+<span class="smcap">Edmond JALOUX</span>, <span class="smcap">Francis JAMMES</span>, <span class="smcap">André LAFON</span>, <span class="smcap">Léo LARGUIER</span>, <span class="smcap">Guy LAVAUD</span>,
+<span class="smcap">Pierre LIÈVRE</span>, <span class="smcap">Eugène MARSAN</span>, <span class="smcap">Eugène MONTFORT</span>, <span class="smcap">Jean PELLERIN</span>, <span class="smcap">Edmond
+PILON</span>, <span class="smcap">Michel PUY</span>, <span class="smcap">Étienne REY</span>, <span class="smcap">Daniel THALY</span>, <span class="smcap">Louis THOMAS</span>, <span class="smcap">P.-J.
+TOULET</span>, <span class="smcap">Robert de TRAZ</span>, <span class="smcap">Jean-Louis VAUDOYER</span>, <span class="smcap">Gilbert de VOISINS</span>, <span class="smcap">Émile
+ZAVIE</span>, etc.</p>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p class="cb"><b>Le numéro: 2 francs<br />
+Abonnement d'un an: 15 francs.</b></p>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p class="c">A PARIS:<br />
+chez ÉMILE-PAUL Frères, Éditeurs<br />
+100, R<small>UE DU</small> F<small>AUBOURG</small>-S<small>AINT</small>-H<small>ONORÉ</small>, 100<br />
+<span class="ov"><small>&nbsp;&nbsp;&nbsp;IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE,
+20, PARIS.&mdash;8488-5-19.&mdash;(Encre Lorilleux.)&nbsp;&nbsp;&nbsp;</small></span></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<h1><small>LA</small><br />
+JEUNE FILLE VERTE</h1>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p class="cb">DU MÊME AUTEUR:</p>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">M. Du Paur, homme public (<i>Le Divan</i>)</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr valign="bottom"><td align="left">Le Grand Dieu Pan; traduit de l'anglais<br />
+&nbsp; &nbsp; d'Arthur Machen (G. Crès et C<sup>ie</sup>)</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">Le Mariage de Don Quichotte</td><td align="left"><i>épuisé</i>.</td></tr>
+<tr><td align="left">Les Tendres Ménages (<i>Mercure de France</i>)</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">Mon Amie Nane (<i>Mercure de France</i>)</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">Comme Une Fantaisie (<i>Le Divan</i>)</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">Les Contes de Behanzique (<i>L'Éventail</i>)</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr valign="top"><td align="center" colspan="2"><b><i>A paraître</i></b><br />
+(aux Éditions du <i>Divan</i>):</td></tr>
+<tr><td align="left">Les Contrerimes, poésies</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+<tr><td align="left">Les Trois Impostures, almanach</td><td align="left">1 vol.</td></tr>
+</table>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p>Copyright 1919 by Émile-Paul frères.</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="cb">P.-J. TOULET</p>
+
+<h1><small>LA</small><br />
+JEUNE FILLE VERTE</h1>
+
+<p class="cb">&mdash;&nbsp; ROMAN &nbsp;&mdash;</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="cb">PARIS<br />
+ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS<br />
+100, RUE DU FAUBOURG-SAINT-HONORÉ, 100<br />
+PLACE BEAUVAU<br />
+&mdash;&mdash;<br />
+1920</p>
+
+<p class="c">Justification du tirage<br />
+Nº</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<table border="5" cellpadding="10" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td><a href="#TABLE_DES_MATIERES"><b>TABLE DES MATIÈRES</b></a><br />
+</td></tr>
+</table>
+
+<h3><a name="AVANT-PROPOS" id="AVANT-PROPOS"></a>AVANT-PROPOS</h3>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p><i>L'auteur de ce roman, ou plutôt de cette chronique de m&oelig;urs, comme
+lui-même disait, naquit peu avant la guerre à la ville de Coblence, et
+mourut sur la côte du Togo (Afrique) dans l'année 1904. C'est là tous
+les événements de sa vie, sauf à tenir compte du présent livre, tiré à
+petit nombre aux frais de l'auteur, sous ce titre:</i></p>
+
+<p class="c">D<small>AS GRUNE</small> M<small>EDCHEN<br />
+EINE FRANZ&OElig;SISCHE</small> S<small>ITTENKRONIK<br />
+BEI</small><br />
+H<small>ERMANN</small> N<small>ONNSEN</small><br />
+A<small>ACHEN</small> (A<small>IX</small>-<small>LA</small>-C<small>HAPELLE</small>)<br />
+<small>MCMIV</small></p>
+
+<p><i>Il l'avait écrit en France, où il passa, pendant près d'un lustre, à
+Orthez (Basses-Pyrénées) la plupart de son temps. Les habitants s'en
+rappellent-ils l'étranger qui poursuivait des insectes à travers les
+rocs blancs du Gave? C'est ainsi qu'il connut un jour ce poète
+bucolique que le Béarn s'enorgueillit d'avoir donné à la France. Le
+même soir les vit rentrer ensemble entre les peupliers. Celui-ci
+regagnait sa maison sous les fleurs, au bord de la route sonore, et tel
+rit dans sa barbe, le faune gardien des fleuves, quand il frappe le sol
+de son pied démoniaque et fourchu. L'entomologiste, lui, tandis que d'un
+papillon sur son chapeau palpitaient les ailes, agitait son filet vers
+le ciel couleur de citron et les étoiles entrouvertes, comme s'il eût
+aussi voulu piquer Vénus à son chapeau.</i></p>
+
+<p><i>Sans en dire la raison, un jour il quitta Orthez pour les pays noirs.
+Le livre, dont on donne ici la traduction, ne parut qu'après son départ.
+Presque tous les exemplaires lui en furent envoyés sur son ordre dans la
+jolie ville d'Atokapaméo, pour y être sans doute mangés aux termites.
+Mais il était mort cependant.</i></p>
+
+<p><i>Ainsi son héroïne a vu la lumière dans le même temps qu'elle lui fut à
+lui-même ravie sur les bords africains. Elle y est, au Togo, d'un tel
+éclat que les plus élégantes Allemandes, ce n'est qu'à l'aide de
+conserves bleues qu'elles peuvent contempler les sables de ce rivage
+étincelant.</i></p>
+
+<p class="r"><i>P<small>AUL</small>-J<small>EAN </small>TOULET, 1901.</i></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="cb"><big>LA &nbsp; JEUNE &nbsp; FILLE &nbsp; VERTE</big></p>
+
+<hr />
+
+<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_PREMIER" id="CHAPITRE_PREMIER"></a>CHAPITRE PREMIER<br /><br />
+UN NOYAU DE PRUNE</h3>
+
+<p>L'averse sonore battit le feuillage un moment, décrut, s'évapora; et,
+peu à peu, tout redevint un éclatant silence.</p>
+
+<p>Dans la salle au sol alterné de marbre et d'ardoise, où Vitalis Paschal
+mangeait des prunes de Mirabelle, ces beaux fruits, posés devant lui sur
+des feuilles de figuier, étaient pareils aux boules répandues d'un
+collier d'ambre; et le parfum en pénétrait jusqu'à son c&oelig;ur. De la
+pointe de ses doigts, il en choisit une, très grosse, qui semblait faite
+d'or et d'éclat; et, se renversant en arrière,<a name="page_002" id="page_002"></a> y mordit d'un air
+amoureux: «A quoi donc songeait son patron, M<sup>e</sup> Beaudésyme, de pêcher
+le tocan par cette chaleur.» Et il contempla en baillant les jalousies
+qu'on eut dit que le jour rayait de flammes.</p>
+
+<p>L'eau goutte à goutte, sous la varangue, ne s'entendait presque plus; ni
+dans le verger, le long des rigoles, où la consumait le soleil. Ce peu
+de pluie d'orage n'avait fait que battre la poussière, comme pour en
+confondre l'odeur avec celle des pommes rougissantes, et d'une glycine à
+demi dévorée du soleil.</p>
+
+<p>Vitalis essaya de se remettre au travail. Dans une chemise ouverte sur
+la table, où les minutes dormaient, d'un héritage riche en litiges, il
+en saisit une, au hasard.</p>
+
+<p>L'avoué d'une ville voisine avait noirci son papier de vocables
+sauvages, de chiffres, et prié M<sup>e</sup> Beaudésyme de les homologuer,
+encore que ce ne fût point là besogne de notaire. Mais ses clients le
+jugeaient universel. Ce n'est pas moins le clerc<a name="page_003" id="page_003"></a> qui en fut chargé,
+dont il murmurait entre tant.</p>
+
+<p>&mdash;Comme si ça me regardait, grogna-t-il, la procédure.</p>
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""
+style="margin-left:2%;">
+<tr><td align="left">&nbsp; Et il lut à mi-voix:</td></tr>
+<tr><td align="left">Assignation,</td><td align="right">Fr. 12</td><td align="right">»</td></tr>
+<tr><td align="left">A venir d'audience,</td><td align="right">1</td><td align="right">25</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; <i>L'avenir, l'avenir, mystère.</i></td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; (Ça, c'est cher.)</td></tr>
+<tr><td align="left">Appel,</td><td align="right">0</td><td align="right">25</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; (Ça non: on n'a pas dû entendre.)</td></tr>
+<tr><td align="left">Sommation de communiquer,</td><td align="right">1</td><td align="right">25</td></tr>
+<tr><td align="left">Communication donnée,</td><td align="right">2</td><td align="right">50</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; (Oh, donnée.....)</td></tr>
+<tr><td align="left">Communication reçue,</td><td align="right">2</td><td align="right">30</td></tr>
+<tr><td align="left">Communication au Ministère public,</td><td align="right">1</td><td align="right">15</td></tr>
+<tr><td align="left">Pose de qualités,</td><td align="right">2</td><td align="right">25</td></tr>
+<tr><td align="left">A venir en règlement de qualités,</td><td align="right">1</td><td align="right">25</td></tr>
+<tr><td align="left">Coût de l'expédition,</td><td align="right">18</td><td align="right">75</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; (C'est celle de Madagascar, pour sûr.)</td></tr>
+<tr><td align="left">Droit de correspondance hors l'arrondissement,</td><td align="right">7</td><td align="right">50</td></tr>
+<tr><td align="left">Conclusions grossoyées,</td><td align="right">25</td><td align="right">50</td></tr>
+<tr><td align="left">Papier minute.....</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; (Zut)</td></tr>
+<tr><td align="left">Enregistrement minute.....</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; (Zut! zut!! zut!!!)</td></tr>
+</table>
+
+<p>De nouveau, il bâillait en se choisissant un autre fruit; des pas
+résonnèrent sous la varangue. Ses regards errèrent dans l'étude et n'y
+virent que l'ennui. Elle prenait jour par deux fenêtres, qui éclairaient
+à demi, estompées de pénombre ou, quelques-unes, rayées de soleil, les
+carrés jaunes des affiches de licitation. Derrière les jalousies,
+Vitalis, voyant glisser une ombre, lui lança au travers le noyau de la
+prune qui lui sucrait encore la bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Oh, le laid! s'écria une voix. Il m'a tout écorché la joue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, c'est toi, Detzine, répartit le clerc. Attends, attends. Je vais
+te guérir. Si seulement j'avais visé plus bas.</p>
+
+<p>Il était déjà dehors; la servante à courir entre les framboisiers,
+peut-être en désirant<a name="page_005" id="page_005"></a> d'être rejointe. Elle le fut tout de suite et
+embrassée, baisée aussi sur les deux joues qu'elle avait pareilles à des
+brugnons, hâlées de soleil sous leur rouge. Mais un autre pas se fit
+entendre et Detzine alors d'appeler au secours:</p>
+
+<p>&mdash;Rosalie, Rosalie.</p>
+
+<p>Celle-ci accourut en riant. Aussitôt Vitalis, changeant de front, s'en
+prit à la nouvelle venue, qu'il trouvait aimable, et telle qu'il jugeait
+Detzine, ou la plupart des filles à sa portée. Aussi bien Rosalie avait
+elle une double flamme dans les yeux, et la denture d'un louveteau, avec
+ces grâces que la plus rustique fait voir au temps de sa jeunesse.
+Encore était-elle plus âgée que Detzine, toutes deux du reste en bon
+point.</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont concaves, avait dit M. Lubriquet-Pilou, ancien fermier de
+l'octroi.</p>
+
+<p>Peut-être entendait-il l'inverse; mais on ne discutait pas à Ribamourt,
+ses arrêts en la matière. Les bourgeois du lieu, les marchands aussi
+bien que les employés des<a name="page_006" id="page_006"></a> mines d'étain, des Sources
+Neurasthénothérapiques, répétaient en riant de l'&oelig;il, chaque fois que
+les servantes de M<sup>me</sup> Beaudésyme étaient en cause:</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont concaves.</p>
+
+<p>Vitalis, qui savait là-dessus, depuis longtemps, ce qu'il fallait
+croire, semblait en poursuivre, aujourd'hui, quelque nouveau témoignage.
+Mais Detzine, prenant à son tour la défense de sa compagne, se tenait à
+lui suspendue ou tâchait, en le chatouillant, de lui faire lâcher prise.
+Cependant que, dans le verger aux profondes odeurs, sous un ciel
+poudroyant où s'amortissait la couleur des choses, l'âpre feuillage d'un
+figuier prêtait à ses jeux le peu d'une ombre aride.</p>
+
+<p>&mdash;Rosalie! appela tout à coup une voix pleine et grave, de l'autre côté
+du jardin.</p>
+
+<p>&mdash;Aüt ou diantre, murmura la servante. Madame, té, qui est revenue.</p>
+
+<p>&mdash;Rosalie, est-ce que Monsieur Vitalis y est?</p>
+
+<p>&mdash;Me voilà, Madame, dit le jeune homme,<a name="page_007" id="page_007"></a> en allant au-devant d'elle.
+Pour cacher son embarras, il avait cueilli une grappe de groseille et se
+mit à la mordiller.</p>
+
+<p>C'est vrai que Basilida était sa cousine; mais plus jeune qu'elle de
+quatre ou cinq ans, il la respectait, un peu par habitude. Pour d'autres
+raisons encore, c'était une des personnes dont il se souciait le moins
+d'être surpris au cours de semblables ébats, quand bien même les
+m&oelig;urs du pays ne lui en faisaient pas un crime. Et il doutait d'autre
+part que le branchage du figuier les eût tout à l'heure gardés d'être
+vus.</p>
+
+<p>Aussi bien, et que M<sup>me</sup> Beaudésyme ne laissât voir aucun trouble sur
+son beau visage, Vitalis pensa distinguer dans sa voix une irritation
+contenue. Et sa bouche, aussi, était sanglante comme si elle venait de
+se mordre soi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, disait-elle,&mdash;en retroussant, telle une chienne, ses lèvres
+ourlées qui laissèrent, un instant, apercevoir sa tranchante
+denture&mdash;vous ne craignez pas la chaleur,<a name="page_008" id="page_008"></a> Vitalis. Et cette pauvre
+tante qui s'inquiète toujours des coups de soleil pour son chéri. Vous
+sortez sans béret maintenant?</p>
+
+<p>Vitalis sentit qu'elle devinait pourquoi il avait quitté l'Étude avec
+tant de hâte; et ce fut comme s'il voyait, sur le champ d'or de ses
+prunelles se figurer sa pensée soupçonneuse comme lui-même se
+l'imaginait: un satyre bondissant dans la blanche lumière qui tremble;
+le feuillage et le bruit rugueux d'un figuier; deux nymphes, aux fesses
+claires, qui, en fuyant se retournent... Et il pensa aussi que son
+silence ne lui serait d'aucune excuse, s'il s'en tenait là, et serait
+maladroit, à durer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, expliqua-t-il, combien j'aime, quand il fait chaud, boire
+à même la fontaine. Ça me rappelle le collège. Alors... j'étais sorti.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, oui.</p>
+
+<p>Le jeune homme rompit les chiens:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas aujourd'hui, demanda-t-il, que vous deviez aller voir ma
+tante?<a name="page_009" id="page_009"></a></p>
+
+<p>&mdash;C'est pourquoi je vous appelais. J'y fus avec les Laharanne, et leur
+phaéton, vous savez: cette machine, du temps... d'Icare. Enfin... tant
+que mon mari ne m'offrira pas de voiture, il me faudra bien prendre
+Hontou, ou que mes amis me prennent. Les Laharanne, eux, allaient à
+Hargouët voir les Sainte-Mary. Mais ils ont trouvé visage de bois, soit
+qu'il n'y eût personne en effet; ou personne qui fût d'humeur à se
+laisser voir. Car on prétend qu'il y a brouille dans le ménage.</p>
+
+<p>&mdash;Encore?</p>
+
+<p>&mdash;Oui: mariage d'amour.</p>
+
+<p>Derechef, Basilida découvrit ses canines, avec une espèce d'ironie
+sardonique qui sembla s'adresser à quelque plus lointaine image que des
+Sainte-Mary, et reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà des gens qui s'adorent. Monsieur trompe Madame à bouche que
+veux-tu. Et en attendant qu'elle le lui rende, ils vivent dans une
+espèce de divorce, parfois illuminé par des soleils de tendresse; quand
+ce n'est<a name="page_010" id="page_010"></a> point des averses de larmes, comme l'autre jour où Sylvère, à
+ce qu'on dit, est allée chercher asile au giron de sa maman qui s'occupe
+à lui enseigner le pardon. M<sup>me</sup> de Sainte-Mary aurait ouvert, par
+distraction, une lettre adressée à Monsieur; une lettre un peu...
+familière d'une Américaine de ses amies, à qui elle avait déjà pardonné
+ce qu'elle prenait pour un fleurt; et qui continuait à se moquer d'elle.
+Mais quoi: ce n'est pas de ses ennemis, bien sûr, qu'on est trompé.
+Bref, les Laharanne ont fait tête sur queue, et m'ont reprise, plus tôt
+que je ne pensais. Ces Laharanne, quels braves gens, tout de même: en
+voilà qui ne sont pas à la veille d'un divorce, ni même d'une dispute.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Madame surtout: c'est la douceur même, dit Vitalis, qui pensait à
+autre chose.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas de la douceur, ça. C'est de l'obstination. On dirait un
+agneau qui ne veut pas passer mouton.<a name="page_011" id="page_011"></a></p>
+
+<p>Tous deux se prirent à rire. Les servantes s'étaient esquivées; et
+M<sup>me</sup> Beaudésyme remise en marche, lorsque, en passant devant l'Étude,
+sur ce même noyau, peut-être, qui avait frappé la joue en fleur de
+Detzine, elle glissa, tout près de tomber si son cousin ne l'eût
+retenue; et, reprenant l'équilibre:</p>
+
+<p>&mdash;Ça me fait un peu mal au cou-de-pied, dit-elle. Soutenez-moi jusqu'à
+la salle à manger, voulez-vous? Non, n'appelez pas les filles: il n'en
+vaut pas la peine.</p>
+
+<p>Quoiqu'il y eût quelques pas seulement à faire jusqu'au bout de la
+varangue, M<sup>me</sup> Beaudésyme, dont la souffrance était vive, sans doute,
+s'appuyait sur Vitalis avec assez d'abandon pour que lui-même fit voir,
+en marchant, quelque gêne, ou un peu de trouble, peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous croyais plus fort, dit-elle.</p>
+
+<p>Il rougit sans répondre, en refermant les volets de la porte-fenêtre, et
+l'on ne vit plus alors que les rubis d'une assiette sur la<a name="page_012" id="page_012"></a> muraille,
+qu'allumait un rayon de soleil. Deux guêpes, anguleusement, le sabraient
+de leur vol, attirées sans doute par des confitures, sous un tulle, tout
+fraîchement faites, et dont l'arome suspendu ne voilait pas tout à fait
+celui des placards de chêne, où, depuis un siècle, tant d'épices avaient
+dormi: le poivre et le safran, couleur du soir, la gingembre singulière.</p>
+
+<p>Peu à peu, Basilida redevenait visible, à demi étendue sur un fauteuil
+de bord. Dans le silence, elle fit grincer son escabeau contre les
+dalles, et, tendant vers le jeune homme sa bouche pareille à la pourpre
+entrouverte d'une fleur:</p>
+
+<p>&mdash;Embrasse-moi, dit-elle.</p>
+
+<p>Mais elle le mordit, au point qu'il s'écria presque, et, la lèvre
+relevée, comme si, de ses brillantes dents, elle menaçait encore:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, reprit-elle, caresses-tu mes servantes?</p>
+
+<p>Vitalis ne nia point.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me laissez seul tout le jour...<a name="page_013" id="page_013"></a></p>
+
+<p>Et il se tut, d'un air fâché, en contemplant à ses pieds les carreaux
+noir et citron.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, revenez, petit cousin, fit la jeune femme. Je ne le ferai
+plus. Et pourquoi me guettez-vous de ces yeux sévères? C'est-il que je
+me tiens mal?</p>
+
+<p>Sa jambe valide, en reposant à terre, faisait bâiller ses jupes; et elle
+aurait voulu, tout en se le reprochant un peu, que son amant y fut
+attentif.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien... mais il n'y a que vous&mdash;et pas si longtemps encore
+qu'on se baignait ensemble au Gave. Que vous étiez petit alors, Vitalis.</p>
+
+<p>Elle étendit la main près de terre:</p>
+
+<p>&mdash;Tout petit...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Vitalis, c'est qu'il y a quinze ans de celà.</p>
+
+<p>&mdash;Quinze ans! Et c'était hier.</p>
+
+<p>Sa voix un peu rauque, sonna plus bas:</p>
+
+<p>&mdash;On partait de bonne heure, reprit-elle. Vous rappelez-vous? Les
+enfants en chapeaux de jonc, sous les ordres de M<sup>me</sup> Félix.<a name="page_014" id="page_014"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ach, ia.</p>
+
+<p>Les gens d'Harès s'éveillaient à peine. Il y avait du rouge encore dans
+le ciel; et de grandes herbes, au bord du chemin, qui me pleuraient des
+gouttes froides au creux du jarret.</p>
+
+<p>Vitalis soupira. Elle dit encore:</p>
+
+<p>&mdash;Des herbes où il y avait plein de coccinelles bleues. Vous en
+souvient-il, et du brouillard qui pendait sur l'eau? Ou du barreau qui
+tournait et qui grinçait? Mais c'était défendu qu'on l'approchât, de
+peur que nous ne fussions pris dans le filet, comme des petits saumons.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, il ne tourne plus, Lida. La branche du Gave est bouchée. Le
+Bidala n'est plus une île. Et personne n'y voit fleurir quelque belle
+cousine éclatante au sortir de son linge, comme la nacre nue. Ah, que
+l'eau était fraîche, alors, qui courait en balançant les branches des
+aunes, les branches dont l'envers était couleur d'étain. Vous
+rappelez-vous... Te rappelles-tu?<a name="page_015" id="page_015"></a></p>
+
+<p>Ils se sourirent.</p>
+
+<p>&mdash;Une fois dans l'eau, vous ne vouliez plus me quitter, toujours à tirer
+sur ma camisole. Oui, c'est Lida, en ce temps-là, que tu m'appelais.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Lida. Et le jour où j'ai failli me noyer.</p>
+
+<p>&mdash;Sept ans, vous aviez, Vitalis, je pense: moi onze. Vous étiez
+brave,&mdash;et méchant. A peine vos espadrilles remises, c'était pour me
+donner des coups de pied.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je vous aimais, ma cousine.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne m'aimes plus?</p>
+
+<p>De nouveau, elle le chercha des lèvres, respira un peu de sa chair, et
+reprit d'un ton plus paisible, apaisée:</p>
+
+<p>&mdash;Que je vous parle de votre tante. Il paraît que vous dépensez
+beaucoup, que vous jouez au baccara... vous aussi. Et elle est inquiète
+de vous savoir si souvent avec ce M. de Cérizolles, inquiète du train
+qu'il mène.</p>
+
+<p>Vitalis fronça l'arc de son beau sourcil.<a name="page_016" id="page_016"></a></p>
+
+<p>C'est qu'il y avait quelque vérité dans ces reproches, depuis qu'il
+avait pris en mains sa fortune; et il le sentait. Car, incapable de
+défendre son bien contre ses propres caprices, ce n'est point qu'il
+ignorât, plus que personne en cette étroite ville, la valeur ni le
+prestige de l'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Cérizolles, dit-il, est un camarade de collège. Nous étions à
+Saint-Thomas ensemble; et je ne puis pourtant pas le noyer par économie.
+Du reste, il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux. Car, à l'en
+croire, si les névropathies étaient des diables, il serait plus possédé
+que les cochons de l'Évangile.</p>
+
+<p>&mdash;On attend beaucoup d'étrangers, observa M<sup>me</sup> Beaudésyme.</p>
+
+<p>Depuis que les sources de Ribamourt étaient en passe de devenir à la
+mode contre les maladies nerveuses, l'absence ou la venue des baigneurs
+y étaient l'ordinaire entretien de tous. Vitalis n'était sans doute pas
+d'humeur à le pousser plus avant. Il se leva.<a name="page_017" id="page_017"></a></p>
+
+<p>&mdash;N'oubliez pas, lui dit Basilida, que vous dînez chez nous, et votre
+parrain aussi. Alors, soyez exact. Vous savez qu'il goûte la
+ponctualité.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, M. Lescaa soupe ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, petit cousin: M. Lescaa et son héritage. Ainsi, tenez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Eh, on ne parle jamais que de son argent.</p>
+
+<p>&mdash;De ce qu'il en fait, surtout&mdash;et qui est incompréhensible, comme les
+courants du Gave. Ces jours-ci, l'orage est à la cruauté. Alors, on
+sévit, on saisit, à tort et à travers; comme, la semaine dernière, ces
+petites Lucq, de la pâtisserie. On dit même...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'on ne dit pas? Le bien qu'il fait, surtout, est un
+scandale; et c'est celà qui est incompréhensible à Ribamourt. Tandis que
+saisir des gens, les vendre, demandez-le à nos pères conscrits: «C'est
+le métier qui veut ça», le métier de capitaliste. On plaint le sinistré
+huit jours; et puis on le méprise.<a name="page_018" id="page_018"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ah, qu'il parle bien, dit la jeune femme, en contemplant Vitalis avec
+un air de moquerie et de tendresse. Bien sûr, si M. Lescaa ressemblait à
+son filleul; s'il était moins poli, mais plus aimable, s'il....., et
+si... oui, toutes, nous en serions folles. Et on ne l'appellerait plus
+l'Onagre... Au fait, pourquoi l'a-t-on surnommé comme ça?</p>
+
+<p>&mdash;C'est parce qu'il rue par devant, ma cousine. Et viendra-t-il
+quelqu'un de plus à dîner?</p>
+
+<p>&mdash;Pas que je sache. A moins, ajouta-t-elle, en marquant un peu ses mots:
+à moins qu'Alexandre ne ramène les dames de Charite... pour tes beaux
+yeux.</p>
+
+<p>Vitalis était sur le pas de la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Elles sont donc de retour, demanda-t-il d'un air innocent, quoiqu'il
+les eût rencontrées déjà.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, tu le sais bien, agneau du bon Dieu, lui jeta la jeune femme en
+retournant la tête.</p>
+
+<p>Elle s'était levée à son tour pour gagner<a name="page_019" id="page_019"></a> sa chambre. C'était l'heure
+de ses oraisons. Mais en était-il une, et la plus ardente, qui valût la
+ferveur de son jeune amant? Une dernière fois, elle cria sourdement vers
+lui: «Écoute!» Et ce fut un autre baiser, ardent et furtif, un baiser
+qui lui semblait qu'elle volait à Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'aime, dit-elle encore.</p>
+
+<p>Vitalis s'en fut prendre son béret dans l'Étude, et sourire, par la
+porte de la cuisine, aux deux servantes, qui, en retour, lui firent des
+grimaces. Un vaste corridor, stuqué en façon de marbre, où l'on avait
+peint les îles Mascareignes, reliait le jardin à la cour. C'est aux
+jours de l'Aigle victorieuse que la maison avait été bâtie, de style
+consulaire, par un aïeul de Vitalis, et aussi de M<sup>me</sup> Beaudésyme, à
+qui M. Cyprien Paschal, son père, l'avait donnée en dot. Elle était
+flanquée, sur les deux façades, de galeries ouvertes, assez insolites si
+loin des Indes, où on les nomme: varangues. Et ainsi faisait encore la
+famille, en souvenir de l'oncle<a name="page_020" id="page_020"></a> Jeanny, opulent créole échappé jadis
+des affranchis, des jacobins, des corsaires. Ce Paschal, dont la
+famille, à l'île Bourbon, se nommait: des Balises, avait laissé dans le
+pays plus d'une légende, par sa mise de planteur, ses indolents
+caprices, et le grand nombre de ses bâtards. Avec ses deux beaux-frères,
+il terrorisait Ribamourt. L'un d'eux, le capitaine Paul-Jean de Laborde,
+officier de marine et qui l'était resté sous la Terreur, réalisait, sur
+ses vieux jours encore, cette figure d'aventurier brutal, dangereux et
+chevaleresque, fort éloignée du Louis XVI, et dont ni son métier ni son
+temps n'étaient avares. Quant à l'autre, le potestat de Sibas, ancien
+chancelier de Monsieur et ruiné par la Terreur, il avait rapporté de
+l'émigration pour tous bagages, une idée fixe: il voulait remplacer la
+guillotine par une potence à fleurs de lis, pour y suspendre ensemble
+nouveaux seigneurs, nouveaux bourgeois, nouvelles gens d'épée, tout ce
+qui, en un mot, s'était tiré de roture.<a name="page_021" id="page_021"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais ils sont trop, avouait-il, quand sa goutte lui donnait du répit.</p>
+
+<p>Entre la varangue et la rue de l'Église, bordée d'un mur bas qui
+s'écaillait sous une grille à fers de lance, il y avait une aire fleurie
+de géraniums et d'héliotropes, dont Basilida prenait elle-même soin, à
+défaut de ses gens que son mari aimait mieux employer au dehors, dût la
+vaste demeure qui se délabrait, lui choir sur les épaules. Trois
+tilleuls, dont la cour était dérobée au soleil, nouaient la noirceur de
+leurs branches dans l'air nourricier. En levant les yeux, Vitalis
+découvrit à peine une tache d'azur que l'heure assombrissait déjà. Un
+papillon porte-queue s'y tenait immobile, qui soudain tomba vers les
+fleurs en se laissant glisser sur le tranchant d'une aile. Presque
+aussitôt il reprit son vol loin du parterre, vite, plus vite encore. Et
+on le vit se suspendre là-haut, mais si léger que le vide de l'air
+semblait suffire à soutenir ses ailes blondes.</p>
+
+<p>Sous le portail, dont l'un et l'autre pied-droit<a name="page_022" id="page_022"></a> portait un pot à feu,
+sculpté d'aigles, et qu'un échiqueté jaune et noir, comme on en voit en
+Béarn, ornait d'un reste de peinture, le jeune homme se heurta contre un
+campagnard trapu, barbu et chauve, à l'allure élastique.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Monsieur Vitalis, dit l'homme.</p>
+
+<p>&mdash;Eh adieu, Firmin. Si c'est pour le patron, il est sorti.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Ce n'est que Detzine, la gouïate. Nous sommes un peu cousins,
+vous savez, étant de Mesplède, tous deux. Et té, je voulais lui dire
+bonjour, en passant: la grande porte était sur mon chemin, plus près que
+celle du verger; ma foi, je suis entré comme un Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Et bien vous fîtes, Firmin. Il n'y a pas de porte close aux poètes.
+Mais, dites: si vous veniez boire un verre? Detzine ne séchera pas pour
+attendre un peu plus. D'ailleurs, elle se porte très bien.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous m'avez l'air d'un bon ausculteur, dit l'homme, avec un rire
+d'enfant qui<a name="page_023" id="page_023"></a> étonnait, entre sa barbe noire, et les rides de son front
+dégarni.</p>
+
+<p>&mdash;Quoique j'ai eu mon âge, moi aussi, où j'aurais laissé la belle cuisse
+de poularde sur mon assiette, pour en tâter d'une autre sorte. Et encore
+aujourd'hui, il me semble que je n'en serais pas au point du régent
+d'Hargouët, qui, le soir de ses noces, voulait dormir sur le fauteuil,
+pour ne pas gêner sa femme. Ah, s'il voulait seulement me la prêter.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous êtes marié, Firmin.</p>
+
+<p>&mdash;Au diantre, té, je l'oublie toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Comme de me raconter votre mariage, et comment vous avez <i>manayé</i> le
+beau-père.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, le vieux franc-maçon! Un jour que vous viendrez à Mesplède, je
+vous dirai ça, devant la Marie-Jeanne, et une bouteille de mon vin
+bouché. Du Jurançon, que mon oncle le vicaire&mdash;dé l'aoüte coustat dou
+poun&mdash;m'a envoyé.</p>
+
+<p>Il avait fait volte-face pour accompagner Vitalis, tous deux devisant en
+béarnais, le<a name="page_024" id="page_024"></a> langage ordinaire de Firmin. Poète bien connu de tout le
+Béarn sous le nom de Firmin de Mesplède, c'est là, étant tailleur, et
+assis comme un Boudha sur sa table de chêne, qu'il discourait
+éloquemment tout le long du jour. Parfois, c'était un conte du roi
+Henry, ou du roi Artus; parfois, des bergers, et quelque chanson
+d'amour, d'absence, de mélancolie, dont le meunier ou le colporteur, lès
+coudes à la fenêtre, sentait son c&oelig;ur plus chaud que pour un verre où
+rit le soleil dans le vin.</p>
+
+<p>Cependant ils étaient arrivés sur la place Jeanne, lieu irrégulier,
+poudreux, bossu, que hérissaient, naguère des barbes de leurs pignons,
+quelques maisons à poutres noires, du temps des Centulle et des Albret.
+L'une après l'autre, on les avait remplacées par des «immeubles» plats
+du toit, dont les façades étaient peintes en manière de pierres de
+taille. Ces bâtisses étaient considérées avec dégoût par les Parisiens
+en cours de traitement. Et cela scandalisait les Mortiri<a name="page_025" id="page_025"></a>puaires qui les
+soupçonnaient un peu de jalousie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! disait M<sup>e</sup> Beaudésyme, s'ils y trouvent trop d'architecture...
+ils ont bien la rue de Rivoli.</p>
+
+<p>Vitalis et le tailleur s'assirent à la terrasse du <i>Soleil d'Étain</i>, le
+café «bien fréquenté» de Ribamourt. Presque aucun habitué ne s'y
+trouvait encore, la plupart en étant aujourd'hui retenus par une
+répétition de l'Harmonie Mortiripuaire, société musicale dont les
+cuivres, comme les bois, passaient pour honorifiques. Tel personnage des
+mines d'étain, de ceux qu'on appelait communément les Eteignoirs, y
+tenait le grand bugle. M<sup>e</sup> Beaudésyme y jouait du hautbois, «mais si
+faux, disait Cérizolles, que c'était comme en écriture publique.»</p>
+
+<p>Le piston obéissait à la langue de Lubriquet-Pilou, libertin notoire, et
+ancien octroyeur, aujourd'hui trésorier de la Société des Bains
+Neurasthénothérapiques. Cela était l'objet de mille équivoques
+plaisantes. A peine<a name="page_026" id="page_026"></a> avait-il préludé que, dans l'auditoire, il se
+trouvait toujours quelqu'un qui murmurât: «E' là, lou cot dé léngue,
+aquet diable!» Et tous de pouffer, pour la centième fois.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es donc pas avec les trombones du bon Dieu? demanda d'une voix
+enrouée à Vitalis un homme, laid, qui buvait du vermouth.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, répondit le clerc d'assez mauvaise grâce: je fais comme
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Alors Monsieur le juge de paix n'est plus en harmonie, interrogea
+Firmin avec une fausse humilité, qui n'obtint pour réponse qu'un sec: Il
+paraît.</p>
+
+<p>Le fait est que M. Pétrarque Lescaa, juge de paix du crû, et longtemps
+cymbale à l'Harmonie Mortiripuaire, s'était vu récemment contraint de
+résigner ses fonctions. Ce n'est plus entre ses mains, désormais, que
+sonnait et frissonnait le cuivre. L'instrument dont la double conque
+avait longtemps sonné avec son orgueil, dormait aujourd'hui.<a name="page_027" id="page_027"></a></p>
+
+<p>Et même, il ne parvenait pas à le revendre, ce qui lui augmentait son
+amertume. Depuis que ces «buveurs d'eau bénite», comme il disait,
+l'avaient prié sans détours, les insinuations ayant prouvé en plusieurs
+fois ne pas suffire, qu'il allât débiter ailleurs sa politique; et une
+irréligion dont l'excès, dans un pays demeuré généralement chrétien,
+l'avait rendu insupportable à tous; ses rancunes en s'étrécissant avec
+l'âge, le rendaient ennuyeux. Il n'amusait même plus Diodore Lescaa «le
+riche», dont Vitalis était le filleul, et l'un et l'autre les cousins.
+Aussi Pétrarque n'épargnait-il pas toujours ce parent lui-même, dont sa
+haine lui faisait oublier l'héritage.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'Onagre va bien, s'informa-t-il d'un ton frivole, dont le jeune
+homme se sentit agacé.</p>
+
+<p>&mdash;Mon parrain est en bonne santé, je vous remercie, répondit-il. Et sûr
+de le blesser en retour, il ajouta: nous dînons ensemble ce soir, chez
+le patron.<a name="page_028" id="page_028"></a></p>
+
+<p>Pétrarque, en effet, sembla plus jaune devenu:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas? Tu vas lui faire lire mon article... pour l'amuser.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répliqua Vitalis.</p>
+
+<p>&mdash;Il y en a donc un nouveau, demanda Firmin, avec un air d'intérêt.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous voir?</p>
+
+<p>Et, soudain gracieux, il lui tendit le <i>Cassitéride</i>. C'est dans cette
+feuille en mal de copie que ses diatribes voyaient le jour, dont se
+réjouissait en silence M. Lescaa qu'elles fussent signées: le
+Claustrophobe, par haine des moines et des ensoutanés.</p>
+
+<p>Firmin prit le journal, et, feignant de se tromper, lut tout haut,
+malgré les protestations du juge:</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p class="c"><i>Notions générales de philologie</i> (suite).</p>
+
+<p>(1) La locution de slang à quoi nous avons fait allusion dans notre
+dernière feuille n'est autre que la métaphore dont on<a name="page_029" id="page_029"></a> rencontre un
+exemple dans cette apostrophe d'un roman connu: «Begone! There's a good
+Siam for a licking in the rain» qui se peut traduire: «Allez au diable,
+gentilhomme de potence!»</p>
+
+<p>(2) n'étant sans doute pas utile de faire ressortir le double sens du
+participe «licking» qui veut à la fois dire «torgnole» et «action de
+lécher»; ni la force de cette image digne de Villon «lécher la pluie» à
+propos d'un pendu qui tire la langue dans l'hiver ténébreux;</p>
+
+<p>(3) «Siam» équivalant d'ailleurs à l'ancien terme d'argot parisien
+«rupin» qui remonte au moins au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle (Cf le lexique de
+<i>Cartouche</i> ou le <i>Vice puni</i>, poème héroï-comique, 1701) qui présente à
+peu près le même sens, aujourd'hui, que: gentleman, homme élégant,</p>
+
+<p>(4) dont les Anglais, en vertu de ce progrès inverse qui ramène leur
+langue au monosyllabisme,</p>
+
+<p>(5) ont fait «gent'»,<a name="page_030" id="page_030"></a></p>
+
+<p>(6) qui se trouve réappareillé à l'adjectif français: gent, e,</p>
+
+<p>(7) et au substantif des langues d'oc «ïentou»</p>
+
+<p>(8) dont on a formé le proverbe béarnais «Jentous dab ïentous»,</p>
+
+<p>(9) qui fait penser à la loi des XII Tables portée contre les mariages
+mixtes: «Patribus cum Plebe connubii nec esto.»</p>
+
+<p>(10) Il serait d'ailleurs impertinent d'établir un rapport rigoureux de
+la toponymie asiatique d'une part, au slang «siam» ou au français
+populaire «péquin» de l'autre. Il faut se rappeler que celui-ci ne tire
+point son origine de la capitale chinoise. Il s'apparenterait, plus
+vraisemblablement, au «pecq, pecque: niais, niaise» des langues d'oc.</p>
+
+<p>(11) qui, du reste, se retrouve dans le français ancien.</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont là des vérités qu'il est bon de répandre, conclut Firmin, en
+ajoutant aussitôt,<a name="page_031" id="page_031"></a> d'un air de surprise: Mais ce n'est pas de vous,
+Monsieur le Juge de paix. C'est signé: «Dessoucazeaux, auteur du
+<i>Vocabulaire des locutions cérémonielles chez les peuples ibériques</i>,
+petit in-12, chez Ribaut, à Pau.»</p>
+
+<p>&mdash;S... Nom de Néant! il y a une heure que je vous le crie. Mon article
+est plus haut, voyez: <i>Une calotte aux calotins</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Je me disais aussi... répondit paisiblement Firmin, en reposant le
+journal sans en lire davantage. D'ailleurs, la signature ne m'aurait
+sans doute rien appris. Car vous ne signez pas d'habitude, Monsieur
+Lescaa?</p>
+
+<p>Celui-ci, pour toute réponse, laissa filtrer sur le tailleur-poète, sous
+des sourcils en broussaille, un oblique regard de ses yeux de marcassin.
+C'est que ce magistrat, aidé de sa femme, qui faisait songer à des os
+conservés dans du vinaigre&mdash;tous deux passaient leur vieillesse
+avaricieuse à s'occuper sans discrétion de leur prochain. Du creux d'une
+sordide demeure qu'il ne semblait pas<a name="page_032" id="page_032"></a> que des enfants l'eussent jamais
+égayée de leurs jeux, et dont les volets étaient clos sur le Saleys,
+renseignés sur tout par d'invisibles signes, ils se faisaient comme un
+devoir d'apprendre aux gens ce qu'ils eussent aimé mieux ne pas savoir;
+ou bien qu'ils ne savaient que trop: toutes ces secrètes infortunes que
+l'on voudrait se tenir à soi-même cachées. La poste leur y était d'un
+puissant secours, quoi qu'on prétendît de leur correspondance qu'ils
+laissaient par ladrerie de l'affranchir, et de la signer par prudence.</p>
+
+<p>Aussi bien y a-t-il longtemps, à Ribamourt, que la lettre anonyme a
+remplacé les arquebusades. Et néanmoins, tant elle fut, en son temps,
+déchirée aux guerres de religion, la place en a gardé les haines, avec
+on ne sait quel air farouche: des chemins tortueux, dont les portes, les
+créneaux, qui en semblent défendre l'ordure, font voir encore Albret de
+gueules plein parti aux pals de Foix; deux ponts enfin et une église<a name="page_033" id="page_033"></a>
+fortifiés, jadis teints de sang par les religionnaires; mais, par-dessus
+tout, deux cultes ennemis dont la lutte séculaire se cache mal sous le
+masque de la politique. Petite cité si malpropre que l'Ouze semble
+recourber ses eaux pour ne les unir pas encore au Saleys pour entrer à
+Ribamourt, et se faire lente parmi ces prés onduleux&mdash;dont quelques-uns
+sont comme la poitrine renversée d'une jeune femme qui dort.</p>
+
+<p><a name="page_034" id="page_034"></a></p>
+
+<p><a name="page_035" id="page_035"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_II" id="CHAPITRE_II"></a>CHAPITRE II<br /><br />
+LES MORTIRIPUAIRES</h3>
+
+<p>De l'autre côté de la Loire, les hommes passent au café une grande part
+de leur temps. C'est là que, sous la rose, on les entend discourir de
+soi-même, du Prince, ou, plus secrètement, de leurs plaisirs; et
+confesser à pleine voix des mystères que personne autour d'eux n'a souci
+d'entendre. «L'apéritif» surtout est propice à faire de l'estaminet un
+agora tout bruissant de paroles, qu'on dirait mille mouches ivres
+d'absinthe. C'est l'heure où chacun parle, et nul n'écoute. On
+délibère.<a name="page_036" id="page_036"></a></p>
+
+<p>Vitalis et son compagnon s'y étant rendus de bonne heure, il n'y avait
+encore, dans la salle, que deux commis-voyageurs, et M. Pétrarque
+Lescaa, sur la «terrasse», qui relisait son article. Il accompagnait
+cette délectation morose de sourires et de grimaces. Elle fut tout à
+coup troublée par les éclats d'un tintamarre qu'on entendit retentir de
+l'autre côté de la rivière, dans le quartier Saint-Éloi.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour. Vlà les griots, dit un homme couleur de brique, à figure de
+soldat, qui s'assit à leur table.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mon capitaine, répondit Vitalis. En effet, ce sont eux.</p>
+
+<p>On voyait les musiciens, en bel ordre, gravir le poncelet qui,
+par-dessus les eaux graisseuses du Saleys, unit la rue de
+l'Empereur-de-Russie (ci-devant des Esclopiers) à la place Jeanne. Ils
+marchaient avec noblesse, les plus petits, d'un air héroïque; cependant
+que tintinnabulait, comme une mule d'attelage, sous les médailles de
+clinquant,<a name="page_037" id="page_037"></a> la bannière de la Fanfare, toute rouge et qui portait écrit
+en exergue du cochon rampant de ses armes&mdash;emprise des jambons dont
+Ribamourt tire sa gloire&mdash;ces mots en latin d'or: <i>Virtutis Pr&oelig;mium</i>.
+Mais quelle vaillance, certes, il fallait, pour jouer si exécrablement
+une si exécrable musique.</p>
+
+<p>Un paysan, apparemment fait de parchemin et de n&oelig;uds, la portait
+appuyée sur son ventre, tandis qu'à lentes, longues enjambées, une
+espèce de géant roux, tenait sa droite en jouant du hautbois. Le
+chalumeau, qui nasillait dans sa bouche, avait l'air d'un sucre d'orge,
+et quand il s'arrêtait d'y sucer, on voyait, au fond de sa barbe,
+étinceler son sourire, comme une salamandre dans le feu.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, le patron était revenu de la pêche, observa Vitalis, en
+apercevant ce buisson de flamme.</p>
+
+<p>La gauche était tenue par l'horloger du lieu, poupard chauve,
+extrêmement cocu, qui semblait placé là pour contraster au<a name="page_038" id="page_038"></a> notaire.
+Quelques bicyclistes, des gamins, deux portefaix de la gare, ivres en
+perfection, qui se tenaient par la taille, achevaient le cortège, qui se
+tut en abordant la place Jeanne. Et là, tous, avec des regards dont la
+férocité se fixait sur un ennemi qui par son absence trahissait assez le
+peu de son c&oelig;ur, firent retentir la <i>Mortiripuaire</i>, hymne: «Fiers
+neveux!» en disait le refrain,</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Fiers neveux des Francs Ripuaires,</td></tr>
+<tr><td align="left">Courons, en vrais républicains,</td></tr>
+<tr><td align="left">Défendre, la main dans la main,</td></tr>
+<tr><td align="left">Les privilèges de nos pères.</td></tr>
+</table>
+
+<p>Vers 53, on y avait introduit une variante, qui fut abandonnée en 72.
+Les deux vers médians disaient alors:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Courons défendre l'Empereur,</td></tr>
+<tr><td align="left">Et, fruits d'une antique valeur,... etc.</td></tr>
+</table>
+
+<p>De nos jours, un instituteur radical-socialiste avait encore essayé d'un
+nouveau texte, mais qui ne plut guère qu'aux sandaliers. Enivrés de
+lyrisme, et du Bacchus acide de leurs vignes, on les entendit d'ores en
+avant,<a name="page_039" id="page_039"></a> dans quelqu'un de ces chais étroits, où par le soupirail, un
+oblique rayon du couchant réveille les moucherons du vinaigre,&mdash;et qui
+hurlaient:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Compagnons mortiripuaires,</td></tr>
+<tr><td align="left">Fils de la solidarité,</td></tr>
+<tr><td align="left">Courons défendre en liberté</td></tr>
+<tr><td align="left">Les privilèges de nos pères.</td></tr>
+</table>
+
+<p>Ces vers font allusion aux mines d'étain de Ribamourt, dont le produit,
+pour une part obscurément fixée depuis le règne de Gaston-Centulle, par
+des procès en grand nombre contre l'État, la ville, l'Administration des
+mines, appartient, par primogéniture aux descendants de la communauté
+des Part-Prenants. Ceux-ci, à force de litiges, de meetings, de comités,
+de brochures, avaient fini par se prendre pour un membre important de la
+France. Toutes ces confuses controverses, tant de sottises, et ce peuple
+riche en prétentions comme en crasse, importunaient Vitalis, encore
+qu'il fût Part-Prenant, et perçut, de ce chef, jusques à<a name="page_040" id="page_040"></a> vingt-cinq
+francs dans les bonnes années. Mais il ne concédait point que cette
+mainmorte instituât une noblesse.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez voir, dit-il au capitaine Laharanne, qu'ils vont encore
+nous courir avec leur étain, leurs eaux, leur partage.</p>
+
+<p>Les fontaines issues de la mine, et qui, par ainsi, appartiennent aux
+Part-Prenants, sont, depuis trois quarts de siècle qu'un pharmacien
+homme d'esprit les a découvertes, en usage contre les maladies
+nerveuses. Elles gardent même, à travers les caprices de la mode, une
+clientèle assez nombreuse et qui fait toute la fortune de Ribamourt.
+Mais les sandaliers du lieu, qui forment la majorité des propriétaires
+de la mine, peuple d'ignorants, de paresseux, d'ivrognes, et qui ne
+tirent rien, eux, des étrangers que la location des sources, exploitées
+au préjudice du minerai, se plaignent, à grand tapage, de perdre à la
+combinaison. Il n'est point vrai, d'ailleurs: l'étain, de nos jours, ne
+se vendant plus guère, au lieu<a name="page_041" id="page_041"></a> que la Société des Sources
+Neurasthénothérapiques, les paye de vingt à trente francs par tête,
+selon l'année.</p>
+
+<p>&mdash;Encore si ça me rapportait deux pistoles par an, comme à vous,
+répondit le capitaine, qui plaisantait souvent de sa bourse. Il l'avait
+aussi légère que la tête, avec un nez busqué, des yeux couleur de
+saphir, un jargon rapporté pour la plus grande part de l'armée
+d'Afrique. Sa femme, personne sans éclat, excellente et pleine de
+mélancolie, l'entourait d'une affection qui avait naturellement l'air
+d'être inconsolable.</p>
+
+<p>La Fanfare s'était débandée, après avoir exhalé ses derniers accents
+devant les myrtes en pot de la terrasse, étonnante flore nourrie d'une
+absinthe mêlée au venin du bitter, et qui ne voulait pas mourir.
+Quelques musiciens entouraient le tailleur-poète, en lui bourrant le dos
+de leur sympathie. Les: Dioü Bibann! et les: Dioü me daü! se croisaient
+dans l'air.</p>
+
+<p>&mdash;Ernaütou, ordonna M<sup>e</sup> Beaudésyme au<a name="page_042" id="page_042"></a> porte-bannière, qui, d'autre
+part, était son piqueux, tu rapporteras l'Oriflamme à la mairie. Et
+puis, reviens boire une pinte.</p>
+
+<p>Le taciturne valet, qui ne parlait guère qu'à ses chiens, s'éloigna sans
+répondre, ayant, pour marcher plus à l'aise, mis la bannière sur son
+épaule, telle une pioche, tandis que le notaire venait s'asseoir entre
+Vitalis et M. Laharanne.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, capitaine, quoi de neuf, demanda-t-il de sa voix pleine, qui
+sonnait comme le bronze.</p>
+
+<p>&mdash;Pas grand'chose. J'ai eu l'honneur de conduire votre femme à Harès&mdash;et
+la mienne au diable, en revenant de chez les Sainte-Mary qui s'étaient
+remisés ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, répondit M<sup>e</sup> Beaudésyme à travers son grand sourire, quand le
+gibier vole de compagnie, c'est qu'il n'y a plus bataille.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il paraît que la petite baronne a pardonné encore. Ça durera ce
+que ça pourra, mais pour l'empêcher de courir, celui-là, il faudra lui
+casser une patte.<a name="page_043" id="page_043"></a></p>
+
+<p>A ce moment, un vieux homme, dont les yeux dormants étaient démentis par
+sa bouche caustique, survint et détourna le discours. C'était le
+philologue Dessoucazeaux, maire de Ribamourt.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez su, demanda-t-il d'un air de mystère.</p>
+
+<p>&mdash;Su quoi?</p>
+
+<p>&mdash;L'Onagre réalise.</p>
+
+<p>Ces paroles, dites en manière d'énigme entre haut et bas, offraient sans
+doute un sens précis aux quatre ou cinq personnes qui étaient à portée
+de les entendre. Aucune n'en parut heureusement affectée. Aucune, non
+plus, n'en marqua de surprise. Firmin de Mesplède toussa; le capitaine
+fit une espèce de grimace; et l'on aurait pu voir tomber, comme un
+masque qui se dénoue, le beau sourire de M<sup>e</sup> Beaudésyme.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en sait-on, répondit-il enfin. Moi, j'ai de bonnes raisons...</p>
+
+<p>&mdash;Tut, tut, fit M. Dessoucazeaux qui examinait sa manche rapée comme si
+elle eût<a name="page_044" id="page_044"></a> été un texte d'autrefois. Moi, j'en ai de mauvaises de Pau. M.
+Lescaa y fut, l'autre jour, voir quelqu'un que je sais, lui disant, en
+substance, qu'il était las des affaires et plus encore des gens; qu'il
+n'avait pas fermé sa banque, voilà dix ans bientôt, pour y travailler à
+blanc; qu'il allait faire recouvrer ses créances par un avoué ou quelque
+homme d'affaires (nous saurons bientôt qui, oui, bien assez tôt); enfin,
+qu'il voulait avoir son argent entre les mains, avant de mourir, et
+laisser du solide à ses héritiers.</p>
+
+<p>Le juge de paix grogna; et l'on s'aperçut qu'il s'était rapproché, entre
+tant, des causeurs. Mais l'attention était trop bandée ailleurs pour
+qu'on songeât, à cause de lui, à se tenir sur la réserve.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est vous demanda pourtant l'érudit, quel convent vous amène?</p>
+
+<p>&mdash;Ah ouiche, ses héritiers, s'exclamait en réponse M. Pétrarque Lescaa.
+Je pense qu'il n'est pas autrement pressé de leur fournir des pépètes.
+D'ailleurs, je m'en contrefiche.<a name="page_045" id="page_045"></a></p>
+
+<p>&mdash;D'autant plus, observa M. Dessoucazeaux, que vous êtes plus âgé que
+lui, n'est-ce-pas?</p>
+
+<p>&mdash;Eh, qui vous parle de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Je vois. Ce n'est qu'à propos de Vitalis, ce que vous en disiez.</p>
+
+<p>&mdash;Vitalis! riposta le juge avec aigreur. Il y a de plus proches parents
+que lui, je suppose.</p>
+
+<p>Plusieurs lignes d'héritiers menaçaient cette fortune à des degrés
+inégaux. M. Diodore Lescaa passait pour très riche, et l'était bien plus
+encore qu'on ne croyait. Seul neveu de banquiers, d'armateurs, dont plus
+de deux siècles avaient accru l'opulence, et Ribamourt, d'où ils
+sortaient, toujours craint les puissantes serres qui la tenaient au
+ventre,&mdash;financier comme eux, mais à sa guise, et de haut, orgueilleux,
+nomade, aux dangereux caprices, il avait attendu cinquante ans pour se
+poser. Quand la nuit tombe, l'aigle de mer qui ferme ses yeux d'or,
+regrette-t-il sa journée, et, de la<a name="page_046" id="page_046"></a> chasse où planèrent ses ailes,
+l'horizon creux? M. Lescaa n'en fit à personne ses confidences. On eût
+dit seulement quand il fut vieux, qu'il vouât plus de vigilance à des
+biens qu'on ne croyait pas qu'il eût amoindris.</p>
+
+<p>&mdash;Plus près ou plus loin, toujours y en a-t-il beaucoup d'autres, reprit
+le maire. Je comptais tout à l'heure dix-sept foyers, où se rallume,
+chaque matin, la même espérance avec le feu. Vous en faut-il la
+nomenclature, monsieur le Juge de Paix? Nous avons les Lartigue-Lescaa,
+les Lescaa-dits-Tournemaü, les Lescaa-Berry, de Bayonne, et les
+Lescaa-de-Casteviel, et tous les Hardibieilh-Lescaa, et tous les...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, gronda Pétrarque. Mais je me demande seulement s'il est
+aussi «immensément riche» qu'on dit.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à çà, dit le notaire d'un air sombre, n'en doutez pas.
+Dites-vous bien qu'il pourrait avoir, dans sa cave, quatre ou cinq fois
+plus d'or, peut-être, que vous n'en voyez en rêve.<a name="page_047" id="page_047"></a></p>
+
+<p>&mdash;Là, là, dit Firmin au magistrat, que ces paroles avaient mis en danger
+de congestion. Qu'est-ce que ça vous fait, puisque vous n'en aurez pas
+l'embarras.</p>
+
+<p>Du rouge, M. Lescaa avait passé au bleu. Le sang l'empêchait de
+répondre: il tourna le dos, et s'en fut. M. Dessoucazeaux reprit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un animal rare, nous enseigne Buffon, que l'Onagre, orgueilleux,
+farouche d'humeur avec cela, et de pelure bigarrée. Si vous l'aviez
+vu,&mdash;il y a longtemps de cela&mdash;un jour que le Conseil municipal lui
+avait, de pure malice, refusé je ne sais quoi. Il ne disait mot, il
+regardait ses mains: vous savez, ces grandes mains, et blanches, où les
+veines font un filet bleu. On eût dit qu'il y tenait Ribamourt tout
+entière, comme une nichée d'oiseaux qui crient. Mais, à moins de les
+étouffer, il ne pouvait faire qu'on se tût, ni qu'on l'aimât.</p>
+
+<p>&mdash;Bah, interrompit le notaire, plus gaîment: vous nous la faites au
+romanesque,<a name="page_048" id="page_048"></a> Dessou. Buvons, plutôt. Un export, capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Chouïa, chouïa.</p>
+
+<p>On trinqua néanmoins; et le juge de paix, qui était revenu:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit-il, voilà une particulière qui ne sera pas à la noce, tu
+sais, si ton parrain boucle.</p>
+
+<p>Vitalis, à qui s'adressait ce discours, reconnut au même instant, sur la
+place, M<sup>me</sup> de Charite et sa fille qui descendaient de voiture.
+C'était un boguey très haut sur roues, et qui fit découvrir à Sabine
+descendante une jambe aussi pure que la courbe d'une harpe. Et le jeune
+homme, offensé peut-être que ses yeux ne fussent point les seuls où se
+dessinât le charme de ce contour, reporta sur Pétrarque des regards tels
+que celui-ci détourna aussitôt deux prunelles en vrille, dont la couleur
+différente, s'ourlait ou se voilait de rouge.</p>
+
+<p>&mdash;Jolie, remarqua tout à coup une voix aiguë, très jolie. Mais un peu
+maigre pour moi.<a name="page_049" id="page_049"></a></p>
+
+<p>C'était Lubriquet-Pilou qui entrait en scène, et soit qu'il parlât de
+Sabine ou de sa jambe seulement, un rire universel accueillit cette
+opinion du Séducteur à titre d'office.</p>
+
+<p>&mdash;Et il s'y connaît, le b....., ajouta M<sup>e</sup> Beaudésyme, qui attribuait,
+avec tout Ribamourt, mille nuits d'aventure à ce nabot écrasé sous sa
+renommée, dont on n'apercevait d'abord que le ventre, et deux oreilles
+en pointe: «les oreilles du satyre», comme lui-même disait à sa seconde
+bouteille de piquepoult, au cours d'un de ces beaux après-midi où les
+Mortiripuaires, par petits groupes,&mdash;l'un d'eux portant au fond d'une
+besace, sur l'épaule, de la morue, du fromage de chèvre, un quignon de
+pain&mdash;gagnent leurs vignes, pour y boire jusqu'au soir, dans l'ombre
+vineuse, tandis qu'un rayon du soleil qui tombe jette, à travers le
+soupirail du chai, une écharpe de gloire.</p>
+
+<p>&mdash;On n'est pas sans en avoir troussé quelques-unes, reprit
+Lubriquet-Pilou, en<a name="page_050" id="page_050"></a> caressant avec complaisance de ses doigts replets
+une moustache rare et rase. Mais je tâterais bien aussi celle-là, <i>si
+poudi</i>.</p>
+
+<p>On ne savait toujours pas s'il parlait de Sabine, ou de sa seule jambe.
+L'un ou l'autre offensait mêmement Vitalis, dont M<sup>lle</sup> de Charite
+avait été la bonne amie, quand il portait culotte encore, elle des
+pantalons brodés, dont, à la vieille mode, le bas dépassait les jupes.
+Car M<sup>me</sup> de Charite, qui était traditionnelle pour ses filles,
+habillait leur enfance aux restes démodés de la sienne; et les
+déshabillait, au moindre accès d'humeur, pour les fouetter toutes deux,
+encore que d'âge inégal, avec un éclat qui remplissait longtemps la
+maison.</p>
+
+<p>&mdash;Ces dames n'ont donc plus de groom, observa le vieux Dessoucazeaux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est peut-être son jour d'être jardinier, persifla Pétrarque; ou de
+sarcler la pelouse.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, ça ne doit pas vous gêner beaucoup, répliqua Vitalis assez
+brutalement au juge, que, pour cause de malpensers, on<a name="page_051" id="page_051"></a> n'invitait plus
+chez M<sup>me</sup> de Charite. Le notaire s'aperçut de son humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous, si, comme je suppose, M<sup>me</sup> de Charite veut aller à la
+Banque, l'avertir que M. Lescaa&mdash;le vrai&mdash;n'est pas revenu d'Orthez?
+Vous pouvez le lui dire de ma part.</p>
+
+<p>Le jeune homme remercia son patron d'un sourire, et courut vers les deux
+femmes qui, se trouvant seules en effet, étaient en train de donner
+leurs ordres à un palefrenier vieil et bossu, mais leste et vigoureux
+encore, qui faisait office de lad à la <i>Vache Couronnée</i>. Cette
+hôtellerie, dont la façade à poutres noires et le pignon en escalier
+avaient égayé près de deux siècles la place Jeanne, venait d'être mise à
+bas et laidement reconstruite à l'enseigne de l'<i>hôtel des Princes et du
+Commerce</i>. Ce n'est que sur quelques terrailles d'Oloron que s'y voyait
+encore la vache dont Ribamourt a dérobé jadis le blason d'Ossau; non
+plus qu'elle ne pendait sur l'enseigne sonore: de gueules sur champ<a name="page_052" id="page_052"></a>
+d'or et clarinée d'azur&mdash;avec le cri de la Vallée: «Bibe la
+Baque!»&mdash;partie d'un cochon au naturel, que les peintres du cru,
+ordinairement, accompagnaient d'un bouquet de laurier-sauce, et du
+calembour franco-latin: «Sus! Sus!» qui était le cri de Ribamourt.</p>
+
+<p>Vitalis, cependant, s'était déchargé de son message, que M<sup>me</sup> de
+Charite, parut accueillir avec humeur à la fois et condescendance, tout
+en redressant sa taille, son riche corsage, son double menton. Mais
+Sabine&mdash;ou Guiche, plutôt, comme on l'appelait d'habitude,&mdash;fit meilleur
+visage à son compagnon d'enfance.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que nous allons faire, demanda sa mère?</p>
+
+<p>La jeune fille tira sur sa jupe turquoise, qui était courte jusqu'à
+l'indécence, et que la voiture, en outre, avait fait remonter. Puis elle
+haussa les épaules, et répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, je ne sais pas. Mais moi, j'ai affaire au Jardin Public. Vitalis
+sera bien<a name="page_053" id="page_053"></a> suffisant pour m'accompagner&mdash;s'il veut.</p>
+
+<p>Sans deviner pourquoi, depuis un instant, elle le sentait irrité contre
+elle et lui fit un sourire. Mais il s'inclina sans répondre; tandis que
+M<sup>me</sup> de Charite qui le contemplait sans bienveillance, encensait sous
+les plumes de son chapeau, comme un cheval de catafalque.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne doute pas que M. Paschal ne soit un excellent guide. Mais toi,
+que vas-tu faire au Jardin public?</p>
+
+<p>&mdash;Boutique, expliqua-t-elle: pierres des Pyrénées. Valentine La
+Fresnaye. Discrétion perdue avec vicaire Saint Pons de Grève. Célérité
+également. Fume-cigarettes aventurine. Amitiés. Lettre suit.</p>
+
+<p>Et sur ces étonnantes paroles, Guiche s'envola.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble, fit sa mère plus doucement, que tu pourrais... Mais elle
+s'aperçut qu'elle était seule. Que faire à présent de son après-midi? En
+soupirant M<sup>me</sup> de Charite prit le chemin de l'église, refuge
+ordi<a name="page_054" id="page_054"></a>naire des dames, à la province, qui sont seules. Au tournant, elle
+vit Sabine déjà lointaine suivie de Vitalis qui avait l'air de ronger
+son frein; puis tous deux s'arrêter:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, disait-il, à quoi pensez-vous de parler à votre mère sur ce
+ton?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense à mon enfance, répondit la jeune fille avec une pointe
+d'amertume.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, quand je vois un paquet d'idiots lorgner cette moitié de
+robe qui laisse voir vos..... jarretelles. On dirait qu'on l'a fait
+faire déjà trop courte l'autre année, pour vous donner le fouet plus
+commodément.</p>
+
+<p>Et il ajouta, rageusement:</p>
+
+<p>&mdash;Je donnerais deux sous pour que votre maman vous le donne encore.</p>
+
+<p>Guiche rougit un peu, et regarda Vitalis à travers la grille de ses
+longs cils, en observant avec un bizarre sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas cher.</p>
+
+<p>L'ombre des acacias enveloppait d'un glacis transparent le bistre de son
+visage, et<a name="page_055" id="page_055"></a> faisait virer les bleu-verts de sa courte jupe:</p>
+
+<p>&mdash;Ne me criez pas, dit-elle. Et quant à maman, c'est bien son tour.
+Déjà, l'année dernière (au fait, y étiez-vous, demanda-t-elle avec un
+air de ne pas savoir) j'avais commencé à la démanteler un peu. J'ai des
+jupes longues, voyez-vous...</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne vois pas, interposa Vitalis toujours irrité.</p>
+
+<p>&mdash;...Et le temps n'est plus où je me réfugiais derrière vous, quand
+j'avais mis du sel dans le bocal à poissons rouges, ou donné le vieux
+Bordeaux au vieux pauvre.</p>
+
+<p>Guiche se tut et regarda l'autre rive de l'Ouze, bordée de maisons, et
+dont on entendait en amont gronder sourdement le barrage. La demeure
+d'en face, laide, écrasée, et qui laissait couler, le long du mur, ses
+hontes dans la rivière, était flanquée en aval d'une tonnelle ruineuse,
+dont le treillage laissait mourir un lambeau de vigne. Une<a name="page_056" id="page_056"></a> vieille
+femme les y considérait avec attention, à travers une lorgnette,
+cependant qu'auprès d'elle un cochon de belle venue appuyait son groin
+sur le parapet.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que ce n'est pas la maison de ces affreux Pétrarque, demanda la
+jeune fille?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et M<sup>me</sup> Lescaa elle-même.</p>
+
+<p>&mdash;Cette souillon, avec son petit!</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous bien vous taire. Une personne de si bonne famille... Son
+père était un armateur de Bordeaux, qui a fait banqueroute.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité. Et son compagnon?</p>
+
+<p>&mdash;Lui, la fera à la Noël.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien eux, n'est-ce pas, reprit Sabine, je veux dire: M. Lescaa
+Pétrarque et sa femme, qui écrivent des lettres anonymes?</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien eux, et nous allons leur en donner matière, je pense, car
+la vieille nous apprend par c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais ce qui me retient de vous<a name="page_057" id="page_057"></a> embrasser devant elle, pour lui
+donner un canevas au moins, à la dame de bonne famille.</p>
+
+<p>Le jeune homme recula un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous fais peur, demanda Guiche, et se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas vous. Les Pétrarque.</p>
+
+<p>Ce n'était vrai qu'à demi. Il pensait à Basilida, plus jalouse certes de
+Sabine que de toutes les servantes de Ribamourt. Mais la jeune fille,
+changeant de sujet, indiqua hors de la ville, plus bas que la dame au
+cochon, deux girouettes par dessus des charmilles, et le comble d'une
+toiture haute, vaste et noire. Plus bas un mur appareillé de pierre et
+de brique, un mur triste et beau dont la base empattée était fleurie de
+pariétaires, donnait à pic sur le Saleys où l'Ouze venait de se
+confondre. En retour d'angle, on apercevait, à travers une grille à
+rinceaux, à fleurs-de-lis, une cour pavée à galets de couleur, où des
+buis taillés en boule, des pyramidions de myrte traçaient des
+arabesques.<a name="page_058" id="page_058"></a> Près du portail, où le vide d'un écusson détruit soutenait
+encore le casque bourgeois de l'écuyer, deux lévriers à long poil se
+faisaient pendant, pareils à des chiens de marbre si l'un d'eux, à ce
+moment même ne s'était levé en bâillant.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit Sabine: c'est pas très drôle chez notre parrain.</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi y demeure-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;C'est la maison de sa grand'mère: vous savez, les Bouchefer-Ducasse.</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui, les «fameux Bouchefer-Ducasse», comme on dit toujours... quand
+parrain est là. Qu'est-ce qu'ils ont fait, donc.</p>
+
+<p>&mdash;C'était des Huguenots&mdash;avant Louis XIV&mdash;qui ont fait la guerre.</p>
+
+<p>Et il ajouta, scandalisé peut-être:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez donc rien? Nous en descendons, l'un et l'autre. Le plus
+célèbre qui était lieutenant de Montgommery, à la prise d'Orthez:
+Ducasse Botte-de-Sang, on l'appelait.<a name="page_059" id="page_059"></a></p>
+
+<p>&mdash;Tout ça, conclut Sabine, c'est de l'histoire. Allons-nous en.</p>
+
+<p>Ils furent au Jardin public. Déjà le soir en allongeait les ombres, dans
+l'or d'un couchant qui poudroie.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! la boutique aux pierreries est fermée, dit-elle, en observant:</p>
+
+<p>&mdash;Je le savais du reste.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est donc, demanda son cavalier, cette histoire de
+fume-cigarettes.</p>
+
+<p>Sabine pouffa. Presque aussitôt, reprenant son sérieux, elle appuya sur
+le jeune homme la pointe de son regard.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas me croire Vitalis,&mdash;quand je parle aux autres.</p>
+
+<p>Et tandis qu'il restait de nouveau interdit:</p>
+
+<p>&mdash;Promenons-nous, dit-elle. Maman ne me plaquera pas à Ribamourt,
+j'imagine. Du reste, ce n'est pas si loin. Et sentez-vous comme les
+arbres sentent. Au lieu qu'à Paris ils sont inodores, insipides... et
+solidifiés par Raoul Pictet, de Genève.<a name="page_060" id="page_060"></a></p>
+
+<p>C'est un peintre? questionna Vitalis, qui avait failli n'être pas
+bachelier pour cause de sciences physiques.</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr, dit Sabine, dont un sourire, en fuyant, couda les lèvres.
+Ah, que le soir est beau, chez nous. Regardez, de ce côté-là, à travers
+les branches, la rivière qui se cache, et qui reparaît. On dirait les
+morceaux d'un miroir. Et puis, très loin, une grande colline rose,
+transparente, qui barre la vallée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la Pène de Mu.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, répondit-elle, mais il y doit faire heureux. En haut
+des montagnes, l'air est si bleu et léger, si... volubile, que les
+bergers, quand ils pensent, c'est à travers les roseaux de leur flûte;
+et que la peine ne leur pèse jamais au c&oelig;ur. C'est qu'ils l'ont comme
+ce duvet qui vole sur les prairies, l'été.</p>
+
+<p>Mais Vitalis était plus attentif à Guiche qu'à la nature. Les paysages
+ne l'avaient jamais émerveillé, et celui-ci, pour le retenir, lui était
+trop connu. Au lieu que Guiche<a name="page_061" id="page_061"></a> l'enfant qu'il avait vu partir trois ans
+en çà, voici qu'il la retrouvait femme devenue. Et il restait troublé de
+son langage, comme devant l'énigme de sa face, ou les caprices d'une
+sensibilité toujours en éveil. Elle le faisait, lui aussi, songer au
+duvet des chardons, qui s'envole tour à tour ou se pose, quand le jour
+est trop chaud, le ciel trop bleu, et que la brise semble n'être que le
+soupir de l'universel amour.</p>
+
+<p>C'était pourtant, chez Sabine de Charite, avec certaines allures de
+jadis, la même voix, aussi acide qu'une oseille mâchée, aiguë et fraîche
+qu'un jet de glaïeul; de même qu'il pensait retrouver la camarade de ses
+vacances d'autrefois, ardente à jouer, à s'apitoyer, à rire sans éclats,
+dans la jeune fille maîtresse aujourd'hui de son port: chose nouvelle,
+familière pourtant, qu'il tâtait, pour ainsi dire, en s'étonnant de la
+reconnaître.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, reprenait-elle: et mes chiens que j'aime? Y a-t-il longtemps
+que vous les avez vus?<a name="page_062" id="page_062"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vos chiens, fit le jeune homme d'un air de doute... Ah, oui.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, est-ce que vous les auriez oubliés? Et la ballade que nous en
+avons faite.</p>
+
+<p>Elle leva un doigt:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons. Il y a... Qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a, chercha Vitalis. Ah oui: il y a «U»</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">&mdash;...</td><td>D'abord, il y a «U»</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Sinistre aux gens furtifs.</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Et sa femme «Bottine»</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Que les Anglais s'obstinent</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>A appeler «Biauty.»</td></tr>
+<tr><td align="left">&mdash;...</td><td>A appeler «Biauty»</td></tr>
+<tr><td align="left">&mdash;...</td><td>Et «je coûte trois francs.»</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Qui coûta trente sous,</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Et puis «Monotonto»,</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Qui a tant de poil dessous</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Et tant de poil dessus,</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Qu'on s'en f'rait un paletot.</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp;</td><td>Ou bien un pardessus.</td></tr>
+<tr><td align="left">&mdash;...</td><td>Ou bien un pardessus.</td></tr>
+</table>
+
+<p>&mdash;C'est bien, dit-elle; mais ne les oubliez<a name="page_063" id="page_063"></a> plus: c'est toute ma
+famille. Avant-hier, j'ai passé l'après-dîner avec eux, dans la prairie.
+Maman avait des gens que je ne voulais pas voir. Nous étions seuls, les
+cinq, avec de l'espace autour et l'odeur du regain. C'est si bon de se
+tenir mal, avec ses dessous au grand air, des chiens qui vous lèchent la
+figure et de l'herbe qui vous entre dans les bas. On est ivre. On
+voudrait embrasser la terre.</p>
+
+<p>&mdash;Comme Brutus, dit niaisement Vitalis.</p>
+
+<p>Elle le regarda avec un peu de surprise, et aussitôt, il regretta sa
+phrase, qu'il jugea digne du <i>Soleil d'Étain</i>.</p>
+
+<p>On y continuait d'ailleurs à discuter M<sup>lle</sup> de Charite; et M.
+Lubriquet-Pilou, en lissant de ses doigts les poils clairsemés de sa
+moustache, à faire son cours. C'est l'endroit où il brillait beaucoup
+plus qu'à la pratique. Mais il était seul à le savoir. Et qui aurait pu
+croire qu'un homme appelé Lubriquet ne passait point le crépuscule à
+embrasser les bonnes dans les corridors, ou<a name="page_064" id="page_064"></a> à presser quelque grisette
+sous la feuillée? On eût dit que Ribamourt lui avait délégué vraiment
+les fonctions de Grand Séducteur, dont ses amis lui donnaient le titre.
+Et ne fallait-il pas un coupable au moins qui représentât ses plaisirs,
+et l'amour, défendus par la médisance à tous les autres? Lieu commun des
+estaminets, propre à l'équivoque des tables de famille; comme aussi, sur
+le parvis des églises, aux conversations d'enterrements, M.
+Lubriquet-Pilou c'était l'ilote de la cité, mais un ilote ivre d'amour
+et que l'on couronnait de roses.</p>
+
+<p>Quant à lui, cette légende qu'il portait à travers la vie, un peu comme
+une croix, oh, qu'il l'eût souvent déposée avec joie. Ou bien, il lui
+semblait être le Juif Errant, et qu'une voix lui criât sans cesse:
+«Marche. Marche.» Tandis que c'était elles, ces créatures qui, au lieu
+de lui, marchaient, comme on dit, marchaient. Depuis plus de trente ans,
+il lui avait fallu courir après elles, voire au devant, en n'ayant peur
+de rien,<a name="page_065" id="page_065"></a> autant que de les atteindre. Ce n'est pas très dangereux, une
+fille, quand on la courtise à deux ou trois ensemble. Un air de
+cavalier, alors; des mains au hasard répandues, ou même un secret à
+l'oreille, tout cela ne coûte guère. Mais de la suivre seul, le soir,
+sous les arbres de la promenade, parce qu'on vous aura dit, comme à un
+chien de chasse: «Allons, Pilou!» Quelle chose... surtout, quand, après
+vous avoir, d'un air d'innocence, entraîné à l'écart&mdash;ah&mdash;quand elle se
+retourne, avec cet air d'interroger, d'attendre... D'attendre quoi?</p>
+
+<p>Certes, plus d'une de ces beautés, qui, soi-mêmes, se dévouaient au
+Minotaure, plus d'une, et déçue, s'était dit que de pareils taureaux,
+les boucheries sont pleines. Peut-être même l'avait-elle redit à quelque
+camarade. Mais quoi, ces taches s'effaçaient bientôt, sans s'étendre. La
+légende reprenait son éclat.</p>
+
+<p>Et qui ne s'y employait? Sa femme même,<a name="page_066" id="page_066"></a> morte de mélancolie aussitôt sa
+fille capable de la remplacer dans le ménage, s'était sacrifiée toute sa
+vie, avec un sourire que l'on sentait tout près des larmes, à la gloire
+du foyer: «C'est plus fort que lui, disait-elle; et il ne peut pas s'en
+passer. Ça lui vient de son père qui était la même chose que lui.»</p>
+
+<p>Car la légende était rétroactive: don Juan refaisait son père à son
+image.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous n'exagérez pas, lui disait parfois le curé
+Cassoubieilh, que les confessions du Séducteur, où il n'osait faire des
+vanteries, tenaient au courant du secret de sa vertu. M<sup>me</sup>
+Lubriquet-Pilou, que de tels propos mécontentaient, hochait la tête en
+réponse, étant de ces épouses qui ne veulent pas être consolées. C'est
+avec reconnaissance, mais tristement, qu'elle recevait parfois du
+bonhomme les miettes, comme elle croyait, d'un repas, dont c'était
+presque tous les services.</p>
+
+<p>Veuf aujourd'hui, doré d'un déclin de gloire, M. Lubriquet, fermier
+honoraire<a name="page_067" id="page_067"></a> d'octroi en retraite, trésorier des Bains jouissait d'un
+passé dont l'éclat boréal ne nourrissait plus de chaleur, mais
+éblouissait encore. Une tendresse très connue, que lui avait vouée
+M<sup>lle</sup> de Lahourque, du bureau de tabac,&mdash;vierge assez bien conservée,
+à qui l'on supposait des économies&mdash;jetait une dernière auréole autour
+de sa face boursouflée, tachée de rouge, où ses yeux tout petits, sans
+cils ni paupières, avaient l'air de deux têtes d'épingle en verre bleu.
+Et il continuait à trancher en matière de c&oelig;ur, comme aussi les
+n&oelig;uds de cette casuistique de la séduction qu'il n'y a pas de
+Français, ni des plus retenus, qui ne l'agitent. On eût dit, sur cette
+terrasse d'estaminet, qu'il présidât une Cour d'amour.</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, continuait-il, cette petite... je ne dirais pas non, c'est
+clair; quoiqu'il y ait des pêcheurs, s'ils prennent du fretin, qui le
+rejettent à l'eau. Mais aussi, c'est qu'elle a un peu l'air d'un
+insecte. Et puis, ce teint à l'espagnole.<a name="page_068" id="page_068"></a></p>
+
+<p>&mdash;Eh, eh, observa Firmin: il y a de plus laids visages. Celui-là, on
+dirait qu'on l'a sculpté dans une olive. J'aime les olives, moi.</p>
+
+<p>&mdash;Hors-d'&oelig;uvre, dit M. Dessoucazeaux. Et tu as beau dire, celle-ci
+n'a pas assez de sang aux joues. Cela force à penser au reste.</p>
+
+<p>On se mit à rire; mais Lubriquet reprit d'un air rêveur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, si vous aviez connu la mère. Et quel balcon. Aujourd'hui encore,
+je l'aimerais mieux. Une femme de son âge, c'est confortable; elle sait
+ce qu'elle fait.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, bon, fit quelqu'un. On sait aussi que vous n'en tenez plus pour
+les primeurs.</p>
+
+<p>L'allusion à la buraliste le chatouilla doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas cela, protesta-t-il, en se caressant de nouveau la
+moustache avec l'index, tandis que la rotondité de son &oelig;il se
+baignait d'un rêve. Non, ce n'est pas cela. Mais ces petites filles,
+qu'est-ce que vous voulez; c'est trop jeune vraiment, c'est bébête, ça
+n'a goût de rien.<a name="page_069" id="page_069"></a></p>
+
+<p>&mdash;Goût de rien! s'écria M<sup>e</sup> Beaudésyme. Ah ça, Pilou, vous n'avez donc
+jamais mordu dans un citron?</p>
+
+<p>M. Lubriquet se prit à sourire, comme d'avoir compris. Et le notaire,
+avec ses luisantes dents, avec ses lèvres où la langue sans cesse avait
+l'air de lécher un piment, et tout ce poil en feu autour du visage, avec
+sa lavallière d'écarlate: il avait l'air d'un loup rouge, d'un bon loup
+qui rit au fond du bois.</p>
+
+<p><a name="page_070" id="page_070"></a></p>
+
+<p><a name="page_071" id="page_071"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_III" id="CHAPITRE_III"></a>CHAPITRE III<br /><br />
+LES DÉVOTIONS DE BASILIDA</h3>
+
+<p>Telle que dans sa bordure une image en relief, M<sup>me</sup> Beaudésyme, toute
+droite sous les panonceaux, hésita un instant devant la rue aveuglante
+et terne comme une piste de craie sous le soleil. Et de sa belle main
+refermant la porte, elle prit le chemin de l'église.</p>
+
+<p>Les dérèglements d'une piété qui ne s'accordait plus aux lois de sa
+religion la ramenaient sans cesse auprès des autels. Mais c'était pour
+ne trouver pas dans l'ombre des voûtes plus de repos qu'aux ardeurs de
+la volupté.<a name="page_072" id="page_072"></a></p>
+
+<p>Soumise à des entraînements contraires, elle ne les pouvait concilier
+que par le mensonge, et le doyen de Sainte-Marthe, son confesseur, était
+le dernier à qui elle s'en pût confier, quand même, pour la conduire à
+travers tant d'écueils, il eût été autre chose que le pasteur de petite
+ville dont on imaginera sans peine l'âme, le visage, le ventre épanouis,
+toute l'ambition bornée aux limites de sa cure.</p>
+
+<p>Ce bonhomme pour qui la mystique n'était que pieux venin, et l'ascétisme
+des livres «surnaturels», périlleuse acrobatie, ce confesseur mal
+accoutumé aux fautes complexes n'en aurait pas cru sans effort M<sup>me</sup>
+Beaudésyme à l'entendre avouer que depuis deux ans c'est en état
+d'adultère qu'elle approchait la Sainte Table. Non pas que la crainte du
+scandale la contraignit à ce sacrilège autant peut-être que la faim des
+sacrements; et peut-être que c'eût été dans son c&oelig;ur une autre espèce
+de sacrilège que renoncer sa passion, ne serait-ce que des<a name="page_073" id="page_073"></a> lèvres. Plus
+encore que son amant, elle aimait son amour, et s'y voulait rouler,
+comme une abeille dans la semence d'une fleur, jusqu'à l'ivresse.</p>
+
+<p>Mais quand même elle ne gardait de la religion que les dehors du culte,
+ou bien des sacrements, comme l'avouait son repentir, affreusement
+corrompus, c'était quelque chose encore pour cette catholique
+passionnée, qu'avait catéchisée, enfant, une grand'mère espagnole. Tout
+au moins y satisfaisait-elle des habitudes d'agenouillement, l'amour de
+s'humilier et ce mysticisme de la chair dont l'orgue, l'encens, les
+échos d'une pierre odorante, et toute cette liturgie chargée de nos
+propres souvenirs, entretiennent si bien la sorte d'extase animale qui
+tient lieu de prière ou de méditation.</p>
+
+<p>Quand Basilida&mdash;la tête un peu basse et peut-être lourde de
+pensées,&mdash;eut gravi le haut perron de Sainte-Marthe aux marches
+étincelantes de soleil, la nef était si fraîche, si parfumée de cire et
+d'encens<a name="page_074" id="page_074"></a> froids, qu'elle pensa défaillir en tombant à genoux. Un
+prie-Dieu lui était réservé du côté d'Évangile, devant l'autel du
+Sacré-C&oelig;ur dont la statue, donnée jadis par sa grand'mère, rappelait
+les fureurs et le sang d'une Espagne qui n'est plus. Tout de suite, elle
+s'abîma dans de cruelles délices. Les feux de l'enfer, de l'amour, le
+paradis s'y mêlaient comme ces flammes qui dansent sous les paupières
+d'un homme ébloui. Le Christ, flamboyant sur l'autel, ne lui
+présentait-il point un c&oelig;ur pareil au sien, dévoré de toutes les
+amours que rien n'étanche? Elle mit sa tête dans ses mains pour ne plus
+le voir, pour le voir mieux, peut-être, ou pour le confondre avec
+d'autres images.</p>
+
+<p>...Basilida s'était ressaisie; et c'est de Dieu seul maintenant que se
+remplissait sa prière: «Seigneur Jésus, disait-elle, Fontaine de pardon
+que ne profane aucune souillure, ni n'épuise nulle soif, Vous qui
+laissâtes Magdeleine répandre, sur Vos pieds, ses parfums avec sa
+chevelure; Vous près<a name="page_075" id="page_075"></a> de qui s'abrita l'amoureuse contre la pierre des
+jaloux;&mdash;penchez Votre visage sur cette autre pécheresse qui Vous
+supplie, hélas, moins d'absoudre que de protéger une faute qu'elle ne
+peut haïr. Que feriez-Vous, Seigneur, d'un repentir, dont le mensonge
+offenserait Vos autels? Et ne m'avez-Vous pas vue lutter contre mon
+amour comme Jacob avec l'ange, comme lui retomber vaincue, les os
+desséchés par la soif? Hélas, savais-je, abandonnée enfin, vers quelles
+flammes il m'entraînait, et quand il m'eut liée, défaillante proie, si
+son vol m'emportait au c&oelig;ur rouge de l'Enfer ou blanc du Paradis. Et
+comment reconnaître puisque le vent de ses ailes me fermait les yeux, si
+c'était un mauvais ange?</p>
+
+<p>«Seigneur Jésus, l'amour peut-il jamais être du démon? Et, s'il est
+criminel, n'est-ce point assez, pour s'expier soi-même, que ses propres
+feux le consument, et qu'il se nourrisse de sa propre chair? Assez, pour
+payer sa rançon, de n'être jamais sûre, fût-ce<a name="page_076" id="page_076"></a> un instant, de posséder
+en vérité ce que l'on aime plus que son salut? Que de fois, dans le
+silence de la nuit, quand le sommeil de l'homme que je trompe semble la
+raillerie de mes propres pensées, quand je m'ensanglante le c&oelig;ur à y
+enfoncer mes doutes plus aigus que mes ongles; quand mon amour est comme
+de la haine, que de fois j'ai crié, comme aujourd'hui vers Vous: «Mon
+Dieu, pourquoi m'avoir donné mon bien-aimé, si ce n'est à moi seule? Ne
+savez-Vous pas qu'il n'est rien de lui qui ne m'appartienne, ses jambes
+serpentines, ses mains ou cette bouche pleine de baisers, fraîche et
+creuse comme une fleur? Et si, non plus que dans son corps, Vous ne
+voulez, sur son âme de fille, que je sois la seule à régner, mon Dieu,
+faites qu'il meure, mais qu'il ne me trahisse pas!»</p>
+
+<p>Un instant, elle se sentit, de ce souhait, épouvantée soi-même, et
+tomber dans une espèce d'accablement: «Seigneur, suppliait-elle, si Vous
+ne m'avez plongée dans la<a name="page_077" id="page_077"></a> fournaise que pour qu'elle me purifiât,
+l'épreuve n'a-t-elle pas assez duré? Mais quoi, n'est-ce pas pour Vous
+seul que fut créée votre servante, et pourquoi l'avoir marquée d'une
+autre emprise que de Vous? Ah, si ce n'était que pour soûler son ardeur
+jalouse, et que je ne puisse cesser d'aimer qu'en cessant d'être, ah,
+mille fois plutôt, Seigneur, que la douleur l'épure et qu'elle lave ses
+taches aux larmes du repentir. Que mon âme soit hors du siècle et hors
+de la chair, chaste comme la rosée, blanche comme les flocons. Faites,
+Seigneur, qu'à travers l'amant elle remonte jusqu'à l'Amour. Et que je
+sois pénétrée enfin, sans qu'elles me dévorent, de ces flammes qui sont
+de cette pourpre qui est Votre c&oelig;ur. Puissé-je respirer l'odeur en
+Vous pareille à ce parfum des roses que le matin éveille et suspend
+autour du rosier?»</p>
+
+<p>Basilida, un peu apaisée, releva la tête. Ses yeux errèrent vers le
+Grand Autel, et, sur le ch&oelig;ur, dont le côté d'Épitre était<a name="page_078" id="page_078"></a> seul
+éclairé, elle vit que l'iris d'un vitrail ancien, et trempé de soleil,
+faisait chatoyer ces paroles:</p>
+
+<p class="c">LATENS DEITAS</p>
+
+<p class="nind">Si ce n'était point assez de cet obscur oracle pour pacifier la jeune
+femme, elle n'en fut pas moins favorablement émue. Quelques secondes au
+moins il lui apparut que l'amour et Dieu étaient identiques, elle-même
+pardonnée sinon absoute. Mais qu'eût pensé de ces rébus le curé
+Cassoubieilh? Son confrère de Saint-Éloi-des-Mines ne passait guère pour
+plus pénétratif, encore qu'il eût ses petites entrées à l'Évêché, et
+déjà, dans les milieux ecclésiastiques une réputation de finesse et de
+politique qu'il devait, un jour, pousser plus loin. Et leurs deux
+vicaires étaient surtout appréciés comme chasseurs, l'un d'eux par
+surcroît dans les jeux de quille dont M. l'évêque de Lescar tolérait à
+son jeune clergé la fréquentation. D'ailleurs ils se montraient tous au<a name="page_079" id="page_079"></a>
+confessionnal, hors M. Cassoubieilh, de la même rigueur pharisaïque. Une
+fois de plus, elle songea au Révérend Père Nicolle. Depuis que la
+Société de Jésus restait apparemment dissoute, sous les coups d'un
+gouvernement imbécile, et lui-même souffrant d'une nervosité qui
+ressortissait aux eaux de la localité, il avait été, jusqu'à nouvel
+ordre, envoyé par ses supérieurs à Ribamourt, d'où son père, naguère
+professeur en Sorbonne, tirait son origine.</p>
+
+<p>Sa réputation de directeur l'y avait précédé; et la jalousie, par
+conséquent, des autres prêtres. Aussi, pour si peu de génie qu'ils
+eussent, en avaient-ils montré assez pour lier partie de lui rendre
+leurs paroisses irrespirables. Et pour la première fois de leur vie,
+sans doute, M. le Doyen, M. Puyoo, desservant de Saint-Éloi-des-Mines,
+leurs vicaires, se trouvèrent-ils d'accord contre l'intrus.</p>
+
+<p>Si l'on s'étonnait de cette conjuration, au milieu même d'une tempête
+qui, à tout<a name="page_080" id="page_080"></a> prendre, les menaçait eux aussi, et jusque dans leurs
+racines, qu'on se rappelle seulement combien, depuis le <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle,
+cette lutte des séculiers contre les Ordres, comporte d'ardeur et de
+venin, sous le couvert de la douceur évangélique. Le Père Nicolle, qui
+s'attendait au pis, ne fut point déçu. Entre autres amertumes qu'il lui
+fallut digérer, l'une des plus répugnantes fut qu'ils se mirent, tout de
+suite après les politesses des premiers jours, à peloter avec lui, à
+propos de confessionnal, qu'ils lui prêtaient, tour à tour, ou lui
+reprenaient au premier prétexte, dans l'une ou l'autre des deux
+paroisses.</p>
+
+<p>La direction des âmes, dont le clergé paroissial s'est trop souvent
+montré moins capable que jaloux, est un des champs de bataille où il a
+été le plus souvent défait, nul ne l'ignore, par les réguliers. Aussi le
+Père Nicolle, à peine paru, il n'en avait pas fallu davantage pour qu'il
+enlevât tout un troupeau de consciences troublées, ou seule<a name="page_081" id="page_081"></a>ment
+capricieuses, peut-être zélées, à des guides peu soucieux qu'on les
+supplantât. Mais le complot, peut-être tacite, des Cassoubieilh et des
+Puyoo, qui aurait pu lui rendre les fidèles matériellement étrangers, en
+quelque sorte, se trouva déjoué à sa naissance même, par la franchise du
+Jésuite: vertu qui se rencontre plus souvent dans la Compagnie que ne
+l'y cherche cette famille de sots dont Voltaire s'indignerait sans doute
+d'être le parrain, et que ce fût un châtiment qui passait beaucoup ses
+fautes.</p>
+
+<p>Lassé de cette petite guerre, le Père Nicolle, ayant un après-midi
+rencontré les deux curés ensemble, leur posa la question sans détours.
+M. Puyoo, par son silence, se retrancha derrière son doyen, qui, ne
+voyant pas jour à décemment refuser son église, argua d'abord du petit
+nombre de confessionnaux, dont il n'y avait que deux. L'autre tourna
+cette objection, en proposant aussitôt d'en faire faire un à ses frais;
+en même temps que, par une habileté qui ménageait la sus<a name="page_082" id="page_082"></a>ceptibilité de
+M. Cassoubieilh comme aussi sa propre fatigue et laissant l'attrait du
+rare à son ministère, il s'engageait à ne confesser qu'un jour par
+semaine, en dehors des Fêtes. Le curé, qui pensait avoir gagné
+l'avantage, accepta les offres du Jésuite; assez satisfait au fond de ne
+pas pousser le différend, et d'abandonner M. Puyoo, comme il pensait, à
+la rancune du Jésuite. Aussi se quittèrent-ils, tous les deux, assez
+satisfaits l'un de l'autre.</p>
+
+<p>Or si le renom du Père Nicolle, comme confesseur, ne diminua point à
+Ribamourt pour être mis à l'épreuve, celui des jésuites, pour leur
+indulgence, subit, par contre, une forte atteinte. Le Père Nicolle ne se
+montrait rien moins qu'indulgent, au dire de ses ouailles; et c'était
+assez pour que M<sup>me</sup> Beaudésyme ne lui allât point confier ses doutes,
+sa jalouse passion, ni ses fautes. Sans y penser en face, elle savait
+trop combien sa conscience en prenait à son aise, et que sa dévotion
+n'était, pour une part, rien<a name="page_083" id="page_083"></a> que grimace. D'autre part, fût-ce dans ses
+accès de repentir les plus douloureux, elle se souciait peu que l'on
+cautérisât sa conscience, au lieu de la lui parfumer seulement: femme en
+un mot, et amoureuse, qui voulait bien du pardon, mais qu'on lui laissât
+le péché.</p>
+
+<p>Basilida s'était levée, et, après une demi-génuflexion devant l'autel,
+avait gagné le dehors, lorsque, devant le portail, elle se rencontra
+avec M. Cassoubieilh, qui, venant de la ville, avait plus court à passer
+de ce côté, à travers l'église, pour gagner son presbytère où
+communiquait la sacristie. Il s'était arrêté tout en haut du perron, à
+l'ombre du porche roman connu pour son chrisme singulier, et soufflait
+un peu, étant obèse et délicat, avant de s'exposer à la fraîcheur de la
+nef. Son jonc sous le bras, dont la pomme était un fragment de bronze,
+ramassé aux mauvais jours dans les décombres de Saint-Denis, il essuyait
+d'un mouchoir à carreaux jaune et noir, en prépa<a name="page_084" id="page_084"></a>rant sa tabatière, son
+visage moite et rond.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dit-il avec un heureux sourire, en saluant M<sup>me</sup> Beaudésyme,
+voici la fleur de mes paroissiennes. Que ne sont-elles toutes comme
+vous.</p>
+
+<p>&mdash;Eh, Monsieur le curé, répondit la jeune femme d'une voix un peu âpre,
+inattendue, qui sait, au jour du jugement, ce qu'on vous dirait d'elles.</p>
+
+<p>&mdash;Ta, ta, ta, j'en courrais bien le risque. Quoique, ma chère enfant, et
+sans reproche, je vous ai connue plus assidue au tribunal de la
+pénitence, et conséquemment à la Sainte Table...</p>
+
+<p>Il ajouta, avec un peu de mépris:</p>
+
+<p>&mdash;...que l'on recommande aujourd'hui dans des conditions telles...</p>
+
+<p>M. Cassoubieilh s'interrompit. On voyait que le levain du jansénisme,
+qui parfois germe au c&oelig;ur de nos curés vieillissants n'était pas
+mieux amorti encore dans le sien que le péché gallican.</p>
+
+<p>&mdash;On n'ose pas toujours, dit Basilida qui<a name="page_085" id="page_085"></a> regretta aussitôt ce
+demi-aveu de ses inquiétudes, et devint rose. Le curé lui-même parut
+pressentir un instant les secrets abîmes de cette âme qu'il croyait
+connaître, et fixa sur sa pénitente un regard plus attentif qu'à
+l'ordinaire. Mais ce ne fut qu'un éclair. La jeune femme s'était déjà
+couverte d'un sourire innocent, et l'optimiste confesseur remis à voir
+les choses, comme il disait «sous l'angle de la bonté de Dieu».</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est moi qui vous fais peur, reprit-il avec jovialité, il faut
+changer, voilà tout. M. Lassus, mon vicaire, est plein de sens et de
+douceur. Et vous avez encore le Révérend Père Nicolle. C'est un grand
+homme, M. Nicolle.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Beaudésyme savait le fond qu'il fallait faire de cette louange.
+Aussi assura-t-elle M. Cassoubieilh, en le quittant, qu'ayant toujours
+mis sa confiance au clergé de sa paroisse, elle se passerait de chercher
+des grands hommes ailleurs.<a name="page_086" id="page_086"></a></p>
+
+<p>Rien que cette flatterie était la preuve, à son sens, d'une vertu
+suffisante pour que se dissipât, aussitôt qu'il fut dans l'église, le
+souffle de soupçon qui avait, un instant, ridé sa bienveillance. Et la
+pensée ne lui vint pas que peut-être la conscience de la notaresse était
+pareille à ces eaux de cristal qui dorment sur un lit de vase.</p>
+
+<p>En s'éloignant de Sainte-Marthe, la jeune femme se dirigea vers le
+bureau de tabac que tenait, près du Jardin Public, M<sup>lle</sup> de Lahourque,
+à l'enseigne de l'Agneau Pascal. Elle s'y fournissait de cigares à cinq
+sous pour son mari, des conchas qu'il y jugeait meilleurs, et qui
+étaient parmi ses luxes un de ceux qui scandalisaient Ribamourt. Au sein
+de l'adultère, M<sup>me</sup> Beaudésyme ne se laissait pas d'avoir pour lui les
+soins d'une ménagère attentive. Elle dépensait beaucoup de son temps à
+ordonner le confort d'un homme qu'elle n'aimait pas, ni peut-être
+n'estimait pas davantage.</p>
+
+<p>La boutique étroite et longue, où M<sup>lle</sup> Vic<a name="page_087" id="page_087"></a>torine de Lahourque
+vendait, outre du tabac, de menus objets de ménage et de piété, des
+joujoux, diverses sucreries, des souvenirs de Ribamourt en étain,&mdash;était
+aussi un bureau de conversation; elle-même une personne maigre, pieuse,
+aristocratique. Le singulier c'est que, fille de petits aubergistes, la
+seule erreur d'un secrétaire de mairie lui avait valu cette particule
+dont, toute jeune déjà, elle devint si vaine, et préoccupée, que toute
+sa vie en fut, en quelque manière orientée, et qu'on l'avait vue,
+honnête et d'assez jolie figure, refuser plusieurs prétendants fort
+sortables à sa condition. La première fois, enfant encore et dont les
+robes n'étaient pas bien longues, comme elle avait parlé de mésalliance,
+son père, après s'être fait expliquer ce que c'était, lui apprit ce que
+c'est qu'une fille noble qu'on corrige. La mémoire lui en resta si
+cuisante, qu'elle en oublia le mot sous le manteau de la cheminée. Mais
+son étrange manie, qui pour tout cela ne fut pas<a name="page_088" id="page_088"></a> exorcisée, lui fit
+désormais découvrir assez de prétextes pour écarter la roture ou la
+bourgeoisie même des prétendants, sans en passer par les callosités des
+mains du vieux Lahourque. Son illusion, du reste, avec le temps, n'avait
+fait que grandir et s'enraciner. Elle était seule, ce jour-là au
+magasin, ou, comme elle aimait mieux qu'on dît: au bureau. Sa commise,
+fillette négligée aux cheveux en broussaille, avait congé de
+l'après-midi; et la chaleur, encore assez de rigueur en dépit des ombres
+déjà longues, pour tenir les clients chez soi. Assise derrière le
+comptoir, où s'échiquetaient les papiers Job et les boîtes d'allumettes
+suédoises, où il y a écrit: joie&mdash;elle faisait chatoyer dans sa tête
+argentée, aux traits délicats, les belles couleurs de ses rêves
+familiers.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Basilida, j'ai bien l'honneur
+de vous saluer.</p>
+
+<p>Et elle referma avec soin la porte, qui,<a name="page_089" id="page_089"></a> depuis trois lustres
+peut-être, «forçait» sur les carreaux.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Madame la notaresse, répondit Victorine. Et, comme elle
+faisait depuis quinze ans plusieurs fois par jour, elle observa:</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est ennuyeux, cette porte.</p>
+
+<p>A quoi Basilida, selon le rite enseigné par six ans de mariage,
+répondait:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait y mettre un peu d'huile.</p>
+
+<p>Elle aimait à causer avec la vieille fille, et ne manquait pas, pour la
+flatter, à lui donner du «de» aussi souvent qu'il se pouvait décemment.
+Beaucoup de personnes, de ces méchantes gens qui affectent l'irrespect
+pour une distinction dont ils sont jaloux, allaient jusqu'à rire de sa
+noblesse. Et, comme s'ils l'eussent opérée de sa particule, ils allaient
+jusqu'à la rejeter dans le Tiers, voire dans la tourbe et la roture du
+quatrième Ordre&mdash;si c'en est un que le prolétariat, ou les petits neveux
+des serfs de mainmorte,&mdash;en lui parlant avec persistance de sa famille,
+de son frère Victor<a name="page_090" id="page_090"></a> en particulier, ancien aubergiste qui, ayant fini
+par boire son fond, et par se faire sandalier, traînait à travers
+Ribamourt la plus bourgeonnante figure d'ivrogne et de cocu qu'on puisse
+imaginer. Sa femme, une assez jolie cascarote de Saint-Jean-de-Luz, qui
+faisait bouillir la marmite, et lui payait son cabaret, faisait partie,
+avec ses galants, quand il s'était couché trop saoûl, de l'aller
+fouailler à torchons mouillés.</p>
+
+<p>Et l'on chagrinait aussi M<sup>lle</sup> de Lahourque en lui demandant: à quand
+le retour du Roi, du ton dont on aurait dit: à quand la noce? Car elle
+pensait bien, comme il est naturel aux personnes de naissance. Toutes
+ses idées d'ailleurs avaient emprunté depuis longtemps à l'ancien régime
+le tour le plus romanesque et les jugements d'autrefois.</p>
+
+<p>Pour découvrir le premier germe peut-être de ses rêveuses illusions, il
+aurait fallu remonter jusqu'à ce jour de son enfance où une vieille
+fille, telle qu'on la pouvait voir elle-même aujourd'hui, éprise de
+mystères,<a name="page_091" id="page_091"></a> nourrie au pathos le plus frénétique des Ratcliffe ou des
+Ducray-Duménil, le cerveau plein d'enfants volés, de travestis, de
+complots, lui avait chuchoté: «Et si vous étiez la fille de quelque
+grand, qui, sur le chemin de l'exil, vous aurait confiée aux fidèles
+Lahourque. Et s'il venait vous réclamer tout à coup.»</p>
+
+<p>Victorine, rougissante, s'était mollement récriée. Mais comme on voit la
+graine d'un arbuste, par hasard germée dans une potiche, la faire
+éclater en même temps qu'elle la retient de ses racines chevelues, toute
+une floraison, engendrée par cette parole, emplissait de rêves le
+cerveau de la buraliste. Elle avait fini par croire que cette erreur
+d'état civil dissimulait de grandes choses, dont sa naissance n'était
+pas la moindre. Comment douter que la puissante famille à qui elle
+appartenait ne vînt un jour la revendiquer pour lui rendre l'éminence de
+son rang. Et, toute seule dans la boutique, sous le plafond bas, il lui
+semblait,<a name="page_092" id="page_092"></a> dans la gloire de l'avenir, être assise auprès des trônes.</p>
+
+<p>Déjà, jeune encore, et faite pour plaire, si quelque inconnu la
+regardait avec un peu d'attention, elle ne voyait pas là un symptôme de
+cet amour qu'il est si doux aux femmes d'imaginer qu'elles inspirent.
+Elle se disait, avec un battement de son pauvre c&oelig;ur rempli de
+mirages:</p>
+
+<p>&mdash;C'est un émissaire de la Famille.</p>
+
+<p>Peu à peu sa jeunesse, l'éclat de ses cheveux, de son visage, s'étaient
+fanés. Mais les magnifiques cristaux de l'illusion continuaient à
+s'appareiller autour de son premier rêve. Aujourd'hui encore, c'est Iris
+tout entière qui, pour elle, s'y jouait chatoyante, quand M<sup>me</sup>
+Beaudésyme vint l'arracher à ses mirages.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-elle à l'observation de Basilida. Mais on est si occupé
+qu'on oublie. Et que puis-je faire, Madame, pour vous être agréable.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais de ces londrès, vous savez<a name="page_093" id="page_093"></a>&mdash;une douzaine&mdash;que fume
+toujours Alexandre, et venant d'ici. Il prétend ne les trouver bons que
+chez M<sup>lle</sup> de Lahourque.</p>
+
+<p>La vieille fille soupira. Ayant avancé une chaise à la notaresse, elle
+revint derrière son comptoir, et se haussa, en disant, la tête à demi
+tournée:</p>
+
+<p>&mdash;Si le malheur des temps veut qu'on ne fasse qu'un humble métier, Dieu
+n'exige pas moins&mdash;ce sont les propres termes du Père&mdash;qu'on
+l'accomplisse de la manière la plus agréable à Ses yeux.</p>
+
+<p>Et M<sup>lle</sup> de Lahourque, en prononçant ces paroles, laissa choir toute
+une pile de boîtes. La plupart s'ouvrirent. Des cigares l'un à
+l'autre&mdash;non moins qu'à la Havane&mdash;étrangers, se mêlaient dans la sciure
+de bois. Il y en avait avec des bagues.</p>
+
+<p>Tandis que Basilida, prise de fou rire, se mouchait opportunément, la
+buraliste se baissa et disparut à son tour dans l'étroit passage, d'où
+sa voix, soudain lointaine, donna le vol à des paroles étouffées:<a name="page_094" id="page_094"></a></p>
+
+<p>&mdash;...font exprès... lui répète sans cesse... une paire de calottes.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai rencontré tout à l'heure, interrompit M<sup>me</sup> Beaudésyme, et qui
+revenait, je pense, de son bureau, M. Lubriquet-Pilou.</p>
+
+<p>La vieille fille réapparut soudain, et, en quelque sorte, à la façon de
+ces diables dont on ouvre brusquement le couvercle. Un peu de rouge qui
+lui était monté aux joues, peut-être pour s'être tenue courbée, lui
+donnait un reflet de jeunesse:</p>
+
+<p>&mdash;M. Lubriquet? dit-elle. C'est qu'il est trésorier des Eaux,
+maintenant,&mdash;oui, de la Société Neuras... théno... thérapique. Ça ne
+m'étonne pas que vous l'ayez rencontré. Il est partout.</p>
+
+<p>Et elle ajouta, avec cette expression de la pudeur alarmée à la fois et
+ravie:</p>
+
+<p>&mdash;On ne se doute pas quel coureur c'est.</p>
+
+<p>Dès que Basilida était arrivée, par des moyens qui variaient peu, à se
+faire dire cette phrase qui ne variait pas, elle levait les yeux au ciel
+en s'exclamant:<a name="page_095" id="page_095"></a></p>
+
+<p>&mdash;Est-il possible! Un homme qui a l'air si comme il faut.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! reprenait M<sup>lle</sup> de Lahourque, ce n'est pas de ces débauchés...
+peuple, sans choix. Et il n'en est que plus coupable, car, partout,
+c'est à lui la primeur. Aussi, ce qu'on en est jaloux. La jeunesse le
+déteste.</p>
+
+<p>&mdash;Non? faisait M<sup>me</sup> Beaudésyme.</p>
+
+<p>&mdash;Et savez-vous, ajouta-t-elle plus bas, ce qu'on dit d'une jeune fille
+qui a mal tourné: «Qu'a battut lou briquët, et n'y hazé pas rët.»</p>
+
+<p>Personne n'ignorait à Ribamourt la passion que nourrissait pour le
+trésorier M<sup>lle</sup> de Lahourque. Quoiqu'elle-même fût la cendre où
+couvaient ces feux, elle n'aurait pu se rappeler le jour qui les avait
+vus naître. C'est comme s'ils fussent venus au jour avec elle, et sa
+tendresse au point qu'elle ne sentait pas tout ce qui les éloignait sur
+les degrés sociaux, ni l'essentiel qui manquait à Lubriquet pour ne lui
+être pas inégal: la particule, en un mot. Et si quelqu'<a name="page_096" id="page_096"></a>un feignait en
+sa présence de le rabaisser là-dessus:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des gens, disait-elle, qui naissent nobles.</p>
+
+<p>Mais elle n'expliquait, de cet adage, ni la portée, ni le mystère.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de même, Mademoiselle de Lahourque, reprit Basilida, c'est chez
+vous qu'il se sert, n'est-ce pas? Prenez garde.</p>
+
+<p>La pudeur mit à nouveau son incarnat sur les joues de Victorine.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Madame, il est si distingué. Avec moi, jamais un mot plus haut que
+l'autre.</p>
+
+<p>Le fait est que M. Lubriquet-Pilou, informé depuis plusieurs années de
+cette conquête, était obligé, pour soutenir son caractère, de venir
+chaque jour acheter son tabac à l'<i>Agneau Pascal</i>. Comme il n'en fumait
+guère que pour trois ou quatre sous par jour, la buraliste le lui
+préparait d'avance en petits paquets de couleur, et sans pailles. Ah!
+que ne les pouvait-elle orner de fleurs, de ces cloches et ces calices<a name="page_097" id="page_097"></a>
+des champs dont l'allégorie veut dire espoir, amour qui n'ose,
+battements du c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, dit M<sup>me</sup> Beaudésyme. Je me sauve. Un homme comme ça...
+doit avoir mille choses à vous dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il vient plus tard, beaucoup plus tard, et presque jamais quand je
+suis seule.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'ose pas, voyez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Lui, ne pas oser, se récria la vieille fille, du même ton que si on
+lui avait dit: «Le soleil est noir.»</p>
+
+<p>Mais Basilida avait raison. Le Séducteur éprouvait autant d'émoi que sa
+victime, dès qu'ils étaient réduits au tête à tête. Ces jours-là, M.
+Lubriquet ne s'attardait pas au comptoir où tous deux, sans presque mot
+dire et les yeux baissés, se tenaient chacun de son côté, jusqu'à ce que
+la commise revenant de courses, ou quelque acheteur qui croyait en
+entrant soudain leur faire une malice les tirât d'embarras.</p>
+
+<p>&mdash;A demain donc, Mademoiselle Victorine, disait le trésorier comme pour
+clore<a name="page_098" id="page_098"></a> une longue causerie, je vous dirai ce que c'est. La buraliste
+maudissait l'importun, en se disant: «Il allait parler. Qu'allait-il
+dire? Et demain serons-nous seuls?» Lui s'en allait le nez au vent, et
+tel un vainqueur, en sifflotant la romance que tout Ribamourt lui
+connaissait:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Songe que, d'un regard, la colombe peureuse</td></tr>
+<tr><td align="left">Fait coucher à ses pieds le lion du désert (bis).</td></tr>
+</table>
+
+<p class="nind">qui résonnait, en décroissant, discrètement et tendrement comme un aveu,
+dans le c&oelig;ur de Victorine.</p>
+
+<p>Cependant la conversation des deux femmes avait dévié; et c'est M.
+Lescaa qui était sur le tapis. Qui dira pourquoi la buraliste avait fini
+par le mêler à ses songes, non pas sans qu'il les eût devinés? A cause,
+peut-être, qu'à plusieurs fois il l'avait conseillée dans ses affaires,
+aidée plus souvent encore, en souvenir de la mère Lahourque, jadis
+cuisinière chez ses parents, et qui avait été la nourrice de son unique
+s&oelig;ur, morte au<a name="page_099" id="page_099"></a> sortir de l'enfance, et dont la peine lui avait duré
+toute sa vie.</p>
+
+<p>Mais Victorine était sûre qu'il connût le secret de sa propre naissance,
+non moins que le nombre des perles ou des feuilles d'ache qui timbraient
+le pucelage de son blason en forme de losange. Aussi, ce qu'elle en
+avait reçu, ce n'était point, pensait-elle, qu'il eût obéi à sa
+générosité (et comment croire qu'il y en eût chez cet homme de glace?)
+mais aux ordres de ceux dont elle était issue.</p>
+
+<p>&mdash;En voilà un, dit-elle, s'il voulait parler...</p>
+
+<p>Basilida hocha la tête. Il y avait bien des jours qu'elle était un peu
+la confidente de Victorine.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais si vous êtes comme moi, mais je le trouve tout changé
+depuis quelque temps. Dieu! s'il emportait ses secrets dans la tombe.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous l'avez vu dernièrement?<a name="page_100" id="page_100"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais oui: toujours pour ce pauvre Lahourque.</p>
+
+<p>&mdash;Votre frère vous a fait encore des ennuis?</p>
+
+<p>La buraliste acquiesça par un soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, les gens mal nés, dit-elle. Que voulez-vous espérer d'eux?</p>
+
+<p>Cette parole mélancoliquement sincère provoqua un instant de silence.
+Puis la notaresse reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il vient pourtant assez d'étrangers, et il reste assez d'argent pour
+que tout le monde en gagne, quand on veut travailler. Et voilà qu'on en
+annonce d'autres, de partout. Tenez. Vous rappelez-vous cet ami de mon
+cousin Vitalis, qui a une automobile?</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui, un grand, maigre, avec le nez comme un paon et si difficile
+pour ses cigares? Il m'a même fait venir deux boîtes de havanes, à
+vingt-deux sous. Des Uppmann, ça s'appelle.</p>
+
+<p>&mdash;Il arrive ces jours-ci, pour prendre les eaux, à cause de ses nerfs.<a name="page_101" id="page_101"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ce doit être quelque fils de gros marchand. Mais je n'ai jamais su son
+nom.</p>
+
+<p>&mdash;Cérizolles, il s'appelle; c'est le frère du duc.</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui: le duc, dit M<sup>lle</sup> de Lahourque, en dégustant ce substantif,
+comme si ce fût une prune à l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>&mdash;La naissance, observa-t-elle, ça se reconnaît toujours.</p>
+
+<p>Elle jeta obliquement un regard au miroir rond qui pendait près d'elle,
+et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Tout de même, si ce n'était pour ça, et aussi pour M. Vitalis, je le
+prierais de porter ses commandes ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu. Qu'est-ce qu'il a donc fait?</p>
+
+<p>&mdash;Imaginez qu'un jour&mdash;j'avais le dos tourné, mais avec le reflet de la
+vitrine&mdash;est-ce qu'il n'avait pas... (elle baissa la voix)... oui, ma
+chère Madame, à la petite. Ce que je lui ai administré deux gifles,
+aussi...</p>
+
+<p>&mdash;A M. de Cérizolles, demanda M<sup>me</sup> Beaudésyme?<a name="page_102" id="page_102"></a></p>
+
+<p>&mdash;Non, à Jeannine! Est-ce qu'elle n'avait pas le toupet de rire? Je
+l'aurais fouettée, si nous avions été seules.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous trouve un peu sévère. Jeannine n'a plus...</p>
+
+<p>La porte grinça (Cette porte! s'exclama M<sup>lle</sup> de Lahourque); et M.
+Lubriquet-Pilou parut, qui s'était assuré sans doute que la buraliste
+n'était point seule. Mais son répit fut court. Soit discrétion ou
+malice, M<sup>me</sup> Beaudésyme paya ses cigares et prit congé. Derrière elle
+la boutique retomba dans le silence: le Séducteur, sans doute, fascinait
+sa proie par un mutisme omineux.</p>
+
+<p>Basilida se disait que les passions vraiment n'ont pas d'âge. Et
+peut-être enviait-elle l'innocence de la vieille fille au prix de ces
+joies qu'elle ne goûtait qu'en frémissant, et de ces terreurs: le ciel,
+le monde, son mari. Mais quoi? Si c'était cela même qui en fût l'épice,
+songeait M<sup>me</sup> Beaudésyme, et l'exaltation! Si cet amour n'était si
+ravis<a name="page_103" id="page_103"></a>sant que pour être périlleux et dérobé. Et si ce masque de règle
+et de sagesse, dont elle cachait son déportement, que soudain il se
+détachât au jour, ne la verrait-on point, telle qu'une Ménade,
+précipitée au travers d'un peuple qui s'écrie? La poussière du grand
+chemin qu'ont soulevée ses flottantes jupes est déjà loin derrière elle,
+loin comme le passé; tandis qu'au hasard des champs ou des vignes, ivre
+de courir, de grappes, d'espace, ivre du ciel qu'ébranle la foudre
+prochaine, elle se hâte vers l'horizon cuivreux.</p>
+
+<p>Un bruit de roues fit retourner Basilida sur le seuil de sa maison.
+C'était M<sup>me</sup> de Charite et Sabine, en charrette anglaise. Les deux
+dames, dont la sympathie était médiocre, échangèrent une espèce de
+sourire. Guiche, qui aimait M<sup>me</sup> Beaudésyme, la salua d'un «Bonjour,
+Madame!», qui sonna joyeusement dans la rue.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cries-tu comme cela, demanda sa mère avec humeur.<a name="page_104" id="page_104"></a></p>
+
+<p>&mdash;C'est pour qu'on m'entende. J'aime beaucoup M<sup>me</sup> Beaudésyme, et pas
+du tout qu'on m'attrape.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Charite mesurait chaque jour depuis le retour de Sabine,
+l'autorité qui peu à peu lui échappait, n'ayant jamais employé que la
+contrainte, et qu'elle sentait bien qu'il ne lui fallait plus compter de
+mettre en usage. Aussi ne répondit-elle que par un claquement de langue
+qui pouvait s'adresser à sa fille comme à sa jument, et par un coup de
+fouet que Savoy fut seule à recevoir. Elle en marqua de l'indignation,
+pointa, s'enleva, et fut du même train jusqu'à la Place Jeanne où, ayant
+pris son tournant un peu de court, elle accrocha une brouette de linge
+que poussait une femme. Guiche qui n'avait peur jamais de rien, et dont
+le visage semblait aspirer la vitesse et l'aspect aussitôt évanouis des
+choses, vit dans un même moment la blanchisseuse debout et sur le dos,
+ses bas rouges qui battent l'air, et le linge, avec la brouette, sur
+elle épars.<a name="page_105" id="page_105"></a> Enfin un choc la jeta soi-même, ainsi que sa mère, contre
+le tablier de la voiture; Savoy, engagée entre deux chevaux dételés,
+dont l'un se cabrait, en secouant&mdash;comme d'un fruit fait l'orage&mdash;le
+palefrenier bossu suspendu à sa ganache; un cocher, à quelques pas, jeté
+par terre, avec son chapeau à rubans qui roule, tandis que des gens
+confusément sortent de la <i>Vache Couronnée</i>.</p>
+
+<p>Tout cela fit plus de bruit que de mal. M<sup>me</sup> de Charite, s'étant, avec
+condescendance, occupée qu'on réconfortât les victimes, et de donner
+rendez-vous chez elle à la blanchisseuse, s'éloigna en laissant derrière
+elle un rassemblement mi-laudatif, mi-gouailleur, dont un
+commis-voyageur, connu pour ses accidents de voiture, avait condensé
+l'opinion de tous en ces quelques mots:</p>
+
+<p>&mdash;On devrait défendre aux femmes de conduire.</p>
+
+<p>Guiche et sa mère s'étaient cependant engagées sur le pont:<a name="page_106" id="page_106"></a></p>
+
+<p>&mdash;Écoute, dit celle-ci, je te laisse à tes courses. Puis tu viendras me
+rejoindre chez M. Lescaa. Et sois gentille avec lui, ajouta-t-elle avec
+un peu d'aigreur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis toujours gentille avec Parrain, dit la fillette, paisiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui en particulier. Il est à même de nous rendre un grand
+service.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera pas le premier.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi, et tâche de ne pas nous arriver toute fripée et fagottée,
+avec tes cheveux sur les oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Je tâcherai. Toi-même, maman, tu feras bien de tirer un peu sur ton
+corsage par derrière, ou de ne te présenter que de face. Je t'ai déjà
+dit qu'il te faisait une poche au-dessous de l'épaule gauche: on y
+mettrait un &oelig;uf de canard. Et à tout à l'heure, alors.</p>
+
+<p>La mère et la fille se séparèrent avec la plus gracieuse inclinaison de
+tête. Une heure après, quand Guiche fut introduite dans le petit salon
+où M<sup>me</sup> de Charite s'entretenait<a name="page_107" id="page_107"></a> avec l'Onagre, la conversation
+s'interrompit sur ces paroles de sa mère, qu'elle n'entendit pas:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, les hommes, je ne sais pourquoi, la trouvent assez aguichante.</p>
+
+<p>Et avec un éclat de rire peut-être un peu forcé, elle ajouta, en
+baissant la voix, ces paroles dont la logique demeurait obscure:</p>
+
+<p>&mdash;Quel dommage que ce soit votre... filleule.</p>
+
+<p><a name="page_108" id="page_108"></a></p>
+
+<p><a name="page_109" id="page_109"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IV" id="CHAPITRE_IV"></a>CHAPITRE IV<br /><br />
+L'APRÈS-MIDI DANS UN PARC</h3>
+
+<p>Jean-Prudence Michon-de-Cérizolles arriva vers la fin d'août à
+Ribamourt. Sur les trois heures du matin, tout étant clos, les lampes
+même du baccara éteintes, on entendit le roulement sans cahots d'une
+automobile, et puis, devant l'hôtel <i>Gastou Fébus</i>, un arrêt, des
+trépidations, des appels de trompe. Personne ne paraissant, le seul
+clair de lune vit sortir de voiture un jeune homme maigre qui ôta ses
+lunettes, poussa quelques jurements et, muni d'une canne pareille à un
+bélier que son chauffeux lui avait tendu avec<a name="page_110" id="page_110"></a> effort, fut en asséner
+quelques coups dans la porte de l'hôtel, dont il dédaigna la sonnette.
+De nouveau rien ne se montra, sinon quelques clients aux fenêtres. L'un
+d'eux ayant marqué très haut son dégoût de ne pouvoir dormir, une voix
+perçante, mordante, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voudriez peut-être qu'on aille vous bercer?</p>
+
+<p>L'inconnu, interpellé à ce moment dans sa chambre par une autre voix,
+mais indistincte, se tut. Le chauffeux éclata de rire. Cérizolles
+recommença son tapage.</p>
+
+<p>Cependant, abîmé dans ce néant où un veilleur, sans doute, est seul à
+choir, celui de l'hôtel <i>Gastou Fébus</i>, sentait qu'il se passait à
+l'extérieur quelque chose de déplorable, qui, tôt ou tard, le
+réveillerait. Et peu à peu il émergea des ténèbres en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Qui ey aquioü, Dioü bibann!</p>
+
+<p>A ce même moment parut M. Caüpana, le patron, homme bigle, minime, un
+peu<a name="page_111" id="page_111"></a> tortu, que sa femme et une récente faillite, la sienne,
+conservaient dans l'aigre. Il alla ouvrir en personne, tandis qu'il
+observait d'une voix de tête:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas qui c'est; mais vous pourriez faire plus doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Caüpana, répondit le jeune homme, si vous savez réveiller les
+gens avec un éventail, vous m'enseignerez.</p>
+
+<p>&mdash;Eh, c'est M. de Cérizolles, fit l'hôtelier radouci de reconnaître un
+client d'importance. Votre valet de chambre est bien venu retenir votre
+appartement, mais on ne vous attendait plus de ce soir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la faute de mon mécanicien.</p>
+
+<p>&mdash;On est si mal servi aujourd'hui, déplora l'hôtelier. Et toi, imbécile,
+dit-il au veilleur, est-ce que tu ne pouvais pas ouvrir à Monsieur le
+Comte. Allons, éclaire!</p>
+
+<p>La lumière électrique ne voulut pas être. L'appartement de Cérizolles
+donnait au nord,&mdash;ou au midi. Son valet de chambre couchait en ville
+avec les clefs. Il n'y avait<a name="page_112" id="page_112"></a> rien à boire. Toutes choses qui lui
+permirent de s'irriter sur l'escalier, davantage le long du couloir, et
+fortement dans sa chambre. Caüpana mâchait sa bile avec servilité. Il
+pensait à sa femme, une Levantine qui le trompait depuis longtemps avec
+des valets en foule,&mdash;et combien de plaisir il aurait eu à la battre, si
+elle n'avait pas été plus forte que lui.</p>
+
+<p>Et, à la longue, les clients de l'hôtel purent se rendormir.</p>
+
+<p>Le lendemain, on vint prévenir Cérizolles à sa toilette que Vitalis
+désirait le voir. Aussitôt introduit, les deux jeunes gens se serrèrent
+la main, en se demandant à la fois:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi de neuf...</p>
+
+<p>A la fois ils s'aperçurent, une fois de plus, que les choses les plus
+rares ce sont les neuves.</p>
+
+<p>Cependant Cérizolles, ayant mis à son complet couleur-de-la-bête le
+sceau d'un plastron prune-et-or, fut prêt à sortir: ce<a name="page_113" id="page_113"></a> qu'il fit en
+longues enjambées, en traînant contre sa jambe, plus qu'il ne le
+portait, un de ces bâtons de fer, dit cannes d'entraînement, qui sont
+d'un poids extrême.</p>
+
+<p>Vitalis, qui avait pris les devants, le regardait venir qui marchait
+anguleusement et avec souplesse, comme certains fauves que l'on voit
+toujours prêts de se détendre. Mais une tête hardiment modelée; et de
+ces yeux couleur d'une source qui coule sur les herbages; un nez en
+éperon; le sarcasme de sa bouche: Vitalis savait qu'à la moindre
+contrariété, ce visage impérieux se tendait comme la main de l'aigle.
+Peut-être ressemblait-il alors à ce foudre, jadis pour César, jailli des
+Pyrénées: le maréchal-ferrant Prudence Michon, duc de Cérizolles, prince
+de Brokenfurstberg, maréchal de France.</p>
+
+<p>Ils s'arrêtèrent sur la porte de Vitalis. La rue, bordée d'acacias-boule
+d'un côté, de l'autre longeait le Jardin Public. A l'abri d'un pont de
+chemin de fer qui l'enjambait, des bourriquots au repos agitaient leurs<a name="page_114" id="page_114"></a>
+sonnailles pour chasser les mouches. Tout seul dans l'accablante
+lumière, on voyait un gamin courir. Sa chaussure trop lourde le faisait
+billarder, tandis que son ombre tressautait devant lui sur la poudre du
+chemin.</p>
+
+<p>&mdash;Que ferons-nous, demanda Cérizolles. Vos paperasses, pendant que je
+déjeunerai: il n'est que deux heures. Et c'est peut-être un peu tard
+pour que vous soyez mon hôte.</p>
+
+<p>&mdash;Assurément; mais j'irai vous rejoindre tout à l'heure. Et puisque
+votre auto est à réparer, nous pourrons prendre une voiture jusqu'à
+Sainte-Mary. Vous n'y êtes jamais allé? L'eau est exquise.</p>
+
+<p>&mdash;Mmm... fit son compagnon. L'eau?... je sors de mon bain.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure qu'avec un peu de Pernod avec.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, ainsi... Ce n'est pas que j'en sois fou. Mais il faut profiter de
+son reste: tant qu'elle n'est pas défendue.</p>
+
+<p>Ils se retrouvèrent quelque deux heures<a name="page_115" id="page_115"></a> plus tard, à l'ombre des
+platanes, devant une bâtisse où le platras se jouait à travers le
+sarrazinesque, et le Louis XV et le gothique. C'était le Casino de
+Ribamourt, et Cérizolles, à qui ce monstre était familier, ne paraissait
+pas en souffrir. Peut-être n'avait-il pas d'opinions sur l'architecture,
+quoiqu'il en eût sur beaucoup de choses. Il les défendait brillamment, à
+la manière de ces généraux qui, ayant jeté de grandes forces dans une
+bicoque, se maintiennent surtout par des sorties.</p>
+
+<p>Le long de la terrasse où les jeunes gens étaient assis, une balustrade
+de ciment multipliait les entrelacs d'un céleri dont Munich vend la
+graine, ou peut-être d'une treille. Les grappes en étaient figurées par
+des lampions de couleur, imagination pleine de fraîcheur, affirmaient
+les habitants qui en tiraient vanité. Il y en avait plusieurs là, qui
+buvaient: c'était leur coutume.</p>
+
+<p>&mdash;A propos, dit Vitalis, vous recevrez, aujourd'hui ou demain, un carton
+de<a name="page_116" id="page_116"></a> M<sup>me</sup> de Charite. Elle donne une espèce de partie de jardin, en
+l'honneur, je pense, de sa fille cadette, qui est de retour.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce celle qui était couleur de prairie? Ou si elle a changé comme
+l'herbe.</p>
+
+<p>Le clerc eut un instant de réflexion:</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est qu'elle tient un peu de l'olive, mais non pas sans
+agrément. Si vous l'aviez vue, à cette époque, avec les cheveux dans le
+dos, et de ces bas blancs à jour, faits de dentelle en papier, qu'on lui
+voyait monter sous...</p>
+
+<p>Vitalis s'arrêta brusquement et devint rouge. Mais Cérizolles eut l'air
+de ne pas s'en apercevoir.</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'avait plutôt, dit-il, laissé le souvenir d'une de ces fillettes
+devenues insupportables depuis qu'on ne les claque plus assez... Et
+votre patronne, ô Fortunio! viendra-t-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Je pense, répondit le clerc, tout près de rougir encore.</p>
+
+<p>C'est qu'il n'avait jamais fait confidence à<a name="page_117" id="page_117"></a> son ami jusqu'où il
+poussait l'imitation de ce héros de basoche, dont le c&oelig;ur, pareil au
+sien, avait jadis fleuri parmi la rose-mousse et les fraisiers, dans
+l'ombre d'un jardin de notaire dont les murailles laissent de haut
+pendre un jasmin.</p>
+
+<p>&mdash;A-t-elle toujours l'air d'une belle armoire en c&oelig;ur de noyer,
+pleine de linge et des plus solides parfums.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, je ne vois pas...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas bien assuré de ma comparaison, et qu'il n'y règne pas
+une âme, derrière les panneaux, plus passionnée que celle des lavandes.
+Elle a une façon de se mordre les lèvres et de se taire pour répondre.
+On peut mettre aussi du girofle, dans une armoire.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment.</p>
+
+<p>Cérizolles regarda son compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ça, dit-il, est-ce que vous auriez des cors, et que je vous marche
+dessus? Vous en parliez autrefois d'une autre abondance.</p>
+
+<p>Vitalis tourna court:<a name="page_118" id="page_118"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ne pensez-vous pas, demanda-t-il, qu'il est l'heure de partir.</p>
+
+<p>Leur victoria attendait devant la grille du jardin, où les deux jeunes
+gens la rejoignirent. A Hargouët, Vitalis s'arrêta chez sa tante; mais
+on répartit presque aussitôt, pour descendre à l'auberge Sallenave, dans
+le village suivant, qui était Carresse. La tonnelle, au fond du potager,
+y surplombait la plaine du Gave, dont une longue allée de platanes
+coupait en deux les maïs mûrissants et les prés. A travers des massifs
+de trembles, de vergnes, des peupliers en file, entre les taches d'une
+verdure inégale, on voyait mirailler la rivière au pied des hauteurs et
+des rocs de Ribes.</p>
+
+<p>Tandis que Cérizolles, avec la sagesse d'un vieillard ou d'un officier
+en retraite, battait son absinthe d'une eau dont la fraîcheur, encore,
+se ressentait assez des abîmes du sol pour voiler le cristal.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, viendrez-vous à Castabala, lui demanda son compagnon?<a name="page_119" id="page_119"></a></p>
+
+<p>&mdash;A Castabala?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est le manoir de M<sup>me</sup> de Charite. Elle est d'origine
+italienne, et l'a nommé ainsi en souvenir... en souvenir de je ne sais
+pas quoi: Castel Castabala.</p>
+
+<p>&mdash;Chaste Balai?</p>
+
+<p>&mdash;Chut, ne le répétez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui trouve-t-on dans cette cassine?</p>
+
+<p>&mdash;Sa fille aînée d'abord, avec son gendre: Wolfgang Etchepalao.</p>
+
+<p>&mdash;Ce gros, rose, qui a l'air en petit salé. On l'appelle le Prince du
+Pétrole, je ne me rappelle pas pourquoi.</p>
+
+<p>&mdash;Voici, expliqua Vitalis. Son père était à Bakou, chez des seigneurs
+turcomans, ou circassiens, à qui il était très dévoué; dévoué au point
+de passer les viandes à table&mdash;ou de faire les lits. Il défit si bien
+celui de l'institutrice allemande, étant, paraît-il, assez beau gars,
+qu'elle en conçut des espérances.</p>
+
+<p>&mdash;C'était le Prince!</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut rien vous cacher. Mais<a name="page_120" id="page_120"></a> l'homme dévoué, qui, fâcheusement,
+était déjà marié dans son Pays Basque, se sauva dans le Caucase, ou par
+là. Les riches seigneurs, qui ne pouvaient se passer de lui,
+l'envoyèrent supplier de revenir&mdash;par une sotnia de Cosaques. Lesquels
+le lièrent sur un cheval...</p>
+
+<p>&mdash;Comme Mazeppa.</p>
+
+<p>&mdash;Comme Mazeppa, et ramenèrent le tout à coups de sangle. Là-dessus,
+mariage chez le pope; et, entre tant, la première épouse étant morte,
+Wolfgang naquit légitime, ou à peu près. Toujours est-il qu'il ne peut
+renier Fraülein pour sa mère: c'est d'elle que vint la première galette
+et le premier pétrole; d'elle, ou plutôt de ses maîtres, tant elle avait
+su leur inspirer d'affection. Aujourd'hui, elle vit à Cambo; et le
+Prince, comme vous savez sans doute, s'est lancé dans les automobiles.</p>
+
+<p>&mdash;Si je le sais! C'est lui qui avait prêté la sienne pour ces infâmes
+Corridas, où elle remplaçait les picadors. C'est vrai que lui<a name="page_121" id="page_121"></a> ne la
+montait pas; car en fait de bravoure...</p>
+
+<p>&mdash;Lui non plus. Mais mauvais, en revanche, avare, vaniteux...</p>
+
+<p>&mdash;N'en jetez plus.</p>
+
+<p>&mdash;Sa belle-mère l'adore à ce qu'il semble. Sa femme... un peu moins.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'y a-t-il plus&mdash;comme vous dites ici&mdash;continua Cérizolles.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh. Les gens du cru, M. Lescaa, les Laharanne; les Aronsky, qui
+viennent d'arriver. Vous connaissez?</p>
+
+<p>&mdash;Les Harum-Scarum? Un peu. Aimables loufoques. Et lui, cartonne-t-il,
+ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, depuis l'autre jour, qu'il y a un bout de partie. Et il s'enfile.</p>
+
+<p>&mdash;Votre patron aussi, dit Cérizolles à brûle-pourpoint. Car il joue, et
+gros.</p>
+
+<p>&mdash;Bah, une fois en passant.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce n'est pas la première fois que vous entendez dire qu'il y
+laissera sa peau,&mdash;et celle de ses clients.<a name="page_122" id="page_122"></a></p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! c'est l'homme le plus sûr...</p>
+
+<p>Mais ce sujet lui paraissait pénible. Il rompit les chiens.</p>
+
+<p>&mdash;M. Lescaa, dit-il, l'avez-vous jamais vu jouer.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tout le monde dans nos douces Pyrénées. Chez nous, ce n'est pas
+l'amour qu'il faut dire, mais le baccara, tyran des hommes et des dieux.
+Votre cousin, c'est bien ce vieux homme, vaguement banquier: beaucoup de
+branche, des cheveux blancs, et des yeux rares, pleins de mépris et de
+feu.</p>
+
+<p>Vitalis fit signe qu'oui.</p>
+
+<p>&mdash;Oui je l'ai vu&mdash;et ressenti. Ah! quelles banques! Il aurait gagné les
+lustres s'il avait pris la peine de les décrocher. Et votre Beaudésyme
+ne joue jamais devant M. Lescaa, lui. Mais ni l'un ni l'autre, je pense,
+à Ribamourt.</p>
+
+<p>&mdash;Rarement, quoique l'occasion ne leur manque pas, cette année. Imaginez
+qu'il<a name="page_123" id="page_123"></a> nous a crevé dessus tout un nuage de croupiers, de philosophes,
+d'aigrefins. Tous les portiers du paradis, quoi! et prêts à vous montrer
+le chemin de s'en aller avec les anges.</p>
+
+<p>&mdash;Je brûle de les voir. Si on rentrerait.</p>
+
+<p>Le soleil était déjà bas; la plaine d'Hargouët obliquement illuminée et
+comme florissante d'une moisson de lumière.</p>
+
+<p>&mdash;Hontou, est-ce que vous avez bu, demanda Vitalis au cocher.</p>
+
+<p>&mdash;O, o, Moussu: segü.</p>
+
+<p>&mdash;En route alors: au Casino.</p>
+
+<p>Et l'on partit, dans la poussière qui semblait d'or rose, et dans le
+bruit des grelots.</p>
+
+<p>&mdash;Vous verrez encore, chez M<sup>me</sup> de Charite, un jésuite: le père
+Nicolle.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai rencontré chez mes cousins Château-Gaillard, dont il a dirigé
+un de leurs fils. Et c'est un prêtre charmant.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aimez donc les jésuites, demanda Vitalis, qui était jeune.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu plus que Jansénius, répondit<a name="page_124" id="page_124"></a> l'autre, en adoucissant un
+sourire sarcastique.</p>
+
+<p>Cérizolles fut à Castabala le lendemain. N'arrivant où que ce fût jamais
+qu'en retard, il y avait trouvé une compagnie assez nombreuse, partagée
+déjà entre le tennis et le croquet dont au loin s'entendaient les cris.</p>
+
+<p>Les alentours de Castabala figuraient, dans l'idée d'Herminie de
+Charite, un jardin à l'italienne. Il y avait des rocailles, quatre ou
+cinq ifs dans des terrines vertes. Plus loin, Diane moussue continuait
+de régner sur une cressonnière. A gauche, du même côté que la réunion,
+deux rangs de cyprès alternaient leur noirceur pointue jusques au seuil
+d'une rotonde en ciment, copiée à Trianon sur le temple de l'Amour. Mais
+lui, le dieu funeste et désirable y était remplacé par une de ces
+négresses qu'on fabrique par milliers, à Venise, pour les mauvais lieux.
+Celle-ci élevait vers le ciel, que plus rien n'irrite, deux lampes dont<a name="page_125" id="page_125"></a>
+l'une, le globe en était cassé. Et Guiche l'avait dénommée M<sup>me</sup>
+Othello. Tout autour s'arrondissait une table de marbre artificiel.
+C'est là qu'on servait le thé et que se tenait aujourd'hui Vitalis entre
+M<sup>me</sup> Beaudésyme et Sabine.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, dit celle-ci, voilà M. de Cérizolles. Comme il est long. On l'a
+privé de pain, je pense, depuis longtemps.</p>
+
+<p>Il se dirigeait vers le tennis, après avoir, en contrehaut des jardins,
+longé le Castel, espèce de fabrique à la façon d'Hubert Robert, ornée de
+niches et de colonnes. La terrasse, qu'il traversait en diagonale,
+faisait voir des urnes, des sphinx, des balustres, mais où M<sup>me</sup> de
+Charite avait mêlé des vases d'un bleu faux, prépanamites de style, dont
+l'émail s'écaillait. Ils lui rappelaient sa jeunesse, disait-elle avec
+une ingénuité que Sabine jugeait hors de propos.</p>
+
+<p>Mais il y avait de belles ombres, du gazon, des fleurs de France:
+glaïeuls, iris, pivoines, giroflées. Les giroflées étaient d'un<a name="page_126" id="page_126"></a> or
+sombre, les pivoines pareilles à des flaques de sang; et les glaïeuls
+s'élançaient comme un désir du printemps.</p>
+
+<p>Plus loin c'était une prairie, telle qu'un grand bouclier vert, et qu'on
+eût dit descendante vers l'Ouze, que la gonflât une fécondité secrète.
+Les quatre chiens de Sabine y bâillaient au soleil, attendant peut-être
+qu'elle y vînt rouler avec eux l'impudence de son corps fantasque.
+Parfois, quand tout la tenait assurée qu'elle n'était que cinq, Guiche
+faisait «le poteau», figure de gymnastique où l'on se tient sur les
+mains en dardant des jambes; cependant que ses jupes, retombées en saule
+pleureur, découvraient, entre les bas et le pantalon, le double hiatus
+d'une chair mate au derme bistré.</p>
+
+<p>&mdash;Jambes divines! avait dit M. Dessoucazeaux, à qui le hasard les avait
+trahies, jambes de Diane à sa première communion; jambes dont la
+perfection cruelle inspire aux c&oelig;urs bien nés plus de religion encore
+que de désir.<a name="page_127" id="page_127"></a></p>
+
+<p>Enfin, à droite de la maison croissait un bosquet de cèdres, que M<sup>me</sup>
+de Charite avait dénommé: la Pineraie, et dont les strates joignaient
+l'Orangerie à la pelouse du tennis. Celle-ci, fraîchement tondue,
+arrosée, brillait d'un vert d'oxyde, que des asphodèles, au hasard
+plantées par Guiche, tachaient de sang; et des gens qu'on y voyait
+courir en avant et en arrière, avaient l'air de figurer un quadrille, où
+parmi d'autres images mouvantes, était Wolfgang Etchepalao en pantalon
+et souliers blancs, et dont la chemise à raies groseille, ornée d'une
+cravate d'azur, faisait naître dans les c&oelig;urs, une espèce
+d'épouvante.</p>
+
+<p>Il reçut Cézirolles avec autant de cordialité que de bruit. Les <i>r</i> lui
+roulaient dans la salive comme les olives sous la meule. Et, laissant
+là, sans plus d'excuses, les autres joueurs sur un avantage de leur
+part:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais, dit-il, vous conduire à la mamân.<a name="page_128" id="page_128"></a></p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Charite était au croquet, où son maillet languissant, effroi
+des partenaires, exilait sa boule aux cantons les plus imprévus. Elle
+accueillit le nouveau venu avec la même faveur qu'avait fait son gendre,
+quoique plus discrète, et le présenta à sa fille aînée, personne de
+beaucoup d'agrément, et qui se querellait avec le capitaine Laharanne,
+touchant le cercle du milieu qui avait sonné, ou qui n'avait pas. Elle
+s'interrompit pour tourner vers le jeune homme des yeux bleus un peu à
+fleur de tête, et la cerise de sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Et si vous voulez, dit Herminie, épuiser toute la famille, vous en
+trouverez le reste sous le kiosque et le bouton. M<sup>me</sup> Beaudésyme y est
+avec elle, et M. Vitalis Paschal aussi, je pense. N'est-ce pas votre
+ami?</p>
+
+<p>&mdash;En effet, répondit Cérizolles, et s'éloigna du croquet qui lui faisait
+horreur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez fait que passer, Monsieur, l'année dernière, lui dit
+Basilida. Est-ce que votre ami Vitalis sera plus heureux, cette fois?<a name="page_129" id="page_129"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je l'espère pour moi-même, répondit-il. Et je suis venu pour soigner
+mes nerfs détestables, parmi d'heureuses gens qui n'ont que faire de
+leurs eaux.</p>
+
+<p>&mdash;Pensez-vous donc, Monsieur, que nous vivions une éternelle bergerade?</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement ainsi que j'imagine Ribamourt. Rien ne s'y passe, je
+le jure, que pareil à un roman blanc, entre gens qui s'aiment toujours.
+Et, de tous ces c&oelig;urs bien réglés, que rien ne gonfle, on n'en
+trouverait aucun, en l'ouvrant, qui nourrisse un rêve,&mdash;un remords,
+peut-être...</p>
+
+<p>Il la contemplait cependant, comme s'il attendait quelque chose. C'était
+un amateur de visages, Jean de Cérizolles, et qui croyait bien connaître
+celui-ci. Enfin il vit pointer, à son désir, les dents de la jeune femme
+sur sa lèvre qui s'empourpra. Mais il découvrit aussi dans ses yeux&mdash;ces
+beaux yeux bombés qui reflétaient, comme à Junon, l'extérieur des
+choses&mdash;un regard singulier. Ce fut comme si elle regardait, à<a name="page_130" id="page_130"></a> travers
+lui, quelque chose derrière lui, flottante; mais si expressément, qu'il
+se retourna.</p>
+
+<p>Et Basilida, après quelques secondes mesurables, répondit, de cette voix
+qui était pareille à un écho profond:</p>
+
+<p>&mdash;...Un fantôme.</p>
+
+<p>Dans le silence qui suivit, ce fut soudain sensible que Guiche et
+Vitalis s'entretenaient à part, de leur côté. De nouveau Cérizolles, qui
+avait ses opinions sur les gens, guetta les dents blanches sur la lèvre
+rouge. Et de nouveau elles apparurent.</p>
+
+<p>Guiche, les jambes croisées, le menton sur ses deux paumes, disputait
+avec son compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, si vous vous mettez avec maman! Du reste, ça ne vous profitera
+pas: elle ne peut pas vous souffrir.</p>
+
+<p>&mdash;Merci.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il, sauterelle, demanda M<sup>me</sup> Beaudésyme?</p>
+
+<p>La jeune fille se tourna tout d'une pièce,<a name="page_131" id="page_131"></a> comme sur un tabouret de
+piano. Son col de guipure laissait voir un peu de chair couleur de
+pistache, et deviner, à travers le linge, tout un jeune ivoire, aux
+pénombres bistrées.</p>
+
+<p>Sa robe était d'un écossais émeraude, épinard et bleu, comme ses bas,
+dont laissait beaucoup voir cette attitude qui lui relevait les genoux.
+Ayant souri à Basilida, elle regarda avec une ingénuité peut-être
+équivoque, et jusqu'à le gêner, Cérizolles dont les regards ne pouvaient
+tout à fait démentir qu'il voyait des bas à carreaux, mais fort avant.
+Peut-être, les aimait-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est qu'il prend des airs, expliqua-t-elle, en désignant Vitalis avec
+son menton pointu, de trouver que je parle mal parce que je lui demande
+s'il y a beaucoup de cocottes, ces jours-ci, à Ribamourt.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Beaudésyme fit les gros yeux, et personne ne répondit. Sabine
+haussa un peu les épaules, et reportant sur l'étranger des prunelles si
+claires, si profondes, si variables,<a name="page_132" id="page_132"></a> qu'elles faisaient songer à ces
+fontaines dans le roc, où l'on voit, au fond d'un abîme, des moires
+bouillonner:</p>
+
+<p>&mdash;Dites-le moi, M. de Cérizolles, fit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, Mademoiselle, je ne sais pas. Mais peut-être qu'avec du
+papier...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous parle des vraies, qui ont des chapeaux, et qui marchent sur la
+pointe. Ah, que ça m'amuserait de voir comment vous vous tenez ensemble,
+quand vous êtes seuls.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh... fit-il, d'un air de doute.</p>
+
+<p>&mdash;Très peu, même, ajouta Vitalis, qui haussa les épaules en déclarant
+qu'il avait un mot à dire au Père.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi aussi, dit M<sup>me</sup> Beaudésyme: à propos d'un livre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc votre directeur, demanda Guiche.</p>
+
+<p>&mdash;Oh, un directeur, répondit Basilida, c'est bien ambitieux. En
+province, nous nous contentons de confesseurs.</p>
+
+<p>Tous deux s'éloignèrent, laissant Guiche<a name="page_133" id="page_133"></a> seule avec Cérizolles qui n'en
+sembla point enchanté, car au contraire des hommes, en général, il ne
+faisait point profession de pâmer devant ces bêtes et singulières: les
+petites filles.</p>
+
+<p>&mdash;C'est si amusant de se confesser, continua celle-ci inopinément, de
+<i>leur</i> dire des choses...</p>
+
+<p>Cérizolles, surpris du timbre, et, si l'on peut dire, de la physionomie
+de sa voix, contempla ce visage si mobile que les moments, les aspects,
+en étaient insaisissables.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous absoudrais pas sans pénitence, dit-il, peut-être sans
+discipline. C'est d'ailleurs la principale force des armées.</p>
+
+<p>Un éclair de rancune passa dans les yeux de la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Et des mamans, dit-elle. Ah tyrannie! Et quand on est délivré des
+terreurs, des larmes de l'enfance, et des mains maternelles, c'est pour
+tomber à celles des hommes: les hommes, oui, indulgents entre eux,
+inexorables pour nous.<a name="page_134" id="page_134"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est de l'éloquence, interrompit Cérizolles, de sa voix
+sarcastique.</p>
+
+<p>Guiche était lancée, comme une cavale échappée du paddock. Elle
+n'écoutait rien.</p>
+
+<p>&mdash;En voilà un (du pouce, elle indiquait Vitalis, éloigné près de la
+notaresse), sous prétexte que nous jouions, enfants, à femme et mari, il
+se donne déjà les airs de ne rien pardonner.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà? demanda l'autre.</p>
+
+<p>Sabine devint rouge, et sa joue comme une pomme mûrissante d'un vert
+ivoire, où commence l'écarlate à poindre.</p>
+
+<p>&mdash;Et savez-vous, continua-t-elle, pourquoi il me faisait la tête? Parce
+que je veux apprendre le violon; parce que je fais le poteau, quand je
+suis seule avec mes chiens...</p>
+
+<p>&mdash;Le poteau?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le poteau: tout le monde fait ça. Vous vous tenez sur les mains,
+les pieds en l'air. Ça fait que vous êtes aveuglé par vos jupes.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, dit Cérizolles. Mes jupes.<a name="page_135" id="page_135"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais non... Enfin vous comprenez. Et puis il ne veut pas que je me
+promène seule dans le bois du Moulin. Et puis... Enfin, c'est un tyran.
+Que ferait-il de plus s'il était...</p>
+
+<p>Le jeune homme ne disait rien.</p>
+
+<p>&mdash;S'il était un mari, conclut-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Les mêmes choses, sans doute; et vous aussi, à part le poteau... Mais
+ce bois du Moulin, il est donc tabou?</p>
+
+<p>&mdash;C'est loin des maisons. Il y passe des chemineaux, des journaliers de
+la Mine et, je pense, de ces demi-dieux qui avaient les oreilles
+pointues. L'an passé, on y a fait du mal à une jeune fille, une
+couturière, qui cherchait des champignons. On lui a... Je ne sais pas ce
+qu'on lui a fait. Oui, et pris son porte-monnaie.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, en effet, serait-il plus sage de se promener ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;C'est si beau, voyez-vous. Il y a un bouquet de chênes, surtout; de
+très vieux chênes, avec de grandes pierres, qui font<a name="page_136" id="page_136"></a> carrefour. Et on y
+est tout seul, tout seul... tout seul d'hommes, je veux dire.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, tout seul d'hommes, s'informa Cérizolles languissamment. Il y
+a des lions, peut-être, comme dans la forêt des Ardennes.</p>
+
+<p>Guiche secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous croyez à la mythologie, demanda-t-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, ça dépend de l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Vous riez, mais c'est une chose très vraie, au fond. En plein midi,
+l'été, quand les champs, les jardins, les bois, sont immobiles de
+chaleur; et que rien n'est en vie, rien que la source dans les herbes,
+avec sa voix cachée; ou bien cet oiseau, le martin-pêcheur, qui
+ressemble à un bijou bleu, lancé sur la rivière,&mdash;alors, il y a tant de
+choses qu'on devine autour de soi. Quelquefois, on dirait qu'il n'y en a
+qu'une, immense, qui respire et vous absorbe, comme si la terre tout
+entière n'était qu'une seule et même grosse bête. Alors, pour avoir
+peur<a name="page_137" id="page_137"></a>&mdash;qui est si bon&mdash;on appuie l'oreille contre les vieux arbres, et
+l'on entend remuer ces espèces de dieux moitié bétail, qui dorment le
+jour, qui rêvent peut-être derrière l'écorce des chênes, à moins qu'ils
+ne s'échappent pour courir après les enfants... Comment les
+appelle-t-on, déjà.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà. Quand ils portent quelque chose, ce sont des Télamons. On en
+fait des pieds de table et des consoles. Quand ils ne portent rien... eh
+bien je suppose que c'est comme dans Malbrouk. On n'a jamais su le nom
+du quatrième soldat.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes jamais sérieux, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si, mais si. Excepté...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous êtes méchant, vous aussi.</p>
+
+<p>Elle contemplait d'un air assombri Vitalis qui s'en revenait avec M<sup>me</sup>
+Beaudésyme. Il ne lui parlait pas; et, comme il se tenait tout près
+d'elle, son pas, tout son corps pour ainsi dire, épousait le rythme de
+la jeune femme; et, de même qu'on pense, après un concert, entendre ce
+que l'oreille ne distingue<a name="page_138" id="page_138"></a> plus, peut être Sabine les devinait-elle
+pareils à deux instruments qui vibrent encore d'un accord évanoui.</p>
+
+<p>Cependant Basilida, entendant marcher derrière elle, reconnut le Père
+Nicolle qu'elle n'avait pas eu jusqu'ici le loisir de consulter sur sa
+lecture, et s'arrêta. C'est un livre, expliqua-t-elle, que lui avait
+prêté M. Cassoubieilh «avec d'autres bouquins», comme il disait.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont tous excellents, j'en suis sûr, dit le Jésuite, sans
+spécifier davantage.</p>
+
+<p>Il s'agissait du «Traité de la nature et de la grâce», de Malebranche,
+et qui, jadis, fut mis à l'index sous Clément XII, Pignatelli, et qu'on
+y avait oublié depuis, sous la poussière sacrée d'une théologie dont les
+gens du monde sont moins curieux que dans le grand siècle.</p>
+
+<p>&mdash;Et d'ailleurs, continua l'ecclésiastique, puisque M. Cassoubieilh le
+juge édifiant!</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne pense pas qu'il l'ait lu.</p>
+
+<p>Le P. Nicolle dissimula mal un sourire:<a name="page_139" id="page_139"></a></p>
+
+<p>&mdash;Faites ce qu'il fait, conclut-il. Ne faites pas ce qu'il dit.</p>
+
+<p>Ils approchaient du kiosque. Vitalis, qui avait pris l'avance, devant un
+débat qui lui était obscur, y aidait M<sup>me</sup> de Charite à servir le thé.
+C'est à dire qu'il changeait la pince à sucre de place, ou regardait le
+soleil à travers une carafe pleine d'un vin couleur de peau d'orange.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, reprit M<sup>me</sup> Beaudésyme plus bas, j'aurais besoin d'un
+tonique, en fait de lecture. L'<i>Imitation</i>, c'est tout le contraire. Et
+puis je ne l'aime plus... à moins que je ne l'aime trop.</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> de Chantal a dit quelque chose comme cela, dans une de ses
+heures d'aridité. Mais, si vous voulez, Madame, je me permettrai de vous
+prêter un livre ou deux plus substantiels.</p>
+
+<p>Et avec un air de demi-interrogation, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Sous l'aveu de votre confesseur...</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas de doute, mon Révérend<a name="page_140" id="page_140"></a> Père, à ce sujet. Il y a longtemps
+que M. Cassoubieilh me laisse carte blanche.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pardon, interrompit le Jésuite. N'est-ce point Jean de Cérizolles
+que j'aperçois sous le kiosque?</p>
+
+<p>&mdash;Le jeune homme qui, de son côté, avait reconnu l'ecclésiastique, se
+leva pour venir au devant de lui, et tous deux se mirent à causer,
+tandis que Guiche circulait, offrant des tasses.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il longtemps que vous n'avez vu votre cousin Château-Gaillard,
+interrogea le P. Nicolle, qui, naguère, rue des Postes, avait tenté de
+diriger sur Saint-Cyr cet aimable meneur de cotillons, à qui il donnait
+des répétitions.</p>
+
+<p>&mdash;Pas très, mon Père. Et je n'ai assurément pas besoin de vous annoncer
+un mariage que vous avez dû connaître avant moi.</p>
+
+<p>&mdash;On m'en a fait part, en effet; et c'est rassérénant un mariage comme
+cela, bâti à l'ancienne. Celui-ci est de ce solide appareil<a name="page_141" id="page_141"></a> de
+demi-mésalliance, à qui l'on a dû, chez nous, les plus sûrs
+foyers.&mdash;Merci, Mademoiselle. Les enivrements nous sont interdits.</p>
+
+<p>&mdash;A moi aussi, Mademoiselle, quand c'est de l'eau chaude.&mdash;Oui, c'est
+comme ces angles, dont la somme est toujours un droit.</p>
+
+<p>Armand de Château-Gaillard, fils posthume du colonel Château-Gaillard
+brillamment tombé jadis sous la révolte de Bou-Amema, épousait la fille
+d'un maître de forges.</p>
+
+<p>&mdash;Armand est tout de même un peu jeune, reprit Cérizolles.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, voilà que vous cherchez des excuses à ne pas l'imiter.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon Père, répliqua le jeune homme en riant, c'est que je ferais
+un trop bon mari. Me voyez-vous rendant ma femme heureuse: je serais
+perdu de réputation.</p>
+
+<p>&mdash;Bah, on peut toujours s'arranger pour faire souffrir les gens, affirma
+Guiche qui<a name="page_142" id="page_142"></a> sauta à pieds joints dans le dialogue. Vous n'auriez qu'à la
+priver de dessert...</p>
+
+<p>Une fois de plus, Jean dévisagea la jeune fille avec un peu de méfiance.</p>
+
+<p>&mdash;Sabine, intervint M<sup>me</sup> de Charite, au lieu de nourrir la
+conversation, tu ferais mieux de désaltérer M. de Cérizolles.&mdash;Un doigt
+de vin d'Espagne, Monsieur?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, maman, il n'y a que du Porto, et qui est en Portugal, observa la
+fillette, d'un air si insolent que Vitalis, pour un moment, ne lui
+trouva plus les jupes assez courtes.</p>
+
+<p>Cependant, elle avait apporté le vin sur l'assurance de Cérizolles qu'il
+en boirait malgré la géographie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, ah, belle mamân, intervint tout à coup, de sa voix grasse,
+Etchepalao qui revenait du tennis: toujours printanière. Et, à moins
+d'être aveugle, comme on connaît ses saints...</p>
+
+<p>Et il se mit à rire, à grands éclats, tout en lorgnant le corsage
+fructueux de M<sup>me</sup> de<a name="page_143" id="page_143"></a> Charite, qui, d'un air contraint, tâcha de
+sourire; tandis que M<sup>me</sup> Beaudésyme, assise à côté de Vitalis,
+murmurait quelques mots où sonne celui de: goujaterie; et que Jean,
+l'ayant dévisagé avec sa languissante insolence, se versait du vin.</p>
+
+<p>Mais le Jésuite, que cette compagnie plus nombreuse qu'il ne pensait,
+et, peut-être, moins discrète, effarouchait un peu, avait disparu
+secrètement.</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, j'en veux, petite s&oelig;ur, avait repris Etchepalao.
+Croyez-vous que ça ne donne pas soif de jouer le tennis quatre heures de
+rang. Voyez ma chemise, tenez.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit Sabine.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'était belle mamân, elle en serait comme au sortir de la douche...
+à part, bien entendu... et tout.&mdash;Sauf votre respect, l'abbé... Tiens,
+où est-il passé, le ratichon?</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, dit Guiche, en lui versant à boire pour qu'il se tût.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je ne suis pas une sauterelle, moi.<a name="page_144" id="page_144"></a></p>
+
+<p>&mdash;Et vous chaud, intervint le capitaine Laharanne. Quoique ça, tout
+mafflu que vous êtes, vous vous remuez pas mal, au tennis: jambes de ci,
+bras de là, balle dehors.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ça dans le sang, voyez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vif comme le pétrole.</p>
+
+<p>&mdash;Il est certain, dit Cérizolles, qu'avec de l'entraînement vous auriez
+fait un sauteur, un joli sauteur, oui, et l'habitude des affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Vous rigolez, mais c'est vrai, au moins. Tenez, voulez-vous faire un
+bettinngue?</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Wolfgang, s'écria sa femme: tu as déjà fait fuir le Père, avec
+tes clameurs. Laisse M. de Cérizolles tranquille. Il est à Ribamourt
+pour se reposer.</p>
+
+<p>&mdash;Et je me moque, moi. Je défie tout le monde sur la pelouse, à pieds
+joints, ou avec élan. Le champ contre Etchepalao! Voyez la cote...</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop loin, le tennis, fit Cérizolles. Mais je vous parie un
+goûter sur l'herbe pour tous ces Messieurs Dames.<a name="page_145" id="page_145"></a></p>
+
+<p>&mdash;Quoi, pour tout le monde, reprit Etchepalao, dont les instincts de
+paysan basque se firent jour.&mdash;Et ils gagneraient toujours, alors.</p>
+
+<p>&mdash;Espèce de rapiat, vous ne voulez pas jouer un pique-nique. Je vous
+parie un goûter, donc, que vous ne sautez pas çà, et la balustrade bien
+entendu.</p>
+
+<p>Du doigt, il indiqua le guéridon rustique, couvert de tasses, de
+cristaux, de pâtisserie, et, derrière, entre le toit de chaume et la
+galerie de bois, un vide de deux mètres environ.</p>
+
+<p>&mdash;Poussière! Sortez, Madame, cria-t-il à la comtesse Aronska, qui était
+assise auprès.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, mon Dieu, mon cher, fit la Polonaise, saisie.</p>
+
+<p>&mdash;Et ma vaisselle, implora M<sup>me</sup> de Charite.</p>
+
+<p>Et sa vaisselle, en effet. Déjà Wolfgang, d'un élan formidable, après
+quelques pas de course, avait sauté, et donné de la tête<a name="page_146" id="page_146"></a> contre une
+solive, d'où il retomba, partie sur le guéridon, partie sur la négresse
+éclairant le monde. Un fracas de verre, de céramique brisés, les jurons
+d'Etchepalao que Laharanne relevait en riant, les cris des dames enfuies
+qui levaient leurs jupes, se mêlèrent dans l'or du soir.</p>
+
+<p>Seule, M<sup>me</sup> Etchepalao ne bougeait point. Adossée aux balustres, elle
+contemplait Cérizolles d'un air qui l'étonna. Elle le remerciait si
+visiblement de la part qu'il avait prise au désarroi de son mari; le
+sourire de sa bouche était si soumis, ses yeux si caressants qu'il la
+vit tout à coup comme elle était, charmante.</p>
+
+<p>Il s'approcha d'elle, et, lui baisant la main comme s'il prenait congé:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon, dit-il, en souriant aussi.</p>
+
+<p>Les ombres étaient déjà longues sur la prairie dont elles semblaient
+ronger l'herbe d'or, tandis que, plus bas, un brouillard laiteux se
+levait sur la rivière.<a name="page_147" id="page_147"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_V" id="CHAPITRE_V"></a>CHAPITRE V<br /><br />
+L'ÉMEUTE</h3>
+
+<p>Le bois du Moulin, haute futaie devenue communale sous la Terreur, se
+déploie comme un éventail dont le manche toucherait à Castabala, tandis
+que les rayons en trempent dans l'Ouze. Sur la rive, s'achève la ruine
+d'un moulin banal, où ressortissait le hameau de Curte. Là, un cintre de
+porte dont les claveaux sont retenus encore par une clef aux armes des
+Talleyrand, rappelle qu'au <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle quelques bourgeois de
+Ribamourt, dont les métairies y devaient leur blé, c'est à cette antique
+maison, et<a name="page_148" id="page_148"></a> depuis l'abbé de Périgord illustre, qu'ils l'avaient racheté
+pour en abolir les droits quant à leurs terres.</p>
+
+<p>Cette vente mettait fin à un long procès où ces bourgeois s'étaient
+réclamés en vain des coutumes de la Vicomté. Aussi faut-il remarquer
+que, depuis Henri IV, l'esprit de la monarchie, représenté par ses
+officiers ou même par les parlementaires de Pau, tendit à soumettre bien
+des libertés et d'usages du pays à des droits féodaux souvent
+incertains, inspirés des provinces voisines; soit que ceux-ci, étrangers
+à la politique, l'inquiétassent moins que ces Fors de Béarn, quelque peu
+républicains et soutenus naguère par les Huguenots, deux fois suspects à
+des souverains qui n'avaient plus partie liée avec le peuple, soit plus
+simplement pour obéir aux lois de l'analogie où les codes ne sont pas
+moins soumis que les grammaires.</p>
+
+<p>C'est dans ce bois, en dépit de Vitalis, des chemineaux, des Faunes, que
+Sabine se<a name="page_149" id="page_149"></a> promenait sur les onze heures, environ, du matin. Les chiens,
+que l'appât des viandes retenaient à la cuisine, ne l'ayant pas suivie,
+elle se trouva seule loin des maisons.</p>
+
+<p>Quatre ou cinq rocs, tachetés d'un lichen couleur d'or s'y chevauchaient
+selon une espèce d'ordonnance. Il semblait qu'on eût jadis tenté
+grossièrement de les épanneler: l'un d'eux, en forme de table et posé de
+biais, la substance obscurément sanglante, mais ternie par l'âge et la
+mousse, en était creusée d'un trou dont une strie prolongeait
+l'ouverture. Aussi, quelques érudits dont la science se bornait aux
+limites de l'arrondissement, avaient-ils dénommé cet amas de blocs,
+l'autel des Druides. Mais M. Dessoucazeaux, moins hasardeux, ne leur
+donnait, dans son <i>Vade mecum Cassitéride</i>, que le nom de Pierres
+Couchées. Il n'en était pas moins que ce bosquet, où le toit spacieux
+des chênes étouffait toute autre verdure comme aussi l'éclat du soleil,
+et les<a name="page_150" id="page_150"></a> bruits même d'alentour, inspirait une espèce de religion aux
+paysans béarnais, pour si peu qu'ils soient crédules au mystère.</p>
+
+<p>Et sans le bien savoir, c'est peut-être d'avoir peur que cherchait
+Sabine, sous ces voûtes dont la ténèbre, mais la transparence, faisaient
+songer aux abîmes de la mer. A travers le silence odorant des bois, le
+seul bruit de ses pas lui suggérait l'écho d'une autre présence.
+Oppressée de chaleur, elle se laissa tomber sur le versant d'un bloc de
+pierre, et déboutonna le haut de son corsage. Un peu de ses jeunes
+seins, dont l'éclat mat brilla dans la verdeur de l'ombre, était comme
+d'une ondine au fond de l'eau. Elle-même, il lui semblait être au
+c&oelig;ur d'une émeraude. Elle avait croisé les bras derrière sa tête, et
+ce geste qui lui avait fait respirer l'odeur et l'acidité de son propre
+corps, la fit songer à ces violettes qui fermentent au soleil après une
+pluie d'orage.</p>
+
+<p>Sabine fronça les narines voluptueusement, les yeux clos. C'est cela, se
+dit-elle,<a name="page_151" id="page_151"></a> que pensent les chattes toutes seules, en se caressant contre
+un meuble. «Ah, soi-même ne pouvoir s'aimer.»</p>
+
+<p>Tout l'accablait de langueur, la tiédeur de ce jour immobile, l'odeur
+des feuilles, le silence profond. Soudain elle se cambra comme un arc;
+ses jambes battirent brusquement sous sa jupe, sa tête se renversa plus
+en arrière... Et quand elle rouvrit les yeux, elle aperçut un peu d'azur
+à travers les branches.</p>
+
+<p>Sabine s'était reprise à écouter le mutisme des choses. Qu'elle se
+sentait seule au milieu de l'ombre ronde et verte. Elle pourrait crier
+ici de toute sa gorge: personne ne l'entendrait.</p>
+
+<p>Pourtant elle se sentait enveloppée d'une présence sourde, innombrable,
+puissante. Si près de la terre, elle était comme un enfant qui, blotti
+au giron d'une femme endormie, en écoute battre le c&oelig;ur. Qui me
+dirait, songea-t-elle, tout ce qui respire, parmi les choses; tant
+d'êtres que l'on ne<a name="page_152" id="page_152"></a> connaît pas. Ces dieux nus dont elle riait l'autre
+jour, qui se cachent sous l'écorce des chênes et sentent la chèvre... on
+dit que ce sont des démons: s'il y en avait pourtant! et d'autres moins
+distincts, mais plus terribles encore, dont on est parfois frôlé dans
+ses rêves. Elle plongea ses regards au fond de la forêt: rien ne
+bougeait et ne semblait vivre, ni aucun souffle jusqu'en haut des
+branches, qui agitât l'odorante immobilité. Mais ce n'était que le
+sommeil d'une vie sans limites. Enivrée et lasse, dans l'implacable
+midi, l'âme de la terre dormait.</p>
+
+<p>Et voici, tout à coup, qu'il lui semble d'entendre marcher derrière les
+arbres. Oui, l'on dirait un pas, très loin ou tout près. Et quelle
+chose! Un pas nu. Baigneur de hasard; satyre, chemineau, enfants de la
+terre, mystère ou peut-être péril? N'a-t-elle pas vu luire, à travers
+les feuilles, un regard semblable à ces yeux que lui fait, quand ils
+sont seuls, M<sup>e</sup> Beaudésyme? Et les branches s'entr'ouvrent:<a name="page_153" id="page_153"></a></p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Mademoiselle Guiche, dit le notaire. Vous n'avez pas peur, si
+loin...</p>
+
+<p>&mdash;Non, balbutie la jeune fille. C'est-à-dire... Bonjour, Monsieur.</p>
+
+<p>Avec ces étranges yeux, toujours, il approche. Il n'est pas pieds nus,
+mais en espadrilles, et porte un fusil qu'il pose contre le fût d'un
+chêne, et s'assied sur le bord de la pierre, à la gauche de l'enfant qui
+recule en rabattant ses jupes, afin peut-être de lui faire place.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, vous êtes toute seule, reprend-il, en faisant voir l'éclat aigu de
+ses dents de loup. Moi aussi, Ernaütou est au diable, avec les chiens.
+Et quelqu'un m'a dit...</p>
+
+<p>On dirait qu'il parle pour parler. Ses yeux sont fixés sur ce triangle,
+en haut du corsage, sur cette chair d'un blanc de germe. Il respire plus
+fort et demeure silencieux. Mais, tout à coup:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai connue si petite, dit-il.</p>
+
+<p>Lentement, sa grande main velue de rouge rampe sur le roc, comme une
+bête,<a name="page_154" id="page_154"></a> remonte vers l'enfant fascinée, vers sa taille, et sur sa hanche
+gauche se pose enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous êtes... encore une petite fille, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>On dirait qu'il est près de bégayer.</p>
+
+<p>&mdash;...petite fille... ma... toute petite...</p>
+
+<p>Elle sent la grande main tourner autour de ses hanches maigres. Il lui
+semble ne pouvoir plus jamais bouger, comme lorsque on s'endort. Lui
+aussi semble pétrifié, et moins terrible à voir ainsi. Ses paupières
+blanches sont à moitié rabattues sur ses yeux; elles font penser à
+celles d'un dindon. Et Guiche rirait peut-être, si elle osait violer le
+silence retombé sur eux.</p>
+
+<p>Mais tout à coup une cloche a tinté dans le voisinage; la cloche de
+Sainte-Marthe qui sonne l'Angélus d'une voix mince, tel un filet de
+fumée dans l'air chaud. Et elle évoque la ville, qui n'est pas très
+loin, les chars sur la grand'route, le déjeuner dans la salle à manger
+jaune et noire, d'autres choses encore, familières. Elle pénètre le<a name="page_155" id="page_155"></a>
+silence sous le feuillage ténébreux et perce l'accablement de la
+chaleur; elle brise les sortilèges du Démon Méridien.</p>
+
+<p>Et Guiche, avec un cri, a sauté sur ses pieds. Déjà la voilà qui court;
+ses jupes dans la main, aussi agile, aussi tremblante que le lézard sur
+la muraille; qui court vers les maisons, vers les hommes, tandis que la
+poursuit, à travers le bois, un ricanement de bête ou de dieu.</p>
+
+<p>A moitié chemin, sous le couvert encore, Sabine entendit parler, et mal
+remise encore de ses frayeurs, ralentit le pas. Elle respira mieux de
+reconnaître sa s&oelig;ur en compagnie de Cérizolles; quoique le spectacle,
+en d'autres temps, ne l'eût réjouie peut-être qu'à moitié. Le jeune
+homme s'était rendu, depuis quelques jours, fort assidu à Castabala, où
+on l'attendait à déjeuner ce matin-là même; et les deux promeneurs
+étaient sans doute sortis sous le prétexte de venir la chercher.
+Cependant, arrêtés sous un arbre, ils ne paraissaient pas y songer
+guère. Clarisse, la<a name="page_156" id="page_156"></a> tête baissée, contemplait ses ongles; son compagnon
+lui parlait de près. Malgré tout, et qu'il y eût quelqu'un qu'elle était
+bien sûre de préférer à Cérizolles, de le voir auprès d'une autre
+empressé, lui était une secrète offense. Et elle aurait bien voulu
+entendre ce qu'ils disaient, en sorte qu'elle se mit à marcher sur le
+côté herbeux du chemin, en évitant les pierres. Mais elle ne put saisir
+que quelques paroles sans suite du jeune homme. Clarisse lui répondant
+d'une voix plus sourde.</p>
+
+<p>...personnes indignes de vous, venait-il de prononcer, lorsqu'un caillou
+qui roula sous le pied de Sabine dénonça son approche. Cérizolles recula
+jusqu'au milieu du sentier, et Clarisse, qui releva la tête, rougit en
+reconnaissant sa s&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Nous te cherchions, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et je vous trouve, répondit la jeune fille, déjà remise de ses
+émotions.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as même l'air d'avoir couru pour ça. Et si tu reboutonnais ton
+corsage?<a name="page_157" id="page_157"></a></p>
+
+<p>Sabine, en rougissant à son tour, répara le désordre de son vêtement non
+sans lorgner Cérizolles par un coup d'&oelig;il en-dessous.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est, demanda-t-il. Vous ayez l'air d'avoir pris la
+fuite. Est-ce que vous auriez rencontré le loup, Mademoiselle Guiche?</p>
+
+<p>&mdash;Je m'appelle Sabine. Et Wolfgang, ajouta-t-elle avec un regard filtré,
+qu'avez-vous fait de Wolfgang?</p>
+
+<p>&mdash;Il dormait encore, expliqua M<sup>me</sup> Etchepalao.</p>
+
+<p>&mdash;Comme le meunier.</p>
+
+<p>&mdash;Sabine!</p>
+
+<p>Cérizolles jugea bon d'aiguiller le dialogue sur d'autres voies.</p>
+
+<p>&mdash;Madame votre s&oelig;ur, dit-il, parlait d'aller en ville pour jouir du
+spectacle...</p>
+
+<p>&mdash;Quel spectacle?</p>
+
+<p>&mdash;Les Part-Prenants sont très montés, paraît-il, contre votre parrain et
+autres sachems du Comité..... des Eteignoirs, comme ils disent. Je ne
+sais pas de quoi il<a name="page_158" id="page_158"></a> s'agit; mais enfin, une révolution, c'est toujours
+drôle.</p>
+
+<p>&mdash;Justement Clarisse est en robe rouge. Elle pourra nous servir de
+drapeau, de façon qu'on ne nous fasse pas de mal. Vous le tiendrez par
+la hampe; et moi je chanterai l'Internationale.</p>
+
+<p>&mdash;Vous la savez donc?</p>
+
+<p>&mdash;Un peu, depuis que nous avons eu la bonne panne, ma tante et moi, dans
+un chemin creux de Sèvres. C'était le soir, il passa trois zouaves qui
+la chantaient, sous les étoiles. C'était poétique.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es assez dépeignée pour la chanter au naturel, dit Clarisse, non
+sans aigreur, à la jeune fille, dont les cheveux, en effet, laissaient
+leur noire crépelure pendre sur ses épaules, impatiemment.</p>
+
+<p>&mdash;Personne n'est venu pourtant me décoiffer. Et je n'avais pas mes
+chiens.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, intervint Cérizolles: votre ami le Grand Pan n'est pas venu vous
+faire sa cour?</p>
+
+<p>&mdash;Il a fait son apparition, mais il m'a<a name="page_159" id="page_159"></a> paru si peu convenable, que je
+l'ai envoyé se mettre en flanelle grise, répondit Sabine, en toisant le
+complet de leur compagnon.</p>
+
+<p>Le retour à Castabala interrompit ce dialogue. Clarisse y pensa démêler
+que sa s&oelig;ur était jalouse de Cérizolles, encore qu'elle lui crût de
+l'inclination pour Vitalis. Or, elle voyait juste, et, du reste, plus
+profondément que Sabine elle-même, qui était, surtout qui croyait être,
+fort évaltonnée par trois années passées à Paris, chez une vieille
+indulgente tante. Celle-ci, logée à la montueuse rue de Villejust,
+l'envoyait sous la garde d'une gouvernante engourdie par l'âge, suivre
+les cours des dames Le Sicton, rue de Verneuil. Cet externat pour jeunes
+personnes, fort apprécié sous la monarchie de Juillet, avait un peu
+déchu depuis. Les courses en tramway le long de la Seine, la
+conversation de ses amies de classe, dont deux ou trois Péruviennes,
+quelques livres dérobés avaient donné à Sabine une idée peu cohérente du
+monde. Elle s'y croyait<a name="page_160" id="page_160"></a> tenue d'honneur d'être une coquette, d'en avoir
+les appétits, la vanité. De même qu'un jeune homme se blase à froid, se
+pervertit, satanise, elle croyait presque sincèrement s'être soi-même
+accouchée de son type, et, sincèrement réaliser l'idéal de l'ingénue
+éclose en vice.</p>
+
+<p>Tout de suite au sortir de table, Etchepalao s'était mis à faire la
+sieste, et Cérizolles à l'en arracher. Lui, de ses pieds, de ses
+ronflements, remplissait un petit salon, dont les meubles grèles, tendus
+de guirlandes, passés au blanc de Ripolin, donnaient à M<sup>me</sup> de Charite
+des illusions Louis XVI. Et ils tremblaient sous le dormeur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, mon Dieu, laissez-le dormir, disait cependant Clarisse.</p>
+
+<p>Mais Cérizolles qui aurait voulu l'entraîner dans l'émeute, insista,
+malgré que Wolfgang accueillît ses appels par des grognements.</p>
+
+<p>&mdash;Etché! Etché!</p>
+
+<p>Il se montra enfin par la porte entr'ouverte,<a name="page_161" id="page_161"></a> en bras de chemise à
+plastron couleur de groseille, et dont la patte débordait son pantalon.
+Un peu de ventre bombait entre les pans disjoints de son gilet; et, dans
+sa face rasée, ronde, rouge, plaquée de cheveux jaunes et rares,
+clignaient, sous peu de cils, des yeux vert sale.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faire m'appelez-vous&mdash;et tout, demanda-t-il avec des
+bâillements qui lui faisaient ouvrir le vide énorme de sa bouche aux
+lèvres plates et pâles.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne venez donc pas à la bataille?</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher, vous savez si j'ai peur...</p>
+
+<p>Avec la tête, Cérizolles affirma que non; mais sans que l'on sût de
+quoi.</p>
+
+<p>&mdash;...Quand c'est un vrai danger. Tout ce potin-là, c'est des histoires
+d'enfant, et qui ne me regardent pas. Qu'il se débrouille, le vieux
+Lescaa, je ne suis pas son héritier. Vous voudriez qu'en son honneur
+j'aille me faire casser la tête&mdash;et tout.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisque ça n'est pas un vrai danger.<a name="page_162" id="page_162"></a></p>
+
+<p>&mdash;Eh justement, c'est ce que je dis.</p>
+
+<p>&mdash;Alors vous me confiez M<sup>me</sup> Etchepalao.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous crois bien; et la petite aussi; et la mamân, si elle en veut.
+Les femmes, il ne leur arrive jamais rien. Ah, rappelez donc à Clarisse
+de prendre, chez Trébuc, un livre que j'ai fait venir, sur les Bovidés
+du S. O.</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui, dit le jeune homme: comme qui dirait..... oui, je vois ça
+d'ici.</p>
+
+<p>Ils partirent pour la ville, Cérizolles flanqué d'une Clarisse en satin
+chaudron broché à fleurs rouges; et de Guiche en écossais noir et bleu,
+avec une jupe, dont la brièveté, qui scandalisait Vitalis, lui semblait
+aujourd'hui encore, comme aux vacances d'autrefois, faite à souhait pour
+un de ces châtiments après quelque escapade, où, de sa mère, la
+condamnaient les mains sonores. Comme Guiche l'avait remarqué,
+Cérizolles était en suite de flanelle grise. M<sup>me</sup> de Charite se disait
+que ce groupe tricolore, sur la route, c'était «distingué». Elle les
+avait accompagnés<a name="page_163" id="page_163"></a> jusqu'au portail en fonte d'art, et d'art moderne, où
+«sur les pylones», comme elle-même disait aussi, se lisait en lettres
+gothiques: Castel Castabala.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous les prête, dit-elle à Cérizolles, en lui désignant l'une et
+l'autre jeune femme, et le salua d'une moue mutine de ses lèvres couleur
+de cerise à l'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Herminie de Charite, née Scarpa, d'un revendeur au Mont de Piété, voilà
+quarante ans de cela, hélas ou quelques années avant, n'avait pas
+renoncé à plaire. Mais elle savait s'effacer devant ses filles, devant
+Clarisse surtout qu'elle aimait pour lui rappeler les agréments de sa
+jeunesse. Au prix du double ou triple enjeu que jouent les mères bien
+conservées, Jean de Cérizolles commençait de lui apparaître comme une
+figure d'atout. Cela ne lui aurait pas été désagréable de mener un flirt
+avec lui: elle ne s'avouait pas bien jusqu'où. D'autre part, c'eût été
+pour Sabine un parti inespéré. Mais la chance paraissait petite, il est
+vrai, au<a name="page_164" id="page_164"></a> peu d'empressement que le jeune homme montrait envers Guiche.
+Restait Clarisse, qui, manifestement, l'intéressait beaucoup davantage.
+Et, pour singulier que cela paraisse, M<sup>me</sup> de Charite qui, peut-être
+n'aimait pas son gendre autant qu'elle avait l'air, se serait accommodée
+de voir aller très loin cette sympathie qu'ils laissaient, l'un pour
+l'autre, percer déjà. On voit qu'à ses calculs confus, cette mère de
+famille n'apportait pas de jalousie. Guiche, en ce point comme en plus
+d'un autre, ne tenait pas beaucoup d'elle.</p>
+
+<p>Elle faisait, en ce moment, assez triste mine à côté de sa s&oelig;ur et de
+Cérizolles, qui semblaient tour à tour l'oublier ou la traiter en petite
+fille. Que si, pour divertir sa pensée, elle songeait à Vitalis, l'image
+de M<sup>me</sup> Beaudésyme lui en gâtait le plaisir en se dressant devant son
+rêve. Et il lui semblait voir dans ses mains cette épée de feu qui garde
+les portes du paradis.</p>
+
+<p>A mesure qu'on se rapprochait du bourg,<a name="page_165" id="page_165"></a> Sabine cherchait du regard
+quelques signes de l'émeute annoncée, mais vainement ne voyait rien.
+Entre les peupliers que déjà rouillait l'été dans son déclin, la route
+déroulait son vide éclatant. Une victoria de louage toute tintante de
+grelots, qui faisait voir son postillon en noir et rouge, les croisa à
+grande allure: le temps d'apercevoir une fillette d'une pâleur de craie,
+en gouttière, à côté d'une grosse femme. La poussière, un instant
+épaissie en nuage, se dissipa, s'évanouit. On était à l'entrée de la
+grand'rue, et tout semblait paisible.</p>
+
+<p>Cérizolles avait pourtant dit vrai: les habitants faisaient éclater
+aujourd'hui des rancunes longtemps nourries, mais contenues, et dont il
+n'est pas inutile de donner quelque éclaircissement.</p>
+
+<p>Il faut d'abord se représenter Ribamourt comme une ville cristallisée
+autour d'un bloc d'étain.</p>
+
+<p>Gaston Ph&oelig;bus et ses premiers successeurs favorisèrent cette espèce
+de floraison miné<a name="page_166" id="page_166"></a>rale par des privilèges que la Monarchie et la
+Révolution n'avaient pas tous détruits, et qui soutinrent la prospérité
+de cette petite ville, dont, aux <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècles, les
+fonderies de canons ou de cloche achetaient le minerai. Là naquit, d'une
+population en partie étrangère au Béarn, une bourgeoisie intelligente et
+riche, mais qui fut décimée par les guerres de religion, abêtie et
+raréfiée ensuite par deux siècles de vices sournois et de mariages
+consanguins, amoindris encore par la Révolution, qui lui fut contraire
+comme elle le fut partout à cette partie de la bourgeoisie française qui
+eût fondé un patriciat, si l'anoblissement n'avait ouvert à la richesse
+des chemins aisés.</p>
+
+<p>Aujourd'hui, elle n'était représentée en son éminence ancienne que par
+quelques petites dynasties telles que les Beaudésyme dont il y avait eu
+des magistrats et des officiers; les Paschal, qui, pour la plupart
+depuis Louis XV, vivaient «noblement» sur leurs terres; les Lescaa, et
+cinq ou six<a name="page_167" id="page_167"></a> autres familles: celle du curé Cassoubieilh, par exemple,
+qui avait fourni plusieurs ecclésiastiques de valeur, entre autres le
+dernier évêque de Navarrenx, dont la succession restait ouverte depuis
+quatre ans. Encore ces divers groupes ne comptaient-ils presque plus de
+représentants mâles.</p>
+
+<p>Cette classe qui avait surtout conservé du passé l'avarice et les plus
+basses vertus, et qui allait depuis l'Onagre jusqu'à Lubriquet-Pilou,
+avait toujours été la seule aristocratie de Ribamourt, où de tout temps
+la noblesse fut pauvre et rare; et, pendant quatre siècles, elle seule
+avait élu un conseil de notables qui gérait la ville et trois villages
+voisins, ses vassaux: Mesplède, Athos, Le Hameau.</p>
+
+<p>Dans le reste des Mortiripuaires, bien plus nombreux qu'à l'origine,
+sandaliers de Saint-Éloi, artisans de tous métiers, petits boutiquiers,
+se trouvait la plupart des Part-Prenants. On nommait ainsi les héritiers
+des premiers occupants de la Mine. Ils en étaient propriétaires avec
+l'État, sous le contrôle de<a name="page_168" id="page_168"></a> qui ils la louaient à une Compagnie
+Fermière contre une redevance proportionnelle à la production. Ces
+Part-Prenants, dont les parts, selon les règlements primitifs, étaient
+restées héréditaires et inaliénables, nommaient pour cinq ans, et du
+même coup prenaient pour toujours en haine un Conseil chargé de régler
+les rapports compliqués de la Compagnie Fermière avec ces privilégiés
+qui, n'étant pas loin de se prendre pour un Patriciat, en avaient les
+vues étroites, en même temps que la méfiance et les caprices populaires;
+menés qu'ils étaient le plus souvent par des gens étrangers à leurs
+affaires.</p>
+
+<p>De tous les Eteignoirs, comme on a vu qu'ils nommaient leurs délégués,
+le plus en vue comme le plus haï était Diodore Lescaa, homme profond,
+digne d'être chef, qui le laissait percer malgré les efforts qu'il
+faisait pour se tenir dans les coulisses;&mdash;et dont le vice fut surtout
+qu'il méprisa toujours ceux-là mêmes qu'il aidait.</p>
+
+<p>Cette hostilité latente, aussi vieille que<a name="page_169" id="page_169"></a> Ribamourt, avait été
+longtemps réprimée par des cadres sociaux rigides; plus tard par
+l'influence conciliée du Patronat et du Clergé. Mais ces deux forces, la
+seconde surtout, ont été, à Ribamourt comme ailleurs, peu à peu mises en
+question de divers côtés; attaquées par un calvinisme qui applique à la
+politique les procédés de sa rigoureuse hypocrisie religieuse, châtiées
+par les lois, et, d'autre part enfin, traitées par <i>La Corde</i> de
+Toulouse, le <i>Petit Conseiller</i> de Bordeaux, et autre presse «à
+responsabilité limitée» ainsi que s'expriment les prospectus de
+Finances, traitées comme un libre-penseur ivre fait avec joie d'un mur
+d'Église. Les Part-Prenants de Ribamourt, abstraction faite une fois
+pour toutes des gens payant l'Impôt qui en faisaient partie, offraient
+aujourd'hui, à la première main sale venue, toutes les prises d'une
+masse populaire. Mais le chef-d'&oelig;uvre d'ailleurs involontaire de
+leurs meneurs fut de persuader à ces ardents fauteurs de privilèges
+qu'ils étaient<a name="page_170" id="page_170"></a> socialistes, confusion assez bouffonne dont on a vu les
+premiers germes dans les vers déjà cités de la <i>Mortiripuaire</i> de 48.</p>
+
+<p>Quand un coup de mine fit affleurer, vers 1880, les eaux minérales dont
+l'habile docteur Béchut, mort depuis, sut persuader qu'elles
+guérissaient les maladies nerveuses, la Compagnie Fermière les exploita
+tout de suite à son profit exclusif, sans que personne protestât que
+mollement. Mais au Conseil élu en 1900, entrèrent M. Lescaa, M.
+Dessoucazeaux, les deux notaires de Ribamourt, le curé Puyoo, qui déjà
+visait à la députation en se mêlant de socialisme chrétien, et quelques
+autres personnes résolues à faire améliorer la position des
+Part-Prenants, à qui la Société Fermière continuait de payer un quart
+tout juste du produit net des Mines, ce qui valait à chacun de vingt à
+vingt-cinq francs par an. Depuis un demi-siècle, la meilleure année
+avait produit trente-six francs.</p>
+
+<p>Tout de suite l'Onagre prit l'affaire en<a name="page_171" id="page_171"></a> mains; et, au lieu d'un Sénat,
+ce fut un dictateur que l'on eut. Mais la Société céda et s'engagea à
+verser le cinquième de tous les bénéfices, qu'ils vinssent de la Mine ou
+des Eaux; en garantissant à chaque Part-Prenant pour les années maigres
+un minimum de cent francs. Le contrat, approuvé d'abord par le Conseil,
+fut soumis à une Assemblée générale, et voté d'acclamation, ainsi qu'un
+ordre du jour plein d'éloges pour M. Lescaa. Le soir, on illumina, et
+tout Ribamourt alla acclamer l'Onagre dans sa maison.</p>
+
+<p>Lui, qui se sentait profondément atteint par le mal qui devait
+l'emporter, et ne voulait pas mourir avant de voir cette affaire
+conclue, la fit hâter au Conseil d'État. Là aussi, enfin, la convention
+fut approuvée et enregistrée.</p>
+
+<p>Mais Ribamourt ne voyait plus qu'avec méfiance ce contrat où elle
+applaudissait six mois avant; et M. Lescaa, pour qui on réclamait la
+Croix naguère, n'était plus bon<a name="page_172" id="page_172"></a> qu'à jeter à l'Ouze, la ville n'ayant
+pas encore d'autres égouts.</p>
+
+<p>En dehors de l'inconstance naturelle aux foules, il y avait à ce
+revirement quelques causes plus précises. Les Part-Prenants, assez
+nécessiteux pour la plupart, n'avaient pas à se plaindre de l'Onagre, et
+au contraire; mais il en était autrement de diverses personnes qui les
+poussaient. En effet, depuis que M. Lescaa, las de prêter à ses
+concitoyens un argent dont ils ne le remboursaient jamais que de
+gratitude, à un taux assez bas, s'était résolu à «réaliser», cela
+n'allait pas sans faire bien des blessures. Il avait beau exiger moins
+qu'on le payât que d'être garanti en bonne forme, les rigueurs
+qu'entraîne toujours une opération de ce genre, quelques tempéraments
+qu'il y pût apporter, furent grossies à plaisir par la médisance. On
+s'étonnait, les débiteurs surtout, qu'un argent dû si longtemps le fût
+encore. Puis, dans ce troupeau de victimes, il y en avait&mdash;tel M.
+Dessoucazeaux, honnête<a name="page_173" id="page_173"></a> homme et cultivé, mais avare&mdash;de fort à l'abri
+du besoin, auxquels n'avait manqué, pour se mettre en règle, que de
+l'ordre ou plus simplement de la bonne foi; et qui, méritant peu d'être
+ménagés, ne le furent point. Mais ceux que l'Onagre ne poursuivit pas,
+ils criaient aussi haut que les autres, pour n'être pas soupçonnés de
+devoir, qui est une espèce de déshonneur dans les petites villes de
+France, où l'argent, seule volupté permise, reste l'unique mais
+invincible corrupteur des âmes. Encore, par suite d'une trop lente
+circulation, n'y cause-t-il que peu de prospérité; et en cela aussi,
+ressemble au sang, dont le moins actif est le plus chargé de souillures.</p>
+
+<p>A Ribamourt, la fortune était surtout faite de terres et de maisons; les
+espèces, rares; la plupart de ce qu'en laissaient les baigneurs,
+restitué aux fournisseurs de grandes villes par des patrons d'hôtel, des
+boutiquiers, venus presque tous du dehors, que le crédit avait établis,
+qu'il maintenait<a name="page_174" id="page_174"></a> seul. Or M. Lescaa réclamait à ses débiteurs bien près
+d'un million, ou qu'on le garantît par des hypothèques, sorte de contrat
+que la publicité presque excessive où l'oblige le code rend parfois
+onéreux. Tous ces débiteurs ayant, aux premières attaques de M. Lescaa,
+amoindri leur dépense en même temps que hâté leurs rentrées, on
+s'imagine combien de marchands, d'ouvriers, de sous-débiteurs atteints
+par ricochet, se retournaient contre l'Onagre, origine de leurs maux, et
+que tout le monde à Ribamourt ne manquait pas aujourd'hui d'invoquer
+pour excuse à ses rigueurs.</p>
+
+<p>Déjà deux gros fabricants de sabots avaient congédié leurs ouvriers; les
+banquiers marrons de Ribamourt et de la campagne, suspendu leurs prêts,
+comme les marchands, bouchers ou aubergistes presque tout crédit. Les
+deux huissiers, seuls de la ville, s'engraissaient comme cochons de
+foire.</p>
+
+<p>Rien n'était donc plus facile que de rendre<a name="page_175" id="page_175"></a> impopulaire aux habitants
+de Ribamourt un homme qu'ils n'avaient jamais aimé. Son cousin Pétrarque
+Lescaa, aidé de la plupart des autres, s'y employa de son mieux. Quoi de
+plus répugnant à des héritiers qu'un philanthrope; et M. Lescaa passait
+pour tel aux yeux de sa famille, en même temps, il est vrai, que rempli
+d'égoïsme, de dureté, d'avarice. On craignait qu'il ne fît de gros legs
+à Ribamourt, qui, après tout était sa ville natale. Que si on la lui
+faisait voir dressée contre lui, et toute entière aboyante, peut-être
+abandonnerait-il un si redoutable dessein.</p>
+
+<p>Le nouveau contrat de ferme fut à ces appétits et à ces rancunes le
+prétexte de se grouper.</p>
+
+<p>Peu de jours après l'approbation du Conseil d'État, le bruit commença de
+courir que M. Lescaa avait reçu de la Société Fermière une grosse somme,
+en salaire de ses bons offices. La <i>Cassitéride</i>, gazette locale, où,
+pour la première fois, le maire Dessoucazeaux et<a name="page_176" id="page_176"></a> Pétrarque Lescaa
+furent d'accord, et la <i>Corde</i>, de Toulouse, colportèrent à mots
+couverts cette noirceur. Peu à peu, on la discuta tout haut; et enfin
+elle fut agitée, sans que personne la démentît, dans une assemblée
+tumultueuse des Part-Prenants, où beaucoup d'étrangers s'étaient mêlés.
+L'ordre du jour qu'on y vota à mains levées, sur la proposition du
+greffier de M. Lescaa, le juge, prenait l'Onagre nommément à partie, et
+convoquait les habitants de Ribamourt à un meeting devant l'Hôtel de
+ville pour le jeudi suivant.</p>
+
+<p>Au sortir de cette assemblée, qui fut tenue le soir, des jeunes gens
+allèrent crier devant la maison Lescaa, sur l'air des lampions: «Rends
+l'argent! Rends l'argent!» D'autres qui avaient bâti de bâtons et de
+paille l'image approchée d'un âne sauvage, y mirent le feu sur la place
+Jeanne. Cependant la gendarmerie, à qui ni maire ni adjoint n'avait
+donné d'ordres, ne bougea. Elle avait même été consignée d'avance par<a name="page_177" id="page_177"></a>
+le brigadier Malevain, petit homme paisible.</p>
+
+<p>Le jeudi, il sembla qu'il en serait autre chose, sur des ordres de la
+Sous-Préfecture où, peut-être, disait-on, l'Onagre avait écrit. Des
+gendarmes surveillèrent tout le matin les abords de la mairie; il est
+vrai qu'ils disparurent avant l'heure du meeting, Malevain leur ayant
+recommandé la discrétion.</p>
+
+<p>M. Lescaa, lui, gardait le lit, son mal ayant empiré. C'est ainsi qu'il
+ne put être du dîner que donnait M<sup>e</sup> Beaudésyme ce même jour, et en
+l'honneur précisément du fameux bail, qui avait été dressé dans son
+Etude. Le notaire avait bien des raisons de se compromettre pour un tel
+client; mais peut-être lui fit remarquer Basilida, eût-il valu mieux
+remettre à un autre jour qui n'aurait pas été choisi par les
+Part-Prenants, pour honnir ce même contrat qu'ici l'on allait fêter.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai déjà remis, répondit-il, deux fois à cause de Lescaa. Et ce
+paquet de voyous, s'ils ne sont pas contents, ils savent où me trouver!<a name="page_178" id="page_178"></a></p>
+
+<p>&mdash;Il le savent de reste, soupira la jeune femme. S'ils avaient oublié,
+Pétrarque ou consorts se feraient un plaisir de leur apprendre la route;
+et que les Eteignoirs «font la bombe» ici.</p>
+
+<p>Mais le notaire n'en fit que hausser ses larges épaules: il se savait
+craint.</p>
+
+<p>A Ribamourt on dîne à midi. Il y avait là le directeur de la Société
+Fermière, inintelligent et pompeux, qui sans cesse caressait sa barbe
+comme un voluptueux fait du sein d'une jeune maîtresse; l'ingénieur des
+Mines, petit homme noueux, agité de tics; le capitaine Laharanne avec sa
+femme; le curé Puyoo; M. Lubriquet-Pilou; le chef de gare; et Vitalis,
+qui était de la maison. M. Dessoucazeaux avait trouvé prétexte à
+décliner l'invitation.</p>
+
+<p>Au dessert on s'aperçut qu'il y avait pénurie de cigares; et Vitalis,
+qui s'ennuyait de n'entendre parler que d'affaires, s'offrit pour aller
+en chercher lui-même à <i>l'Agneau Pascal</i>.<a name="page_179" id="page_179"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais Lubriquet va se ronger de jalousie, dit M<sup>e</sup> Beaudésyme.</p>
+
+<p>Le trésorier ne répondit que par un sourire de supériorité, en lissant,
+du bout de l'index, le dessous de sa moustache rare.</p>
+
+<p>Vitalis avait à peine passé le portail, et oublié déjà les
+Part-prenants, quand il entendit courir derrière lui. C'était Firmin de
+Mesplède.</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous, Monsieur Paschal, demanda-t-il sans autre salut.</p>
+
+<p>&mdash;A l'<i>Agneau</i> du même nom, répondit le jeune homme un peu surpris.
+Venez-vous par là?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais vite, alors; et revenons. On ne sera peut-être pas de trop
+dans un moment.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc? Les Anglais?</p>
+
+<p>&mdash;Oui! Une belle idée qu'a eue là votre patron de donner à dîner le jour
+du métïngue.</p>
+
+<p>&mdash;Les invitations étaient faites bien avant, et on avait déjà renvoyé
+deux fois, à cause<a name="page_180" id="page_180"></a> de la maladie de c&oelig;ur de mon cousin. Et puis ils
+ne nous mangeront pas, je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Les gens qui tuent les hirondelles, ce n'est pas pour les manger, non
+plus.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, qu'est-ce qui se passe?</p>
+
+<p>&mdash;Voilà. J'étais à ce métïngue, donc, et pas seul, croyez-moi. Oh! vous
+savez: des sabotiers... comme moi. Les messieurs n'aiment pas trop crier
+ce qu'ils pensent. Pour crié, on a crié; et chanté: contre l'Onagre,
+bien entendu. On voulait même aller lui faire un charivari. Mais il n'y
+est pas, à ce qu'on disait, et, par contre, les gendarmes autour de chez
+lui: c'est même pour ça qu'il n'y en avait pas plus que de louis d'or,
+devant la mairie. Alors tout s'est retourné contre Beaudésyme, et son
+dîner. On a même dit que M. Lescaa s'y trouvait. Je ne sais pas qui, ou
+plutôt je m'en doute: c'est Bensibett, le fort caillou, que j'ai vu
+causer à part avec le greffier à Pétrarque, ce cascan, vous savez, qui a
+la gale.</p>
+
+<p>&mdash;Erouch: vous croyez qu'il a la gale?<a name="page_181" id="page_181"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais oui: c'est de naissance; rien n'y fait; il faudrait l'écorcher.</p>
+
+<p>&mdash;Diantre, fit Vitalis. Et pourquoi ne l'écorche-t-on pas? Demandez ce
+petit service à votre patron, le dieu des vers. Quant à Erouch, je ne
+lui serrerai plus la main; vous pouvez m'en croire.</p>
+
+<p>&mdash;Et bien vous ferez. En attendant, tout le monde va venir donner la
+sérénade à M<sup>me</sup> Beaudésyme. Et M. Lescaa est-ce qu'il est chez vous,
+au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y est pas, Firmin. Mais vous n'êtes donc pas fâché avec lui,
+depuis.....</p>
+
+<p>&mdash;Depuis qu'il rentre son blé? Bah! j'ai laissé dire. La vérité, c'est
+qu'il m'a fait venir l'autre jour; et pas flambant, je vous assure. Lui,
+était dans un grand fauteuil, avec sa figure verdâtre, l'air malade:
+«Firmin, sais-tu combien tu me dois?» Le diable m'emporte, si je m'en
+doutais, ni envie, car il m'a prêté plus d'une
+fois.&mdash;«Vingt-quatre-mille francs.»&mdash;«Té, je croyais que c'était plus!»
+Et c'est vrai, oui.<a name="page_182" id="page_182"></a> «Ta femme, reprend-il, t'a porté plus de trente
+mille francs de bonnes terres; et vous êtes en communauté. Tu peux donc
+me donner une hypothèque.» Je réponds: «Oui, pour sûr», mais sans
+enthousiasme, je pense, car il se mit à rire: «Çà ne te coûtera
+peut-être pas aussi cher. D'abord tu as hérité de ton père un billet de
+Pétrarque de huit mille, pour solde de votre grand champ sur le Gave, et
+trois mille environ d'intérêts,... le tout endossé par son
+beau-père...»&mdash;«Oh, pour celui-là, vous pouvez le prendre pour rien, il
+est prescrit.»&mdash;«Je sais, je sais (car il sait tout ce diable d'homme).
+Mais je te le prendrai tout de même pour onze mille: j'ai un moyen de
+les faire rentrer. Ajoutes-y sept mille que tu as pris pour payer les
+dettes de ton père: de ceux-là je te fais cadeau. Ne me remercie pas;
+c'est pour le principe. Restent donc six mille dont tu voudras bien me
+donner hypothèque.» Vous pensez si j'ai voulu. Mais nous voici chez
+Victorine.<a name="page_183" id="page_183"></a></p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Mademoiselle de Lahourque, dit Vitalis.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, Monsieur Paschal, répondit la buraliste avec un peu de
+réserve.&mdash;Bonjour Firmin....</p>
+
+<p>En sortant de l'<i>Agneau Pascal</i>, avec ses cigares, le clerc aperçut en
+avant Cérizolles, entre les deux jeunes femmes. On se rejoignit; et,
+comme Firmin se tenait à l'écart.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, Firmin, lui dit Guiche en béarnais, est-ce que nous ne sommes
+plus amis comme au temps où vous me contiez des histoires?</p>
+
+<p>&mdash;En cousant les gilets de votre groom. Oh, sûr que si, mademoiselle
+Sabine. Mais vous êtes si grande maintenant...</p>
+
+<p>&mdash;Que vous regrettez de n'avoir pas grandi aussi, fit la jeune fille en
+riant.</p>
+
+<p>Vitalis causait avec Jean et M<sup>me</sup> Etchepalao; et ils approchaient de
+Sainte-Marthe, quand on commença d'entendre une rumeur lointaine encore
+et inégale, voix des foules, qui rappelle le bruit de la mer.<a name="page_184" id="page_184"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ça y est, dit Firmin, ils y seront avant nous.</p>
+
+<p>&mdash;Où ça, demanda Cérizolles, à qui Vitalis éclaircit alors ce qui se
+passait.</p>
+
+<p>&mdash;Et nous, reprit-il, qui voulions tout juste voir l'émeute. On pourrait
+aller chez les Beaudésyme, si ce n'est pas indiscret.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, pour les dames, dit Firmin, elles seraient peut-être mieux
+autre part. Oh, ça n'est pas qu'on risque des coups de fusil... mais
+enfin.</p>
+
+<p>Clarisse parut indécise; mais Sabine déclara qu'elle irait, en compagnie
+ou non, assister Basilida. Et peut-être disait-elle cela par jalousie,
+en cas que Vitalis ne l'allât défendre seule. La jeune femme eut alors à
+c&oelig;ur de ne pas faire voir devant Cérizolles moins de vaillance que
+Guiche, et soutint son avis; en suite de quoi, tout le monde se rendit
+chez les Beaudésyme. Mais, sur le conseil de Firmin, on passa par la
+petite porte qui s'ouvrait sur une ruelle, tout près de ce figuier où
+Vitalis baisait na<a name="page_185" id="page_185"></a>guère les joues en fleur de Detzine. Ce fut elle qui
+parut, au bruit de la sonnette, et très émue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, mon Dieu, gémissait-elle, au lieu d'aller annoncer, tandis que
+Firmin mettait le verrou, qu'est-ce qu'on va nous faire?&mdash;Oui,
+Mademoiselle, dans le salon.&mdash;Et ils crient tous: Prends l'argent,
+prends l'argent.&mdash;M. le curé de Saint-Éloi, aussi; mais le chef de gare
+est parti, avec le directeur.&mdash;Et ils ont jeté des sous.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle chance que mon parrain ne soit pas là, dit Vitalis.</p>
+
+<p>Le discours incohérent de Detzine peignait assez bien les choses. M<sup>me</sup>
+Beaudésyme, son mari et le reste de leurs invités achevaient de boire
+leur café au salon, avec un calme un peu affecté; tandis que deux ou
+trois cents hurleurs, à qui des nouveaux venus se joignaient sans cesse,
+répétaient devant la grille, sur l'air des Lampions:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Rends l'argent,</td></tr>
+<tr><td align="left">Rends l'argent.</td></tr>
+</table>
+
+<p>&mdash;J'ai pourtant envoyé Ernaütou, expliquait Beaudésyme, pour leur dire,
+sans faire semblant de rien, que Lescaa était en voyage, et pas ici.
+Mais baste, il faudrait un fusil.</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre faute, aussi, répliqua M. Puyoo. Si le dîner avait fini
+plus tôt, plusieurs de nous auraient été aperçus en ville; ça aurait
+tout arrêté dans l'&oelig;uf. Et où chassiez-vous donc pour rentrer si
+tard?</p>
+
+<p>&mdash;Par là... au bois du Moulin.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pourtant pas aux antipodes.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'avez rien pris, j'en suis sûre, demanda Guiche, dont les
+yeux de violette s'amincirent.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, répondit le notaire de sa voix paisible et dorée, on ne
+prend jamais tout en une fois.&mdash;Mais qu'est-ce qu'ils ont donc,
+ajouta-t-il en se levant. Ils vont forcer la grille. Peut-être qu'il
+vaudrait mieux renvoyer les dames.</p>
+
+<p>Firmin venait d'entrer au salon, dont les portes restaient ouvertes.<a name="page_187" id="page_187"></a></p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a guère moyen, dit-il. Rosalie, du grenier, a vu des gens dans
+la ruelle, et ivres. Or doncques, elles feraient mieux de nous laisser,
+d'aller en haut, par exemple, en attendant la gendarmerie qu'Ernaütou a
+été prévenir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit Vitalis.</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous aurons peur, toutes seules, fit Basilida. Viendrez-vous avec
+nous, au moins, Vitalis?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, pourquoi pas, répondit le jeune homme, peu soucieux,
+peut-être, de bagarre. Il en restera assez à garder le salon.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je ne quitterai pas mon mari, dit M<sup>me</sup> Laharanne.</p>
+
+<p>&mdash;Et je resterai aussi, conclut Clarisse: ça ne m'ennuie pas d'avoir
+peur. Et moins haut, elle ajouta, en se tournant vers Cérizolles: Vous
+me défendrez, n'est-ce pas, Monsieur Jean?</p>
+
+<p>&mdash;Certes, répondit Cérizolles avec beaucoup de sérieux: je vous
+couvrirais plutôt de mon corps.<a name="page_188" id="page_188"></a></p>
+
+<p>Quant à moi, dit Guiche, je serai aussi bien là-haut, pour avoir peur.</p>
+
+<p>Et elle gagna, avec les autres, la chambre de Basilida. C'était une
+grande pièce qui sentait l'iris. Quoi qu'elle donnât sur la cour par
+deux fenêtres, les volets qui en étaient clos, et pleins à la moitié
+supérieure, n'y laissaient pénétrer qu'une faible lumière. Des meubles
+d'acajou à cygnes étaient rangés en bon ordre le long des hautes
+murailles; tous trois se taisant, le tic-tac d'une pendule de marbre
+rouge sembla seule faire résonner le silence.</p>
+
+<p>Sabine bâilla.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas très drôle, les émeutes, dit-elle enfin. Et elle
+s'étendit sur un sofa rotiné, en tirant sur ses jupes, comme elle avait
+accoutumé. Basilida ni Vitalis ne répondît. Ils écoutaient les rumeurs
+de la rue qui grossissaient, et des coups aigus battre le portail. Puis
+on commença de jeter des pierres contre la maison; quelques-unes lancées
+de loin, frappèrent les volets de<a name="page_189" id="page_189"></a> M<sup>me</sup> Beaudésyme. Par la jalousie,
+qui en ajourait le bas, on n'y pouvait voir qu'à peu de distance:
+d'abord le toit d'ardoise de la varangue, tout miroitant de soleil; et,
+en deçà des tilleuls, dans un étroit espace, la moitié d'une corbeille
+de géraniums, le sable jaune d'une allée.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà M. Puyoo qui sort, dit Basilida, dont le demi-jour laissait voir
+la pâleur croissante. Il va leur parler.</p>
+
+<p>Sabine s'élança à l'autre fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'étonne qu'il se risque, dit Vitalis, au moins sans avantages.</p>
+
+<p>&mdash;Et sa popularité, expliqua M<sup>me</sup> Beaudésyme.</p>
+
+<p>Le curé, qu'on ne voyait plus, ouvrait sans doute le portail de la cour,
+dont la serrure grinça, dans le tumulte. Puis il y eut une trêve, et
+quelques paroles indistinctes interrompues par de nouveaux cris,
+contradictoires: «A bas la calotte! Vive M. Puyoo!» Celui-ci parla
+encore. Soudain, comme s'il eût été emporté par des eaux, la<a name="page_190" id="page_190"></a> grande
+voix de la foule couvrit sa voix. On distingua encore: «A bas la
+calotte! A bas l'Onagre!» La cour s'était remplie de monde. Sur le sable
+d'or jaune, on en voyait courir que leur ombre semblait contrefaire.
+D'autres marchaient dans les géraniums qu'ils écrasaient; et Guiche en
+respira de loin l'odeur poissonneuse.</p>
+
+<p>Bientôt les pierres recommencèrent de pleuvoir, plus nombreuses. Tous
+les trois, maintenant, ils écoutaient le péril gronder et croître. Des
+coups retentirent plus près, contre la porte d'en bas. Soudain, on
+entendit qu'elle s'ouvrait, et sonner la belle voix du notaire.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut pourtant que je descende, dit Vitalis.</p>
+
+<p>Mais Basilida, dans l'exaltation du péril et du bruit sentait égarer sa
+raison:</p>
+
+<p>&mdash;Ne t'en vas pas, Vitalis, cria-t-elle, insoucieuse que Sabine
+l'entendît: écoute!</p>
+
+<p>Les paroles de Beaudésyme se répandaient sur le vacarme comme une huile
+d'or. Il y<a name="page_191" id="page_191"></a> eut un instant de calme, puis d'autres cailloux, et tout à
+coup un juron aigu de Cérizolles, atteint sans doute, et un coup de feu.
+La voix de tête de Laharanne appela Beaudésyme, comme un clairon. Puis
+il y eut la porte qui se referma, et, de nouveau, le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, mon Dieu, gémissait Guiche, la tête dans ses mains. Et elle-même
+n'aurait su dire si c'était de peur, qu'elle pleurait, ou d'avoir
+entendu la notaresse tutoyer Vitalis.</p>
+
+<p>A ce moment, du côté de la rue, on entendit retentir la voix de M.
+Puyoo, qui, du ton d'un porc qu'on égorge, criait:</p>
+
+<p>&mdash;A moi, à moi!</p>
+
+<p>Presque aussitôt la porte d'en bas se rouvrit, le sable de la cour
+grinça, et Firmin apparut dans l'allée jaune. Mais au même instant on le
+vit chanceler, et tomber en s'écriant, tandis qu'un coup de feu éclatait
+près de la grille.</p>
+
+<p>&mdash;Vitalis, Vitalis, cria M<sup>me</sup> Beaudésyme<a name="page_192" id="page_192"></a> hors d'elle-même, reste avec
+moi. Et quittant la fenêtre, elle se jeta dans les bras de son amant,
+qui parut dans le doute de ce qu'il devait répondre. Guiche dénoua
+violemment son embarras.</p>
+
+<p>Elle était devant eux, les yeux brillants de larmes et de colère, et
+avant de s'enfuir:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reste, Vitalis, dit-elle; conserve-toi bien, pendant que les
+autres se font tuer. Elle te soignera, <i>elle</i>. Le lit n'est pas loin.</p>
+
+<p>&mdash;Guiche, s'écria le jeune homme, en s'élançant après elle. Mais
+Basilida déjà, à demi-folle, avait ressaisi la chair de son amant.
+Pareille à la Ménade de sa vision, elle délirait, ivre d'une voluptueuse
+épouvante, brûlante et pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as entendue, dit-elle, en s'interrompant pour lui meurtrir la
+bouche de sa tranchante denture; tu l'as entendue; le lit est là. Reste,
+Vitalis. Qu'est-ce que ça te fait; tu n'es pas un caractère, toi!</p>
+
+<p>Cependant, la gendarmerie, accourue enfin, dégageait Beaudésyme et le
+capitaine<a name="page_193" id="page_193"></a> qui, soutenus par Cérizolles boiteux, avaient fait une
+seconde sortie.</p>
+
+<p>Puis on releva le corps de Firmin.</p>
+
+<p>Au loin, une horde s'était reformée, qui hurlait encore:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Rends l'argent,</td></tr>
+<tr><td align="left">Rends l'argent.</td></tr>
+</table>
+
+<p><a name="page_194" id="page_194"></a></p>
+
+<p><a name="page_195" id="page_195"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_VI" id="CHAPITRE_VI"></a>CHAPITRE VI<br /><br />
+LES NUÉES</h3>
+
+<p>Loin de Ribamourt, loin de son étude où le papier dort sous la
+poussière, M<sup>e</sup> Beaudésyme chassait dans les bois de Nyxe, avec des
+amis, la bête noire. Depuis l'aube, les chiens donnaient sur un
+solitaire; lui-même, voilà une heure qu'il était à son troisième poste,
+sous les hêtres. Tout autour de cette ombre, par delà les fûts argentés,
+on se sentait, tant le jour était glorieux, comme dans un globe de
+lumière, et la lourdeur du soleil pénétrait le feuillage.</p>
+
+<p>Ses yeux battirent de fatigue; un coup de<a name="page_196" id="page_196"></a> fusil les lui fit rouvrir.
+Deux autres, au loin, retentirent sans éclat; et puis le son d'un cor
+qui sembla nager faiblement, se dissoudre, dans la chaude étendue. Plus
+près de lui, tout à coup, le bruit des branches rompues vint l'avertir
+que le sanglier dévalait. Il y courut, mais à peine pour voir passer la
+meute, et, derrière, Wolfgang Etchepalao qui, parmi les piqueux, courait
+de ses épaisses jambes, en s'épongeant et criant: «Tayaut!»</p>
+
+<p>&mdash;Tayaut, Tayaut, répéta le notaire qui n'était point puriste en
+vénerie. Il se jeta à leur suite; on traversa une clairière; le soleil
+fit luire la robe des chiens, les clous d'une large semelle, un canon de
+fusil. Et presque aussitôt la trombe de couleurs, de voix, se précipita,
+se confondit, mourut dans la forêt immobile.</p>
+
+<p>Cependant, dans sa maison, Basilida, de ses doigts aigus, caressait les
+cheveux de son amant agenouillé.</p>
+
+<p>&mdash;Non, tu ne m'aimes point, dit-elle;<a name="page_197" id="page_197"></a> et, au même instant s'écria. Car
+Vitalis venait, en réponse, de la meurtrir sous son peignoir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit l'amoureuse, qui entrouvrit sa bouche si rouge, comme pour
+aspirer l'âme d'une puissante fleur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que tu es trop jeune, reprit-elle. Tu ne penses qu'à toi,
+toujours, même quand tes rêves t'emportent loin de toi. Tu ne sais pas
+souffrir dans un autre c&oelig;ur que le tien. Et une douleur partagée;
+c'est cela qui est l'amour même, ô mon amour.</p>
+
+<p>&mdash;Le plaisir, n'est-ce donc rien, demanda-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Et jusque dans le plaisir, Vitalis, tu n'inventes que ton plaisir.</p>
+
+<p>Mais c'est son corps qu'il interrogeait. Sous ses doigts le peignoir
+s'ouvrit; il l'aperçut toute entière, avec sa poitrine bombée, des
+genoux ronds, la haute lyre de ses hanches. Et il la désira.</p>
+
+<p>&mdash;...Lida...</p>
+
+<p>Sans répondre, elle le précéda; et d'une<a name="page_198" id="page_198"></a> ondulation, faisant glisser
+son peignoir jusqu'à terre, se coucha toute nue.</p>
+
+<p>Cependant elle laissait nager sur Vitalis les regards d'une méprisante
+joie, comme si elle ne lui eût offert qu'à son gré ses membres, et leur
+servage orgueilleux.</p>
+
+<p>C'était un des jours les plus chauds de cette fin d'été. Sous le
+firmament d'or, voguaient des nuages éclatants et denses que les
+souffles d'en haut, ignorés d'un sol immobile, modelaient selon des
+caprices mystérieux. L'un d'eux, en passant sur le soleil, plongea dans
+la pénombre ces amants embrassés déjà.</p>
+
+<p>O Nuée aux humides flancs, mouvante vapeur, ô Nuée du hasard pétrie en
+forme de cygne, éphémère ivresse des yeux: avant qu'une nuée nouvelle
+épouse les figures inconstantes de ta beauté; et que par vous se ruine
+ou renaisse l'image innombrable de nos rêves, avant qu'au front des
+Pyrénées, un instant retenue par les sapins aux noires chevelures, on te
+voie, pareille au<a name="page_199" id="page_199"></a> chasseur qui fuit et se retourne, tendre l'arc sept
+fois teint, et que jusqu'au prochain soleil qui t'y vienne concevoir
+encore, tu n'ailles abîmer dans la mer ton être identique et changeant,
+toujours la même, toujours une autre, ô Nue porteuse de rosée&mdash;te
+sont-ils apparus au loin, dans la ténèbre des bois, M<sup>e</sup> Beaudésyme qui
+court le sanglier à toutes jambes, au milieu des piqueux, et, non loin
+d'eux, Wolfgang au front suant? Ou bien, par delà la gare, dans le
+chemin d'argile qui contourne les Réservoirs, n'as-tu pas en passant
+gardé du soleil Jean de Cérizolles, auprès de qui, sous un voile épais,
+se hâte la facile épouse d'Etchepalao?</p>
+
+<p>&mdash;Jean, dit-elle, j'ai peur d'être reconnue; ça serai'affreux.</p>
+
+<p>&mdash;Haffreux! La réputation d'un homme vierge est comme le pétale du
+camélia. Mais, madame chérie, les Mortiripuaires sont tous au café du
+Casino, à part votre mari et Alexandre Beaudésyme qui chassent à Nyxe,<a name="page_200" id="page_200"></a>
+d'où ils ne reviendront que fort avant dans la nuit, ivres, je pense.
+Quant à la patronne de cette auberge où nous allons&mdash;puisque vous ne
+voulez de nulle autre part&mdash;c'est, je le tiens de Vitalis Paschal, une
+enfant d'Oloron-Sainte-Marie, d'où elle n'est arrivée que depuis un
+mois, et, par conséquent, qui vous ignore. Et je me demande même où elle
+est, cette auberge. Ça n'est pas ça, continua-t-il en indiquant deux
+tours gardées par des palissades vertes.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ça c'est le Château-d'eau. Autant qu'il me souvient de mes
+promenades d'enfance, pour trouver une maison ici, il faut tourner un
+peu plus loin, à travers un pré.</p>
+
+<p>En effet, l'auberge était là, sous un chêne et fort isolée. Mais contre
+le mur de façade des jeunes gens jouaient à la pelote.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, murmura Cérizolles, c'est bien ma chance.</p>
+
+<p>&mdash;Allons-nous en, dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Clarisse, vous ne voudriez pas. Dites que vous ne voudriez pas.<a name="page_201" id="page_201"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je ne voudrais pas, répéta, après un soupçon de résistance, la femme
+de Wolfgang.</p>
+
+<p>Ils hâtèrent le pas, sans être vus; le chêne bientôt les cacha.</p>
+
+<p>&mdash;Songez, reprit-il, que j'ai mis en votre honneur, pour n'être pas
+reconnu, des choses couleur d'ardoise et de brouillard et que je ne vous
+ai pas embrassée depuis hier, pour ne pas vous compromettre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien alors, dit Clarisse, compromettez-moi, je vous prie, Monsieur
+de Cérizolles.</p>
+
+<p>Elle lui tendait ses lèvres, mais Cérizolles fit la moue.</p>
+
+<p>&mdash;Dehors, fit-il, en étendant la main: jamais!</p>
+
+<p>Clarisse se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Grand fou, dit-elle; et ils firent le tour de l'auberge, jusqu'à la
+porte de derrière, qui était celle de l'étable.</p>
+
+<p>&mdash;C'est gentil, dit-elle, chez vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, simple et confortable, c'est la<a name="page_202" id="page_202"></a> devise de la maison. Bon luxe
+bourgeois, pas tapageur.</p>
+
+<p>Et il se mit à frapper sur la porte, pour appeler l'aubergiste, qui
+apparut enfin. C'était une vieille femme vêtue de noir dont le visage
+paraissait fait d'une pomme cuite. Elle les conduisit, à travers
+l'épaisse litière, vers une échelle de poulailler qui donnait sur un
+grenier à foin, d'où on descendait dans la cuisine, et de là dans une
+chambre basse, dont les volets étaient clos.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à cause des joueurs de balle, expliqua la vieille.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'auriez pas pu les flanquer dehors? Je vous ai fait retenir une
+chambre, pas un fronton.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, si je leur avais refusé, ils se seraient doutés de
+quelque chose, et vous auraient guettés&mdash;à coups de cailloux.</p>
+
+<p>&mdash;On est bienveillant, dans le pays, fit remarquer Cérizolles.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, monsieur, si vous saviez ce qu'ils sont malhonnêtes, et comme je
+regrette<a name="page_203" id="page_203"></a> Oloron. Tenez, il y en a un vieux, là, avec les jeunes: celui
+de Lahourque, j'entends qu'ils l'appellent. Un joli cadet, ça fait. Il
+est déjà saoûl.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, mon Dieu, murmura la jeune femme, c'est le frère de Victorine.</p>
+
+<p>&mdash;Et il va jouer contre la fenêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Jean, qu'est-ce que ça fait, murmura Clarisse, tandis que la
+vieille refermait la porte. Puisque je suis là, moi. Est-ce que vous
+m'aimez beaucoup, au moins?</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera à vous de me le dire, tout à l'heure, répondit-il.</p>
+
+<p>On voit que cette liaison naissante n'était pas fondée sur des
+sentiments bien profonds. Ils n'en avaient pas moins su tirer peu après
+les plaisirs les plus vifs, scandés par le bruit sec de cette pelote
+qui, à intervalles inégaux, frappait les contrevents, tandis qu'un
+joueur annonçait les points, à voix haute. Et, une heure après, Jean de
+Cérizolles, commençant à reprendre toute sa tête:<a name="page_204" id="page_204"></a></p>
+
+<p>&mdash;Treize, annonça le buteur de l'autre côté.</p>
+
+<p>&mdash;Mon chéri, dit le jeune homme, il exagère.</p>
+
+<p>Clarisse ne répondit qu'en cachant son visage entre l'épaule et
+l'oreille de son amant.</p>
+
+<p>&mdash;Quatorze! cria encore le buteur, dont on venait de manquer le service.</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui, continua Cérizolles: l'homme fort qui a tué le diable.</p>
+
+<p>&mdash;Clarisse, qui le contemplait avec plus de sérieux que ses yeux n'en
+laissaient voir d'ordinaire, soupira, comme M<sup>me</sup> Beaudésyme:</p>
+
+<p>&mdash;Non, vous ne m'aimez pas.</p>
+
+<p>Et le jeune homme, ayant fait quelques protestations pour lui prouver
+que si, encore...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit-elle, je sais bien; mais l'amour, ce n'est pas cela.</p>
+
+<p>Cérizolles murmura une inconvenance.</p>
+
+<p>&mdash;Grand fou, dit-elle de nouveau. Et avoue que d'imaginer Wolfgang&mdash;ce
+que<a name="page_205" id="page_205"></a> nous en avons fait, c'est la moitié de ton plaisir.</p>
+
+<p>Les lèvres étroites de Cérizolles laissèrent percer un sourire. Mais il
+répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure que non.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi riez-vous comme ça? Ah Guiche avait bien raison!</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'elle a dit, Guiche? demanda Cérizolles, qui avec la
+chemise de son amie, jouait à lui faire une bavette.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a dit... elle n'a rien dit. Mais elle serait jalouse.</p>
+
+<p>&mdash;De moi?</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien qu'elle a quelque chose pour vous.</p>
+
+<p>&mdash;Vitalis, elle a.&mdash;Et votre mari, est-ce qu'il serait jaloux, lui?</p>
+
+<p>&mdash;Ah, le sot! Je voudrais qu'il soit là, attaché sur cette chaise, pour
+nous voir. On ne saurait croire combien, de tromper cet homme, ça m'a
+fait toujours plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours, interrompit Cérizolles. Mais vous mériteriez en vérité...<a name="page_206" id="page_206"></a></p>
+
+<p>&mdash;Jean&mdash;non&mdash;ne me faites pas de mal. Et qu'est-ce que ça vous fait,
+puisqu'au fond, vous ne m'aimez pas?</p>
+
+<p>&mdash;J'aime à voyager seul.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon chéri, quand j'ai épousé M. Etchepalao, j'étais comme toutes
+les jeunes filles bien élevées qui se marient: j'espérais lui rester
+fidèle, je vous assure. C'est lui qui n'a pas voulu. Si vous saviez
+comme il est grossier, et bête, et brutal.</p>
+
+<p>&mdash;Clarisse, n'en jetez plus.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon de vous en parler. Je sais bien que ça ne se fait pas. Mais de
+lui, vraiment... Et il boit par-dessus le marché!</p>
+
+<p>&mdash;Moi aussi, fit Cérizolles.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, s'écria sans logique la jeune femme: que j'aimerais vous voir un
+peu parti.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avec moi?... Ah! Partir ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;Jean, enfin, vous êtes fou: une mère de famille, boire! (Voyons,
+laissez-moi.) C'est qu'il faut de la tenue dans la vie.</p>
+
+<p>Cérizolles, qui s'occupait de ses doigts<a name="page_207" id="page_207"></a> osseux à découvrir la chair
+obéissante de sa compagne, pour en composer des poses, au bord du lit:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donc des enfants, demanda-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Ah, mon Dieu, oui, soupira-t-elle. Je croyais vous l'avoir dit. Une
+fille. (Enfin, Jean! Ce couvre-pieds est sale.) Elle est à Cambo, chez
+sa grand'mère.&mdash;Pauvre chérie! (Non, je suis très mal à l'aise, comme
+ça.)</p>
+
+<p>Elle était sur le ventre, le menton dans l'oreiller, les jambes à
+demi-pendantes, et son corps, à la fois ample et délicat, tranchait sur
+une satinette écarlate, où Cérizolles l'avait de force étendue.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi que je vous aime, dit-il. Ne bougez plus jamais.</p>
+
+<p>A ce moment une nuée, encore, passa sur le soleil à son déclin. Clarisse
+ne fut plus au clair-obscur qu'une arabesque lumineuse et recourbée. Et
+sans bouger, elle murmura dans la plume:</p>
+
+<p>&mdash;Non, vous ne m'aimez pas.<a name="page_208" id="page_208"></a></p>
+
+<p>Le jeune homme ne se put tenir de l'attirer dans ses bras,&mdash;et dérangea
+la pose. Mais Clarisse, comme si le nuage eût laissé un peu de son ombre
+dans son c&oelig;ur, semblait ne plus savoir sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il, Clarisse?</p>
+
+<p>La jeune femme soupira sans répondre. Et comment dire le pourquoi de sa
+peine, elle qui, aux bras d'un homme jeune et plaisant, n'en avait
+ressenti jusque là jamais aucune. Mais celle-ci était une peine
+délicieuse.</p>
+
+<p>Cérizolles la serra contre lui, plus près qu'il n'avait fait encore. Il
+sentit ce c&oelig;ur enfantin qui battait contre sa poitrine. C'était un
+mouvement à peine sensible, un peu d'inquiétude, presque un aveu. Alors,
+attirant vers lui son clair visage, il en baisa les yeux tour à tour,
+comme s'il y cherchait des larmes; aussi doucement qu'un enfant, le
+matin, pose ses lèvres sur la rosée des fleurs. Et Clarisse, qui pour la
+première fois se sentit découverte sous les yeux d'un<a name="page_209" id="page_209"></a> amant,&mdash;avec ce
+frisson que la pudeur donne&mdash;tira le drap sur sa nudité.</p>
+
+<p>Ils demeurèrent ainsi sans parler, plusieurs minutes; la jeune femme, si
+elle avait pu voir le visage de son ami, n'y aurait plus rencontré ce
+sourire qui lui faisait un peu de peine.</p>
+
+<p>L'aubergiste, qu'étonnait le mutisme de ses clients, frappa à la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Il est bientôt sept heures, dit-elle; en cas que la dame oublie.</p>
+
+<p>&mdash;Comment! s'écria-t-elle, sept heures! Il faut que je me sauve.</p>
+
+<p>Elle avait sauté du lit.</p>
+
+<p>&mdash;Jean, ne me regardez pas, dit-elle.</p>
+
+<p>Jean allumait une cigarette. Les joueurs de pelote avaient cessé leur
+partie; le soir tombait: on entendit le pied nombreux d'un bétail qui
+gagnait la fontaine. Une vache meugla vers le ciel.</p>
+
+<p>Cependant, Basilida, rassasiée de caresses, mâchait son c&oelig;ur amer;
+toute prête de crier contre le vide de l'amour. Tel un fou<a name="page_210" id="page_210"></a> qu'ont égaré
+les mirages du couchant, pleure dans la nuit sans étoiles. Son complice
+était encore à ses côtés; c'est à lui qu'elle s'en prenait de l'aimer,
+mais avec un tel ressentiment qu'il lui semblait, à force, ne l'aimer
+pas. Que n'y avait-elle sacrifié; et qu'en retour il donnait peu de
+choses, ce jouet joli, pliant, à toutes mains abandonné: oui, à toutes
+mains; et cela valait bien des crimes.</p>
+
+<p>Vitalis, dont la pensée visiblement était ailleurs, ne répondit point.
+Son silence même exaspérait Basilida.</p>
+
+<p>&mdash;Va, tu n'es qu'une fille, cria-t-elle enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, fit-il; et se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Où vas-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Où vont les filles, donc: sur un trottoir... prendre l'air.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Beaudésyme lui barra la porte. Elle méprisait son amant, soit; le
+haïssait, passe encore; mais ne voulait pas le perdre. De cela, au
+moins, elle était sûre: autant que<a name="page_211" id="page_211"></a> de cette jalousie qui la broyait
+comme un pressoir, où elle n'était plus qu'une grappe douloureuse. A
+demi rhabillée, en jupon, avec ses blanches jambes nues, et ses cheveux
+à l'abandon, ses cheveux d'or femelle, qui bouffaient sur ses épaules
+comme un paquet de filigranes, elle contemplait, déjà repentante d'y
+avoir insulté, celui qu'elle avait reçu dans son lit. Elle le tenait
+embrassé par sa taille de demoiselle. Les plus belles larmes coulaient
+sur ses joues; un de ses seins avait sauté hors de la chemise; et elle
+suppliait. Mais Vitalis, saoûl de plaisir lui aussi, las d'une même
+présence, obsédé de reproches, demeurait de glace devant ces fureurs
+nouvelles et plus tendres. Debout et muet contre le lit, il avait encore
+à la main son béret qu'il venait de reprendre. Pour tout dire, il
+songeait à Sabine que l'on rencontrait d'ordinaire, à cette heure-ci,
+sous les platanes du Jardin Public, entre Bottine et Monotonto.</p>
+
+<p>Sans rudesse, il tenta d'écarter la jeune<a name="page_212" id="page_212"></a> femme; celle-ci, laissant
+glisser ses bras le long du corps de son amant, tomba à genoux:</p>
+
+<p>&mdash;Vitalis, tu ne m'aimes plus.</p>
+
+<p>A ce reproche mille fois entendu, le jeune homme, qui sentait la
+patience lui échapper avec la tendresse, répondit d'un air, hélas! trop
+sincère:</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>La jeune femme se détacha soudain de lui, comme de la branche, un oiseau
+blessé, et porta ses mains à son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas vrai?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai. Le pire bonheur fatigue à la longue; et il y a des jours
+où celui que je vous dois m'assomme comme un pavé.</p>
+
+<p>Basilida devint plus pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes impoli, dit-elle. Mais elle resta agenouillée. Elle avait
+remonté son épaulette, et, de ses deux mains, écoutait battre son
+c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Parlons-en, continua Vitalis, de ta politesse. Est-ce que tu l'as
+retrouvée dans<a name="page_213" id="page_213"></a> ton corset. Mais non, c'est vrai: il est encore sur le
+fauteuil rouge.&mdash;Femme du monde, va! Epouse chrétienne qui embrasse son
+amant devant les jeunes filles.</p>
+
+<p>Basilida éclata de rire, d'un rire mauvais:</p>
+
+<p>&mdash;Ah, c'est là que le bât te blesse! benêt qui s'imagine qu'on en tenait
+pour lui. Mais c'est à ton ami qu'elle en a, mon cher, au comte Jean de
+Cérizolles. Ils se moquent de toi, tous les deux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour ça qu'il fait la cour à Clarisse, et qu'il est avec elle, à
+présent, derrière la gare.</p>
+
+<p>&mdash;Il te le dit, mon enfant. Va tirer le drap: sais-tu qui tu trouveras
+dessous?</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas vrai!</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre Vitalis, tu croyais que c'était toi qui tenais la corde.
+Mais elle te trouve bien trop poltron!</p>
+
+<p>&mdash;C'est idiot, à la fin, cria Vitalis. Qui est-ce qui m'a fait monter
+dans sa chambre&mdash;oui, monter, et comme au claque.&mdash;Qui m'y a gardé, de
+force?<a name="page_214" id="page_214"></a></p>
+
+<p>&mdash;Cérizolles ne se serait pas laisser garder. Il sait se servir d'un
+revolver, lui.</p>
+
+<p>&mdash;Pour ce qu'il en fait. Il n'a tué personne, après-tout.</p>
+
+<p>&mdash;Tandis que toi, tu as laissé assassiner ton ami Firmin.</p>
+
+<p>&mdash;Oh, assassiner... il n'en est pas mort, n'est-ce pas? Et qu'est-ce que
+j'aurais fait contre cinq cents personnes qui ne lui en voulaient pas?
+Vous savez bien que c'est un coup de hasard qui l'a blessé. Et pourquoi
+volait-il au secours de ce finaud de curé, qui criait: au secours, parce
+qu'on le ramenait en douceur à son presbytère.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, interrompit la jeune femme; je l'ai toujours dit, que tu
+parlais bien.</p>
+
+<p>&mdash;Quelquefois, reprit Vitalis.&mdash;Et avec un sourire perfide, il ajouta:
+Mais peut-être que j'aurais mieux agi s'il s'était agi d'une autre...</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'aimes donc!</p>
+
+<p>Il prit un air grave. Car la jalousie l'avait mordu, lui aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aime, dit-il.<a name="page_215" id="page_215"></a></p>
+
+<p>Basilida se releva sous le coup, et dit en scandant ses paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Et tu t'imagines que je vais te le permettre. Tu t'imagines que je
+t'aurais élevé à la becquée, que je t'aurais, au danger de mon âme,
+appris comment on caresse, et comment on embrasse, à toi qui n'avais eu
+affaire qu'à des Gothons. Et tout cela pour que vous fassiez l'amour
+devant moi.</p>
+
+<p>Elle lui avait mis la main sur l'épaule, et parlait les dents serrées.
+Mais Vitalis, ce jour-là, brisait ses entraves. Il haussa les épaules et
+reprit avec plus de force:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aime et je l'épouserai.</p>
+
+<p>A ce moment, la passion de M<sup>me</sup> Beaudésyme se déchaîna à travers des
+sentiments extrêmes: la fureur, la haine, l'amour, la honte. Elle pleura
+de nouveau. Elle se roula aux pieds de Vitalis qui ne la releva point.
+Ses cheveux balayèrent en vain le sol, et enfin tout de nouveau elle
+cria des reproches avec des injures.</p>
+
+<p>&mdash;Je crains, s'il vient quelqu'un, que<a name="page_216" id="page_216"></a> vous ne vous fassiez remarquer,
+lui dit le jeune homme, qui avait repris tout son sang-froid.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, Vitalis, ne me brave pas. Tu ne sais pas de quoi je suis
+capable, je n'ai pas d'enfants, après tout&mdash;et quant à mon mari...</p>
+
+<p>Quelques coups frappés à la porte l'interrompirent.</p>
+
+<p>&mdash;N'entrez pas.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, dit Vitalis.</p>
+
+<p>&mdash;C'est, reprit Detzine dans le corridor, M. et M{me} Laharanne, qui
+sont entrés en passant, pour voir Madame si ça ne la dérange pas.</p>
+
+<p>&mdash;Dites que j'ai la migraine..... que je garde le lit, que... n'importe
+quoi.</p>
+
+<p>&mdash;Vous feriez mieux d'y aller, insinua Vitalis, avec toute sa douceur
+retrouvée.&mdash;On sait que je suis ici et que vous n'êtes pas sujette aux
+migraines.</p>
+
+<p>Basilida prit ce soin encore pour de l'ironie.<a name="page_217" id="page_217"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu as assez de moi, fit-elle. Eh bien, va-t'en. Qui te retient. Va
+retrouver ton émeraude! Quant à moi, penser à ce que pensent les autres,
+j'ai d'autre poisson à frire. Et ne ris pas comme ça: je vais leur crier
+dans la figure que nous sortons du lit.</p>
+
+<p>Elle touchait la clef, déjà.</p>
+
+<p>&mdash;Ça serait drôle, dit-il, presque malgré lui.</p>
+
+<p>Mais à ces seuls mots, M<sup>me</sup> Beaudésyme ouvre la porte, se jette dans
+le couloir, avant qu'il la puisse retenir. Sans se soucier de Detzine,
+Vitalis court jusqu'à l'escalier. Et là, il entend Basilida, déjà
+descendue, qui ouvre la porte du salon en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon de vous recevoir comme çà, au saut du lit.
+J'étais avec mon amant.</p>
+
+<p>Dans le salon encore brillant de jour, les deux visiteurs restèrent
+muets de surprise, et M<sup>me</sup> Laharanne, malgré sa douceur, se pinça les
+lèvres devant la tenue de Basilida. Mais le capitaine qui n'était point
+méchant homme répondit:<a name="page_218" id="page_218"></a></p>
+
+<p>&mdash;Nous vous laissons donc, Madame, et soyez sûre que ma femme ni moi ne
+retiendrons rien de cette minute de... d'égarement. N'est-ce pas, Marie?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon ami, approuva M<sup>me</sup> Laharanne, en reprenant son indulgence.</p>
+
+<p>A ce moment un nuage encore passa sur le soleil; celui-là même sans
+doute, qui allait tout à l'heure vêtir les plaisirs de Clarisse d'ombre
+et de mélancolie.</p>
+
+<p>&mdash;Le temps se couvre, ajouta M<sup>me</sup> Laharanne, en assurant son face à
+main.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Beaudésyme ne répondit pas. Elle restait contre la porte,
+irrésolue, avec ses jambes à découvert et ce visage bombé d'Espagnole
+sous une pâle crinière.</p>
+
+<p>&mdash;On se couvrirait à moins, observa le capitaine.<a name="page_219" id="page_219"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_VII" id="CHAPITRE_VII"></a>CHAPITRE VII<br /><br />
+DE TOUTES ROBES</h3>
+
+<p>M<sup>me</sup> Beaudésyme travaillait dans son salon. Elle n'en pouvait souffrir
+le meuble Louis-Philippe, ni les scènes historiques pendues au mur, ni
+le tapis où chevauchait Abd-el-Kader, toutes choses introduites dans le
+ménage par M. Beaudésyme. Mais elle avait pris sa chambre en horreur
+depuis ce jour où Vitalis et elle s'y étaient maltraités si fort que
+leur rupture en était jusqu'ici restée entière. Le lit surtout lui
+rappelait trop un mari qu'elle avait à subir toutes fois qu'il n'avait
+pas bu jusqu'à la crapule, et même<a name="page_220" id="page_220"></a> alors par occasion&mdash;et l'amant
+qu'elle n'espérait plus y tenir couché sous son impérieuse caresse.</p>
+
+<p>Elle venait de causer un peu chez M<sup>lle</sup> de Lahourque. Outre le
+divertissement d'entendre la buraliste conter les mystères de son
+berceau, ou son infructueuse idylle avec M. Lubriquet, elle avait voulu
+se rendre compte si sa folie de l'autre jour avait fait du bruit. Mais
+rien dans l'accueil ou les paroles du petit cercle qui faisait
+conversation, à l'<i>Agneau Pascal</i>, ce jour-là, ne le pouvait faire
+croire. Les Laharanne, sans doute, avaient gardé leur promesse, et
+Detzine, qui aimait sa maîtresse, tenu sa langue, jusqu'à ce jour. C'est
+beaucoup, en pareil cas, de gagner du temps: un scandale, s'il a
+vieilli, ce n'est plus que de la poudre mouillée.</p>
+
+<p>Le bizarre, c'était qu'elle craignait plus encore les bavardages de
+Vitalis. Il lui semblait que ses propres fureurs, tant de larmes, et
+cette scène indécente envers les Laharanne, tout cela composait une trop
+belle<a name="page_221" id="page_221"></a> histoire, trop flatteuse à la vanité d'un jeune homme, pour qu'il
+s'en contînt avec Cérizolles, avec d'autres peut-être, qui à d'autres le
+courraient dire.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Beaudésyme agitait ces soucis, en songeant au décri public, et
+reprisait du linge. La corbeille en paille de couleur où puisaient ses
+mains calmes reposait sur une fumeuse, dont la tapisserie au petit point
+figurait un Chinois qui fume l'opium dans une pipe turque. Et tout ce
+qu'elle venait de réparer, elle le rangeait à son côté, pour ne pas le
+confondre, sur le velours vieux et vert du canapé. Il l'eût fallu voir
+tenir, à bout de ses bras repliés, pour l'interroger à contre-fenêtre
+quelque pièce de la dépouille conjugale, que le jour pénétrait une
+minute, trahissant d'autres reprises en carré; ou bien qui gorgeait d'un
+&oelig;uf d'ivoire, tour à tour, ses propres bas vieillissants.</p>
+
+<p>Malgré qu'elle gardât beaucoup de soins aux travaux du ménage;&mdash;soit
+qu'ils lui fussent un plaisir, en vérité; ou plutôt une<a name="page_222" id="page_222"></a> espèce de
+mortification,&mdash;aujourd'hui, elle y paraissait distraite. Tout ce
+scandale, qu'elle appréhendait, qui pouvait éclater autour d'elle,
+remplissait son âme de trouble.</p>
+
+<p>C'était beaucoup moins le spectre d'un mari vengeur qui l'inquiétait.
+Car elle avait sujet de croire que le sien faisait un peu plus que
+soupçonner sa liaison; et, s'il ne le montrait point, que c'était bien
+un peu par indifférence, mais surtout pour d'autres motifs: en un mot
+que sa dot compromise, sinon anéantie, par les spéculations de
+Beaudésyme, n'était pas étrangère à ce comble d'aveuglement. Comment
+pouvait-il ne pas voir, en effet? Vitalis n'avait-il pas été toujours de
+la pire légèreté; elle-même plus imprudente encore que Vitalis? Ne
+s'étaient-ils pas trahis cent fois?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! songea-t-elle, c'est vrai que l'argent est au fond de tout. Et
+même les choses sales, il les salit.</p>
+
+<p>Somme toute, en tenant un peu Vitalis pour une espèce de courtisane,
+elle estimait<a name="page_223" id="page_223"></a> son mari moins encore. Car Basilida, à être infidèle,
+n'en gardait pas moins le goût de la netteté en toutes choses, et en
+jugeait durement le plus petit manque. Aussi bien ne s'épargnait-elle
+pas non plus.</p>
+
+<p>&mdash;Que suis-je donc, se disait-elle, pour tant mépriser; moi qui trompe
+mon mari jusque dans son lit; et le monde, sinon Dieu, par les plus
+criminelles Pâques. Fallait-il salir tant de choses pour n'avoir même
+plus ce misérable bonheur de ma chair; ce peu d'amour que m'accordait
+Vitalis, qu'une autre me vole?</p>
+
+<p>Le malheur de M<sup>me</sup> Beaudésyme, si pieuse, c'est que la religion, où
+son mal cherche à se distraire, lui empoisonne ce même remède qu'elle
+lui prépare. A mesure que les sacrements apparaissent à Basilida comme
+le baume suprême, elle se rappelle n'en avoir reçu qu'une parodie. Plus
+elle veut s'y abîmer, plus elle s'y découvre sacrilège; adultère à Dieu
+plus encore qu'au mariage. Dans ce réseau, où elle se débat et va périr<a name="page_224" id="page_224"></a>
+comme un brillant poisson traîné vers la plage, quelle main puissante la
+saura prendre aux ouïes pour la replonger dans les eaux respirables et
+profondes? Ce médiocre curé Cassoubieilh, moins tolérant encore
+qu'aveugle, confesseur sans doctrine et sans amour, lui en semblait le
+plus incapable. Une fois de plus, la figure du P. Nicolle passa dans sa
+pensée. Celui-là, peut-être, était digne de l'entendre, et si jamais
+elle s'agenouillait devant lui, ce ne serait plus pour mentir. Toute sa
+plaie, quand il devrait y mettre les fers, elle la ferait voir nue.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère amie, dit M. Beaudésyme en entrant, je t'amène Sabine de
+Charite, qui était en train de déranger les filles pour savoir si on
+pouvait te voir. J'ai dit qu'oui, et reprisant même; ce qui est d'un bon
+exemple pour les jeunes filles.</p>
+
+<p>&mdash;D'un bon exemple pour ne pas se marier, répondit la notaresse en
+embrassant Guiche. Celle-ci haussa un peu les épaules, tandis qu'elle
+regardait assez tristement Basilida.<a name="page_225" id="page_225"></a> Elle l'aimait beaucoup; elle
+aimait Vitalis aussi, à ce qu'il lui semblait depuis l'autre jour, et
+tout cela était difficile à débrouiller.</p>
+
+<p>Les sentiments de M{me} Beaudésyme n'étaient guère moins confus. Elle
+pressentait le sacrifice qu'il lui faudrait faire un jour; et, malgré
+cela, quelque chose, rien qu'à voir Guiche, empêchait qu'elle ne la
+haït.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais tout juste, reprit le notaire, à fumer ma pipe sous la
+varangue de devant; et je regardais la place où ce pauvre Firmin.....</p>
+
+<p>&mdash;Je t'en prie, interrompit sa femme. Guiche, de son côté, avait pâli.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai que vous étiez aux premières loges, toutes les deux&mdash;et
+Vitalis. Avait-elle assez peur, Guiche, quand elle s'est précipitée en
+bas.</p>
+
+<p>Il ajouta d'un air paisible:</p>
+
+<p>&mdash;Elle parlait à tort et à travers.</p>
+
+<p>A ce dernier coup, dont elle sentit Basi<a name="page_226" id="page_226"></a>lida visée à travers elle, la
+jeune fille fit une contre-attaque.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas la première fois ce jour-là que j'ai eu peur, dit-elle.
+Imaginez-vous, Madame, que le matin...</p>
+
+<p>Le notaire prévit des allusions à la scène du bois:</p>
+
+<p>&mdash;Bon, dit-il, ce doit être confidentiel. Et j'ai du travail. Mais ce
+fainéant de Vitalis est à l'étude: je vais vous l'envoyer si vous
+voulez.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour aujourd'hui, fit Sabine, nous vous le laissons. N'est-ce pas,
+Madame?</p>
+
+<p>C'est le premier jour qu'elles se trouvaient seules, depuis l'émeute; ne
+s'étant rencontrées qu'un après-midi à Castabala, une autre fois sous le
+porche de l'église, mais toujours en compagnie. Et ces trois semaines
+qui avaient passé leur permettaient de se voir avec plus de calme.</p>
+
+<p>&mdash;Il me fait frémir, M. Beaudésyme, avec cet assassinat, reprit-elle. Je
+m'en regardais dans la glace devenir blême: vert pomme pas mûre, dit M.
+de Cérizolles.<a name="page_227" id="page_227"></a></p>
+
+<p>&mdash;Il vous plaît beaucoup, Guiche, M. de Cérizolles.</p>
+
+<p>&mdash;Assurément.</p>
+
+<p>&mdash;Et..... voilà tout?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu, oui, n'est-ce pas assez? Je me l'imagine comme un bon
+camarade, un camarade qu'on aimerait beaucoup. Ça ferait plaisir de
+l'avoir sous la main.....</p>
+
+<p>Elle rabaissa sur ses yeux ses paupières en forme de feuille et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas moi: de l'embrasser..... de prendre son tub devant lui.
+Tandis qu'avec..... je veux dire devant un homme que j'aimerais, que
+j'aimerais dans mon c&oelig;ur, il me semblerait sans cesse que je ne suis
+pas assez vêtue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! soupira la notaresse, cela ne s'invente point.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, il se soucie de moi comme un cocher d'un paire de socques.
+C'est Clarisse qu'il courtise. Oui, courtise n'est pas trop fort; et
+toutes les fois que je vois la tête à Wolfgang, je me dis combien je
+vou<a name="page_228" id="page_228"></a>drais que ça fût vrai,&mdash;certaines choses.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Guiche, enfin: vous êtes folle.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon, dit la jeune fille. Vous êtes si grave, vous,
+Madame.</p>
+
+<p>&mdash;Petite peste, répliqua la notaresse avec son demi-sourire. Venez ici
+me demander pardon de vous moquer de moi. Vous le savez bien, si je suis
+folle, moi aussi, quand je m'y mets. Et vous ne savez pas tout.</p>
+
+<p>Cependant elle avait posé dans la corbeille tout le linge qui était à sa
+droite, et fait une place à la jeune fille, qui de bonne grâce vint la
+prendre.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous demande pardon de tout mon c&oelig;ur, dit-elle, si je vous ai
+manqué, Madame, je vous aime tant; c'est vrai, oui.</p>
+
+<p>Certes, ces yeux gris-bleu, couleur d'Avril, qu'elle semblait ouvrir
+jusqu'au fond sur Basilida, comme pour en répandre les plus secrètes de
+ses pensées, ne trahissaient que tendresse.</p>
+
+<p>&mdash;Enfant, reprit M<sup>me</sup> Beaudésyme, il ne faut pas galvauder ces grands
+mots-là. Vous<a name="page_229" id="page_229"></a> êtes mon amie, ma petite amie; j'en suis très fière; mais
+enfin, vous ne rêvez pas de moi, je pense, quand vous dormez.</p>
+
+<p>&mdash;Quelquefois, répondit la jeune fille en se serrant contre Basilida.</p>
+
+<p>&mdash;Ne dites pas de folies. Et quant à Cérizolles, je le savais déjà, que
+ce n'est pas lui, la pensée de votre pensée.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! On pourrait bien avoir du goût pour plusieurs personnes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pas de l'amour, Guiche.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! moi, je me sens un c&oelig;ur à en avoir pour le monde entier.</p>
+
+<p>Elle avait repris son masque perfide, aux yeux obliques, pour prononcer
+cela. Et M<sup>me</sup> Beaudésyme, en se penchant vers elle, dit avec
+tristesse:</p>
+
+<p>&mdash;C'est celui qu'on aime qui est le monde entier.</p>
+
+<p>Puis elle l'embrassa.</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est ennuyeux, toutes ces choses, murmura Guiche. Je voudrais
+redevenir petite fille; comme au temps où j'ai<a name="page_230" id="page_230"></a>mais à sentir de la
+peine, pour être prise sur les genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas encore si loin, dit M<sup>me</sup> Beaudésyme, en la prenant dans
+ses bras énergiques.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, ajouta-t-elle plus bas, vous ne voulez pas que je vous dise son
+nom?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, si je l'aime, vous me haïrez, j'en suis sûre.</p>
+
+<p>La jeune femme, malgré elle, soupira. Depuis les premiers mots de
+Guiche, elle y était presque résolue: mais à quel prix?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit-elle. J'ai beaucoup réfléchi et prié, depuis l'autre
+jour, et cette affreuse scène. Pardonnez-la moi, Sabine; et je crois que
+je vous le laisserai prendre. D'ailleurs, ajouta-t-elle en s'efforçant
+de sourire, vous le prendriez bien sans moi.</p>
+
+<p>Elle songea un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de même, j'aurais pu vous causer de l'embarras; si Dieu enfin ne
+m'avait autrement inclinée.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria imprudemment Sabine, je<a name="page_231" id="page_231"></a> ne le prierai jamais, s'il doit
+m'empêcher d'aimer ceux que j'aime.</p>
+
+<p>Basilida devint plus pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous seriez venue pour rire de mes chagrins,
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Un instant, elle la serra comme pour la rompre, mais Guiche, pareille à
+une enfant menacée, ne savait se défendre qu'en tendant sa bouche.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit Basilida.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez fait mal.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des moments où je voudrais vous en faire davantage. Et vous,
+pourquoi l'aimez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'aimais pas. C'est depuis que je vous ai vue..... que je vous
+ai vue lui donner un baiser.</p>
+
+<p>&mdash;Mais lui, Guiche, non, il ne vous aimera pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, dit la fillette tristement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah que si, vous le savez, sauterelle. Et je parie que nous nous voyons
+déjà en mariée. Mon Dieu, dire que j'aimerais à vous<a name="page_232" id="page_232"></a> habiller moi-même
+ce matin-là, et voir tout ce blanc, toute cette dentelle, vous mousser
+sur la peau&mdash;comme un peu de Champagne&mdash;là, et là.....</p>
+
+<p>Guiche, chatouillée, se mit à rire en fermant les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit-elle, comme du Champagne.</p>
+
+<p>Mais Basilida, par la réaction la plus imprévue, à l'idée que cette
+chair, et cette mousse, ce serait à Vitalis, avait de nouveau pâli,
+tandis que, de sa lèvre relevée, elle laissait voir ses dents, comme
+fait une chienne qui voudrait mordre, et qui cache sa fureur.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi, dit-elle enfin d'une voix basse et changée en repoussant
+la jeune fille. Je vous ferai dire ma réponse par Vitalis: car c'est une
+réponse que vous étiez venue chercher, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Guiche, qui la regarda, eut peur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien bonsoir, Madame, dit-elle enfin. Je reviendrai, si vous
+voulez.</p>
+
+<p>&mdash;Pas tout de suite, Guiche, non, pas<a name="page_233" id="page_233"></a> tout de suite, je vous en prie.
+Il faut me donner un peu de temps.</p>
+
+<p>Là même, devant le canapé, Basilida tomba à genoux, la tête dans ses
+mains, et ne se releva que résolue à s'abandonner au P. Nicolle. Dès le
+lendemain, en effet, elle alla le voir.</p>
+
+<p>Le Jésuite demeurait dans une de ces maisons dont il y a plusieurs à
+Ribamourt, qui, d'un côté, donnent sur l'Ouze. De celle-ci, qui
+appartenait à son père, il n'occupait que le premier étage et les
+combles. Au rez-de-chaussée, c'étaient les libraires Trébuc, famille
+effacée où l'on pensait peu, mais bien; jusqu'à ne vouloir pas faire
+venir <i>Salammbô</i>, parce qu'il est à l'index: «par décret de juin 64,
+ainsi que <i>Madame Bovary</i>», explique, en essuyant son lorgnon, ce
+libraire long et chauve, à la jeune femme qui commandait ce roman
+rétrospectif.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs, ma fille va vous faire voir. Odile, l'Index de 1904?
+ajouta-t-il en interpellant cette adolescente qu'ornait dans le<a name="page_234" id="page_234"></a> dos une
+tresse couleur de paille; et qui vint présenter le volume tout ouvert
+aux pages 132, 133.</p>
+
+<p>&mdash;Eh, vous me tracassez, avec votre prospectus, répliqua la cliente, une
+cocotte de Toulouse. Croyez-vous que c'est en se le pendant au bout de
+son cordon à sonnette que votre demoiselle pêchera un mari à la ligne!</p>
+
+<p>Sur quoi elle s'en fut, triomphante et brune.</p>
+
+<p>La maison Nicolle était peu éloignée de ce bouquet d'ormes aujourd'hui
+jaunissants où Vitalis et Sabine avaient causé un soir. Par derrière,
+elle regardait sur l'autre rive les toits inégaux des Lescaa. C'est là
+que donnait le cabinet du Jésuite, par deux fenêtres où M<sup>me</sup> Pétrarque
+s'intéressait tant qu'il y avait fallu mettre des stores inclinés de son
+côté, et elle en avait marqué sa désapprobation en diverses lettres
+anonymes dont l'évêché avait reçu la meilleure part.</p>
+
+<p>C'est là que le P. Nicolle reçut M<sup>me</sup> Beaudésyme,<a name="page_235" id="page_235"></a> et désormais à
+l'église. Mais il n'accepta point tout de suite la charge de cette âme
+aussi violente et trouble qu'un torrent après l'orage. Il savait aussi
+que dans le troupeau peu nombreux de M. Cassoubieilh, M<sup>me</sup> Beaudésyme
+était une ouaille de qualité, et dont la désertion lui serait sensible.
+Or, le Jésuite se souciait peu d'entrer en différend avec le curé de
+Sainte-Marthe, qui ne lui pouvait faire du bien, mais quelque mal, et
+surtout créer de ces menus embarras dont les hommes de réflexion se font
+un épouvantail. Son devoir toutefois l'empêcha de se dérober trop
+longtemps à M<sup>me</sup> Beaudésyme, et il la reçut en confession.</p>
+
+<p>Mais, dès le surlendemain, M. Cassoubieilh, qu'il rencontra par hasard,
+évita son salut. Et Basilida était à peine mieux satisfaite que lui, s'y
+étant heurtée à plus de rigueur qu'elle n'avait craint dans ses pires
+désespoirs. Une fillette, tout de même, qui s'est tachée d'encre les
+mains, s'indigne qu'un peu d'eau ne suffise pas à les rendre nettes.<a name="page_236" id="page_236"></a></p>
+
+<p>C'est qu'elle était femme, et jusqu'aux plus profonds abîmes de sa
+piété, gardait un peu de cette frivolité incurable qui empêche de
+regarder ses fautes en face, de les peser sur de justes balances. Que
+devint-elle quand le P. Nicolle, bien loin de l'absoudre tout de suite,
+déclara qu'il devait retenir le cas de ces eucharisties sacrilèges pour
+en référer en plus haut lieu? N'était-ce pas pour Basilida sa pudeur
+deux fois découverte! Il ne lui en fallait pas moins ronger son frein
+jusqu'à la Toussaint prochaine, que le Jésuite lui fit espérer qu'il la
+laisserait approcher des sacrements, en ayant alors reçu les pouvoirs.</p>
+
+<p>Si le P. Nicolle n'avait été que médiocrement surpris à voir M<sup>me</sup>
+Beaudésyme recourir à lui, il ne le fut pas beaucoup davantage de
+recevoir la visite du D<sup>r</sup> Emmadelon, médecin de Paris à demi notoire,
+qui, l'été, faisait à Ribamourt la clientèle étrangère (comme disent ces
+messieurs dans leur jargon) et semblait, depuis peu, attaché à la<a name="page_237" id="page_237"></a>
+personne de M. Lescaa, dont la santé pour cela ne cessait point
+d'empirer.</p>
+
+<p>L'homme de l'art exposa que son malade (il en parlait comme de son
+propre) demandait pour se remettre avec le ciel, quoique cela, certes,
+fût prématuré, s'il le pouvait jamais être, l'appui du P. Nicolle, de
+qui l'éloge n'était plus à faire. Lui-même, M. Emmadelon, se sentait
+heureux d'avoir, dans l'humble mesure de ses forces, servi à ramener une
+telle ouaille vers l'Église&mdash;que M. Lescaa, du reste, n'avait jamais
+quittée.</p>
+
+<p>Le Jésuite, pour faire court, demanda s'il s'agissait des derniers
+sacrements.</p>
+
+<p>&mdash;Les derniers... sacrements, répondit le docteur, du même ton que si on
+lui eût parlé d'un mystère de l'alchimisme, les derniers...
+c'est-à-dire... se confesser, je pense.</p>
+
+<p>&mdash;Si quatre heures, demain, conviendraient.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à fait; et M. Emmadelon s'en fut.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, le P. Nicolle reçut une lettre du curé Puyoo qui le
+priait, en<a name="page_238" id="page_238"></a> termes pressants, de passer chez lui, ce jour-là même, sur
+les 6 heures du soir. C'est à peu près le moment qu'il sortit de chez M.
+Lescaa, et il eût beaucoup aimé mieux rester seul à peser les choses
+qu'il avait entendues ou dites. Mais, ne s'étant point dégagé auprès de
+M. Puyoo, il y monta.</p>
+
+<p>Le curé de Saint-Éloi-des-Mines habitait, en haut de la ville, un
+couvent devenu presbytère que ses prédécesseurs, sans doute, avaient
+pris garde d'entretenir, d'orner même, de ce confort décent qu'approuve
+l'Église. Lui le laissait fort délabré. On eût pu croire qu'il ne voyait
+là qu'une espèce de camp volant. Peut-être les soucis de son ministère
+lui cachaient-ils le monde extérieur, à moins que ce ne fussent ceux de
+sa politique. Ce n'était pas un secret que M. Puyoo avait des ambitions.
+Mais lesquelles? On ne savait au juste. L'épiscopat était bien haut pour
+ce bâtard d'une couturière, épousée sur le tard, élevé par la
+bienfaisance ou la curiosité des châtelains de<a name="page_239" id="page_239"></a> son village. Un siège de
+député semblait moins inaccessible, quoiqu'on ne fût pas beaucoup
+d'opinion dans le pays qu'un prêtre se mêlât de trop de choses en dehors
+de son église. De plus, M. Puyoo était curé. Jadis il avait enseigné
+l'histoire ecclésiastique au Grand-Séminaire. Une maladie lui fit
+laisser sa chaire, non sans esprit de retour; mais, trop longtemps hors
+de service, il la trouva occupée en titre à sa guérison. M. Puyoo avait
+gardé, de ses premiers travaux, le goût de la parole et des études
+sociales. Il le satisfit autant qu'il put par un «Patronage des
+Conférences dominicales» où tous les prêtres du pays et certains
+orateurs laïques étaient censés devoir prendre la parole, mais qu'à bien
+entendre les choses il avait créé pour lui seul. Le P. Nicolle, invité à
+y faire quelques conférences, eut l'imprudence d'accepter. Dès qu'il eut
+préparé la première, il se vit remettre de dimanche en dimanche,
+comprit, n'insista pas.<a name="page_240" id="page_240"></a></p>
+
+<p>La vieille Micheline vint lui ouvrir. Cette servante aux yeux caves,
+après avoir entretenu, un quart de siècle, chez plusieurs
+ecclésiastiques au désespoir et qui se la repassaient, une crasse et un
+désordre minutieux, s'était enfin fixée chez M. Puyoo, où elle
+paraissait satisfaire. Sur le tard, elle fut, par surcroît, atteinte de
+manie biblique, comme si elle eût trop respiré l'ombre du temple
+calviniste qui dressait ses colonnes doriques dans le voisinage.</p>
+
+<p>&mdash;Le Seigneur a envoyé un de ses anges, déclara-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Ah, il y a du monde, fit le Jésuite, tout près déjà de s'esquiver. En
+ce cas, je retourne.</p>
+
+<p>&mdash;Eh quoi, n'êtes-vous pas attendu? Entrez, mon Père.</p>
+
+<p>Le Jésuite trouva M. Puyoo avec un second prêtre, dans son cabinet,
+haute pièce à trois fenêtres, dont le papier aux bouquets pâlis tombait
+en lambeaux. Des livres, des paperasses, d'innombrables brochures se<a name="page_241" id="page_241"></a>
+chevauchaient sur des rayons, sur la cheminée, sur deux grandes tables
+de travail, non sans encombrer un meuble Louis XIII à tapisserie pieuse.
+Deux lampes à abat-jour verts doraient ce désordre.</p>
+
+<p>Sur l'un de ces foyers, le profil grassement dessiné de M. Puyoo se
+détachait en noir, ourlé d'une ligne lumineuse. De l'autre personnage,
+éclairé de face, on ne voyait d'abord que ses yeux perçants, une main
+courte et soignée où il appuyait son front. C'était M. Dabitaing,
+secrétaire particulier d'un des vicaires capitulaires. Il y en a deux
+dans ce diocèse qui abrita jadis Jansénius: l'un pour le Pays basque,
+l'autre pour le Béarn. C'est à ceux-ci, en l'absence d'évêque, dont on
+espérait vainement un depuis quatre ans, depuis la mort de S. G. M<sup>gr</sup>
+Cassoubieilh, qu'avaient été délégués les pouvoirs de la crosse.</p>
+
+<p>Après les présentations, et non sans avoir débarrassé un fauteuil pour
+le nouveau venu, M. Puyoo entama le dialogue à sa<a name="page_242" id="page_242"></a> façon, qui était
+directe, sinon sincère, lui-même étant un diplomate du type brutal.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi, mon Père, dit-il, de vous demander des nouvelles de
+votre nouveau pénitent.</p>
+
+<p>Si M. Puyoo avait compté sur cette attaque pour troubler le Jésuite, il
+fut déçu.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez, sans doute, répondit celui-ci, parler de M. Lescaa, à qui
+je viens en effet de rendre visite. M. Emmadelon, son médecin, ne se
+prononce pas encore.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas plus affirmatif, à ce que je vois, mon Père, et plaise
+au Ciel que vous puissiez l'être davantage pour son âme.</p>
+
+<p>&mdash;M. Lescaa a toujours eu le renom d'un homme de bien, fit le Jésuite.</p>
+
+<p>&mdash;De bien, et même de grands biens, s'écria le curé, qui, de ses dents
+inégales, se mit à rire, par âcres éclats. Et, reprit-il d'un ton plus
+sérieux, vous avez sûrement été d'avis avant moi, mon Père, qu'il n'est
+pas du tout indifférent aux mains de qui<a name="page_243" id="page_243"></a> passera une telle fortune, et,
+partant, une telle influence...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que..., insinua le Jésuite.</p>
+
+<p>&mdash;...Desquelles je pourrais vous donner une vue exacte...</p>
+
+<p>&mdash;Si on songe...</p>
+
+<p>&mdash;Justement, si on songe à des Pétrarque...</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, interrompit enfin le P. Nicolle, qui ne voulait pas se laisser
+compromettre, si peu que ce fût, et préférait avoir l'air de se
+méprendre; M. Lescaa est connu pour avoir fait la charité toute sa vie,
+sans attendre que <i>nous</i> la lui prêchions au lit de mort.</p>
+
+<p>Le curé une seconde fois changea de ton, et tout à coup devenu cordial:</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, Père, dit-il. Mais, autre chose: savez-vous que je
+devrais vous faire une scène pour venir, jusque dans ma paroisse, me
+cambrioler de mes pénitents.</p>
+
+<p>&mdash;Le P. Nicolle, reprit M. Dabitaing d'une voix lointaine, se souvient
+de l'Écriture; il vient comme un voleur.<a name="page_244" id="page_244"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ah! qu'il me dépouille le plus qu'il pourra. Les âmes en sont ravies à
+trop bonnes mains, pour m'en plaindre au voleur... ni à personne.</p>
+
+<p>Le Jésuite, soupçonnant à ce coup qu'il s'agissait de M<sup>me</sup> Beaudésyme,
+commença d'ouvrir l'oreille. Mais M. Puyoo se tut, comme s'il en avait
+assez dit.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher ami, intervint le secrétaire, vous feriez mieux d'en venir
+tout de suite à l'objet de notre réunion.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, voici la chose: M. Dabitaing est venu d'avant-garde, si je
+puis dire, m'avertir que M. le Vicaire Général, attendu d'un jour à
+l'autre, comme vous savez, pour la confirmation, a résolu en principe de
+la donner à Saint-Éloi.</p>
+
+<p>&mdash;Il eût été naturel, observa M. Dabitaing, que M. Cassoubieilh étant
+Doyen, et sa paroisse prééminente à Ribamourt, ce fût eux qu'honorât de
+sa visite M. le Vicaire Général. Mais il nous est revenu, et <i>hic jacet
+lepus</i>, que la vie privée de M. le Curé Doyen<a name="page_245" id="page_245"></a> n'était pas exempte de
+suspicions, oh, légères sans doute et mal fondées: mais un prêtre ne
+doit-il pas ressembler à la femme de César, si j'ose me servir d'une
+comparaison profane? Et à la veille peut-être de tant de responsabilités
+nouvelles qui sont près de retomber sur l'Église...</p>
+
+<p>Le P. Nicolle réfléchissait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous me voyez deux fois surpris, dit-il enfin: d'abord de ce que vous
+me dites au sujet du respectable M. Cassoubieilh, en second lieu que
+vous me le disiez.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, pensa M. Dabitaing, il a dit: respectable. L'affaire sera moins
+dure qu'on ne craignait. Et tout haut, il ajouta: Quant au premier
+point, vous ne devez pas encore avoir tout à fait oublié, mon Père,
+qu'il y trois ans une nièce maternelle que M. Cassoubieilh défrayait
+chez lui, fort jolie personne de dix-neuf à vingt ans, disparut <i>ex
+abrupto</i>.</p>
+
+<p>&mdash;N'était-elle pas tout simplement retournée chez son père à Anglet? Et
+d'ailleurs,<a name="page_246" id="page_246"></a> si l'on avait quelque crainte pour ses jours, il n'y a pas
+longtemps qu'elle est venue à Ribamourt voir son oncle, avec son mari,
+M. de Casaduegno.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un Espagnol qu'elle avait connu quand il prenait les eaux ici.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vois là rien d'aggravatif, répartit le Jésuite. Pour être nièce
+de curé-doyen, on n'en a pas moins un c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Un c&oelig;ur! s'écria doucement M. Dabitaing. Et dans un presbytère!
+Mais c'est de la morale d'exégète, cela, mon Révérend Père. Un c&oelig;ur!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai bien dit: un c&oelig;ur. Ces enfants ne pouvaient se voir avec
+décence, à cause, vous l'avez dit, du presbytère. Alors la nièce de M.
+Cassoubieilh est retournée chez son père, à Anglet. Ce jeune homme et
+elle s'y sont mieux connus, se sont mariés. Je les crois heureux. C'est
+tout.</p>
+
+<p>Le curé se pinça les lèvres, et M. Dabitaing, de sa voix lointaine:</p>
+
+<p>&mdash;A propos d'Anglet, demanda-t-il,<a name="page_247" id="page_247"></a> n'est-ce point là que les Filles de
+la Sainte-Famille ont leur maison de retraite?</p>
+
+<p>Le Jésuite eut un tressaillement.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est bien ma s&oelig;ur, riposta-t-il sans ferrailler, qui y est
+malade depuis cinq ans.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce dont je croyais me souvenir. Car vous n'ignorez pas, mon
+Père, que les saintes Filles, dont le Gouvernement a consacré les vertus
+en ne les obligeant pas encore à rentrer dans le Siècle, dépendent de
+l'Ordinaire. C'est ainsi que nous fûmes appelés il y a deux ans environ,
+quand s&oelig;ur Marie de l'Espérance impétra une prorogation de sa
+retraite, qui doit être renouvelée bientôt, je crois.</p>
+
+<p>&mdash;Et tout déplacement, continua le Jésuite avec un peu de chaleur,
+serait la mort pour elle. Je vous demanderai même à ce sujet, monsieur
+le Secrétaire Particulier, toute votre bienveillance.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez compter que nous ferons de notre mieux, répondit
+brièvement M. Dabitaing.<a name="page_248" id="page_248"></a> Mais pour en revenir à l'objet qui nous
+occupe, à tort ou à raison, il y a eu scandale, encore que sur le tard,
+je le confesse, puisque il y a trois mois, tout au plus, que la <i>Corde</i>
+de Toulouse a publié là-dessus son premier entrefilet.</p>
+
+<p>&mdash;Une infamie, murmura le Jésuite, qui presque aussitôt regretta d'avoir
+jugé aussi durement une chose où peut-être ses hôtes n'étaient pas du
+tout étrangers.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, reprit M. Dabitaing; mais, dans ces temps troublés, il
+faut prendre garde aux infamies. Celle-ci a couru tous les journaux, et
+le <i>Conseiller</i> entre autres. Ne vous étonnez pas si nous avons dû, en
+ces circonstances, envisager l'hypothèse d'un déplacement de M.
+Cassoubieilh.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit le P. Nicolle, qui commençait à s'éclairer, le curé de
+Sainte-Marthe est inamovible.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute, mais non pas plus que le Concordat. En
+attendant, nous avons le droit de conseil, et quelques autres<a name="page_249" id="page_249"></a> moyens
+d'insinuation. D'abord, notre but n'est pas de mettre sur le pavé ce bon
+M. Cassoubieilh, qui du reste a des moyens personnels. Et je ne serais
+pas surpris de le voir prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx,
+chanoine même, s'il venait doucement à résipiscence.</p>
+
+<p>&mdash;Il y aura beaucoup à faire pour décider M. Cassoubieilh à quitter une
+cure où il est aimé de tous.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai ici les preuves, répondit le Secrétaire Particulier, en frappant
+de la main sur quelques papiers à côté de lui, que tout le monde n'en
+est pas aussi enchanté que vous dites. Les étrangers en particulier, ce
+troupeau d'âmes élégantes, se sont à plusieurs reprises plaints de le
+trouver... un peu agreste. Et vous savez, peut être, mon Révérend, qu'on
+l'a surnommé le Curé des Pauvres.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'étonne qu'un pareil titre puisse être tenu à blâme.</p>
+
+<p>&mdash;Eh mon Dieu, mon Père, nous ne<a name="page_250" id="page_250"></a> sommes plus au temps des saints; c'est
+d'hommes, plutôt,&mdash;pardonnez-moi cette opinion,&mdash;que nous avons besoin,
+aujourd'hui.</p>
+
+<p>Et il lança à M. Puyoo un regard de réconfort.</p>
+
+<p>&mdash;Certes, accorda celui-ci; mais ce n'en sera pas moins une succession
+bien lourde, à certains égards.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas non plus, reprit M. Dabitaing, s'en exagérer le poids.
+S'il est vrai que le curé... <i>actuel</i> de Sainte-Marthe a rencontré un
+accueil médiocre dans la clientèle étrangère, où il est accusé de
+manquer d'onction, de politesse peut-être,&mdash;j'ajouterai que les vertus
+de miséricorde sont plus essentielles encore dans notre ministère. Or,
+M. Cassoubieilh passe pour vindicatif.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà de l'inattendu, dit le Jésuite.</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, si je consentais à l'être moi-même, aurais-je mieux à faire
+là-dessus qu'à consulter mes propres souvenirs? Car<a name="page_251" id="page_251"></a> j'ai été vicaire,
+autrefois, de M. Cassoubieilh. Et que son caractère m'ait forcé à me
+séparer de lui, cela n'est rien; mais je sais qu'il m'en garde encore
+rancune.</p>
+
+<p>M. Nicolle se rappela soudain une obscure histoire de vicaire, jadis
+renvoyé par le curé de Sainte-Marthe. Il regrettait aujourd'hui de ne
+l'avoir jamais éclaircie.</p>
+
+<p>&mdash;Reste toujours, dit-il, à faire que M. Cassoubieilh quitte la place,
+et que je vous sois à cela de quelque appui, ce qui est, je suppose...</p>
+
+<p>&mdash;<i>Distinguo</i>, interrompit M. Dabitaing d'une voix retenue, tout en
+reculant la lampe qui l'empêchait de bien voir le P. Nicolle. Quant au
+premier point, nous avons ce que j'appelais tout à l'heure les moyens
+d'insinuation. Ces écoles, par exemple, rouvertes sous des couleurs
+laïques par le zèle de M. Cassoubieilh, si nous leur retirons notre
+appui, elles tomberont; et le Gouvernement, au besoin, nous y aiderait.
+D'autre part, à défaut d'autorité directe sur lui&mdash;et<a name="page_252" id="page_252"></a> d'une occasion de
+discipline que nul ne peut assurer qu'il ne nous donnera pas&mdash;nous avons
+la main sur ses vicaires, qu'il nous faudra, dans leur intérêt même,
+changer souvent, au risque de lui rendre son ministère plus que pénible
+par l'accroissement du labeur, comme aussi par la présence de
+subordonnés peu sympathiques dont il se croirait sans cesse épié. Et
+enfin, rien ne prouve que nous ne serons pas obligés, au sujet de cette
+nièce dont il fut tout à l'heure question, d'ouvrir une enquête, dont le
+moindre écho serait fâcheux pour M. le Curé-Doyen.</p>
+
+<p>Et, satisfait d'avoir rejeté sur la Préfecture les desseins de l'Évêché,
+il conclut sur un ton plus sec:</p>
+
+<p>&mdash;Ne soyez pas étonné, mon Père, de tant de jours que je vous ouvre d'un
+coup. Le fait est qu'il y a longtemps que nous débattons de ces choses à
+l'Évêché, où nous espérions bien de n'être pas acculés à en décider
+<i>sponte nostra</i>. Mais ce gouvernement démoniaque,<a name="page_253" id="page_253"></a> et qui cherche à
+priver l'Église de ses organes vitaux, nous de notre pasteur
+légitime&mdash;<i>custodes sine custodem</i>&mdash;...nous voilà, grâce à ces suppôts
+du Satan maçonnique, poussés dans l'impasse, au bord du fossé où
+l'Ennemi se plaît&mdash;<i>abyssus abyssum</i>.</p>
+
+<p>M. Dabitaing, qui nourrissait tous ses discours à bribes de latin,
+marquait à l'occasion, en ne les traduisant pas, qu'on était entre
+ecclésiastiques et entre pairs, à son jugement. Après cet essor oratoire
+qu'il venait de fournir, il respira un peu et reprit, plus modérément:</p>
+
+<p>&mdash;Ou plutôt, c'est M. Cassoubieilh qu'on pousse, et qui ne s'en aperçoit
+pas. Un ami sincère qui lui représenterait tout ceci, et obtiendrait
+qu'il se désistât, lui rendrait service.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez espéré, monsieur le Secrétaire, que cet ami, ce serait
+moi?</p>
+
+<p>&mdash;En aucune façon, comme vous allez comprendre, et c'est là le second
+point. Non,<a name="page_254" id="page_254"></a> les services que vous pouvez rendre à M. Puyoo sont d'un
+ordre plus élevé; et j'y arrive, le terrain étant en partie déblayé. Je
+suis venu ici, comme vous vous en rendez compte, pour faire une première
+enquête au sujet du changement qui nous occupe. M. le Vicaire est décidé
+à l'obtenir de M. Cassoubieilh. Mais, s'il est prévenu contre celui-ci,
+on ne peut dire d'autre part qu'il le soit beaucoup en faveur de M.
+Puyoo ou de ses idées. Sa résolution dernière il ne la prendra qu'à
+Ribamourt, et je sais qu'il compte beaucoup sur votre impartialité pour
+éclairer sa religion. Il vous appartenait donc, au profit du bien
+général, de l'incliner vers un ami de notre hôte, voilà tout, dont on
+vous dira le nom, si vous le désirez, et que vous serez le premier,
+alors, à juger tout à fait digne de votre appui.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, messieurs, dit le Jésuite, vous n'oubliez qu'une chose en
+tout ceci: c'est que je suis avec M. Cassoubieilh dans les meilleurs
+termes, et que je ne saurais<a name="page_255" id="page_255"></a> faire contre lui ce qu'il ne ferait pas
+contre moi.</p>
+
+<p>M. Puyoo pouffa, grossièrement. On voyait parfois chez lui ressortir la
+couturière.</p>
+
+<p>&mdash;Nous y sommes, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Révérend, voulez-vous lire ceci, reprit le Secrétaire en lui
+tendant une lettre ouverte. M. le Vicaire m'a expressément donné ordre
+de vous la communiquer.</p>
+
+<p>Le P. Nicolle lut ce qui suit: «D. G.</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p><span style="margin-left: 2em;">«Monsieur le Vicaire,</span></p>
+
+<p>»Je ne suis pas, comme trop, peut-être, de mes collègues, un familier de
+la dénonciation. Excusez-moi donc si je vais droit au but.</p>
+
+<p>»Quand la Société de Jésus jugea opportun de paraître se dissoudre, en
+France, c'est à Ribamourt que le R. P. Nicolle vint chercher un abri. Il
+me demanda à cette époque l'usage d'un confessionnal dans l'église
+Sainte-Marthe, dont je suis le titulaire indigne, me laissant entendre
+qu'il<a name="page_256" id="page_256"></a> craignait de se rouiller en interrompant un trop long temps
+l'exercice de son ministère; mais qu'à part cela il ne se livrerait
+point dans ma paroisse à cette chasse au pénitent, et surtout à la
+pénitente, qui rend le voisinage des bons Pères si pénible parfois au
+clergé séculier, qu'occupent de multiples devoirs en dehors de la seule
+confession.</p>
+
+<p>»Tout d'abord, la conduite du P. Nicolle fut discrète en effet, et je
+n'aurais eu qu'à me louer de sa présence, s'il n'était tombé peu à peu
+où je craignais. Peu à peu, en effet, par des moyens sur lesquels je ne
+veux point m'étendre, son confessionnal fut assailli par les pénitentes
+de tout ordre, dont sa réserve apparente, le dédain même qu'il en
+feignait de faire, ne faisait qu'exciter l'ardeur. Du reste, le P.
+Nicolle ne laisse pas d'aller dans le monde, assiste à des
+garden-parties, à des lawn-tennis, à des thés et autres divertissements
+profanes où il lui est facile de pêcher à l'âme. Dernièrement, portant
+ses man&oelig;uvres au comble, il est parvenu à<a name="page_257" id="page_257"></a> détacher de ma tutelle
+religieuse une des dames les plus considérables et les plus considérées
+de Ribamourt, aussi distinguée par son intelligence, et dit-on par sa
+beauté, qu'elle l'était naguère encore par sa dévotion éclairée.</p>
+
+<p>»Certes, je n'en aurais rien dit, Monsieur le Vicaire, si cette sainte
+et lointaine liaison, qui seule doit exister entre le confesseur et la
+pêcheresse, n'était, je le crains, près de se transformer entre eux, et
+peut-être sans qu'ils le sachent eux-mêmes. Avant que le mal ne devienne
+plus profond et ne tourne au scandale, comme on l'a, paraît-il, redouté,
+à plusieurs reprises, du même prêtre, je ne crois pas sortir de
+l'humilité qui me convient à tant d'égards, en vous faisant observer,
+monsieur le Vicaire, qu'il vous appartient d'user de votre haute
+influence auprès du R. P. Provincial afin qu'il impose au P. Nicolle un
+changement de résidence, qui serait, j'ose le dire, un grand soulagement
+pour moi, comme pour<a name="page_258" id="page_258"></a> ma paroisse, inquiète et désorientée de ses plus
+naturelles déférences.</p>
+
+<p>»J'ajouterai qu'il règne, malgré des apparences de froideur, une
+intimité singulière entre cet ecclésiastique et le desservant de
+Saint-Éloi-des-Mines, M. Puyoo, dont les opinions socialistes et, pis
+que cela, philosophiques, ne sont inconnues de personne dans le diocèse,
+et s'étaient déjà si bien fait jour, au Grand Séminaire, qu'il n'y put
+continuer à professer. Son Patronage des Conférences du Dimanche, où M.
+Puyoo ne prêche pas moins qu'un calvinisme, voire même qu'un
+socinianisme assez découverts, a déjà, j'en suis sûr, éveillé les justes
+méfiances de l'Évêché.</p>
+
+<p>»En attendant la solution que j'attends de votre esprit de justice bien
+connu, je suis, monsieur le Vicaire, etc., etc.</p>
+
+<p class="r">»C<small>ASSOUBIEILH</small>, <i>prêtre</i>,<br />
+»<i>curé de Sainte-Marthe, à Ribamourt</i>».<br />
+</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>&mdash;M. Cassoubieilh est fou, observa le<a name="page_259" id="page_259"></a> P. Nicolle. Il ne sait donc rien
+des personnages qu'il attaque, ni de leurs liaisons.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, mon Père, reprit M. Puyoo, qu'il vous faudra changer votre
+gratitude en miséricorde. Quant à moi, ne pensez pas non plus que
+j'apporte à tout ceci de la rancune, ou une basse ambition. Mais
+laissez-moi vous découvrir à fond tout ce que je prétends: mon apologie
+viendra ensuite. Vous êtes un peu indigné contre moi, je le sens, et ne
+vous demande que de ne pas vous prononcer d'avance. J'ai toujours désiré
+de compter M. Lescaa parmi mes ouailles effectives. Le malheur est que
+l'Onagre ne cacha jamais assez une espèce d'éloignement que je lui
+inspire, pour me laisser quelque espoir. J'en avais si peu que je
+n'hésitai pas à le contrecarrer au Conseil des Part-prenants et
+n'éprouvai que peu de jalousie quand je connus votre liaison. Elle date
+déjà, si je ne me trompe; et M. Lescaa serait allé, l'année dernière,
+deux ou trois fois chez vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, dit le Jésuite.<a name="page_260" id="page_260"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous-même l'avez visité, voilà six mois, à plusieurs reprises, chez
+M<sup>me</sup> de Charite, où vos tête-à-tête ont été remarqués.</p>
+
+<p>Le P. Nicolle ne put s'empêcher de sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle police! remarqua-t-il. Et l'on nous accuse.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais donc pu, continua le curé, vous entreprendre bien plus tôt.
+Mais rien n'était assuré encore de M. Lescaa qui, vous le savez, a été
+jadis libéral, c'est-à-dire irreligieux. C'eût été me faire un confident
+inutile. Hier enfin, j'appris (peu importe comment) que vous étiez
+appelé auprès de lui: c'est pourquoi je vous ai demandé une entrevue. Je
+suis assuré de votre grande influence sur M. Lescaa, et, pour tout dire
+d'un coup, voici ce que je désire que vous obteniez de lui...</p>
+
+<p>M. Puyoo s'interrompit un instant, étonné peut-être lui-même de ce qu'il
+allait dire, et soudain sautant le pas:<a name="page_261" id="page_261"></a></p>
+
+<p>&mdash;Il <i>faudrait</i>, acheva-t-il très vite, d'abord que l'Onagre écrive, en
+faveur de mon ami, aux Cultes, où il a des influences; et enfin... qu'il
+nous lègue un million&mdash;ou un peu plus&mdash;pour fonder une caisse de
+politique sociale.</p>
+
+<p>Le P. Nicolle jeta sur M. Puyoo les mêmes yeux dont on regarde un fou,
+mais, de son lointain fauteuil, le sous-secrétaire assura avec douceur:</p>
+
+<p>&mdash;Tout ceci est fort sérieux.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, répondit le Jésuite, dispensez-moi de continuer un débat
+inutile. Mais je me croirais, à la longue, dans un roman-feuilleton: les
+<i>Captations de Loyola</i>... ou la <i>Résurrection de Rodin</i>...</p>
+
+<p>M. Puyoo eut un geste déprécatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, dit-il; un moment encore, et puis vous raillerez tout
+votre saoûl. Cette somme vous paraît immense, mais la fortune de M.
+Lescaa ne l'est-elle pas? Croyez qu'elle dépasse vingt millions, trente
+peut-être. Cela n'est point connu, ni<a name="page_262" id="page_262"></a> que, voilà deux ou trois ans, M.
+Lescaa a presque triplé son bien par des affaires de pétrole&mdash;dont le
+sieur Etchepalao a su profiter à la queue.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le curé, vous me ferez tourner la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, je la connais. Elle braverait Galilée lui-même. Elle me donnera
+raison malgré vous.</p>
+
+<p>D'un air résigné, le Jésuite décroisa ses longues jambes.</p>
+
+<p>&mdash;Il est clair, reprit le curé de Sainte-Marthe, que si j'avais la
+grossière ambition d'être député à mon seul bénéfice, il serait inutile
+que je vous dérange. Mais ne me jugez pas d'après cette réputation de
+«roublard» que je traîne après moi, et le grand malheur de
+n'être&mdash;fut-ce aussi peu que rien&mdash;de n'être pas «<i>né</i>». Ce que je
+traînerai surtout toute ma vie après moi, c'est mon air et mes manières,
+comme un manteau sale. Mais n'importe; et vous admettez, sans doute, mon
+Père, que l'Église, ou plus sim<a name="page_263" id="page_263"></a>plement le Clergé, a droit à une plus
+grande place qu'on ne nous en laisse dans les Conseils de la nation?</p>
+
+<p>&mdash;Nous l'admettons tous, reconnut le Jésuite, et M. Dabitaing plus
+mollement:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, sans doute, dit-il. C'est le véritable idéal républicain.</p>
+
+<p>&mdash;Or, les conservateurs laïques que nous ferions élire, une fois au
+pouvoir, ne délieraient pas une seule des lois qui nous étranglent. J'en
+conclus que le Clergé doit mettre la main à la pâte, et les curés, comme
+on disait en 89, entrer eux-mêmes à la Chambre. Je tâcherai, aux
+élections prochaines, d'en pousser un: c'est moi. A chacun sa tâche et
+son canton. Et si je sacrifie peut-être à ce siège l'espoir d'un siège
+plus haut, au moins faut-il que M. Cassoubieilh nous laisse la place. Sa
+succession entre les mains d'une personne sûre et sachant manier
+l'électeur, de mon ami, enfin, c'est la moitié du succès pour moi. Et
+son impunité me répond de son zèle: ne sera-t-il <a name="page_264" id="page_264"></a>pas inamovible? En cas
+de séparation, il le sera encore vis-à-vis de l'Évêché.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous êtes en train de nous démontrer qu'on n'est jamais
+inamovible, remarqua le P. Nicolle.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami n'est pas M. Cassoubieilh. Et en tout cas, si sa cure soutient
+mon élection, le réciproque n'est pas moins vrai. En cela, l'appui de M.
+Lescaa aux Cultes, et le vôtre, auprès de M. le Vicaire, me seront d'un
+puissant secours. Y puis-je compter?</p>
+
+<p>&mdash;C'est aller un peu vite, dit le Jésuite.</p>
+
+<p>&mdash;Suffit que vous ne disiez plus non, absolument. Je passe au terrible
+million... million et demi, qui serait le noyau d'un fonds politique,
+dont on ne toucherait que les revenus. L'argent, dont notre parti&mdash;les
+trois quarts de la France&mdash;ne manque point, mais ne dépense pas, est si
+essentiel que nos adversaires sont en train de créer, grâce à leurs
+comités pseudo-commerciaux ou autres, une caisse de réserve qui finira
+par les mettre hors d'atteinte.<a name="page_265" id="page_265"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas non, en théorie, répondit le P. Nicolle; mais, à part
+même ce qu'on pourrait appeler votre mégalomanie financière, vous
+reconnaissez, n'est-ce-pas, que M. Lescaa ne vous aime pas exagérément?</p>
+
+<p>&mdash;Il ne peut pas me souffrir! Mais, mon Père, ne lui parlez pas de moi,
+ou peu. Que l'argent soit entre vos mains et de deux ou trois personnes
+sûres, M. Dessoucazeaux, M. de Ribes ou autres..., je suis assuré de
+votre appui, comme de la somme nécessaire à mon élection. Et moi à la
+Chambre, c'est alors que commencera votre véritable besogne à Ribamourt:
+direction des âmes, qu'on ne vous disputera plus; des Part-prenants, mal
+pensants, que j'ai déjà un peu mis en branle; mon Patronage, enfin,
+devenu le vôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est ma part, dit le Jésuite.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Père, c'est votre part de travail et de déboires. Est-ce donc pour
+nous que nous travaillons? M. Dabitaing a paru tout à l'heure essayer
+sur vous&mdash;qu'il me pardonne de<a name="page_266" id="page_266"></a> le dire&mdash;un marchandage où je ne le
+suivrai point. Autant qu'il tiendra à moi, mon Père, et quelque parti
+que vous choisissiez, personne ne sera inquiété qui vous touche. Et je
+vous dis simplement: travaillons ensemble, chacun dans son champ,
+travaillons à rétablir l'esprit de l'Église, et son antique pouvoir. La
+Société nous échappe ainsi qu'à ses véritables lois. Mêlons-nous à ses
+travaux; forçons-la de nous entendre. Elle se dérobe, elle doute;
+contraignons-la d'être persuadée.</p>
+
+<p>M. Puyoo se tut.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être, dit enfin le Jésuite; et le pouvoir, c'est bien quelque
+chose. Mais votre triomphe ne fut jamais plus loin. Que serait-il
+d'ailleurs, sans les c&oelig;urs et les consciences? Et ne sommes-nous
+point semblables à des enfants qui, ayant perdu la clef d'une horloge,
+sont contents d'en faire marcher les aiguilles avec le doigt?</p>
+
+<p>Sur ces mots, l'entretien prit fin, laissant le Jésuite irrésolu.<a name="page_267" id="page_267"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_VIII" id="CHAPITRE_VIII"></a>CHAPITRE VIII<br /><br />
+L'APPARTEMENT CONJUGAL</h3>
+
+<p>La maladie de M. Lescaa, qui, de quelque temps n'empira point, laissa
+mûrir toutes les cabales autour de ses biens.</p>
+
+<p>Le juge de paix fut celui qui laissa voir le plus d'ardeur. Dès que le
+danger fut connu, il quémanda de son cousin une réconciliation qui ne
+lui fut pas refusée. Mais il revint de sa visite assez perplexe. Ainsi
+qu'il le conta à sa femme, dans la cuisine, sous les jambons pendus,
+tandis qu'elle lui faisait échanger son costume de cérémonie contre un
+pantalon et un veston rapiécés,<a name="page_268" id="page_268"></a> devenus verts, l'Onagre, pour toute
+politesse, l'avait averti qu'ayant reçu à compte de Firmin de Mesplède,
+une reconnaissance de lui, Pétrarque, exigible depuis plusieurs années,
+il la ferait présenter, au jour qui lui conviendrait à partir du 15 de
+novembre prochain, pour qu'il en payât les intérêts avec le principal.
+Pétrarque, qui comptait d'éviter ces débours en invoquant la
+prescription, avait demandé un renouvellement dans l'espoir que son
+cousin serait mort d'ici là, et qu'on n'oserait plus tard, non plus que
+Firmin, le poursuivre. Il l'avait trouvé faible, mais inébranlable en
+ses vouloirs. La lente poursuite qu'on avait faite des émeutiers
+l'indignait au point que, de son lit, il s'occupait à la pousser, contre
+ceux-là surtout qui avaient frappé Firmin après sa blessure, et c'est en
+vain que le curé de Saint-Éloi avait intercédé auprès de lui en faveur
+des coupables, qu'en effet tout le monde semblait s'entendre à laisser
+en paix.&mdash;Pour lui mettre, ajouta le juge de paix,<a name="page_269" id="page_269"></a> un baume sur ce
+petit trou qu'il a eu dans les côtes, Diodore lui a donné quittance (sur
+notre dos) de toute sa dette, qui était grosse. Il n'en a pris que cette
+créance, qu'il me ressert aujourd'hui, comme si c'était à nous de payer
+ses générosités.</p>
+
+<p>&mdash;L'embêtant, observa M<sup>me</sup> Lescaa, c'est que tu le dois, cet
+argent&mdash;et signé, tu as.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pas à lui que je le dois, c'est à cet imbécile de Firmin, qui
+n'osait même pas me poursuivre. Et l'embêtant, dans la vie, vois-tu, ça
+n'est pas de devoir, c'est de payer.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à cela, ce n'est pas moi qui te ferai le non.</p>
+
+<p>Comme s'il ne devait jamais être question que d'argent chez l'Onagre, le
+notaire y fut appelé quelques jours après. La nouvelle en courait déjà
+dans Ribamourt que M. Beaudésyme n'était pas encore averti. Quand il se
+mit en route, avec sa serviette, les gens se disaient sur le pas des
+portes:</p>
+
+<p>&mdash;Il va chez Lescaa pour le testament.</p>
+
+<p>Et ils saluaient.<a name="page_270" id="page_270"></a></p>
+
+<p>Le notaire resta longtemps auprès de M. Lescaa. En le quittant, il avait
+cet air d'importance commun aux gens chargés des sacrements civils qui
+donnent à la richesse ses formes rituelles. Au café, à table, il parla
+de toute autre chose, comme un homme qui porte un secret; et il ne
+voulut en rien dire à sa femme, même quand ils se mirent au lit. Tout de
+suite, d'ailleurs, il s'endormit; mais non pas elle.</p>
+
+<p>C'était le même appartement, la même couche où Vitalis et sa belle
+cousine avaient aimé naguère, jusqu'à se croire anéantir; et connu,
+après les enchantements de se confondre, l'amertume de se dédoubler.
+Mais ce n'était plus Vitalis, ce ne serait jamais plus lui. Quand même
+il y voudrait de nouveau abandonner sa mince nudité aux impérieuses
+tendresses de Basilida, ne l'a-t-elle pas, aux pieds du P. Nicolle, pour
+toujours renoncé, celui qu'elle aime encore, et de quelle fureur cachée.
+C'est un autre qui est à côté d'elle, un autre, grand et velu.<a name="page_271" id="page_271"></a></p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Beaudésyme contemplait son rouge mari sous la veilleuse.
+L'avait-il jamais aimée? Elle était incapable de s'en souvenir. Elle, du
+moins, n'y répugnait pas au temps de leurs noces. Tandis qu'aujourd'hui,
+était-elle sûre seulement de l'estimer? Mais elle aurait voulu savoir ce
+qu'il pensait d'elle, de Vitalis, et ce qu'il savait. Cette tête aux
+yeux clos, où il y avait une part de sa destinée, lui apparut tout à
+coup pleine de mystère, et comme l'image de cet équivoque aveuglement
+qu'il opposait à ses trahisons. Quels vices, quels louches calculs,
+quelle terreur d'un honteux avenir dormaient sous ce crâne immobile?
+Était-ce vrai, comme elle le craignait, comme on avait tâché aussi à lui
+faire entendre, qu'il avait dilapidé ses biens à elle, et peut-être
+d'autres dépôts plus sacrés&mdash;et pour cela qu'au réveil non plus il ne
+voulait pas voir?</p>
+
+<p>Là reposaient aussi d'autres secrets que M<sup>me</sup> Beaudésyme voulait à
+tout prix surprendre. Ce testament, pour lequel son mari<a name="page_272" id="page_272"></a> avait été
+appelé auprès de M. Lescaa, Vitalis y était-il bien traité; et, sinon,
+ne serait-on pas à temps encore d'obtenir mieux? Mais il fallait savoir
+d'abord; et comment faire parler le notaire? Du jour où elle avait été
+sûre d'aimer ailleurs, Basilida avait réduit à presque rien l'intimité
+conjugale. Elle ne pouvait guère,&mdash;tant c'était peu l'usage du
+pays&mdash;refuser à M. Beaudésyme l'entrée de son lit, où peut-être lui-même
+ne s'imposait que par une sournoise vengeance, ayant du reste sa chambre
+à part. Mais s'il désirait davantage, c'est un plaisir tellement glacé
+qu'elle lui laissait prendre que de plus en plus il s'en déshabituait.</p>
+
+<p>Aujourd'hui encore, Basilida se tenait dans la ruelle, assez loin de lui
+pour qu'on pût mettre un sabre entre eux. Mais elle savait que son
+corps, pour tout cela, n'était point devenu indifférent à ce faune, dont
+elle sentait, tout près d'elle, le poil. Il fallait qu'il parlât,
+pourtant; son parti en était pris.</p>
+
+<p>Ligne à ligne, avec lenteur, elle se rapprocha,<a name="page_273" id="page_273"></a> glissa en quelque sorte
+hors de sa chemise, et une fois tout près de son mari, lui fit éprouver
+soudain le fardeau superbe de sa jambe. M. Beaudésyme gémit, sortit de
+son sommeil, et sa main velue se promena sur cette splendeur dure et
+sinueuse.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, qu'y a-t-il, demanda la jeune femme en ayant l'air de se
+réveiller.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est toi qui m'as éveillé, dit le notaire. Alors... je causais.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pour vous rattraper de votre silence de ce soir, répartit
+Basilida, qui feignit de vouloir se rendormir. Son mari ne parut point
+enclin à lâcher prise.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi, dit la jeune femme, mais sans dureté. Je n'aime pas les
+faiseurs de mystère.</p>
+
+<p>Et, comme afin de le repousser, elle laissa son bras, jailli hors d'une
+manche flottante, tomber sur l'épaule de son mari.</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça, tu es donc nue?</p>
+
+<p>Avec un geste effarouché, elle se voila de tout son linge. Les doigts de
+M. Beaudé<a name="page_274" id="page_274"></a>syme la devinaient encore, mais ne la touchaient plus.</p>
+
+<p>&mdash;Lida...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Ça t'a fâchée de ne pas savoir le testament de Lescaa?</p>
+
+<p>La jeune femme garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Tu comprends: il y a le secret professionnel d'abord; et puis...
+devant les domestiques...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne te pose pas de questions, répondit M<sup>me</sup> Beaudésyme, qui, ayant
+regagné sa place de ruelle, s'y tenait rigide et jointe.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! écoute, reprit l'époux, après avoir vainement tâché de
+reprendre prise. Si je te raconte...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je ne demande rien.</p>
+
+<p>&mdash;Dormons, alors.</p>
+
+<p>Et il se retourna. Cela ne faisait point l'affaire de la jeune femme,
+qui demeura un instant immobile, puis reprit son manège.</p>
+
+<p>&mdash;A la fin, c'est insupportable, grogna le<a name="page_275" id="page_275"></a> notaire, qui cette fois
+étreignit sa femme tout de bon.</p>
+
+<p>&mdash;Non, Alexandre, non... ne me touche pas. Tu gardes tes secrets, moi
+les miens.</p>
+
+<p>Et Basilida, en guise de commentaire, croisa ses beaux genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est toi qui m'interromps toujours. Veux-tu écouter?</p>
+
+<p>&mdash;Écouter quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Le testament donc!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! parle, fit-elle d'une voix résignée. Puisque tu y tiens.</p>
+
+<p>M. Beaudésyme avala la moitié d'un juron.</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, tu voudrais savoir si Vitalis hérite.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon cousin, répliqua-t-elle froidement. Mais vous n'avez jamais
+pris mes parents pour les vôtres.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, oui, il hérite. Es-tu contente?</p>
+
+<p>Sans dissimuler sa raillerie, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Ou plutôt&mdash;ça va te réjouir plus encore&mdash;c'est Guiche et lui qui
+héritent... à condition... de se marier ensemble.<a name="page_276" id="page_276"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit la jeune femme, du ton dont elle eût gémi.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne devineras jamais qui a inventé cette combinaison (je le tiens de
+l'Onagre lui-même). C'est le P. Nicolle.</p>
+
+<p>Elle l'avait deviné déjà. Qui donc, autre que le Jésuite, aurait su,
+d'un même coup, l'arracher, elle, à son péché, en même temps que
+préparer au périlleux avenir de Guiche l'appui d'un époux riche et
+qu'elle aimât?</p>
+
+<p>&mdash;Hein, continua M. Beaudésyme: un beau ménage à l'horizon. Sabine
+heureuse, Vitalis aussi. Et dix millions&mdash;une paille&mdash;qui leur tombent
+de la lune.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, on dirait la fin d'un roman, répondit Basilida d'une voix un peu
+creuse.</p>
+
+<p>&mdash;D'ailleurs ce Jésuite a fait de Lescaa à sa fantaisie; et obtenu même
+de lui la forte somme, la très forte somme&mdash;pour une caisse électorale
+qui soutiendra les catholiques, bien entendu, et le parti du curé de
+Saint-Éloi, qu'il aimait si peu.<a name="page_277" id="page_277"></a></p>
+
+<p>&mdash;Lui qui disait toujours qu'il laisserait sa fortune à ses héritiers
+naturels.</p>
+
+<p>&mdash;Pour M<sup>lle</sup> de Charite, au moins, il n'a pas menti, je crois. Mais
+quelqu'un qui fera une figure, le moment venu, c'est Pétrarque. Tu te
+rappelles que son beau-père Pedreguilhem a fait une belle banqueroute,
+et que le juge de paix, qui est riche pour sa part, n'a rien voulu
+savoir de reverser à l'actif la dot de sa tendre moitié. Lescaa, qui ne
+l'aimait pas décidément, a pris soin de racheter&mdash;oh, pas cher&mdash;tout un
+paquet de créances sur Pedreguilhem. Ça représente en papier plus de
+60.000 francs, sans compter une créance de Pétrarque lui-même, 8 à 9.000
+francs, rachetée à Firmin de Mesplède, et qu'il eut la sottise de
+renouveler, quoique périmée, pour ne pas refuser l'Onagre. Et celui-ci
+m'a gravement dicté: «Je laisse à Pétrarque, etc..., la somme de
+soixante et quelques mille francs, en tant qu'elle est représentée par,
+etc.....»; suit l'énumération de tous ces papiers... inévaluables.<a name="page_278" id="page_278"></a> J'en
+ai eu pour une heure à les détailler.</p>
+
+<p>Basilida ne put s'empêcher de rire, à prévoir la fureur de M. Pétrarque
+Lescaa, et l'accueil que lui ferait sa femme. Car ils passaient, à la
+moindre déception d'argent, pour se battre, dans leur cuisine, devant la
+servante épouvantée.</p>
+
+<p>&mdash;Le plus beau, reprit M. Beaudésyme, c'est qu'il lui faudra acquitter
+les droits de 69.000 francs, ou alors refuser le legs, et, dans ce cas,
+acquitter son propre billet, qui lui sera présenté, comme tu penses, par
+la succession&mdash;sans compter ce qui lui arriverait, si sa femme mourait
+avant le Pedreguilhem. Car ils ne sont pas en communauté. Alors... mais
+ça serait un peu long à te faire entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Et à toi, Alexandre, qu'a-t-il laissé, demanda-t-elle pour se
+débarrasser de ses mains et de son désir, qu'elle sentait encore une
+fois rôder autour de son corps.</p>
+
+<p>Il devint sérieux tout à coup.<a name="page_279" id="page_279"></a></p>
+
+<p>&mdash;A moi, dit-il brutalement: la peau.</p>
+
+<p>&mdash;Ça n'est pas possible.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, c'est tout comme. Il m'a traité comme Victorine Lahourque: cent
+mille francs, et pas un fifre avec.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est beaucoup, mon ami. C'est la moitié de ce que je t'ai porté.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais je lui en dois trois fois autant pour des spéculations
+idiotes. Que la succession me les réclame, comme c'est sûr qu'elle fera,
+je suis f.....</p>
+
+<p>&mdash;Quand même, dit Basilida, il vous reste ma dot.</p>
+
+<p>Le notaire sifflota, pour toute réponse. Peut-être cherchait-il ses
+mots.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a qu'un moyen, grommela-t-il enfin; et je compte un peu sur
+vous...</p>
+
+<p>&mdash;Sur moi, s'exclama la jeune femme, déjà prête à se cabrer.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sur vous et votre influence auprès de Vitalis... votre cousin. Il
+s'agit, en deux mots, de l'envoyer à l'Onagre.<a name="page_280" id="page_280"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous plaisantez, je pense, dit-elle froidement.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne plaisante pas. Le <i>de cujus</i> a répondu, quand je lui ai parlé de
+ma dette (il le fallait bien), qu'il hésitait à diminuer encore son
+héritage d'une somme aussi forte. Et il a ajouté, avec une espèce
+d'&oelig;il féroce qu'il a cligné sur moi, comme s'il savait des tas de
+choses,&mdash;de choses que je ne sais pas, qu'il consulterait Vitalis
+là-dessus, ou bien lui ferait tenir les créances pour en décider à sa
+guise. Toujours est-il qu'elles ne sont pas inventoriées.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien ma chère Lida, c'est à vous de préparer&mdash;j'allais dire de
+cuisiner&mdash;ce jeune homme. J'ai toujours pensé, ajouta-t-il avec un
+demi-ricanement, que vous n'aviez rien, l'un et l'autre, à vous
+refuser.....</p>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends pas.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, entre cousins..... Et préférez-vous que j'aille taper Monsieur
+votre père, à la faveur de quelques explications?<a name="page_281" id="page_281"></a></p>
+
+<p>Basilida se figura soudain son père, sa médiocre fortune, ces fragiles
+jours qu'il achevait de vivre à Pau. Son parti fut pris. Et l'infamie
+n'en restait-elle pas toute à M. Beaudésyme?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, si j'accepte d'avoir recours à Vitalis, vous n'exigerez sans
+doute pas d'être en tiers dans le dialogue?</p>
+
+<p>&mdash;Histoire d'éclairer votre..... religion? Non, merci, c'est inutile. Je
+ne suis pas de la famille, moi.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être même, ajouta-t-elle, comme pour lui rembourser ce cynisme
+qu'il lui avait fait voir, qu'elle ne lui connaissait pas
+encore,&mdash;peut-être pourrais-je voir mon cousin un après-midi que vous
+seriez à la chasse: nous aurions les coudées plus franches.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère amie, vous avez une façon bien à vous de dédorer la pilule.
+Néanmoins, je reçois avec joie ce jour de vacances. Après demain, tout
+juste, il y a réunion à Nyxe..... <i>C'est loin, Nyxe, comme<a name="page_282" id="page_282"></a> vous savez</i>,
+acheva-t-il en accentuant ces dernières paroles.</p>
+
+<p>&mdash;Va pour après-demain.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, puisque nous sommes d'accord, Lili, embrassons-nous, reprit
+le notaire, dont les mains voulurent reprendre prise. Mais Basilida se
+recula tout au bord du lit, avec un dégoût qu'elle ne dissimula point.</p>
+
+<p>&mdash;Ne me troublez pas, dit-elle. Je suis en train de rêver à notre
+entrevue d'après-demain.</p>
+
+<p>Ces calculs étaient inutiles. Aux premières ouvertures, le surlendemain,
+qu'en fit, rouge déjà de honte, Basilida, Vitalis l'interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, ne m'en dites pas davantage. Mon parrain m'en a parlé hier,
+et j'ai brûlé toutes ces paperasses devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez un baiser pour cela, petit cousin,..... le dernier.</p>
+
+<p>&mdash;Le dernier, Lida?</p>
+
+<p>&mdash;Tenez-vous sage, Vitalis. J'ai fait ma paix avec le Bon Dieu, la vôtre
+avec Sabine. Elle vous aime, j'en suis sûre aujourd'hui.<a name="page_283" id="page_283"></a> Dites-lui de
+ma part que j'en suis heureuse.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si on me la refuse?</p>
+
+<p>&mdash;Le testament de M. Lescaa vous ôtera de doute: vous l'épouserez,
+Vitalis; et il fera soleil. Ce jour-là, je veux l'habiller moi-même,
+Vitalis, et la parer pour vous. Le soir, en défaisant ce que j'aurai
+noué, en entr'ouvrant ce que j'aurai clos, si vous pensez à moi, que ce
+soit pour oublier.</p>
+
+<p>Basilida inclina son front, baissa la tête. Elle était un peu pâle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est aujourd'hui qui est amer, dit Vitalis, à qui la mélancolie
+donnait du c&oelig;ur, c'est de songer qu'on se quitte. Est-ce vraiment
+Dieu qui vous appelle, Lida, et pensez-vous à notre passé déjà long?</p>
+
+<p>&mdash;Déjà trop long, murmura-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Que de fois nous nous sommes embrassés dans cette chambre même; que de
+choses nous nous y sommes dites, doucement.</p>
+
+<p>&mdash;Que de choses durement.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux plus me souvenir que des autres, de celles qu'on n'ose dire
+qu'un peu<a name="page_284" id="page_284"></a> bas, au crépuscule, quand on commence à ne plus se
+voir,&mdash;comme maintenant, Lida. Dites-moi que vous regrettez, non pas les
+minutes heureuses, mais les autres, celles qui valent mieux que le
+bonheur.</p>
+
+<p>Elle était debout au pied de son lit. Cet amant aujourd'hui si tendre
+qu'il lui semblait ne l'avoir jamais connu, la tenait embrassée, en lui
+parlant à demi-voix. Et déjà sa gorge battait plus vite.....</p>
+
+<p>Soudain on entendit quelqu'un qui courait dans le corridor. Et ce fut
+Detzine, encore, qui frappa.</p>
+
+<p>&mdash;M. Lescaa, dit-elle, vient de mourir.<a name="page_285" id="page_285"></a></p>
+
+<h3><a name="CHAPITRE_IX" id="CHAPITRE_IX"></a>CHAPITRE IX<br /><br />
+L'INVOCATION A VÉNUS</h3>
+
+<p>A Ribamourt les enterrements sont une espèce de réjouissances. Pour si
+peu de chose que fût, de son vivant, le mort, la ville entière se réunit
+autour de lui, l'accompagne, le commente, jusqu'aux suprêmes pelletées.</p>
+
+<p>Il était rare qu'on en eût quelqu'un à mettre en terre d'aussi notable
+que M. Diodore Lescaa. Cela ne s'était point vu depuis S. G. l'évêque
+Cassoubieilh, et ses obsèques, pourtant, n'appelèrent pas le concours
+qu'on aurait cru. C'est que les rancunes, les haines même qu'il avait
+fait naître et que seule<a name="page_286" id="page_286"></a> avait assoupies la terreur, au lendemain de
+l'émeute, se réveillaient déjà, plus vives pour avoir été contenues.</p>
+
+<p>&mdash;Le petit peuple n'a pas donné, observa M. Lubriquet-Pilou au capitaine
+Laharanne, en se versant du vermouth.</p>
+
+<p>Entre la visite à la maison mortuaire, où des passants en noir observent
+un silence de quelques minutes sur un rang de chaises, et la fin du
+service, où l'on gagne l'église, ils s'étaient, selon la coutume, rendus
+au café.</p>
+
+<p>Plusieurs notables en redingote, et dont les chapeaux étaient si divers
+que cela avait l'air fait exprès, se tenaient déjà sur la terrasse. Il y
+en avait avec des pardessus jaunes, d'autres qui relevaient le collet de
+leur redingote car le temps était froid et il venait de pleuvoir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh, que diantre voulez-vous qu'il donne, le petit peuple, répliqua
+Laharanne. Il est comme moi, il n'a rien.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, reprit Lubriquet. Les Part-Prenants<a name="page_287" id="page_287"></a> ont un syndicat depuis
+quinze jours, et ils annoncent une manifestation.</p>
+
+<p>&mdash;Heureusement que j'ai l'&oelig;il, dit un gros petit homme, paisible et
+blond, dont l'uniforme seul trahissait qu'il fût sous-officier de
+gendarmerie. C'était le chef de brigade, Malevain, franc-comtois, et
+qui, le jour de l'émeute, était arrivé combattre avec une bonne heure de
+retard.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il n'y a que le comptant qui vous manque, répartit le capitaine.
+C'est à la sortie de Saint-Éloi, je pense, pour avoir plus de monde,
+qu'ils préparent leur petit chahut. Est-ce que vous y avez mis des
+hommes?</p>
+
+<p>&mdash;Pas si bête, dit le gendarme. J'aime mieux voir venir.</p>
+
+<p>&mdash;Voir venir quoi? Qu'ils démolissent le cercueil?</p>
+
+<p>&mdash;Non; mais il ne faut provoquer personne. J'ai ordre de ne pas heurter
+les opinions.</p>
+
+<p>&mdash;Vive l'Empereur! cria Laharanne.</p>
+
+<p>Malevain devint pâle.<a name="page_288" id="page_288"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes fou, dit-il. Vous allez m'obliger à faire un rapport.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Et ce respect des opinions?</p>
+
+<p>&mdash;Je parlais de celles qui sont admises, Les Part-Prenants sont
+socialistes, vous le savez bien.</p>
+
+<p>&mdash;Socialistes! Où mettez-vous vos pieds, répliqua le capitaine qui
+s'échauffait. Idiots, ils sont: c'est moins compliqué. Demandez à M. le
+Maire.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, expliqua celui-ci, il y en a de bons. Quoique je sois
+parfois tenté de regretter Mongommery, et qu'il ne soit plus là, de
+temps en temps, pour leur faire, comme il disait, «une saignée de sang
+ardent et corrompu».</p>
+
+<p>&mdash;Si vous parlez politique, reprit Malevain, vous savez que mes
+fonctions m'empêchent de vous causer.</p>
+
+<p>&mdash;Il suffira, répartit le Maire avec un peu de sécheresse, qu'elles vous
+aident tout à l'heure, selon que nous en sommes convenus, à faire
+respecter un mort dont les pauvres<a name="page_289" id="page_289"></a> au moins devraient tous porter le
+deuil. Si l'on savait tout ce qu'il a donné au bureau de bienfaisance,
+en catimini, sans compter les deux curés, et jusqu'au pasteur.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'au pasteur, dit Laharanne: c'est un peu loin!</p>
+
+<p>&mdash;Saint-Éloi aussi, observa alors Lubriquet avec l'air de faire un mot.
+Et il serait temps de s'y rendre..... Mais qu'est-ce que c'est que ça?</p>
+
+<p>Des clameurs indistinctes s'élevaient sur l'autre rive. On vit soudain
+plusieurs personnes traverser le pont en désordre, et, plus loin encore,
+d'autres qui couraient. Aussitôt les clients du <i>Soleil d'Étain</i> furent
+debout et traversèrent. Le brigadier se hâta en gémissant vers
+Saint-Éloi; il avait des bottes, et pataugeait en retenant un trop
+étroit képi contre le vent. A côté de lui, M. Dessoucazeaux sautait de
+pavé en pavé, le pantalon retroussé, le parapluie ouvert. La plupart le
+suivaient, et bientôt l'on fut au courant.<a name="page_290" id="page_290"></a></p>
+
+<p>Un groupe de Part-Prenants avait accueilli le cortège, devant la maison
+Lescaa, par des cris d'injure. De quelques-uns qu'on les avait vus
+d'abord, ils avaient grossi en nombre, crié plus fort; et personne ne
+les contredisant, s'étaient mis à suivre le mort, bras dessus bras
+dessous, en criant d'une façon lente et funèbre:</p>
+
+<p>&mdash;Rends l'argent, rends l'argent!</p>
+
+<p>Vitalis, dont M. Lescaa avait été peut-être la meilleure affection,
+était blême de rage. Autour de lui, les autres affligés, placés tout de
+suite après le cercueil, que portaient huit hommes, hâtaient les
+porteurs à voix étouffée. Sous l'humide ciel, parmi la haine de ce
+peuple et ses huées, suivi d'un cortège éperdu, on eût dit que le mort
+fuyait les abois d'une meute.</p>
+
+<p>La route de l'Église est montante. En dernier lieu, où la côte tourne et
+devient rude, les criards parurent s'essouffler, et ce fut d'assez
+paisible allure qu'on déboucha, en longeant la gendarmerie, sur la
+placette<a name="page_291" id="page_291"></a> qui fait parvis à Saint-Éloi. Mais là, d'autres Part-Prenants
+attendaient l'Onagre. Là aussi, la Mortiripuaire était groupée; et dès
+que le cortège parut, entama la Marche funèbre de Chopin, qui, par un
+naturel penchant des musiciens, s'accommoda bientôt au mouvement d'une
+mazourque. Les porteurs ragaillardis, hâtèrent le pas, entraînant les
+affligés dans leur sillage. On entendit souffler M. Pétrarque Lescaa,
+qui était court d'haleine.</p>
+
+<p>Mais presque aussitôt la clameur des Part-Prenants recommença de
+gronder. De nouveaux venus coururent, par les ruelles, se joindre au
+tumulte. On entendit claquer de toutes parts les contrevents, que des
+femmes fermaient en implorant Dieu. Un homme gras, avec du jaune, qui
+fumait sa pipe au second étage de la gendarmerie, disparut à
+l'intérieur, et, tandis que la musique au désarroi éteignait un à un ses
+cuivres, la foule sembla se recueillir. Tout à coup, de cette masse
+d'hommes, une pierre jaillit,<a name="page_292" id="page_292"></a> qui tomba en retentissant sur le cercueil
+sonore.</p>
+
+<p>Ce fut comme un signal. Une volée de cailloux s'abattit sur le cortège,
+d'où répondirent des cris d'effroi, de douleur. Presque aussitôt le gros
+du convoi, puis les affligés, firent volte-face, se débandèrent,
+coururent, et, la redingote en oriflamme, à corps perdu, s'engloutirent
+au tournant de la côte. On vit bondir des hommes massifs. Quelques
+chapeaux noirs roulèrent oubliés. Et tout disparut.</p>
+
+<p>Vitalis était resté. Une pierre l'avait décoiffé; une autre meurtri à
+l'épaule. Il faisait tête, comme un gibier courageux qui cherche où
+rendre les coups dont il saigne. Mais à ce moment l'un des porteurs,
+atteint à la poitrine, lâcha le brancard, en gémissant. Le cercueil
+oscillait déjà vers la terre: Vitalis n'eut que le temps de s'élancer à
+la place vide.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, cria-t-il aux autres: vite à l'Église.<a name="page_293" id="page_293"></a></p>
+
+<p>Mais déjà, plusieurs Part-Prenants en occupaient la porte, menaçants,
+comme s'ils eussent voulu interdire à leur ennemi le pardon suprême. Les
+porteurs ralentiront leur marche.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, cria Vitalis encore. Vous avez donc peur!</p>
+
+<p>&mdash;Eh, Dioü bibann, grommela l'un d'eux; tous hésitaient, quand on
+entendit des appels qui approchaient. Une voix harmonieuse et forte
+cria:</p>
+
+<p>&mdash;Nous arrivons, ne bougez pas!</p>
+
+<p>C'était Beaudésyme, qu'accompagnait le capitaine. Dessoucazeaux suivait
+de près, ayant rallié quelques fuyards. Le brigadier lui-même, empêtré
+de ses bottes boueuses, accourait mollement, sans aucun de ses hommes
+avec lui. Tandis que les autres, et le curé Puyoo, de l'intérieur,
+moitié de gré, moitié de force, débarrassaient l'entrée, le petit
+gendarme avait abordé un groupe assez pacifique d'aspect, et qui de
+bonne grâce s'ouvrit devant lui. Mais alors, sous prétexte<a name="page_294" id="page_294"></a> de le mieux
+entendre, ces gens l'entourèrent et commencèrent de se le faire passer
+de main en main&mdash;comme des meuniers feraient d'un sac,&mdash;en sorte qu'il
+parcourut beaucoup de chemin, fort étourdi parce qu'on le faisait
+tourner, à mesure, et ne sachant à qui entendre. Cependant le cercueil
+avait pénétré dans l'église, où, portes closes s'achevait la cérémonie.</p>
+
+<p>Quand on porta au cimetière, qui était voisin, et dont les gendarmes,
+enfin survenus, avaient dégagé les abords, peu de personnes suivaient le
+convoi. M<sup>me</sup> Beaudésyme et Guiche côte à côte s'y étaient jointes.
+Mais presque aucun des affligés, honteux sans doute de leur fuite,
+n'était revenu; et une bruine glacée qui, en s'épaississant, faisant
+l'un après l'autre s'ouvrir les parapluies, avait écarté presque tout le
+reste. Sans bruit, comme descend un store de tulle, on la voyait baigner
+mollement les tombes, où achevaient de pourrir les turbans de perles
+noires, dont quelques-uns encadrent une<a name="page_295" id="page_295"></a> photographie, dérisoires
+couronnes de boue qui achèvent de glorifier la poussière des hommes.
+Entre les cyprès, l'argile du chemin était glissante.</p>
+
+<p>Quand la pierre du caveau fut close sur ce qui avait été un juste, et la
+plupart des assistants dispersés sous la pluie, Sabine qui pleurait
+chercha Vitalis du regard. Lui aussi avait les yeux pleins de larmes, et
+penchait vers la terre ce visage délicat où la douleur même semblait
+n'être qu'un des masques de la volupté. La pluie, teinte aux
+meurtrissures de son front, tachait ses joues d'un peu de sang. Il
+étouffa un sanglot.</p>
+
+<p>&mdash;Vitalis, murmura Sabine, en lui touchant la main.</p>
+
+<p>Il se retourna, et la vit près de lui, toute frémissante de tendresse et
+de peine. Leurs yeux se lurent mieux qu'ils n'avaient fait jusqu'à ce
+jour. Elle alors, comme si toute cette lâcheté d'une foule; et la
+branche odorante des cyprès; et la mort lui avaient révélé un sens
+nouveau de la vie, qu'au pied même<a name="page_296" id="page_296"></a> d'une tombe ils croyaient vrai pour
+toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Vitalis, je t'aime.</p>
+
+<p>Un pas, tout près d'eux, leur fit tourner la tête; c'était Basilida qui
+lentement s'éloignait, la tête un peu basse. Et ils se turent.</p>
+
+<p>Quelques jours après, M<sup>me</sup> Etchepalao avait accompagné sa s&oelig;ur au
+cimetière; mais Cérizolles étant absent et la poste proche, elle s'en
+fut au bureau restant, laissant Guiche prier seule.</p>
+
+<p>Vitalis, que le hasard, avare à l'ordinaire d'unir les gens, ou bien son
+c&oelig;ur guidait peut-être, la trouva près du monument rouge des Lescaa,
+agenouillée dans l'herbe odorante.</p>
+
+<p>C'était un de ces après-midi d'automne dont la langueur est pareille au
+repos que répand au sortir de ses bras une femme dont la chair abonde.
+Mais le souffle de la montagne parfois courait au travers comme une eau
+fraîche; et il semblait alors que l'atmosphère fût double.</p>
+
+<p>Sous le soleil d'octobre, le cimetière avait<a name="page_297" id="page_297"></a> séché la boue d'argile et
+la bruine qu'il présentait l'autre jour sous le ciel mouvant et bas,
+quand, du convoi, les cheveux d'or de M<sup>me</sup> Beaudésyme étaient la seule
+gloire. Aujourd'hui l'air avait un reflet d'ambre. Une odeur de
+couronnes en décrépitude s'y mêlait au baume des cyprès. Quelques
+vieilles femmes paraient déjà des tombes pour le jour des Morts: leur
+voix amincie par l'âge couvrait à peine le bruit des feuilles qu'un peu
+de vent chassait, tournoyantes, dans les allées. Et seul, un bourgeois
+de Ribamourt, qui injuriait des ouvriers en retard, troublait le
+recueillement des choses.</p>
+
+<p>Le cimetière était sur la hauteur de Sainte-Marthe entre l'église et le
+presbytère, dont les ormeaux, que l'arrière-saison n'avait jaunis encore
+qu'au sommet, laissaient entrevoir par delà les méandres de l'Ouze et sa
+bordure de collines, les créneaux bleus des Pyrénées. L'heure trouble du
+soir tombait déjà d'un ciel ensanglanté. Bientôt les montagnes eurent
+l'air d'une muraille d'hyacinthe.<a name="page_298" id="page_298"></a> On eût dit qu'elles se rapprochaient
+étrangement entre les arbres; et plus bas, c'était la vallée, un paysage
+indécis de champs et de rives gagnés par le brouillard.</p>
+
+<p>&mdash;J'aime mieux le matin, dit Guiche, l'extrême pointe du matin. Petite
+fille, je demeurais chez ma tante à Pau. Son mari y était officier; et
+ils habitaient une vieille villa de Bilhère, où il y avait des giroflées
+au creux des murs. C'est alors que j'ai senti le plus près de moi l'âme
+des glaïeuls et des pivoines,&mdash;dont l'extrême rouge pénétrait au fond de
+mon être, comme un parfum me perce aujourd'hui. Pendant la belle saison,
+c'est lui, le plus souvent, en se rendant au quartier, qui me menait à
+mon cours chez les Dominicaines. Avant de partir, par des allées de
+gazon trempées à grosses gouttes, mon oncle me menait cueillir un peu de
+raisin glacé qui pendait aux treilles. Parfois on entendait une sonnerie
+dans la cour de la caserne; et moi, je secouais de lourdes fleurs pour
+voir couler la rosée; ou<a name="page_299" id="page_299"></a> bien je cueillais une de ces roses-mousse
+entr'ouvertes hérissées d'or. Oui, c'est alors que j'ai su le mieux
+aspirer les choses avec mes yeux.</p>
+
+<p>De ma chambre à mansardes, sous le toit, je courais regarder en chemise,
+aussitôt levée, les montagnes grandes et bleues, par dessus le vieux
+parc. Elles étaient d'un bleu qu'on ne peut dire, légères, et telles
+qu'une vapeur condensée.....</p>
+
+<p>&mdash;Quel lyrisme, dit Vitalis.</p>
+
+<p>Elle prit un air fâché, et alors il l'embrassa contre le mur du caveau.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, Vitalis, dans un cimetière. Et ma s&oelig;ur qui va venir.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que moi aussi, Guiche, je vous aime, continua-t-il, en reprenant
+l'entretien de l'autre jour, à l'enterrement. Et voulez-vous de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, non, dit la jeune fille, qui railla avec un tendre sourire. C'est
+notre parrain qui le veut.</p>
+
+<p>C'est ainsi que se fiancèrent Vitalis Paschal<a name="page_300" id="page_300"></a> et Sabine de Charite, à
+l'ombre d'un tombeau.</p>
+
+<p>Tout Ribamourt les unissait déjà, depuis que les volontés de l'Onagre y
+étaient connues. Et n'étaient-ils pas les triomphateurs du testament?
+L'ouverture n'en était pas allée sans quelque tumulte, dont M. Pétrarque
+Lescaa à demi fou qu'il devenait, fit tous les frais.</p>
+
+<p>C'est dans l'étude de Maître Beaudésyme que s'en fit la cérémonie,
+Vitalis présent. Le juge de paix, à force de désirer qu'il n'y eut pas
+de testament, avait fini, malgré tout, malgré la convocation du même
+notaire, par le croire. C'était, quant à lui, la plus favorable
+hypothèse, presque aucuns parents de l'Onagre, Vitalis lui-même, ne
+l'étant d'assez près pour hériter dans ce cas. L'éblouissement de l'or
+fut tel chez Pétrarque que, par une projection de son espérance dans
+l'avenir, il s'y croyait déjà, et maître d'un tiers de ces richesses:
+son cousin intestat, c'était sa part.</p>
+
+<p>Aussi voulut-il faire sortir le clerc, en<a name="page_301" id="page_301"></a> affectant de ne l'y voir
+qu'en cette qualité.</p>
+
+<p>&mdash;M. Vitalis Paschal est ici comme héritier, dit le notaire, avec
+l'assurance et cet air heureux, qu'il avait repris depuis que ses reçus
+étaient brûlés. Cette réponse, quoiqu'elle fût faite d'une belle voix
+joyeuse, sonna pour le juge comme les premiers tintements d'un glas.</p>
+
+<p>Il reprit quelque courage à la liste des biens, titres, créances, par où
+commençait le testament. Elle passait sous silence de grandes donations
+déjà faites, la Caisse Politique en particulier, dont M. Dessoucazeaux,
+le P. Nicolle et M. de Ribes, un châtelain des environs,&mdash;mais non pas
+M. Beaudésyme&mdash;étaient fidéicommissaires. Personne ne s'en douta alors,
+tant ce qu'il restait dépassait toutes les espérances, atteignant, à
+première vue, au delà de vingt millions.</p>
+
+<p>La plupart de ceux qui touchaient le mort même de loin furent nommés
+l'un après l'autre: M<sup>lle</sup> de Lahourque eut cent vingt mille francs,
+son frère six cents francs<a name="page_302" id="page_302"></a> de rente viagère: Laharanne lui-même, deux
+grandes métairies à Nyxe, avec une maison de chasse. Tout cela arrachait
+des soupirs au juge de paix. Un dernier legs de deux millions, pour en
+servir la rente aux pauvres de Ribamourt, lui fit faire un saut hors de
+sa chaise; et, oubliant son juron ordinaire:</p>
+
+<p>&mdash;Nom de D..., s'écria-t-il, en s'épongeant le front, ce sera nous les
+pauvres, si ça continue.</p>
+
+<p>Mais la plupart, dans l'assistance, méprisaient son courroux. Étant
+eux-mêmes pourvus, déjà, ils regardaient, d'un air vacant, pendre aux
+murs de l'Étude des affiches jaunes et blanches, un almanach des postes,
+la liste des notaires.</p>
+
+<p>&mdash;Le testament qui me fut dicté s'arrête ici, dit M. Beaudésyme,
+paisiblement.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, fit Pétrarque; mais il n'y est pas disposé de la moitié.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste.</p>
+
+<p>&mdash;Alors? On se f... de nous?<a name="page_303" id="page_303"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous pouvez parler en votre nom. Du reste il y a un testament
+olographe, auquel je n'ai pas pris part et qui est postérieur à
+celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Tout est à refaire, s'écria le juge. Les autres eurent cet air inquiet
+d'une poule qui se sent reprendre, l'ayant avalé, un grain de maïs au
+bout d'un fil. Le notaire semblait jouir de toutes ces inquiétudes.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est à refaire, dit-il en frappant sur une seconde enveloppe. Je
+sais à peu près ce qu'il y a ici dedans.&mdash;Et il se remit à lire. Mais le
+premier codicille le surprit. Car au lieu d'hériter lui-même, comme il
+pensait, c'était sa femme, du double, il est vrai, de ce qu'avait promis
+M. Lescaa: sa dot, qui rentrait.</p>
+
+<p>Le second legs avait trait à un serviteur. Mais le troisième, qui
+octroyait pour tout capital à Pétrarque des créances sur son beau-père
+et lui-même le mit en fureur. De ses bajoues violettes, de sa bouche
+écumante sortaient des blasphèmes confusément entre<a name="page_304" id="page_304"></a>coupés de cris. On y
+démêla enfin des menaces.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un misérable, hurlait-il. C'est un fou! On plaidera. Vous avez
+beau vous bidonner tous. Je refuse la succession.</p>
+
+<p>&mdash;N'oubliez pas, Monsieur le Juge de Paix, interrompit Beaudésyme, que
+si vous perdez, ayant refusé la succession au préalable, la créance de
+Firmin retombera à l'actif de la dite, et vous dans l'obligation de nous
+payer.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ça peut vous faire?</p>
+
+<p>&mdash;Rien du tout. D'autant que si vous acceptez, vous serez obligé de
+payer des droits de succession proportionnels à la valeur écrite,
+c'est-à-dire fictive, du legs. Ce sera une très grosse somme, et, en bon
+serviteur de l'État, je me réjouis...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous dis que je n'accepte pas.</p>
+
+<p>&mdash;Dans ce cas, vous paierez le billet souscrit à Firmin. Et si, d'autre
+part, vous avez la douleur de vous voir inopinément précéder dans la
+tombe par M<sup>me</sup> Lescaa<a name="page_305" id="page_305"></a> avant de l'être par le sieur Pedreguilhem son
+père, celui-ci, ou plutôt ses créanciers, parmi lesquels les héritiers
+Lescaa, héritant d'elle (il désigna un carton), vous serez obligé,
+jusqu'à moitié intégrale de sa fortune, de payer les dettes
+Pedreguilhem, ayant abandonné les billets signés de lui que vous léguait
+M. Diodore Lescaa.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, quoi! cria le juge.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est plus clair. M. Lescaa vous en laissait pour la moitié de la
+faillite Pedreguilhem. Vous rattrapiez donc, au moins, comme créancier,
+la moitié de ce que vous devez abandonner comme débiteur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un traquenard, hurla Pétrarque, qui sortit en battant les
+portes.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a un peu de ça, murmura le notaire. Et il conclut sa lecture par
+le legs qui faisait Vitalis et Sabine plus de huit fois millionnaires.</p>
+
+<p>La petite fortune laissée à M<sup>lle</sup> de Lahourque eut pour fruit immédiat
+de dénouer sa longue idylle. M. et M<sup>me</sup> Beaudésyme s'y<a name="page_306" id="page_306"></a> entremettant,
+Lubriquet-Pilou se détermina enfin. Il fit sa demande, aussitôt agréée,
+dans les premiers jours de mai.</p>
+
+<p>Cela fit presque autant de bruit que la mort de l'Onagre; tout Ribamourt
+s'en réjouissait, s'étant d'ailleurs repris à vivre. C'est que la
+succession Lescaa y avait répandu plus d'argent que son règlement n'en
+avait tiré naguère, et qu'à cela s'ajoutaient des vendanges abondantes,
+ainsi que beaucoup de malades qu'on attendait. Il n'était pas jusqu'aux
+agresseurs de Firmin, à qui le tailleur, remis de ses blessures, et,
+soit bonté, soit politique, quelques autres personnes, dont le curé
+Puyoo, ne tâchassent d'adoucir les poursuites du Parquet. Quant à ceux
+qui avaient jeté des pierres au cercueil du banquier, Vitalis, tout
+ulcéré qu'il en demeurât, et vindicatif avec cela de son naturel, en
+aima mieux laisser dormir l'outrage, résolu du reste à s'en souvenir
+toutes fois qu'il se pourrait à peu de scandale.<a name="page_307" id="page_307"></a></p>
+
+<p>C'est M. Puyoo, promu au doyenné de Sainte-Marthe, d'où il espérait
+bien, à travers la politique, se pousser plus haut, qui tâchait, en don
+de joyeux avènement, d'inspirer à tous la joie et la clémence.</p>
+
+<p>Il aurait eu peut-être de la peine à convaincre son prédécesseur
+aujourd'hui prêtre attaché à la cathédrale de Navarrenx. C'est là que M.
+Cassoubieilh, bercé de l'espoir d'un canonicat à la première vacance,
+était en train d'aigrir cette facile bonté, la seule vertu, peut-être,
+qu'il eût apportée dans son ministère.</p>
+
+<p>Ainsi ce n'était pas lui qui bénirait l'anneau nuptial de Guiche: pas
+même celui de M<sup>lle</sup> de Lahourque. La cérémonie, quant à cette
+dernière, promettait d'en être magnifique. N'avait-elle pas écrit à la
+titulaire du bureau qu'elle ne voulait plus gérer, «que ce mariage
+soudait en quelque sorte l'aristocratie de la naissance à celle du
+travail». Ainsi s'essayait-elle à peindre ce sacrifice qu'elle allait
+faire de sa particule.<a name="page_308" id="page_308"></a></p>
+
+<p>M. Lubriquet-Pilou, de son côté, sans faire un égal abandon, se
+plaignait, au <i>Soleil d'Étain</i>, qu'il lui faudrait bientôt se réduire au
+rôle de séducteur honoraire. Et tous hochaient la tête autour de lui, en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;Comment fera-t-il? Bah, il la trompera.</p>
+
+<p>&mdash;Non, affirma Lubriquet, je tiendrai ma parole...</p>
+
+<p>Et il ajouta, avec un sourire égrillard qui faisait sans doute allusion
+à son premier mariage:</p>
+
+<p>&mdash;...cette fois-ci.</p>
+
+<p>Quelqu'un parla de lui offrir un banquet, pour enterrer, encore qu'il
+fût déjà veuf, une vie de garçon si bien remplie. N'était-ce pas le
+moins que Ribamourt devait à soi-même, comme à celui où s'étaient
+incarnés, durant un quart de siècle, tous les orages mortiripuaires de
+la passion? Ce projet, accueilli avec faveur, eut vite fait de prendre
+figure. C'est à l'hôtel <i>Gastou Fébus</i> que<a name="page_309" id="page_309"></a> se donna le banquet. Il fut
+honorable, M. Dessoucazeaux, avec le goût sûr des avares, en ayant
+choisi les vins.</p>
+
+<p>&mdash;Et pas un Château-Idem, n'est-ce pas, avait-il ajouté par une
+plaisanterie florissante à Ribamourt, où l'on accusait les hôteliers de
+ne changer de leurs vins que les étiquettes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, Pana, ajouta le capitaine Laharanne, qu'au dernier dîner
+de chasse vous nous aviez donné d'un Ribamourt, blanc, et d'un autre
+Ribamourt, blanc... A eux deux ils avaient exactement le même petit goût
+de rien du tout...</p>
+
+<p>Et il fit claquer sa langue, comme si, rien que de s'en souvenir, il
+jouissait encore.</p>
+
+<p>M. Pana fit mieux les choses, à cette fois-ci. Aussi, vers la fin du
+dîner, Firmin ayant lu quelques vers béarnais, plusieurs Mortiripuaires
+en furent-ils touchés jusque par delà l'attendrissement. Wolfgang, lui,
+était ivre, et parlait de se battre en duel, comme s'il eût regretté
+d'en avoir, à plu<a name="page_310" id="page_310"></a>sieurs fois et de toutes ses forces, laissé échapper
+l'occasion.</p>
+
+<p>On avait bu aux conquêtes passées de Lubriquet-Pilou; et on les
+supposait nombreuses, s'il en fallait croire le nombre des toasts.
+C'était un hommage aussi à ces victoires qu'un pot de myrthe posé devant
+le Séducteur. Au moment qu'on allait quitter la salle, il appela
+l'hôtelier, et lui montrant la plante:</p>
+
+<p>&mdash;Pana, dit-il avec dignité, vous ferez porter ceci de ma part à M<sup>lle</sup>
+de Lahourque.</p>
+
+<p>Un tonnerre d'applaudissements récompensa ce trait; et on se leva pour
+se rendre au Grand Hall. C'est là, tout près d'un buffet, que l'harmonie
+Mortiripuaire devait, ce soir même, donner la sérénade au fiancé. Après
+quoi, il y aurait bal, et la moitié de la ville était invitée. Le monde
+se pressait déjà sur les galeries qui font le tour de la salle. M<sup>lle</sup>
+de Lahourque, tout au fond, faisait face entre M<sup>me</sup> Beaudésyme et
+M<sup>me</sup> Laharanne. Plus près sur le côté, M<sup>me</sup> Etchepalao,<a name="page_311" id="page_311"></a> que son
+mari, un peu plus calme, venait de rejoindre, attendait le bal, ou
+peut-être autre chose. A côté d'elle, M<sup>me</sup> de Charite surveillait avec
+une aigre indulgence Sabine et Vitalis.</p>
+
+<p>Cependant la Mortiripuaire ayant joué l'aubade du <i>Roi d'Ys</i>, et puis,
+sur la demande de Vitalis: «Connais-tu le pays...?», M. Lubriquet-Pilou,
+après s'être placé devant les musiciens, demanda à porter un toast
+auquel tous s'associeraient, il en était sûr; un toast qui serait
+l'apologie en même temps que la clôture d'une existence dont le pôle
+allait désormais changer&mdash;et qu'il s'excusait qui fut un si dangereux
+exemple. Tout Ribamourt s'inclina devant un renoncement exprimé avec
+tant de noblesse; et le Séducteur lui-même en pensa ressentir une espèce
+de mélancolie. Et n'en était-il pas arrivé au point de croire à sa
+légende? Telle M<sup>lle</sup> de Lahourque, enchantée au prisme d'une illusion
+dont les mystères resteraient cachés à l'histoire, M. Lubriquet-Pilou
+vivait dans<a name="page_312" id="page_312"></a> le rêve de son épopée amoureuse. Pour le moment, ayant tiré
+de sa poche quelques feuilles volantes où l'on aurait pu reconnaître la
+menue écriture de M. Dessoucazeaux, il commença, de sa voix hongre, à
+lire au milieu de la surprise générale, une longue invocation à la
+déesse de Cythère, et qui se poursuivait ainsi:</p>
+
+<div class="blockquot"><p><i>&mdash;Au moment d'abandonner tes autels, ou plutôt de ne t'honorer
+plus que sur un seul d'entre eux,&mdash;ô Vénus, despote des hommes et
+des dieux, génitrice des nations, décor du monde&mdash;permets que je
+fasse, une dernière fois, libation à ta gloire de ce vin écumant
+dont les reflets, semblables au soleil à travers les nuées de
+l'aurore, répandent cette même ivresse légère des approches de
+l'amour...</i></p></div>
+
+<p>Il se tut pour verser quelques gouttes de champagne sur le parquet,
+tandis qu'on s'étonnait de plus en plus dans la foule. M<sup>lle</sup> de
+Lahourque, là-bas, qui n'entendait<a name="page_313" id="page_313"></a> guère, doutait obscurément si
+«Vénus» n'était pas un délicat pseudonyme dont son fiancé la voilait en
+public. Mais Vitalis et Guiche, à leur balustrade, semblaient se
+divertir infiniment.</p>
+
+<div class="blockquot"><p><i>&mdash;O déesse,</i> continuait le Séducteur, <i>qui es cachée au fond de
+tout comme un levain irrésistible, toi qui tires des choses qui
+meurent une nouvelle vie, amante habile à pacifier le dieu cruel
+qui répand le sang, Arès dont les dures étreintes laissent un ceste
+bleu sur ta nudité...</i></p></div>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria Etchepalao, voilà Jean. On va pouvoir causer.</p>
+
+<p>Cérizolles, les ayant aperçus, se dirigeait languissamment vers eux,
+tandis que l'orateur, continuant à tutoyer Aphrodite:</p>
+
+<div class="blockquot"><p><i>&mdash;Mais déesse,</i> s'écriait-il, <i>qui t'apercevrait, tel un guerrier
+qu'a lassé la défaite, dormante et nue, au fond de l'antre où la
+source, qui mire des iris sur ses bords, est<a name="page_314" id="page_314"></a> seule de son murmure
+à mesurer la fuite des heures; tandis qu'au halo de tes cheveux
+d'or se balance un papillon de pourpre ténébreuse&mdash;si parfois tu
+t'éveilles et rouvres les yeux, il y verrait reluire la flamme du
+désir comme ces palpitations lumineuses qui s'allument à la lisière
+des nuits d'été. C'est alors, Redoutable, Invincible, ô Dorée, que,
+debout dans le jour tu fais retentir ce même rire victorieux et
+cruel que le choc des épées arrache aux armures. C'est alors, sous
+les flambeaux errants de l'éthèr, au milieu des rocs et des roses,
+dans la mer poissonneuse et jusques aux profondeurs hantées des
+Fauves, que parmi cette poussière vivante sans cesse dévorée du
+néant, tu réveilles, ô Vénus, l'hymen universel...</i></p></div>
+
+<p class="c">. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;
+. &nbsp;</p>
+
+<p>Cependant Cérizolles avait réussi, malgré la presse, à rejoindre ses
+amis. Il aperçut alors M<sup>me</sup> Etchepalao, à demi cachée par Guiche, et
+son visage s'éclaira d'un sourire qui n'était pas sans douceur.</p>
+
+<p>&mdash;Comme il est beau, l'étranger en<a name="page_315" id="page_315"></a> smoking, railla Vitalis. C'est vrai,
+Guiche, que vous ne l'aimez pas?</p>
+
+<p>&mdash;Sait-on jamais qui on n'aime pas?... murmura-t-elle, en les
+enveloppant tous deux d'un même sourire.</p>
+
+<p>Entre tant M. Lubriquet-Pilou poursuivait le cours de ses propos, et
+après avoir célébré, sans doute par allusion à M<sup>lle</sup> de Lahourque, le
+fard délicat, qui disait-il après un auteur beaucoup plus ancien, se
+pose sur le visage des vierges:</p>
+
+<div class="blockquot"><p><i>&mdash;En vain,</i> affirma-t-il, <i>les autres dieux prétendent, à la
+constance de leurs lois, asservir l'univers comme l'on courbe au
+sillon la génisse porte-joug&mdash;en vain la lumière et l'ombre
+alternées condamnent au labeur ou au sommeil la tourbe nourrie de
+pain. Mais c'est à toi que nous devons les voluptés de la nuit, et
+ces étreintes qui ne sont connues que des lampes, et le rêve qui
+nous asservit la vertu. Pourtant, ô fille du Sel, ce n'est point au
+jour ni dans l'ombre que tu te plais le mieux à tourmenter, comme à
+satisfaire,<a name="page_316" id="page_316"></a> le bétail innombrable des humains. Et n'est-il pas
+d'autres moments, des minutes plus fugitives; quand les choses ont
+une figure moins précise, que les mains se cherchent et les lèvres
+se rencontrent? Heures divines du crépuscule... divines du
+crépuscule.....</i></p></div>
+
+<p>&mdash;Dioü mé daoü! éclata, au milieu du silence, Lubriquet-Pilou qui
+retournait ses poches après ses feuillets, j'ai perdu la fin.</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="c"><span title="TELOZ">&#932;&#917;L&#927;&#931;</span></p>
+
+<p><a name="page_317" id="page_317"></a></p>
+
+<h3><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES</h3>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td><small>Chapitres</small></td><td>&nbsp;</td><td><small>Pages</small></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_PREMIER">I</a></td><td>Un Noyau de prune</td><td align="right"><a href="#page_001">1</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_II">II</a></td><td> Les Mortiripuaires</td><td align="right"><a href="#page_035">35</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_III">III</a></td><td> Les Dévotions de Basilida</td><td align="right"><a href="#page_071">71</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_IV">IV</a></td><td> L'Après-midi dans un parc</td><td align="right"><a href="#page_109">109</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_V">V</a> </td><td>L'Émeute</td><td align="right"><a href="#page_147">147</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_VI">VI</a></td><td> Les Nuées</td><td align="right"><a href="#page_195">195</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_VII">VII</a></td><td> De toutes robes</td><td align="right"><a href="#page_219">219</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_VIII">VIII</a></td><td> L'Appartement conjugal</td><td align="right"><a href="#page_267">267</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#CHAPITRE_IX">IX</a></td><td> L'Invocation à Vénus</td><td align="right"><a href="#page_285">285</a></td></tr>
+</table>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="c">
+<span class="ov">
+<small>&nbsp;&nbsp;&nbsp;IMPRIMERIE CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS.&mdash;8488-5-19.&nbsp;&nbsp;&nbsp;</small></span></p>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's La jeune fille verte, by Paul-Jean Toulet
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA JEUNE FILLE VERTE ***
+
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+
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+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
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@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #36482 (https://www.gutenberg.org/ebooks/36482)